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L'attentat de Sarajevo 1914

La "Jeune Bosnie" et la "Main noire"

Le 28 juin 1914 à Sarajevo l'héritier du trône d'Autriche-Hongrie, l'archiduc


François-Ferdinand, fut assassiné dans un attentat perpétré par un jeune Bosnien, membre
de l'organisation révolutionnaire nationaliste connue sous le nom de Jeune Bosnie.
Aboutissement d’une crise chronique engendrée par la pacification imposée à la Bosnie-
Herzégovine de la part de la Double monarchie, cet assassinat politique marqua le prélude
de la Première Guerre mondiale.
Au-delà d'un contexte international chargé de lourds contentieux persistants entre les
grandes puissances et ponctué de crises à répétition à l'approche de la Grande Guerre
(guerres des Boxers, des Boers, Italo-turque, Balkaniques 1912-1913, crise d’annexion de
1908, la crise marocaine), la crise bosniaque présentait aussi des spécificités balkaniques,
dues à une recomposition majeure des rapports des forces dans la région.
Le Congrès de Berlin (1878) avait canalisé le démantèlement progressif de la
Turquie européenne au profit de l’Empire austro-hongrois avec l’assentiment de la Russie,
tout en tenant la bride courte (ou la dragée haute !) aux petites nations balkaniques alors en
voie d'émancipation. Le résultat de cette politique fut notamment le protectorat imposé à la
Bosnie-Herzégovine, puis l'annexion de celle-ci, perpétrée en 1908 par l'Autriche-
Hongrie1. Cet acte unilatéral était loin de faire l’unanimité au sein de la nouvelle
acquisition de la couronne, qui comptait alors une population à majorité serbe, ainsi qu'une
partie importante de population musulmane, qui se voyait ainsi définitivement détachée
contre son gré de la Turquie.
La double Monarchie se trouvait elle-même en pleine crise de mutation en raison des
difficultés croissantes qu’elle rencontrait face à des mouvements nationalistes qu'elle
parvenait de plus en plus difficilement à contrôler. Dominée par une minorité
germanophone, puis germano-magyare depuis 1867, la gestion dualiste de cet Empire
multinational, éthniquement et confessionnellement le plus hétérogène d'Europe, était
toujours plus contestée par l'important élément slave que le rattachement de la Bosnie
venait de renforcer.
C'est aussi pour cette raison que les victoires qui furent remportées par les nations
alliées lors des Guerres balkaniques (1912-1913) furent accueillies par une importante
partie des Slaves austro-hongrois comme une revanche libératrice.
Organisée dans un cadre officiel, comprenant une visite aux manœuvres militaires
qui se déroulaient à la frontière de la Serbie, la visite de l'archiduc d'Autriche était ressentie
par la population serbe comme le point culminant d’une provocation après les décennies de

1 Qui fut "une autre question d'Alsace-Lorraine", cf. M. Ferro, La Grande Guerre
1914-1918, Editions Gallimard 1969, p. 38.
2
vexations qu’elle avait dû subir de la part de « l'archi-dynastie » (Erzhaus) viennoise. Le
comble de l'affront était dans la date choisie pour cette visite de l'héritier du trône. Le 28
juin est, en effet, la date de la fête nationale serbe, celle de la bataille du Kosovo en 1389.
Ce choix fut ressenti un peu comme si le monarque britannique s’était rendu à Dublin le
jour de la saint Patrick.
Il serait difficile d'imaginer un contexte à tous points de vue plus propice à un
assassinat politique, d'autant qu'une série d'attentats avait précédé en Bosnie celui du 28
juin 1914. Cela rend d'autant plus difficile à comprendre la faiblesse de service de sécurité,
l'Etat-major refusant qu'un cordon militaire assure la protection du convoi officiel, alors
que des rumeurs de complots et d'attentat couraient déjà depuis la fin mai à l'approche de
la visite de l'archiduc. Les notables catholiques et musulmans ayant préconisé un
ajournement de la visite prévue à cette date, ils avaient proposé en dernier recours
d'organiser un cordon de sécurité avec leurs hommes. Les autorités refusèrent cette offre et
le service d'ordre ne fut assuré que par 112 policiers et 11 détectives de Sarajevo2.

L’attentat
À l’heure des faits, sept jeunes terroristes sont présents sur les lieux du drame, le
trajet du convoi officiel ayant été publié la veille. Disposés le long du parcours du convoi,
armés de bombes et de revolvers, ils battent la semelle depuis plus d'une heure, lorsque les
six voitures dont la troisième transporte l'archiduc s'engagent sur le Quai d'Apel. Après
avoir demandé à un policier dans quelle voiture se trouve l'archiduc, Nedeljko Åabrinoviç3
lance une bombe qui ricoche sur l'automobile visée et explose sous la voiture suivante. Une
vingtaine de personnes sont blessées dont plusieurs officiers, alors que l'archiduchesse est
à peine égratignée. Le convoi modifie son trajet afin que l'archiduc puisse rendre visite à
l'hôpital aux officiers qui venaient d'être blessés. N'ayant pu agir lors du précédent passage
à cause de la vitesse de la voiture visée, c'est au retour du convoi que Gavrilo Princip tire
depuis le trottoir et atteint l'archiduc et son épouse qui meurent de leurs blessures sur la
route de l'hôpital. Deux hommes qui se trouvaient à côté de Princip au moment où il
déchargeait son revolver l'ont protégé contre les premières réactions des forces de l'ordre.
Les deux exécutants sont arrêtés immédiatement et empêchés de se suicider4.

2 M. Ekmeéiç, Stvaranje Jugoslavije 1790-1918 (La création de la Yougoslavie


1790-1918), t. 2, Belgrade 1989, p. 689-690.
3 Ouvrier typographe, syndicaliste socialiste, anarchiste et athée, Cabrinoviç avait
évoqué, dans une lettre d'adieu écrite la veille, la date de la visite de l'archiduc comme
motif de son acte ("C'est la Vidovdan. Te le souviens-tu du serment de Miloè ?"). Selon la
tradition populaire, Miloè était le nom de ce chevalier serbe qui assassina le sultan Murad
lors de la bataille de Kosovo, le 28 juin 1389.
4 V. Dedijer, Sarajevo 1914, Belgrade 1966, p. 25-32, 529-540.
3
Un véritable guet-apens mortel avait été disposé pour l'héritier du trône, alors que les
terroristes faisaient preuve d'une singulière désinvolture. Le dilettantisme et la résolution
des jeunes terroristes sont bien à l'image de l'organisation à laquelle ils appartenaient.
L'attentat avait été préparé peu de temps auparavant à l'initiative d'un groupuscule de
membres de la "Jeune Bosnie". À cet effet ils avaient mis sur pied une cellule terroriste
ultra-secrète, "La vie ou la mort" qui n'acceptait que les Bosniens. Grâce à l’appui de la
"Main noire", ils purent obtenir des armes, ainsi que l'aide nécessaire pour les faire passer
en Bosnie. Au mois de mai 1914, avant de quitter Belgrade, Trifko Grabeà rencontre le
major Vojin Tankosiç, lui-même Bosnien, membre de la "Main noire", proche
collaborateur d'Apis et spécialiste des unités paramilitaires qui menaient des actions de
guérilla en Macédoine et en Bosnie. À l’approche des faits, Tankosiç aurait tenté de
stopper l'exécution de l'attentat, mais les jeunes terroristes qui se trouvaient hors de son
contrôle refusèrent de lui obéir. Danilo Iliç, le coordinateur du groupe à Sarajevo, aurait lui
aussi tenté d'infléchir la résolution de ses conjurés.

La “Jeune Bosnie” et la "peur des enfants" (Angst vor Kinder)


L'exécutant de cet acte régicide dont les conséquences furent tragiques à l'échelle
européenne et planétaire était un étudiant serbe de Sarajevo, Gavrilo Princip, âgé de 19
ans5. Il n'était pas inconnu des autorités puisque son nom était fiché par les renseignements
militaires austro-hongrois depuis le 20 octobre 19136. La “Jeune Bosnie” était une
organisation révolutionnaire de jeunesse qui regroupait Serbes, mais aussi musulmans et
Croates de Bosnie. Cette organisation avait pris corps à partir d'une petite revue politique,
usage habituel pour la création des organisations politiques en cette période de
massification des mouvements nationaux. Dans le groupe qui avait pris part directement à
l'attentat (Gavrilo Princip, Danilo Iliç, Nedeljko Åabrinoviç, Trifko Grabeà, Vasa
Åubriloviç, Cvetko Popoviç et Muhamed Mehmedbaèiç). Une partie de la jeunesse
musulmane avait en effet rejoint le mouvement nationaliste serbe à partir notamment de

5 Né le 13 juillet de 1894 dans la région de Grahovo (Bosnie occidentale), paysan


pauvre, son père travaillait aussi comme facteur, ses oncles étaient dans la gendarmerie. Il
s'inscrit en 1907 à l'Ecole secondaire de commerce à Sarajevo, 1911 il commence à militer
dans un petit groupe de "Jeunes bosniens", en 1912 il s'inscrit au lycée de Belgrade, il y
rencontre Moustapha Golubiç qui lui promet de l'introduire auprès des comitadjis, puis
tente sans succès de s'engager au déclenchement de la Ière guerre balkanique. Meurtri de
ne pas avoir été accepté comme volontaire par le major Tankosiç, il rentre à Sarajevo, puis
revient à Belgrade ou il termine la 5e et la 6e année du lycée en 1913. Complexé du fait de
sa petite taille, introverti et grand amateur de lectures, il répliquait violemment à une
provocation. Lors du départ pour Sarajevo ou il devait perpétrer l'attentat contre l'archiduc,
il refusa de rencontrer Tankosiç qui avait demandé de le voir, cf. V. Dedijer, Sarajevo
1914, Belgrade 1966, p. 308-320.
6 D'autres membres du groupe opérationnel étaient également fichés par les services
de renseignement, Muhamed Mehmedbaèiç depuis octobre et Danilo Iliç depuis décembre
1912, cf. Ekmeéiç, Stvaranje Jugoslavije, p. 682, 688-689 n. 33.
4
1908. Le mouvement de la jeunesse scolaire et estudiantine avait pris une telle ampleur à
l'approche de l'attentat qu'on a même pu parler d’une "peur des enfants" (Angst vor
Kinder) chez les autorités impériales. Lors des instructions policières et des procès
politiques et antiterroristes qui suivirent l'attentat, un certain nombre de réseaux
clandestins terroristes et révolutionnaires furent démantelés en Bosnie. Ce n'est pas une
organisation, ni un réseau unique qui fut mis à jour, mais un vaste mouvement fortement
enraciné dans la population. L'occupation austro-hongroise de la Bosnie-Herzégovine avait
attisé le nationalisme yougoslave et exacerbé celui des Serbes, les jeunes étant les premiers
concernés par l'effervescence révolutionnaire.
En dehors du procès des exécutants de l'attentat de Sarajevo, six autres procès contre 180
jeunes accusés furent organisés. Lors du procès des jeunes de Tuzla, août 1914, un garçon
de 12 ans fut auditionné pour un geste de lèse-majesté qu’il avait commis deux ans plus
tôt. En septembre-octobre 1915, 42 élèves d'une école secondaire furent inculpés de crime
de haute trahison. 27 d'entre eux furent condamnés. Dans le même temps des élèves
d’autres écoles furent condamnés à Travnik7, en Bosnie centrale. En 1908 déjà, une
instruction judiciaire avait été menée contre un jeune de 14 ans accusé du même délit8.
C'est ainsi qu'on a pu apprendre, du moins en partie, leur fonctionnement, les motivations
qui les animaient, afin de connaître le caractère et l'origine de leur activité subversive.
Dans un texte saisi chez les jeunes de Bosnie Todor Iliç et Mladen Stojanoviç, pourtant
écrit après l'attentat de Sarajevo, on préconise la violence et l'assassinat des hommes
politiques comme méthode de lutte révolutionnaire :
"Le jeune ne doit pas vivre ni se soucier de soi-même (…) Accomplir un geste c'est mourir
avec une balle dans le crâne, le geste est de verser le sang du despote et d’être pendu, le
geste est d'accomplir un attentat avec un revolver, puis de se laisser pendre froidement
après avoir accompli sa mission"9.
Premier mouvement insurrectionnel et révolutionnaire de l'espace sud-slave évoluant en
milieu urbain, la “Jeune Bosnie” réunissait les idées du nationalisme yougoslave en vogue
à cette époque à des idées progressistes , comme celles sur l'émancipation de la femme.
Les jeunes révolutionnaires bosniens adhéraient à un idéalisme où se confondaient un
certain puritanisme de gauche, et un agnosticisme laïque et athée10.

7 Cf. Général Max Ronge (Dernier chef du service des renseignements au grand
quartier général et a l'Etat-major général des armées austro-hongroises), Les maîtres de
l'espionnage 1914-1918, Paris 1935, p. 92 n. 2.
8 Ekmeéiç, Stvaranje Jugoslavije, p. 681.
9 V. Bogiçeviç, Mlada Bosna. Pisma i prilozi, Sarajevo 1954, p. 387.
10 B. Åeroviç, Bosanski omladinci i Sarajevski attentat, Sarajevo 1930, p. 94; V.
Dedijer, Sarajevo 1914, Belgrade 1966, p. 347-348.
5
Parmi les adhérents de la Jeune Bosnie, un certain nombre était de confession
musulmane11. La revue "Jeunesse serbe" était même dirigée par ces jeunes musulmans, son
propriétaire et rédacteur en chef étant Smailaga Çemaloviç12. A l'opposé du mouvement
panislamique, minoritaire mais persistant depuis 1878, alors que c’est la guerre balkanique
de 1912 qui marque le début de son extension, ce mouvement des jeunesses musulmanes
qui se réclamaient du nationalisme serbe, croate ou yougoslave sont les premiers signes
tangibles de la modernisation des idées politiques et des mouvements sociaux en Bosnie.
Les mouvements de jeunesse étaient inconnus dans l'abondante tradition insurrectionnelle
des populations rurales. Conséquence du système éducatif austro-hongrois, l'apparition des
mouvements de jeunesse doit être mise en rapport avec les courants d'idées
révolutionnaires européens, ainsi qu’avec la massification de l'éveil des nationalités
balkaniques. L'administration autrichienne n'avait donc pas échoué dans sa mission
culturelle, son échec était d'ordre politique et social. Après quarante ans d'administration
de l'ancienne province ottomane, elle n'avait pas réussi à se rallier la majeure partie de sa
population. Pour les mouvements révolutionnaires la vénérable monarchie était perçue
comme un anachronisme. Revendiquant le droit à l'autodétermination de peuples, la
jeunesse éprise des idées progressistes était son adversaire le plus irréductible.

L'attentat qui visait l'archiduc François-Ferdinand fut organisé par un petit groupe de
membres de la "Jeune Bosnie". Ces jeunes, dont la plupart n'avaient pas atteint l'âge
majeur, avaient créé un groupuscule intitulé "La mort ou la vie", visiblement inspirée par
"l’Unité ou la mort", l’autre nom de la "Main noire". Le projet d'assassiner l'archiduc
Ferdinand aurait été ourdi en janvier 1914 à en France à l'initiative de Vladimir Gaçinoviç,
l'un des idéologues de la jeunesse révolutionnaire bosniaque et nationaliste yougoslave13.
Avec d'autres attentats projetés contre les gouvernants austro-hongrois, le but visé était
l'insurrection générale des Slaves de l'Empire des Habsbourgs. Gavrilo Princip, fut désigné
comme le principal exécutant, avec Danilo Iliç14, qui devait l'aider dans l'organisation de

11 Lors de la crise déclenchée par l'annexion de la Bosnie-Herzégovine en 1908 une


partie de l’intelligentsia musulmane (Alibeg Firdus, le chef du parti musulman, Ali-
efendija Dàabiç, ex-moufti de Mostar et Dervièbeg Ljuboviç, seigneur foncier
d'Herzégovine) cherche le soutien du Parlement Jeune-Turque pour une fédération de la
Bosnie avec la Serbie et le Monténégro affin d'échapper à l'annexion austro-hongroise, cf.
Ekmeéiç, Stvaranje Jugoslavije, p. 606 n. 47, 594-595.
12 Ekmeéiç, Stvaranje Jugoslavije, p. 621.
13 Originaire de la région de Mostar, depuis 1911 membre de l'"Unité ou la mort",
Gaçinoviç avait fait ses études à Vienne, à Lausanne, en 1913, ou il rencontre des membres
éminents du parti Social-démocrate russe, il séjourne à Paris ou il se lie d'amitié avec Lav
Trotsky qui publie un de ses articles en Russie, puis écrit sa nécrologie à l'occasion de sa
mort sous des circonstances non élucidées en 1917, en Suisse, cf. V. Dedijer, Sarajevo
1914, Belgrade 1966, p. 300-305.
14 Fils d'un cordonnier de Sarajevo, mort lorsqu'il avait 5 ans, Iliç termine ses études
d'instituteur en 1912, rejoint Gaçinoviç en Suisse en 1913, puis s'engage comme infirmier
6
cet assassinat politique. Le soutien logistique et l’armement furent fournis avec
l'assentiment du colonel serbe Dragutin Dimitrijeviç Apis, sous l'instigation de son homme
de terrain, un des chefs de la guérilla en Macédoine, puis en Bosnie, le bien connu major
Tankosiç15.
Le but visé par Apis aurait été d'empêcher l'invasion de la Serbie épuisée par les deux
guerres balkaniques, jugée imminente d'après les informations recueillies par les services
des renseignements serbes. La victime de cet attentat devait être l'archiduc Ferdinand,
considéré comme la figure de proue du militarisme austro-hongrois.

L'assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo devait représenter le dernier de la série


d'attentats qui furent perpétrés par les organisations révolutionnaires sud-slaves. Le 15 juin
1910 l'étudiant Bogdan §erajiç exécute un attentat manqué contre le gouverneur de Bosnie
Marjan Vareèanin. Le 8 juin 1912, l'étudiant Luka Jukiç, un Croate de Svilaj (Bosnie)
accomplit un attentat manqué contre le commissaire de la Croatie Slavko Cuvaj. Les
exécutants de l'attentat à la bombe contre la résidence du gouverneur de Rijeka du 3
octobre 1913 ne furent jamais identifiés16. Il ne faut pas oublier que la fin du XIXe et le
début du XXe siècle sont marqués par des vagues d'attentats politiques et autres actions
terroristes en peu partout en Europe et dans le monde.

Peu structurée malgré une assez large assise sociale, venant se substituer aux pratiques
insurrectionnelles des populations rurales, la “Jeune Bosnie” était plus un mouvement de
contestation radicale qu'une organisation secrète. Cette jeunesse, en majeure partie
d’origine rurale17 puisait ses idées dans les lectures de Rousseau, Bakounine, Nietzche,
Jaurès, Le Bon, Ibsen, Marinetti, Kropotkine, Tchernichevsky, Lavrov, Gorky, avec une
prédilection pour les socialistes et les anarchistes russes. Inspirés de l'action
révolutionnaire de Mazzini, les noms que portaient la "Jeune Dalmatie", la "Jeune Croatie"
(du nom d'une revue apparue en 1984) puis la "Jeune Bosnie" (après 1907) sont des
pastiches tardifs du nom de l'organisation secrète "La Jeune Italie" de 1831. Le gouverneur

dans l'armée serbe, jusqu'au juin 1914, il est correcteur dans un quotidien et membre de
rédaction de l'hebdomadaire "Zvono"de Belgrade, il traduit des essais des révolutionnaires
socialistes russes, Oscar Wailde, etc. En 1907 le jeune élève de l'Ecole commerciale à
Sarajevo Gavrilo Princip, locataire chez la mère d'Iliç, devient son meilleur ami, V.
Dedijer, Sarajevo 1914, Belgrade 1966, p. 305-307.
15 D. Ljubibratiç, Mlada Bosna i sarajevski attentat (La Jeune Bosni et l'attentat de
Sarajevo), Sarajevo 1964; V. Dedijer, The Road to Sarajevo, New York 1966; D.
MacKenzie, Apis, Belgrade 1989, p. 132-146.
16 D'autres attentats furent perpétrés avec des conséquences meurtrières dans d'autres
parties de l'Empire multiethnique, en 1908 la victime en fut le gouverneur de Galicie, en ce
fut le cas d'un évêque uniate à Hajdudorogue, voir V. Dedijer, Sarajevo 1914, Belgrade
1966, p. 289-290.
17 Avec une population rurale et à 87 % analphabète, la Bosnie était parmi les pays les
plus incultes des Balkans.
7
de Bosnie avait fort justement forgé pour désigner ce type de mouvement le terme de
"Jungslawen". Un autre courant d'influence venait du mouvement nationaliste croate, dont
la branche modérée et estudiantine commençait à évoluer vers un nationalisme
yougoslave18. Le nationalisme yougoslave est essentiellement issu en cette époque du néo-
slavisme d'Europe centrale inspiré par les idées de Masaryk. La démocratisation de
l'éducation et la Révolution en tant qu'instruments d'unification nationale étaient les
dénominateurs communs de ces courants idéologiques générateurs des mouvements
nationalistes.
Ce manque de cohésion structurelle facilita sans doute l'infiltration du mouvement par une
organisation sensiblement plus redoutable "L’Unité ou la mort". Mais il s’agissait cette fois
d’une société ultra-secrète dirigée par un groupe d'officiers de l'armée serbe.

"La Main noire" - de la conspiration régicide à la guerre mondiale


En raison du caractère conspirateur et ultra-secret de l'organisation "L’Unité ou la mort",
connue aussi sous le nom populaire de "Main noire", son origine exacte et la date précise
de sa fondation resteront sans doute encore longtemps inconnues. L’attentat régicide de
1914 avait eu néanmoins un antécédent local qui avait indigné l'opinion publique
européenne par son atrocité. Le 29 mai 1903 un groupe de jeunes officiers de l'armé serbe
assassina le couple royal de Serbie, Alexandre Obrenoviç et son épouse Draga Maèin. Le
fait est cependant que le gouvernement provisoire issu de ce coup d'Etat fut aussitôt
reconnu, en premier lieu par la Russie et l'Autriche-Hongrie.
A la tête de cette conspiration de jeunes officiers, apparaît le nom du capitaine Dragutin
Dimitrijeviç, surnommé Apis du fait de sa taille de colosse. Même si les services de
renseignements austro-hongrois pensaient qu'un général en retraite était dans l'ombre
l'instigateur du complot, le leadership du jeune capitaine devait se confirmer par la suite.
L'impopularité grandissante d’une dynastie dont la politique était jugée excessivement
dépendante de l'Autriche-Hongrie19, les agissements anticonstitutionnels et autoritaires du
roi, ainsi que surtout la frustration qu’avait provoquée chez les Serbes l’établissement du
protectorat austro-hongrois depuis 1878 sur la Bosnie-Herzégovine, avaient aliéné tout
soutien populaire au roi Alexandre Obrenoviç. Sur les 1770 officiers de l'armée royale, 800
avaient signé une déclaration secrète demandant la destitution du couple royal20.
L'attentat de 1903 marquait un revirement politique majeur dont la portée dépassait le
cadre régional. Ce fut la fin du règne de la dynastie des Obrenoviç. Le retour des

18 Ekmeéiç, Stvaranje Jugoslavije, p. 529-533.


19 La convention secrète de 1881 assignait à la Serbie pour les vingt années à venir
une dépendance à peu près complète, économique, diplomatique et politique, par rapport à
l'Autriche-Hongrie.
20 W. Wucinich, Serbia Between East and West : The Events of-1903-1908, Stanford
1954, p. 7-23.
8
Karadjordjeviç sur la scène politique marqua le remplacement de la tutelle austro-
hongroise sur la Serbie par une alliance avec la Russie, puis avec la France et les autres
puissances alliées. Un rapport de forces fait d'ambiguïtés opaques s'établit alors entre le
nouveau régime démocratique en Serbie et les militaires conspirateurs que le
gouvernement avait beaucoup de difficultés à juguler, d'autant que ces militaires
contrôlaient entre 1913 et 1914 les services de renseignement de l'armée. C'est ainsi que la
transition démocratique de la Serbie passait par l’établissement d’un contrôle politique sur
l'armée et ses services spéciaux noyautés par une redoutable conspiration militaire. Dans
un contexte international de tensions et de crises successives (le blocus économique austro-
hongrois imposé à la Serbie), la jeune démocratie serbe était soumise à une épreuve
particulièrement ardue, surtout depuis l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-
Hongrie en 1908.
Cette ambiguïté dangereuse, qui a causé beaucoup de tort à l'image de la petite Serbie
alliée des démocraties occidentales, ne sera écartée qu'en 1917 lorsque le prince régent
Alexandre Karadjordjeviç démantela l'organisation secrète des militaires lors du procès de
Thessalonique qui vit ses chefs condamnés pour haute trahison et exécutés, Apis en tête.
La faction militaire avait installé, aussitôt après 1903, des ramifications en Serbie et en
Bosnie-Herzégovine où elle entretenait des relations suivies avec les mouvements de
jeunesse nationaliste.

Avec ses origines obscures et ses structures opaques, l'organisation de la "Main


noire"présente des caractéristiques qui s’apparentent à des cas semblables dans la région,
comme la "Philiki amina" (1894) des Grecs et "L'unité et progrès" chez les Turcs. Ces
organisations tirent, semble-t-il, leur origine des "philiki heteria" du début du XIXe siècle.

La création de l'organisation révolutionnaire secrète "L’Unité ou la mort", plus connue


sous le nom de la "Main noire" remonte à 1911. On y retrouvera quelques-uns des officiers
impétueux de 1903, avec toujours Apis comme coordinateur et instigateur, même si son
rôle à l’origine de l’organisation demeure controversé. L'origine du mécontentement qui
régnait alors dans l'armée, mais aussi dans l'opinion publique, était cette fois extérieure à la
Serbie. Il s’agissait de l'annexion de la Bosnie-Herzégovine proclamée par l'Autriche-
Hongrie le 6 octobre 1908. Cet acte unilatéral eut pour effet immédiat une montée
considérable des émotions patriotiques en Serbie, ainsi que dans les pays slaves voisins.
Des organisations patriotiques furent créées en quelques semaines, parmi lesquelles il faut
noter la "Défense populaire", avec 5.000 volontaires prêts à combattre la Double
monarchie en Bosnie et qui furent recrutés en Serbie et à l'étranger.
Une frustration longue et persistante succéda à cette euphorie éphémère. La "Défense
populaire" n'avait pas rempli le rôle qu’on attendait d’elle. En Macédoine, autre front
extérieur de la Serbie, des groupes de comitadjis menaient des actions de guérilla contre les
9
autorités Jeunes Turques, ainsi que contre les comitadjis bulgares. Bogdan Radenkoviç,
l'un des chefs de ces groupes armés clandestins en Macédoine, de concert avec Voja
Tankosiç, un autre chef de guérilla, Vojislav Vemiç un capitaine de cavalerie et Ljubomir
Jovanoviç surnommé Åupa, seraient à l'origine de “l'Organisation Révolutionnaire
extérieure" dont la création aurait été décidée fin 1908 lors d'une conférence clandestine
convoquée à cet effet à Skoplje. Cette initiative est rejointe par le talent conspirateur d'Apis
dont une lettre de janvier 1910 révèle qu’il y avait pris une participation active ou même
décisive, de même qu'il laisse supposer une intervention extérieure "les ordres ont déjà été
donnés à Berlin"21.
L'implication dans les débuts de l'organisation secrète et le rôle qu’il joua en son sein sont
d'autant plus significatifs que cet officier avait depuis 1903 acquis une importante
influence jusque dans certains milieux politiques, y compris parmi les membres du
gouvernement et au sein même de la famille royale. Des auditions d'Apis lors du procès de
Thessalonique de 1917, il ressort que ce dernier n'aurait fait que rejoindre une organisation
créée par les nationalistes serbes de Macédoine. Apis aurait donc été l'homme de confiance
du gouvernement serbe chargé de canaliser l'activité "exclusivement extérieure" de
l'organisation. Tant et si bien qu'elle œuvrait en 1911-1911-1912 à la création de l'alliance
serbo-bulgare en prévision de la guerre balkanique.
Reste que les explications d'Apis sur le caractère militaire et occulte de la société, alors
qu'une adhésion beaucoup plus vaste aurait été initialement prévue, demeurent peu
convaincantes. Les symboles utilisés étaient une tête de mort avec tibias croisés, le
couteau, la bombe et le poison - symbolisant le sacrifice pour la cause commune. Le rite
d’initiation ressemblait à un rituel occulte, avec serment sur la Bible, le couteau et le
pistolet. En Serbie, la société secrète était composée en grande partie d'officiers actifs,
alors qu'une telle adhésion était formellement interdite aux militaires. Le rituel d'initiation
à résonance maçonnique aurait été instauré par Jovanoviç-Åupa, qui aurait lui-même
appartenu à une loge maçonnique22.
Les rumeurs sur l'existence d'une société révolutionnaire occulte allaient bon train dès
1911. Proche de l'héritier du trône, le journal belgradois "Tribune" se demandait si la
"Main noire" n'était pas seulement un moyen détourné imaginé pour entraîner la jeunesse
patriotique dans quelque entreprise sanglante dans le pays. Le journal adjurait les officiers
serbes de ne pas permettre que leur pays subisse le sort de la Turquie et de la Grèce. La
société avait d’emblée rencontré l'animosité du parti radical qui se maintenait au pouvoir

21 C'est du moins ce qui ressort d'un témoignage de Ljubomir Jovanoviç-Patak de


1920. Il cite une lettre de Vemiç du 3 mars 1911, qui se réfère à la dite lettre d'Apis, cf. p.
77 n. 9.
22 La revue maçonnique belgradoise "Neimar" n° 93, janvier-février 1925, publie le
nom de Ljuba Jovanoviç-Åupa, dans la liste des Francs-maçons décédés, cf. V. Dedijer,
Sarajevo 1914, Belgrade 1966, p. 777.
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depuis 1903. Les diplomates austro-hongrois et britanniques rapportent de Belgrade en
1911 que la "Main noire" aurait bien eu l'intention d'écarter du pouvoir le Parti radical et
qu'elle avait même déjà condamné à mort ses chefs, le Premier ministre Nikola Paèiç et
Stojan Protiç23.
Quant à la maison royale, son attitude envers les militaires conspirateurs et la "Main noire"
avait sensiblement évolué avec le temps, notamment en ce qui concerne le prince régent
Alexandre. Le roi Pierre avait, quant à lui, observé une attitude plus circonspecte envers
Apis, à qui il devait son accession au trône24.
Alors qu'Apis était encore au faîte de sa puissance, une rivalité d'officiers allait créer une
forte opposition à son influence et ruiner le rôle de la "Main noire" auprès du prince régent
et d'une partie de l'armée. C'est en effet, Petar §ivkoviç, aide du camp du prince, un officier
qui avait fait partie de la conspiration régicide de 1903, qui devient dès 1912 l'un des
ennemis des plus redoutables d'Apis. Dès cette année** §ivkoviç fonda une organisation
rivale, la "Main blanche" dans le dessein de contrecarrer l'activité et l'influence de la "Main
noire" qu'Apis avait rapidement prise sous son contrôle.
Inspirée des carbonari et des Garibaldiens du XIXe siècle ainsi que des organisations
révolutionnaires nationalistes de la même époque, "l’Unité ou la mort" alias la "Main
noire" se donnait pour but de réaliser par tous les moyens l'unité des Serbes et des Slaves
du Sud. En avril 1912, au cours d'une visite de Belgrade, les membres de l'organisation de
jeunesse croate et serbe de Zagreb avaient rencontré les chefs de la "Main noire", et un
certain nombre de ces jeunes y adhérèrent à cette occasion. C'est à cette occasion que le
jeune Croate Oskar Tartalja fut excessivement impressionné par Apis, qu'il désigne comme
"organisateur d'un mouvement national-révolutionnaire", "à la fois Garibaldi et Mazzini de
la guerre de libération yougoslave"25.

Le conflit chronique qui opposait le Gouvernement du Parti radical et le prince Alexandre


à la "Main noire" d'Apis à propos de son influence croissante dans l'armée, connut son
point culminant en mai 1914 lors d'un bras de fer entre les deux parties qui faillit se
terminer par un coup d'État. C'est alors qu'en tant que chef de Service de renseignement
militaire depuis 1913, Apis tenta d’abuser de ses fonctions, ainsi que de son influence et
des amitiés qu’il possédait dans l'armée, dans le dessein de renverser le Gouvernement
Paèiç avec l'assentiment d'une partie de l'opposition. L'action devait débuter par un mini
coup-d'Etat en Macédoine où de hauts gradés militaires auraient été chargés par Apis
d'évincer les représentants locaux du pouvoir civil. Ce complot échoua parce que les amis
d'Apis refusèrent de le suivre dans une telle aventure, et le bras de fer qu’il avait engagé
avec le pouvoir civil s'acheva par une défaite majeure du redoutable conspirateur. Le

23 D. MacKenzie, Apis, Belgrade 1989, p. 84.


24 D. MacKenzie, Apis, Belgrade 1989, p. 86.
25 O. Tartalja, Veleizdajnik, Split 1928, p. 28.
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Gouvernement Paèiç fut sauvé in extremis, en premier lieu par le soutien de la Russie,
mais aussi par celui de la France, qui menaça l'opposition de cesser ses subventions, mais
surtout par l'action énergique du prince régent qui voyait dans Apis une menace majeure
pour son accession au pouvoir26, ainsi que pour la démocratie et donc pour la position
internationale de la Serbie. Le conflit d'intérêts et d'influences qui s’était déroulé entre
l'armée et le Gouvernement aurait dû offrir aux militaires conspirateurs l’occasion
d'étendre leur pouvoir occulte et d'établir une véritable parité avec le pouvoir civil à défaut
d'un pouvoir militaire. Le fait même que ses amis parmi les plus hauts gradés en
Macédoine refusèrent de le suivre dans ce projet aventureux, montre cependant les limites
de l’influence véritable qu’Apis pouvait exercer sur l'armée. La Serbie avait le plus grand
besoin d'un répit à l’issue des deux guerres balkaniques, alors que le soutien de ses alliés
avait toute chance de lui être retiré dans le cas d'un putsch militaire, même limité à la
Macédoine.

Ce qui était contrôlable en Macédoine, même si elle venait seulement d’être récemment
reprise à la Turquie, était autrement plus aléatoire dans une Bosnie, qui depuis 1908 était
annexée par l'Autriche-Hongrie. D'autant qu’au moins six attentats en deux ans contre de
hauts représentants du pouvoir austro-hongrois avaient précédé celui de Sarajevo en 1914.
L'accession au pouvoir du prince Alexandre en mai 1914 marque le début du déclin de
l'étoile d'Apis. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale, ouvert par l'attaque de
l'Autriche-Hongrie contre la Serbie en représailles de l'attentat de Sarajevo, fit apparaître
les implications dramatiques des militarismes rivaux. Lorsqu’après une année et demie de
résistance acharnée et longtemps victorieuse, l'armée serbe dut évacuer, fin 1916, son
territoire national devant l'attaque concertée de l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie et la
Bulgarie27, elle se retrouva en exil, engagée sur le front d'Orient à côté des armées alliées.
C'est en mars 1917 que le colonel Apis fut arrêté sur le front de Thessalonique, puis jugé
avec une vingtaine de ses conjurés et collaborateurs. Il fut condamné à mort et exécuté
avec deux de ses plus proches acolytes, le major Ljuba Vuloviç et Rade Malobabiç, son
homme de confiance controversé, qui avait été le principal organisateur de ses réseaux en
Bosnie. Les autres condamnés à mort eurent leurs condamnations commuées en peines de
prison. Depuis 1914 Apis avait été muté, chaque fois à un poste de moindre importance, ce
qui montre bien l'intention préméditée du prince régent de l’affaiblir.
Organisé devant un tribunal militaire d'exception, ce fut donc lors d'un procès politique que
le prince régent parvint à se débarrasser d'un redoutable pouvoir parallèle et incontrôlable,
qui menaçait de devenir un véritable contre-pouvoir.

26 D. MacKenzie, Apis, Belgrade 1989, p. 115-131.


27 M. Ferro, La Grande Guerre 1914-1918, Gallimard 1969, p. 133-135.
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Jugés en tant que conspirateurs dans l'armée en temps de guerre, les principaux membres
de la "Main noire" furent inculpés d'un attentat manqué contre le prince régent. Attentat
qui ne put à aucun moment être étayé de manière tant soit peu convaincante et conforme au
droit serbe en vigueur. Aucun témoin de défense ne fut auditionné, alors que 108 témoins à
charge furent entendus.
Lors de son arrestation, on trouva chez Apis le Statut et le Protocole de « L’unité ou la
mort », ainsi que quelques lettres de ses conjurés datant de la crise du mai 1914. Il aurait
facilement pu détruire ces documents, ce que ses camarades inculpés lui rapprochèrent
amèrement de ne pas avoir fait, d'autant qu'on l'avait mis en garde contre une arrestation
imminente. Dans une déclaration confidentielle qu'il avait rédigée à la demande de
l'instruction, escomptant éviter ainsi une condamnation à mort, Apis a fortement exagéré
son implication dans l'attentat de Sarajevo. Le Président du Conseil Paèiç pensait pouvoir
utiliser cette déclaration dans l’hypothèse d'une paix séparée avec l'Autriche-Hongrie. Ce
sont au contraire ces assertions abusives qui devaient sceller son destin.
La véritable raison de la condamnation d'Apis fut cependant le danger qu'il représentait
pour le pouvoir du prince régent. Le moment opportun fut choisi alors que l'armée serbe se
trouvait toujours hors de la Serbie dans une période particulièrement critique de la guerre.
En Serbie, la tâche aurait été autrement plus ardue, la popularité d'Apis et de ses amis étant
encore assez importante dans l'armée et dans l'opinion publique, y compris dans une partie
de l’opposition. Chez les alliés, la condamnation ne fut pas très bien accueillie, notamment
chez les Russes, dont le Gouvernement provisoire s'efforça sans succès à plusieurs reprises
d'infléchir la résolution du prince régent et du Premier ministre serbe.
En 1953 le nouveau régime communiste en Yougoslavie organisa une révision du procès
d'Apis et de la "Main noire". Le principal et unique témoin de l'attentat manqué contre le
prince régent reconnut avoir été contraint de faire un faux témoignage en 1917. C'est à
l’issue d’un autre procès politique, aussi tronqué que celui de Thessalonique, que les
conjurés furent réhabilités et décorés sans doute pour leurs activités "révolutionnaires". Ce
fut surtout un procès dirigé contre le roi Alexandre de Yougoslavie, qui, vingt ans après sa
mort lors de l'attentat de Marseille en 1934, était toujours la bête noire des communistes et
de Tito. Malgré les réhabilitations qui furent prononcées par un "tribunal populaire" et les
décorations posthumes qui leur furent attribuées, rien d'étonnant dans ces conditions que
les trois condamnés de 1917 soient demeurés dans leurs tombes anonymes.

* * *

L'attentat de 28 juin 1914 eut un effet de casus belli quasi immédiat. En représailles de cet
acte terroriste l'Autriche-Hongrie envoya le 23 juillet à la Serbie, en termes d'ultimatum,
une liste de requêtes implacables. Le gouvernement Paèiç accéda à toutes les exigences de
cette mise en demeure, sauf celle qui exigeait de la Serbie que l'Autriche-Hongrie menât

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sur son territoire une enquête contre les instigateurs de l'attentat28. Le 28 juillet, l'Autriche-
Hongrie déclare la guerre à la Serbie, l'Allemagne déclare la guerre à la Russie le 1er août
et à la France le 3, le 4 août, l'Angleterre déclare la guerre à l'Allemagne. Ce fut le
déclenchement de la Première guerre mondiale. Avec 12 millions de morts et la disparition
de quatre empires : Russie, Autriche-Hongrie, Allemagne et Turquie, elle se solda par des
bouleversements géopolitiques, des souffrances et des dévastations sans précèdent. Les
pertes de la Serbie s'élevent à 1.247.000 morts (845.000 civils et 402.000 militaires), ce qui
correspond à 43% da sa population. 360.000 victimes ont été enregistrées en Bosnie - 19%
de sa population. En plus des millions de pertes humaines, l'Europe y perdit son rôle
dominant à l'échelle mondiale29.
Depuis 1900 (attentat contre le roi Umberto d'Italie), jusqu'en 1913 (celui contre le roi
Georges de Grèce), une quarantaine d'assassinats politiques ont été perpétrés contre des
personnalités politiques de première importance à travers le Monde. Aucun de ces actes de
terreur politique n'a eu de conséquences comparables à celui de Sarajevo.

Paris, juin 2002.


Boèko Bojoviç

28 Dans la volonté "d'éradiquer le mouvement subversif dirigé contre l'intégrité


territoriale de l'Empire", cf. Ekmeéiç, Stvaranje Jugoslavije, p. 692.
29 P. Renouvin, La Grande Guerre, Paris 1934, p. 604-607; M. Ferro, La Grande
Guerre 1914-1918, Gallimard 1969, p. 375-377.
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