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Cahiers de la Méditerranée

Asker et re'aya : aperçu sur les ordres dans la société ottomane


Gilles Veinstein

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Veinstein Gilles. Asker et re'aya : aperçu sur les ordres dans la société ottomane. In: Cahiers de la Méditerranée, hors série
n°3, 1978. Le concept de classe dans l'analyse des sociétés méditerranéennes XVIe-XXe siècles. Actes des journées d'études
Bendor, 5, 6 et 7 mai 1977. pp. 15-19;

doi : https://doi.org/10.3406/camed.1978.1503

https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_1978_hos_3_1_1503

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ASKER ET RE (AYA :
APERÇU SUR LES ORDRES DANS LA SOCIETE OTTOMANE

On trouve dans l'idéologie officielle de l'empire ottoman,


telle qu'elle s'exprime dans les chroniques, les écrits politiques et les
actes émanés du Sultan une analyse globale de la société qu'on peut, sem-
ble-t-il, rapprocher des ordres, par exemple, de la France de l'Ancien
Régime. Dans le cas ottoman, il n'est pas question de noblesse, clergé
et Tiers-Etat, mais de deux ordres : la société est divisée en *asker
(littéralement : soldats) et en re caya (paysans) , mais ces deux termes
sont pris en fait dans une acception beaucoup plus large que leur sens
littéral. Par casker, les Ottomans entendent en fait tous les serviteurs
de l'Etat : les soldats proprement dits, des officiers supérieurs au
simple soldat, qu'ils appartiennent aux corps soldés comme les Janissaires et
les Qapigullari ou au corps spécifiquement doté de revenus fonciers,
appelés timar, les sipahi ; mais entrent également dans cette catégorie
les fonctionnaires civils, tous les agents de la bureaucratie, les membres
de la cour impériale qui se comptent par milliers, et des cours des autres
dignitaires mais aussi les Ulema, personnages de formation et de
caractère religieux, exerçant des fonctions de prédicateurs (imam) , mais aussi
d'enseignants (muderris) , de jurisconsultes (mufti) , de juges
administratifs (cadis) ; les esclaves appartenant aux membres de ces différentes
catégories (ta c ife, djema c at) étant rattachés auxcasker.
Quant à la notion de re c aya elle recouvre les trois
catégories de travailleurs qu'on distingue de façon traditionnelle dans les
Etats du Moyen-Orient, selon leurs fonctions ; les paysans qui
représentent le plus grand nombre (les re c aya au sens strict) , les artisans et
les marchands (boutiquiers et grands marchands : tûdjar, bazirgan) , ces
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deux dernières catégories organisées dans le cadre de corporations (esnaf).


La société est donc composée de ceux qui dirigent et se battent, et~dë
ceux qui produisent. Les Ottomans ne reprennent d'ailleurs là qu'un vieux
thème de la pensée politique musulmane, développé notamment dans le
siyàsetnàme du grand vizir seljoukide Nizàrn ul-Mulk. Mais il ne s'agit
pas seulement d'un thème de phraséologie officielle : cette bipartition
correspond à une réalité dans le droit fiscal ottoman : les ^ker se
distinguent des re c aya par la fonction qui leur est dévolue dans l'Etat
mais aussi, fondamentalement, par le fait que, moyennant leurs services,
ils sont exempts de tout impôt (mis à part certaines taxes de
chancellerie) . C'est au contraire aux re c aya de soutenir l'Etat, de subvenir en;
particulier à ses dépenses militaires par les nombreuses contributions
auxquelles ils sont assujettis : taxes personnelles caractéristiques de
leur état (raiyyet riisumu) : resm-i tchift (taxe de tenure) ; dîmes sur
la production, taxes commerciales (Gûmruk, badj) , contributions
extraordinaires à l'Etat (avariz-i divaniyye) . Notons que cerfai nés catégories
étant exemptées d'une partie de ces impôts en échange de services rendus
à l'Etat, se trouvent occuper une position intermédiaire entre les re c aya
et les c asker : ce sont les mu c af ve musellem re c aya (re c aya
dispensés et exempts) , tels que les derbendji (gardiens des défilés) , les mar-
tolos qui assurent des fonctions de maintien de l'ordre et de défense des
forteresses, les yagdji, kûrektchi, djanbaz, etc. . .
Soulignons que si la prééminence des c asker dans la société
est tenue pour évidente, l'idéologie impériale proclame l'éminente dignité
des re c aya. La prospérité de l'Etat et la force de ses armées exigent
que le producteur vive et travaille en paix et la législation du sultan,
en limitant rigoureusement les taxes exigibles des re c aya, par les
gàhûnnàme,en dénonçant les abus et exactions des agents de l'Etat,
s'efforce de protéger le "pauvre peuple" des re c aya contre les c asker et de
maintenir entre eux un ordre harmonieux. Il n'en reste pas moins que la
même idéologie, Nizam ul-mulk et ses épigônes y insistent, impose que
chacun reste à la place qui lui est fixée , ne sorte pas de son ordre ,
subversion qui aboutirait à la destruction de l'Etat.
Si le re c aya ne doit pas devenir casker , comment devient-on
casker ? Par la naissance : un fils de sipahi (sipahizade, sipahioglan)
est de droit un casker ; dans ces conditions, lorsqu'un sipahi meurt, il
ne lègue pas son timar à ses fils puisque le timar n'est pas
transmissible, mais deux ou trois de ses fils, selon les cas, ont droit à un timar,
inférieur à celui de leur père mais en rapport avec le montant du timar
paternel. Il ne s'agit pourtant pas d'une aristocratie du sang car le
statut de sipahi est inséparable des obligations militaires afférentes;
en conséquence, si un sipahi n'accomplit pas son service militaire pendant
une durée de sept ans, il perd, non seulement son timar mais aussi son
état d' c asker et doit être enregistré par le recenseur comme simple
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re c aya. D'autre part, le Sultan a la prérogative de créer descasker


en nommant qui bon lui semble à des fonctions officielles par un bérat ;
mais, et c'est un des paradoxes apparents de la société et du régime
ottomans classiques, les nouveaux-venus dans l'ordre supérieur ne sont pas
simplement des re caya, ce sont des enfants de re caya chrétiens, emmenés
en esclavage dans le cadre du système de la devchirme (ramassage) pour
le compte du Sultan, convertis à l'Islam et soumis à une éducation
spécifique au sein des palais impériaux ; les plus hauts degrés de la
hiérarchie des casker sont ainsi occupés par des esclaves (qui) du Sultan,
issus de re c aya mais délibérément coupés de leurs origines ; les enfants
de ces qui seront à leur tour des casker de droit.
Dans quelle mesure les principes ainsi posés ont-ils
résisté à l'épreuve des réalités ? On constate en fait que le principe de
l'étanchéité entre les deux groupes n'a pas toujours été respecté :
lorsque, pour une expédition militaire, de grands besoins en hommes se
faisaient sentir, il était possible pour des re cava de s'engager à titre
de volontaires (gônullû) ou dans des corps de jeunes auxiliaires (garip
yigit) et, s ' ils se signalaientpar leurs exploits , d ' obtenir une solde
( culuf e) ou un timar et d'accéder ainsi à l'état d1 casker. Le nombre de
candidats ne fera que croître du fait de l'expansion démographique que
connaît l'eirpire ottoman dans le cours du XVIe siècle (hausse de
population évaluée à 41 % entre 1520 et 1580) , cette pression démographique
jouant d'ailleurs assurément un rôle d'incitation à la conquête. Citons
par exemple les luttes opposant les deux fils rivaux de Soliman le
Magnifique, Mustafa et Bayezid : on a montré qu'elles ont donné l'occasion à
des milliers de jeunes anatoliens, en entrant au service des partis en
présence, d'accéder à la classe militaire ; de même, les guerres turco-
iraniennes de la fin du XVIe siècle verront s'enrôler beaucoup de jeunes
d'origine re c aya et des milliers parmi eux deviendront timariots ou
gardiens de forteresse, et donc casker dans les vastes régions conquises
du Caucase. Par ailleurs, la corruption s 'installant parmi les
gouverneurs militaires, des re c aya enrichis obtiendront parfois d'eux,
moyennant finances, de passer indûment au statut de sipahi. Tous ces cas de
subversion de l'ordre traditionnel qui veut que chacun demeure dans son
ordre, seront invoqués par les théoriciens politiques du XVTIe siècle
comme le fameux Kotchi beg, comme l'une des principales causes de la
décadence de l'empire.
D'autre part, il convient de vérifier, bien que le domaine
reste encore mal connu, dans quelle mesure la séparation fonctionnelle
établie par la théorie des deux ordres fut effectivement respectée : je
fais allusion au rôle que des€asker ont pu jouer dans la production et
surtout dans le catmerce : l'étude d'un registre de douane de la fin du
XVe siècle, concernant le port de Caffa, par exemple, met en lumière la
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part prise par les officiers des garnisons des forteresses ottarianes de
Crimée dans les importations et exportations de ce port pontique. Par
ailleurs, on a souvent signalé, bien qu'incomplètement élucidé, le rôle
croissant des Janissaires, à partir du XVIe siècle, dans l'activité des
bazars urbains, notamment ceux d'Istanbul. En outre, les plus riches
parmi les casker, les pachas, les beg, les dignitaires du Palais, pouvaient
prendre part à des opérations commerciales de grande envergure, carava-
nières ou maritimes en investissant dans le cadre de contrats de type
mudaraba.
Inversement, les plus riches parmi les re caya,
principalement les banquiers (sarraf) et les grands marchands, ou, dans une ville
comme Bursa, par exemple, les fabricants de tissus de soie, n'étaient pas
exclus de tout rôle administratif, en tout cas sur le plan local : ils
faisaient tout naturellement partie, comme le confirme, au XVIIe siècle,
le voyageur Evliya Tchelebi, à côté des principaux ulémas et des
commandants des garnisons locales, des notables de la cité : les ayan. Or, dès
le début de l'empire, ces ayan jouent un rôle d'intermédiaires entre
l'administration et les populations, mais à partir du XVIe siècle, et de plus
en plus au fur et à mesure que s'affaiblit l'autorité centrale, l'Etat
se repose sur eux d'un nombre croissant de tâches : maintien de l'ordre
public, assiette et perception des impôts et même recrutement de soldats,
si bien qu'au XVIIIe siècle, l'importance des cadis ayant notablement
diminué, c'est aux mains de ces notables que l'administration provinciale
est entièrement passée : ils sont appelés ayan ve echraf quand il s'agit
de musulmans et, dans les Balkans, quand il s'agit de chrétiens : knez,
aga, kodja bachi, tchorbadji. Il existe &'\autre part pour les grands
marchands et banquiers, musulmans mais aussi chrétiens ou juifs, un autre
moyen de participer à l'administration et en particulier à la perception
des impôts : c'était la prise à ferme (iltizam) de sources de revenus de
l'Etat, taxes ou bien grandes exploitations (domaines fonciers, salines,
mines, pêcheries, etc..) pour lesquelles le système des concessions à
terme se généralise de plus en plus : revêtus du titre d' camil (plus
tard de multezim) , ces riches particuliers recueillent ainsi une partie
de la puissance publique.
Ces quelques remarques auront mis en lumière les atteintes
portées par la réalité à la rigoureuse division bipartite de la société.
Il faut se demander d'autre part dans quelle mesure ce clivage recoupe ou
au contraire transcende un autre clivage juridique, imposé cette fois par
la loi islamique (cheria) , celui qui oppose musulmans et mécréants.
L'empire ottoman est en effet un Etat plurireligieux dominé par un Sultan
musulman s 'attribuant le titre de calife et composé de Musulmans, mai s aussi
de Catholiques, Orthodoxes, Arméniens et Juifs ; dès lors surgit une
opposition entre les vrais croyants et les mécréants protégés (zimmi) ,
jouissant d'un statut particulier, marqué notamment par des impôts spécifiques,
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principalement la capitation (djiziyé) , mais il importe de bien voir que,


contrairement à ce qu'on a dit au XIXe siècle et à ce qu'on dit parfois
encore
* asker actuellement,
et musulmans. il
Lan'y
notion
a pasde d'adéquation
re c aya s'applique
entre reaussi
çayabien
et chrétiens,
à des
musulmans qu'à des chrétiens : ils coexistent non seulement dans les
campagnes mais aussi dans les corporations d'artisans et de marchands. Il
faut souligner à ce propos que si le grand comnerce passera de plus en
plus aux mains des minoritaires, ce n'est pas du tout le cas aux XVe et
XVIe siècles : le registre de douane de Caffa auquel je faisais allusion
ou les travaux d'Halil Inalcik sur Bursa au XVe siècle montrent bien
l'importance des marchands musulmans à cette époque, le rôle des Turcs
dans l'activité économique.
Par ailleurs, il n'est pas exact de prétendre que les c asker
étaient constitués uniquement de musulmans : sans doute les enfants
chrétiens issus de la devchirme n ' accédaient-ils aux fonctions administratives
et militaires qu'après une conversion forcée à l'Islam, mais on constate
qu'au XVIe siècle, en tout cas, il était loisible aux féodaux des Etats
chrétiens conquis, disposés à collaborer avec les Turcs, de recevoir des
timar et de devenir ainsi des sipahi chrétiens dans l'armée ottomane :
Halil Inalcik a ainsi relevé dans un registre de timar de 1431, relatif
à l'Albanie, que 16 % des timariots de cette province étaient chrétiens,
issus de l'ancienne aristocratie locale. D'autre part, certains corps
d' c asker étaient composés entièrement de Chrétiens comme les Valaques,
ou, pour une grande part, comme les martolos. Voilà des mises au point
que je crois nécessaire, même s'il reste vrai que, pour l'essentiel, les
c asker sont des musulmans (par naissance ou par conversion) , caractère
qui se renforcera à partir du XVIe siècle.
Je terminerai en précisant qu'en attirant l'attention sur
l'existence, sur le plan idéologique mais aussi juridique de deux ordres
constitutifs de la société ottomane, les c asker et les re ç aya, et sur
les difficultés à maintenir leurs identités respectives dans la réalité,
je n'ai pas prétendu qu'il fallait arrêter là l'analyse de la société
ottomane : je crois au contraire à la réalité d'autres clivages, d'ordre
économique, et considère donc que des réflexions sur la notion d'ordre
dans l'empire ottoman ne dispensent aucunement d'une discussion sur
celle de classe.

Gilles VEINSTEIN

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