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Résumé
La kritika ekzameno de la antikvaj tekstoj koncernante la lando de la Seroj montras ke ĝi povas esti nur la nuna Xinjiang, kaj ke
tiuj indentigâs al la popola grupo de la Arŝoj (Arśi) kaj Kuĉoj (Kuči), au "Tokaroj" (Tokharoi).
Abstract
The critical study of the ancient texts about the land of the Sères shows that this land can only be the contemporaneous Sin
Kiang. Then, this people is the same that the Arśi et Kuči's people, or "Tokarians".
Sergent Bernard. Les Sères sont les soi-disant "Tokhariens", c'est-à-dire les authentiques Arśi-Kuči. In: Dialogues d'histoire
ancienne, vol. 24, n°1, 1998. pp. 7-40;
doi : https://doi.org/10.3406/dha.1998.2377
https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1998_num_24_1_2377
Résumés
• L'examen critique des textes antiques concernant le pays des Sères montre qu'il ne peut
être que l'actuel Sin-Kiang, et que ceux-ci s'identifient aux groupes de peuples des Arsl et Kuči, ou
"Tokariens".
• The critical study of the ancient texts about the land of the Sères shows that this land can
only be the contemporaneous Sin Kiang. Then, this people is the same that the Arsl et Kuci's people,
or "Tokarians".
• La kritika ekzameno de la antikvaj tekstoj koncernante la lando de la Seroj montras ke gi
povas esti nur la nuna Xinjiang, kaj ke tiuj indentigâs al la popola grupo de la Aršoj (Arsl) kaj Kucoj
(Kuči), au "Tokaroj" (Tokharoi).
1967 b, 1990 ; Henning, 1978 ; André et Filliozat, 1980, 80 ; Sinor, 1988, 152-160 ; Xu, 1995 ;
Pulleyblank, 1995 ; etc.). Cela dit, leur langue originelle est inconnue (installés en Bactriane, ils
parlaient une variété de moyen-iranien connue aujourd'hui sous le nom de "bactrien", cf. Pinault,
1987, 24, mais, auparavant, en était-il déjà ainsi ?), et il n'est pas totalement impossible qu'ils
représentent, eux aussi un rameau du même ensemble linguistique que les Arái : en ce sens,
Henning, 1978, 225-226 ; Pinault, 1987, 25 ; Narain, 1990 ; Pulleyblank, 1995, 431-435. Adams, 1995,
402-403, considère la question comme encore indécidable. Dans le cas de la dernière hypothèse, les
Tokharoi auraient représenté, avant d'être chassés par les Hiung-Nu, с -170 (si, comme il y a de
fortes raisons de le penser, ils sont identiques aux, ou étaient dominés par les, Yueh-Cih des
documents chinois), le peuple le plus oriental, du côté de l'actuel Кап-Su, du groupe Arsl-Kuči. Sur
eux, cf. surtout Herrmann, 1936 a, et Tarn, 1951, 515-519. Je ne discuterai pas ici la thèse développée
dans son article de 1978 par R. Henning, et selon laquelle les Guti qui attaquèrent la Mésopotamie
dans les derniers siècles du Illème millénaire seraient les ancêtres des Arái-Kuči. Outre que ce débat
n'intéresse pas la question ici traitée, il implique des compétences en chinois que je n'ai pas. Certains
des arguments de Henning sont en tout cas intéressants, d'autre données paraissent s'y opposer. Je
signale tout de même de curieux arguments en faveur de sa thèse, qu'il a ignorés. Le premier (que
me fait remarquer Xavier Delamarre) est que le roi des Guti se donnait le titre de "roi des quatres
régions"
(Glassner, 1987, 260) ; or, les sources chinoises mentionnent une division en quatre du pays
Arái-Kuči, sous le nom "les Quatre Garnisons", Lévi, 1933, 29 ; et aussi dans les sources oOigour, cf.
Henning lui-même, p. 226. Le second est le suivant : dans un article assez spéculatif où il essayait de
démontrer que le foyer de dispersion des Indo-Européens avait été le nord du Proche-Orient,
I. J. Gelb a étudié la répartition du suffixe -ont-, formateur de participes présents, d'adjectifs, etc., en
indo-européen, dans cette région : il observe qu'on le trouve en Anatolie (ce qui est logique : on y
parlait des langues anatoliennes, hittite, etc., de la famille indo-européenne), mais nulle part dans le
Proche-Orient, hormis dans des noms de rois guti : l'un est appelé Jarlaganda, Jarlagan, Jarlagas,
formes qui peuvent remonter à *Jarlagan(ts) ; un autre nom royal Guti est Tirigan, et on a à Chagar
Bazar les noms Huhhan, Tarikan, qui peuvent être également guti et comprendre le même suffixe
(Gelb, 1953, 30) ; c'est un indice que les Guti parlaient une langue indo-européenne ; enfin, d'une
belle étude de François Vallat sur la géographie élamite, il ressort que le pays appelé Tukriš, dans les
sources mésopotamiennes devait se trouver au Ilème millénaire, en raison de ses productions et de
sa place dans les listes, "dans la partie du Kerman (sud de l'Iran) située entre la ville de Kerman et
celle de Siroft" ; or, cette région est celle également où il localise le pays de Simaški, mais, note-t-il, il
n'y a pas contradiction, car Simaški "n'est attestée qu'au Illème millénaire alors que Tukriš
n'apparaît dans les sources écrites qu'au Ilème millénaire quand Simaški n'est plus mentionnée que
dans les titulatures figées" (Vallat, 1985, 54) : c'est indiquer que Tukriš a remplacé partiellement
Simaški, ce qui s'interprète au mieux si Tukriš est le nom d'envahisseurs (les Tokharoi). Voilà autant
de données qui militent dans le sens d'Henning, sans toutefois emporter la conviction.
- Gamkrelidze et Ivanov, 1991, approuvent la thèse de Henning, mais sans apporter un seul élément
nouveau - ou, plus exactement, ceux qu'ils proposent à l'appui de cette hypothèse sont fallacieux
(par exemple, la présence de termes d'origine turque en "tokharien" indiquerait que les ancêtres de
ceux-ci ont traversé le Turkestan soviétique, en provenance du Proche-Orient, pour gagner le Sin-
Kiang ; les auteurs n'ont tout simplement pas tenu compte de la date de l'installation de locuteurs
de langues turques en Asie centrale ex-soviétique...). - Pinault, 1987, 25, rejette purement et
simplement la thèse de Henning, faute d'arguments en sa faveur. Soit. Mais je ne peux le suivre
lorsqu'il écrit que la langue commune des futurs Arái-Kuči se détacha de l'indo-européen et "fut
plus tard à celle de l'Europe par les Huns, jusqu'au Bassin Parisien, les Arái-
Kuči-Krorainiques apparaissent avoir constitué un groupe humain depuis
longtemps sédentarisé dans le Tarim, et dont la différenciation linguistique
semblerait s'être effectuée sur place.
Un autre indice linguistique de l'ancienneté de l'installation de ces gens
dans le Tarim est le suivant : on décèle une influence iranienne sur leur culture,
antérieure aux influences indiennes et chinoises. Ces dernières sont patentes à
l'époque des sources écrites : l'écriture est d'origine indienne, les textes sont
bouddhistes, ils témoignent de l'activité régionale de sectes issues du nord-
ouest de l'Inde, les rois Arái et Kuči portent des noms indiens, etc., tandis que
la pression politique vient des Chinois, qu'on écrit, entre autres, sur du papier
fabriqué en Chine, etc. Or, on trouve des mots d'origine iranienne dans les deux
langues en question, et leurs noms nationaux eux-mêmes, textuellement "les
Blancs, Brillants" pour les deux, paraissent avoir été des concepts dynastiques,
et rappellent alors étroitement les conceptions iraniennes sur la "gloire
lumineuse", le célèbre xvarana 5. Plutôt qu'à l'époque sassanide, où l'influence
indienne paraît être celle qui domine dans la région (cf. ci-dessus, le royaume
de Kroraina), cette influence iranienne peut remonter aux époques achémé-
nides, ou parthes, ou être due aux Scythes6 : en tout cas, dans les trois cas, cela
remonte à une époque antérieure à notre ère.
L'archéologie prend alors le relais de la linguistique. À partir des années
70, d'importants travaux d'infrastructure dans le Sin-Kiang ont révélé un
nombre important de cimetières, situés à la périphérie du bassin, qui ont livré
un grand nombre de "momies", c'est-à-dire de corps humains que les
conditions d'extrême sécheresse avaient admirablement préservé, bien qu'ils
remontent à une période antérieure à notre ère. La peau, les vêtements, sont
conservés. Mais, ce qui a frappé le plus les spécialistes, c'est que pratiquement
tous les crânes antérieurs à notre ère sont "caucasoïdes", c'est-à-dire de type
européen. On y distingue trois types, le plus ancien ayant quelques affinités
avec celui dit d'Afanasievo, d'un site de l'Âge du Bronze de Sibérie centrale, et
7. Mair, 1995 ; Xu, 1995 ; Mallory, 1995. -Sur la civilisation d'Andronovo comme "matrice"
historique des peuples iraniens, Sergent, 1997, 175-178, avec les références. - Tout le numéro 23.3-4
du JIES, contenant les articles cités ici et ceux de Pulleyblank, Adams, Opie, Ringe, cités ci-dessus
ou ci-dessous, est un trésor d'informations tant sur ces momies que sur la question des Arái-Kuči en
général.
8. Mair, 1995, 299 ; Adams, 1995, 404.
9. Adams, 1995, 403 ; Opie, 1995 ; Pulleyblank, 1995.
10. Mallory, 1989, 226 ; 1995.
11. Janvier, 1984. - À vrai dire, dès 1910, un Georges Coédès notait que les descriptions du pays des
Sères par les anciens correspondaiten bien mieux au Turkestan chinois qu'à la Chine (1910,
XII-XXIX).
12. Ainsi par exemple Sartre et Tranoy, 1990, 156.
13. Cf. Janvier, 1984, 288-289. L'affabilité des Tibétains n'est pas une donnée innée et éternelle ; son
histoire paraît faisable : elle est due à la fois à la conversion au bouddhisme et aux contacts avec la
cour de Chine, cf. Bacot, 1962, p. 14, 45, 49 n. 3, 97, 102. Antérieurement, ils étaient fort guerriers,
et ... anthropophages (ci-dessous) ! - Quant à l'article d'Yves Janvier, il est affaibli par ce qui semble
bien avoir été une idée préconçue : il lui fallait les Tibétains parmi les Sères ! - lors même, cf. ci-
dessous, que ces derniers sont des gens aux yeux bleus et aux cheveux rouges...
14. Horace, Odes, 1, 29, 9 ; or les Arái-Kuči ont bien été des guerriers, cf. Pinault, 1989, 23-24 (les
nobles arái-kuči, sur les fresques de Qyzyl, "sont des guerriers : ils portent avec aisance des armes
dans leur costume d'apparat - généralement un court poignard, ou une longue épée pour certains,
des armures dans les conditions de joutes et de batailles"). Ajoutons que ces hommes ont tenu le
Sin-Kiang quelque trois millénaires et demi : cela ne se fait pas sans de solides qualités militaires ; et
les Chinois ont eu bien du mal à vaincre les gens situés au nord du fleuve Tarim, aussi bien sous les
Han que sous les Tang, cf. Lévi, 1933 (ces observations vont contre celles de Hennin g, 1978, 215-216,
sur le manque d'énergie et de personnalité des locuteurs du "tokharien" !). En fait, avec les Tochari à
l'est, vers le Кап-Su, avant l'attaque des Hiung-Nu, et avec les Phrunoi, ci-dessous, à l'entrée d'une
Strabon : après avoir évoqué les immenses conquêtes des rois (grecs) de
Bactriane vers l'Ariane (en Afghanistan) et l'Inde du nord-ouest, il termine son
paragraphe en disant que l'empire bactrien s'était également étendu "jusqu'aux
Sères et aux Phrunoi"15. Puisqu'il s'agit d'une autre direction que l'Inde, et
que cette direction ne se trouve évidemment pas vers l'ouest de la Bactriane,
les commentateurs ont justement conclu que l'auteur évoque ici des conquêtes
tournées vers l'Asie centrale.
Les Phrunoi, inconnus par ailleurs, ont naturellement fait l'objet de bien
des hypothèses. En dernier lieu, l'universitaire indien A. K. Narain rejoint
l'interprétation proposée dès 1884 par Arthur Cunningham, qui rapprochait
le nom d'une localité attesté en chinois, Phu-Li (dans les Annales des Han
antérieurs, avant notre ère, donc), actuelle Taš Kurghan, en chinois actuel P'u-li,
située à l'arrière du fond occidental de la dépression du Tarim, au sud de
Kašgar16. Une telle localisation fait des Phrunoi des voisins, au sens précis du
terme, des Kuči : si elle est exacte, elle fait des Phrunoi les gardiens d'un des
accès au pays de ceux-ci. En étaient-ce des alliés, ce que l'indication de Strabon
suggérerait ? Et dès lors, en était-ce aussi des parents, un rameau de l'ensemble
Arši-Kuči ?... De son côté, W. W. Tarn, l'historien des Grecs de Bactriane,
proposait de placer les Phrunoi à Khotan, car des mots grecs figurent dans les
documents trouvés près de cette ville17. Dans l'une et l'autre hypothèses, les
Sères sont situés dans le Tarim : soit, dans la première, que les rois de Bactriane
aient, en marche vers cette région, rencontré d'abord les Phrunoi - Taš Kurgan
est sur le haut Yarkand, au débouché de la route qui vient de Gilgit, à l'extrême
nord-ouest de l'Inde, par la passe de Kilik - puis ont débouché en pays kuči ;
soit qu'ils aient rencontré les Phrunoi à Khotan, dans le sud du Tarim : le pays
est celui du "substrat" du Kroraina, et voisin du pays des Kuči - dont les
des routes à travers le Pamir, tout se passe comme si le Sin-Kiang avait été "sanctuarisé" pendant de
longs siècles par les Arái-Kuči et leurs alliés (sinon parents...). - Liebermann, 1957, 174, notait la
pertinence du rapprochement géographique entre Sères et Bactriens dans Horace, mais invoquait
encore la Chine...
15. Strabon, XI, 11, 1(516).
16. Cunningham, 1884, 148-149 ; Narain, 1967 a, 26-27, 170-171 ; cf. François Lasserre, dans Strabon,
Géographie, édition des Belles Lettres, t. XI, 1975, p. 170. Narain, /. c, admet également, avec
Cunningham, que "Sères" désignait d'abord Kašgar (dans le Sin-Kiang), puis a été étendu à la
Chine : hypothèse inutile. C'était en gros celle de Coédès, 1910, XXII.
17. Tarn, 1951, 84-87.
documents les plus occidentaux ont été découverts à Maralbaši, un peu en aval
sur le Yarkand, à peu près entre Kašgar et Kucâ.
Strabon mentionne par ailleurs la longévité des Sères18, et, surtout, la
serica, "que l'on tisse en se servant de certaines étoffes décortiquées"19 : les
Anciens ignoreront, jusqu'à la fin de l'Antiquité, la nature et l'origine réelles de
la soie. On ne s'attardera pas ici sur les problèmes d'interprétation des textes, de
confusion vraisemblable avec le coton, etc.20 : car, de toute manière, les Sères
étaient en fait, à cette date en tout cas, des intermédiaires, entre les vrais
fabricants (Chinois) et les Occidentaux.
Un peu après Strabon, une localisation précise des Sères est fournie par le
géographe latin Pomponius Mela, contemporain, estime-t-on, de Claude :
"En Asie les premiers hommes que nous connaissons à partir de l'orient
sont les Indiens, les Sères et les Scythes. Les Sères habitent à peu près l'espace
médian de la partie orientale, les Indiens [et les Scythes] les extrémités ; ces
deux peuples occupant un vaste espace et ne s'étendant pas seulement en
direction de cette mer [celle que Pomponius Mela situe juste au-delà de notre
Asie centrale]. Les Indiens, en effet, sont aussi tournés du côté du midi et les
rivages de la mer indienne sont occupés longtemps, aussi loin du moins que
l'extrême chaleur ne les rend pas inhabitables, par la suite ininterrompue de
leurs peuplades. Les Scythes sont tournés également vers le septentrion et
occupent le littoral scythique, sauf là où le froid les en empêche, jusqu'au golfe
caspien"21.
18. XV, 1, 34 (701) ; 37 (702). Le thème sera longuement repris par la suite.
19. XV, 1, 20 (694).
20. Cf. Janvier, n. 25, p. 265 ; et la longue note d'André et Filliozat, 1980, pp. 75-76. Je ne rediscuterai
pas cette question ici, mais je note seulement que parmi les sources de confusion des anciens sur la
question de l'origine de la soie, il y a eu certainement mélange, quasiment à la source, avec la
fabrication du papier : celui-ci vient en effet - entre autres - du mûrier, directement (écorce), comme
la soie en vient (indirectement), et l'arrosage des "feuilles" dont parlent Pline (texte cité plus bas) et
d'autres auteurs antiques (cités par André et Filliozat, loc. cit.) s'applique bien à la fabrication du
papier. - Celui-ci est désormais attesté en Chine depuis le Ilème siècle (Temple, 1987, 81), et dans le
bassin du Tarim, à Niya, également dès le Ilème siècle (Hambis, 1967, 785).
21. Chorographie, I, (2), 11. Traduction A. Silberman.
22. III, (7), 60.
Commentaire :
La description de Pomponius Mela est extrêmement rigoureuse, sa seule
erreur venant de la méconnaissance complète dans laquelle étaient ses
contemporains vis-à-vis des contrées de l'Asie orientale (je suis ici l'interprétation,
judicieuse, d'Yves Janvier). Il ressort en effet de son texte que la Chine lui est
totalement inconnue : il la remplace par une mer, partie de cet Okéanos
périphérique directement issu de la géographie mythique grecque (et c'est ainsi,
par exemple, que la mer Caspienne devient "golfe caspien" ! car la géographie
grecque puis latine a longtemps pensé que la Caspienne était ouverte au nord,
sur cet océan périphérique). Pour le reste, il place, en latitude, à partir du sud,
trois grands peuples : les Indiens, les Sères, les Scythes. Les Indiens sont tournés
du côté du versant sud de la terre habitée, les Scythes du côté du versant nord.
Le pays des Sères est donc inséré entre eux ; et il est en creux - ce n'est donc
certes pas le Tibet ! - puisqu'il est compris entre deux grandes chaînes de
montagnes, le Tabis et le Taurus23. Ce dernier n'est donc que l'Himalaya, et tous
les massifs montagneux qui lui sont liés24.
La description est donc tout à fait précise, et l'identification du pays des
Sères évidente, une fois admis que Pomponius Mela ignore la Chine et la
remplace par l'Océan périphérique : puisque ce pays est compris entre le Taurus
au sud (l'Himalaya) et le Tabis, celui-ci ne peut être que l'immense chaîne des
Tien Chan, "Montagnes du Ciel", qui encadrent la dépression du Taurus au
nord, tandis que les montagnes dont le Taurus fait partie (Pamir, Tibet et monts
25. Henning, 1978, n. 3. - Cette localisation des Argippaioi dans le Tarim, puisque le nom renvoie
déjà à celui de la ville d'Arsi, modifie toute l'interprétation géographique d'Hérodote, IV, 22-26
(cf. Legrand, Hérodote, Histoires, Les Belles Lettres, t. IV, 1913, pp. 61-63, qui suit Westberg, 1904,
184 ; cf. aussi Minns, 1913, 108 ss. ; Herrmann, 1916, col. 2241-2242 ; et Berthelot, d'Anville,
Tomaschek, Marquart, Pelliot, cités par Fontaine, 1977 (cf. ci-dessous, n. 71), 110-116), en faisant
tourner en quelque sorte les identifications d'un quart de cercle vers l'Est à partir des Boudinés :
après ces derniers (localisable en Russie d'Europe, et qui sont certainement des Baltes, cf. Gimbutas,
1986, 15), Hérodote parle de peuples situés à l'Est : d'abord les Thussagétai (donc vers l'Oural), puis
les Iurkai (en lesquels on reconnaît à juste titre des "Ougriens", il faut y voir alors ceux d'Asie, du
bassin de l'Ob, entre Oural et Altaï, ancêtres des Ostiak, Vogul et sans doute Magyar), puis un
groupe de Scythes, dans un pays qui, comme la Russie méridionale, est "une plaine à la glèbe
profonde", donc en Sibérie du Sud-Ouest (zone de tchernoziom), ensuite de quoi, après "une vaste
étendue de pays rocailleux", les hautes montagnes au pied desquelles vivent les Argippaioi : ces
hautes montagnes sont donc les Tien-Shan ; puis, "au-dessus" des Argippaioi, "de hautes
montagnes, inaccessibles, forment là une barrière que personne ne franchit" - excellente description
de l'autre côté du pays des Argippaioi = Arái (Kuči), à savoir les monts Kuen-Lun, limite
septentrionale du Tibet -et, selon les Argippaioi eux-mêmes, dans ces montagnes vivent des
hommes aux pieds de chèvres : donc, les Tibétains (dont la vie est intimement liée au yack :
confusion entre les hommes et eux ?) ; à l'Est des Argippaioi vivent les Issèdones (donc vers le Kan-Su,
ou, au-delà, la Mongolie ; comme on sait que le grand peuple qui occupait jusqu'au Ilème siècle le
Kan-Su, les Yueh-Cih des Chinois, Tokharoi/Tochari des Occidentaux, en a été chassé à ce moment
par les Hiung-Nu, qu'une partie se réfugia dans le bassin du Tarim, et que précisément Ptolémée,
au Ilème siècle de notre ère, nomme Issèdôn une localité de la Sérique, et évoque le "grand peuple
des Issèdones" comme l'un de ceux du Tarim, il s'ensuit que les Issèdones sont certainement les
Yueh-Cih - quelle qu'ait été, au demeurant, l'identité ethnique de ceux-ci. Hérodote ne se prononce
pas sur celles des Issèdones, mais selon Hékataios, cité par Stéphane de Byzance, Pline, VI, (XIX), 50,
Solin, XV, 131, IL, 7, ils étaient des Scythes. - Si l'on réunit les indications des anciens sur les
Issèdones, qui en font donc des Scythes, alors qu'il y a quelques raisons de penser que les
"Aucun humain ne les offense, car on les tient pour sacrés ; et ils ne
possèdent aucune arme de guerre ; ce sont eux qui tranchent les différends de
leurs voisins ; et quiconque, chassé de son pays, s'est réfugié chez eux, est à
l'abri de toute offense "26.
Voilà qui paraît contradictoire, si l'on identifie, avec Richard Henning, les
Argippaioi aux Sères, tant avec la "flèche scythique" d'Horace qu'avec la
campagne militaire des Bactriens contre les Phrunoi et les Sères. Mais, comme
l'a bien vu Philippe Legrand, le traducteur d'Hérodote aux Belles Lettres, "ce
qui est dit d'une tribu entière, si ce n'est pure imagination, ne devait être vrai
que d'une caste ou de personnages isolés"27. De fait, étant indo-européens, les
Aréi-Kuči ont fort bien pu avoir, avant leur conversion au bouddhisme, une
caste ou "catégorie socio-professionnelle" de prêtres, à l'instar des brahmanes
indiens, des mages iraniens, des druides celtiques. Ainsi s'explique que le même
peuple puisse être crédité d'une grande pacificité, et ait compris d'authentiques
guerriers28. De fait, les mots d'Hérodote sur les Argippaioi évoquent très
précisément certaines pratiques et institutions indo-européennes : l'existence
d'une caste religieuse tenue pour sacrée (les druides, les brahmanes, ont, chacun
en leur domaine, le monopole des sacrifices), qui ne participe pas aux activités
guerrières, qui est arbitre en cas de conflit29 ; et l'existence de sanctuaires
bénéficiant du droit d'asile est une donnée juridico-religieuse parfaitement
attestée en domaine indo-européen30.
Le motif de l'échange silencieux, dans Pomponius, est aussi un motif
traditionnel, depuis Hérodote, qui ne l'appliquait toutefois pas au même
peuple. On douterait qu'il ait correspondu à une réalité, dans cette partie du
monde, et de plus sur la Route de la Soie (faute de connaissances, les Anciens
avaient tendance à les remplacer par des poncifs...), mais il y aura,
curieusement, une confirmation indirecte à l'assertion du géographe romain.
Et de même, il est possible que la confusion géographique, qui fait des
Sères les riverains d'une mer imaginaire orientale, ait eu quelques fondements :
à l'endroit où les contreforts des Tien Chan et ceux du plateau du Tibet se
rapprochent le plus, fermant partiellement la dépression du Tarim, un lac, le
Lob Nor, "Vieux Lac", est le reste l'une antique "mer" intracontinentale, dite
Si-Haï par les Chinois ("Mer de l'Ouest"), vaste marécage, oscillant en fonction
des saisons, et progressivement réduit durant les temps historiques ; Elisée
Reclus pouvait écrire :
"Encore aux premiers temps où commence vaguement l'histoire pour les
populations de l'Asie centrale, de véritables mers intérieures s'étaient
maintenues dans la cavité [du Sin-Kiang] : le Thien Chan Nan lou et le Thian Chan Pe
lou, des deux côtés de la pointe orientale des Monts célestes, avaient l'un et
l'autre leur vaste bassin lacustre dont les petits lacs épars de nos jours dans la
plaine ne sont plus que des restes"31.
Ainsi la cité ruinée de Lu-Nan, active pendant une grande partie de
l'époque de la Route de la Soie, était riveraine du lac : elle en est maintenant
éloignée. Pomponius Mela n'avait donc pas complètement rêvé.
À la génération suivante, Pline l'Ancien reprend largement les topoi
littéraires antérieurs, mais fournit un grand nombre de précisions supplémentaires.
Il faut le citer en entier :
Après le pays des Scythes et une contrée inhabitée, on a "la montagne
appelée Tabis, qui s'avance dans la mer. Ce n'est guère avant la moitié de la
longueur de cette côte orientée vers le nord-est que la région est habitée. Les
premiers hommes qu'on y connaisse sont les Sères, célèbres par la laine de leurs
forêts. Ils détachent le duvet blanc des feuilles en l'arrosant d'eau, et ainsi nos
femmes accomplissent la double tâche de dévider les fils et de les retisser : c'est
par un travail si compliqué qu'on obtient d'une contrée si lointaine ce qui
permet à une dame de paraître en public en robe transparente. Les Sères sont
policés, mais, semblables eux-mêmes tout à fait aux animaux sauvages, ils
fuient la société des autres hommes et attendent que le commerce vienne à eux.
Commentaire :
Autant le texte de Pomponius Mela est clair, autant celui de Pline est
confus et confusionniste. Sans doute le premier n'en savait-il pas plus que le
second sur ce qui se trouvait à l'est de l'Himalaya et des Tien Chan, mais au
moins il distinguait, dans son exposé, les choses. Elles se retrouvent mêlées
dans le texte de Pline, et l'on y assiste à un véritable va-et-vient entre l'Asie
centrale et la côte de l'Océan Indien :
- appartiennent à l'Asie continentale le pays des Sères et, sans doute, les
trois fleuves mentionnés avec lui ;
- appartiennent à l'Asie méridionale, maritime, le promontoire de Chrysè,
le golfe de Cirnaba33 ;
- puis, de nouveau à l'Asie centrale, le peuple des Attacori (et son
"golfe"), les Tochari, Casiri et Nomades de l'Inde.
35. Selon Strabon, XV, 1, 56, citant Mégasthénès, les peuples qui vivent dans le "Caucase"
(l'Himalaya) mangent leurs parents décédés ; sur quoi Danielou, 1976, 216 : l'endocannibalisme est
attesté chez certains peuples tibéto-birmans.
36. David-Neel, (1927) 1983, 152 ; Perrin, 1978, 418 ; 26. Sur l'anthropophagie au Tibet ancien,
cf. Yule, 1875, pp. 302-305.
37. Le nom du Tarim est d'origine turque (ouïgoure), Pelliot, 1944 ; le Kum Arik pourrait être la
«turkisation» d'un nom antérieur.
38. André et Filliozat, /. c, n. 6, p. 79. Dans le même sens, Grossato, 1987, 251, n. 15 (les Uttarakuru
habitent le large plateau formé par le sommet du mont (mythique) Meru, à l'extrême nord de
Janvier : "On peut ne pas accepter l'affirmation (en question), selon laquelle les
Attacori seraient un peuple légendaire"39. En effet, les documents découverts à
l'est de Khotan sont à présent d'un apport décisif sur cette question : il y a eu à
côté de Khotan, au Illème siècle - mais depuis quand ? - un royaume de langue
indienne, le Kroraina. Que ce royaume ait été fort mystérieux, et chargé de traits
légendaires, par les Indiens de la péninsule et de la plaine indo-gangétique, rien
que de naturel. Mais, quand Pline, à la fin du 1er siècle, Ptolémée, au second,
mentionnent les Attacori au voisinage des Sères, on ne peut pas ne pas
rapprocher la constitution d'un royaume indien, antérieurement au Hlème
siècle, dans une région qui était précisément occupée par les locuteurs d'une
langue du même groupe que Tarai et le kuči. Et cela confirme que les locuteurs
de ces deux dernières langues, voisins de ce royaume de langue indienne,
étaient les Sères.
Les Tochari, que Pline mentionne après les Attacori et les Thuni, sont
généralement identifiés au peuple que les Chinois appelaient les Petits Yueh-
Cih, c'est-à-dire ceux des Yueh-Cih qui, après l'attaque les Hiung-Nu au second
siècle avant notre ère, n'avaient pas fui jusqu'à la Bactriane, mais s'étaient
réfugiés dans la zone montagneuse qui s'étend au sud du Кап-Su (monts Nan-
Chan), c'est-à-dire juste à l'est du Sin-Kiang40 : si les Attacori correspondent au
royaume de Kroraina, à l'intérieur du Sin-Kiang, et à l'est de Khotan, l'énumé-
ration de Pline suit un ordre logique, en gros d'ouest en Est.
Enfin les Thuni sont autrement inconnus : une correction Phuni a été
proposée, et l'on retrouverait alors les Phrunoi de Strabon, identiques sans doute
aux habitants de Phu-Li des Annales chinoises (ci-dessus) : pays au contact, on
l'a dit, du Tarim, sinon même dedans.
Ainsi, malgré son embrouillamini, la description de Pline reste donc
précise quant à la localisation des Sères, ils sont bien entre le Tabis (le Tien
l'Inde). - Renou, 1947, 372, parlait cependant des Uttarakuru et Uttaramadra comme de peuples
connus des Indiens et habitant "au Nord même du Himalaya", "sans doute au Kaçmir" (lequel n'est
pourtant pas au nord de l'Himalaya !), mais notait leur mythification, p. 527, 548-549.- En fait,
mythification mise à part, les données latines (Pline) et indiennes coïncident remarquablement, et
elles coïncident de plus avec la localisation du royaume de Kroraina : et la description idyllique que
fait Pline du pays des Attacori correspond au piémont du Tibet, sur le versant sud du Sin-Kiang,
ensoleillé et relativement abrité des masses d'air sibériennes.
39. 1984, p. 267, n. 32.
40. Sur les Yueh-Cih, cf. ci-dessus, n. 14.
Chan) et l'Inde (le Tibet), et ne sont nullement une expression vague pour
désigner toute l'Asie centre-orientale.
Le célèbre naturaliste donne ailleurs d'autres renseignements sur les
Sères ; d'une part, dit-il, ils envoient dans l'Empire romain du fer, en même
temps que des peaux et des étoffes41. Si les peaux étaient, vraisemblablement,
de provenance locale, le fer, lui, était assurément de même provenance que les
étoffes : celles-ci, de soie, venaient de Chine, et le fer également42.
Mais, surtout, nous devons au même auteur la seule description du
physique des Sères. Elle est essentielle, quoique obtenue par des sources bien
indirectes... Une ambassade des gens de Taprobane (Ceylan) dans l'Empire
romain, que Pline est seul à mentionner, était menée par un nommé Rachias
(= le nom propre pâli Rakkha ?), et celui-ci raconta que son pays faisait du
commerce avec les Sères, "au-delà du mont Hemodus" ; son propre père y était
allé:
"À leur arrivée, les Sères venaient au devant d'eux ; ils dépassaient la
taille ordinaire, ils avaient les cheveux rouges, les yeux bleus, la voix horrible et
ne parlaient pas aux étrangers. Le reste des informations concordait avec celles
de nos marchands : les marchandises étaient déposées sur la rive opposée du
fleuve à côté de ce qu'ils avaient à vendre et ils les emportaient si l'échange leur
convenait"43.
41. XXXIV, (XLI), 145 ; et de même Orose, Adv. pagan., VI, 13, 2.
42. La Chine produisait de la fonte dès le IVème siècle, de l'acier depuis le Ilème (Temple, 1987, 42 et
48). On comprend alors l'importance du "déficit", en tout cas de la dépense, de l'Empire romain vis-
à-vis des Sères, Pline, XII, (XLI), 84. - Lieberman, 1957, 177, n. 19, a bien vu que la Chine vendait du
fer, et de la fourrure, aux Occidentaux. - Par contre Henri Gallet de San terre et Hervé Le Bonniec
écrivent (t. XXXIV de Pline, Hist. Nat., Les Belles Lettres, 1983, p. 365, n. 1 au paragr. 145) : "on en
ignore [du fer sérique] la provenance exacte ; peut-être était-il fourni par les habitants du Ferghana
(haute vallée du Syr-Daria)" : absurde ! Le Ferghana est, de toutes les manières envisageables, à
l'ouest du pays des Sères ; ceux-ci ne pouvaient en aucune façon être les intermédiaires entre le
Ferghana et l'Occident !
43. VI, (XXIV), 88.
ce qu'avait fait le père de Rachias. Le pays des Sères n'était pas de ceux où les
Ceylanais allaient tous les mois, ni même tous les ans...
b) le fait même d'une expédition de Ceylan à l'Asie transhimalayenne
n'est nullement impossible. Ceylan était un centre de relations commerciales
"internationales", d'abord interindiennes, puis outre-mer : si certains habitants
de Taprobane sont venus dans l'Empire romain, de l'autre côté, on sait que des
commerçants tamil ont gagné, par mer puis par terre, la Chine intérieure44. L'île
a été conquise par des Indo-Arya, sans doute vers le Vème siècle45 : la
linguistique a montré qu'ils provenaient du Gujerat, au nord-ouest de la péninsule du
Dekkan46. On peut présumer que les relations n'ont pas cessé avec cette région :
or, de là, des routes menaient au Cachemire, et, de celui-ci, une piste gagnait le
Sin-Kiang par Gilgit : celle-là même qu'on évoquait plus haut au sujet des
avancées bactriennes (grecques) vers l'Asie centrale.
c) le seul fait curieux est la confirmation d'un commerce muet, par une
source a priori indépendante des sources classiques. Il faut la prendre telle
quelle47. Mais l'essentiel est la description des Sères : grands, aux cheveux
rouges, aux yeux bleus - en clair, des Européens, et plus nordiques que
méditerranéens. Il faut rapprocher cela de trois données :
1°) l'aspect physique des Arái-Kuči est connu, par les fresques peintes
dans les sanctuaires de la région qu'ils habitaient. Ainsi, "dans des peintures
bien conservées, dans les sanctuaires de Qyzyl [au nord-ouest de Kucâ], les
cheveux des hommes sont d'un roux flamboyant, sans doute par l'effet d'une
teinture au henné : une coutume encore pratiquée de nos jours par certaines
populations du Pakistan et de l'Afghanistan48. On ne saurait souhaiter plus
éclatante confirmation : a) de ce que les Sères sont bien les Arši-Kuči ; b) de ce
que Pline rapporte consciencieusement le rapport des Ceylanais venus avec
49. Schwentner, 1935 ; Krause, 1951 ; Adams, 1984 ; Jucquois, 1968 ; Thomas, 1985 ; Bonfante, 1987.
50. Porzig, 1954, 184, 187 ; Adams, 1984 ; Gimbutas, 1986, 18 ; Freu, 1989, 13.
51. Georgiev, 1981, chap. VIII. Cf. Sergent, 1995, 69.
52. Je ne retiens naturellement pas ici, pour les traits communs entre Sères et Arái-Kuči, le fait que
les Ceylanais leur attribuent un "horrible langage", alors qu'Hérodote dit des Argippaioi (qui sont
les Arái, voir supra) qu'ils "parlent un langage particulier" : s'il est vrai que les langues arái et kua
sont fort originales, on sait trop ce qu'il y a de subjectivité dans le jugement porté par le locuteur
d'une langue vis-à-vis d'une autre langue pour qu'il puisse y avoir là rien de pertinent.- D'autres
auteurs ont naturellement fait le rapprochement entre les Sères blonds et les hommes des fresques
du pays Arái-Kuči : Herrmann, 1921 ; 1936 b ; Hennig, 1935. Mais a) Hennig, qui ne prend en
considération que l'aspect physique, et non le cadre géographique, conclut de son rapprochement
que le terme "Sères" désignait en fait les Chinois et les habitants indo-européens du Tarim, c'est-à-
dire tous les participants au commerce de la soie (en fait, à son époque, l'évidence Sères = Chinois
était si forte qu'il ne pouvait pas directement s'y opposer) ; b) dès 1936, Herrmann lui répond que
les Sères ne sont pas les seuls blonds d'Asie Centrale, et peuvent être aussi bien, par exemple les
Wu-Sun, blonds selon les sources chinoises, et de même Tarn un peu plus tard opposa à cette thèse
que les hommes des fresques du Turkestan chinois ne sont pas les seuls blonds d'Asie Centrale, vu
que sources grecques et chinoises attribuent des cheveux clairs à plusieurs tribus scythiques
(Herrmann, 1936 (b) ; Tarn, 1951, 110). Richard Hennig avait pourtant raison : car ce ne sont pas les
Scythes, Roxolani, Wu-Sun ou autres, qui vendaient de la soie et du fer à l'Empire romain, mais bien
les Sères. Les Sères blonds ne peuvent être que des Arái et des Kuči, non des Scythes. Cf. encore
Lieberman, 1957, et Pelliot, 1959, 244-245 ; Lieberman ne s'écarte pas de l'interprétation de Hennig
(sans le citer), en pensant à une confusion entre habitants du Tarim et Chinois. Mais la première
mention des Sères (sous les rois grecs de Bactriane) est antérieure à la mainmise, commerciale ou
politique, des Chinois sur le Sin-Kiang. - Je suis évidemment aussi en désaccord total avec la note de
Filliozat, dans Pline, t. VI, p. 117, qui pense à une confusion (de Pline) avec le nom des Cerar du
Kerala, dans le sud du Dekkan : mais les gens du Kerala ont-ils les yeux bleus ? - Ce qui a gêné les
commentateurs (Filliozat, ou Janvier, 1984, 268) est que Pline fait dire aux gens de Taprobane qu'ils
faisaient "face aux Sères" (ab ipsis aspici) ; mais Pline dit bien que c'est ultra montes Hemodos ; on fait
donc un contre-sens sur le texte lorsqu'on prend "en face de" au sens strict. Je crois qu'il faut se
mettre dans les conceptions indiennes : les Sères sont, on le sait par ailleurs, voisins des
Attacori/Uttarakuru, et ceux-ci occupent, par rapport au mont Meru -lequel était, naturellement,
localisé parfois dans le massif himalayen - une position symétrique par rapport aux habitants de
Ceylan : à l'extrême nord dans un cas, à l'extrême sud dans l'autre. Que Pline ait lui-même mal
compris une telle chose, on ne saurait s'en étonner.
53. Germanie, IV, 1.
54. Drosdowski, Grebe et al, 1963, 634.
55. Hérodote, IV, 23.
60. Coédès, 1910, XX ; Lanoir, 1976, 26. Les lieux ont été fixés par von Richtofen, 1877, 595-597.
61. Ibn Fâdlan, [1988].
62. Cf. Pandry, 1996.
63. Pêriégèse, 752-757 (Millier, GGM, II, p. 151 s.).
64. Rowland, 1974, 176 ; et cf. Pinault, 1989, 22-23 ; Rachet, 1983, 522.
71. Les Chinois sont par contre explicitement connus de Ptolémée : ce sont évidemment les Sinai,
situés par le géographe à l'est de l'Inde transgangétique, à la limite de la terre habitée vers l'orient
(VI, 16, 1 ; VII, 2, 1). Cf. sur ce Richthofen, 1877, 506-507 ; Pelliot, 1904, 142-149.
72. Pour une discussion d'autres aspects de la description de Ptolémée (aspect enfin continental de
la Sérique ; problème de la longitude), v. Janvier, 1984, 270-271 .
73. Yule (1875), Richthofen (1877, 452, 458, 467, 487), Herrmann (1921), Wolfgang Seyfarth (notes à
Ammien Marcellin, XXIII, 64, dans l'édition Loeb) - et même Janvier, 1984, 298, malgré sa
préférence pour l'hypothèse "Cachemire-Tibet"...
74. Paus., VI, 26, 6-9.
82. Procope, Guerre des Goths, IV, 17 (sur le nom de Serinda, Herrmann, 1923, col. 1727-1728 ; Janvier,
1984, 277, n. 76) ; Théophane de Byzance, Histoires, livre XIX, dans Phôtios, Bibl., 64 (26 a-b) (René
Henry, dans l'édition des Belles Lettres, 1959, 1. 1, p. 77, traduit encore "Sères" par "Chinois").
83. Yule, 1866, XL VI ; Richthofen, 1877, 529, 550.
84. Un autre est celui de Bardesane, cité par Eusèbe, Préparation évangélique, III, 10 (et copié ensuite
par de nombreux auteurs : Césaire, Dialogues, II, 109 ; Georges Harmatole, 1, 19 ; Cedrenus, Hist.
confusion, tous les renseignements fournis par les anciens, tant en géographie
physique qu'en description de l'aspect et des mœurs des Sères, convergent vers
une, et une seule, interprétation : la Sérique était l'actuel Sin-Kiang, les Sères
étaient ses habitants "indigènes", antérieurs aux Scythes et aux Indiens, c'est-à-
dire les locuteurs des langues arái, kuči, "krorainique" - et éventuellement
autre(s).
Il me reste, pour finir, à faire une hypothèse, qui découle de ce qui vient
d'être dit, sur le nom même des Sères. Sachant que c'est non seulement un nom
de peuple, mais aussi, au féminin, un nom de ville (Sera, dans Ptolémée), on est
naturellement porté à penser au fait que les noms Arši et Kuči désignaient à la
fois des peuples et des villes (Kuči, nom de peuple, ayant donné précisément le
nom de ville Kucâ). Dès lors, le nom des Sères ne pourrait-il pas être simplement
le nom d'Arsi, avec métathèse des consonnes, et prononciation ionienne du -a- ?
La métathèse n'est pas rare dans la transcription des noms propres, comme
toutes les autres déformations d'ailleurs en cas d'emprunts de mots à des
langues inconnues85. À vrai dire, le nom de la «soie» a pu jouer son rôle : il est
sir en koréen, sirkek en mongol, sirghè en mandchou86, ce qui ne saurait être un
emprunt au nom des Arái. Mais il est tout à fait concevable que les Occidentaux,
recevant un produit (*ser vel sim) venant d'un pays des Arái, d'une ville Aráa,
aient fait la confusion onomastique87.
Quoiqu'il en soit de ce dernier point, je tiens à ce jour la question de
l'identité des Sères pour résolue.
Сотр., 154 A ; Phrantzés, Chron., III, 2, 49), selon lequel la loi des Sères défend meurtre, prostitution,
vol et adoration des images : si l'on ajoute que Celse parlait de leur athéisme (dans Origène, Contre
Celse, VII, 62), il y a là un ensemble de documents historiques importants, car ces imputations
pourraient évoquer la conversion, dès le IVème siècle, des Sères au bouddhisme. Mais ils ne
fournissent rien quant à leur identification.
85. Cf. par exemple ci-dessus, n. 20, le cas des Iurkai d'Hérodote, qui sont nos "Ougriens" (Ugra). - Si
le rapprochement fait ici entre le nom des Sères et la ville des Arái est fondé, il s'en suit, puisqu'au
Vème siècle Hérodote connaissait le nom des habitants de cette même ville sous la forme Argippaioi,
que le passage, en Arái-Kuči, de -g- (ancien, puisque la racine est celle de grec argus, vieil indien
arjuna, etc.) à -Š- s'est opéré entre le Vème et le Ilème siècle.
86.Coédès, 1910, XII, n. 1.
87. Cf. de même la formation du mot Tartares, en France, au XlIIème siècle, par conjonction des mots
Tatars et Tartare.
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