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Le vote aujourd'hui

Par Sylvain Allemand

Depuis quand vote-t-on ?


Comment vote-t-on ?
Comment analyser les résultats ?
Qu'en est-il de l'abstentionnisme ?

Depuis quand vote-t-on ?

Le vote est une pratique ancienne et courante dans la plupart des sociétés y compris non démocratiques (on était
appelé à voter régulièrement dans l'ex-Urss) ou d'institutions traditionnelles (l'Eglise a toujours recouru à des
procédures de vote sophistiquées). S'il n'empêche pas le recours à la violence ou les jeux d'influence, ce mode
de désignation à une fonction ou de validation d'une décision collective a été de longue date conçu comme une
alternative à l'affrontement physique, la cooptation, l'hérédité ou le tirage au sort.

En revanche, le vote tel que nous le connaissons aujourd'hui - la désignation de représentants à partir d'élections
opposant plusieurs candidats - ne s'est imposé que récemment (tout comme la pratique consistant à ratifier un
texte par référendum). Longtemps, ce mode de sélection a d'ailleurs été jugé non démocratique et on lui préférait
le tirage au sort (comme dans la démocratie athénienne où seuls les stratèges et les généraux étaient élus tandis
que les autres fonctions étaient pourvues par tirage au sort, entre des personnes jugées préalablement aptes).

Jusqu'au xixe siècle, le vote pour l'élection de représentants est réservé à une fraction de la population : les
citoyens jugés actifs (ce dont devait témoigner leur capacité à payer un impôt, le cens) ; en sont donc exclues les
personnes jugées dépendantes parce que subordonnées à autrui ou vivant au sein d'institutions : les aliénés, les
moines cloîtrés mais aussi les domestiques et... les femmes. Ainsi, en France, le corps électoral se limite à 90
000 personnes en 1815, à moins de 250 000 en 1846. La proclamation du suffrage universel en 1848 marque un
tournant. Il faudra cependant attendre presqu'un siècle pour que le droit de vote soit reconnu aux Françaises
(décret du 21 avril 1944) ; un tel droit était acquis dès 1893 en Nouvelle-Zélande, 1902 en Australie, 1906 en
Finlande, 1918 en Angleterre, 1919 en Allemagne... Il faut attendre également des décennies pour que soit mis
fin à des privilèges comme le vote plural (la possibilité pour certaines personnes de voter plusieurs fois, introduite
en France en 1820 mais également pratiquée en Angleterre, en Prusse, etc.) ou que soit adopté le vote secret
avec isoloir et enveloppe (1913 en France, dès 1872 en Grande-Bretagne).

Au-delà de la résolution des problèmes techniques posés par l'organisation d'une élection au suffrage universel
(définition d'un corps électoral et du mode de scrutin, découpage du territoire en circonscriptions...), la
généralisation du vote pour l'élection de candidats a supposé une révolution sur le plan des idées : la
reconnaissance du principe d'égalité entre les individus malgré leurs différences sociales, religieuses ou autres.

Malgré l'extension régulière de l'électorat, l'histoire du vote ne saurait cependant être assimilée à une évolution
linéaire. Comment expliquer sinon l'extrême variété des modes de scrutin à travers le monde, même entre les
pays dits développés et démocratiques ? Il n'est pas jusqu'à la scénographie du vote qui ne varie encore d'une
société à l'autre : l'ensemble urne-isoloir-enveloppe-carte d'électeur, destiné à garantir le secret du vote, ne s'est
diffusé que récemment sans faire disparaître d'autres mises en scène (en Grèce, l'urne de chaque candidat est
encore divisée en deux compartiments de couleurs différentes, un noir pour le non, un blanc pour le oui, l'électeur
glissant une boule de plomb par un entonnoir ; au Portugal, le vote se déroule dans les églises ; etc.).

Comment vote-t-on ?

La sélection de candidats à une fonction peut s'effectuer selon une grande variété de procédures électorales :
scrutin majoritaire (le vainqueur est celui qui obtient une majorité absolue, relative ou qualifiée, c'est-à-dire fixée à
un certain montant) ou proportionnel (les sièges sont répartis en fonction du nombre de suffrages recueillis),
uninominal ou plurinomal (selon qu'il y a un ou plusieurs sièges à pourvoir), à un ou deux tour(s). A quoi s'ajoute
encore le vote par listes bloquées, pratiqué notamment pour l'élection présidentielle américaine (le vainqueur,
même d'une seule voix, remporte la totalité des mandats attribués à un Etat).

Quel est le meilleur des systèmes ? Avant même l'avènement de la démocratie représentative, des savants
avaient mis en garde contre les effets pervers d'une élection opposant plus de deux candidats. L'élu n'est pas
systématiquement celui qui a la préférence de la majorité des électeurs ! Un résultat connu sous le nom de
paradoxe de Borda, du nom du chevalier, membre de l'Académie royale des sciences, qui au xviiie siècle montra
qu'un candidat qui aurait été jugé inférieur à chacun de ses adversaires pouvait néanmoins l'emporter au terme

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d'une élection à la majorité simple ! En guise de solution, ce même Borda proposa l'attribution par l'électeur de
points à chaque candidat suivant le mérite qu'il lui attribue, la répartition des points étant fixée à l'avance. A sa
suite, le marquis de Condorcet, philosophe et mathématicien, montra les limites du système en prouvant
l'absence de transitivité systématique en matière électorale : si un électorat préfère A à B et B à C, il n'est pas sûr
qu'il préférera A à C... Pour cette raison, une délibération démocratique ne peut dégager systématiquement un
choix optimal, c'est-à-dire satisfaisant le plus grand nombre de préférences individuelles (paradoxe de
Condorcet). Plus près de nous, dans les années 50, le prix Nobel d'économie Kenneth Arrow devait démontrer
des théorèmes dits d'impossibilité, interprétés depuis comme la preuve mathématique du caractère irrationnel
d'un processus électoral.

Même si l'histoire y compris récente a fourni de nombreux exemples de vote allant à l'encontre des aspirations
d'une majorité d'électeurs (telle l'élection de George W. Bush avec moins de voix que son adversaire), ces
paradoxes ne sauraient cependant faire oublier l'essentiel : en règle générale, les résultats expriment bien
l'aspiration de cette majorité... jusqu'à ce que les échéances suivantes n'expriment un basculement de l'opinion
publique...

Comment analyser les résultats ?

Depuis près d'un siècle, maintes approches tentent d'expliquer les résultats électoraux ou les attitudes de
l'électeur ou d'un électorat.

- La géographie électorale : elle s'attache à mettre en évidence les constantes du vote dans la longue durée en
accordant un primat aux caractéristiques sociales ou culturelles (classe sociale, religion...). En cela, il s'agit aussi
d'une sociologie électorale qui porte sur les attitudes d'électorats plutôt que sur celles des électeurs. En France,
les bases de cette « science du comportement électoral » ont été jetées par André Siegfried avec son célèbre
Tableau politique, paru en 1913 et manifestement influencé par le Tableau de la géographie de la France de Paul
Vidal de La Blache. Malgré le déclin du vote dit de classe, cette approche reste encore vivace en France (voir les
études du Cevipof) comme dans les pays anglo-saxons.

- L'analyse psychosociologique : développée dans les années 1950-1960 à travers les enquêtes du Survey
Center Research (SRC) de l'université du Michigan (Etats-Unis), elle se focalise sur l'affiliation partisane de
l'électeur en considérant qu'il s'agit du principal déterminant du vote. Une approche quelque peu remise en cause
depuis par la montée du « nomadisme électoral » constatée aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe, chez les
partisans comme chez les indépendants.

- L'approche économique : influencée par la théorie du choix rationnel, elle appréhende le vote comme un calcul
économique : on vote pour le parti ou le candidat qui « maximisera son utilité ». En vogue à partir des années 80,
elle est contestée pour sa propension à faire abstraction du contexte électoral et des différences nationales.

- L'approche des politistes : elle se propose d'interpréter l'orientation d'un vote à partir des données politiques
comme la structure de l'offre, l'enjeu de la mobilisation...

- Enfin, l'approche sociohistorique : elle s'attache à retracer l'histoire de la pratique électorale elle-même, les
conditions de son émergence et de son institutionnalisation dans un contexte donné. Ce faisant, elle cherche à
rendre compte des significations particulières que revêt le vote dans une société. Cette approche caractérise la
tendance de plusieurs travaux actuels ; elle peut contribuer à éclairer les difficultés de la transposition hâtive de
pratiques électorales dans les sociétés en transition démocratique.

Aux fins de l'analyse, on peut encore distinguer les approches déterministes (qui mettent l'accent sur les
structures sociales susceptibles de « déterminer » sinon de pré- disposer l'électeur à voter pour tel ou tel parti)
des approches stratégiques (qui mettent au contraire l'accent sur l'acteur et ses choix individuels) ou
compréhensives (qui cherchent, elles, à appréhender le vote dans ses multiples significations plutôt que d'en
expliquer l'orientation). Loin de s'exclure, ces approches sont complémentaires. La tendance actuelle des
recherches électorales est d'ailleurs de les combiner à partir de méthodes quantitatives et qualitatives.

Qu'en est-il de l'abstentionnisme ?

Depuis la fin des années 80, l'abstentionnisme tend à augmenter en France. Quoique non spécifiquement
française, cette tendance est jugée d'autant plus préoccupante que le vote en faveur de partis protestataires
progresse, de même que le vote dit blanc consistant à voter en s'abstenant de soutenir un candidat (et que
d'aucuns demandent de distinguer en conséquence des votes nuls). Plu- sieurs causes sont invoquées, à
commencer par le désintérêt croissant pour la politique, lié, en France, à la banalisation de l'alternance politique
au cours des années 1980-1990 et au brouillage du clivage droite /gauche. En fait, le taux d'abstention dépend

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beaucoup du contexte électoral et de la nature de l'élection (une présidentielle mobilise souvent plus que les
législatives et celles-ci plus que les élections locales ou européennes ; le second tour plus que le premier).

Surtout, l'abstentionnisme n'est pas le fait des mêmes électeurs. Il convient en effet de distinguer les
abstentionnistes « intermittents » des abstentionnistes « constants ». Ces derniers représentaient en moyenne 8
% des électeurs inscrits pour les scrutins des années 1995-1997, soit autant que pour la période 1988-1989. En
outre, l'abstentionnisme n'exprime pas systématiquement un rejet du politique : il peut être le fait de personnes
mal intégrées socialement (on parle alors d'« abstentionnisme social »), non ou mal inscrites (des personnes
ayant omis de s'inscrire dans leur nouveau lieu de résidence). Il n'est de surcroît pas systématiquement
protestataire mais peut être aussi « sélectif » : on ne vote que pour les élections jugées importantes.

D'autres variables se révèlent déterminantes comme par exemple l'âge (le taux d'abstentionnistes est
traditionnellement plus élevé chez les jeunes ; il reste élevé chez les moins de 40 ans avant de diminuer puis de
remonter chez les 70 ans et plus), l'origine socioprofessionnelle (les cadres, professions libérales et agriculteurs
votent traditionnellement plus que la moyenne), le niveau d'études (les diplômés votent plus que les non-
diplômés), la localisation géographique (on vote plus dans les communes rurales que dans les villes), etc. En
revanche, la différence de sexe ne pèse plus : les femmes se mobilisent désormais autant que les hommes.

Au final, l'apparente augmentation de l'abstentionnisme ne saurait, selon les observateurs, être imputée à une
dépolitisation des Français mais plus à une volatilité croissante de l'électorat, elle-même imputable à une moindre
insertion sociale, une mobilité géographique accrue des électeurs ou encore à la progression des
abstentionnistes intermittents.

SYLVAIN ALLEMAND

Dans les coulisses de l'isoloir


Par NONNA MAYER

On a longtemps expliqué le choix de l'électeur par les déterminismes sociaux et culturels. Depuis quelques
années, les spécialistes prennent en compte sa marge de liberté. Loin de s'opposer, ces deux modèles explicatifs
se révèlent complémentaires. Démonstration avec les résultats des dernières élections législatives.

« D' aprÈs une opinion courante, les élections ne sont qu'un domaine d'incohérence et de fantaisie. En les
observant à la fois de près et de haut, je suis arrivé à la conclusion contraire. Si, selon le mot de Goethe, l'enfer
même a ses lois, pourquoi la politique n'aurait-elle pas les siennes ? » Ainsi s'exprime André Siegfried dans son
célèbre Tableau politique de la France de l'ouest sous la IIIe République(1).

Cet ouvrage est l'acte de naissance en France de la science des comportements électoraux. Les modèles
explicatifs qui ont été développés depuis peuvent schématiquement se ranger dans deux catégories. Les
modèles déterministes mettent l'accent sur les régularités du comportement électoral, cherchant à expliquer
l'orientation du vote par l'appartenance des individus à un territoire, une société, un milieu donné. Les modèles
stratégiques privilégient les acteurs par rapport aux structures et insistent sur la part d'indétermination et de
liberté qui caractérise leurs comportements.

Les modèles déterministes

La géographie électorale a été, longtemps, la principale source d'information sur le vote. Elle met en relation leur
inégale distribution sur le territoire avec les caractéristiques sociales et culturelles des unités territoriales ou «
collectifs » où résident les électeurs. Partant de l'exemple de la Vendée, A. Siegfried résume l'influence
déterminante du type d'habitat, des structures foncières et des traditions religieuses sur le choix électoral, par sa
célèbre formule : « le granit vote à droite, le calcaire vote à gauche ». Le modèle siegfriedien sera critiqué dans
les années 60 par Paul Bois, qui y réintroduit l'Histoire, cherchant dans les choix politiques présents la trace
d'événements traumatiques passés. Prenant le cas de la Sarthe (2), où s'opposent l'est déchristianisé et de
gauche et l'ouest catholique et conservateur, il montre que le clivage remonte à la grande Révolution et à la vente
des biens nationaux. Celle-ci profite aux bourgeois des villes à l'est du département, rejetant les paysans de
l'ouest, pourtant acquis aux idéaux révolutionnaires, mais frustrés dans leur espoir d'acquérir des terres, dans le
camp des chouans.

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Cette approche a toutefois ses limites. Si elle fait ressortir la logique territoriale des comportements collectifs,
agrégés au niveau du canton, de la commune ou du département, elle ne permet pas d'en déduire le
comportement des individus au sein de ces collectifs(3). Il faut attendre pour cela le développement des
sondages d'opinion, après la Seconde Guerre mondiale. Ils permettent d'interroger directement les électeurs pour
savoir qui vote pour qui, et pourquoi.

Les premières grandes enquêtes empiriques sont conduites aux Etats-Unis sous la direction de Paul Lazarsfeld,
de l'université de Columbia. Etudiant l'influence de la campagne présidentielle de 1940 sur un panel représentatif
des habitants d'un comté de l'Ohio, il constate à sa grande surprise que celle-ci n'a eu qu'un effet limité sur leurs
choix électoraux. Les électeurs se sont en majorité décidés bien avant la campagne et sont restés fidèles à leur
choix initial. Leurs orientations politiques sont stables et conformes aux normes de leur milieu familial, social et
culturel. Inversement, la connaissance des groupes auxquels appartiennent les individus permet de prédire leur
vote. On peut construire un indice de prédisposition politique combinant le statut social, la religion et le lieu de
résidence. Les électeurs ruraux, protestants et aisés votent dans la proportion de trois sur quatre pour le candidat
républicain, tandis que les électeurs urbains, catholiques et socialement défavorisés votent dans la même
proportion pour le candidat démocrate. « Une personne pense politiquement comme elle est socialement. Les
caractéristiques sociales déterminent les caractéristiques politiques. » (4) Telle est la principale conclusion de
The People's Choice, qui démolit le mythe de la toute puissance des médias tout comme celui d'un citoyen
éclairé, parfaitement informé sur les candidats et les enjeux de la campagne.

En réaction contre le déterminisme social de ce modèle, les chercheurs du Survey Research Center (SRC) de
l'université du Michigan privilégient l'explication politique du vote. Ils s'appuient pour leur démonstration sur des
enquêtes nationales menées à partir de 1948 à l'occasion de chaque élection présidentielle, auprès d'échantillons
représentatifs de la population en âge de voter, interrogés avant et après l'élection. Le comportement électoral
est analysé comme la résultante d'un champ de forces psychologiques, qu'ils mesurent au plus près de l'élection
considérée, en s'attachant surtout à explorer les attitudes des électeurs à l'égard des principaux objets politiques
- candidats, partis, programmes. La variable clé du vote est « l'identification partisane », attachement affectif et
durable de l'électeur à un des deux grands partis qui structurent la vie politique américaine. Elle fonctionne
comme un écran perceptif, filtrant la vision du monde des électeurs. Plus ils s'identifient à un parti, plus ils sont
favorables aux candidats et aux positions qu'il soutient. La plupart des électeurs sont peu informés et peu
intéressés par les questions politiques, disposant de leurs lunettes partisanes comme seuls points de repère : «
Comme l'acheteur d'une automobile qui n'y connaît rien aux voitures sinon qu'il préfère une marque donnée,
l'électeur qui sait seulement qu'il est démocrate ou républicain réagit directement à son allégeance (partisane).»
(5) Celle-ci, généralement forgée dès l'enfance et transmise par les parents, renforcée par le milieu social et
professionnel, confère une grande stabilité aux choix électoraux. La mobilité est un phénomène marginal, qui
caractérise surtout les électeurs les moins instruits, les moins intégrés socialement et politiquement.

L'électeur rationnel

Ce modèle va être remis en cause dans les années 70 (6). Les identités partisanes sont en crise aux Etats-Unis.
La proportion des « indépendants », qui ne se reconnaissent dans aucun parti, est passée de 23% en 1964 à
40% en 1974, et même chez ceux qui en déclarent encore une, l'identité partisane commande de moins en moins
souvent leur vote. Comparés aux électeurs des années Eisenhower (1952-1960), les électeurs des années 60
manifestent plus d'intérêt aux enjeux de l'élection et ils ont plus souvent tendance à choisir les candidats selon
leurs positions sur ces mêmes enjeux plutôt que sur des critères partisans, d'où le concept de « vote sur enjeux
». Ces évolutions tiennent à l'arrivée de nouveaux électeurs - jeunes de moins de 21 ans, femmes, noirs -, sans
affiliation partisane préexistante. Elles reflètent aussi l'émergence d'enjeux plus concrets, qu'il s'agisse de la
question raciale, de la lutte contre la drogue ou de la guerre au Vietnam. Elles tiennent enfin à des facteurs
structurels, le passage de la société industrielle à une société post-industrielle, caractérisée par le gonflement du
tertiaire et le déclin du secteur industriel, la hausse des valeurs « post-matérialistes » et la « mobilisation
cognitive » des citoyens (7). Plus instruits, mieux informés, les électeurs davantage exigeants et autonomes
seraient à la recherche de formes alternatives de participation politique.

A la faveur de ces débats, un modèle plus ancien d'analyse électorale, celui de l'homo oeconomicus, réapparaît.
L'électeur type ferait son choix sur le marché politique comme le consommateur qui achète une marque de
lessive, il voterait au coup par coup pour le parti qui est susceptible de maximiser ses gains. Et sa perception des
candidats en présence, de leurs promesses futures et de leurs réalisations passées, pèserait plus sur son choix
que les affiliations partisanes ou les solidarités religieuses ou confessionnelles.

Ces débats ont traversé l'Atlantique, avec quelques années de décalage. Dans la France des années 70, les
travaux pionniers des sociologues Guy Michelat et Michel Simon montrent que le clivage gauche/droite hérité de
la Révolution française joue le même rôle structurant que l'identification partisane aux Etats-Unis, et qu'il est
étroitement associé à la classe sociale et à la religion (8). Plus les individus ont d'attaches avec le milieu ouvrier,
qu'ils soient ouvriers eux-mêmes, enfants ou conjoints d'ouvriers, plus ils votent pour le PCF et pour la gauche.
Plus ils sont intégrés à la communauté catholique et à ses valeurs, plus ils votent à droite. Mais à partir des

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années 80, l'alternance, la cohabitation, l'émergence de partis comme le Front national ou les Verts, contribuent à
brouiller les repères politiques et les électeurs apparaissent moins constants dans leur choix. Comme aux Etats-
Unis, le modèle de l'électeur rationnel concurrence les modèles déterministes. Lors des élections législatives de
1988, Alain Lancelot et Philippe Habert en traçaient le portrait suivant : « Moins contraint par le jeu des
pesanteurs partisanes et idéologiques, rendu à son libre arbitre par la disparition progressive de structures
d'encadrement traditionnelles, accédant aux logiques de l'individualisme électoral par le recours aux normes
personnelles, le nouvel électeur affirme une autonomie croissante dans la prise de décision électorale et module
ses choix à partir d'une adaptation stratégique aux variations de l'offre électorale et aux enjeux du scrutin. » (9)

La résistance du clivage gauche/droite

Une enquête effectuée après le premier tour des élections législatives de 1997 (10) offre l'occasion de tester la
validité relative des modèles déterministes d'une part, et stratégiques d'autre part. La très grande majorité des
électeurs accepte de se définir comme de gauche ou de droite (respectivement 41 et 33%), un quart seulement
se définissant explicitement comme « ni de gauche ni de droite » ou refusant de répondre. Ce positionnement
n'est pas arbitraire. Il s'est forgé dès l'enfance au sein du milieu familial, puisque les deux tiers de ceux qui se
disent de gauche avaient un père et/ou une mère de gauche, tout comme les deux tiers de ceux qui se disent de
droite avaient au moins un parent de droite. Il correspond à une vision du monde et à des choix de société
opposés. Par exemple, les électeurs qui se déclarent de droite se montrent nettement plus hostiles aux syndicats
(37% de jugements positifs contre 74% pour les électeurs qui se déclarent de gauche), plus enclins à trouver qu'il
y a trop d'immigrés (71% contre 45%) et à vouloir rétablir la peine de mort (58 contre 37%). Selon le camp qu'ils
choisissent, ils ne mettent pas les mêmes bulletins dans l'urne (voir tableau I). 90% de ceux qui se déclarent de
gauche ont voté au premier tour pour un candidat de gauche ou écologiste, 95% de ceux qui se disent de droite
ont donné leur suffrage à ceux de la droite ou du FN (respectivement 75% et 20%). Ces choix témoignent en
outre d'une grande stabilité puisque, également interrogés sur leur vote au premier tour des deux élections
précédentes - la présidentielle de 1995 et les législatives de 1993 - seulement 11% des électeurs en âge de
participer à ces trois scrutins ont, ne serait-ce qu'une fois, transgressé la frontière gauche/droite (11).

Cette mobilité n'a pas augmenté au cours de la dernière décennie. Parmi les électeurs en âge de participer aux
élections législatives de 1986, aux européennes de 1984 et aux présidentielles de 1981, on trouve exactement le
même pourcentage de mobiles gauche/ droite : 11%. Et contrairement à ce que suggère la théorie de l'électeur
stratège, ces aller et retour ne caractérisent pas la fraction la plus instruite et la plus politisée de l'électorat mais
ceux qui n'ont pas fait d'études et qui ne s'intéressent pas à la politique ! (12)

Les variables lourdes

En 1997, la religion influence encore la décision électorale (voir tableau II a). Le détachement à l'égard du
catholicisme favorise le vote de gauche, qui passe de 69% chez ceux qui n'ont aucune affiliation religieuse à 23%
chez ceux qui vont à la messe au moins une fois par mois. Inversement la fréquentation de l'église va de pair
avec un vote de droite, du moins pour la droite modérée. Car si chez les catholiques pratiquants réguliers, les
candidats UDF-RPR ou de la droite indépendante font un score de 70%, de 56 points supérieur à celui qu'ils
obtiennent chez les non-religieux, ceux du FN n'y dépassent pas 7 %. Chez les catholiques les plus fidèles , le
message des Evangiles fait obstacle à la pénétration lepéniste, malgré les efforts du FN pour conquérir cet
électorat et la présence en son sein d'un fort courant traditionaliste. Le parti lepéniste concurrence en revanche la
gauche sur son terrain, atteignant un niveau record chez les catholiques détachés de la religion et chez les «
sans-religion » (respectivement 19 et 17%).

Le clivage majeur, dans les années 70, opposait les ouvriers, les plus à gauche, aux non-ouvriers. Ce n'est plus
le cas. Si le vote de gauche y reste majoritaire, il est plus fréquent chez les salariés moyens ou supérieurs -
cadres, techniciens, enseignants ou personnel des services médico-sociaux - (voir tableau II b). Touchée de plein
fouet par les restructurations industrielles et le chômage, déçue par la politique menée par les socialistes, une
partie du monde ouvrier se tourne aujourd'hui vers le Front national, qui au premier tour de l'élection législative de
1997 recueille un quart de ses suffrages. Et plus un individu a d'attaches avec ce milieu, plus il vote FN dans une
proportion qui atteint un tiers chez les ouvriers enfants et conjoints d'ouvriers, ceux-là même qui hier étaient les
plus forts soutiens du PC (13). Les classes moyennes salariées ont suivi l'évolution inverse. Catégories jeunes,
citadines, instruites, détachées de la pratique religieuse, sensibles aux valeurs hédonistes et permissives
incarnées par mai 68, elles se tournent vers le nouveau Parti socialiste à partir des années 70 (14). Au terme de
ces évolutions croisées, le principal clivage passe entre les « indépendants », travaillant à leur compte, qui votent
en majorité pour la droite, aux salariés soumis aux ordres d'un patron, qui votent en majorité pour la gauche (voir
tableau II b). Propriétaires de leurs moyens de travail, attachés à la libre entreprise et à l'initiative individuelle, ils
se méfient d'une gauche qui leur paraît plus attentive aux droits des salariés et de son interventionnisme
économique et social. La seule différence a trait au vote pour le FN. Ce dernier a plus de succès chez les petits
patrons que chez les agriculteurs, qui cumulent les facteurs qui s'opposent à sa pénétration : forte cohésion
sociale, influence plus marquée du catholicisme, encadrement syndical actif, liens privilégiés avec la droite en
particulier gaulliste. Parmi les salariés, un clivage secondaire oppose le secteur privé au secteur public au sens

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large (15) qui vote beaucoup plus souvent pour la gauche, dans une proportion qui chez les enseignants frôle les
70%. Le contexte de crise économique qui fait apparaître les fonctionnaires comme des privilégiés, assurés de la
sécurité de l'emploi et d'une meilleure retraite que les salariés du privé, les incertitudes sur l'avenir du service
public à la française dans le contexte de l'Union européenne, autant d'éléments qui contribuent à ancrer ce
secteur à gauche.

La complémentarité des modèles

Des identités politiques, religieuses et socioprofessionnelles structurent encore le choix électoral, confirmant ainsi
la validité du modèle sociologique, malgré le facteur de perturbation que constitue le FN, en captant une fraction
de l'électorat traditionnel de la gauche. L'opposition avec les modèles stratégiques est toutefois moins tranchée
qu'il n'y paraît. L'identification à la gauche ou à la droite, la classe sociale et la religion ne déterminent pas les
votes, mais définissent seulement des probabilités différentes de choisir tel ou tel candidat. Pour savoir si
l'électeur se rendra ou non aux urnes, et s'il sera fidèle à ses choix antérieurs, il faut tenir compte d'autres
facteurs : la nature de l'élection, les termes de « l'offre » électorale, le programme, le déroulement de la
campagne, qui vont cristalliser les choix, en hiérarchisant l'importance des enjeux et en modelant les perceptions
des candidats (16).

D'une élection à l'autre, c'est le changement qui est la règle, la stabilité l'exception, si du moins on adopte une
définition plus large de la « mobilité » électorale. Ainsi sur l'ensemble des électeurs susceptibles de participer au
premier tour des législatives de 1997, de la présidentielle de 1995 et des législatives de 1993, ceux qui ont émis
un vote rigoureusement identique les trois fois, ou qui se sont systématiquement abstenus, représentent un peu
moins de la moitié (44 %). La majorité d'entre eux s'est abstenue au moins une fois, ou a voté pour une autre
tendance au sein de son propre camp (électeur socialiste votant écologiste ou électeur RPR votant FN...) ; seule
une petite minorité (11 %) a franchi la ligne gauche/droite. Si l'on s'en tient à la campagne des législatives de
1997, nombreux par ailleurs sont les électeurs qui disent avoir « sérieusement envisagé de voter pour un autre
candidat dans la période qui a précédé l'élection » (28,5%), l'hésitation portant, sept fois sur dix, sur deux
candidats du même camp. Et leur profil est cette fois-ci conforme au profil de l'électeur stratège, la tendance à
réfléchir pour faire son choix, évaluer les mérites respectifs de deux candidats, passant de 18 à 32% selon qu'il
s'agit d'électeurs ne s'intéressant « pas du tout » ou « beaucoup » à la politique, de 27 à 39% selon qu'ils n'ont
pas dépassé le niveau du certificat d'études primaires ou qu'ils ont fait des études supérieures.

Les modèles déterministes et stratégiques sont donc complémentaires, ils décrivent chacun un aspect de la
réalité électorale. L'électeur n'est ni jamais totalement libre, ni totalement déterminé. Son choix est le fruit d'un
processus où se mêlent facteurs sociaux et politiques, éléments structurels et conjoncturels. La socialisation
politique est un processus cumulatif. Chaque individu appartient simultanément et successivement à une
multitude de groupes socioculturels. Ces influences diverses et parfois contradictoires forment des sensibilités de
droite ou de gauche. Mais elles ne se concrétiseront par un vote que dans le cadre d'un scrutin particulier, en
fonction de l'intérêt qu'il suscite, de l'offre partisane, de la personnalité des candidats, de la campagne qu'ils vont
mener, des problèmes du moment. Chaque élection est singulière et laisse place aux stratégies spécifiques des
électeurs.

Quant à la « rationalité » du vote, elle est plurielle. L'électeur fidèle au parti qui lui paraît défendre les intérêts de
sa classe sociale ou les valeurs de sa religion n'est ni plus ni moins rationnel que celui qui en change, hésite
entre plusieurs partis au sein du même camp, voire transgresse la frontière entre la gauche et la droite. Pourquoi
taxer d'irrationalité l'électeur qui vote tantôt pour la droite parce qu'elle développe un discours sécuritaire, tantôt
pour la gauche parce qu'elle défend ses intérêts catégoriels ? Cet électeur ne choisit-il pas, en fonction de l'offre
politique qui lui est proposée, de privilégier tantôt tel aspect d'un candidat ou d'un parti, tantôt tel autre, refusant
par conséquent de prendre « en bloc », modulant son choix, bref exerçant tous ses privilèges d'électeur libre et
par conséquent rationnel ? Sauf à décréter a priori tel trajet politique « rationnel » et tel autre « irrationnel », rien
ne permet de supposer qu'une mobilité n'a pas ses propres raisons même si celles-ci nous échappent parfois
(17).

NONNA MAYER

Chercheuse au Centre d'étude de la vie politique française (Cévipof). Elle vient de diriger : Les Modèles
explicatifs du vote (L'Harmattan, 1997) et, avec Daniel Boy, L'Electeur a ses raisons (Presses de Sciences po,
1997).

6
Le comportement électoral en équation

Un modèle est une représentation simplifiée du phénomène étudié, qui le rend intelligible. Un modèle est par
définition réducteur, ramenant la complexité du réel à un petit nombre de variables significatives (1).

Les modèles de type économétrique consistent à étendre au comportement électoral l'hypothèse de rationalité
des choix habituellement appliquée au comportement économique (2). Ils postulent que l'électeur a des
préférences, que ses préférences sont transitives - s'il préfère A à B et B à C, il préférera A à C -, et qu'il cherche
à maximiser son « utilité », c'est-à-dire la satisfaction qu'il retirera de son vote. La décision électorale est
assimilée à un calcul en termes de coûts et de bénéfices. Pour l'exprimer sous forme d'équation, on désignera
par Ua et Ub l'utilité

respectivement attendue de la victoire de A, le parti

qui gouverne, et de B,

celui qui est dans l'opposition. Si la différence entre Ua et Ub est positive,

l'électorat votera pour

le parti sortant ; si elle est négative,

pour l'opposition ;

et si elle est nulle,

il s'abstiendra.

Les modèles économétriques se sont progressivement sophistiqués.

Ils prennent en compte

le caractère lacunaire

de l'information

de la majorité

des électeurs, la nature rétrospective (fondée

sur le bilan des actions

passées) ou prospective (fondée sur les promesses), personnelle (vote du « porte-monnaie ») ou collective (vote
« sociotropique »)

de leur évaluation

des candidats.

Aux paramètres liés

à la conjoncture économique censés influencer

le choix de l'électeur

(pouvoir d'achat, évolution du PNB, taux de chômage), ils ajoutent de plus

7
en plus souvent

des variables politiques (identification partisane, proximité idéologique, indices de popularité

des candidats, votes

à l'élection précédente). Cette approche économique du politique est nettement plus développée aux Etats-Unis
qu'en France,

où elle est plutôt le fait d'économistes comme Jean-Dominique Lafay

ou Jean-Jacques Rosa (3).


NOTES
1

Sur la définition du modèle en sciences sociales, voir Jean-Claude Passeron, « Le modèle, l'enquête et le récit »,
in N. Mayer (dir.), Les Modèles explicatifs du vote, L'Harmattan, 1996, p. 19-43.
2

L'ouvrage de référence est celui d'Anthony Downs, An economic theory of democracy, Harper and Row, 1957.
3

Pour un bilan récent sur ces travaux, voir le numéro de la Revue française de sociologie centré sur « L'économie
du politique », avril-juin 1997, ainsi que Marie Servais, « Les modèles économétriques du vote », in N. Mayer
(dir.), op. cit.
NONNA MAYER

Qui vote quoi ?

Tableau I

Vote en 1997 en fonction du sentiment d'appartenance de gauche ou de droite (en %).

(Lire le tableau ainsi : 90% de ceux qui se définissent comme de gauche ont voté pour un candidat de gauche ou
écologiste au premier tour.)

Tableau II a

Vote selon la religion, en 1997 (en %).

(Lire le tableau ainsi : 23% des catholiques pratiquants réguliers ont voté pour la gauche au 1er tour des
législatives de 1997.)

Tableau II b

Vote selon la catégorie socioprofessionnelle et le statut en 1997 (en %).

(Lire le tableau ainsi : 32% des agriculteurs ont voté pour la gauche au 1er tour des législatives de 1997.)

La géographie électorale
Par

8
La géographie électorale, courant récent de la géographie politique, renouvelle l'analyse des scrutins électoraux
en combinant l'effet de la structure sociale et l'influence du fonctionnement des territoires sur le vote.

Chaque scrutin électoral provoque son cortège de cartes, utilisées, avec plus ou moins de bonheur, lors de
soirées télévisées par des commentateurs politiques. Ceux-ci ignorent généralement l'existence d'un des
courants de la géographie politique les plus nouvellement constitués, la géographie électorale.

André Siegfried, le père fondateur

Discipline récente en France, la géographie électorale puise pourtant ses racines dans les travaux pionniers,
aujourd'hui presque centenaires, d'André Siegfried, notamment dans son ouvrage fondateur : Tableau politique
de la France de l'Ouest sous la IIIe République (1914), essai dans lequel sont présentées les premières analyses
de scrutins. Cet ouvrage, réédité en 1980, présente le comportement électoral sous la IIIe République du quart
nord-ouest de la France. Si ce texte impressionne par l'ampleur du volume d'informations utilisées et par le
minutieux travail de terrain de l'auteur, il porte en lui les travers de la géographie (1) de l'époque, science des
patientes monographies régionales, à la recherche d'éléments de permanence et de corrélations déterministes
entre milieu et société. Ce paradigme, annoncé par l'auteur dès l'introduction, aboutit à des développements
discutables, telle la tentative de faire coïncider la limite plaine/bocage ou encore la géologie avec le vote. Ce type
d'argumentation lui valut par la suite une certaine célébrité, notamment pour une formule qu'il n'a d'ailleurs jamais
prononcée, « le calcaire vote à gauche, le granit à droite », qui raillait ses envolées déterministes. Néanmoins,
d'autres facteurs explicatifs mobilisés, tels le mode de peuplement (habitat groupé ou dispersé) ou le régime de
propriété foncière caractérisant les zones étudiées par A. Siegfried, sont beaucoup plus convaincants. Mais c'est
dans un ouvrage moins connu, Géographie de l'Ardèche sous la IIIe République (1949), que l'auteur développe
encore plus précisément sa méthode d'analyse que l'on peut qualifier de « contextualisante ». Sans
malheureusement se départir de quelques réflexes déterministes pour expliquer certaines permanences du vote
dans ce département (rôle de la géologie et de l'altitude), il s'est investi dans une ambitieuse tentative de
compréhension des enjeux locaux sur le temps long (opposition protestants/catholiques entre autres) et, plus
globalement, de la formation de l'opinion politique : « Il y a d'abord les circonstances historiques de la formation
territoriale, administrative ou politique ; puis la structure sociale ; la religion ; enfin les influences s'exerçant du
dehors et le degré de résistance que le milieu local est en mesure de leur opposer. » Le plus surprenant dans sa
démarche, c'est que malgré l'utilisation de facteurs explicatifs dynamiques, il reste néanmoins à la recherche de
permanences, ce qui le fait parfois dangereusement lorgner du côté du fixisme*. Il reste un pionnier de cette
discipline, influençant de nombreux auteurs, tant en France (François Goguel) qu'à l'étranger, sans pour autant
avoir créé de courant ou d'école.

Du gerrymandering à l'effet de voisinage

A l'époque où A. Siegfried rédigeait son Tableau, les premiers travaux de géographie électorale voyaient le jour
aux Etats-Unis. En 1918, le géographe américain Carl Ortwyn Sauer publiait un article sur le problème du «
gerrymandering » (2). Ce terme renvoie à une expression apparue en 1812 pour qualifier le projet du sénateur
républicain Eldridge Gerry, qui consistait à redessiner un district électoral au nord de Boston afin d'assurer
l'élection d'un candidat de son parti. En voyant la proposition de découpage, un adversaire politique aurait évoqué
la ressemblance avec une salamandre, tandis qu'un autre affirmait qu'il s'agissait d'une « gerrymandre »
(gerrymander en anglais). Le concept de gerrymandering, qui signifie l'action de découper des circonscriptions
électorales pour favoriser un parti ou une communauté, s'est dès lors imposé. Ce terme, souvent traduit par «
charcutage électoral », ne revêt pas uniquement l'aspect négatif de l'expression française. D'ailleurs, aux Etats-
Unis, le Voting Rights Act de 1965 encourageait l'affirmative gerrymandering censé favoriser un redécoupage
regroupant les minorités (technique dite du « packing », opposée au « cracking », ou éclatement géographique)
pour promouvoir l'émergence d'élus des minorités. Cette technique sera pourtant remise en cause par une
décision de la Cour suprême américaine en 1995. Au-delà de l'analyse du vote, la géographie électorale est
également une réflexion sur le découpage et sur le rapport entre espace, pouvoir et représentation politique.

Durant les années 1960-1970, la géographie électorale allait prendre un nouvel essor au Royaume-Uni et aux
Etats-Unis, sous l'impulsion du puissant courant de la géographie quantitativiste (travaux de Kevin J. Cox, Stein
Rokkan, Peter J. Taylor ou Ronald J. Johnston). Disposant de données statistiques collectées à plusieurs niveaux
d'échelles et de nouvelles techniques pour les traiter, ces géographes pouvaient tester les hypothèses évoquées
par A. Siegfried quelques décennies plus tôt sur les mécanismes de diffusion et les effets d'entraînement sur
l'opinion et sur le vote. K.J. Cox montre dès 1969 (3) que les modèles « d'autocorrélation spatiale* » sont
pertinents pour décrire le comportement électoral. Ce qui explique pourquoi certains partis politiques, comme le
Front national ou le CNPT en France, présentent une géographie de vote fortement polarisée autour de bastions
(qui sont des pôles de diffusions) plutôt qu'une répartition homogène. Jean Ranger et François Platone (4) ont,
grâce à cet outil, mis en lumière la stabilité de l'implantation géographique du Parti communiste français entre les
années 1960 et 1981. P.J. Taylor et R.J. Johnston, en 1979 (5), mettent quant à eux clairement en lumière «
l'effet de voisinage » (neighbourhood effect), c'est-à-dire, au sein d'une surface donnée (circonscription
électorale), l'effet d'entraînement en faveur de la structure sociale majoritaire. Concrètement, cela signifie que le

9
vote de la catégorie socioprofessionnelle (CSP) « ouvriers » ne sera pas le même dans une circonscription où
cette catégorie est majoritaire que dans une circonscription où elle est minoritaire.

Vers un déterminisme sociologique

Ces mécanismes spatiaux évoqués ci-dessus illustrent l'apport de la géographie électorale au regard des
schémas explicatifs qui s'étaient imposés dans l'interprétation des scrutins électoraux des années 1960 aux
années 1980, tant dans le monde anglo-saxon qu'en France où, sous l'impulsion notable de Raymond Aron qui
dénonçait l'enfermement siegfriedien dans le localisme et le régionalisme, les explications du vote allaient
progressivement se focaliser sur un véritable déterminisme sociologique. En effet, durant les années 1950 (le
Centre d'étude de la vie politique française, Cévipof, est créé en 1960), 1960 et 1970, les chercheurs (6) qui
travaillent sur l'explication du vote utilisent de plus en plus les sondages, tout en bannissant la carte. Ils invoquent
surtout des facteurs sociologiques (CSP et pratique religieuse du votant) et favorisent l'échelon national dans la
construction de leurs analyses. Michel Bussi, l'un des acteurs du renouveau de la géographie électorale avec
Hervé Guillorel (7), Jacques Lévy ou Dominique Badariotti, déplore l'évacuation complète de l'espace et du
contexte local dans ce type d'analyse. Revenant sur le questionnaire sur lequel s'est appuyé Gérard Grumberg
dans son ouvrage L'Electeur français en questions (8), M. Bussi constate que « parmi les 80 questions posées
aux sondés, aucune n'a de rapport de près ou de loin avec l'espace : on ne connaît pas la région, la taille de la
ville où le sondé habite, son sentiment d'enclavement, la vision de son quartier, sa conception des problèmes
locaux ou régionaux, la distance entre son domicile et sa région d'attache, sa famille, son travail, une grande
agglomération... »

En ce sens, la géographie électorale se définit par opposition à une sociologie électorale dominante pour laquelle
deux familles de variables sont très majoritairement utilisées dans l'appréhension du comportement de l'électeur :
les clivages horizontaux, basés sur des enjeux économiques (CSP, niveau de revenu, diplômes), et les clivages
verticaux, représentatifs des critères culturels (pratique religieuse, ethnicité, langues parlées...). Sans
évidemment nier ces facteurs éminemment constitutifs de l'identité et de la réalité du « vote de classe », la
géographie électorale entend mettre en lumière le rôle du contexte, du fonctionnement de l'espace et de la
diffusion des opinions en utilisant le traitement cartographique des données statistiques à différentes échelles.

Structure sociale et facteurs locaux

D'autre part, les outils statistiques permettent d'effacer la structure sociale d'une zone donnée pour pouvoir
observer les autres éléments explicatifs. Plus précisément, on calcule le « vote théorique » pour un parti politique
de la circonscription étudiée si tous les électeurs, en fonction de leur CSP d'origine, avaient voté conformément à
la moyenne nationale de leur CSP respective. On peut dès lors comparer ce vote théorique au vote réel et obtenir
l'effet résiduel, c'est-à-dire la part du vote qui ne peut être expliquée par la structure sociale de la zone
considérée, ce qui invite à invoquer d'autres facteurs (effet d'entraînement, de voisinage, degré d'enracinement
des votants, existences de ségrégations dans l'espace considéré).

Ainsi, Loïc Ravenel (9), de l'université de Caen, a présenté lors d'un colloque une intéressante étude sur les
profils du vote envers les différents candidats aux élections présidentielles de 2002 en fonction de l'éloignement
au centre-ville. Prenant en compte 42 villes de plus de 200 000 habitants, il a recomposé les scores selon des
auréoles équidistantes de 10 kilomètres à partir du centre-ville. Il a ainsi pu construire un diagramme de vote pour
chaque candidat, exprimé en variation par rapport à son score national (pour que les courbes soient réellement
comparables), reliant les points qui représentent le score moyen du candidat au centre-ville, à 10 kilomètres, à 20
kilomètres... jusqu'à 100 kilomètres. La comparaison des courbes obtenues par Lionel Jospin et Jean-Marie Le
Pen est particulièrement frappante car elles sont opposées. Le premier obtient son meilleur score en centre-ville,
puis sa courbe diminue brutalement jusqu'à 30 kilomètres, enfin remonte au-delà des 30 kilomètres pour atteindre
un deuxième pic à 90 kilomètres. Le second présente en revanche une courbe dont le maximum est enregistré
entre 20 et 40 kilomètres. La structure sociale ne saurait expliquer ce phénomène sans qu'on lui adjoigne ce
gradient d'urbanité. Si l'on parle en terme de voix, c'est clairement dans cette zone périurbaine que le candidat du
Front national a fait la différence avec le candidat du Parti socialiste en 2002. Cet exemple montre clairement
comment le positionnement géographique du votant a un impact, tout comme sa CSP, sur son appréhension du
monde et sur ses décisions.

Ainsi, la géographie électorale n'essaye-t-elle en rien de nier l'effet de la structure sociale sur le vote, mais
s'escrime au contraire à la combiner avec d'autres facteurs explicatifs, revisitant avec des moyens statistiques
élaborés les idées de A. Siegfried sur les conditions locales de formation et de diffusion d'opinions.

Une audience limitée hors la géographie

La géographie électorale et son « approche écologique » (qui favorise l'étude d'aires géographiques plutôt de les
individus) essuie deux principales critiques. D'une part, le choix de la maille/échelle du phénomène conduit à un

10
agrégat d'individus qui n'a pas forcément de cohésion sociologique à l'échelle observée. En effet, analyser le vote
d'une commune ou d'un canton de la banlieue d'une grande ville a-t-il un sens si l'espace de vie (travail, loisirs,
attaches familiales) de ses habitants n'est pas circonscrit au sein de la zone ? D'autre part, cette réduction de
l'individu à sa position dans une surface surévaluerait un comportement collectif au détriment de la recherche
d'une explication du vote plus individuelle ou plus psychologique.

La géographie électorale, courant issu à la fois du renouveau de la géographie politique et de l'essor des
méthodes quantitatives, vient indéniablement enrichir le débat sur les explications du vote mais a une audience
encore limitée au-delà de la géographie. Même si, depuis les années 1980, les modèles d'interprétations utilisés
par les politologues ou les sociologues se complexifient et intègrent parfois, comme dans les travaux d'Annie
Laurent (Le Vote des villes, avec Bernard Dolez, 2002), des éléments explicatifs soulignant l'aspect spatial.

Le Front national et le renouveau des analyses du vote

L'essor du vote pour le parti d'extrême droite en France au cours des années 1980 va contribuer au
renouvellement des explications du vote. Initialement soutenu par les professions indépendantes, du commerce,
de l'artisanat et des PME, le Front national devient dans les années 1990 le premier parti ouvrier, une évolution
rapide et massive qui met à mal les explications classiques du vote.

Bâtissant ses campagnes électorales sur la « diabolisation de l'immigré », responsable aux yeux des leaders
frontistes de tous les maux de la société française (chômage, criminalité...), les résultats électoraux du FN
présentent une corrélation complexe et ambiguë avec la présence de populations immigrées. D'une part, les
cartes électorales montrent clairement, au niveau national, une superposition entre vote frontiste et présence
d'immigrés : opposition nette entre l'Est et Ouest de la France ; vote élevé en PACA, Rhône-Alpes et Ile-de-
France, qui sont les principales zones de résidence des immigrés. Mais, observé à un niveau plus fin, le vote
frontiste révèle aussi d'autres phénomènes. D'abord, le vote frontiste touche quelquefois des zones rurales d'où
les immigrés sont quasi absents, comme par exemple certaines communes rurales d'Alsace. Ensuite, on observe
un « effet de halo », c'est-à-dire que ce sont plutôt les habitants des communes voisines que les habitants des
quartiers ou communes à forte proportion d'immigrés qui votent pour le FN. Enfin, le vote frontiste est fortement
surreprésenté dans les zones périurbaines.

L'électeur du FN est plus jeune, plus masculin, moins diplômé, plus déchristianisé que l'électeur moyen. Le vote
frontiste, loin d'exprimer seulement un « rejet de l'étranger », est un révélateur des peurs (de l'autre, de la
construction européenne, de la mondialisation, de l'absence de mobilité sociale voire de la mobilité sociale
descendante, d'une crise de la masculinité, du sentiment de relégation sociospatiale, car la « fracture sociale » se
conjugue à une « fracture territoriale ») qui travaillent la société française contemporaine.
Alain Antil

Quelques représentants

? André Siegfried (1875-1959)

Fils d'un homme politique havrais, il sera lui-même tenté par la politique, se présentant trois fois sans succès aux
élections législatives, avant de devenir universitaire, journaliste et grand voyageur. Il publie en 1914 un ouvrage,
Tableau politique de la France de l'Ouest sous la IIIe République, considéré comme fondateur de la géographie
politique française. Il rédigera d'autres ouvrage sur la politique française ? Tableau des partis en France (1930),
Géographie de l'Ardèche sous la IIIe République (1949) ? ou de réflexion sur des questions identitaires ? L'Ame
des peuples (1930). Mais il sera aussi l'auteur de nombreux ouvrages sur les pays anglo-saxons qui lui donneront
une renommée internationale : La Démocratie en Nouvelle-Zélande (1904), L'Angleterre d'aujourd'hui (1924), Les
Etats-Unis d'aujourd'hui (1927), Le Canada, puissance internationale (1937-1947). L'héritage de André Siegfried,
surtout dans le domaine de la géographie électorale, est important et salué, car même si ses propos tendaient
parfois à un déterminisme sommaire, son long travail de terrain et sa grande culture lui ont permis d'évoquer
quelques pistes (opinion locale, analyse contextuelle du vote) que les géographes d'aujourd'hui peuvent tester
avec des moyens statistiques et cartographiques très élaborés. A. Siegfried connaîtra la consécration
académique et institutionnelle puisqu'il sera respectivement élu à l'Académie des sciences morales et politiques
en 1932, obtiendra la chaire de géographie économique et politique au Collège de France en 1933, sera élu à

11
l'Académie française en octobre 1944, deviendra le premier président de la Fondation nationale des sciences
politiques en 1945.

? Ronald J. Johnston

Professeur à l'université de Bristol, Ronald J. Johnston est l'un des principaux artisans, avec le professeur Kevin
J. Cox, de l'Ohio State University, de la naissance d'une nouvelle géographie électorale, utilisant des méthodes
quantitatives empruntées notamment à l'économétrie spatiale. A travers plusieurs ouvrages ou articles
unanimement reconnus ? Geography of Elections (1979), Political, Electoral, and Spatial Systems (1979), «
Putting voters in their place. Local context and voting in England and Wales », in Alan S. Zuckerman (dir.), The
Social Logic of Politics. Family, friends, neighbours and workmates as contexts for political behavior (1997), il a
clairement démontré les effets spatiaux sur le vote.

? Michel Bussi

Professeur à l'université de Rouen, Michel Bussi a importé et testé les méthodes et les idées des géographes du
vote anglo-saxons tout en les développant. Après une thèse sur le vote dans l'Ouest de la France (Eléments de
géographie électorale. A travers l'exemple de la France de l'Ouest, 1999), il a lancé au sein du laboratoire MTG
(Modélisation et traitement graphique) de nombreuses recherches sur les effets spatiaux (effet d'entraînement,
diffusion spatiale de l'extrême droite, du vote comme révélateur de ségrégation au sein des villes). Il est l'auteur
de nombreux articles dont « Géographie électorale », in Pascal Perrineau et Dominique Reynié (dir.), Dictionnaire
du vote, Puf, 2001.

Fixisme

Terme provenant du domaine des sciences naturelles, associé au nom du naturaliste suédois Carl von Linné
(1707-1778), le classificateur des espèces vivantes. Pour la théorie fixiste, définitivement abandonnée au cours
du xixe siècle, les espèces sont stables et n'évoluent pas ; elles peuvent parfois s'éteindre et d'autres espèces
apparaissent. Dans le domaine des sciences humaines, le terme désigne la tendance à privilégier, dans
l'explication de l'histoire et des sociétés, la recherche de permanences ou d'éléments constitutifs invariables au
détriment de l'étude des dynamiques.

Autocorrélation spatiale

Outil statistique emprunté à l'économétrie spatiale (coefficients de Geary ou de Moran) qui permet, pour une
variable donnée, de modéliser l'interdépendance entre deux surfaces contiguës. On parlera d'autocorrélation
spatiale positive si, pour le phénomène observé, les surfaces proches se ressemblent plus que les surfaces
éloignées. L'autocorrélation spatiale permet de mesurer les phénomènes de diffusion.

Alain Antil

L'abstention
Par Bruno Cautrès

Comment évolue- t-elle ?


Comment l'expliquer ?
Des intermittents du vote ?

Comment évolue- t-elle ?

Si l'on s'en tient aux élections organisées depuis la proclamation de la Ve République, en


1958, on constate, à partir des années 80, un décrochage dans la participation électorale :

12
l'abstention est de 34,3 % au premier tour des élections législatives de 1988 (qui font suite, il
est vrai, aux présidentielles) et passe la barre des 50 % lors des élections européennes de 1989
(51,3 %). Cependant, on n'assiste pas à une progression linéaire et inéluctable de l'abstention.
Ainsi, la participation remonte lors des élections régionales et cantonales de 1992, lors du
référendum sur le traité de Maastricht la même année et lors des élections européennes de
1994, où l'on repasse sous la barre des 50 %. En France, l'abstention reste liée à la nature du
scrutin, à sa place dans un cycle électoral et au contexte politique. L'élection présidentielle
mobilise traditionnellement plus que les autres (hormis l'élection présidentielle de 1969). Mais
cette élection est à son tour touchée par le contexte de montée de l'abstention, de doute sur la
capacité des grands partis à faire face aux problèmes socioéconomiques et de crise de
confiance dans les élites politiques. A cet égard, la dernière élection présidentielle est riche
d'enseignements : le niveau très élevé de l'abstention au premier tour et la remontée de la
participation au second tour (+ 8,1 points) illustrent bien qu'indépendamment de la tendance
structurelle à plus d'abstention, il y a place pour des élections à plus forte mobilisation en
fonction des enjeux et contextes politiques. Paradoxalement, le retour à un niveau d'abstention
élevé lors des élections législatives de 2002 montre bien que les électeurs font aujourd'hui le
tri et peuvent se mobiliser ou s'abstenir selon l'acuité de l'enjeu.

De manière générale, les élections législatives, pour lesquelles les Français se mobilisaient un
peu plus sous la IVe République (mais en l'absence d'élection présidentielle), connaissent des
niveaux d'abstention qui varient beaucoup selon le contexte. Sous la Ve République, le
pourcentage d'abstentionnistes lors de ces scrutins est affecté par les conjonctures : plus élevé
lorsque des élections fortement mobilisatrices se sont tenues juste avant ou peu de temps
après ; plus faible lorsque le clivage droite/gauche est affirmé (en 1978 par exemple).

Ces tendances se retrouvent lors des élections locales et notamment les élections cantonales
où les niveaux de l'abstention peuvent être très élevés : 51 % (premier tour) en 1988, 39,6 %
en 1994, 39,6 % en 1998 et 34,5 % en 2002 (mais avec un net recul en 1992 : 29,3 %). Les
élections municipales mobilisent également moins aujourd'hui : 30,6 % d'abstention au
premier tour en 1995 et 32,6 % en 2001.

Reste un cas un peu à part, celui des élections européennes. En France, l'abstention n'a cessé
de progresser aux scrutins européens, avec une exception en 1994 (on est passé de 39,3 % en
1979 à 57,3 % d'abstention en 2004). Plus fondamentalement, les élections européennes sont,
en France comme dans la plupart des autres pays européens, considérées tant par les partis
que par les électeurs comme des élections de « second ordre ». Elles constituent pour
l'opposition et les citoyens un moyen de « sanctionner » le gouvernement et reposent
largement sur un prisme électoral national.

La France ne fait pas totalement exception en Europe. La tendance à plus d'abstention est
presque partout présente (hormis les pays où le vote est obligatoire comme la Belgique) : les
élections législatives de 2001 au Royaume-Uni n'ont mobilisé que 59 % de l'électorat. Dans la
plupart des pays européens, le contexte, le caractère plus ou moins ouvert de la compétition
électorale, la place de tel scrutin dans un cycle électoral peuvent jouer sur l'effet de cette
tendance structurelle à moins de participation. Les élections européennes de 2004 ont montré
que, sous l'influence du contexte ou des modalités d'organisation du vote, la participation peut
remonter dans certains pays, baisser dans d'autres. Le fait que les citoyens croient nettement
moins qu'avant que la politique peut changer les choses est une trame de fond pour les pays
occidentaux. Chacun fait ensuite varier cette trame de fond en fonction de conjonctures
spécifiques. Cependant, la France se singularise par le fait que la tendance structurelle à

13
l'abstention touche de manière significative tous les scrutins, y compris les référendums
lorsqu'ils portent il est vrai sur des questions faiblement mobilisatrices (Nouvelle-Calédonie,
quinquennat). Le référendum sur le projet de Constitution européenne pourrait en revanche
davantage mobiliser.

Comment l'expliquer ?

Différents modèles explicatifs et théories ont été proposés depuis longtemps pour comprendre
ce que les spécialistes américains ont appelé le « puzzle » de l'abstention. L'ensemble de ces
théories et modèles explicatifs s'inscrivent dans l'une ou l'autre des trois approches suivantes.

- Une approche sociologique. Des théories du comportement électoral ont très vite analysé
les raisons sociologiques susceptibles de réduire la capacité des électeurs à participer aux
élections. L'âge, l'entrée dans la vie professionnelle, la stabilité sociale et géographique se
traduisent par une plus forte participation qui s'accroît avec l'âge au-delà du passage à la
retraite. En France, cette théorie sociologique de l'abstention a été très prégnante, en
particulier grâce au travail pionnier d'Alain Lancelot. Ce modèle sociologique met également
l'accent sur un facteur d'exclusion sociale qui conduit à une faible intégration politique.

- Une approche psychosociologique. Parallèlement aux précédentes, des théories ont très tôt
porté leur attention sur les motivations des électeurs à se rendre aux urnes. Ce courant de
recherche a été favorisé par le développement des sondages politiques qui ont permis de
disposer de données individuelles sur les attitudes politiques des électeurs. Il suggère que si la
politisation, l'intérêt pour la politique, le sentiment d'être « compétent » en politique ont un
effet significatif sur le vote, la participation a décliné alors même que la part de l'information
politique des médias n'a fait qu'augmenter. L'explication souvent avancée est celle d'un effet
négatif de l'omniprésence de la politique dans les médias : c'est l'image des « écuries
présidentielles », d'un jeu où les sondages d'opinion jouent le rôle de baromètres pour prendre
les paris. Une réflexion critique, souvent stimulante mais parfois contestable, de cette «
démocratie d'opinion » a vu le jour, et pas seulement en France, sous l'effet des analyses de
Pierre Bourdieu et de ses continuateurs.

- Une approche économique. Des théories indiquent qu'il est « irrationnel » de voter à cause
des probabilités infinitésimales que le vote de chaque électeur détermine l'issue du scrutin.
Vis-à-vis de cette espérance très faible que le vote soit « rentable », les coûts (s'informer,
discuter, se rendre aux urnes) que l'électeur devrait supporter seraient trop forts. Cette
approche, qui s'est parfois exprimée de manière trop caricaturale et sans tenir compte de tous
les apports des théories du « choix rationnel », a connu de nombreuses applications et a été
l'objet de controverses nourries en Europe et aux Etats-Unis. Appliquée de manière trop
abrupte, cette théorie bute sur le « paradoxe du vote » : voter est irrationnel, mais beaucoup
d'électeurs votent néanmoins... Pour « sauver » ce modèle, il faut sans doute prendre en
compte d'autres types de motivations du vote et des facteurs idéologiques ou de normes et de
valeurs.

Plus récemment, de nouvelles approches se sont développées pour rendre compte du vote
et de la participation : le « capital social » et l'insertion dans des réseaux sociaux qui
expliqueraient le passage, chez les électeurs, de l'abstention au vote. Des facteurs de
socialisation à l'expérience du vote s'expriment également. Dans une récente recherche de
grande ampleur, Mark Franklin (1) indique que la transition qui conduit du retrait du jeu

14
électoral à la participation « établie » passe par l'expérience que l'on acquiert au cours des
trois premières élections auxquelles on est exposé.

Des intermittents du vote ?

En fait, c'est le comportement de « vote régulier » qui a diminué en France. Selon une étude
récente, moins d'un électeur sur deux (47 %) a voté en 2002 à chaque tour de scrutin (2). Cette
proportion était de 55 % lors de la séquence électorale de 1995 (élections présidentielles et
municipales) et l'on constate qu'un double phénomène produit une augmentation significative
des « intermittents du vote » : la moindre « assiduité » électorale des électeurs (ceux qui
votent au moins une fois votent moins aux autres tours de scrutin qu'auparavant) et
l'augmentation de la proportion d'abstentionnistes « systématiques ». Ce sont les électeurs
âgés de 50 à 70 ans qui votent le plus régulièrement ; en revanche, les 20-30 ans sont des
électeurs nettement moins réguliers. Ces évolutions traduisent que le vote n'est en fait plus
autant lié au sens d'un « devoir » citoyen.

Il peut dès lors prendre forme « intermittente » : abstention, vote, vote blanc et nul se mêlent
de plus en plus souvent dans l'histoire de vie électorale des citoyens. Cette « intermittence du
vote » porte globalement les mêmes caractéristiques que l'abstention. La stabilité
professionnelle, l'appartenance aux milieux socioprofessionnels favorisés ou ruraux, la
possession d'un patrimoine renforcent le civisme et affaiblissent la tendance à « l'intermittence
».

Au-delà de ces profils d'abstentionnistes se dégage en France l'image d'un électeur qui se
mobilise diversement au gré des scrutins et ne se déplace qu'occasionnellement, lorsque le jeu
lui semble en valoir la chandelle. Il n'est pas l'électeur « rationnel », l'Homo politicus qui
calcule les avantages et le coût marginal de son vote. Cet électeur est plutôt déçu de la
politique, mais pas dépolitisé. Le refus de prendre part au vote traduirait, en dehors des
clivages sociaux, une forme de « retrait » liée à une volonté de manifester un mécontentement
ou de marquer une défiance à l'encontre des candidats. On observe ainsi une montée de
l'abstentionnisme « antipoliticien », relevé par Pierre Bréchon, distinct de l'abstentionnisme «
social ».

Plusieurs facteurs contribuent à la crise de la participation, qui se manifeste aussi par le refus
de s'inscrire sur les listes électorales - qui touche 9 % du corps électoral et par l'augmentation
des votes blancs et nuls. L'inscription automatique des jeunes à partir de 18 ans, instaurée en
octobre 1997, n'a eu qu'un effet limité.

   
Bruno Cautrès

L'abstentionnisme, un phénomène hexagonal


Par Bruno Cautrès

L'examen des chiffres concernant l'abstentionnisme aux différents types d'élections permet de relativiser sa
progression dans la plupart des pays européens, sauf en France qui constitue un cas de figure particulier.

Comment l'abstentionnisme a-t-il évolué en France au cours de ces dernières années ? Les évolutions en la
matière manifestent-elles une singularité française par rapport aux autres pays européens ? C'est ce qu'on se

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propose d'examiner ici à la lumière des chiffres recueillis dans ces différents pays non sans pointer les limites
d'une approche du phénomène dans une perspective strictement nationale. Si l'on considère les quinze dernières
années, depuis 1988-1989, les taux d'abstention ont tendu à s'élever en France (voir le graphique I, p. 70). Mais
le phénomène n'est pas linéaire. Après les records d'abstention aux élections législatives de 1988 (34,3 % au
premier tour) et européennes de 1989 (51,3 %), un certain « retour » de la participation avait été constaté aux
élections régionales et cantonales de 1992 ainsi qu'au référendum sur le traité de Maastricht. Il varie de surcroît
selon les élections : l'abstention n'est jamais aussi faible que lorsque le scrutin est mobilisateur, avec des enjeux
perçus par les électeurs et surtout le choix d'un « chef » en jeu, soit lors des élections présidentielles (1) soit lors
des élections municipales. Mais cela ne joue pas pour l'exécutif départemental, les élections cantonales
mobilisant peu. Si l'on prend un peu plus de recul dans le temps, on s'aperçoit que des points d'abstention ont
existé en France avant même que l'on ne parle de « dépolitisation » : aux élections législatives de novembre
1962, le taux d'abstention s'élève à 31,3 % (premier tour) et 27,9 % (second tour) ; à l'élection présidentielle de
1969, on constate un taux de 22,4 % au premier tour (l'électorat socialiste se mobilise faiblement autour de la
candidature Defferre), et même 31,1 % au second tour (qui inspire le fameux slogan du parti communiste «
bonnet blanc et blanc bonnet »).

Indépendamment des considérations méthodologiques sur les problèmes de comparaison dans le temps
(évolution des modalités d'organisation des élections et modification de certaines règles d'élection ; évolution des
pouvoirs des organes locaux), ces évolutions traduisent bien un relatif déclin de la participation électorale en
France. Ce résultat se retrouve-t-il ailleurs en Europe ?

Des pays se montrent particulièrement plus « participationnistes », en toutes circonstances. C'est le cas de la
Belgique : au cours des 18 élections parlementaires qu'elle a connues de 1945 à 2002, en moyenne 92,5 % des
Belges ont exprimé leur voix et la participation n'est jamais tombée en dessous de 90 %. C'est bien sûr le
caractère obligatoire du vote qui, à la fois, a produit cette situation exceptionnelle et construit sur une longue
période une culture de participation. Au Luxembourg, en Italie, les taux de participation électorale sont voisins de
ceux de la Belgique, pour des raisons d'ailleurs similaires ou presque. A l'autre extrémité de ce continuum de la
participation électorale, les électeurs irlandais ont en moyenne participé à 73,2 % au cours de la même période,
soit une statistique proche de la France et du Portugal (dont on ne peut sérieusement comparer la participation
électorale qu'après le milieu des années 70).

En Allemagne, ce sont les élections fédérales qui mobilisent le plus ; les taux de participation fluctuent de 80 à 90
% (à l'exception du début des années 90), tandis que les élections dans les Länder mobilisent moins et oscillent
fortement dans le temps depuis 1946. Les élections européennes, enfin, se caractérisent en Allemagne comme
ailleurs en Europe par un double mouvement : nettement moins d'électeurs qu'aux élections nationales et une
participation en chute libre au fur et à mesure du temps. Au Royaume-Uni, les élections législatives constituent le
véritable coeur de la vie politique mais sont touchées par un déclin de la participation en 1997 et un fort recul en
2001 (l'abstention dépasse alors les 40 %) ; les élections locales et plus encore les élections européennes
constituant bien des élections de « second ordre » faiblement mobilisatrices, voire très faiblement (moins d'un
quart des Britanniques a voté aux élections européennes de 1999 et la remontée de la participation à celles de
2004 ne saurait masquer la réalité d'un très faible intérêt des électeurs britanniques pour l'élection du Parlement
européen).

L'Espagne est un autre cas de figure intéressant : les élections législatives nationales mobilisent toujours plus
que toutes les autres (les taux de participation varient de 68 % en 1979 à 80 % en 1982 et se situent en moyenne
à 73,7 % entre 1977 et 2004), les élections européennes mobilisent toujours le moins et les élections locales se
situent entre les deux (avec des taux de participation en moyenne de 66,1 % entre 1979 et 2001). Deux
phénomènes importants sont à noter en Espagne. D'une part, l'évolution temporelle de la participation est tout
sauf en déclin linéaire : en dents de scie et à la baisse entre 1977 et 1993 pour les élections législatives
nationales, la participation à ces élections remonte dans les années 90 (76,4 % en 1993 et 77,4 % en 1996), puis
baisse à nouveau en 2000 (68,7 %), pour remonter fortement en 2004 (77,2 %) dans le contexte des attentats
terroristes de Madrid ; d'autre part, les élections régionales montrent d'importantes variations : de 46 % de
participation en Galice lors des premières élections régionales (les électeurs n'ayant pas encore bien intégré ce
nouvel échelon d'organisation politique) à 79 % au Pays basque en 2001. Quant aux élections européennes,
alors même que l'opinion publique espagnole est globalement assez favorable à l'Europe, la participation a
évolué à la baisse mais pas de manière linéaire (de 68,5 % lors des premières élections européennes de 1987 à
45,9 % en 2004). Le cas espagnol permet de bien montrer que l'on peut commettre d'importantes erreurs
d'interprétation sur l'évolution de l'abstention dans le temps, selon les niveaux d'élections considérés et les dates
retenues : ce qui semble être un déclin apparaît avec le recul du temps comme un simple point d'inflexion. Mais
d'autres cas en Europe permettent de souligner à quel point, s'ils sont de plus en plus défiants vis-à-vis de la
politique et des partis politiques, les citoyens savent hiérarchiser leurs investissements dans le champ politique :
le Danemark, fortement ancré dans une culture de la participation électorale pour les élections nationales (la
participation oscille de 80 à 90 %) ou locales (autour de 70 %), se caractérise en revanche par une participation
autour de 50 % aux élections européennes. Les Pays-Bas constituent un cas de figure similaire (bien que moins
participationniste), l'écart entre participation aux élections législatives nationales et élections européennes ayant
même pu atteindre 43 points entre les législatives de 1998 et les européennes de 1999.

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La France : un cas de figure particulier

Notons au passage que les chiffres qui viennent d'être cités ne justifient pas le portrait catastrophique
habituellement dressé de l'ex-Europe des Quinze : les pays qui la composent ne sont pas, sur le long terme, des
pays d'incivisme électoral. Le recul du temps permet de constater qu'au cours de la période 1945-2002, les
fluctuations de la participation électorale ne sont pas aussi élevées qu'on pourrait le penser : dans plus de deux
tiers des élections parlementaires, 75 % des électeurs votent et dans près de 10 % des cas ce taux parvient à
égaler ou dépasser la barre des 90 %. Au cours de 233 élections parlementaires qui se sont déroulées dans les
pays de l'ex-Europe des Quinze entre 1945 et 2002, on ne trouve qu'un seul cas où la participation est tombée en
dessous de 60 % : le Royaume-Uni lors des élections générales de 2001.

La France constitue néanmoins un cas de figure particulier : au cours des vingt dernières années, la baisse de la
participation électorale touche tous les types de scrutin, y compris les référendums lorsqu'ils sont organisés sur
des questions pour lesquelles les électeurs ont beaucoup de mal à se mobiliser : l'avenir de la Nouvelle-
Calédonie, le quinquennat. Les élections municipales ne semblent pas échapper à cette tendance (l'abstention
évolue aux scrutins municipaux de 20,4 % en 1953 à 32,6 % en 2001) tandis que le manque d'intérêt et de
participation aux élections cantonales pose des questions sur l'organisation de ces élections (à présent toujours
couplées aux élections régionales), voire sur l'avenir de cet échelon territorial. Il ne fait pas de doute que la
défiance vis-à-vis des élites politiques et la crise de confiance dans la politique sont fortes en France et ont été
entretenues par trois expériences de cohabitation qui ont pu sembler tantôt réduire, tantôt accentuer les clivages
politiques.

De cette spécificité française, il convient de ne pas conclure trop vite à l'existence d'un comportement
abstentionniste proprement français. Derrière les variations dans le temps et les variations nationales que la
comparaison européenne met en évidence, une certaine sociologie des comportements abstentionnistes se
retrouve dans les sociétés européennes. Toutes les explications de « l'énigme de la participation politique »
rendent compte du phénomène et se retrouvent en effet à peu de chose près partout. Si l'on raisonne en termes
de structures géographiques et anthropologiques, l'abstention est davantage présente dans les territoires urbains
que ruraux. Les territoires urbains sont en effet davantage marqués par les clivages sociaux de la société
moderne : l'exclusion, le chômage, la faible insertion sociale de certaines catégories de population. En termes de
logiques individuelles de comportement, ce sont bien les facteurs d'âge, de niveau de diplôme et d'intégration
sociale et politique qui comptent, même si l'on peut constater une certaine distance vis-à-vis de la politique et des
élections chez de jeunes électeurs politisés et éduqués. Dans le cadre d'un programme de recherche européen
(PartCom Multilevel, piloté par le professeur Richard Sinnott de University College, Dublin), nous avons pu
comparer la France à cinq autres pays européens (Allemagne, Royaume-Uni, Espagne, Irlande, Danemark) en
utilisant un cadre d'analyse permettant de comprendre les différences de participation électorale à différents
types d'élections, dont bien sûr les élections européennes (2). Le modèle d'analyse utilisé combine entre eux
plusieurs facteurs explicatifs identifiés par les modèles exposés ci-dessus. Ce cadre d'analyse invite à considérer
deux grandes dimensions explicatives de la participation électorale : les facteurs de « facilitation » et les facteurs
de « mobilisation ». Ces deux grandes dimensions se déclinent chacune dans des aspects individuels et
institutionnels. Ainsi, les facteurs de facilitation institutionnelle comprennent la facilité ou la difficulté à s'inscrire
sur les listes électorales, le jour où les élections se déroulent, les heures d'ouverture des bureaux de vote, la
distance entre le domicile des électeurs et les bureaux de vote, l'existence ou pas de cours d'instruction civique à
l'école. En termes individuels, les facteurs de facilitation sont, par exemple, la profession ou le revenu en tant que
ressources, le niveau d'éducation, l'exposition aux médias et à l'information politique, le niveau de connaissances
politiques. Les facteurs qui génèrent une mobilisation institutionnelle comprennent, quant à eux, le rôle et le
pouvoir de l'assemblée élue ou de la fonction élue, le système électoral, le cycle électoral, la nature et la qualité
des campagnes électorales, le fait que plusieurs élections se déroulent ou pas le même jour ; en termes
individuels il s'agit, par exemple, des opinions sur le pouvoir de la fonction ou de l'organe élus, de l'âge comme
indicateur de la longueur de l'apprentissage politique, du sens du devoir civique, de l'affiliation partisane ou des
préférences en termes d'enjeux.

Une logique d'intermittence de l'abstention

Ce programme permet de dégager d'autres enseignements que ceux obtenus jusqu'à présent dans l'analyse de
l'abstention et en particulier en ce qui concerne les élections européennes. D'une part, on sait que les
abstentionnistes ont tendance à ne pas tous déclarer leur comportement dans les enquêtes d'opinion. Pour faire
face à cet important problème, on a également utilisé les données géographiques de l'abstention. Une importante
base de données a ainsi été constituée, rassemblant toutes les statistiques électorales de l'abstention à un
niveau géographique assez fin et mettant en lien ces données avec les statistiques sociodémographiques issues
des recensements, ce qui a permis l'analyse des clivages spatiaux liés à l'abstention : les facteurs d'urbanisation,
de précarité sociale et d'inégalités, tels qu'inscrits dans les territoires, jouent partout en faveur d'une distance au
politique et d'une pérennité spatiale de l'abstention. Nos analyses montrent également que des effets de contexte
pèsent sur l'abstention comme le caractère obligatoire ou pas du vote, le jour d'organisation des élections (la
semaine ne favorise pas la participation), la tenue le même jour de plusieurs élections (qui en général brouille les

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repères de l'électeur), la place de l'élection dans le cycle électoral, etc. Enfin, ce programme a permis de mieux
comprendre les logiques de l'abstention aux élections européennes : alors qu'un modèle d'analyse dominant
considère ces élections comme étant de second ordre (des élections qui mobilisent peu et sont surtout
déterminées par des enjeux de la politique nationale), nos recherches ont montré que les électeurs des six pays
considérés participent d'autant plus aux élections européennes qu'ils sont favorables à l'Europe et disposent
d'opinions structurées sur l'avenir de l'intégration européenne. Le modèle des élections de second ordre rend
compte d'une partie seulement du mystère qui s'est encore épaissi en juin 2004 : pourquoi si peu d'Européens
votent-ils aux élections européennes ? La suite de ce programme de recherche permettra d'apporter quelques
éléments de réponse.

En attendant, les premiers enseignements confirment certaines intuitions : en France, l'abstention prend racine
dans un contexte de crise de confiance majeure dans les élites politiques et d'un relatif manque de différenciation
entre les partis de gouvernement (effet possible mais non démontré de la cohabitation). De plus s'est installée en
France plus qu'ailleurs une logique d'intermittence de l'abstention : on n'est pas constamment abstentionniste et il
faut distinguer parmi ceux qui ne votent pas ceux qui sont « hors jeu » et ceux qui sont « dans le jeu ». Ces
derniers se tiennent loin des urnes pour des raisons circonstancielles mais aussi pour des raisons politiquement
intéressantes : ils attendent de la politique quelque chose qui ne vient pas et s'abstiennent, ou votent blanc ou
nul, autre comportement de vote à la hausse en France plus qu'ailleurs

Bruno Cautrès

Politologue, chercheur au CNRS et enseignant à l'Institut d'études politiques de Grenoble. Ses travaux portent
sur l'analyse du vote et des opinions politiques sur l'Europe en France et en Europe. Il vient de codiriger avec
Nonna Mayer Le Nouveau Désordre électoral. Les leçons du 21 avril 2002, Presses de Science Po, 2004.

Bruno Cautrès

Démocratie : au-delà des urnes


Par Sylvain Allemand

Qui dit démocratie pense au gouvernement direct du peuple par le peuple. De fait, l'étymologie ne dit pas autre
chose (en grec dêmos signifie le peuple, kratos, le pouvoir). Pourtant, au cours de l'histoire, rares sont les
régimes qui se sont parfaitement pliés à cette exigence. Même la démocratie grecque traditionnellement citée en
exemple ne s'en est approchée qu'en partie comme l'a montré le Danois Mögens H. Hansen dans son ouvrage
sur La Démocratie athénienne à l'époque de Démosthène (Les Belles Lettres, 1993) : en moyenne, les
assemblées organisées à Athènes ne réunissaient que 6 000 citoyens. Aujourd'hui, seule la Suisse s'en
rapproche par la pratique régulière de référendums d'initiative populaire. De leur côté, les perspectives offertes
par les nouvelles technologies de télécommunication comme Internet ont réactivé le rêve d'une démocratie
directe. Mais en France comme ailleurs, y compris aux Etats-Unis, les expériences de cyberdémocratie se
révèlent en général peu probantes.

A défaut d'être directe, la démocratie qui s'est imposée à partir du xviiie siècle aux Etats-Unis et en Europe est
représentative : des députés sont élus afin de représenter les intérêts de leurs mandants. C'est ainsi que
l'élection, longtemps considérée comme d'essence aristocratique s'est imposée au détriment du tirage au sort,
qu'une longue tradition de philosophes d'Aristote à Jean-Jacques Rousseau jugeaient pourtant plus démocratique
(Bernard Manin, Les Principes du gouvernement représentatif, Calman-Lévy, 1995).

Cette apparente contradiction dans les termes (direct et représentatif) explique que la démocratie a longtemps
été perçue comme un régime imparfait ou « le pire des régimes, à l'exception de tous les autres », selon la
célèbre formule de Winston Churchill. Au cours de son histoire souvent tumultueuse, elle a pourtant été
progressivement associée à d'autres exigences : outre l'extension du suffrage universel à l'ensemble des adultes
(dont les femmes), l'existence de contre-pouvoirs (dont la presse), la protection effective de la liberté d'opinion,
l'alternance politique...

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La démocratie représentative n'en cesse pas moins d'être régulièrement contestée quant à sa capacité à
représenter fidèlement l'opinion publique. La montée de l'abstentionnisme, la crise de confiance à l'égard du
personnel politique, l'affaiblissement des partis sont en France autant d'indices mis en avant pour accréditer l'idée
d'une crise sinon d'un déclin de ce modèle de démocratie. Sans nécessairement abonder dans ce sens,
sondages et enquêtes attestent cependant d'une demande croissante de démocratie plus participative, dite aussi
continue. En France, cette tendance a manifestement été encouragée par la décentralisation et la contestation
des décisions « imposées d'en haut », et plus fondamentalement, par l'approfondissement d'un des traits de la
modernité : l'individualisme qui renforce la volonté des citoyens d'être consultés en dehors des échéances
électorales. Une évolution positive donc mais qui a une contrepartie : la tendance à se mobiliser autour d'intérêts
locaux sinon particuliers, comme le fameux syndrome Nimby (« Not in my backyard »).

Outre les initiatives de démocratie locale, un autre phénomène semble encourager une évolution dans le sens
d'une démocratie participative : le développement des débats publics organisés dans le cadre de conférences de
citoyens ou de consensus, autour des controverses relatives aux risques alimentaires, technologiques ou
sanitaires (voir Michel Callon et al, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001).
Concrètement, ces conférences consistent à dégager des recommandations à partir d'un échantillon représentatif
de citoyens préalablement informés des dernières avancées de la science. Si la conférence de citoyens
organisée en 1998 sur les OGM n'a pas mis fin à la polémique, elle constitue en France une première qui a déjà
contribué à transformer les rapports entre politiques, experts et citoyens « ordinaires ».

Que retenir de tout cela, si ce n'est la confirmation que la démocratie est à la fois une idée simple (un pouvoir
fondé sur la participation directe) et un problème (une idée difficilement applicable autrement que par le
truchement de solutions de compromis).

Sylvain Allemand

Des partis critiqués mais toujours incontournables


Par PIERRE BRÉCHON

Les électeurs français ont toujours gardé leurs distances vis-à-vis de leurs partis. Mis en cause, considérés avec
suspicion, ils demeurent néanmoins les acteurs fondamentaux du champ politique.

À en croire certains commentateurs, il y aurait eu un âge d'or où les partis politiques français étaient puissants
et bénéficiaient d'un soutien populaire enthousiaste. Cette vision ne résiste pas à l'examen. Constitués plus
tardivement qu'ailleurs, les partis français, particulièrement ceux de droite, ont longtemps été des partis de
notables, surtout actifs en période électorale, lorsqu'il s'agissait de faire réélire leurs candidats. Il a fallu attendre
le début du XXe siècle pour qu'émergent des organisations de gauche mettant en avant des programmes
politiques précis, s'attachant à recruter des adhérents et à former leurs militants.

La crise de la représentation politique

Les partis français n'ont jamais établi de liens forts avec la société civile. Le nombre de leurs adhérents a toujours
été faible, sauf en de rares périodes d'effervescence collective. Ainsi on peut estimer qu'à la Libération, environ
un million et demi de personnes sont membres d'un parti. Mais cette implication s'effrite très vite et seulement
450 000 personnes environ sont adhérents au début de la Ve République. Les partis connaissent ensuite une
petite embellie jusqu'au début des années 1980 où on devait friser les 900 000 adhérents, pour retomber
aujourd'hui à peu près au niveau de 1958 : environ 1 % de la population en âge de voter est membre d'un parti.
Cette décroissance depuis vingt ans explique la démographie des adhérents, en grande majorité âgés. Tous les
partis ont les plus grandes difficultés à attirer des jeunes. Cette difficulté de recrutement a conduit plusieurs
organisations à tenter de revaloriser la fonction de l'adhérent, par exemple en le faisant voter pour choisir le
leader, ou pour désigner le candidat du parti à l'élection présidentielle, ou encore pour certains choix
programmatiques.

Si les partis politiques français n'ont jamais été très mobilisateurs, leur situation ne s'est pas moins dégradée au
cours des vingt dernières années. Ils pâtissent manifestement d'une mauvaise image et d'un déficit de crédibilité.
Les Français semblent peu enclins à penser que leurs partis sont en mesure de résoudre les problèmes du pays.
Ils sont prompts à taxer les hommes politiques de penser davantage à leurs intérêts personnels et à ceux de leur
formation politique qu'à ceux du pays. Cette perception négative a été renforcée par les affaires de corruption qui
ont émergé dans le débat public. Tout ceci est bien connu. Observons cependant que, quoi qu'on en dise, cette

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crise de la représentation politique ne se traduit pas par un désintérêt pour les affaires publiques. Plus éduqués,
jouissant, grâce au développement des moyens de communication, d'un meilleur niveau d'information politique,
les citoyens se mobilisent parfois fortement autour de thématiques sociétales et se font entendre lors de
retentissantes manifestations. Les difficultés des partis politiques ne s'expliquent donc pas par un désintérêt pour
la politique, mais plutôt par une approche plus critique de celle-ci, qui affecte tout particulièrement les partis de
gouvernement.

Les prérogatives électorales des partis

Dans ce contexte de contestation, les partis n'en gardent pas moins un rôle très important dans le fonctionnement
du système politique. Les occasions de voter sont plus nombreuses qu'autrefois. Or, la démocratie peut
difficilement se passer d'organisations intermédiaires pour structurer le débat public, pour permettre aux citoyens
de s'y situer et de choisir leurs candidats lors des élections. Malgré un nombre limité d'adhérents et de militants,
les partis ont pu maintenir une activité et une présence importantes grâce à l'adoption de mesures de
financements publics (phénomène que l'on observe dans de nombreux pays). Ceux-ci leur permettent de faire
appel à des professionnels (experts en communication, entreprises de publicité, etc.) lorsqu'ils ne peuvent plus
s'appuyer sur leurs troupes pour faire connaître leurs idées.

De fait, tout en critiquant globalement les partis et les hommes politiques, beaucoup de Français continuent à
voter pour eux et choisissent les candidats se réclamant d'un parti national. Les partis sont beaucoup critiqués
mais les électeurs ont néanmoins très souvent une orientation générale de droite ou de gauche, et une certaine «
sympathie partisane ». Ils se reconnaissent une certaine proximité avec les idées d'un parti, meilleur ou moins
mauvais que les autres. Mais ils se révèlent moins fidèles à une formation donnée et hésitent beaucoup avant
d'émettre leur vote, ce qui conduit à une fréquente augmentation de l'abstention, puisqu'ils cherchent de bonnes
raisons à leur choix, sans toujours les trouver.

L'émiettement du champ électoral

Si l'abstention progresse, le nombre de candidats à chaque élection est souvent élevé et même en hausse : on a
ainsi battu un record avec 16 candidats lors de l'élection présidentielle de 2002. On peut voir là une manifestation
de la tradition française de pluralisme partisan. C'est cependant aussi le signe d'un émiettement des forces
politiques, favorisé par les tendances critiques évoquées précédemment. Le pluralisme partisan avait en partie
été réduit dans les deux premières décennies de la Ve République. Face à la montée du gaullisme, rassemblant
progressivement l'ensemble de la droite dans une majorité de gouvernement, la gauche a elle aussi été poussée
à construire un front commun. Alors que, sous la IVe République, les gouvernements se fondaient sur des
coalitions fragiles alliant souvent divers partis de gauche et de droite modérée, la Ve République voit l'émergence
d'un « quadrille bipolaire » : en 1978, quatre partis obtiennent des scores très voisins légèrement au-dessus de
20 % des suffrages exprimés. Le Rassemblement pour la République (RPR) et l'Union pour la démocratie
française (UDF) forment la coalition de droite, le Parti socialiste et le Parti communiste français celle de gauche.
Coalitions qui demeurent conflictuelles dès lors que chaque parti entend imposer son leadership sur son camp.

Cette situation de quadrille a été très provisoire. Dès les années 1980, un nouvel émiettement du champ électoral
se fait jour, traduisant des formes de repolarisation idéologique et la montée d'enjeux politiques nouveaux, peu
pris en compte par les partis traditionnels. Face à des partis de gouvernement qui doivent adopter des
programmes modérés pour réunir de larges soutiens, des formations décalées ou extrêmes se structurent et
parviennent à conquérir régulièrement une part significative de l'électorat. C'est tout particulièrement le cas de
l'extrême droite. Celle-ci s'installe dans le paysage politique à partir de 1984, obtenant par la suite des scores
proches de 15 % des suffrages, avec le programme national populiste que l'on sait.

C'est aussi le cas des écologistes. Les Verts, pourfendeurs du productivisme et de ses effets sur l'environnement,
se veulent l'aiguillon de la gauche. Ils coexistent avec des écologistes de droite, qui entendent concilier défense
de l'environnement et principes de l'économie libérale. Héraut de la ruralité, le mouvement Chasse, pêche, nature
et traditions peut quant à lui être considéré comme une formation qui entend préserver les formes traditionnelles
d'aménagement de l'espace rural que, selon eux, les Verts remettent en cause.

Le premier tour de l'élection présidentielle de 2002 a vu émerger l'extrême gauche trotskiste, dont les trois
formations sont, on s'en souvient, parvenues à recueillir plus de 10 % des suffrages. Même si elle a bénéficié
d'une conjoncture politique favorable, ce niveau record confirme là encore la tendance à l'émiettement du corps
électoral.

L'Europe, puissant facteur de division partisane

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Si la droite a cherché à s'unir dans les années récentes en créant l'Union pour un mouvement populaire (UMP), le
nouveau parti reste très clivé. Elle n'a de fait pas réussi à intégrer complètement l'ancienne UDF. Pas plus
d'ailleurs que les anti-Européens du Mouvement pour la France de Philippe de Villiers et du Rassemblement pour
la France de Charles Pasqua. A droite comme à gauche, les débats sur l'Europe sont un puissant facteur de
division partisane. Au Parti socialiste, la scission du Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement s'est
faite en 1992 en large partie sur les enjeux européens, et les fractures générées par le référendum sur le Traité
constitutionnel à l'intérieur du camp socialiste devraient aussi laisser des traces profondes.

L'émiettement des forces politiques est donc tout à fait réel, à gauche comme à droite. Il est tout particulièrement
visible dans les élections européennes où de toutes petites structures peuvent trouver les ressources nécessaires
pour présenter des candidats et se faire connaître. En 2004, il y a eu en moyenne 21 listes par grande
circonscription interrégionale (41 mouvements différents ont déposé des listes dans au moins une
circonscription). A côté des forces politiques connues, on a pu voir fleurir de multiples formations qui expriment la
grande créativité de certains cercles militants et un besoin d'expression originale dans un système politique
moins canalisé qu'autrefois par les grandes forces politiques. Mais l'atomisation de l'offre ne conduit pas toujours
à l'atomisation des résultats. Contrairement aux échéances européennes antérieures, celles de 2004 ont traduit
un resserrement des électorats autour des grandes forces politiques, dans un contexte de sanction du
gouvernement en place. Une sanction qui a surtout favorisé le Parti socialiste, principale force d'opposition, et
l'UDF, qui a su canaliser le mécontentement des électeurs de la « droite républicaine ».

La tendance à l'émiettement des forces politiques peut donc avoir plus ou moins d'effets selon la conjoncture
électorale. Les partis continuent de fait à se différencier selon des idéologies relevant de la gauche ou de la
droite. La bipolarisation de la vie politique n'a pas disparu. Certes, l'extrême droite tend à constituer un troisième
pôle de la vie politique, une force de nuisance en dehors des coalitions de gouvernement. Mais l'essentiel des
autres partis politiques peut être situé, de façon plus ou moins critique, dans l'une des deux grandes coalitions qui
continuent à alterner au pouvoir et à gouverner le pays.

Pierre Bréchon

Professeur de science politique à l'IEP-Grenoble et chercheur au laboratoire Pacte-CIDSP, il est l'auteur de La


France aux urnes. Soixante ans d'histoire électorale, 4e éd., La Documentation française, 2004, et a dirigé Les
Partis politiques français, nouv. éd., La Documentation française, 2005.

Anatomie sociale de deux votes récents

Contrairement à l'idée reçue d'un électorat volatil, aux choix imprévisibles, l'inscription socioprofessionnelle
continue d'expliquer les choix dans les urnes. Cela est manifeste dans les résultats du référendum sur la
Constitution européenne de mai 2005. Lors de cette consultation, les cadres et les professions intellectuelles ont
largement voté oui, alors que les ouvriers et les employés se sont en grande majorité opposés au Traité (voir le
graphique). Les élections régionales de mars 2004 ont de leur côté traduit la reconstitution d'une opposition
bipolaire, les salariés les plus modestes votant majoritairement pour la gauche, les cadres se prononçant pour la
droite.

Pour Eric Maurin et Dominique Goux (1), il est cependant périlleux d'opposer une « France d'en haut » à une «
France d'en bas ». Les deux économistes repèrent un clivage au sein de chaque catégorie socioprofessionnelle,
entre les salariés protégés et ceux qui sont les plus exposés à l'instabilité du marché. Parmi ces derniers, les
ouvriers des BTP, des services aux entreprises ou les employés de commerce ? les salariés les plus fragilisés,
avec des perspectives de carrière au smic ? ont de leur côté majoritairement opté pour l'abstention ou voté pour
le Front national. D'où la conclusion de E. Maurin et D. Goux : « Les métamorphoses du capitalisme et de la
condition salariale obligent plus que jamais à distinguer, au sein des grandes catégories sociales, les fractions les
plus exposées aux incertitudes du marché. Le marché comme facteur structurant les conditions sociales, mais
également comme horizon (ou repoussoir) idéologique est aujourd'hui au coeur de nos divisions politiques. »
NOTES
1

21
[1] D. Goux et É. Maurin « Anatomie sociale d'un vote : le premier tour des élections régionales (21 mars 2004) »,
La République des idées (www.repid.com), mai 2004.
Xavier De La Vega

Quand la politique échappe aux partis

Assiste-t-on aujourd'hui à un déclin du militantisme ? Les difficultés rencontrées par les partis pour recruter
de nouveaux membres ou le faible taux de syndicalisation semble le laisser croire. Pourtant, si on peut parler
d'une crise de l'action collective, c'est plutôt au sens d'une transformation de ses formes d'expression. Le
militantisme d'aujourd'hui se sent à l'étroit dans les organisations hiérarchisées qui le structuraient hier, partis ou
syndicats. Plus encore, ses acteurs manifestent une crainte de l'institutionnalisation, préférant souvent se
mobiliser au sein de structures informelles, telles que des « coordinations », comme celles qui ont émergé dans
nombres de luttes syndicales des quinze dernières années, ou des « collectifs ». Un terme qui s'applique aussi
bien à des luttes qui s'installent dans la durée. En dépit d'une implantation nationale et d'une capacité notable à
porter la voix des chômeurs, AC ! (Agir ensemble contre le chômage) n'a par exemple aucune existence officielle.
Plus ou moins formalisés, rassemblés autour d'objectifs concrets, tournés vars l'action immédiate, AC !, Act-up, le
Dal (Droit au logement), ou les coordinations de sans-papiers sont les « nouveaux mouvements sociaux ».

Autre évolution, l'affaiblissement des conglomérats d'hier, soit le rassemblement d'organisations associatives,
syndicales, sportives, etc., appartenant à la même tradition philosophique et gravitant autour d'un parti. Les
organisations contemporaines entretiennent des liens horizontaux, composent des réseaux aux frontières
poreuses où se mêlent aussi bien activistes, humanitaires, syndicalistes que membres de partis, militants qui sont
souvent encartés dans plusieurs organisations (1).

Est ici éclairante la « radiographie » de l'altermondialisme que Eric Agrikoliansky et Isabelle Sommier ont
coordonnée à l'occasion du Forum social européen de Paris, en novembre 2003 (2). Ces chercheurs proposent
une typologie des publics présents à cet événement. Si la grande majorité de l'assistance (55 %) est composée
de personnes souvent politisées mais peu organisées, on trouve un noyau dur de militants qui se répartissent en
deux groupes. Le premier est essentiellement composé de militants associatifs, souvent jeunes et généralement
peu syndicalisés, actifs au sein d'organisations humanitaires, de développement ou de défense des droits de
l'homme. Le second est celui des « cadres » de la mouvance altermondialiste, ceux qui ont pris en charge
l'organisation du Forum. « Ces militants, observent les auteurs, sont plutôt des hommes (58 %), d'âge mûr (53 %
ont entre 40 et 60 ans) et salariés du public. Ils se distinguent en outre par un taux d'engagement supérieur à la
moyenne dans un parti politique (50 %) et/ou dans un syndicat (70 %). »

Lorsque la politique se fait hors les partis, leurs militants mettent aussi la main à la pâte.
NOTES
1

[1] J. Ion, S. Franguiadakis et P. Viot, Militer aujourd'hui, Autrement, 2005.


2

[2] É. Agrikoliansky et I. Sommier (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste, La Dispute, 2005.


Xavier De La Vega

Pierre Bréchon

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