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16
J A N
2012
17:43
En 1945, la branche aînée commence à évoluer, mais elle se cherche. Il nous a semblé intéressant de reprendre ici l'essentiel du "cahier de Cappy"
d'André Durand, responsable E.D.F. dans la région de Nantes.
En fait, nous sommes au tout début de l'évolution de la branche. la "révolution" initiée par Pierre Buisson n'a pas encore eu lieu...
À noter que le carnet d’origine représente une soixantaine de pages qui forment un tout. Nous en avons sélectionné un certain nombre avant de
résumer les autres. André Durand a également participé en 1948 à un stage de formation d’instructeurs des CEMEA. Il nous a semblé intéressant de
reprendre aussi, dans un article ultérieur, l’essentiel de ses notes, qui permettent de mettre en évidence les différences importantes entre deux
approches de la formation des animateurs. Merci à sa fille Claudine de nous avoir transmis ces documents.
Le « 19ème Cappy Route » du 7 au 18 septembre 1945 est organisé en commun avec les E.U., suivant la tradition bien établie depuis la création du
camp-école. Il a lieu à Cappy même, dont c’est un redémarrage après les dégâts subis pendant la guerre : un certain nombre de sujets sont traités
« sous le tulipier ».
Le « chef de camp » est Eugène Arnaud, « C.G.A. à l’éducation » chez les E.D.F. ; son adjoint est Robert Chefneux, commissaire national adjoint à la
Route chez les E.U. Les instructeurs sont, pour les E.D.F., Jean Libman, Commissaire de Province Alsace, et Charles Jeudy, Instructeur national
Montagne ; pour les E.U., Pascal Monod, Commissaire de Province du Lyonnais.
Les participants sont répartis en équipes : André Durand fait partie de l’équipe Pierre Déjean (commissaire national E.D.F., mort en déportation) ; les
autres équipes portent les noms de Chouette Lévy-Danon (commissaire E.D.F., fusillé comme otage) ; Le Hen et Jubeau.
Il est intéressant de noter la composition de l’équipe Pierre Déjean : le chef de l’équipe, Jack Noirault, est un chef d’entreprise marseillais. Viennent
ensuite :
- Raymond Michel, inspecteur départemental des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, venu de Laon dans l’Aisne,
- Gabriel Bouin, instituteur, venu de Noirmoutier en Vendée,
- Édouard Escouffin, surveillant de travaux publics, de Nice,
- Moïse Konstadt, horloger, de Barlin, Pas de Calais,
- Jacques Jousseaume, instituteur, de Saint-Denis de Gâtine en Mayenne,
- Georges Manceau, élève de l’école coloniale à Paris.
Nous n’avons pas la composition des autres équipes, mais celle-ci est significative : dispersion des origines géographiques et des professions – avec
deux instituteurs et un inspecteur de la jeunesse.
Le programme quotidien est chargé, de 7h30 dérouillage et toilette à 22 heures silence. Indépendamment des rassemblements et services, on peut noter deux fois deux heures
de réunions sur le thème de la Route et deux heures d’activités. À 9h30, le lever des couleurs est accompagne d’un « mot d’ordre » quotidien.
À noter, dans le déroulement du séjour, les « entretiens spirituels » quotidiens, apparemment assurés par des animateurs différents suivant les associations. Pour les E.D.F.
c’est souvent Jean Libman qui en a la charge.
Un premier « entretien spirituel » : la spiritualité des E.D.F. ?
Animé par Libmann sur le thème : la spiritualité des E.D.F. ? – avec un point d’interrogation - :
- L’infini ? dans l’espace et dans le temps
- But de la vie humaine
- L’idéal scout est-il suffisant comme spiritualité ? :
- la loi scoute est déjà un élan de spiritualité,
- cette solution ne doit être que provisoire
à la loi scoute doit donc être dépassée
- athée : nie toute existence d’un Dieu quelconque
- libre penseur : se pose à soi-même le problème de l’infini
On apprend un chant : Nous aimons les bois, les prairies…
Le thème de journée traité par chaque équipe : la jeunesse de 1945 :
Équipe Pierre Déjean :
Généralités : mauvais esprit général :
- égoïsme,
- laisser-aller,
- relâchement de l’autorité,
- le besoin d’argent, le marché noir,
- débrouillardise,
- tendance à la féminité,
- le besoin d’évasion : camping, bal, politique,
Équipe Le Hen :
- besoin de contradiction chez le jeune,
- besoin d’être orienté, faculté d’enthousiasme,
- une certaine maturité de la jeunesse moderne : « émoussement »
- manque de patience et de persévérance, pas de finesse dans la travail
Conclusion
- déficience de la famille,
- attrait de l’argent
- goût de la discussion et de la politique,
- manque de confiance et d’esprit d’initiative,
Travail par équipes : propositions de réponses de la Route au problème de la jeunesse
On apprend le chant du tulipier (Cappy, Cappy, Cappy…)
Le conseil de clan :
Composition du conseil de clan :
- le chef de clan
- le conseiller de clan
- les chefs d’équipes
- les routiers adoubés
Le conseiller de clan :
- complète l’action du chef de clan qui dirige le clan
- apporte certaines valeurs humaines
- ne doit pas être trop vieux
Attributions du conseil de clan :
- éviter une direction personnelle du chef de clan
- permettre aux membres éminents du clan de participer à la direction du clan : éducation à la responsabilité
Fréquence des réunions :
- variable, tous les 15 jours ou tous les mois
Comptes-rendus :
- à faire par écrit après chaque réunion
- laisser le plus possible d’initiative aux garçons du clan. Le chef peut exécuter d’après leurs desiderata. (exécutif vs législatif)
On apprend des chants : Vent de la plaine, Nous étions trois camarades, Les cloches de Harlem, À Lorient la jolie
Réunion spirituelle :
Pour cette dernière réunion spirituelle, tous les Routiers sont assis au rond du tulipier.
Un rapporteur désigné dans chaque groupe spirituel rappelle les problèmes examinés en réunions particulières.
1°- Libres penseurs :
Recherche d'une base morale
L'Idéal scout doit être dépassé
Problèmes étudiés :
- la Foi,
- le sentiment paternel,
- l'art de vivre,
- les élites,
- l'optimisme
2°- Protestants :
Ont étudié "l'épître aux Romains"
3°- Catholiques :
Difficultés de la position des catholiques aux E.D.F.
Excès de laïcisme
Excès du cléricalisme
Conclusion (chef Arnaud)
Rencontre de spiritualité dans l'Idéal scout
Convergence d'idées
Sentiment de fraternité
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Mot d'ordre : l'amitié scoute (chef Arnaud)
Saint-Exupéry : "S'aimer les uns les autres, ce n'est pas se regarder les uns les autres, c'est regarder ensemble dans une même direction".
Double certitude de s'entr'aider, de se rapprocher pour un idéal commun, et de pouvoir compter les uns sur les autres.
L'amitié est l'essence de la Route.
La littérature ne reconnait que l'amitié d'un homme pour un autre homme. La véritable amitié est celle d'un homme pour d'autres hommes. L'amitié
scoute n'est pas individuelle. Si l'on va vers les hommes à coeur ouvert, on trouvera de nombreux amis dans la vie.
Établir entre les garçons et nous un lien d'amitié : mériter leur amitié, désintéressement total.
Dans un clan, l'amitié doit être telle que les coeurs des garçons s'ouvrent largement les uns aux autres en toute simplicité.
Quand on approche la vie des hommes, on est terrifié de leur solitude (captivité).
Nécessité de mieux cultiver l'amitié.
Consacrer une partie du temps à nos amis, à ceux qui deviennent nos amis.
Non pas gagner un coeur, mais se placer fraternellement à côté de celui qui doute ou qui souffre.
Il y a une certaine pudeur à vaincre : hésitation à parler de soi-même. Savoir parler de soi. Être assez généreux pour donner quelque chose de soi.
Être un rayon de soleil.
Le recrutement
É
Dans le milieu Éclaireurs :
Soigner notre presse (?)
Activités flambantes
Service au sein du Mouvement
Relations avec la troupe, et surtout avec les chefs de la troupe (invitations des C.T., C.T.A., C.P. à un thé...)
Participation des Routiers à un grand jeu Éclaireurs
Participation du C.T. à la Route (le départ routier) - participation partielle aux activités de clan.
Hors du Scoutisme :
Ne pas se limiter au milieu bourgeois et universitaire, atteindre le milieu ouvrier.
La Route rurale, un problème nouveau.
Ne pas être trop étroit dans son jugement, dans son choix.
Réunions de propagande, tracts, films.
Faire connaître nos grands exploits (camp national, Herakleïa)
Par la spécialité : sport, marine, vol à voile...
Contacts avec les chefs.
Contacts avec d'autres groupes de jeunes (A.J.,...)
Propagande personnelle surtout : inviter des copains aux sorties.
Recrutement des cadres :
La Route peut rapprocher du scoutisme certains C.T. ou C.P.
Pour les C.P., être très ambitieux vis-à-vis de ceux qui deviendront des chefs.
Comment lancer un clan ?
- trouver et former un minimum de cadres,
- prendre contact avec les chefs locaux et les commissaires. Idée d'un clan "fédéral" ?
- réunir les éléments scouts possibles pour voir ce qu'on peut faire,
- campagne et réunions de propagande,
- démarrage des activités,
- nouvelle poussée de propagande...
Idée : inviter un grand nombre de garçons à une grandiose manifestation E.D.F., demandant des difficultés et des efforts à chaque invité
Besoin d'un foyer de clan : le trouver aussi tôt que possible.
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Conclusion (chef Arnaud) :
la Route répond-elle aux besoins des jeunes ?
Nous sommes un Mouvement complémentaire d'éducation.
1°- À noter diminution de la valeur et de l'action du milieu familial; d'où nécessité du Mouvement de jeunesse.
Notre réponse
2°- À noter aussi, le relâchement moral. Le garçon n'est pas soutenu par un milieu, une action suffisamment profonde. Nous lui offrons un milieu
amical.
Le jeune a besoin d'un club, d'un foyer : le clan.
3°- Incertitude des jeunes, manque d'enthousiasme, puissance de l'argent. la Route E.D.F. offre au garçon un style de vie, un idéal, le service.
Notre Route sera un milieu amical, accessible, tourné vers le service.
Éviter certaines erreurs : le scouticisme.
La Route est l'effort d'un groupe de jeunes pour échapper à l'emprise de l'argent et désirant devenir des hommes.
Les jeunes doivent s'éduquer entre eux (B.P.). Toutefois, nous devons les aider, les guider. Nous sommes leurs pilotes, leurs conseillers.
Combattre l'instinct moutonnier des jeunes.
Savoir respecter l'autonomie des jeunes.
Détermination d'un règlement minimum de la Route. Ne pas imposer un système rigide d'examens.
Viser à propager l'esprit de la Route :"amitié, joie, service".
Il faut que nous soyons ambitieux pour la Route : viser haut - voir grand.
Effort patient et continu pour réaliser à la Route l'idéal de B.P. ("La Route du succès")
Chaque clan a une personnalité, son unité, ses problèmes particuliers - on ne peut que confronter des expériences.
La Route est un Mouvement de jeunesse parmi d'autres. Elle apporte une solution aux jeunes.
Solution précaire et imparfaite... mais cependant notre action demeure considérable.
Le chef doit croire en la Route. Elle a prouvé sa valeur. Quel Mouvement de jeunesse a fait mieux ?
Ne pas chercher l'absolu : temps et cadres manquent. Savoir être modestes mais ambitieux.
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Conclusion ("Oncle Bob")
La Route est esprit.
Amitié - Joie - Service - Fierté.
Se méfier de la facilité.
Valeur de l'exploit. Ses dangers. (traversée de Paris à la nage)
Éviter une trop grande "codification" de la Route. Cependant quelques buts précis sont nécessaires.
Importance de la vie physique chez les Routiers (virilité, ambiance). Accroître la qualité des jeunes.
Nous avons le dédain des activités physiques.
Si nous étions seulement 20000 Routiers, nous pourrions faire du bon travail.
Ce document nous a semblé particulièrement intéressant parce qu’il semble résumer tout à fait son époque.
Il se situe à la rentrée scolaire de 1945, quelques mois après la fin de la guerre, à Cappy qui, malgré les dégradations subies depuis cinq ans, continue
d’assurer tant bien que mal son rôle de camp-école. Il est même indiqué, dans le programme quotidien, deux passages au « bain », ce qui semble
indiquer que le bassin – qu’on ne peut certainement pas qualifier de piscine ! – est toujours en état. Rappelons au passage que Cappy a, à partir de
1943 et jusqu’à la rentrée scolaire 1944-1945, hébergé et caché des enfants juifs menacés par l’occupant, activité à l’origine de la création du Comité
Protestant des Colonies de Vacances (C.P.C.V.). Ce lieu est donc, en lui-même, significatif de la reprise d’activités de nos Mouvements.
Significatif, également, la conception et le contenu du programme du camp-école. Il s’agit d’un « Cappy Route », c’est-à-dire de l’équivalent de nos
« stages deuxième degré ». Le premier degré de formation est apporté par des C.E.P. (« camps écoles préparatoires ») ; on peut considérer que le
C.E.P. a pour but de donner un minimum de formation pour les activités « de base » aux aînés souhaitant la compléter, le Cappy permettant d’aller un
peu plus loin dans la prise de responsabilité. Les participants ont donc, en principe, franchi cette étape et ont une expérience de direction d’un clan.
C’est par rapport à cet objectif qu’il faut situer ce contenu.
Que constatons-nous ? En tout premier lieu, l’importance des « entretiens spirituels » et des instants de « mot d’ordre » après le lever des couleurs.
En ce qui concerne les premiers, il est possible que les entretiens spirituels soient liés à la présence sur le camp de participants issus des Éclaireurs
Unionistes qui en partagent la direction, mais les sujets abordés témoignent de la préoccupation constante chez les E.D.F. (et peut-être plus encore à
la F.F.E.) de mettre en évidence une spiritualité non uniquement religieuse : Jean Libman, qui a longtemps animé les groupes de réflexion des E.D.F.
sur ce sujet, semble en assurer la responsabilité au cours de ce camp.
Les sujets abordés vont dans ce sens : le premier concerne « la spiritualité des E.D.F. ? » - avec un point d’interrogation, pose une question : « l’idéal
scout est-il suffisant comme spiritualité » mais conclut que « la loi scoute doit être dépassée ». Ensuite, on va aborder :
- le rôle du dimanche « jour de vie spirituelle » pour le libre-penseur,
- le problème de la Foi, nécessaire et dangereuse mais « force »,
- le sentiment paternel et la joie de la paternité,
- l’art de vivre, la vulgarité et l’enthousiasme,
- la notion d’élite,
En ce qui concerne les « mots d’ordre », on peut y voir la proposition d’une « morale pour les jeunes » à diffuser dans les clans : n’oublions pas, en
effet, que ces réflexions ne sont pas destinés à former les participants, mais qu’elles s’adressent à des responsables chargés de les transmettre…:
- l’utilité, dans la vie du clan et par l’exemple,
- la pureté, prise dans son sens positif,
- l’optimisme,
- l'amitié scoute...
Les « topos » concernent, bien évidemment, le métier de chef de clan dans ses diverses composantes :
- le conseil de clan, les équipes,
- les activités du clan (camps volants, grands jeux, enquêtes),
- les techniques d’expression, l’art dramatique,
- le Routier et la politique,
- les cercles d’études,
- le chef de clan et le Mouvement,
- les programmes,
- le recrutement...
pour se terminer par une question de fond : la Route répond-elle aux besoin des jeunes ? en apportant une réponse de fond : la Route est un
Mouvement de jeunesse parmi d'autres, elle a un rôle propre qui en justifie l'existence. Et cette conclusion est confirmé par "Oncle Bob", Robert
Lafitte,grande figure du scoutisme unioniste.
Comme toujours dans les camps-écoles, les exposés théoriques sont complétés par des activités permettant de mettre en pratique les solutions
proposées, et d’en critiquer la réalisation. À noter plus particulièrement, dans cet esprit, la construction d’une exposition humoristique sur le thème du
« scouticisme » évoqué par la revue Esprit ; il en est d'ailleurs question à plusieurs reprises : compte tenu du rôle important joué, à cette époque, par la
revue et Emmanuel Mounier dans la réflexion sur la société à) construire, cette critique est, effectivement, à prendre en considération.
Une remarque au passage : pendant le camp, de nouvelles chansons sont apprises, beaucoup sont de William Lemit (les paroles sont notées sur le
carnet du stage, elles ne figurent pas encore sur le carnet de chant du participant) : le répertoire s'ouvre sur la nature, le folklore, la vie...
Au total, cette session de formation peut être considérée comme significative sur un autre plan : elle ne présente pas, dans sa conception, sa structure
et ses apports, beaucoup de différences avec les sessions "d'avant-guerre", ce qui pourrait signifier que la Route elle-même n'aurait pas beaucoup
évolué. Or les événements vont démontrer, à court terme - au cours des années suivantes - que le Routier n'est plus ce qu'il était, que cette prise en
charge par des "chefs" à partir d'une approche très scolaire, sera, bientôt, considérée comme inadaptée - que la Route est à l'orée d'une mutation
importante dont nous trouverons la trace dans la littérature de l'époque, mais aussi dans les orientations et les activités de la branche.
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