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27/01/2023 18:16 Archée : cyberart et cyberculture artistique

                 • • •  revue d'art en ligne : arts médiatiques & cyberculture

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Entrevue avec Gisèle Trudel

André Éric Létourneau et Cynthia Noury

Maison fontaine, 2015

  

La recherche de Gisèle Trudel donne naissance à des œuvres qui, se déployant dans des environnements souvent
complexes ou dans l’espace public, déplacent les horizons d’attente des spectateurs, tant de par leurs dimensions
esthétiques que par leurs formes novatrices en tant qu’œuvre d’art. Gisèle Trudel travaille souvent en
collaboration avec d’autres artistes ou des chercheurs issus du milieu scientifique. Parmi ses principales
collaborations, mentionnons Ælab, une cellule de recherche artistique qu’elle a cofondée avec Stéphane Claude et
le Grupmuv consacré aux pratiques du dessin et de l’image en mouvement qu’elle a cofondé avec Michel
Boulanger et Thomas Corriveau, chercheurs d’Hexagram.

Le corpus de travail de Trudel présente un grand nombre de projets qui intègrent des techniques très variées et
des pratiques «  in socius  » qui semblent se déployer à travers différents dispositifs techniques. S’y rencontre
simultanément la dimension sociale de l’art, l’«in situ» et l’usage singulier de différentes technologies.

Stéphane Claude et Gisèle Trudel ont fondé Ælab, il y a vingt ans. Au début de leurs activités en 1996, ces
artistes visaient à créer une approche combinant un travail documentaire à une pratique expérimentale de l’art
médiatique. Les projets d’Ælab émergent des conditions et du contexte dans lesquels se trouvent  les artistes et
« sur le terrain à travers les rencontres ». À travers l’ensemble des projets entrepris par Ælab au cours des vingt
dernières années, on distingue aisément les fils conducteurs qui les lient les uns aux autres. Parmi les différentes
déclinaisons, l’une des préoccupations permanentes d’Ælab consiste à explorer les nouvelles sensations que peut
produire les différentes technologies comprises dans le concept plus large de « nature ».

Le corpus récent d’Ælab sur le thème des «  matières résiduelles » prend une place importante depuis la dernière
décennie. En préambule à l’entretien qui est présenté ici, Gisèle Trudel évoque l’origine de cet axe de recherche :
«  C’est toujours fascinant d’essayer de retracer les sources d’un projet. Nous avons fait une résidence en

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nanochimie à l’Université McGill pendant une période de huit mois en 2003. Nous travaillions avec des
scientifiques pour visualiser différentes matières sous les microscopes du laboratoire. Ce labo a une approche
écoénergétique. Nous avions entrepris cette résidence parce que nous voulions comprendre ce qui était en train
de se produire avec cette « nouvelle imagerie » qui commençait alors à exister, ces nouvelles matières visuelles
qui sont générées par les scientifiques et visualisées avec le numérique. En observant les différentes matérialités
sous le microscope, nous nous trouvions soudain en contact avec une énergie vibratile : celle de la matière vue
avec les technologies. » Cet intérêt pour la vibration matérielle conduira Ælab à s’intéresser aux structures
observées à l’échelle nanométrique, dont le buckerminsterfullerène . C’est ainsi qu’avec les recherches de Richard
Buckminster Fuller, Trudel et Claude découvrirent les travaux de John Todd, un biologiste ayant développé un
système de traitement entièrement écologique des eaux usées. Reposant sur le principe que les déchets qui sont
dans l’eau deviennent la plupart du temps une nourriture pour un autre organisme vivant, Trudel souligne « Dans
son système qui s’appelle les EcoMachines, la notion de déchet n’existe pas. C’est toujours un résidu qui pourrait
servir à un autre organisme, servir un autre processus. Nous avons visité ses installations publiques et l’avons
interviewé. Et c’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à réaliser des œuvres avec des matières
résiduelles. »

André Éric Létourneau : Dans le travail d’Ælab, intitulé Futur au présent (2012), nous retrouvons aussi ce rapport
à la notion de déchet. Cette œuvre permet l’intégration de l’image d’une série de déchets à une série de fenêtres
du Centre de commerce mondial au centre-ville de Montréal. La composition visuelle propose une accumulation
de fragments de plastique qui ne sont pas biodégradables.

Gisèle Trudel : Il existe toutes sortes d’attitudes en rapport aux déchets. Nous pourrions même poser la question
suivante : «  est-ce écoviable d’utiliser certains types de technologies pour traiter du déchet matériel » ? J’essaie
de ne pas entretenir d’a priori à ce sujet. J’essaie d’abord de comprendre la situation dans laquelle je me trouve
et de voir comment je peux travailler avec les caractéristiques qu’elle présente, sans préjugé, sans, par exemple,
dire «  je ne peux pas utiliser ça  », «je ne peux pas faire ça» , «ça c’est pas permis». Si on fait cela, on est en
train de limiter le potentiel de la recherche, sans s’ouvrir à qui se produit au moment même de la recherche.

Futur au présent (2012) fait partie d’une série de plusieurs projets d’intégration de la lumière dans l’architecture.
L’image avait été créée comme une composition visuelle réalisée à partir de photographies prises sur le site
d’enfouissement de déchets à Lachenaie au Québec, où se pratique également le recyclage. La station de Métro
Square-Victoria/OACI au centre-ville de Montréal a une sortie à forte affluence où il y a de très grandes fenêtres.
L’intégration de la pellicule à cet endroit illustrait une espèce de compression de la matière dans l’architecture
tout en produisant l’effet d’un vitrail qui faisait passer la lumière dans ce lieu. Par sa beauté, le résultat avait un
impact instantané auprès du public. Comme c’était une expérience complètement différente de voir ce travail le
jour ou la nuit,  les passants comprenaient rapidement ce phénomène, activé par le soleil et par les lampes de
l’intérieur. J’ai tenté de ne pas générer une attitude moraliste autour de la notion de déchet.

A. E. L. : Tu travailles beaucoup avec la lumière. La lumière revient dans plusieurs de tes travaux. D’une part,
dans les travaux qui intègrent la vidéo, ce qui représente une grande partie de tes œuvres. D’autre part dans
d’autres projets qui intègrent la lumière en tant que telle, par exemple Between light & night (2012) ou
Interfacing (2010). Peux-tu nous parler de ces travaux réalisés avec la lumière comme matériau principal ? Car ils
me semblent un peu différents des autres. Plus minimalistes peut-être.

   

L’espace du milieu

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G. T. : Les grands projets s’étalent sur plusieurs années et nous avons parfois besoin d’avoir des «  petits
bonbons  » car les projets de longue haleine requièrent une concentration différente. Ces projets que tu
mentionnes font suite à des invitations à faire des expériences dans la rue, d’une manière vraiment très furtive –
où, par exemple, nous ne nous identifions pas comme artistes. Ces deux installations étaient présentées dans des
vitrines, adaptées aux paramètres du public immédiat, soit, les gens qui vivent dans ces quartiers. J’adore cet
aspect. Nous avons beaucoup travaillé avec les fenêtres en architecture. Par exemple, L’espace du milieu (2011)
à la Fonderie Darling et Milieux associés (2014) au Centre Phi impliquaient chacun une projection sur les vitres.
Une lueur émane de l’intérieur vers l’extérieur, venant moduler le lieu dans lequel les gens vivent ou travaillent. 
L’une des œuvres que tu mentionnes, Interfacing, faisait suite à une invitation d’Andrew Forster, artiste et
commissaire de L’endroit indiqué, une vitrine dans la maison des architectes Big City. J’avais alors utilisé des DEL,
des éclairages de marque Palco qui étaient intégrés également dans d’autres projets, mais dans ce cas, je voulais
expérimenter une transformation de la couleur sur une période très longue  : partir du rouge pour aller vers le
bleu, sur une période de sept heures. Puis, j’ai fait différentes variations de couleurs au fil du temps, car ce
dispositif est resté à cet endroit presque trois mois, durant l’été 2010. J’allais le regarder dans la rue. Et j’écoutais
ce que les gens disaient en passant par là. Parce que c’était vraiment au niveau de la rue et  je pouvais écouter
les commentaires de manière clandestine. Un autre projet du même type intitulé Between light and night (2012)
a été réalisé chez Stephen Schofield et Michel Daigneault, sur la rue Rachel, tout près de De Lorimier. Ils offrent
aussi leur vitrine à des projets artistiques. L’enclos de la vitrine est très profond. J’ai placé les lumières Palco
derrière un grand morceau de plastique noir qui venait diviser la vitrine en plusieurs plans. Comme ce projet se
déroulait l’hiver, les gens dans la rue se dépêchaient pour rentrer à la maison.  J’ai alors travaillé la
transformation de la lumière sur une durée plus courte. Les séquences duraient à peu près trois minutes mais
modulaient sans arrêt, une variation de couleurs et d’intensité. Grâce à ce séparateur noir à l’intérieur de la
vitrine, la réflexion du lieu environnant était plus visible, le « dehors » était réfléchi dans la vitrine. Ce sont des
activités de ma recherche  : travailler le matériau, travailler avec les situations dans lesquelles les choses se
produisent. Et proposer des situations qui vont rehausser, changer ou apporter une petite différence dans
l’expérience qu’éprouvent les gens d’un endroit particulier. 

   

Ælab, Milieux associés, 3-23 mai 2014

Cynthia Noury : Tu as mentionnée, d’allier la technologique, les matériaux, le lieu, pour créer des sensations mais
quand tu es en train d’imaginer un projet, d’où pars-tu pour arriver à de tels résultats ? J’imagine que ça dépend
d’une fois à l’autre…

G. T. : Je crois que cette façon d’en parler maintenant, c’est relativement nouveau pour moi. Mais ça relève du
fait de ne pas savoir ce qui va se passer, de travailler d’une manière expérimentale avec les matérialités, en
fonction d’une expérience longue que j’ai avec la vidéo, la projection, les senseurs et plus récemment avec la
performance audiovisuelle que j’appelle l’installation performative.

Quand j’ai lu Le spectateur émancipé et Le partage du sensible du philosophe Jacques Rancière – à propos de
l’étymologie du mot aisthesis – j’ai pu réfléchir sur la force de l’art qui est d’offrir quelque chose de l’ordre de la
sensation, une expérience politique que Rancière décrit comme une émancipation. Je pense plutôt que la question
de la sensation provient d’une écologie de pratiques avec les matérialités, les gens et les technologies. C’est
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l’ensemble de ces éléments qui provoque la sensation dans mon cas. Par exemple, toutes sortes de sensations
émergent des projets qu’on a faits avec les matières résiduelles. L’ensemble des sensations peut être équivoque,
contradictoire. Par exemple, le site d’enfouissement de déchets n’est pas un sujet que la plupart des gens
souhaitent regarder. Mais en même temps, une expérience esthétique (ce qui ne veut pas dire nécessairement
que ça soit « beau ») en transforme la perception. Quelles expériences peut-on générer avec ce qui est rejeté ?

A. E. L. : Qu’est-ce qui vous a amené, toi et Stéphane Claude, à travailler à partir du site d’enfouissement de
déchets à Lachenaie ?

00:20

   

Ælab, LSCDC, 9-10-11 octobre 2014

G. T. : La série a commencé avec le traitement des eaux usées, on a d’abord étudié le travail du biologiste John
Todd  et les EcoMachines, ce qui nous a amené à étudier l’usine de traitement des eaux usées à Montréal, dans le
projet LSCDC (2006-2014). Le projet L’espace du milieu (2011)   s’inspirait du problème de la pollution
atmosphérique. À la suite de ces expériences, nous nous sommes dit  : «  là, il nous manque quelque chose,
allons vers les sites d’enfouissement. » Nous avons ensuite réalisé deux projets à partir de celui-ci. D’abord
Forces et milieux (2011), qui était une installation performative. Et plus tard, l’ensemble de ces expérimentations
est devenu Milieux associés en 2014, dans une nouvelle manifestation des mêmes préoccupations. Il nous a
semblé important de reconnaître ce qui se produit sur le territoire montréalais, de comprendre les enjeux de nos
municipalités, pour ensuite voir ce qui se produit ailleurs. Il était important de se pencher d’abord sur ce qui se
passe ici. L’idée était d’amener concrètement, pour le public, la  matière résiduelle dans des expériences
esthétiques singulières alliant matérialités et technologies numériques.

A. E. L. : Gisèle, tu viens de la vidéo et des arts médiatiques. Et j’ai l’impression que cet aspect d’intégration de
ta démarche à l’art public et à la communauté s’est produit graduellement. Comment s’est fait ce glissement de
la vidéo à l’« installation performative » ?

G. T. : J’ai une pratique de presque trente ans maintenant, j’ai donc été héritière d’un certain modernisme par
rapport aux arts médiatiques, même si j’ai toujours apprécié la pratique des arts électroniques pour ses capacités
de générer des sensations nouvelles. Auparavant, j’étais dans un rapport qui était plus formaliste, mais toujours
en m’intéressant à ce qui pouvait se produire chez le spectateur ou le visiteur : une sensation. Avec l’avènement
d’Ælab, ma pratique a commencé à bifurquer. C’était au milieu des années 1990. Beaucoup de choses se
produisaient alors avec les arts médiatiques. Je pense particulièrement à l’arrivée de l’ordinateur portable
disponible à un nombre croissant de gens et d’artistes. J’utilisai la vidéo en format Betacam. J’ai fait du montage
en ligne pendant plusieurs années, ce qui m’a permis de gagner ma vie. Je faisais du design graphique, pour
d’autres artistes, dans le communautaire, jamais dans le corporatif. Et le changement technologique est arrivé.
Les nouvelles possibilités devenaient de plus en plus abordables pour les artistes et cela a fait évoluer notre
pratique.

À l’époque, j’étais impliquée dans les centres d’artistes autogérés depuis longtemps.  Et les années 1990
coïncident avec l’arrivée des Festivals Mutek et Elektra à Montréal. C’était extrêmement bénéfique, parce que les
artistes prenaient en main leur propre diffusion. Mais en même temps, je sentais parfois que le discours pouvait
se refermait sur lui-même. Au départ, nous avions besoin, Stéphane et moi, d’aller vers quelque chose de plus
anonyme, donc de former Ælab en s’ouvrant aux pratiques d’autres personnes. L’un comme l’autre, nous avons
toujours été technophiles. Cette expérience nous a permis de partir de nos acquis et de nos apprentissages. Ainsi,
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l’installation performative s’est manifestée dès 2006 avec le projet LSCDC (light, sweet, cold, dark, crude, 2006-
2014), sur le traitement des eaux usées. Nous étions à l’époque des «rats de studio»  : très méticuleux en
postproduction. Nous étions dans cette quête de perfection qui était plutôt illusoire. Quand nous avons décidé de
changer notre méthode de travail, nous nous sommes mis en péril. Ce fut réellement bénéfique pour notre
pratique. C’est à ce moment-là que nous avons intégré la notion de performance en créant des dispositifs qui
peuvent exister de manière autonome, mais avec une intervention ponctuelle qui transforme la dynamique de
l’espace dans lesquels les installations sont activées.

Au sein d’Ælab, Stéphane Claude et moi  travaillons souvent avec d’autres personnes. Nous nous sommes nourris
des pratiques des autres, de collaborateurs précieux, au fil des ans… Nous nous disons, « l’art, c’est de remettre
notre subjectivité en question». Faire des choses en direct nous a motivé à cet égard. Et présentement, nous
sommes dans une période nouvelle, on ne sait pas ce qui va se passer pour Ælab. C’est très intéressant.

A. E. L. : Le titre de votre œuvre Milieux associés (2014) est une référence directe  au travail du philosophe
Gilbert Simondon. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sont les deux principaux sont L’individuation à la lumière
des notions de forme et d’information  (connu dans les milieux philosophiques sous l’acronyme ILFI) et Du mode
d’existence des objets techniques (connu sou l’acronyme MEOT), parus dans les années 1950. La philosophie de
Gilbert Simondon n’est pas d’un humanisme qui met l’humain au centre de l’univers, mais qui le place plutôt
comme élément d’un milieu associé où les relations entre l’individuation de chaque être est sujette à un
processus dynamique et toujours en mouvement à travers son milieu associé, son environnement mais dont il est
pleinement partie prenante. Dans tes propositions artistiques, j‘ai l’impression que tu travailles en respectant
cette manière de « concevoir le monde ».

G. T. : Effectivement.  La rencontre fortuite avec Simondon s’est passée sensiblement à la même époque que le
projet LSCDC. Initialement, j’avais lu ce mot dans un livre d’informatique. Prenons comme exemple la lumière :
elle crée de la chaleur, et en même temps, de l’éclairage. Je me suis intéressée alors à cette notion de
« transduction », ne connaissant pas encore la pensée de Simondon. Dans la recherche universitaire, on parle de
déduction, d’induction, d’abduction. Alors, qu’est-ce que c’est la transduction ? Évidemment avec le préfixe trans,
il y a passage à travers quelque chose. Puis le suffixe duction désigne un canal ou un conduit. Le terme pourrait
évoquer quelque chose qui passe à travers un conduit tout en étant en relation avec d’autres éléments. Est-ce
que le conduit est poreux  ? Stéphane avait trouvé une référence en ligne à Simondon, où la transduction était
présentée comme une relation de plusieurs relations. On a alors commencé à creuser son concept de
transduction.

A. E. L. : Simondon a d’ailleurs créé le terme allagmatique pour désigner la science qui permet d’étudier les
relations opératoires entre des processus distincts et interreliés. La transduction fait partie de ces processus.

G. T. : Dans sa théorie de l’individuation, la transduction nait d’un processus, il y a un élément déclencheur dans
un environnement métastable, sous tension, qui amène un nouvel agencement des matières et forces en
présence. Par sa théorie, il a défait la pensée de l’atomisme et du substantialisme. Ainsi émerge une définition
très particulière de ce qu’est une relation. Quand Simondon parle de l’ontologie, ce n’est jamais relié
exclusivement à l’humain. L’ontologie, pour lui, est l’être (c’est-à-dire la relation) qui se crée. 

A. E. L. : Et un « être», ça peut être un être vivant ou un être technique.

G. T. : Absolument. À ma connaissance, son concept d’individu technique est unique en France dans les années
1950.

A. E. L. : Lorsque tu utilises l’expression « individu technique », tu l’utilises comment ? Comment le perçois-tu ?

G. T. : Quand j’ai commencé à faire ces installations performatives en direct avec la vidéo, j’ai voulu analyser la
relation avec le stylet et le dessin sur une tablette graphique. Je suis fascinée par le stylet. Il possède en fait une
histoire extrêmement longue qui vient des premières inscriptions sur la matière en Mésopotamie, puis avec les
Égyptiens, etc. Et ce que Simondon propose, c’est que l’objet technique n’est pas là pour servir l’humain. En fait il
possède sa propre trajectoire (sa «  genèse»), qui répond à toute une série de conditions qui viennent non
seulement de l’humain mais aussi de l’environnement. Par exemple, lorsque l’inscription se faisait sur de l’argile
dans une région du monde, dans un autre pays c’était sur du papyrus… Tout cela a fait en sorte que l’individu
technique (le stylet, dans ce cas-ci) se transforme dans chaque situation, en fonction du processus qu’il réalise
dans un endroit spécifique. En travaillant sur cette problématique, je suis arrivée à aborder différemment le stylet
électronique d’aujourd’hui. Il effectue un échange énergétique entre la puce numérique, le modulateur et
l’émetteur du stylet et le capteur de la tablette avec son propre champ magnétique. L’interaction entre champs
magnétiques donne le dessin. Dans ce dispositif, il n’y a  plus de trace physique visible. Je suis devenue fascinée
par cette relation. C’est Simondon qui m’a permis de comprendre cette dimension dans ma pratique. Pour
Simondon, la technologie est une relation entre la nature et l’humain.

A. E. L. : Et les êtres techniques sont interreliés, donc l’humain ne se plaçant pas au centre de cet univers
spécifique, il est tributaire des autres êtres, incluant les plantes et les animaux, les êtres techniques et les autres
dans l’ensemble de l’environnement. Et cela se traduit notamment à travers ces objets techniques, comme celui

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que tu décris, le stylet, lequel pour Simondon devient ensuite une manière pour l’être humain d’entrer en relation
avec l’environnement, le milieu associé.

G. T. : C’est-à-dire qu’il y a toute une série d’individuations. L’individuation n’est pas le domaine exclusif de
l’humain, c’est ce qui m’a attirée chez Simondon. Il interroge ce qui circule avec, à travers et en nous. Simondon
propose que ce soit à travers l’individuation que l’on puisse graduellement réaliser l’être (la relation). Par
conséquent, rien n’est donné à l’avance. Quand on poursuit une pratique artistique, on réfléchit beaucoup à ces
questions. D’où viennent les idées? Est-ce que l’idée vient au contact de la matérialité, ou de la pensée de l’art
qui se matérialise  ensuite? Selon moi, c’est dans la rencontre. Le milieu pourrait s’appeler environnement. Or,
dans la métaphysique occidentale on a longtemps sous-entendu que l’humain est séparé de la nature,
l’environnement est ce qui « l’entoure ». Voilà ce que Simondon a voulu rétablir : il y a plusieurs milieux et tous
ces milieux-là changent à travers les relations qui déferlent, qui s’ouvrent au changement. Il s’agit de suivre les
rencontres qui s’articulent dans le temps.

A. E. L. : Dans ton œuvre Milieux associés, que tu as cocréée avec Stéphane Claude en 2014, il y a une série de
dispositifs qui semblent assez mystérieux quand on regarde la documentation photographique. En regardant les
images, on peut imaginer toutes sortes de choses, mais on n’a pas toutes les clés pour comprendre exactement
ce qui s’y passe, ce qu’on pouvait y faire, ce qu’on pouvait y vivre.

G. T. : Milieux associés semble être – à ce moment-là en 2014 – la résultante de l’ensemble des projets qui ont
précédé portant sur la matière résiduelle. Il s’y trouvait des traces de la plupart de nos projets antérieurs réunis
dans ce nouvel agencement, mais avec l’addition d’un nouvel élément, un mylar thermoréflecteur, fait par la
NASA. C’est un matériau, un genre de couverture qu’on voit par exemple quand les gens finissent une course, ou
en camping, ou bien en situation d’urgence, pour conserver la chaleur émise par le corps. C’est un objet que j’ai
trouvé par hasard lorsque je passais par l’aéroport de Houston et que je suis tombée sur une boutique de la
NASA. J’ai acheté l’objet que je trouvais extrêmement beau, même l’emballage était magnifique. Puis quand je
l’ai ouvert, j’ai compris qu’il allait devenir le prochain écran de projection. Car à travers tous ces projets, je
cherchais toujours une manière de réunir plusieurs éléments et préoccupations à travers un dispositif de
projection. Dans LSCDC, j’avais développé une certaine manière de faire, ensuite une autre dans  Milieux
associés, L’espace du milieu, Forces et milieux, etc. Milieux associés est devenu le « milieu associé » de tous les
projets antérieurs, dans une nouvelle configuration qui permettait, avec le mylar plissé de la NASA offrant ainsi
une possibilité de diffracter la lumière d’une manière singulière. La projection arrivait sur cette surface, puis
s’éparpillait partout dans l’espace, dans des trainées lumineuses. C’était extraordinaire. Des senseurs (de
mouvement, de proximité) étaient intégrés à l’installation : l’activité de la membrane était affectée par des
ventilateurs qui lui insufflaient des poussées d’air, donc elle tournait sur elle-même, mais pas d’une manière
exagérée. C’était vraiment subtil, tout en produisant un mouvement très perceptible. Et aussi un son. Sous
l’impulsion de la lumière et du vent il y avait du son qui émergeait de cette membrane. Donc, elle faisait plusieurs
choses à la fois : elle diffractait la vidéo, elle créait des percées où on pouvait voir la vidéo sur le mur du fond, et
elle générait son ombre sur le mur du fond, comme une perforation noire. Beaucoup de choses étaient réunies
grâce à cette membrane-là, qui permettait de jouer sur la rencontre entre la ligne du dessin dans la salle et les
vidéos des résidus qui deviennent source de nouvelles expériences vécues. Cette chose que l’on rejette, que l’on
souhaite ne pas voir, devient quelque chose d’extrêmement intrigant et mystérieux.

C. N. : Un mot que tu viens d’utiliser : la ligne. Il y a tout cet aspect-là aussi dans ton travail qui est aussi associé
au Grupmuv qui est l’idée du dessin en mouvement, la simple ligne en mouvement. Où est-ce que ça se retrouve
dans tes œuvres, dans ta création ?

G. T. : Dans le Grupmuv c’est un peu particulier dans mon cas, parce que je considère que le dessin est un
opérateur. Je ne suis pas en train de faire un dessin figuratif ou représentationnel. Parfois, on peut voir une ligne
qui se faufile, là à travers la vidéo. Mais le dessin est plutôt un moyen de composer l’image vidéo en direct. On
peut trouver la genèse de cette recherche dans nos premières expériences au Nanolab à l’université McGill en
2003, mentionnées au début de cet entretien. Parce qu’un des microscopes utilisés dans ce labo est le microscope
à forces atomiques qui produit l’image par le contact entre une pointe et la surface de l’échantillon – tout comme
le principe du tourne-disque  – la pointe du microscope scrute la topographie de l’échantillon. Quand j’ai
commencé à travailler avec le stylet, je me suis dit, «je suis en train de sculpter la matière». Mais ce n’était pas
«  moi  » qui sculptait, c’était moi et le stylet. C’est moi avec l’énergie électrique, électronique du stylet et la
matérialité. Je le comprends comme une modification de la matérialité par l’expérimentation.

C. N. : Réellement, la notion de milieu associé est présente à plusieurs niveaux dans ton travail.

G. T. : La philosophie de Simondon qui m’a permis de comprendre ce que je faisais. Réciproquement, je sens que
je suis en train de nourrir la philosophie en faisant les œuvres dont nous discutons.

Quant au dessin, j’ai exploré ses sources dans les techniques qui viennent de la Renaissance et de l’invention de
la perspective (disegno). Il y a en fait plusieurs types de perspectives. Il n’y a pas simplement une perspective
qui est la représentation de la nature sur une surface plane, ce qui représente la notion de contrôle sur la nature
(de par sa représentation). Il existe plusieurs types de disegno, qui se distinguent par rapport à la notion de plan.
Il y a la notion de projet. Il y a aussi tout le système des beaux arts qui en est héritier. La théoricienne Joselita
Ciaravino <  https://www.amazon.fr/Joselita-Ciaravino/e/B004NBD5UY > m’a influencé par ses propres
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recherches sur le disegno. J’aime citer une pratique intéressante de Léonard de Vinci  : lorsqu’il dessinait le
contour des objets à la lumière de chandelle… la ligne dessinée ne donne pas une forme reconnaissable, le dessin
est une vibration entre lumière et matière. Pour moi, c’est ce dessin que j’essaie de mettre en œuvre au sein du
Grupmuv, par la performance, dans la performance. Le stylet produit cette visualisation.

A. E. L. : Tu as aussi entrepris un travail sur la transposition d’un phénomène à un autre comme tu viens de le
décrire. On le retrouve dans l’œuvre qui s’appelle Irradier, projet récent  présenté au Congrès de l’ACFAS et à la
BIAN 2016. Cette œuvre-là propose aussi un travail sur la matière résiduelle, mais cette fois en termes de
visualisation de quelque chose d’audible, une sorte de visualification.

G. T. : Je pensais que ma recherche sur les matières résiduelles était terminée en 2014 avec le projet Milieux
associés. Puis j’ai fait par hasard la rencontre de Guillaume Arsenault, un jeune artiste et programmeur
informatique. Nous avons commencé à discuter de ces problématiques et j’ai alors réalisé qu’il y avait un point
mort à l’intérieur de ce corpus. Je me disais  : comment puis-je parler de l’e-waste (electronic waste) et de ces
conséquences ? La démarche documentaire habituelle d’Ælab est d’aller sur les lieux pour faire la recherche. Mais
il aurait été difficile pour moi à ce moment-là de me rendre en Afrique ou en Asie pour constater ce qui s’y passe
avec les e-waste importés de l’occident. De cette réflexion a émergé le nouveau projet,  Irradier, portant sur la
pollution électromagnétique dans le milieu urbain. Guillaume m’a montré le logiciel Gqrx SDR (Software Defined
Radio). J’ai alors vu la possibilité que l’action du stylet soit réactivée par l’antenne, elle est aussi un capteur avec
une pointe, pouvant montrer les différentes fréquences radio qui traversent le lieu public. On a ainsi travaillé dans
un registre de fréquences que l’antenne pouvait capter. Cela a donné la projection par ce logiciel sur la façade du
pavillon Président-Kennedy de l’UQAM, au Quartier des spectacles. On y voit, sous forme graphique en
mouvement, les fréquences qui traversent le lieu…

A. E. L. : ... et qui se trouvent spécifiquement dans un environnement immédiat Donc, ce qu’on a face à nous
c’est ce qui passe à travers nous.

G. T. : Nous avons travaillé avec le vent et les fréquences captées par l’antenne. Une fois la fréquence
sélectionnée de manière aléatoire par le logiciel, la force du vent venant d’un anémomètre vient «pousser» cette
fréquence et la « déambulation » dans les fractions de celle-ci. Ce n’est plus l’action humaine qui génère le dessin
comme dans mon travail auparavant, mais quelque chose que l’on ressent et qu’on ne peut pas voir  : l’action
combinée du vent et des fréquences électromagnétiques qui dessinent le lieu.

C. N. : Ce qui est hallucinant avec cette projection, c’est aussi le fait que le pavillon Président-Kennedy se
transforme en écran qui illustre ces zones qui nous traversent. On y voit une fréquence à la fois, mais en réalité il
y a une multiplicité de fréquences qui nous traversent à tout moment.

G. T. : Exactement. Et pas juste nous, mais aussi tous les animaux, tous les êtres vivants. 

A. E. L. : Tout le milieu associé. 

G. T. : Exactement. Et la question du milieu associé n’est pas seulement une prise de conscience. Nous évoluons
dans un milieu où les choses changent constamment. Nous cherchons comment déceler des choses et leur
changement, même momentanément. Il me semble intéressant de rendre visibles ces moments qui autrement,
peuvent passer inaperçus et demeurent imperceptibles.

     

Notice biographique
Gisèle Trudel, artiste médiatique, et Stéphane Claude, compositeur électronique et spécialiste en son
immersif, fondent la cellule de recherche artistique Ælab en 1996. Ils se concentrent sur l’alliance de deux genres
d’expression, soit le documentaire et l’expérimental, dans une approche collaborative avec des individus
provenant de différentes disciplines (artistes, scientifiques, philosophes, ingénieurs). Ils ont forgé une manière
innovante de produire et de présenter leur travail sous forme d’installation performative, des transductions
techno-esthétiques d'une écologie plus vaste où l'art est le mi-lieu liant nature, technologies et collectivités.

Gisèle Trudel, qui a occupé le poste de direction d’Hexagram-UQAM entre 2011 et 2013 et celui de la codirection
du réseau Hexagram entre 2012 et 2015, est l’une des chercheuses-créatrices particulièrement actives de ce
réseau.

Voir le Portfolio de Gisèle Trudel.

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27/01/2023 18:16 Archée : cyberart et cyberculture artistique

Cette publication a été rendu possible grâce au soutien financier d'Hexagram, du groupe de recherche des
arts médiatiques (GRAM), de la Faculté des arts de l'UQAM, ainsi qu'à une subvention, pour une quatorzième
année consécutive, du Conseil des arts du Canada (CAC).   

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