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Karine Campens Spécialisation en psychopathologie du travail IPDT 2021

Qu’est-ce que le cursus aura permis de déplacer dans votre propre travail, dans la façon d’écouter
le travail ?
Le travail posé comme énigme, médiation et production subjective était déjà dans mes préoccupations,
étayées par ma rencontre étudiante avec la psychothérapie institutionnelle Ma prise de fonction de
direction d’établissement médico-social allait dans le sens de cette expérience, dans une attention à la
façon dont la subjectivité s’inscrit dans l’expérience de travail et dont celle-ci peut soutenir de la
subjectivation pour tous : un prendre soin du milieu (soigner l’institution), de la coopération et des
processus d’élaboration par la délibération.
Mon expérience de psychanalyste et psychologue « en libéral » m’a permis d’entendre autrement une
subjectivité transformée par l’expérience du travail. Si l’écoute clinique est disponibilité à entendre ce
qui se passe pour des liens en réappropriation sur les différentes scènes sur lesquelles se soutient de la
subjectivité, elle s’inscrit dans un cadre, un accueil qui offre des possibilités d’émergence de l’insu,
mais aussi accueil et transformation de l’irreprésenté et de l’irreprésentable. Elle suppose de repérer
les effets de rencontre, et parmi eux, l’expérience de travail comme expérience subjective qui implique,
affecte et transforme : une expérience constitutive du vécu de soi ancré dans une confrontation au réel
qui résiste.
Une pensée de la rencontre entre le sujet et le travail est, me semble-t-il, pensée sur la transformation
subjective et ses processus psychiques, dans le jeu dialectique qui articule investissement, capacité à
se laisser affecter et mobilisation pour une production qui est aussi production de soi en
intersubjectivité : une psychodynamique. La psychodynamique du travail sollicite une articulation
entre théorie du sujet, théorie sociale, théorie du travail et théorie du genre qui est d’emblée travail de
lien. Dans cette circulation épistémique s’engagent d’autres questions transversales en lien avec la
dimension psychopathologique, c’est-à-dire avec une pensée sur la normalité, les destins de la
souffrance, la pathologie comme crise d’identité. Je traiterai de quelques points abordés lors de la
formation qui m’ont permis de déployer réflexions et questionnements (sans exhaustivité), pour
conclure sur les enjeux d’une pratique clinique émancipatrice.
Une théorie de la subjectivation comme dialectique entre soumission et possibilité émancipatrice.
L’accent mis sur l’attachement et la situation de dépendance (situation anthropologique fondamentale)
pourrait comporter le risque d’une essentialisation des postures de soumission et des rapports de
domination, légitimant leur répétition dans le champ de l’amour, du travail ou des cadres cliniques et
institutionnels. Le pendant de la dépendance est cependant un mouvement transformateur et subversif
qui soutient, comme exigence de travail et de traduction, le processus de subjectivation et émergence
de sens singulier. Cette dimension de transformation au cœur du processus de subjectivation est
potentiellement émancipatrice mais ne doit pas laisser dans l’ombre les paradoxes des destins
pulsionnels, entre liaison et déliaison, promesse sublimatoire et violence intraduisible.
Pour Christophe Dejours, le corps physiologique est conquis subversivement par le corps érotique1
dans une situation ou l’étayage est l’effet de la séduction originaire. La dimension de la subversion
est d’emblée présente, par la traduction et la transformation du réel dans un effort pour maitriser
l’excitation. Le corps subjectif, affecté, se construit comme exigence de travail pour la pensée : la
pensée se mobilise de la nécessité de traduire l’éprouvé affectif et ce sera un levier pour la clinique.
C’est l’excitation et l’énigme produits par les messages qui crée le point de départ de l’étayage et une
exigence de travail de liaison : la traduction. Celle-ci, nécessairement mise en échec partiel par
l’incapacité structurelle de l’enfant à les comprendre, produit des résidus qui, par le refoulement

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Sur la subversion libidinale, voir C. Dejours Le corps d’abord.
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originaire sont à l’origine de la formation de l’inconscient sexuel infantile d’emblée en prise avec
l’altérité.
Ainsi la dépendance et relation asymétrique met l’enfant en position d’être passif, une situation qui
nécessite de supporter l’éprouvé (expérience du sensible ; premier niveau intrasubjectif sublimatoire),
la capacité à endurer l’altération et l’échec permet de possibles transformations par la voie de la
traduction et de la sublimation2, entendue comme « symbolisation-traduction ».
Le processus de subjectivation, relève donc de dynamiques intersubjectives (primat de l’autre) dans
une rencontre avec un réel qui mobilise dans le sens d’une exigence de travail qui est aussi une
herméneutique. Dans cette dimension intersubjective, l’identité (accomplissement de soi et recherche
de sentiment d’unité qui est socle de la santé mentale) a besoin de confirmation par autrui pour être
assurée. La reconnaissance de sa souffrance, du travailler, par l’autre est reconnaissance d’un rapport
de vérité entre soi et le réel et participe de la sublimation.
Parce qu’elles ne sont pas stabilisées, subjectivité et identité (inachevée) peuvent se remanier des
différentes rencontres et expériences qui font énigmes et suscitent une mobilisation subjective par la
reprise de messages énigmatiques. Le travail est, dans le champ social, un lieu privilégié qui participe
de la subjectivation et de la construction identitaire professionnelle et sexuelle dans le fait d’être
engagé dans des stratégies collectives de défense mulières ou viriles et de leurs assignations sexuées.
(Molinier 2002), mais également parce qu’il est lieu d’engagement de soi, entre assignations et
émancipation comprise comme réappropriation subjective et possible transformation.
Avec la double centralité entendue comme rencontre et articulation entre arbeil et poïesis, la condition
d’un accroissement de subjectivité et de réalisation de soi est la sublimation, par le possible
engagement du corps et des habiletés (mètis), et la reconnaissance qui permet le renforcement de
l’estime de soi. Ce dernier point nécessite cependant la possibilité d’une coopération et d’une praxis,
comprise comme action éthique partagée par la phronèsis. Dans la rencontre, il s’agit de repérer si
l’organisation du travail permet un mouvement sublimatoire avec l’ensemble de ses dimensions.
Soutenir l’interrogation sur la violence, la domination, la soumission, la servitude volontaire et leurs destins

S’il n’y a ainsi pas de détermination biologique du psychisme qui est issu d’une subversion érotique
par un travail de liaison, la question des impasses de ce mouvement et des échecs de la traduction se
pose pour saisir les fondements et les destins de la violence, de la domination et de la servitude
volontaire dans le champ érotique et social, et plus particulièrement dans la sphère du travail.
La situation anthropologique fondamentale permet de penser une historicisation de la pulsion de mort,
qui dépend de la possibilité ou non de la transformation subjective d’une violence non liée et non
refoulée qui est toujours, à l’origine, exogène (C. Demaegdt). Sans possibilité de sa traduction, il n’y
a ni appropriation subjective de l’expérience du corps ni refoulement, mais proscription.
Les accidents de la séduction sont à comprendre comme émergence d’un impensable, impossibilité de
s’engager dans un processus de pensée qui produit un enclavement de contenus non sexualisés et non
liés. La théorie du clivage et de l’inconscient amential permet une pensée clinique de la déliaison et de
la violence dans le champ social et érotique. En situation de travail, le rapport de domination avec
contraintes psychiques peut abolir les possibilités de subjectivation et de coopération, réactiver
l’expérience de la haine de soi et de l’éprouvé d’un effondrement (Dejours) avec ces effets de perte
d’identité, de violence réactionnelle, de déni de perception en défense. Ce recours défensif peut

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La sublimation envisagée ici, conformément à la proposition de christophe Dejours, engage la corpspropriation, la
reconnaissance, et la dimension éthique du faire du sujet (Dejours 2014)
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expliquer la cécité à la violence subie par autrui, l’engagement dans la pensée idéologique
justificatrice, la servitude volontaire voire la reproduction de la violence : la banalisation du mal.
La violence est à saisir aussi du côté des destins du sexuel, et de leur paradoxes, entre le sexual qui est
principe de déliaison au cœur de la pulsion (Laplanche), la voie courte qui mène à la violence érogène,
la pulsion d’emprise sur l’autre en conjuration de la pulsion de mort. Les destins sont multiples et à
repérer dans la rencontre en tension entre le sujet et le travail, et destin sublimatoire Le sadisme
secondaire (Molinier 2006), la sexualisation secondaire des rapports de domination (Demaegdt 2008)
et du travailler sont des résidus déliés du processus sublimatoire qui participent de la violence, et de la
défense conte la souffrance. La sublimation elle-même n’échappe pas à la question de la reproduction
de la violence malgré sa fonction d’apaisement des tensions entre le ça, le surmoi et l’idéal du moi.
Essentielle à la construction de l’identité (soutenue par la reconnaissance) elle a cependant deux
versants : une de création et une d’adaptation aux normes du social. Pour l’une s’engage une
soumission au sens de l’altération et la fonction d’accueil des éprouvés: supporter de se transformer et
d’être transformé ; la seconde est soumission aux normes édictées qui peut tout aussi bien soutenir
conformisme et violence agie (voir en particulier les expériences de Salomon Asch sur le conformisme
et les expériences de soumission à l’autorité de Milgram). Les destins de la sublimation ordinaire
(Dejours) n’engagent ils pas aussi ces deux versants ? Pascale Molinier (2002) évoque la conflictualité
de l’identité entre singularité et appartenance au risque de la perte de soi. L’investigation clinique
nécessite de repérer les destins de la sublimation en lien avec le clivage dans la construction
individuelle et dans la rencontre avec l’organisation du travail ; de repérer si le sujet se soutient d’une
singularité irréductible (en lien avec le narcissisme) ou a besoin de reconnaissances renouvelées et
d’appui sur des pensées d’emprunt; si le collectif se soutient de liens de coopération ou d’un déni de
réalité et du négatif accolé à un imaginaire social aliénant.
Car la reconnaissance, dont nous avons vu les enjeux sublimatoires, peut aussi être un instrument de
manipulation et de soumission aux idéologies de l’organisation du travail ou de métier : utilisée comme
rétribution en soutien de l’identité, elle peut permettre d’obtenir un zèle ou servir une défense
collective qui engagent le sujet dans une logique de consentement et de participation active à des
actions qu’il réprouverait par ailleurs. Ainsi de nouveau, si l’identité est le socle de la santé mentale,
elle est à penser en entre aliénation, domination et émancipation ainsi que dans les avatars de la
transformation de la souffrance, facilitée ou empêchée par l’organisation du travail.
La possibilité de transformer la souffrance et en tant qu’elle est confrontation à un réel qui résiste est
une condition du plaisir au travail à laquelle participent les liens de solidarité et de coopération qui
permettent reconnaissance et la conjuration de la violence. Une investigation de la rencontre nécessite
de repérer ce que produit l'organisation contre le mouvement traductif et l'engagement subjectif :
contre le sujet au travail, la coopération et le travail lui-même. La servitude volontaire, la banalisation
de l’injustice sociale peuvent se repérer comme lutte contre une souffrance qui n’a pas pu se
transformer, lutte par évitement de pensée dans le cadre de contraintes non violentes, et de stratégies
de défenses collectives et individuelles qui visent l’évitement du conflit éthique par une absence de
volonté (A. Duarte). La rationalité exigeante, l’intensification, le travail en mode dégradé, l’absence
de pensée et de coopération, l’impossibilité d’être dans un rapport de conception et dans une activité
déontique, l’évaluation individualisée en destruction du lien social, le déni du travail, sont autant
d’expériences de la dé-subjectivation qui favorisent la déstabilisation de l’identité (décompensation
pathologique) ou remaniement des défenses par renforcement du clivage. Ainsi il y a des situations de
clivage forcé qui relève d’une perversion de situation, d’une organisation anti-sublimatoire. Un clivage
qui, dans une lutte contre l’angoisse, protège le sujet d’une pensée éthique en souffrance et d'une
déstabilisation de l’identité.
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Il s’agit d’investiguer le lien entre organisation du travail, les stratégies défensives, les coopérations,
l’intensité de la charge, les transformations, les formes de management, les idéologies (qualité totale.),
les modes d’évaluation, les possibilités d’engagement du corps et de l‘intelligence : d’accroissement
de la subjectivité. Ce que la rencontre réactive comme mouvement subjectifs chez le sujet et comment
celui-ci en lien avec son histoire, mobilise son intelligence en résistance, soumission, servitude ou
participation, et peut engager ou non une transformation de lui et du monde par le travail vivant, dans
un mouvement sublimatoire qui comprends la dimension éthique du bien, et du travail bien fait. Des
destins qui engagent normalité ou souffrance pathologiques sur le mode de la surcharge, de la solitude,
de la souffrance éthique.

- Une pratique clinique émancipatrice entre care et refusement


Je n’ai pas à ce jour de consultation spécifique en clinique du travail qui viserait, dans l’accueil d’une
souffrance au travail, à permettre au sujet de repérer les liens entre son travail et son fonctionnement
psychique pour une réappropriation subjective de ce qui lui arrive, une sortie de la répétition. Cette
dimension n’est cependant pas absente dès lors que le travail est entendu comme enjeu de
subjectivation : mon investigation et le travail de la demande portent maintenant sur la dialectique
éros/travail avec une écoute égale pour saisir ce qui fait résonnance.
Mon écoute clinique diagnostique s’est modifiée dans le sens d’une attention particulière aux signes
du clivage : pensée et discours d’emprunt, rationalisation objectivante, discours désincarné, dimension
surmoïque du discours, fonction du déni, capacités onirique. Elle s’appuie aussi sur une investigation
plus poussée de l’histoire du corps, des éprouvés, et à sa mobilisation dans la relation (agir expressifs)
et dans la relation de travail (habiletés) : « Comment vous faites ? Que ressentez-vous ? ». L’enjeu est
d’investiguer le travailler, l’implication subjective au travail : le rapport au travail dans ce qu’il a de
singulier mais aussi en tant qu’il est pris dans des rapports institués de domination ; une normalité en
tension entre réel et défenses qui mobilise des stratégies individuelles et collectives qui transforment.
L’historicisation est un élément essentiel de l’investigation, permettant de repérer ce qui permettait le
plaisir au travail et ce qui, dans l’organisation, dans les relations, et pour le sujet s’est modifié. Par
ailleurs, le lien entre dépression, pathologie de la solitude et haine de soi est un sujet qui sera l’objet
pour moi d’une recherche clinique ultérieure, en lien avec la possibilité de la perlaboration du clivage.
Les notions de care (au sens du prendre soin en lien avec le nebenmench freudien comme position
parfois nécessaire au risque de la sujétion), et de refusement soutiennent ma réflexion sur le maniement
de la cure ou thérapie. Ouvrir la possibilité de la sublimation n’est pas sans technique et passe par une
articulation entre investigation du réel du travail (en détail) et des conditions d’émergences de la
souffrance en résonnance (scène intime et travail), accueil et reconnaissance de la souffrance et
engagement à l’élaboration, à un cheminement associatif pour une symbolisation- traduction propre.
Aussi ma pratique s’inscrit à la fois dans une fonction phorique et dans une démarche heuristique de
la traversée de la plainte en soutien des capacités traductives du sujet. Parce qu’il s’agit parfois
d’attraper le réel, et de s’engager dans une pensée qui passe par des connaissances spécifiques, le
réseau en pluridisciplinarité peut être une ressource qui vient contrecarrer la construction de
l’ignorance et ouvrir les perspectives (médecin, psychiatre, juriste, inspection du travail), permettre
des actions sur le réel qui soutiennent l’élaboration et la perlaboration du vécu. En posant le travail et
le théâtre intime comme énigmes en relation, l’enjeu de l’écoute est bien de soutenir une ouverture du
sens en résonnance, une réappropriation, et une transformation de la souffrance et de soi : une
émancipation portée par le plaisir du travail d’élaboration.

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