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La ville processus d’accumulation chez Ibn Khaldûn

Gabriel Martinez-Gros

Avant d’en venir à la ville, il faut rapidement rappeler les grands traits de la théorie
d’Ibn Khaldûndans lesquels s’insère sa réflexion sur la ville. La théorie d’Ibn Khaldûn
distingue deux ordres de société – et deux seulement – que distingue l’existence, ou
non d’un État. Il existe donc des sociétés étatiques, qu’Ibn Khaldûn nomme
sédentaires, et des sociétés tribales, parce que la tribu s’y substitue à l’État que ces
sociétés ignorent.

Mais qu’est-ce que l’État pour Ibn Khaldûn ? C’est une force de contrainte, qui
concentre par le biais de l’impôt la richesse du pays qu’il contrôle dans sa capitale,
au profit de ses élites dirigeantes. Ces élites (militaires par définition) dépensent le
produit de cet impôt pour leur plaisir, leur confort ou leur instruction au profit d’un
monde d’artisans et de spécialistes (où il faut ranger à la fois les orfèvres, les
architectes, les médecins et les professeurs, par exemple). Cette demande des élites
amène une spécialisation des métiers, et donc des gains de productivité – les seuls
gains de productivité dans une société fondamentalement agraire dont les gains de
productivité spontanés sont à peu près nuls : rappelons que pendant tout le premier
millénaire de notre ère, la population mondiale n’a pas augmenté, pas plus
probablement que la richesse mondiale. Donc les seuls progrès possibles – c’est-à-
dire la ville et la ramification croissante de métiers, la spécialisation du travail – ne
peuvent venir que d’un processus d’inégalité et de violence, je veux dire l’impôt tiré
de la masse paysanne nourricière. Mais même pour ces paysans imposés, le processus
aboutit à un gain. La ville sollicite d’eux sa nourriture et ses matières premières, et
mobilise donc leur travail ; malgré l’impôt qui les frappe, ils y gagnent de sauver plus
souvent leurs enfants de la malnutrition.

Leur population s’accroît, et permet donc à l’État d’élargir l’assiette de son impôt, de
prélever davantage, donc de stimuler ainsi une spécialisation plus poussée des
fonctions urbaines, donc de nouveaux gains de productivité. Et le processus
d’accumulation peut se poursuivre ainsi sans fin. Accumulation de capital financier,
mais aussi de savoir. La science, la mémoire collective, l’histoire sont des formes
d’accumulation, et donc exclusives de la ville, nous dit Ibn Khaldûn.

L’accumulation est donc un cercle vertueux qui ne réclame qu’une condition, mais
impérative : le désarmement des sujets. Des hommes libres et armés ne paieraient
pas l’impôt qui est une humiliation, nous dit Ibn Khaldûn. Donc l’État doit insinuer
dans l’esprit de ses sujets un sentiment général de peur et d’humiliation, par tous les
moyens, y compris ces domestications que sont l’éducation et le respect des lois

. Toutes les protections que l’État offre à ses sujets – police, tribunaux, forces armées,
réserves de nourriture, annone – sont payées par la perte du courage, de la virilité et
des solidarités des sujets, transformés en troupeau producteur.

On peut décrire l’État comme une machine à transformer la violence naturelle des
groupes humains en richesse pacifiée, ou en soumission prospère. Pour le dire comme
le grand sociologue américain Ernest Gellner, grand admirateur d’Ibn Khaldun, l’État
est là pour transformer des loups en moutons.

Tribus
Mais le problème des moutons, c’est qu’ils ne peuvent pas se défendre eux-mêmes.
L’État porte en effet une contradiction en lui : il lui faut disposer d’une certaine
violence pour intimider ses sujets, lever l’impôt, et surtout pour les défendre contre
les prédateurs extérieurs. Or cette violence, il ne peut pas la trouver chez ses sujets,
où il interdit tout courage et toute solidarité pour ne pas mettre en péril la levée de
l’impôt. Donc, l’État doit paradoxalement convoquer cette violence depuis les régions
qu’il ne contrôle pas, les régions tribales. Là, dans les tribus, les densités sont faibles,
la famine est toujours menaçante. Il n’y a ni police, ni tribunal, ni armée. Chacun est
armé, et ne doit sa sécurité et sa survie qu’à la solidarité de sa famille et de son clan,
ce qu’Ibn Khaldûn nomme la ‘asabiya. C’est cette solidarité violente des tribus que
l’État convoque pour intimider son troupeau et le défendre à la fois4.

En fait, pour Ibn Khaldûn, il n’y a pas d’État au plein sens du terme tant que les
fonctions productives de l’immense majorité (du troupeau) n’ont pas été séparées des
fonctions de violence. Là comme ailleurs dans l’économie urbaine, l’État spécialise les
fonctions. Chaque tâche – productive d’une part, guerrière de l’autre – est accomplie
par deux groupes séparés – d’un côté les travailleurs payeurs d’impôts ; de l’autre les
guerriers, tôt ou tard appelés au pouvoir. Ce sont ces deux groupes très inégaux en
nombre qu’Ibn Khaldûn appelle en fait « sédentaires » (producteurs) et « bédouins »
(guerriers).

Convoquer la violence peut prendre deux formes : soit acheter des mercenaires dans
les tribus – la forme la plus élaborée en étant les esclaves-soldats, les Mamlouks,
dont les premiers exemples apparaissent à Bagdad au IXe siècle et les derniers
disparaissent à Istanbul au XIXe siècle – ce sont les janissaires. Le deuxième moyen est
plus fréquent : un appel religieux étend les solidarités naturelles très étroites d’une
tribu à plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de guerriers, qui s’emparent de la
ville et y installent leur chef comme roi. Quelle qu’en soit la manière, l’État obtient la
violence dont il a besoin. Mais il s’acharne aussitôt à désarmer cette violence, qui
menace sa tâche principale, lever l’impôt. Le nouveau roi prend le parti de l’État contre
sa propre tribu, dont la violence et les solidarités sont le principal obstacle à son
pouvoir monarchique. En outre, les solidarités tribales sont érodées par la vie
urbaine : les tribunaux, la police, les institutions d’assistance permettent de se passer
des solidarités tribales. Elles disparaissent au bout de deux ou trois générations. La
paix publique triomphe, mais les frontières sont sans défense – puisque la tribu a été
anéantie. Il faut donc engager des mercenaires, très chers. Les finances publiques
sombrent, malgré des impôts toujours plus élevés qui étranglent l’économie. La
dynastie en désarroi financier pille et détruit sa propre capitale avant de disparaître
sous une nouvelle poussée barbare.

Au total, l’État est un processus de civilisation dans tous les sens – de prospérité et
de réduction à la condition civile. L’État fait la différence entre société sédentaire et
société tribale, mais il a besoin de l’une comme de l’autre. Il tire sa violence des tribus
pour établir sa paix dans la société productive sédentaire.

Cette théorie apparaît dans le plan général de la Muqaddima – le tome premier et la


partie théorique de l’Histoire Universelle d’Ibn Khaldûn .

Lien des villes avec leur dynastie

Le plan est à la fois logique et chronologique. Les tribus (livre 2) créent l’État (livre 3)
qui crée la ville (livre 4), qui crée, par distribution des ressources fiscales qu’elle reçoit
du pouvoir, la spécialisation des emplois et des métiers (livre 5) parmi lesquels Ibn
Khaldûn distingue les sciences (livre 6). Donc la ville (entendez la capitale) est
nécessairement créée par l’État, d’où on pourrait être tenté de conclure que le
contraire est vrai : la fin d’une dynastie entraîne avec elle la fin de sa capitale. Mais ce
n’est pas tout à fait vrai, même si ça l’est en partie. Rappelons d’abord que la ville est
nécessairement la création d’un État, donc d’une contrainte. À la différence des
philosophes du XVIIIe siècle, Ibn Khaldûn ne croit pas que les hommes inclinent à une
coopération sans cesse plus étendue qui les mène par étapes successives jusqu’au
regroupement urbain. La seule forme de coopération dont Ibn Khaldûn reconnaisse
l’origine naturelle, c’est la ‘asabiya, les liens du sang et de la tribu.

Durckheim avait coutume de distinguer entre solidarités « mécaniques » – la famille


et la tribu – et les « organiques » (les solidarités complexes des sociétés urbaines, où
tout le monde dépend de tout le monde). Et il accordait l’avantage à ces solidarités
urbaines sur celles des tribus.

Ibn Khaldûn est d’un avis totalement opposé : la ville ne développe, on l’a vu, aucune
solidarité. Les seules solidarités sont claniques – c’est la ‘asabiya. Aucun élan naturel
ne conduit les hommes à se regrouper en ensembles urbains. Il faut donc une force
extérieure qui les y contraigne – et c’est l’État. La seule ‘asabiya tribale mérite le nom
de solidarité ; celle des citadins est forcée.

Donc les villes sont en effet intimement liées aux dynasties qui les créent ou les
choisissent pour capitales. Elles en tirent profit surtout dans la première génération
de l’existence de la dynastie – les quarante premières années environ, quand le
souverain est paradoxalement encore proche de la vie tribale. Deux raisons y
convergent : la première est son absence d’intérêt pour l’apparat luxueux dont le
pouvoir s’entoure quand il est faible. Les souverains faibles s’efforcent
d’impressionner par leurs supposées richesses, de suggérer une puissance qu’ils
n’ont pas. Mais une dynastie nouvelle est assez sûre de sa force pour ne pas avoir
besoin de déploiement de luxe. Donc le nouveau souverain libère toute une richesse
que la dynastie renversée avait thésaurisée, sous l’aspect de vaisselle d’or et d’argent,
de tapis, de lampes de cristal ou de livres, que le nouveau pouvoir vend ou transforme
en monnaie. Il stimule ainsi l’économie en y injectant une masse de richesse et surtout
de monnaie qui fait monter les prix et appelle une contrepartie productive.

En outre, la dynastie dans ses débuts encore tribaux ne prélève que peu sur la
circulation de richesse. L’impôt est léger, parce que l’essentiel en est consacré, dans
l’ordinaire des dépenses publiques, à acquérir des soldats mercenaires. Or dans les
premières générations de la dynastie, le souverain dispose d’une force armée gratuite,
qui est sa tribu. Donc plus le souverain est proche du monde tribal, mieux se porte
sa capitale. À l’inverse, à la fin d’une dynastie, le souverain ressemble à ses sujets : il
parle la même langue, partage les mêmes goûts. Mais en même temps, il est tout
aussi incapable qu’eux de courage guerrier, et il doit engager des mercenaires pour
protéger l’État, donc augmenter les impôts, multiplier les confiscations. L’argent se
cache, le commerce sombre du fait des confiscations comme de l’insécurité des
routes. Dans sa dernière phase, la dynastie consume les réserves et les bénéfices
qu’elle avait accumulés dans sa première génération. Elle mange sa capitale, comme
le chameau affamé fait appel aux réserves de graisse et d’eau de sa bosse pour
survivre. Au terme de cette évolution, les sujets souhaitent la chute d’un pouvoir qui
ne les défend plus, mais les pressure, et ils inclinent en faveur de barbares

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