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Maillard Michel. Essai de typologie des substituts diaphoriques. In: Langue française, n°21, 1974. Communication et analyse
syntaxique. pp. 55-71;
doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1974.5665
https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1974_num_21_1_5665
ESSAI DE TYPOLOGIE
DES SUBSTITUTS DIAPHORIQUES
(Supports d'une anaphore et/ou d'une cataphore.)
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précède. Elle contient en effet un morphème qui représente en raccourci
l'aphorisme ci-dessus. Ce monosyllabe /en/ est un anaphorique.
Si maintenant nous observons la phrase : « Je vous /'avouerai, je suis
attiré par ces créatures tout d'une pièce » (p. 6), nous constatons qu'elle
contient, elle aussi, un monosyllabe qui ramasse en lui-même toute une
proposition. La seule différence avec le cas précédent, c'est que /1/ réfère
à ce qui suit : « je suis attiré par ces créatures tout d'une pièce », alors
que /en/ résumait une phrase antérieure. Le morphème /1/ est un cata-
phorique.
Nous avons donc affaire à trois réalités linguistiques différentes : un
fragment d'énoncé qui renvoie au texte antécédent, un autre qui réfère
au texte subséquent et enfin un troisième qui n'implique rien dans le
contexte. Bien que les mots « aphorisme » d'une part, « anaphore » et
« cataphore » d'autre part, soient issus de racines grecques différentes,
nous prendrons la liberté de les rapprocher pour la commodité parony-
mique. Nous dirons qu'un fragment énonciatif quelconque est soit
« aphorique », soit « anaphorique » et /ou « cataphorique » relativement
au contexte. Il est « aphorique » s'il est parfaitement clos sur lui-même et
n'implique pas le texte. Il est « anaphorique » s'il suppose l'énoncé
antécédent, et « cataphorique » s'il se rapporte à l'énoncé subséquent.
Tout phénomène d'anaphore comporte trois éléments que l'on peut
schématiser ainsi :
lîen référentiel
Référant'*
,
chaîne énonciativo
lien référentiel
В
«Référant"
chaîne énonciative
2. Il importe de ne pas confondre ce Référant (segment qui réfère) avec le Réfèrent,
bien connu en linguistique (réalité situationnelle à laquelle réfère un segment énonciatif).
Il ne sera pas fait usage ici de ce dernier terme.
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Il serait utile de disposer d'un vocable unique qui transcende
l'opposition anaphore/cataphore et désigne la référence contextuelle en général :
le terme de diaphore, qui n'est pas vectoriellement orienté, pourrait
convenir assez bien 3.
Selon qu'une diaphore réfère à un simple segment ou à un énoncé
plus ou moins long, nous parlerons de référence segmentale ou de
référence resumptive. Anaphore et cataphore sont l'une et l'autre
sujettes à cette distinction.
DIAPHORES
ANAPHORES CATAPHORES
« Les Hollandais... ils « ...Ce sont là de petits « Qui, selon vous, « Ce que j'ai à vous
sont beaucoup moins traits » (p. 26) répondit à cette belle raconter est un peu
modernes » (p. 9) «... N'était-ce pas cela, invitation? Des plus difficile... •
en effet l'Éden? » miliciens... » (p. 15) (P. 61)
(p. 31)
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est bien un anaphorique et réfère au nom /silhouettes/. Toutefois, il ne
conserve pas l'information antérieure telle quelle, il la rectifie. C'est
un substitut à valeur additionnelle (ensemble B).
Nous limiterons ici notre étude à l'ensemble A.
Soit un référé segmentai quelconque, porteur de marques spécifiques
(genre et nombre). Il peut sembler évident a priori que plus le référant
correspondant est « marqué », plus il « re-présentera » avec fidélité son
antécédent, et moins le danger d'équivoque référentielle sera grand. La
communauté des marques entre référant et référé semble être la meilleure
garantie d'une transmission exacte de l'information à travers la substitution
anaphorique.
A cet égard les différentes langues humaines ne nous offrent pas
un matériel morphématique d'une égale précision. Supposons que je
veuille référer au chapeau d'une femme en utilisant un « pronom
possessif » : la langue française me propose /le sien/ et la langue anglaise /hers/.
Le premier s'accorde en genre avec « l'objet possédé » et le second avec
« le sujet possesseur ». Ce dernier type d'accord est beaucoup plus
rentable pour le fonctionnement de l'anaphore car c'est à propos du
possesseur que l'équivoque a le plus de chances de se produire 4.
De même l'anglais, qui distingue au singulier trois types d'anapho-
riques personnels (masculin-féminin-neutre), facilite assurément la tâche
du scripteur à la recherche d'anaphores univoques. La triade anglaise
/he-she-it/ est d'un meilleur rendement référentiel que notre opposition
binaire /il-elle/. Considérons ce passage de La Chute : « Quand je quittais
un aveugle... je le saluais. Ce coup de chapeau ne lui était... pas destiné,
il ne pouvait pas le voir. A qui donc s'adressait-iZ? Au public » (p. 52).
Ici deux référés sont en concurrence : /aveugle/ et /coup de chapeau/; le
premier jilj renvoie à la personne, le second au salut. D'un substitut à
l'autre, il y a glissement référentiel. C'est par un véritable acte de foi
sémantique que le lecteur rapporte les jilj à leur antécédent respectif.
Que le même morphème puisse référer aussi bien à « quelqu'un » qu'à
« quelque chose » est une source constante d'ambiguïtés et impose un
fastidieux travail d'écriture au narrateur.
Avec leurs défauts, les substituts personnels et possessifs du français
ne laissent pas d'être les plus richement marqués de tout le système
pronominal. Les premiers en particulier combinent cinq types de marques
différentes :
58
1/ la marque de personne (je/il),
2/ — — genre (il/elle),
3/ — — nombre (lui /eux),
4/ — — fonction (le /lui) (flexion + position),
5/ — — animation (lui /y) (elle lui cède j elle y cède),
A l'inverse, les adverbes anaphoriques du type de //à/, /alors/,
I ainsi/, etc., qui sont invariables par nature, ne peuvent représenter leur
référé avec une grande précision. Cette opposition formelle entre les
anaphoriques marqués et les anaphoriques non marqués correspond à
une opposition fonctionnelle. Les référants invariables sont tout désignés
pour représenter un énoncé global puisqu'un paragraphe ou un chapitre
échappent aux catégories de genre et de nombre. Inversement, les
référants variables sont aptes à représenter un segment, en particulier un
substantif marqué en genre et nombre. C'est bien ainsi que les choses se
passent dans l'ensemble : la plupart des «pronoms personnels»
fonctionnent comme segmentaux et tous les adverbes anaphoriques sont des
résomptifs.
Entre ces deux pôles se situent les espèces intermédiaires. La plus
importante est celle des « pronoms démonstratifs », qui se divisent en
substituts variables (celui-ci; celle-ci; ceux-ci) et en substituts indifférents
au genre et au nombre du référé (ce; ceci; cela; ça). On comprend
aisément que les premiers soient toujours segmentaux et les seconds presque
toujours résomptifs (/ce/ peut fonctionner aussi comme segmentai).
Les marques morphologiques des substituts, si importantes dans la
répartition des tâches référentielles, correspondent à autant de catégories
taxinomiques. La plupart des langues que nous connaissons disposent de
morphèmes spéciaux pour actualiser les catégories générales du langage,
connues sous les dénominations suivantes : la Personne, la Deixis, le
Genre, le Nombre, l'Animation. La première oppose locuteur, allocutaire,
délocutif : elle est ternaire. La seconde oppose, en français, le proche au
lointain (celui-ci /celui-là5) : elle est binaire; dans d'autres langues,
comme le latin ou l'espagnol, elle est ternaire et reflète les oppositions
personnelles (en latin : /hic/, /iste/, /ille/ correspondent, en gros, aux
première, deuxième et troisième personnes). La catégorie du genre est binaire
en français (masculin /féminin) mais ternaire en latin ou en grec
(masculin/féminin/neutre). Celle du nombre se borne à opposer chez nous le
singulier au pluriel mais le grec et l'arabe classiques connaissent un duel
intermédiaire, marqué non seulement dans les pronoms mais encore
5. Cette opposition du proche ац lointain s'amenuise dans la langue parlée à cause
de la basse fréquence du morphème /ci/. Gomme l'a bien montré G. Gougenheim,
dans son article « Les pronoms démonstratifs /celui/ et /ce/ aux points de vue syntaxique
et fonctionnel » (in B.S.L., LX, 1965, pp. 88-96), le nouveau système oppose
« /ce/ indifférent, /ce... là/ énergique ».
Cf. aussi à ce sujet un intéressant article de M. Glatigny : « Formes vivantes et
formes littéraires dans le système des démonstratifs français » (in Français dans le
monde, n» 52, 1967, pp. 42 à 45).
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dans les désinences verbales. Enfin la dernière catégorie envisagée oppose
animé/inanimé.
Il est évident que ces catégories, si générales soient-elles, ne
sauraient passer pour universellement nécessaires. Rien n'empêche une
langue de choisir d'autres oppositions, comme celle de sacré/non-sacré,
socialement élevé /socialement bas, etc. L'essentiel paraît être que les
substantifs soient classés d'une manière ou d'une autre pour qu'on puisse
y référer à l'aide de particules distinctes. Faute d'un tel classement,
on ne voit pas comment la fonction anaphorique pourrait s'exercer.
Ce serait la nuit du langage.
Puisque l'existence de catégories taxinomiques générales, assorties
de marques correspondantes, constitue la condition sine qua non du
fonctionnement des anaphores, il importe de redéfinir rigoureusement
ces catégories si l'on veut observer avec précision les processus anapho-
riques.
On ne saurait tenir pour adéquates les dénominations habituelles.
D'un point de vue pédagogique, le terme de /personne /est malheureux
car il est trop richement connoté dans la civilisation occidentale. En
grammaire, on en fait un emploi polysémique, dommageable à la
compréhension. Tantôt ce vocable signifie « personne humaine » et entre
dans la structure ternaire : personne/animaux/choses; tantôt il signifie
« personne grammaticale » et donne lieu à une autre triade : première
/deuxième /troisième personnes. Que la « troisième personne » puisse
dénoter aussi bien des « choses » que des « personnes » constitue pour
l'enfant un redoutable imbroglio. Benveniste a repensé la question
avec beaucoup de finesse et de profondeur 6, mais on ne peut pas dire
que l'expression de « non-personne » soit pleinement satisfaisante. Elle
heurte nos habitudes de langage, et d'une certaine façon, notre sens
linguistique immédiat. Dans La Chute, sur 389 occurrences de jil(s) /ou
jelle(s) /, 294 réfèrent à des actants humains et 89 seulement à des
animaux, notions diverses ou énoncés. Les 3/4 des référés de la non-personne
sont des personnes humaines. Sans doute faut-il rappeler que le terme
de /personne/ est utilisé par Benveniste dans une acception purement
linguistique. Cependant l'auteur joue parfois sur les mots : « Personne
ne parle ici; les événements semblent se raconter d'eux-mêmes 7. » Que
signifie cette formule, si ce n'est que, dans le récit historique, la «
personne » du scripteur, « l'homme » qui écrit se retire de son énoncé et ne
dispose pas de signes codés pour se manifester? D'ailleurs le chapitre
où se situe ce développement n'est-il pas intitulé : « "L'homme dans la
langue? » II y a donc, chez Benveniste, une fréquente ambiguïté d'emploi
du terme de /personne/, qui tantôt réfère à une catégorie grammaticale
purement formelle et tantôt signale une substantielle présence humaine
dans l'énoncé. Il n'est pas jusqu'à la définition du \je\ qui ne se ressente
6. E. Benveniste, Problèmes de Linguistique générale, NRF, 1966, pp. 225 à 257.
7. Id., p. 241.
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de cette équivoque : « /je/ signifie la personne qui énonce la présente
instance de discours 8 ». Ici /la personne/ est substituable à /l'individu/ :
à preuve cette seconde définition parallèle à la première : « /je/ est
l'individu qui énonce la présente instance de discours... 9 ». Il va de soi que
si /personne/ était compris au sens grammatical, pareille substitution
ne pourrait avoir lieu.
Il ne s'agit pas pour nous de faire le procès d'un grand linguiste
mais de relever les ambiguïtés presque fatalement inhérentes à l'emploi
du terme /personne/ en linguistique. Benveniste a tout fait pour éviter
le jargon des spécialistes. Ce souci est légitime pour autant que la rigueur
scientifique et l'efficacité pédagogique n'en souffrent pas. Quitte à paraître
pédant, nous préférons nous ranger aux côtés de Damourette et Pichon 10.
Nous inspirant d'une terminologie qui s'impose peu à peu, nous
désignerons respectivement les première, deuxième et troisième personnes
par les termes de /locuteur/, /allocutaire/, /délocutif/. Quant à la
catégorie elle-même de la Personne, nous l'appellerons catégorie de la
locution. Les oppositions s'y articulent de la manière suivante :
CATÉGORIE DE LA LOCUTION
CO-LOCUTEURS NON-LOCUTEURS
8. Id., p. 252.
9. Id., p. 252.
10. Damourette et Pichon, Des mots à la pensée, t. I, pp. 54 et 75. Ces auteurs
utilisent les termes de /locutif/, /allocutif / et /délocutif /.
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souvent le même traitement linguistique que les choses. Un interrogatif
comme \quij exclut aussi bien la référence aux animaux que la référence
aux objets. A la question : « Qui as-tu vu? », on ne répondra jamais :
« Le chien du voisin ». Voilà pourquoi des grammairiens comme G. gou-
genheim ont jugé plus adéquate une opposition humain /non-humain.
Si elle rend compte d'un grand nombre d'emplois, elle ne les explique
pas tous. Le fragment de phrase : « à quoi rien ne résiste » implique bien
un référé non humain mais élimine les animaux, tout comme les hommes,
en position d'antécédent. On voit que la ligne de démarcation qui sépare
les deux classes de référés reste flottante et varie selon les contextes.
Il serait tentant d'articuler sémantiquement ces deux oppositions,
comme le fait A-J. Greimas, selon le schéma suivant :
RÉFÉRÉS
inanimés ^ \ammes
non-humains s' ^^ humains
62
être doué de parole; on peut parler en son nom, mais elle-même ne parle
pas, non plus d'ailleurs qu'un parti politique ou une association
quelconque. Seul l'individu a la réelle capacité d'être locuteur.
Nous serions donc enclin à proposer, à titre hypothétique, une
nouvelle catégorie de langage : la catégorie de la loquence. De même
que la langue oppose, au niveau du message réel, les locuteurs (jeltu)
et les non-locuteurs (iljelle), nous avons quelque raison de penser qu'elle
oppose également, sur le plan des messages virtuels, les référés loquents
(ou doués de parole : lui I elle) et non loquents (en /y) n. La langue
distingue ceux qui parlent et ceux qui ne parlent pas, ces derniers étant
à leur tour divisés en deux groupes : ceux qui peuvent parler et ceux
qui ne le peuvent pas.
Représentons par un schéma la façon dont s'articulent les deux
catégories de la Locution et de la Loquence :
CATÉGORIE DE
LA LOCUTION locuteurs non-locuteurs
CATÉGORIE DE
LA LOQUENCE loquents non-loquents
63
à distinguer « animés » et « inanimés ». En revanche, on conçoit qu'elle
traite différemment ceux qui ont le pouvoir de parler et ceux qui en sont
privés, car un tel critère est purement linguistique et opératoire pour
le partage des référés. Quoi ďélonnant à ce que le langage divise le monde
en raison de V aptitude au langage, impartie à certains et refusée à d'autres?
N'est-ce pas là une sorte d'auto-régulation qui se comprend d'elle-même?
En face de ce critère de « loquence », le concept d'« animation » représente
une survivance de l'ancienne métaphysique 12.
Que les animaux puissent éventuellement bénéficier du jshej ou
du jhej, en anglais, alors que les nourrissons en sont privés, s'explique
aisément : tout se ramène à un problème de communication. Le chat
et le chien familiers sont, à leur façon, des êtres doués de langage. Ils
répondent à l'appel de leur nom, manifestent leurs réactions par des
mimiques variées et des cris diversement modulés. Contrairement à
eux, le bébé de trois semaines apparaît comme une chair aveugle et
souffrante, « a poor little thing », incapable de réagir aux sollicitations
de la tendresse.
Le castillan moderne, qui oppose dans la fonction d'objet direct
les deux pronoms personnels antéposés jloj et jlej, réserve le dernier
aux êtres doués de langage, tandis que le premier est utilisé dans les autres
cas. Par exemple, nous lisons dans un roman de Pio Baroja : Si le encuen-
tras, no le hables. (Si tu le rencontres, ne lui parle pas) et, par opposition :
« A otras les cortaba el pělo o lo untaba de brea13.» (A d'autres (femmes),
il coupait la chevelure ou /'enduisait de goudron). Comme ces deux phrases
le montrent clairement, le partage des formes pronominales antéposées,
au masculin singulier, ne se fait pas sur la base d'une opposition
fonctionnelle (— accusatif /datif —), mais en vertu de l'opposition catégorielle
loquent / non-loquent. Là où le français oppose [le/lui], le castillan actuel,
qui distingue mal construction directe et indirecte de l'objet, utilise
indifféremment jlej, à condition que les référés soient aptes au langage. Dans
le cas contraire, qu'il s'agisse d'un objet, d'une notion ou d'un énoncé,
l'espagnol fait usage de jloj. Alors que le français /je le vois/ est ambigu,
on oppose, de l'autre côté des Pyrénées, jle veo/ (je vois cet homme, cet
être parlant) et jlo veo/ (je vois cela-dont je peux parler, mais qui ne
parle pas). Ce que nous disons là n'est valable, naturellement, ni pour
l'espagnol classique ni pour certains dialectes d'Amérique du Sud, qui
répartissent autrement l'emploi de jlej et de jloj 14. Notre interprétation
12. Selon que l'on reconnaît ou non aux défunts l'aptitude à communiquer avec
le monde vivant, on les représentera par le pronom personnel ou le pronom adverbial
— chaque fois que la syntaxe autorise le choix entre les deux. Ainsi, dans La Chute,
le narrateur préfère /en/ à /de lui/ pour référer à un nageur devenu cadavre en quelques
instants : « Vous avez entendu parler de ces minuscules poissons des rivières
brésiliennes qui s'attaquent au nageur imprudent, le nettoient... et n'en laissent qu'un
squelette » (p. 10). J. Pinghon cite, dans sa thèse, d'autres exemples où les morts sont
représentés par /en/.
13. Pio Baroja, Zalacain el aventurero (Golleccion austral, p. 77).
14. Cf. l'article de David Perlmutter, in Langages, n° 14, pp. 81 à 133.
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des faits laisse prévoir que le castillan pourra, à l'occasion, accorder le
pronom /le/ aux animaux familiers à qui l'on parle et qui répondent à
leur manière. C'est ce qui se passe effectivement. L'usage du pronom de
loquence peut même s'étendre aux objets avec lesquels une âme sensible
entretient un commerce affectif, une véritable communication.
Selon un processus analogue, le navire qui répond aux sollicitations
du marin est référé, en anglais, par le substitut affectif jshe\.
Tous ces traits concordants : opposition (lo/le) en espagnol, (he-
shejit) en anglais, (lui/y) en français nous incitent à penser que la
catégorie de la Loquence est pertinente pour la description de ces langues
modernes. L'italien très proche du français, oppose de la même façon
(di lui/ne). « Parlammo di lui » (Nous avons parlé de lui, être parlant)
et « Ne parlammo » (Nous en avons parlé : de cela — qui ne parle pas).
Si l'on admet la bi-partition des référés en loquents et non-loquents
on sera amené à diviser ce dernier ensemble en deux sous-ensembles
exclusifs selon un nouveau critère catégoriel : celui de la Nomination.
la catégorie de la nomination permet en effet de diviser les non-
loquents en « nommés » et « non-nommés ». C'est au sein de l'espèce
démonstrative que cette dichotomie apparaît le mieux. Soit un référé
non loquent quelconque; de deux choses l'une : ou bien il se laisse nommer,
et dans ce cas je peux le représenter par une forme comme /celui/ ou
/celle/, ou bien il échappe à mon travail de nomination et j'y fais allusion
par /ceci/, /cela/ ou /ça/. Comparons : « La Hollande est un songe...
peuplé de Lohengrin comme ceux-ci » (p. 16) et « Ça glissait. Oui, tout
glissait sur moi » (p. 54). Ce qui glisse ainsi sur le personnage est
proprement innommable, la substitution qui se fait entre /ça/ et /tout/ est
révélatrice : le narrateur se réfère à un ensemble qui ne se laisse ni analyser
ni dénommer.
Plus clairement encore que le français, l'espagnol oppose deux à
deux les substituts démonstratifs, selon qu'ils réfèrent à une entité
nommée ou à de l'innommé.
1) este 1) esto
2) ése 2) eso
3) aquél 3) aquello
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LANGUE FRANÇAISE, № 21
la Locution et celui de la Loquence), le critère de Nomination est
purement linguistique. C'est au nom du langage que le langage distingue ceux
qui parlent de ceux qui ne parlent pas et, parmi eux, ceux qui se laissent
nommer de ce qui défie la nomination.
Voyons maintenant comment s'articulent les trois catégories :
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de vue de la fréquence, les substituts qui réfèrent à des entités nommées
et ceux qui renvoient à de l'innommé. Dans Le Français fondamental, les
démonstratifs de dénomination (du type de /celui /) sont au nombre de
280, soit 0, 08 % du corpus, alors que les démonstratifs de l'innommé
(type /ça I) atteignent, avec 10.934 occurrences, un pourcentage de 3, 5 %.
Pour un démonstratif qui représente un référé nommé — ou nommable —
on en trouve quarante qui renvoient à de l'innommé. Il semble donc
évident que, dans la langue parlée ordinaire, les « pronoms personnels »
et les « pronoms démonstratifs » sont spécialisés dans des tâches référen-
tielles différentes : les premiers représentent essentiellement des noms
ou des éléments nommables, alors que les seconds renvoient surtout à ce
qui reste innommé dans le contexte ou la situation. Il existe ainsi une
sorte de complicité entre la Deixis (ou monstration) et l'incapacité à
nommer. Chaque fois que le locuteur utilise un /ça/, le langage avoue son
impuissance et régresse vers la zone de l'infra-linguistique.
Dans La Chute, ouvrage très « écrit », il y a quatre fois moins de
démonstratifs de l'innommé que dans le « Français Fondamental ». Le
relatif effacement de l'innommé dans un texte littéraire et la conversion
de la Deixis en Anaphore laissent intact le rapport profond qui unit
Locution et Deixis. Le proche et le lointain (ceci /cela; celui-ci /celui-là)
sont toujours relatifs à l'énonciateur, qu'il s'agisse de contexte ou de
situation. Ainsi, lorsque le narrateur de « La Chute », ayant parlé
successivement de /la justice/ et de /l'innocence/, déclare « celle-ci sur la croix,
celle-là au placard » (p. 141), l'opposition proche /lointain ne fonctionne
pas dans l'espace situationnel (le placard est proche du personnage, la
croix est absente), mais dans l'espace textuel : /V innocence/ est plus
proche de l'instance énonciatrice que ne l'est /la justice/, davantage
éloignée sur le chemin de l'écriture. Voilà un bel exemple de la
conversion de la Deixis en Anaphore, signe du caractère éminemment «
scriptural » du discours de Clamence. Toutefois, que l'espace référé soit contextuel
ou situationnel ne change rien en profondeur : tout s'organise, Locution
et Deixis, autour de l'énonciateur.
Voilà pourquoi, dans une typologie des morphèmes diaphoriques,
nous avons tout intérêt à distinguer les substituts qui impliquent
l'énonciateur et ceux qui ne l'impliquent pas. Les morphèmes dont le système
formel repose sur des oppositions telles que locuteur/non-locuteur,
proximité /éloignement du locuteur, nous les baptiserons énonciatifs.
Entrent dans cette catégorie les locutifs (pronoms personnels et
possessifs) ainsi que les déictiques (pronoms démonstratifs et adverbes osten-
sifs du genre de /là/). Tous ces referents portent — positivement ou
négativement — les marques de renonciation en cours. Les autres
diaphoriques, non énonciatifs, sont totalement indifférents à qui parle
ou écrit. C'est le cas des interrogatifs ou des relatifs dont le système
d'oppositions ne met en jeu ni la personne (locution) ni la deixis
(monstration).
67
Si nous regroupons maintenant les principales catégories envisagées :
locution, loquence, DEixis, genre, nombre... ainsi que leurs marques
afférentes, nous pouvons dresser une matrice des referents à information
constante. A chaque marque catégorielle, nous ferons correspondre
un chiffre arbitraire, ce qui nous permettra d'attribuer un numéro
pertinent à chaque espèce morphématique.
Chiffres signalétiques des différentes catégories :
1/ marque de locution (= personne) : je/tu /il,
2/ marque de deixis : ci /là,
3/ marque de loquence (animé /in animé) : lui/y,
4/ marque de genre + nombre.
A 13 A 10 A 24 A 20 A 03 A 00
68
fonctionnelles, sans pertinence pour notre sujet (/qui/ forme nominative —
jquej forme accusative).
Seuls actualisent une opposition de loquence les relatifs
prépositionnels. Ainsi /à qui/ implique un référé loquent et /à quoi/ un nonloquent.
Sur un total de 550 relatifs notre corpus présente seulement deux
morphèmes prépositionnels de ce genre : « un commis à qui... je serrais
toujours la main... » (p. 40); « une passion... à quoi rien ne résiste » (p. 90).
Incommutables, ces deux relatifs sont en distribution complémentaire.
(Notons qu'ici /à quoi/ est quelque peu archaïsant; l'usage actuel tend
à le confiner dans la représentation de l'innommé : /ce à quoi/, /voilà
à quoi/, etc.).
Quant aux relatifs prépositionnels du type de /auquel/, ils sont
fort peu nombreux dans notre corpus (7 sur 550). Ces substituts forment,
comme dit J. Dubois, un « système de suppléance » : « Lorsqu'il est
nécessaire de faire apparaître la marque de genre pour se référer d'une
manière précise à un syntagme nominal et non pas à un autre, on use
du système de suppléance : lequel /laquelle 16. »
Contrairement aux relatifs prépositionnels /à qui/ (réservé aux référés
loquents) et /à quoi/ (spécialisé dans la représentation du non-loquent),
la forme /auquel/ renvoie indifféremment aux deux types de référés
(à condition qu'ils soient nommés) et fait figure d'archimorphème. Notre
corpus présente ces deux emplois du relatif à base /quel/ :
— « une nuque fraîche et mouillée à laquelle je fus sensible... » (p. 76)
— « j'allais retrouver une danseuse qui m'honorait de ses faveurs et pour
la gloire de laquelle je me battis un soir. » (p. 111) (La forme /de qui/
serait possible)
Toutefois, dans La Chute, /auquel/ ou /duquel/ renvoient rarement
à des personnes. Pour cinq relatifs variables qui réfèrent à du non-loquent,
deux seulement représentent des loquents. Partout où /qui/ prépositionnel
est possible, il est préféré — apparemment pour des raisons d'économie :
les marques de genre + nombre qui alourdissent la forme /auquel/
faisant redondance. L'exemple de la danseuse, reproduit ci-dessus, constitue
une exception : le choix de /laquelle/ y paraît motivé à la fois par l'éloi-
gnement de l'antécédent et par le souci d'éviter une répétition de /qui/.
Cela dit, dans l'immense majorité des cas, les relatifs ne varient
ni en genre -f nombre ni en loquence avec leur antécédent. Ils ne requièrent
aucune communauté de marques avec leur référé, lié à eux par la seule
proximité syntagmatique. Quand l'antécédent et son substitut sont
contigus, comme c'est la règle, le relatif réalise une anaphore au degré
zéro.
Les interrogatifs, très proches des relatifs par leur morphologie,
en sont très différents du point de vue des diaphores. D'abord ils sont
cataphoriques — chaque fois que la question comporte une réponse —
16. J. Dubois, Nom et Pronom, Larousse, Paris, 1955.
69
alors que les relatifs sont toujours anaphoriques. Ensuite la portée réfé-
rentielle des interrogatifs peut avoir une ampleur que n'a jamais celle
des relatifs. Ainsi, à la question posée dès le début de La Chute : « Qu'est-ce
qu'un juge-pénitent? » (p. 20), il n'est répondu qu'à la fin du livre (p. 149).
Les interrogatifs constituent un morphème essentiel des « séquences
herméneutiques » 17 et jouent un rôle décisif dans l'articulation des récits.
On sait que l'opposition des interrogatifs qui/que n'est pas
fonctionnelle comme cellle des relatifs, puisque dans deux phrases comme :
« Qui viendra? » et « Qui attends-tu? », la même forme /qui/ assume
tantôt la fonction sujet et tantôt la fonction complément d'objet.
Inversement, le complément admet les deux formes différentes /qui/ et /que/
dans des questions comme : « Que fais-tu? » et « Qui vois-tu? ».
L'opposition formelle к + i / к + э traduit l'opposition catégorielle loquent/
non-loquent 18.
De cette étude il ressort que les plus marqués des morphèmes
référants sont les personnels — ou locutifs — qui varient à la fois en locution
(personne), en loquence (animé /inanimé) et en genre -f- nombre avec
le référé. Comme nous nous sommes tenu, dans notre matrice, aux traits
minimaux, nous n'avons gardé pour les personnels que les marques
de locution et de loquence (A 13). Si nous ajoutons la marque de genre +
nombre (représentée par le chiffre 4), nous obtenons une description
moins économique mais plus exhaustive de ces morphèmes : A 134.
Comparons les nombres obtenus pour les différentes espèces de
substituts dans une description minimale à deux chiffres puis dans une
description — plus complète — à trois chiffres :
« Pronoms A 13 A 134
personnels »
« Pronoms A 10 A 104
possessifs »
« Pronoms A 24 A 240
démonstratifs »
« Adverbes A 20 A 200
ostensifs »
« Pronoms A 03 A 030
interrogatifs »
« Adverbes A 00 A 000
interrogatifs »
17. L'expression est empruntée à R. Barthes, qui désigne ainsi toute suite de
jalons au gré desquels une énigme narrative est posée, occultée puis résolue. Cf. à ce
propos S/Z (Éd. du Seuil, Paris, 1970).
18. Cette opposition est neutralisable dans maint contexte. Si le morphème
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La description à deux chiffres est suffisante pour distinguer les espèces,
mais la description à trois chiffres présente l'avantage de souligner le
caractère privilégié des « pronoms personnels » dans la fonction anapho-
rique : eux seuls sont trois fois marqués.
Il est évident qu'une théorie complète des substituts devrait
intégrer d'autres marques et utiliser des chiffres supplémentaires : un pour
la variation fonctionnelle (suj et /objet), commune aux personnels et
aux relatifs, un pour la position démarcative propre aux pronoms
relatifs et aux interrogatifs, etc. Notre propos étant plus limité, nous nous
sommes contenté de la description la plus économique.
/qui/ réfère nécessairement à une instance loquente, jquej, spécialisé dans la référence
non-loquente, n'exclut pas toujours les référés loquents. Il fonctionne comme archi-
morphène cataphorique avec des verbes tels que /voir/, /entendre/ etc.. qui
s'accommodent aussi bien d'un complément loquent que d'un non loquent. Ainsi la question
/Que voyez- vous?/ ne préjuge en aucune façon de ce qui est vu : personnes, animaux,
choses, etc. En revanche l'opposition de loquence reprend toute sa force avec un
verbe comme /recevoir / : /Qu'avez-vous reçu?/ présuppose un complément non loquent
(un télégramme, une lettre, un colis) et /Qui avez-vous reçu?/ implique un complément
loquent (réponse : Ma fille, un ami, etc.).
Notons que le choix du morphème interrogatif (/que/ ou /qui/) sélectionne pour
jrecevoirj des sèmes différents : dans un cas le verbe est commutable avec /inviter/;
dans l'autre il ne l'est pas.
N. B. — Toutes les citations de « La Chute » de Camus renvoient à l'Édition du
Livre de Poche.
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