Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Sophie Jehel
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
Sophie Jehel, Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Paris 8, CEMTI.
Nous souhaitons dans cet article exposer les résultats d’une recherche menée entre 2015 et 2017 sur les
stratégies des adolescents face aux images numériques violentes, sexuelles et haineuses en nous concen-
trant sur les pratiques des adolescents les plus vulnérables, en particulier ceux suivis par la Protection
judiciaire de la jeunesse ou par des associations de l’Aide sociale à l’enfance. Nous souhaitons éclairer
la question de l’emprise des images sur les adolescents : dépasser la question de l’amour et de la haine
des images, qui suppose un pouvoir des images, donc une emprise, à laquelle le public se laisse aller
ou résiste au nom de ses goûts et de ses valeurs, pour interroger la possibilité d’une déprise par le
développement d’autonomie et de « capabilités » face aux images violentes, sexuelles ou haineuses.
In this article we set out the results of some research done between 2015 and 2017 on the strategies
of teenagers faced with violent, sexual and hate-filled images, concentrating on the practices of the
most fragile teenagers, in particular those monitored by the judicial youth protection or child welfare
services. We seek to throw some light on the issue of the stranglehold images have over teenagers :
to go beyond the question of loving and hating images, which supposes that images have power and
therefore influence, to which the public either gives in or resists based on their tastes and values, to
examine the possibility of a detachment through the development of autonomy and "capabilities" in
the face of violent, sexual and hate-filled images.
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
1. Voir les explications méthodologiques dans le rapport, Jehel Attigui. Rapport de recherche financé par la mission de
S. Les adolescents face aux images violentes, sexuelles et hai- recherche Droit et Justice, la Fondation de France, la Ligue
neuses : stratégies, vulnérabilités, remédiations. Comprendre de l’enseignement, l’UNAF, les CEMEA, janv. 2018, https://
le rôle des images dans la construction identitaire et les lc.cx/QpRr,400p.
vulnérabilités de certains jeunes, avec le soutien de Patricia
Notre seconde hypothèse était celle d’une autres adolescents. Nous chercherons ensuite
difficulté de certains adolescents à se distan- à dégager les principales questions que posent
cier des images du fait de difficultés de sym- aux éducateurs (entendus ici au sens large)
bolisation. Pour tester ces deux hypothèses, l’accompagnement des pratiques numériques
nous avons étudié les modalités de consom- et de la consommation d’images violentes
mation des images violentes, sexuelles et par les adolescents.
haineuses, la place de ces images dans leur
culture médiatique, les médiations parentales
développées dans l’enfance et leur rapport à 1 - Les tactiques adolescentes
la lecture et à l’écrit. Notre troisième hypo- face aux images violentes,
thèse était celle du potentiel éducatif que sexuelles et haineuses
représente le travail d’élaboration avec les
adolescents autour des images, des émotions
qu’elles suscitent. Elle a été testée par des 1.1 Typologie des quatre tactiques
ateliers dans la seconde phase du projet. principales
La diversité de notre échantillon nous a Pour rendre compte des attitudes déve-
permis de mettre en évidence la nature des loppées par les adolescents face aux images
épreuves que la diffusion non-stop d’images qu’ils définissaient eux-mêmes comme vio-
fixes ou animées sur les plateformes numé- lentes, sexuelles ou haineuses, nous avons
riques et la sollicitation desdites plateformes construit une typologie de quatre tactiques
pour réagir et développer une expression idéal-typiques : l’adhésion aux images,
personnelle pouvaient constituer pour les l’indifférence, l’évitement, l’autonomie.
adolescents, y compris les plus favorisés L’adhésion aux images consiste à les regar-
(Jehel, 2018 A). Elle nous a aidés à com- der de façon irrépressible, sans pouvoir en
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
]
adolescents issus des mêmes milieux sociaux par les adolescents face aux images qu’ils
définissaient eux-mêmes comme violentes, sexuelles
et culturels. ou haineuses, nous avons construit une typologie
Nous présenterons dans un premier de quatre tactiques idéal-typiques : l’adhésion aux
temps les traits caractéristiques de leur images, l’indifférence, l’évitement, l’autonomie. »
rapport aux images numériques violentes,
sexuelles et haineuses. Certains de ces traits les émotions contradictoires que procurent
n’ont bien sûr pas échappé aux éducateurs ces images. L’adhésion aux images constitue
qui les accompagnent, même s’il leur est un risque majeur pour de nombreux adoles-
parfois difficile de les situer par rapport aux cents. Cette attitude peut se rencontrer à
différents degrés : au premier degré, elle se groupe 03. Le dégoût ou la peur peuvent aussi
caractérise par le fait de prendre une image contaminer toute proximité avec les réseaux
pour une réalité brute, sans porter attention socionumériques et conduire à se déconnecter
à sa nature de représentation, elle peut aussi de ses comptes sociaux, voire de tout l’inter-
consister à se sentir envahi mentalement par net. Plusieurs adolescents du groupe 03 l’ont
des images, au point de ne plus pouvoir agir évoqué. La quatrième attitude identifiée est
pendant un certain temps. L’adhésion aux celle de l’autonomie. Nous l’avons définie
images pornographiques en tant que croyance comme la capacité de choisir de voir ou de
d’un accès à « la » réalité de la sexualité, voire ne pas voir de contenus violents, sexuels ou
le développement de formes de dépendance haineux, de discriminer selon leur nature
ont été attestées par de no mbreux garçons. (information ou jeu), et de les aborder en tant
La seconde tactique est celle de l’indiffé- que représentations. L’autonomie est rarement
rence, à force d’en voir. Ils descendent leur complète, mais nous avons pu en trouver des
fil d’actualité sans interrompre ni commen- éléments dans le discours des adolescents.
ter le flux d’images violentes ou sexuelles. Elle manifeste une capacité d’émancipation
Cette indifférence s’accompagne d’un senti- par l’analyse et la réflexivité sur ses émotions
ment d’impuissance et d’une peur diffuse des et sur ses actes, qui relève d’une « capabi-
rétorsions au cas où ils s’opposeraient aux lité » au sens développé par A. Sen (1999)
messages violents, en les signalant ou en se et M. Nussbaum (2011). C’est principalement
séparant de certains contacts. La troisième le recul critique, la capacité d’expression et
stratégie identifiée est celle de l’évitement. de cohérence des actes et des pensées qui
Elle est plus stratégique et volontariste. Nous ont été appréciés. Des adolescents en ont
avons différencié deux modalités d’évitement, fait preuve dans chaque groupe.
un évitement pragmatique et un évitement
1.2 L’emprise des images et leur
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
a renforcé l’occurrence d’images susceptibles les deux tactiques, dans l’attribution d’un
de choquer, par leur violence, leur crudité, fort pouvoir aux images. L’interdit sur les
leur réalisme. L’accroissement de la place des images sexuelles qui pèse très fortement sur
faits divers dans les journaux TV (InaStat les filles qui revendiquent une culture reli-
2013), de la place du genre policier et de la gieuse (musulmane 2) s’explique principale-
téléréalité dans les grilles de programmes des ment par le risque réputationnel. Celle qui
chaînes en témoignent. Sur les plateformes en regarde ces images est supposée être passée
ligne la vitesse de circulation et la popularité à l’acte, ce qui représente une transgres-
des images à travers le nombre de partages sion de la norme du groupe. L’ampleur de
et le nombre de vues sont favorisés par les la présence des images sexuelles dans leur
algorithmes (Cardon 2015) et privilégient la environnement, sur les portables des garçons
circulation des images étranges (Vosoughi et notamment, conduisait de nombreuses filles
al. 2018), mais aussi violentes ou sexuelles et quelques garçons à des postures d’évite-
pour maintenir l’attention dans le « régime de ment rigoriste – sa finalité étant de proté-
l’alerte » qui est le leur (Boullier 2009). Face ger la réputation (la « pureté »), comme si
à celles-ci, les adolescents se laissent capter l’image sexuelle portait en elle un pouvoir
(adhésion) ou construisent des postures de de salissure.
rejet (évitement), notamment. Le rapport
]
« L’interdit sur les images sexuelles qui pèse
aux images comme aux contenus médiatiques
très fortement sur les filles qui revendiquent
est en effet variable, pluriel comme toute une culture religieuse (musulmane) s’explique
la sociologie des médias a pu le montrer principalement par le risque réputationnel. »
depuis Lazarsfeld. Les images requièrent une
attention, qui peut stimuler une adhésion, Nous avons observé que la posture
mais leur rencontre déclenche aussi un de l’évitement dogmatique du sexuel pou-
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
2. La construction de notre terrain faisant une part importante rigoriste de l’islam sans équivalent parmi les jeunes (rares)
tant dans le groupe 03 que dans le groupe 02 aux jeunes qui ont mentionné leur affiliation à une religion chrétienne.
d’origine maghrébine et de culture musulmane, nous a conduit Il ne s’agit pas néanmoins de la position de tous les jeunes
à des observations relatives à l’interdit de la sexualité hors d’origine maghrébine que nous avons rencontrés, loin de là.
mariage, et à la norme hétérosexuelle dans une conception
intrafamiliales) et l’anomie d’un univers ont également fait preuve. Dans le groupe
numérique facilitant l’accès à des représenta- 01 c’est une stratégie d’autonomie par
tions sexuelles en complet décalage avec ces intellectualisation qui prévaut. Les émotions
normes et autorisant des échanges agressifs subjectives restent généralement tues,
et sexistes. Pour les jeunes musulmans, qui dominées par l’argumentation et l’analyse
revendiquent une posture stricte d’interdit du contexte des images et de leur valeur
du sexuel avant le mariage, cet écartèlement esthétique, qui correspond à une forme de
peut constituer un terreau pour l’adhésion à rationalisation des émotions, au risque de
des formes de répression violentes contre les leur assèchement (Illouz 2006). La mise en
filles et les comportements homosexuels 3. retrait de la subjectivité conduit néanmoins
L’adhésion aux images violentes peut nourrir ces adolescents à ne pas s’engager dans des
(ou signifier) une adhésion à la répression procédures de signalement. C’est dans le
des comportements sexuels par la violence groupe 02 et dans le groupe 03B que nous
physique. avons rencontré des adolescents ayant signalé
des vidéos contraires aux valeurs de justice
1.3 Quelles formes d’autonomie auxquelles ils étaient attachés (vidéos de
face aux images violentes ? viol ou de violences contre des enfants),
Certains jeunes adoptent néanmoins des les adolescents manifestant alors une forme
postures tout à fait différentes et manifestent d’autonomie plus active et un souci de
des formes d’autonomie face aux images. solidarité.
Dans tous les groupes, l’écrit est apparu
« Dans tous les groupes, l’écrit est apparu
comme une protection et un appui : par
[
comme une protection et un appui : par la
lecture des commentaires ou des articles liés à la lecture des commentaires ou des articles
des vidéos, qui permettent de les contextualiser liés à des vidéos, qui permettent de les
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
3. Notre guide d’entretien ne prévoyait pas de questions croyants d’autres religions, mais aussi entre jeunes musul-
sur l’affiliation religieuse, les déclarations sont donc venues mans selon leur degré d’affirmation de leur croyance a été
des jeunes eux-mêmes. Seul-e-s les plus croyants nous en observée dans d’autres enquêtes, comme celle de S. Roché et
ont fait part, lorsque cela leur permettait d’expliquer leurs al., Les adolescents et la loi, CNRS, 2016 EnqueteCNRS_ado-
pratiques numériques. La différence de conception de la lescents-et-loi_Rapport_2016-02-07.pdf, p. 120-124, télé-
liberté sexuelle entre les jeunes de culture musulmane et les chargeable sur le site http://www.les-adolescents-et-la-loi.fr/
Les adolescents protégés pendant leur enfance rencontre de tuteurs de résilience. Armelle,
vis-à-vis des images violentes, sexuelles et rencontrée en établissement pénitentiaire,
haineuses, ou dont les parents ont limité les est sans doute la plus exemplaire. Elle sait
consommations médiatiques sont plus souvent expliquer de façon assez claire ses pra-
capables de démarches autonomes. Leur tiques numériques, faites de prudence dans
sensibilité davantage préservée dans l’enfance le nombre de ses contacts sur Facebook et
reste plus forte à l’adolescence, mais peut, dans ses publications, donner un point de
avec la maturité, construire une réflexivité sur vue sur le traitement des femmes comme
leurs pratiques numériques. Les conversations objets pour les hommes aussi bien dans la
régulières avec l’entourage les parents ou les société que dans certaines représentations,
frères et sœurs, se sont révélé aussi un facteur comme dans la pornographie ou dans des
d’autonomie déterminant. Elles peuvent publicités présentées en atelier. Sa capacité
encourager un rapport d’empathie au monde intellectuelle, remarquable aussi bien à nos
qui se poursuit sur les plateformes en ligne, et yeux qu’à ceux de ses enseignants, a été
préparer la capacité d’une « pensée située », alimentée par un lien fort et précoce avec la
la capacité à se mettre à la place de l’autre, lecture et la rencontre avec des enseignants,
en acceptant sa propre vulnérabilité et celle plus que par des médiations parentales plutôt
de l’autre (Nussbaum 2011, p. 48, 50, 54) et déficientes, qui n’ont pas su la protéger de
en étayant un sentiment de solidarité. violences physiques et sexuelles, ni de l’em-
La distinction entre le régime d’image prise qu’elle a subie. L’autonomie de Bastien,
informationnel et le régime fictionnel est rencontré en milieu ouvert, s’est construite
apparue en revanche insuffisante pour avec le dialogue avec son éducateur. Pour
construire des démarches autonomes. Elle plusieurs jeunes filles (Founey, Calliopée, et
représente certes une première étape pour Adelaïde, groupe 03B) l’accompagnement de
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
]
« L’expérimentation d’images ultra-violentes,
ou haineuses : adhésion par dissociation, par faciles d’accès, viennent renforcer l’insensibilité
sidération, par jouissance, par rationalisation. aux violences et aux victimes. »
Elles sont associées à des formes de travail
émotionnel différentes (Jehel 2018 B). Adhésion par sidération
L’adhésion peut se traduire par des phé-
Adhésion par dissociation nomènes de sidération et de mutisme. C’est
Nous avons suscité l’analyse d’images parfois la marque de l’écho de traumatismes
fixes extraites de différents genres de pro- personnels non interprétés. La difficulté à s’en
grammes dans les ateliers : saynètes de jeux distancier et la fascination ressentie semblent
vidéo d’action, films ou talkshows. Dans les bloquer le processus même de la pensée. Tel
jeux vidéo, le registre ludique crée une dis- était le cas d’Adel (groupe 03 A), un adoles-
tance qui permet d’adhérer à des discours vio- cent énigmatique et peu bavard avec les édu-
lents, machistes, voire racistes, sans en prendre cateurs 4. Il nous a montré un site où circulent
conscience. Il offre une zone de protection des vidéos de meurtres liés à Daech, « gore-
vis-à-vis de la morale qui permet de dimi- grish.com ». Après avoir visionné le meurtre
nuer le poids des interdits et d’accepter des d’un homme à terre, dans lequel des hommes
discours avec lesquels, dans d’autres espaces, enfonçaient des poignards, sans ciller des yeux,
les sujets pourraient être en désaccord. Placés il nous a déclaré « maintenant ça m’intéresse
face à des images dans lesquelles les joueurs pas trop », sans pouvoir formuler le moindre
écrasent des piétons, tirent dans le dos d’un commentaire ni exprimer une émotion.
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
Le gangster de fiction (Tony dans Scarface, principalement de jeunes qui jugeaient que la
Mesrine) peut jouer le rôle d’une figure transgression d’un interdit partagé dans leur
idéale. Dans l’adhésion à cet imaginaire, communauté religieuse justifiait une telle
se conforte l’amour des forts, le mépris sanction (groupes 02 et 03). Deux jeunes
des « victimes », que nous avons appelé (groupe 03A) approuvaient l’assassinat des
« dyspathie » pour les faibles. L’adhésion aux caricaturistes de Charlie Hebdo au nom de
images peut même conduire certain-e-s à une leur « blasphème », considérant que toute
forme d’ivresse dans la destruction des corps. la violence des autres attentats y puisait son
Nous l’avons entendu lors de l’entretien avec origine. Les formes d’emprise des images
Gaiden (groupe 02) qui aimait jouer à des violentes sont donc nombreuses et la tâche
jeux « gore ». Apollina (groupe 03) détenue des éducateurs pour favoriser des formes
en EPM, à la fin de sa peine débordait encore d’autonomie complexe.
de la haine de « sa » victime. Elle déclarait
vouloir la détruire quand elle sortirait, et
nous racontait le plaisir qu’elle avait eu à 3 - Les postures des éducateurs
la frapper. Elle nous en a parlé comme s’il face à la consommation d’images
s’agissait d’un film. Sur le web, elle aimait numériques
regarder des vidéos de bagarre de filles, pour
apprendre à « mettre un KO », mais aussi
des vidéos de viols et d’agressions. 3.1. La conscience d’une
consommation dérégulée des
images
Adhésion à la logique punitive
et radicalisation cognitive Les éducateurs qui interviennent dans le
L’adhésion aux images violentes peut cadre de la Protection judiciaire de la jeunesse
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
répandues (Bastard 2017) ? Certains éducateurs les mêmes plateformes. C’est vrai également
ont néanmoins évoqué la possibilité que les d’éducateurs issus des classes populaires, qui
adolescents se connectent sur leurs comptes ont construit des postures autonomes en
pendant leurs entretiens, comme cela arrive s’éloignant des contenus médiatiques qu’ils
déjà pour les éducateurs travaillant dans la considèrent comme peu favorables à l’édu-
protection de l’enfance. Certains ont évoqué cation de leurs enfants.
des problèmes administratifs s’ils constataient Certains éducateurs développent des
des publications illégales. Dans l’état actuel postures de dénégation. Il s’agit probable-
des choses, les éducateurs ne considèrent ment d’une réaction à l’ampleur des déré-
donc pas les publications sur internet comme gulations comportementales et à la difficulté
faisant partie des activités pour lesquelles de l’accompagnement d’adolescents fragiles,
un accompagnement serait nécessaire, alors dans un environnement numérique qui vise
que la médiatisation d’activités illégales peut avant tout à stimuler l’impulsivité (Stiegler
constituer un danger pour ces jeunes ou pour 2008) et les affects (Alloing et Pierre 2017).
autrui. Certains semblent mal apprécier les diffé-
Les éducateurs les plus proches des rences de situation des adolescents selon
jeunes, notamment les éducateurs de rue, leur équipement social et scolaire, et les
étaient souvent informés de la circulation des vulnérabilités que le numérique fait cumu-
images violentes, sexuelles ou haineuses sur ler aux adolescents dont ils ont la charge.
leurs comptes, mais ils se sentaient parfois D’autres ont eu tendance à relativiser l’am-
« manipulés », voire agressés par la mons- pleur du harcèlement des filles sur les RSN,
tration d’images cruelles par les jeunes. Ils ou des violences « éducatives » publiées
sont conscients de l’impact destructeur que par des parents sur YouTube. La dimension
cela peut avoir sur les plus jeunes et de la régressive de ces phénomènes d’humiliation,
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
Dans les ateliers, les professionnels de la par la médiatisation des attentats, rendent
Protection judiciaire ont souvent évoqué leur parfois très difficile pour les professionnels
sentiment d’impuissance devant la force des d’aborder la question des violences et des
processus numériques, déclarant à plusieurs intégrismes religieux. Malgré l’ensemble des
reprises : « On est un peu démunis ». La difficultés éprouvées et exprimées, les pro-
viralité des messages, la faible régulation des fessionnels ont évoqué un grand nombre de
plateformes leur donnent l’impression qu’il pistes de travail, notamment dans les ateliers.
est difficile d’agir pour responsabiliser les
usages. La difficulté des pouvoirs publics à 3.3 Les pistes d’action
agir sur des activités particulièrement illé- Du côté de l’éducation nationale et
gales comme les sites de revente de drogue des associations périscolaires, de nombreux
participaient d’un constat de l’impuissance dispositifs et ressources existent en ligne 6.
publique 5. Certains professionnels ont évo- Dans les structures de la Protection judi-
qué les contradictions de notre société qui ciaire, l’éducation au numérique semble
excite les enfants et les adolescents au travers en difficulté : les éducateurs ont évoqué
des médias, de la publicité, de l’hypersexua- peu d’actions en cours, mais proposé de
lisation des corps dans la téléréalité, ou de
]
« Dans les structures de la Protection judiciaire,
l’accès aux sites pornographiques, mais qui
l’éducation au numérique semble en difficulté :
renforce régulièrement la législation pour les éducateurs ont évoqué peu d’actions en
réprimer les actes sexuels, judiciarisant par- cours, mais proposé de nombreuses pistes. »
fois des gestes qui auraient donné lieu dans le
passé à des formes de régulation plus douce. nombreuses pistes. En établissement péni-
Face aux jeunes détenus, le sentiment tentiaire pour mineurs 7, le non-accès des
des professionnels varie entre une tendance jeunes détenus à internet, pour des raisons
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
5. Drogues, armes : les sites de vente illégaux se profession- internetsanscrainte.fr, mediaeducation.fr., http://enfants-me-
nalisent, Le Monde, 23 sept. 2014. Des millions de bitcoins, dias.cemea.asso.fr/
des drogues et des armes… la fin des sites de vente AlphaBay 7. Nous nous appuyons pour faire ces constats sur le fonction-
et Hansa, Le Monde 20 juill. 2017. nement d’un EPM qui faisait partie des terrains de l’enquête,
6. Parmi les nombreux sites qui les recensent : le site du et des informations qui y ont été recueillies entre juin 2015
Clemi, celui d’eduscol.education.fr, educavox.fr, educnum.fr, et nov. 2016.
]
aides précieuses pour les adolescents face au « Les activités éducatives mises en place face
aux circulations des images semblent souvent
bombardement émotionnel que représente la
insuffisantes pour aider les adolescents à se
rencontre volontaire ou involontaire avec retrouver dans le labyrinthe de leurs émotions. »
ces images. Le travail sur l’expression des
émotions dans leur lien avec les valeurs que
partagent les jeunes semble nécessaire pour techniques de publication et intériorisation
développer leurs capabilités face aux médias des normes juridiques semble nécessaire au
numériques. Les professionnels que nous vu des différents constats. Mais il requiert, et
avons eu la chance de rencontrer au cours les professionnels s’en rendent bien compte,
de cette enquête ont souvent éprouvé un sen- un investissement supplémentaire au-delà de
timent d’impuissance voire de désarroi face à leurs activités régulières.
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)
Bibliographie
Alloing C., Pierre J. (2017), Le web affectif. Une économie numérique des émotions, Bry-
sur-Marne, INA.
Bastard I. et al. (2017), « Facebook, pour quoi faire ? Configurations d’activités et
structures relationnelles », Sociologie, vol. 8, p. 57-82.
Bonelli L., Carrié F. (2018), Radicalité engagée, radicalités révoltées - Une enquête sur les
mineurs suivis par la protection judiciaire de la jeunesse, Ministère de la Justice, Paris, la
Documentation française.
Boullier D. (2009), « Les industries de l’attention : fidélisation, alerte ou immersion. »
Réseaux no 2, vol. 154 p231-246.
Cardon D. (2015), À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data. Paris, Seuil.
Citton, Y. (dir.) (2014), L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme ? La
Découverte, Paris.
Hall S. (1994), « Codage/décodage », Réseaux, no 68, p. 27-39.
Illouz E. (2006), Les sentiments du capitalisme. Paris, Seuil.
Ina Stat (2013), Le baromètre thématique des journaux télévisés, no 30, juin 2013.
Jehel S (2018A), « La mise à l’épreuve des adolescents sur les réseaux sociaux numériques »
conférence invitée, colloque international et interdisciplinaire, Sauver les jeunes des médias
sociaux, Lerass et LPS-DT Université Toulouse, ESPE Midi Pyrénées, 22 novembre 2018
(en cours de publication).
Jehel S. (2018B), « L’adhésion aux discours meurtriers. Analyse de la réception par les
adolescents des images violentes, sexuelles et haineuses diffusées en contexte médiatique
néolibéral », colloque Cerisy, L. Aubry, G. Patino-Lakatos, B. Turpin « Les discours
© Dalloz | Téléchargé le 05/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.63.207.202)