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Vincent Duguet

Oralité et enseignement au Mali en


2022 : trois situations pour une
évolution inéluctable ?

Master 1 : oralité

9 mai 2022
Introduction

Alors que j’étais au Mali pour finaliser un projet pédagogique, je me suis rendu compte que
ce projet pouvait difficilement faire l’objet du travail sur l’oralité que je voulais présenter. En effet,
il n’accordait pas de place réelle à l’oralité. En revanche, il était peut-être le signe que l’oralité tient
une place mineure dans l’enseignement des textes au niveau de l’école fondamentale au Mali, que
ce soit en neuvième année (la Troisième en France) ou en cinquième année (le CM2 en France).
Pourtant, au cours de ce même séjour, j’ai pu travailler avec des linguistes et des
informaticiens de l’université de Bamako sur des textes de griots de Bamako, ce qui pourrait
indiquer que l’oralité conserve une place importante, mais il s’agit en réalité du moyen de recueillir
des phrases bien construites, qui puissent servir de référence pour un bambara standard maîtrisé, ce
sont donc plus des maîtres de langue que des praticiens de l’oralité qui étaient recherchés. Cela
semblait confirmer que une partie de la la recherche et de l’enseignement négligeaient l’oralité,
notamment parce que cet enseignement était copié sur celui de l’ancienne puissance coloniale et
plus généralement sur les cursus des civilisations de l’écrit.
Ce sont finalement les jeux des enfants dans la cour des concessions où j’ai résidé qui m’ont
montré que l’oralité était vivante, sans pour autant avoir le statut prestigieux que possède la
« vraie » école, ou la « grande école ».
I - Retour sur la définition de l’oralité comme pratique
sociale

Toute pratique orale n’est pas de l’oralité. Une mère qui dispute son enfant s’exprime à l’oral
mais ne pratique pas pour autant l’oralité. L’invention de ce mot spécifique vise en effet à prendre
en compte la particularité d’une « littérature orale », c’est-à-dire d’une pratique orale à visée
esthétique qui puisse concurrencer la littérature écrite. Le néologisme vise implicitement à valoriser
des civilisations de l’oralité souvent déconsidérées par les civilisations occidentales actuelles de
l’écriture. Ce renversement a permis réciproquement de mettre en valeur des pratiques de l’oralité
qui étaient négligées, par exemple en France, où l’oralité existe à travers des concours d’éloquence
ou le slam.
Nous retiendrons donc ce critère de la visée esthétique comme nécessaire.
Cependant l’oralité se définit aussi comme une pratique sociale en situation, la co-présence de
l’énonciateur et de son public est l’autre critère nécessaire de l’oralité, ce qui nous rapprochera de
ce que nous appelons « spectacle vivant » en France. Écouter l’enregistrement d’un chanteur, ou
d’un griot, ne relève pas de l’oralité au même titre que la situation réelle d’énonciation de ce griot
devant son public comme un fait social, voire un fait de socialisation.
II - Un projet pédagogique réussi mais focalisé sur
l’écrit

Pour la quatrième année, j’ai mené un projet avec mes élèves de la Cinquième à la Troisième,
c’est-à-dire de douze à quinze ans, du collège Jean-Renoir de Bondy, en Seine-Saint-Denis et des
élèves de Seydoubougou de neuvième année, c’est-à-dire l’équivalent de notre Troisième, ainsi que
ceux de l’école Thierno Hadi Kontao de Ségou, en cinquième année, c’est-à-dire l’équivalent de
notre CM2.
Cette année une centaine d’élèves a participé à ce projet, issus de mes quatre classes, une
quinzaine d’élèves de Bamako et quatre de Ségou.
Nous avons abouti à un livre de 150 pages qui comporte une cinquantaine de textes. À chaque
texte, nous mettons la photo des auteurs et des autrices quand nous les avons. Le livre est sorti en
couleurs. Le financement est assuré par le conseil départemental de Seine-Saint-Denis. C’est moi
qui m’occupe de recueillir les textes, de maquetter le livre et de gérer les rapports avec l’imprimeur.
J’ai dû trouver aussi de l’aide auprès de différents spécialistes du bamanankan pour traduire un
certain nombre des textes, sans parvenir à ce que la totalité du livre soit bilingue cette année. L’un
des objectifs est de valoriser la culture malienne auprès des élèves de France et des locuteurs
bambaraphones y compris au Mali.
Je suis allé au Mali du 23 avril au 9 mai 2022 pour remettre un exemplaire à chaque auteur et
autrice. À l’occasion de la remise des livres à Seydoubougou, j’ai dit quelques mots en bambara aux
élèves pour les féliciter de leur travail et les inviter désormais à un deuxième travail qui consistait à
lire les textes des autres, de même que mes élèves avaient lu les leurs. Notre espoir est que voir un
Blanc parler bambara permette aux locuteurs natifs de valoriser cette langue. Pour autant, on ne
peut pas parler d’oralité ici puisque la langue répond dans ce cas à un besoin utilitaire et non
esthétique.
D’ailleurs, pour nous les enseignants, l’objectif était bien de leur faire travailler plus l’écrit
que l’oral et de leur proposer un projet attractif qui les fasse écrire. En effet, l’écrit est le domaine
où la sélection scolaire est la plus sévère, c’est l’épreuve éliminatoire des concours, par exemple,
alors que l’oral est situé ensuite pour choisir simplement parmi les candidats qui ont été pré-
sélectionnés par l’écrit.
Les élèves de Seydoubougou avec leur livre, dans la banlieue de Bamako.
III – Des griots au service du traitement automatique
des langues

A l’occasion de mon séjour, j’ai été sollicité pour corriger la partie française d’une
transcription d’enregistrement de griots de Bamako. Il s’agit d’une projet de « RobotsMali » en
partenariat avec l’INALCO, l’Académie malienne des langues (AMALAN) et une université des
Etats-Unis. Ici l’oralité des griots est nécessairement minorée dans le projet : trente griots de
Bamako ont été sollicités pour parler chacun une heure, soit trente heures : leurs messages portent
sur l’éducation, des histoires comme celles des parents d’El Hadj Omar Tall, celle de Garabamama
ou de Soundiata Keïta. Il ne s’agissait pas de travailler l’oralité en tant que telle mais de recueillir
des bases de données textuelles d’un bambara de bonne qualité.
Ces enregistrements ont ensuite été transcrits en alphabet bamanankan standard par des
doctorants en bamanankan de l’université de Bamako, et traduits en français sur une ligne
inférieure. Dix heures de ces enregistrements ont été mises dans le programme qui doit se charger
de procéder au traitement des vingt heures restantes. Un dernier travail consistera à corriger la base
de données issues des vingt heures restantes pour l’enrichir. L’objectif est d’alimenter un
programme qui fasse de la traduction automatique du bambara vers le français, ou vice-versa,
comme on peut le trouver pour les langues les plus parlées sur reverso, Google traductor ou encore
Deepl. Il est à signaler pour poursuivre l’exposé de Malik Marmonier que Google a collecté les
paroles de griots, en les rémunérant, pour alimenter les dispositifs où un utilisateur peut demander à
Google d’écouter un récit de griot.
Le statut de « maîtres de la parole » des griots est reconnu puisqu’ils sont ceux sur lesquels le
programme se base pour déterminer la langue standard correcte, non fautive. En revanche la
spécificité de l’oralité comme fait de société, voire de socialisation, est complètement niée puisqu’il
s’agit de ne garder que le message, coupé complètement de sa situation d’énonciation qui est
définitoire de l’oralité.
La dimension littéraire, esthétique, de leur travail est aussi négligé d’ailleurs puisqu’il s’agit
de constituer des bases de données linguistique. La répétition de la même phrase n’apporte rien à la
base de données alors que c’est un procédé récurent chez les griots. Ce sont donc bien les deux
dimensions de l’oralité qui disparaissent : la pratique sociale et la visée esthétique.
L'équipe qui travaille pour Robots Mali : des transcripteurs, un linguiste, un informaticien.
IV – La minorisation de l’oralité, un enjeu social sous-
estimé

J’étais donc bien en peine de trouver des exemples d’oralité quand j’ai vu que la petite fille de
la famille, de quatre ans, allait au « jardin » et avait appris une « resitasiyon », mais j’ai dû
déchanter : c’était en français, pour apprendre les parties du corps.
Finalement, ce sont les enfants dans la cour de la concession à Bamako qui m’auront ramené à
l’oralité en jouant à un jeu où l’un demande « tu kɛ n na ? » (fais-moi un « tfou ») et où les autres
répondent « ayi » ou « ɔwɔ », qui est le signal pour aller se cacher. Il y a bien ici une pratique
sociale et une utilisation contrainte de la langue qui est dans nos trois exemples celle qui se
rapproche le plus de l’oralité, même si l’esthétique n’est pas aussi aboutie que celle des griots, cela
va de soi. À un autre moment, se disputant pour des téléphones portables factices, chacun des deux
enfants en avait pris un et la première dit « a kelen ta ye », ce que l’autre aussi a répété. Cela
m’amène à supposer que chez le tout petit enfant, la fonction poétique du langage vient très tôt chez
les enfants, et c’est plutôt l’apprentissage de la langue comme véhicule de la pensée qui va
supprimer les effets esthétiques qui plaisent au début, en particulier les répétitions auxquelles les
enfants aiment se livrer. N’est-ce pas cette fonction poétique du langage que l’enfant utilise au
début quand il répète ba bé ba bo, où les sons n’ont pas d’autres fonctions que le plaisir esthétique
de cette répétition ? C’est ce que je pense pouvoir dire de l’observation d’un autre enfant, d’un an,
dans la concession de Ségou où j’ai également séjourné.
Le petit Mori Koné fait Ba bé bi bo
Cependant cet exemple n’infirme pas le constat que nous avons fait sur la minorisation de
l’oralité : les jeux d’enfants ne sont pas valorisés, ils peuvent difficilement entrer en concurrence
avec le prestige de l’école ou de l’université.
Il nous faut d’ailleurs en tirer une remarque qui vaut au-delà du Mali : il était fréquemment dit
que les élèves en France étaient meilleurs à l’oral qu’à l’écrit, voire que les élèves des quartiers
populaires pouvaient être plus à l’aise dans ce domaine que ceux des quartiers favorisés. Or, mon
expérience cette année, m’a amené à constater que la qualité de l’oral baissait chez mes élèves de
Bondy. J’ai pu le constater à travers des jeux de rôle qui sont au programme où les élèves doivent
interpréter un personnage et débattre notamment sur des questions liées à l’écologie, mais on peut
leur faire jouer le même type d’exercice en histoire où ils représentent différents chefs d’État qui
négocient. Un oral de stage a également lieu, qui a démontré la même difficulté. On peut en déduire
que la pratique spontanée de l’oral en dehors de l’école n’est plus suffisante et qu’il faut que l’école
assure aussi l’entraînement à cette pratique.
La maîtrise de l’oral est en effet un enjeu majeur, y compris pour la société : Aya Cissoko, qui
a été championne du monde de boxe a rencontré mes élèves et à la question de savoir si elle s’était
déjà battue dans la rue en utilisant ses compétences en boxe, elle a répondu que la parole est
souvent la meilleure solution. Elle a noté que l’on trouve fréquemment dans les groupes de jeunes
celui qui ne se bat jamais mais dont les réparties font qu’on ne lui cherche pas de problème. Les
mots permettent ainsi d’éviter les maux.
L’inconvénient de la minorisation de l’oralité a donc des conséquences dans la civilisation de
l’écrit qui est la nôtre : perte des pratiques sociales que l’on pouvait connaître autour du conte, donc
de la transmission, perte de cette partie des rapports entre grands-parents et petits-enfants, mais
aussi baisse de la qualité de la pratique orale.
Cela ne signifie pas que l’oralité a cessé d’exister en France, et y compris dans sa visée
esthétique : on le trouve dans des cadres sociaux aussi éloignés que les concours d‘éloquence
auxquels se livrent les étudiants des grandes écoles ou encore, à l’opposé, dans la culture populaire
contemporaine à travers des joutes de slam.
Conclusion

Si le travail mené avec mes élèves a nourri la motivation des intéressé.e.s et a constitué un
encouragement important en France et au Mali, on ne peut pas dire qu’il a permis une amélioration
de l’oralité des élèves. Quant au travail des griots, il constitue un trompe-l’œil puisque ce ne sont
pas les caractéristiques de l’oralité qui intéressent les promoteurs de « Robots Mali » mais les
caractéristiques linguistiques des productions. Enfin, la présence de l’oralité chez les enfants ne
peut pas rassurer parce qu’elle témoigne justement du caractère minoré de l’oralité dans le champ
éducationnel malien.
De ces éléments, nous tirons une idée pour l’année prochaine : organiser non pas un recueil de
textes mais varier l’exercice en échangeant des vidéos à travers Whatsapp ou Zoom entre élèves du
Mali et de la France. Nous renoncerons à les enregistrer pour garder le caractère unique de chaque
prestation qui définit l’oralité.
Table des matières
Introduction..........................................................................................................................................2

I - Retour sur la définition de l’oralité comme pratique sociale...........................................................3

II - Un projet pédagogique réussi mais focalisé sur l’écrit...................................................................4

III – Des griots au service du traitement automatique des langues......................................................6

IV – La minorisation de l’oralité, un enjeu social sous-estimé............................................................8

Conclusion..........................................................................................................................................10

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