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1 Qui fut "une autre question d'Alsace-Lorraine", cf. M. Ferro, La Grande Guerre
1914-1918, Editions Gallimard 1969, p. 38.
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vexations qu’elle avait dû subir de la part de « l'archi-dynastie » (Erzhaus) viennoise. Le
comble de l'affront était dans la date choisie pour cette visite de l'héritier du trône. Le 28
juin est, en effet, la date de la fête nationale serbe, celle de la bataille du Kosovo en 1389.
Ce choix fut ressenti un peu comme si le monarque britannique s’était rendu à Dublin le
jour de la saint Patrick.
Il serait difficile d'imaginer un contexte à tous points de vue plus propice à un
assassinat politique, d'autant qu'une série d'attentats avait précédé en Bosnie celui du 28
juin 1914. Cela rend d'autant plus difficile à comprendre la faiblesse de service de sécurité,
l'Etat-major refusant qu'un cordon militaire assure la protection du convoi officiel, alors
que des rumeurs de complots et d'attentat couraient déjà depuis la fin mai à l'approche de
la visite de l'archiduc. Les notables catholiques et musulmans ayant préconisé un
ajournement de la visite prévue à cette date, ils avaient proposé en dernier recours
d'organiser un cordon de sécurité avec leurs hommes. Les autorités refusèrent cette offre et
le service d'ordre ne fut assuré que par 112 policiers et 11 détectives de Sarajevo2.
L’attentat
À l’heure des faits, sept jeunes terroristes sont présents sur les lieux du drame, le
trajet du convoi officiel ayant été publié la veille. Disposés le long du parcours du convoi,
armés de bombes et de revolvers, ils battent la semelle depuis plus d'une heure, lorsque les
six voitures dont la troisième transporte l'archiduc s'engagent sur le Quai d'Apel. Après
avoir demandé à un policier dans quelle voiture se trouve l'archiduc, Nedeljko Åabrinoviç3
lance une bombe qui ricoche sur l'automobile visée et explose sous la voiture suivante. Une
vingtaine de personnes sont blessées dont plusieurs officiers, alors que l'archiduchesse est
à peine égratignée. Le convoi modifie son trajet afin que l'archiduc puisse rendre visite à
l'hôpital aux officiers qui venaient d'être blessés. N'ayant pu agir lors du précédent passage
à cause de la vitesse de la voiture visée, c'est au retour du convoi que Gavrilo Princip tire
depuis le trottoir et atteint l'archiduc et son épouse qui meurent de leurs blessures sur la
route de l'hôpital. Deux hommes qui se trouvaient à côté de Princip au moment où il
déchargeait son revolver l'ont protégé contre les premières réactions des forces de l'ordre.
Les deux exécutants sont arrêtés immédiatement et empêchés de se suicider4.
7 Cf. Général Max Ronge (Dernier chef du service des renseignements au grand
quartier général et a l'Etat-major général des armées austro-hongroises), Les maîtres de
l'espionnage 1914-1918, Paris 1935, p. 92 n. 2.
8 Ekmeéiç, Stvaranje Jugoslavije, p. 681.
9 V. Bogiçeviç, Mlada Bosna. Pisma i prilozi, Sarajevo 1954, p. 387.
10 B. Åeroviç, Bosanski omladinci i Sarajevski attentat, Sarajevo 1930, p. 94; V.
Dedijer, Sarajevo 1914, Belgrade 1966, p. 347-348.
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Parmi les adhérents de la Jeune Bosnie, un certain nombre était de confession
musulmane11. La revue "Jeunesse serbe" était même dirigée par ces jeunes musulmans, son
propriétaire et rédacteur en chef étant Smailaga Çemaloviç12. A l'opposé du mouvement
panislamique, minoritaire mais persistant depuis 1878, alors que c’est la guerre balkanique
de 1912 qui marque le début de son extension, ce mouvement des jeunesses musulmanes
qui se réclamaient du nationalisme serbe, croate ou yougoslave sont les premiers signes
tangibles de la modernisation des idées politiques et des mouvements sociaux en Bosnie.
Les mouvements de jeunesse étaient inconnus dans l'abondante tradition insurrectionnelle
des populations rurales. Conséquence du système éducatif austro-hongrois, l'apparition des
mouvements de jeunesse doit être mise en rapport avec les courants d'idées
révolutionnaires européens, ainsi qu’avec la massification de l'éveil des nationalités
balkaniques. L'administration autrichienne n'avait donc pas échoué dans sa mission
culturelle, son échec était d'ordre politique et social. Après quarante ans d'administration
de l'ancienne province ottomane, elle n'avait pas réussi à se rallier la majeure partie de sa
population. Pour les mouvements révolutionnaires la vénérable monarchie était perçue
comme un anachronisme. Revendiquant le droit à l'autodétermination de peuples, la
jeunesse éprise des idées progressistes était son adversaire le plus irréductible.
L'attentat qui visait l'archiduc François-Ferdinand fut organisé par un petit groupe de
membres de la "Jeune Bosnie". Ces jeunes, dont la plupart n'avaient pas atteint l'âge
majeur, avaient créé un groupuscule intitulé "La mort ou la vie", visiblement inspirée par
"l’Unité ou la mort", l’autre nom de la "Main noire". Le projet d'assassiner l'archiduc
Ferdinand aurait été ourdi en janvier 1914 à en France à l'initiative de Vladimir Gaçinoviç,
l'un des idéologues de la jeunesse révolutionnaire bosniaque et nationaliste yougoslave13.
Avec d'autres attentats projetés contre les gouvernants austro-hongrois, le but visé était
l'insurrection générale des Slaves de l'Empire des Habsbourgs. Gavrilo Princip, fut désigné
comme le principal exécutant, avec Danilo Iliç14, qui devait l'aider dans l'organisation de
Peu structurée malgré une assez large assise sociale, venant se substituer aux pratiques
insurrectionnelles des populations rurales, la “Jeune Bosnie” était plus un mouvement de
contestation radicale qu'une organisation secrète. Cette jeunesse, en majeure partie
d’origine rurale17 puisait ses idées dans les lectures de Rousseau, Bakounine, Nietzche,
Jaurès, Le Bon, Ibsen, Marinetti, Kropotkine, Tchernichevsky, Lavrov, Gorky, avec une
prédilection pour les socialistes et les anarchistes russes. Inspirés de l'action
révolutionnaire de Mazzini, les noms que portaient la "Jeune Dalmatie", la "Jeune Croatie"
(du nom d'une revue apparue en 1984) puis la "Jeune Bosnie" (après 1907) sont des
pastiches tardifs du nom de l'organisation secrète "La Jeune Italie" de 1831. Le gouverneur
dans l'armée serbe, jusqu'au juin 1914, il est correcteur dans un quotidien et membre de
rédaction de l'hebdomadaire "Zvono"de Belgrade, il traduit des essais des révolutionnaires
socialistes russes, Oscar Wailde, etc. En 1907 le jeune élève de l'Ecole commerciale à
Sarajevo Gavrilo Princip, locataire chez la mère d'Iliç, devient son meilleur ami, V.
Dedijer, Sarajevo 1914, Belgrade 1966, p. 305-307.
15 D. Ljubibratiç, Mlada Bosna i sarajevski attentat (La Jeune Bosni et l'attentat de
Sarajevo), Sarajevo 1964; V. Dedijer, The Road to Sarajevo, New York 1966; D.
MacKenzie, Apis, Belgrade 1989, p. 132-146.
16 D'autres attentats furent perpétrés avec des conséquences meurtrières dans d'autres
parties de l'Empire multiethnique, en 1908 la victime en fut le gouverneur de Galicie, en ce
fut le cas d'un évêque uniate à Hajdudorogue, voir V. Dedijer, Sarajevo 1914, Belgrade
1966, p. 289-290.
17 Avec une population rurale et à 87 % analphabète, la Bosnie était parmi les pays les
plus incultes des Balkans.
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de Bosnie avait fort justement forgé pour désigner ce type de mouvement le terme de
"Jungslawen". Un autre courant d'influence venait du mouvement nationaliste croate, dont
la branche modérée et estudiantine commençait à évoluer vers un nationalisme
yougoslave18. Le nationalisme yougoslave est essentiellement issu en cette époque du néo-
slavisme d'Europe centrale inspiré par les idées de Masaryk. La démocratisation de
l'éducation et la Révolution en tant qu'instruments d'unification nationale étaient les
dénominateurs communs de ces courants idéologiques générateurs des mouvements
nationalistes.
Ce manque de cohésion structurelle facilita sans doute l'infiltration du mouvement par une
organisation sensiblement plus redoutable "L’Unité ou la mort". Mais il s’agissait cette fois
d’une société ultra-secrète dirigée par un groupe d'officiers de l'armée serbe.
Ce qui était contrôlable en Macédoine, même si elle venait seulement d’être récemment
reprise à la Turquie, était autrement plus aléatoire dans une Bosnie, qui depuis 1908 était
annexée par l'Autriche-Hongrie. D'autant qu’au moins six attentats en deux ans contre de
hauts représentants du pouvoir austro-hongrois avaient précédé celui de Sarajevo en 1914.
L'accession au pouvoir du prince Alexandre en mai 1914 marque le début du déclin de
l'étoile d'Apis. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale, ouvert par l'attaque de
l'Autriche-Hongrie contre la Serbie en représailles de l'attentat de Sarajevo, fit apparaître
les implications dramatiques des militarismes rivaux. Lorsqu’après une année et demie de
résistance acharnée et longtemps victorieuse, l'armée serbe dut évacuer, fin 1916, son
territoire national devant l'attaque concertée de l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie et la
Bulgarie27, elle se retrouva en exil, engagée sur le front d'Orient à côté des armées alliées.
C'est en mars 1917 que le colonel Apis fut arrêté sur le front de Thessalonique, puis jugé
avec une vingtaine de ses conjurés et collaborateurs. Il fut condamné à mort et exécuté
avec deux de ses plus proches acolytes, le major Ljuba Vuloviç et Rade Malobabiç, son
homme de confiance controversé, qui avait été le principal organisateur de ses réseaux en
Bosnie. Les autres condamnés à mort eurent leurs condamnations commuées en peines de
prison. Depuis 1914 Apis avait été muté, chaque fois à un poste de moindre importance, ce
qui montre bien l'intention préméditée du prince régent de l’affaiblir.
Organisé devant un tribunal militaire d'exception, ce fut donc lors d'un procès politique que
le prince régent parvint à se débarrasser d'un redoutable pouvoir parallèle et incontrôlable,
qui menaçait de devenir un véritable contre-pouvoir.
* * *
L'attentat de 28 juin 1914 eut un effet de casus belli quasi immédiat. En représailles de cet
acte terroriste l'Autriche-Hongrie envoya le 23 juillet à la Serbie, en termes d'ultimatum,
une liste de requêtes implacables. Le gouvernement Paèiç accéda à toutes les exigences de
cette mise en demeure, sauf celle qui exigeait de la Serbie que l'Autriche-Hongrie menât
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sur son territoire une enquête contre les instigateurs de l'attentat28. Le 28 juillet, l'Autriche-
Hongrie déclare la guerre à la Serbie, l'Allemagne déclare la guerre à la Russie le 1er août
et à la France le 3, le 4 août, l'Angleterre déclare la guerre à l'Allemagne. Ce fut le
déclenchement de la Première guerre mondiale. Avec 12 millions de morts et la disparition
de quatre empires : Russie, Autriche-Hongrie, Allemagne et Turquie, elle se solda par des
bouleversements géopolitiques, des souffrances et des dévastations sans précèdent. Les
pertes de la Serbie s'élevent à 1.247.000 morts (845.000 civils et 402.000 militaires), ce qui
correspond à 43% da sa population. 360.000 victimes ont été enregistrées en Bosnie - 19%
de sa population. En plus des millions de pertes humaines, l'Europe y perdit son rôle
dominant à l'échelle mondiale29.
Depuis 1900 (attentat contre le roi Umberto d'Italie), jusqu'en 1913 (celui contre le roi
Georges de Grèce), une quarantaine d'assassinats politiques ont été perpétrés contre des
personnalités politiques de première importance à travers le Monde. Aucun de ces actes de
terreur politique n'a eu de conséquences comparables à celui de Sarajevo.