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Politix

La Résistance comme référence légitimatrice de la violence. Le cas


de l'extrême-gauche italienne, 1969-1974
Isabelle Sommier

Abstract
Resistance as legitimation of violence. Tbe case of the italian extreme-left. (1969-1974).
Isabelle Sommier. [86-103].
1969-1974 is the genesis period of the italian armed struggle. It is mainly characterized by the efforts made by the first fighting
groups to construct a filiation with the Resistance movement. Their regard to mimesis makes clear the wbole construction of the
"cause" of violence and the mobilization of ressources (names, patterns of action). The symbolic struggle between the extreme-
left and the PCI can be understood in the same way. The cultural legacy of the PCI isthus claimed, reexamined (and therefore
competeted witb) in order to support the armed

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Sommier Isabelle. La Résistance comme référence légitimatrice de la violence. Le cas de l'extrême-gauche italienne, 1969-
1974. In: Politix, vol. 5, n°17, Premier trimestre 1992. Causes entendues - Les conditions de mobilisation (2) pp. 86-103;

doi : https://doi.org/10.3406/polix.1992.1491

https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1992_num_5_17_1491

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La Résistance comme référence

légitimatrice de la violence
Le cas de l'extrême-gauche italienne, 1969-1974

Isabelle Sommier
Centre de recherches politiques de la Sorbonne
Université Paris I

LA VIOLENCE DU MOUVEMENT ITALIEN de contestation le distingue sans


aucun doute des autres expériences occidentales, allemande et surtout
française. Elle est unique par sa longévité (elle se déploie sur plus d'une
décennie entre 1969 et 1982), par la variété de ses manifestations (de la
violence de masse diffuse à l'assassinat politique), par son ampleur
quantitative : pas moins de 484 organisations de gauche revendiqueront un
attentat entre 1969 et 1980, quelques 20 000 personnes seront inculpées et 5000
détenues pour «délit de subversion»1. Enfin, dernier élément d'originalité, et
non des moindres, la violence ne fait guère en Italie l'objet d'une discussion
théorique. La «cause de la violence» n'est pas construite, sa réalité pratique
semble s'imposer dans le quotidien du militant : illégalité et violence des
luttes sociales souvent sauvages durant l'«automne chaud» de 19692,
affrontements réguliers avec les forces de l'ordre et les activistes d'extrême-
droite, etc.

En dépit de sa variété, la «nouvelle gauche» italienne prend acte d'une


explosion sociale dont le radicalisme semble préfigurer la possibilité, voire
l'imminence, d'un conflit révolutionnaire. Le débat, qui s'établit entre 1969 et
1971 au sein des organisations les plus extrémistes (Potere Operaio, Lotta
Continua notamment), sur le recours à la violence ne se pose donc pas en
termes moraux (a-t-on le droit d'utiliser la violence ? Comment la légitimer ?
etc.). Sans doute parce que pour tous «elle était déjà là», il se pose en termes
organisationnels et stratégiques : clandestinité ou non, techniques d'action,
adversaires prioritaires... «Une violente rupture avec la légalité était conçue

1. Chiffres établis par Galleni (M.), Rapporto sul terrorisme), Miiano, Rizzoli, 1981. Les chiffres des
personnes inculpées et détenues sont, elles, rappelés par l'association CINEL-AESRIf en janvier
1988
2. Ces luttes, hors contrôle syndical ou politique, sont souvent lancées par de jeunes ouvriers venus
du sud de l'Italie, sans culture du conflit industriel et portés aux actions violentes. La jonction avec
les jeunes d'extrême gauche s'en trouva facilitée.

86 PoHtix, n°17, 1992, pages 86 à 103


L'extrême-gaucbe italienne et la référence à la Résistance

comme la manifestation d'un pouvoir différent [...]. Après les deux "années
rouges" de 1968 et 1969, c'était devenu un lieu commun pour des dizaines de
milliers de militants, y compris des cadres syndicaux, de s'organiser sur le
terrain de "l'illégalité", tout comme de débattre publiquement du moment et
des moyens d'affronter les structures répressives de l'Etat»1.

S'il n'existe pas à proprement parler d'opération visant à légitimer l'usage de


la violence, il est une thématique commune aux premières organisations
armées, d'une charge symbolique et émotionnelle si forte qu'elle devint
rapidement un puissant facteur de mobilisation pour une génération nourrie
de la mémoire anti-fasciste : l'appel à la Résistance. De cet épisode historique
(1943-45), l 'extrême-gauche s'inspire pour le choix des noms ou des sigles
(Nuova Resistenza, Brigate Rosse, Gruppi di Azione Partigiane, etc.) ; elle
reprend délibérément l'adversaire originel (les fascistes), les chants («Fischia
il vento», «Bella ciao»), l'organisation (clandestinité, formations en petites
unités), les modes d'action et les formes de revendication de la Résistance.

La référence emblématique à la Résistance sera essentiellement mobilisée


durant la période de genèse de la lutte armée, c'est-à-dire de 1969 à 1974 ; les
actions sont alors symboliques et ne sont entachées d'aucun crime de sang.
Cette référence n'est certes pas propre aux groupes italiens ; on la retrouve
ainsi dans le maoïsme français, dont l'influence fut notable sur les premières
Brigades Rouges2. Revendiquer une filiation répond dans tous les cas à un
besoin identitaire ; l'organisation ne naît pas ex nihilo, mais s'enracine dans
une tradition qui la légitime et lui offre des ressources. L'inscription dans le
passé communiste homologué s'impose d'autant plus à l'extrême-gauche
italienne que le PCI pouvait se prévaloir de son hégémonie politique et
culturelle pour la rejeter malgré elle dans la tradition (infamante pour
l'orthodoxie communiste) d'anarchisme ou de banditisme social. Mais le lien
que l'extrême-gauche cherche à établir avec la Résistance va encore plus loin.
Il renvoie, d'une part, à un moment tragique et annonce l'imminence d'un
nouveau drame qui permettra de s'évader d'une politique routinière dénuée
de perspective historique. Il rapproche implicitement, d'autre part, deux
expériences politiques autour de la question de l'usage de la violence rebelle.
En effet, quelle expérience historique peut mieux symboliser, à la fois la
nécessité éthique de la violence et l'arbitraire de sa condamnation officielle ?

1. Virno (P.), «Do you remember revolution ?-, // Manifesto, 20-22 février 1983- Rédacteur de la
revue Metropoli, P. Virno fut parmi les inculpés du 7 avril 1979-
2. En témoigne notamment le choix du nom de la branche militaire de la Gauche prolétarienne :
la Nouvelle résistance populaire. Ce besoin d'enracinement historique a également été mis en
valeur par D. Tartakowsky à propos du «mythe originel de la Commune de Paris- pour les
manifestations ouvrières violentes de 1920 à 1988 (.Ethnologie française, vol. XXI, n°3, 1991, p.
310).

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Isabelle Sommier

Stigmatisée1 par l'ordre établi comme «banditisme», «criminalité» ou


«terrorisme», la violence-désordre des résistants s'est en fait révélée fondatrice
d'un ordre moralement supérieur2. S'inscrire dans cette histoire autorisait
également les organisations d'extrême gauche à dénier toute validité aux
critiques immédiates qui ne manqueraient pas de leur être adressées quant aux
moyens (violents) utilisés ; ainsi leur action se trouvait-elle renvoyée au
jugement de l'Histoire. Pur effet de style dans le cas français, l'opération de
filiation acquit en Italie une force mobilisatrice particulière à deux niveaux :
dans un contexte alors propice à la résurgence des thèmes de l'antifascisme
(niveau conjoncturel), elle ravive un système de perceptions de la Résistance
demeuré plus ou moins à l'état de latence depuis la Libération (niveau
structurel).

Les bénéfices symboliques de l'ancrage dans la Résistance

La Résistance italienne agrège toutes les facettes du mythe. Le «sacrifice»


partisan permet d'abord à un peuple discrédité pour l'appui donné au
fascisme de retrouver son honneur et une nouvelle confiance en soi^ (mythe
d'identité). L'unité forgée dans la Résistance jette les bases du nouveau paysage
culturel et politique de l'Italie en intégrant dans «l'arc constitutionnel» les
communistes et les catholiques (mythe des origines). En conséquence, se
trouvent posés à la fois un nouveau principe de recrutement des élites et la
justification d'un système politique fondé sur la collaboration des partis qui en
étaient issus (mythe de légitimation du système politique).

La réactivation, par les groupes d'extrême-gauche, de ce combat des partisans


va pourtant conforter une entreprise de dénonciation de l'équilibre politique
républicain. L'idée du mythe trahi trouve un écho non négligeable au sein
d'une partie du PCI et des couches populaires. Il se fonde sur la déception
provoquée par l'absence de transformations économiques et sociales dans
l'Italie libérée, voire sur la renonciation à tout débouché révolutionnaire de la
guerre partisane. Cette amertume sous-tend avant tout une critique de la
politique du PCI qui s'attacha, à partir de 1944, à freiner les espoirs

1. Au sens donné par E. Goffman -Marques destinées à exposer ce qu'avait d'inhabituel et de


:

détestable le statut moral de la personne ainsi désignée- (.Stigmates, Paris, Minuit, 1985, p. 11).
2. La fluidité sémantique du terme -violence- a constitué un des axes du plaidoyer de l'avocat des
Brigades Rouges, nommé d'office, reprenant la remarque de V. Pareto : la violence d'Etat est
appelée «ordre, discipline, sens de l'Etat, autorité», celle de ses ennemis -criminalité, banditisme-.
Papa (E. R.),// processo aile BR, Torino, Giappichelli, 1979, p. 264. Le caractère relatif et contingent
de la notion de violence a été notamment mis en lumière par Oberschall (E.), Social conflict and
social movements, New Jersey, Prentice-Hall, 1973, p- 333, et Michaud (Y.), Violence et politique,
Paris, Gallimard, 1978, p. 97-102.
3. Cf. Ginsborg (P.) dans Storia d'Italia dal dopoguerra a oggi, Torino, Einaudi, 1989, p. 91.

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L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance

insurrectionnels de ses troupes1 et condamna les groupes dissidents décidés à


poursuivre leur action au-delà de la Libération. On retrouve l'argument en
filigrane chez les Brigades Rouges, dont une partie du noyau fondateur est
issue de la Fédération de la jeunesse du PCI d'Emilie-Romagne, région
particulièrement frappée par la répression allemande et sensible aux idéaux
révolutionnaires. Il est à cet égard révélateur de noter que l'ouvrage de
présentation des Brigades Rouges, édité en 1976 par le Secours rouge, consacre
son premier chapitre aux «trahisons» du PCI (tournant de Salerne, amnistie
Togliatti des fascistes de 1946, désarmement des résistants) ainsi qu'aux
initiatives des groupes armés dissidents^. La Résistance, telle que l'entend
l'extrême-gauche, inclut une histoire officiellement rejetée et réprimée par
l'ensemble des partis anti-fascistes, en particulier par le Parti communiste. Elle
se présente, par conséquent, comme un processus inachevé dont la poursuite
s'impose, car il fut illégitimement interrompu par une classe politique au
mépris des aspirations populaires. Ce sentiment de trahison est fréquemment
invoqué dans les récits de vie des terroristes, dont beaucoup sont de famille
communiste. L'un partage «le souvenir du sens de la défaite qui marque la vie
de nombreux partisans», l'autre «la déception [de son père, qui a quitté le PCI
en 1948] pour la politique»^.

Si la déception de l'après-guerre donnait à la référence partisane son premier


point d'ancrage, les événements des années 1969-74 lui fournissaient une
légitimation immédiate et pressante : résister à la menace autoritaire qui
semble alors se profiler. Une rumeur de coup d'Etat, préparé par le
commandant des carabiniers De Lorenzo, avec la complicité (semble-t-il) du
président de la République de l'époque, Antonio Segni, avait déjà circulé en

1. La campagne, lancée aux lendemains du «tournant de Salerne- (printemps 1944), s'ordonna


autour de deux thèmes un thème organisationnel, avec le refus que les bandes partisanes
:

assument des caractéristiques de classe et n'accueillent en leur sein que des communistes ; un
thème idéologique, avec le rejet explicite d'une perspective révolutionnaire et l'appel à des idéaux
de conciliation et de gradualisme. Sur ce sujet, cf. notamment les documents de l'époque
reproduits in Secchia (P.), I comunisti e l'insurrezione, Roma Ed. Cultura Sociale, 1954, p. 172 et s.,
Carli Ballola (R.), La resistenza armata, Milano, Ed. del Gallo, 1965, p. 73, Massari (R.), Marxismo
e critica del terrorisme», Roma, Newton Compton, 1979, p. 184-194, Bocca (G.), Storia dell'ltalia
partigiana, Bari, Laterza, 1966. Les interprétations de cette évolution conservatrice de la Résistance
divergent : imposée par l'URSS au PCI pour le Secours rouge, fruit d'un compromis entre Alliés
pour Massari et Carli-Ballola, symptôme d'un manque de réflexion des dirigeants quant au
problème de la construction de l'Etat pour V. Foa (dans // Ponte, décembre 1947, p. 982-993), ou
conséquence du «mythe de l'unité» (L. Basso dans Critica marxista, juillet-août 1965, p. 11-20).
2. Chapitre intitulé «Dissidence de gauche et lutte armée, quelques précédents historiques- in
Soccorso Rosso, Brigate Rosse, ehe cosa hanno fatto, ehe cosa hanno detto, ehe cosa se ne è
detto, Milano, Feltrinelli, 1976, p. 11-26. Parmi les organisations partisanes dissidentes, on peut
citer le Mouvement de résistance populaire et la Stella Rossa. Née à Turin en 1944, cette dernière
se présenta comme «organe du PCI représentant le courant critique d'un point de vue de classe»
et avançait qu'«il ne suffit pas de reconstruire l'Etat bourgeois pré-fasciste, mais il faut au contraire
construire la république soviétique italienne-. La Volante Rossa, qui eut une grande influence sur
les BR exécutait quant à elle les fascistes, puis, à partir de 1947, frappa le patronat.
3. In Novelli (D.), Tranfaglia (N.), Vite sospese, Milano, Garzanti, 1988, p. 81 et 86.

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Isabelle Sommier

1964 ; il tendait à faire échec au programme réformiste du gouvernement de


centre-gauche dirigé par Aldo Moro1. En avril 1968, l'éditeur Giangiacomo
Feltrinelli lance un nouveau cri d'alarme, en publiant un opuscule intitulé La
menace d'un coup d'Etat persiste en Italie. C'est d'ailleurs cette crainte qui
l'incite à organiser le premier groupe armé clandestin : les GAP (Gruppi di
Azione Partigiana). Détaché de son contexte, le réflexe peut paraître excessif.
Mais on ne saurait comprendre l'ampleur du phénomène armé italien en
faisant l'économie d'un retour historique. La fin des années soixante et la
première moitié des années soixante-dix sont en effet marquées par le
renouveau de la mobilisation anti-fasciste.

La tension est déjà vive entre les groupes néo-fascistes et les acteurs, étudiants
et ouvriers, de la contestation du «mai rampant». Elle se traduit fréquemment
sur le terrain de l'affrontement physique. La pratique de l'«antifascisme
militant», consistant pour les groupes d'extrême-gauche à l'attaque et au
passage à tabac des militants d'extrême-droite, constitue l'expérience
première de violence et joue un rôle important de socialisation politique. Au-
delà des cercles militants, la crainte d'une évolution autoritaire du pays se
diffuse : l'explosion d'une bombe, Piazza Fontana à Milan, le 12 décembre
1969, «inaugure» une série d'attentats d'extrême-droite qui seront
symptômatiquement appelés «strage di Stato» (massacre d'Etat) en raison de
la collusion d'une partie des services secrets2. Ce «traumatisme originel»^ va
durcir encore plus, dans une large partie de la jeunesse, l'image négative de
l'Etat. Pour la gauche traditionnelle, cette date marque le déclenchement de la
«stratégie de la tension», qui vise à exacerber les conflits et à provoquer un
climat de peur favorable à l'enrayement de sa progression électorale, voire à
l'instauration d'un régime fort. Elle sera d'ailleurs longtemps commémorée
par des manifestations d'unité antifasciste.

La menace d'un coup d'Etat se précise l'année suivante avec la tentative


putschiste du prince Valerio Borghese, dignitaire de la République de Salo
puis, en 1974, avec le complot dit de «la rose du vent». Le souvenir du coup
d'Etat des colonels grecs est vif au sein de la gauche ; le PCI conseille à ses
dirigeants de ne pas dormir à leur domicile, les résistants historiques se
regroupent dans les sections du parti... Alberto Franceschini, un des fondateurs
des Brigades Rouges, bien qu'en désaccord avec «l'obsession anti-golpiste de

1. Selon Galli (G.o), Storia del partito annato, Milano, Rizzoli, 1986, p. 11.
2. L'attentat fit 16 victimes et 80 blessés. Le 22 juillet 1970, un attentat fait dérailler un train à Gioia
Tauro (6 victimes et 50 blessés). Le 28 mai 1974, une bombe explose à Brescia, durant un cortège
antifasciste, faisant 8 morts et 94 blessés. Le 4 août 1974, une bombe placée dans le train Italicus
provoque la mort de 12 personnes et blesse 105 voyageurs. Ces deux derniers attentats furent
revendiqués par le groupe néo-fasciste Ordine Nero (Ordre noir).
3- Le terme est emprunté à Manconi (L.), -Il nemico assoluto. Antifascismo e contropotere nella
fase aurorale del terrorismo di sinistra-, dans La politica délia violenza, Bologna, II Mulino, 1990,
p. 54.

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L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance

Feltrinelli», rappelle que «nous n'étions pas les seuls à penser à une conquête
violente de l'Etat, y pensait également une partie de la bourgeoisie, de la
classe dirigeants«1. Le «péril fasciste«, renforcé par le succès du Mouvement
social italien aux élections partielles de juin 1971, est alors un dénominateur
commun à toute la gauche. Il détermine à l'extrême-gauche, y compris
légaliste, le renforcement des services d'ordre, qui se révéleront un vivier
important de la lutte armée. Ainsi Lotta Continua distingue, elle aussi, trois
niveaux d'évolution autoritaire : fascisation de l'Etat, militarisation du pays et
groupes de choc fascistes. Ses appels aux partisans historiques sont
périodiques : «II existe aujourd'hui la possibilité concrète d'un antifascisme
militant, d'une présence militaire contre les troupes de choc, qui refuse
l'embaumement de ces valeurs pour lesquelles il y a 25 ans on a tiré et on s'est
tué»2, «Retournez à votre poste !», etc.

La facilité avec laquelle une partie de l'appareil d'Etat fut alors


immédiatement associée aux opérations de déstabilisation de l'extrême-
droite^ était la manifestation de la prégnance des doutes de l'après-guerre :
épuration incomplète des fascistes au sein des forces de répression,
interventions brutales et partiales de la police «au service de la grande
bourgeoisie», blocage des réformes sociales... La suspicion vis-à-vis de l'Etat,
dont l'appareil coercitif est réputé fasciste, n'est pas propre à l'extrême-
gauche. En témoigne cet hymne de la gauche, écrit en l'honneur des victimes
de la répression policière de juillet I960 et repris dans les années soixante-dix
par les groupes gauchistes en de pareilles occasions : «Camarade, citoyen,
frère partisan / Prenons-nous par la main pendant ces tristes jours / De
nouveau à Reggio Emilia comme en Sicile des camarades sont morts à cause
des fascistes / De nouveau comme jadis sur l'Italie entière souffle le vent et
gronde la tempête / Nous devons chanter la même chanson [qu'en 1943-45] :
chaussures cassées et pourtant il faut y aller». En témoigne également le slogan
«Non au fanfascisme» de la campagne d'opposition à la candidature
d'Amintore Fanfani au poste de président de la République à l'automne 1971.
Pour l'ensemble de la gauche, la candidature de ce démocrate-chrétien
signifiait en effet l'unification du «bloc réactionnaire»^.

1. In Bocca (Giorgio), Noi terroristi, Milano, Garzanti, 1985, p. 19.


2. «Liquider les fascistes, ceux qui les envoient, ceux qui les payent, ceux qui les protègent. Assez de
l'opportunisme, du pacifisme, du légalisme- {Lotta Continua, n°20, 12 novembre 1970).
3. M. Boato va jusqu'à affirmer qu'-en reconsidérant de façon critique, dans son ensemble, cette
dernière décennie, on peut affirmer que très probablement le terrorisme de gauche des années
1975-80 aurait eu des dimensions beaucoup plus réduites sur le plan quantitatif et une incidence
politique moins grande si pendant toutes les années 1969-74 ne s'était pas développée
presqu' impunément cette stratégie de la tension, du massacre et du coup d'Etat qui a vu s'engager
non seulement les organisations para-militaires d'extrême-droite, mais également des noyaux très
sensibles des corps armés, de la police et des services secrets- (Mondoperaio, n°10, 1980).
4. Si l'on en croit G. Galli, le PCI considérait en 1958-59 Fanfani comme un -micro-De Gaulle- au
tempérament autoritaire (Storia del partito armato, Milano, Rizzoli, 1986, p. 36). La DC finira par
[suite de la note page suivante]

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Isabelle Sommier

Les mécanismes de filiation

Ce climat d'extrême tension constitue l'humus culturel d'une génération


entière : «Dans toutes les discussions se mêlaient la tradition..., le partisan...,
cette vision aussi un peu mythique..., et de l'autre côté, ce fascisme qui
reprenait vigueur à travers la stratégie de la tension»1. «C'était le fil rouge que
moi-même et les autres allions chercher lors des longues soirées que nous
passions avec les ex-partisans. Nous savions tout de ces années : le nom des
brigades, les actions, l'importance politique de chaque commandant. Ils
étaient nos pères»2. Les slogans des manifestations d'extrême-gauche puisent à
la même tradition : «Etats-Patrons. Pour vous il n'y a pas de demain, les
nouveaux partisans sont déjà nés» ; «Contre le gouvernement de la violence,
aujourd'hui et toujours Résistance», etc.

L'opération de filiation est perceptible à tous les niveaux : les sigles, les
adversaires, les techniques d'action et les modalités de revendication. Sa
puissance est toutefois variable. Le mimétisme est pur pour le choix des noms,
qui fait directement appel à l'imaginaire collectif. Il l'est déjà moins en ce qui
concerne le répertoire d'actions, dans la mesure où il intègre aussi les
innovations des luttes sociales de 1968-69. La désignation de l'adversaire suit
quant à elle un mouvement d'autonomisation croissant ; le contexte des
années soixante-dix est certes différent de celui du régime fasciste et les
attaques des organisations d'extrême-gauche délaisseront progressivement
l'extrême-droite au profit d'adversaires plus directement liés à la lutte sociale
et politique qu'elles entendent mener au nom du communisme.

Le journal de référence est alors «Nuova Resistenza - Journal communiste de la


nouvelle résistance» dont le titre a pour objet d'indiquer «à la fois l'horizon
nouveau qui s'ouvre devant nous et la continuité avec des traditions de lutte
qui, bien que perverties par un guide révisionniste ou bourgeois, ont impliqué

présenter G. Leone, qui sera élu au 23e tour du scrutin avec l'appui du Parti républicain, ce qui
vaudra à son dirigeant U. La Malfa d'être traité de -fasciste" par la gauche. A noter que le
gaullisme suscite en général de fortes réticences en Italie, où il est vu comme un pouvoir
personnel à tendance autoritaire. C'est un des facteurs d'hostilité au projet d'instauration d'un
régime semi-présidentiel souhaité par l'actuel président de la République F. Cossiga.
1. Témoignage repris dans La politica délia violenza, Bologna, II Mulino, 1990, p. 208.
2. Propos tenus par Franceschini (A.), qui poursuit : •{■••] et un fils ne devient adulte que lorsque lui
est confié l'héritage : ces pistolets allemands le devinrent». Il fait ici référence aux armes données
par de vieux partisans aux organisations de l'époque. Cette -aide logistique», ainsi que l'existence
supposée d'une base en Tchécoslovaquie où se sont réfugiés de nombreux communistes dissidents
des années cinquante, renforçaient le sentiment de filiation à la Résistance des acteurs d'extrême-
gauche. Elles alimenteront par la suite les polémiques sur l'-album de famille» composé par le
PCI et ces groupes radicaux. Cf. Mara, Renato e io, Milano, Mondadori, 1988, p. 6. Il s'agit des
prénoms des trois fondateurs des BR : Mara Cagol, Renato Curcio et Alberto Francescb ni. Il est
intéressant de noter les intitulés des premiers chapitres : »le fil rouge», »clandestin», iouffle le
vent» (titre d'une chanson partisane).

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L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance

les meilleures forces de notre pays. Nouvelle Résistance n'a donc pas la
saveur d'une reproposition nostalgique et apolitique de la thématique vicieuse
de la résistance et n'en assume pas les humeurs défensives qui alimenteront
cette lutte contre les aspects aberrants de la "démocratie" sans savoir insérer
dans la critique du mouvement armé les structures politiques et productives de
l'Etat capitaliste. Nouvelle Résistance a au contraire pour nous le sens tout
jeune et offensif que cette parole d'ordre a dans le cadre de la guerre
mondiale impérialiste qui oppose, au-delà de toute frontière nationale, la
contre-révolution armée à la lutte révolutionnaire des prolétaires, des peuples
et des nations opprimés»1. Le premier numéro sort le 25 avril 1971, jour
anniversaire de la Libération et renoue clairement avec le style lyrique des
partisans : «Sur le terrain de leur contre-révolution, croît la fleur de la lutte
partisane», ou encore : «S'approche le printemps d'une forte résistance». Le
journal distingue trois formes principales de violence, érigée en «catégorie
historique» et «exigence imprescriptible» : «La violence spontanée non de
masse, pire mode pour exprimer une juste exigence ; la violence spontanée de
masse, comme les cortèges internes, les luttes spontanées en usine ; enfin les
actions partisanes».

Le souvenir de la Résistance est directement évoqué dans le choix des sigles


des organisations combattantes. La première, fondée par Giangiacomo
Feltrinelli en 1970, reprend in extenso les initiales du groupe partisan le plus
dur, les GAP de Giovanni Pesce (Gruppi di Azione Patriottica), à ceci près que
l'adjectif «patriotique» est remplacé par celui de «partisan». Les groupes
locaux pouvaient, en outre, surcharger le système référentiel par le nom d'un
héros exemplaire. Ainsi de la brigade turinoise, appelée «Brigate Dante Di
Nanni», en l'honneur d'un jeune gappiste piémontais de seize ans tué par les
Allemands. Pesce inspirera quelques années plus tard un autre groupe, Senza
Tregua (Sans trêve), qui est le titre de son ouvrage relatant la lutte de
libération de Milan d'avril 1945. Le nom «Brigades Rouges» procède de la
même inspiration, comme le rappelle ce témoignage d'Alberto Franceschini :
«Mara, Renato et moi étions d'accord qu'il devait être lié à la Résistance, à la
guerre partisane : il devait être la matérialisation du fil rouge. Nous pensons
immédiatement aux Brigades Garibaldi : le terme Brigade pouvait bien aller
mais pas Garibaldi, il sentait trop le Risorgimento, le populisme petit-
bourgeois. Nous étudions alors tous les accouplements possibles avec le mot
"brigade" : brigade révolutionnaire, brigade prolétaire, brigade communiste,
brigade rouge... rouge ; c'était le terme juste, il transmettait de façon simple et
claire l'idée du communisme révolutionnaire, les bourgeois eux-mêmes

1 In Soccorso Rosso, Brigate Rosse, ehe cosa hanno fatto, ehe cosa hanno delto, ehe cosa se ne
.

è detto, op. cit., p. 91-

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Isabelle Sommier

appelaient les communistes, avec mépris, les "rouges". Le sigle était trouvé :
Brigades Rouges»1.

Le type d'action envisagé diverge selon les approches privilégiées. Dans la


perspective d'un coup d'Etat, les GAP cherchèrent à réunir d'ex-partisans ; ils
auraient proposé, mais sans succès, à Pietro Nenni2 d'en devenir le
responsable en constituant une armée nationale de libération. Ils
s'organisèrent dans des zones montagneuses et isolées. Une de leurs toutes
premières apparitions se déroule à Gênes, le 24 avril 1970, jour anniversaire de
l'insurrection de la ville contre les Allemands. Toutefois, hormis quelques
actions (contre le consulat américain, la raffinerie Garrone ou des entreprises
de bâtiment à fort taux d'accidents du travail), leur rôle fut essentiellement de
propagande à travers une radio pirate, Radio GAP. La mort de Feltrinelli en
mars 1972 et les arrestations qui s'ensuivirent conduisirent à clore
l'expérience. Beaucoup confluèrent alors vers les Brigades Rouges.

Les Brigades Rouges, quant à elles, avaient un dessein plus offensif, puisqu'il
s'agissait d'«enraciner dans les masses prolétaires en lutte le principe qu'il n'y
a pas de pouvoir politique s'il n'y a pas de pouvoir militaire, pour éduquer à
travers l'action partisane la gauche prolétarienne et révolutionnaire à la
résistance, à la lutte arméeA L'ambition était congruente avec l'analyse de la
Résistance comme révolution trahie et fait la jonction entre la référence
historique et le projet politique, la lutte pour le communisme. Contrairement
aux GAP, les Brigades Rouges ne croient pas à l'hypothèse d'un retour au
fascisme, mais à une évolution de type gaulliste du système politique italien.
«C'est un fait incontestable que ce plan répressif s'accroit pour le moment et
vise non pas tant à la liquidation institutionnelle de l'Etat "démocratique"
comme l'a fait le fascisme, qu'à la répression la plus féroce du mouvement
révolutionnaire. En France le "coup d'Etat" de De Gaulle et l'actuel "fascisme
gaulliste" vivent sous les apparences de la démocratie. A court terme, c'est
certainement le moyen le moins incommode»'* . Les prémices théoriques
d'une action dirigée contre la Démocratie Chrétienne et, à travers elle, contre

1. Dans Mara, Renata e io, op. cit., p. 32. Le procédé de retournement du stigmate (ici -rouge»)
est classique. Ainsi les insurgés calvinistes hollandais du XVIIe siècle reprendront-ils, en le
glorifiant, l'insulte utilisée à leur encontre par les Espagnols : les «Gueux».
2. D'après l'ouvrage collectif // sessantotto, Roma, Edizioni Associate, 1988, tome 1, p. 195- P.
Nenni, dirigeant du PSI, s'exila en France durant le fascisme où il fut secrétaire général de la
■concentration» anti-fasciste, puis commissaire des Brigades internationales de la guerre
d'Espagne. Il fut vice-président du Conseil en 1945-46 et participa à plusieurs gouvernements de
centre-gauche. Les GAP lanceront également un appel aux communistes : -La classe ouvrière, tous
les travailleurs réclament et exigent une politique, un front ample contre le fascisme, contre le
patronat capitaliste et contre l'impérialisme [...]. Les camarades inscrits au PCI veulent-ils faire
partie de ce front révolutionnaire et antifasciste ?» (Potere Operaio, n°38-39, 17 avril-ler mai 1971).
3. Journal Sinistra Proletaria, cité in Silj (A.), Maipiù senzafucile .', Firenze, Vallecchi, 1977, p. 89-
4. Auto-interview de septembre 1971, cité dans Soccorso Rosso, Brigate Rosse, ehe cosa hanno
fatto, ehe cosa hanno detto, ehe cosa se ne è detto, op. cit., p. 104.

94
L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance

«le coeur de l'Etat« sont posées. Lutte antifasciste et lutte pour le communisme
deviennent étroitement liées : dans un opuscule intitulé «Guerre aux fascistes»,
il est ainsi expliqué que «pour combattre le fascisme où il se présente, il est
nécessaire de développer et de renforcer l'organisation prolétarienne armée
qui lutte pour le communisme»1.

Chez les Brigades Rouges, les termes «fascisme» et «Résistance» acquièrent un


contenu plus vaste et offensif, puisqu'ils sont utilisés comme thèmes
mobilisateurs bien au-delà de la référence historique au passé. C'est ce que
montrent très bien ces objectifs formulés en mars 1973 :
«- GUERRE AU FASCISME qui n'est pas seulement celui des chemises noires
d'Almirante, mais aussi celui en chemises blanches d'Andreotti et de la
Démocratie chrétienne ;
- RESISTANCE DANS LES USINES pour frapper les ennemis, les saboteurs et les
liquidateurs de l'unité et de la lutte ouvrière, pour contenir dans ses moindres
détails l'initiative patronale qui, sur la défaite politique du mouvement ouvrier,
veut faire passer quelques décennies de plus d'exploitation et d'oppression ;
- RESISTANCE A LA MILITARISATION DU REGIME qui ne veut pas dire lutter
pour la défense des espaces démocratiques, mais pour la destruction des
structures armées de l'Etat et des milices parallèles»2.

Les actions brigadistes, qui se déploient entre 1972 et 1974 dans les grandes
zones industrielles (Turin, Milan essentiellement), touchent pas conséquent
aussi bien les militants d'extrême-droite que les «ennemis» traditionnels de la
classe ouvrière : syndicats-maison, «jaunes», «petits chefs», responsables du
personnel et agents de surveillance. Elles empruntent au répertoire de la
Volante Rossa l'«expropriation prolétarienne» (entendons le braquage de
banques), le «procès populaire» et la mise au pilori^ ; ou encore elles
reprennent des formes de lutte, relativement spontanées et diffuses à l'époque,
telles que la destruction d'automobiles, le saccage des sièges des organisations
adverses, etc.

1. Lotta Continua, 15 février 1973-


2. Potere Operaio, n°44, 11 mars 1973- Almirante était le leader du Mouvement social italien (MSI).
G. Andreotti, DC, était alors président du Conseil. Il démissionnera en juin 1973 pour le redevenir
de 1976 à 1979.
3. La séquestration d'un adversaire soumis à un «procès populaire» avec parfois sentence de mort
est, elle aussi, issue du répertoire d'action de la Volante Rossa. Elle se présente comme un exercice
symbolique de contre-pouvoir et, par conséquent, une action de propagande par le fait. La mise au
pilori n'était pas l'apanage des groupes armés. Deux néo- fascistes en firent l'expérience le 30
juillet 1970 .- capturés par des ouvriers de l'entreprise Ignis, ils furent contraints à défiler durant
sept kilomètres en tête du cortège, avec ce carton pendu autour du cou : «Nous sommes fascistes.
Aujourd'hui, nous avons donné des coups de couteau à trois ouvriers. Ceci est notre politique
proouvrière».

95
Isabelle Sommier

Les communiqués de revendication se présentent, eux aussi, comme une


synthèse du style triomphant et justicier de la Volante Rossa et du vocabulaire
crû des luttes ouvrières (par exemple le slogan de 1969 : «Fascistes, charognes,
retournez dans les égouts»). Explicitement destinés à la classe ouvrière, ils
désignent les adversaires (appel à l'action) et explicitent leurs opérations
(travail de propagande). Le communiqué revendiquant l'incendie des
automobiles de sept syndicalistes «jaunes» ou d'extrême-droite, le 17
décembre 1972, témoigne bien de la fusion entre la référence partisane et la
lutte ouvrière : «Chefs, fascistes, Sida [syndicat jaune], gardiens sont un fusil
pointé contre la classe ouvrière. Ecrasons-les de Mirafiori et Rivalta.
Poursuivons-les dans leurs quartiers. Faisons-leur sentir le goût de notre
pouvoir [...]. Les sacs ont changé mais la farine reste la même : les chemises ne
sont pas noires mais aujourd'hui, comme en 1922, les patrons veulent arriver
avec la force de l'Etat et des "milices parallèles" à soumettre et vaincre le
mouvement ouvrier, ses organisations et ses luttes [...]. Camarades, notre force
est grande, terrible comme l'a dit un délégué de Rivalta, et nous l'avons
démontré dans les luttes de ces dernières semaines, dans les cortèges qui ont
été une manifestation évidente de notre pouvoir dans l'usine»1.

Les actions initiales (fin 1971 - premier semestre 1972) sont essentiellement
dirigées contre des cibles fascistes. La première sera l'incendie du bureau du
Prince Borghese, une semaine après sa tentative de putsch (13 décembre
1970). Elles ne manqueront jamais par la suite d'être reliées à une perspective
révolutionnaire. La perquisition au domicile du conseiller communal MSI
Aldo Maina, le 27 janvier 1972, est ainsi revendiquée par le communiqué n°l
intitulé «Contre les fascistes guerre de classe» ; il en appelle à la formation de
«noyaux armés de résistance prolétarienne» dans les usines. Dans le climat de
forte polarisation entre les «forces progressistes» et les «forces néo-fascistes»,
nul doute que «la "question fasciste" fut un des arguments utilisés par les
Brigades Rouges (première manière) pour créer une adhésion à leurs
premières actions»2. L'épisode Labate est éclairant à cet égard : le 12 février
1973, le secrétaire provincial du syndicat d'extrême-droite, la CISNAL, Bruno
Labate, est enlevé par un commando brigadiste, puis interrogé sur la
contribution de son syndicat à l'«espionnage» des ouvriers de la Fiat et à
l'organisation des briseurs de grève. Il est retrouvé attaché à une porte
d'entrée de Mirafiori à 13h30, heure du changement de tour. Loin de le
détacher, des ouvriers l'insultent («ils devaient te tuer !», «on ne viendra
sûrement pas t'aider», etc.).

1. Ces communiqués sont parus dans le journal Controinformazione, n°0, octobre 1973- Mirafiori
et Rivalta sont deux établissements de la Fiat.
2. San Lorenzo (D.), Gli anni spietati, Milano, Ed. Associate, 1989, p. 9-

96
L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance

L'insertion des interventions brigadistes dans les luttes ouvrières est un autre
facteur d'ancrage. Des procédures judiciaires ou disciplinaires sont-elles mises
en branle contre des ouvriers de la Fiat accusés de comportements violents
durant un conflit ? Neuf cadres et adhérents du syndicat CISNAL sont repérés
comme délateurs et voient leur automobile incendiée, le lendemain d'une
manifestation «contre le gouvernement Andreotti et contre le fascisme» (26
novembre 1972). Idalgo Macchiarini, dirigeant de la Sit-Siemens, accusé de
«rigidité anti-ouvrière particulière durant les négociations collectives», est le
premier à subir la mise au pilori en mars 1972. Quelques jours après
l'annonce, par la Fiat, du recours au chômage technique, le chef du personnel
Ettore Amerio est enlevé (décembre 1973). Il ne sera relâché qu'au lendemain
du retrait officiel des mesures de licenciement, avec ce communiqué : «Créer,
construire, organiser le pouvoir prolétarien armé ! Aucun compromis avec le
fascisme Fiat ! Les licenciements ne resteront pas impunis ! Lutte armée pour
le communisme». C'est la première séquestration de longue durée (huit jours)
des BR.

Ces actions, quoique violentes, ne rencontrent guère alors de désapprobation


chez les ouvriers. Les affrontements physiques avec les militants de la CISNAL,
les agressions des délégués ou des piquets de grève par des commandos
néofascistes font alors partie du quotidien des conflits du travail touchant de
grandes entreprises comme la Fiat, la Sit-Siemens, Pirelli, etc., où interviennent
les BR. Les formes de lutte utilisées par les grévistes ne sont pas exemptes, elles
non plus, de violence : «chasse» aux non-grévistes ou au «petit chef», cortège
interne «instrument de la justice prolétarienne»1. «Dans ce contexte, l'acte
terroriste ne préoccupe pas beaucoup [...]. Il peut quelquefois arriver de juger
positivement ou sans malice certains actes, qui peuvent toujours être justifiés
sur la base de vexations passées ou de résistances actuelles et injustifiées de la
partie adverse. Ce comportement est poussé jusqu'à une loi du silence
calculée: "Je les connais, je ne suis pas d'accord, mais à moi ils ne me font
rien de mal ; moi je ne le ferais pas, mais ce qui vient d'être fait en fin de
compte ne me déplaît pas..."»2.

En suivant ainsi les luttes ouvrières, les Brigades Rouges apparaissent à


beaucoup comme un «syndicalisme armé» dont les actions sont payantes et la
présence susceptible d'être instrumentalisée (par une menace à demi-mot

1 Ainsi ce témoignage des luttes d'avril 1973 par un ouvriers des ateliers mécaniques de Mirafiori :
■Par l'instrument du "filtre aux portes", la pratique de l'épuration a atteint des niveaux exaltants. Il
s'est agi d'un procès populaire de masse, avec tribunaux de classe composés de centaines
d'ouvriers, avec une activité constante à chaque porte contre les chefs et les jaunes. Quand ils
faisaient une auto-critique, ils étaient graciés [...]. Celui qui entendait persister dans ses erreurs a eu
ce qu'il méritait» (Commissione nazionale scuole quadri di Lotta Continua, Gli opérai, le lotte,
l'organizzazione, Roma, Ed. Lotta Continua, 1974, p. 213).
2. Feltrin (P.), -Sindacato e terrorismo», dans Prospettiva sindacale, anno XIII, n°45, septembre
1982, p. 188 [revue du syndicat CISL].

97
Isabelle Sommier

contre un cadre haï ou un incendie d'automobile non revendiqué par


exemple). Cette figure de justicier, de «Robin des Bois» est alimentée par le
ton chevaleresque de certains communiqués. Le licenciement pour violence
d'un ouvrier de la Pirelli en novembre 1970 est condamné par le PCI, les
confédérations syndicales... et les BR, dont c'est la première intervention dans
une entreprise. L'incendie de l'automobile du chef du personnel est
accompagné de cet hommage à l'ouvrier et au résistant : «Delia Torre,
mécanicien, un bon compagnon, un des nôtres, 50 ans, deux fils, cadre de
pointe de la CGIL [syndicat communiste], 25 ans d'activités syndicales,
commandant partisan. Il tirait les luttes. Ils l'ont licencié». La présentation
justicière emprunte, elle aussi, au répertoire de la Volante Rossa1, mais n'est
pas sans rappeler l'histoire du banditisme social. On peut d'ailleurs se
demander si sa mise en avant sur le mode facétieux n'est pas destinée au PCI :
en prêtant ainsi le flanc aux critiques stigmatisantes de banditisme, elle les
anticiperait et miserait sur le registre ludique cher à la classe ouvrière pour les
neutraliser2. L'hypothèse serait congruente avec le climat de luttes
symboliques qui opposent ces concurrents^.

La contestation de l'héritage par le PCI

Si les confédérations syndicales étaient restées relativement effacées devant


cette stratégie d'action violente^, il en est allé tout autrement du PCI.
Soupçonné de double jeu depuis son éviction du gouvernement en 1947, le
parti oscille en effet, au moins jusqu'en 1968, entre une politique de
«pédagogie démocratique» envers la classe ouvrière et des opérations de
délégitimation de l'Etat démocrate-chrétien, qui est parfois assimilé au
fascisme. Tel est le cas, par exemple, de l'ouvrage de Lelio Basso intitulé Deux
totalitarismes : fascisme et démocratie-chrétienne^. Son évaluation des
violences commises durant l'«automne chaud» est, elle-même, confuse, voire

1. C'est G. Galli qui met en parallèle les communiqués des BR lors de leur restitution à
Macchiarini de sa montre (oubliée sur le lieu de la séquestration) et de la Volante Rossa qui, après
avoir relâché en slip l'ingénieur I. Toffanello, lui déposa ses vêtements avec le billet suivant :
«Nous restituons scrupuleusement ce qui était en sa possession [...]. Un groupe de braves jeunes
gens» (Storia del partito armato, op. cit., p. 39).
2. Sur l'importance du rire, de la bonne humeur comme mode résolution des conflits de la classe
ouvrière, cf. Verret (M.), La culture ouvrière, Saint Sébastien, ACL, 1988, p. 30.
3- Sur l'influence de la tradition de banditisme social, cf. Hobsbawm (B. J.), Les bandits, Paris,
Maspero, 1972.
4. Les syndicats prendront des mesures strictes de lutte contre le terrorisme à partir des années
1978-79 : assemblées générales contre le terrorisme, interdiction de citer, durant les grèves, le nom
des -petits chefs» haïs, condamnation plus vigoureuse des pratiques ouvrières violentes, institution
de «lettres solennelles» (déclaration de fidélité aux principes de la lutte démocratique devant être
signée par tout délégué syndical), etc.
5. Milano, Garzanti, 1951. En 1952, F. Platone dénoncera à son tour la DC comme «le véhicule de
la fascisation et de l'américanisation de la vie italienne-, tandis que P. Togliatti l'accuse de vouloir
«fonder un régime totalitaire».

98
L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance

contradictoire1. C'est pourquoi la filiation à la Résistance revendiquée par


l'extrême-gauche le met doublement en porte -à-faux : vis-à-vis du «peuple de
gauche», dans la mesure où , nous l'avons vu, elle véhicule une critique de la
politique réformiste suivie par le groupe dirigeant ; vis-à-vis des partis
concurrents, en particulier de la DC, qui ne sont pas sans constater des
similitudes entre le discours des groupes extra-parlementaires et le discours
antérieur du PCI (dénonciation de la «violence du régime», continuité de
l'Etat DC avec l'Etat fasciste, etc.). Contesté et concurrencé par une extrême-
gauche qui lui dispute son héritage culturel et rivalise sur son propre terrain,
soupçonné sur sa droite de complicité dans la politique de déstabilisation du
régime, le PCI doit tout à la fois rassurer sur sa loyauté à l'Etat2 et recouvrer le
leadership dans la représentation et la direction politique du mouvement
ouvrier, ce qui implique l'exclusion des nouveaux venus de la famille
révolutionnaire.

La gauche dans son ensemble mettra plusieurs années à reconnaître


l'existence d'un terrorisme de gauche. Elle s'arc-boute au principe que l'usage
de la violence est étranger aux traditions de la classe ouvrière ; toute action
violente se qualifiant «de gauche» ne peut, dès lors, qu'être une opération de
provocation destinée à discréditer le mouvement ouvrier^. Ses interprétations
sont variables, qui mettent l'accent soit sur l'indignité politique, soit sur
l'indignité morale des acteurs, encore que ces appréciations soient souvent
associées. La séquestration Amerio, notamment, donna lieu à des
commentaires répétés visant à criminaliser le phénomène. Les deux extraits
d'articles suivants en fournissent une illustration particulièrement éclairante :
«II s'agirait d'un milieu plutôt trouble, avec la présence de personnes
cliniquement malades (d'un point de vue psychique), et habituées à l'usage de
stupéfiants [...]. Il est plus qu'évident que derrière cette bande existe une
organisation intéressée à certaines opérations exclusivement politiques. Cette
organisation se sert de ces débris de notre société»^. «Il s'agirait d'environ 250
personnes en grande partie délinquants de droit commun, certains déjà
connus pour leur passé de voleurs [...]. Certains ne manquent pas d'avancer
l'hypothèse, que nous rapportons par obligation professionnelle, qu'en fait
derrière le sigle des «Brigades Rouges» il n'y aurait rien d'autre qu'une grande
troupe de délinquants de droit commun [...]. L'opinion qui prévaut est que
derrière le sigle «Brigades Rouges» se cachent des gens dont la coloration
politique ne fait aucun doute, il s'agirait d'éléments néo-fascistes, lesquels ne

1. Cf. la quatrième partie de Mieli (R.), dir., Il PCI allô specchio, Milano, Rizzoli, 1983, p. 345-460.
2. Il le fera par une mobilisation active auprès de la classe ouvrière -. organisation de nombreuses
manifestations et assemblées d'usine anti-terroristes, -rondes ouvrières-, distribution d'un
questionnaire à la population turinoise, etc.
3. La technique est récurrente, lorsque le syndicat est confronté à des mobilisations qui échappent
à son contrôle, comme c'est le cas, en France, avec la CGT en mai 1968.
4. Novelli (D.), dans L'Unità, 16 décembre 1973.

99
Isabelle Sommier

font souvent qu'un avec la délinquance de droit commun, dont l'objectif


principal serait justement la provocation»1. Un tel discours agrège, sur une
même figure, les turpitudes les plus répulsives et les plus discriminantes aux
yeux du public ouvrier auquel il est destiné en priorité : folie, toxicomanie,
délinquance, inspiration néo-fasciste, manipulation. Ce discours de la peur et
du phantasme construisait une image monstrueuse des «terroristes»2.

Le PCI s'attache surtout à démasquer les bénéficiaires des actions armées et à


réfuter, en conséquence, tout lien de filiation de ces groupes avec la tradition
communiste ; d'où la profusion de «soi disant», «pseudo-», «faux»
révolutionnaires ou révolutionnaires entre guillemets pour les désigner.
Chaque communiqué, chaque symbole sont analysés. L'hétérodoxie supposée
de l'étoile rouge des BR alimente ainsi la théorie du complot anti-PCI : «Sur le
carton est dessinée une étoile rouge voyante qui cependant n'a pas cinq
branches, mais six : il s'agit donc d'une étoile de David [...]. Les auteurs de
l'entreprise criminelle ont donc confondu un symbole communiste avec un
symbole israélien»^. Hormis des provocateurs à la solde d'une puissance
étrangère (services secrets israéliens, OAS, CIA, etc.), deux pistes se trouvent
privilégiées. Ce seraient, non pas les héritiers d'une Résistance d'orientation
prolétarienne, mais des provocateurs au service du patronat : «Celui qui a
réalisé l'attentat, bien que se déguisant derrière des tracts anonymes à
phraséologie révolutionnaire agit pour le compte de ceux qui, comme Pirelli,
sont intéressés à faire apparaître, aux yeux de l'opinion publique, la lutte
responsable des travailleurs pour la rénovation du contrat comme une série
d'actes de voyous»'* ; l'étiquette «communiste» cacherait, non pas les fils
légitimes de la lutte partisane, mais de véritables fascistes : «Les fantomatiques
Brigades Rouges, rouges de nom et noires de fait», «gens instruits dans des
écoles nationales ou internationales d'anti-communisme qui ramassent leurs
idées dans la poubelle des publications de type néo-nazi, peut-être vernies de
rouge pour attirer quelque fanatique»^. L'argument revient le plus souvent aux
lendemains des actions. L'enlèvement du syndicaliste Labate est présenté
comme une «grave provocation» faisant de la publicité à la CISNAL^ ; le

1. Avanti/ [quotidien socialiste], 13 décembre 1973-


2. Sur ce thème, cf. Barrows (S.), Miroirs déformants, Paris, Aubier, 1990, et les travaux d'A. Farge
et d'A. Corbin. Pour une analyse plus approfondie de l'usage de la psycho-pathologie et de la
fantasmagorie du terrorisme, cf. Sommier (I.), De la criminalisation à l'intégration politique,
mémoire de DEA de sociologie politique, Université Paris I, 1988, p. 79 et s. Dans la même
inspiration, E. Berlinguer traitera en 1977 les autonomes d'-untorelli«, péjoratif de «semeurs de
peste».
3- L'Unità, 30 juin 1973. Le symbole des BR est pourtant bien une étoile à cinq branches.
4. L'Unità, 26 janvier 1971.
5- L'Unità, 23 avril 1974.
6. L'Unità, 13 février 1973.

100
L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance

passage à tabac d'un employé de la Pirelli révèle «l'inspiration fasciste et


antiouvrière» des «soi-disantes Brigades Rouges»1.

Une fois les groupes armés exclus dans leur ensemble de la tradition
révolutionnaire, restait à démontrer l'irrecevabilité de l'appel à la Résistance
dans les années soixante-dix. L'appartenance de certains de leurs membres au
Parti communiste et la sympathie gagnée à leur cause auprès de quelques
partisans historiques commencent en effet à être relevées ; elles sont trop
visibles pour être niées par le PCI2. Une mise au point politique s'impose afin
de saper les bases mêmes de l'entreprise de légitimation de la violence. Dans
la période qui nous préoccupe, cette phase explicative est strictement négative
et rejoint le paradigme du complot provocateur -. l'idée de Résistance n'a pas
lieu d'être ; sa mise en avant est artificielle et porte préjudice au mouvement
ouvrier. «[La voie de l'action armée], à partir du moment où elle est déracinée
de toute motivation profonde qui en faisait, comme dans la Résistance, un
devoir moral, une lutte du peuple, une action de masse, devient une aberrante
folie provocatrice qui conduit à se placer sur le même terrain que les pires
ennemis des travailleurs et du peuple»^.

Il faut attendre la stratégie du compromis historique et les gouvernements de


«non-défiance»'* pour voir se préciser l'argumentaire. L'essence unitaire de la
Résistance historique est alors rappelée pour rendre illégitime son utilisation,
par les groupes subversifs, contre la Démocratie chrétienne : «Qui a enseigné
aux jeunes que Démocratie chrétienne et fascisme sont la même chose ? [...]
Qui a enseigné aux jeunes que la Résistance a été "rouge" et non "tricolore" ?»
demande Giorgio Amendola, avec l'autorité que lui confère sa participation au
Comité de libération nationale puis au gouvernement Parri d'unité nationale^.
«Le fait est que lorsque sont utilisés des concepts comme "Etat autoritaire,
fascisation, nous sommes comme dans la Résistance", l'unique issue est
inévitablement celle de la dernière plage, la lutte désespérée et désespérante,
de la violence»". Le PCI témoignait certes, par ces propos, d'une réelle
amnésie pour une page somme toute récente de son histoire, marquée par des
diatribes virulentes à rencontre de l'«Etat démocrate-chrétien». Mais une
analyse sereine des motivations qui ont conduit une génération à revendiquer
la filiation partisane pour légitimer le choix de la lutte armée ne trouve alors

1. D. Novelli, dans L'Unitâ, 24 janvier 1974


2. Sur l'embarras du PCI au lendemain de l'arrestation du partisan Lazagna, cf. Mafai (M.), L'uomo
ehe sognava la lotta armata, la storia di Pietro Secchia, Milano, Rizzoli, 1984, p. 177 et s.
3. L'Unità, 10 décembre 1974.
4. Les «gouvernements de non-défiance» sont des gouvernements appuyés par le PCI qui, sans y
participer, leur assure son soutien au Parlement de 1976 à 1979.
5. L'Unità, 11 mai 1976. Le drapeau tricolore est à l'époque utilisé par la droite ; il constitue le
symbole du MSI.
6. L'Unità, 26 janvier 1978.

101
Isabelle Sommier

aucun espace1. Dans la guerre psychologique qu'il mène contre l'extrême-


gauche, le PCI oppose symbole contre symbole ; appelant les anciens
résistants en tête des cortèges contre le terrorisme, reprochant à ses
intellectuels de manquer de courage, comme sous le fascisme, pour défendre
la démocratie. Discours de mobilisation autant que discours de dramatisation,
l'amalgame fait entre l'urgence du combat antifasciste et l'urgence du combat
anti-terroriste érigeait à nouveau le PCI en premier défenseur de l'Etat de
droit.

L'opération de filiation à la Résistance s'épuise au fil des années. Le travail de


mobilisation des ressources symboliques accompli par les premières
organisations armées, en particulier par les Brigades Rouges^, a porté ses fruits:
la filiation est considérée comme établie par les nouveaux groupes armés,
dont une trentaine choisira un nom faisant une allusion plus ou moins
explicite à cet épisode historique^. Les chants partisans appartiennent
désormais à leur répertoire et rendent hommage aux victimes de la
répression, saluées comme des Résistants tombés sous les feux des fascistes. La
référence est donc loin d'être abandonnée : en ces occasions, elle participe du
et au rituel de communion du mouvement subversif.

Elle s'espace progressivement en tant qu'instrument de légitimation des


actions à partir de 1974. Elle est rappelée aux lendemains du premier
assassinat politique de deux membres du MSI (17 juin 1974) par les BR'* et
demeure lors de la séquestration du juge Sossi qui annonce pourtant la
nouvelle stratégie d'«attaque au cœur de l'Etat»5. Car une nouvelle phase du

1. La réflexion commence à peine, qui n'est pas sans provoquer encore aujourd'hui l'hostilité du
PCI. L'historien G. De Luna considère ainsi que l'entreprise de filiation a été rendue possible par
ce que «la gauche n'a jamais fait explicitement les comptes avec la violence», en laissant «croire à
l'aveuglette en la démocratie tout en tenant cachées les armes dans l'attente d'une hypothétique
heure X», en démantelant par le haut, sans débats, les groupes armés de la fin des années
quarante: «Pour rompre le lien comportemental entre violence et mobilisation politique, le PCI
renonce à activer [son] énorme potentiel pédagogique-éducatif, préférant des manoeuvres internes
très insuffisantes pour briser les barrières d'une "fausse conscience" enracinée dans des années de
luttes et de sacrifices» (Passato e présente, anno X, n°25, janvier-avril 1991, p. 30).
2. De la période étudiée, seules les BR ont perduré en la forme, malgré le renouvellement de son
noyau dirigeant. La continuité de l'organisation et son rôle d'avant-garde de la lutte armée ne sont
évidemment pas étrangers au prestige dont elle jouira dans le milieu subversif.
3. On peut ainsi dénombrer quelques seize organisations intégrant le terme «brigade-, sept le
terme «antifasciste», une organisation appelée -les nouveaux partisans», une «les partisans rouges»,
une autre «Camarades organisés en Volante Rossa», etc. Cf. H sessantotto, op. cit., p. 129-297.
4. Action que les BR considérèrent comme une bavure. Cet assassinat est réalisé quelques jours
après l'attentat d'extrême-droite de Brescia, comme le rappelle le communiqué «Les forces
:

révolutionnaires sont depuis Brescia légitimées à répondre à la barbarie fasciste par la justice
armée du prolétariat» (cité in Delia Porta (D.), dir., Terrorisms in Italia, Bologna, II Mulino, 1984,
p. 181).
5- Dans le document d'avril 1974 intitulé «Contre le néo-gaullisme, porter l'attaque au coeur de
l'Etat», est expliqué qu'-il est temps de dépasser l'organisation traditionnelle de l'antifascisme
militant. Frapper les fascistes avec tous les moyens est dans tous les cas juste et nécessaire. Mais la
[suite de la note page suivante]

102
L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance

phénomène armé commence, avec un contexte politique différent qui, en


modifiant les enjeux, contribue à son tour au tarissement de la référence. La
menace golpiste s'estompe, tandis que la stratégie du compromis historique
suivie par le PCI semble confirmer que seule la lutte armée peut constituer un
réel pôle d'opposition au système : «Le thème du "débouché politique" par
une gestion alternative de l'Etat se confondit avec le "modérantisme" de la
politique du PCI [...]. Pour beaucoup, l'équation lutte politique = lutte armée
apparut comme la seule réponse réaliste à l'étau dans lequel le compromis
historique avait enfermé le mouvement»1. Les organisations clandestines
prolifèrent et «haussent le tir» contre des cibles toujours plus politiques et
également extérieures à l'entreprise. L'Etat devient l'adversaire direct d'une
lutte révolutionnaire «pour le communisme».

Peasant and police in Champagne, 191 1

contradiction principale est celle qui s'oppose à l'amas de force de la contre-révolution». Sossi,
qui condamna les membres du groupes révolutionnaire XXII octobre, y est présenté comme -à la
disposition des fascistes depuis sa jeunesse- (Soccorso Rosso, Brigate Rosse, ehe cosa hanno
fatto, ehe cosa hanno delta, ehe cosa se ne è detto, op. cit., p. 188).
1. Virno (P.), «Do you remember revolution ?», op. cit.

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