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Polix 0295-2319 1992 Num 5 17 1491
Polix 0295-2319 1992 Num 5 17 1491
Abstract
Resistance as legitimation of violence. Tbe case of the italian extreme-left. (1969-1974).
Isabelle Sommier. [86-103].
1969-1974 is the genesis period of the italian armed struggle. It is mainly characterized by the efforts made by the first fighting
groups to construct a filiation with the Resistance movement. Their regard to mimesis makes clear the wbole construction of the
"cause" of violence and the mobilization of ressources (names, patterns of action). The symbolic struggle between the extreme-
left and the PCI can be understood in the same way. The cultural legacy of the PCI isthus claimed, reexamined (and therefore
competeted witb) in order to support the armed
Sommier Isabelle. La Résistance comme référence légitimatrice de la violence. Le cas de l'extrême-gauche italienne, 1969-
1974. In: Politix, vol. 5, n°17, Premier trimestre 1992. Causes entendues - Les conditions de mobilisation (2) pp. 86-103;
doi : https://doi.org/10.3406/polix.1992.1491
https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1992_num_5_17_1491
légitimatrice de la violence
Le cas de l'extrême-gauche italienne, 1969-1974
Isabelle Sommier
Centre de recherches politiques de la Sorbonne
Université Paris I
1. Chiffres établis par Galleni (M.), Rapporto sul terrorisme), Miiano, Rizzoli, 1981. Les chiffres des
personnes inculpées et détenues sont, elles, rappelés par l'association CINEL-AESRIf en janvier
1988
2. Ces luttes, hors contrôle syndical ou politique, sont souvent lancées par de jeunes ouvriers venus
du sud de l'Italie, sans culture du conflit industriel et portés aux actions violentes. La jonction avec
les jeunes d'extrême gauche s'en trouva facilitée.
comme la manifestation d'un pouvoir différent [...]. Après les deux "années
rouges" de 1968 et 1969, c'était devenu un lieu commun pour des dizaines de
milliers de militants, y compris des cadres syndicaux, de s'organiser sur le
terrain de "l'illégalité", tout comme de débattre publiquement du moment et
des moyens d'affronter les structures répressives de l'Etat»1.
1. Virno (P.), «Do you remember revolution ?-, // Manifesto, 20-22 février 1983- Rédacteur de la
revue Metropoli, P. Virno fut parmi les inculpés du 7 avril 1979-
2. En témoigne notamment le choix du nom de la branche militaire de la Gauche prolétarienne :
la Nouvelle résistance populaire. Ce besoin d'enracinement historique a également été mis en
valeur par D. Tartakowsky à propos du «mythe originel de la Commune de Paris- pour les
manifestations ouvrières violentes de 1920 à 1988 (.Ethnologie française, vol. XXI, n°3, 1991, p.
310).
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détestable le statut moral de la personne ainsi désignée- (.Stigmates, Paris, Minuit, 1985, p. 11).
2. La fluidité sémantique du terme -violence- a constitué un des axes du plaidoyer de l'avocat des
Brigades Rouges, nommé d'office, reprenant la remarque de V. Pareto : la violence d'Etat est
appelée «ordre, discipline, sens de l'Etat, autorité», celle de ses ennemis -criminalité, banditisme-.
Papa (E. R.),// processo aile BR, Torino, Giappichelli, 1979, p. 264. Le caractère relatif et contingent
de la notion de violence a été notamment mis en lumière par Oberschall (E.), Social conflict and
social movements, New Jersey, Prentice-Hall, 1973, p- 333, et Michaud (Y.), Violence et politique,
Paris, Gallimard, 1978, p. 97-102.
3. Cf. Ginsborg (P.) dans Storia d'Italia dal dopoguerra a oggi, Torino, Einaudi, 1989, p. 91.
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L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance
assument des caractéristiques de classe et n'accueillent en leur sein que des communistes ; un
thème idéologique, avec le rejet explicite d'une perspective révolutionnaire et l'appel à des idéaux
de conciliation et de gradualisme. Sur ce sujet, cf. notamment les documents de l'époque
reproduits in Secchia (P.), I comunisti e l'insurrezione, Roma Ed. Cultura Sociale, 1954, p. 172 et s.,
Carli Ballola (R.), La resistenza armata, Milano, Ed. del Gallo, 1965, p. 73, Massari (R.), Marxismo
e critica del terrorisme», Roma, Newton Compton, 1979, p. 184-194, Bocca (G.), Storia dell'ltalia
partigiana, Bari, Laterza, 1966. Les interprétations de cette évolution conservatrice de la Résistance
divergent : imposée par l'URSS au PCI pour le Secours rouge, fruit d'un compromis entre Alliés
pour Massari et Carli-Ballola, symptôme d'un manque de réflexion des dirigeants quant au
problème de la construction de l'Etat pour V. Foa (dans // Ponte, décembre 1947, p. 982-993), ou
conséquence du «mythe de l'unité» (L. Basso dans Critica marxista, juillet-août 1965, p. 11-20).
2. Chapitre intitulé «Dissidence de gauche et lutte armée, quelques précédents historiques- in
Soccorso Rosso, Brigate Rosse, ehe cosa hanno fatto, ehe cosa hanno detto, ehe cosa se ne è
detto, Milano, Feltrinelli, 1976, p. 11-26. Parmi les organisations partisanes dissidentes, on peut
citer le Mouvement de résistance populaire et la Stella Rossa. Née à Turin en 1944, cette dernière
se présenta comme «organe du PCI représentant le courant critique d'un point de vue de classe»
et avançait qu'«il ne suffit pas de reconstruire l'Etat bourgeois pré-fasciste, mais il faut au contraire
construire la république soviétique italienne-. La Volante Rossa, qui eut une grande influence sur
les BR exécutait quant à elle les fascistes, puis, à partir de 1947, frappa le patronat.
3. In Novelli (D.), Tranfaglia (N.), Vite sospese, Milano, Garzanti, 1988, p. 81 et 86.
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La tension est déjà vive entre les groupes néo-fascistes et les acteurs, étudiants
et ouvriers, de la contestation du «mai rampant». Elle se traduit fréquemment
sur le terrain de l'affrontement physique. La pratique de l'«antifascisme
militant», consistant pour les groupes d'extrême-gauche à l'attaque et au
passage à tabac des militants d'extrême-droite, constitue l'expérience
première de violence et joue un rôle important de socialisation politique. Au-
delà des cercles militants, la crainte d'une évolution autoritaire du pays se
diffuse : l'explosion d'une bombe, Piazza Fontana à Milan, le 12 décembre
1969, «inaugure» une série d'attentats d'extrême-droite qui seront
symptômatiquement appelés «strage di Stato» (massacre d'Etat) en raison de
la collusion d'une partie des services secrets2. Ce «traumatisme originel»^ va
durcir encore plus, dans une large partie de la jeunesse, l'image négative de
l'Etat. Pour la gauche traditionnelle, cette date marque le déclenchement de la
«stratégie de la tension», qui vise à exacerber les conflits et à provoquer un
climat de peur favorable à l'enrayement de sa progression électorale, voire à
l'instauration d'un régime fort. Elle sera d'ailleurs longtemps commémorée
par des manifestations d'unité antifasciste.
1. Selon Galli (G.o), Storia del partito annato, Milano, Rizzoli, 1986, p. 11.
2. L'attentat fit 16 victimes et 80 blessés. Le 22 juillet 1970, un attentat fait dérailler un train à Gioia
Tauro (6 victimes et 50 blessés). Le 28 mai 1974, une bombe explose à Brescia, durant un cortège
antifasciste, faisant 8 morts et 94 blessés. Le 4 août 1974, une bombe placée dans le train Italicus
provoque la mort de 12 personnes et blesse 105 voyageurs. Ces deux derniers attentats furent
revendiqués par le groupe néo-fasciste Ordine Nero (Ordre noir).
3- Le terme est emprunté à Manconi (L.), -Il nemico assoluto. Antifascismo e contropotere nella
fase aurorale del terrorismo di sinistra-, dans La politica délia violenza, Bologna, II Mulino, 1990,
p. 54.
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L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance
Feltrinelli», rappelle que «nous n'étions pas les seuls à penser à une conquête
violente de l'Etat, y pensait également une partie de la bourgeoisie, de la
classe dirigeants«1. Le «péril fasciste«, renforcé par le succès du Mouvement
social italien aux élections partielles de juin 1971, est alors un dénominateur
commun à toute la gauche. Il détermine à l'extrême-gauche, y compris
légaliste, le renforcement des services d'ordre, qui se révéleront un vivier
important de la lutte armée. Ainsi Lotta Continua distingue, elle aussi, trois
niveaux d'évolution autoritaire : fascisation de l'Etat, militarisation du pays et
groupes de choc fascistes. Ses appels aux partisans historiques sont
périodiques : «II existe aujourd'hui la possibilité concrète d'un antifascisme
militant, d'une présence militaire contre les troupes de choc, qui refuse
l'embaumement de ces valeurs pour lesquelles il y a 25 ans on a tiré et on s'est
tué»2, «Retournez à votre poste !», etc.
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L'opération de filiation est perceptible à tous les niveaux : les sigles, les
adversaires, les techniques d'action et les modalités de revendication. Sa
puissance est toutefois variable. Le mimétisme est pur pour le choix des noms,
qui fait directement appel à l'imaginaire collectif. Il l'est déjà moins en ce qui
concerne le répertoire d'actions, dans la mesure où il intègre aussi les
innovations des luttes sociales de 1968-69. La désignation de l'adversaire suit
quant à elle un mouvement d'autonomisation croissant ; le contexte des
années soixante-dix est certes différent de celui du régime fasciste et les
attaques des organisations d'extrême-gauche délaisseront progressivement
l'extrême-droite au profit d'adversaires plus directement liés à la lutte sociale
et politique qu'elles entendent mener au nom du communisme.
présenter G. Leone, qui sera élu au 23e tour du scrutin avec l'appui du Parti républicain, ce qui
vaudra à son dirigeant U. La Malfa d'être traité de -fasciste" par la gauche. A noter que le
gaullisme suscite en général de fortes réticences en Italie, où il est vu comme un pouvoir
personnel à tendance autoritaire. C'est un des facteurs d'hostilité au projet d'instauration d'un
régime semi-présidentiel souhaité par l'actuel président de la République F. Cossiga.
1. Témoignage repris dans La politica délia violenza, Bologna, II Mulino, 1990, p. 208.
2. Propos tenus par Franceschini (A.), qui poursuit : •{■••] et un fils ne devient adulte que lorsque lui
est confié l'héritage : ces pistolets allemands le devinrent». Il fait ici référence aux armes données
par de vieux partisans aux organisations de l'époque. Cette -aide logistique», ainsi que l'existence
supposée d'une base en Tchécoslovaquie où se sont réfugiés de nombreux communistes dissidents
des années cinquante, renforçaient le sentiment de filiation à la Résistance des acteurs d'extrême-
gauche. Elles alimenteront par la suite les polémiques sur l'-album de famille» composé par le
PCI et ces groupes radicaux. Cf. Mara, Renato e io, Milano, Mondadori, 1988, p. 6. Il s'agit des
prénoms des trois fondateurs des BR : Mara Cagol, Renato Curcio et Alberto Francescb ni. Il est
intéressant de noter les intitulés des premiers chapitres : »le fil rouge», »clandestin», iouffle le
vent» (titre d'une chanson partisane).
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L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance
les meilleures forces de notre pays. Nouvelle Résistance n'a donc pas la
saveur d'une reproposition nostalgique et apolitique de la thématique vicieuse
de la résistance et n'en assume pas les humeurs défensives qui alimenteront
cette lutte contre les aspects aberrants de la "démocratie" sans savoir insérer
dans la critique du mouvement armé les structures politiques et productives de
l'Etat capitaliste. Nouvelle Résistance a au contraire pour nous le sens tout
jeune et offensif que cette parole d'ordre a dans le cadre de la guerre
mondiale impérialiste qui oppose, au-delà de toute frontière nationale, la
contre-révolution armée à la lutte révolutionnaire des prolétaires, des peuples
et des nations opprimés»1. Le premier numéro sort le 25 avril 1971, jour
anniversaire de la Libération et renoue clairement avec le style lyrique des
partisans : «Sur le terrain de leur contre-révolution, croît la fleur de la lutte
partisane», ou encore : «S'approche le printemps d'une forte résistance». Le
journal distingue trois formes principales de violence, érigée en «catégorie
historique» et «exigence imprescriptible» : «La violence spontanée non de
masse, pire mode pour exprimer une juste exigence ; la violence spontanée de
masse, comme les cortèges internes, les luttes spontanées en usine ; enfin les
actions partisanes».
1 In Soccorso Rosso, Brigate Rosse, ehe cosa hanno fatto, ehe cosa hanno delto, ehe cosa se ne
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appelaient les communistes, avec mépris, les "rouges". Le sigle était trouvé :
Brigades Rouges»1.
Les Brigades Rouges, quant à elles, avaient un dessein plus offensif, puisqu'il
s'agissait d'«enraciner dans les masses prolétaires en lutte le principe qu'il n'y
a pas de pouvoir politique s'il n'y a pas de pouvoir militaire, pour éduquer à
travers l'action partisane la gauche prolétarienne et révolutionnaire à la
résistance, à la lutte arméeA L'ambition était congruente avec l'analyse de la
Résistance comme révolution trahie et fait la jonction entre la référence
historique et le projet politique, la lutte pour le communisme. Contrairement
aux GAP, les Brigades Rouges ne croient pas à l'hypothèse d'un retour au
fascisme, mais à une évolution de type gaulliste du système politique italien.
«C'est un fait incontestable que ce plan répressif s'accroit pour le moment et
vise non pas tant à la liquidation institutionnelle de l'Etat "démocratique"
comme l'a fait le fascisme, qu'à la répression la plus féroce du mouvement
révolutionnaire. En France le "coup d'Etat" de De Gaulle et l'actuel "fascisme
gaulliste" vivent sous les apparences de la démocratie. A court terme, c'est
certainement le moyen le moins incommode»'* . Les prémices théoriques
d'une action dirigée contre la Démocratie Chrétienne et, à travers elle, contre
1. Dans Mara, Renata e io, op. cit., p. 32. Le procédé de retournement du stigmate (ici -rouge»)
est classique. Ainsi les insurgés calvinistes hollandais du XVIIe siècle reprendront-ils, en le
glorifiant, l'insulte utilisée à leur encontre par les Espagnols : les «Gueux».
2. D'après l'ouvrage collectif // sessantotto, Roma, Edizioni Associate, 1988, tome 1, p. 195- P.
Nenni, dirigeant du PSI, s'exila en France durant le fascisme où il fut secrétaire général de la
■concentration» anti-fasciste, puis commissaire des Brigades internationales de la guerre
d'Espagne. Il fut vice-président du Conseil en 1945-46 et participa à plusieurs gouvernements de
centre-gauche. Les GAP lanceront également un appel aux communistes : -La classe ouvrière, tous
les travailleurs réclament et exigent une politique, un front ample contre le fascisme, contre le
patronat capitaliste et contre l'impérialisme [...]. Les camarades inscrits au PCI veulent-ils faire
partie de ce front révolutionnaire et antifasciste ?» (Potere Operaio, n°38-39, 17 avril-ler mai 1971).
3. Journal Sinistra Proletaria, cité in Silj (A.), Maipiù senzafucile .', Firenze, Vallecchi, 1977, p. 89-
4. Auto-interview de septembre 1971, cité dans Soccorso Rosso, Brigate Rosse, ehe cosa hanno
fatto, ehe cosa hanno detto, ehe cosa se ne è detto, op. cit., p. 104.
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L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance
«le coeur de l'Etat« sont posées. Lutte antifasciste et lutte pour le communisme
deviennent étroitement liées : dans un opuscule intitulé «Guerre aux fascistes»,
il est ainsi expliqué que «pour combattre le fascisme où il se présente, il est
nécessaire de développer et de renforcer l'organisation prolétarienne armée
qui lutte pour le communisme»1.
Les actions brigadistes, qui se déploient entre 1972 et 1974 dans les grandes
zones industrielles (Turin, Milan essentiellement), touchent pas conséquent
aussi bien les militants d'extrême-droite que les «ennemis» traditionnels de la
classe ouvrière : syndicats-maison, «jaunes», «petits chefs», responsables du
personnel et agents de surveillance. Elles empruntent au répertoire de la
Volante Rossa l'«expropriation prolétarienne» (entendons le braquage de
banques), le «procès populaire» et la mise au pilori^ ; ou encore elles
reprennent des formes de lutte, relativement spontanées et diffuses à l'époque,
telles que la destruction d'automobiles, le saccage des sièges des organisations
adverses, etc.
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Les actions initiales (fin 1971 - premier semestre 1972) sont essentiellement
dirigées contre des cibles fascistes. La première sera l'incendie du bureau du
Prince Borghese, une semaine après sa tentative de putsch (13 décembre
1970). Elles ne manqueront jamais par la suite d'être reliées à une perspective
révolutionnaire. La perquisition au domicile du conseiller communal MSI
Aldo Maina, le 27 janvier 1972, est ainsi revendiquée par le communiqué n°l
intitulé «Contre les fascistes guerre de classe» ; il en appelle à la formation de
«noyaux armés de résistance prolétarienne» dans les usines. Dans le climat de
forte polarisation entre les «forces progressistes» et les «forces néo-fascistes»,
nul doute que «la "question fasciste" fut un des arguments utilisés par les
Brigades Rouges (première manière) pour créer une adhésion à leurs
premières actions»2. L'épisode Labate est éclairant à cet égard : le 12 février
1973, le secrétaire provincial du syndicat d'extrême-droite, la CISNAL, Bruno
Labate, est enlevé par un commando brigadiste, puis interrogé sur la
contribution de son syndicat à l'«espionnage» des ouvriers de la Fiat et à
l'organisation des briseurs de grève. Il est retrouvé attaché à une porte
d'entrée de Mirafiori à 13h30, heure du changement de tour. Loin de le
détacher, des ouvriers l'insultent («ils devaient te tuer !», «on ne viendra
sûrement pas t'aider», etc.).
1. Ces communiqués sont parus dans le journal Controinformazione, n°0, octobre 1973- Mirafiori
et Rivalta sont deux établissements de la Fiat.
2. San Lorenzo (D.), Gli anni spietati, Milano, Ed. Associate, 1989, p. 9-
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L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance
L'insertion des interventions brigadistes dans les luttes ouvrières est un autre
facteur d'ancrage. Des procédures judiciaires ou disciplinaires sont-elles mises
en branle contre des ouvriers de la Fiat accusés de comportements violents
durant un conflit ? Neuf cadres et adhérents du syndicat CISNAL sont repérés
comme délateurs et voient leur automobile incendiée, le lendemain d'une
manifestation «contre le gouvernement Andreotti et contre le fascisme» (26
novembre 1972). Idalgo Macchiarini, dirigeant de la Sit-Siemens, accusé de
«rigidité anti-ouvrière particulière durant les négociations collectives», est le
premier à subir la mise au pilori en mars 1972. Quelques jours après
l'annonce, par la Fiat, du recours au chômage technique, le chef du personnel
Ettore Amerio est enlevé (décembre 1973). Il ne sera relâché qu'au lendemain
du retrait officiel des mesures de licenciement, avec ce communiqué : «Créer,
construire, organiser le pouvoir prolétarien armé ! Aucun compromis avec le
fascisme Fiat ! Les licenciements ne resteront pas impunis ! Lutte armée pour
le communisme». C'est la première séquestration de longue durée (huit jours)
des BR.
1 Ainsi ce témoignage des luttes d'avril 1973 par un ouvriers des ateliers mécaniques de Mirafiori :
■Par l'instrument du "filtre aux portes", la pratique de l'épuration a atteint des niveaux exaltants. Il
s'est agi d'un procès populaire de masse, avec tribunaux de classe composés de centaines
d'ouvriers, avec une activité constante à chaque porte contre les chefs et les jaunes. Quand ils
faisaient une auto-critique, ils étaient graciés [...]. Celui qui entendait persister dans ses erreurs a eu
ce qu'il méritait» (Commissione nazionale scuole quadri di Lotta Continua, Gli opérai, le lotte,
l'organizzazione, Roma, Ed. Lotta Continua, 1974, p. 213).
2. Feltrin (P.), -Sindacato e terrorismo», dans Prospettiva sindacale, anno XIII, n°45, septembre
1982, p. 188 [revue du syndicat CISL].
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1. C'est G. Galli qui met en parallèle les communiqués des BR lors de leur restitution à
Macchiarini de sa montre (oubliée sur le lieu de la séquestration) et de la Volante Rossa qui, après
avoir relâché en slip l'ingénieur I. Toffanello, lui déposa ses vêtements avec le billet suivant :
«Nous restituons scrupuleusement ce qui était en sa possession [...]. Un groupe de braves jeunes
gens» (Storia del partito armato, op. cit., p. 39).
2. Sur l'importance du rire, de la bonne humeur comme mode résolution des conflits de la classe
ouvrière, cf. Verret (M.), La culture ouvrière, Saint Sébastien, ACL, 1988, p. 30.
3- Sur l'influence de la tradition de banditisme social, cf. Hobsbawm (B. J.), Les bandits, Paris,
Maspero, 1972.
4. Les syndicats prendront des mesures strictes de lutte contre le terrorisme à partir des années
1978-79 : assemblées générales contre le terrorisme, interdiction de citer, durant les grèves, le nom
des -petits chefs» haïs, condamnation plus vigoureuse des pratiques ouvrières violentes, institution
de «lettres solennelles» (déclaration de fidélité aux principes de la lutte démocratique devant être
signée par tout délégué syndical), etc.
5. Milano, Garzanti, 1951. En 1952, F. Platone dénoncera à son tour la DC comme «le véhicule de
la fascisation et de l'américanisation de la vie italienne-, tandis que P. Togliatti l'accuse de vouloir
«fonder un régime totalitaire».
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1. Cf. la quatrième partie de Mieli (R.), dir., Il PCI allô specchio, Milano, Rizzoli, 1983, p. 345-460.
2. Il le fera par une mobilisation active auprès de la classe ouvrière -. organisation de nombreuses
manifestations et assemblées d'usine anti-terroristes, -rondes ouvrières-, distribution d'un
questionnaire à la population turinoise, etc.
3. La technique est récurrente, lorsque le syndicat est confronté à des mobilisations qui échappent
à son contrôle, comme c'est le cas, en France, avec la CGT en mai 1968.
4. Novelli (D.), dans L'Unità, 16 décembre 1973.
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Une fois les groupes armés exclus dans leur ensemble de la tradition
révolutionnaire, restait à démontrer l'irrecevabilité de l'appel à la Résistance
dans les années soixante-dix. L'appartenance de certains de leurs membres au
Parti communiste et la sympathie gagnée à leur cause auprès de quelques
partisans historiques commencent en effet à être relevées ; elles sont trop
visibles pour être niées par le PCI2. Une mise au point politique s'impose afin
de saper les bases mêmes de l'entreprise de légitimation de la violence. Dans
la période qui nous préoccupe, cette phase explicative est strictement négative
et rejoint le paradigme du complot provocateur -. l'idée de Résistance n'a pas
lieu d'être ; sa mise en avant est artificielle et porte préjudice au mouvement
ouvrier. «[La voie de l'action armée], à partir du moment où elle est déracinée
de toute motivation profonde qui en faisait, comme dans la Résistance, un
devoir moral, une lutte du peuple, une action de masse, devient une aberrante
folie provocatrice qui conduit à se placer sur le même terrain que les pires
ennemis des travailleurs et du peuple»^.
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1. La réflexion commence à peine, qui n'est pas sans provoquer encore aujourd'hui l'hostilité du
PCI. L'historien G. De Luna considère ainsi que l'entreprise de filiation a été rendue possible par
ce que «la gauche n'a jamais fait explicitement les comptes avec la violence», en laissant «croire à
l'aveuglette en la démocratie tout en tenant cachées les armes dans l'attente d'une hypothétique
heure X», en démantelant par le haut, sans débats, les groupes armés de la fin des années
quarante: «Pour rompre le lien comportemental entre violence et mobilisation politique, le PCI
renonce à activer [son] énorme potentiel pédagogique-éducatif, préférant des manoeuvres internes
très insuffisantes pour briser les barrières d'une "fausse conscience" enracinée dans des années de
luttes et de sacrifices» (Passato e présente, anno X, n°25, janvier-avril 1991, p. 30).
2. De la période étudiée, seules les BR ont perduré en la forme, malgré le renouvellement de son
noyau dirigeant. La continuité de l'organisation et son rôle d'avant-garde de la lutte armée ne sont
évidemment pas étrangers au prestige dont elle jouira dans le milieu subversif.
3. On peut ainsi dénombrer quelques seize organisations intégrant le terme «brigade-, sept le
terme «antifasciste», une organisation appelée -les nouveaux partisans», une «les partisans rouges»,
une autre «Camarades organisés en Volante Rossa», etc. Cf. H sessantotto, op. cit., p. 129-297.
4. Action que les BR considérèrent comme une bavure. Cet assassinat est réalisé quelques jours
après l'attentat d'extrême-droite de Brescia, comme le rappelle le communiqué «Les forces
:
révolutionnaires sont depuis Brescia légitimées à répondre à la barbarie fasciste par la justice
armée du prolétariat» (cité in Delia Porta (D.), dir., Terrorisms in Italia, Bologna, II Mulino, 1984,
p. 181).
5- Dans le document d'avril 1974 intitulé «Contre le néo-gaullisme, porter l'attaque au coeur de
l'Etat», est expliqué qu'-il est temps de dépasser l'organisation traditionnelle de l'antifascisme
militant. Frapper les fascistes avec tous les moyens est dans tous les cas juste et nécessaire. Mais la
[suite de la note page suivante]
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L'extrême-gauche italienne et la référence à la Résistance
contradiction principale est celle qui s'oppose à l'amas de force de la contre-révolution». Sossi,
qui condamna les membres du groupes révolutionnaire XXII octobre, y est présenté comme -à la
disposition des fascistes depuis sa jeunesse- (Soccorso Rosso, Brigate Rosse, ehe cosa hanno
fatto, ehe cosa hanno delta, ehe cosa se ne è detto, op. cit., p. 188).
1. Virno (P.), «Do you remember revolution ?», op. cit.
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