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Ex quadris lapidibus

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Ex quadris lapidibus
La pierre et sa mise en œuvre dans l’art médiéval

Mélanges d’Histoire de l’art


offerts à Éliane Vergnolle

***

Textes réunis et édités par Yves Gallet

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© 2011, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or trans-
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without the prior permission of the publisher.

D/2011/0095/207

ISBN 978-2-503-53563-0 (printed version)


ISBN 978-2-503-53996-6 (online version)

Printed in the E.U. on acid-free paper

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Sommaire

Avant-propos 9
Neil Stratford
Éliane Vergnolle 11

Travaux et publications d’Éliane Vergnolle 13

Et sur cette pierre, je bâtirai mon église…

Christian Heck
Erexit lapidem in titulum. Dresser ou tailler la pierre de Béthel ?
Réinterprétations romanes d’un récit fondateur 23

Alexandra Gajewski
Stone construction and monastic ideals : from Jotsald of Cluny to Peter the Chanter 35

Des chantiers et des hommes

Christian Gensbeitel
Réflexion sur la mixité des appareils dans l’architecture religieuse de l’Aquitaine romane 53

Anna Segagni Malacart


A margine della cappella castrense di Paderna (Piacenza): materiali e procedimenti costruttivi 67

Claude Andrault-Schmitt
La mise en œuvre des églises de granit en Limousin à la fin du XIIe siècle 81

Alain Villes
De la couverture en bois à la voûte en pierre : un aperçu de la transition entre roman et gothique
en Champagne septentrionale 93

Caroline Bruzelius
Project and Process in Medieval Construction 113

Peter Kurmann
De l’abbatiale de Saint-Denis à la cathédrale de Strasbourg : remarques sur la fortune
d’un type de pile « roman » à l’époque du gothique rayonnant 125

Nelly Pousthomis-Dalle
La pierre dans les comptes de construction du château de Bassoues (Gers) en 1370-1371 139

Sandrine Roser
La pierre dans le chantier de l’abbaye de Baume-les-Messieurs (premier quart du XVe siècle) 153

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sommaire

Philippe Plagnieux
Le parchemin, la pierre et l’Auberge du saumon.
La façade flamboyante de la chapelle Saint-Yves à Paris (1409-1413) 163

Étienne Hamon
Un tailleur de pierre comblé d’honneurs dans le Paris flamboyant :
l’architecte Jean Poireau (1419-1491) 177

Lire et interpréter la pierre

Andreas Hartmann-Virnich
Transcrire l’analyse fine du bâti : un plaidoyer pour le relevé manuel
dans l’archéologie monumentale 191

Yves Gallet
Lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel :
l’exemple de l’abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor) au XIIIe siècle 203

Thomas Coomans
« Produits du terroir » et « appellations contrôlées » : le rôle des pierres à bâtir
dans la définition des écoles régionales d’architecture médiévale en Belgique 221

Excursus : trois études d’architecture

Pierre Sesmat
Restituer l’abbatiale romane de Mureau (Vosges) ? 235

Fang-Cheng Wu
L’ancien massif de façade de la cathédrale de Langres au XIIe siècle 245

Arnaud Timbert
Le chevet de l’église Saint-Sulpice de Chars : un effet de style ? 255

De l’architecture à la sculpture

Victor Lassalle
Les encoches creusées dans les pilastres de l’église de Caromb (Vaucluse) 267

Laurence Cabrero-Ravel
Entre sculpture et modénature, les chapiteaux moulurés des massifs de façade auvergnats 275

La pierre sculptée

Jacques Le Maho
Les chapiteaux de Saint-Samson de la Roque (Eure) au musée d’Evreux 289

Jacques Lacoste
Le portail de l’église de Marcillac (Gironde) et la sculpture saintongeaise 301

Deborah Kahn
The Engoulant : Development, Symbolic Meaning and Wit 313

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sommaire

Piotr Skubiszewski
La croix et les griffons. À propos d’un tympan roman de Wiślica 323

Marie-Thérèse Camus
Le cloître de Daoulas 341

Claudine Lautier
David parmi les rois à Chartres 353

Yves Christe
Le portail du Jugement de la façade occidentale de Notre-Dame de Strasbourg 363

Pierre Garrigou Grandchamp


Sculpture monumentale et programmes :
les façades des demeures urbaines médiévales (XIIe-XIVe siècles) 375

La pierre et les arts de la couleur

Jean Cabanot
Le tympan du portail nord de Saint-Sever (Landes) : le Beatus et le décor sculpté de l’abbatiale 389

Marie-Pasquine Subes
Pierre et peintures : des sources picturales pour la sculpture romane ? 403

Jean-Philippe Meyer
Les sculpteurs romans d’Eschau et Andlau et le scriptorium de Marbach 413

Brigitte Kurmann-Schwarz
La pierre peinte et le verre coloré : le rôle du vitrail dans la perception de l’espace
intérieur gothique 427

Les pierres et le réemploi, du haut Moyen Âge à l’âge baroque

James Morganstern
Deux réemplois à l’église Notre-Dame de Jumièges : l’usage de la bretture et de la gradine
à l’époque préromane 445

Henri Pradalier
Un remploi roman à Saint-Georges de Camboulas (Aveyron) 457

Patrick Ponsot
Réemplois gothiques : les portails romans de la cathédrale de Bourges sont-ils un cas singulier ? 465

Stefan Gasser, avec Alain Fretz et Katharina Simon-Muscheid


Recycling mittelalterlicher Skulpturen im Zeitalter des Barock. Die Schreinfiguren aus dem Retabel
der ehem. Peterskapelle auf dem Bisemberg (Montorge) bei Freiburg i. Ue. 477

Après le Moyen Âge

Catherine Chédeau
« Led. art de maçon est un des sept arts libéraux et qu’il est raisonnable que l’on fasse chef d’œuvre » :
projet de statuts des maîtres maçons dijonnais en 1588 487

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sommaire

Frédérique Baehr
L’arc triomphal bisontin élevé à la gloire de Louis XIV : de la ruine à la démolition 497

Christiane Roussel
Enquête sur les marbres de la chapelle du Christ mort
dans l’église Saint-Pierre de Besançon (1785-1791) 511

Daniel Rabreau
La magie de la pierre dans l’art de Claude-Nicolas Ledoux 527

Françoise Hamon
« Les pierres mêmes deviennent bêtes » 539

Jean-Michel Leniaud
Le maître d’œuvre 545

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Avant-propos

Cet ouvrage rassemble les contributions de plus de quarante auteurs qui, amis et collègues
d’Éliane Vergnolle, ont tenu à l’honorer et à témoigner, par leur participation, de son rayonnement
scientifique et du rôle éminent qu’elle a joué, et qu’elle continue de jouer, dans le dynamisme de la
recherche sur les arts monumentaux du Moyen Âge.
Il ne me revient pas de retracer la carrière et le parcours d’Éliane Vergnolle, ni les différentes
facettes de son activité scientifique, son apport à notre connaissance de l’art roman, par des publica-
tions reconnues qui, telles des pierres de taille – ex quadris lapidibus –, ont permis la construction d’un
nouvel édifice intellectuel. C’est Neil Stratford, un ami de longue date d’Éliane Vergnolle, avec qui il
partage un enthousiasme inconditionnel pour l’art des XIe et XIIe siècles, qui a bien voulu accepter de
dresser ce portrait dans les pages qui suivent, et je l’en remercie. Il faut en revanche dire un mot de
l’ouvrage qui est aujourd’hui présenté au public, du thème qu’il aborde, et de sa structure.
Tous ceux qui, un jour ou l’autre, ont travaillé avec Éliane Vergnolle, savent que le principe
d’un tel ouvrage n’allait pas de soi. Son tempérament ne la portait pas à désirer des témoignages pub-
lics de gratitude ou de reconnaissance, encore moins à les susciter. La formule des Mélanges, avec le
risque de dispersion thématique qui menace parfois et empêche de répondre à une véritable exigence
scientifique, n’avait pas non plus ses faveurs. Que ses collègues et amis puissent songer à réunir en son
honneur un recueil de ce genre est donc une chose à laquelle, avec une belle constance, elle a longtemps
refusé de penser. Puis, au fil du temps, Éliane Vergnolle s’est laissée gagner à l’idée d’un tel hommage,
« pourvu qu’il soit utile ». Il devait donc s’agir non pas de Mélanges au sens habituel du terme, mais
plutôt d’une série de contributions organisées autour d’un thème en relation avec les centres d’intérêt
d’Éliane Vergnolle. Le thème qui s’est dégagé a été celui de la pierre et de sa mise en œuvre dans les
arts monumentaux du Moyen Âge.
Autour de ce thème qui traverse toute l’activité scientifique d’Éliane Vergnolle, de ses premières
recherches sur Saint-Benoît-sur-Loire à ses plus récentes publications, et qui a permis de réunir ses
amis et collègues au-delà de la période romane, les contributions publiées ici couvrent un large champ.
Elles concernent, bien sûr, la pierre de taille, dont Éliane Vergnolle a été l’une des premières à montrer
le rôle essentiel dans la genèse de l’architecture romane : le titre de notre ouvrage est d’ailleurs un em-
prunt direct à ce contexte. Sont donc abordées des questions aussi essentielles que l’approvisionnement
des chantiers depuis la carrière, le choix des matériaux, la technologie de taille des blocs, la question
du réemploi, les problèmes de culture technique et leur corrélation avec l’évolution des styles, jusqu’à
la mise en œuvre dans l’architecture, la question des gabarits, celle du rôle de la pierre dans la struc-
turation visuelle des espaces, les apports de l’archéologie du bâti, le problème de la comptabilité des
chantiers et de l’émergence de la figure de l’architecte. Un autre groupe d’études, qui répond aussi à une
des préoccupations majeures d’Éliane Vergnolle depuis ses années passées auprès de Louis Grodecki
à l’Université de Paris IV-Sorbonne, aborde la question de la sculpture, celle de la transposition dans
la pierre de motifs empruntés à d’autres techniques (manuscrits enluminés), de la couleur (polychromie
monumentale, vitrail), sans oublier la pierre « rêvée », celle des représentations (figurées, littéraires…)
et de l’imaginaire médiéval. Introduisant des comparaisons, ouvrant l’horizon de la réflexion, plusieurs
études concernent enfin les périodes moderne et contemporaine : centrées en majorité sur la Franche-
Comté, elles témoignent aussi du rayonnement d’Éliane Vergnolle lors de ses années de professorat à
l’Université de Besançon.
Un critique remarquait récemment qu’il n’était pas aisé de donner une cohérence à un volume
de Mélanges. Espérons que la structure de cet ouvrage, qui s’est dessinée au fur et à mesure que les
différentes contributions lui donnaient corps, aura pu éviter cet écueil. Mais je forme surtout le souhait
que la dédicataire de ces pages, et l’ensemble de la communauté scientifique avec elle, trouvent ici, sur

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un thème aussi riche que celui de la pierre dans l’art médiéval, des matériaux nouveaux propres à
enrichir la réflexion. Si, comme autant de pierres soigneusement façonnées servant d’assise à une
construction plus élaborée, les contributions réunies ici pouvaient donner lieu à de nouveaux appro-
fondissements, le titre programmatique de cet ouvrage serait pleinement justifié.
Il me reste à m’acquitter d’un devoir bien agréable, celui de remercier tous ceux qui ont permis
que cet ouvrage voie le jour. Ma gratitude s’adresse en premier lieu aux auteurs eux-mêmes, qui ont
permis par leur travail de faire aboutir le projet qui s’était formé. Mes remerciements vont aussi aux
collègues qui, pour des raisons diverses, n’ont pu se joindre à ce projet mais l’ont encouragé et soutenu.
Pour l’aide et les conseils qu’ils ont apportés à tel ou tel stade de l’élaboration de cet ouvrage, je tiens
également à remercier Christian Heck, Christian Pattyn et l’équipe de direction de la Société Française
d’Archéologie (Paris), Philippe Plagnieux, Catherine Chédeau, et Étienne Hamon, qui a partagé la
lourde tâche de relecture générale des textes. Enfin, je suis particulièrement reconnaissant aux Éditions
Brepols et à Johan Van der Beke d’avoir bien voulu accueillir cet ouvrage au sein de leurs collections.

Yves Gallet

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Éliane Vergnolle
Neil Stratford

Éliane Vergnolle a soixante-sept ans. Comme le temps passe… Notre amitié est née voici plus
de trente ans. C’est par une resplendissante journée de 1975, au cours du Congrès archéologique de
France au Puy-en-Velay, que je fis la connaissance de la jeune et belle Éliane : elle présentait la chapelle
Saint-Clair, petite chapelle de plan centré au pied du pic de Saint-Michel d’Aiguilhe. Toutes les qualités
de son érudition apparaissaient déjà : la clarté de l’argumentation, l’attention aux détails (« Le Bon Dieu
est dans le détail »), la capacité à mettre le monument en perspective et à le replacer dans un panorama
architectural régional aussi bien qu’européen. Depuis 1975, nous nous sommes habitués à ces analyses
incisives et passionnantes, qu’il s’agisse de présentations monographiques ou d’études thématiques. Par
expérience personnelle, je peux témoigner du plaisir pris à ces visites d’églises (au cours de nombreux
voyages en compagnie de Jacques Henriet), entrecoupées, je le confesse, de haltes dans d’excellents
petits restaurants sans prétention, avec une méfiance partagée envers « la cuisine néo ».
Les parents d’Éliane étaient instituteurs à Saint-Germain-en-Laye, et c’est là qu’elle vécut et
étudia, jusqu’au Lycée. Du côté paternel, sa famille venait des Ardennes ; du côté maternel, c’était le
Limousin, ce qui a beaucoup compté pour elle. Très tôt, la fréquentation des Antiquités du Louvre, les
vacances familiales dans différentes régions de France, et même à Compostelle dès l’âge de seize ans,
firent naître en elle la « maladie de la pierre ». Mais lorsqu’elle s’inscrivit à la Sorbonne, ce fut d’abord
pour la géographie et les langues, et par-dessus tout pour sa passion du théâtre, une passion sur laquelle
l’histoire de l’art finit tout de même par l’emporter, après qu’elle eut passé deux ans à l’Institut de Géo-
graphie et consacré son Mémoire de Maîtrise à l’utilisation des monuments historiques de Provence
pour les festivals, après deux mois à Avignon passés dans l’ombre de Jean Vilar.
La voici donc à vingt-trois ans à la Sorbonne, étudiante en Licence d’Histoire de l’art et
d’Archéologie, suivant surtout les cours sur le Moyen Age d’Hélène Toubert, qui allait exercer une
influence primordiale sur sa vie. Le sujet de thèse qu’Éliane choisit – les influences islamiques dans
l’art roman de l’Ouest de la France – était difficile, et périlleux. Georges Gaillard était son directeur de
thèse, mais il était déjà malade, et peut-être Éliane dut-elle davantage, pour l’achèvement de sa thèse
en 1968, à Poitiers et au CESCM, où le directeur de la photothèque, Henri Renou, et l’atmosphère de
pluridisciplinarité qui y régnait furent, trois mois durant, une constante source d’inspiration. 1968 :
l’engagement d’Éliane comme Assistante, sur recommandation directe d’Hélène Toubert – il y avait
moins de bureaucratie à cette époque –, précéda les événements du mois de mai. Surtout, avec l’arrivée
de Louis Grodecki, qui de Strasbourg vint occuper l’ancienne chaire de Focillon, tout bascula.
Le séminaire de Louis Grodecki fut le deuxième grand bouleversement. Une érudition exi-
geante, l’étude des sources documentaires, l’examen de l’état de conservation, l’étude d’authenticité,
l’analyse de l’œuvre (ou du monument) pour elle-même, en préalable à toute conclusion, en préalable
à l’écriture de l’histoire de l’art, tels étaient les principes de Grodecki, des principes qu’il inculqua au
cercle grandissant de jeunes médiévistes dont il s’entoura. De ce cercle sortit une équipe, qui prit pour
thème de recherche une série de chapiteaux présente dans plusieurs églises de Bourgogne méridionale,
que l’on a depuis appelée « la série von Lücken », du nom de l’historien de l’art allemand qui, le premier,
attira l’attention sur eux dans les années 1920 : en plusieurs expéditions, guidées par Éliane, l’équipe
étudia, mesura ces chapiteaux. C’est au cours de ces tournées bourguignonnes que se noua avec Jacques
Henriet, tard venu à l’histoire de l’art après une thèse sur Bergson, une collaboration qui ne devait
s’interrompre qu’à la mort de Jacques, survenue en 2002.
Un coup d’œil sur la bibliographie d’Éliane publiée dans les pages qui suivent dit mieux que
les mots eux-mêmes la durée et l’ampleur de son activité universitaire. Une remarquable capacité de

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travail, une passion intacte pour les monuments. Certains épisodes, sans doute, ont compté plus que
d’autres. La participation d’Éliane à l’exposition Le gothique retrouvé, dont Grodecki était le commis-
saire, joua un rôle important dans sa maturation intellectuelle. Fondamental aussi, l’encadrement par
Grodecki de sa thèse d’Etat, commencée autour de Méobecq puis élargie à la tour-porche de l’abbé
Gauzlin à Saint-Benoît-sur-Loire. Que Jacques Henriet se soit ensuite penché sur les campagnes de
construction de Tournus, en remontant le temps depuis ses premières publications sur les débuts de
l’architecture gothique, fut aussi un tournant pour Éliane, bien qu’elle ait été depuis longtemps sensible
à ce thème du premier art roman, devenu l’un – sinon le principal – de ses sujets de recherche (elle
avait déjà publié sur Saint-Vorles de Châtillon-sur-Seine dans le Congrès de 1986, tenu en Bourgogne).
En compagnie de Jacques, de nombreux voyages en Italie du Nord enrichirent l’étude de Tournus – qui
vient d’être publiée à nouveau, avec des mises à jour par Éliane. On ne peut que regretter que l’ambitieux
projet formé par Jacques et Éliane d’entreprendre une nouvelle étude des monuments italiens se soit
avéré trop volumineux, même pour eux : il n’y a cependant pas de meilleure introduction à cet impor-
tant chapitre de la grande architecture médiévale que les notes de bas de page qui peuplent le Tournus
de Jacques Henriet.
Au cours des années 1980-2000 un glissement se produisit, pour Éliane, de la sculpture vers
l’architecture. Je ne parle en aucun cas d’un basculement complet : disons que, pour elle, il s’agissait
désormais d’étudier le monument comme un tout. De cette appréhension plus globale, il sortit en même
temps des études thématiques (la colonne à l’époque romane, les chapiteaux « corinthisants », passages
muraux et escaliers, etc.). Depuis, le miroir grossissant n’a cessé de zoomer, jusqu’à se focaliser sur la
technique même des maçons, la taille de la pierre : c’est, en fait, un retour à un épisode marquant de
sa jeunesse, lorsque pour les besoins d’une dissertation de Lycée, elle avait visité une carrière et discuté
avec un tailleur de pierre. Son livre sur la taille de la pierre, qui à partir d’exemples particuliers devrait
livrer des aperçus de grande portée, est désormais attendu avec impatience.
En 1988, après plus de deux décennies d’enseignement à la Sorbonne, Éliane quitta Paris pour
une chaire de professeur à Besançon. Elle y trouva une université à taille humaine, où régnaient de
vraies relations de travail avec les historiens, et surtout avec René Locatelli, autre figure importante
dans la vie intellectuelle d’Éliane. Il en résulta des séminaires communs sur la Franche-Comté, d’où
sortit une équipe pluri-disciplinaire d’historiens, historiens de l’art et archéologues. Nous pouvons tous
apprécier les fruits de cette nouvelle trajectoire : pas seulement une série de livres et d’articles d’Éliane
elle-même, mais aussi les recherches de ses élèves, dont certains se retrouvent dans ce volume. Dans
le même temps (1994), elle devint avec Bertrand Jestaz l’un des Vice-Présidents de la Société Française
d’Archéologie, où elle était déjà chargée des comptes rendus du Bulletin Monumental, une tâche lourde
et ingrate, dont l’importance est rarement reconnue. La Société Française d’Archéologie a été et de-
meure un pan essentiel de la vie d’Éliane, et personne n’a plus donné qu’elle à la Société depuis les
vingt-cinq dernières années.
Que dire de plus ? Nous avons encore tant à attendre de ses recherches. Son livre sur la taille
de la pierre a déjà été évoqué. Et qui, ces derniers temps, ne l’a pas encore vue, approchant du mur son
appareil photo pour saisir les traces d’outils sur la pierre ? Surtout, nous pouvons nous inspirer de ses
connaissances et de sa volonté de les partager – comme tout bon enseignant –, de ses capacités à
produire des argumentations clarifiées, de sa passion pour ses chers monuments. Peut-être nous
réunirons-nous de nouveau dans dix ou quinze ans pour lui exprimer notre gratitude dans un autre
ouvrage ? C’est tout ce que j’espère.

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Travaux et publications d’Éliane Vergnolle

Ouvrages

1. Saint-Benoît-sur-Loire et la sculpture du XIe siècle, Paris, Picard, 1985, 336 p.

2. L’art roman en France. Architecture-Sculpture-Peinture, Paris, Flammarion, 1994, 3e rééd. 1998, 384
p., 483 ill. noir et blanc et couleurs.

3. La première sculpture romane de la France moyenne (1010-1050), Pavie, Università degli Studi / Guar-
damagna Editori (coll. Quaderni del Seminario di Storia dell’Arte), 1996, 42 p.

4. La collégiale Notre-Dame de Beaune (Côte-d’Or), Dijon-Paris, Editions du Patrimoine (coll. Images


du Patrimoine), 1997, 64 p.

5. Églises romanes du Jura, Lons-le-Saunier, Centre Jurassien du Patrimoine, 1998, 57 p.

6. L’art monumental de la France romane. Le XIe siècle (réédition de 24 articles, avec mise à jour biblio-
graphique), Londres, Pindar Press, 2000, 426 p.

7. (dir.) La création architecturale en Franche-Comté au XIIe siècle. Du roman au gothique, Besançon,


Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, 2001, 352 p.

Articles et chapitres d’ouvrages scientifiques

8. « Les arcs polylobés dans le Centre-Ouest de la France. Limousin-Poitou-Angoumois-Saintonge »,


L’information d’Histoire de l’Art, 1969, p. 217-223.

9. « Les chapiteaux de La Berthenoux et le chantier de Saint-Benoît-sur-Loire au XIe siècle », Gazette


des Beaux-Arts, 1972, p. 250-260.

10. « Les chapiteaux du déambulatoire de Cluny », Revue de l’Art, 1972, p. 95-101.

11. « L’église de Méobecq », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1973, p. 79-80.

12. « L’ancienne église Saint-Jean-le-Grand à Autun », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires
de France, 1974, p. 126-127.

13. « Recherches sur quelques séries de chapiteaux romans bourguignons », L’Information d’Histoire
de l’Art, 1975, p. 55-79.

14. « À propos des chapiteaux de Saint-Benoît-sur Loire. Quelques problèmes du chapiteau corinthien
au XIe siècle », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 1975, p. 193-202.

15. « Le portail de Saint-Ours de Loches (ancienne Notre-Dame) », Mémoires de la Société Archéologique
de Touraine, 1975, p. 193-202.

16. « La chapelle Saint-Clair », Congrès Archéologique de France (Velay, 1975), Paris, 1976, p. 315-329.

17. « Le tympan de Moradillo de Sedano: autour du Maître de l’Annonciation de Silos », dans Actas del
XXIII Congreso Intenacional de Historia del Arte / Actes du XXIIIe Congrès International d’Histoire de
l’Art (Grenade, 1973), Grenade, 1976, p. 543-553.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 13-20
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18. « L’ancienne abbaye de Saint-Jean-le-Grand à Autun », Bulletin Monumental, 1977, p. 85-107.

19. « Autour d’Anzy-le-Duc : histoire d’un groupe de chapiteaux pré-clunisiens de Bourgogne », Gesta,
1978, p. 3-13.

20. « Recherches actuelles sur la sculpture du XIe siècle en France », dans Formes (Bulletin de l’APA-
HAU), n° 1, 1978, p. 19-31.

21. « Chronologie et méthode d’analyse : doctrines sur les débuts de la sculpture romane en France »,
Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 1978, p. 141-162.

22. « Les voyages pittoresques », dans Le « gothique » retrouvé (catalogue d’exposition, Paris, Hôtel de
Sully), Paris, 1979-1980, p. 105-119.

23. « L’église de Jâlons », Congrès Archéologique de France (Champagne, 1977), Paris, 1980, p. 436-455.

24. « Méobecq et Saint-Benoît-sur-Loire : problèmes de sculpture », Cahiers d’Archéologie et d’Histoire


du Berry, 1980, p. 71-83.

25. « Chapiteaux « corinthisants » de France et d’Italie (IXe-XIe siècles) », dans Romanico padano,
romanico europeo (Actes du colloque Parme-Modène, 1977), Parme, 1981, p. 340-350.

26. « Saint-Arnoul de Crépy : un prieuré clunisien du Valois », Bulletin Monumental, 1983, p. 233-272.

27. « Inventaire du dépôt lapidaire de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret) », Bulletin Archéologique du


Comité des Travaux Historiques, 1984, fasc. 17-18, p. 39-114.

28. « Un carnet de modèles de l’an mil provenant de Saint-Benoît-sur-Loire (Paris, B.N. lat. 8318 +
Rome, Vat. Reg. Lat. 596) », Arte medievale, 1984, p. 23-55.

29. « L’art en Angleterre aux XIe-XIIe siècles », Revue de l’Art, 1985, p. 85-96.

30. « Les ordres architecturaux au Moyen Age », dans Encyclopaedia Universalis, éd. révisée, 1985, p.
647-650.

31. « Saint-Genest de Lavardin », Congrès Archéologique de France (Blésois et Vendômois, 1981), Paris,
1986, p. 207-217.

32. « L’église de Meusnes », Congrès Archéologique de France (Blésois et Vendômois, 1981), Paris, 1986,
p. 237-243.

33. « Les bâtiments monastiques de Saint-Benoît-du-Sault (Indre) d’après un ensemble de documents


inédits du XVIIIe siècle », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1986, p. 85-87.

34. « Réflexions sur les chapiteaux à feuilles lisses : à propos de Saint-Sever », dans Millénaire de l’abbaye
de Saint-Sever (Actes du colloque international, 25-27 mai 1985), Mont-de-Marsan, 1986, p. 184-197.

35. « Notre-Dame de La Berthenoux », Congrès Archéologique de France (Bas-Berry, 1984), Paris, 1987,
p. 139-146.

36. « L’ancienne église abbatiale Saint-Pierre de Méobecq », Congrès Archéologique de France (Bas-Berry,
1984), Paris, 1987, p. 172-191.

14

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37. « L’ancien prieuré de Saint-Benoît-du-Sault », dans Congrès Archéologique de France (Bas-Berry,
1984), Paris, 1987, p. 244-276.

38. « L’art roman dans l’Orléanais », dans Orléans 987-1987. Les premiers Capétiens (catalogue d’expo-
sition), Orléans, 1987, p. 85-96.

39. « Les peintures murales de Saint-Pierre de Méobecq », dans Peintures murales de la région Centre
(Cahiers de l’Inventaire, n° 15), 1987, p. 13-19 et 72-75.

40. « L’église Saint-Vorles de Châtillon-sur-Seine », Congrès Archéologique de France (Auxois-Châtillon-


nais, 1986), Paris, 1989, p. 53-76.

41. « Passages muraux et escaliers : premières expériences dans l’architecture du XIe siècle », Cahiers
de Civilisation Médiévale, 1989, p. 43-60.

42. « Fortune et infortune du chapiteau corinthien dans le monde roman », Revue de l’Art, 1990, p.
21-34.

43. « L’église Saint-Nazaire de Bourbon-Lancy », Congrès Archéologique de France (Bourbonnais, 1988),


Paris, 1991, p. 83-96.

44. « Ebreuil. L’ancienne église abbatiale », Congrès Archéologique de France (Bourbonnais, 1988), Paris,
1991, p. 169-202 (en collaboration avec Peter Kurmann).

45. « L’ancienne priorale Saint-Pierre de Souvigny », Congrès Archéologique de France (Bourbonnais,


1988), Paris, 1991, p. 399-432.

46. « Le rôle architectural des chapiteaux du haut Moyen Age occidental : remplois, groupes, paires »,
dans Colloquio Internacional de Capiteles corintios Prerromanicos e islamicos, ss. VI-XII d. C. (Madrid,
1987), Madrid, 1992, p. 53-69.

47. « L’art des frises dans la vallée de la Loire », dans Deborah Kahn (éd.), The Romanesque frieze and
its spectator (Actes du colloque international de Lincoln, 1990), Londres, 1992, p. 97-120.

48. « Les chapiteaux romans de l’église de Bort-les-Orgues (Corrèze) », dans De la création à la restau-
ration. Travaux offerts à Marcel Durliat, Toulouse, 1992, p. 215-226.

49. « Conclusions. L’apport du colloque en Histoire de l’Art », dans Pensée, image et communication
en Europe médiévale. A propos des stalles de Saint-Claude (Actes du colloque international de Saint-
Claude/Lons-le-Saunier, 1990), Besançon, 1993, p. 169-170.

50. « La collégiale Notre-Dame d’Oulchy », Congrès Archéologique de France (Aisne, 1990) Paris, 1994,
p. 493-508.

51. « Saint-Lomer », dans Blois, un amphithéâtre sur la Loire (catalogue d’exposition), Blois, 1994, p.
65-70.

52. « Les comptes de construction médiévaux et l’histoire de l’architecture », Revue de l’Art, 110, 1995,
p. 42-43 (en collaboration avec René Locatelli).

53. « La pierre de taille dans l’architecture religieuse de la première moitié du XIe siècle », Bulletin
Monumental, 1996, p. 229-234.

15

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54. « Le paysage monumental de la France à la fin du XIe siècle », dans Le Concile de Clermont de 1095
et l’Appel à la Croisade (Actes du Colloque Universitaire International de Clermont-Ferrand, 1995),
Rome, 1997, p. 167-177.

55. « L’ancienne collégiale Notre-Dame de Beaune : les campagnes des XIIe et XIIIe siècles », Congrès
Archéologique de France (Côte-d’Or, 1994), Paris, 1997, p. 179-201.

56. « La colonne à l’époque romane. Réminiscences et nouveautés », Cahiers de Civilisation Médiévale,
1998, p. 141-174.

57. « Les débuts de l’art roman dans le royaume franc (ca. 980 - ca. 1020) », Cahiers de Civilisation
Médiévale, numéro spécial « Regards croisés sur l’an mil », 2000, II, p. 161-194.

58. « L’ancienne abbatiale de Beaumont », Congrès Archéologique de France (Basse-Auvergne, Grande


Limagne, 2000), Paris, 2003, p. 45-56.

59. « Les églises comtoises du XIIe siècle : une voie originale », dans Éliane Vergnolle (dir.), La création
architecturale en Franche-Comté au XIIe siècle. Du roman au gothique, Besançon, 2001, p. 47-85.

60. « La cathédrale romane de Besançon. Étude architecturale », dans Éliane Vergnolle (dir.), La
création architecturale en Franche-Comté au XIIe siècle. Du roman au gothique, Besançon, 2001, p. 107-
148 ; « Les chapiteaux » (en collaboration avec Christophe Jacques), p. 149-168.

61. « La collégiale de Marast », dans Éliane Vergnolle (dir.), La création architecturale en Franche-
Comté au XIIe siècle. Du roman au gothique, Besançon, 2001, p. 193-208 (en collaboration avec Patricia
Ruffy-Chadan).

62. « La collégiale de Courtefontaine », dans Éliane Vergnolle (dir.), La création architecturale en
Franche-Comté au XIIe siècle. Du roman au gothique, Besançon, 2001, p. 209-235 (en collaboration avec
Géraldine Melot).

63. « La collégiale d’Autrey-lès-Gray », dans Éliane Vergnolle (dir.), La création architecturale en
Franche-Comté au XIIe siècle. Du roman au gothique, Besançon, 2001, p. 281-298 (en collaboration
avec Vania Jacquelet).

64. « Préface », dans Marie-Thérèse Camus et Claude Andrault-Schmitt (dir.), Notre-Dame-la-


Grande de Poitiers. L’œuvre romane, Paris et Poitiers, 2002, p. 7-8.

65. « Les plus anciens chapiteaux de la cathédrale de Lausanne », dans Peter Kurmann et Martin Rohde
(dir.), Die Kathedrale von Lausanne und ihr Marienportal im Kontext der europäischen Gotik (Scrinium
Friburgense, Bd 13), Berlin-New York, 2004, p. 75-87, ill. 43-63.

66. « Un nouveau regard sur les débuts de la sculpture romane », dans La vie des formes. Henri Focillon
et les arts (catalogue d’exposition, Musée des Beaux-Arts de Lyon), Lyon, 2004, p. 137-145.

67. Splendeurs de l’an mil dans l’Orléanais (catalogue d’exposition, Musée des Beaux-Arts d’Orléans),
Orléans, 2004, p. 79-80 et 155-172.

68. « Saint-Philibert de Tournus. Le remaniement des parties orientales au début du XIIe siècle et son
décor sculpté », dans Le décor retrouvé à Saint-Philibert de Tournus. Regards sur la mosaïque médié-
vale (Actes du colloque du Centre International d’Études romanes, Tournus, 18 et 19 septembre 2003),
Tournus, 2004, p. 140-175.

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69. « Surbourg, église Saint-Arbogast », Congrès Archéologique de France (Strasbourg et Basse-Alsace,
2004), Paris, 2006, p. 261-270.

70. « Le tympan de Montseugny (Haute-Saône). Une Maiestas Domini romane », dans Stephan Gasser,
Christian Freigang et Bruno Boerner (dir.), Architektur und Monumentalskulptur des 12.-14. Jahrhun-
derts / Architecture et sculpture monumentale du 12e au 14e siècle, Festschrift für Peter Kurmann zum 65.
Geburtstag / Mélanges offerts pour le 65e anniversaire de Peter Kurmann, Berne, 2006, p. 413-435.

71. « L’abbatiale romane. Bilan documentaire », dans Claude Andrault-Schmitt (dir.), Saint-Martial
de Limoges. Ambition politique et production culturelle (Xe-XIIIe siècles), Actes du colloque international
de Poitiers-Limoges, mai 2005), Limoges, p. 189-218.

72. « Un chef-d’œuvre de l’art roman : la crypte de la cathédrale d’Auxerre », Bulletin de la Société des
Fouilles archéologiques et des Monuments historiques de l’Yonne, n° 23, 2006, p. 1-16.

73. « La reconstruction du XIIe siècle », dans La cathédrale Saint-Jean de Besançon (Les Cahiers de la
Renaissance du Vieux Besançon, 7), Besançon, 2006, p. 15-28.

74. « Les transformations du XIIIe siècle », dans La cathédrale Saint-Jean de Besançon (Les Cahiers de
la Renaissance du Vieux Besançon, 7), Besançon, 2006, p. 29-40.

75. « Tailler la pierre à l’antique : le renouveau de la bretture au XIIe siècle », dans L’Antiquité dans l’art
roman. Persistance et résurgence de l’Antiquité à l’époque romane (Actes du XIe colloque international,
Issoire, 2001), Revue d’Auvergne, 2007, p. 73-84.

76. « La collégiale Notre-Dame de Beaugency. Les campagnes romanes », Bulletin Monumental, 2007,
t. 165-1 (Beaugency. Monuments du Moyen Âge et de la Renaissance), p. 71-90.

77. « Le portail de l’ancienne abbatiale », dans Château-Chalon fameuse et puissante, Lons-le-Saunier,
Centre jurassien du Patrimoine, 2007, p. 24-25.

78. « Maiestas Domini Portals of the Twelfth Century », dans Colum Hourihane (éd.), Romanesque
Art and Thought in the Twelfth Century, Essays in Honor of Walter Cahn, The Index of Christian Art
Occasional Papers X, Princeton University, 2007, p. 179-199.

79. « Trois dessins inédits du XVIIIe siècle représentant la crypte de la cathédrale d’Auxerre (BnF,
collection de Bourgogne, t. III) », Bulletin de la Société des Fouilles archéologiques et des Monuments
historiques de l’Yonne, n° 24, 2007, p. 3-8.

80. « Loiret, Saint-Benoît-sur-Loire, église abbatiale : dépose des reliefs de la façade nord de la tour-
porche », Bulletin Monumental, 2007, p. 383-386.

81. « Froville, l’ancienne prieurale Notre-Dame », Congrès Archéologique de France (Nancy et la Lorraine
méridionale, 2006), Paris, 2008, p. 39-47.

82. « L’art roman, épigone ou renaissance de l’art romain ? », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XXXIX,
2008 (Actualité de l’art antique dans l’art roman), p. 7-21.

83. « Addenda : I - Les apports de la dendrochronologie ; II – Sondages et fouilles archéologiques


(1995 et 2001-2002). La redécouverte des mosaïques du déambulatoire ; III. Les récentes restaurations
(2001-2002) », dans Jacques Henriet, Saint-Philibert de Tournus. L’abbatiale du XIe siècle, Paris, Société
Française d’Archéologie, Supplément au Bulletin monumental n° 2, 2008, p. 151-162.

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84. « Un vestige architectural de l’an mil : le gazofilatium construit par Abbon à Saint-Benoît-sur-Loi-
re », dans Annie Dufour (éd.), Abbon de Fleury, un abbé de l’an Mil (Actes du colloque international
organisé par l’IRHT et l’Abbaye de Fleury à Orléans et Saint-Benoît-sur-Loire, 2004), Turnhout, 2008,
p. 25-43.
85. « Jean-Pierre Ravaux (1942-2008) », Bulletin Monumental, 2008, 3, p. 195-196
86. « Loctudy, église Saint-Tudy », Congrès Archéologique de France (Finistère, 2007), Paris, 2009, p.
191-202.

87. « Quimper, église de Locmaria. Un avant-poste de la Réforme grégorienne en Cornouaille », Congrès


Archéologique de France (Finistère, 2007), Paris, 2009, p. 303-318.

88. « De part et d’autre des Pyrénées : remarques sur la taille de la pierre au XIe siècle », dans Achim
Arbeiter, Christiane Kothe et Bettina Marten (dir.), Hispaniens Norden im 11. Jahrhundert. Christ-
liche Kunst im Umbruch / El Norte hispánico en el siglo XI. Un cambio radical en el arte cristiano,
Internazionale Tatung / Jornadas internacionales, Göttingen 27. bis 29. Februar 2004, Petersberg, 2009,
p. 110-117.

89. Franche-Comté et premier art roman. L’architecture religieuse en Europe autour de l’an mil (catalogue
d’exposition, Saint-Claude, Musée de l’Abbaye), 2009 (en collaboration avec Sébastien Bully et alii),
95 p.

90. « Saint-Martin du Canigou. L’église du XIe siècle », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 2009 (Le monde
d’Oliba – Arts et culture en Catalogne et en Occident, 1008-1046), p. 133-144.

91. « Romainmôtier », dans Neil Stratford (dir.), Cluny et l’Europe, Paris, Centre des Monuments
Nationaux, 2010, p. 72-87.
92. « L’abbatiale de Cherlieu (Haute-Saône) », dans Abbayes cisterciennes, Les dossiers d’Archéologie,
2010, p. 52-57.

93. « Chapaize, église Saint-Martin », Un monument du «premier art roman» en Bourgogne », Congrès
Archéologique de France (Chalonnais-Bresse bourguignonne-Tournugeois, 2008), Paris, 2010, p. 151-
176.

94. « L’église romane », dans Philippe Plagnieux (dir.), L’art du Moyen Âge en France, Paris, Citadel-
les-Mazenod, 2010, p. 93-159.
À paraître :

- « Les cisterciens et l’art de bâtir. Techniques de taille de la pierre (2e moitié XIIe-début XIIIe siècle) »,
dans Nathalie Bonvalot (éd.), Les granges cisterciennes : unité et diversité. Autour de l’exemple de la
Franche-Comté (Actes de la table ronde d’archéologie et d’Histoire, Vesoul, 2006), Besançon, Presses de
l’Université de Franche-Comté, 2011.

- « L’abbatiale de Conques. Les campagnes romanes », en coll. avec Nelly Pousthomis et Henri Pra-
dalier, dans Congrès Archéologique de France (Aveyron, 2009), Paris, 2011.
- « Le «premier art roman» de J. Puig i Cadafalch à nos jours », dans Le « premier art roman » cent
ans après. La construction entre Saône et Pô autour de l’an mil. Études comparatives, Actes du colloque
international de Baume-les-Messieurs et Saint-Claude, 18-21 juin 2009, éd. Sébastien Bully et Éliane
Vergnolle, Besançon, Presses de l’Université de Franche-Comté, série « Architecture », 2011.

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- « J. Puig i Cadafalch et la Lombardie : la construction historique du «premier art roman» », dans
Architettura dell’XI secolo nell’Italia del Nord. Storiograpfia e nuove ricerche, Convegno internazionale,
Pavie, 8-10 aprile 2010, éd. Anna Segagni Malacart, Pavie, 2011.
- « Chapiteaux et fragments sculptés », dans James Morganstern (dir.), Notre-Dame de Jumièges,
Rouen (Cahiers du Patrimoine), 2012.

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Et sur cette pierre,
je bâtirai mon église…

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Erexit lapidem in titulum. Dresser ou tailler la pierre de
Béthel ?
Réinterprétations romanes d’un récit fondateur
Christian Heck

Le songe de Jacob à Béthel, en Genèse 28, 10-22, est pour le christianisme médiéval à la fois un
texte essentiel et un récit fondateur 1, comme l’exalte entre autres sa place au cœur même du rituel de
la consécration de toute église 2. Indépendamment du thème iconographique parallèle qui s’est fondé
sur une exégèse de cette vision comme allégorie de la quête spirituelle pour y voir une échelle céleste
proposée au croyant 3, le corpus des représentations de cet épisode vétérotestamentaire 4 fait une large
place à la scène de Jacob pratiquant l’onction de l’huile sur la pierre qu’il a redressée, au petit matin, et
alors qu’il vient de prendre conscience, avec grande crainte 5, du caractère sacré et redoutable du lieu.
Le propos de ce travail est d’attirer l’attention sur la manière dont un certain nombre d’œuvres médié-
vales transforment la nature de l’acte du patriarche. À partir du XIIe siècle, l’objet de la vénération de
Jacob n’est en général pas la pierre redressée du récit, tulit lapidem […] et erexit in titulum 6, selon la
Vulgate en Genèse 28, 18, mais un autel construit de blocs qui d’une part ne sont plus bruts, et d’autre
part ont été savamment assemblés par un travail de maçonnerie. L’acte de dresser la pierre de Béthel
est désormais compris comme le fait de la tailler. Nous voulons montrer que ce passage de dresser à
tailler n’est pas anecdotique, et s’inscrit dans un double mouvement, dans la pensée religieuse, de res-
pect des caractères centraux de Genèse 28, mais aussi de réinterprétation et d’évolution de ce récit
fondateur au service des croyances et des pratiques du christianisme.

1
Albert de Pury, Promesse divine et légende cultuelle dans liturgie de l’autel portatif dans l’Antiquité et au Moyen Âge,
le cycle de Jacob. Genèse 28 et les traditions patriarcales, 2 Turnhout, 2008 (Culture et société médiévales, 15), en part.
vol., Paris, 1975 ; et Hans Martin von Erffa, Ikonologie p. 53-58 et 85-118 ; mais aussi le Dictionnaire d’Archéologie
der Genesis. Die christlichen Bildthemen aus dem alten chrétienne et de Liturgie, « Dédicace des églises », t. 4, 1924,
Testament und ihre Quellen, 2 vol., Munich, 1989-1995, t. col. 374-405 ; le Dictionnaire de droit canonique, « Consé-
2, p. 271-297. crations », t. 4, 1949, col. 248-267 ; le Lexikon der christli-
2
Pour le texte du rituel, voir Le pontifical de la Curie romai- chen Ikonographie, « Kirchweihe », t. 2, 1970, col. 538-539 ;
ne du XIIIe siècle, texte latin, trad. et introd. par Monique et Thomas Lentes, « Terribilis est locus iste… Kirchweih-
Goullet, Guy Lobrichon et Eric Palazzo, Paris, 2004 Liturgie und Heiligkeit des Raumes », dans Représentations
(Sources liturgiques, 4), p. 200-241. Sur la consécration, voir et conceptions de l’espace dans la culture médiévale, Actes du
en particulier Didier Mehu (dir.), Mises en scène et mémoires colloque de Freiburg (2009), éd. par Tiziana Suarez-Nani
de la consécration de l’église dans l’Occident médiéval, actes et Martin Rohde, De Gruyter, Berlin-New York (Scrinium
du colloque d’Auxerre (2005), Turnhout, 2007 (Collection Friburgense), sous presse.
3
d’Études Médiévales de Nice, 7), dont une riche bibliogra- Christian Heck, L’échelle céleste dans l’art du Moyen
phie p. 365-380 ; les références données par Clemens Kosch, Âge. Une image de la quête du ciel, Paris, 1997 (Idées et
« Auswahlbibliographie zu Liturgie und Bildender Kunst/ Recherches) ; Eva-Maria Kaufmann, Jakobs Traum und der
Architektur im Mittelalter », dans Franz Kohlschein et Aufstieg des Menschen zu Gott. Das Thema des Himmelsleiter
Peter Wünsche (dir.), Heiliger Raum. Architektur, Kunst in der bildenden Kunst des Mittelalters, Tübingen et Berlin,
und Liturgie im mittelalterlichen Kathedralen und Stiftskir- 2006.
4
chen, Münster, 1998 (Liturgiewissenschaftliche Quellen Lexikon der christlichen Ikonographie, « Jakob », t. 2, 1970,
und Forschungen, 82), p. 243-377 (n° 1065-1095 pour les col. 373-375.
5
consécrations) ; Dominique Iogna-Prat, La Maison Dieu. au verset 17 : terribilis […] est locus iste.
6
Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. « Il prit la pierre [dont il avait fait son chevet] et la dressa
1200), Paris, 2006 (L’univers historique), p. 260-277 ; Eric pour monument ».
Palazzo, L’espace rituel et le sacré dans le christianisme. La

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 23-34
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100187

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christian heck

La résonance de ce texte dans les récits


postérieurs, les textes de spiritualité, les récits
hagiographiques, mais aussi les pratiques liturgi-
ques comme celles de la dévotion populaire,
montre en effet un premier mouvement d’affir-
mation et de respect des caractères centraux du
récit. Rappelons ce que dit Genèse 28 : cela ne se
passe pas n’importe où mais dans un lieu parti-
culier, Luz, qui est alors rebaptisé Bethel ; l’objet
sur lequel Jacob pose sa tête pour la nuit, avant
de l’oindre au matin, est une pierre brute  ; le
contact direct entre la tête du patriarche et la
pierre semble essentiel ; au matin, la pierre est
simplement redressée ; et elle fait l’objet d’une
onction, que l’on peut appeler une consécration
à condition de bien comprendre le geste comme
une offrande. En effet, l’onction de Jacob ne rend
pas le lieu sacré, mais reconnaît ce sacré qui était
présent, et antérieur à son acte, alors même qu’il
ne le savait pas 7.
Le monde médiéval est très attentif à plu-
sieurs éléments du texte. Ainsi, parce qu’à Béthel
la présence du sacré s’est manifestée par la vision
d’une échelle, ailleurs et plus tard, la vision de
l’échelle sera prise comme le signe du caractère
sacré d’un lieu. Rappelons quelques-unes des
fondations faites à la suite de la vision d’une
échelle céleste 8, ainsi pour le monastère de Wes-
sobrunn après un songe du duc Tassilon de Ba-
vière en 752  9, pour le monastère de Prüfening,
après un songe de l’évêque Otton de Bamberg en
1108 10, ou la vision de saint Bernard Tolomei de

Fig. 1 : Le Songe de saint Romuald et l’échelle des moines, Bolo-


gne, Pseudo-Jacopino di Francesco, première moitié du XIVe siècle
(Bologne, Pinacothèque).

7
Sur ce point, voir le caractère sans ambiguïté des versets latin baetylus, au XVIe siècle, voir De Pury, Promesse divine
16-17, et les analyses lumineuses et très documentées de (cf. note 1), p. 403.
8
De Pury, Promesse divine (cf. note 1), en particulier p. 417- Sur tous ces exemples, voir Christian Heck, « Du songe
419. Voir aussi Abram Smythe Palmer, Jacob at Bethel : the de Jacob aux visions de saints dans l’art médiéval : théo-
Vision – the Stone – the Anointing. An Essay in Comparative phanie et géographie sacrée », dans Vue et vision au Moyen
Religion, Londres, 1899 (Studies on Biblical Subjects, 2) ; sur Âge. II, Actes du colloque de Lausanne (1995), Micrologus,
les bétyles et pierres sacrées d’une façon générale, Mircea VI, 1998, p. 43-57 ; et idem, L’échelle céleste (cf. note 3), p.
Eliade, Traité d’histoire des religions, rééd., Paris, 1994, p. 214-216.
9
188-207 ; ainsi que, pour le judaïsme ancien, Harold Marcus Jörg Kastner, Historiae fundationum monasteriorum.
Wiener, The Altars of the Old Testament, Leipzig, 1927, p. Frühformen monastischer Institutionsgeschichtsschreibung
2-4, et Eugene D. Stockton, « Sacred pillars in the Bible », im Mittelalter, Munich, 1974, p. 116-119.
10
Australian Biblical Review, 20, 1972, p. 16-32. Pour la rela- Heidrun Stein, Die romanischen Wandmalereien in der
tion entre la racine sémitique bet-el ou bet-elohim, et le bai- Klosterkirche Prüfening, Ratisbonne, 1987, p. 12.
tylos grec, devenu bétyle en français, par l’intermédiaire du

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erexit lapidem in titulum. dresser ou tailler la pierre de béthel ?

Sienne, au Monte Oliveto, en 1318  11. Un autre exemple fort est celui des Camaldules qui, dans une
tradition apparue seulement au XIIe siècle, relient la fondation de leur ordre par saint Romuald, vers
1025, à la vision fondatrice, sur le site, d’une échelle dressée entre terre et ciel, et que montent des
moines vêtus de blanc 12. L’iconographie, en particulier dans la peinture italienne, témoigne du succès
de cet épisode (fig. 1) 13.
De la même manière, des récits et des pratiques témoignent de croyances médiévales en une
efficience du contact physique, en particulier de la tête du fidèle, avec la pierre ou l’autel, en un pro-
cessus absolument analogue à celui vécu par Jacob à Béthel. En nous limitant à quelques exemples,
nous citerons l’ange apparu en songe à Paldo, Taso et Tato, ayant « posé sous leurs têtes des pierres […]
comme le patriarche Jacob » 14 ; les visions et guérisons obtenues par ceux qui s’endorment au contact
de la pierre miraculeuse de la cathédrale du Puy 15 ; la vision de l’ascension de l’échelle céleste par saint
Dominique, par frère Guali, alors qu’il dort la tête appuyée sur le clocher du couvent 16 ; et la peinture
citée (fig. 1) montre bien Romuald, lors du songe fondateur, reposant sa tête contre ce qui est devenu
un autel.
Un petit groupe de représentations de l’épisode de Genèse 28, dans l’art du milieu ou de la
seconde moitié du XIIe siècle (fig. 2, 3, 4), nous permet de parler au contraire, à partir de l’onction, par
Jacob, de la pierre dressée au petit matin, d’une véritable distance par rapport au récit fondateur. L’épi-
sode y apparaît d’une manière non conforme au récit de Genèse 28, et comme adapté à sa réinterpré-
tation chrétienne, car on n’y voit plus une pierre unique et érigée, mais un ensemble de blocs taillés et
soigneusement assemblés. Une telle représentation ne s’écarte pas seulement des termes mêmes du
récit. Elle montre l’acte de Jacob en opposition avec les prescriptions de la tradition juive ancienne.
Dans le Code de l’Alliance, Dieu précise à Moïse, en Exode 20, 25 : « Si tu me fais un autel de pierres,
ne le bâtis pas de pierres taillées, car en le travaillant au ciseau, tu le profanerais » ; ce qu’évoque aussi
directement Deutéronome 27, 5-6 : « Tu édifieras pour Yahvé ton Dieu un autel, avec des pierres que
le fer n’aura pas travaillées. C’est de pierres brutes que tu édifieras l’autel… » 17.
Dans le traitement iconographique de Genèse 28, il faut d’abord signaler que la scène de
l’onction de la pierre n’est pas toujours présente, et que si un choix est fait entre les deux moments du
récit, c’est la vision de l’Echelle qui est retenue, ce qui confirme sa place centrale dans l’épisode. Lorsque
l’onction est incluse, la pierre ointe par Jacob peut être représentée conformément au récit. Ainsi, dans
la Paraphrase d’Aelfric, fameux manuscrit anglo-saxon du second quart du XIe siècle, c’est une énorme
pierre brute, tout à fait inégale dans son aspect naturel, et presque aussi haute que le patriarche  18.
Parfois, la pierre présente sous la tête de Jacob, pendant le songe, apparaît sous une forme géométrique
régulière, carrée ou rectangulaire, comme pour annoncer que son destin sera d’être érigée en autel.
C’est le cas au milieu du XIIe siècle dans le Psautier de Winchester  19, ou dans le Psautier de Munich,

11 17
Acta Sanctorum, Août IV, p. 478. Sur ces prescriptions, voir Saul M. Olyan, « Why an Altar
12
Acta Sanctorum, Février II, p. 102 ; Alberico Pagnani, of unfinished Stones ? Some Thoughts on Ex 20, 25 and Dtn
Vita di S. Romualdo abbate, fondatore dei Camaldolesi, 27, 5-6 », Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft,
Sassoferato, 1927, p. 310-322 ; Cécile Caby, « Du monastère 108, 1996, p. 161-171 ; et E. Palazzo, L’espace rituel (cf. note
à la cité. Le culte de saint Romuald au Moyen Âge », Revue 2), p. 59-62 et 111.
18
Mabillon, 6, 1995, p. 137-158, spécialement p. 139-144. Charles Reginald Dodwell et Peter Clemoes, The
13
George Kaftal et Fabio Bisogni, Saints in Italian Art. Old English illustrated Hexateuch. British Museum Cotton
Iconography of the Saints in the Painting of North East Italy, Claudius B.IV, Copenhague, 1974 (Early english Manuscripts
Florence, 1978, fig. 1181. in facsimile, 18), p. 26 et fol. 44. Le Songe de Jacob occupe
14
Chronicon Vulturnense del monaco Giovanni, éd. en pleine page le folio 43v, et l’Onction de la pierre, sur la
Vincenzo Federici, t. 1, Rome, 1925, p. 113. page voisine, en une scène à part mais quasiment jointive,
15
Géraud Bonnefoy, La cathédrale du Puy. Histoire et un rectangle en quart-de-page entouré de texte.
19
archéologie, Le Puy, 1903, p. 3-6 et 58-59. Londres, Brit. Lib., ms Cotton Nero C. IV, fol. 5 ; Francis
16
Jacques de Voragine, Légende dorée, éd. sous la dir. Wormald, The Winchester Psalter, Londres, 1973, p. 16,
d’Alain Boureau, Paris, 2004 (Bibl. de la Pléiade), p. 598. fig. 8 et 58.

25

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christian heck

Fig. 2 : Psautier mosan, fragment, vers 1160-1170 (Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichskabinett, Inv.
78 A 6), fol. 4v : Le songe de Jacob à Béthel et l’onction de la pierre (cl. Volker-H. Schneider).

26

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erexit lapidem in titulum. dresser ou tailler la pierre de béthel ?

réalisé à Oxford vers 1200-1210 20. Dans ces deux


œuvres, l’onction n’est pas représentée, et c’est
peut-être pour que la pierre du songe évoque le
second moment, absent, du récit, qu’on lui donne
cette forme symbolisant son usage futur.
Plus fréquemment, la pierre de l’onction
prend la forme d’un grand rectangle. On ne peut
guère placer dans ce groupe avec certitude la
peinture murale détruite de San Paolo fuori le
mura à Rome, car elle n’est connue que par un
dessin du XVIIe siècle 21, dont la fidélité à l’origi-
nal du Ve siècle ne peut être vérifiée. La pierre de
l’onction se présente par contre comme un bloc
régulier mais un peu confus dans la Grande Bible
de Lambeth, vers 1140-1150  22  ; elle forme un
grand bloc rectangulaire, comme vu en sil- Fig. 3 : Genèse de Millstatt, région de Salzbourg, fin du XIIe siècle
houette, dans la mosaïque de la chapelle palatine (Klagenfurt, Kärtner Landesarchiv, KLA, GV-HS 6/19) fol. 38r :
23
de Palerme, vers 1160-1170  , dans la Bible de Jacob oignant la pierre de Béthel.
24
Pampelune, vers 1195  , ou le Psautier de saint
Louis, vers 1260-1270 25 ; elle constitue un grand
parallélépipède vu en perspective dans la Bible Maciejowski, vers 1250 26. La mosaïque de la nef de la
cathédrale de Monreale, à la fin du XIIe siècle, ne peut être classée dans ce groupe, et on l’a justement
rattachée à un type très particulier 27.
Plusieurs œuvres du XIIe siècle font vraiment de la pierre ointe à Béthel un autel construit de
main d’homme. Sur ce que l’on appelle le Psautier mosan, fragmentaire, de Berlin (fig. 2), dans les

20
Munich, Bayerische Staatsbibl., ms Clm. 835, folio 13 ; Picturing Kingship. History and Painting in the Psalter of
Nigel Morgan, Early Gothic Manuscripts I, 1190-1250 (A Saint Louis. University Park (Pennsylvania), 2008, p. 88,
Survey of Manuscripts illuminated in the British Isles, 4, 170, 174 et pl. couleurs (non numérotée). Sur cette enlu-
1), Londres, 1982, n° 23 p. 68-72 ; reproduction dans The minure, voir aussi les remarques de Jean-Claude Schmitt,
Year 1200, catalogue d’exposition, New York, 1970, t. II, A « L’iconographie des rêves » [1989], repris dans Le corps des
background Survey, éd. par Florens Deuchler, fig. 173. images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris,
21
Kaufmann, Jakobs Traum (cf. note 3), p. 38 et fig. 3. 2002, p. 315.
22 26
Londres, Lambeth Palace Lib. ms 3, fol. 6  ; Walter New York, Pierpont Morgan Library, ms 638, folio
Cahn, La Bible romane, Fribourg, 1982, fig. 141 p. 181 4  ; Sidney C. Cockerell, Old Testament Miniatures. A
et notice 3 p. 261-262. Voir surtout Josef Riedmaier, Die Medieval Picture Book with 283 Paintings from the Creation
« Lambeth-Bibel ». Struktur und Bildaussage einer englischen to the Story of David, Londres, Phaidon, [1969], p. 38 et
Bibelhandschrift des 12. Jahrhunderts, Francfort, Peter Lang, ill. p. 39.
27
1994 (Europaïsche Hochschulschriften, XXVIII, 218), p. À Monreale, les trois pierres sous la tête de Jacob endormi
97-113. Dorothy M. Shepard, Introducing the Lambeth (Demus, The Mosaics (cf. note 23), p. 122, note 452 p. 170
Bible : a Study of Texts and Imagery, Turnhout, 2007, p. et fig. 108), correspondent à une légende rabbinique que
108-119, est beaucoup moins convaincante, et ses références Nordström a reliée avec pertinence aux trois ou quatre pier-
sont souvent très insuffisantes. res également visibles sous la tête de Jacob dans un ivoire de
23
Otto Demus, The Mosaics of Norman Sicily, Londres, Salerne, dans la Paraphrase d’Aelfric, ou dans la Bible d’Alba ;
1949, p. 45, note 183 p. 68, et fig. 36. Carl-Otto Nordström, « Rabbinic features in byzantine
24
Amiens, Bibl. mun., ms 108, folios 17v-18  ; François and catalan art », Cahiers Archéologiques, 15, 1965, p. 179-
Bucher, The Pamplona Bibles, New Haven et Londres, 205 ; Robert P. Bergmann, The Salerno Ivories. Ars sacra
1971, t. 1, p. 208, et t. 2, pl. 54-55. from Medieval Amalfi, Cambridge (Mass.) et Londres, 1980,
25
Paris, BnF, ms lat. 10.525, fol. 13v  ; Harvey Stahl, p. 38-39.

27

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christian heck

années 1160 28, la pierre sous la tête de Jacob est un bloc rectangulaire qui se distingue bien par sa cou-
leur rose 29. L’autel est fait d’un grand soubassement aux angles nets, de couleur bleue – qui porte l’ins-
cription bethel 30 – et d’une table nettement débordante, d’une teinte rose. C’est entre ces deux couleurs
que se répartissent, alternativement, la petite trentaine de blocs réguliers mais couchés sur le sol sous
les pieds du patriarche, comme pour suggérer le matériau préparé pour la construction de l’autel. Le
corps de Jacob rythme et relie doublement les temps du récit. Le patriarche endormi est en contact à la
fois avec la pierre de la nuit sous sa tête, et avec les blocs multiples en attente sous ses pieds au repos. Et
les pieds de Jacob cette fois engagé dans l’ascension du petit monticule, font la liaison entre le temps du
songe et le moment du rituel. Dans les deux épisodes, la pierre joue un rôle essentiel. Même si il est
commun de voir la tête de Jacob endormi proche de l’échelle, il est exceptionnel de placer la pierre
exactement sous la base de celle-ci 31. Et cette relation prend plus d’insistance encore par la bande on-
dulée, de couleur dorée, formant un fond derrière l’échelle, et exactement adaptée aux dimensions de la
pierre. Ce signe supplémentaire de la relation avec le ciel – qui double ce que l’échelle suffit à exprimer
sur les versions habituelles du thème – trouve un écho fort dans les trois rayons dorés qui descendent
de la nuée vers l’autel et l’auréole de Jacob réalisant l’onction. Nous reviendrons plus loin sur ce lien
fondamental entre Genèse 28 et le rituel de dédicace des églises, mais notre enluminure s’éclaire encore
plus si l’on cite la phrase prononcée par l’évêque à chaque onction de l’autel, « Seigneur, daigne consacrer
et sanctifier cette pierre par la présente onction… », pendant que le clergé chante l’antienne Erexit Jacob
lapidem in titulum…  32. Le Psautier mosan insiste à la fois sur la relation privilégiée entre Béthel et le
ciel pendant le songe, et sur la bénédiction accordée à l’autel érigé le matin. Enfin, la distinction très
nette opérée par l’enlumineur entre la base et la table de l’autel est parfaitement en accord avec le droit
canonique du christianisme qui accorde une attention spécifique à ces deux parties 33.
D’une qualité artistique bien plus modeste, le dessin de la Genèse de Millstatt, de la fin du XIIe
siècle (fig. 3), réinterprète lui aussi Genèse 28, et suit avec le même respect le droit canonique, pour

28
Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichskabinett, Inv. Saurma montre très justement que ce choix rapproche la
78 A 6, fol. 4v. Voir Elisabeth Klemm, Ein romanischer Vision de Bethel d’un Arbre de Jessé, et que cela situe sym-
Miniaturenzyklus aus dem Maasgebiet, Vienne, 1973 boliquement Jacob parmi les ancêtres du Christ.
32
(Wiener Kunstgeschichtliche Forschungen, 2), en part. p. Le pontifical (cf. note 2), p. 228-229.
33
44-45 ; et Mosaner Psalter-Fragment, Vollsändige Fakimile Dictionnaire de droit canonique, « Autel », t. 1, 1935, col.
- Ausgabe im Originalformat des Codex 78 A 6 aus dem 1456-1468, sp. col. 1459-1460. Pour l’autel comme table,
Kupferstichkabinett der Staatlichen Museen Preussischer voir Alfred Weckwerth, « Tisch und Altar », Zeitschrift
Kulturbesitz Berlin, 1, Fac-simile, 2. Kommentar-Band par für Religions- und Geistesgeschichte, XV, 1963, p. 209-244.
Hanns Swarzenski, Graz, 1974 (Codices selecti phototypice La bibliographie sur l’autel est immense. Voir en particulier
impressi, 50 et 50 *), en part. p. 13, et p. 21-22 pour la data- Palazzo, L’espace rituel (cf. note 2) ; Kosch, « Auswahlbi-
tion du manuscrit. bliographie » (cf. note 2), n° 282-388 ; mais aussi le Dic-
29
Pour une reproduction en couleurs, voir Mosaner tionnaire d’Archéologie chrétienne et de Liturgie, « Autel »,
Psalter-Fragment (cf. note 28) et Zimelien. Abendländische t. 1, 1907, col. 3155-3189  ; le Dictionnaire de Théologie
Handschriften des Mittelalters aus den Sammlungen der Catholique, « Autel », t. I, 2, Paris, 1931, col. 2575-2584 ;
Stiftung Preussischer Kulturbesitz Berlin, cat. d’exposition, Josef Braun, Der christliche Altar in seiner geschichtlichen
Berlin, 1975, p. 112, n° 59. Entwicklung, 2 vol., Münich, 1924 ; Jean Hubert, « Introïbo
30
Les textes présents en haut et en bas de la pleine page, ad altare », Revue de l’Art, 24, 1974, p. 9-21 ; Hortus Artium
et sur le phylactère tenu par Dieu, sont des reprises ou des Medievalium, 11, 2005 (important numéro thématique, The
paraphrases du texte biblique ; ils sont transcrits par Klemm, Altar from the Fourth to the Fifteenth Century) ; Jean-Pierre
Ein romanischer Miniaturenzyklus (cf. note 28), p. 44. Caillet, «L’arredo dell’altare », dans Paolo Piva (dir.), L’arte
31
Lieselotte Saurma-Jeltsch, Pietät und Prestige medievale nel contesto. 300-1300. Funzioni, iconografia,
im Spätmittelalter. Die Bilder in der Historienbibel der tecniche, Milan, 2006, p. 181-203 ; Pierre-Yves Le Pogam
Solothurner Familie vom Staal, Bâle, Schwabe Verlag, 2008 (dir.), Les premiers retables (XIIe - début du XVe siècle). Une
(Veröffentlichungen der Zentralbibliothek Solothurn, 30), mise en scène du sacré, catalogue d’exposition, Paris, Louvre,
p. 124-127, et pl. 20 et fig. 35, présente deux étonnants 2009 ; Justin E.A. Kroesen et Victor M. Schmidt (dir.),
exemples, dans des Bibles historiales illustrées par l’atelier The Altar and its Environment, 1150-1400, Turnhout, 2009
de Diebold Lauber vers 1420 (Dresde) et vers 1460 (Soleure) (Studies in the Visual Cultures of the Middle Ages, 4).
où l’échelle est directement posée sur le corps de Jacob. L.

28

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erexit lapidem in titulum. dresser ou tailler la pierre de béthel ?

lequel la table doit être d’une pierre unique, d’un seul morceau, alors que le soubassement peut réunir
des pierres maçonnées 34. Dans cette paraphrase poétique, en vieil allemand, du texte biblique 35, dont
une riche bibliographie, à la suite de Kurt Weitzmann 36, a situé les dessins dans l’orbe d’influence de
la Genèse de Cotton, l’onction de la pierre forme une composition propre, au bas du folio 38, mais qui
constitue un ensemble avec le Songe de Jacob, au bas du folio 37v 37. On ne distingue pas la pierre sous
la tête de Jacob endormi, et les trois blocs situés derrière lui dans la scène de l’onction n’ont pas de
rapport avec le texte rabbinique étudié par Nordström 38. Ces trois hautes pierres forment par contre
transition entre le songe et l’onction, et leur section presque carrée annonce le travail de construction
qui aboutit à l’autel, fait d’un appareil régulier de pierres de taille aux arêtes vives. La main de Dieu
bénissant ne correspond à aucun élément de Genèse 28, mais joue le même rôle que les rayons dorés
dans le Psautier mosan. Au sein d’une image narrative vétérotestamentaire, elle participe à l’expression
de son exégèse médiévale, en faisant là aussi de la stèle de Béthel le modèle de l’autel chrétien, que Dieu
est appelé à bénir au moment de sa consécration.
Provenant de la même région que la Genèse de Millstatt, un somptueux manuscrit, l’Antipho-
naire de Salzbourg, du milieu du XIIe siècle (fig. 4), associe à l’antienne Terribilis est locus iste (Genèse
28, 17) un très grand dessin au trait, d’une exécution magistrale, rehaussé de couleurs pour les deux
zones du fond en aplat, et de rares rehauts  39. La pierre sous la tête de Jacob, partiellement visible,
semble rectangulaire. L’autel de l’onction ne présente pas une table posée sur le soubassement, mais sa
construction est extrêmement soignée, parfaitement appareillée, en un blocage de moellons entre deux
parements de pierres de taille aux joints rectilignes, à propos desquels on doit rappeler le symbolisme
de ces matériaux respectifs tel qu’il est défini, au siècle suivant, dans le Rational des divins offices 40.

34 38
Dictionnaire de droit canonique, « Autel », op. cit., col. Voir notre note 27.
39
1460-1461. Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, Codex S.N.
35
Le texte est édité par Joseph Diemer, éd., Genesis und 2700, page 395. Voir Georg Swarzenski, Die Salzburger
Exodus nach der milstäter Handschrift, 2 vol., Vienne, 1862, Malerei von den ersten Anfängen bis zur Blütezeit des roma-
voir p. 53-54 pour les deux folios qui nous concernent. Sur nischen Stils, 2 vol., Leipzig, 1908-1913, p. 108-127 et fig.
ce manuscrit, voir en particulier Hella Voss, Studien zur 315-359 ; Das Antiphonar von St. Peter. Vollständige Faksi-
illustrierten Millstätter Genesis, Munich, 1962 (Münchener mile-Ausgabe im Originalformat des Codex Vindobonensis
Texte und Untersuchungen zur deutschen Literatur des Series nova 2700 der Osterreichischen Nationalbibliothek,
Mittelalters, 4) ; Alfred Kracher, Millstätter Genesis und Graz (Codices selecti phototypice impressi, XXI), t. 1, Fak-
Physiologus Handschrift, Faksimile, Graz, 1967 (Codices simile, 1969, t. 2, Kommentarband par Franz Unterkir-
selecti phototypice impressi, X) ; Herbert Kessler, « Hic cher et Otto Demus, 1974, p. 239-240 ; Charles Reginald
homo formatur : the Genesis Frontispieces of the carolingian Dodwell, The pictorial arts of the West, 800-1200, New
Bibles », Art Bulletin, 53, 1971, p. 143-160, spécialement Haven et Londres, 1993 (Pelican History of Art), p. 300.
p. 146 et note 10 ; Cahn, La Bible romane, (cf. note 22), Pour les antiennes [In dedicatione ecclesie] illustrées par
p. 89-90. notre dessin, voir Stefan Engels, Das Antiphonar von St.
36
Kurt Weitzmann, Illustrations in Roll and Codex. A Study Peter in Salzburg : Cod. ÖNB Ser. nov. 2700 (12. Jahrhun-
of the Origin and Method of Text Illustration, Princeton, dert), Paderborn, 1994 (Beiträge zur Geschichte der Kir-
rééd., 1970 (Studies in Manuscript Illumination, 2), p. 140 chenmusik, 2), p. 57.
40
et 188-189. Voir aussi Rosalie Green, « The Adam and Eve Pour Guillaume Durand, dans le Rational des divins
cycle in the Hortus Deliciarum », dans Late Classical and offices, Premier livre, I, 8, « les pierres plus grosses que les
Mediaeval Studies in Honor of Albert Mathias Friend, Jr, éd. autres […] que l’on place au-dehors de l’édifice et entre
par Kurt Weitzmann, Princeton, 1955, p. 340-347. lesquelles on met les pierres qui sont plus petites, repré-
37
Pour une reproduction du Songe de Jacob du folio 37v, sentent les hommes plus parfaits que les autres et qui, par
voir entre autres Kracher, Millstätter Genesis (cf. note leurs mérites et leurs prières, retiennent leurs frères plus
35), pl. en couleurs dans le vol. de comm. ; Bergmann, faibles dans la sainte Église », trad. selon l’éd. Barthélémy,
The Salerno Ivories (cf. note 27), fig. 90 ; ainsi que Rosalie Paris, 1854, t. I, p. 17. Sur le symbolisme des matériaux de
Green, Michael Evans, Christine Bischoff, Kenneth Levy, l’autel et de l’église, voir Bénédicte Palazzo-Bertholon
Herrad of Hohenbourg Hortus Deliciarum, Londres-Leyde et Eric Palazzo, « Archéologie et liturgie. L’exemple de
1979, t. 1, p. 111 et fig. 49, qui montre la proximité de ce la dédicace de l’église et de la consécration de l’autel (1) »,
dessin avec le traitement du même thème dans le Hortus Bulletin Monumental, 159, 2001, p. 305-316, spécialement
Deliciarum (folio 36v). p. 314-315.

29

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christian heck

Fig. 4 : Antiphonaire de Saint-Pierre de Salzbourg, Salzbourg, milieu du XIIe siècle (Vienne, Österreichische
Nationalbibliothek, Codex ser. nov. 2700), p. 395 : Le songe de Jacob et l’onction de la pierre.

30

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erexit lapidem in titulum. dresser ou tailler la pierre de béthel ?

Bien au-delà des œuvres qui donnaient une forme générale carrée ou rectangulaire à la pierre
du songe ou à sa reprise dans l’onction, ces représentations de Genèse 28, dans leur insistance sur une
construction appareillée de blocs réguliers, sont à l’opposé des prescriptions d’Exode 20 et Deutéro-
nome 27, qui écartent toute pierre taillée, ou touchée par un outil de fer, pour la construction de l’autel.
Dans les termes retenus pour la Vulgate pour la transformation de la pierre de Béthel en une stèle ou
un autel, le passage de lapidem à titulum exprime bien cette réinterprétation. Dans le latin médiéval,
titulus peut se traduire par monument, mais aussi par église, autel, sanctuaire, dédicace 41.
La distance qu’établissent clairement ces images du XIIe siècle entre la représentation de la
pierre ointe par Jacob, et le récit fondateur, s’inscrit dans un vaste système rituel, exégétique et sym-
bolique, de christianisation de Genèse 28, dont la consécration des églises est la meilleure expression 42.
Le rite modifie profondément la nature de l’épisode vétérotestamentaire, tout en s’y référant directe-
ment, ainsi dans la répétition de l’antienne Erexit Jacob lapidem in titulum…, citée plus haut. Dans le
christianisme il ne s’agit plus de l’érection d’une pierre non touchée par l’homme, mais d’une construc-
tion, d’un travail de maçon, et fait de pierres taillées. Le sacré y est présent non de manière préalable
et par une vertu mystérieuse, mais appelé par la double action des hommes : celle de ceux dont les
actes les ont amenés à la sainteté, et celle de l’Église qui scelle leurs reliques dans la table d’autel. Le
sacré n’est donc plus nécessairement lié à un endroit particulier, et peut habiter tous les nouveaux lieux
ainsi investis. Le lien à Béthel reste toutefois clairement affirmé, et nous ne pourrons qu’évoquer briè-
vement ici ce dossier immense. D’Aphraate, au IVe siècle, parlant de l’onction originelle, « Cela encore,
notre père Jacob le faisait d’avance, en mystère des pierres qui recevraient l’onction » 43, à Hildegarde
de Bingen, toujours à propos de Genèse 28, Quod in facto Jacob praefigurabatur dedicatio ecclesiae 44,
les textes sont nombreux, et en accord avec les antiennes, nourries des versets de Genèse 28, qui ryth-
ment la cérémonie de la consécration 45. Cet ancrage du sanctuaire médiéval dans le récit de Genèse
28 se voit dans bien d’autres indices, de la représentation de l’Echelle de Jacob, comme type vétérotes-
tamentaire, entourant la Crucifixion de la patène de Tremessen (XIIIe siècle) 46, aux formules telles que
domus Dei et porta coeli (Genèse 28, 17) présentes dans l’épigraphie des églises  47, l’édifice chrétien
devenant ainsi « porte du ciel » 48, ce que réalise de façon spectaculaire l’église d’Erwitte en Westphalie,
vers 1170-1180. Les deux colonnes qui y supportent l’arc d’entrée du chœur sont recouvertes chacune
d’une échelle de Jacob, en bas-relief, sur laquelle circulent les anges, faisant du sanctuaire, à l’image de
Béthel, une nouvelle « maison de Dieu et porte des cieux » 49.
Cette réinterprétation chrétienne de Genèse 28 s’exprime également dans le symbolisme que
l’on attache à la pierre dressée à Béthel, et dont on ne peut, là aussi, rendre compte que rapidement
dans ces lignes. Au-delà du thème de la pierre angulaire, la pierre ointe par Jacob d’une part n’est plus

41
Jan Frederik Niermeyer, Mediae latinitatis lexicon 44, fig. 156.
47
minus, Lexique latin médiéval-français/anglais, Leyde-New Cécile Treffort, « Une consécration « à la lettre ». Place,
York-Cologne, rééd. 1997, notice titulus, p. 1029-1031. rôle et autorité des textes inscrits dans la sacralisation de
42
Voir les références dans notre note 2. Voir aussi Michel l’église  », dans Mehu (dir.), Mises en scène (cf. note 2),
Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des p. 219-251, spécialement p. 242. Pour l’église porta coeli,
morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005 (Collection his- voir aussi les exemples, mais moins clairs, dans Calvin B.
torique), p. 67-69. Kendall, The Allegory of the Church. Romanesque Portals
43
Aphraate, Les exposés, 4, 5 ; éd. par Marie-Joseph Pierre, and their Verse Inscriptions, Toronto-Buffalo-Londres, 1998,
t. 1, Paris, 1988 (Sources Chrétiennes, 349), p. 298. p. 110-111.
44 48
Scivias, Troisième livre, Vision 5, § 21 ; Hildegarde de Michele Bacci, Lo spazio dell’anima. Vita di una chiesa
Bingen, Scivias, éd. par Aldegundis Führkötter et Angela medievale, Laterza, Roma-Bari, 2005, p. 3-7.
49
Carlevaris, Turnhout, 1978, t. 1, p. 423-424 (CCCM, Hans Holländer, « Über die Bedeutung der Jakobsleitern
43A). von Erwitte », dans Das Werk des Künstlers. Studien zur
45
Le pontifical (cf. note 2), p. 228-229. Ikonographie und Formgeschichte Hubert Schrade zum 60.
46
Joseph Braun, Das christliche Altargerät in seinem Sein Geburtstag dargebracht, éd. Hans Fegers, Stuttgart, 1960,
und in seiner Entwicklung, Münich, 1932, p. 238-239 et pl. p. 101-107.

31

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christian heck

Fig. 5 : Jean de Mandeville, Voyages, vers 1410-1412 (Paris, BnF, ms fr. 2810, Livre des merveilles), fol. 161v :
L’Echelle de Jacob et l’arche d’alliance.

à Béthel même, d’autre part est directement associée au Christ. À partir du XIe siècle, de nombreux
textes témoignent de la croyance des Latins dans la tradition juive selon laquelle la pierre de Béthel
aurait été transportée à Jérusalem, dans le Temple 50. C’est sur elle que se seraient déroulés de multiples
épisodes, en particulier de la vie de la Vierge et du Christ51. Dans ses Voyages, vers 1355, Jean de Man-
deville précise que c’est sur elle qu’était posée l’arche d’alliance, et l’enluminure du Maître de Boucicaut
(fig. 5) 52, qui illustre son récit, fait de cette dernière le modèle formel de l’autel chrétien, en accord avec
la belle formule d’Honorius Augustodunensis 53. Mais la pierre de Béthel peut d’autant mieux préfigu-
rer l’autel chrétien qu’elle est identifiée au Christ dans de nombreux textes, de saint Augustin à Prosper,
Hildegarde de Bingen ou Guillaume Durand 54. Et dans la Bible moralisée, « Jacob qui s’endormit sur

50 53
Carole Herselle Krinsky, «  Representations of the […] templum maximo cultu dedicavit [Salomon], et arcam
Temple of Jerusalem before 1500 », Journal of the Warburg in eo locavit. Quod quia utrumque Ecclesiam praefiguravit,
and Courtauld Institutes, 33, 1970, p. 5-6. Nous ne parlerons secundam formam utriusque populus christianus ecclesias for-
pas ici de la légende selon laquelle la pierre de Béthel, passée mavit, dans le Gemma animae, col. 584, cité par Lauwers,
par l’Ecosse, est à Londres, sous le trône royal à Westminster, Naissance du cimetière (cf. note 42), p. 72 et note 58 p. 290. Voir
à partir de 1296 ; c’est une tout autre histoire ! Voir Erffa, aussi Erffa, Ikonologie der Genesis (cf. note 1), p. 295-296.
54
Ikonologie der Genesis (cf. note 1), p. 281. L’Echelle céleste (cf. note 3), p. 213. Par ailleurs, sur la
51
Mandeville’s Travels. Texts and translations, éd. M. Letts, pierre angulaire, voir Gerhart B. Ladner, « The symbo-
t. 2, Londres, 1953, p. 274-275. lism of the Biblical corner stone in the mediaeval West »,
52
Paris, BnF, ms fr. 2810, folio 161v ; François Avril et Mediaeval Studies, 4, 1942, p. 43-60, repris dans le recueil de
Nicole Reynaud, Les manuscrits à peintures en France 1440- l’auteur, Images and Ideas in the Middle Ages. Selected Studies
1520, catalogue d’exposition, Paris, Bibl. Nationale, 1993, in History and Art, vol. 1, Rome, 1983 (Storia e Letteratura.
n° 1 p. 19. Raccolta di Studi e Testi, 155), p. 171-196.

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erexit lapidem in titulum. dresser ou tailler la pierre de béthel ?

la pierre signifie saint Jean l’Evangéliste qui s’endormit sur Jésus-Christ »  55, ce que l’on retrouve de
manière encore plus précise dans la Biblia Pauperum 56 .
Les œuvres reproduites, et qui font de l’autel de l’onction, au contraire de Genèse 28, un en-
semble construit, et avec un matériau taillé par l’homme, s’inscrivent aussi dans un contexte intellectuel
et culturel, religieux et social, spécifique. Pour le christianisme médiéval, certains lieux sont sacrés
(Bethel, les autres lieux de visions d’échelles…), mais en même temps la consécration des lieux de culte
dépend de l’homme. C’est un paradoxe, mais qui donne une dimension de dignité particulière à l’édi-
fication des églises, et exalte le travail des hommes au service de Dieu. L’affirmation de l’importance
de la construction de l’autel, dans nos images, est le témoin fort d’un choix volontairement opposé à
celui proposé dans les préceptes vétérotestamentaires. Une telle spiritualité se fonde sur une théologie
de l’Incarnation, nourrie d’une croyance en l’action de l’homme sur les choses ; et sur une théologie
du visible, dont le cœur remonte à saint Paul, dans le verset fameux de Romains 1, 20. Mais si cette
expression est si nette dans des images du XIIe siècle, c’est que ce mouvement est le fruit d’une longue
évolution de la pensée de l’ecclesia.
On connaît mieux aujourd’hui comment on est passé, après l’Antiquité tardive, d’une concep-
tion dans laquelle c’est la communauté des fidèles qui est sainte, et non l’espace matériel de sa réunion,
à la notion de la sacralisation des lieux en tant que tels  57. Alors que saint Augustin insistait sur la
distinction entre les pierres spirituelles et les pierres de construction, le caractère métaphorique du
bâtiment église, et son absence de valeur intrinsèque, s’effacent peu à peu, comme l’a montré Claire
Sotinel, au profit de sa reconnaissance comme lieu religieusement privilégié  58. Nos enluminures se
comprennent mieux si l’on sait que les XIe et XIIe siècles sont une nouvelle étape dans ce processus.
C’est bien à partir de cette période, selon les claires analyses de Michel Lauwers, que les exégètes en-
visagent les lieux de culte bibliques dans toute leur matérialité, comme des « antécédents bien concrets
de l’architecture monumentale du Moyen Âge », et s’opposent à l’idée, chère aux anciens Pères, selon
laquelle « l’Église ne consiste pas en murs » – Ecclesia non in parietibus consistit, et au moment où pour
les juristes également, la notion d’ecclesia renvoie avant tout à un locus matériel, délimité par des
« murs » 59. Comme l’a montré Dominique Iogna-Prat, c’est aussi face à la position des mouvements
hétérodoxes qui se refusent à localiser Dieu dans un bâtiment fait de pierres et de murs, que pour les
clercs de la réforme grégorienne, à la même époque, « pour être de l’Église, il convient d’être dans
l’église », dans son sens le plus matériel 60.
Cette christianisation de l’érection de l’autel de Genèse 28, qui conserve bien du récit fondateur
le terme erigere, mais en transforme le sens, en comprenant « dresser » comme le fait de « tailler »,
inscrit cette réinterprétation avec tant de force dans la culture et les pratiques, que le langage finira par
superposer les deux termes, et que dans le vocabulaire même du maçon et de l’architecte, jusqu’à
aujourd’hui, « dresser une pierre » signifie le fait de la tailler  61. Nous n’en avons pas trouvé la trace

55
Bible Moralisée. Codex Vindobonensis 2554. Vienna, et 86-88.
60
Österreichische Nationalbibliothek, éd. Gerald B. Guest, Dominique Iogna-Prat, « L’église, « maison de consé-
Londres, 1995, p. 60. La même moralisation est présente cration » et bâtiment d’exception dans le paysage social »,
dans la Bible moralisée de Jean le Bon et dans celle de dans Mehu (dir.), Mises en scène (cf. note 2), p. 347-363.
Philippe le Hardi. Voir aussi, du même, La Maison Dieu (cf. note 2), p. 317-
56
Biblia Pauperum, .t. ; voir Avril Henry, Biblia Pauperum. 361.
61
A facsimile and edition, Aldershot, 1987, p. 124, 126 et Jean-Marie Perouse de Montclos, Architecture.
158. Méthode et vocabulaire, 2 vol., Paris, 1972 (Inventaire
57
Robert A. Markus, « How on Earth Could Places Become Général…, Principes d’analyse scientifique), t. 1, col. 50 ;
Holy ? Origins of the Christian Idea of Holy Places », Journal Pierre Noël, Technologie de la pierre de taille, Paris, rééd.,
of Early Christian Studies, 2, 1994, p. 257-271. 1994, p. 135. Le même sens est présent dans le Grand
58
Claire Sotinel, « Les lieux de culte chrétien et le sacré Dictionnaire Encyclopédique Larousse, t. 4, Paris, 1983  :
dans l’Antiquité tardive », Revue de l’histoire des religions, « Dresser une pierre, la tailler de façon à aplanir une ou
222, 2005, p. 411-434. plusieurs de ses faces ».
59
Lauwers, Naissance du cimetière (cf. note 42), p. 71-73

33

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christian heck

dans les termes du français médiéval 62, ni pour la langue du seizième siècle 63, mais le sens est présent
dans le Dictionnaire universel de Furetière 64, en 1727, et qui enregistre ce qu’avaient noté un peu plus
tôt les ouvrages spécialisés. À la suite de ce que l’on trouve chez Félibien  65 en 1676, la définition de
D’Aviler, dans son Cours d’architecture, en 1691, est claire : « Dresser une pierre, c’est l’équarrir et rendre
ses parements et ses faces opposées parallèles » 66. On suit cet usage du terme au siècle suivant, chez
Frézier en 1737, Roland Le Virloys en 1770, puis dans l’Encyclopédie méthodique peu après 67, et nous
ne citerons que Quatremère de Quincy 68, en 1832, ou Chabat, en 1875 69, pour les périodes plus récen-
tes.
Ainsi, la formule retenue par ces enluminures romanes, qui ne présentent plus une pierre re-
dressée – qui aurait été en conformité avec Genèse 28 et avec les prescriptions juives –, mais en font
un autel construit de pierres taillées, n’est pas anecdotique. Ce choix, véritable appropriation chrétienne
du texte vétérotestamentaire, est en plein accord avec une spiritualité qui a pris ses distances avec les
positions d’Augustin, qui opposait les pierres spirituelles aux pierres de construction, comme avec la
sentence des Pères, Ecclesia non in parietibus consistit. Enfin, de telles œuvres expriment aussi un trait
majeur de la création artistique d’une époque qu’Éliane Vergnolle a si justement définie en évoquant
les débuts puis le « triomphe de la pierre taillée » 70.

62
Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue
française du IXe au XVe siècle, 10 vol., Paris, 1880-1902. 398 ; Charles-François Roland le Virloys, Dictionnaire
63
Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du d’architecture civile, militaire…, t. 1, Paris, p. 509  ;
seizième siècle, 7 vol., Paris, 1925-1934. Encyclopédie méthodique. Arts et métiers mécaniques, t. 8,
64
Antoine Furetiere, Dictionnaire universel, t. 1, La Haye, Paris, 1782, p. 59.
68
1727 (non paginé). Antoine-Chrysostome Quatremere de Quincy,
65
André Felibien, Des principes de l’architecture, de la pein- Dictionnaire historique d’architecture, t. 1, Paris, 1832, p.
ture et des autres arts qui en dépendent, Paris, 1676, p. 563. 549.
66 69
Augustin-Charles D’Aviler, Cours d’architecture…, Pierre Chabat, Dictionnaire des termes employés dans la
Paris, 1691, p. 88. construction, Paris, 1875, t. 1, p. 441.
67 70
Amédée-François Frezier, La théorie et la pratique Éliane Vergnolle, L’art roman en France. Architecture-
de la coupe des pierres…, t. 1, Paris-Strasbourg, 1737, p. sculpture-peinture, Paris, 1994, p. 75 et 146.

34

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Stone construction and monastic ideals :
from Jotsald of Cluny to Peter the Chanter
Alexandra Gajewski 1

The Verbum abbreviatum, chief literary work of Peter the Chanter (d. 1197), master of theology
in Paris and chanter of Notre-Dame Cathedral, contains a blistering attack on superfluous building.
Among Peter’s various examples of Old Testament and early Christian figures who had preferred
austere habitations, he also mentions his late contemporary, the Cistercian abbot Bernard of Clairvaux
(d. 1153). In the shorter version of the text, Peter describes how the saintly man once cried when he
beheld a group of simple thatched cottages belonging to shepherds because they reminded him of the
first huts of the Cistercian monks. This was before the Order began building – in Peter’s words – starry
palaces with walls and caught what he calls the building bug (morbo aedificandi).2
Little more than 100 years earlier, Jotsald, hagiographer of Abbot Odilo of Cluny (999-1049),
began by praising the inner virtues of the late abbot and then paid tribute to his material achievements,
celebrating Odilo as a builder of churches and great patron of Cluny. Just as Augustus had found Rome
in brick and left it in marble, so Odilo had found Cluny in wood and left it in marble.3 In just over a
century, expectations of how the most rigorous monastic order of its day should build, with what kind
of materials and to what size, had changed dramatically. This paper proposes to look afresh at the
question how stone construction, once considered the glory of an abbot’s life came to be regarded as
the source of another abbot’s regret.
In the third of his Five Books of Histories Raoul Glaber, writing in the late 1030s, famously
describes the “white mantle of churches” which he witnessed clothing the world in the third year of
the new millennium. After all the calamities that had befallen the world at that time, the reconstruc-
tion of churches was a sign of comfort and hope for the monk-chronicler. He adds enthusiastically
that many of the cathedrals, monasteries and parish churches that were renewed had been in good

1
Acknowledgements: I am indebted to Paul Crossley who & Paul Deschamps, Recueil de textes relatifs à l’histoire de
has generously shared his ideas on the subject with me and l’architecture (first published 1911), Paris, 1995.
3
read a draft of the paper. I have also greatly profited from Jotsald, Vita Sancti Odilonis, lib. I, cap. 13, in PL, 142,
discussions on various matters relating to the subject with col. 907-908: “Tota enim cerneres in illo exempla virtutum.
Kathleen Doyle, Stuart Harrison, Zoë Opačić and Andreas […] Et praeter haec interiora, fuerint in eo extrinsecus glo-
Puth. Finally, I would like to thank Yves Gallet for editing riosa studia in aedificiis sanctorum locorum construendis,
this paper. renovandis, et ornamentis undecunque acquirendis. Demon-
2
Peter the Chanter, Verbum Abbreviatum, cap. 86 (the strat hoc Cluniacus suus principalis locus, in cunctis aedificiis
short version) in PL, 205, col. 257C-D: “Item : Exemplum interius et exterius, praeter parietes ecclesiae, ab ipso studiose
sancti Bernardi flentis eo quod videret tuguriola pastorum renovatus. […] De quo solitus erat gloriari, ut jucundi erat
tecta culmo, similia casulis pristinis Cisterciensium tunc habitus, invenisse se ligneum et relinquere marmoreum, ad
habitare incipientium in palatiis stellatis et muratis. Sed et exemplum Octaviani Caesaris, quem describunt historiae
pro hoc morbo aedificandi saepe ipsi religiosi, sicut et alii, Romam invenisse lateritiam et relinquere marmoream.”
instrumento suae offensionis puniuntur.” See also John W. The classical reference is to Suetonius, De Vita Caesarum
Baldwin, Masters, Princes and Merchants, The Social Views – Divus Augustus, 28. It was also used in the Vita of Abbot
of Peter the Chanter & his Circle, 2 vols., New Jersey, 1970, Gauzlin (1005-1029) from around 1040, see Andrew of
I, p. 14-15 (for a discussion of the different versions of the Fleury, Vita Gauzlini, lib. II, §65e, in Vie de Gauzlin, abbé
Verbum Abbreviatum), II, p. 183 note 28 (for the above pas- de Fleury, ed. and translated Robert-Henri Bautier & Gil-
sage in the longer version of the text). An invaluable source lette Labory (Sources d’Histoire Médiévale, 2), Paris, 1969,
for the preparation of this essay has been Victor Mortet p. 134-135.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 35-52
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100188

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alexandra gajewski

order but that Christian nations were vying to outdo each other in the splendour of their construc-
tions.4
The enthusiasm for sumptuous stone construction conveyed by Raoul Glaber’s poetic evoca-
tion of the transformation in ecclesiastical building that took place after the year 1000 is also met in
other sources from the period. For example, Abbot Gauzlin of Saint-Benoît-sur-Loire (1004-1030) is
lauded by Andrew, the author of his Vita written c. 1042, for having built the porch tower in ashlar
stone.5 When asked what type of work he had commanded, the abbot exclaimed that he wanted to
build a work that might be an example to all of Gallia.6
According to contemporary Benedictine practices, Abbot Gauzlin and Raoul Glaber had no
reason to feel that these buildings in any way belied or distorted their monastic ideals. Of course, there
were models for a more ascetic monasticism among the heroic lives of saints. According to Athansius’
(d.373) Vita of Antony (c.251-356), the young man was converted by hearing the Gospel message “go and
sell that thou hast and give to the poor” (Mt 19:21),7 but, as Giles Constable points out, medieval theolo-
gians and moralists interpreted poverty in the sense of Mathew’s “Blessed are the poor in spirit” (5:3)
rather than Luke’s “Blessed are the poor” (6:20).8 And although some of the fathers of monasticism, such
as Benedict (c.480-550) or Martin of Tours (d.397), had renounced the world and embraced total poverty,
the strict self-discipline of these spiritual athletes was never emulated by all monks.9 Most importantly,
while Benedict’s Rule admonished the monks not to own any personal possessions, nonetheless, nothing
in the Rule suggested an expectation of absolute poverty for the whole of the community.10
Moreover, in constructing sizeable and costly buildings, an abbot like Gauzlin could rely on
the approval of the abbey’s benefactors, whose endowments and donations were needed to finance the
projects.11 Throughout the eleventh century, monasteries were developing increasingly close and va-

4
Raoul Glaber, Historiarum libri quinque, lib. III, cap. 4, sur-Loire et la sculpture du XIe siècle, Paris, 1985, p. 18; and
§13, in Rodulfus Glaber Opera, ed. and translated John Vergnolle, L’art roman en France (see note 4), p. 88-90.
7
France, Neithard Bulst & Paul Reynolds (Oxford Medi- Athanasius, Vita Antonii, in Athanase d’Alexandrie, Vie
eval Texts), Oxford, 2002, p. 114-117: “Igitur infra supradic- d’Antoine, ed. and translated Gerhardus J. M. Bartelink
tum millesimum tercio iam fere imminente anno, contigit in (Sources chrétiennes, 400), Paris, 1994, p. 132-133.
8
uniuerso pene terrarum orbe, precipue tamen in Italia et in Giles Constable, The Reformation of the Twelfth Century
Galliis, innouari ęcclesiarum basilicas, licet plereque decenter (first published 1996), Cambridge, 2002, p. 148.
9
locate minime indiguissent, emulabatur tamen queque gens See Marilyn Dunn, The Emergence of Monasticism, From
christicolarum adversus alteram decentiore frui. Erat enim the Desert Fathers to the Early Middle Ages, Oxford, 2000,
instar ac si mundus ipse excutiendo semet, reiecta uetustate, p. 59-64.
10
passim candidam ecclessiarum uestem indueret.” For the The Rule discusses the poor as a distinct group that
date of the third book, see France, Bulst & Reynolds, might need the assistance of the monks, but only envisages
Rodulfus Glaber, p. xxxiv-xlv. For the architecture around exceptional circumstances in which the monks themselves
the time of the millennium see Éliane Vergnolle, L’art might experience poverty and be short of wine or servants
roman en France, Paris, 1994, p. 51-75. to bring in the harvest. See Benedict’s Rule, A Translation
5
See Éliane Vergnolle, “La pierre de taille dans and Commentary, ed. Terrence G. Kardong, Collegeville
l’architecture religieuse de la première moitié du XIe siècle”, (MN), 1996, p. 79 (RB IV:14), p. 327 (RB XL:8), p. 381 (RB
in Bulletin Monumental, 154, 1996, p. 229-234. XLVIII:7), p. 555 (RB LXVI:3), see also the commentary
6
Andrew of Fleury, Vita Gauzlini (see note 3), lib.I, §44a, p. 84, 388, 557-558. Personal possession for the monks,
p. 80-81: “Porro, Gauzlinus abbas, nobilitatem generis probi- however, was considered unacceptable, ibidem, p. 436 (RB
tatis exornans titulis, turrim ex quadris lapidibus construere LIV). See also Marcel Pacaut, “La notion de pauvreté dans
statuit ad occidentalem plagam ipsius monasterii, quos navi- la règle de saint Benoît”, in Economies et Sociétés au Moyen
gio devehi fecerat a Nevernensi territorio. Hunc etiam benig- Âge. Mélanges offerts à Edouard Perroy, Paris, 1973, p. 626-
nissimum cum princeps interrogasset artificum quodnam 633.
11
opus juberet adgrediendum: ‘Tale, inquit, quod omni Gallie Colin Morris, The Papal Monarchy, The Western Church
sit in exemplum.’” Bautier & Labory, Vie de Gauzlin (see from 1050-1250, Oxford, 1989, p. 57-64; Janet E. Burton,
note 3), p. 206 (under artifex), suggest that the benignis- Monastic and Religious Orders in Britain 1000-1300, Cam-
simus artifex is Abbot Gauzlin himself. For the date of the bridge, 1994, chapter 11, “The monastic economy”, p. 233-
Vita Gauzlini, see ibidem, p. 11-13. For Gauzlin’s tower see 263.
ibidem, p. 80-81 note 3, Éliane Vergnolle, Saint-Benoît-

36

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stone construction and monastic ideals

ried forms of association with the lay nobility, mostly to the mutual benefit of both groups.12 Church
reform, by insisting on a clearer distinction between laity, clerics and cenobites, and by emphasising
the virtue of monastic celibacy and the concomitant withdrawal from the world, was giving monks
and their institutions a clearer definition of their role, their place, and of the central importance of
their intercession.13 The most successful among the monastic communities could command the respect
of barons and nobles willing to show themselves generous in return for prayers, the commemoration
of their families, the burial of their bodies and, thus, the recognition of their family’s status.14 As Ri-
chard Southern remarked, these patrons “would have thought it a poor reward for their munificence
if they had found marks of poverty in the buildings, dress or equipment of the monks”.15 Southern
perceptively mentioned buildings, dress as well as equipment to suggest that patronal expectations
concerned every detail of the monastic way of life. Nonetheless, the complex web of affinities that
linked the monastery to a patron was perhaps most clearly emblematized by the abbey church: its
construction might have been supported by his donations and it might house the tombs or memorials
of his ancestors and of himself.16 At the same time, the church building was also the spiritual centre of
the abbey and it was here that the opus dei took place. Thus, as far as churches were concerned, archi-
tectural ostentation was considered an indication of the abbeys’ spiritual prosperity.17
The principal texts that discuss monastic building projects, chronicles and abbots’ Vitae, usu-
ally celebrate the patron-abbot as an ideal representative of his kind, and the community as the bene-
ficiaries. They also describe a variety of motivations for building, some of which could be interpreted
as containing an element of defence or apology. For example, abbots known as great builders are fre-
quently likened to King Solomon.18 The analogy served to exalt the abbot’s wisdom, leadership and

12 14
See especially Richard W. Southern, Western Society See Otto G. Oexle, “Die Gegenwart der Toten”, in Death
and the Church in the Middle Ages (first published 1970), in the Middle Ages, ed. Herman Braet & Werner Verbeke,
London, 1990, p. 223-230, Dominique Barthélemy, L’ordre (Mediaevalia Lovaniensia, 1,9), Leuven 1983, p. 19-77, p. 34:
seigneurial, XIe – XIIe siècle, Paris, 1990, p. 63-87, and Robert “Die Kommemoration der Toten ist eine elementare Form, in
I. Moore, The First European Revolution c. 970-1215, der sich die Selbstvergewisserung einer sozialen Gruppe vol-
Oxford, 2000, esp. p. 86-87. Studies of the social contacts lzieht... ”; Moore, The First European Revolution (see note 12),
between the monastery and the nobility have particularly p. 87, argues that through their association with the nobility,
concentrated on Cluny, see Barbara Rosenwein, To be eleventh-century monasteries were committed to support the
the Neighbor of Saint Peter: the social meaning of Cluny’s dynastic principle which their patrons were fighting for.
15
property, Ithaca (NY), 1989 and Dominique Iogna-Prat, Richard W. Southern, The Making of the Middle Ages
Ordonner et Exclure, Cluny et la société chrétienne face à (first published 1953), London, 1990, p. 150-162, for the
l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150) (first pub- quote see p. 155.
16
lished 1998), Paris, 2000, p. 87-99. But see also Emilia Jam- See Oexle, “Die Gegenwart der Toten” (see note 14),
roziak, Rievaulx Abbey and its Social Context, 1132-1300, p. 46-48.
17
Memory, Locality and Networks, Turnhout, Belgium, 2005. John van Engen, “The ‘Crisis of Cenobitism’ Reconsi-
13
See Moore, The First European Revolution (see note 12), dered: Benedictine Monasticism in the Years 1050-1150”, in
p. 86-87; also Jean Leclercq, “The Monastic Crisis of the Speculum, 62, 1986, p. 269-304, (p. 291); Constable, The
Eleventh and Twelfth Centuries”, in Cluniac Monasticism in Reformation of the Twelfth Century (see note 8), p. 30; Ger-
the Central Middle Ages, ed. Noreen Hunt, Hamden (CT), hardt Weilandt, Geistliche und Kunst, Ein Beitrag zur Kultur
1971, p. 217-242 (p. 222-225) [translation of “La crise du der ottonisch-salischen Reichskirche und zur Veränderung kün-
monachisme aux XIe et XIIe siècles”, in Bollettino dell’Istituto stlerischer Traditionen im späten 11. Jahrhundert, Cologne,
Storico Italiano per il medio evo e Archivio Muratoriano, 70, 1992; Dominique Iogna-Prat, La Maison Dieu, Une histoire
Rome, 1958], and Dominique Iogna-Prat, “Continence de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006, p. 331-333.
18
et virginité dans la conception clunisienne de l’ordre du For example Gauzlin in Andrew of Fleury, Vita Gauzlini
monde autour de l’an mil”, in Comptes rendus des séances (see note 3), lib. I, §66, p. 136-137: “… fama hujus noblissimi
de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 129, 1985, p. Salomonis…”. See also Lindy Grant, “Naming the Parts,
127-146. For a helpful summary of recent debates see Kath- Describing Architecture in the High Middle Ages”, in Archi-
leen G. Cushing, Reform and the Papacy in the Eleventh tecture and Language, Constructing Identity in European
Century, Spirituality and social change, Manchester & New Architecture c. 1000 – c. 1650, ed. Georgia Clarke & Paul
York, 2005, esp. p. 29-38. Crossley, Cambridge, 2000, p. 46-57 (p. 51 and note 22).

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patronage, and – perhaps – also provided a biblical vindication for his building projects. A number of
chroniclers report that the construction of a new church was given divine authority in a dream, some-
times even instructing the dreamer in the size and proportions of the plan. A famous example is
Gunzo’s dream in the early twelfth-century Vitae of Abbot Hugh of Cluny (1049-1109), which is de-
scribed as having given the impetus for the reconstruction of Cluny after 1088 (Cluny III).19 Other
writers emphasize functional necessity, arguing that the old church could no longer be used because
of its decrepitude or recent destruction, or that it had become too small for the community. Lack of
space is strikingly evoked by Gilo, hagiographer of Abbot Hugh of Cluny, who describes the move
from the smaller abbey church (Cluny II) to the much larger new church (Cluny III) as a release from
a constricted prison. Gilo further supports his argument by adding that the benefits pertain not so
much to the physical comfort of the monks as to their spiritual well-being. The move animated the
monks’ worship, since the spacious new church provided a passage into Galilee, where Easter could
be celebrated every day.20
Best known among these texts are Abbot Suger’s (1122-1152) writings about the administration
and the consecration of Saint-Denis.21 Suger describes adding new extensions to the west and east ends
of the church, built between c.1135 and 1144, and embellishing the interior with liturgical fittings. In De
consecratione, Suger vividly pleads the necessity of providing more space since the thick crowd of faith-
ful in the old church left no choice for women but to walk on men’s heads.22 Like Gilo, Suger also stresses
the devotional benefit of the rebuilding, though his is a very personal experience. The abbot’s descrip-
tion of feeling his soul transported to God when he contemplates his new stained-glass windows and
liturgical objects is justly famous.23 Yet, Suger is also spiritually elevated by constructing the church “of
strong stone”. He writes that the taller and more appropriate he persists in building the material church
the more he realises that through himself he is being built up into a habitation of God in the Spirit.24
For some historians, the emphasis on a variety of different motives mentioned in these writings,
especially if they are as intense and personal as Suger’s, suggests an underlying embarrassment.
Thus, in the case of Suger, Erwin Panofsky and Conrad Rudolph argued that the abbot was devising
justifications in the face of criticism.25 However, as Lindy Grant has argued, Suger’s writings belong to
an established type of medieval texts, the deeds of great ecclesiastics, and all suggests that the abbot

19 21
Carolyn M. Carty, “The Role of Gunzo’s Dream in the Suger, De consecratione, De administratione in Abt
Building of Cluny III”, in Gesta, 27, 1988, p. 113-123, and Suger von Saint-Denis, Ausgewählte Schriften: Ordinatio,
Carty, “The Role of Medieval Dream Images in Authenti- De consecratione, De administratione, ed. Andreas Speer &
cating Ecclesiastical Construction”, in Zeitschrift für Kunst- Günther Binding (first published 2000), Darmstadt 2005,
geschichte, 62, 1999, p. 45-90. Herbert E. J. Cowdrey, Two p. 200-371.
22
Studies in Cluniac History (Studi Gregoriani, 11), 1978, p. Suger, De consecratione (see note 21), p. 206, 208.
23
13-298 (p. 22-23) dates the earliest surviving Vita, written Suger, De administratione (see note 21), p. 344-348,
by Gilo, to 1120. 358-362.
20 24
Gilo, Vita sancti Hugonis abbatis, lib. II, cap. 1, ed. Suger, De consecratione (see note 21), p. 228 : “… in
Cowdrey, Two Studies in Cluniac History (see note 18), p. quo et nos quanto altius, quanto aptius materialiter edificare
43-109 (p. 91): “Verumtamen haec fabrica, millenis fratribus instamus, tanto per nos ipsos spiritualiter coedificari in hab-
capiendis idonea, milites Christi de quodam carcere eductos itaculum dei in Spiritu sancto edocemur”, with reference to
sui latitudine reficit, et patente chori planicie stationes ordi- Eph. 2:22; p. 230 for the “fortissimorum lapidum muro”.
25
natas seriatim noua libertate letificat; quique prius absque Erwin Panofsky, Abbot Suger on the Abbey Church of St.-
remedio, loci strictioris conditione, multis modis sibi impor- Denis and its Art Treasures, first published 1946, Princeton
tuni uidebantur, nunc transpositi ad spatiosa omni die quasi (NJ), 1979, p. 1-37, Conrad Rudolph, Artistic Change at St-
pascha celebrantes in Galileam quandam transierunt.” For Denis: Abbot Suger’s Program and the Early Twelfth-Century
the meanings attached to the term galilea in the Middle Controversy over Art, Princeton (NJ), 1990, p. 26-31, 48-63,
Ages, especially at Cluny, and for the use of the term in Gilo’s with a detailed analysis of the various types of justification
Vita to indicate the abbey church, see Kristina Krüger, that Suger offers.
Die Romanischen Westbauten in Burgund und Cluny, Berlin,
2003, p. 262-292 (283-284).

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stone construction and monastic ideals

regarded church ornamentation as a befitting endeavour in the tradition of other eminent Benedictine
abbots.26 In fact, since the motives can be traced back to a common stock of topoi and since none of
the texts mentioned here refers directly to any detractor, there is no way of establishing from the texts
themselves that the authors felt obliged to use these motives as justifications.27
In his biography of Suger, William, the abbot’s secretary, chooses to clarify Suger’s attitude to
wealth and possessions. William describes Suger as living in a small, modest cell and sleeping on a bed
of straw and rough wool, covered with a blanket during the day.28 When the abbot of Cluny, Peter the
Venerable, visited Saint-Denis, and saw the abbot’s cell after having first inspected the new construc-
tions, he commented “This man condemns us all who does not build for himself, as we do, but only
for God.”29 In this story, William presents Suger as the perfect abbot according to the eleventh-century
Benedictine ideal: he would scrupulously renounce personal possessions but, at the same time, do all
in his power to increase the wealth and economic power of his institution.30 Poverty, as Michel Mollat
explains, was for traditional Benedictines not a fiscal but an ascetic state, not a virtue in itself, but a
way to acquire virtue.31
What convinced Panofsky that Suger must have, deep down, felt scruples about his patronage
was probably, at least partly, his personal suspicion of Suger’s love for gold and gems.32 Moreover, both
Panofsky and Rudolph interpret Suger’s texts in the light of the writings of Bernard of Clairvaux, and
especially the celebrated Apologia from the early 1120s.33 Bernard’s powerful rhetoric made it evidently
clear that, at the time Suger was rebuilding his abbey, the “cumbrous and costly organism”34 that was the
eleventh-century monastic institution no longer represented the accepted ideal of monastic life.
Although Bernard was one of the most powerful advocates of monastic reform, he was not the
first to castigate the established Benedictine way of life. The idea of a more austere monasticism was
first revived in the context of the Reform of the mid-eleventh century by a new type of militant and
aggressive hermit who often lived with companions.35 Peter Damian (c.1007-1072) compared the Bene-
dictine Rule to “a full spacious mansion, capable of taking all types of people”, but enjoined monks to
go beyond the minimum standards of the Rule and to lead the ascetic life of a hermit with its rigorous
penitential exercises.36 He reproached abbots for their worldly display and claimed that a troubled-

26 32
Lindy Grant, Abbot Suger of St-Denis, Church and State For Panofsky’s attitude to Suger see Grant, Abbot Suger
in Early Twelfth-Century France, London & New York, 1998, of St-Denis (see note 26), p. 3-6, 10, 36.
33
p. 24-26, 33-36. For the date of Apologia see below note 67.
27 34
For the use of topoi see Ernst R. Curtius, Europäische Southern, The Making of the Middle Ages (see note 15),
Literatur und Lateinisches Mittelalter (first published p. 151.
35
1948),Tübingen & Basel, 1993, p. 89-115. Rudolph, Artistic Herbert Grundmann, Religiöse Bewegungen im Mittel-
Change at St-Denis (see note 25), p. 63, argues that Suger’s alter (first published 1935), Darmstadt, 1977, p. 13-16; Hen-
anagogical argument, feeling his soul transported to God, rietta Leyser, Hermits and the New Monasticism, A study of
goes beyond earlier presentations of art as spiritual aid by Religious Communities in Western Europe, London, 1984, p.
suggesting that this art was specifically created for monks. 29-34; for the link between the Gregorian Reform and the
28
William, Sugerii Vita, in Suger, Œuvres, II, ed. and trans- eremitical movement see Mollat, Les pauvres au Moyen
lated Françoise Gasparri, Paris, 2001, p. 329, 331. Âge (see note 31), p. 103-104 and Leyser, p. 69-77.
29 36
William, Sugerii Vita (see note 28), p. 329, 331, p. 329 : Peter Damian, letter 153, in Die Briefe des Petrus Dami-
“Omnes, inquit, nos homo iste condemnat, quid non ipse ani, 4 vols., ed. Kurt Reindel, MGH (Epistolae, 2; Die Briefe
sibi ut nos, sed Deo tantum edificat.” See also Grant, Abbot der deutschen Kaiserzeit, 4), Munich 1993, IV, p. 13-167, p.
Suger of St-Denis (see note 26), p. 251. 27: “… sancta regula quasi ampla quedem, capax et spatiosa
30
See also van Engen, “The ‘Crisis of Cenobitism’ Recon- domus facta est…”, and in The Letters of Peter Damian 151-
sidered” (see note 17), p. 275-304. 180, translated by Owen J. Blum & Irven M. Resnick (The
31
Michel Mollat, Les pauvres au Moyen Âge (first pub- Fathers of the church. Medieval Continuation, 7), Washing-
lished 1978), Bruxelles, 2006, p. 62-69 (p. 63). See also ton, D.C. 2005, p. 15-71 (quote on p. 29); see also Resnick’s
Lester K. Little, Religious Poverty and the Profit Economy discussion of the letter on p. viii.
in Medieval Europe (first published 1978), Ithaca & New
York, 1989, p. 61-69, and see note 17.

39

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looking Abbot Richard of Saint-Vanne had been seen in a vision in hell, having to erect lofty, turreted
war machines for eternity as a punishment for extravagant building.37 Damian was one of the most
militant voices of the period, but his suspicion of extravagant ecclesiastics was shared by a number of
late eleventh-century chroniclers. As Gerhard Weilandt has shown, there was an increasing tendency
to criticise the display of wealth and power among bishops and abbots, particularly in their clothing,
their dining habits and their buildings. A number of chroniclers highlighted the financial burden for
an institution imposed by construction-crazy ecclesiastics all too eager to rebuild, enlarge and richly
decorate their buildings; others simply felt that greater simplicity would be more appropriate behaviour
for abbots and bishops.38
Yet, despite this new emphasis on austerity that pervaded the second half of the eleventh cen-
tury, traditional Benedictine monasticism had lost nothing of its appeal. Peter Damian, after a visit at
Cluny in 1063, declared himself deeply impressed by the monastic discipline he observed.39 The Iter
Gallicum, written by Damian’s travelling companion, praises the orderly layout of Cluny’s stone build-
ings, especially the church, which is described as spacious and vaulted.40 Clearly, despite Damian’s
evident faith in the higher standing of the eremitical life, he maintained an admiration for the disci-
plined traditional Benedictine coenobitism, even acknowledging that it necessitated major stone con-
structions.41
The next generation of monastic reformers in the late eleventh century caused a more lasting
shift in the meaning of monastic poverty.42 It is difficult to determine precisely what happened to
radicalise attitudes to ecclesiastic wealth at this time.43 Two not unrelated factors played a role: the
desire felt among all levels of society to recover a lost purity and the increasingly boisterous economy.44
Throughout the eleventh century, the Church and its reformers had galvanized laity and clerics alike
to look to an ideal past in order to transform the future. By the end of the century, men and women
from a variety of social backgrounds tried to live up to the idea by shunning society, and by rejecting
what Lester Little has coined “the profit economy of medieval Europe” – and with it also established
Benedictine monasticism.45 With radical faithfulness, the new hermits, like Robert of Arbrissel, Nor-
bert of Xanten or Stephen of Muret, modelled their lives on the monastic prototypes: the Old Testament

37 41
Peter Damian, letter 155, in Die Briefe des Petrus Dami- For Damian’s view of monasticism and Cluny see Bern-
ani (see note 36), IV, p. 71-73, and in The Letters of Peter hard Hamilton, “S. Pierre Damien et les mouvements
Damian 151-180 (see note 36), p. 76-78, Resnick (p. vii) monastiques de son temps”, in Monastic Reform, Catharism
argues that letters 151-170 were written between 1067- and the Crusades (900-1300), London, 1979, following the
1070. pagination of the original publication in Studi Gregoriani,
38
Weilandt, Geistliche und Kunst (see note 17), p. 253- 10, 1975, p. 175-202.
42
294. Grundmann, Religiöse Bewegungen (see note 35), p.
39
Peter Damian, letters 100, 103, 113 in Die Briefe des 16-18; Tadeusz Manteuffel, Naissance d’une hérésie, les
Petrus Damiani (see note 36), III, p. 101-115 (105), 138- adeptes de la pauvreté volontaire au Moyen Âge, Paris & La
141, 289-295, and in The Letters of Peter Damian 91-120, Haye, 1970, p. 11-38; Malcolm Lambert, Medieval Heresy,
translated Owen J. Blum (The Fathers of the church. Popular Movements from Bogomil to Hus, London 1977, p.
Medieval Continuation, vol. 5), Washington, D.C., 1998, p. 39-47; Leyser, Hermits and the New Monasticism (see note
107-119 (110), 142-144, 286-293. For Damian’s mission as 35), 26-27, 33-35.
43
Cardinal-Bishop of Ostia and papal legate Jean Leclercq, See Constable, The Reformation of the Twelfth Century
Saint Pierre Damien, ermite et homme d’Église, Rome 1960, (see note 8), p. 35-39 for the difficulty of interpreting the
p. 117-121. sources to explain the reform movement.
40 44
Iter Gallicum also De Gallica Petri Damiani profectione et See Ibidem, p. 29-30, 146-161.
45
eius ultramontane itinere, ed. Gerhard Schwartz & Adolf Little, Religious Poverty (see note 31), p. 59-96. Moore,
Hofmeister, MGH (Scriptores, 30), 2 vols., Leipzig 1934, The First European Revolution (see note 12), p. 101-111,
II, p. 1034-1046 and in PL, 145, col. 874D: “… quomodo 168, argues that, like a genie let out of a bottle, the popular
cunctae lapideae officinae monastico dispositae sunt ordine; sentiment that reform leaders had enlisted in the eleventh
quomodo ecclesia maxima et arcuata…” For the authorship century could not be contained later.
see col. 863.

40

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stone construction and monastic ideals

prophets, the Christian Fathers of the desert, the apostles and, increasingly, also on Christ’s earthly
life.46 They sought the ‘desert’ in the solitude of the forests where they were joined by companions,
both voluntary poor and the materially poor, only to take up a wandering life and emerge in the towns
to preach to the masses. As Mollat remarks, the habitus of the hermit was indistinguishable from that
of the penitent, the homeless and the vagabond.47 Through their popular appeal and powerful exam-
ple, material poverty began to be perceived as a state of grace, signalling moral purity.48
The insistence on apostolic poverty as a basis for the renewal of religious life entailed, for the
more unorthodox among the reformers such as Peter of Bruys and Henry of Lausanne (both considered
heretics) not only the rejection of the (profitable) cult of the dead and some of the sacraments, but also
of churches, both in stone and in wood, suggesting that the church community did not require a
physical location.49 For those hermits, however, whose teaching conformed more closely to the Church’s
standards, it became necessary to organise the communal living of their followers,50 which included
the adoption of an order and customs, but also the construction of a church and communal buildings.
The routine of the new orders varied, and many tried adapting their reform ideals to the institutional
way of life. Thus, Robert of Arbrissel established a double monastery, for both woman and men, under
the rule of an abbess. The Carthusians, meanwhile, preserved a semi-eremitic way of life. Some orders
maintained a level of poverty, for example by refusing certain types of gifts and properties, and, in rare
cases, like the Grandmontines, also by avoiding ostentation in their buildings.51
The Cistercians, who became in time the most prosperous and successful among the new
orders, differed from the others in several important aspects.52 Their founder, Robert of Molesme, had
never followed the vita apostolica by leading the life of a wandering preacher. In 1098, he had left
Molesme, a monastery which he himself had founded and where he was abbot, together with twenty-
one of his monks, in order to found a new monastery which – like most of the traditional foundations
– was to be an all-male community, following the Benedictine Rule, living a communal life in a rural
location, and subsisting by cultivating land.
However, according to the early legislative and historiographical texts of the Order, within this
rather traditional framework, the Cistercians had a clear vision of reform. Chrysogonus Waddell’s
recent and authoritative study of these texts reveals that the first chapters of the Exordium Parvum and

46
Leyser, Hermits and the New Monasticism (see note 35), (first published 1975), Toronto & London, 1995, p. 58-60.
p. 26-27; Giles Constable, “The ideal of the Imitation of Although views like these were regarded as heretical, they
Christ”, in Three Studies in Medieval, Religious and Social echo Early Christian attitudes. As Iogna-Prat, La Maison
Thought (first published 1995), Cambridge, 1998, p. 143- Dieu (see note 17), p. 29-105, explains, the Early Christian
248 (p. 169-193). and early medieval Church had been slow to associate the
47
Mollat, Les pauvres au Moyen Âge (see note 31), p. Christian community with a fixed building.
50
100. As Grundmann, Religiöse Bewegungen (see note 35),
48
Mollat, Les pauvres au Moyen Âge (see note 31), p. 104, p. 43-44, argues, the Church might have played a central
105. Of course, as Mollat highlights (p. 140-142), not every role in compelling these hermits to settle their followers
poor man was regarded as a saint and negative attitudes to in monasteries.
51
poverty persisted. On the admiration felt for the new her- See Vergnolle, L’art roman en France (see note 4), Paris,
mits, especially within the Church, see also Leyser, Hermits 1994, p. 299-311; L’Ordre de Grandmont, Art et Histoire,
and the New Monasticism (see note 35), p. 78-86 who quotes Actes des Journées d’Études de Montpellier, 7 et 8 octobre
the Libellus de diversis ordinibus et professionibus qui sunt in 1989, ed. Geneviève Durand & Jean Nougaret, Montpel-
aecclesia, which can now be found in Giles Constable & lier, 1992.
52
Bernard S. Smith, ed. (Oxford Medieval Texts), New York, See Leyser, Hermits and the New Monasticism (see note
2003, p. 61: “… I regard those men bowed under that most 35), p. 102; Little, Religious Poverty (see note 31), p. 90-96;
pious burden before all eyes as higher and stronger…” Constable, The Reformation of the Twelfth Century (see
49
Moore, The First European Revolution (see note 12), note 8), p. 109.
p. 107; Robert I. Moore, The Birth of Popular Heresy

41

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alexandra gajewski

the Charter of Charity were probably written only fifteen to twenty years after the foundation of Cî-
teaux.53 The texts demonstrate a sense of identity and distinction among the early community. The
first chapter of the Exordium Parvum, starting with the words Nos cistercienses…, defines in four
rhymed sentences the Cistercian programme of reformed monasticism: the monks are to love, pray,
sweat and toil, and repose (in death).54 Letters from Archbishop Hugh of Lyon, included in the Ex-
ordium, state that the monks wished to adhere more strictly and perfectly to the Rule of Saint Bene-
dict and that the monks, and their form of life, were singular and novel.55 In the later chapters of the
Exordium Parvum, added before 1147, and in the Exordium Cistercii, probably from after 1134, the
motivations and intentions of the first community are further elucidated, suggesting that the Cister-
cians and the eremitical movement shared common ideals. The location of the monastery, Cîteaux,
is described as a heremum, a desert place.56 Living from the work of their own hands the monks are
said to have lived as the poor with the poor Christ. Poverty is described as the guardian of virtues.57
The text suggests that, for the monks, living in poverty represented a return to the origins of the
Benedictine Rule and, therefore, to the vita primitiva of the early Church. Their poverty was to em-
brace not only personal but also corporate possessions. The Exordium parvum explains that in keep-
ing with what they regarded as the original intentions of Benedict, they rejected what had been some
of the major sources of income for traditional monasticism: tithes and cultivated land, as well as
ovens, mills, manors and serfs. And finally, they allowed no burials.58 In short, the Cistercians main-
tained the structure of the Benedictine monastic institution but infused it with the spirit of eremitic
coenobitism and apostolic poverty.
The most radical and original aspect of Cistercian monasticism was perhaps the realisation
that, within their traditional form of monasticism, their specifically austere spirituality and way of life

53 a shared culture, shared customs, and – as she demonstrates


Chrysogonus Waddell, Narrative and Legislative Texts
from Early Clairvaux (Studia et Documenta, 9), Brecht, Bel- – a shared practice of interpreting texts.
54
gium, 1999, p. 199-231. According to Waddell, chapters 1-2 See Waddell, Narrative and Legislative Texts (see note
and 4-14 of the Exordium Parvum date to around to 1113. 53), p. 417-418 with the footnotes for the interpretation of
Before 1147 the text was revised and chapters 3 and 15-18 this passage which consists of four rhymed phrases, each
were added. However, see also the review of Waddell by ending with a verb: “ut … ament, … orent, … desudent, …
Christopher Holdsworth who has reaffirmed the dating pausent”.
55
of 1119 for the entire Exordium Parvum (Cîteaux: Comm. Exordium Parvum, cap. 2, ed. Waddell, Narrative and
cist., 51, 2000, p. 157-66). The dating in the early twelfth Legislative Texts (see note 53), p. 419: “Ac Regulae beatissimi
century has been disputed by Constance Berman, The Benedicti, …, arctius deinceps atque perfectius inhaerere”
Cistercian Evolution, The Invention of a Religious Order in and Exordium Parvum, cap. 12, p. 430: “singulares et novi”.
56
Twelfth-Century Europe, Philadelphia, 2000, p. 55-56, who Exordium Parvum, cap. 3, p. 421; for the idea of the desert
argued that the Cistercians did not constitute an institu- in medieval writing see Constable, The Reformation of the
tionalized order until 1160. However see Waddell’s response Twelfth Century (see note 8), p. 136-137.
57
“The myth of Cistercian origins: C.H. Berman and the Man- Exordium Parvum, cap. 15 (see note 53), p. 435: “novi
uscript Sources”, in Cîteaux: Comm. cist., 51, 2000, p. 299- milites christi, cum paupere Christo pauperes”; Exordium
386; also Martha G. Newman, “Text and Authority in the Parvum, cap. 17, p. 438: “paupertatem, custodem virtutem”,
Formation of the Cistercian Order: Reassessing the Early Exordium Cistercii, cap. 1, ed. Waddell, Narrative and
Cistercian Reform”, in Reforming the Church before Moder- Legislative Texts (see note 53), p. 400: “paupertate foecunda
nity: patterns, problems, and approaches, ed. Christopher M. virorum”; Waddell, p. 147-161, dates the Exordium Cistercii
Bellitto & Louis I. Hamilton, p. 173-198, who accepts to after 1134; see also Waddell, p. 439, note to line 5, who
the early dating of the texts, but offers a way of reconciling points out that in these texts poverty takes the position
some of the arguments about the order by pointing out that that is usually given to humility in patristic and medieval
while, in the early twelfth century, the Cistercians were not literature.
yet a legal institution with its own constitution, the early 58
Exordium Parvum, cap. 15 (see note 53), p. 434-435, see
community was nonetheless an abstract organisation with also Waddells comments, p. 436.

42

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stone construction and monastic ideals

could only survive if it remained a central part of their identity and was reflected in all aspects of their
lives, including food, clothing and habitations.59 According to the later chapters of the Exordium Par-
vum, the first restrictions were adopted in the early twelfth century. It was agreed to limit food by al-
lowing no meat or lard, to restrict clothing by prohibiting furs, and to control liturgical objects and
vestments used in Cistercian churches by allowing no gold and silver, sculptures and paintings.60 In a
well-known passage, the author points out that they resolved there should be nothing in the house of
God smacking of pride and superfluity. In this way, nothing might corrupt their poverty.61
Perhaps as early as the first quarter of the twelfth century, but certainly during the second half,
these resolutions were laid down as statutes by a General Chapter of the Order.62 The Instituta Gene-
ralis from before 1147 includes resolutions concerning the location of Cistercian monasteries, the
monks’ clothing, the books a monastery should own, the rough type of bread the monks should eat,
and the revenues they should refuse. Included is also the prohibition for use in their churches of gold,
silver, precious stones, and figurative sculpture, excepting a wooden crucifix. The order in which these
instituta are listed in the manuscripts reflects perhaps the chronology as to when they were adopted,
but there is no suggestion of a hierarchy of importance among the various issues.63
Therefore, in the light of the early texts, it seems that the reform of Cîteaux was to transform
both the spirit and the structure of Benedictine monasticism in accordance with the idea of monastic
poverty. How the new monasticism perceived the connection between exterior poverty and interior
spirituality was uncompromisingly formulated by the former Benedictine and reformed Cistercian,
William of Saint-Thierry (c.1085-c.1148). In his letter to the Carthusian monks of Mont-Dieu, a hymn
to the eremitical way of life, written probably immediately after a visit to Mont-Dieu in 1144, William
argues: “An uncultivated and neglected exterior is better suited for a soul which concentrates on the
interior life.”  64 Furthermore, according to William, this austerity gives symbolic expression to the
interior state: “From that sobriety we discern (dinoscitur) a soul [...] that lives (a purified life) in this
place; it announces (denuntiat) that a saintly intention holds it back in another place”.65 For William,
the question is vital for the state of the soul since he argues that only he who reviles exterior things all
together can really reconcile his good soul with the interior things.66

59
The concern with all aspects of the monk’s life, his pos-
sessions, consumption, practices, etc., what we would call accepts that in their original versions some statutes might
habitus, was not new, however. As Weilandt, Geistliche date from an earlier period, he dates the earliest recoverable
und Kunst (see note 17), p. 278-284, shows, a concern for statutes (articles emanating from the General Chapter) to
excess in clothing and food next to buildings and decoration 1136/37 and the collection of Instituta Generalis to before
already appears among the late eleventh-century chroni- 1147.
63
clers. Undoubtedly, the Rule of Benedict was an important Instituta, ed. Waddell, Twelfth-Century Statutes (see
model. Rudolph, The “Things of Greater Importance”, note 62), p. 532-563.
64
Bernard of Clairvaux’s Apologia and the Medieval Attitude William of Saint-Thierry, Ep. ad fratres de Monte Dei, in
toward Art, Philadelphia, 1990 p. 309-310, also emphasises Guillaume de Saint-Thierry, Lettre aux frères de Mont-Dieu
the influence of Cassian’s Conference 9,6 in which excesses (Lettre d’or), ed. Jean Déchanet (Sources Chrétiennes,
in food, vestments and building are discussed. See below 223) Paris, 2004. For the quote see note 65. My thanks to
note 68. Delphine Acolat for her help with the translation.
60 65
Exordium Parvum, cap. 15, 18 (see note 53), p. 434-435, William of Saint-Thierry, Ep. ad fratres de Monte Dei
438, places the first restrictions after 1100, when the Order (see note 64), p. 264: “Sed et intentum interioribus animum
received the Roman Priviledge from Pope Pascal (1099- magis decent inculta omnia et neglecta exteriora ; quibus ani-
1118), and after the election of Stephen as abbot in 1108. mus ipse incola domus, saepius alibi conversari dinoscitur ;
61
Exordium Parvum, cap. 18 (see note 53), p. 438. seque alibi magis occupatam intentio sancta denuntiat.”
62 66
Chrysogonus Waddell, Twelfth-Century Statutes from William of Saint-Thierry, Ep. ad fratres de Monte Dei
the Cistercian General Chapter (Studia et Documenta, 12), (see note 64), p. 264: “et efficaciter bonae conscientiae con-
Brecht, Belgium, 2002, p. 53-56, 517-519. Although Waddell ciliat interiora, qui cuncta exteriora viluisse renuntiat.”

43

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Already in the early 1120s, Bernard’s Apologia, dedicated to William, highlighted the dangers of
material excesses to the soul of the monk.67 The exact purpose and function of this famous text are
debated. Bernard’s scathing criticism in the last sections which he introduces with the phrase “Haec
parva sunt; veniam ad maiora… .”, and in which he denounces over-sized churches, as well as paintings,
silver, and gold in monasteries, have been central to the discussion of the text. Interpreting ‘maiora’ as
designating the more important or significant abuses, Conrad Rudolph argues that the Apologia func-
tions foremost as a general critique of art as a distraction to monks.68 In reaction to this important study,
commentators have queried the appropriateness of applying the concept of art, with all its contemporary
connotations, to twelfth-century thinking, and some historians have interpreted the Apologia as being
primarily concerned with monastic practices rather than with art.69 In fact, while Rudolph is right to
deduce the abbot’s concern with distraction caused by figurative images in monasteries, it is clear that
Bernard includes art and architecture in the Apologia only because they form part of the material aspects
that define monastic life, and which include (in order of presentation): food, drink, clothing, bedding,
the equipage of horses and buildings.70 This sequence allows Bernard not only to progress from small,
more intimate matters (parva), food and drink, to the most noticeable and striking of aspects (maiora),
carriages and buildings, but also to bring the argument to a crescendo on the subject of expense.71
Bernard’s central argument and evident anxiety concern not only distraction, but all abuses and
excesses that might put the soul of the individual monk and the spirituality of the community in peril.
Thus, Bernard warns that pampering the body will strangle the soul and he declares that soft clothes reveal
a soft soul (i.e. lacking in firmness).72 In themselves, food and clothing are not important for Bernard; it
is the ‘inner man’ and spiritual values that count. For the sake of the argument, he admits that therefore a

67
For the date of the Apologia see, Christopher Holds- topher Norton & David Park, Cambridge, London, New
worth, “The early writings of Bernard of Clairvaux”, in York, New Rochelle, Melbourne & Sydney, 1986, p. 1-10
Cîteaux: Comm. cist., 45, 1994, p. 21-61. (p. 4-5); Anne Lawrence, “Cistercian Decoration: Twelfth-
68
Bernard, Apologia, cap. 12, §28, in Sancti Bernardi Century Legislation on Illumination and its Interpretation
Opera, ed. Jean Leclercq and Henri Rochais, 9 vols., Rome in England”, in Reading Medieval Studies, 1995, p. 31-52 (p.
1955-1998 [subsequent reference : SBO] , III, p. 104: “Sed 42-45); Kathleen Doyle, Re-reading Saint Bernard: text,
haec parva sunt; veniam ad maiora, sed ideo visa minora, context, and the art-historical interpretation of the Apologia,
quia usitatiora.” Conrad Rudolph, “Bernard of Clairvaux’s unpublished doctoral thesis, University of London, 2005,
Apologia as a description of Cluny, and the controversy over p. 65-108.
70
monastic art”, in Gesta, 27, 1988, p. 125-132; and Conrad See Bernard, Apologia, cap. 8, §16 (see note 68), p. 95:
Rudolph, The“Things of Greater Importance” (see note 59), “miror etenim unde inter monachos tanta intemperantia in
p. 10 and p. 306-309. Rudolph shows that Bernard reworked comessationibus et potationibus, in vestimentis et lectisterniis,
a quotation from Cassian’s Conferences (9,6: “Et revera non et equitaturis, et construendis aedificiis inolescere potuit.” See
minus haec quae parva videntur et minima, …, quam illa Jean Leclercq, “Introduction”, in Cistercians and Cluniacs, St
majora … non sinentes”, ed. PL, 49, 778B) and argues that Bernard’s Apologia to Abbot William, Kalamazoo (MI), 1970,
the “things of greater importance” refer to morally exces- p. 12-26 for an analysis of the Apologia as a literary genre.
71
sive art and are to be distinguished from the “small things”, For expenses, see also Rudolph’s chapter “Art as opposed
which Bernard considered minor infractions of the Rule. to the care of the poor”, in The Things of Greater Impor-
However, as Rudolph recognises, if this interpretation is tance (see note 59), p. 80-103. For the function of the parva-
correct, Bernard would have contradicted Cassian since, in maiora phrase, see also Doyle, Re-reading Saint Bernard
the passage (9,5-6), Cassian warns that excess in all, food, (see note 69), p. 89, who suggests that the phrase with its
earnings, vestments, and in the number and decoration contrasting pair of words, smaller and bigger, might be a
of cells is just as dangerous for a monk as intoxication or rhetorical method of introducing the hyperbole of the next
involvement in worldly affairs. section with the mention of immense height, length and
69
Peter Fergusson, review of Rudolph, The “Things of width of buildings.
72
Greater Importance”, in Speculum, 66, 1991, p. 944-946; Bernard, Apologia, cap. 8, §16 (see note 68), p. 95: “cor-
David N. Bell, review of Rudolph, The “Things of Greater pori servitur, ut anima uiguletur”, and Bernard, Apologia,
Importance”, in Cîteaux: Comm. cist., 44, 1993, p. 468-469; cap.10, §26, p. 102: “mollia indumenta animi mollitiem indi-
Christopher Norton & David Park, “Introduction”, in Cis- cant”.
tercian Art and Architecture in the British Isles, ed. Chris-

44

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stone construction and monastic ideals

comfortable but ardent Cluniac should be considered worthier than an austere Cistercian monk lacking
in humility. But Bernard, like William, is ultimately convinced that these inner values cannot be attained
without physical exercises and restrictions.73 A similar view can be found in a long letter by Bernard to
Archbishop Henry of Sens (1122-1142) from around 1127 or 1128 about the conduct and office of bishops.
Bernard admonishes the bishop to renounce exterior splendour in vestments, in the equipage of horses,
and in buildings since his most honourable decoration are conduct, spiritual study and good deeds. He
adds that only he who entirely forsakes these exterior glories can obtain inner purity.74
The texts suggest that for Cistercians like Bernard and William the welfare of the soul was
contingent on the poverty of the exterior conditions, and because poverty was a prerequisite for the
highest form of spirituality it also became its outward and visual sign. As far as the Cistercians were
concerned, austerity became a means for the Order to identify itself and to distinguish itself, especially
from the older, less austere Cluniacs, and thus helped the community to find its place, both spiritually
and socially. Indeed, the spiritual and the social side of Cistercian identity – what the monks knew
their spiritual selves to be and the way they saw this reflected in the regard of others – were only two
components of a single reality. Contemporaries, such as Orderic Vitalis or William of Malmesbury,
commented with admiration on just those aspects: the austerity of the new Order and the restrictions
the Cistercians applied to monastic life.75
Although outward signs were such an essential part of Cistercian monasticism, building ma-
terials, construction, and architecture – unlike other aspects of Cistercian life – remained to a large
extent unregulated by Cistercian statutes and were hardly discussed in any of the texts. The reasons
are, at least partly, bound up with textual traditions. Although there existed a long-established vo-
cabulary for criticising luxury in building, there was no similarly developed tradition for describing
buildings. Apart from some features that are regularly singled out for criticism, especially towers and
scale, and a certain number of elements that are occasionally mentioned in texts, such as vaults or
columns, most medieval writers concentrated on decoration and liturgical ornaments.76 It is therefore
not very surprising that the only statute that regulated the use of a specific architectural feature is a
prohibition against the construction of stone towers.77
In order to understand how the Cistercians regarded the construction of their own churches, it
is necessary to turn once more to saints’ lives, and in particular to the Vita Prima of Bernard. The first
book of the Vita was written by William of Saint-Thierry after 1145, soon after finishing the letter to

73 75
Bernard, Apologia, cap. 6-7, §12-14 (see note 68), p. Orderic Vitalis, Historia aecclesiastica, lib. VIII, cap.
91-94. In this section Bernard takes the position of those 26, in The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, ed. and
who have criticised the Cistercians and seemingly defends translated Marjorie Chibnall, 6 vols., Oxford 1968-1980,
Cluniac customs, though his own position is asserted at the IV, p. 310-325; William of Malmesbury, Gesta Regum
end, see Doyle, Re-reading Saint Bernard (see note 69), p. Anglorum, lib. IV, cap. 334-337, in The History of the English
76. Thus, although he says, Apologia, cap. 6, §12, p. 91: “hoc Kings, 2 vols., ed. and transl. by Roger Aubrey Baskerville
est non exterius in vestimentis aut alimentis corporis, sed Mynors, Rodney Malcolm Thompson & Michael Winter-
in virtutibus interioris hominis”, he later assserts, Apologia, bottom, Oxford, 1998, I, p. 577-585.
76
cap.6, §14, p. 94: “spiritualia, quamquam meliora, nisi per Edgar De Bruyne, Études d’esthétique médiévale (Biblio-
ista [exteriora], aut vix, aut nullatenus vel acquirantur vel thèque de l’Evolution de l’Humanité) (first published 1946),
obtineantur…” Paris, 1998, p. 501-515. (p.135-137); Grant, “Naming the
74
Bernard, Letter 42, De moribus et officio episcoporum, Parts” (see note 18), p. 51-53; Iogna-Prat, La Maison Dieu
cap. 2, §4, SBO, VII, p. 104, 109: “Honorificabatis autem non (see note 17), p. 351-352.
77
cultu vestium, non equorum fastu, non amplis aedificiis, sed The only statute that regulated the use of a specific archi-
ornatis moribus, studiis spiritualibus, operibus bonis”, cap. tectural feature is prohibiting the construction of stone
3, §8-9, and §11: “Hoc tanto puritatis intimae bono gloriari towers, and is dated 1158 in a manuscript from Clairvaux
non potest veraciter, nisi qui extrinsecas gloriolas perfecte now in Montpellier (Bibliothèque inter-universitaire, sec-
respuerit.” See also Pauline Matarasso, transl., Bernard of tion de Médecine, ms. H 322, fol. 84-85v). See Waddell,
Clairvaux, On Baptism and the Office of Bishops, Kalama- Statutes, p. 70 n° 13 “Turres lapidee ad campanas non
zoo (MI), 2004, p. 37-82 (42, 50) with the introduction by fiant…”, and p. 579 n° 16 “Lapidee turres non fiant in ordine
Martha G. Newman, p. 11-36. nostro”.

45

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Mont-Dieu.78 It was William’s intention, as he says in the introduction, to describe Bernard’s exterior
life because it would reflect the purity of his interior sanctity and of his invisible conscience.79 By ma-
king the idea of an ascetic exterior as a reflection of a transcendental interior soul the guiding principle
of his book, William was paying homage to the beliefs of the man whose life he was writing and whose
convictions he shared. Thus, he depicts Bernard’s ragged habit in comparison to that of another monk.80
And he lyrically describes the moment he first set sight on Clairvaux (c. 1117): the simplicity and humil-
ity of the buildings spoke of the simplicity and humility of the poor Christ.81 If, for William, this was a
golden age for Clairvaux, it was clearly because the exterior aspects were in harmony with the interior
values of the community.82 Unlike the other William, Suger’s biographer, William of Saint-Thierry’s task
doesn’t end with demonstrating Bernard’s renunciation of personal possessions. He makes it clear that,
at Clairvaux, the whole monastery and its buildings reflect the asceticism of its abbot.
However, by the time William was writing Bernard’s Vita, the wooden buildings of the first
monastery at Clairvaux (Clairvaux I) that William must have seen in 1117 had been enlarged and rebuilt
entirely on a new site to the east of the older monastery (Clairvaux II), a move traditionally dated to
1135.83 William mentions the fact and explains the enlargement with the customary argument of lack
of space: in time, Clairvaux attracted so many conversions that the monastic buildings had to be am-
plified. He likens the monastery to Jerusalem and quotes a plea for more space for the sons of Jerusa-
lem from Isaiah (49: 20-21).84

78
Aadrian H. Bredero, Études sur la Vita Prima de Saint churches of the Cistercian Order”, in Studies in Cistercian
Bernard, Rome, 1960, p. 100-109 (the text was also pub- Art and Architecture, I, ed. Meredith Lillich, Kalamazoo
lished in Annales Sacri Ordinis Cistercienis, 17, 1961, p. 1-72, (MI), 1982, p.1-12 (p. 8), argues that the church (n° 12)
215-260 and 18, 1962, p. 3-59.) was the surviving first, wooden church, called monasterium
79
William of Saint-Thierry, Vita Prima, Liber I, Praefa- vetus by Milley. This would agree with the evidence from
tio, in PL, 185/1, col. 226C: “… non invisibilem illam vitam a description of the abbey written in 1517 on the occasion
viventis et loquentis in eo Christi enarrare proposui, sed exte- of the visit of the Queen of Sicily and published as “Un
riora quedam vite ipsius experimenta, de puritate interioris grand monstère au XVIe siècle”, Annales archéologiques, 3
sanctitatis et invisibilis conscientiae, per opera exterioris (1845), p. 223-258 p. 257: “…la vielle église, qui est une
hominis, ad sensus hominis exteriores micantia…” See also chapelle de bois…”. However, compare Terryl N. Kinder,
Bredero, Études sur la Vita Prima (see note 78), p. 101 “Les églises mediévales de Clairvaux, probabilités et fiction”,
with note 4. in Histoire de Clairvaux, Actes de Colloque. Clairvaux, 22 et
80
William of Saint-Thierry, Vita Prima, Liber I, cap. 7 (see 23 juin 1990, Bar-sur-Aube, 1991, p. 204-29 (p. 207-208),
note 79), col. 245C: “Intravit ergo praedicti episcopi domum who argues that Clairvaux I was built in stone. The date of
juvenis exesi corporis et moribundi, habitu quoque despica- the move to the new site and the construction of Clairvaux
bilis, subsequente monacho seniore, et magnitudine et robore II also remain debated. See below note 88.
84
corporis eleganti…” William of Saint-Thierry, Vita Prima, Liber I, cap. 8
81
William of Saint-Thierry, Vita Prima, Liber I, cap. 7 (see (see note 79), col. 261A: “…ut implementum in ea videtur
note 79), col. 247D-248A: “Primaque facie ab introeuntibus quod olim per prophetam dictum est ad civitatem Jerusa-
Claram-Vallem per descensum montis, Deus in domibus ejus lem: ‘Adhuc, inquit, dicent in auribus tuis filii sterilitatis tuae:
cognoscebatur, cum in simplicitate et humilitate aedificio- Angustus est locus, fac locum ut habitemus. Et dices in corde
rum simplicitatem et humilitatem inhabitantium pauperum tuo: Quis genuit mihi istos ? Ego sterilis et non parturiens, et
Christi vallis muta loqueretur.” For the date see Bredero, istos quis enutrivit ?’ Jam enim de locis angustioribus vallis
Études sur la Vita Prima (see note 77), p. 101 note 6. illius, domus claustralis habitationis, […] translatae in locum
82
William of Saint-Thierry, Vita Prima, Liber I, cap. 7 (see planiorem et spatiosum, magnificatae ibi et amplificatae sunt,
note 79), col. 247D: “Erat enim tunc temporis videre Clarae- et adhuc multitidini inhabitantium ipse locus angustus est.”
Vallis aurea secula…” Matthias Untermann, Forma Ordinis, Die mittelalterliche
83
The dates and the sequence of the construction campai- Baukunst der Zisterzienser, Berlin, 2001, p. 130, 144, high-
gns at Clairvaux in the twelfth century are much debated. lights the fact that, according to William, soon after the first
A plan drawn by N. Milley and engraved by C. Lucas in move the place became once again too small for the com-
1708 (BnF, Estampes, Va 10) shows two monasteries, a small munity. Untermann therefore argues that already at the time
one to the west (church n° 12) and a much larger one to the William was writing, before 1148, a second reconstruction
east (church n° 52). Jean Owens Schaefer, “The earliest was under discussion.

46

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stone construction and monastic ideals

This relocation is also discussed in the second book of the Vita Prima, written by Arnald of
Bonneval after Bernard’s death in 1153.85 Perhaps prompted by the contemporary reconstruction of the
church at Clairvaux (Clairvaux III), which had possibly started already before Bernard’s death,86 the
author devotes a whole scene to the moment the community moves to the new site.87 Like William,
he represents it as a step away from the extreme poverty of the early years, necessitated by the number
of newcomers. Arnald then brings the whole scene alive by inserting a dialogue in the text that takes
place upon Bernard’s return from Italy in 1135.88 Prior Geoffrey and some of the monks inform the
abbot that the site on which the monastery is located has become too restricted for the community,
and that they cannot find space for the large number of newcomers who are arriving daily. They sug-
gest to Bernard that the monastery could be more conveniently established in the plain, lower down
the hill from the existing buildings. Arnald attributes to Bernard the following response:
“See how with great expense and sweat stones houses have already been completed, the church rises tall,
and how the water conduits have at great cost been led to the various rooms. If we throw away all of this,
people in the world will think badly of us, that we are either frivolous and mutable, or that excessive
wealth - though we have no such thing - has turned us insane. [...].”89
In the end, however, Bernard is persuaded by the argument that the newcomers reflect God’s
will.
In the past, the dialogue has been taken as evidence for Bernard’s innate modesty, an interpre-
tation which certainly coincides with the intentions of the author.90 However, given that Arnald hardly

85
See Bredero, Études sur la Vita Prima (see note 78), p. et sudoribus iam domus lapidae consummatae sunt, aquae
109-116. ductus cum maxibus sumptibus per singulas officinas tra-
86
See Kinder, “Clairvaux” (see note 83), p. 215; Jacques ducti. Si haec omnia confregerimus, poterunt homines saeculi
Henriet, “L’abbatiale cistercienne de Cherlieu”, in La créa- male de nobis sentire, quod aut leves sumus et mutabiles; aut
tion architecturale en Franche-Comté au XIIe siècle, ed. Élia- nimiae, quas tamen non habemus, divitiae nos faciunt insa-
ne Vergnolle (Besançon, 2001), p. 244-279, (p. 275-276); nire.” My translation is adapted from Wolfgang Braunfels,
Untermann, Forma Ordinis (see note 84), and Alexandra Monasteries of Western Europe, London, 1972, p. 244. The
Gajewski, “Burial, Cult, and Construction at the Abbey first recension of the manuscript included the mention of
Church of Clairvaux (Clairvaux III)”, Cîteaux: commentarii a tall church. The phrase was removed in the second recen-
cistercienses, 56, 2005, p. 47-84. sion from 1163-1165, which was prepared after the first
87
For an in-depth discussion of the scenes in the Vita Prima application for Bernard’s canonization had been refused.
that relate to the construction of the abbey see Alexandra See Bredero, Études sur la Vita Prima (see note 78), p. 38,
(Gajewski) Kennedy, “Gothic Architecture in northern for recension A: “… domus lapidae consummatae sunt, subli-
Burgundy in the 12th and early 13th centuries”, unpublished mis est ecclesia, aquaeductus…” ; for the intentions behind
doctoral thesis, Courtauld Institute of Art, University of recension B, see ibidem, p. 138-147, and Matthias Unter-
London, 1996, p. 136-145. mann, “Gebaute Unamitas: Zu den Bauvorschriften der
88
The dating of this event (and therefore of the move to Zisterzienser”, in Zisterzienser, Norm, Kultur, Reform – 900
the new site) is debated. Elphège Vacandard, Vie de Saint Jahre Zisterzienser, ed. Ulrich Knefelkamp, Berlin, Heidel-
Bernard, Abbé de Clairvaux, 2 vols., Paris, 1895, I, p. 409 note berg & New York, 2001, p. 239-266. Untermann argues (p.
2, noticed that there was an inconsistency between Arnald’s 253-254) that the mention of a tall church indicates that
book of the Vita, where the scene is set after Bernard’s return the move to a new site preceded not the construction of
from Italy in 1135 (PL, 185/1, col. 283D) and the fourth book Clairvaux II but of that of Clairvaux III, which he dates
of the Vita, written by Geoffrey of Auxerre, where a vision to 1148. However, he has no suggestions for where, in his
relating to the relocation took place at a time when Ber- argument, Clairvaux II was located.
90
nard “apud Urbem morabatur” (PL, 185/1, col. 323D-324B). For example, Pierre Aubé, Saint Bernard de Clairvaux,
However, on his Italy trip of 1135, Bernard did not stay in Paris, 2003, p. 321. See also Alexandra Gajewski, “The
Rome. Untermann, Forma Ordinis (see note 84), p. 129- Architecture of the Choir at Clairvaux Abbey: Saint Bernard
132, therefore argues that the hagiographical text cannot be and the Cistercian Principle of Conspicuous Poverty”, in
relied on for chronological accuracy and proposes to date the Perspectives for an Architecture of Solitude: Essays on Cister-
first reconstruction of the monastery already to the 1120s. cians, Art and Architecture in Honour of Peter Fergusson, ed.
89
Arnald of Bonneval, Vita Prima, Liber II, cap. 5, §29, in Terryl N. Kinder (Medieval Church Studies 11, Studia et
PL, 185/1, col. 285A: “Videtes, inquit, quia multis expensis Documenta 13), Turnhout, 2004, p. 71-80.

47

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knew Bernard and rarely mentions the abbot’s personal life in the Vita, concentrating instead on his
political life,91 it is not necessary to see this scene as a faithful record of an actual conversation and, as
a result, the views do not need to be narrowly applied to Bernard. Arnold probably used the traditional
and very popular rhetorical form of the dialogue to oppose and reconcile two positions reflecting wider
attitudes in the Order:92 in attributing a pious resistance to Bernard, Arnald is not only able to establish
the sanctity of his subject but also to demonstrate more generally that, at Clairvaux, the cost of build-
ing was closely measured against the requirements of the community. At the same time, in attributing
to the monks and the prior arguments that combine both humility and practical sense, he succeeds in
disarming the opposition.
The objections to the move that Arnald attributed to Bernard centre on the expense already
lavished on the old site. What had been particularly costly was the use of stone, the construction of a
sizeable church, and the engineering skills needed to lay the water conduits. Abandoning that site
risked discrediting the image of the community because they might be considered rich when, in fact,
they were poor. The problem was not the attitude of the community, but, as Arnald has Bernard say,
the people of the world. It was the uncontrollable regard of others which might misinterpret the new
buildings as a sign of ostentation. This argument shifts the focus from Bernard’s own concern about
the effect of outward forms for the monks’ souls in the Apologia to the closely related aspect of exterior
poverty as an important signifier of the Order’s identity. Perhaps it reflects a more immediate concern
of the period when Arnald was writing and Clairvaux, as well as other churches of the Order, were
being rebuilt on a large scale. Increasingly, the Cistercians stood in danger of being no longer distin-
guishable from the other monastic orders.
While in the second half of the twelfth century the Cistercian communities struggled to main-
tain their identity in the light of the Order’s economic success, Peter the Chanter and a group of con-
temporary reform-minded theologians, including the Augustinian canon Hugues de Fouilly (d.
1172-1174), and Alexander Neckam (1154-1220), a university master and Augustinian canon, continued
carrying the torch for austerity as a reform ideal. In their writings, they fulminated against excesses
and the superfluous, especially in building but also in food and vestments, and they did not limit their
criticism to monks but also included bishops.93 Active in the urban academic scene, they shifted the
debate onto new ground where it would be picked up with renewed fervour by the Franciscans in the
early thirteenth century.94 The poverty debate was therefore part of a momentous, unfolding change
process that involved Church and society. The subject of this paper – shifting attitudes to stone con-
struction in the monastic context – is only one aspect of this process, but nonetheless a key aspect.
From the beginning, monasticism was a cornerstone of and a forum for the debate, and monastic
buildings, the most prominent feature of each community, remained one of the central topics of the
controversy.
Nothing could demonstrate the spirit of change more clearly than the writings which turned
on its head the traditional argument of stone buildings as evidence for the spiritual prosperity of an
institution, declaring elaborate architecture inappropriate for monks vowed to humility. The change

91
For the relationship between Bernard and Arnald see The Stoic Tradition from Antiquity to the Early Middle Ages
Bredero, Études sur la Vita Prima (see note 78), p. 109- (Studies in the History of Christian Thought, 34-35), 2 vols.,
111, who argues that the one existing letter from Bernard Leiden, 1985, esp., I, p. 152 (for Cicero’s use of dialogue), II,
to Arnald might be a forgery. p. 114-122 (for the influence of stoicism on Cassian, who
92
For dialogues in twelfth-century religious literature, based his Conferences on dialogues).
93
see Constable, The Reformation of the Twelfth Century Baldwin, Masters, Princes and Merchants (see note 2), p.
(see note 8), p. 128-129. For the use of dialogue in classical 63-69; Paul Binski, Becket’s Crown, Art and Imagination in
Latin literature, see Michel Ruch, Le préambule dans les Gothic England, New Haven & London, 2004, p.30, 43-46.
94
œuvres philosophiques de Cicéron, Essai sur la genèse et l’art See for example Little, Religious Poverty (see note 31),
du dialogue, Paris, 1958, p. 17-30, 378-408, and for various p. 99-112, 173-183.
examples up to the early Middle Ages see Marcia L. Colish,

48

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stone construction and monastic ideals

did evidently not concern the value attached to stone construction. Both laudatory and disapproving
writers regarded a building constructed in stone – which is sometimes qualified as strong stone or
ashlar stone – as sumptuous and expensive. Both groups shared another important perspective in
seeing the material church as a reflection of the invisible moral and spiritual order of the community.
Having inherited from Antiquity and the Early Christian period a passionate interest in discovering
what lay behind exterior appearances, medieval authors habitually inquired into the relationship be-
tween the exterior, sensible world and the interior, spiritual world. Behind it lay the theological ques-
tion of the role played by the body in the context of the soul’s journey to God. 95 Thus, from Jotsald of
Cluny to Peter the Chanter, the outward appearance of an institution or a person held an importance
that went far beyond questions of representation or status. While attitudes to stone construction and
an allegorical conception of the material world remained unchanged, from the mid-eleventh century
onwards it was the institution of the Church itself that was called into question and, increasingly its
interpretation of poverty. In the late eleventh century, the eremitical movement made monasticism a
central target. Reformers argued that there was a link between exterior poverty and interior purity,
and the success of the new orders among the patrons suggests that the laity was, at least to some extent,
convinced. As the reformers pointed out, if monastic poverty was to be real, it had to apply to the
institution as a whole, and particularly to its buildings. For Bernard and William of Saint-Thierry, both
children of the Reform, lavishness was not only a distraction but also a misdirection. Based on the
evidence of the New Testament and the Church Fathers, they argued that the soul demanded an ascetic
way of life for the body in order to be united with God and that all luxury would impede the soul on
its journey. It was in this context that the outward display of monastic churches, expensively built from
carefully hewn stone, became a critical issue in the debate. Peter the Chanter shared this vision. His
story about Bernard expresses something more fundamental than frustration about the inevitable
break down of a community’s austere way of life.96 In the longer version of his Verbum abbreviatum,
he attributes to Bernard a far more radical speech in which Bernard laments that the re-construction
of his abbey in stone had chased the presence of the Lord from the abbey.97 Bernard, as an abbot con-
cerned for the spiritual well-being of his monks, would have probably never spoken about Clairvaux
in this way, but Peter carries Bernard’s views to their logical end: an abbey built in stone cannot func-
tion spiritually. Jotsald would have been surprised.

95 96
See, for example, for Antiquity, Thomas Johansen, “Body, The eventual softening of austere communities is one
Soul and Tripartition in Plato’s Timaeus”, in Oxford Studies in of the central tenets of Max Weber’s philosophy, see Max
Ancient Philosophy, 19, 2000, p. 87-111; for the Early Chris- Weber, “Considération intermédiaire: Théorie des degrés
tian period, Mary T. Clark, “Introduction: The Spirituality et des orientations du refus religieux du monde”, in Socio-
of St. Augustine”, in Augustine of Hippo: Selected Writings logie des religions, ed. and translated Jean-Pierre Grossein,
(The Classics of Western Spirituality), transl. Mary T. Clark, Paris, 2006, p. 410-460.
97
Mahwah, 1984, p. 1-54; Phillip Cary, Augustine’s Invention of Peter the Chanter, Verbum Abbreviatum (the longer
the Inner Self, The Legacy of a Christian Platonist, New York, version), in Baldwin, Masters, Princes and Merchants (see
2000, p. 47-49, and Stephen J. Duffy. “Anthropology”, in note 2), p. 183 note 28: “… sed comes teobaldus edificia post
Augustine through the Ages: An Encyclopedia, ed. Allan D. lapidea adiecit, et sic quasi dominum qui in casulis pris-
Fitzgerald, Grand Rapids (MI), 1999, p. 24-31 (25-27); for tinis et humilibus officinis nobiscum conversabatur a nobis
the Middle Ages, see Jean-Marie Déchanet, “Introduction”, fugavit.”
in Œuvres Choisies de Guillaume de Saint-Thierry, translated
Jean-Marie Déchanet, Paris, 1944, p. 9-80.

49

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Des chantiers
et des hommes

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Réflexions sur la mixité des appareils
dans l’architecture religieuse de l’Aquitaine romane
Christian Gensbeitel

Etat de la question

Parmi les caractéristiques de l’architecture romane, il est admis de compter la prédominance


croissante, parfois dès l’aube du XIe siècle, de l’usage de la pierre de taille au détriment des maçonneries
traditionnelles à petit appareil de moellons 1. Cette tendance ne se manifeste pas partout avec la même
précocité ni avec un systématisme absolu. Tout au plus peut-on constater qu’au milieu du XIIe siècle,
le parement de pierre de taille semble s’être imposé, et qu’il fera les beaux jours de l’architecture
gothique  2. Néanmoins, entre la technique traditionnelle de l’opus caementicum avec parement de
moellons et la mise en œuvre très majoritaire de la pierre de taille, la période romane offre une riche
palette de propositions alliant de façon plus ou moins originale l’emploi de différents modules de pierre
et donc une économie des matériaux plus complexe 3.
La mixité des techniques constructives et des modules d’appareil constitue-t-elle une forme
quelque peu hésitante ou accidentelle – réemploi de parties anciennes, poids de la tradition, souci
d’économie – ou répond-elle à un véritable choix esthétique de la part des constructeurs ? Résulte-t-elle
uniquement de contraintes matérielles locales ou ponctuelles liées à la disponibilité des matériaux ou
peut-on y voir une volonté singulière de l’expression de la muralité dans certaines phases ou certaines
régions au cours de la période romane ? En somme, y a-t-il ou non un langage particulier de l’appareil
mixte ? Et si oui, dans quel contexte et à quelle occasion ce langage est-il utilisé ? Il existe des régions
ou des monuments où ces questions ont trouvé des éléments de réponse 4.
En ce qui concerne l’Aquitaine médiévale, plusieurs travaux ont évoqué cet aspect de la cons-
truction, mais en général de façon marginale  5. Deux études récentes appliquées aux deux diocèses
charentais ont davantage pris en compte cette dimension particulière des techniques et des pratiques
liées aux maçonneries et à l’usage des matériaux 6. C’est pourquoi nous nous référons ici principalement

1
Voir notamment Éliane Vergnolle, L’art roman en Bordeaux, 1912, et Jacques Gardelles, « Les vestiges de
France, Paris, 1994, p. 146-147. l’architecture de la fin de l’époque préromane en Gironde
2
On n’oubliera pas la présence de petit appareil de moel- (Xe-XIe siècles) », Revue Historique de Bordeaux, t. VIII,
lon sur les parties basses du chevet de la cathédrale Saint- 1959, p. 253-266. Jean Cabanot s’y est attardé à l’occasion à
Étienne de Sens. propos de la Gascogne : voir Jean Cabanot, Gascogne roma-
3
Ce type de structure mixte fait son apparition dès le ne, La-Pierre-qui-Vire, 1978 ; idem, Les débuts de la sculpture
début du XIe siècle, ainsi que le rappelle Éliane Vergnolle, romane dans le sud-ouest de la France, Paris, 1987.
L’art roman en France (cf. note 1), p. 113 et 146 ; Éliane 6
Christian Gensbeitel, L’architecture religieuse du XIe
Vergnolle, « La pierre de taille dans l’architecture religieuse siècle en pays charentais et ses transformations à l’aube du
de la première moitié du XIe siècle », Bulletin Monumental, XIIe siècle, 5 vol. et 1 vol. d’index, dactyl., Thèse de 3e cycle,
t. 154/III, 1996, p. 229-234. Université Bordeaux 3, 2004, voir en particulier, t. 1, p.
4
Cluny III et Paray-le-Monial sont des exemples bien 135-137 ; Sylvie Ternet, Les églises romanes d’Angoumois,
connus. 2 vol., t. 1, Bâtisseurs et modes de construction en Angoumois
5
On citera en particulier la thèse de Michelle Gaborit, vaste roman, t. 2, Soixante quinze églises de l’Angoumois roman,
inventaire à l’échelle de cinq départements du Sud-Ouest : Paris, 2006. Pour les références antérieures, voir notam-
Michelle Gaborit, Les constructions de petit appareil au ment : Charles Daras, Angoumois roman, La Pierre-qui-
début de l’art roman dans les édifices religieux de la France du Vire, 1970 ; Pierre Dubourg-Noves, « L’art en Charente »,
Sud-Ouest (Gers, Gironde, Landes, Lot-et-Garonne, Pyrénées- Congrès Archéologique de France (Charente, 1995), Paris,
Atlantiques), 4 vol. dactyl., Thèse de 3e cycle, Université 1999, p. 9-25  ; René Crozet, L’art roman en Saintonge,
Bordeaux 3, 1978-1979. Jean-Auguste Brutails et Jacques Paris, 1971 ; François Eygun, Art des pays d’Ouest, Paris -
Gardelles ont à peine abordé cet aspect pour la Gironde : Grenoble, 1965, et, du même, Saintonge romane, La Pierre-
Jean-Auguste Brutails, Les vieilles églises de Gironde, qui-Vire, 1970.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 53-66
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100189

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christian gensbeitel

aux églises du bassin de la Charente, tout en prenant en compte des édifices plus méridionaux traités
dans des études plus anciennes. C’est vers le dernier tiers du XIe siècle, au moment où s’amorce
l’épanouissement de formes pleinement romanes sur tous les territoires dépendant des archevêchés de
Bordeaux et d’Aire, que l’on observe un usage plus abondant de cette juxtaposition de matériaux et de
techniques constructives. L’interprétation la plus fréquente – et en de nombreuses occasions pertinente
– de ce phénomène est celle de la « relance » en pierre de taille de murs anciens dont on aurait conservé
une partie de l’élévation en moellons. Rappelons que la mixité telle que nous l’entendons ici ne concerne
que l’usage de plusieurs modules de pierre, généralement de même nature, et exclut la présence d’autres
matériaux tels que la brique, extrêmement rare et marginale dans la région concernée.
Lorsque se manifeste cette pratique de la juxtaposition de différents types d’appareils et de
maçonneries vers la fin du XIe siècle, elle n’est certes pas nouvelle, puisque les régions les plus septen-
trionales, en contact avec le Val de Loire, ont déjà eu recours au Xe et au début du XIe siècle à des
formules mixtes, qui sont elles-mêmes héritées de l’Antiquité. Les jeux d’appareils décoratifs associés
à des maçonneries de moellons, en particulier, peuvent être observés sur les élévations de l’église de
Saint-Généroux en Poitou 7, dans le prolongement de certains édifices angevins ou tourangeaux étudiés
par l’abbé Plat il y a un siècle 8. En outre, le Poitou est réputé pour être une des régions ayant privilégié,
à la suite du Val de Loire, de la Bourgogne et des régions du Centre, le parement de pierre de taille dès
le milieu du XIe siècle sur des parties conséquentes de ses édifices religieux les plus prestigieux 9.
En Aquitaine méridionale, des pays charentais à la Gascogne  10, le mur en petit appareil de
moellon demeure, tout au long des deux premiers tiers du XIe siècle au moins, le mode de construction
quasi exclusif. Le moyen appareil de pierre de taille n’y est utilisé que pour renforcer les encadrements
de baies, les angles de murs ou l’élévation des contreforts – lorsqu’il y en a – et de certains supports,
en particulier aux croisées de transepts. Tout ceci a été observé en bien des endroits et n’est pas propre
aux pays aquitains.

Les cas avérés ou probables de reprises

Sur un grand nombre d’édifices, comme à Saint-Sever 11, l’appareil mixte est circonstanciel et
traduit simplement un changement de parti en cours de chantier ou une reprise de murs plus anciens 12.
Au sein du corpus des églises présentant du petit appareil de moellon, dans la grande majorité c’est la
seule nef qui est concernée. Les chevets en moellons, ou possédant une partie même infime en petit
appareil, sont moins nombreux, et dans la plupart des cas, ils sont associés à une nef en moellons au
moins partiellement conservée. Il est clair que les chevets ont été reconstruits ou transformés plus
souvent que les nefs, qui présentaient un enjeu symbolique moins important. Dans bien des cas, la
reconstruction des parties orientales est suffisamment tardive pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté. Dans
les pays charentais, ce sont souvent des absides romanes du milieu du XIIe siècle  13 ou des chevets

7 11
Christian Gensbeitel, « L’église de Saint-Généroux », Voir en particulier Jean Cabanot, « La construction de
Congrès Archéologique de France (Deux-Sèvres, 2001), Paris, l’abbatiale de Saint-Sever. Etat de la question », Saint-Sever.
2004, p. 239-246. Millénaire de l’abbaye, actes du colloque international de
8
Georges Plat, L’art de bâtir en France des Romains à l’an mai 1985, Mont-de-Marsan, 1986, p. 145-166.
12
1100 d’après les monuments anciens de la Touraine, de l’Anjou Même si l’on peut s’interroger sur le sens que pouvait
et du Vendômois, Paris, 1939. avoir, en dehors d’un changement de parti en cours de
9
C’est le cas pour les chevets des abbatiales de Saint-Savin- chantier ou d’une volonté mémorielle, la conservation de
sur-Gartempe, de Sainte-Radegonde et Saint-Hilaire de quelques assises de moellons. Dans bien des cas, la raison
Poitiers, puis de Notre-Dame-la-Grande et de Saint-Jean- économique paraît peu crédible.
13
de-Montierneuf. Charmant (Charente), Pérignac (Charente), Givrezac
10
Rappelons que la Gascogne est incorporée directement (Charente-Maritime), par exemple.
au duché d’Aquitaine par Guillaume VIII en 1063.

54

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réflexions sur la mixité des appareils

rectangulaires gothiques qui ont été édifiés entre la fin du XIIe et le XVe siècle 14. Dans les régions plus
méridionales, les chevets en moellons sont plus fréquemment conservés 15.
Les nefs édifiées selon le procédé traditionnel sont généralement, mais pas systématiquement,
dépourvues de voûtement et leurs ouvertures sont marquées par un relatif attachement aux formes les
plus simples que l’on associe en général à l’art d’un XIe siècle plus ou moins large : baies en plein cintre
à claveaux étroits ou fenêtres étroites à linteau monolithe échancré 16. L’absence ou la grande pauvreté
du décor sculpté et de la modénature représentent des facteurs convergents. Nous savons que les fa-
çades anciennes étaient généralement peu élaborées dans leur articulation et leur modénature  17, et
plus proches des élévations latérales. Beaucoup d’entre elles, ou au moins les portails, ont souvent été
remaniées, et ce parfois assez tardivement. D’ailleurs sur certains édifices dont la façade a été recon-
struite au XIIe siècle, on a dans le même temps allongé la nef d’une travée en pierre de taille qui tranche
nettement avec les murs gouttereaux anciens 18.

La mixité à l’échelle de l’édifice

Toutefois, dans certains cas, on peut s’interroger sur la rupture chronologique supposée entre
des façades en pierre de taille, parfois porteuses d’un décor sculpté, et les murs gouttereaux en moellons
de la nef qu’elles ferment. Si certaines reprises sont évidentes, là encore, d’autres paraissent douteuses,
et la rupture chronologique ne peut être invoquée de façon automatique. La question se posait déjà à
Saint-Savinien de Melle  19, et nous la retrouvons particulièrement sur certaines églises charentaises,
comme Bécheresse, Saint-Eutrope 20 ou Cressac, entre autres.
Il convient de rappeler que les grands édifices poitevins, généralement datés d’une large seconde
moitié du XIe siècle, semblent avoir intégré dans leur projet architectural une hiérarchie très nette entre
le chevet, toujours construit entièrement en pierre de taille, et les autres parties de l’édifice – transept et
nef – qui font encore appel, de façon assez systématique, aux maçonneries de moellons. L’église abbatiale
de Saint-Savin-sur-Gartempe 21, qui est en outre intégralement voûtée et articulée, est tout à fait signifi-
cative de ce phénomène. Cette pratique nous semble pouvoir être envisagée comme l’expression d’une
volonté de hiérarchisation, dans la mesure où le petit appareil est totalement absent des parties orientales.
Il est possible de convoquer à l’appui de cette proposition un certain nombre d’édifices, tant en Poitou
que dans les pays de la Charente ou au sud de la Gironde, qui possèdent une nef, parfois un transept, en
moellons, simplement charpentés et dotés d’ouvertures aux formes encore archaïsantes, mais dont le
chevet, ainsi que, souvent, la façade occidentale, sont bien romans, construits en moyen appareil de pierre
de taille et généralement dotés d’une modénature et d’un décor sculpté déjà élaborés 22.

14
Sainte-Radegonde, Saint-Hilaire-du-Bois et Neulles en Melle  », Congrès Archéologique de France (Deux-Sèvres,
Charente-Maritime, Bouteville, Saint-Aulaye, Saint-Estèphe 2001), Paris, 2004, p. 179-186.
20
en Charente. Il s’agit du village de Saint-Eutrope, en Charente, et non
15
Michelle Gaborit en a répertorié un grand nombre de l’église de Saintes. En Charente-Maritime, les églises
dans les cinq départements qu’elle a étudiés : Gaborit, Les de Sainte-Radegonde, Saint-Hilaire-du-Bois ou Sémillac,
constructions de petit appareil (cf. note 5), t. 1, p. 73-81. notamment, possèdent des façades en pierre de taille déjà
16
Gaborit, Les constructions de petit appareil (cf. note 5), t. composées avec des jeux d’arcades associées à des murs
1, p. 40-56, Gensbeitel, L’architecture religieuse du XIe siècle gouttereaux en moellons.
21
en pays charentais (cf. note 6), t. 1, p. 104-117, Ternet, Les On se réfèrera en particulier à l’article d’Yves-Jean Riou
églises romanes d’Angoumois (cf. note 6), t. 1, p. 311-318. et Marie-Thérèse Camus dans Robert Favreau (dir.), Saint-
17
Ingrandes (Vienne), Lusignan (Vienne), Jarnac Savin. L’abbaye et ses peintures murales, Poitiers, 1999, p.
(Charente), connue par une photographie ancienne, Saint- 43-97.
22
André de Bordeaux (Gironde), Nanclars (Charente). Nous citerons à titre d’exemples les églises de Saint-
18
Notre-Dame de Saintes (Charente-Maritime), Fenioux Georges-de-Montagne (Gironde), Saint-Savinien de Melle
(Charente-Maritime), Notre-Dame-la-Grande de Poitiers (Deux-Sèvres), Boscamnant (Charente-Maritime), Givrezac
étant l’exemple le plus représentatif de ce phénomène. (Charente-Maritime), Saint-Pierre du Haut-Langoiran
19
Voir Christian Gensbeitel, « L’église Saint-Savinien de (Gironde), Saint-Sauveur (Gironde).

55

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christian gensbeitel

Or, la fréquence de ce phénomène, sur des édifices qui ne présentent aucune reprise, ne laisse
pas de nous interroger. On peut en effet soupçonner dans certains cas un projet unique faisant appel
à deux modes de construction, et même à deux esthétiques opposées, ce au cours des dernières décen-
nies du XIe ou au début du XIIe siècle, où les pratiques architecturales du passé pouvaient encore faire
partie des usages. Saint-Georges-de-Montagne, en Gironde, illustre assez bien cette possibilité. Il est
généralement admis que l’abside, le clocher et le portail sud de cette église, tous en pierre de taille, ont
été rapportés dans un deuxième temps sur une église primitive en moellons 23. Or, il nous semble que
ces éléments ne doivent pas nécessairement être dissociés. La liaison entre l’abside et les bras du tran-
sept bas, en particulier, ne laissent pas véritablement apparaître de décalages. Rien n’interdit d’imaginer
une construction homogène ayant appliqué une forme de mixité hiérarchisée, où la pierre de taille et
la sculpture accompagnent les éléments les plus significatifs de l’architecture 24.
Il est clair à travers ce type d’édifices que, même si une rupture chronologique est possible, elle
traduit une certaine hiérarchie pleinement assumée entre la nef et le transept, d’une part, le chevet et
la façade d’autre part. Il y a bel et bien un effet visuel. Le parement de pierre de taille prend là une
valeur positive et exclusive.

Les structures murales mixtes

Un autre type de mixité, tout aussi courant, et déjà évoqué à travers les exemples poitevins, est
celui qui associe en une même structure murale des éléments d’articulation déjà assez élaborés – pi-
lastres, contreforts, arcades – en pierre de taille à des parties inertes en moellons. Nous pouvons
identifier des procédés similaires sur des nefs voûtées. Là encore, les reprises de maçonneries ne doivent
pas être exclues et parfois, elles relèvent de l’évidence. La nef de Coulgens, en Charente, où des arcades
plaquées à l’intérieur de la nef à l’occasion du voûtement en berceau – ce sans doute peu de temps après
la première construction – ont entraîné l’occultation des fenêtres primitives et le percement de nou-
velles ouvertures placées plus bas, est un cas sans ambiguïté, puisqu’en plus de cette preuve évidente,
l’élévation extérieure est restée dépourvue de toute articulation, telle qu’elle avait été conçue initiale-
ment 25. D’autres édifices se prêtent assez aisément à des conclusions similaires 26. Mais on trouve aussi
des églises dont la nef est ou était voûtée, avec des élévations en moellons articulées, présentant un
alignement parfait entre des contreforts extérieurs et des colonnes engagées intérieures ou des pilastres
portant arcades, ce qui laisse envisager une structure cohérente conçue d’un seul jet. Les nefs de l’église
de Nanclars et de l’église du prieuré clunisien de Cherves-Châtelars, en Charente, semblent pouvoir
illustrer ces dispositions, qui demeurent toutefois assez rares.

23
Si Brutails y voyait un édifice homogène, les auteurs plus décor sculpté trouvaient une comparaison avec la façade
récents reconnaissent tous deux campagnes : Brutails, Les occidentale de l’église Saint-Savinien de Melle, elle aussi
vieilles églises de Gironde (cf. note 5), p. 109-111, Gaborit, en pierre de taille et associée à une nef en moellons. Voir
Les constructions de petit appareil (cf. note 5), t. 2, p. 367-370, Gensbeitel, « L’église Saint-Savinien de Melle » (cf. note
et Claire Hanusse, « L’église Saint-Georges-de-Montagne », 19).
Congrès Archéologique de France (Bordelais-Bazadais, 1987), 25
Voir Gensbeitel, L’architecture religieuse du XIe siècle en
Paris, 1989, p. 221-229. pays charentais (cf. note 6), t. 3, p. 301-318, et Ternet, Les
24
Nous développons l’étude de cet édifice, dont le clo- églises romanes d’Angoumois (cf. note 6), t. 2, p. 471-474.
26
cher trouve un écho à Saint-Denis-du-Pin, en Charente- Les églises de Saint-Laurent-de-Belzagot (Charente) et
Maritime, dans un article en cours de publication : « Les Fenioux (Charente-Maritime), en particulier. Voir Ternet,
églises de Saint-Georges-de-Montagne (Gironde) et de Les églises romanes d’Angoumois (cf. note 6), t. I, p. 270-271
Saint-Denis-du-Pin (Charente-Maritime) et la question (Saint-Laurent-de-Belzagot), et Gensbeitel, L’architecture
des premiers clochers romans en Aquitaine  », Bulletin religieuse du XIe siècle en pays charentais (cf. note 6), t. 3, p.
Archéologique de Bordeaux, à paraître en 2011. En outre, 389-390 (Fenioux).
nous avions déjà souligné que l’avant-corps du portail et son

56

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réflexions sur la mixité des appareils

De telles structures, alliant le voûtement à un mode de construction et une apparence exté-


rieure encore teintés du souvenir des nefs charpentées, sont d’autant moins surprenantes que, dans le
Poitou voisin, la structure murale de certaines grandes nefs répond parfaitement à cette mixité 27. C’est
aussi le type de conception murale observé à Cluny III à la fin du XIe siècle 28, avec un petit appareil
certes très régulier, mais qui n’est pas propre à ce chantier hors normes.

Le cas particulier des chevets aquitains de la fin du XIe siècle

La mixité la plus intéressante de notre point de vue est celle qui touche non pas la nef mais le
chevet de certaines églises. On s’éloigne là d’un code de hiérarchie donnant clairement la part belle à
la pierre de taille. L’Aquitaine méridionale, des pays charentais au piémont des Pyrénées, conserve un
certain nombre de chevets construits selon divers modes d’appareil mixte et dont quelques-uns ont
déjà fait l’objet de comparaisons ponctuelles, mais n’ont jamais été mis en perspective dans leur en-
semble du point de vue de leur construction. Les cas les plus notoires sont ceux des églises de Peyrusse-
Grande, dans le Gers, et de Bougneau et Saint-Thomas-de-Conac en Charente-Maritime. Marcel
Durliat, le premier, avait relevé les points de convergence qui unissent ces trois édifices 29. Toutefois,
le rapprochement s’appuyait avant tout sur le décor sculpté, ainsi que sur la présence d’une abside
inscrite dans un chevet rectangulaire, commune à Peyrusse-Grande et à Bougneau  30, et d’arcatures
plaquées sur l’élévation intérieure des trois sanctuaires. Il est vrai que tous ces arguments contribuent
fortement à inscrire ces églises, ou du moins le dernier état roman de leurs chevets, dans un cadre
chronologique assez cohérent – les dernières décennies du XIe siècle – à défaut d’être circonscrit pré-
cisément. Plusieurs autres auteurs ont également mis en exergue les traits communs à certains édifices
pouvant être considérés comme archaïques, ou dans tous les cas antérieurs au plein épanouissement
des formes romanes, dans les régions du Sud-Ouest. On y retrouve les trois précédents, associés aux
églises de Bouteville (Charente), du Nizan (Gironde), de Sémillac (Charente-Maritime), de Maubour-
guet (Hautes-Pyrénées), entre autres. Mais toujours, c’est la présence de certains éléments de décor
sculpté ou d’arcatures dans l’abside qui constitue le dénominateur commun de ce groupe. D’ailleurs
certains des édifices charentais ne possèdent plus que des vestiges de leur chevet roman, et, même si
nous partageons ces analyses, elles n’ont guère amorcé la comparaison architecturale du point de vue
de l’emploi des matériaux et des types de maçonneries sur les chevets, sauf en général pour y déceler
deux phases chronologiques distinctes.
Il est clair que ces connivences stylistiques nous invitent à considérer de près ce trait plus par-
ticulier et peu commenté que constitue la mixité des appareils intervenant dans les élévations de leurs
parties orientales. Ce phénomène est d’autant plus intéressant qu’il prend des formes variables et qu’il
se retrouve par ailleurs sur des églises moins riches en décor ou présentant des formes stylistiques un
peu différentes de celles identifiées par Marcel Durliat et Jean Cabanot. Nous en avons identifié plu-
sieurs dans les pays charentais, qui viennent compléter le groupe déjà évoqué. Là encore, certaines
avaient déjà été signalées comme «archaïques». D’ailleurs il faut souligner que les églises de ce groupe
sont quasi systématiquement dotées d’une nef en moellons, charpentée dans la plupart des cas, ce qui

27 29
Saint-Savin-sur-Gartempe, Notre-Dame-la-Grande, Voir Marcel Durliat, «  Peyrusse-Grande  », Congrès
Saint-Hilaire-le-Grand, en particulier. Voir notamment Archéologique de France (Gascogne, 1970), Paris, 1970,
Favreau (dir.), Saint-Savin (cf. note 21), ainsi que Marie- p. 43-55 ; Cabanot, Gascogne romane (cf. note 5), et idem,
Thérèse Camus et Claude Andrault-Schmitt (dir.), Les débuts de la sculpture romane (cf. note 7), p. 227-228.
30
Notre-Dame-la-Grande de Poitiers. L’œuvre romane, Paris, Peyrusse-Grande possède en outre deux absidioles laté-
2002, chap. 6. rales, également inscrites dans une maçonnerie quadran-
28
Voir notamment Anne Baud, Cluny. Un grand chantier gulaire.
médiéval au cœur de l’Europe, Paris, 2001.

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christian gensbeitel

Fig. 1 et 2 : Peyrusse-Grande (Gers), église Saint-Mamet, chevet (cl. Christian Gensbeitel).

a pu entraîner, comme nous l’indiquions plus haut, l’hypothèse de chevets primitifs simplement re-
maniés à l’occasion d’un voûtement31. Mais, ainsi que nous le disions dans notre introduction, cette
explication repose souvent sur l’application d’un principe d’incompatibilité supposée entre des murs
en moellons et certaines formes d’articulations ou de décor sculpté déjà élaborés. Dans un certain
nombre de cas, ces études nous semblent devoir être reprises avec des moyens nouveaux en n’excluant
pas l’idée que les deux techniques ont pu se conjuguer, y compris à une période relativement avancée
du début du XIIe siècle.
Nous proposons de classer ces chevets en deux catégories. L’une fait appel à une combinaison
directement perceptible de moellons et de pierres de taille de différentes formes sur la même face d’une
paroi, parfois en différenciant clairement certaines travées. L’autre consiste en une utilisation différen-
ciée du petit appareil de moellons et de la pierre de taille pour l’une des deux faces d’un même mur.

La mixité par combinaison

L’église de Peyrusse-Grande (fig. 1-2) offre d’emblée, sur l’enveloppe extérieure de son chevet
rectangulaire, une belle structure mixte alliant de hautes arcades en pierre de taille à un plan de mur
en moellons assez irréguliers sur les côtés ou garni d’un jeu d’appareil réticulé sur le mur oriental. Cette
juxtaposition crée un effet de panneautage que rehaussent les décors en méplat des montants latéraux

31
C’est, pour le Sud-Ouest, la thèse que défendait Michelle Les constructions de petit appareil (cf. note 5), t. 1 et 2.
Gaborit dans la plupart des cas de ce type. Voir Gaborit,

58

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réflexions sur la mixité des appareils

Fig. 3 : Conzac (Charente), église Saint-Jacques, abside (cl. Christian Gensbeitel).

des fenêtres. Celles-ci sont percées dans l’épaisseur des contreforts qui portent les arcades. Cette pra-
tique est elle aussi très fréquente dans les édifices du grand Sud-Ouest, et ce majoritairement sur des
églises archaïsantes 32. L’effet monumental que produit ce chevet est accentué par sa hauteur exception-
nelle, due à la présence d’une salle haute au-dessus du sanctuaire. À l’intérieur, une arcature basse
anime les élévations en moellons, aujourd’hui enduites. Les deux chapelles latérales, plus réduites que
le chevet, s’en distinguent par un emploi plus classique de la maçonnerie de moellons. On assiste donc
à la fois à un déploiement de la mixité sur les élévations de la partie principale du sanctuaire, et à une
hiérarchie implicite suggérée par l’emploi différencié des techniques pour les parties secondaires. En
cela, l’église de Peyrusse-Grande propose une des formules les plus abouties de l’application d’une
mixité qui relève assez clairement d’une véritable plastique murale.
S’il est difficile de trouver dans la région un chevet qui présente avec autant d’évidence le parti
pris de la mixité, il n’est pas rare d’en rencontrer des expressions plus modestes, notamment dans les
pays charentais, dont Marcel Durliat avait déjà établi les liens qui les rattachaient à la Gascogne. L’abside
principale de l’église Saint-Jacques de Conzac, en Charente, dont le décor sculpté assez abondant et la
conception très élaborée de la coupole de la croisée du transept trahissent une date nettement posté-
rieure, probablement vers 1120 33, nous laisse penser que ce procédé mixte fut employé durant plusieurs
décennies, même après que la pierre de taille se fut imposée. La nef charpentée – très endommagée
lors des guerres de Religion – et le transept, dont ne subsiste que le bras nord avec son absidiole, sont

32
Voir Paul Mesple, « Les églises du Sud-Ouest à fenêtres Jacques Lacoste (dir.), L’imaginaire et la foi. La sculpture
percées dans les contreforts », Bulletin Monumental, t. 114, romane en Saintonge, Saint-Cyr-sur-Loire, 1998, p. 148-
1958, p. 163-184 et t. 134, 1966, p. 267-288. 152; idem, « L’église de Saint-Jacques de Conzac », Congrès
33
Gensbeitel, L’architecture religieuse du XIe siècle en pays Archéologique de France (Charente, 1995), Paris, 1999, p.
charentais (cf. note 6), t. 3, p. 290-300. Pour la sculpture : 159-166. 

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christian gensbeitel

Fig. 4 : Saint-Thomas-de-Conac (Charente-Maritime), église, chevet (cl. Christian Gensbeitel).

intégralement construits en moellons, sans aucune articulation. En revanche, l’abside principale, ani-
mée par de hautes arcades sur colonnes-contreforts englobant les fenêtres et couronnée par un regis-
tre d’arcature aveugle, comprend en partie inférieure des maçonneries de moellon encadrées par les
chaînages latéraux des colonnes-contreforts et s’arrêtant tantôt aux appuis des fenêtres, tantôt trois
assises en dessous. La pierre de taille règne dans toute la partie supérieure, avec, dans certaines travées,
des jeux d’opus reticulatum, que l’on retrouve par ailleurs sur des pendentifs de la coupole à la croisée
du transept et à l’intérieur de l’abside, au-dessus des fenêtres. Cet édifice est le seul de sa génération en
pays charentais à utiliser de façon aussi systématique cet appareil ornemental 34 que nous rencontrons
par ailleurs à Peyrusse-Grande, et dans une moindre mesure à Maubourguet en Gascogne. La com-
position intérieure (fig. 3) ne manque pas d’intérêt : un registre d’arcatures sur fond de parement en
moellons constitue le soubassement du mur, auquel s’intègrent des colonnes montant de fond pour
porter des arcades englobant les fenêtres. Il s’agit là d’une variante des deux registres superposés de
Bougneau ou de Saint-Thomas-de-Conac, mais où se dessine déjà la prédominance de l’arcature haute,
qui s’impose au XIIe siècle.
À Saint-Thomas-de-Conac (fig. 4), justement, qui est également signalée pour ses liens avec
Bougneau et Peyrusse-Grande, l’élévation extérieure du chevet associe une partie inférieure en moellons
à quelques assises de pierres de taille au niveau des fenêtres. Là aussi, il est difficile d’établir avec cer-
titude la réutilisation d’une abside plus ancienne, cela d’autant plus que la travée droite précédant
l’abside bénéficie, elle, d’une élévation entièrement en pierre de taille, dont les contreforts se placent
exactement au droit des niches qui rythment l’élévation intérieure. Si à Saint-Thomas le clocher est

34
Quelques édifices saintongeais y ont recours, mais de monde romain. Mais il s’agit d’églises appartenant à une
façon moins exclusive et en association avec d’autres jeux génération plus tardive, dont les plus spectaculaires sont
d’appareil (en écailles, en arêtes de poisson) empruntés au celles de Rétaud et Rioux.

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réflexions sur la mixité des appareils

postérieur et placé latéralement, les travées


droites qui précèdent les absides dans les édifices
dépourvus de transept sont souvent surmontées
d’un clocher, autre signe manifeste d’une nou-
velle volonté monumentale. Cette association
travée sous clocher/abside donne lieu elle aussi
à des formules d’appareil double dont les églises
charentaises de Cressac (fig. 5), de Porcheresse
(fig. 6), de Bécheresse, de La Chapelle ou de
Saint-Amant-de-Bonnieure, en particulier,
fournissent des variantes remarquables  35, avec
des alternances d’éléments structurants – hautes
arcades, pilastres, contreforts – en pierre de taille
et de panneaux de moellons.
Reprises ou constructions homogènes, le
résultat de toutes ces combinaisons paraît dans
tous les cas très maîtrisé et confère à tous ces
édifices une certaine unité esthétique qui les dis-
tingue autant des constructions en moellons de
la première génération que de celles en pierre de
taille du XIIe siècle.
Cette mixité peut aussi prendre des
formes plus irrégulières et disparates, plus dif-
ficiles à rattacher à une structure claire, sans que
pour autant se dessine l’hypothèse de reprises.
Ainsi, à Saint-Léon-sur-Vézère (Dordogne), en
Périgord, si le petit appareil domine sur l’élévation
de la nef charpentée, sur le transept et le chevet,
les choses sont plus complexes : des assises de
moyen appareil, plus ou moins régulières, alter-
nent avec des registres de petit appareil entre les
contreforts en moyen appareil. Jean Cabanot sig-
nale le même type de disparité plus ou moins Fig. 5 : Cressac (Charente), église Notre-Dame, travée sous clocher
organisée au chevet de l’église de Saint-Clamens, et abside (cl. Christian Gensbeitel).
en Gascogne36. À Cellefrouin (Charente), église
entièrement voûtée et parfaitement articulée, la
grande disparité des parements – hormis sur la
façade et l’abside principale, où règne le moyen
appareil de pierre de taille – interdit toute con-
clusion si l’on ne recourt pas à une étude ar-
chéologique fine 37.

35
Ces édifices se trouvent tous en Charente. Voir les mono- Les débuts de la sculpture romane (cf. note 7), p. 189-190.
graphies dans Gensbeitel, L’architecture religieuse du XIe 37
Gensbeitel, L’architecture religieuse du XIe siècle en pays
siècle en pays charentais (cf. note 6), t. 2-5, et Ternet, Les charentais (cf. note 6), t. 2, p. 188-214, et Ternet, Les églises
églises romanes d’Angoumois (cf. note 6), t. 2. romanes d’Angoumois (cf. note 6), t. 2, p. 437-442.
36
Cabanot, Gascogne romane (cf. note 5), p. 84-87 ; idem,

61

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christian gensbeitel

Fig. 6 : Porcheresse (Charente), église Saint-Cybard (cl. Christian Gensbeitel).

La mixité par différenciation

Moins apparente que la formule précédente, cette autre forme de mixité existe bel et bien dans
l’ancienne Aquitaine. Là encore, les deux diocèses charentais comptent des exemples parmi les plus
significatifs. L’église Saint-Pierre de Bougneau, près de Pons, en Saintonge, qui se prête en bien des
points à la comparaison avec Peyrusse-Grande, présente toutefois un type de mixité bien différent de
ce que l’on a pu observer sur l’église gersoise. En effet, son chevet rectangulaire, qui inclut une abside
et une travée droite portant un clocher, est doté d’un parement extérieur très homogène, en moyen
appareil de pierre de taille parfaitement mis en œuvre. L’intérieur de l’abside (fig. 7) se caractérise par
la présence d’un double-registre d’arcatures sur colonnettes en délit, en plein cintre au niveau bas, avec
une alternance d’arcs en plein cintre et d’arcs en mitre au niveau supérieur. Deux niveaux se dessinent
aussi dans la travée droite, mais là, le registre inférieur, nettement plus haut, est rythmé par quatre
arcades sur pilastres cannelés. Or, toutes ces arcatures s’appliquent sur un fond de mur en moellons
aujourd’hui couvert d’un enduit. Il y a donc une opposition flagrante entre l’enveloppe extérieure et la
surface intérieure des murs, qui accentue la différence de plan. Comme à Peyrusse-Grande, l’homogénéité
de l’ensemble, et en particulier du décor sculpté, nous invite à interpréter ce chevet comme le fruit d’un
projet cohérent. D’autres questions, plus délicates, se posent à propos d’autres chevets de même plan.
Ainsi à Nanclars (Charente), même si la mixité par différenciation intérieur-extérieur ne s’y manifeste
pas aussi clairement 38. À Cazaugitat et à Vignonet en Gironde, la configuration est assez analogue à

38
L’élévation intérieure, recouverte d’un badigeon, ne se
laisse guerre appréhender. Le voûtement actuel est moder-
ne.

62

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réflexions sur la mixité des appareils

celle de Bougneau, mais sans décor ni articula-


tion, ce qui rend évidemment l’interprétation
plus délicate 39.
Mais la différenciation nette entre pare-
ment intérieur et extérieur ne se réduit pas au cas
de ces chevets à abside inscrite, puisqu’il est pos-
sible aussi d’en trouver des manifestations sur des
chevets plus classiques. L’église Saint-Martin du
Nizan (fig. 8-9), en Gironde, a déjà attiré
l’attention par l’originalité de la composition à
deux registres d’arcatures superposés qui anime
l’intérieur de son abside  40. Or, celle-ci, accom-
pagnée d’un décor sculpté archaïsant, s’intègre à
une élévation qui est entièrement en pierre de
taille, alors que l’extérieur de l’abside offre un pa-
rement de moellons. La différenciation entre les
deux faces de l’élévation a été interprétée comme
un placage effectué à l’occasion du voûtement, ce
qui implique aussi l’insertion a posteriori des
contreforts. Or, rien dans l’observation des ma-
çonneries ne permet, en l’état, de trancher.
L’enveloppe murale de la chapelle du château de
Montmoreau, en Angoumois, peut-être un peu
plus tardive, s’avère moins ambiguë 41. Son chevet
triconque est doté à l’extérieur d’un soubasse-
ment en moellons au-dessus duquel le mur est
en moyen appareil de pierre de taille doublé
d’arcades. À l’intérieur en revanche, hormis les
angles des absidioles, les élévations et les voûtes
sont intégralement en moellons. Il semble bien
qu’on soit là en présence d’une mixité par dif-
férenciation voulue au moment même de la con- Fig. 7 : Bougneau (Charente-Maritime), église Saint-Pierre, abside
struction. Mais là encore, la distorsion évidente (cl. Christian Gensbeitel).
entre la conception des maçonneries et la qualité
de la sculpture ne peut que surprendre.
Rappelons, une fois de plus, que de réels cas de « doublage » de parois à l’occasion d’un voûte-
ment sont plus que probables. Une découverte récente dans l’église de Baron (Gironde) vient montrer,
s’il en était besoin, à quel point les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. L’élévation extérieure en
moellons de l’abside de cette église est assez homogène. À l’intérieur, la voûte en cul-de-four est ren-
forcée par un arc doubleau retombant sur des colonnes jumelées à l’entrée du chœur. La sculpture des

39
Brutails attribue ces formules à une reprise : Brutails, (cf. note 5), t. 1, p. 254-257.
41
Les vieilles églises de Gironde (cf. note 5), p. 145. Michelle La sculpture qui accompagne cette architecture accuse
Gaborit se rallie à ce point de vue pour Vignonet, mais igno- une date assez avancée dans le XIIe siècle. Voir Gensbeitel,
re Cazaugitat : Gaborit, Les constructions de petit appareil L’architecture religieuse du XIe siècle en pays charentais (cf.
(cf. note 5), t. 1. note 6), t. 3, p. 516-532, et Ternet, Les églises romanes d’An-
40
Cabanot, Les débuts de la sculpture romane (cf. note 7), goumois (cf. note 6), t. 2, p. 521-524.
p. 212-214, et Gaborit, Les constructions de petit appareil

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Fig. 8 et 9 : Le Nizan (Gironde), église Saint-Martin, chevet (cl. Christian Gensbeitel)

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réflexions sur la mixité des appareils

chapiteaux atteste une campagne de la première moitié du XIIe siècle. Or, ces colonnes sont elles-mêmes
plaquées sur un dispositif antérieur constitué d’une arcature basse, dont on a par la suite comblé les
niches pour constituer une paroi lisse. Les chapiteaux découverts lors du dégagement de ces niches
indiquent une conception initiale au XIe siècle. Voilà qui contribue à brouiller quelque peu les repères :
ces arcatures plaquées, que l’on associe habituellement à un renforcement à fin de voûtement, seraient
donc à rattacher à un premier état roman. Mais est-ce réellement le premier ?

Perspectives de recherche

Plutôt que sur une conclusion, ces réflexions doivent s’ouvrir sur de nouvelles pistes de recher-
che et susciter un regard plus acéré sur ces édifices. Les outils de l’archéologie du bâti et de l’archéométrie
pourront nous aider, en particulier par l’observation fine des constructions et la recherche des ruptures
et des continuités  42. L’analyse pétrographique et la caractérisation de la composition des mortiers
pourront contribuer à affiner notre perception de la dynamique des chantiers 43. La question des re-
prises, potentielles ou avérées, est au cœur de cette recherche à venir, et il s’agira de déterminer jusqu’à
quel point nous pouvons nous fier à des formules convenues en l’absence de ruptures archéologique-
ment attestées. Il est trop tôt pour développer une théorie sur la mixité comme véritable acte culturel
et esthétique. Néanmoins, des interrogations naissent à l’observation de ces édifices dits « archaïques »,
que l’historiographie a longtemps classés dans un XIe siècle aux contours assez mal définis. Où sont
les marges de cette production bien plus abondante qu’on a pu le croire ? Et comment se définissent-
elles ? Cet usage combiné du moellon et de la pierre de taille est-il cantonné à une phase que l’on
qualifiera « de transition » ? Est-il un témoin de mutations en train de s’accomplir ou de tentatives
pour concilier des expressions divergentes ? Les raisons économiques sont-elles seules à justifier ces
juxtapositions ? Il est clair que l’enjeu n’est pas de nier ou de confirmer un phasage, ou un état résultant
de remaniements successifs. Car même si ceux-ci s’avèrent réels, il n’en demeure pas moins que le ré-
sultat visible à la suite de ces reprises devait satisfaire le goût des commanditaires, faute de quoi un
grand nombre d’édifices se réduiraient à un statut de pis-aller. Au cœur de ces réflexions se trouve donc
la question de la réception et de la perception de l’œuvre architecturale, du sens dévolu à l’apparence
superficielle, à l’épiderme de l’élévation. N’oublions pas que dans les pays charentais, le recours à un
petit appareil allongé assez régulier – parfois de véritables pierres de taille – associé à des éléments
structurants en moyen appareil est attesté jusqu’au second quart du XIIe siècle  44, comme si cette
mixité avait été l’amorce d’un langage particulier submergé par le recours systématique à la pierre de
taille de moyen appareil. Le problème est d’autant plus aigu que nous manquons d’édifices de premier
plan pour éclairer ce phénomène dans les régions les plus méridionales. Le fait qu’il ne se présente que
sur quelques priorales et des églises rurales nous incite certes à la prudence, mais nous invite aussi à
ne pas réduire l’histoire de l’art à l’étude de monuments ou d’œuvres d’exception. Cette question nous
place devant la nécessité d’aborder un corpus diffus sur un large territoire présentant de nombreux

42
Un programme de recherche en cours au sein du
Centre de Recherche en Physique Appliquée à l’Archéo- (dir.), Le mortier de chaux, Paris, 2009.
44
logie (CNRS-UMR 5060-IRAMAT/CRP2A, Université L’église de plan centré de Saint-Michel-d’Entraygues, fon-
Bordeaux 3) prend en compte cette dimension particulière dée en 1137, en donne une illustration sans équivoque. Mais
dans le cadre d’une étude plus large sur les mutations de plusieurs édifices dont le décor indique encore un fort atta-
l’architecture romane au temps de la Réforme grégorienne chement à des formes du XIe siècle peuvent également être
en Aquitaine. invoqués ici : les nefs des églises de Mouthiers-sur-Boëme,
43
Les apports méthodologiques récents dans ce domaine de Saint-Jean-Baptiste de La Couronne, de Claix, toutes
seront précieux. Voir en particulier la contribution d’Ar- trois situées en Angoumois. Voir notamment Ternet, Les
naud Coutelas et Stéphane Büttner dans Arnaud Coutelas églises romanes d’Angoumois (cf. note 6), t. 1, p. 44-46.

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points communs, mais aussi des particularismes locaux. Au fond, ce qui est en jeu ici, avec d’autres
aspects tels que le voûtement, l’expérimentation de compositions murales sophistiquées, la construc-
tion de clochers, le développement du décor sculpté et de la modénature, c’est bel et bien le processus
d’élaboration de formes nouvelles que nous ne pouvons pas toujours associer au simple rayonnement
d’un chantier d’exception. Or, pour comprendre les formes romanes les plus abouties, il est essentiel
de tenter d’établir des chronologies relatives plus fines et de saisir la création architecturale dans ce
qu’elle a de dynamique. Enfin, il serait opportun de considérer ces évolutions dans le domaine de
l’architecture religieuse en parallèle avec les grands mouvements de la société laïque et de l’Église dans
ces régions de l’Aquitaine ducale. Jusqu’à quel point, en somme, cette phase de mutation architecturale
et artistique est-elle à mettre en relation avec la diffusion de la réforme grégorienne et l’unification
politique sous la tutelle des comtes-ducs, qui s’opèrent de façon concomitante sinon concertée ?

66

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A margine della cappella castrense di Paderna (Piacenza):
materiali e procedimenti costruttivi
Anna Segagni Malacart

Gli esordi dell’architettura romanica nella città e nel territorio di Piacenza si documentano
attraverso il riferimento a testimonianze di grande rilevanza 1, connesse ad un rinnovamento che tocca,
fin dai suoi esordi, tipologie architettoniche diversificate: una sperimentazione significativa per trac-
ciati planimetrici originali e complesse articolazioni in alzato, talvolta sostanziate del riferimento
all’antico complemento pittorico, si attesta nella collegiata urbana di S. Antonino, nelle cripte di S.
Margherita e di S. Dalmazio, mentre sul territorio si possono ricordare la cappella castrense a Paderna,
il complesso monastico a Vigolo Marchese, l’oratorio e la chiesa di S. Antonino di Travo.
Tra le testimonianze del territorio, la cappella di Paderna, un tempo priva dell’originario rives-
timento ad intonaco, consente qualche riflessione su materiali e tecniche costruttive a ridosso del Mille
in area padana 2.
Come noto, all’interno del fenomeno dell’incastellamento che segna tra X e XI secolo anche il
territorio di Piacenza, si colloca la cappella di Paderna, compresa entro un castrum sul quale si hanno
notizie proprio nei decenni attorno al Mille, un arco cronologico che può risultare congruente con la
struttura architettonica della cappella 3. Gonselmo de Paterna partecipa al placito episcopale del 30
settembre 990, nel quale il vescovo Giovanni Filagato (988-997?) compare per la prima volta con il
titolo usurpato di arcivescovo 4, mentre nella donazione del 1014 del vescovo Sigifredo (997-1031) alla
chiesa di S. Antonino di Piacenza lo stesso Gonselmo è ricordato tra i maiores familiae supraedictae
Ecclesiae, et nostra 5. Un documento del 1028 si riferisce probabilmente ad un prestito su pegno pre-
ludio dello smembramento del patrimonio fondiario dei signori di Paderna, Oddone, figlio di Gon-
selmo, e sua moglie Ildegarda; un atto di vendita del 1043 dei castelli di Paderna e Rubbiano contiene
la clausola del passaggio dei beni al monastero di S. Savino alla morte senza eredi dei proprietari
Oddone ed Ildegarda; nel documento sono contenuti importanti riferimenti all’assetto del castrum di
Paderna, comprensivo di una chiesa di S. Pietro esterna al castello e di una chiesa interna di S. Maria,
una chiesa privata, testimone dello sviluppo dell’istituto della Eigenkirche, attestato anche in area pa-
dana tra X e XI secolo 6. Dal 1048 Paderna è ricordata tra i possessi del potente monastero di S. Savino
di Piacenza.

1
Per l’architettura e il complemento decorativo a Piacenza nici della cattedrale di Piacenza, ai quali Lotario I nel 948
nel secolo XI si rinvia, anche per la bibliografia precedente, diede facoltà di fortificare l’agglomerato urbano; anche sulla
ai saggi di Anna Segagni Malacart, “L’architettura”, in base della documentazione relativa a Paderna, Pierre Raci-
Storia di Piacenza, II. Dal vescovo conte alla signoria, Pia- ne (“San Giorgio dal IX al secolo XI: dalla Pieve al Castel-
cenza, 1984, p. 435-577 e “La pittura”, ivi, p. 669-724 e di lo”, in Archivio Storico per le Province Parmensi, 1977, p.
Lorenza Cochetti Pratesi, “La scultura”, ivi, p. 603-668. 145-154) ipotizza che siano sorti castra sulle corti vescovili
2
Mi riferisco a studi compiuti sulla cappella attorno al 1980 attorno a San Giorgio, la cui giurisdizione fu plausibilmente
(Anna Segagni Malacart, “Sulla tipologia delle cappelle ceduta a dei vassalli.
4
castrensi attorno al Mille: la chiesa inedita di S. Maria di Cesare Manaresi, I placiti del “Regnum Italiae”, t. II,
Paderna”, in Storia dell’arte, 41, 1981, p. 1-20) quando fu Roma, 1957-58, p. 277, n. 212.
5
condotta una capillare campagna fotografica e furono Pietro Maria Campi, Dell’Historia ecclesiastica di Piacenza,
eseguiti dei rilievi. La cappella fu in seguito completamente Piacenza, 1651-1662, I, p. 499, doc. LXVIII.
6
intonacata senza che si potessero condurre ulteriori indagini Ibidem, p. 315-16, p. 325, p. 329. Cfr. inoltre Segagni
sui materiali costruttivi. Malacart, “Sulla tipologia delle cappelle” (cfr. n. 2), p.
3
Paderna era una curtis compresa nel territorio della pieve 2-3.
di San Giorgio concessa nell’896 dal vescovo Paolo ai cano-

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 67-80
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100190

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anna segagni malacart

Fig. 1 : Paderna (Piacenza), cappella del Castello, pianta

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a margine della cappella castrense di paderna (piacenza)

Fig. 2 : Paderna (Piacenza), cappella del Castello, assonometria

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La pianta della cappella del castello di Paderna a croce greca iscritta in un quadrato (fig. 1-2)
è scandita in tre navate di nove campate da quattro colonne che aggregano materiale lapideo differen-
ziato, anche di provenienza romana – un capitello corinzio e un miliario utilizzati come basi. Capitelli
in pietra a tronco di piramide rovesciata e lisci smussi angolati e alti pulvini in mattoni sono raccordati
al sistema voltato: volte a crociera unitariamente scandite da sottarchi che si enucleano dalle pareti
senza la mediazione di piedritti (fig. 3). I muri d’ambito della cappella sono ritmati da tre nicchie di
ampiezza e altezza sottilmente differenziate, semicircolari quelle laterali e quella centrale a nord, con
possibile riscontro a sud, rettangolari quelle centrali a est ed ovest. Tutte le nicchie sono coperte a
semicatino, ma per quelle rettangolari centrali dei lati est ed ovest è introdotta la mediazione di cuffie
(fig. 4); la scansione delle pareti è condotta secondo criteri di armonica rispondenza simmetrica che
ingloba senza differenziarle l’abside orientale e il probabile ingresso occidentale 7.
Agli esordi dell’età romanica, la ripresa del quincunx bizantino, che tra VIII e IX secolo si at-
testa in esempi rilevanti come le cappelle di Germigny-des-Prés e di S. Satiro di Milano, non è docu-
mentata in alta Italia per cappelle castrensi, in genere aule uniche absidate; prevalentemente in area
transalpina, il tracciato della croce iscritta in un quadrato risulta invece funzionale alla configurazione
di strutture destinate alla devozione privata signorile, cappelle situate entro palazzi imperiali, entro
complessi vescovili e castrensi, nelle quali la presenza di fruitori differenziati motiva l’articolazione
spaziale su due piani, con cadenze connesse alla tipologia delle Doppelkapellen8.
Apparteneva forse a questa tipologia la chiesa di S. Giustino Umbro, nell’alta valle del Tevere,
che presenta un assetto simile a Paderna nella planimetria quadrangolare ritmata da quattro colonne
in nove campate coperte da volte dal profilo incerto e prive di sottarchi, mentre due pareti restituiscono
la scansione con tre nicchie; se fosse confermata la cronologia al IX secolo, si potrebbe identificare
nella chiesa un possibile referente per Paderna 9.

7
L’accesso alla cappella si apre oggi in rottura al centro Ravenna, 1962, p. 59-88; Germain Sieffert, “À propos de
della parete settentrionale e tracce di un ingresso aperto l’église d’Ottmarsheim. Les imitations de la Chapelle Pala-
successivamente si leggevano anche nell’abside mediana tine de Charlemagne à Aix-la-Chapelle”, in Cahiers de l’art
meridionale. Nell’abside orientale, la formulazione médiéval, V, 2, 1968, p. 29-70; Jacques Gardelles, “Les
originaria di una piccola monofora a doppia strombatura e palais dans l’Europe occidentale chrétienne du Xe au XIIe
le tracce di un affresco tardogotico raffigurante la Vergine siècle”, in Cahiers de Civilisation Médiévale, XIX, 1976, p.
con il Bambino si integrano con la base frammentaria di 115 ss. e in part. pp. 125-128; Segagni Malacart, “Sulla
un altare. Un sicuro giudizio circa l’ingresso ad occidente tipologia delle cappelle” (cfr. n. 2), n. 33 e 34 p. 11-12, anche
era impedita da un tamponamento cui si appoggiavano lo per la dedicazione mariana della cappella di Paderna; C.
stemma e la lapide del conte Ludovico Marazzani che nel Bozzoni, “Cappella”, in Enciclopedia dell’Arte Medievale, IV,
1605 ricordava i documenti relativi a Paderna: quello del Roma 1993, p. 232-246. Utili riferimenti sul tema e su edifici
1043 redatto dal notaio Enurardus e quello del 1063 – ma in a pianta centrale dell’XI secolo, anche di area lombarda, si
realtà del 1163 – redatto dal notaio Bonusdies (cfr. Segagni trovano in Hildegard Sahler, San Claudio al Chienti e le
Malacart, “Sulla tipologia delle cappelle” (cfr. n. 2), p. chiese romaniche a croce greca iscritta nelle Marche, Ascoli
2-3, n. 7). A mediare il passaggio dalle pareti rettangolari Piceno, 2006 (ed. tedesca San Claudio al Chienti und die
al semicatino delle nicchie centrali est ed ovest, erano romanischen Kirchen des Vierstützentyps in den Marken,
introdotte delle cuffie; quelle della nicchia centrale erano Münster, 1998), p. 164 ss.
9
già coperte da intonaco nel 1980, ma erano ben leggibili Gisberto Martelli, “Le più antiche cripte dell’Umbria”,
quelle della nicchia occidentale: l’apparecchiatura della in Aspetti dell’Umbria dall’inizio del secolo VIII alla fine del
cuffia inglobava a destra piccoli frammenti laterizi e lapidei secolo XI, Atti del terzo Convegno di Studi Umbri, Gubbio,
e ciottoli sottili messi di taglio, mentre a sinistra mattoni 1965, p. 323 ss. e in part. 348-349 è incerto sulla primitiva
ritagliati a cuneo seguivano una disposizione più regolare. funzione della struttura (piccola chiesa o cripta) e propone
8
Per il contesto europeo Günter Bandmann, “Doppel- una datazione al IX secolo, mentre Sahler (San Claudio al
kapelle”, in Reallexikon für deutschen Kunstgeschichte, IV, Chienti (cfr. n. 8), p. 175-176) pensa che potesse essere una
Stuttgart, 1958, coll. 195-215, anche per la bibliografia chiesa signorile articolata su due piani. Cfr. inoltre Angelo
precedente; De Angelis D’Ossat, “Le cappelle palatine: Ascani, Sangiustino. La pieve – il castello – il comune, Città
un millennio di storia architettonica”, in Studi Ravennati, di Castello, 1977, p. 22 e ssg.

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a margine della cappella castrense di paderna (piacenza)

Fig. 3 : Paderna (Piacenza), cappella del Castello, interno da nord-est

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Fig. 4 : Paderna (Piacenza), cappella del Castello, lato occidentale

Non è congruente con la cappella di Paderna il gruppo basiliano delle chiese calabre, vicine a
modelli bizantini anche per lo sviluppo del sistema voltato con cupole di diversa elevazione 10, mentre
le chiese marchigiane di analogo impianto 11 dichiarano una cronologia posteriore a Paderna nella
tipologia e nelle risoluzioni strutturali pienamente romaniche.
Tra gli edifici a pianta centrale di area padana databili tra X e XI secolo – battisteri o cappelle
aggregate a complessi basilicali o monastici – non possono essere avvicinati a Paderna strutture quad-
rangolari come la cappella di s. Lino a Milano e il sacello di S. Paolo a Parma12. Per la Lombardia non

10
Arnaldo Venditti, Architettura bizantina nell’Italia delle nicchie centrali, est ed ovest, di Paderna. Ascritto al
Meridionale, Napoli, 1967, pp. 852 ss VII secolo da Augusta Ghidiglia Quintavalle (“Il sacel-
11
Sahler, San Claudio al Chienti (cfr. n. 8), passim, e Paolo lo bizantino di San Paolo a Parma”, in Palladio, N. S. XIII
Piva, Marche romaniche, Milano, 2003. (1963), p. 27-29), il sacello di Parma non è stato ancora
12
Per la cappella milanese di S. Lino, ascritta all’arcivescovo adeguadatamente valuato nel contesto delle testimonianze
Arderico (936-948) restano fondamentali le considerazio- padane dell’XI secolo. Si rinvia, anche per la documen-
ni di Edoardo Arslan, “L’architettura dal 568 al Mille”, in tazione relativa al monastero, a Giuseppe Nocilli OSB,
Storia di Milano, vol. II, Milano, 1954, p. 499-608 e in part. “L’oratorio parmense di S. Paolo”, in Archivio Storico per le
p. 599. Il sacello di S. Paolo di Parma presenta una pianta Province Parmensi, 1965, p. 242-245; Reinhold Schumann,
quadrata con pilastri circolari angolari reggenti arcate su Authority and the commune, Parma 833-1133, Parma, 1973,
cui si imposta la copertura a calotta tramite trombe, che, p. 81-82; Segagni Malacart, “Sulla tipologia delle cappel-
per le loro piccole dimensioni, possono richiamare le cuffie le” (cfr. n. 2), n. 42 p. 13-14.

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a margine della cappella castrense di paderna (piacenza)

risulta stringente, neppure a livello planimetrico, il riferimento al Battistero di Galliano13 per la dilatazi-
one della campata centrale con la conseguente dislocazione dei pilastri in contiguità con i settori di
parete tra le absidi. E’ ascritto alla prima età romanica l’assetto a croce greca iscritta in un quadrato
della cappella superiore del palazzo vescovile di Como, sovrastante il tetraconco del Battistero14; in-
teressata da integrazioni barocche, la cappella offre elementi di confronto con la cappella di Piacenza
per la scansione interna a quattro colonne e per il sistema voltato.
Tuttavia a Paderna lo schema planimetrico di ascendenza bizantina viene riplasmato attraverso
soluzioni strutturali e procedimenti costruttivi sperimentati in area lombarda attorno al Mille. La
muratura si compone prevalentemente di ciottoli di diversa dimensione, di laterizi per lo più fram-
mentari e di pietre rozzamente squadrate, legati da malta di spessore irregolare e apparecchiati secondo
corsi allineati in misura compatibile con le dimensioni differenziate del materiale; si può avanzare il
riferimento alla muratura dell’abside e del battistero di Galliano e, in ambito piacentino, si possono
ricordare le chiese di Vigolo Marchese e di Travo15.
Nella cappella piacentina si possono ravvisare puntuali riferimenti all’assetto planivolumetrico
e al sistema costruttivo soprattutto delle cripte, per l’omogeneo sviluppo del sistema voltato, per la ti-
pologia dei capitelli e dei pulvini. Al di sopra di grossi plinti di fondazioni, le colonne aggregano
materiale lapideo differenziato e di provenienza antica, secondo una prassi che caratterizza testimo-
nianze architettoniche lombarde della prima età romanica: come elementi di base, sono inseriti a
nord-ovest un frammento di un miliario e a nord-est un capitello corinzio romano capovolto, che trova
un puntuale raffronto nella cripta della cattedrale di Acqui, fondata dal vescovo Primo (998-1018),
nella quale l’impiego di materiale lapideo antico risulta particolarmente rilevante 16. Le due colonne
meridionali di Paderna poggiano su basi lapidee tronco-piramidali, per le quali agli albori dell’XI
secolo si possono citare le semicolonne aderenti alla parete occidentale della cripta di Acqui o le col-
onne del gazofilatium del vescovo Ebbone a Saint-Benoît-sur-Loire 17: si tratta di una risoluzione che

13
Marco Rossi, “Il rinnovamento architettonico della Mariaclotilde Magni, “Cryptes du haut Moyen Âge en
basilica di San Vincenzo e il battistero di San Giovanni Italie: problèmes de typologie du IXe jusqu’au début du XIe
Battista a Galliano”, in Ariberto da Intimiano. Fede, potere siècle”, in Cahiers archéologiques, 28 (1979), p. 41-85.
16
e cultura a Milano nel secolo XI, a cura di Ettore Bianchi, A Paderna il capitello romano nord-est misura cm. 210
Martina Basile Weatherill, Miriam R. Tessera, Manuela x 54 e il miliario cm. 140 x 63 (l’iscrizione del miliario a
Beretta, Milano, 2007, p. 87-100. nord-ovest è trascritta nel Corpus Inscriptionum Latinarum,
14
Sulla cappella si rinvia, anche per il quadro bibliografico ed. Bormann, Berolini, 1901, XI, n. 6661, p. 1008-9). Sulla
precedente, ai contributi di Sahler, San Claudio al Chienti cripta della cattedrale di Acqui : Alberto Crosetto, “Acqui
(cfr. n. 8), p. 168, 177-178; Manuela Beretta, “Le chiese Terme. Cripta della Cattedrale”, in Quaderni della Soprin-
“episcopali” e la “civitas christiana” di Como nell’XI secolo”, tendenza Archeologica del Piemonte, 11, 1993, p. 147-150;
in Età romanica. Metropoli, contado, ordini monastici nell’at- idem, “Indagini archeologiche nella cripta della cattedra-
tuale provincia di Lecco (XI-XII secolo), Atti del Convegno le di Acqui Terme”, in Giuseppe Carità, Giuseppe Sergi
(Varenna - Villa Monastero, 6-7/6/2003), a cura di Carlo (ed.), Il tempo di San Guido Vescovo e Signore di Acqui, Atti
Bertelli, Milano, 2006, p. 31-48. del Convegno di studi, Acqui Terme 9-10 settembre 1995,
15
Su Galliano cfr. nota 13 e per Vigolo Marchese e Acqui Terme, 2003, p. 195-210; Anna Segagni Malacart,
Travo Segagni Malacart, “L’architettura” (cfr. n. 1), p. “La cattedrale di Acqui Terme”, in Medioevo: l’Europa delle
450-460 e p. 471-474. La muratura tra le nicchie risulta cattedrali, a cura di Arturo Carlo Quintavalle, Atti del
più regolarmente apparecchiata di quella dei settori di Convegno Internazionale di Studi (Parma, 19-23/9/2006),
parete tra le arcate, ed in essa prevalgono pietre di piccole Parma-Milano, 2007, p. 106-119.
17
dimensioni, laterizi frammentari e anche di grande formato, Éliane Vergnolle, “Un vestige architectural de l’an
di provenienza romana. Entro la nicchia nord del lato ovest mil: le gazofilatium construit par Abbon à Saint-Benoît-
e sul lato est, nel settore di parete tra la nicchia centrale e sur-Loire”, in Abbon de Fleury, un abbé de l’an Mil, Actes du
quella nord, si aprono due grossi incavi quadrati destinati colloque international organisé par l’IRHT et l’abbaye de
all’illuminazione (18 x 18 e 29 x 19) che richiamano quelli Fleury à Orléans et Saint-Benoît-sur-Loire, 10-12 juin 2004,
attestati nelle cripte romane, ravennati e pavesi. Cfr. éd. Annie Dufour, Turnhout, 2008, p. 25-43.

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risulta estranea alle riprese classicheggianti della base attica che caratterizzano alcune cripte protoro-
mantiche, a partire da quella di Galliano e da quella della S. Trinità S. Sepolcro di Milano 18.
La stessa successione di forme geometriche segna la transizione agli elementi sovrastanti le
colonne, nei capitelli a tronco di piramide rovesciata e lisci smussi angolari 19, una tipologia attestata
anche in Lombardia nella prima età romanica con varianti relative allo sviluppo in altezza, all’estensione
o alla concavità dell’intaglio angolare. Il rigore stereometrico del capitello di Paderna, con lo smusso
angolare liscio sviluppato su tutta l’altezza, induce a citare a Piacenza i capitelli in laterizio dei piloni
sottesi alla torre occidentale di S. Antonino 20, mentre tra le varianti si possono ricordare i due capitelli
reimpiegati nella cripta di S. Savino, con superfici incise da ornamentazione vegetale e ad intreccio, e i
capitelli della cripta di S. Dalmazio di Piacenza, caratterizzati da un andamento concavo e un trattamento
più morbito dei risvolti angolari, tendente ad individuare una foglia 21; tra gli esemplari presenti in cripte
lombarde della prima età romanica risultano simili quelli della cripta della pieve di Viguzzolo e di S.
Maria del Monte di Varese 22, o i semicapitelli della cripta della cattedrale di Chieri 23.
Lo sviluppo delle volte, di elevazione sottilmente graduata in relazione all’ampiezza delle cam-
pate e delle nicchie, è unificato dalla ossatura dei pulvini ben rilevati 24 e dei sottarchi caratterizzati da
una apparecchiatura assai regolare corrispondente ad un laterizio disposto a coltello. La larghezza dei

18
Luigi Carlo Schiavi, Il Santo Sepolcro di Milano da Ariberto d’Intimiano assegnava una importante donazione
Ariberto a Federico Borromeo: genesi ed evoluzione di una nel 1040. Su di essa si veda anche Luigi Carlo Schiavi,
chiesa ideale, Pisa, 2005, p. 252 e n. 54. “Ubi elegans fundaverat ipse monasterium. L’architettura
19
Per la tipologia dei capitelli a lisci smussi angolari (defi- ecclesiastica negli anni dell’arcivescovo Ariberto”, in
niti “à angles abattus rectilignes”) si rinvia a Jean Cabanot, Ariberto da Intimiano (cfr. n. 13), p. 197-220.
22
“Aux origines de la sculpture romane : contribution à l’étude Per i capitelli della pieve di Viguzzolo (AL) Anna Sega-
d’un type de chapiteau du XIe siècle”, dans Romanico pada- gni Malacart, “Contributo all’architettura padana del
no, romanico europeo, Congresso internazionale di Studi, secolo XI: le chiese di Volpedo, Viguzzolo e S. Marcello in
Parma-Modena 26 ottobre-1 novembre 1977, Parma, 1982, Montalino di Stradella”, in Annali di storia pavese, 16-17,
p. 351-368; idem, Les débuts de la sculture romane dans le 1988, p. 91-99. La stessa tipologia di capitelli ritorna in testi-
sud-ouest de la France, Paris, 1987, p. 44-48. monianze a nord del Po, quali la cripta di S. Maria al Monte
20
Messi in luce da un intervento di restauro, i capitelli di Varese (Anna Segagni Malacart, “In margine alla crip-
sono riprodotti in Livia Bertelli & Luciano Summer, ta del santuario di S. Maria del Monte di Varese”, in Sacri
Restauro e consolidamento di S. Antonino antica cattedrale Monti: devozione arte e cultura della Controriforma, a cura
di Piacenza, “Quaderni di restauro”, 4, Soprintendenza per di Luciano Vaccaro, Francesca Riccardi, Milano, 1992,
i Beni Ambientali e Architettonici dell’Emilia, 1991, ill. 15 p. 353-356) o nei due capitelli che integrano la sequenza
a p. 16 e ill. 34 a p. 31. dei capitelli altomedievali della cripta di S. Eusebio di Pavia
21
All’interno della cripta della chiesa di S. Savino di (Adriano Peroni, “Problemi e prospettive di un restauro in
Piacenza, sono presenti due capitelli che possono essere corso”, in Pavia, maggio-giugno 1968, p. 1-26).
23
collegati ad una ricostruzione della chiesa promossa attorno Sulla base di un documento del 1037 la cripta del duomo
al Mille dal vescovo Sigifredo (sul diploma di Ottone III di Chieri viene legata alla committenza del vescovo di
rilasciato a Roma il 5 novembre del 1000 e sottoscritto Torino Landolfo insime con le cripte di S. Maria di Testona
da Sigifredo Luigi Canetti, “Gloriosa Civitas”. Culto e di Cavour. Per Chieri Augusto Cavallari Murat, “La
dei santi e società cittadina a Piacenza nel Medioevo, collégiale de Chieri”, in Congrès Archéologique de France
Bologna, 1993, p. 42 n. 77, p. 106 n. 107). In occasione di (Piémont, 1971), Paris, 1978, p. 378-386; Enrico Bossignana
una successiva ricostruzione avvenuta attorno al 1107, (a cura di), Il Duomo di Chieri. Quindici secoli di storia,
data della dedicazione, i due capitelli furono reimpiegati Pinerolo, 1986 (in part. p. 33-36).
24
nella rielaborazione della cripta romanica e omologati alla Si tratta di pulvini dal profilo ben denunciato, per i quali
sequenza dei capitelli scolpiti con una ornamentazione si può citare il parallelo con la cripta ravennate di S. Pietro
vegetale incisa sulle superfici lisce del capitello. Si veda in Trento, ascritta da Mario Mazzotti (Le pievi ravennati,
Eleonora Destefanis, La diocesi di Piacenza e il monastero di Ravenna, 1975, p. 85-88) alla fine del X secolo. In genere
Bobbio, Corpus della scultura altomedievale XVIII, Centro nelle cripte lombarde al capitello è sovrapposto un semplice
Italiano di Studi sull’Altomedioevo, Spoleto, 2008, p. 254- laterizio o un blocco lapideo facilmente assimilabile ad un
260, che concorda con la datazione agli esordi dell’XI secolo alto piedritto della volta a crociera: basti citare la cripta di
proposta da Segagni Malacart, “L’architettura” (cfr. n. 1), S. Maria del Monte nel Varesotto o le cripte landolfiane di
p. 489 per i capitelli di S. Savino – si rinvia inoltre alle p. Cavour e di Testona.
476-477 per la cripta del monastero di S. Dalmazio, al quale

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a margine della cappella castrense di paderna (piacenza)

Fig. 5 : Paderna (Piacenza), cappella del Castello, lato occidentale, settore centrale

sottarchi comporta un assottigliamento della nervatura che dà avvio a due vele contigue, costituita
dalla progressione scalare di cinque-sei laterizi disposti diagonalmente; oltre questa base, configurata
come una sorte di mensola che riduce l’utilizzo delle centine 25, le vele prendono forma attraverso la
disposizione ortogonale di materiale quasi esclusivamente laterizio e dimensione differenziata, ma in
genere piuttosto piccola, congiunto a spina di pesce in corrispondenza delle nervature (fig. 5). Si tratta
quindi di un sistema contrassegnato da volte a salita tendenzialmente piatta con sottarchi dal profilo
solo lievemente falcato. Al confronto, le volte delle cripte lombarde della prima età romanica, prive di
pulvini, mostrano un andamento in genere più slanciato, tendenzialmente cupoliforme, mentre il
profilo dei sottarchi, che all’attacco non sono talvolta neppure evidenti, risulta decisamente falcato. In

25
Si vedano le osservazioni di C. Edson Armi, Design and lombarda a nervature”, in Atti del IV Convegno nazionale
Construction in Romanesque Architecture. First Romanesque di storia dell’architettura (Milano, 18-25/6/1939), Milano,
Architecture and the Pointed Arch in Burgundy and Northern 1939, p. 52-64; Gino Chierici, La chiesa di S. Satiro a
Italy, New York, 2004, p. 26 ssg. e note relative. Sulla tipologia Milano e alcune considerazioni sull’architettura preromanica
delle volte agli esordi dell’età romanica restano importanti in Lombardia, Milano, 1942.
le osservazioni di Paolo Verzone, “L’origine della volta

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Fig. 6 : Paderna (Piacenza), cappella del Castello, lato occidentale, nicchia e volta settentrionale

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a margine della cappella castrense di paderna (piacenza)

alcuni casi, come nel settore centrale della cripta della S. Trinità S. Sepolcro di Milano 26, le volte hanno
una salita tendenzialmente piatta ma un’imposta alta, costituita da tre o quattro file di mattoni che,
essendo intonacati, si configurano come alti piedritti della volta, al di sopra dei quali si differenziano
gli elementi della volta stessa, sottarchi e vele. Per la volta della campata centrale di Paderna, che pre-
senta un andamento differenziato ed interessante, rimane il dubbio di un successivo rifacimento; dopo
l’avvio di nervature che sembrano originarie, i mattoni sono disposti di testa secondo una successione
di anelli concentrici che configurano una sorta di calotta; in mancanza di rincontri sulla tipologia dei
laterizi, è impossibile stabilire se essa ricalchi il profilo della volta originaria 27.
Qualche osservazione è ancora consentita dal sistema di adesione delle volte ai muri d’ambito,
senza archi di parete (formerets) e salienti collegati ai sottarchi. Si tratta di due risoluzioni costruttive
che possono essere ugualmente correlate alle piccole dimensioni delle campate di Paderna e al profilo
delle crociere a salita sostanzialmente piatta. Al di sotto delle vele, in luogo dell’arco di parete (formeret),
piccoli frammenti lapidei e laterizi configurano un settore di arcata sviluppato solo al di sopra dei
laterizi disposti diagonalmente all’attacco delle vele, una breve arcata che farebbe pensare ad una sorta
di tamponamento dello spazio forse lasciato libero dalla centina (fig. 6)  28. La soluzione del sottarco
che si enuclea direttamente dalle pareti d’ambito, senza correlazione con un piedritto, trova scarsi raf-
fronti nelle navate laterali degli edifici chiesastici e nelle cripte lombarde della prima metà del secolo
XI, nelle quali i sottarchi sono in genere connessi a risalti di sezione rettangolare o semicircolare 29.
Per questa declinazione del sistema voltato, probabilmente correlabile anche alle dimensioni contenute
delle campatelle, soprattutto di quelle angolari quadrate, si può citare il piccolo sacello rettangolare
dell’abbazia di San Fruttuoso di Capodimonte ubicato al piano inferiore del chiostro, nell’angolo sud-
ovest e in comunicazione con l’ambiente funerario dei Doria 30. Si tratta di un empirico espediente che
può essere avvicinato alle crociere delle campatelle antistanti gli emicicli absidali nella tribuna del
battistero di Galliano 31, dove le vele sono lateralmente serrate da arcate direttamente enucleate dalla

26
Schiavi, Il Santo Sepolcro di Milan (cfr. n. 18), p. 242- l’arco di parete e la vela sovrastante sono presenti anche
243. Sulle volte degli edifici romanici lombardi tra XI e XII nelle volte laterali di S. Maria Maggiore di Lomello.
29
secolo restano fondamentali le considerazioni di Arthur Anna Segagni Malacart, “Cripte lombarde della prima
Kingsley Porter, Lombard Architecture, 4 vol., New Haven, metà del sec. XI”, in Quintavalle (a cura di), Medioevo:
1915-1917 passim, e Adriano Peroni, “Riflessioni sul rap- arte lombarda (cfr. n. 26), p. 88-103.
30
porto tra interno ed esterno nelle coperture dell’architettura Nella bibliografia di riferimento (Fulvio Cervini,
romanica lombarda”, in Arturo Carlo Quintavalle (a cura Liguria romanica, Milano, 2002, p. 153-162) non viene
di), Medioevo: arte lombarda. Atti del Convegno Internazio- riservata attenzione al sacello, che mi viene segnalato
nale di Studi (Parma, 26-29/9/2001), Parma-Milano, 2004, come possibile riferimento per le volte di Paderna da L.
p. 113-127, anche per la bibliografia precedente. C. Schiavi, che vivamente ringrazio. La soluzione del
27
Nel caso si fosse trattato di una originaria calotta centrale, sottarco che si appoggia pensile alla parete est è presente
si potrebbe citare la calotta rinforzata da costoloni del ciborio nella cripta di S. Pietro il vecchio a Zadar, nel vano
di S. Ambrogio di Milano, la cui valutazione andrà ripresa rettangolare orientale, forse altomedievale, aggregato ad
in relazione alla problematica relativa alla decorazione un oratorio paleocristiano, bipartito da due colonne e un
in stucco delle fronti cuspidate. Carlo Bertelli (“Il pilastro e voltato a crociera probabilmente nell’XI secolo,
ciborio restaurato”, in Carlo Bertelli, Pinin Brambilla- come ricorda Miljenko Jurkovi, “La cripta esterna della
Barcilon, Antonietta Gallone (a cura di), Il ciborio della chiesa di San Pietro il vecchio a Zadar”, in Tiziana Franco
basilica di Sant’Ambrogio in Milano, Milano 1981, in part. e Giovanna Valenzano (a cura di), De lapidus sententiae.
p. 13-19) sottolinea le analogie della volta del ciborio con Scritti di storia dell’arte per Giovanni Lorenzoni, Padova,
le cupole ‘sospese’ bizantine, e quindi con la cappella del 2002, p. 197-205.
31
vescovo Meinwerk di S. Bartolomeo a Paderborn; tuttavia Anche nella cripta di S. Margherita di Piacenza, ascritta
egli ritiene la volta del ciborio di età carolingia in relazione agli esordi dell’XI secolo, l’arco di testa delle crociere
a minimi frammenti decorativi conservati nell’intradosso delle campate mediane introduce, quasi come un’arcata
della volta stessa e precedenti la decorazione affrescata di trasversale, le volte a botte delle campate orientali più basse
una delle arcate, collegata invece agli stucchi. che si enucleano direttamente dalle pareti laterali. Si veda
28
Armi, Design and construction (cfr. n. 25), p. 26-34 e Segagni Malacart, “L’architettura” (cfr. n. 1), p. 436-441
fig. 17-18 ricorda che mattoni disposti orizzontalmente tra e ill. 110.

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anna segagni malacart

parete, che di fatto risultano arcate di testa delle botti anulari sviluppate in corrispondenza dei settori
interposti tra le absidi. Lo svolgimento dei sottarchi di Paderna è tuttavia condotto con una coerenza
formale consentita forse dalle piccole dimensioni delle campate, trovando un preciso riscontro nella
chiesa catalana di San Vincenzo di Cardona, databile tra il 1019 e la consacrazione del 1040: nelle navate
laterali tra i pilastri a fascio, caratterizzati da risalti rettangolari su riseghe, si sviluppano tre voltine a
crociera con sottarchi direttamente enucleati dalle pareti, una soluzione empiricamente introdotta
proprio in relazione alle dimensioni molto contenute delle navate laterali 32.
E’ quindi possibile confermare che le risoluzioni costruttive messe in campo dalle maestranze
di Paderna evidenziano la sperimentazione innovativa che trova spazio in area padana a ridosso del
Mille soprattutto all’interno delle cripte. Alla omogeneità dell’assetto distributivo, non intaccato dalla
preponderanza della campata centrale e dall’etereogeneità dei sostegni, fa riscontro una sicura scan-
sione dello spazio evidenziata dall’organico svolgimento delle nicchie e dall’unitario sviluppo delle
coperture; l’assenza degli archi di parete e dei semipilastri sembra indicare una declinazione elementare
del sistema di adesione delle volte alla pareti che avrebbe dato luogo nel corso della prima metà del
secolo XI ad una articolazione più raffinata dei muri d’ambito degli edifici chiesastici e delle cripte
lombarde, con sottarchi in genere connessi a risalti di sezione rettangolare o semicircolare. A Paderna
la modulazione delle pareti è connessa ai nessi immediatamente fruibili della successione omogenea
delle nicchie, con esiti che esaltano la calibrata spazialità dell’invaso interno. Il riferimento alla cappella
di S. Bartolomeo di Paderborn 33 è consentito dall’unitaria tessitura delle volte – calotte ribassate con
sottarchi – e dallo svolgimento delle pareti a nicchie alte e piatte; tuttavia il raffronto evidenzia a Pa-
derna l’innesto precoce di moduli protoromantici su uno schema planimetrico di origine orientale
filtrato attraverso un ascendente lombardo altomedievale o attraverso più prossime mediazioni.
Si può ribadire l’ipotesi a suo tempo avanzata di sollecitazioni orientali mediate da Giovanni
Filagato 34, abate di Nonontola dal 982. Presso lo scriptorium del grande monastero operarono, “per
influsso dello stesso Giovanni Filagato e di un più vasto ascendente riconducibile al milieu ellenofilo
ed ellenofono promosso in quegli anni dalla presenza di Teofano alla corte di Sassonia, personaggi di

32
Marcel Durliat (“La Catalogne et le «  premier art Dizionario Biografico degli Italiani, 55, Roma, 2000, p. 590-
roman »”, in Bulletin Monumental, 147-III (1989), p. 209- 595; Wolfgang Huschner, “Giovanni XVI”, in Enciclopedia
238 e in part. p. 225-226) riteneva la soluzione delle tre dei papi, 2, Roma, 2000, p. 112-115. Nato a Rossano
volte a crociera laterali con sottarchi “… une imperfection Calabro, cresciuto al magistero di S. Nilo, si legò alla cerchia
qui prouve que tous les problèmes posés par le système di intellettuali vicina a Teofano, diventando padrino di
architectonique de la basilique voûtée n’étaient pas encore battesimo e precettore di Ottone III, arcicancelliere per
pleinement maîtrisés”, segnalando comunque “… la l’Italia tra il 980 e il 982, e tra il 990 e il 992; l’iscrizione greca
participation active des architectes catalans à la définition e il legame di Giovanni Filagato con Ottone II e Teofano
du style”. C. Edson Armi (“The Corbel Table”, in Gesta, rendono plausibile la sua identificazione come donatore
XXXIX/2 (2000), p. 89-116, e in part. p. 93) sottolineava nel gesto della proskynesis sotto lo sgabello dei sovrani
la connessione tra gli archetti pensili esterni e gli archi incoronati da Cristo benedicente nella tavoletta eburnea del
di parete delle volte. Cfr. Xavier Barral i Altet, “Sant Museo di Cluny, eseguita in Italia o in Germania attorno al
Vicenc de Cardona”, in Catalunya Romanica, Enciclopèdia 982 secondo formule iconografiche bizantine (Jacqueline
Catalana, XI, p. 155-164. Lafontaine-Dosogne, “The art of Byzantium and its
33
Si rinvia, anche per la bibliografia precedente, a Sveva relation to Germany in the time of the empress Theophano”,
Gai, “Zur Bautätigkeit Bischofs Meinwerk von Paderborn in The Empress Theophano, Byzantium and West at turn of
(1009-1036). Die ottonisch-salische Pfalzanlage”, in Jörg the first millenium, edited by Adelbert Davids, New York,
Jarnut, Ansgar Köb, Matthias Wemhoff (ed.), Bischöfliches 1995, p. 211-230 e in part. p. 212-213). Vescovo di Piacenza
Bauen im 11. Jahrhundert. Archaeologisch-historisches- tra il 988 e il 997, volle sottrarre la diocesi alla giurisdizione
Forum, Munich, 2009, p. 153-172. della metropoli ravennate. Divenuto papa tra il febbraio
34 997 e il marzo/aprile 998 (Giovanni XVI), fu deposto e
Segagni Malacart, “Sulla tipologia delle cappelle” (cfr.
n. 2), p. 15. Su Giovanni Filagato, anche per la bibliografia orrendamente mutilato all’arrivo a Roma di Ottone III e di
anteriore, Luigi Canetti, “Giovanni XVI (G. Filagato)”, in suo cugino Bruno di Corinzia, papa Gregorio V.

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a margine della cappella castrense di paderna (piacenza)

estrazione greco bizantina” 35. Vescovo di Piacenza tra il 988 e il 997, nel corso di un’ambasciata a
Costantinopoli nel 995 in previsione di un matrimonio del giovane Ottone III con una principessa
bizantina, egli ebbe forse occasioni di contatti e fu possibile tramite di mediazioni della cultura architet-
tonica bizantina. D’altro canto, si evince come Giovanni Filàgato fosse ben radicato nel contesto po-
litico-amministrativo della città da due placiti del 990 e 991, da lui presieduti nel palazzo episcopale
in qualità di missus permanente del sovrano. Al placito del 30 settembre 990 era presente anche, forse
in qualità di vassallo del vescovo, Gonselmo di Paderna, che compare anche tra i testimoni della do-
nazione del 1014 del vescovo Sigifredo a S. Antonino di Piacenza 36: agli albori dell’XI secolo, la cappella
di Paderna fu molto probabilmente approntata da maestranze colte ed aggiornate per la devozione
privata di Gonselmo o di suo figlio Ottone e della moglie Ildegarda.

35
Luigi Canetti, “La chiesa piacentina alla vigilia della negli anni immediatamente seguenti, ma non anteriormente
Riforma gregoriana”, in Storia della Diocesi di Piacenza. II al 1006, secondo Canetti, “Gloriosa Civitas” (cfr. n. 21), p.
Il Medioevo dalle origini al Mille, a cura di Pierre Racine, 74-116. A Giovanni Filagato e agli anni del suo episcopato
Brescia, 2008, p. 265-298 e in part. p. 280. Per la miniatura si lega un inventario di manoscritti offerti ad Ottone III e
a Nonantola Giuseppa Z. Zanichelli, “La sapienza degli in seguito donati da Enrico II alla cattedrale di Bamberga;
angeli: Nonantola e gli scriptoria collegati fra VI e XII l’inventario è copiato al f. 42v. di un codice con una raccolta
secolo”, in La sapienza degli angeli: Nonantola e gli scriptoria di testi medici, Med. I (L.III.8) della Biblioteca Statale di
padani nel Medioevo, Catalogo della mostra a cura di Bamberga, dove si conservano altri due manoscritti, come
Giuseppa Z. Zanichelli e Maria Pia Branchi, Nonantola ricorda Anna Riva, La biblioteca capitolare di S. Antonino di
2003, Modena 2003, p. 15-50. Connessioni con Giovanni Piacenza (secoli XII-XV), Piacenza, 1997, p. 5-6. Si vedano
Filagato e con il contesto letterario greco-bizantino inoltre Percy Ernst Schramm e Florentine Mütherich,
collegato alla sua presenza prima a Nonantola e poi a Denkmäle der deutschen Kaiser und Könige, Munich, 1962,
Piacenza sono avvertite nella Translatio, un testo liturgico p. 150; Rosamond McKitterick, “Ottonian intellectual
relativo al ritrovamento delle reliquie di S. Giustina a Roma culture in the tenth century”, in The Empress Theophano
da parte dello stesso Giovanni Filagato nel 1001 e al loro (cfr. n. 33), p. 169-193 e in part. p. 177.
36
trasferimento a Piacenza; il testo fu probabilmente redatto Per i riferimenti documentari si vedano le note 4 e 5.

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La mise en œuvre des églises de granit
en Limousin à la fin du xiie siècle
Claude Andrault-Schmitt

Établir des principes pour la lecture archéologique du bâti en milieu granitique, même réduit
à l’ancien diocèse de Limoges, est une ambition hors de portée. D’autant que les caractéristiques par-
tagées avec l’œuvre de calcaire sont nombreuses (types des marques lapidaires, par exemple). Qu’il me
soit donc permis d’introduire simplement quelques pistes, en insistant sur les difficultés spécifiques
de l’estimation des maçonneries : l’usage généralisé d’un assisage par juxtaposition interdit en effet des
conclusions tranchées sur les continuités de chantier. Il ne s’agit pas d’archaïsme, car la région est
connue pour la savante stéréotomie des pendentifs courbes sous coupoles, celle du clavage des arcs
brisés, ou l’usage de moulurations décoratives (dès les années 1100). D’autre part, les associations de
matériaux divers permettaient de varier les effets, comme en témoignent les matières et couleurs de la
collégiale de Saint-Yrieix. À l’époque moderne au moins, cette église était couverte à la fois de « pla-
tin »  1, d’ardoise « de Brive », de tuile plate de la région et de bardeaux, dont les réserves nécessaires
étaient entreposées dans le cloître. La mosaïque ne se limitait pas à la toiture : les voûtes d’ogives les
plus anciennes (v. 1183) sont en briques, comme à Tulle ; l’ensemble des parois, que Paul Abadie a ra-
dicalement bouchardées, sont appareillées grâce à un excellent granit « du pays », renommé jusqu’à
nos jours ; la plupart des modillons de la corniche intérieure ainsi que quelques-unes des grandes
corbeilles sculptées de qualité (facture saintongeaise) sont en calcaire blanc oolithique 2. Plus généra-
lement, on connaît le succès dans tout le diocèse des petits chapiteaux de calcaire sans tailloir ornant
les moulurations des baies ou des portails, peut-être sculptés avant d’être importés. Ou l’utilisation de
la serpentinite polie pour les corbeilles ou les bases (fig. 1) : la renaissance de la mode de ce « marbre
vert » connu dans l’Antiquité est parallèle à celle du « marbre de Purbeck » en Angleterre, mais elle
connaît une éclipse à l’époque du gothique rayonnant avant d’enrichir la statuaire.

Le granit, les granites

Le marché actuel à échelle mondiale suffit à faire comprendre qu’il existe différentes sortes de
3
granit  . La conscience des limites de certains approvisionnements, sans doute très ancienne, nous est
révélée par les restaurateurs. En 1844, on constate à Tulle « qu’on ne trouve plus de cette pierre », et
partout le remploi est privilégié  4. Si, pour l’ouest de la région, sont mentionnés dans la deuxième

1 3
Pour le rapetassage des couvertures en « pierre du village Il n’y a plus actuellement que trois ou quatre carrières
de Seignac » (calcaire du Haut et Bas-Saignat, Jumilhac-le- exploitées en France pour les blocs et dalles : on s’adresse en
Grand) en 1626, voir le Journal d’Antoine Jarrige, p. 133. Inde, en Écosse, en Belgique, en Sardaigne ou au Portugal.
Pour le reste du dossier, Arch. dép. Haute-Vienne. Sauf Le « e » terminal s’applique au sens géologique.
4
mention particulière, se référer à la bibliographie et aux Les mentions sont trop nombreuses pour être citées,
sources mentionnées dans Claude Andrault-Schmitt, surtout pour les moellons. Les matériaux pouvaient provenir
Limousin gothique, Paris, 1997. de la démolition de bâtiments conventuels, du cimetière (Le
2
Annie Blanc et Claude Lorenz, « Approvisionnements Grand-Bourg, Creuse, en 1829) aussi bien que de châteaux
en matériaux calcaires d’édifices du premier millénaire en (Neuville, Corrèze). Quand la démarche est inverse, et que
Limousin », Travaux d’archéologie limousine, 1985, vol. 6, le châtelain s’approprie les pierres de démolition d’une
p. 7-16. Pour Saint-Yrieix, voir les études commandées en église, comme au Grand-Bourg en 1760, l’affaire tourne au
2000. pugilat (Arch. dép. Haute-Vienne, 4G478).

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 81-92
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100191

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claude andrault-schmitt

Fig. 1 : Le Dorat (Haute-Vienne), collégiale, portail de la façade occidentale, chapiteaux en serpentinite polie
(cl. Claude Andrault-Schmitt).

moitié du xixe siècle des sites à moyenne distance comme Compreignac (Monts d’Ambazac), Orbagnac
(site antique à Oradour-sur-Glane), ou « la Gartempe » 5, cent ans plus tard les architectes n’ont plus
recours qu’à un très petit nombre de carrières du haut plateau oriental, très éloignées, qui donnent
souvent une autre couleur et un aspect dense : pierre d’Eyrein (Corrèze), granites du Compeix (Royère-
de-Vassivière, Creuse)… Quand on remplaça avec ce dernier matériau l’appareil de la chapelle du
Cardinal à Bellac (xive siècle) qui jouxtait l’abside romane 6, l’opposition entre deux qualités de granit
se substitua au dialogue entre calcaire importé et granit local.
Comme partout, les sites les plus proches ont été sollicités le plus longtemps possible. Le dos-
sier du chantier de Soudeilles (haut plateau corrézien) en 1863 n’indique pas une distance mais une
durée (« à un quart d’heure ») 7. La carrière était si voisine de l’église de Saint-Angel en cours de res-
tauration qu’un bloc détaché par une explosion de mine défonça la toiture  8 ! En 1852, Paul Abadie
utilisait à la Souterraine la pierre de Noth, à 8 km 9. On extrayait probablement partout, mais avec des

5
Pour les deux premiers, en 1870 : travaux à Notre-Dame- Compeix ou similaire » (Marcel Rauby, architecte à Bellac).
du-Pont de Saint-Junien, Arch. dép. Haute-Vienne, 2O2626. Les carrières de Fanay-Augères, relativement proches de
Le granit « de la Gartempe » (?) est mentionné par Abadie Bellac, sont aujourd’hui connues pour l’uranium et les
pour la sacristie de Saint-Yrieix, alors que ses prédécesseurs études d’enfouissement.
7
ont utilisé la pierre locale (1868 et 1858). Arch. dép. Corrèze, E_DEP 263, 2.
6 8
Devis et comptes rendus de 1959-1961 aux archives 1924 : dossiers de la Médiathèque du Patrimoine.
9
municipales (Hôtel de Ville) : il est question tantôt de « granit Tout en se plaignant du prix du granite  : Arch. dép.
de Fanet » (sic), tantôt de « pierre de taille granitique du Creuse, 181T1.

82

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la mise en œuvre des églises de granit

fortunes diverses. Viollet-le-Duc a signalé le « granit gris d’une mauvaise qualité » de l’église d’Ussel 10.
Certaines pierres étaient débitées à l’aide de coins à partir des « boules » de granite erratiques. D’autres
types, plus sensibles à la dissolution en arène, ont mis en danger nombre de monuments. Ainsi, dans
l’église de Saint-Sulpice-Laurière, des travaux urgents commandités par la municipalité entre 1813 et
1819 ont dû être immédiatement repris par « défaut de liaison » entre ancienne et nouvelle maçonnerie.
En 1885, les restaurateurs utilisèrent encore la pierre de la commune, mais, cent ans plus tard, l’ensem-
ble du gouttereau nord forma un ventre et s’écroula. Ce dossier révèle un handicap supplémentaire,
très partagé : la médiocre valeur des joints ou des remplissages entre les moellons du blocage (terres)
dans un pays pauvre en chaux.
Si l’on remonte encore le temps jusqu’au Moyen Âge, la tradition locale transmet des évidences :
l’abbaye cistercienne de Prébenoît (Bétête, Creuse) aurait été construite en « granite de Marcillat »
(Jalesches), dont les caractéristiques seraient suffisamment lisibles dans le grand bassin du cloître
conservé sur la place de Châtelus-Malvaleix 11. Parfois, elle est étayée par des sources écrites : ainsi les
habitants de Saint-Jouvent, à 15 km au nord de Limoges, s’enorgueillissent à juste titre de la fourniture
du granite fin ayant servi au chantier de la cathédrale de Limoges 12.
Une lecture de la carte géologique  13 est indispensable. L’ouest, Basse-Marche et Charente li-
mousine élargie, présente un profil géologique complexe, où alternent, entre les petites failles, ortho-
gneiss, paragneiss, granites, diorites quartziques, bandes diagonales appartenant à une unité volcanique.
Même complexité au sud de Limoges et jusqu’à Tulle. Vers le centre et l’est, notamment de La Souter-
raine aux monts d’Ambazac et en bordure du plateau de Millevaches contre la fameuse césure d’Ar-
gentat, les plus grandes failles sont accompagnées de plateaux nord-sud de « granites à deux micas et
leucogranites », très granuleux. C’est au nord-est, dans la partie appelée « plateau de Guéret » par les
spécialistes, qui se termine par le sillon houiller, que s’étend la plus grande formation des granites et
granodiorites à l’aspect fin et aux grandes qualités  14. Ajoutons les curiosités : les grès et calcaires du
bassin de Brive, les tufières de La Roche près de Turenne, les brèches ou impactites formées par une
météorite autour de Chassenon en Charente limousine, les serpentinites issues de l’altération des pé-
ridotites et formant des loupes en chapelet (celles de La Meyze au nord de Saint-Yrieix sont signalées
à la fin du xiie siècle par le chroniqueur Geoffroy de Vigeois).

G. Cervidé de Soubrebost et Jean de Clairavaux : tailleurs de pierre ou charpentiers ?

Étant donné le substrat géologique, il n’est pas étonnant que les quelques noms de praticiens
qui émergent des sources médiévales se rattachent aux plateaux de la Haute-Marche. Dans cette région,
deux cartulaires cisterciens, correspondant à deux filles de Dalon, fournissent les plus anciennes men-

10
Non loin de Saint-Angel : le texte est donné par Jean- chapitre (Arch. dép. Haute-Vienne, G675), déjà interprétés
Loup Lemaitre, dans le Bulletin de la Société des Lettres, par l’abbé Texier dans sa notice de 1851. Voir le site internet
Sciences et arts de Corrèze, 72, 1968, p. 88-91. de la commune.
11 13
Il est vrai que les restaurations effectuées sur ce site au Atlas du Limousin. Une nouvelle image du Limousin,
xve siècle, puis entre 1621 et 1715, ne trompent pas, car elles Limoges, 1994, p. 16-17.
14
furent réalisées en grande partie en schiste. Pierre-Valérie Avant de devenir site d’escalade, la carrière de Maupuy
Archassal, « L’église de l’abbaye de Prébenoît », Glanes… se signalait par sa main d’œuvre abondante, française ou
offertes à A. Carriat et A. Louradour, 1987, p. 162-165. étrangère. Ce « granit de Guéret » ou pierre bleue a été utilisé
Depuis, d’importantes campagnes archéologiques ont été plus tard pour des marbres de précision (ou bancs optiques)
menées (notamment par Jacques Roger). de contrôle dans l’aéronautique (mention dans Jimin Wu,
12
Les chanoines font ouvrir en 1323 et 1344 des carrières thèse, Bordeaux, 1995).
nouvelles à Saint-Jouvent et Chastagnol  : comptes du

83

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claude andrault-schmitt

tions de noms d’artisans, non tant comme « auteurs » que comme personnages jugés dignes de figurer
dans la liste des témoins.
Le 1er décembre 1204, un laïc abandonna solennellement, devant l’autel majeur de l’abbaye du
Palais (Thauron, Creuse), des droits litigieux au profit de la Vierge, des moines et de leur abbé Ber-
nard 15. Après la mention du couvent entier comme témoin, figure un curieux complément : Willelmus
Vauris, miles, magister operis monasterii. G. Cervides, de Sobrebosc. Un chevalier expert dans la
construction (militaire ?) fut-il le maître d’œuvre, ou s’agissait-il plutôt de ce G. « Cerf » (ou « Bran-
chu ») de Soubrebost ? L’interprétation est soumise à l’expertise des paléographes. G. était probablement
un praticien en raison de sa place dans l’acte, hypothèse renforcée par ce que nous savons du site cor-
respondant à son patronyme, qui est un lieu d’extraction : l’église de Soubrebost figurait encore en 1789
dans les domaines gérés par l’abbaye cistercienne 16, et il est possible que l’intérêt pour le matériau ait
guidé les donations. La proximité est correcte dans une perspective de chantier : notons que ce village
est situé près de Pontarion, dont l’église paroissiale, caractéristique de l’architecture gothique vernacu-
laire, est encore pavée de dalles gravées de nombreux instruments de tailleurs de pierre (xviie-xixe
siècle).
Mêmes difficultés à propos des constructeurs de Bonlieu (Peyrat-la-Nonière, Creuse), mais
pour d’autres raisons. Vers la fin probable du chantier principal (cloître, toitures ?), en 1184, une dona-
tion faite entre les mains de l’abbé Jean de Comborn eut pour témoins un certain Jean Charpentier (ou
Jean, charpentier), de Claravallis, ainsi qu’un certain Gerald, faber 17. D’autres actes prouvent la pré-
sence de nombreux artisans du bois, en nombre exceptionnel pour une source de ce type. Autour de
1179, avaient déjà été sollicités P., charpentier de Domeyrat, W. de Vilabret, charpentier, ou encore B.
de Chassagne, carpentarius. En 1181, 1184 à nouveau, 1186, 1191, 1197, on retrouve notre Jean, charpentier,
de Claravallis, ou Jean carpentarius de Claravelle, ou Jean Carpentarius de Clari Vallibus, ou encore J.
Carpentator. Un acte de 1186 eut pour témoin Jean de Croant (Crozant ?), charpentier, une donation
de 1206 cite P. Carpentrius, convers, associé au templier P. de Vertanc, et enfin, une autre, de 1207, frère
Jean, charpentier. Ce dernier était-il convers ou issu d’un autre établissement ? La question se pose
quand on sait qu’un convers de l’abbaye-mère de Dalon était présent en 1192. Remarquons que les
vestiges monumentaux acquièrent une importance insoupçonnée, car sans eux les sources écrites
pourraient laisser croire à une abbaye entièrement faite de bois !
Il faut écarter, pour tentante qu’elle soit, l’hypothèse du voyage d’un spécialiste venant du
Clairvaux de saint Bernard. Notamment parce qu’il existe, au sud d’Aubusson, au cœur du plateau de
Millevaches, un village dénommé Clairavaux, lié à un prieuré de Saint-Martial de Limoges, et où se
trouvent des carrières encore en activité (exploitation de granulats). Il reste difficile d’imaginer l’utili-
sation de ce site pour la construction de Bonlieu, car pour la trentaine de kilomètres de l’itinéraire,
l’utilisation du cours de la Creuse est peu vraisemblable (elle est trop proche de sa source pour être
navigable ?). Toutefois, la double compétence (charpentier et tailleur de pierre) que peut suggérer le
patronyme ne semble pas devoir être écartée : fréquente au Moyen Âge, elle s’est prolongée jusqu’à nos

15 16
Jean Cibot, Le cartulaire de l’abbaye du Palais-Notre- Arch. dép. Creuse, H 526. Le patronage est toutefois
Dame, DESS, Poitiers, n° 305 (ms au British Museum, attribué dans la bibliographie à l’abbaye bénédictine Saint-
microfilm à Limoges, Arch. dép. Haute-Vienne). Voir aussi Augustin de Limoges.
17
Silvia Vittuari, Le patrimoine de l’abbaye du Palais-Notre- Cartulaire édité par Laurent Borderie, Mémoire de maî-
Dame d’après le cartulaire, Mémoire de maîtrise sous la trise sous la direction de Bernadette Barrière, Limoges,
direction de Bernadette Barrière, Limoges. La date de 1204 1992 (ms à la BnF). Au même moment, en 1188 et 1189,
est convenable pour la partie orientale de l’abbatiale, dont on donne encore aux moines du bois « apte à la construc-
seul subsiste le mur pignon : Claude Andrault-Schmitt, tion » (ligna apta ad aedifficandum), mais il peut s’agir des
« Des abbatiales ‘du désert’. Les églises des successeurs de besoins des granges. Gérald, faber, est à nouveau présent en
Géraud de Sales… », Bulletin de la Société des antiquaires 1185. Ajoutons en 1217 des mercenarii, terme utilisé géné-
de l’Ouest, Poitiers, 1994, p. 91-172, ici p. 161. ralement pour les artisans salariés.

84

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la mise en œuvre des églises de granit

jours dans la Montagne limousine comme l’attestent de nombreux parcours individuels. Bien que les
outils et la réponse que leur donnent les deux matériaux soient bien différents, l’hypothèse reçoit
également quelque crédit d’une singularité : quelques vestiges de piliers (en grès) des galeries des cloî-
tres cisterciens d’Obazine et Coyroux, à structure cantonnée, montrent des sortes d’incisions en V qui
évoquent davantage l’art de la charpenterie que celui de la sculpture 18.
Existait-il donc, à proximité des carrières les plus renommées, des familles ou des ateliers de
tailleurs de pierre, qui exportaient leurs talents et pouvaient être salariés pour s’exercer sur un tout
autre matériau ? Moins célèbres que les « lombards », le plus souvent paysans avant d’être artisans, et
mal connus avant le xvie siècle, les migrants de cette région ont effectivement traversé l’histoire : la
plupart se livraient à la « limosinerie » (Furetière) ou limousinage (moellons et mortier sans parement),
mais quelques-uns étaient spécifiquement identifiés comme tailleurs de pierre 19.

Le granite et l’angle : de Bonlieu à La Villedieu

Les constructions médiévales de la région accordent une large place aux plans polygonaux,
c’est-à-dire aux angles obtus. De façon quelque peu baroque parfois : citons, pour l’époque romane, la
structure triple de l’église de La Porcherie (Haute-Vienne), où une abside à pans coupés est flanquée
de deux absidioles en guise de bras du transept, et, pour l’époque rayonnante, la figure de proue (deux
pans seulement) formée par le chevet de Saint-Quentin-la-Chabanne (Creuse). Dans ces deux cas, on
ne peut avec certitude attribuer à la science du tailleur de pierre cette géométrie : des contreforts-co-
lonnes de diamètre décroissant, à La Porcherie, et des contreforts plats, à Saint-Quentin, jouent le rôle
de couvre-joints. De fait, dans la région, et pendant longtemps, seuls les ébrasements des baies exigè-
rent des modules taillés en V ouverts. Aussi les quelques preuves d’une anticipation géométrique des
angles des polygones apparaissent-elles remarquables. Retenons deux dossiers en rapport avec les sites
déjà évoqués, parmi une liste d’œuvres moins surprenantes 20.
À juste titre le plus souvent, on accorde aux cisterciens un brevet de qualité stéréotomique. Si
l’on ajoute qu’en Limousin les moines blancs ont importé le motif du bas-côté, pourquoi ne pas ima-
giner d’autres apprentissages décisifs ? L’analyse de l’abbatiale de Bonlieu est plus délicate qu’il n’y
paraît 21, mais la mise en œuvre de l’édifice reste intéressante quelle que soit la période invoquée. Mal-
gré une bénédiction du périmètre et du cimetière par l’évêque en 1141, la construction principale ne
débuta probablement que vingt ans plus tard, en correspondance avec le rattachement de la branche
de Dalon à l’Ordre (1162, par Pontigny). L’abbé Jean de Comborn (1174-1195) passe pour avoir fait ter-
miner l’église et le cloître. Dans le bras nord du transept (préservé par sa transformation en chapelle
privée), cantonné de demi-colonnes à la facture romane traditionnelle, les clavages des anciennes
portes évoquent ceux d’Obazine (1156-1176). La partie occidentale (la seule conservée) de la longue et
étroite nef à vaisseau unique appartient naturellement à une époque plus tardive ; ses doubleaux en

18
Bernadette Barrière (dir.), Moines en Limousin. angles des parties hautes des absides de Solignac, Bellac,
L’aventure cistercienne, Limoges, 1998, p. 70-71. Meymac, Vignols, Pigerolles…, correspondant aux reins des
19
Parmi les 105 migrants de Soubrebost (village natal de voûtes. Sans compter les nombreux cas où ce sont les légers
Martin Nadaud, le plus célèbre des « maçons creusois »), en pilastres-contreforts qui sont partiellement appareillés en V
1847, 80 étaient répertoriés comme maçons et 25 comme (Dournazac, Feytiat, Ladignac, Rilhac-Lastours, Étagnac,
tailleurs de pierre. Saint-Just-le-Martel…).
20 21
Il faut aussi relever les exemples d’hémicycles envelop- Claude Andrault-Schmitt, « Des abbatiales ‘du désert’ »
pés dans une forme polygonale extérieure : à Chameyrat, (cf. note 15), p. 144-151. Je remercie les propriétaires,
près de Tulle, les angles sont parfaitement appareillés, avec notamment Mme Rousseau, M. Jean-François Duclos, M.
des marques lapidaires. Même configuration, moins remar- Patrick Beau et sa famille, pour leur chaleureux accueil.
quable, à Concèze ou Veyrières. Signalons également les

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claude andrault-schmitt

Fig. 2 : Bonlieu (Creuse), abbatiale, chevet (cl. Claude Andrault-Schmitt).

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la mise en œuvre des églises de granit

Fig. 3 : Bonlieu (Creuse), abbatiale, chevet (cl. Claude Andrault-Schmitt).

encorbellement relèvent bien des usages cisterciens, malgré l’absence de cohésion du parement de
surface. Ajoutons une curiosité : selon une technique utilisée dans l’Antiquité, une ligne de poteries
allège la naissance du berceau brisé, au nord comme au sud.
Marqué par de légers contreforts plats à l’extérieur (fig. 2), le chevet révèle à l’intérieur une
qualité technique supplémentaire (fig. 3) : ses angles sont obtenus par des pierres dessinées pour leur
situation précise 22. Cette subtilité a-t-elle été introduite dès le début du chantier ? Probablement pas.
Le volume entier de l’abside a en effet été repris, en une ou plusieurs fois. En témoignent une rupture
verticale à l’est de la travée droite (avec, en bas seulement, un harpage qui pourrait révéler un ancien
dosseret), ainsi que des ajustements en hauteur, entre les deux contreforts centraux, autour de l’oculus
unique. Les ouvertures hautes et les voûtes d’arêtes, que leurs vestiges n’excluent pas d’imaginer pour-
vues d’ogives (on voit toujours deux faisceaux sur le sol), étaient-elles prévues ? Si l’on en juge par le
soubassement, les légers contreforts extérieurs, les ébrasements très prononcés ou le clavage des arcs,

22
Les modules en sont variables : pour une hauteur d’assise ont été mesurées à 0,195 m + 0,25 m ; 0,29 m + 0,265 m ;
de 0,37 m, les longueurs, de part et d’autre de l’angle obtus, 0,325 m + 0,31 m…

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claude andrault-schmitt

Fig. 4 : La Villedieu (Creuse), église priorale, chevet (cl. Claude Andrault-Schmitt).

qui ne s’écartent pas des procédés utilisés pour l’absidiole nord, ces reprises ont pu être menées dès la
fin du xiie siècle (une consécration rapportée en 1232 ne concernerait que des embellissements déco-
ratifs).
Le patronyme de Jean de Clairavaux invite à enquêter jusqu’au plateau de Millevaches. Ce qui
permet de constater l’usage de procédés identiques pour monter d’autres chevets à pans à la fin du xiie
siècle. Ainsi, à La Villedieu (Creuse), dans un petit prieuré bénédictin dont le patronage appartint un
temps aux Hospitaliers, ce sont les angles extérieurs qui affichent leur forme prédéterminée par la taille
de la pierre. Et cette singularité est si bien assumée que les contreforts-colonnes, très légers et donc
élégants, sont reportés en milieu de chaque face (fig. 4). Un cordon d’archivolte continu en torsade
complète le discret décor architectural. La qualité du montage se voit également dans le jeu des arca-
tures plaquées de l’intérieur (malheureusement, la partie supérieure a été dérasée). Cette œuvre est

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la mise en œuvre des églises de granit

bien « romane », mais sa datation ne peut être


précisée, non plus que celles des autres édifices
du même plateau, relativement proches au point
de vue formel 23. La première abside polygonale
définie par son appareil sans que les angles exté-
rieurs soient masqués par des contreforts serait-
elle celle des moines d’Obazine (1156) ?

La mise en œuvre du granit chez les


Grandmontains et sa difficile
appréciation archéologique :
l’exemple d’Étricor

Souvent, les monuments médiévaux im-


portants du Limousin sont difficiles à lire moins
en raison de leurs assises que parce que leurs
joints ont été repris, soulignés et multipliés par
les restaurateurs. Aussi les églises peu retouchées
sont-elles particulièrement intéressantes. La cha-
pelle d’Étricor (Étagnac, Charente), aujourd’hui
mise en valeur par son isolement au milieu d’une
prairie des bords de la Vienne, est mieux conser-
vée que la plupart des oratoires grandmontains.
Les joints, longtemps utilisés pour y glisser des
ex-voto et appels à guérison (poils d’animaux,
coquilles d’oeufs) à l’adresse de saint Pardoux,
n’ont été modifiés que par une discrète et récente
Fig. 5 : Étricor (Charente), chapelle, chevet (cl. Claude Andrault-
reprise sur la façade sud (fig. 5).
Schmitt).
L’analyse des formes et des parois ne per-
met cependant aucune appréciation archéologi-
que fine. Le plan propose un simple vaisseau prolongé par un hémicycle plus large ouvert d’un triplet
au bel effet intérieur, comme il est d’usage chez les Grandmontains. Ces baies sont les seules du bâti-
ment, et extérieurement ne se signalent que par des linteaux monolithes. Il n’existe aucune corniche
(l’édifice a été repris en hauteur), aucune mouluration (les contreforts eux-mêmes se terminent en léger
glacis), aucun clavage en dehors des voussures de la porte ménagée dans un épaississement de l’angle
nord-ouest. Ces caractères sont généralisables au groupe grandmontain indépendamment du maté-
riau ; ils s’accompagnent d’un flou historique lié en partie à la méfiance des fondateurs envers l’écrit,
et en partie à une période d’expansion assez courte, autour de 1200 24. Du même coup, cette estimation
vaut aussi pour la plupart des constructions.
Rien ne s’oppose à l’hypothèse selon laquelle Beata Maria de Stricto Cornu aurait été édifiée
entre 1180 et 1225. Une chapelle datée de la collégiale de Saint-Junien, toute proche mais relevant du

23
Comme dans la Corrèze contiguë Darnets, Sérandon, mais une conjoncture favorable à la fondation est parfois
Pigerolles, Maussac ou Tarnac, aux angles bien définis mais placée dans les années 1137-1139 (Jean Becquet). J’ai plaisir
moins élaborés. Ajoutons, au nord de la région, le chevet à remercier Martine Larigauderie pour ses références
d’Azerables, où les contreforts-colonnes sont reportés, par et transcriptions (qui complètent ses publications, en
paires, de part et d’autre de chaque arête. particulier dans le Bulletin de la Société archéologique et
24
Pour Étricor, la première donation connue date de 1191, historique de la Charente, 1996, p. 174-213).

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Fig. 6 : Étricor (Charente), chapelle, voussures (cl. Claude Andrault-Schmitt).

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la mise en œuvre des églises de granit

premier gothique, pourrait donner un jalon ante quem. Mais s’engager serait téméraire. Un chemin le
long de la Vienne est concédé en 1248 pour un « cheval chargé seulement » : malgré la légende de
l’utilisation pour le couvent des pierres du pont antique (?) détruit du Pilas, non loin en aval, ces actes
correspondent sans doute plutôt à l’aménagement en pisé des écluse, port et moulin de ce lieu de pas-
sage 25. Toutefois, un acte de 1255 concerne « la faculté de passer par tous les chemins de la terre [du
donateur] avec des charrettes chargées et de prendre des pierres sur ses terres pour continuer à bâtir ».
Bâtir quoi, exactement ?
Cet objet de petite taille mériterait une analyse fine. Il a dû être construit assez vite, avec le
matériau de la paroisse, considéré comme exceptionnel : on y extrayait de très grands blocs de « granite
commun gris, à petits grains » et de « granite rougeâtre, porphyroïde »  26. L’appareil des contreforts
n’est bien sûr pas harpé avec les murs contigus. Les boulins sont généralement alignés. Toutefois les
preuves d’ajustement des assises ne manquent pas, avec une grande diversité de solutions : suite soignée
mais limitée de modules de faible hauteur sur la façade nord (assise de réglage ?), formats suggérant
des boutisses (dans les contreforts), calages à l’aide des déchets de différents matériaux. En trois endroits
au moins, des emboîtements singuliers avec modules en L pourraient correspondre (ou non  27) à la
juxtaposition de plusieurs étapes de chantier. On relèvera la mise en œuvre des voussures : bien que
les claveaux soient traités avec soin (angles abattus, taille en pointe du côté étroit), le principe de jux-
taposition est flagrant (fig. 6).
Les constructions modestes des Grandmontains devraient-elles s’apprécier seulement dans un
« temps long », voire par rapport à la construction vernaculaire des temps modernes ? Ce n’est pas sûr.
D’une part, les chapelles équivalentes montées en calcaire donnent quelques indices formels (voûte
angevine dans une abside, par exemple). D’autre part, le portail mouluré et les baies constituent des
marqueurs qui ne traversent pas les siècles. L’ensemble évoque bien la fin du xiie siècle, sans exclure
les deux premiers tiers du xiiie siècle : l’artificielle et absurde question des distinctions entre « construc-
tion romane » et « construction gothique » trouble sans aucun doute l’analyse.

25
Grâce à de l’argile (glebagium ad opus dicti molendini) voir aussi, au sommet d’un contrefort, une ligne de moellons
et de la paille (glanagio ad opus exclusia faciendo) : Arch. en impactite ou brèche.
27
dép. Haute-Vienne, 5 HH 45, cahier 2, inventaire des titres C’est un procédé courant vers 1200 dans le Poitou cal-
de 1503. caire : voir la façade des chanoines réguliers de Fontaine-
26
Caractérisation élogieuse d’un géologue en 1858, citée le-Comte, celle des cisterciens de l’Étoile ou les tours de la
par André Berland, Hommes et monuments d’Étagnac, cathédrale de Poitiers.
1996. La façade occidentale apparaît très rose. Mais on peut

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De la couverture en bois à la voûte en pierre :
un aperçu de la transition entre roman et gothique en
Champagne septentrionale
Alain Villes

Nous évoquerons ici diverses églises de la Marne, qui permettent d’alimenter la question des
débuts du gothique. Celles de la « couche moyenne » 1 y tiennent une place importante, dès qu’on les
compare aux « grands » monuments.
Dans les anciens diocèses de Châlons-en-Champagne et Reims 2, la diversification des ressources
assurée par le découpage politique valait aussi pour les matériaux de construction. L’acquisition de pierre
dure était sans aucun doute le souci premier des constructeurs, dans une vaste zone centrée sur le substrat
géologique crayeux. Elle se fit d’une manière centrifuge, à partir des reliefs calcaires de la côte d’Ile-de-
France, à l’ouest, et de celle de Champagne, à l’est (fig. 1). Le nombre et la qualité des églises dans un rayon
de 30 km autour de Châlons-en-Champagne et de 20 km autour de Reims, loin d’attester une pauvreté
des paroisses sises dans la plaine sèche, témoignent au contraire du talent déployé pour adapter le maté-
riau disponible 3. Toutefois, par la modestie relative de leurs dimensions et la simplicité de leur architec-
ture, les paroissiales de la Marne au XIIe siècle, urbaines ou rurales, posent bien des questions 4.

Les églises « majeures » du diocèse de Châlons au XIIe siècle

La cathédrale Saint-Étienne et la collégiale Notre-Dame-en-Vaux de Châlons ont entretenu de


constants rapports de rivalité 5. Du XIe au XIIIe siècle, la topographie urbaine de Châlons se laisse en
effet bien deviner sous la forme d’une expansion constante dans la plaine en rive droite de la Marne

1
La série des édifices signalés ici n’est pas exhaustive. Pour à ses notices et celles de Léon Pressouyre, dans : Dictionnaire
la notion de « couche moyenne » : Peter Kurmann, « L’église des églises de France, t. Vb, Paris, 1969, à sa plaquette : Églises de
Saint-Jacques de Reims », Congrès Archéologique de France la Marne, Paris, 1976. Il existe un dossier sur chaque église de
(Champagne, 1977), Paris, 1980, p. 134-161. la Marne, dû à Jean Royer, aux archives de l’évêché de Châlons-
2
Pour les limites des diocèses anciens : Patrick Demouy, en-Champagne, précieux mais très souvent liminaire, qui
Genèse d’une cathédrale. Les archevêques de Reims et leur nous été fort utile ; pour soixante-quatre églises relevant du
Église aux XIe et XIIe siècles, Paris, 2005. présent sujet, voir les dessins pour la plupart antérieurs à 1875
3
François Jacquemin, « La craie de construction. Matériau d’Émile-Louis Gastebois, dessinateur-lithographe sézannais :
noble ou matériau populaire ? », Mémoires de la Société Jacqueline Touchais-Yanca et René Guyot, La Marne à la
d’Agriculture, de Commerce, Sciences et Arts du Département pointe du crayon, Sézanne, 2006. L’ancienneté dans l’époque
de la Marne (SACSAM), t. XCVIII, 1983, p. 123-146 ; Jean- romane et l’appartenance au début du XIIIe siècle ou l’homo-
Pierre Ravaux, « Les matériaux de construction utilisés à généité de l’édifice ont souvent déterminé le choix des églises
Châlons-sur-Marne. Histoire et traditions de Champagne », bénéficiant d’une étude. Au-delà des données de géographie
Histoire et Traditions de Champagne. Mélanges offerts à humaine et ecclésiastique fournies par les pouillés les plus
Germaine Maillet, Châlons-sur-Marne, 1979, p. 170-177. anciens, les sources sont rarement connues et la datation est
4
On ne dispose d’aucun catalogue véritable des églises du fondée avant tout sur des comparaisons.
5
diocèse ancien de Châlons, et celui de Reims porte sur les seuls Alain Villes, «  La concurrence entre la cathédrale
édifices « romans » et ne prétend pas fournir l’étude archéo- Saint-Étienne et la collégiale Notre-Dame-en-Vaux de
logique détaillée de chaque église : Hubert Collin, « Les Châlons-en-Champagne », dans Stephan Gasser, Christian
églises rurales romanes du pays de Reims et des Ardennes », Freigang et Bruno Boerner (dir.), Architektur und
Cahiers d’Etudes Ardennaises, t. 8, 1974. Par obligation de Monumentalskulptur des 12.-14. Jahrhunderts / Architecture
brièveté, nous renvoyons ici aux monographies des Congrès et sculpture monumentale du 12e au 14e siècle, Festschrift
Archéologiques de France, aux articles de Jean-Pierre Ravaux für Peter Kurmann zum 65. Geburtstag / Mélanges offerts
parus dans les Mémoires de la SACSAM de 1970 à 2008 et pour le 65e anniversaire de Peter Kurmann, Berne, 2006, p.
dans les revues Champagne-Généalogie et Horizons d’Argonne, 97-127.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 93-112
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100192

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alain villes

Fig. 1 : Carte simplifiée de la Champagne crayeuse, septentrionale et centrale, et de l’utilisation traditionnelle de
la craie comme matériau de construction (d’après Jacquemin, 1983).

(fig. 2). Le faubourg Saint-Alpin, inclus dans l’enceinte du XIe siècle, entre Mau et Nau, et qui bordait
de ce côté l’ancienne ville du Bas-Empire investie par le clergé, avait été débordé à son tour par le
faubourg Notre-Dame  6. Il en a résulté, entre les deux plus grandes églises de la ville, une sorte de
symétrie : la plus ancienne au flanc sud, la seconde du côté nord de l’axe urbain, l’une à l’extrémité
occidentale de l’agglomération, l’autre proche de ses fortifications orientales. Saint-Étienne, vouée au
culte des fondateurs de la chrétienté universelle et du catholicisme local 7, a été dotée au XIIe siècle
d’une église basse, limitée au chevet, mais consacrée à la Vierge, qui fut d’emblée la patronne de l’église

6
Jean-Pierre Ravaux, «  Histoire topographique de 1989, p. 87, 189, 236, 323, 351-354 ; Alain Villes, La cathé-
Châlons-sur-Marne (IVe-XVIe siècles) », Mém. SACSAM, drale Saint-Étienne de Châlons-en-Champagne, Langres,
t. XCV, 1980, p. 57-87. 2007, p. 35-101 et p. 357-402.
7
Alain Erlande-Brandenburg, La cathédrale, Paris,

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de la couverture en bois à la voûte en pierre

Fig. 2 : Plan schématisé de Châlons-en-Champagne aux XIe et XIIe siècles, avec la position des deux églises prin-
cipales, cathédrale à gauche, Notre-Dame-en-Vaux à droite, les autres établissements religieux étant indiqués par
une croix orientée (d’après Ravaux, 1980).

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alain villes

placée au cœur du quartier le plus vaste et le plus populaire


hors de la « cité sainte » : Notre-Dame-en-Vaux.
La rivalité a probablement débuté bien avant le XIIe
siècle. En 1107 déjà, le chapitre cathédral s’est fait confirmer
ses possessions sur l’église mariale et ses dépendances. Cet
ensemble hors les murs et d’origine au moins carolingienne,
était devenu le siège d’une vaste paroisse dirigée par une com-
munauté prospère 8.
Les grandes lignes de cette émulation sont les suivan-
tes, à partir du XIIe siècle : même programme architectural
global (vers 1120 pour l’église-mère), sans crypte mais avec
également cinq tours à Notre-Dame (entreprise vers 1130) ;
exhaussement du clocher nord (alors seul achevé) et proba-
blement aussi de l’ensemble des vaisseaux en cours de construc-
tion dans la cathédrale (vers 1140, c’est à dire après la première
campagne de la collégiale) ; légère augmentation des volumes,
lors de la deuxième grande campagne, puis reconstruction du
cloître processionnel à Notre-Dame (le tout, à partir de 1140,
avec un grand portail historié peut-être décidé dans un second
temps) ; adoption de la croisée d’ogives à la cathédrale pour la
nef et le bras nord (avant 1147, une fois ces parties implantées),
façade occidentale comprise (celle-ci vers 1150) (fig. 3) ; ex-
haussement de la nef et adoption de l’élévation à tribunes du
premier gothique dans la collégiale (vers 1170), en même
temps que s’achève son nouveau cloître 9. La rivalité atteint son
paroxysme dans les années 1180, lorsque les chanoines de la
cathédrale demandent l’arbitrage de Rome en vue de contrôler
Fig. 3 : Vision théorique de l’élévation de la nef de la l’utilisation des revenus du pèlerinage marial. Ils n’ont gain de
cathédrale de Châlons-en-Champagne vers 1160 : il cause qu’en partie 10. La surenchère se poursuit ensuite avec la
ne s’agit pas d’une reconstitution archéologique, mais reconstruction du chœur de la collégiale, également sur qua-
d’une hypothèse de travail, pour « donner à voir » tre étages, mais avec déambulatoire et chapelles rayonnantes,
(d’après Villes, 2007). le chapitre stéphanois ayant dû, de son côté, attendre l’arrivée
en 1205 d’une relique de saint Étienne, tirée du pillage de
Constantinople, pour envisager une nouvelle reconstruction

8
Anne Prache, «  L’église Notre-Dame-en-Vaux de possédaient deux tours de chevet avant le XIIe siècle et,
Châlons », Congrès Archéologique de France (Champagne, par conséquent, au moins un transept bas. Le collège des
1977), Paris, 1980, p. 279-306  ; Katharina Corsepius, chanoines de Notre-Dame-en-Vaux avait été installé en
Notre-Dame-en-Vaux. Studien zur Baugeschichte des 12. 1114 par Guillaume de Champeaux (Jacques Wersinger,
Jahrhunderts in Châlons-sur-Marne, Forschungen zur « Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons et théolo-
Kunstgeschichte und christlichen Archäologie, t. 18, 1997. gien », dans Châlons au XIIe siècle. Conférences du 6 mars
9
Villes, La cathédrale Saint-Étienne de Châlons-en- 1999, Châlons-en-Champagne, 1999, p. 3-27).
10
Champagne (cf. note 7), p. 357-402. Au contraire de Jean- Sylvia Pressouyre, Images d’un cloître disparu, Paris,
Pierre Ravaux (« Les cathédrales de Châlons-sur-Marne 1976 ; Léon Pressouyre, « Église Notre-Dame-en-Vaux
avant 1230 », Mém. SACSAM, t. LXXXIX, 1974, p. 31-69, et son cloître », dans Jean-Marie Perouse de Montclos
et «  La cathédrale de Châlons-sur-Marne  », Congrès (dir.), Guide du Patrimoine Champagne-Ardenne, Paris,
Archéologique de France (Champagne, 1977), Paris, 1980, 1995, p. 127-134.
p. 360-400), nous pensons que l’église-mère et la collégiale

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de la couverture en bois à la voûte en pierre

de sa cathédrale, en imitant celle de Reims  11. Enfin, la surenchère qui se poursuit jusqu’à l’époque
classique et traverse tout l’âge gothique est entièrement marquée par la même dissymétrie des moyens
qu’au XIIe siècle 12.
Dans ce schéma, l’essentiel tient aux choix architecturaux par lesquels le chapitre tutélaire a
relevé durant le XIIe siècle le défi de son concurrent ou challenger, lors de chaque grande campagne
de construction. Dans le rez-de-chaussée de sa tour nord, la cathédrale montre l’une des plus (sinon
la plus) précoces voûtes sur croisée d’ogives connues à l’est du domaine proprement français, en tout
cas la moins difficile à dater, puisqu’elle fut entreprise avant 1147 et certainement même avant 1138,
mais après le début de l’épiscopat de Guillaume de Champeaux (1113-1121). Ces ogives, à forte moulu-
ration torique simple et sans colonnes d’angle, se terminent en sifflet sur les impostes de pilastres. Elles
n’ont donc pas été rajoutées, leurs assises de départ ayant leurs blocs communs avec l’amorce des for-
merets 13. La crypte-halle à trois nefs égales de trois travées carrées (dont deux en biais à l’abside), issue
de cette même campagne, est voûtée d’arêtes 14. Les trois niveaux supérieurs de la tour ont été réalisés
dans la suite directe de ces travaux, avec planchers pour les deux derniers étages et à la tribune. Le
décor de ses baies géminées sur chaque face (de plus en plus larges à mesure de la hauteur et subdivi-
sées en deux), est un peu plus riche que dans la chapelle inférieure et la crypte, mais les moulurations
des tailloirs sont de même profil, sobre et soigné, que les plus basses impostes. Cette campagne était
sans doute achevée en 1122, comprenant au moins le bras du transept attenant, la crypte et l’abside
vitrée sur deux étages, précédée d’une seule travée, ainsi que le carré du transept et la travée attenante,
au bras sud, lorsque l’évêque Ebbles de Roucy (1122-1126) consacra le nouveau maître-autel, car toutes
ces parties n’ont pu être montées qu’ensemble jusqu’au sommet de leur premier étage 15.
La collégiale renchérissant sur l’église-mère seulement dans le détail de ses formes architectu-
rales et son décor (fig. 4), il est fort plausible que des maîtres-maçons et ateliers de sculpture communs
aient œuvré aux deux chantiers. Par ailleurs, il serait surprenant que l’exhaussement de la cathédrale
se soit limité au seul clocher alors achevé 16. Du fait de la correspondance étroite entre les étages des

11 14
Il est très probable qu’au tournant du siècle déjà, les cha- On peut y voir une précaution pour la solidité du soubas-
noines avaient entrepris l’achèvement du bras sud, resté en sement de l’abside, bien plus qu’une preuve d’ancienneté, et
souffrance, dans le même style que les parties les plus récentes les cas analogues ne manquent pas.
15
de la collégiale (étage supérieur du transept), mais selon une Impossible de se prononcer sur le chœur liturgique, situé
autre élévation. Programmé avant l’achèvement de la façade sans doute au bout de la nef, dès le Xe siècle au moins, et
occidentale, cet épisode du chantier n’a pas vu son terme, assurément, dans la cathédrale de l’an mille.
16
mais il fut lié – en 1205 – à l’absorption du collège Saint- On enregistre une indéniable évolution : sous les tours,
Nicolas et de son église, située à l’emplacement du bâtiment les grandes arcades, qui restent à deux rouleaux non mou-
ayant vraisemblablement succédé au baptistère primitif. lurés, sont en tiers-point, les ogives, encore massives, sont
12
Notre-Dame, moins vaste que Saint-Étienne, est aisé- reçues par un fût monté en assises dans chaque angle. Une
ment financée, le chantier de la cathédrale est en souffrance voûte d’arête couvrait la chapelle carrée entre la tour nord
quasi permanente et dominé par un fort souci de compro- et l’abside, celle-ci ayant des nervures dont les chapiteaux de
mis entre économie de moyens et course à la modernité, support, à décor d’acanthe, ont été récupérés dans le déam-
sur un fond de rivalité avec les autres suffragantes de Reims. bulatoire actuel. L’unique travée du chœur architectural était
Qu’il s’agisse de la nef, du portail nord, de l’adjonction d’un sans doute couverte en berceau brisé. Le transept, venu de la
déambulatoire et de chapelles rayonnantes, des flèches, des même campagne, est sans portail, mais beaucoup plus riche-
projets successifs de façade ou du décor vitré, on est tou- ment décoré « côté ville » (sud) que «côté cloître ». Une tour
jours à la fois en retard sur le bâti et en avance quant au style, centrale était prévue, probablement octogonale, puisque la
par rapport à Notre-Dame. Plus fortement marquée, avant tour sud-est était soudée à la croisée. L’évolution du décor
la Révolution, par les atteintes naturelles et le climat social se laisse mesurer aisément à l’aide d’une comparaison entre
et politique, la cathédrale ne sera pas achevée avant 1634, la tour nord de la cathédrale et les tours et façades du tran-
alors que Notre-Dame le fut sans doute dès avant 1300, avec sept de la collégiale. Plus petits à la base, les deux clochers
toute sa parure extérieure. ont été cependant conçus avec un élancement suffisant pour
13
On ne peut retenir l’idée de Jean-Pierre Ravaux (« La dépasser la hauteur de la tour de l’église-mère. Cette dernière
cathédrale de Châlons-sur-Marne » (cf. note 9), p. 374) fut ensuite augmentée d’un étage dont le décor reproduit,
selon laquelle la voûte a été rajoutée, et serait postérieure à cette fois, celui des tours du chevet de la collégiale. On a
l’incendie – d’ailleurs mal attesté par les textes – de 1138. évoqué une attitude de « nouveaux riches », humiliante pour

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alain villes

tours et ceux des vaisseaux, il faut envisager l’adjonction d’un niveau supplémentaire à la nef. Dans ce
contexte d’émulation, il est donc probable que la voûte d’ogives fut alors adoptée, pour mettre enfin
l’église-mère à l’abri des effets les plus graves des incendies (fig. 3). Notre-Dame a été entreprise et
probablement même achevée sur le modèle initial de la cathédrale, dans des volumes réduits aux deux
tiers environ, mais de manière à la dépasser en hauteur. Située hors les murs et dans une zone plus
basse que le quartier épiscopal, il fallait qu’elle soit au moins aussi visible de loin que la cathédrale. Sans
doute le succès même du pèlerinage en dépendait-il en partie, sans aller jusqu’à invoquer l’orgueil des
paroissiens et du chapitre, alors que le commanditaire de la cathédrale semble avoir été marqué, depuis
Guillaume de Champeaux, par l’esprit de la réforme religieuse.
Enfin, l’hypothèse d’une nef du premier gothique à tribunes dans la cathédrale de Châlons n’est
guère recevable. L’analyse des rares documents concorde avec les données archéologiques subsistantes
et les proportions entre les volumes d’architecture démontrent que le maître-vaisseau n’était pas assez
haut pour compter quatre étages 17.
Quelques indices d’une certaine similitude avec la cathédrale de Sens résultent du schéma de
la surélévation avec croisée d’ogives : les fenêtres primitives ont pu être converties en ouvertures sur
comble ou être remplacées par celles-ci 18. Compte tenu des proportions très amples de cette élévation
gothique ou romano-gothique d’abord prévue plus basse et plafonnée, sa hauteur devait atteindre 17
m, tout en dépassant de peu les vaisseaux de Notre-Dame, mais de manière visible, grâce à la toiture.
Par ailleurs, le projet du bras méridional, entrepris au plus tard en 1206, mais plus probablement dès
le tournant du siècle, se prête à une reconstitution qui confirme cette hauteur modeste pour une grande
église romano-gothique.
L’hypothèse que le scénario des travaux de Notre-Dame répéta celui de la cathédrale au XIIe
siècle s’appuie sur divers arguments. La reconstruction de cette dernière impliquait la disparition du
chœur de la collégiale Saint-Nicolas, attenante au sud, en faveur du nouveau bras méridional du tran-
sept. Le fait que la construction de cette partie de l’église-mère ait été différée jusqu’aux années 1200
est l’indice non seulement d’une dilatation substantielle du bâtiment par rapport à son état de l’an mille,
mais encore d’une translation du grand axe des vaisseaux vers le sud, signalée par l’espace ayant régné
entre l’aile sud du cloître du Xe ou XIe siècle (qui ne fut jamais reconstruit) et le collatéral nord actuel.
Avant le XIIe siècle, la nef était certainement soudée à cette galerie. On peut faire état pour Notre-
Dame-en-Vaux d’un décalage similaire des axes vers le sud, peut-être moins important, mais décidé
lors de la deuxième campagne du XIIe siècle.

le chapitre cathédral, beaucoup plus nombreux, mais aux sisté après 1136, mais avec un niveau de plus, aligné sur le
prises avec des difficultés croissantes de financement de leur deuxième étage de la tour et correspondant par conséquent
chantier. Ainsi pourrait s’expliquer que vers 1150, la collé- aux voûtes.
18
giale apparaisse en retard technique sur son temps, avec sa Seules des fouilles et la récupération d’éléments lapidaires
nef couverte en charpente portée par des arcs diaphragmes, éventuellement enfouis fourniraient, peut-être, des argu-
car construite rapidement et conformément au schéma ini- ments pour choisir entre plusieurs hypothèses plausibles,
tial, mais le luxe s’y affichait d’une manière sans doute plus en particulier : 1) deux ou trois campagnes, dont la plus
ostentatoire qu’à la cathédrale. ancienne aurait réalisé tout l’étage inférieur, façade com-
17
À la salle du rez-de-chaussée correspondaient les col- prise, 2) plusieurs tranches de travaux d’est en ouest sur tout
latéraux de la nef (le transept n’en possédant pas, non plus ou partie de la hauteur des vaisseaux. Bien que dans le profil
d’ailleurs que de chapelles entre la tour nord et l’abside) et des piles rien ne semble avoir été prévu pour la réception
à sa tribune, le fenestrage primitif ou celui prévu à l’origine. directe des ogives, on ne peut savoir à quel stade exact du
Les combles auraient dû s’aligner (et ce fut le cas au moins chantier ce mode de voûtement fut introduit dans le grand
dans l’abside) sur le deuxième étage (premier niveau libre vaisseau, mais ce fut sans doute le cas dans le transept peu
à baies géminées sur les quatre faces), enfin le troisième, après 1136.
destiné aux cloches, dominait les toitures. Ce schéma a sub-

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de la couverture en bois à la voûte en pierre

Fig. 4 : Châlons-en-Champagne, Notre-Dame-en-Vaux, état d’achèvement roman, vers 1160 : en blanc, les
parties restituables avec certitude, en gris, les parties conservées, A – façade sud du transept et tour sud du chevet,
avec une demi-travée de la nef, B – coupe sur la nef, à hauteur du porche sud, et revers de la façade occidentale
(d’après Korsepius, 1997).

Malgré la fragilité ou la discrétion de certaines de nos preuves archéologiques, la surenchère


entre les deux édifices et le scénario comparé de leurs travaux permettent de proposer des dates sen-
siblement plus hautes qu’on ne l’admettait il y a peu encore. On a surévalué la signification de la consé-
cration par Eugène III en 1147. L’édifice ne fut assurément ni achevé à cette date, ni entrepris longtemps
auparavant 19. Plus de vingt ans après la dédicace du maître-autel par Ebbles de Roucy, on peut à bon
droit supposer que la nef avait été au moins en grande partie mise en chantier. Le fait qu’en 1153, le
rituel ancien ait été encore en usage, impliquant un dialogue liturgique entre le chœur oriental et le
bloc occidental, ne constitue pas en soi une preuve que la vieille nef de Jubin subsistait intégralement 20.
Cette « tour » occidentale Saint-Laurent étant sans doute alignée sur la salle capitulaire, dont la position
nous est connue, il était loisible aux constructeurs du XIIe siècle de s’appuyer sur ce massif pour la
reconstruction de la nef, puis d’entreprendre la nouvelle façade (harmonique) plus à l’ouest, avant de
la relier au grand vaisseau. L’emprise des tours du XIIe siècle, qui est également certaine, le laisse sup-
poser. Du même coup, l’hypothèse de deux campagnes principales d’est en ouest pour une longue nef
nouvelle (onze travées ou cinq travées doubles et une d’entrée sous les tours) paraît plus plausible que
celle d’étapes horizontales sur toute la longueur des vaisseaux.

19
Le caractère politique du périple pontifical entre la France part de la nouvelle nef ait été rebâtie depuis 1136 au plus
et l’Empire laisse supposer que le pape n’aurait pas consa- tôt, ou 1147 au plus tard, en profitant du point d’appui de
cré la cathédrale de Châlons, tout comme celle de Verdun, la « tour » occidentale. Westwerk ou tour-porche, la « tour
si des parties vraiment essentielles de l’église n’avaient été Saint-Laurent » possédait au moins une tribune assez vaste
reconstruites. pour abriter un chœur. Il est possible qu’elle ait répondu
20
Il peut signifier deux choses : ou bien l’existence encore au même type que Reims : « tour saint-Calixte », bâtie par
à cette date du Westwerk remontant à Jubin Ier (ou son suc- l’archevêque Adalbéron (969-989), ou Troyes : cathédrale
cesseur Jubin II), ou bien le transfert dans les tribunes du « de Milon » (vers 975-985) : Hans Reinhardt, La cathé-
nouveau massif occidental, assurément de type harmoni- drale de Reims, Paris, 1963, p. 42-43 ; Joseph Roserot de
que, des mêmes fonctions liturgiques que le précédent. Et Melin, Bibliographie commentée des sources d’une histoire
dans les deux cas, rien n’empêcherait, sauf une incohérence de la cathédrale de Troyes, Troyes, I, 1966, p. 7-8.
patente dans les données archéologiques, que la plus grande

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alain villes

De l’autre côté, la première campagne


de Notre-Dame (fig. 4) s’inscrirait à l’intérieur
d’une fourchette indiquée par les repères de 1138
et 1147. Ces derniers sont fournis, malgré quel-
ques incertitudes, par la cathédrale, dans la me-
sure où le parallèle entre les deux chantiers
entre en cohérence avec les données stylistiques.
Mais une fois le maître-vaisseau de la cathédrale
achevé, les commanditaires de Notre-Dame ont
choisi vers 1170 un autre modèle, pour dépasser
à nouveau l’église-mère : Saint-Remi de Reims.
L’intention est transparente : à compter de 1162,
l’œuvre de Pierre de Celle fait concurrence à
celle réalisée entre 1152 et 1160 par Samson dans
l’église métropolitaine et imiter, à Châlons, la
grande abbatiale rémoise revenait à défier la
cathédrale Saint-Étienne 21.
Au XIIe siècle, le passage de la couver-
ture en bois à celle en pierre est donc globale-
ment synonyme, à Châlons-en-Champagne,
d’adoption pure et simple de la croisée d’ogives
gothique, d’autant plus légère que les voûtains
étaient en carreaux de craie. Mais nous devons
tenir compte du rôle de Reims et rechercher
dans les églises de la couche moyenne la confir-
Fig. 5 : Reims, Saint-Remi, élévation de la nef dans l’état mation de la complexité des courants stylisti-
du XIe siècle (d’après Dehio et Von Bezold, 1901). ques en jeu.

Un aperçu du « roman tardif » et du « gothique initial » en Champagne septentrionale

Remarques préalables

Dans les anciens diocèses de Châlons et Reims, presque aucun des grands monuments romans
subsistants ne témoigne d’un goût prononcé pour la voûte en pierre, mais l’élévation à tribunes (Saint-
Remi de Reims, Vignory et Montier-en-Der) (fig. 5) y concurrence celle à deux étages. Les spécialistes
ont fait dériver les nefs paroissiales rurales – pour beaucoup datées de la première moitié du XIIe siè-
cle – du modèle de l’église métropolitaine carolingienne de Reims, au motif que celle-ci était sans
tribunes. C’est méconnaître le rôle possible de la cathédrale de l’an mille à Châlons (au moins comme
relais d’une telle influence), et des grandes abbatiales disparues. En tous cas, il est certain que la voûte

21
Une fois l’arbitrage pontifical rendu – en 1182/1183 – la date généralement retenue (vers 1200) pour le chœur de la
entre le chapitre cathédral et celui de Notre-Dame, ce der- collégiale châlonnaise, qui aurait été réalisé peu avant – ou
nier poursuit la surenchère avec l’église-mère, en prévoyant dans les mêmes années – que la grande élévation classique
de remplacer le chevet vitré par une abside assortie à l’éléva- à trois étages devienne la règle. On sait maintenant qu’elle
tion nouvelle de la nef et pourvue d’un déambulatoire et de fut mise point dans le chœur de la cathédrale de Soissons
chapelles rayonnantes, dont la somptuosité laisse celui de la au début des années 1190 (Dany Sandron, La cathédrale
cathédrale loin derrière. Mais le modèle de Saint-Remi est de Soissons, Paris, 1998, p. 163-172).
voué à une obsolescence prochaine, au regard, du moins, de

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de la couverture en bois à la voûte en pierre

romane en pierre n’était pas utilisée au XIe siècle en dehors des blocs de façade ou de tour et des absi-
des. Ensuite, les maîtres vaisseaux plafonnés des églises de la couche moyenne et des petites paroissia-
les sont supposées fournir la version diminutive de modèles qui restent difficiles à identifier 22.
Les églises du XIe siècle sont par ailleurs rarissimes dans la région et limitées à des socles de
tours et restes de piliers. Les nefs datées aussi haut l’ont été surtout en raison de leur aspect rustique.
Les textes ne permettent en général de constater qu’une réalité banale : l’église romane actuelle a rem-
placé une plus ancienne. Quant aux cas de voûtes en pierre de vaisseaux romans du XIIe siècle, ils sont
tous pour le moins douteux  23. Saint-Martin de Vertus, dont le transept bas est supposé prévu, vers
1130, avec des voûtes d’arêtes, est un cas particulier, car chaque bras en a été conçu comme socle d’une
tour massive et par ailleurs, des ogives primitives, à retombée en sifflet, n’auraient rien eu d’impossible,
comme sous la tour nord de la cathédrale, église dont le plan roman est à la fois repris et simplifié.
Finalement, ce sont des voûtes octopartites qui ont été montées côté sud, à Vertus, en modifiant ou
achevant la couverture du transept bas initial, qui fut surélevé au détriment de la salle haute de la tour,
peut-être dès 1135. Il semble bien que la collégiale reflète très fidèlement et très vite l’évolution archi-
tecturale de la cathédrale, au moment où la croisée d’ogives commence à gagner les grandes églises.
Le passage direct de la couverture en bois à la croisée d’ogives en Champagne peut s’expliquer
en grande partie par la cherté du transport de la pierre dure et par un goût marqué pour la majesté du
plan basilical : les nefs carolingienne et romane de Notre-Dame et Saint-Remi, à Reims, sont d’une
grandeur considérable, la cathédrale de l’an mille à Châlons l’était un peu moins 24.
Or, au début du XIIe siècle, la créativité novatrice a relevé plutôt de cette ville épiscopale que
de la cité métropolitaine, car au tournant du XIe-XIIe siècle, les grandes églises de Reims avaient été
renouvelées depuis plus ou moins longtemps, Saint-Remi étant la dernière en date 25. Nous ne savons
presque rien des travaux à Saint-Nicaise au XIIe siècle, mais d’après les sources, ils s’inscrivent pleine-
ment dans l’ère du premier gothique et non dans le roman tardif 26. On peut également supposer
qu’entre la métropolitaine et Saint-Remi exista une émulation architecturale du même ordre qu’entre
la collégiale mariale châlonnaise et son église-mère 27.
Au moment où la voûte gothique en pierre s’impose, il nous faut donc chercher à Châlons
plutôt qu’à Reims le modèle initial des églises techniquement les plus modernes des couches moyenne

22
C’est le raisonnement de Hubert Collin, « Les églises mille probablement 40 m (pour une longueur totale res-
rurales romanes » (cf. note 4), tandis que pour la région pective de 100 m, 80 m environ et peut-être 60 m). Si la
châlonnaise, la qualité de tête de file, traditionnellement cathédrale « de Milon » à Troyes possédait son clocher-por-
accordée à Saint-Jean, a été contestée (Léon Pressouyre, che dès la fin du Xe siècle, elle atteignait 90 m de long à peu
«  L’église Saint-Jean de Châlons-sur-Marne  », Congrès près : Demouy, Genèse d’une cathédrale (cf. note 2) ; Villes,
Archéologique de France (Champagne, 1977), Paris, 1980, La cathédrale Saint-Étienne de Châlons-en-Champagne (cf.
p. 406-411). note 7) ; Roserot de Melin, Bibliographie commentée (cf.
23
Nous n’en connaissons aucun exemple qui ne soit du note 20).
XIXe siècle (par exemple Courville). Les absides en cul- 25
Jean-Pierre Ravaux, « L’église Saint-Remi de Reims au
de-four sont d’origine à Bezannes, Binson, Champigneul, XIe siècle », Bulletin Archéologique du Comité des Travaux
Chambrecy, Coizard, Epoye, La Chaussée (Coulmier), Les Historiques et Scientifiques, t. 8, 1972, p. 51-98.
26
Istres, Larzicourt, Ormes, Poix, Saint-Thierry, Romigny, Charles Givelet, L’église et l’abbaye de Saint-Nicaise de
Sacy, Sermaize, Sommesous, Vert-la-Gravelle, Vraux… La Reims, Reims, 1897.
27
voûte en berceau cintré n’est attestée que dans l’espace étroit Il est clair que le chœur de Pierre de Celle à Saint-Remi
de l’avant chœur  : par exemple à Trécon, Saint-Thierry, suit en grande partie, par son plan, le modèle de celui de
Vélye, de même que le berceau brisé (Bury, Les Istres, Samson, de même que le scénario des travaux, qui est sem-
Ormes, Pierre-Morains, Saint-Gilles, Vert-la-Gravelle, blable à celui de l’abbatiale royale de Saint-Denis. Saint-Remi
Voipreux), mais celui-ci est souvent associé au chevet plat du XIe siècle était plus vaste que la cathédrale carolingienne,
et alors plus développé (Villevenard, Sermaize, Saint-Julien quant à elle dépourvue de tribunes, sauf en façade(s). C’est
à Reims…). après 1152 seulement que par ses dimensions, l’église métro-
24
Grossièrement, la nef de Saint-Remi au XIe siècle mesu- politaine rejoint, par son ampleur (100 m de long environ)
rait 70 m de long, celle de la cathédrale carolingienne de l’abbatiale, qui la dépasse à son tour, après 1162.
Reims, 50 m, et celle de la cathédrale châlonnaise de l’an

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alain villes

Fig. 6 : Saint-Julien de Courville, A – restitution de la nef dans son état initial, B – l’abside (d’après
Jadart, 1912, dessins E. Chauliat).

et « modeste », et ceci dans l’intervalle 1120-1140, et donc avant l’œuvre de l’archevêque Samson à
Reims 28.
Mais c’est aussi l’influence combinée ou alternée de la cathédrale et de Notre-Dame-en-Vaux
qu’il faut tenter de démêler dans les paroissiales du XIIe siècle. Quoique la première soit bien moins
conservée que la seconde, une comparaison plus serrée s’impose entre les deux édifices du fait de la
possibilité de vieillir un peu leurs chronologies respectives.

Les nefs charpentées

Parmi les nombreuses nefs charpentées à deux étages du XIIe siècle, les plus remarquables, en
milieu rural, sont Vertus, Sermaize-les-Bains, Ambonnay, Pogny et Courville (fig. 6), comme abou-
tissement assez luxueux du canevas « traditionnel » : petites baies cintrées, grandes arcades à double
rouleau, piles rectangulaires ou cruciformes à colonnettes engagées sous l’intrados. Mais que ce pro-
gramme soit attribué à la fin du XIe siècle (Vertus), ou prudemment à la première moitié du XIIe 29, le
« standing » de la communauté commanditaire s’y exprime à travers la structure des supports et la
qualité du décor des chapiteaux, bases et impostes ou tailloirs, ainsi que dans la hauteur proportionnelle
des murs gouttereaux (presque tous en craie) et sans doute aussi par un décor peint (mais généralement
disparu). Cette élévation très sobre dérivait-t-elle de la cathédrale carolingienne de Reims ou de celle,

28
Ce qui ne dispense en rien de tenir compte des courants comme nous le verrons plus loin.
29
susceptibles de provenir d’autres diocèses suffragants, en Jean-Pierre Ravaux, « L’église Saint-Martin de Vertus »,
particulier Laon et Soissons, et du rôle de Reims, après 1150, Mém. SACSAM, t. XC, 1975, p. 65-88.

102

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de la couverture en bois à la voûte en pierre

romane, de Châlons ? La seconde possibilité est rendue plausible par la


date plus récente, la position plus centrale, et la modestie due à la dif-
férence d’échelle, qui sont propres à la suffragante.
Cependant, le manque de fouilles archéologiques empêche d’en
juger avec certitude. Il reste aussi la question de la date du passage de
l’arc cintré à l’arc brisé. Dans le cas de la tour nord de la cathédrale de
Châlons, le fait que le rez-de-chaussée se caractérise par l’un et sa tri-
bune par l’autre fournit un certain repère : la coexistence s’inscrirait
dans la fourchette 1120-1138. À Notre-Dame-en-Vaux, les grandes arca-
des de la première campagne, à doubles rouleaux non moulurés, sont
en tiers-point, de même que les tribunes des tours, alors que leurs baies
restent étroites, cintrées et peu ébrasées. Les profils de bases ont évolué,
les ogives du rez-de-chaussée présentent un tracé brisé et un support
engagé dans les angles, avec chapiteau sculpté. Entre 1138 et 1147, le
changement de parti intervenu à la cathédrale a pu ainsi répercuter
l’évolution marquée par le chevet et le transept de la collégiale, comme
en témoigne, en tous cas, le dernier niveau de la tour nord.

Les tours
Les clochers à baies cintrées, géminées et dédoublées sur cha-
cune de leur face, qui coiffent la croisée ou plus rarement couronnent
une tour-porche, dans nombre d’églises de la Marne, ont donc quelque
chance, si elles arborent le même décor que celles du chevet de Notre-
Dame, d’être postérieures aux années 1140 30 (fig. 4).
Les deux derniers niveaux de la tour nord-ouest de Saint-Remi
de Reims (fig. 7) sont de même type, mais non datés par une source 31,
et leurs semblables étant peu fréquentes dans la campagne ou le diocèse Fig. 7 : Saint-Remi de Reims,
rémois (Oger, Le Mesnil-sur-Oger, Mareuil-le-Port), on est tenté de voir tour nord-ouest, deuxième
en elles le témoignage d’une influence châlonnaise. Toutefois la pru- niveau (XIe siècle) et étages
dence s’impose, car nous savons bien peu de choses de la façade com- supérieurs (XIIe siècle) res-
taurés par N. Brunette de
manditée par Samson pour l’église métropolitaine  32. Une certaine
1847 à 1850 (relevé A. Gos-
inspiration de Reims par Châlons au milieu du XIIe siècle, bien qu’elle set, vers 1900).
n’ait rien d’impossible (elle est démontrée pour le XIIIe siècle), reste un
postulat, mais qui a pour principal argument de s’inscrire dans la

30
Mais ne sont-elles pas tout autant la copie du couronne- Il semble bien que ce dernier ait quant à lui obéi au même
ment du clocher nord de l’église-mère à partir des années schéma qu’à la cathédrale Saint-Étienne, mais sans que l’on
1150 ? puisse préciser avec certitude dans quel ordre chronolo-
31
Entièrement refaits au XIXe siècle, ces étages paraissent gique les deux façades se sont succédées (voir plus haut).
toutefois conformes à l’état initial  : Anne Prache, «  La Il s’agit en tous cas de l’un des deux principaux types de
façade de Saint-Remi de Reims avant les restaurations du massifs harmoniques usités en France, à l’époque du pas-
XIXe siècle », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires sage du roman au gothique. Nous ignorons comment se
de France, 1971, p. 134-142. couronnaient les tours de Samson, ni même si elles avaient
32
Datée des années 1150, elle rappelle fortement par son été achevées. La tour nord-ouest de Notre-Dame-en-Vaux
plan, malgré bien des lacunes dans les données archéolo- est la seule des quatre à se terminer par des arcs brisés, mais
giques issues des fouilles, le massif harmonique à « tours de mouluration inchangée (fig. 4) : ou bien cette tour fut la
intégrées  » de Notre-Dame-en-Vaux (Alain Villes, La dernière terminée, ou bien ses maçonneries hautes ont été
cathédrale Notre-Dame de Reims, chronologie et campagnes remaniées lors de la construction de sa flèche en charpente,
de travaux, Joué-lès-Tours, 2009, p. 177-184 et p. 570-574). dès le XIIIe siècle.

103

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alain villes

Fig. 8 : Saint-Martin de Boult-sur-Suippe : exemple, dans la Marne, diocèse ancien de Reims, d’église rurale
à nef charpentée du XIIe siècle de programme traditionnel, d’une croisée et d’un chevet plat de style gothique
classique, mais de type gothique primitif et portant une tour de type roman châlonnais, simplifiée (d’après
Besnard, 1912, dessin. E. Chauliat).

dynamique créatrice qui s’interpose entre la fin de l’architecture romane à Châlons et le « premier »
gothique, sensu stricto, à Reims. On peut d’ailleurs la retrouver dans certains aspects du décor du
cloître de Notre-Dame-en-Vaux.
Quant à la mode des « tours romanes châlonnaises », elle reste difficile à cerner dans la deuxième
moitié du XIIe siècle. Ce type à étage terminal cubique, percé de baies géminées-dédoublées, connut
ensuite une vogue très durable en Champagne du nord et au-delà (vallée de l’Aisne notamment). Ainsi,
lorsque sa construction est très tardive, seul son décor permet d’en juger : Matougues (néo-roman du
XVe siècle), Saint-Alpin à Châlons (début du XVIe siècle), Corroy (vers la fin du XVe siècle et sur deux
étages terminaux très châlonnais) (fig. 9), Saint-Jean de Châlons (daté de 1551), par exemple  33. À
Courville, la modénature plus grêle et la brisure des arcs du clocher peuvent être en rapport avec le
gothique « classique », sans plus. Ces tours se signalent pour le XIIe siècle à Thibie, Jâlons-les-Vignes,
Les Istres, Matougues, Oger, pour ne citer que les plus monumentales. Lorsqu’il n’y a qu’une baie par
face, sa structure témoigne de la même inspiration, le programme étant seulement plus modeste :
Ambonnay, Athis, au diocèse ancien de Reims.
Les tours-porches ne sont pas rares, quoique minoritaires dans la Champagne septentrionale,
mais celle de l’abbatiale disparue Saint-Pierre-aux-Monts de Châlons avait un étage supérieur identique
à ceux de la cathédrale et de la collégiale  34. Citons Baâlons, Chavot, Courville, Lavannes, Marson,

33
Jean-Pierre Ravaux, Églises de la Marne, Paris, 1976, Châlons-sur-Marne » (cf. note 22), p. 417.
34
p. 11 ; Françoise Perrot et Léon Pressouyre, « L’église Si l’on en juge par les gravures anciennes les plus précises
Saint-Alpin de Châlons-sur-Marne et ses vitraux », Congrès (par exemple celle de Chereau, d’après une autre de Picard,
Archéologique de France (Champagne, 1977), Paris, 1980, vers 1620, Bibl. Mun. de Châlons-en-Champagne).
p. 307-359, p. 310 ; Pressouyre, « L’église Saint-Jean de

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de la couverture en bois à la voûte en pierre

Oger, Oeilly, Reims (Saint-Symphorien et Saint-Étienne disparues), Saint-Thierry. Elles conservent


une certaine faveur après le XIIe siècle (Rethel, au XIIIe, Vauciennes au XVe, Cormicy, Ay-Champagne
et Renwez au XVIe siècle, Tournes, en 1525).
Pour la datation de toutes ces tours, on peut se reporter à la travée portante, car une reprise en
sous-œuvre, qui justifierait une inversion apparente de la succession du roman au gothique, comme à
Crugny, est un cas exceptionnel  35. Or, dans cette travée, une croisée d’ogive originelle est fréquente,
dont les supports d’angle font partie intégrante des massifs cruciformes portant les grandes arcades,
celles-ci de tracé brisé, rarement moulurées. Le profil massif et torique des nervures appelle alors la
comparaison avec le rez-de-chaussée des tours orientales de Notre-Dame-en-Vaux, notamment quant
à son décor.
L’aspect très primitif de certaines ogives parle de lui-même, dans les cas d’Ambonnay, Athis,
Blesmes, Berru, Courville, Crugny, Damery, Les Istres, Lavannes ou Saint-Gilles. Dans les tours-por-
ches, la tribune est souvent voûtée d’arêtes. Une contemporanéité des toutes premières voûtes gothiques
et des derniers plafonds est ainsi avérée, sur une période haute – mais difficile à déterminer – du XIIe
siècle. En effet, l’association de ce mode de couverture et de l’arc cintré ne peut s’expliquer seulement
par l’atavisme souvent invoqué pour la « couche modeste » (fig. 8). Si elle est rare dans le cas des zones
de portail (nef de Saint-Amand-sur-Fion), elle est trop fréquente, voire générale, dans les tours, pour
être sans signification chronologique.
La question est alors celle de la modénature comme critère de datation. Modestie n’est pas
nécessairement synonyme d’archaïsme. La sobriété des baies de clochers, l’absence de rouleaux mul-
tiples dans les arcs, de groupes de fûts dans les ébrasements ou de colonnettes à la place des arêtes
d’angle de l’étage, le choix de chapiteaux cubiques, sont fréquents : Baconnes, Bazancourt, Bezannes,
Chamery, Champfleury, Champigny, Courmelois, Cuis, Hermonville, Humbauville, Matougues, Mont-
bré, Saint-Germainmont, Saint-Vrain. Mais parfois, cette sobriété contraste avec une certaine ampleur
du programme. Ainsi à Cuis et Bourgogne, les baies dépourvues de mouluration ornent deux étages,
conformément au modèle châlonnais, avec ouvertures géminées, puis subdivisées au dernier niveau.
Quand les fenêtres sont uniques, mais alors assez décorées, un étage supplémentaire (Ambonnay,
Courville) fait penser à l’exhaussement de la tour nord à Saint-Étienne de Châlons  36. Les clochers
ruraux instrumentent ainsi le prestige de l’édifice, plutôt que d’exprimer un goût retardataire. Les cas
d’octogones, toujours situés à la croisée, ornés des mêmes baies que leurs homologues cubiques, ont
beau être très rares (Villevenard, Coulmiers, Saint-Gilles), ils ne sont pas à mettre en rapport nécessaire
avec une influence directe ou exclusive de la Bourgogne ou de l’Empire, car on ne sait pas si les croisées
de la cathédrale et de Notre-Dame à Châlons furent ou non achevées, ni sous quelle forme, lors de
leurs premières campagnes romanes respectives 37.

Les galeries-porches

Constructions fragiles et exposées, les galeries-porches conservées pour le XIIe siècle sont rares
et les plus anciennes sont presque toujours postérieures à la construction de la nef : Cauroy-lès-Her-
monville, Champfleury, Hermonville, Jâlons-les-Vignes, Ponthion et Saint-Thierry. Or leurs baies se
caractérisent par un dessin encore plus simple et donc aussi « archaïsant », voire plus, que dans les

35
Elle ne peut être mise en rapport qu’avec une réfection d’étage quadrangulaire pour coiffer la croisée. Il existe aussi
complète et plus ou moins tardive de la tour, comme à en Champagne des tours centrales à trois baies par face.
Matougues, ou à Saint-Alpin ou Saint-Jean de Châlons. Elles peuvent dériver plutôt de Saint-Remi de Reims (tour
36
Voir les études sur Ambonnay et Courville dans  le sud-ouest), car on ne les trouve, hormis Wassy, que dans le
Congrès Archéologique de France (Champagne, 1977), p. territoire de l’ancien diocèse rémois : Mareuil-sur-Ay, Sacy
208-235 et p. 458-471. ou Saint-Martin à Reims (disparue), ou dans celui de Troyes
37
Dans le cas de la collégiale, la proximité de la tour sud- (Lhuitre, Ceffonds).
est avec le carré du transept rend peu plausible un projet

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alain villes

Fig. 9 : Notre-Dame de Corroy : exemple, dans la Marne, diocèse ancien de Châlons, de combinaison d’une
nef charpentée des années 1150, d’une galerie-porche présumée du début du XIIIe siècle et d’une tour de type
roman et châlonnais, mais bâtie à l’époque flamboyante (carte postale ancienne).

clochers. C’est le cas notamment à Hermonville, où la richesse du décor des chapiteaux, sur des colon-
nettes géminées, contraste avec la simplicité des baies cintrées, à simple rouleau non mouluré 38. En-
suite, l’évolution de l’arcature suit le développement de l’architecture gothique : des arcades fines,
généralement subdivisées en deux, reproduisent, dans une seconde « génération », le dessin à tympan
nu des ouvertures de tribunes du « premier gothique », du type de Saint-Remi de Reims et Notre-
Dame-en-Vaux (Coupéville, Corroy, Faux-Fresnay, Montmort, Saint-Amand-sur-Fion, Sarry) (fig. 9).
Ce passage du roman au gothique est difficile à dater, d’autant plus que le style nouveau se fige vite, les
exemples plus tardifs ne faisant que reproduire le modèle initial (Corroy, Saint-Amand-sur-Fion) 39.
Cernay-lès-Reims est un cas à part, puisque son porche est analogue à celui d’une tour. Sa richesse
ornementale est du même ordre que le luxe architectural de la nef, dont les références ne sont pas
spécifiquement rémoises, contrairement aux motifs du décor 40. Peut-être a-t-on cherché là un com-
promis entre la modernité et la tradition de la tour-porche.
On peut se demander si les porches-galeries en pierre n’ont pas été perçus par les commandi-
taires ruraux comme l’équivalent des tribunes qu’ils ne pouvaient s’offrir comme dans les grandes
églises, car leur fonction était en partie équivalente, les espaces accueillant des laïcs (mais miséreux ou
réprouvés) et les catéchumènes. De là aussi pourrait provenir leur aspect analogue à celui des tribunes,
dans le cas des plus récents, ou des arcatures de cloître, aussi simples que les ouvertures des tribunes
romanes (nefs de Saint-Remi de Reims, Vignory, Montier-en-Der, tours châlonnaises), pour les plus
anciens. Le système de porche luxueux de Saint-Nicaise à Reims, conçu vers 1229-1230, apparaît aussi

38
La datation retenue pour cette sculpture est, dès lors, Saint-Amand-sur-Fion, celui-ci a été restauré au milieu du
tardive (les années 1175), mais totalement relative : Collin, XVIe siècle en parfaite conformité avec son aspect d’ori-
« Les églises rurales romanes » (cf. note 4), p. 105. gine.
39 40
Toutefois, les datations proposées pour les porches-gale- Villes, La cathédrale Saint-Étienne de Châlons-en-
ries les plus récents sont fondées sur des comparaisons. À Champagne (cf. note 7), p. 387-393.

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comme une adaptation du concept de galerie-porche, adapté à une église à la fois sobre et somptueuse,
et s’inscrirait donc dans une solide tradition locale.

Le roman tardif

Dans la structure « traditionnelle » des nefs charpentées, se dessine une évolution analogue à
celle des tours et des galeries-porches, avant tout dans les piles et grandes arcades : Ambonnay, Berru,
Corroy (transept), Courtisols (Saint-Memmie), Courville (nef, fig. 6), Muizon, Pogny, Sermaize, où
les arcs sont à profil global triangulaire, avec tores multiples et hiérarchisés, se répercutant dans la
structure de la pile, à trois fûts principaux engagés et colonnettes remplaçant les angles. La seule dif-
férence entre ces nefs et celle de Notre-Dame-en-Vaux est l’absence, côté maître-vaisseau, d’un qua-
trième fût cardinal, destiné à l’arc-diaphragme et présent dans une pile (forte) sur deux, comme on le
retrouve à Saint-Alpin de Châlons, nef voûtée d’ogives après coup, mais sans surélévation 41. Est-ce là
une preuve de « modestie » dans les édifices en question ? Quelquefois, un arc diaphragme a été ajouté
ou prévu vers l’extrémité de la nef (Corroy, Romigny) ou vers son entrée, comme à Ambonnay. Dans
cette dernière et à Pogny, le luxe relatif du décor laisse plutôt supposer que l’écartement limité entre
les murs rendait ce système superflu, et les moyens ont été investis dans la sculpture et la complexité
des supports. Dès lors, on peut se demander si ces nefs ont été construites après 1160, car le décor lui-
même n’invite pas à postuler autre chose qu’une imitation plus ou moins complète de Notre-Dame-
en-Vaux avant sa surélévation gothique. À Pogny, notamment, les références au milieu local suffisent
à expliquer la complexité des piles – car elles imitent, tout en les modernisant, celles de Saint-Remi de
Reims (au XIe siècle). Et pour l’arcature interne, alternée, qui orne l’étage des fenêtres hautes, le recours
à une influence normande ou anglo-normande ne semble guère nécessaire.
En outre, quelques églises comportent des profils de grands arcades caractéristiques de Saint-
Remi et Notre-Dame-en-Vaux, dans leur phase du premier gothique et s’ajoutant au canevas initial :
profil des grandes arcades de la dernière travée de la nef à Sarry et de la première, à Ambonnay 42.

Les premiers maîtres-vaisseaux voûtés d’ogives dans les églises rurales des diocèses anciens
de Reims et Châlons

La voûte d’ogives dans le maître-vaisseau, à titre primaire et bien avant la fin du XIIe siècle,
s’illustre à Bourgogne (transept), Cernay-lès-Reims, Ecury-sur-Coole (abside carrée), Hermonville,
Jâlons-lès-Vignes (fig. 10), Lagery (nef), Lavannes, Ormes (bras sud), Sapignicourt, Sarry, Saint-
Amand-sur-Fion (fig. 11), Sept-Saulx (première campagne), Sermaize (dernière travée de la nef), Ver-
tus (transept) et Wassy  43. Elle pourrait avoir été prévue dès le début à Vertus, avec réception sur

41 43
Cette paroissiale fournit ainsi un portrait très complet du Les absides à nervures massives, sous voûte semi-domi-
programme initial de la nef de Notre-Dame-en-Vaux. cale et baies cintrées, sont mal datées, mais peuvent être de
42
Inversement, nous avons déjà fait remarquer que le profil date aussi haute qu’à Wassy ou initialement Notre-Dame-
des grandes arcades de Notre-Dame-en-Vaux et Saint-Alpin en-Vaux, par exemple à Isle-Aumont ou Colombey-les-
de Châlons préfigurait celui de Saint-Remi (chœur), sous Deux-Églises : Jean-Pierre Ravaux, « L’église Notre-Dame
une forme encore massive, et que l’on retrouvera, plus élé- de Wassy  », dans Patrick Corbet (dir.), Les Moines du
gante, au bras sud de la cathédrale de Soissons puis dans Der (673-1790), Actes du colloque international d’histoire
celle de Reims au XIIIe siècle. Pour Pogny, on a du mal à (Joinville – Montier-en-Der, 1er-3 octobre 1998), Langres,
trouver pour sa nef des relais convaincants, s’agissant d’élé- 2000, p. 475-500 ; Jean Scapula, Un haut-lieu de la haute
ments décoratifs beaucoup plus que structurels, lors même vallée de la Seine : la butte d’Isle-Aumont en Champagne,
que l’influence anglo-normande est attestée, beaucoup plus Troyes, 2e partie, 1976 ; Henry Ronot, dans Dictionnaire
tôt, sous la forme de la croisée d’ogives elle-même. Ce profil des Églises de France, vol. V b, Paris, 1969, p. 48.
encore roman serait donc antérieur à 1165.

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alain villes

Fig. 10 : Saint-Ephrem de Jâlons-les-Vignes, élévation de la nef, essai de restitution archéologique de l’état du
XIIe siècle (d’après Villes, 2007).

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Fig. 11 : Saint-Amand de Saint-Amand-sur-Fion, élévation et coupe sur une travée de la nef, avec restitution
des ouvertures sur combles, d’après les vestiges visibles à l’extérieur (d’après Villes, 2007).

impostes. La vallée de la Marne en est autant pourvue que la zone de confluence Aisne-Vesle, au cœur
du territoire rémois. Mais ces cas sont jusqu’ici datés par des comparaisons limitées ou lointaines. Il
est donc difficile de déterminer leur source d’inspiration technique et stylistique, entre les cathédrales
de Reims (chœur et façade de Samson) et Châlons (abside, ou nef surélevée ?). Des reconstructions
partielles, limitées à l’abside, posent les mêmes questions : Aougny, Ambonnay, Baconnes, Berru,
Chambrecy, Coulommes-la-Montagne, Crugny. Certains chantiers ont été terminés par le chevet peut-
être déjà rebâti à la fin du XIe siècle et rénové en dernier, dans la foulée des travaux de la nef : Jâlons-
les-Vignes, Sarry, Lavannes, et dans ce cas, le style de cette partie pourtant privilégiée de l’église conserve
des caractères trop archaïques pour les dater de la fin du XIIe siècle, voire son deuxième quart. Ceci
vaut aussi pour les absides à fortes nervures sous d’épais voûtains très bombés (Berru, Les Istres, Par-
gny, Saint-Gilles, Wassy). Quand l’église a été réalisée d’ouest en est, une évolution est sensible entre
les campagnes successives, sans qu’aucune ne perde en route ses traits proprement romans : Bourgogne,
Wassy. Enfin, dans la majorité des cas, la proximité de la ville épiscopale et le rattachement institution-
nel du décimateur rendent peu probable un parti « retardataire ». Il conviendrait donc de parler,
comme pour les ogives les plus anciennes sous les tours, quoique dans le troisième tiers plutôt que le
deuxième quart du XIIe siècle, d’un gothique archaïque ou d’un « roman à voûtes d’ogives », plutôt que
d’un « premier » gothique.
Pour la filiation stylistique, un indice peut être recherché dans les proportions entre étages :
des grands arcades peu élevées, si l’influence vient de Reims (dans l’hypothèse de tribunes dans la
cathédrale de Samson), ou l’inverse, si c’est de Châlons (élévation tripartite, après exhaussement des
vaisseaux). Cette possibilité de variantes dans la formulation diminutive des églises majeures par la
couche « modeste » ou moyenne est très conjecturale, mais n’est pas contredite par leur répartition
géographique.
Ne doit-on pas aussi envisager une inspiration gothique venue de plus loin ? On voit mal
pourquoi Jâlons-les-Vignes et Saint-Amand-sur-Fion (fig. 10 et 11), propriétés du chapitre Saint-Étienne
de Châlons, auraient eu leur canevas dicté par l’église métropolitaine plutôt que par sa suffragante 44.
Avec Hermonville, on a invoqué l’influence de Laon, mais sans se demander si cette cathédrale avait
elle-même pu subir celle de Reims, le chœur de Samson étant, en principe, terminé en 1160  45. Pour

44
Villes, La cathédrale Saint-Étienne de Châlons-en- ches depuis le LXXVIIIe Congrès Archéologique de France en
Champagne (cf. note 7), p. 380-401. 1911 (guide du congrès, 1912, p. 311-313).
45
Saint-Sauveur d’Hermonville n’a pas fait l’objet de recher-

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alain villes

Lavannes, Cernay (nef) et Bourgogne (chœur),


l’idée de versions diminutives de la cathédrale
rémoise ne va pas de soi, du fait de notables dif-
férences entre elles, notamment quant à la struc-
ture des supports, alors techniquement
décisive.
Rappelons ici la rareté des imitations lo-
cales de la cathédrale actuelle de Reims : chœur
et transept de Rosnay et Lagery, fenestrages de
Pévy, chapelle du château de Baye. Elle constraste
Fig. 12 : Abbatiale de Clairvaux, vue du sud d’après la gravure de avec l’influence de Saint-Remi – antérieure à
Dom Milley, 1708 (Bibl. Mun., Troyes, d’après Villes, 2007). l’élévation A-B-A – évidente entre autres à Châ-
lons-en-Champagne (abside de Notre-Dame),
Cuis (chœur), Cormicy (chœur et transept),
Reims (plan de Saint-Symphorien, transept et dernière travée de nef de Saint-Jacques, vers 1183-1190),
Pogny (piles de la nef), Vertus (achèvement du bras nord)  46. Cette rareté prendrait-elle la suite d’une
habitude prise dès le XIIe siècle ? Si la première Notre-Dame de Reims gothique avait une élévation à
tribunes ou à collatéraux échelonnés, comme nous le supposons, a-t-elle pu exercer une influence sur
les paroissiales autrement que par le décor et le seul principe de la voûte primitive à nervures porteu-
ses ? Pour les « petits » commanditaires en tous cas, il y avait des exemples plus convaincants, de
synthèse entre faste architectural et modestie, en particulier les cathédrales de Sens et Châlons : dans
le processus de concurrence entre modèles, elles eurent aussi l’avantage d’une certaine antériorité sur
Reims 47.
Par ailleurs, les citations ou réceptions stylistiques des bâtiments « majeurs » transgressent trop
souvent les frontières entre provinces ecclésiastiques pour que l’on puisse négliger l’hypothèse d’in-
fluences croisées ou « par ricochet ». Or la prégnance du modèle sénonais, dans le troisième tiers du
XIIe siècle, reste facile à constater malgré tout dans sa propre province comme bien au-delà et dans
toutes les catégories d’églises 48, alors qu’on discerne beaucoup moins bien l’impact de l’œuvre de Suger
à Saint-Denis, sur d’autres églises que celles du plus haut « standing ». Pour paraphraser une fois de
plus Jean Bony, n’y aurait-il pas eu « résistance » à Reims, du fait d’une conjugaison des influences des
cathédrales de Châlons et Sens, dès avant la sortie de terre (vers 1152) de l’œuvre de Samson à Reims,
et ceci, au moment précisément où la voûte gothique s’impose en Champagne centrale et septentrionale

46
En outre, le style des deux premiers maîtres de l’église des de Paris (Dieter Kimpel et Robert Suckale, L’architecture
Sacres au XIIIe siècle marque des églises avant tout « majeu- gothique en France, 1130-1270, Paris, 1990, p. 93-178).
res » : cathédrales de Châlons, Troyes, Toul, Cambrai, abba- Chartres (province de Sens) adopte le canevas A-B-A de
tiales de Lagny, Orbais (nef) et Essômes. Dans la « couche Soissons (province de Reims) et dépasse Sens à partir de
moyenne » ne figure guère que Rampillon. 1194 ; vers 1215, Troyes se réfère à Chartres (piles latéra-
47
Pour la datation des plus anciens vaisseaux voûtés d’ogi- les du bas-chœur) autant qu’à Reims (profil des arcades,
ves, en France, voir, en dernier lieu : Jaques Henriet, À remplage «  vrai  ») et Sens (piles et proportions généra-
l’aube de l’architecture gothique, Besançon, 2005 (notam- les). Auparavant, Saint-Remi de Reims avait conjugué la
ment p. 21-56 et p. 75-172). On n’a jusqu’à présent pas pris pile géminée sénonaise (que l’on retrouve ensuite à Saint-
en compte dans ce débat l’intérêt de la nef du XIIe siècle de Jacques) avec l’élévation quadripartite (première travée de la
la cathédrale de Châlons, car elle est aussi difficile à recons- nef, vers 1165), tandis que Paris, Mantes et Meaux ont opté
tituer que l’œuvre de Samson à Reims (Alain Villes, « Mise pour cette même élévation, qui était jusqu’alors plutôt en
à jour 2002 », dans Villes, La cathédrale Saint-Étienne de vogue dans la province rémoise, quelle que soit la part du
Châlons-en-Champagne (cf. note 7), p. 360-363). domaine anglo-normand et le relais possible de Saint-Denis
48
Et ceci, tout en conservant une influence visible, face à dans sa mise au point.
celle de la cathédrale Notre-Dame dans le diocèse même

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dans les églises de la couche « moyenne » et « modeste » ? Ensuite, les choses se compliquent avec la
séduction exercée par Notre-Dame-en-Vaux, comme modèle à la fois archaïsant et luxueux.
Deux grandes méconnues, les abbatiales de Clairvaux II (fig. 12) et Troisfontaines, doivent être
dès lors prises en compte. Des liens ont été décelés entre elles, mais en oubliant ceux qu’elles avaient
aussi avec Châlons. Des similitudes frappantes existent, en particulier, dans le plan général et dans le
dessin des façades de transept, avec la cathédrale et Notre-Dame-en-Vaux. Et compte tenu de l’élévation
la plus probable de la cathédrale du XIIe siècle et de la répartition des principales « familles » de nefs
à ouvertures sur combles  49, un lien s’avère très probable entre l’architecture cistercienne et la zone
châlonnaise, à travers l’adoption de la croisée d’ogives. Il nous semble fort possible, notamment, que
le maître-vaisseau de Clairvaux ait été surélevé pour recevoir des voûtes d’ogives. En raison des deux
grandes campagnes mises en évidence à Troisfontaines, de l’aspect primitif de sa nef romano-gothique
et des fourchettes de dates proposées 50, une compatibilité est tout à fait possible entre la chronologie
relative de la cathédrale romano-gothique de Châlons et l’évolution du vaisseau couvert en bois puis
en pierre, dans le monde monastique. Ce lien tient à un certain goût pour la simplicité, inspiré par le
souci d’économie, comme par l’attachement à l’idéal architectural roman.
Par ailleurs, certains chevets plats du premier gothique (Bourgogne, Hermonville) reproduisent
en grande partie le modèle des façades du transept de Notre-Dame-en-Vaux (lui-même copié de la
cathédrale du XIIe siècle), et que l’on retrouve aux façades de Clairvaux, avec deux baies surmontées
d’un oculus quadrilobé.
Enfin, les affinités entre la Lorraine et la Champagne paraissent très fortes au moment où la
voûte gothique fait son apparition. Si la croisée d’ogives doit se confirmer comme de plus en plus précoce
à l’est du noyau domanial capétien ou du monde anglo-normand, il se confirmera aussi que le « premier
gothique lorrain » – selon une expression à notre avis impropre 51 –, loin d’être un phénomène purement
régional, est au contraire révélateur d’une réception à la fois large, originale et novatrice de la nouvelle
voûte en pierre, dans une très vaste zone à cheval entre la France et l’Empire. Et là encore, un relais
direct a lieu entre le plafond de bois et la voûte d’ogives, mais en faisant l’économie totale des tribunes.

Conclusions

Nous sommes bien conscient de n’avancer ici que des hypothèses de travail schématiques.
L’archéologie du bâti reste à faire pour la majorité des églises du XIIe siècle, dans les diocèses anciens
de Châlons-en-Champagne et Reims. En particulier, un relevé méthodique des profils de bases, plin-
thes, tailloirs, impostes, est indispensable, de même qu’un catalogue raisonné du décor. Ce travail est
d’autant plus ingrat que beaucoup d’éléments de modénature sont dégradés, méconnaissables ou dé-
truits, sans compter les restaurations de fiabilité douteuse. La tâche – à mener en équipe – se double
de l’obligation de tenir compte des édifices supposés les plus anciens, afin de mieux documenter la

49
Villes, La cathédrale Saint-Étienne de Châlons- sont : vers 1140 pour le chœur et le transept, un peu plus
en-Champagne (cf. note 7), p. 96, 99-101 et 401-402. tard pour la nef (1150 ?), les voûtes d’ogives ayant pu être
Terryl Kinder, « Les églises médiévales de Clairvaux », ajoutées après coup dans les premiers et paraissant d’origine,
dans Histoire de Clairvaux (Actes du colloque de Bar-sur- dans la seconde, dont il convient au passage de noter les
Aube et Clairvaux, 22-23 juin 1990), Bar-sur-Aube, 1991, proportions très sénonaises entre étages.
51
p. 204-229, et Michel Miguet, « La démolition de l’église L’expression est de Marie-Claire Burnand (Lorraine
de Clairvaux », ibid., p. 231-242. gothique, Paris, 1989). Elle confine le phénomène  à un
50
Alain Erlande-Brandenburg, «  L’abbaye de Trois- espace régional trop restreint qui, en fait, unit étroitement
Fontaines », Congrès Archéologique de France (Champagne, la Champagne du XIIe siècle à la Lorraine actuelle et dépasse
1977), Paris, 1980, p. 695-706. Les dates des deux campagnes également celle-ci vers l’est.
principales, proposées par Alain Erlande-Brandenburg,

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alain villes

question du poids des traditions du XIe siècle dans le roman tardif et soi-disant « rustique » de la
Champagne, face aux régions occidentales, supposées plus progressistes. Nous ne pensons pas pouvoir
rendre hommage à Éliane Vergnolle autrement qu’en suivant son exemple : l’approche précise et indi-
viduelle des monuments, fussent-ils réputés « mineurs », comme base de toute synthèse.

112

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Project and Process in Medieval Construction 1
Caroline Bruzelius

Large-scale church architecture in stone and brick tends to evoke the eternal, rather than the
ephemeral, and this was surely what both patrons and builders intended. Most of us remain profoundly
receptive to that grand vision, and both public perception and scholarly studies, driven by an ineffable
combination of sensitivity to this objective, as well as some lurking romantic fantasies about the past,
have responded to the great medieval church as indeed representing a vision of the eternal. Church
portals are the gate of heaven, and the building itself becomes an image or allegory of the Celestial
Jerusalem.2 Gothic architecture evokes visions of Paradise and eternity: its scale, its soaring vaults and
its diaphanous walls penetrated by stained glass, all seem to defy the material constraints of this world,
pushing imagination and human aspiration towards the next.
This kind of overarching interpretation has tended to infuse the goals of scholarly study with
inchoate yearning for a world of order and reason. To a considerable extent these ideas have shaped a
commonly-held cultural narrative that has tended to obscure, or at least to supersede, the episodic
character and disjunctions, if not actual disruptions, visible in the fabric of most medieval churches.
These notions of order, harmony and continuity also reflect, of course, two centuries of restorations
and repairs that have tended to homogenize and unify many of the erratic and discontinuous episodes
of medieval buildings 3. The goals of restorers have mirrored the ideals of literature and scholarship,
and both reflect the desire for another, better world, driven by spirituality, philosophy, and geometry.
This impulse is nowhere expressed more completely, perhaps, than in Otto von Simson’s The Gothic
Cathedral, published in 1956, at the end of the first decade after the Second World War. This line of
reasoning includes a variety of studies that interpret the Gothic cathedral as reflecting patterns of
theology and philosophy, as in Erwin Panofsky’s Gothic Architecture and Scholasticism (1951) and
Charles Radding and William Clark’s more recent Medieval Architecture, Medieval Learning: Buildings
and Master in the Age of Romanesque and Gothic (1992).
Sometimes perceived as at the opposite end of the spectrum has been the work of John James,
who proposed that post-1194 reconstruction of the best-loved and most “emblematic” Gothic cathedral,
Chartres, proceeded with a series of small-scale changes to the overall design concept  4, a proposal
that elicited the written equivalent of “frothing at the mouth” in a variety of reviews 5. Scholarly opi-
nion was aggravated by his cheerful designation of different anonymous and itinerant master masons

1
For reasons of limitation of space, footnotes are kept as in Bologna. Note also that after Napoleon’s Civil Code was
lean as possible. I thank Peter Fergusson, Conrad Rudolph, imposed in most of Europe in 1804, burial was forbidden
and Matthew Woodworth for reading and commenting on within churches and city walls, resulting in the ubiquitous
this text. removals of tombs, votive statues and paintings, and other
2
See for example Hans Memling’s “Last Judgment Altar- flotsam and jetsam (choir screens, hangings, flags) from
piece” in Gdansk, Poland, where the saved enter the portal congested religious space. As a result, we now have “pure
of a Gothic Cathedral. In referring to the Ste. Chapelle, volumes” redolent of the spiritual in place of a medieval real-
for example, Jean de Jandun stated, “Upon entering…one ity thoroughly “colonized” by lay memorials of all kinds.
4
feels transported to heaven, and one imagines that one has See especially John James, The Contractors of Chartres,
been ushered into one of the most beautiful chambers of Wyong, Australia, 1981, p. 547-548 for a summary of his
Paradise.” Quoted by Michael Davis in a review of Tom views.
5
McNeill, Faith, Pride and Works, Medieval Church Build- For example, Lon R. Shelby, review of Chartres, Les
ing, in Speculum, 84, 2009, p. 191. constructeurs, by John James, in Speculum, vol 56, no. 2,
3
There is no shortage of conspicuous examples of such p. 395-398.
“harmonizations”, but a striking instance is San Francesco

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 113-124
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100193

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caroline bruzelius

at Chartres with names such as “Orange”, or “Ruby”, which did not seem to convey the sacred respon-
sibility of building a great cathedral. In some way, the (idealized) operation of the Gothic seemed to
have been defiled by being brought down to earth and into the practical day-to-day operations of a
workshop and a process of flux and change.
Somewhere in the middle, and emblematic of some of the best scholarship in the field, is the
work of individuals such as Éliane Vergnolle on St.-Benoît-sur-Loire  6, Peter Fergusson on Rievaulx
(and the other Cistercian abbeys in England) 7, Peter Kurmann on Meaux 8, some collective and multi-
volume studies such as Riedl and Seidel’s work on Siena  9, Arnold Wolff’s work on Cologne  10, and
Kubach and Haas on Speyer  11, works in which the study of physical structures merges with a his-
torical analysis in which a building and its site are understood as part of a long-term process that is
adjusted, sometimes rapidly, and sometimes frequently, to the exigencies that impose themselves on
construction underway. These changing circumstances might range from the practical (better ways to
build or support walls or vaults, for example), to the exercise of the faith (the need for additional altars;
the desire for greater separation between clergy and laity), competitive rivalry (a church larger than
another down the road), or, even beyond the concept of “competition”, a design that is unabashedly
and gloriously megalomaniacal (as at San Petronio in Bologna, or the cathedral of Milan). Sometimes
projects “grew like Topsy” from more modest structures, expanding outwards and upwards in all direc-
tions (St. Mary’s in Gdansk), and sometimes they were born with gigantism in mind from the outset
(Bologna and Milan again), and not always with a clear idea of how to solve certain structural issues
(the dome of Florence Cathedral). The larger and more ambitious the project, the less likely it would
be completed as (we think) it was originally envisioned, and the greater the strain put on the founda-
tions, financial resources, and manpower for labor and administration. Indeed, immense scale might
be viewed as a predictor of conspicuous incompletion and for significant changes in design.
As I reflect on the buildings I have studied in France and Italy, experience and observation
suggest that few churches reflect a single “vision”, and many, perhaps most, are instead the result of a
sequence of ideas that modify, or even transform, the earlier structure or original program 12. In France,
for example, Abbot Suger’s reconstruction of the Carolingian abbey of St. Denis underwent several
major and obvious changes in design between the construction of the west facade and inception of
work on the chevet. In 1987, I proposed that at Notre-Dame in Paris large-scale changes to the original
elevation took place during the early decades of construction in the chevet, raising the height of the
original elevation and profoundly changing the character of the building (a view that went over like
the proverbial “lead balloon”) 13. In other churches, such as Canterbury or Chartres, the re-use of older
foundations or lower walls expedited construction, reduced costs, and, to one extent or another, con-

6
Éliane Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire et la sculpture Speyer (Die Kunstdenkmäler von Rheinland-Pfalz), 3 vols.,
du XIe siècle, Paris, 1985. Berlin, 1972.
7 12
Peter Fergusson, Rievaulx Abbey: Community, Memory, My views of course would be in direct contradiction with
Architecture, New Haven and London, 2000. the tradition of the “Gesamtkunstwerk” as it appears in the
8
Peter Kurmann, La cathédrale Saint-Étienne de Meaux. French and German literature of the late nineteenth and
Étude architecturale (Bibliothèque de la Société Francaise early twentieth centuries.
13
d’Archéologie, 1), Geneva, 1971. Caroline Bruzelius, “The Construction of Notre-Dame
9
Peter A. Riedl and Max Seidel, Die Kirchen von Siena in Paris”, Art Bulletin, 69, 1987, p. 540-569. My conclusions
Beiheft, Munich, 1995. were based on meticulous measurements taken while a scaf-
10
See his various articles: “Chronologie der ersten Bauzeit folding was in place for the cleaning of the interior of the
des Kölner Domes, 1248 bis 1277”, Kölner Domblatt, 21/22 cathedral. For a different view of the evidence, see William
(1963), p. 143-147; “Mittelalterliche Planzeichnungen für W. Clark and Charles M. Radding, Medieval Architec-
das Langhaus des Kölner Domes”, Kölner Domblatt, 30 ture, Medieval Learning. Builders and Masters in the Age of
(1969), p. 137-178; and The Cathedral of Cologne (Great Romanesque and Gothic, West Hanover, 1992, p. 113, note
Buildings of Europe, 6), Stuttgart, 1980. 17.
11
Hans Erich Kubach and Walter Haas, Der Dom zu

114

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project and process in medieval construction

ditioned the design of what was erected above at the same time that they maintained a tangible link
with the sanctity of the previous building. This was also the case in the thirteenth-century reconstruc-
tion of St.-Denis, where the new program was conspicuously conditioned by both Abbot Suger’s che-
vet as well as the height of his west facade. In other instances, such as St. Mary’s at Gdansk, the side
aisles of an older structure were raised in height to create a hall church out of what had originally been
a standard basilican elevation. At San Francesco in Rimini, or Sant’Eustorgio in Milan, an older nave
was “wrapped” in a new exterior envelope that addressed the needs or pretensions of the patrons and/
or the lay confraternities by adding systematic lateral chapels ad jus patronatus inside the church
(Sant’Eustorgio) or tomb niches outside (San Francesco in Rimini). In other cases, a nave was initially
constructed as an unarticulated rectangular box, and only later were columns and the vaults of nave
and aisles inserted into the interior (the Franciscan church in Chelmno, Poland). In a series of major
construction projects in Italy, the axis of the nave was swivelled 90 degrees, either to relate it better to
the urban center (as at Sta. Maria Novella in Florence, or the Cathedral of Siena), or to permit the
construction of a larger church (the Cathedral of Naples), or both (Siena again). Over and over again,
the construction of large-scale churches in the Middle Ages suggests a process that is, or ended up
being opportunistic, entrepreneurial, empirical, even “amoebic,” and “additive.” More often than not,
important elements of concept and structural solutions changed between the inception of construction
and subsequent phases. In other cases, materials, foundations, and walls were reused, and these con-
ditioned the end product, perhaps even a sequence, of “end products”. There may be some reason to
think that in some Medieval and early Renaissance buildings there was a series of programmed phases
of incompletion (which can often be related to the location of a choir screen – San Nicolò in Treviso;
Santa Maria Novella, Florence, Sant’Anastasia in Verona) 14, or that the structures were conceived as a
series of successive interventions to which our own idealized views of order, harmony and coherence
are not, perhaps, entirely relevant.
Shifting, unstable, or evolving architectural concepts, and long intervals between the initial
conception and various stages of the execution, either in the long or short term, tend to undermine or
disrupt tenderly cherished ideals about the motives and practices of the medieval builder, such as
geometrical systems laden with symbolic significance (eg. the golden section) utilized in setting out
plan and elevation, or the idea of a theologically-driven program removed from the distasteful realities
of human nature and the vicissitudes of daily life. Indeed, there has been a long tradition of viewing
the Middle Ages as a moment in history during which mankind was able to set aside personal need
and ordinary human failings in order to engage itself in a “great work” for the glory of God, and that
this great work, in its planning and execution, expressed perfect proportions and an ideal relationship
of the parts. Scholars are able to point to medieval texts for justification: texts that range from the
symbolic meaning of church architecture (Durandus) to those that demonstrate public participation
and engagement in church-building (the so-called “cult of carts”). These medieval sources have assisted
modern scholarship in carrying forward concepts first put forward by the medieval clergy that affirmed
the deeper meaning of and consensus behind the construction of large-scale and expensive religious
buildings. Have we cheerfully accepted being “hoodwinked” to the extent of not being able to write
objectively about what we can see and measure?
Medieval texts that refer to idealized visions of religious architecture in one way or another
justified the vast expense of church building as expressing the will and spontaneous outpouring of

14
This would suggest that the church is primarily the set- extent obviated the need for interior church space. See
ting for the liturgical services of the religious community, Caroline Bruzelius, “The Dead Come to Town: Preach-
and somewhat less so for the lay public, a phenomenon ing, Burying, and Building in the Mendicant Orders”, in
especially noteworthy in the buildings of the mendicant Alexandra Gajewski and Zoë Opai (ed.), The Year 1300
orders, whose externalized mission, preaching and offer- and the Creation of a New European Architecture, Turnhout,
ing of confession and absolution in public spaces, to some 2008, p. 203-224.

115

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caroline bruzelius

faith and personal sacrifice on the part of the deeply-believing layman. These narratives largely sani-
tized a long tradition of conflict over the expenditure of church funds for buildings that go back to the
early Christian church and particularly the fourth century 15. A nineteenth-century variation on the
theme of lay engagement with church building, but with strong anticlerical overtones, was presented
by Victor Hugo in Notre-Dame de Paris (1831) and was kept alive by Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc,
a view that maintained the narrative of the medieval cathedral as the work of the collective genius of
the common (French) people, not the clergy. One way or the other, the construction of big buildings
has been explained within a symbolically-significant, socially harmonious, and coherent human and
political context, and even today our view of the structures before our eyes is often conditioned by
these impulses: not only have the buildings been presented as representing order and rationality, but
so too have the circumstances of their construction. We are heirs to a type of thinking that has privi-
leged consensus, rationality, harmony, and a “spiritualized” reading of the medieval church, not only
for the building itself, but also for the process of its construction. As a result, few scholars have con-
cerned themselves with what one might consider the more humble realities: how was consensus for
reconstruction achieved, how were buildings paid for, and what did their construction entail for the
surrounding communities? This reticence, I suggest, is not only due to the rare survival of documents,
but also a certain gentle distaste for the mundane aspects of the construction of an architectural type
that was viewed as “an image of the Celestial Jerusalem” and therefore removed from earthly con-
cerns.16
There have been conspicuous alternatives to this kind of idealized narrative in the work of Carl
Werkmeister and his students. Yet one might observe that these studies can sometimes be character-
ized by a slightly aggressive, “enfant terrible” approach to the subject: they tend to be deeply Marxist,
somewhat polemical, stewing for a fight, and hence not always very convincing precisely because they
are combative. In a different vein, Dieter Kimpel and Robert Suckale integrated some aspects of social
structures behind buildings and the organization of labor in their monumental volume, Die gotische
Architektur in Frankreich, 1130-1270 (1985).
Some of the tension between the approaches of James and other (more standard, or more
conventional) types of narratives (the scholarly monograph) might be summarized as a split between
those who view the large medieval church as a “project” (or sequence of projects), as opposed to a
focus on the “process”. An admirable and documented example of concern with process can be found
in Howard Burns’ essay, “Building Against Time: Renaissance Strategies to Secure Large Churches
Against Changes to their Design” (1995) 17, which takes as its point of departure Michelangelo’s tired
and slightly desperate letters from the on-going work at St. Peter’s. These letters attest to the absolute
necessity of his presence on the site in order to maintain and build his design to a point after which it
could no longer be modified. These letters, mind you, were written while working on a site at which
he himself had eliminated parts of Raphael and Sangallo’s southern hemicycle, even as Bramante’s
design had been transformed by Raphael. Medievalists, alas, don’t have the luxury of these types of

15 17
Jerome, after all, said “What use are walls blazing with Published in L’Église dans l’architecture de la Renaissance
jewels when Christ in His poor is in danger of perishing (Actes du colloque tenu à Tours du 28 au 31 mai 1990), ed.
from hunger […]. Do not […] give the property of the poor Jean Guillaume, Paris, 1995, p. 107-131. Though repeat-
to those who are not poor.” Jerome, Letter 58, translated edly invited to return to Florence by Cosimo de’ Medici,
by William Henry Freemantle, George Lewis, and W. G. Michelangelo did not dare leave the site of St. Peter’s while
Martley, and quoted by Caecilia Davis-Weyer in Early he still had strength and time for fear that his project would
Medieval Art, 300-1150, Toronto, 1986, p. 38. be changed, as had occurred to Bramante’s project before
16
Otto von Simson, The Gothic Cathedral. The Origins him.
of Gothic Architecture and the Medieval Concept of Order,
London, first ed. 1956, p. 11.

116

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project and process in medieval construction

documents, and can usually only hypothesize such types of conflict and irresolution at a building site
on the basis of the details they can see, measure, and record.18
The “project” might be described as the initial and overall “blueprint” for the structure at its
initial phases, or what we might call the “ideal vision” presented before work is commenced. Here we
might indeed find a plan developed in relation to proportional relationships and geometrical principles,
and these may well have expressed or reflected certain philosophical modes of reasoning, as suggested
by Panofsky and others. Viewing buildings as “process”, on the other hand, emphasizes an empirical,
or ad hoc, mode of procedure, and places a focus on the emerging building as the result of (for want
of a better term) a “dialogue”, or a series of on-going negotiations, between the initial structural concept
and emerging or changing practical considerations, such as the realities of the site or the resources
available (which might range from finances to workers to materials). The disjuncture between initial
project and the structure as it evolves might be described as the architecture of “becoming”, which may
involve both programmed and unplanned moments of incompletion or change. In this category, we
might consider some major French churches, such as the cathedrals of Sens and Noyon, Abbot Suger’s
St.-Denis, or Notre-Dame in Paris – buildings where we are on some level aware that what we see today
may bear little relation to the (largely unknowable) concept of the structure at its inception 19. What’s
more, at St.-Denis we know specifically that Suger as abbot presided over both projects, in spite of the
fact that they cannot be “reconciled.” To what extent can we attribute any kind of “authorial intent” to
disparate parts of buildings, or should we consider them as an aggregation of intentions, each of which
responds (or not) to the ones before ?
It needs to be clear that the concepts of “project” and “process” are by no means opposite and
mutually exclusive polarities. I am not thinking of project versus process, but rather of a differentiation
between initial concept and the (usually) long and slow process of construction. Obviously there is
always some level of a “project” in the “process”, and “process” is also always anticipated and implicit
in the “project”. Instead of the type of polarity that tends to characterize our identifications (black/
white, male/female, blind/seeing), the realities fluctuate within various middle zones. In the end, if it
can be put in such simplistic terms, big buildings are part of a changing, “breathing”, shifting, world
where shifts and slips must be recognized almost as a matter of course. Large-scale medieval architec-
ture exists somewhere in a sliding scale of possibilities between an ideal design and ad hoc solutions.
Starting in the thirteenth century in particular, the buildings of the mendicant orders seem to
have stimulated the development of creative approaches to construction 20. This was in large measure
because their financial resources were conditioned by their rejection of the normal sources of clerical
income – they largely depended upon the goodwill and generosity of private donors instead – but it
was also because they often inherited or acquired older churches which they needed to adapt to their
needs. In addition, the mendicants settled in cities, so that their conventual buildings were usually
constrained by the exigencies of urban environments and the acquisition of property often hotly con-
tested with neighbors.

18
And of course a moment’s reflection will reveal how dif- Pape”. Les résidences pontificales dans la seconde moitié du
ficult this is in buildings that are extremely tall, because the XIIIe siècle, Rome: École française de Rome: Bibliothèque
greater part of the upper elevations is not accessible except des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, vol. 326, 2005,
by scaffolding. p. 525 ff.
19 20
On an analogous idea of a distinction between the “archi- Bruzelius, “The Dead Come to Town” (see note 14),
tecte de conception” versus the “architecte d’exécution,” see p. 203-224.
Pierre-Yves Le Pogam, De la “Cité de Dieu” au “Palais du

117

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caroline bruzelius

In this brief article, I would like to outline five types of construction strategies. I shall focus on
examples that are perhaps less well-known to the reader than some of the major monuments mentioned
above 21. I will also limit myself only to the additions or expansions made to the naves of churches:

1. “filling in the box”: the construction of the exterior walls of the nave which only at a later
date were filled in with columns and interior supports and vaults.
2. “redefining the perimeter”: the opposite approach to the above, the inner supports are main-
tained while the external walls are reworked and the aisle vaults are reconstructed in relation
to the new exterior envelope.
3. 90 degree rotation of axis.
4. “raising the roof ”, so that a church that starts as a basilican elevation (nave lit by a clerestory and
flanked by lower aisles) is transformed into a hall church, or the older lower walls are simply used
to support a remodeled, reconstructed elevation (the work of William of Sens at Canterbury).
5. “addition by subtraction”, a process (the opposite of #1) in which the internal piers are re-
moved, and sometimes an atrium or forecourt is absorbed, in order to create one large volume
on the interior.

Filling in the box

The thirteenth-century friars seem to have been particularly ingenious and experimental in their
approaches to constructing new churches or expanding older ones. Their inventive approaches were the
result of the acquisition of urban sites constrained by other buildings on all sides and by the re-use and
adaptation of older churches. But their modus operandi in building was also no doubt conditioned by
their sporadic sources of economic support 22. North of the Alps, in particular, and perhaps especially in
Germanic territories, a common mendicant building strategy seems to have entailed the construction of
an elongated choir either added to a pre-existing nave (Salzwedel), or a choir followed by the construction
of a nave considerably wider and initially lacking internal supports. The nave would have initially been
covered with a wooden truss ceiling, while the friar’s choir was vaulted (Chelmno, both the Franciscan
and Dominican churches). Only later were internal supports in the form of piers erected inside the main
vessel, after which vaults could be added over aisles and nave. In effect, with this approach, the initial
wooden-roofed nave could be used as a covered space for the lay public without the protracted expense
and construction time of a subdivided and vaulted interior (there are innumerable mendicant examples
of this approach – so many, indeed, that we could call it standard operating procedure).23
It is interesting to reflect upon whether this practice, perhaps more common in the north,
might have been a practical response to the mendicant’s need for preaching spaces that could be built
relatively cheaply and rapidly. In Italy the warmer climate may have permitted the use of exterior spaces
for preaching a greater part of the year.

21
This research took departure from a study of mendicant twelth century.
22
building strategies, and only subsequently did I discover The friars renounced the normal sources of clerical
that a number of the approaches I describe here have also income (tithes and rents) in order to live a life of apostolic
been suggested by John James in The Template Makers of poverty. On mendicant finances, see in general Malcolm
the Paris Basin: Toichological Techniques for Identifying the Lambert, Franciscan poverty: the doctrine of the absolute
Pioneers of the Gothic Movement with an examination of art- poverty of Christ and the Apostles in the Franciscan Order,
historical Methodology (1989), see especially his chapter 3, 1210-1323, London, 1961.
23
“Construction Strategies,” p. 39-62. James’ important work In The Template Makers (see note 21), p. 42-51, John
on this topic would suggest that the kind of “opportunistic” James describes a similar strategy which he calls the “Gar-
building strategies I describe here were already ubiquitous den Wall.”
in the construction of churches in the Ile-de-France in the

118

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project and process in medieval construction

Fig. 1 : Milan, south wall of Sant’Eustorgio, view from Fig. 2 : Milan, Sant’Eustorgio, plan (from Biscottini and Ambrosioni,
the south (photo: Caroline Bruzelius) 1998).

Redefining the perimeter

By the end of the thirteenth century the progressive addition of lateral chapels to churches
originally constructed without them was common in large and small churches (the naves of the cathe-
drals of Paris, Amiens, Noyon, Laon, etc.). The buttresses themselves usually became part of the
separating wall between the new chapels, but they were often extended outwards to make the chapels
deeper. This phenomenon is ubiquitous, and became a standard feature of late thirteenth and four-
teenth-century church architecture.
The addition of later chapels, and the
very idea of the malleability of wall surfaces, may
have inspired new thinking about the perimeter
walls of the nave, and was the result of increased
lay and clerical pressure for private family burial
chapels with secondary altars. External nave
walls were now perceived as permeable surfaces
that could be penetrated and reconfigured, and
sometimes this occurred over and over, as lay
families died out and new potential patrons
could offer more funds for an “updated” chapel.
One very systematic example of this phenome-
non can be seen in the late eleventh or early
twelth-century church of Sant’Eustorgio in
Milan, where the Dominicans retained the ori-
ginal nave arcade but peeled away the external
wall on the south side in order to reconstruct it
with a series of lateral chapels (fig. 1 and 2) and
added rib-vaults that extended over the south
aisle. This, in effect, replaced the exterior enve-
lope around the church while keeping the inte-
rior core fundamentally intact.
In a similar way, though later in date, Fig. 3 : Padua, the Augustianian church of the Eremi-
Leonbattista Alberti remodelled the Franciscan tani, view from the north-east (photo: Caroline Bru-
church of Rimini by encasing the older structure zelius)

119

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caroline bruzelius

Fig. 4 : Verona, San Fermo Maggiore, plan (from G. Suitner, 1989)

with a new classical carapace consisting of a series of round-arched niches open to the exterior, each
of which contained a cenotaph. The older Gothic building was thus hidden from view and the exterior
was updated in a radical statement of new Renaissance architectural principles.
In other buildings, the west end was rebuilt, as at the church of the Augustinian Hermits in
Padua: here the nave was elongated by a structure characterized by deep external niches, a solution
that seems to directly anticipate Alberti’s design in Rimini (fig. 3).

Addition by subtraction

Several Franciscan churches created large interior volumes out of earlier basilican naves by
simply removing the interior supports and extending the old nave either into a piazza in front of the
church 24, or into an atrium, as at San Fermo Maggiore in Verona (fig. 4) or San Lorenzo Maggiore in
Naples 25. In both cases, this solution permitted the creation of large single-nave churches in a densely-
inhabited urban fabric.

The 90 degree rotation

In late thirteenth-century Italy there are at least three monumental examples of reconstructions
of churches in which the axis of the original structure was rotated by 90 degrees. Almost always, these
seem to have been strategic decisions that permitted the construction of a larger church (Naples, Siena)

24
As at San Lorenzo Maggiore in Naples, for example. See London, 2004, p. 47-73.
25
Caroline Bruzelius, The Stones of Naples: Church Build- Bruzelius, The Stones of Naples (see note 24).
ing in the Angevin Kingdom, 1266-1343, New Haven and

120

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project and process in medieval construction

or that brought its axis into greater alignment


with the centers of power or traffic patterns in
the city (Siena). The earliest example that I know
of is Sta. Maria Novella in Florence, which shifted
the orientation of the church by constructing the
main altar in the north. This permitted the Do-
minicans to greatly expand the dimensions of
the church towards open area to the south, and
relate the church to the vast open expanse in
front, which in 1287 was given to the order in
perpetuity for the creation of a space for public
preaching.
The most famous, and famously incom-
plete, of such rotations is of course that of the
Cathedral of Siena, where a vast new nave was
undertaken in the early fourteenth century and
conspicuously abandoned at the Black Death.

Raising the roof

The taste for hall churches in central and


northern Europe permitted another kind of in-
ventive expansion, one with perhaps fewer prac- Fig. 5 : Gdansk, St. Mary’s, plan with successive con-
tical advantages but certainly strong aesthetic struction phases as reconstructed by Drost (from
ones. There are a number of examples in which Herrmann, 2000)
the aisle vaults were removed, and the external
walls extended upwards in order to create a hall church out of a basilican space. This can be seen, for
example, in the cathedral of Tolún and in St. Mary’s at Gdansk, although in the latter case the project
also entailed redefining the perimeter by adding wider exterior walls with shallow lateral chapels (fig.
5). At St. Mary’s, the expansion of the church created space for the private chapels of wealthy burghers,
an important source of funding for the project, but at the Cathedral of Tolún the project seems to have
been driven by purely aesthetic motives. It may not be a coincidence that both churches are built of
brick, and were important cities of the Hanseatic League, so that collective identity and civic pride may
have been at stake in remodeling the building, and great wealth may have facilitated its execution.
But these are not the only examples; more familiar ones come readily to mind. This procedure
is what William of Sens in effect was doing at Canterbury in the first phase of the reconstruction, as
the lower walls of the choir are those of St. Anselm’s extension. The tribune windows of Anselm’s choir
were “reborn” as an upper tier of aisle windows in a gesture of infinite ingenuity on the part of William.
It was also the point of departure for the reconstruction of the St.-Denis chevet beginning in 1231, and
to some extent the reworking of the apse of Chartres after the 1194 fire. Preserving the lower walls not
only facilitated the reconstruction process, but also saved time and money.
I would also suggest that, if my analysis is correct, the raising of the height of the chevet at
Notre-Dame Cathedral might be another example. The second master entered the scene when the
lower walls of the chevet, and perhaps part of the tribune, had been set in place. Where he could do
so discretely, he introduced design modifications, such as responds formed by rotating pilasters on the
inner walls of the chevet tribunes. These forms were then introduced on monumental scale on the
west side of the transept and in the nave. But above all he stretched up the elevation to great and un-

121

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caroline bruzelius

expected heights, leaping into thin air with vaults that far surpassed those of any building before, but
doing so on the beautifully solid walls of his predecessor.26

Thinking about building as “process” can reconfigure some of the ways in which we understand
the built environments of the Middle Ages. The construction phases of buildings may be a far more
complex, contested, and protracted matter than we have tended to think in an intellectual frame that
conceptualized the project primarily within the boundaries of building campaigns (not to mention
idealized notions of proportion and perfection). The traditional interpretation of understanding a
building in terms of “building campaigns” presupposes an underlying assumption of overall homoge-
neity rather than interruption and disjunction, and that, barring disasters or difficulties, one campaign
would proceed as expeditiously and as smoothly as possible to the next.
But perhaps the matter is not so simple, and “breathing space” was desired and sometimes even
programmed into the process: there may, in some kinds of institutions, have existed a “culture of in-
completion”  27 or, at the least, a willingness to construct and think about buildings as a very ad hoc
process in dialogue with the site and with the exigencies of funding. Perhaps, too, there were other
priorities: for example, for the friars, a visibly incomplete church may have served as a rhetorical and
ideological demonstration of their “apostolic poverty”. Here, indeed, we might perceive that other
agendas may have been more important than a completed building. If preaching, conversion and
penitence take first place, the church itself acquires a different valence, because the primary focus is
on those members of society who are precisely not there, not in church: the merchants, traders, trave-
lers, and workers in the factories, markets and piazza. In those examples, the choir screen became the
divider between the finished liturgical space of the residential community and an open volume of the
future nave, a space that could serve multiple functions while awaiting completion (such as a ceme-
tery).
And somewhere in these equations it behooves us to bear in mind that life expectancy through
much of our period ranged between 27 and 33 years. William of Sens’ short tenure at Canterbury must
have been more the norm than the exception, and other types of vicissitudes, such as famines, foul
weather, tempests, crusading taxes, and bankruptcy, conditioned the construction of any large-scale
project. Incompletion and “partiality” were inevitable elements of life itself.
Suger wrote a great deal about “harmony and concordance”, but (pace Sumner Crosby) very
little of either existed between the plan of the west façade and the new chevet, even in a prestigious
building so pivotal also for the history of Gothic architecture. How were the west end and the double-
aisled nave of St.-Denis to be reconciled? And there are many other examples of egregious irresolution:
what was Arnolfo di Cambio’s plan for the dome of Sta. Maria del Fiore in Florence? What on earth
were the builders of San Petronio thinking about the transept and apse?
Another important question would be that of agency: who conceived these building strategies?
Because the modifications are often the result of direct interventions in structural matters, I suspect
that the master builders/architects proposed innovative solutions to satisfy the needs and interests of
their client. Certainly the example of William of Sens at Canterbury would seem to confirm this. And
if many, perhaps the majority, of these types of solutions were proposed by the architects/master build-
ers, we might want to consider whether in some cases they were not only satisfying the demands or
needs of their patrons by re-using older walls (thus saving time and money) – they were perhaps also
paying a form of homage to their predecessors by preserving earlier work (the 1231 reconstruction of

26
Bruzelius, “The Construction of Notre-Dame in Paris” a broader procedure in building practice.
27
(see note 13), p. 549-553. This contextualization of design Bruzelius, “The Dead Come to Town” (see note 14),
change during the construction of the choir will be less p. 207 ff.
upsetting to my colleagues if it is contextualized as part of

122

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project and process in medieval construction

the chevet at St.-Denis might be an example). In the cases of the incomplete fourteenth-century nave
of Siena, the crossing of Florence, and the gigantism of San Petronio, we might also wonder whether
endemic optimism might have been a professional malady on the part of the builders, or were these
unresolved projects the builder’s vain attempts to satisfy the overweening ambitions of their clients?

While it is true that medieval writing about church architecture is replete with luminous lan-
guage about the symbolic significance and deeper meaning of churches, within the realities of the
construction process (which included problems of funding, such as public opposition to tithes, or the
impact of Crusade taxation) 28, how seriously should we take this language? Perhaps our ideas about
this rhetoric need more nuanced thought. The study of the physical fabric of buildings should be more
open to the idea of multiple shifts in direction and the preconditions of the site, both of which militate
against the expression of idealized notions of geometry, harmony, and spiritual vision. The norm would
be disjuncture and change; the exceptional rarity would be the building as a real expression of abstract
values.
One final concluding note about big buildings: they cost enormous amounts of money, not
only for labor and materials (almost always procured from elsewhere, and at great expense), but also
to remove or reconfigure earlier structures on site that were almost always occupied and in use, or to
purchase new property for expansion. For most of the thirteenth century, with the increase of popula-
tion and the ballooning scale of cities, property values were high. Large-scale church building cannot
exist without large-scale financing and a well-developed cash economy 29. Should we not see the explo-
sion of church building in the twelfth and thirteenth centuries as the expression of immense available
cash resources, which in France, and much of northern Europe, were to a large extent concentrated in
the hand of the clergy? Should historians of architecture not integrate the history of medieval archi-
tecture, and our meticulous analysis of construction phases, with the waning and waxing tides of the
financial resources of the clergy, the “shifting shorelines” of lay piety  30 and the “moving plates” of
economic growth and recession?
Maybe we need to write new histories.

28
For opposition to clerical taxation, see for example room and board over the long run.
30
Jacques Chiffoleau, “Les transformations de l’économie I have in mind here the decisive move in favor of the
paroissiale en Provence (XIIIe-XVe siècles),” in La parrochia mendicant orders in the thirteenth and fourteenth centuries
nel Medio Evo. Economia, scambi, solidarietá (Italia Sacra: and the threat they posed to the traditional institutions of
Studi e documenti di storia ecclesiastica), Rome, 1995, p. the secular clergy, and the growing importance of private lay
61-117, esp. p. 71-80; and Henry Krause, Gold was the Mor- spirituality, such as that of figures like St. Catherine of Siena,
tar, London, Henley and Boston, 1979, p. 25-26. which brought the religious life into the domestic context.
29
There is little evidence for compensating workers with

123

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De l’abbatiale de Saint-Denis à la cathédrale de Stras-
bourg : remarques sur la fortune d’un type de pile « roman »
à l’époque du gothique rayonnant
Peter Kurmann

Caroline Astrid Bruzelius, auteur d’une brillante monographie sur les parties de l’abbatiale de
Saint-Denis qui ont été reconstruites à partir de 1231, a insisté avec raison sur le fait que les piles de ce
premier grand édifice du style rayonnant constituent une version très allégée et raffinée d’un type de
support composé (ou membré) courant dans l’architecture romane 1. Comme l’a bien mis en évidence
Éliane Vergnolle, ce type de pilier, composé généralement d’un massif de plan carré ou cruciforme,
dont les angles ou les bras sont pourvus de colonnettes correspondant au profil des grandes arcades
et aux éléments supportant la couverture des vaisseaux – qu’il s’agisse de voûtes, d’arcs diaphragmes
ou de simples plafonds – a joué un rôle déterminant dans l’évolution de l’architecture romane  2. De
plus, les architectes gothiques continuèrent généralement à utiliser ce genre de pile lorsqu’il s’avérait
nécessaire d’augmenter le volume du support, notamment dans les croisées du transept et dans les
travées surmontées de tours. Le maître d’œuvre de la nef de Saint-Denis a conçu une version particu-
lièrement élaborée de ce genre de support : il s’agit d’un noyau carré, planté en diagonale, dont chaque
angle est occupé par une colonnette, tandis que les côtés comportent une série de ressauts rectangu-
laires alternant avec des colonnettes (fig. 1 et 2). Dans le cas de ce chef-d’œuvre du style rayonnant, le
choix de ce type de pile a été déterminé par la logique rigoureuse de l’élévation de la nef qui veut que
chaque élément de la structure des niveaux supérieurs trouve son pendant au niveau des supports.
L’histoire du pilier gothique reste à écrire. Au XIIe siècle, les architectes du premier art gothique
utilisèrent souvent la pile composée, héritée de l’époque romane, dans les chœurs et dans les nefs de
leurs édifices. Mais il leur arrivait également de porter leur choix sur la colonne antique que les archi-
tectes de l’époque romane avaient souvent remaniée pour en faire une imposante pile monocylin-
drique 3. On retrouve l’alternance de ces deux types de supports dans bon nombre d’édifices importants :
c’est le cas des cathédrales de Sens, de Senlis et de la nef de celle de Noyon. Les cathédrales de Laon et
de Paris, en revanche, ne comportent que des piles monocylindriques, ce qui trahit sans doute la vo-
lonté, de la part de l’architecte, d’imiter les colonnes des grandes basiliques paléochrétiennes  4. Mais
le schéma de la colonnade, dans lequel les fûts engagés aux murs correspondant aux voûtes s’appuient
tous sur les tailloirs des piliers cylindriques, ne permettait pas d’assurer l’homogénéité des supports et
des niveaux supérieurs de l’édifice  5. Cette situation persista jusqu’à l’édification, vers la fin du XII e
siècle, de la cathédrale de Chartres, qui marque l’apogée de l’architecture gothique. C’est alors que l’on
inventa un nouveau type de pile. En combinant un épais noyau central avec quatre colonnes de plus

1 4
Caroline Astrid Bruzelius, The Thirteenth-Century Willibald Sauerländer, «  Abwegige Gedanken über
Church at St-Denis, New Haven et Londres, 1985, p. 143- frühgotische Architektur und “The Renaissance of the
147. Le fait avait déjà été signalé par Erwin Panofsky, twelfth century” », in Sumner McK. Crosby (éd.), Études
Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, 1967, p. d’art médiéval offertes à Louis Grodecki, Paris, 1981, p. 167-
129. 184.
2 5
Éliane Vergnolle, L’art roman en France. Architecture- Le cas des travées orientales de la nef de la cathédrale de
sculpture-peinture, Paris, 1994, p. 105-108, 116-117, 146- Laon, où les grosses colonnes sont entourées d’un certain
149, 153-154, 217, 225, 289, 292-295. nombre de colonnettes détachées du noyau central, n’entre
3
Éliane Vergnolle, « La colonne à l’époque romane : rémi- pas en considération ici ; voir Eric Fernie, « La fonction
niscences et nouveautés », Cahiers de Civilisation Médiévale, liturgique des piliers cantonnés dans la nef de la cathédrale
41, 1998, p. 141-174. de Laon », Bulletin Monumental, 145, 1987, p. 257-266.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 125-138
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100194

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peter kurmann

Fig. 1 : Saint-Denis, ancienne abbatiale, plan d’un pilier de la partie orientale de la nef (d’après Caroline A. Bru-
zelius, redessiné par Katarina Papajanni).

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de l’abbatiale de saint-denis à la cathédrale de strasbourg

Fig. 2 : Saint-Denis, ancienne abbatiale, plan d’un pilier de la partie occidentale de la nef (d’après Caroline A.
Bruzelius, redessiné par Katarina Papajanni).

127

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peter kurmann

petite dimension, le maître d’œuvre de Chartres créa la pile dite « cantonnée ». Chacune des colonnes
secondaires correspond soit aux rouleaux de l’arcade, soit au faisceau de colonnettes montant vers les
grandes voûtes, soit aux nervures et à l’arc doubleau des voûtes du collatéral. Au début du XIIIe siècle,
les architectes des cathédrales de Reims et d’Amiens reproduisirent la pile chartraine, mais en y ap-
portant des variations au niveau des chapiteaux. La pile « cantonnée », dans la mesure où elle réalise
un équilibre parfait dans l’élévation des vaisseaux, était digne des cathédrales dites « classiques »  6.
Comme la colonne, elle est indépendante sur le plan formel des parties supérieures de l’édifice qu’elle
supporte tout en assurant l’unité entre le rez-de-chaussée et les niveaux les plus élevés. Cette affirma-
tion est cependant exagérée puisque l’on constate toujours une nette discontinuité entre le faisceau des
fûts montant vers les voûtes et la colonnette qui leur correspond au niveau du pilier. Les architectes,
désireux de réaliser une unité parfaite entre tous les éléments de l’ensemble, sans aucune rupture ap-
parente, abandonnèrent donc la pile « cantonnée ». C’est ainsi que le maître d’œuvre de Saint-Denis
renoua avec le pilier composé, hérité de l’architecture romane, produisant une structure finement
articulée ressemblant à une cage lumineuse. Son intention ne relevait en aucun cas de l’« historicisme »,
bien au contraire. En fait, cette ancienne formule avait à ses yeux l’avantage d’offrir la possibilité de
réaliser une continuité entre tous les éléments de la structure, du sol aux voûtes. Conformément aux
règles les plus strictes de l’architecture rayonnante, chaque membre de la pile de la nef et des bras du
transept de Saint-Denis exerce une fonction bien déterminée (fig. 3). Trois fûts s’élèvent sans interrup-
tion du sol jusqu’aux voûtes de la haute nef. Celui du milieu correspond à l’arc doubleau, les deux
autres supportent les nervures. De plus, un groupe de trois colonnettes se trouve sous la retombée des
arcades. Vers le collatéral, un groupe de trois fûts supporte le doubleau et les nervures.
La formule de la pile « romane » à ressauts rectangulaires ne rencontra pas grand succès par
la suite. Les architectes qui conçurent les piles du chœur de Clermont-Ferrand construit à partir de
1248 7, et de celui d’Évreux, à partir de 1255 environ 8, abandonnèrent l’alternance régulière des angles
rectangulaires sortant et des fûts circulaires au profit d’une succession de colonnettes et de cavets, le
creux de ces derniers faisant souvent apparaître un mince filet 9. Les réalisations de Clermont-Ferrand
et d’Évreux comptent parmi les toutes premières piles fasciculées de l’art gothique. Elles sont différentes
de la pile « romane » utilisée de manière très raffinée par le maître de Saint-Denis 10.
On retrouve cependant le modèle de la pile dionysienne dans la nef de la cathédrale de Stras-
bourg, qui est l’un des édifices les plus prestigieux de l’architecture rayonnante en Europe. En effet, les
douze piliers libres de la nef strasbourgeoise (fig. 4 et 5) sont des imitations fidèles de la pile de
l’abbatiale royale. C’est Franz Mertens qui l’a fait remarquer pour la première fois en 1847 et cette in-
formation a été souvent reprise depuis 11. Mais il est un fait que cet auteur semble ne pas avoir remar-
qué, ni d’ailleurs personne d’autre après lui : ce n’est pas la pile de la nef de Saint-Denis, que nous venons

6
C’est surtout l’histoire de l’art allemande qui utilise ce le cadre de l’étude correspondant à ce projet.
10
terme  ; voir Hans Jantzen, Kunst der Gotik. Klassische Contrairement à Bruzelius, The Thirteenth-Century
Kathedralen Frankreichs. Chartres, Reims, Amiens, Church (cf. note 1), p. 158, nous ne croyons pas que l’on
Hamburg, 1957. puisse établir une filiation directe entre la pile dionysienne
7
Michael T. Davis, The Cathedral of Clermont-Ferrand: et les premières piles réellement fasciculées de l’architecture
History of ist Construction 1248-1512, Thèse de doctorat rayonnante.
11
sur microfilm, Michigan, 1979. Franz Mertens, « Paris baugeschichtlich im Mittelalter.
8
Yves Gallet, La cathédrale d’Évreux et l’architecture III. Die französische (gothische) Baurevoluzion [sic]
rayonnante XIIIe-XIVe siècles, Besançon, à paraître. (geschrieben im Dezember 1845) », in Christian Friedrich
9
Des relevés exacts de quelques-uns des piliers datant des Ludwig Förster, Allgemeine Bauzeitung 12, Vienne, 1847,
premières campagnes de construction de ces deux chœurs p. 62-94, particulièrement p. 80. Mertens a répété sa décou-
ont été exécutés en 2005 par Katarina Papajanni dans le verte dans son ouvrage Die Baukunst des Mittelalters, Berlin,
cadre d’un projet de recherches sur l’architecture gothique 1850, p. 131.
autour de 1300, subventionné par le Fonds national suisse
de la recherche scientifique. Les dessins seront publiés dans

128

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de l’abbatiale de saint-denis à la cathédrale de strasbourg

Fig. 3 : Saint-Denis, ancienne église abbatiale, nef vue du nord-est (cl. Yves
Gallet).

129

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peter kurmann

Fig. 4 : Strasbourg, cathédrale, nef vue du sud-est (cl. Yves Gallet).

130

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de l’abbatiale de saint-denis à la cathédrale de strasbourg

de décrire (fig. 1 et 2), qui a servi de modèle pour celle de Strasbourg mais bien celle, beaucoup plus
épaisse, de la croisée du transept de l’abbatiale royale 12 (fig. 6 et 7). Cette omission met en lumière des
lacunes au niveau des méthodes de recherche en histoire de l’art, certains de ses représentants se con-
tentant trop souvent de fonder leur jugement sur des « faits acquis » sans procéder personnellement à
des vérifications 13.
Non seulement la configuration des quatre piliers de la croisée de Saint-Denis est identique à
celle de tous les supports libres de la nef de Strasbourg, mais, de plus, leur dimension est la même. En
effet, en superposant les plans de l’une des piles de la croisée dionysienne et de l’un des supports de la
cathédrale alsacienne, on constate qu’ils coïncident presque parfaitement (fig. 5 et 6). La différence
entre les deux dessins est si minime que l’on peut supposer que les dirigeants du chantier de Strasbourg
ont réutilisé les gabarits en bois qui avaient déjà servi pour la construction des piles de la croisée de
Saint-Denis  14. De plus, le fait que la circonférence des piliers des deux édifices est pratiquement la
même (on constate une variation de 0,1) confirme cette hypothèse  15. Tout ceci est étonnant, car,
comme le démontrent des variations formelles au niveau de l’arcature basse et du triforium, les piles
occidentales de la nef de Strasbourg appartiennent à une autre campagne de construction que celles
situées plus à l’est 16. Le fait que la forme et les dimensions des piles soient restées inchangées malgré
des changements de parti concernant la configuration des murs, rend très plausible l’hypothèse selon
laquelle les gabarits provenant de Saint-Denis ont été réutilisés tout au long de la construction de la
nef alsacienne.
Les piliers du carré du transept dionysien, contrairement aux piliers libres de la nef, comportent
sur chaque côté trois colonnettes au lieu de deux (fig. 1, 2, 6). Cette différence s’explique par le fait que
les piles qui supportent le carré du transept doivent être plus massives que celle de la nef, et que les
arcs doubleaux de la croisée sont pourvus d’un profil supplémentaire sous la forme d’un intrados
rectangulaire, profilé d’un filet sur la plate-bande et d’un tore aux angles. La mouluration des arcs
doubleaux de la croisée du transept dionysien se retrouve aux grandes voûtes de la cathédrale alsaci-

12
Les relevés que nous publions ici ont été exécutés par Stuttgart 1892 ss., publient côte à côte deux relevés plutôt
Katarina Papajanni dans le cadre du projet de recherches inexacts des piles des nefs de Saint-Denis et de Strasbourg
mentionné note 9. En mai 2003, nous avons présenté orale- sur la planche 562. En raison des piles «  qui rappellent
ment notre découverte concernant l’identité du dessin des exactement ceux de la célèbre abbatiale », Marcel Anfray
piliers du transept de Saint-Denis et de ceux de Strasbourg estime que la nef de Strasbourg « est une copie littérale de
dans une intervention lors du colloque The Year 1300 and la nef de l’abbatiale de Saint-Denis » : Marcel Anfray, « Le
the Creation of a new European Architecture au Courtauld rayonnement de l’art français au Moyen Âge », Bulletin de la
Institute à Londres (cf. Yves Gallet, «  Strasbourg, société académique du Bas-Rhin, 53-55, 1947-1949, p. 59-76
Cathédrale. La nef  », Congrès Archéologique de France (citations p. 71 et 72).
14
(Strasbourg et Basse-Alsace, 2004), Paris, 2006, p. 185-192, À Saint-Denis, nous avons mesuré et dessiné la pile nord-
particulièrement note 2). est de la croisée du transept, et à Strasbourg, celle qui se
13
Après avoir vérifié le plus grand nombre possible des trouve entre la deuxième et la troisième travée (comptées à
écrits scientifiques concernant la cathédrale de Strasbourg partir du transept), côté sud. Les écarts – minimes à notre
publiés entre le milieu du XIXe siècle et nos jours au sujet avis – peuvent s’expliquer par les restaurations que les piles
de la filiation dionysienne des piliers de la nef, nous pen- de Saint-Denis ont subies au XIXe siècle. À propos de ces
sons être en mesure de fournir des renvois détaillés. Nous dernières, voir Bruzelius, The Thirteenth-Century Church
y renoncerons toutefois afin de ne pas surcharger de notes (cf. note 1), p. 14-32 ; Jean-Michel Leniaud, Saint-Denis de
cet article. Généralement, les auteurs parlent simplement du 1760 à nos jours, Paris, 1996, p. 166-169, 178-185, 193-195,
« pilier de Saint-Denis » sans aucune spécification, comme 334-337.
15
le faisait déjà Franz Mertens. Quelques auteurs renvoient Du côté sud, la circonférence varie entre 688,5 cm et 687
explicitement aux piles de la nef de Saint-Denis. C’est le cm, du côté nord, le maximum est à 688 cm, et le minimum
cas de Franz Kugler, Geschichte der gotischen Baukunst à 685 cm. Nous n’avons pu mesurer la circonférence de la
(Geschichte der Baukunst Bd. III), Stuttgart, 1859, p. 289, troisième pile septentrionale (en comptant du transept) à
et de Friedrich Adler, « Das Münster zu Strassburg », in cause de la chaire qui lui est adossée.
16
Deutsche Bauzeitung, 4, 1870, p. 404 ; Georg Dehio/Gustav Voir note 26.
von Bezold, Die kirchliche Baukunst des Abendlandes,

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peter kurmann

Fig. 5 : Strasbourg, cathédrale, nef, côté sud, plan du pilier à la jonction de la travée II et III en comptant à
partir de la croisée du transept (relevé et dessin : Katarina Papajanni).

132

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de l’abbatiale de saint-denis à la cathédrale de strasbourg

Fig. 6 : Saint-Denis, ancienne abbatiale, plan du pilier nord-est de la croisée du transept (relevé et dessin :
Katarina Papajanni).

133

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Fig. 7 : Saint-Denis, ancienne abbatiale, pilier sud-est de la croisée du transept (cl. Yves Gallet).

134

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de l’abbatiale de saint-denis à la cathédrale de strasbourg

enne (fig. 4 et 7). Dans une certaine mesure le choix de la pile dépend donc de la configuration des
grandes voûtes. Mais, vers le collatéral, les colonnettes de la croisée de Saint-Denis ne jouent pas toutes
exactement le même rôle qu’à Strasbourg : alors que, dans le cas de l’abbatiale, la colonnette du milieu
est destinée à soutenir l’ogive, dans la cathédrale en revanche, les doubleaux étant à simple rouleau,
elle supporte un profil supplémentaire ajouté à l’arcade. Notons qu’à Saint-Denis, tous les piliers libres
qui sont surmontés par les tours du transept reprennent le plan des quatre grosses piles de la croisée
(fig. 8). Ils comportent donc le même nombre de colonnettes. Ils sont d’un calibre légèrement réduit
par rapport à ces dernières, de sorte que les gabarits que l’on a sans doute utilisés à Strasbourg corre-
spondaient à ceux qui étaient destinés aux piles de la croisée du transept dionysien et non à celles des
tours 17.
La forme et le calibre des piliers de la croisée de Saint-Denis s’adaptent fort bien aux dimen-
sions de la nef strasbourgeoise qui constitue le plus large de tous les vaisseaux gothiques  18. Ce n’est
certainement pas dans l’intention de se démarquer des cathédrales de France – c’est-à-dire dans le but,
comme on l’a prétendu, de rendre l’édifice plus massif afin de lui prêter un caractère typiquement « al-
lemand »  19 – que les responsables de la cathédrale alsacienne ont repris la pile du carré du transept
dionysien. Leur intention était encore moins de « ressusciter »  20 une pile composée « à l’ancienne »
dans la nef strasbourgeoise pour rappeler le glorieux passé de l’architecture romane des régions du
Saint-Empire situées sur le Rhin 21. S’ils ont opté pour cette pile, allant vraisemblablement jusqu’à re-
chercher des gabarits du chantier de l’abbatiale qui, sur le plan politique, représentait le cœur même
du royaume de France, c’était essentiellement pour des raisons de statique du bâtiment et parce que
cette forme de support correspondait parfaitement à la nature du projet. En effet, l’ambition des com-
manditaires de la nef de Strasbourg était extraordinaire : l’œuvre qu’ils concevaient devait représenter
la synthèse idéale de tous les édifices majeurs les plus modernes construits au cours des vingt dernières
années entre la Seine et le Rhin. C’est pourquoi il est impossible de faire remonter la nef de la cathédrale
de Strasbourg à une variante régionale quelconque du style rayonnant français. Les promoteurs de la
nef de Strasbourg ne se sont pas contentés d’intégrer dans leur concept des éléments provenant de
l’abbatiale de Saint-Denis. Ils ont également repris des formules élaborées à la Sainte-Chapelle de Paris,

17
Voir le plan publié dans Sumner McK. Crosby, The Royal listes allemandes concernant les proportions de la nef de
Abbey of Saint-Denis from Its Beginnings to the Death of Strasbourg ; cf. Hans Reinhardt, « La nef de la cathédrale
Suger, 475-1151, New Haven et Londres, 1987, planche I de Strasbourg », Bulletin de la Société des amis de la cathé-
(suivant la p. 502). La pile située à la jonction des travées I drale de Strasbourg, 2e série, 4, 1937, p. 3-28, particulière-
et II du vaisseau central du chœur (en comptant à partir de ment p. 26-28; idem, La cathédrale de Strasbourg, Paris,
la croisée du transept) présente une sorte « compromis » : 1972, p. 66-69.
20
du côté du grand vaisseau, le nombre de ses colonnettes est L’expression est de Panofsky, Architecture gothique (cf.
identique à celui des piles de la croisée et des tours, tandis note 1), p. 129.
21
que le calibre de cette pile correspond à celui des piles de Jürgen Michler a repris récemment à son compte cette
la nef. interprétation erronée qui était déjà celle de Georg Dehio.
18
D’après Richard Hamann/Hans Weigert, Das Voir Jürgen Michler, « Bemerkungen zur Entwicklung der
Strassburger Münster und seine Bildwerke, Berlin, 1928, p. oberrheinischen Gotik im 13. Jahrhundert », Architectura
11, la largeur du vaisseau central est de 16,4 m. 33, 2003, p. 3-18, particulièrement p. 3 ; Georg Dehio, Das
19
Hans Reinhardt a déjà fait justice des positions nationa- Strassburger Münster, Munich, 1941, p. 17.

135

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peter kurmann

Fig. 8 : Saint-Denis, ancienne abbatiale, bras nord du transept, pilier situé au-dessous de l’angle sud-est de la
tour occidentale (relevé et dessin : Katarina Papajanni).

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de l’abbatiale de saint-denis à la cathédrale de strasbourg

au bras nord du transept de la cathédrale parisienne, à Saint-Nicaise de Reims, aux cathédrales de


Châlons-en-Champagne, de Tours et de Metz, à la collégiale de Saint-Amand-sur-Fion  22. On peut
d’ailleurs également considérer la nef de Strasbourg comme une réplique au projet architectural de
style rayonnant le plus prestigieux jamais conçu sur le territoire du Saint-Empire, la cathédrale de
Cologne, dont les travaux de construction entrepris par le chapitre qui était le plus puissant concurrent
des chanoines de Strasbourg avaient débuté en 1248. En effet, la tentation est grande de considérer la
nef de Strasbourg comme étant un contre-projet à celui de Cologne, les deux édifices relevant du même
langage stylistique d’origine française, mais l’articulant de manière différente 23.
Cette interprétation de l’architecture de la nef de Strasbourg n’est pas compatible avec la data-
tion haute du début des travaux en 1236/1237, proposée par Hans Reinhardt 24. Mais, depuis que Yves
Gallet a avancé de nouveaux arguments très convaincants, à la fois d’ordre historique et archéologique,
permettant de fixer le début des travaux de la nef de Strasbourg autour de 1250  25, l’hypothèse d’une
rivalité entre les chantiers de Strasbourg et de Cologne s’impose avec force. En retenant cette date pour
l’élaboration du projet du grand vaisseau strasbourgeois  26, nous admettons du même coup que

22
Reinhardt, « La nef » (cf. note 19), p. 20-26 ; idem, La nef » (cf. note 12), p. 189-192 ; idem, « La nef de la cathé-
cathédrale (cf. note 19), p. 61-65 ; Anne Prache, « La nef de drale de Strasbourg et l’architecture rayonnante : une mise
la cathédrale de Strasbourg et l’architecture rayonnante en au point », Bulletin de la Société des amis de la cathédrale de
Champagne », Bulletin de la Société des amis de la cathédrale Strasbourg, 28, 2008, p. 121-132.
26
de Strasbourg, 15, 1982, p. 99-103 ; Alain Villes, La cathé- Les observations de Hans Reinhardt concernant les deux
drale Saint-Étienne de Châlons-en-Champagne et sa place campagnes différentes de construction de la nef ne sont pas
dans l’architecture médiévale, Langres, 2007, p. 151, 186, 192, remises en cause par la datation tardive proposée par Yves
255, 258-259 ; Yves Gallet, « La nef de la cathédrale de Gallet ; voir Reinhardt, « La nef » (cf. note 19), p. 6-16 ;
Strasbourg, sa date et sa place dans l’architecture gothique idem, La cathédrale (cf. note 19), p. 59-61 ; Gallet, « La
rayonnante », Bulletin de la Société des amis de la cathé- nef » (cf. note 22), p. 72-77 ; idem, « Strasbourg, la nef » (cf.
drale de Strasbourg, 25, 2002, p. 49-82, particulièrement p. note 12), p. 187-189 ; idem, « La nef … une mise au point »
57-62, 67-69 ; Marc Carel Schurr, Gotische Architektur im (cf. note 25), p. 129-132. À notre avis, c’est pour le projet
mittleren Europa 1220-1340. Von Metz bis Wien, Munich et du vaisseau central des trois travées orientales que la data-
Berlin, 2007, p. 88-91, 94 ; idem, « Die gotische Baukunst tion « autour de 1250 » doit être retenue. C’est à ce moment
am Oberrhein und das Problem der Kunstlandschaft  », que le profil de la pile dionysienne fut introduit. Comme
in Peter Kurmann et Thomas Zotz (éd.), Historische l’ont suggéré Marc Schurr et Yves Gallet, le mur extérieur
Landschaft – Kunstlandschaft ? Der Oberrhein im späten des bas-côtés dans les trois travées orientales aurait bien
Mittelalter (Vorträge und Forschungen, 68), Ostfildern, pu être érigé déjà dans les années 1240, selon un projet qui
2008, p. 249-274, particulièrement p. 254-256. Alain Villes n’aurait pas encore été celui du vaisseau central (Schurr,
nous signale que le profil de la pile de la croisée de Saint- Gotische Architektur (cf. note 22), p. 88-94, 96-97 ; Gallet,
Denis est semblable à celui des deux piles occidentales de « La nef » (cf. note 22), p. 63-64, 72 ; idem, « « La nef …
la croisée de Saint-Nicaise de Reims et des deux piles qui une mise au point » (cf. note 25), p. 130-132). Alain Villes
supportaient les tours de cette abbatiale disparue. Tout en nous a récemment communiqué oralement qu’il a terminé
le remerciant de cette remarque, nous ne nous hasarderons une série d’observations sur la nef strasbourgeoise, qui lui
pas ici à une comparaison qui demeure impossible, tant que permettent de démontrer qu’une première campagne de
les données publiées par Henri Deneux sur Saint-Nicaise travaux a été menée dans les deux travées orientales, sur un
n’auront pas été vérifiées avec précision, en revenant sur les schéma d’élévation prévu différent de celui réalisé, c’est-à-
éléments lapidaires qu’il a utilisés pour ces reconstitutions ; dire sur deux étages dans le vaisseau central et non sur trois,
voir Henri Deneux, « L’ancienne église Saint-Nicaise de et ceci sur une hauteur équivalente à celle du transept actuel
Reims », Bulletin Monumental, 85, 1926, p. 117-142. et de l’ancienne nef du XIe siècle. En ce qui concerne la date
23
Gallet, « La nef » (cf. note 22), p. 71; Schurr, Gotische de ces premiers travaux des parties proprement gothiques
Architektur (cf. note 22), p. 93, 95-96; idem, Die gotische de la cathédrale de Strasbourg, nous laissons à Alain Villes
Baukunst am Oberrhein (cf. note 22), p. 254-256. le soin de publier sa démonstration. Ce qui est certain, c’est
24
Reinhardt, « La nef » (cf. note 19), p. 16-20 ; idem, que ces observations ne remettent pas en cause, au moins en
La cathédrale (cf. note 19), p. 65-66 ; par la suite, la data- ce qui concerne le vaisseau central des parties orientales et
tion haute de Reinhardt a été généralement acceptée. Nous la totalité des parties occidentales, la chronologie proposée
renonçons donc à citer tous les auteurs qui l’ont reprise. par Yves Gallet.
25
Gallet, « La nef » (cf. note 22) ; idem, « Strasbourg, la

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peter kurmann

l’architecte a opté délibérément pour une forme de pile conçue une vingtaine d’années plus tôt à Saint-
Denis. Si elle n’a pas paru trop démodée aux yeux de l’architecte strasbourgeois, c’est qu’elle était adap-
tée aux dimensions de cette nef dont les proportions était déterminées par la réutilisation des fondations
de l’édifice précédent du début du XIe siècle  27. De plus, en intégrant le profil de la pile de la croisée
dionysienne dans son projet, l’architecte du vaisseau central de la nef de Strasbourg rendait hommage
au maître de Saint-Denis dont le chef-d’œuvre était bien difficile à surpasser.

27
Jean-Philippe Meyer, La cathédrale de Strasbourg. La
cathédrale romane 1015 – vers 1180 (supplément au n° XXII
du Bulletin de la cathédrale de Strasbourg), Strasbourg, 1998,
p. 62-63, 73-82.

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La pierre dans les comptes de construction du château de
Bassoues (Gers) en -
Nelly Pousthomis-Dalle

Bassoues, castrum cédé en 1020 à l’abbaye de Pessan, était aux mains de l’archevêque d’Auch
au XIIIe siècle. Arnaud Aubert, neveu d’Innocent IV, archevêque de 1354 à 1371 et camérier de l’Église
romaine à partir de 1361, fit reconstruire, à l’angle nord-est de la petite ville, qu’il fit également fortifier,
le château dominé par une puissante tour 1. La marche de ce chantier est connue grâce à un résumé,
rédigé par le trésorier d’Auch, des comptes du clavier de Bassoues pour l’année 1370-1371 2.
La tour maîtresse, implantée à l’angle sud-est du château, est de plan carré (8 m de côté) (fig. 1).
Haute de 41 m, épaulée par des contreforts d’angle, elle comprend cinq niveaux desservis par une vis
logée près d’un des contreforts 3. Le rez-de-chaussée est couvert par un berceau légèrement brisé, les
deux étages suivants sont voûtés sur croisée d’ogives, et les deux derniers niveaux sont séparés par un
plancher. Une couronne de mâchicoulis ceinture les contreforts coiffés d’échauguettes et la terrasse
supérieure est occupée par une tourelle octogonale (fig. 2). Cette tour, exceptionnelle en Gascogne,
comparable à des œuvres royales comme le château de Vincennes, s’explique probablement par la
qualité de son commanditaire et par ses moyens : 9000 florins consacrés à ce seul chantier (tour et
château) et pour une seule année, de juillet 1370 à juin 1371. Ces comptes documentent l’achèvement
de la construction de cette grande tour (magna turris), qui, par déduction, dut débuter vers 1365-1366,
et la construction du château (castrum ou hospicium). Ce dernier, qui devait grouper des bâtiments
autour d’une cour quadrangulaire 4, était muni d’une autre tour (parva turris), située à l’angle nord-est
(qui est in angulo hospicii).
L’essentiel des comptes occupe sept pages. Ils débutent par quelques dépenses pour ceux qui y
ont travaillé (tailleurs de pierre, charpentiers, brassiers et femmes)  5 et pour les familiers  6. Pour le
chantier proprement dit, le trésorier, Raymond Sans 7, a classé les dépenses par postes. Il commence
par celles qui sont liées au fonctionnement courant (fol. 99r), notamment à l’entretien 8 de neuf per-

1
Le Cartulaire Noir d’Auch indique : hedificavit castrum de la défense à la résidence, Paris, 1991-1993, I, fig.170.
4
de Bassoa cum magna turri et fecit claudere totum locum Soit un rectangle d’environ 45 x 30  m. Les dépenses
(Charles Samaran et Alphonse Branet, « Le château et les concernent : pro operibus castri quod fuit inceptum prope
deux tours de Bassoues d’après les comptes de construction dictam turram et infra quod fuit inclusum hospicium
inédits », Bulletin de la Société archéologique du Gers, III, antiquum (fol. 100 bis (CXV) r).
5
1902, p. 197-221, p. 199). Fol. 38v : dépenses de boisson distribuée trois fois par
2
Archives du Vatican, collectorie 32, fol. 34v, 79v, 80, 81v, jour pro omnibus operariis qui operabantur in edificiis turris
et surtout de 99r à101r. Nous renvoyons à ce document et castri dicti loci, videlicet pro latomis, fusteriis, brasseriis
en utilisant la numérotation manuscrite en chiffres arabes. et mulieribus.
6
Ces comptes ont été envoyés à Avignon à la suite du décès Fol. 79v (1er avril).
7
d’Arnaud Aubert survenu le 11 juin 1371. Ils ont été publiés Connu par un autre document, de 1376 (Samaran et
par Ch. Samaran et A. Branet (voir note 1). Voir aussi Jacques Branet (cf. note 1), p. 200, note 1).
8
Gardelles, « Bassoues », Congrès Archéologique de France Denrées alimentaires principalement (viandes, poissons,
(Gascogne, 1970), Paris, 1970, p. 29-32 ; Anne Vareil, Le œufs, fromages, huile, sel, épices, sèches, ablettes, vin
donjon et le château de Bassoues, Mémoire de maîtrise etc.), mais aussi des denrées non comestibles comme des
d’histoire de l’art, sous la dir. de Nelly Pousthomis-Dalle chandelles et des torches, du bois, des flèches ou carreaux
et Étienne Hamon, Toulouse 2, 2000, 2 vol. pour la défense du château, ferrures des chevaux (fol. 99r
3
Jean Mesqui, Châteaux et enceintes de la France médiévale : et v).

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 139-152
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100195

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nelly pousthomis-dalle

Fig. 1 : Vue d’ensemble de la tour maîtresse depuis le sud (cl. Nelly Pousthomis-Dalle)

140

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la pierre dans les comptes de construction du château de bassoues (gers) en -

Fig. 2 : Vue d’ensemble du dernier niveau de la tour maîtresse depuis l’est (cl. Nelly Pousthomis-Dalle)

sonnes, présentes en continu (le sous-clavaire, le fils du clavaire, une mère, les deux maîtres d’œuvre
de la tour, deux bouviers, le chef des brassiers et le garde de la tour neuve), auxquels s’ajoutent Aymeric
de Bochiaco 9 qui y résida six semaines avec son serviteur (famulus), des gens de l’archevêque qui sé-
journèrent sept semaines, deux étrangers, treize pauvres nourris quotidiennement. Suivent des dépenses
de gestion du domaine : transport de vin et de blé, réparations de dolia et de vases vinaires, culture du
jardin, collecte de la dîme. Des réparations sont faites au château « vieux », in cameris hospicii, proba-
blement dans l’attente de l’achèvement de sa reconstruction 10. Toutes ces dépenses s’élèvent à 811 flo-
rins  11. Puis, les coûts de construction de la grande tour sont classés selon les rubriques suivantes :
extraction des pierres, taille des pierres, transport, salaires 12. La suite concerne le château et reprend
les mêmes postes de dépenses, en distinguant le coût de construction de la petite tour 13. Les dépenses
sont cependant plus regroupées, mêlant parfois extraction et transport. Ce document, bien que moins
détaillé que les comptes du clavaire (partes in computo), non retrouvés, permettent d’appréhender le
fonctionnement d’un chantier, certes peu ordinaire, sur une année. Environ 3762 florins sont consacrés
à l’achèvement de la tour, mais l’évaluation du nombre de pierres par catégorie, d’après ces comptes, ne
correspond pas tout à fait à celle que l’on peut faire au réel pour la construction de la totalité du dernier
étage y compris la tourelle sommitale. La somme consacrée à l’édification du château pour cette année-

9 11
Qualifié de damoiseau (fol. 34v), il a probablement été Annexe 1.
12
envoyé par Arnaud Aubert pour surveiller le chantier. On Annexe  2, qui récapitule, sous forme de tableau, les
sait qu’il s’est rendu à Avignon pour apporter à l’archevêque dépenses.
13
les livres de comptes de l’année 1368 (fol. 93). Idem.
10
Tables, fenêtres, ferrures pour la cuisine (fol. 99 v).

141

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nelly pousthomis-dalle

là est de 5067 florins (petite tour comprise), mais il est plus difficile d’évaluer l’étendue de la construc-
tion.
Le personnel se répartit en deux catégories : ceux qui sont au service de l’archevêque, comme
le premier clavaire, maître Guilhem de Ponsan, un notaire, Jean André 14, le clavaire Jean Marion, un
sous-clavaire, le garde de la tour de Caillan  15, et deux gardes de Bassoues, celui de la tour vieille et
celui de la tour neuve 16 ; le personnel directement lié au chantier, avec, à sa tête, les deux « maîtres de
la tour » : l’un, Pierre Joc, est tailleur de pierre (latomus magister), et maître de l’œuvre puisqu’il est dit
également ordinator turris 17 ; l’autre, Étienne de Pradelles/Pradères, est maître charpentier (magister
fusterius ou carpenterius). S’y ajoute un chef d’équipe responsable des manœuvres (gubertanor bras-
siorum). La main d’œuvre est composée de tailleurs de pierre, charpentiers, brassiers et de femmes (fol.
38v). Ces derniers apportent la chaux du four sur le chantier, font le mortier, distribuent aux lapicides
les pierres, le mortier et toutes choses nécessaires  18. Le forgeron (faber) est celui de Bassoues (fol.
100v).
Reprenant l’ordre des phases du chantier, il convient de commencer par l’extraction. Les car-
rières sont multiples mais non localisées : l’une est dite alia peyreria magis propinqua tandis qu’une
somme de 3 florins est donnée à Petro de Fageto pro dampno terre sue ubi extrahantur lapides. La
quantification des pierres extraites est donnée en nombre de pièces ou en nombre de brasses, mais un
même type de pierre peut être compté en nombre de pièces à la carrière et en quantité linéaire pour la
taille (cugnus) ou l’inverse : en unités pour la taille, en brasses pour l’extraction et le transport (bugetz).
L’extraction comme la taille sont donc payées à l’unité ou à la longueur. Le transport peut être payé à
l’unité, ou en jours de charrois ou à prix fait. Les salaires sont payés à la journée ou au forfait (tam ad
jornalia quam a pretium factum).
On ne dénombre pas moins d’une dizaine de types de pierre 19. Les désignations, empruntant
à la langue d’oc (gascon ou provençal) des mots techniques qui sont parfois latinisés, ne sont pas tou-
jours faciles à décrypter. Le meilleur exemple est intaulamentum, latinisation de entaulament 20 (ent-
ablement). Les pièces qui le composent sont des « tables » et le terme se rapporte aux tourelles et au
« pignon principal » (pinhone principali), sans doute la tourelle octogonale édifiée au centre de la
plateforme sommitale : il s’agit donc des éléments moulurés de la corniche (fig. 3). Les cugnos (de cu-
neus, coin/cuin) désignent des pierres taillées sur deux faces perpendiculaires, destinées à être posées
en angle  21. Ils semblent entrer en concurrence avec les plecs pro angulis turris, le terme plec ayant le
sens de pli/plié en langue d’oc. Il s’agit sans doute de pierres taillées en forme de coude, sans doute pour
les angles rentrants (fig. 4). Les cuins sont évalués en unités pour l’extraction et le transport (1872 ex-
traits, 1830 transportés) et en brasses pour la taille 22. Le terme d’eysserars, eysseraria, eysseratos, équi-

14 20
Qui est qualifié de director operum dicti castri, et custodi entaulement, terme utilisé en Béarn, dans une ordonnance
turris de Bassoa et mannoperario operum dicte turris (fol. du comte concernant « l’ostau » de Morlaàs, 1375 (Arch.
81v). dép. Pyrénées Atlantiques, E 302), cf. le glossaire établi
15
Ils font partie des familiers du château pour qui sont par Françoise Galès, en ligne  : http://www.societes-
faites des dépenses indiquées au 1er avril (fol.79v), auxquels savantes-toulouse.asso.fr/samf/grmaison/globearn.htm
s’ajoutent deux étrangers, et les deux maîtres tailleur et (30/07/2009).
21
charpentier. Alain Salamagne, Construire au Moyen Âge, les chantiers
16
custodi turris antique et custodi turris nove (fol. 38v). de fortification de Douai, Lille, 2001, glossaire, p. 219.
17 22
Il est aussi qualifié de magister lathomus operum turris Comme le nombre d’unités extraites (1872) est proche
et castri dicti loci. On trouve un autre magister latomus, du nombre de pièces transportées (1830), on peut supposer
Guilhem de Loyco, qui a travaillé à la clausuram castri de que les 252 brasses équivalent plus ou moins aux 1830 pièces
Bassoa, et à qui sont offertes trois cannes de drap (fol. 80). transportées, ce qui ferait environ 7 cuins par brasse, soit des
18
… brasseriorum videlicet tam hominum quam mulierum pierres d’une longueur moyenne de 0,27 m (les dimensions
qui operati fuerunt … in portando calcem de furno et des pierres de parement varient entre 0,22 et 0,36 m de
faciendo cementa et ministrando dictis latomis sicuti lapides, longueur pour 0,16 m de moyenne en hauteur). Pour le
morterium et alia necessaria (fol. 100). château, on a extrait 1697 cuins.
19
Annexe 2.

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la pierre dans les comptes de construction du château de bassoues (gers) en -

Fig. 3 : Détail des mâchicoulis et d’une tourelle d’angle (cl. Nelly Pousthomis-Dalle)

Fig. 4 : Détail de parement extérieur (cl. Nelly Pousthomis-Dalle)

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nelly pousthomis-dalle

Fig. 5 : Mâchicoulis vus du chemin de ronde : clavetz ? (cl. Nelly Pousthomis-Dalle)

valent d’asseler/aisselers 23, désigne une pierre de taille de parement. Pour la tour, 6000 eysserars sont
extraits, on en taille 3500, mais l’on transporte 6000 essayrars et novell. Pour le château, le chiffre atteint
57100 pierres de parement, distinguées en trois lots dont les prix varient légèrement 24. Les cerches (de
cerchium, cercle, cerceau) désignent probablement des pierres taillées avec une courbure puisqu’elles
sont destinées aux tourelles couronnant les contreforts de la grande tour (fig. 3) et à un puits dans le
château. Le mot abrégé de novell., qui accompagne les cerches et les eysseraria, n’a pas trouvé
d’explication 25. Les archetz et bugetz entrent dans la construction des mâchicoulis et doivent corres-
pondre aux arceaux 26 et aux consoles qui les séparent en formant refends/cloisons 27. Les clavets entrent
aussi dans la confection des mâchicoulis (pessiis vocatis clavets pro machacollis). Le terme dérive de
clef (clavis) ou de clou (clavus/clavellus). Dans les deux cas, il pourrait désigner des pierres qui servent
de tirant entre les dalles des parapets intérieur et extérieur  28. Ces pierres, dont la tête fait saillie à
l’extérieur, donnent l’illusion d’un bossage (fig. 5). Dans cette hypothèse, le nombre d’unités extraites

23 26
Charles Samaran proposait d’y voir un dérivé d’eysset, Cf. arcellus/archellus/archeta, voir notamment Du
désignant un marteau de maçon ou de tonnelier doté Cange.
27
d’un côté tranchant (Samaran et Branet (cf. note 1), p. Buget désigne fréquemment un refend, le terme est
215, note 3). L’étude des comptes et une probable parenté utilisé en charpenterie. Bougon, bongon, bugetz, bouge
linguistique accréditent l’équivalence avec asseler/aisselers/ désigne aussi un corbeau en demi-cercle sous linteau selon
esseylars (Salamagne, Construire (cf. note 21), p. 209). Salamagne, Construire (cf. note 21), p. 211. On extrait 65
24
Bien que cela ne soit pas précisé, il semble s’agir de la brasses d’archetz et bugetz. L’on taille 213 bugetz, et sont
phase d’extraction. Le prix à l’unité varie de 0,141 à 0,156 transportées 44 brasses et 72 unités de bugetz. Il n’est plus
gros contre 0,143 pour les pierres du même type destinées question des archetz dans la taille et le transport.
28
à la tour. Dalles de 0,70 x 0,52 x 0,20 d’épaisseur.
25
Samaran et Branet (cf. note 1), p. 217, note 2.

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la pierre dans les comptes de construction du château de bassoues (gers) en -

(22) est inférieur au nombre nécessaire, mais il a pu en être taillé précédemment. Les passus pro vite
sont des marches (« pas ») pour l’escalier en vis tandis qu’on trouve gradarius dans la construction du
château. Les grosses pièces servent à des usages particuliers : pour les manteaux de cheminées, les dalles
de couverture des latrines, et deux gargouilles (gorgolas) taillées en forme de lion 29.
Le mot rebotum n’a pas été retrouvé dans les différents dictionnaires et glossaires consultés.
Dans les comptes, il désigne un matériau ou un type de pierre qu’on extrait en grande quantité, qui
plus est évalué en chariots et dont le prix ne semble pas très élevé (61 florins pour 610 chariots extraits).
Nous proposons d’y voir des blocs, moellons ou tout-venant pour du blocage.
Dans la mesure où ces termes sont déjà utilisés dans les dépenses d’extraction de la pierre, on
peut supposer que les carriers en connaissent les caractéristiques principales (dimensions, proportions,
formes), et qu’il existe une standardisation, au moins ébauchée, en carrière. Les coûts des charrois sont
d’ailleurs distingués selon la charge (eysseraria, cugnos, bugetz, grosses pièces pour les manteaux de
cheminées et les couvertures des latrines et pour l’entablement). Il est probable que le maître-maçon
rédigeait ses devis de fourniture en fonction de plans d’appareillage. Il n’y a pas d’indication sur le lieu
où est taillée la pierre, mais le classement des dépenses (extraction, taille, transport), s’il ne suit pas
une autre logique, pourrait suggérer une première taille en carrière qui n’exclut pas une taille plus
soignée sur le chantier, notamment pour les ajustements et les finitions.
Les verbes erradicare, extrahere, devastare in peyreria servent à désigner l’extraction en carrière.
Pour la taille des pierres, on trouve tailhare, formare, brocare. Ce dernier verbe est associé à des cizores.
Massonare s’applique à des murs, des piliers et au portail du château.
Le matériau est un grès ocre. L’appareil est moyen, réglé, avec une hauteur d’assise assez régu-
lière, autour de 0,16 m. Les longueurs sont, en revanche, plus variables, généralement comprises entre
0,22 et 0,36 m (fig. 4). Les moellons équarris à tête dressée des parements présentent des traces de
broche, les pierres de taille des chaînes d’angle présentent des traces de taillant droit. Les joints au
mortier de chaux sont gras. Certains assemblages, complexes, ont dû nécessiter des gabarits ou des
plans de taille et de pose, en particulier pour le débouché de l’escalier en vis sur le chemin de ronde
(fig. 6). La qualité de la stéréotomie, de l’appareil, et la technicité des assemblages témoignent de savoir
faire élaborés. Il est possible que la complexité de ce dernier niveau explique le coût relativement élevé
de la construction pour un peu moins d’un niveau et en une seule année 30.
Quant au transport (cadrigare, portare, adportare, portus), il se fait en chariots (currus, carrus)
tirés par des bœufs dont s’occupent des bouviers conducteurs, et deux paires de bœufs sont achetées
pour le chantier 31.
Le travail du bois bénéficie d’un vocabulaire également assez riche, de l’abattage dans une forêt
probablement proche (foresta dicti loci) à la taille (diruere, scindere, dolare, parare, facere in nemore)
de pièces de bois de taille et de fonctions diverses (fustes, trabes, plancon, lata, palmicium 32) pour les
planchers, le clôt et le couvert (solerius, claustra, camerae, agulhetum). Les matériaux de couverture

29
pro talhando et formando 2 pessias magnas gorgolarum de l’Aveyron, t. XXVIII, 1964, p. 389-460, p. 447. Il s’agit
que fuerunt formate ad formam leonum. L’une d’elles subsiste d’une tour carrée, de 8 m de côté hors œuvre, comprenant
(fig. 3). au moins cinq niveaux à l’origine pour une hauteur évaluée
30
En admettant que la construction de cette tour ait à 25 m, avec cheminée, latrines et fenêtres à coussiège dans
pris cinq ou six ans, et qu’on se livre à une estimation du les trois derniers étages.
31
coût total, on aboutit à une somme de l’ordre de 18000 à L’achat est compris dans un lot (fol 100v.) dont on ignore
20000 florins, même en tenant compte d’éléments plus le détail. Une paire de bœufs a coûté 12 francs et une corde
complexes au dernier niveau. À titre de comparaison, la 12,5 francs à l’abbé de Conques Raymond de Reilhac (soit
tour de Reilhac à Mouret, beaucoup plus simple et sobre, a environ 45 florins en tout), lors de la construction de la
coûté 700 florins à l’abbé de Conques, Raymond de Reilhac, tour de Mouret, entre 1377 et 1381 (Bousquet, « Quatre
en cinq ans (1377-1381)  : Jacques Bousquet, «  Quatre études » (cf. note 30), p. 449).
études pour l’histoire de l’abbaye de Conques (XIIe-XVIIIe 32
Bois d’œuvre, poutres, solives, planches ou lattes,
siècle) », Mémoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts palissade ?

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nelly pousthomis-dalle

Fig. 6 : Une des sorties de l’escalier en vis sur le chemin de ronde (cl. Nelly Pousthomis-Dalle)

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la pierre dans les comptes de construction du château de bassoues (gers) en -

sont la « tuile dite lauze » et la tuile « plane »  33. Il faut certainement les distinguer de la violeta qui
désigne une demi-brique ou une brique d’un format carré, proche des carreaux de pavement. Elle
semble avoir servi dans la construction de voûtes mais surtout dans des pavements 34, ce qui semble
le cas à Bassoues 35.
Une somme conséquente est consacrée au fer (236 florins 15 gros), ce qui laisse supposer son
utilisation dans la construction, laquelle peut être constatée dans les parties hautes. Il est présent sous
le terme générique de ferraturis, ou plus précis de cavilhis ferri, bertevellis, et clavi, pièces qui semblent
achetées et même acheminées d’Auch. Le recours au forgeron de Bassoues ne semble concerner que
l’affûtage des outils. On fait venir d’Auch également des cordelettes et des grosses cordes pour le mar-
tinet.
Si l’on dresse un bilan comptable de cette année de chantier, il ressort que la grande tour a
mobilisé 42,58 du budget, contre 57,38 pour le château, petite tour comprise, laquelle ne compte
que pour 4,5 du total. Or, cette partie de la grande tour n’a nécessité que 9800 pierres environ contre
58800 pour le château 36. On peut donc en déduire que le volume bâti du château dut être plus impor-
tant, mais sans doute moins complexe, et donc proportionnellement moins coûteux.
La répartition des dépenses par poste ne peut être qu’approximative dans la mesure où les
comptes ne détaillent pas assez ou pas systématiquement. On ne pourra donc en dégager que des ordres
de grandeur sur une somme de 7500 florins assez décomposée pour pouvoir être répartie : le travail
de la pierre à lui seul, hors transport et mise en œuvre, mobilise plus de la moitié de la somme. Vien-
nent ensuite les coûts de transport et du travail du bois. Les salaires représentent 31 du coût, répartis
pour plus de la moitié au profit des tailleurs de pierre (53,52), devant les charpentiers (29,58), puis
les brassiers (16,89).
Ce registre évoque d’autres travaux menés parallèlement par Arnaud Aubert dans ses autres
possessions gasconnes, en particulier au palais archiépiscopal d’Auch  37, au château de Mazères et à
Barran 38. Nous n’avons fait que les entrevoir, et qu’évoquer quelques unes des relations entre ces dif-
férents chantiers. Mieux étudiées, elles complèteraient la connaissance que nous pouvons retirer de
ces comptes sur un chantier d’envergure commandé par un haut personnage à une période de renou-
veau de la construction castrale. Les quantités, les sommes et la richesse du vocabulaire pour en dé-
signer les formes et les usages témoignent de l’importance de la pierre dans ce chantier.

33
Les tuiles planes et les tuiles canal sont mentionnées à de Bassoues.
Toulouse dès le début du XIIIe siècle. Elles figurent dans 35
pro 14000 tegulorum tam planorum quam aliorum voca-
les statuts de 1290 et 1311 (Arch. mun. Toulouse, HH65, torum violeta tam pro cameris et soleriis dicte parve turris
fol. 44 et 47 (Simon Rousselle, Hommes, institutions et pavimentando et eciam claudendo quam pro aliis partibus
techniques de la tuile et de la brique en région toulousaine : hospicii ubi expediret reparandis.
XIIIe – XVIIe siècle, Mémoire de maîtrise, sous la dir. de Yves 36
À titre de comparaison, sur le chantier de La Chaise-
Bruand et Serge Robert, Université de Toulouse 2, 1994, Dieu, on a extrait 18050 pierres et on en a transporté
2 vol., I, p. 155-157). 19600 en 1344 (Frédérique-Anne Costantini, L’abbatiale
34
« tuile violette ou de pasimen » dans un bail à besogne Saint-Robert de La Chaise-Dieu : un chantier de la papauté
de 1494, demi-brique plane, carrée, plus mince et lissée, d’Avignon (1344-1352), Paris, 2003), on y livre en moyenne
sans doute de teinte violacée, utilisée couramment pour 28658 pierres par an, alors que les chantiers « ordinaires »
les carrelages au XVIIIe siècle (Rousselle, Hommes, de fortifications de villes septentrionales nécessitent une
institutions et techniques (cf. note 33), I, p. 155-157). Il ne moyenne de 20000 pierres par an (Salamagne, Construire
semble pas s’agir de tuiles vernissées, désignées par tegulae (cf. note 21), p. 157).
37
coloratae au fol. 77v (destinées au palais archiépiscopal Fol. 74-78 et 84-85.
38
d’Auch), fabriquées avec du plomb acheminé notamment Fol. 101v et 98.

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ANNEXE 1

florins sous deniers


familiers 7
nourriture une année, plus A de Bocchiaco pendant 6 semaines 143 15 8
nourriture pour 13 pauvres 30
nourriture et dépenses des gens du seigneur, résidents temporaires ou permanents 40
total 213 15 8
achat de 40 saumées de vin 60
éclairage 20 14 2
bois (lignis) sciage et transport 11
provisions des familiers et recteur de Callian 45 13 4
achat de foin et fauche des prairies du château 35 18 4
achat d’ustensiles et flèches ou carreaux 11 10
dépenses variées liées à la vie quotidienne, entretien du château, vendange et vivi- 12 8 4
fication
ferrure des chevaux 4 3 4
réception de blé et vin 33 1 8
réparations au château 25 10
réception de blé 25
culture du jardin du château 2 11 8
réparation des dolia, vases vinaires 39 17 6
collecte du vin 25 15 7
collecte de la dîme du vin 12 15
travaux dans des vignes 98
creusement d’un fossé/drain (vallum) dans une terre 3 17 6
total 460 152 53

ANNEXE 2

  types de pierres nbre bras- jours flor gros flor sous d


ses tur tur
pro turre magna (fol. 100/CXIIIr)                  
pro erradicando 6000 lapidum vocatorum eysserars 6000     72        
eysserars
pro erradicando seu extrahendo 1576 cugnos 1576     131 4      
pessias vocatorum cugnos …
et pro 296 pessius similibus cugnos 296     18 6      
pro 22 pessiis vocatis clavets pro macha- clavetz 22     3 8      
collis
pro erradicando seu extrahendo 20 bra- tabulas (intaula-   20   30        
chiatas lapidum vocatorum tabulas pro mento)
intaulamento turrellas dicti turris
pro extrahendo 65 brachiatas lapidum archetz et bugetz   65   70 5      
vocatarum archetz et bugetz pro dictis
machacollis

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la pierre dans les comptes de construction du château de bassoues (gers) en -

pro extrahendo 19 pessias vocatas passus passus 19     5 5      


pro vite dicte turris
et pro devastando eas in peyreria pro (passus) 19     1 7      
qualibet 1 gross.
pro extrahendo 2 pessias magnas pro gargouilles 2     4        
faciendo gorgolas
pro 18 brachiatis intaulamenti pro pin- intaulamenti pro   18   22 6      
hone principali dicte turris pinhone
pro devastando in peyreria 65 brachiatas archetz et bugetz   65   43 4      
lapidum vocatarum archetz et bugetz
superius scriptas (machacollis)
somme (ad flor. pro 20 s tur.)             402 15  
pro talhando et formando 2 pessias magnas gargouilles 2     7      
gorgolarum que fuerunt formate ad for-
mam leonum per quas aqua decurret
pro tallia 26 bracchiatarum pro intaula- intaulamento   16   76        
mento pinhoni dicte turris
pro tallia 213 pessiarum vocatorum bugetz 213     88 9      
bugetz
pro tallia 3500 lapidum vocatorum eysserars 3500     35        
eysserars
pro tallia 1338 lapidum vocatorum cer- cerches et novell. 1338     26 9      
ches et novell. pro turrellis magne turris
pro tallia 226 pessiarum vocatorum plecs plecs 226     11 4      
pro angulis turris
pro tallia 252 brachiatarum lapidum cugnos   252   45 9      
vocatorum cugnos
somme (ad flor. pro 20 s tur.)             290 11 8
pro cadrigando 6000 lapidum vocatorum   6000     42    
eysseraria et novell
pro cadrigando 1830 lapides vocatos cugnos 1830     91 6      
cugnos
pro 10 magnis pessiis intaulamenti princi- grosses tables 10     3 4      
palis magne turris
pro 72 pessis vocatis bugetz bugetz 72     9        
et pro 44 brassatis dictorum buguetorum bugetz   44   27 6      
et pro 25 pessis magnis pro mantellis for- mantellis coper- 25     5        
nellorum et copertura latrinarum tura
pro 12 dietis curruum qui portarunt de curruum     12 3        
lapidibus magnis pro intaulamento
pro 13 aliis dietis curruum qui portarunt       13 5 5      
de lapidibus magnis pro fornellis
somme (ad flor. pro 20 s tur.)             186 15  
pro extrahendo rebotum videlicet 610 rebotum (car- 610     61        
carribus extractis rum)
et pro portu 126 curruum dicti reboti rebotum (cur-       21        
portati cum currubus conductis rus)
pro 30 currubus portatis de alia peyreria currus 30     85        
magis propinqua
pro extrahendo arenam         13 5      
et ad portando de dicta arena         16        
somme             29 8 4

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pro loqueriis seu salariis latomorum (flor.             1342 13 4


ut supra)
pro loqueriis seu salariis brasseriorum             434 17 6
videlicet tam hominum quam mulierum
qui operati fuerunt … in portando calcem
de furno et faciendo cementa et minis-
trando dictis latomis sicuti lapides, mor-
terium et alia necessaria (flor. ut supra)
solvit fabris de Bassoa pro martellis lato-         28        
morum per ipsos acuatis
pro 2 fornacibus calcis decoctis         276        
pro pluribus ustensiliis et instrumentis         199 0,5      
ferri et fusti emptis pro usu operum dicte
turris et aliorum operum dicti hospicii
sicuti pro cordis, pro martineto et pro 2
paribus boum emptis ad hoc et pro 43
salmatis cujusdam tegule vocate loze pro
copertura turris
pro pensione et salario magistri Petri Joc         33        
latomi magistri et ordinatoris dicte turris
et 2 bubulcorum conductorum
pro ferraturis in dicta turri         196 9      
pro salariis carpenteriorum … pro facien- solerium fus-       65        
do solerium fustense in dicta turri tense
somme (ad flor. pro 20 s tur.)             769
pro operibus castri ... (CXVr)              
pro faciendo probanhas seu aperiendo         21 3 21 5  
fundamentum pro muris construhendis
pro 4 fornacibus calcis decoctis         434 9 434 15  
pro 32000 lapidum vocatorum eysseratos eyssetatos 32000     378        
darrigatorum
et pro 15100 dictorum lapidum eyssetatos 15100     181 2,5      
et pro 10000 dictorum lapidum eyssetatos 10000     130        
solvit Petro de Fageto pro dampno terre peyreria       3        
sue ubi extrahantur lapides
somme             692 4 2
pro 1085 lapidibus vocatis cugnos extrac- cugnos 1085     90 5 128 13 4
tis
pro 612 dictorum lapidum cugnos 612     38 3
pro extrahendo plures pessias magnorum extraction de       111 10 111 13 4
lapidum extractorum pro portali castri et grandes pièces
fornellis, fenestris, latrinis et pilaribus et
gradariis faciendis
pro portu dictorum lapidum de peyreriis transport de       502 9,5 502 16 18
ad dictum castrum adportatorum tam ad grandes pièces
jornali quam ad pretium factum
pro tallia diversorum lapidum … tam ad         252 10,5 252 15 10
jornalia quam ad pretium factum cizo-
rum … videlicet tam pro talhando quam
pro brocando

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la pierre dans les comptes de construction du château de bassoues (gers) en -

pro extrahendo rebotum pro fundamento rebotum       536 7 536 11 8


murorum dicti castri et ipsos muros
continuando et pro adportando dictum
rebotum
(100 bis) pro extrahendo arenam et eam         180 10 180 17 6
adportando
pro massonando muros … tam in funda-         511 5,5 511 9 2
mentis quam alias, dictos muros et pilar-
ia ac portale incipiendo et continuando
, tam ad pretium factum cum latomis
quam ad jornalia
pro punctis martellorum dictorum lato-         37 9 54 5  
morum acuandis
et pro ferraturis emptis ferraturis       16 6
pro faciendo planconem seu palmicium planconem, pal-       72 6      
in nemore pro soleriis et claustris dicti micium
castri et turrium muniendis et etiam pro
portando …
pro salariis seu dietis carpentariorum qui fustes       695 0,5      
scinderunt magnam quantitatem fustium
seu diruerunt in foresta dicti loci et dola-
verunt ac paraverunt eas pro edificiis in
dicto castro faciendis
pro cadrigando dictas fustes de nemore fustes       247 4      
pro erradicatione lapidum vocatorum cerches (puteo)       47 2,5      
cerches pro uno puteo fiendo in dicto
castro
somme (flor. Pro 20 s tur.)             1062 1 6
pro operibus parve turris … (101 r)              
pro faciendo cadrigari et adportari fustes fustes latam tra-       300 2,5      
et latam et palmicium … et pro jornalibus bes palmicium
seu dietis carpenteriorum qui parabant
trabes et faciebant soleria et cameras ac
eciam agulhetum dite turris
pro cavilhis ferri et bertevellis et aliis fer- ferraturis       24        
raturis necessariis
somme             324 4 2
pro 14000 tegulorum tam planorum             59 18 4
quam aliorum vocatorum violeta, tam
pro cameris et soleriis dicte parve turris
pavimentando et eciam claudendo quam
pro aliis partibus hospicii ubi expediret
reparandis
pro aliquibus rebus missis de Auxio vide-             11 10  
licet pro aliquibus cordellis ad ligandum
cordas magnas martineti et 2000 clavo-
rum
somme             9136 5 5
                   

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nelly pousthomis-dalle

ANNEXE 3

Poste de dépense %
Extraction de la pierre 25,08
Taille de la pierre 34,67
Abattage et travail du bois 10,06
Chaux 8,58
Fer 3,30
Transport (pierre, bois et sable) 17,60
Tuiles, carreaux 0,71

152

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La pierre dans le chantier de l’abbaye de Baume-les-
Messieurs (premier quart du xve siècle) 
Sandrine Roser

Partiellement incendiée en 1336 puis négligée durant le reste du XIVe siècle, l’abbaye jurassienne
de Baume-les-Messieurs était en fort mauvais état à l’arrivée, en 1389, de son nouvel abbé Amé de
Chalon (d. 1432).
Cette dégradation des bâtiments s’accompagnait d’une situation économique critique. Le prélat
s’attacha donc à relever tout d’abord le temporel et y parvint rapidement ; les fonds dégagés par cette nou-
velle dynamique économique permirent la remise en état du monastère qui débuta à l’orée du XVe siècle.

L’objet du chantier

En 1399, une visite effectuée par des délégués de l’ordre de Cluny rapporte que le monastère de
Baume nécessitait « en de nombreux endroits [...] de grandes réparations, notamment la basse voûte
de l’église depuis sa partie supérieure, et une grande salle » 2. Ces informations laissent croire que ces
lieux peuvent être désignés plus précisément comme étant l’absidiole au nord du chœur et le réfectoire.
Leur construction remonte à l’époque romane mais l’observation archéologique indique que tous deux
ont été considérablement restaurés lors de l’abbatiat d’Amé de Chalon. Le réfectoire comporte encore
aujourd’hui, englobés dans des maçonneries modernes, de grands piliers ornés de l’initiale A et du
blason de l’abbé. Quant à l’absidiole, elle a été agrandie du côté nord pour accueillir la chapelle privée
du prélat et son mur méridional a été percé d’une grande arche, s’ouvrant sur la première travée de
chœur et destinée à abriter son tombeau, accompagné de nombreuses sculptures.
Par ailleurs, l’examen conjoint des archives, des maçonneries et du décor révèle qu’Amé de
Chalon dota l’église d’une nouvelle couverture, qu’il fit ériger un imposant jubé et réaliser un riche
mobilier liturgique, comprenant de nombreuses statues, des autels, des stalles… Il est probable qu’il
fit élever la galerie septentrionale du cloître, à présent détruite, dont le toit en terrasse reliait la tribune
du jubé aux appartements abbatiaux. Enfin, il est possible qu’il entreprît la restauration de la façade
occidentale de l’abbatiale, achevée par son successeur Henri de Salins (d. vers 1451).
Quelques textes nous renseignent sur la pierre, son transport et sa mise en œuvre lors du
chantier en activité à Baume durant le premier tiers du XVe siècle. Il s’agit de documents relatifs aux
carrières et, surtout, des pièces de l’instruction d’un procès visant à régler un litige au sujet des corvées,
opposant l’abbé Amé de Chalon puis ses successeurs aux habitants de Crançot 3.

1
Cet article est tiré de : Sandrine Roser, L’art à l’abbaye de abbé de Baume-les-Messieurs, et Jaquot Joly, habitant de
Baume-les-Messieurs dans la première moitié du XVe siècle, Crançot ; 1 H 303 (1436) - Enquête sur les corvées dues à
thèse de doctorat en histoire de l’art du Moyen Âge sous l’abbaye par les habitants de Crançot ; 1 H 310 (10/01/1443)
la direction d’Éliane Vergnolle, Université de Besançon, - Sentence maintenant l’abbé de Baume dans la provision
2003, 4 vol. ; il rend compte plus spécialement du chapitre obtenue à son profit en 1436 ; 1 H 304 (21/02/1461) - Arrêt
I de la 3e partie (vol. 2, p. 247-274). du Parlement de Dole rendu au sujet du litige opposant
2
Gustave Charvin, Statuts, chapitres et visites de l’Ordre l’abbé de Baume et les habitants de Crançot au sujet des
de Cluny, t. IV, Paris, 1969, p. 425. corvées. Pour la plupart, ces textes sont publiés dans Roser,
3
Ces textes sont conservés aux archives départementales L’art à Baume-les-Messieurs (cf. note 1), vol. 4, p. 12-45 et
du Jura, sous-série 1 H : abbaye de Baume-les-Messieurs ; il 48-56.
s’agit de : 1 H 310 (21/01/1425) - Traité entre Amé de Chalon,

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 153-162
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100196

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sandrine roser

Fig. 1 : Baume vue depuis Crançot (cl. Sandrine Roser)

154

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la pierre dans le chantier de l’abbaye de baume-les- messieurs

Fig. 2 : Situation des carrières de Crançot par rapport à l’abbaye de Baume au XIXe siècle.

155

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sandrine roser

Les carrières de Crançot

Situé à quatre kilomètres au sud-est de l’abbaye  4, Crançot était le village le plus peuplé de la
seigneurie ecclésiastique de Baume (fig. 2). Les carrières de pierre de taille approvisionnant au XVe
siècle le chantier du monastère se trouvaient sur son territoire.
Par un acte daté de 1425, nous savons qu’Amé de Chalon disputa vivement à Jaquot Joly, un
paysan de Crançot, ses terres afin d’obtenir la jouissance de « plaices de parreres assises et situees es
finaiges et territoires dudit Crançot au lieu dit au Bulois » 5.
Dans un premier temps, Jaquot Joly résista mais, par « bonne amour et concorde » envers l’abbé,
il finit par lui abandonner les carrières, tout en conservant la propriété des terres labourables situées
en Bulois et la possibilité de les cultiver.
Le toponyme médiéval paraît se refléter dans le nom de l’actuel lieu-dit « en Boulet », situé au
nord-est du village de Crançot (fig. 2). Cette hypothèse de localisation est confirmée par l’existence
d’une carrière à cet endroit dont l’exploitation est attestée jusqu’en 19506.
Ce type de transaction est relativement exceptionnel, les dons de carrières au profit
d’établissements monastiques étant très rares à partir du milieu du XIIIe siècle. Cependant, l’acte relatif
à la carrière « en Bulois » est dénué de toute ambiguïté ; il s’agit bien d’une cession : Jaquot Joly se
« depart et desiste a tousjours mais entierement desdites plaices de parreres ».
Paradoxalement, le terrain « en Bulois » avait été auparavant la propriété d’Amé de Chalon ;
lorsque l’abbé le vendit, sans doute au début de son abbatiat, à Jaquot Joly et au père de celui-ci  7, il
ignorait certainement la présence de bancs de pierre exploitables, car il est tout à fait improbable qu’il
se soit sciemment séparé d’un bien si précieux en connaissance de cause. On peut supposer que les
bancs avaient été mis au jour peu avant 1425, et que l’abbé, à la recherche de nouveaux gisements, avait
fait réaliser des sondages.
Dans l’acte de donation fait par Jaquot Joly, Amé de Chalon affirmait « que ycelles parreres [i.e.
celles du Bulois] et toutes estans esd. finaiges et territoires dud. Crançot ly competoient et ly appartenoi-
ent a cause de son abbaye, par droit de seignorie » 8. Cette phrase laisse à penser que d’autres carrières
étaient déjà exploitées à Crançot au XVe siècle pour le compte de l’abbé. Cette hypothèse est d’autant
plus vraisemblable que, d’une part, nous avons vu que le chantier de restauration du monastère était
en activité depuis 1399 au moins, et que, d’autre part, la pierre dite « de Crançot » est d’une qualité
exceptionnelle, remarquable tant pour ses propriétés physiques  9 que pour son abondance. Il serait
extrêmement surprenant qu’Amé de Chalon ait attendu 1425 pour exploiter ce gisement étendu, qui
e
comptait encore, au milieu du XIX siècle, au moins cinq carrières en activité sur le territoire com-
munal 10.

4 9
En 1436, la population de Crançot était d’environ Sébastien Guyétant, Tableau de l’industrie du département
quarante feux (Arch. dép. Jura, 1 H 303 (1436), fol. 20r : du Jura, s.l., 1825, p. 212 : « Excellente qualité de pierre de
« led. villaige de Crençot est le plus gros villaige de tous les taille. Cette pierre, qui est parfaitement litée, de couleur
aultres villaiges » et fol. 37v). blanche, d’un grain fin et crystallin, fournit des blocs
5
Arch. dép. Jura, 1 H 310 (21/01/1425). considérables, et le célèbre architecte Soufflot la regardait
6
Marie-Paule Renaud, Crançot village jurassien 1421- comme l’une des meilleures et des plus belles pierres à bâtir
1921. Les tailleurs de pierre, Villiers-sur-Marne, 2000, qui fut en France ».
10
p. 8 : « En mai 1887, le sieur Variot demande qu’il lui soit Arch. dép. Jura, M 3346 (1845) : Statistique générale.
concédé le terrain en friche dit au Boulet pour y faire des Renseignements sur les carrières, fours à chaux et à plâtre
fouilles et établir une carrière à ciel ouvert » (d’après Arch. et tourbières pour servir à l’exécution de la carte géologique
dép. Jura, 5 E 338/11). La carrière aurait donc connu une du Jura (non paginé). Guyétant, Tableau (cf. note 9), p.
période d’abandon après son exploitation au XVe siècle ; s’il 213-214 : en 1825, plus de 80 tailleurs de pierre travaillent
était nécessaire de faire des fouilles en 1887, elle devait être dans les carrières de Crançot. Selon M.-P. Renaud, Crançot
comblée. (cf. note 6), p. 9, il y avait une douzaine de carrières à
7
Arch. dép. Jura, 1 H 310 (21/01/1425). Crançot au début du XXe siècle, exploitées par une centaine
8
Ibidem. d’ouvriers.

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la pierre dans le chantier de l’abbaye de baume-les-messieurs

Plusieurs études ont démontré qu’à la fin du Moyen Âge, la pierre provenait « pour l’essentiel
de carrières très proches du chantier »  11. Il en était ainsi pour le chantier de l’abbaye de Baume-les-
Messieurs au début du XVe siècle : les carrières utilisées se situent dans la seigneurie ecclésiastique, à
environ quatre kilomètres du monastère.
Dans les carrières de Crançot, il existait différents bancs offrant de la pierre dont la couleur
variait du blanc au gris. En 1845, il existait encore trois carrières de pierre blanche et deux de pierre
grise 12. Les calcaires gris de Crançot sont appelés localement « granite, granitelle, petit granit, à cause
de leur aspect granitoïde » 13. Qu’elle soit blanche ou grise, la pierre de Crançot est un calcaire à entro-
ques, à grain moyen, très résistant, non gélif. Selon les normes AFNOR , son coefficient de taille est
de 10 : elle se classe parmi les pierres fermes 14. Facile à sculpter, se polissant bien, elle est adaptée à la
réalisation de statues ; « l’homogénéité de sa pâte lui permet [...] de se prêter à toutes les exigences du
ciseau le plus capricieux et le plus difficile » 15. Valeur sûre, la pierre de Crançot représentait donc un
patrimoine d’une grande valeur, offrant un intérêt considérable.
La pierre blanche, dont la couleur est parfois légèrement grisâtre ou jaunâtre, avait sans doute
la faveur des sculpteurs. Il est probable qu’il existait des « bancs des ymaiges » dans les carrières ap-
partenant à Amé de Chalon, c’est-à-dire des bancs de pierre réservés, en raison de leur perfection, à la
statuaire. Nous pouvons raisonnablement penser que la majorité des statues de la première moitié du
XVe siècle, conservées dans l’abbaye de Baume, sont en calcaire de Crançot. L’examen visuel des œuvres
montre qu’elles sont exécutées dans une pierre très blanche, soigneusement polie, ce qui a pu parfois
laisser croire que certaines étaient en plâtre ! Sur les parties sculptées, rares sont les traces d’outils, mais
leurs empreintes sont très nettes au revers et sur les lits de base. Le fragment du dais provenant du
tombeau d’Amé de Chalon a pu faire l’objet d’une analyse pétrographique ; il révèle effectivement un
calcaire oolithique blanc crayeux, fortement apparenté à la pierre de Crançot 16.

Nature et destination des pierres

D’après les documents, il semblerait qu’une partie des pierres transportées depuis les car-
rières ait été juste débitée puis taillée et coupée sur le chantier. Cette pratique, d’ailleurs répandue
dans le fonctionnement des chantiers au XVe siècle, serait confirmée à Baume par plusieurs indices.
D’une part, en 1399, les visiteurs de l’ordre de Cluny signalaient que « les ouvriers y sont tous les
jours [au monastère], et les matériaux sont apprêtés sur place »  17. D’autre part, un villageois de
Baume dit avoir vu transporter « les pierres et les membres pour reffeccion de l’eglise » 18. Tout porte
à croire que les « membres », « quartier de pierre pour faire des angles, des pierres de taille, des

11
Odette Chapelot, « La fourniture de la pierre sur les roches de construction et de décoration », dans Le Mausolée.
chantiers bourguignons (XIVe-XVe siècles) », dans Actes Revue mensuelle des arts et techniques des roches de qualité,
du congrès national des sociétés savantes, section archéologie Givors, 1976, p. 38. Michel Calvi, « Calcaires et marbres
(98e, Saint-Étienne, 1973), Paris, 1975, p. 223 ; sur 40 cas de du Jura », ibidem, février 1980, 47e année, n° 522, p. 299 :
chantiers bourguignons étudiés, 27 présentent une carrière « c’est un calcaire à entroques constitué par des fragments
située à moins de 8,5 km du chantier (ibidem, p. 218-219). de crinoïdes à cassures spathiques ».
15
Alain Salamagne, « L’approvisionnement en pierre des Frère Ogérien, Histoire naturelle du Jura et des
chantiers médiévaux : l’exemple de Douai (Nord) aux XIVe départements voisins, t. I - Géologie, Besançon, 1867, p. 746 ;
et XVe siècles », Archéologie médiévale, t. XXVI, 1996, p. Calvi, « Calcaires » (cf. note 14), p. 299.
16
49. L’analyse pétrographique, pratiquée sur lame mince
12
Arch. dép. Jura, M 3346 (1845). (n° 99-3), a été réalisée par Mme Danièle Decrouez et M.
13
Léon Charpy, Notice sur l’industrie de la marbrerie à Pierre-Alain Proz du Muséum de Genève.
17
Saint-Amour et sur les divers gisements de marbre dans le Charvin, Statuts (cf. note 2).
18
département du Jura, s. l., 1880, p. 18-19. Arch. dép. Jura, 1 H 303 (1436), fol. 119v.
14
«  Essai de nomenclature des carrières françaises de

157

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sandrine roser

montants de portes » 19, présentaient un degré de finition supérieur aux autres pierres transportées ;
on peut supposer qu’ils étaient épannelés, de meilleure qualité, et de plus grandes dimensions. Enfin,
les textes mentionnent de la lave 20 et des « carrons », probables dalles de pierre.
Les pierres ont été utilisées pour des travaux relatifs à l’église et aux bâtiments monastiques, et
aussi pour la construction et l’alimentation d’au moins un four à chaux. Excepté pour ce dernier et la
couverture de l’église, les archives médiévales ne nous apportent aucun renseignement sur la nature
exacte des réparations et des créations ex nihilo.
Pour des raisons de sécurité, le « raffort » ou four à chaux 21 était placé au voisinage de l’abbaye,
vers l’actuel donjon. Une partie de la pierre était destinée à la construction même du four, mais l’autre
partie, certainement plus importante, devait servir à la fabrication de la chaux, obtenue par la calcina-
tion du calcaire. On ne connaît pas les dimensions de cet ouvrage mais compte tenu de l’ampleur et de
la durée du chantier, elles ont pu être importantes ; le four fut sans conteste un grand « consommateur »
de pierre et c’est sans doute pour cette raison qu’il est cité si souvent dans les dépositions relatives aux
corvées de charroi.
Pour les autres matériaux lithiques, l’hypothèse que les « carrons » aient été des dalles de pierre
(et non de terre cuite) se justifie par l’examen du sol actuel de l’église. Bien que remanié à maintes re-
prises, il ne reflète plus le pavement en place lors du premier quart du XVe siècle, composé, au moins
en partie, de dalles de granitelle de Crançot gravées aux armes et initiales d’Amé de Chalon. On en voit
encore en grand nombre aujourd’hui, surtout dans l’église où elles devaient probablement orner le
chœur liturgique et la chapelle abbatiale.
Pour l’utilisation qui fut faite de la lave, provenant directement de la falaise dominant l’abbaye,
il n’y a aucune ambiguïté : elle servit à la réfection – complète ? – de la longue couverture de l’église (71
m), sans doute très abîmée par l’incendie de 1336 22.

L’acheminement des pierres

Pour faire parvenir les matériaux de construction nécessaires au chantier, Amé de Chalon
s’appuyait sur les sujets de sa seigneurie ecclésiastique de Baume, composée des villages de Baume,
Sermu, Granges-sur-Baume et Crançot (fig. 2). Le recours à cette main d’œuvre locale était très
économique : l’abbé la rémunérait peu et utilisait le système des corvées auquel étaient astreints ses
sujets. Toutefois, il s’agissait alors d’un type spécial de corvée : la corvée dite de courtoisie.
Si les corvées liées à la production et à l’acheminement des denrées alimentaires étaient obliga-
toires, il n’en était pas de même pour les charrois de pierres et autres matériaux de construction qui
s’apparentaient à un travail supplémentaire, rendu volontairement, et toujours gratuitement, par les
sujets du seigneur abbé.

19 20
Définition donnée par Paul Cattin, « La construction Nom régional de la lauze, pierre plate utilisée pour
d’un château au XIVe siècle : Château-Gaillard (Ain)  », couvrir des bâtiments.
Cahiers de René de Lucinge, 4e série, n° 26, 1990, p. 107. 21
Arch. dép. Jura, 1 H 303 (1436), fol. 20r, 43v, 65r, 79r, 92r,
En ce qui concerne le proche chantier jurassien de Saint- 119v, 125v. On relève différentes orthographes : « raffor »,
Hippolyte de Poligny, on retrouve, dans les archives, le « raffort », « raffour ».
22
terme « membreure » qui a la même signification : Claude Arch. dép. Jura, 1 H 303 (1436), fol. 136v et fol. 65r : « Et
Ragondet, « Les chantiers de construction au château de aussi leur a veü faire commandement par le temps dud. feu
Grimont sous le principat de Jean sans Peur (1404-1419) », abbé son oncle de venir charroyer [...] les laves necessaires
Société d’émulation du Jura, Travaux 2000, Lons-le-Saunier, pour la coverture de ladite eglise lesquelles il leur a veü
2001, p. 315. charroyer plusieursffois ».

158

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la pierre dans le chantier de l’abbaye de baume-les-messieurs

Le caractère exceptionnel et facultatif de la corvée de courtoisie impliquait que le commandi-


taire exprimât sa demande de service avec diplomatie et amabilité afin d’éviter un éventuel refus 23.
Le recours aux corvéables pour approvisionner un chantier de construction n’était pas une
spécificité baumoise ; il était pratiqué sur l’ensemble des terres bourguignonnes, au sud comme au
nord 24. On notera toutefois que la précision « de courtoisie » est rare et qu’en l’occurrence, les corvéables
étaient généralement affectés au débroussaillage, à l’enlèvement des gravats ou au creusement des
fondations tandis que le transport des matériaux de construction s’effectuait habituellement au moyen
des fournisseurs, qui livraient eux-mêmes leur production, et des transporteurs privés, occasionnels
ou professionnels.
Si, comme le laissent croire les textes, la corvée de courtoisie était le mode d’acheminement
essentiel pour le chantier entrepris par Amé de Chalon, la campagne de travaux qui eut lieu à Baume
au début du XVe siècle revêtirait, à ce titre, un caractère exceptionnel.
À partir des textes, il est possible de retracer le déroulement des corvées de charrois de
pierres.
L’abbé avait à son service un émissaire spécialisé dans l’annonce de corvées, le « commandeur »,
qui transmettait sa requête aux corvéables la veille de l’exécution de la tâche qui avait lieu généralement
le dimanche 25.
Le jour d’une corvée de charroi, les corvéables possédant des animaux de trait constituaient
quatre à six groupes, composés de cinq ou six personnes (soit un total de 20 à 36 participants) qui
mettaient leurs biens en commun pour former un attelage : chacun prêtait un cheval et l’un d’eux
fournissait le char 26. À ce convoi de quatre à six charrettes, s’ajoutaient un ou deux chars, voire trois
ou quatre, appartenant à l’abbé 27 ; l’un était mené par le commandeur, qui accompagnait systématique-
ment les corvéables, et les autres étaient conduits par des « charretons » au service du prélat. En plus
du convoyage, les corvéables assuraient aussi le chargement et le déchargement des marchandises
transportées 28.
Les corvées n’étaient pas rémunérées mais, comme c’était souvent l’usage, l’abbaye offrait en
compensation aux villageois de la nourriture et du foin pour leurs chevaux. Lors du procès l’opposant
aux habitants de Crançot, l’abbé se plaignit que cette rétribution était d’un coût trop élevé, rendant peu
rentable le recours aux corvéables  29. En réalité, au regard du travail fourni et des économies consi-
dérables réalisées, ces frais de bouche représentaient une moindre dépense. Cette remarque est d’autant

23 24
Arch. dép. Jura, 1 H 303 (1436), fol. 92r-v : Pierre Chardon, Pour des comparaisons entre le cas de Baume et d’autres
l’un des émissaires d’Amé de Chalon chargé de commander chantiers, voir Roser, L’art à Baume-les-Messieurs (cf. note
les corvées aux paysans, décrit explicitement la manière 1), vol. 2, p. 255-256.
25
dont il convenait de recruter les volontaires : « Dit qu’il Arch. dép. Jura, 1 H 303 (1436), fol. 9v, 20v-21r, 26v-
bien veü que ou temps dud. abbé darrenierement trespassé 27r, 38r, 40v-41r, 98v, 129r, 137r. « Lesd. habitans ont fait
que lesd. habitans ont charroyé du boys et de la pierre pour les courvees [...] le plus souvant au jour de dimenche que
reparacion de l’eglise de ladite abbaye et aussi leur a veü a aultre » (fol. 34v).
26
charroyer les boys et les pierres d’un raffort que led. abbé Arch. dép. Jura, 1 H 303 (1436), fol. 34v, 86v, 137v...
fit faire maiz ly qui parle dit que s’estoit par courtoisie que Le villageois qui prête son char est dispensé de faire
aultrement. Interrogié se l’on leur commandoit point de physiquement la corvée (fol. 64v).
27
venir esd. charroy de boys et de pierre comme l’on faisoit Ibid., article XII, fol. 9r : « L’abbé et ses predecesseurs [...]
quant l’on leur commandoit les aultres corvees de charroyer ont tousiours eu continuelment un bon cher ferré de trois
lesd. bles et vins, dit que non ; et que ly mesme qui parle, ou quatre bons roussins et le plus du temps, deux chers bien
quant il estoit commandeur, ne leur commandoit point arnaichiez que tousiours continuelment ont charroyer blés,
ainsi qu’il faisoit es aultres corvees, maiz leur disoit que vins et aultres choses necessaires pour lad. eglise » ; et aussi
monseigneur l’abbé les prioit qu’il leur pleust de venir aidier fol. 59v, 86v, 146v, 150r.
28
a charroyer lesd. boys et pierres pour led. raffour et ils ly Ibid., fol. 26v-27r, 137v-138r, 151v.
29
respondoient que pour amour de mondit seigneur l’abbé, Arch. dép. Jura, 1 H 303 (1436), fol. 9v.
ils le feroient volentiers ».

159

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plus vraie que le transport de la pierre par voie terrestre effectué par des transporteurs professionnels
revenait extrêmement cher, même si les carrières étaient proches du chantier : il augmentait consid-
érablement le prix d’achat de la pierre, pouvant le doubler 30.
Les corvées de charroi constituaient un travail pénible, en particulier dans la région de Baume-
les-Messieurs. L’abbaye est nichée au fond d’une reculée, c’est-à-dire une vallée en cul-de-sac, entourée
de falaises de 200 mètres de hauteur (fig. 1). Les carrières de Crançot étant situées sur le plateau sur-
plombant Baume, le trajet au dénivelé important était à lui seul une épreuve de force, ce qui est régu-
lièrement rappelé dans les documents.
Il est possible de déduire la charge et le volume de pierre transportée sur chaque char grâce au
nombre de chevaux composant les attelages. En effet, Alain Salamagne a calculé que les chars à quatre
chevaux des chantiers médiévaux tractaient chacun entre 700 et 1000 kilogrammes de pierre en moy-
enne  31. Par conséquent, à Baume, les chars étant attelés de quatre à cinq chevaux, ils devaient être
capables de tracter des charges comprises entre 900 et 1125 kilos (un cheval pouvant tirer à lui seul un
poids de 225 kilos). La densité de la pierre de Crançot étant d’environ 2600 kilos par mètre cube 32, un
3
attelage pouvait donc transporter entre 0,34 et 0,43 m de pierre, soit quinze à dix-neuf blocs de format
moyen (0,50 x 0,20 x 0,20 m). Ainsi, dans un contexte favorable (bonnes conditions climatiques, taux
de participation maximal des corvéables, matériel en état…), une corvée dominicale de charrois de
pierre pouvait faire parvenir au chantier de l’abbaye de Baume cent cinquante-deux blocs, transportés
par huit chariots, tirés chacun par cinq chevaux.
Outre le caractère accidenté du relief, cette grande puissance de traction et la forte mobilisation
de convoyeurs peuvent s’expliquer par le fait que l’approvisionnement était hebdomadaire à Baume
tandis que, sur d’autres chantiers, des transporteurs de métier étaient susceptibles d’amener des pierres
tous les jours. Ainsi, pour alimenter le chantier baumois en suffisance pour une semaine de travail, il
est probable que les corvéables devaient acheminer le dimanche de grandes quantités de pierre.
Par ailleurs, pour la période 1400-1425, les archives permettent de constater une forte augmen-
tation des corvées accomplies par les villageois de Crançot. Au nombre de cinq ou six par an avant
l’arrivée d’Amé de Chalon, elles deviennent hebdomadaires au fil du premier quart du XVe siècle. Bien
entendu, il ne s’agit pas uniquement de corvées de transport de pierre ; la redynamisation de l’économie
vivrière éclaire également cette augmentation sensible.
Néanmoins, seule la population de Crançot protesta contre les demandes récurrentes de l’abbé.
C’est un indice majeur qui laisse croire que le convoyage de pierre fut le facteur déterminant de cette
inflation du nombre de corvées comme en témoignent certains habitants : « [Amé de Chalon a] con-
traint lesd. habitans a faire avec lesd. courvees d’aler querir bles et vins, aultres courvees comme quant
il commença besoignier a ediffier lad. eglise de lad. abbaye, les pressa de faire aultres courvees, c’est
assavoir d’aler querir pierres et boys pour lad. eglise, de quoy ils se grusoient fort et pourquoy ilz ont
estez mehus de commancier ce present procez »  33. En effet, la proximité des carrières par rapport à
Crançot conduisit sans nul doute à solliciter toujours davantage les habitants de ce bourg.

30
Ragondet, « Les chantiers » (cf. note 19), p. 319 : pour Pays-Bas méridionaux (1350-1550)  », dans A.C.N.S.S.
les différents chantiers du château de Grimont au début (115), section sciences : Carrières et construction en France
du XVe siècle, les charrois, effectués par des particuliers, et dans les pays limitrophes (I, Avignon, 9-12/04/1990), Paris,
représentent 25 % du coût de la construction. Chapelot, 1991, p. 83-84.
31
« La fourniture de la pierre » (cf. note 11), p. 214-217 : Salamagne, « L’approvisionnement en pierre » (cf. note
l’auteur a calculé le prix de revient du transport des pierres de 11), p. 52.
32
plusieurs chantiers bourguignons de la fin du Moyen Âge ; Ministère des travaux publics, Répertoire des carrières de
sur 10 chantiers utilisant des pierres provenant de carrières pierre de taille exploitées en 1889, Paris, 1890, p. 134-135.
distantes entre 2 et 7,5 km, « le transport augmente le prix Résistance à l’écrasement : (en moyenne) 966 kg/cm3.
33
du matériau de 50 à 100 % » (p. 215). Voir également à ce Arch. dép. Jura, 1 H 303 (1436), fol. 31v ; voir aussi fol.
sujet : Alain Salamagne, « L’approvisionnement et la mise 85r-v, 58r, 65r et 75r.
en œuvre de la pierre sur les chantiers du sud des anciens

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la pierre dans le chantier de l’abbaye de baume-les-messieurs

1425 apparaît donc comme une année charnière : Amé de Chalon, « vielz et maladis »34, di-
rigeait Baume depuis trente-six ans. Il était sans doute impatient d’assister à l’achèvement des travaux
qu’il avait projetés et plusieurs éléments paraissent témoigner de sa volonté d’accélérer singulièrement
la marche du chantier à partir de cette date.
Tout d’abord, on relève sa pugnacité pour acquérir la carrière dite « en Bulois », certainement
mise en service rapidement. L’accélération de l’extraction des blocs et la fréquence de leurs transports
créèrent de nouveaux rythmes entraînant un surcroît de travail pour les sujets corvéables de Cran-
çot.
Parallèlement, on observe à partir de 1425 la mise en application de pénalités pour obliger les
corvéables à effectuer leurs tâches  35. Pour punir les réfractaires, les serviteurs de l’abbé levèrent des
amendes ou confisquèrent des objets mobiliers et du bétail.
Ainsi, pour qualifier les corvées de transport de pierre, l’épithète « de courtoisie » perdit peu à
peu son sens. Les habitants de Crançot ne pouvaient plus se soustraire à cette tâche qui avait perdu
tout caractère facultatif et Amé de Chalon arguait désormais qu’ils étaient corvéables à volonté, ce
qu’ils contestèrent vivement.
En 1427, la situation devint intolérable ; les villageois estimaient n’avoir plus « souffisant espace
de temps de labourer pour eulx mesmes et de gaigner leur vie, […] nourrir leurs petiz et pouvres enf-
fans, car […] le plus de leur temps de leur labour estoit pour lad. abbaye »  36. Ils refusèrent alors
d’accomplir toute corvée pour le monastère et saisirent la justice. Cette rébellion, qui dura jusqu’en
1461, eut certainement un impact sur l’avancement des travaux mais il est difficile de l’évaluer 37. Il est
certain que la grève entraîna une forte réduction de la main-d’œuvre. L’activité du chantier fut-elle
ralentie à partir de 1427 ? Les documents demeurent muets à ce sujet.
L’arrêt prononcé par le Parlement de Dole le 21 février 1461 mit un terme définitif au procès
opposant les villageois à l’abbé de Baume. Il fut reconnu, au bénéfice de l’abbé, le droit de demander
un nombre illimité de corvées à des fins d’économie vivrière ; quant aux sujets de Crançot, ils durent
payer à la cour du Parlement de Dole la somme de cinquante livres estevenantes  38. Néanmoins, ils
gagnèrent la reconnaissance officielle que les corvées de transport de pierre étaient indues.

34
Arch. dép. Jura, 1 H 310 (10/01/1443), l.9. Il est d’ailleurs corvees ».
36
sous-entendu que les habitants de Crançot ont alors profité Arch. dép. Jura, 1 H 304 (1461), § 27.
37
du mauvais état de santé de leur seigneur pour cesser Le préjudice estimé par l’abbé «  pour la cause desd.
d’accomplir les corvées. corvees non faites » était de 300 livres (Arch. dép. Jura, 1 H
35
Arch. dép. Jura, 1 H 303 (1436), fol. 126r : « Sont environ 303 (1436), article XXIX, fol. 15r).
38
dix ou XII ans [i.e. 1424 ou 1426] qu’ilz devoient l’emende Arch. dép. Jura, 1 H 304 (21/02/1461), § 51 à 53.
de trois soulz seullement quant ilz defailloient d’aler esd.

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Le parchemin, la pierre et l’Auberge du saumon.
La façade flamboyante de la chapelle Saint-Yves à Paris
(-)
Philippe Plagnieux

À la suite de la canonisation de saint Yves en 1347, les Bretons de Paris fondèrent une confrérie
en son honneur et lui élevèrent une chapelle. Le roi Jean le Bon en posa la première pierre le 13 mai
1354 et la consécration de l’édifice eut lieu le 29 septembre 1357 1. Composé d’une courte nef charpentée
et terminé par une abside  2, l’édifice ouvrait à l’ouest sur la rue Saint-Jacques, le flanc sud longeait la
rue des Noyers (à l’emplacement de l’actuel boulevard Saint-Germain), alors que le côté nord n’était
séparé des maisons voisines que par une étroite ruelle. Ce dernier côté était d’ailleurs désigné « devers
maistre Pierre Leroy », un avocat au Châtelet particulièrement lié à la confrérie et dont la résidence se
trouvait rue Saint-Jacques, à proximité de la chapelle.

L’église Saint-Yves et la construction des chapelles latérales

Si les derniers vestiges du monument, passablement endommagé à la suite de la Révolution,


disparurent définitivement lors du percement du boulevard Saint-Germain en 1855, les importantes
campagnes de transformation de la chapelle durant les premières décennies du XVe siècle sont docu-
mentées par le seul livre de comptes médiéval qui nous soit parvenu de la confrérie - entre 1405 et
1423  3. Bien qu’elle permette d’aborder de façon concrète la question de la création sur un chantier
médiéval, cette comptabilité n’a été que très partiellement exploitée 4. Son interprétation pose en effet
problème, en raison de la dispersion de l’information dans un unique registre de comptes généraux
qui ventile confusément l’ensemble des sorties d’argent sous différents chapitres – selon la nature et,
surtout, en fonction de l’importance des dépenses et sans respecter la chronologie. Afin de renouer le
fil des opérations, il était donc nécessaire de rebattre complètement les cartes. Mais l’intérêt principal
de ce registre réside dans le fait que le scribe a dû multiplier les détails précis des diverses lignes de
dépenses pour justifier chaque sortie d’argent. Cette comptabilité en effet ne concerne pas seulement
les travaux mais touche à la vie même de la confrérie dans ses aspects les plus variés.
L’église ayant servi de lieu d’inhumation aux Bretons mais également aux gens de justice et aux
professeurs des collèges environnants  5, il fallut édifier une série de chapelles latérales, peut-être dès
la fin du XIVe siècle et, de façon certaine, au début du siècle suivant. Ces dernières constructions sont
relatées par les deux premiers exercices comptables conservés qui courent, l’un (dont il manque le

1
Sur cette chapelle, René Couffon, «  La confrérie de « Raymond du Temple, maître d’œuvre des rois de France
Saint-Yves à Paris et sa chapelle », Société d’émulation des et des princes », dans Odette Chapelot (dir.), Du projet au
Côtes-du-Nord, Bulletins et Mémoires, 64, 1932, p. 8-59. chantier. Maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre aux XIVe-XVIe
Plus généralement, Jean-Christophe Cassard et Georges siècles, Paris, 2001, p. 332-333). En raison de l’importance
Provost (dir.), Saint Yves et les Bretons. Culte, images, relativement marginale dans sa problématique générale,
mémoire (1303-2003), Rennes, 2003. Agnès Bos, Les églises flamboyantes de Paris, Paris, 2003,
2
Le procès-verbal d’adjudication du 6 mai 1793 donne une ne fait qu’évoquer rapidement le chantier de Saint-Yves (p.
courte description du monument, Archives de Paris, DQ10 31, 73 et 124).
5
1592. Voir à ce sujet les nombreuses références dans Jean
3
Arch. Nat., LL 963b. Adhémar, «  Les tombeaux de la collection Gaignières.
4
L’étude partielle de ce compte a toutefois permis à Isabelle Dessins d’archéologie du XVIIe siècle  », I, Gazette des
Taveau-Launay d’attribuer le projet définitif de la façade Beaux-Arts, 1974.
à l’architecte Pierre Robin (Isabelle Taveau-Launay,

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 163-176
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100197

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philippe plagnieux

début) du 19 mai 1405 au 18 mai 1406, et l’autre du 19 mai 1406 au 23 juin 14076. En effet, si le premier
compte mentionne, entre autres, la pose et la peinture d’un grand crucifix dans la dernière chapelle du
côté de la rue des Noyers, il y est également question, à partir du début de l’année 1406, de la construc-
tion de deux nouvelles chapelles, l’une consacrée à saint Jean et l’autre à sainte Catherine, du côté
nord.
Auparavant, le 28 décembre 1405, les procureurs de Saint-Yves s’étaient déplacés à Notre-Dame-
des-Champs « pour choisir et adviser la pierre pour la maçonnerie de Saint-Yves ». Puis, le 5 janvier
1406, ils discutèrent avec les charpentiers sur les moyens d’étayer l’hôtel appelé de Saint-Yves, dont on
précisa (le 28 février 1406) « ou l’édifice a esté fait nouvellement ». Les terrassiers creusèrent les fonda-
tions entre le 19 et le 24 février. Au début de mars 1406, le maître d’œuvre, Benoît de Savoie, visita le
chantier et, le 10 mars, jour de la pose de la première pierre, un repas lui fut offert ainsi qu’aux maçons
(moyennant la somme de 14 s. p.). Le 12 avril, on l’invita pour un nouveau déjeuner lorsqu’il vint in-
specter les fondations (3 s. 6 d. p.). Le 2 juin 1406, Benoît de Savoie, aidé pour les écritures de son fils
Thomas, notaire au Châtelet, certifia une première série de travaux réalisés par l’entrepreneur, le maî-
tre maçon Jean Manicet. L’ouvrage consistait dans la réalisation de murs avec leurs deux contreforts,
d’environ 11,50 m en développement sur une hauteur d’environ 8,50 m, de deux arcs doubleaux et deux
piliers engagés. Quant à la pierre, elle avait été fournie par Jean de Bretagne, dit Le Grand, carrier à
Notre-Dame-des-Champs. Outre les pierres de construction, celui-ci avait livré un quartier de liais
pour la réalisation d’une piscine puis, en janvier 1407, deux pierres d’autel. Le 24 mai 1407, Benoît de
Savoie procéda à la réception définitive des travaux. Jean Manicet avait alors complété les murs qui
s’élevaient désormais à environ 12 m et dans lesquels étaient ménagées deux baies avec leurs meneaux
et allèges. La corniche en pierre de liais avait été maintenue par des agrafes de fer scellées au plomb.
Afin de poursuivre le chantier sans interruption, on avait fait appel, en plus de Jean de Bretagne, à deux
autres carriers, probablement parmi les plus importants de la capitale, Jean de Cambrai, habitant égale-
ment à Notre-Dame-des-Champs 7, et Amaury Gonel, de Gentilly 8.

Deux campagnes de construction pour une façade

Peu après la construction de ces dernières chapelles, les confrères décidèrent d’élever une nou-
velle façade sur la rue Saint-Jacques (fig. 1). À la suite de son mariage avec Jeanne de France en 1404,
le duc de Bretagne Jean V leur avait pour cela octroyé un don de 400 francs afin d’exécuter une grande
verrière. Le versement tarda cependant puisqu’en mars et en mai 1409, les procureurs de Saint-Yves
durent entreprendre deux voyages à Évreux auprès du receveur ducal afin de récupérer la somme

6
Pour le premier compte, fol. 12 à 22v et, pour le deuxième, carriers puisque le censier de Saint-Jean-de-Latran, pour les
fol. 23 à 43v. Concernant cette comptabilité, les termes années 1371-1376, mentionne une carrière ayant appartenu
sont d’abord fixés au jour de la saint Yves, le 19 mai, puis à feu Pierre de Cambrai puis à Raymond du Temple (Arch.
à partir de la fin du deuxième exercice au jour de la saint Nat., S* 5120).
8
Jean-Baptiste, le 24 juin. Depuis l’étude de Couffon, « La Amaury Gonel avait également fourni des pierres
confrérie » (cf. note 1), p. 23 et s., le chantier des chapelles pour l’hôtel parisien de Jean sans Peur (l’hôtel d’Artois) :
a toujours été confondu avec celui de la façade. B.n.F, coll. Bourgogne, ms. 58, fol. 355. Il est également
7
Les comptes du collège de Dainville, par exemple, citent mentionné dans les fonds de l’Hôtel-Dieu en 1421 (Brièle
pour les années 1396 et 1397 Jean de Cambrai, carrier n° 3142 et 3143) et, la même année, il est porté au rôle des
demeurant à Notre-Dame-des-Champs (Arch. Nat., M contribuables parisiens, habitant cette fois le quartier de
120, fol. 9, 25v et 26). Celui-ci est cité comme membre de Saint-Benoît-le-Bestourné, secteur où se trouvaient aussi
la confrérie des maçons et charpentiers (la confrérie Saint- des carrières (Jean Favier, Les contribuables parisiens à la
Blaise-Saint-Louis) dans un acte de vente du 16 juin 1392, fin de la Guerre de Cent Ans. Les rôles d’impôt de 1421, 1423
cf. note 33. Probablement appartenait-il à une dynastie de et 1438, Paris, 1965, n° 627, p. 194).

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le parchemin, la pierre et l’auberge du saumon

Fig. 1 : Paris, chapelle Saint-Yves, façade occidentale, eau-forte, XVIIe siècle
(cl. BnF).

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Fig. 2 : Paris, chapelle Saint-Yves, façade occidentale, détail du portail, Jean V duc de Bretagne, collection
Gaignères (cl. BnF).

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le parchemin, la pierre et l’auberge du saumon

promise 9. Le chantier bénéficia également des bienfaits du vidame d’Amiens Baudoin d’Ailly, chambel-
lan de Jean sans Peur, qui semble avoir eu une dévotion particulière pour le saint breton. En effet, le
même exercice comptable, pour 1408-1409, mentionne la confection, dans dix peaux de parchemin,
d’un manuscrit aux armes du vidame représentant « la Vie monseigneur saint Yves pour donner a
monseigneur le vidame d’Amiens ». Afin d’honorer ces bienfaiteurs, on plaça, de part et d’autre du
gâble couronnant le portail, les statues du duc (fig. 2) et de la duchesse (fig. 3) avec leurs armes à proxi-
mité – dans le gâble – ainsi que celles de France au centre 10. Quant aux armes du vidame (de gueules
au chef échiqueté d’argent et d’azur de trois tires), elles figuraient au milieu du tympan (fig. 1). Une des
dernières opérations du chantier consista d’ailleurs « a graver et paindre les armes du roy, du duc et de
la duchesse de Bretaigne et du vidame d’Amiens au portail » 11.
Les travaux débutèrent véritablement au sortir de l’hiver 12. Au début du mois de mars 1409,
les procureurs de Saint-Yves invitèrent à l’auberge du Saumon le maître d’œuvre Benoît de Savoie, le
charpentier Guillaume Milon, le carrier Jean de Bretagne ainsi que plusieurs habitants de la rue Saint-
Jacques « pour aviser sur le fait de fondement du portail ». Quelques jours après, le 14 mars, Benoît de
Savoie visita l’église et donna son avis sur la meilleure façon de passer le marché, à la toise ou à l’assiette
(probablement selon une série des prix ou à forfait) pour les fondations d’une des deux tourelles
d’escalier qui devaient flanquer le pignon. De nouveau à l’auberge du Saumon, et suivant les conseils
de Benoît de Savoie et de Jean de Bretagne, on passa devant notaires le marché avec les maçons Henri
Bricet, Jean James, Geoffroi Sevestre et Simon Le Noir : « fu marchandé du maçonnaige du remeuant
des fondemens qui sont a present a faire et la vis et l’encomencement de la jambe du portail ». Toujours
au mois de mars 1409, le charpentier Jean de Lagny et les maçons abattirent le mur de la maison des
chapelains qui gênait l’entreprise. Il fallut également étayer l’hôtel de Pierre Leroy qui venait d’être
acquis. Le charpentier Guillaume Milon et ses aides vaquèrent trois semaines à démolir l’ancienne
façade et à retenir le comble de l’église. Au mois d’avril, les charpentiers posèrent une cloison provisoire
pour fermer la chapelle : on acheta dix chevrons et deux pièces de bois. Alors que les fondations de la
seconde vis étaient déjà ouvertes, le 10 avril, trois des procureurs allèrent visiter les carrières de Notre-
Dame-des-Champs pour marchander la pierre mais, au cours du déjeuner, le maître d’œuvre et les
ouvriers du chantier leur signalèrent qu’on trouverait de la meilleure pierre à moindre coût au Pont-
de-Charenton. Les procureurs s’y rendirent le jour même et, chemin faisant, ils épongèrent leur soif
dans un estaminet du faubourg Saint-Antoine. Les premières batelées de pierre arrivèrent à partir du
19 avril.
Durant un repas à l’auberge du Saumon, les procureurs marchandèrent avec Jean James et son
compagnon – Simon Le Noir – la réalisation du remplage pour la verrière (« quant on marchanda a
Jehan James et a son compaignon, tailleurs de pierre, de faire ladite forme »). Ensuite, le menuisier
Simon de Sarge livra des pièces de chêne de la Baltique (« du bois de bort d’Illande »), qu’il débita pour
y tailler les gabarits nécessaires à l’exécution du remplage (« pour faire les moles de la fourme de la
verriere donnee par monseigneur le duc de Bretaigne »). Pour assembler ces derniers, on acheta aussi
du fer blanc et des clous. Jean de Bretagne fournit la pierre (probablement du liais) pour les meneaux
et on chargea Claux Le Leu de confectionner la verrière 13 dont le plomb fut fourni par Renaud Leclerc,

9
Cf. Couffon, « La confrérie » (cf. note 1), p. 22-23 et 113v. Pour les armes de Baudoin d’Ailly, Carla Bozzolo et
exercice comptable du 24 juin 1408 au 23 juin 1409, fol. Hélène Loyau, La Cour amoureuse dite de Charles VI, t. 1,
44-58v. Paris, 1982, p. 102, n° 122.
10 12
Rappelons que la confrérie bénéficia depuis sa fondation Exercice comptable du 24 juin 1408 au 23 juin 1409, fol.
de plusieurs dons royaux, notamment de Charles VI qui 44-58v.
13
avait offert en 1386 50 francs ainsi qu’une grande verrière Sur ce maître-verrier, cf. l’introduction sur le vitrail de
pour le chevet qui représentait la famille royale : Couffon, Françoise Gatouillat dans le catalogue de l’exposition
« La confrérie » (cf. note 1), p. 18. Paris 1400. Les arts sous Charles VI, Paris, 2004, p. 93-94.
11
Exercice comptable du 24 juin 1413 au 23 juin 1414, fol.

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Fig. 3 : Paris, chapelle Saint-Yves, façade occidentale, détail du portail, Jeanne de France duchesse de Bretagne,
collection Gaignères (cl. BnF).

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le parchemin, la pierre et l’auberge du saumon

forgeron demeurant sur le Petit-Pont. Selon un rôle certifié par Benoît de Savoie, on commença à
rétribuer Jean James et Simon Le Noir pour la besogne « par eulx faicte ou portail », de même qu’il
fallut à nouveau acquérir du fer blanc et des clous « pour refaire les moles dudit portail ». On dut
encore inviter à l’auberge du Saumon Jean James et Simon Le Noir, pour les dédommager de leur
faible rétribution après qu’ils eurent passé environ deux jours « a proporcionner les meneaux de la
verriere ».
Les gouverneurs s’adressèrent cette fois à treize carriers. Le transport de la pierre se fit par
batelées, sans qu’il soit question ensuite du transfert par charrois. Toutefois, il semble bien que les
confrères se chargèrent de l’acheminement à pied d’œuvre puisque, le 13 juin 1409, ils laissèrent sur le
bateau une partie de la cargaison de Guillaume de Lannoy « pour II toises et un quart que demourerent
sur la riviere dont on avoit que faire » ; il est également question de l’achat de douze « pieces de mole
a rouller les pierres ». Les livraisons s’effectuaient soit à la toise, soit en blocs calibrés (quartiers, car-
reaux et carreaux doubles) mais, afin d’en calculer le prix, l’ensemble fut toujours ramené à la toise
carrée lors de la réception du matériau par Benoît de Savoie. Ces pierres proviennent de trois bassins
d’extraction, pour l’essentiel le Pont-de-Charenton, dans l’est parisien, comme cela avait été décidé au
mois d’avril 1409, mais aussi d’Ivry, au sud de Paris, et de la capitale elle-même, des carrières de Notre-
Dame-des-Champs. Les carriers de Charenton approvisionnèrent le chantier en pierre de liais, un
excellent calcaire dur  14, et en « pierre de peliz ». Peut-être s’agit-il du banc de laine, c’est-à-dire un
calcaire tendre servant surtout pour les moellons ? Guillaume Le Page effectua trois livraisons, les 19
avril, 10 juin et 14 juin 1409 ; Guillaume de Lannoy transporta trois batelées, une le 4 juin et deux
autres le 13 juin ; Pierre Blondel intervint pour deux livraisons, les 6 et 25 mai (uniquement du liais) ;
enfin Gautier Aubery n’apporta qu’une cargaison de 16 quartiers de « peliz ». Des carrières d’Ivry, qui
fournissaient essentiellement un calcaire grossier pour les moellons 15, Guillaume de Montjalon, de-
meurant cependant à Paris, réalisa une livraison le 3 juin ; le même jour, Jean Pion, Jean de Gallande
et Gillet Dupont, demeurant à Ivry et probablement associés pour cette occasion, conduisirent trois
batelées ; puis sans précision de date, Jean Pion et Thomas de la Croix apportèrent deux autres batelées
et les frères Jean et Thomas de la Croix livrèrent « la pierre pour faire le comble d’en hault de ladite
fourme ». Quant aux carriers parisiens de Notre-Dame-des-Champs, comme cela fut souvent le cas,
on les sollicita essentiellement pour le liais : Jean de Bretagne pour trois livraisons, dont les pierres
devant servir à la taille des meneaux de la grande verrière ; Jean de Cambrai, pour trois livraisons,
parmi lesquelles du liais férot (un liais plus dur que le franc liais) pour les soubassements et du liais
pour les libages des fondations, ainsi que 30 carreaux simples de Gentilly ; enfin, Robin Mochon ap-
porta 22 marches d’escalier.
Sans toujours pouvoir en préciser la date mais avant la clôture de l’exercice, le 23 juin 1409, sont
également portés aux comptes, entre autres, l’achat de mines de chaux, dont trois pour les fondations,
un voiturier demeurant au séjour de Nesle (résidence parisienne du duc de Berry) qui transporta le
sable, la protection de la tranchée de fondation contre le ruissellement des eaux pluviales, le salaire des
terrassiers qui abaissèrent d’un pied les fondations par rapport à celles de la première tourelle d’escalier,
le paiement pour les jurés qui vérifièrent les fondations creusées par Jean de La Mote, ainsi que le
versement de huit écus, 7 livres et 4 deniers à Benoît de Savoie venu à plusieurs reprises, à la demande
des procureurs, pour assurer le suivi du chantier.
On décida subitement d’arrêter les travaux à ce stade du chantier et on acheta du chaume « a
couvrir les murs ». Effectivement, peu de choses furent entreprises au cours de l’exercice suivant (24
juin 1409-23 juin 1410) 16. À la suite d’un marché que lui passa Benoît de Savoie, on rétribua Simon Le

14
Sur les différents types de pierres de Paris et des environs, construction de Saint-Étienne de Sens d’après les comptes de
Annie Blanc et Claude Lorentz, « Identification d’une la fabrique 1490-1517, Paris, 1999, p. 300-301.
16
pierre », Lithiques, Pierres de Paris, 4, 1987, p. 13-30. Exercice comptable du 24 juin 1409 au 23 juin 1410, fol.
15
Denis Cailleaux, La cathédrale en chantier. La 59-67v.

169

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philippe plagnieux

Noir pour avoir réalisé « l’appuye neusve devant l’eglise », probablement une sorte de perron, dont la
pierre de liais fut livrée par Jean de Cambrai. On posa des pavés de grès sur les parties de la voie pub-
lique qu’il avait fallu découvrir lors du creusement des fondations ; des pavés de liais furent aussi posés
devant le monument et sur la rue à côté. La comptabilité mentionne également le décès du carrier Jean
de Bretagne et l’apuration des comptes avec ses héritiers, mais il n’est nullement question du salaire de
Benoît de Savoie.
Alors que les fondations avaient été creusées, une bonne partie des matériaux livrée à pied
d’œuvre et la taille des pierres étant, semble-t-il, bien avancée, le chantier ne retrouva sa pleine activité
qu’après un arrêt de plus d’une année, à la suite de divers débats  17. Une fois le dessin définitif de la
façade retenu, le 25 février 1411, Thomas de Savoie et Guillaume Porel, notaires au Châtelet, rédigèrent
le contrat avec les maçons pour la réalisation du portail ; quant à Benoît de Savoie, il reçut en mai 1411
9 livres pour ses gages et pour sa gratification promise, ayant obtenu « bon marchié de l’ouvrage dudit
portail ». On acheta, le 2 mars 1411, 50 pièces de chênes de la Baltique (« deux quarterons de bort
d’Irlande ») pour découper les gabarits du portail, ainsi que deux pièces de fer blanc et un millier de
clous pour les assembler. On scia immédiatement sept pièces de bois en chacune trois morceaux avec
lesquels le menuisier Simon de Sarge réalisa les premiers gabarits « pour avoir raboté, joint et aplanié
lesdites pieces contenant XXI pieces pour faire lesdits mooles ». L’entreprise put ainsi repartir dès la
fin de l’hiver alors que les carriers approvisionnaient de nouveau le chantier en matériaux de diverses
provenances et qualités, durant les mois de mars et avril 1411, et dont les toisés de réception furent ef-
fectués par Benoît de Savoie ou Simon Le Noir. On tracta de nouveau, le 6 mars, avec Guillaume de
Montgelain qui fournit, depuis ce jour jusqu’au 9 mai, dix-huit quartiers de bancs francs d’Ivry, le 9
mai six toises et demie de petits parpaings de Gentilly, d’environ un pied, puis, le 15 mai, à nouveau
quatre toises de petits parpaings. Amaury Gonel livra, le 4 mars, quatre grosses pierres de liais des
carrières de Notre-Dame-des-Champs puis, le 7, six quartiers de liais de même provenance et, le 16
mai, quatre toises de petits parpaings. Gilet Dupont amena neuf batelées de banc franc d’Ivry, « dont
l’une est de pierre appellee buef ». Dans le même temps, le maçon Simon Le Noir et ses compagnons
reçurent 400 l. t. sur leur marché qui se montait à 760 l. t.
À la fin de cet exercice comptable (23 juin 1411), les parties basses devaient être achevées
puisqu’on avait déjà retiré l’appentis devant l’entrée de la chapelle afin d’installer une grue (« pour as-
seoir l’engin a maçonner le portail ») et du vin fut offert aux maçons et charpentiers lorsqu’ils re-
placèrent la statue de saint Yves au trumeau. Par ailleurs, le 29 avril 1411, les procureurs pensaient déjà
au modèle des portes. Ce jour-là, en compagnie du menuisier Simon de Sarge, trois d’entre eux visi-
tèrent « plusieurs huisseries des portes des eglises de Paris pour faire au patron de Sainct-Yves ». Simon
de Sarge réalisa les deux vantaux de porte au cours de l’année comptable suivante 18.
L’essentiel de l’ouvrage fut achevé durant l’exercice suivant, entre le 24 juin 1411 et le 23 juin 1412.
On acheta encore, depuis la clôture du dernier compte et jusqu’au 6 mars 1412, au carrier Gilet Dupont
et à ses compagnons, 15 batelées de banc franc d’Ivry et une batelée et demie de « beuf » d’Ivry ainsi
que 31 pierres amenées par charrette. Parmi les carriers, on compte encore Jean de Cambrai pour, entre
autres, 25 marches de liais et deux grands linteaux de haut liais (chacun mesurant environ 1,95 x 0,65
x 0,38 m), Richard Cappel, demeurant également à Notre-Dame-des-Champs, pour 26 marches, puis
Amaury Gonel et Guillaume de Montgelain dont les livraisons s’étalèrent au moins jusqu’au 4 septem-
bre 1412. Citons encore l’achat de trois grandes pièces de bois de « bort » pour achever les gabarits du
pignon, leur sciage en trois morceaux, dans le jardin voisin de la commanderie de Saint-Jean-de-Latran,
et leur découpe et rabotage par le menuisier Simon de Sarge. Pour « accomplir les moles pour taillier
les pierres », on acheta des petits clous de fer blanc, puis trois autres bords durent être sciés en neuf

17 18
Exercice comptable du 24 juin 1410 au 23 juin 1411, fol. Exercice comptable du 24 juin 1411 au 23 juin 1412, fol.
68-79. 79v-89v.

170

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le parchemin, la pierre et l’auberge du saumon

pièces dans le cimetière de Saint-Jean-de-Latran. La fabrication de « faulz moles » nécessita une cen-
taine de lattes, que l’on apporta depuis le Petit-Pont, 500 clous et 400 goujons. Afin de maintenir le
pignon, un serrurier dénommé Morel fournit 6 agrafes et un gros goujon de fer, ainsi que 18 livres de
fer pour les corniches des deux tourelles d’escalier. On paya également 360 l. t. du solde sur le marché
de 760 l. t. fait aux maçons Geoffroi Sevestre et Simon Le Noir, ainsi qu’à leurs compagnons, plus 72 l.
pour travaux supplémentaires non compris au marché. On dépensa enfin 48 s. pour un repas avec les
confrères de Saint-Yves pour la « tarte des ouvriers ».
C’est à ce stade du chantier que furent réalisés non seulement le portail avec son gâble et son
tympan vitré, mais encore la grande verrière dont on refit entièrement le réseau, alors que celui-ci avait
été une première fois exécuté en 1409. Les comptes relatent, à ce propos, l’emploi, entre le 10 mars et
le 4 mai 1412, de plâtre pour le cintre du portail et du pignon, de deux grosses bandes de fer pour la
verrière ainsi que la fourniture par Jean de Cambrai de quatre meneaux de liais pour la forme du por-
tail (probablement le tympan), et de deux autres « grans meneaux de la forme du portail », par Richard
Cappel, également carrier à Notre-Dame-des-Champs. Quant à Benoît de Savoie, il reçut dix écus d’or
qui lui restaient dus sur les vingt promis pour le suivi du chantier et ses conseils aux procureurs de la
confrérie lors de la passation des marchés.
Est-ce en raison d’une nouvelle source d’approvisionnement pour la pierre qu’à la fin du compte
précédent, le 4 juin 1411, on paya 2 sous à Benoît de Savoie « apres ce qu’on revint de la carriere » ? Quoi
qu’il en soit, peu de temps après, les confrères passèrent marché avec Colart d’Abbeville, carrier à Saint-
Leu-d’Esserent, pour les réseaux du tympan et de la grande verrière ainsi que, probablement, pour les
colonnettes d’une coursière ou d’une petite tribune devant prendre place au revers de la façade : « livrer
tout le remplaige de deux fourmes qui se doivent faire tant au portail d’icelle eglise comme ou pignon,
et les cleres voies qui se feront dedens l’eglise, du travers dudit pignon ». Demeurant à Trossy, proche
de Saint-Leu-d’Esserent 19, Colart d’Abbeville semble avoir été plus qu’un simple carrier mais un véri-
table entrepreneur qui, depuis l’Oise, organisa par bateaux le commerce de la pierre de Saint-Leu dans
la vallée de la Seine. Il approvisionna ainsi, entre 1408 et 1410, le chantier de reconstruction du pont
sur la Seine à Rouen 20. Entre 1410 et 1412, il conduisit la cargaison d’une centaine de pierres jusqu’au
port de Rouen destinées aux mâchicoulis du château de Tancarville et dont le dessin avait été l’objet
d’une attention particulière de la part du maître d’œuvre Jenson Salvart, qui tint à visiter lui-même la
carrière, en mai 1411, afin de choisir le meilleur banc 21.
L’exercice comptable suivant (24 juin 1412 – 23 juin 1413) vit l’achèvement de l’ouvrage 22. Le 16
juillet 1412, le verrier Jean Hassouart fournit deux panneaux de verre d’environ 15 pieds qui servirent
pour le tympan au-dessus du portail, alors que le gros œuvre était achevé puisqu’on en fit la réception
peu après. Les 22 et 24 août 1412, en présence des représentants et procureurs de Saint-Yves, Benoît de
Savoie, accompagné d’un second maçon juré de Paris, Jean Chelant, ainsi que Gilles Lesel et Jean Bour-
ras, bacheliers tailleurs de pierre, vérifièrent l’ensemble de l’ouvrage exécuté par Simon Le Noir, Henri
Bricet, Geoffroi Sevestre et leurs compagnons ; on régla alors le solde des maçons. Entre ces deux jours,
le 23 août, les mêmes jurés et bacheliers avaient inspecté les travaux de maçonnerie réalisés en plus du
marché et qui furent également soldés. Jean Chelant et son clerc Guillaume Dubois touchèrent 26 s.
et, durant ce temps, on banqueta à l’auberge du Saumon, laissant une addition de 4 l. 2 s.
Alors que les comptes avec Amaury Gonel avaient été apurés, le 16 octobre 1412, un dernier
marché fut passé avec un second carrier de Saint-Leu-d’Esserent, Geoffroi Raveau, pour des pierres

19
L. Mirot, « Paiements et quittances de travaux exécutés architecture (Supplément au Bulletin Monumental, 1), 2007,
sous le règne de Charles VI (1380-1422) », Bibliothèque de p. 8 et 119. Pour la visite des carrières (pour monstrer aux
l’École des chartes, 81, 1920, p. 268, 269 et 270, n° 694, 706 carrieux le banc), cf. Arch. dép. Seine-Maritime, 1 ER 34.
22
et 714. Exercice comptable du 24 juin 1412 au 23 juin 1413, fol.
20
Ibidem, p. 267-270, n° 688, 694, 698, 706 et 714. 90-104v.
21
Jean Mesqui, Le Château de Tancarville. Histoire et

171

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philippe plagnieux

devant servir à réaliser les « cleres voies dedens l’eglise ainsi que les ymages et les fillolles » ; probable-
ment s’agit-il, pour ces deux derniers termes, des statues du duc et de la duchesse de Bretagne et des
quatre longs pinacles qui surmontaient les niches où ces deux effigies devaient prendre place. Geoffroi
Sevestre se rendit à Saint-Leu pour recevoir la livraison dont le transport fut assuré, au début de
février 1413, par le « voiturier sur eau » Jean Gaillonel. La confrérie fit également l’acquisition d’autres
pierres pour plusieurs dais. Le 8 septembre 1412, trois pierres du banc franc d’Ivry, « pour faire trois
tabernacles » (des dais) furent achetées à Gillet Dupont alors que Vincent Pinchon livra une pierre de
Tonnerre, de 13 pieds carrés, pour le dais du saint Yves placé au trumeau (la statue semble être un
remploi de l’ancienne façade). Il fallut également acquérir, le 31 décembre 1412, une pierre d’Ivry pour,
semble-t-il, en relever le piédestal : « pour une pierre du franc d’Ivry contenant quatre piez pour hausser
l’antrepé du dossier de l’imaige devers la porte Saint-Jacques ». Le 4 janvier 1413, les maçons se rendirent
à Ivry afin de choisir une autre pierre de banc franc. On s’approvisionna également chez le serrurier
Morel pour 132 livres de fer ouvragé employé au scellement des pinacles, colonnettes et statues. Benoît
de Savoie toucha 4 l. p. pour sa peine et salaire durant le présent compte. Enfin, l’absence de toute
référence à des imagiers sur le chantier ou à des livraisons de sculptures prouve que les principaux
maçons furent également les auteurs des grandes statues ducales et des personnages occupant les vous-
sures du portail.
Après que les ouvriers eurent gravé et peint, au portail de l’église, les armes du roi, du duc et
de la duchesse de Bretagne et du vidame d’Amiens, puis blanchi « les ymages de saint Yves », Amaury
Gonel livra 9 toises et demie de parpaings de la pierre de Gentilly nécessaire à la consécration de trois
autels. Le 2 mai 1414, l’évêque de Nantes procéda à une consécration générale 23.

Une question de style 

La chronique des travaux déroulée, il convient de s’interroger sur la cause d’une si longue pose
dans l’activité du chantier, entre la fin juin 1409 et le début de l’année 1411, et sur la raison pour laquelle
on refit des gabarits et même certaines parties déjà achevées, comme le réseau de la grande verrière.
Un peu plus d’un an après l’arrêt du chantier, le 9 août 1410, les procureurs de la confrérie invitèrent
l’architecte à déjeuner à l’auberge du Saumon pour s’entretenir au sujet du portail ou de la façade (por-
tail signifiant parfois l’ensemble de la façade) : « maistre Benoist de Savoie fu mandé pour conseiller
les procureurs sur le fait du portail ». Probablement lui avaient-ils demandé de revoir son projet mais
il fallut à nouveau se retrouver au Saumon où Benoît de Savoie revint, accompagné d’Henri Bricet qui
l’avait probablement assisté dans cette tâche, pour présenter un nouveau dessin : « le dit maistre Benoist
et Henriet Bricet vindrent et aporterent la forme dudit portail en une pel de parchemin au dit lieu du
Saumon ». Les procureurs ne semblent pas avoir été conquis par ce nouveau modèle puisque le 6
janvier 1411, de nouveau à l’auberge, Benoît de Savoie en proposa un autre. On se rendit ensuite à la
chapelle pour débattre âprement : « le dit maistre Benoist revint et aporta une autre nouvelle forme de
tout le dit portail et pignon et fu longuement a l’eglise pour avoir l’oppignon de plusieurs des confreres
et autres ». La version définitive ne fut approuvée que le mois suivant, le 8 février 1411, mais selon un
dessin réalisé par le maçon Pierre Robin qui, contrairement à Henri Bricet, ne faisait pas partie de
l’équipe mobilisée pour la construction de la façade. Benoît de Savoie reçut pour l’occasion la somme
de 4 écus (le prix du nouveau projet ?) : « a Benoist de Savoie, le VIIIe de feuvrier, en l’eglise Saint-Yves
pour le parchemin et pourtraiture du portail de l’eglise que Pierre Robin avoit fait, IIII escuz ».

23
Exercice comptable du 24 juin 1413 au 23 juin 1414, fol.
105-116v.

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le parchemin, la pierre et l’auberge du saumon

Il est à noter que ces difficultés rencontrées pour l’élaboration du projet définitif correspondent
au moment précis où s’opérait dans la capitale une mutation stylistique radicale, l’abandon du rayon-
nant, qui y prévalait encore, au profit de l’esthétique flamboyante 24. Benoît de Savoie, qui est clairement
désigné comme « maistre des euvres de Saint-Yves », avait été juré maçon de l’évêque de Paris à la toute
fin du XIVe siècle, alors qu’il s’était déjà hissé à la tête de la confrérie des maçons et charpentiers en
1394  25. Il fut juré du roi pour Paris dès avant le 10 décembre 1403, date à laquelle il effectua, sous ce
titre, une réception d’ouvrage au château de Coucy pour le duc d’Orléans  26. Il appartenait donc à la
génération ayant succédé au vieux maître des œuvres de Charles V, Raymond du Temple, à ce poste
depuis 1364. À cette nouvelle génération appartenait également Robert de Helbuterne, le créateur d’un
des premiers chefs-d’œuvre flamboyants à Paris, l’étonnante voûte de la grande vis de l’hôtel d’Artois
édifié à partir de février 1409 27. Benoît de Savoie avait auparavant collaboré avec ce dernier architecte
lors de l’expertise de la porte de Martainville à Rouen, le 3 avril 1406 28.
Pour les nouveaux travaux de Saint-Yves entrepris à partir de 1408-1409, ce ne fut plus à l’ancien
maçon Jean Manicet que l’on confia l’exécution de la façade, mais à de jeunes maçons, Jean James,
Simon Le Noir, Geoffroy Sevestre et Henri Bricet, dont les brillantes carrières dans le monde du flam-
boyant se déroulèrent au cours de la première moitié du XVe siècle. Les avait-on retenus pour leur
capacité à exécuter des formes plus modernes et plus complexes que des éléments géométriques rayon-
nants ? Toutefois, au moment même où ceux-ci commençaient leur travail, au printemps 1409, Benoît
de Savoie devait quant à lui éprouver quelque difficulté à concevoir ou à faire accepter sa façade car il
fallut acheter du fer blanc et des clous pour refaire les gabarits du portail : « item VI s. VIII d. p. pour
faire blanc et cloux pour refaire les moles dudit portail ». Tout cela paraît bien indiquer que les gou-
verneurs de la chapelle Saint-Yves avaient souhaité une œuvre au goût du jour mais peut-être au-
dessus des capacités de Benoît de Savoie, comme semblent le montrer à la fois le long arrêt du chantier,
les projets successifs et, en définitive, l’achat du modèle à un autre architecte, également plus jeune.
Cette façade de Pierre Robin, telle qu’elle est représentée sur une gravure publiée en 1703 (fig.
1) mais réalisée avant les remaniements de 1698  29, paraît proche de celle de la Sainte-Chapelle de
Vincennes 30 : mêmes tourelles escalières limitant le mur écran, présence similaire d’une petite tribune
au revers du pignon 31, portail doté de voussures sculptées, virtuosité plastique dans le traitement de
la surface murale. Une telle imagination dans le remplage de Saint-Yves, autant qu’on puisse en juger
au travers de la gravure, ne se retrouve guère ailleurs si ce n’est aux baies du chevet de Saint-Maclou
de Rouen, premier véritable édifice flamboyant de la Normandie et qui fut également conçu par Pierre
Robin vers 1431 32.

24
Philippe Plagnieux, «  Les débuts de l’architecture et les parties basses car la rose est assurément plus tardive.
flamboyante dans le milieu parisien » dans La France et les Par ailleurs, l’état des connaissances sur le monument ne
arts en 1400, Paris, 2004, p. 82-95. permet pas de déterminer de façon assurée si la façade de
25
Il est désigné comme tel dans une expertise du 1er mai Vincennes est antérieure ou non à celle de Saint-Yves. Cf. en
1397, Arch. Nat., P 1363/1. Pour sa position dans la confrérie dernier lieu, la notice de Florian Meunier dans le catalogue
de Saint-Blaise, cf. infra et note 33. de l’exposition Paris 1400 (cf. note 13), n° 31, p. 82.
26 31
Jean Mesqui et Claude Ribéra-Pervillé, « Les châteaux Si la tribune actuelle a été réalisée par Philibert Delorme,
de Louis d’Orléans et leurs architectes (1391-1407)  », le marché passé pour l’occasion, le 19 mars 1550, précise
Bulletin Monumental, 138, 1980, p. 337, pièce VI c. qu’elle avait bien été prévue dans le projet d’origine puisqu’on
27
Plagnieux, « Les débuts de l’architecture flamboyante » avait disposé des pierres d’attente pour les garde-corps : « et
(cf. note 24), p. 92-93. seront lesd. deux parquects [le garde-corps] a chascun bout
28
Arch. mun. Rouen, A 5, fol. 44v. de l’appuis joignant aux deux pilliers des deux costez dela
29
Couffon, « La confrérie » (cf. note 1), p. 43-44. chapelle suyvant les atantes qui sont encommencees ». Cf.
30
Analogies déjà relevées par Ulrike Heinrichs- Maurice Roy, Artistes et monuments de la Renaissance en
Schreiber, Vincennes und die höfische Skulptur. Die France, 1ère partie, Paris, 1929, p. 218-219.
32
Bildhauerkunst in Paris, 1360-1420, Berlin, 1997, p. 164- Voir la notice de Florian Meunier dans le catalogue de
165. Ces comparaisons concernent surtout le projet général l’exposition Paris 1400 (cf. note 13), n° 227, p. 365.

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philippe plagnieux

Outre le fait que cette comptabilité témoigne de la formation pratique des futurs architectes
chargés, entre autres, de tailler les éléments les plus complexes, tels les réseaux des baies, un simple
rappel des carrières de ces maçons ayant œuvré pour la façade de Saint-Yves suffit à rendre compte de
l’importance du chantier, non seulement du point de vue de la création formelle mais aussi – et con-
séquemment – en tant que pépinière de talents : tous allaient participer à la diffusion du style flamboy-
ant ou occuper les plus hautes fonctions. Henri Bricet et Simon Le Noir se connaissaient depuis au
moins 1392 et, probablement, pressentait-on déjà en eux des capacités certaines puisque, à cette date,
ils comptaient parmi le petit groupe solidaire et influent des confrères de la chapelle Saint-Blaise-et-
Saint-Louis, qui regroupait et régissait les maçons et les charpentiers. La confrérie avait alors pour
prévôt et gouverneur Raymond du Temple, avant le tour venu, en 1394, de Benoît de Savoie 33. Peu de
temps après l’achèvement de la façade de Saint-Yves, leur compagnon Geoffroi Sevestre construisit sur
le flanc sud de la cathédrale de Chartres, en 1417, la chapelle de Louis de Bourbon, comte de Vendôme,
percée d’une vaste baie à réseau flamboyant. Architecte mais également entrepreneur de cette chapelle,
Geoffroi Sevestre avait peut-être même été retenu en raison de son aptitude à exécuter un réseau au
dessin complexe et innovant. C’est en effet ce que semblent signifier les différentes titulatures accom-
pagnant son nom et portées sur les onze quittances du chantier chartrain, qui s’échelonnent entre
janvier et mars 1417 ; toutes mettent en évidence sa double compétence en matière de maîtrise d’œuvre
et de stéréotomie : « maçon de pierre », « maçon de pierre de taille », « maçon de taille de pierre »,
« maçon et tailleur de pierre »34. Dès la fin de l’année 1414, à la mort de Jean du Temple, Henri Bricet
succéda à ce dernier dans l’office de maître des œuvres du roi et, en février 1415, il prêta serment comme
maître des œuvres de Notre-Dame de Paris, récupérant même les fonctions de maître des œuvres de
la ville de Paris en 1419 ; il fut aussi honoré du titre de sergent d’armes du roi, comme l’avait été Ray-
mond du Temple 35. À son décès, au début de 1421, ses offices furent repris par Pierre Robin. À la mort
de Charles VI en 1422, c’est lui qui fut chargé de concevoir les chapelles de bois pour les cérémonies
funèbres à Notre-Dame puis à Saint-Denis. Est-ce lui aussi qui fut l’auteur du projet de remaniement,
à Saint-Denis, de la chapelle Saint-Jean-Baptiste, percée d’une baie au très beau réseau flamboyant ?
Cela paraît très probable, mais un léger doute subsiste cependant. En effet, afin d’accueillir le tombeau
du roi et de la reine, il fallut agrandir cette chapelle de Saint-Denis, serrée entre le bras sud du transept
et le chevet, en repoussant le mur du fond d’une dizaine de pieds, au détriment de la petite bibliothèque
de l’église 36. On avait abattu cette dernière depuis déjà quelque temps à la date du 16 juin 1432, lorsque
l’abbé fit quittance au grand prieur de la somme de 28 nobles d’or que lui avaient remise les exécuteurs
testamentaires de Charles VI, pour en bâtir une nouvelle  37. Mais depuis combien de temps précisé-
ment avait-on détruit cette bibliothèque et agrandi la chapelle, puisque cela faisait près d’un an (vers
le début de l’été 1431) que l’architecte avait quitté la capitale pour le chantier de Saint-Maclou de Rouen ?

33
Ces noms sont cités dans deux actes de vente qui projet au chantier (cf. note 4), p. 256-257.
36
concernent la chapelle Saint-Blaise-et-Saint-Louis, Arch. Françoise Baron, « Le tombeau et la chapelle funéraire
de l’Assistance publique de Paris, Hôtel-Dieu, liasse 79, de Charles VI à Saint-Denis  », dans Geneviève Bresc-
16 juin 1392, copie sous le sceau du Châtelet du 15 février Bautier, Françoise Baron et Pierre-Yves Le Pogam (dir.),
1436 (n.s.) et liasse 203, 22 novembre 1394, copie du XVIIIe La Sculpture en Occident. Études offertes à Jean-René Gaborit,
siècle. Voir également Philippe Plagnieux, « La chapelle Dijon, 2007, p. 67-77. Cf. également B. Prost, « Dépenses
Saint-Blaise et les débuts de l’architecture flamboyante à d’orfèvrerie, broderie, charpenterie, maçonnerie… à
Paris », Société nationale des Antiquaires de France, 2003, l’occasion des funérailles de Charles VI (1422) », Archives
p. 253-266. historiques, artistiques et littéraires, t. 2, 1889, 212-217.
34 37
Plagnieux, « Les débuts de l’architecture flamboyante » Arch. Nat., actes capitulaires de Saint-Denis pour 1429-
(cf. note 24), p. 94-95 ; Arch. dép. Eure-et-Loir, G 166, fol. 1454, LL 1212, acte publié par Charles Samaran, « Études
139, 142v, 146, 151, 156, 160v, 165v, 175, 181v, 190v. sandionysiennes, I. Notes sur la Bibliothèque de l’abbaye
35
Pierre-Yves Le Pogam et Philippe Plagnieux, « Les de Saint-Denis au XVe siècle », Bibliothèque de l’École des
maîtres d’œuvre de maçonnerie de la Ville de Paris dans la chartes, 104, 1943, p. 11-12.
première moitié du XVe siècle », dans Chapelot (dir.), Du

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le parchemin, la pierre et l’auberge du saumon

Pierre Robin avait emmené avec lui Simon Le Noir qui prit ensuite sa succession à la tête des opéra-
tions avant de continuer une brillante carrière dans la capitale normande.
En raison du départ de Pierre Robin, Jean James prêta serment comme maître des œuvres de
la ville de Paris le 15 juillet 1431 et prit également la direction des travaux de la cathédrale. En 1435, il
chercha même à récupérer l’office de maître des œuvres du roi alors que de son côté, Pierre Robin, de
retour dans la capitale en 1437, avait entrepris de reconquérir tous ses anciens offices. La question
demeura pendante jusqu’à la mort de ce dernier en 1439 et, deux mois plus tard, Jean James fut investi
de l’office royal 38. Il est enfin possible d’attribuer à ce dernier la façade écran percée d’une grande baie
de l’église priorale de Saint-Martin-des-Champs, édifiée entre 1455 et novembre 1456  39. La décision
d’une telle reconstruction fut certainement prise autour du 30 avril 1454, jour où les religieux invitèrent
à un repas Antoine de Vaubelon qui fut ensuite chargé du contrôle financier des opérations. Quatre
mois plus tard, le 30 août, on banqueta avec Jean James et l’entrepreneur Gillet Simon, après qu’ils
eurent visité les lieux 40. Jean James eut juste le temps de toiser les premières réceptions de pierres ; il
décéda à la toute fin de l’année ou dans les premiers jours de 1456. Avec lui disparaissait le dernier
compère de l’équipe de jeunes tailleurs de pierre qui s’était constituée au début du XVe siècle à la chapelle
Saint-Yves, et dont chacun des membres avait ensuite poursuivi, parfois dans la concurrence, une bril-
lante carrière d’architecte.

38 40
Ibidem, p. 256-258. Comptes du receveur de Saint-Martin-des-Champs pour
39
Cf. le compte récapitulatif du chantier dressé en 1457 1455-1456 (Arch. Nat., LL 1385, fol. 86 et 91).
(Arch. Nat., S 1429).

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Un tailleur de pierre comblé d’honneurs dans le Paris
flamboyant : l’architecte Jean Poireau (-)
Étienne Hamon

Les travaux d’Éliane Vergnolle ont offert aux archéologues des éclairages décisifs qui leur
permettent de mesurer aujourd’hui à quel point les grandes orientations prises dans la création monu-
mentale en France à partir de l’an mil ont durablement favorisé une profession dans le processus de
création architecturale, celle de maçon, et plus particulièrement une branche de cette profession, celle
des tailleurs de pierre. Convaincu par ces arguments, j’aimerais évoquer, à travers le témoignage d’un
parcours individuel, la permanence de cette réalité au XVe siècle.
Paris, ville phare de la création monumentale à l’âge gothique, n’offre, on le sait, que de maigres
atouts pour l’étude d’un milieu artistique à la fin du Moyen Âge en raison de la rareté des minutes
notariales et des pertes immenses dans les comptabilités publiques et ecclésiastiques. La capitale est
cependant un terrain favorable à l’étude des pratiques professionnelles grâce à l’existence non seulement
d’une législation pointilleuse mais aussi, et ce second constat est le corollaire du premier, d’une termi-
nologie particulièrement attentive à la spécialisation des individus. En outre, le recours précoce au
français a permis à la distinction « maçon » / « tailleur de pierre » de s’y affirmer dès le XIIIe siècle,
dans la réglementation et dans les actes de la pratique, et ce de manière bien plus explicite qu’au travers
de l’emploi des termes latins alors les plus usuels en France du nord, à savoir ceux de cementarius et de
lathomus. Le second avait perdu, au Moyen Âge, la signification précise de tailleur de pierre que son
étymologie grecque lui avait assurée dans l’Antiquité. Et dans l’aire culturelle française, les expressions
plus explicites de cisor lapidis ou de lapicida n’avaient jamais réussi à s’imposer.

Les mots sont donc, en eux-mêmes, une source primordiale pour l’approche de la profession
de tailleur de pierre. Le Livre des métiers d’Étienne Boileau, dans les années 1260, octroie déjà à celle-
ci une place à part des « maçons », « plâtriers » et autres « morteliers » en lui reconnaissant le privilège
d’exemption du service du guet que la tradition orale, à cette époque, attribue aux libéralités de Charles
Martel, tradition forgée de toute évidence sur la base du rapprochement entre le surnom donné par
les chroniqueurs à ce personnage, « le marteau », et l’outil du tailleur ainsi appelé. Les textes s’accordent
pour conférer à ces usages lexicaux une dimensions archéologique : le paysage monumental gothique
parisien fut façonné par des maîtres d’œuvre qui, sauf exception  1, apparaissent comme tailleurs de
pierre dans les sources. C’est à cette catégorie qu’appartenaient des personnalités au destin exception-
nel de l’âge rayonnant comme Étienne de Bonneuil, appelé pour bâtir la cathédrale d’Uppsal en 1287 2,
ainsi que les premiers promoteurs de l’art flamboyant peu après 1400.
La crise des années 1420-1430 tint ces derniers à distance de la capitale : Geoffroy Sevestre dut
aller travailler à Chartres en 1417 et Pierre Robin ne trouva de commanditaire à la mesure de son talent
qu’au nord de la capitale, dans la baronnie de Montmorency en 1418 puis à Rouen dans les années 1430.
Tous deux disparurent avant la fin des années 1430. Une fois passé le creux de la vague, les attentes des

1
Si des maçons ordinaires, au XVe siècle, conçoivent parfois Société nationale des antiquaires de France, 1994-1996, p.
des édifices en pierre de taille, les charpentiers actifs dans ce 153-164.
2
domaine sont l’exception : Philippe Plagnieux, « Robert de Victor Mortet et Paul Deschamps, Recueil de textes
Helbuterne : un charpentier devenu maître des œuvres de relatifs à l’histoire de l’architecture et à la condition des
maçonnerie de la ville de Paris et général maître des œuvres architectes en France au Moyen Âge, t. 2 (XIIe-XIIIe siècles),
de Jean sans Peur, duc de Bourgogne », dans Bulletin de la Paris, 1929, p. 305.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 177-190
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100198

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étienne hamon

Parisiens en termes de renouveau devaient être grandes. Les premières étapes de la reconstruction, du
milieu des années 1430 à la fin des années 1470, furent cependant consacrées à pallier la pénurie de
bâtiments utilitaires et domestiques. Pour répondre aux immenses besoins en la matière, la population
des professionnels du bâtiment s’accrut rapidement, grâce notamment à l’immigration provinciale.
Mais la nature de ces chantiers qui, dans leur immense majorité, faisaient appel au pan de bois et au
moellon, combinée à la rareté et la modestie des projets dans l’architecture religieuse et édilitaire, ne
laissait de place qu’à un nombre limité de tailleurs de pierre, un quart à peine de tous les maçons ; et
cette atonie que semblaient corroborer des sources défaillantes condamna à l’oubli presque tous ceux
d’entre eux qui parvinrent à se distinguer comme architectes.
L’historiographie ancienne, trop arbitraire quant aux sources sollicitées, puis l’érudition con-
temporaine, trop dédaigneuse de ces fonds d’archives lacunaires, n’avait réussi à faire émerger aucune
personnalité forte entre Jean Gaucel, dont on savait depuis le XVIIIe siècle qu’il avait construit le porche
de Saint-Germain-l’Auxerrois vers 1435-1439 3, et Jean de Felin, identifié depuis les années 1840 comme
le principal maître d’œuvre du pont Notre-Dame et de la tour Saint-Jacques après 1500. Une lacune
irritante quand on sait que, dans l’intervalle, l’architecture flamboyante s’est imposée, diversifiée et
transformée pour nous offrir le fascinant panorama monumental actuel du gothique tardif parisien,
très majoritairement constitué de monuments du premier quart du XVIe siècle.
La remise à plat des sources imprimées et la lecture ou relecture des archives dispersées dessine
aujourd’hui un tableau plus précis et plus vivant de la création monumentale au XVe siècle, duquel, au
milieu d’une surabondance de témoignages relatifs à la construction courante traditionnelle, qui at-
tendent toujours d’être exploités, émergent un petit nombre de chantiers en pointe sur le plan technique
et de maîtres d’œuvre susceptibles de les avoir conduits, les uns et les autres bien souvent méconnus
voire insoupçonnés.
Au fil de l’enquête sur les années 1450-1480, une figure revient avec insistance, celle de Jean
Poireau l’aîné 4. L’importance de ce personnage avait été évoquée il y a près d’un siècle mais il était déjà,
comme récemment encore, confondu avec un maçon du même nom  5. À la décharge des auteurs, cet
homonyme reprit certaines des charges assumées par son aîné au cours d’une carrière en grande partie
simultanée  6. Sur une cinquantaine d’occurrences retrouvées mentionnant les deux Jean Poireau, trois
seulement distinguent formellement l’un de l’autre par le qualificatif d’ « aîné » ou de « jeune ». Mais seul
le premier nous montre un profil flatteur avec son parcours historiquement bien balisé (on le sait né en
1419) et des exemplaires conservés de sa signature autographe et de son sceau personnel. Et il y a de bonnes
chances qu’il soit l’auteur de l’un des rares dessins rescapés de l’époque flamboyante. En somme, un cas
de figure peu commun dans le panorama humain de l’architecture française du XVe siècle.

Plusieurs indices d’une solide notoriété professionnelle sont déjà réunis dans le plus ancien
texte repéré mentionnant Jean Poireau l’aîné en juin 1452. Dans cet acte d’ensaisinement consécutif à
l’acquisition de trois maisons dans la censive de Saint-Merry, à l’emplacement de l’actuel Centre Pom-
pidou, il est qualifié de « honorable homme », qualité accordée aux bourgeois – il n’est cependant jamais
présenté comme tel dans les documents en notre possession – ayant atteint un certain degré de nota-
bilité eu égard aux fonctions qu’ils exercent dans le milieu des offices ou de la marchandise de la

3
Étienne Hamon, «  Une source insoupçonnée de architecture avant 1515, Paris, 2008, notice n° 307.
5
l’architecture flamboyante parisienne : le Carnet de Villard Jacques Meurgey, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-
de Honnecourt », dans Bulletin Monumental, t. 165, 2007, de-la-Boucherie, Paris, 1926, p. 175. Agnès Bos, Les
p. 281-288. églises flamboyantes de Paris, XVe-XVIe siècles, Paris, 2003,
4
Sauf indication contraire, les sources relatives à la carrière passim.
6
de cet architecte sont présentées dans Étienne Hamon, Sur Jean Poireau le jeune, voir Hamon, Documents (cf.
Documents du Minutier central des notaires de Paris. Art et note 4), notice n° 307 bis.

178

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un tailleur de pierre comblé d’honneurs dans le paris flamboyant

capitale  7. Le document est doublement précieux car c’est aussi l’un des rares à le désigner comme
« maçon et tailleur de pierre », cette spécialisation s’effaçant le plus souvent derrière l’énoncé des charges
qu’il semble, dès lors, avoir exercées. La première en date pourrait être celle de « maçon juré » du roi
à Paris qu’il obtint par cooptation de ses pairs avant 1454  8. Sur les six membres composant alors ce
collège, deux autres que lui étaient tailleurs de pierre, Jean Duchemin et Jean Gaucel, mais seul ce
dernier pratiquait assurément la stéréotomie, les compétences techniques de Duchemin, malgré sa
charge de « général maître des œuvres du roi », se limitant manifestement à la taille des pierres froides
à bombardes.
Parmi les textes jalonnant l’activité professionnelle de Jean Poireau, des rapports d’expert es-
sentiellement (on en dénombre une trentaine), la plupart mettent en avant ses diverses fonctions quand
ils ne se contentent pas de le désigner comme « maître Jean Poireau », marque de distinction hono-
rifique indépendante du niveau atteint dans la hiérarchie professionnelle. En effet, chez les maçons
parisiens du XVe siècle, la maîtrise acquise de manière informelle ne constituait pas un signe distinctif,
et l’usage du titre de « maître maçon » était réservé en pratique aux maîtres d’œuvre attachés au service
d’un commanditaire ou à un édifice.
Les textes ne laissent rien deviner des chantiers sur lesquels Jean Poireau se forma à la taille de
la pierre au tournant des décennies 1430 et 1440. Ils s’accordent néanmoins pour faire de lui un véri-
table expert dans ce domaine qui lui valut d’intervenir dans l’un des premiers chantiers importants du
milieu du XVe siècle, la reconstruction en 1455-1456 de la façade – transformée au XIXe siècle – de
l’église du prieuré Saint-Martin-des-Champs. À la fin des travaux, il fut appelé pour toiser « l’ouvraige
de la pierre de taille », une composante de la façade qui, pour des raisons d’économie – le roi n’avait
accordé qu’une maigre contribution à l’entreprise – avait été réservée aux éléments de structure et aux
baies. Dans cette procédure ordinaire qui fit également intervenir le superviseur du chantier Jean
Duchemin et l’entrepreneur chargé des ouvrages de moellon Gillet Simon, seul Poireau apparaît comme
nanti de réelles compétences en matière de taille de pierre, ce que confirme son absence lors du toisé
des maçonneries courantes effectué dans la foulée.
Expert en matière de pierre de taille, Jean Poireau l’était au point de veiller lui-même à
l’approvisionnement de l’un des premiers chantiers parisiens tournés vers l’avenir, celui ouvert en 1460
aux Quinze-Vingts grâce à l’appui du roi. En 1461, Poireau reçut congé de la prévôté des marchands pour
importer par bateau de grandes quantités de pierre pour agrandir l’église de l’hôpital, disparue en 1781
dans les aménagements des abords du Louvre, et la doter d’un nouveau portail sur la rue Saint-Honoré
où l’on remonta, selon l’historien du XVIIIe siècle Lebeuf, trois statues de l’édifice précédent 9. Les mêmes
sources indiquent l’origine de cette pierre : Saint-Leu-d’Esserent  10. Bien adapté au débitage en grand
appareil, ce calcaire du Lutétien se substitua à partir du milieu du XIVe siècle à la pierre de Paris dans
toutes les constructions de prestige, au point de représenter en 1500, aux yeux des spécialistes, la pierre
« de quoi on besongne aux esglises » 11. Les maîtres d’œuvre du bassin parisien organisèrent eux-mêmes
son approvisionnement aux côtés de marchands spécialisés jusque dans les années 1490, date à laquelle
les produits s’étant normalisés et la filière concentrée dans les mains d’une poignée de familles de mar-
chands (notamment les Dessoubz-Sainct-Leu, alliés à des tailleurs de pierre de la capitale 12), les bâtis-
seurs perdirent l’habitude d’aller choisir et de convoyer eux-mêmes la marchandise.

7
Arch. Nat., S 911A, registre d’ensaisinement, fol. 22v-23. 10
Arch. Nat., Z1H 14, 5 juin 1460.
8 11
Il procède à cette date à l’élection d’un autre maçon juré : François Bonnardot, Registre des délibérations du
Arch. Nat., Y 5232, fol. 200. bureau de la ville de Paris, t. I, 1499-1526, Paris, 1883, p.
9
Abbé Lebeuf, Histoire de la ville et de tout le diocèse de 30-31.
12
Paris, éd. Hippolyte Cocheris, t. 1, Paris, 1863, p. 96. Hamon, Documents (cf. note 4), notices n° 880-881.

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Fig. 1 : Vue de l’intérieur de Saint-Jacques-de-la-Boucherie en août 1789 lors du service funèbre des morts de la
Bastille. BnF, Est. (d’après Yvan Christ, Églises parisiennes actuelles et disparues, Paris, 1947).

Les archives des Quinze-Vingts étant actuellement inaccessibles aux chercheurs, il nous est
difficile de préciser la place de Jean Poireau dans cette réalisation. Il ne fait cependant guère de doute
que son rôle fut, à tout le moins, celui d’un entrepreneur actif dans la durée, ce dont témoigne sa par-
ticipation, en 1463, à la prisée d’une maison jouxtant l’église que les Quinze-Vingts prévoyaient mani-
festement d’affecter à ces travaux. Et vingt ans plus tard, en 1484, les mêmes lui demandèrent encore
d’évaluer les travaux à prévoir dans une autre maison leur appartenant rue Saint-Honoré.
Entre-temps, le chantier de la façade nord de l’église des Quinze-Vingts s’était achevé et Jean
Poireau avait été appelé à d’autres projets. Vers 1468, il entreprit un remaniement en profondeur de la
nef de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, dont il remania les voûtes, les murs goutterots et peut-être
les arcades, sur le modèle de l’élévation à deux niveaux du chœur du début du XIIIe siècle (fig. 1). La
perte précoce des originaux des comptes entretient l’incertitude à ce sujet, comme elle a visiblement
conduit les historiens à minimiser l’étendue de l’intervention de Jean Poireau en ne lui accordant le
bénéfice que d’une travée.
La suite de sa carrière de bâtisseur est plus difficile à reconstituer puisqu’on ne retrouve son
nom associé à un chantier qu’à la fin de sa vie. En 1489, il construisait des latrines dans le cloître de
Saint-Germain-l’Auxerrois. Loin de fragiliser son identification comme expert en construction savante,
cette allusion à des travaux ordinaires suggère au contraire que Jean Poireau l’aîné était le maître
d’œuvre attitré de la puissante collégiale, la première après Notre-Dame, ce que semblent confirmer à
la fois la nature des campagnes de construction flamboyantes de cette église et la chronologie de celles-

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Fig. 2 : Saint-Germain-l’Auxerrois, vue de la nef et du chœur (cl. É. Hamon).

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Fig. 3 : Sceaux de Jean Poireau l’aîné (en haut) et de Denis Gateau, charpentier (en bas), en 1475 (Paris, Archives
de l’APHP, Saint-Jacques-aux-Pèlerins, liasse 65).

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Fig. 4 : Signatures de Jean Poireau l’aîné et de Jean Marchant l’aîné, charpentier (Archives nationales, MC, Ét.
XX, 11 mai 1485).

ci. La nef de Saint-Germain fut entreprise en 1476 sur le modèle, imposé par le chapitre, du chœur du
XIVe siècle (fig. 2). Or, et cela n’est certainement pas une coïncidence, Jean Poireau avait quitté la direc-
tion du chantier de Saint-Jacques-de-la-Boucherie au moment du lancement des travaux de la façade
vers 1476 précisément. Il lui fallait une bonne raison pour renoncer à la conduite d’une entreprise
encore prometteuse, de même que la fabrique de Saint-Germain avait de sérieux motifs pour vouloir
s’attacher ses services. Calqué sur le chœur, le nouveau vaisseau central devait comporter une élévation
bipartite équilibrée dont la nef remaniée de Saint-Jacques-de-la-Boucherie donnait un bon modèle.
Une fois de plus, Jean Poireau se plia aux exigences des maîtres d’ouvrage, allant jusqu’à reproduire les
piles rondes à colonne engagée du côté du vaisseau central et l’alternance de piles fasciculées dans le
double collatéral (au nord), formules que la collégiale avait héritées de Notre-Dame. Et à Saint-Germain
aussi, il mit la formule de l’élévation bipartite au goût du jour par dilatation longitudinale des travées
et pénétration des retombées.
D’autres arguments prenant en compte sa clientèle privée et son réseau tant familial que profes-
sionnel militent en faveur d’une attribution de la nef de Saint-Germain à Jean Poireau l’aîné. En 1481,
c’est lui que le marchand Jean Le Gendre, l’un des paroissiens les plus en vue de Saint-Germain, appela
pour expertiser une maison qu’il convoitait. Située face au domicile du maçon juré, rue de la Fontaine-
Maubué, cette maison appartenait à Jean Poireau le jeune, qui occupa assurément la fonction de maî-
tre d’œuvre de Saint-Germain dans les années 1490 et qui succéda à Jean l’aîné comme juré du roi.

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Fig. 5 : Jean Poireau l’aîné ou Guillaume Monnin : dessin d’un portail pour les bâtiments du
cloître de Saint-Jacques-aux-Pèlerins, et marché notarié du 26 janvier 1474 (Paris, Archives
de l’APHP, Saint-Jacques-aux-Pèlerins, liasse 41).

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L’exercice de la charge de juré permit ainsi au maître d’œuvre qui nous occupe d’être régulière-
ment en contact avec tout ce que Paris comptait de riches propriétaires fonciers, qui étaient autant de
commanditaires potentiels. C’est elle aussi qui nous vaut de connaître, apposés sur les rapports que
rédigeait un clerc attaché au collège des jurés, sa signature autographe et son sceau personnel (fig. 3 et
4). Ce petit sceau de cire rouge sur simple queue, comme tous ceux dont usaient ses collègues, est il-
lustré non pas des outils de son métier comme souvent (équerre, compas, truelle, marteau…), mais
d’un écu portant un pot duquel surgissent cinq tiges (de « poireau » ?) sommées de fleurs ressemblant
à des lis 13.

Si ces éléments humanisent le personnage, ils n’en disent guère plus sur l’étendue de ses com-
pétences : Jean Poireau, expert en taille de pierre et entrepreneur courtisé, était-il aussi le créateur des
réalisations auxquelles son nom est attaché ? Les textes sur les Quinze-Vingts et sur Saint-Jacques-de-
la-Boucherie, qui ne laissent à aucun moment supposer l’existence d’un architecte distinct pour la
conception, ainsi que l’analyse comparative des élévations de Saint-Jacques-de-la-Boucherie et de
Saint-Germain le suggèrent. Mais l’histoire fragmentaire de ces édifices ne mentionne aucun outil
graphique associé au nom de Poireau. La preuve qu’il pratiquait le dessin d’architecture pourrait fina-
lement venir de ses activités d’expert, mieux documentées. L’hypothèse a notamment été formulée à
propos du célèbre projet de portail pour une maison double donnant sur le cloître de l’hôpital Saint-
Jacques-aux-Pèlerins, rue Mauconseil, ensemble disparu au début du XIXe siècle (fig. 5). Ce dessin
tracé d’une main sûre par un maître du trait rompu aux nouveautés de la modénature et du décor
végétal flamboyant est bien l’œuvre de ce que l’on appelle un architecte. Il est accompagné du marché
pour son exécution passé en janvier 1474 avec le tailleur de pierre Guillaume Monnin 14.
Philippe Lorentz a émis des doutes sur le fait que ce dernier puisse être l’auteur du « poutraict »,
qu’il attribue aux maçons jurés Jean Poireau et Robert de Nully appelés préalablement « pour avoir
leur conseil comment seroit fait le edifice des deux maisons »  15. Bien que les deux hommes aient
encore été conviés à la réception de cette campagne de travaux  16, on peut écarter du processus de
conception du portail Robert de Nully que rien, en l’état actuel des connaissances, ne dit tailleur de
pierre, qui était de quinze ans l’aîné de Jean Poireau et qui disparut peu après cette mission. La tenta-
tion est forte d’en exclure également Guillaume Monnin, voisin de Robert de Nully au vieux cimetière
Saint-Jean mais figure sans relief de la communauté des tailleurs de pierre. Le pas ne peut cependant
être franchi pour créditer du dessin le seul Jean Poireau, bien que celui-ci ait été un expert apprécié
des administrateurs de l’hôpital qui lui commandèrent plusieurs autres rapports, dont deux le même
jour, le 13 juin 1475, sur des immeubles situés rue au Maire et rue de Versailles 17.
D’autres hypothèses sur la carrière d’architecte de Jean Poireau l’aîné se déduisent de ses di-
verses fonctions administratives : de celle de voyer de Saint-Éloi qu’il exerçait en 1470, et surtout de
celle, fort prestigieuse, de maître des œuvres de maçonnerie de Notre-Dame et de voyer du chapitre
qui lui fut confiée après la mort de Jean James en 1456 18. L’entretien de la cathédrale était une mission
délicate mais peu accaparante dans la mesure où aucune campagne de travaux significative ne fut alors

13
Un exemplaire moins usé appendu à un acte de 1480, sur (dir.), Les bâtisseurs de cathédrales gothiques, Strasbourg,
lequel on lit la légende « Seel Jehan Poireau », est signalé par 1989, p. 357-359, cat. B 15.
16
Douët d’Arcq dans Collection de sceaux, Paris, Archives de Archives de l’APHP, Saint-Jacques-aux-Pèlerins, liasse
l’Empire, 1863-1868, t. II, n° 5897. 291, fol. 57 v.
14 17
Encre sur parchemin (teinte différente pour le texte du Archives de l’APHP, Saint-Jacques-aux-Pèlerins, liasses
contrat). Dimensions : h. 56 cm ; l. 34 cm. Cette pièce figure 63 et 65.
18
dans la collection des fac-similés de l’École des chartes. Sur le rôle des voyers à Paris au XVe siècle, voir Hamon,
15
Philippe Lorentz, « Projet de portail pour le cloître de « Une source insoupçonnée » (cf. note 3).
l’hôpital Saint-Jacques-aux-Pèlerins », dans Roland Recht

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Fig. 6 : L’incendie du Petit-Pont et de l’Hôtel-Dieu en 1718 par Jean-Baptiste Oudry. Paris, Musée Carnavalet
(d’après Georges Duby, L’histoire de Paris par la peinture, Paris, 1988, p. 141).

menée dans l’église. Plus contraignante était celle qui consistait à tenir en état et à faire prospérer le
patrimoine bâti du chapitre dont l’Hôtel-Dieu constituait le fleuron.
De longue date, les travaux de l’hôpital étaient supervisés par les maîtres maçons de la cathédrale.
Ainsi Jean James avait-il mené en 1445-1446 une expertise « pour aviser refaire le grand pignon de la
rivière » 19, et tout porte à croire que l’usage perdura après sa mort. Aussi lorsque vers 1466 on envisa-
gea de construire une nouvelle façade sur la place du Marché-Palu 20, c’est sans doute à son successeur
que l’on s’adressa. Et ce n’est pas un hasard si, en 1471, alors que ce portail était en voie d’achèvement,
les Chartreux firent appel à Jean Poireau pour visiter des maisons que les religieux possédaient sur ce
même pont.
Une fois achevée, la nouvelle façade fit l’admiration des Parisiens qui passaient sous ces portes
pour venir déposer leur obole dans la chapelle Sainte-Agnès (fig. 6). Dès 1474, on en vantait les « grans
portes sumptueuses » et, en 1481, on la disait « decoree de deux beaulx portaulx » 21. Cette façade dé-
molie en 1772 avait été prolongée vers le nord au XVIe siècle par le pignon de la Salle du Légat. Elle

19 20
Ernest Coyecque, L’Hôtel-Dieu de Paris au Moyen Âge, Ibid., t. 2, n° 1069, p. 159.
21
Paris, 1889, t. 1, p. 272. Ibid., t. 1, p. 295-296 et 300-301.

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comportait deux portails jumelés à voussures et piédroits sculptés encadrés de contreforts peu saillants
en éperon associés à de plus petits gâbles et à des niches. Chaque portail était souligné d’un grand gâble
aux rampants rectilignes garnis de crochets traversant une coursière horizontale à la base d’un pignon
quasi aveugle. À l’angle sud, une niche abritait une statue de Louis XI, l’un des principaux contributeurs
de ces travaux auxquels le duc de Bourgogne avait aussi tenu à associer son nom 22.
En dépit des contradictions dans l’iconographie ancienne sur les détails de leurs mise en œuvre
(présence ou non d’un tympan ; gâbles maçonnés avec le pignon ou en avant de celui-ci…), il est évi-
dent que ces portails se réclamaient des modèles fondateurs du genre, ceux du transept de la cathédrale
voisine. Ils revitalisèrent même cette tradition ininterrompue (Saint-Sépulcre, Sainte-Chapelle de Vin-
cennes, Saint-Julien-des-Ménétriers, Saint-Yves) en montrant, après 1475, la voie aux architectes des
façades de Saint-Jacques-de-la-Boucherie et de Saint-Merry. Un tel rapprochement pourrait d’ailleurs
laisser croire à l’intervention de Jean Poireau lui-même dans la conception de la façade de Saint-
Jacques, bien que son nom ne figure plus dans les analyses succinctes des comptes de cette fabrique à
partir des années 1470. Et la place du portail et des sculptures dans le projet d’agrandissement des
Quinze-Vingts en 1460 suggère que le savoir faire de l’architecte en la matière était établi de longue
date.

En novembre 1491, Jean Poireau était « senex », « antiquus » et « impotens » au point de ne plus
pouvoir assumer les missions que le chapitre de Notre-Dame lui avait confiées trente-cinq ans plus tôt.
Il fut alors remplacé par le maçon Jean de Goudeval mais il obtint de pouvoir continuer à bénéficier
des distributions du chapitre au cas où il pourrait seconder le titulaire de la charge. Il disparut sans
doute peu de temps après cette passation de relais. C’est néanmoins dans les dernières années de sa vie
que ces charges domaniales ou professionnelles se révélèrent les plus appréciables : à raison d’une
quinzaine de livres annuelles pour la maîtrise des œuvres de Notre-Dame et de quelques sous pour sa
portion du droit de sépulture dans la cathédrale (parfois plus en cas de disposition particulière du
défunt), pour un rapport de voyer ou pour une vacation de juré, et parfois de plusieurs interventions
de ce type dans une même journée comme on l’a vu, ces prérogatives lui garantissaient un revenu ré-
gulier qui dut s’avérer vital quand, à la fin de sa vie, le poids des ans le priva progressivement de ses
capacités de travail sur le terrain.
Tout cela était toutefois insuffisant pour lui assurer une certaine aisance matérielle, constat qui
s’applique à la plupart des architectes de l’époque flamboyante. Jean Poireau semble avoir dédaigné la
lucrative spéculation pratiquée par les entrepreneurs bien au fait du marché immobilier grâce à leurs
fonctions de jurés (achat de « masures » et revente d’immeubles une fois reconstruits). Il fit bien rénover
l’une des trois maisons qu’il avait acquises en 1452 rue de la Fontaine-Maubué, avant de louer cet en-
semble pour aller résider rue du Temple vers 1469 et de le revendre dans les années 1480. Mais en 1490,
à la veille de sa mort, son patrimoine foncier était lourdement grevé de rentes et lui-même était encore
endetté envers deux fabriques, celles de Saint-Jacques-de-la-Boucherie et de la Madeleine 23. La pre-
mière ayant été l’un de ses principaux clients, il est possible que la seconde figurât aussi dans son
carnet de commandes. On savait que cette petite église de l’île de la Cité avait été visée, vers 1477, par
un projet d’agrandissement soutenu par des indulgences 24. Il est désormais possible d’avancer que ce
projet se concrétisa avec l’intervention de Jean Poireau.

22 23
Don de 80 livres à « convertir en certains ediffices et Arch. Nat., S 911B, dossier 2.
24
refections qui se font audit lieu » en avril 1470 : Comptes de Bos, Les églises flamboyantes de Paris (cf. note 5), p. 290-
l’argentier de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, vol. 3, 291.
Paris, 2008, n° 1504.

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étienne hamon

La fragilité de cette dernière attribution n’est que trop révélatrice des incertitudes qui pèsent
encore sur la place de Jean Poireau dans la création monumentale flamboyante à Paris. Faute de con-
naître l’aspect exact de ses créations avérées en termes de conception spatiale, de modénature et de
décor, on restera prudent sur la fortune de son œuvre, et ce d’autant plus qu’on ne peut lui attribuer ni
commande hors de la capitale ni descendance familiale directe dans la profession : le seul fils qu’on lui
connaît, Jean, mort de la peste en 1485, était clerc 25. On évoquera cependant à l’appui d’une certaine
postérité de son œuvre, envisagée à propos des portails de l’Hôtel-Dieu, ses relations avec les meilleurs
praticiens de la génération suivante, lesquels avaient peut-être été ses élèves : avec Jean Vauchelet, à
qui il transmit le chantier de Saint-Jacques-de-la-Boucherie vers 1476 ; avec Étienne Viguier, maître
des œuvres de Saint-Étienne-du-Mont dans les années 1490, acquéreur de l’une de ses maisons de la
rue de la Fontaine-Maubué. Quant à son homonyme Jean le jeune, qui lui succéda comme juré et
comme maître maçon de Saint-Germain-l’Auxerrois où le chapitre lui fit des funérailles le 27 novembre
1498, fils du tailleur de pierre Gillet Poireau, il pourrait s’agir de son frère cadet ou de son neveu, la
transmission des charges d’un oncle sans descendance à un neveu étant une pratique bien établie dans
toutes les couches de la société. Toujours est-il que celui-ci engendra une dynastie de maîtres d’œuvres
et de spécialistes des arts plastiques qui s’illustra dans la capitale jusqu’au début du XVIIe siècle.
Toutes ces interrogations, qui sont au demeurant vouées à recevoir des réponses, ne remettent
pas en cause le postulat de départ de cet essai : à savoir qu’il est encore possible, dans l’histoire de l’art
parisien de la fin du Moyen Âge, de faire émerger des figures de tout premier ordre, en suivant dans
le cas de ce « tailleur de pierre » la même démarche consistant à réunir des indices lexicographiques,
historiques et artistiques, que celle qui a permis d’identifier dans le « peintre et historieur » Colin
d’Amiens l’un des principaux promoteurs du langage pictural nordique à Paris – nonobstant les doutes
persistants sur les aptitudes de Jean Poireau à proposer et à diffuser une architecture aussi novatrice
que l’était l’œuvre plastique de son contemporain, qui était aussi son voisin dans la censive de Saint-
Merry.

25
Arch. Nat., Z10 27, fol. 14 et 56v.

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Lire et interpréter
la pierre

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Transcrire l’analyse fine du bâti  : un plaidoyer pour le
relevé manuel dans l’archéologie monumentale
Andreas Hartmann-Virnich

À une époque où le développement de la technologie laser, de l’infographie et de la gestion


numérique des données révolutionne les stratégies de l’approche archéologique du bâti, le sujet du
présent article, prolongement et élargissement d’une réflexion présentée à l’occasion du colloque de
l’École de Chaillot sur le relevé architectural 1, peut surprendre. En effet, la généralisation des nouvel-
les technologies, dont la mise en pratique est largement entrée dans les mœurs, focalise désormais le
débat méthodologique sur le seul domaine du relevé numérique, thématisé et explicité dans les revues
spécifiques de la discipline de l’archéologie monumentale 2. Face à cette effervescence stimulée par les
perspectives que la puissance croissante des outils numériques ouvre dans les domaines essentiellement
pratiques de l’enregistrement et de la gestion de données, on constate toutefois que la déontologie
proprement archéologique de l’application des technologies nouvelles est rarement thématisée en tant
que telle 3. Dans le domaine du relevé architectural, on constate une nette avance de la recherche outre-
1 Archaeology, dans Monuments and sites/Monuments et sites/
Andreas Hartmann-Virnich, «  Dialoguer avec le
monument : relevé manuel, consolidation et restauration Monumentos et sitios, VII, (Icomos), 2002 (91 p.) ; Günther
de la porte orientale ayyoubide de la citadelle de Damas Eckstein, Empfehlungen für Baudokumentationen. Bau-
(Syrie) », dans Le relevé en architecture : l’éternelle quête du aufnahme - Bauuntersuchung, (Landesamt Baden-Würt-
vrai, Actes des journées internationales d’études de l’École temberg, Arbeitsheft 7), Stuttgart, 2003 (78 p.) ; Heiko K.
de Chaillot, Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, L. Schulze (coord.), Von der Spurensuche zur praktischen
5-6 novembre 2007. À paraître (2011). Anwendung. Historische Bauforschung in der Denkmalpflege
2 (Vereinigung der Landesdenkmalpfleger in der Bundesre-
Depuis sa création en 1996 comme supplément à la revue
Archeologia medievale, la revue Archeologia dell’architettura publik Deutschland/Union des conservateurs en chef des
s’est établie comme le premier forum de l’archéologie du Monuments historiques des Länder de la République Fédérale
bâti en Europe, dont les parutions annuelles reflètent et d’Allemagne), 2004, 34 p.
3
commentent le développement des techniques de relevé Deux colloques tenus en 2000 et 2001 sur l’archéologie du
d’actualité. Aussi, les derniers volumes offrent-ils un vaste bâti et les possibilités et limites de ses méthodes n’ont abordé
éventail d’études stratigraphiques fondées en premier lieu la question des techniques de relevé que de manière péri-
sur l’application de la tachéométrie laser et le redressement phérique, dans le contexte des problématiques d’enregistre-
numérique de clichés photographiques. À l’instar de son ment et de traitement des données archéologiques : Philippe
modèle italien, les numéros annuels thématiques de la revue Bernardi, Andreas Hartmann-Virnich, Dominique
Arqueología de la arquitectura, publiée depuis 2002, pro- Vingtain (dir.), Textes et archéologie monumentale : appro-
posent une tribune à l’archéologie monumentale dont la ches de l’architecture médiévale, Actes du colloque tenu
portée ne se limite pas à la seule péninsule ibérique (cf. à Avignon, 30 novembre - 2 décembre 2000, Montagnac,
Arqueología de la arquitectura, 4-2005 (2007), Aparejos 2005 ; Isabelle Parron-Kontis et Nicolas Reveyron (dir.),
constructivos medievales en el Mediterráneo Occidental. Archéologie du bâti. Pour une harmonisation des méthodes.
Estudio arqueológico de las técnicas constructivas). Au lieu Actes de la table ronde, 9 et 10 novembre 2001. Musée archéo-
de l’impossible bilan bibliographique d’une littérature en logique de Saint-Romain-en-Gal (Rhône), Paris, 2005. Dans
constante évolution, nous renvoyons à quelques publica- ce dernier volume, voir en particulier Jean-Louis Paillet,
tions significatives qui tiennent compte du développement « L’enregistrement et le traitement des données architectu-
considérable de la réflexion sur les méthodes et finalités rales sur les chantiers archéologiques : intérêt d’une harmo-
du relevé archéologique des élévations en Allemagne, où la nisation des méthodes, risques et limites », p. 33-34. Plus
Bauforschung est étroitement associée aux études préalables récemment, outre les journées internationales d’études de
et à la mise en œuvre des projets de restauration et de réha- l’École de Chaillot du 5-6 novembre 2007, consacrées au
bilitation, une dynamique remarquable dans la mesure où relevé architectural (cf. supra, note 1), le 132e congrès des
les services compétents des Länder, auxquels incombe l’ini- sociétés savantes, tenu en 2007 à Arles, a été dédié à la ques-
tiative de ces recherches archéologiques, prennent une part tion du relevé archéologique : Olivier Buchsenschutz (éd.),
active dans la réflexion méthodologique, et dans la diffusion Images et relevés archéologiques, de la preuve à la démonstra-
de ses résultats : Ulrich Klein, Bauaufnahme und Baudo- tion (édition électronique), Paris, CTHS, janvier 2009 (http://
kumentation, Munich, 2001 ; Manfred Schuller, Building cths.fr/_files/ed/pdf/ira02intro.pdf).

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 191-202
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100199

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andreas hartmann-virnich

Rhin, où l’enseignement de la Bauforschung, traditionnellement associé aux écoles d’architecture alle-


mandes, a favorisé l’établissement de l’archéologie du bâti en tant que discipline à part entière dont les
méthodes, et les coûts que celles-ci génèrent dans le cadre des études préalables, imposent un renou-
vellement permanent de la réflexion sur le potentiel et la finalité des techniques du relevé architectural.
La discussion sur le choix, sur la mise en pratique et sur l’utilité des méthodes fut l’objet de deux col-
loques tenus à Cottbus en 2000 et en 2005 dont l’esprit et le contenu reflètent l’évolution considérable
de l’état de la question au cours de la dernière décennie : tandis que le premier annonçait dès le titre
l’éventail des techniques « du relevé manuel à la high tech » 4, le second, toujours placé sous le même
thème, était en réalité dédié exclusivement aux technologies numériques utilisées pour la modélisation,
la présentation et la gestion de données 5.
La différence entre les deux approches est en quelque sorte symptomatique d’une époque où la
révolution technologique impose une adaptation constante aux outils disponibles, au risque de déplacer
le débat sur leur finalité. Si la modélisation numérique tient désormais une place de choix dans la mise
en valeur des hypothèses archéologiques, sa pertinence dépend avant tout de celle des analyses sur
lesquelles elle se fonde. En 2000, le débat entre les partisans d’une approche archéologique fondée sur
le relevé manuel réalisé de visu à partir de l’analyse directe de l’objet d’une part et les promoteurs des
nouvelles technologies laser alors émergentes avait été au cœur du débat. Cinq ans plus tard, il fut rem-
placé par une vaste enquête sur les nouvelles technologies : tachéométrie et scanographie laser, mono-
photogrammétrie, logiciels de traitement et de mise en forme des données, et sur leur aptitude à
l’économie de temps, sur leur polyvalence et sur leur intérêt pour la simulation tridimensionnelle. Or,
si l’importance de ces aspects pour l’archéologie du bâti n’est plus à démontrer, l’évolution récente, dont
le second colloque de Cottbus se faisait l’interprète, tend à donner raison à un certain scepticisme face
au danger de la surévaluation du potentiel des technologies numériques, dont les avantages incontesta-
bles pour la gestion du temps de travail, notamment dans le cadre de l’étude globale des grands ensem-
bles architecturaux, comme pour la saisie précise de l’aspect et de la géométrie d’un objet dans l’espace,
n’ont pour ainsi dire aucune incidence sur la qualité intrinsèque de l’étude archéologique en tant que
telle. Celle-ci procède en effet d’une analyse de l’objet lui-même, et d’une culture archéologique qu’aucun
outil d’approche virtuelle ne saurait rendre dispensable. Or, le danger de substituer à une approche di-
recte de l’objet mesuré celle d’une représentation virtuelle, en confondant l’exactitude géométrique du
relevé avec celle de la saisie photographique de l’aspect de la surface d’une structure avec la précision de
l’analyse de cette dernière, rejoint le problème plus généralement inhérent à l’évolution d’une mémoire
numérique qui augmente les capacités du stockage d’informations dont la masse croissante menace
d’écraser in fine la possibilité intellectuelle d’en réaliser l’analyse, et la synthèse.

Pour répondre à la question du rapport entre l’analyse de visu de l’objet archéologique et la


pertinence des modes de relevé utilisés pour l’acquisition des données, plusieurs auteurs du premier
colloque de Cottbus avaient pris la défense du relevé manuel face à une high tech dont l’utilisation
inadéquate est susceptible de produire un low result, surtout lorsque le regard du technicien n’est pas
guidé par celui de l’archéologue 6. Si la démocratisation, certes relative, de la tachéométrie laser et des

4
Ulrich Weferling, Katja Heine, Ulrike Wulf (éd.), rischen Bauforschung. Interdisziplinäres Kolloquium vom
Messen, Modellieren, Darstellen. Von Handaufmass bis High 23.-26. Februar 2005 veranstaltet von den Lehrstühlen
Tech. Aufnahmeverfahren in der historischen Bauforschung. für Baugeschichte und ihre Vermessungskunde der
Interdisziplinäres Kolloquium vom 23.-26. Februar 2000 Brandenburgischen Technischen Universität Cottbus,
veranstaltet von den Lehrstühlen für Baugeschichte und für Mayence, 2006.
6
Vermessungskunde der Brandenburgischen Technischen Uni- Cf. Gert Thomas Mader, « Vergleich händischer und rech-
versität Cottbus, Mayence, 2001. nergestützter Verfahren: Anwendung, Wirtschaftlichkeit »,
5
Alexandra Riedel, Katja Heine, Frank Henze (éd.), dans Riedel, Heine et Henze (éd.), Von Handaufmass bis
Von Handaufmass bis High Tech II. Modellieren, struk- High-Tech II (cf. note 5), p. 99-110, p. 109.
turieren, präsentieren. Informationssysteme in der histo-

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transcrire l’analyse fine du bâti

logiciels de saisie comme de traitement de l’image numérique au cours des dernières années permet
désormais à l’archéologue du bâti de se dispenser de l’intermédiaire d’un géomètre  7, la question de
l’utilité du relevé par rapport aux finalités de la recherche reste intacte. « Réfléchir au lieu de prendre
seulement des mesures » : cette formule polémique que Manfred Schuller avait choisie pour titre de
son article 8 invitait naguère à réfléchir en amont sur le potentiel et les finalités du relevé archéologique,
dont la première vocation est celle de répondre aux exigences de la compréhension du bâti et de son
histoire, au lieu de se satisfaire de la seule saisie, représentation et étude d’une réalité géométrique
objective.
Dans ce sens, le relevé manuel reste une technique d’actualité, au sein du vaste répertoire d’op-
tions dont l’archéologue dispose pour répondre aux objectifs qu’il se fixe ou qui lui sont imposés. Alors
que la photographie numérique redressée à partir du relevé au tachéomètre constitue un support
convenable pour la cartographie d’observations stratigraphiques à grande échelle, le relevé manuel, qui
ne répond plus au premier chef à la nécessité de produire une documentation graphique pour un
ensemble architectural, procède d’une stratégie scientifique différente qui privilégie l’approche du
détail, se faisant l’interprète d’observations dont la nature et la qualité restent difficilement, voire tota-
lement incompatibles avec l’utilisation du support numérique. Loin de constituer un obstacle inutile
à la progression du travail, la prise de mesure manuelle et le dessin de l’objet de visu imposent une
démarche lente qui discipline et structure le regard par l’attention soutenue et la prise en compte sys-
tématique des dimensions des éléments relevés, et par la réflexion stimulée par l’observation. À la
différence de la photographie redressée, le relevé manuel, assisté par un outillage numérique ou non,
constitue non pas le support, mais le résultat graphique d’un protocole d’analyse dont le degré de finesse
et la pertinence traduisent celles du regard de l’intervenant. La mise en œuvre de ce type d’approche,
rarement réalisée aujourd’hui pour la totalité d’un grand ensemble architectural 9, peut donc être en-
visagée avant tout comme complément d’une étude globale structurée en fonction des objectifs de
l’analyse archéologique et du degré d’approfondissement recherché. Tel un sondage archéologique, le
relevé manuel concentre le regard sur l’échantillon significatif dont l’analyse pars pro toto engage l’his-
toire monumentale de l’édifice en son entier.

Les exemples suivants veulent illustrer l’enquête «  microscopique  » pratiquée par l’auteur
comme complément de l’étude « macroscopique » d’un ensemble architectural, autour de la problé-
matique de la distinction, en termes de chronologie relative, de phénomènes similaires en apparence :
distinction d’une mise en œuvre simultanée de celle décalée dans le temps, d’une association de ma-
tériaux différents dans un même ouvrage de celle due à une reprise, identification du remploi, voire
du remontage de tout un élément architectural cohérent dans un contexte constructif postérieur. Le
premier ensemble renoue, dans le prolongement du colloque de l’École de Chaillot, avec le commen-
taire d’échantillons inédits issus de la vaste enquête monumentale que l’auteur a menée sur les portes
de la citadelle de Damas (Syrie). Le second s’inscrit dans une démarche scientifique collective dont
l’objet, l’étude monumentale de l’abbaye de Lagrasse (Aude), impose de par ses dimensions une hiérar-

7
À l’exception de la scanographie, onéreuse et soumise au Aufbaustudium Denkmalpflege de l’Université de Bamberg
rythme accéléré du développement technologique. sous la direction d’Achim Hubel et de Manfred Schuller.
8 Manfred Schuller, « Mehr Denken statt nur messen », Cf. Achim Hubel et Manfred Schuller, Der Dom zu
dans Riedel, Heine et Henze (éd.), Von Handaufmass bis Regensburg. Vom Bauen und Gestalten einer gotischen
High-Tech II (cf. note 5), p. 213-222. Kathedrale, Ratisbonne, 1995 ; Der Dom zu Regensburg.
9
Il en va ainsi pour le cas aussi exemplaire que spectaculaire Ausgrabung, Restaurierung, Forschung. Ausstellung anläßlich
du relevé exhaustif de la cathédrale de Ratisbonne, conduit der Beendigung der Innenrestaurierung des Regensburger
dans les années 1980-1990 dans le cadre du programme Dome, 1984-1988, catalogue d’exposition, Ratisbonne (14
pluriannuel « Bau-, Kunst- und Funktionsgeschichte des juillet – 29 octobre 1989), Munich-Zurich, 1989.
Regensburger Domes als Modellfall  » par la formation

193

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andreas hartmann-virnich

Fig. 1 : Plan de la citadelle de Damas au début du XXe siècle (d’après Karl Wulzinger et Carl Watzinger,
Damaskus. Die islamische Stadt, Berlin/Leipzig, 1924, pl. 60)

chisation des stratégies d’approche, où le relevé manuel pierre-à-pierre sert à caractériser les moments
forts d’une histoire monumentale complexe.

Réalisée dans le cadre du projet de recherche franco-syrien sur la citadelle de Damas, conduit
entre 2000 et 2006 sous la direction de Sophie Berthier 10, et destinée à une étude archéologique thé-
matique centrée sur certaines parties du monument dans le but d’accompagner un projets de réhabi-
litation, notre étude des portes et poternes des deux enceintes successives de la forteresse devait
préciser les caractéristiques constructives et la chronologie relative des différentes phases de l’évolution
du monument, pour dépasser la vision trop schématique issue des études précédentes qui avaient
jusqu’alors envisagé le vaste et prestigieux édifice dans sa globalité.

Résidence des souverains zenghides et ayyoubides dans leur capitale, la citadelle damascène
fut un des principaux monuments fortifiés du Proche-Orient islamique à l’époque des croisades (fig.
1). Au gré des changements de pouvoir, des sièges destructeurs, des réparations et des agrandissements,

10
Ingénieur de recherche au CNRS, Sophie Berthier Proche-Orient (IFEAD-IFPO), en collaboration avec la
a dirigé le programme de recherche au titre de l’Institut Direction Générale des Antiquités et des monuments de
Français d’Études Arabes de Damas/Institut Français du Syrie (DGAMS).

194

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transcrire l’analyse fine du bâti

Fig. 2 : Citadelle de Damas, courtine ouest, minutes du relevé pierre-à-pierre de la face interne (détail) (A.
Hartmann-Virnich, 2006)

le monument fut l’objet d’innombrables modifications depuis sa création jusqu’à l’époque du mandat
français. Si cette histoire monumentale en tant que telle n’intéresse pas la présente approche métho-
dologique, il faut en résumer un point fort pour situer la démarche analytique dans son contexte. À
partir de 1203, al-Malik al-‘Adil ibn Ayyoub, frère cadet de Yusûf ibn Ayyûb Salah-al-Dîn (Saladin), fit
enfermer l’ancienne citadelle, fondée à la fin du XIe siècle de l’ère chrétienne et plusieurs fois remaniée
au cours du XIIe, dans une nouvelle enceinte dotée de treize puissantes tours rectangulaires. Cette
citadelle ayyoubide, dont les courtines dessinent un quadrilatère irrégulier de 200 x 150 m environ,
était accessible par deux portes majeures à l’Est et au Nord. Si celles-ci sont toujours au moins partiel-
lement conservées, une troisième porte à l’ouest n’était connue que des sources écrites, la reconstruction
de la courtine occidentale à l’époque mamelouke et le percement d’une porte à l’époque ottomane
tardive n’ayant laissé aucune trace jusqu’alors identifiée d’une porte plus ancienne de ce côté du mo-
nument, particulièrement exposé aux dommages des engins de siège.

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andreas hartmann-virnich

Notre intervention 11 portait sur le relevé


détaillé d’une partie du parement intérieur de la
courtine mamelouke, destiné à vérifier l’existence
d’une ouverture obturée (fig. 2). Situé dans une
pièce voûtée qui faisait office de salle des gardes
pour l’entrée ottomane jusqu’au début des années
2000, le mur présentait certes un panneau en re-
trait de 16 cm, largement masqué du côté gauche
par le mur de refend méridional de la salle, mais
la continuité des assises visibles sous le badigeon
et l’absence d’un linteau contredisaient d’emblée
l’existence d’un passage muré. En revanche, la
typologie des portes de la citadelle confirmait
qu’il s’agissait en réalité de la réserve pour le van-
tail d’une porte orientée dans le sens perpendi-
culaire. À la suite de ce constat, le démontage du
refend ottoman tardif, décidé par le conservateur
en chef du monument  12, et la fouille de la salle
et du passage ottoman permirent non seulement
de localiser les piédroits et le seuil de la porte à
l’emplacement et au niveau pressentis (fig. 3). En
scrutant la surface des blocs et des joints, parfai-
tement lisibles dans les niveaux archéologiques,
il s’avérait que la première assise de la courtine,
de la loge et du piédroit était faite de blocs en
réemploi accidentés et retaillés, dont certains
avaient été posés sur chant ou en délit et calés à
l’aide de petits blocs pour obtenir un lit d’attente
égal. La chrono-typologie établie à partir de
l’étude individuelle et comparative des portes de
la citadelle permit alors de préciser la date et la
provenance des remplois, dont les tailles au ci-
seau grain d’orge à dents serrées, combinées ou
Fig. 3: Citadelle de Damas, courtine ouest : restitution axonométri- non avec l’usage de la shahouta  13, s’inscrivent,
que schématique de la porte d’époque mamelouke (A. Hartmann- nous le verrons, dans un répertoire ayyoubide
Virnich, 2006) clairement caractérisé, et dont la forme comme
les traces d’usure par frottement lisibles sur cer-
taines pierres trahissaient l’appartenance à une porte. Or, la présence de deux fragments moulurés
erratiques remployés dans la superstructure remaniée du même mur, désormais identifiés avec les
piédroits d’une porte décorée à l’instar de la porte principale à l’est, tendait à confirmer la préexistence
d’une porte ayyoubide dans le secteur. Si la première analyse d’une élévation insignifiante en apparence
avait donc donné lieu à la mise en évidence d’une porte, le relevé détaillé des surfaces murales permit

11
Cf. Andreas Hartmann-Virnich, « Citadelle de Damas. 2/2005, 16-29 juillet 2005 ». Rapports inédits déposés à
Étude archéologique du bâti des portes de la citadelle. Rap- l’IFEAD/IFPO, Damas.
12
port préliminaire de la mission 1/2005, 9-21 avril 2005 » ; Edmond Al-Ajji, avec l’autorisation de la DGAMS.
13
«  Citadelle de Damas. Étude archéologique du bâti des La variante du taillant grain d’orge à emmanchement
portes de la citadelle. Rapport préliminaire de la mission perpendiculaire qui est en usage au Proche-Orient.

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Fig. 4 : Citadelle de Damas, poterne du bâtiment sud-ouest de la première enceinte : minutes du relevé pierre-
à-pierre du parement externe (A. Hartmann-Virnich, 2004)

d’en découvrir une autre, plus ancienne, à partir de la seule analyse et interprétation des blocs acciden-
tés remployés dans la reconstruction mamelouke.
L’exemple suivant illustre la chrono-typologie sur laquelle pouvait s’appuyer l’identification des
blocs en remploi précités comme éléments d’une ancienne porte : il s’agit de la poterne (fig. 4) d’un
grand corps de bâtiment à l’extrémité occidentale de l’ancienne courtine sud, dont les caractéristiques
constructives confirment une date à peine antérieure au grand chantier d’Al-‘Adil, sans doute de la fin
du règne de son frère et prédécesseur Saladin. La mise en œuvre de la poterne marque une campagne
de construction distinctive lors de laquelle les assises en attente du grand appareil à bossage classique
des ouvrages défensifs ayyoubides furent entaillées et refaçonnées pour le raccord des assises de l’em-
brasure de la porte. Or, la grossièreté de la retaille et les blocs de raccord accidentés posés sur chant
contrastent avec le soin apporté à la façon des blocs de la porte, dépourvus de bossage et taillés au
ciseau grain d’orge, sur lesquels on observe toutefois une finition de qualité dégressive en s’écartant de
l’ouverture : en effet, l’extrémité des carreaux de la seconde assise est aplanie plus sommairement à la
broche, selon une ligne gravée qui divise le parement en deux parties. À gauche, le joint en sifflet est
raccordé à une pierre de parement ordinaire taillée de la même façon. Le plus haut degré de finesse,
et l’usage d’une ciselure périphérique, sont réservés aux piédroits et à leur entourage proche sur le
parement externe.
Le troisième et dernier exemple de la citadelle damascène illustre l’intérêt d’une étude fine des
surfaces, de l’état et de l’assemblage des blocs d’ensemble constructif pour déceler un remontage tardif :

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Fig. 5 : Citadelle de Damas, galerie de la courtine ouest, porte mamelouke en remploi : minutes
du relevé pierre-à-pierre (A. Hartmann-Virnich, 2003)

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Fig. 6 : Lagrasse (Aude), Abbaye Sainte-Marie d’Orbieu, façade de la chapelle de l’abbé Auger de Gogenx : minutes
du relevé pierre-à-pierre (A. Hartmann-Virnich, 2008)

dans la galerie de la courtine occidentale se situe une porte d’époque mamelouke (fig. 5), moulurée sur
le pourtour et sommée d’un oculus également mouluré. Prise en tenaille dans l’interstice entre une des
plus anciennes tours de la première citadelle 14 et un des supports du voûtement de la galerie, elle s’est
fissurée sous une pression pour laquelle elle n’était manifestement pas conçue, insuffisamment com-
pensée sur la face arrière par un arc de décharge en appui contre la tour, suite à un tassement inégal
de ses montants. La porte contraste avec son environnement et la grossière maçonnerie en retrait qui
surmonte son oculus, par la délicatesse de son décor, de sa structure et de la taille de pierre, inattendues
dans un espace de service mal éclairé. Plusieurs observations permirent de confirmer le remontage de
l’ouverture à cet emplacement, comme l’alignement imparfait des blocs du seuil et des montants, ap-
paremment raccourcis du côté droit, l’échancrure grossière taillée dans le lit d’attente au-dessus de
l’oculus, et l’absence d’usures sur le « seuil » mouluré non monolithe, conçu en réalité comme appui
d’une baie non accessible dont l’emplacement d’origine et la fonction, non nécessairement liés à la ci-
tadelle, sont inconnus.

14
Tour T25, dans laquelle est encastrée une inscription seldschukischen Anlagen der Zitadelle von Damaskus »,
datée de l’année 478H/1085-1086, probablement contem- Damaszener Mitteilungen, 6, 1992, p. 479-499, p. 488 et pl.
poraine de la construction. Cf. Hanspeter Hanisch, « Die 80, d, avec bibliographie.

199

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Fig. 7 : Lagrasse (Aude), Abbaye Sainte-Marie d’Orbieu, lavabo de la chapelle de l’abbé Auger de Gogenx : minutes
du relevé pierre-à-pierre (A. Hartmann-Virnich, 2008)

200

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transcrire l’analyse fine du bâti

Le dernier exemple, issu de la contribution de l’auteur à l’étude de la chapelle abbatiale du mo-


nastère audois de Lagrasse dans le cadre d’un projet collectif de recherche 15, dénonce l’apparence trom-
peuse d’une construction dont les composantes se distinguent par le matériau, la façon et la main
d’œuvre au point de suggérer à tort un remaniement inexistant. La façade de la chapelle de l’abbé Auger
de Gogenx, construite en 1296 (fig. 6), présente outre la porte centrale en grès fin deux baies latérales
en calcaire froid dont la sobriété et la disposition à deux niveaux différents contrastent avec le somptueux
décor et la régularité symétrique de la porte. À la place de la modénature, de la sculpture et de l’épigra-
phie délicates des piédroits et de leurs chapiteaux, du linteau, du tympan et de l’archivolte tracée en
tiers-point exact, les baies se composent de blocs simplement chanfreinés, mal agencés à l’appui. La
différence du matériau se reflète dans celle de l’outillage : d’un côté un répertoire varié d’outils à tran-
chants dentés et non dentés employé de concert avec la broche pour la finition à taille croisée des blocs
de calcaire froid, d’autre part une taille croisée plus fine et régulière sur les blocs de grès, réalisée au
ciseau grain d’orge à dents serrées et au ciseau droit, suivie parfois d’un ponçage en finition, comme à
l’archivolte.
La différence entre les deux matériaux, leur façon et leur mise en œuvre, apparaît aussi dans
l’assemblage, qui juxtapose la porte et les baies à coups de raccords, de retailles et de remplissages plus
ou moins sommaires qui apparaissent au premier abord comme les traces d’un encastrement après-
coup des ouvertures latérales et du petit bassin mural qui les accompagne à l’extrémité gauche. En
réalité, le montage simultané de ces éléments et leur appartenance à l’état d’origine sont confirmés entre
autres par le liant homogène et les restes du même décor peint qui recouvrait l’ensemble du vestibule,
daté de l’époque d’Auger par son blason abbatial, et caractérisent la façade de la chapelle comme une
entité constructive complexe : si la qualité du décor de la porte suppose l’intervention de sculpteurs
spécialisés, gravitant peut-être autour des grands chantiers cathédraux de Narbonne et de Carcassonne,
les arêtes épaufrées des blocs de la porte, soigneusement ragréées au mortier de pose, semblent relever
des accidents de transport d’une livraison à distance, en vue du montage prêt à l’emploi. Il en va de
même pour les éléments sculptés de la niche du lavabo incorporée dans le mur sud de la chapelle,
fabriqués et livrés en même temps (fig. 7). Or, la fourniture de la porte excluait le seuil, sans doute en
raison de la trop grande fragilité du grès : il fut taillé sur place dans le calcaire froid usuel, avec les
mêmes techniques et outils et le même chanfrein qui distinguent les ouvertures latérales : le tailleur
de pierre, manifestement incapable d’imiter le décor raffiné des montants, se contenta alors d’y façon-
ner des culots grossièrement arrondis pour amorcer les bases des colonnettes, preuve s’il en est de la
différence nette entre les deux types de main d’œuvre et leur qualification.

Ces quelques études de cas éclairent la relation étroite entre ce type d’examen sélectif détaillé
et sa répercussion sur la vision globale du monument, de sa mise en œuvre, et des phases de son évo-
lution dont les traces sont relevées avec une acuité égale. Tels une carte d’état major, ces relevés, ino-
pérants à l’échelle globale, sont un outil précieux pour l’inventaire détaillé de ce qui peut définir et
caractériser l’identité d’un terrain complexe. Ils scrutent au peigne fin le « lieu du crime » archéologi-
que pour retrouver les indices et identifier les détails susceptibles d’éclairer l’histoire d’un monument
dans son ensemble. Tant que l’œil, la main, le cerveau de l’archéologue restent maîtres de leur objet
scientifique, cette approche reste une option probante au sein de l’ensemble grandissant des outils
disponibles.

15
Programme Collectif de Recherche Lagrasse (Aude). L’ab- louse II (TRACES-Terrae UMR 5608 et Framespa-Terrae
baye, le bourg, le terroir. Étude archéologique et historique. UMR 5136) . Le présent paragraphe reprend quelques élé-
Placé sous la direction Nelly Pousthomis (UMR 5608 TRA- ments du rapport de l’auteur dans le cadre du rapport pour
CES-Terrae), le PCR fédère des enseignants-chercheurs, l’année 2008 (Direction Régionale des Affaires Culturelles
chercheurs associés et étudiants des Universités d’Aix-Mar- Languedoc-Roussillon, Service Régional de l’Archéologie
seille I (LAMM UMR 6572), de Montpellier III, et de Tou- de Languedoc-Roussillon, 2009).

201

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Lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel :
l’exemple de l’abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor) au xiiie
siècle
Yves Gallet

Parmi les orientations récentes des travaux d’Éliane Vergnolle, la question de la pierre, de sa
taille et de sa mise en œuvre dans l’architecture revient avec une force qui a poussé bien des chercheurs
à s’intéresser à leur tour à l’analyse matérielle des monuments qu’ils étudiaient. Plusieurs d’entre nous
lui doivent cette ouverture dans leur approche des œuvres. L’un des problèmes récurrents est celui des
chantiers qui font intervenir plusieurs types de roches, comme l’abbatiale de Conques, dont Éliane
Vergnolle vient de fournir, avec la complicité d’Henri Pradalier et Nelly Pousthomis, une étude renou-
velée. Doit-on voir dans ce « polylithisme » 1 le résultat d’une contrainte de structure, telle roche étant
utilisée en fonction de ses qualités constructives (résistance à la compression, facilité de taille, faible
densité favorisant le voûtement, résistance à l’altération) ? Faut-il plutôt l’interpréter comme une
logique de chantier, l’origine des pierres variant selon les possibilités d’approvisionnement (achat de
carrière, etc.) ou les moyens financiers des responsables de la construction ? La diversité des roches
mises en œuvre s’explique-t-elle par la recherche d’une polychromie et d’effets décoratifs, répondant à
des choix esthétiques ? Ou bien encore ce polylithisme doit-il se comprendre comme un moyen per-
mettant de distinguer et de hiérarchiser les différents espaces d’un complexe architectural, au même
titre que le décor monumental (sculpture, peinture, pavement) ou le degré d’élaboration des éléments
architecturaux ? C’est cette dernière hypothèse, plus rarement privilégiée par l’historiographie 2, que
j’aimerais développer, à travers l’exemple de l’abbaye prémontrée de Beauport (Côtes-d’Armor), qui
constitue pour cette problématique un monument de référence.
Réputée localement pour son paysage de rêve, en bord de mer, sur une côte rocheuse très
découpée, l’abbaye de Beauport est surtout connue pour avoir été présentée par Arcisse de Caumont,
dans son Abécédaire, ou rudiment d’Archéologie3, comme offrant le plan type de l’abbaye médiévale des
XIIe et XIIIe siècles (fig. 1). Fondée en 1202 par des chanoines prémontrés venus de l’abbaye de la Lu-
cerne (diocèse de Coutances), avec l’appui des comtes de Penthièvre, elle s’élève à proximité de Paim-
pol, sur la côte nord de la Bretagne, dans une région – le Goëlo – étonnamment favorisée par la
géologie. Sa construction semble avoir été rapide, car ses bâtiments sont homogènes du point de vue
du style. Partiellement ruinée à la Révolution, elle se compose aujourd’hui de l’abbatiale, privée de son
chevet (fig. 2), et d’un ensemble de bâtiments monastiques édifiés sur son flanc nord, autour du qua-
drilatère jadis occupé par les galeries du cloître. L’aile orientale abrite la sacristie, la salle capitulaire

1
Je n’emprunte que par commodité ce néologisme au volumes Carrières et constructions en France et dans les
géologue Louis Chauris, auteur de nombreux articles sur pays limitrophes, publiés au CTHS de 1991 à 2004, d’abord
la nature des roches mises en œuvre dans les monuments sous la direction de Jacqueline Lorenz et de Paul Benoît,
de Bretagne. Louis Chauris qualifie de «  polylithisme puis de Jacqueline Lorenz seule, enfin de Jacqueline Lorenz
primaire », ou originel, la situation de tout édifice construit et de Jean-Pierre Gély. En dernier lieu : François Blary,
dès l’origine au moyen de différentes roches, et parle de Jean-Pierre Gély, Jacqueline Lorenz (dir.), Pierres du
« polylithisme secondaire », ou acquis, lorsque la variété patrimoine européen. Economie de la pierre, de l’Antiquité à
des roches a été introduite par des remaniements intervenus la fin des Temps modernes, Actes du colloque international
après-coup (Louis Chauris, « La géologie et les matériaux de Château-Thierry (2005), Paris, 2008.
3
de construction », dans Jean-Marie Pérouse de Montclos, Arcisse de Caumont, Abécédaire, ou rudiment
Dictionnaire guide du patrimoine. Bretagne, Paris, 2002, p. d’Archéologie, t. Architecture civile et militaire, Caen, 1869,
15-26). p. 8, 43-44, 115-117.
2
Voir en particulier les études réunies dans les quatre

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 203-220
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100200

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yves gallet

Fig. 1 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), plan de l’abbaye (d’après Pérouse de Montclos, 2002).

(terminée, à la manière normande, par une abside), le Passage aux champs, une autre salle identifiée
(de façon problématique) comme un chauffoir, ainsi que le dortoir à l’étage, l’aile nord associe deux
celliers, le réfectoire et la cuisine, et l’aile ouest comprend une grande salle voûtée aujourd’hui trans-
formée en espace d’accueil des visiteurs. À l’écart du carré claustral, et implantée sur un axe différent,
au nord-est, s’élève la Salle au Duc, grand bâtiment dont la destination n’a pas été clairement établie.
Tous ces édifices furent visiblement construits en un laps de temps très court, dans le premier quart,
peut-être le premier tiers du XIIIe siècle. Seul le réfectoire paraît avoir été transformé un peu plus tard,
vers le milieu du siècle 4.

4
Quelques auteurs ont avancé, en raison du tracé en plein sur la provenance des pierres de construction à l’abbaye de
cintre des baies ouvertes dans le mur nord, la date aberrante Beauport », Cahiers de Beauport, n° 10, 2004, p. 4-20. Le
du XVe siècle pour le réaménagement du réfectoire, date style des chapiteaux et des bases indique clairement que les
encore suivie par Louis Chauris, « Recherches préliminaires travaux remontent bien au XIIIe siècle.

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lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel

Fig. 2 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), abbatiale, nef, vue d’ouest en est (cl. Yves Gallet).

Si les bâtiments de l’abbaye sont tous d’un style homogène, l’apparente clarté de leur distribu-
tion, qui avait séduit Arcisse de Caumont, est trompeuse. L’examen des différents types de pierres mis
en œuvre sur ce chantier permet d’apporter sur ce point un nouvel éclairage.

Un « festin de pierres » : les roches employées à Beauport et leur répartition

Pas moins d’une demi-douzaine de roches de nature ou de provenance différente ont été utili-
sées par les construteurs de l’abbaye au XIIIe siècle. Louis Chauris en a fait un inventaire récent 5, auquel
nous empruntons les informations géologiques qui suivent.
Les spilites de Paimpol, roches volcaniques épanchées sous la mer, d’une teinte pouvant aller
du vert-violacé au gris sombre, à la cristallisation très fine mais de texture hétérogène, et qui forment
donc un matériau de construction assez médiocre, ont été employées de manière relativement rare, en
dépit de la proximité des gisements. On les rencontre dans le mur sud du réfectoire, dans la façade
ouest du cellier, dans le bâtiment de l’aile occidentale, associées à d’autres roches et toujours en
moellons.
Les schistes bleutés ou bleu-noir, provenant d’une formation schisto-gréseuse du Briovérien
qui compte des affleurements proches de l’abbaye (comme l’îlot de Cruckin, à quelques centaines de
mètres du site), ont également été exploités pour le chantier, malgré la difficulté à obtenir des surfaces
lisses à la taille lorsque ces schistes ne sont pas diaclasés. Ils ont fourni des blocs employés pour monter

5
Chauris, « Recherches préliminaires » (cf. note 4).

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les murs du bas-côté nord de l’abbatiale, la partie basse du mur ouest dans le bras nord du transept
ainsi que le mur des chapelles orientées, la partie basse et l’étage de l’aile orientale (jusqu’au niveau des
baies du dortoir médiéval), les murs de la salle capitulaire, le Passage aux champs, le chauffoir ou le
mur sud du cellier. En moellons de format allongé, ils ont aussi servi à la construction de voûtes (Pas-
sage aux champs, passage nord-est du cloître…) et d’arcs (arc de décharge du doubleau occidental de
la croisée du transept, baies du canal d’évacuation des eaux, au nord de la Salle au Duc). Des blocs de
dimension plus importante (moellons et dalles de plus d’un mètre de long) ont parfois été utilisés, par
exemple dans le réfectoire ou pour les placards du chauffoir. Signalons enfin que ces schistes, s’ils sont
parfois mis en œuvre seuls, sont aussi employés, dans bien des cas, en association avec d’autres roches,
comme le grès-quartzite ordovicien de Plourivo.
Ce dernier, de teinte rosée, a été largement utilisé sur le chantier gothique comme il l’a été, de
longue date, dans toute la région de Paimpol. Il a fourni des blocs d’une grande dureté, de calibre
moyen, équarris ou sommairement dressés lorsque la finesse du grain le permettait, sinon employés
en blocage. De tels blocs ont servi à monter le revers de la façade de l’église ainsi que les murs du vais-
seau central de la nef (au-dessus des arcades et au niveau des fenêtres hautes) et le niveau supérieur
du mur ouest du bras nord, le mur oriental du bâtiment de l’aile ouest, le mur sud du réfectoire, le
bâtiment de la cuisine et le petit cellier, enfin une bonne part de la Salle au Duc.
Malgré leur importance quantitative dans l’approvisionnement du chantier au XIIIe siècle, ces
trois types de roches n’ont fourni que des matériaux de construction de qualité assez médiocre : s’ils
ont été aussi largement utilisés, c’est en raison de leur faible coût, lié à la proximité des sites
d’extraction.
Il en va autrement avec le granite. Le lecteur peu familiarisé avec la chose bretonne croira
naturel de trouver du granite à Beauport, puisque nous sommes en Bretagne. Il n’en est rien, Beauport
s’élevant dans un site dépourvu d’affleurement granitique. Cette roche est pourtant abondante dans les
élévations : il s’agit ici d’un granite de teinte ocre, au grain moyen voire fin, proche de la granodiorite
et vraisemblablement issu du batholite côtier, peut-être de l’archipel de Bréhat, à une dizaine de kilo-
mètres, d’où il aurait été acheminé par bateau. Il a fourni le chantier en pierres de taille d’assez bonne
qualité, sensibles toutefois à l’altération au point de présenter parfois une légère desquamation. Ces
pierres ont été réservées, la plupart du temps, aux encadrements de baies : façade de l’abbatiale, porte
occidentale du réfectoire, porte nord du bâtiment occidental, porte nord du cellier, baies, cheminées
et conduit de cheminée de la Salle au Duc, fenêtres (en partie) du chauffoir, armoires et vidoir de la
cuisine, etc. Le même granite a été employé pour construire les piles et les arcades de la première travée
de la nef et une partie de la suivante, le doubleau occidental de la croisée et, pour partie, celui du bas-
côté sud. Les colonnes et les chapiteaux du bâtiment de l’aile occidentale (fig. 3), du petit et du grand
cellier, les contreforts de l’aile occidentale, du cellier, du chauffoir et de la Salle au Duc sont également
en granite. Plus rarement, cette pierre a été utilisée en pierre de parement : entre la salle capitulaire et
le Passage aux champs, dans le mur oriental du même Passage, ou dans le bras nord du transept, au-
dessus des arcades des chapelles orientées ; seul l’avers de la façade de l’abbatiale semble intégralement
monté dans ce matériau. En moellons, enfin, le granite est présent çà et là, associé au grès rose et aux
schistes bleutés.
Ce n’est pas le seul granite utilisé sur le chantier à l’époque gothique : un granite clair, de couleur
blanchâtre, a également servi, quoique de manière sporadique, par exemple pour l’arcade de commu-
nication entre le chœur et le bras nord du transept, ou la porte ouverte dans le mur est de l’aile occi-
dentale. S’agit-il du granite blanc-gris à muscovite de l’Ile-Grande, que Louis Chauris dit n’avoir
rencontré à Beauport que dans les parties remaniées au XVIIe siècle ?  6 En dépit de la distance (une

6
Chauris, « Recherches préliminaires » (cf. note 4).

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lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel

Fig. 3 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), abbaye, bâtiment de l’aile ouest du cloître (cl. Yves Gallet).

soixantaine de kilomètres) qui sépare Beauport de l’Ile-Grande, c’est possible, car ce granite était déjà
réputé dès le XIIIe siècle : en effet, il fournit à cette époque le chantier de la cathédrale de Tréguier 7.
D’autres roches, de provenance plus lointaine, ont été sollicitées. Celle que l’on retrouve avec
le plus d’étonnement est le calcaire, employé dans plusieurs endroits de l’abbaye, pour des encadrements
de portes ainsi que des chapiteaux. De grain fin, ce calcaire de couleur blanche, parfois jaunâtre, se
prête bien en effet à la sculpture, ce qui n’était pas le cas de tous les matériaux évoqués précédemment.
Il semble avoir été travaillé indifféremment au taillant droit ou à la bretture, les traces de ces deux
outils s’observant en plusieurs endroits, parfois sur des pierres voisines et manifestement contempo-
raines (placard près du passage aux champs, chaire du lecteur, vestibule occidental de la Salle au Duc,
baies du chauffoir). La provenance de ce calcaire n’est pas assurée : on considère généralement qu’il
s’agit de calcaire de Caen 8, plutôt que d’un tuffeau, importé par conséquent de Normandie plutôt que
du Val de Loire, voire du Poitou ou de Charente. Quoi qu’il en soit, il semble avoir été réservé à des
usages précis : on ne note sa présence ni dans l’aile occidentale, ni dans l’aile orientale, ni dans la Salle
au Duc. Sont en revanche en calcaire le portail nord de la troisième travée de la nef (au centre de l’aile

7
Yves Gallet, « La cathédrale de Tréguier au temps de et constructions en France et dans les pays limitrophes. II,
saint Yves », dans Jean-Christophe Cassard et Georges Actes du 117e Congrès national des Sociétés Savantes
Provost (dir.), Saint Yves et les Bretons. Culte, images, (1992), Paris, 1993, p. 431-444 ; idem, « Le commerce de
mémoire (1303-2003), Actes du colloque de Tréguier (18- la pierre de Caen (XIe-XVIIe siècles) », dans Blary, Gély
20 septembre 2003), Rennes-Brest, 2004, p. 79-89. & Lorenz (dir.), Pierres du patrimoine européen (cf. note
8
Voir aussi Laurent Dujardin, « L’aire de dispersion de la 2), p. 321-327.
pierre de Caen », dans Jacqueline Lorenz (dir.), Carrières

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Fig. 4 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), abbaye, baies du réfectoire, côté nord (cl. Yves Gallet)

sud du cloître), les ogives du vaisseau central, les baies du bas-côté nord, celles du réfectoire (fig. 4) et
leurs chapiteaux (les huit grandes baies du mur nord, mais aussi le triplet du mur ouest et les fenêtres
du mur sud), le passe-plat et la porte de la cuisine, quelques placards, les trois baies qui formaient le
vestibule occidental de la Salle au Duc, la porte nord de l’aile nord et, pour partie, l’arcade à l’angle
nord-est du cloître.
Parmi les roches sédimentaires figure aussi la lumachelle, pierre d’âge bathonien, formée de
sables coquilliers aujourd’hui cimentés en roche dure, et susceptible de recevoir un très beau poli, qui
l’a parfois fait comparer (de manière évidemment erronée du point de vue géologique) à un marbre.
Louis Chauris ne mentionne pas la lumachelle dans son inventaire, mais elle semble avoir été jadis
utilisée pour les colonnes de la salle capitulaire, qui ont depuis été remplacées en comblanchien 9. La
colonne de la sacristie, encore en place, est également en lumachelle, tout comme quelques blocs en
réemploi et certains éléments aujourd’hui dans le dépôt lapidaire de l’abbaye 10. L’emploi de ce matériau
n’est pas si fréquent. L’un des seuls monuments où sa présence est attestée dans l’aire géographique qui

9
Pour la restauration, effectuée au début des années ci-dessous, note 12).
10
1970 par Jean Sonnier, architecte en chef des monuments Je remercie Pascale Techer des précisions qu’elle a bien
historiques, voir Virginie Trévian, L’abbaye Notre-Dame de voulu me communiquer sur ce point. Voir Pascale Techer,
Beauport au XIIIe siècle : la salle capitulaire et le réfectoire, Abbaye de Beauport. Inventaire du dépôt lapidaire (rapport
Mémoire de maîtrise sous la dir. de Claude Andrault- non publié), 2007 ; idem, « Mémoires de pierres. Du dépôt
Schmitt, CESCM/Université de Poitiers, 2004, p. 34-35. lapidaire à une redécouverte de l’abbaye  », Cahiers de
L’état antérieur est connu par le dossier de restauration, Beauport, n° 14, 2009, p. 41-53, ici p. 43-45.
ainsi que par une mention de Germain Bazin en 1933 (voir

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lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel

Fig. 5 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), abbatiale, transept, mur ouest du bras nord : murs en granit,
moellons de grès rose et de schiste ; colonnettes, chapiteau, bandeau et tailloir en pierre verte ; ogives et dou-
bleau en calcaire (cl. Yves Gallet).

nous concerne 11 n’est autre que le cloître de l’abbaye du Mont Saint-Michel, construction sensiblement
contemporaine de l’abbaye de Beauport, où la lumachelle a fourni le matériau dans lequel étaient
tournées les colonnettes du cloître, du moins dans leur état avant restauration (Edouard Corroyer les
fit remplacer par des colonnettes en poudingue pourpré dans les années 1870). Longtemps, la prove-
nance de cette lumachelle employée au Mont Saint-Michel n’a pas pu être identifiée. Les gisements du
Bathonien autour de Caen ont été écartés. En s’appuyant sur des considérations stylistiques touchant
les profils des bases et des chapiteaux du cloître, Germain Bazin avait proposé l’hypothèse d’une ori-
gine anglaise 12. Cette hypothèse, envisagée avec prudence à l’époque car les géologues correspondants
de Germain Bazin eux-mêmes hésitaient, a été depuis confirmée 13. Mais si l’origine géographique de
la lumachelle du Mont Saint-Michel semble élucidée, celle de Beauport garde en revanche une part de
son mystère : retenons, pour notre part, qu’il s’agit d’un matériau rare.
Peut-être la plus grande curiosité lithologique réside-t-elle dans la « pierre verte » de Beauport,
utilisée en abondance, mais de manière sélective, dans différentes parties de l’abbaye. Il s’agit d’une

11
Quelques exemples plus lointains ont été signalés, en archéologie, de l’origine à nos jours, Paris, 1933, rééd. New
particulier en Bourgogne, à la cathédrale Saint-Étienne York, 1978, p. 159.
13
et à Saint-Germain d’Auxerre, ou à l’abbaye de Pontigny A. Bigot, « Origine des colonnettes du cloître du Mont
(Stéphane Büttner, «  Archéologie de la pierre à bâtir Saint-Michel  », Bulletin de la Société des Antiquaires de
médiévale à Auxerre et dans l’Yonne », dans Blary, Gély Normandie, t. XLV, 1937, p. 341-344 ; article réimprimé
& Lorenz (dir.), Pierres du patrimoine européen (cf. note par Michel Nortier dans les annexes de sa contribution
2), p. 143-157). au Millénaire monastique du Mont Saint-Michel, t. V : Etudes
12
Germain Bazin, Le Mont Saint-Michel. Histoire et archéologiques, Paris, 1993, p. 95-96.

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très belle roche, de teinte vert sombre tirant parfois sur le gris. Si sa provenance est à peu près iden-
tifiée (pointement de Plounez, près de Paimpol), sa caractérisation est mal établie. Ce n’est évidem-
ment pas un calcaire, même si les gens du pays et quelques auteurs l’appellent « tuffeau vert ». Ce n’est
pas non plus une spilite, ni de la serpentine, bien qu’elle en ait parfois l’aspect au premier coup d’œil.
Louis Chauris l’analyse comme une hornblendite à fort taux d’épidote, minéral qui lui donne sa
couleur vert sombre. Cette pierre est connue localement pour ses qualités : tendre à l’extraction,
facile à travailler, et autorisant un traitement fin de surfaçage, elle durcit au contact de l’air et offre
une excellente résistance à l’altération, là où le calcaire s’érode facilement. Aussi a-t-elle constitué un
matériau de premier choix. Dressée majoritairement au taillant droit, parfois aussi à la bretture (por-
tail nord de la première travée, porte de l’escalier des matines, doubleau oriental de la dernière travée
du bas-côté sud…), la pierre verte a été utilisée pour tailler des pierres de parement, des montants de
baies et des claveaux d’arcs aussi bien que des chapiteaux (fig. 5) ou des culots à décor figuré. La grande
précision qu’elle autorise lors de la taille a permis une mise en œuvre à joints fins (1 à 3 mm), voire à
joints vifs, d’un effet qui rappelle l’impeccable fini technique que présentent certaines abbatiales
cisterciennes.
Cette pierre est omniprésente dans l’abbaye. Dans l’église, elle a servi à construire les piles, les
arcades, les chapiteaux de la nef et les colonnettes recevant les ogives à partir de la troisième travée, les
portails des travées 1 et 6, les piles et les arcades du bras nord ainsi que les encadrements des baies du
transept et la porte de l’escalier des matines. Dans les bâtiments monastiques, elle est surtout utilisée
pour les montants des portes (cuisine, accès oriental du réfectoire, porte du Passage aux champs) ou
les piédroits des baies (chauffoir), ou encore pour les culots coudés de la Salle au Duc, la cheminée du
mur nord et les consoles portant les voûtes dans le chauffoir. La salle capitulaire montre un emploi
plus important de cette pierre : portail d’entrée, culots coudés et chapiteaux, ogives et clés de voûte sont
en pierre verte (fig. 6). Associée au granite et au schiste dans le décor du lavabo, ou utilisée en alter-
nance avec le calcaire pour les claveaux de l’arcade à l’angle nord-est du cloître, elle a également auto-
risé des jeux de polychromie architecturale inhabituels en Bretagne.

Des interprétations « techniques » à une lecture symbolique

Comment interpréter une telle variété ? On ne peut écarter tout à fait l’hypothèse d’une logique
structurelle, de nombreux exemples attestant chez les constructeurs du Moyen Âge, bien qu’avec des
nuances suivant les régions et les époques, une bonne connaissance des qualités techniques des maté-
riaux exploités 14. À Beauport, le choix de construire en calcaire les ogives du vaisseau central s’explique
sans doute par la relative légèreté de cette pierre, par sa résistance à la compression, et par la difficulté
de monter une voûte d’ogives en granite. La raison inverse a dû faire préférer le granite au calcaire pour
les contreforts du bâtiment de l’aile occidentale, du cellier, du chauffoir et de la Salle au Duc. Quant à
la pierre verte, ce sont ses qualités de façonnage et son aptitude à fournir des arêtes d’une grande net-
teté qui ont dû conduire les bâtisseurs à la réserver en priorité pour les encadrements de portes et de
baies.

Il ne serait pas raisonnable non plus de rejeter l’idée d’une logique de chantier, dans laquelle
l’utilisation de telle ou telle pierre aurait été commandée par sa disponibilité, c’est-à-dire qu’elle aurait
varié en fonction de l’approvisionnement du chantier, des carrières exploitées, de leur éloignement ou,

14
Voir, par exemple, Annie Blanc, « Le choix des pierres potentialités techniques et esthétiques : l’exemple de Lyon
et leur mise en œuvre dans les monuments », dans Lorenz au Moyen Âge », dans Blary, Gély & Lorenz (dir.), Pierres
(dir.), Carrières et constructions II (cf. note 8), p. 43-56, et du patrimoine européen (cf. note 2), p. 167-183.
Nicolas Reveyron, « Exploitation des pierres dans leurs

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lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel

Fig. 6 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), abbaye, voûtes de la salle capitulaire (cl. Yves Gallet).

à l’inverse, de leur proximité. Dans ce cas, le polylithisme de Beauport résulterait non d’un choix, mais
de l’histoire du chantier : l’analyse des pierres permettrait alors de suivre la chronologie de la construc-
tion et des transformations de l’abbaye 15.
Quelques bâtiments peuvent effectivement s’expliquer de cette manière. Ainsi, dans l’aile nord,
le cellier porte le réfectoire et lui est donc antérieur ; or, la partie inférieure du mur sud du cellier est
montée en moellons de schiste tandis que la partie supérieure et le mur sud du réfectoire sont appa-
reillés en grès rose, le schiste n’étant plus employé qu’en calage. De même, dans l’abbatiale, les piles
occidentales de la croisée du transept ont été commencées en pierre verte, et terminées, à partir de la
quinzième assise, en granite. Comme la salle capitulaire présente des murs de schiste et des ogives de
pierre verte, on devrait conclure qu’au schiste et à la pierre verte, premiers matériaux du chantier,
auraient succédé le grès rose et le granite, ce qui amènerait à décomposer les grandes phases du chan-
tier comme suit : d’abord le bas-côté nord et les travées orientales de la nef, l’aile orientale des bâtiments
monastiques, la partie basse du mur sud du cellier, tous montés majoritairement en moellons de schiste
et en pierre verte ; puis les deux premières travées de la nef et la façade de l’abbatiale, l’aile occidentale,
le cellier et le réfectoire, la Salle au Duc, où le grès rose est, avec le granite, le matériau dominant.

15
C’est la démarche adoptée par plusieurs des historiens par Jean Braunwald, « Abbaye de Beauport », Congrès
de l’abbaye, dès le XIXe siècle (Alfred Ramé, qui visita Archéologique de France (Saint-Brieuc, 1949), Paris, 1950,
l’abbaye en 1822, en était déjà partisan), et plus récemment p. 82-101, aux p. 92-93.

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Fig. 7 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor) : chapiteau à culot coudé. A gauche : Salle au Duc ; à droite :
bâtiment de l’aile ouest (cl. Yves Gallet).

Il n’est toutefois pas difficile de montrer les limites de ces deux approches. La logique struc-
turelle n’explique pas, par exemple, pourquoi les ogives de la salle capitulaire sont en pierre verte, et
celles de la Salle au Duc en pierre verte et granite, tandis qu’elles sont en calcaire dans l’église. Elle
n’explique pas non plus pourquoi les culots coudés et les chapiteaux à corbeille lisse de la Salle au Duc
sont en pierre verte, alors que ceux du bâtiment de l’aile occidentale, qui ont exactement la même forme
et la même fonction architectonique, sont en granite (fig. 7). La question se pose encore pour les baies
de la Salle au Duc, à piédroits de granite et traverse en pierre verte, que l’on doit comparer à celles du
chauffoir, de mêmes forme et dimension, mais à piédroits de pierre verte et traverse de calcaire.
L’hypothèse d’une succession chronologique des types de roches sur le chantier se heurte elle
aussi à plusieurs arguments. En premier lieu, elle conduit – comme nous l’avons vu – à supposer que
la construction de l’église aurait commencé par les travées 3 à 6 de la nef et le bas-côté nord, puis se
serait poursuivie par l’édification des deux travées occidentales et de la façade ainsi que par celle de la
croisée du transept. Une telle restitution paraît fort peu probable : elle serait contraire à tout ce que l’on
sait de la progression ordinaire des travaux sur la plupart des chantiers médiévaux, menés soit d’est en
ouest, soit depuis les deux extrémités du bâtiment (chevet et façade) pour se terminer par un raccord
au niveau de la nef.
Cela ne prouve pas encore que cette logique soit fausse. Mais si l’on entre dans le détail des
faits, l’idée que la pierre verte et le schiste laisseraient la place au granite paraît contredite en plusieurs

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lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel

Fig. 8 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), aile orientale du cloître : entrée de la salle capitulaire et du
Passage aux champs (cl. Yves Gallet).

endroits. Ainsi, dans l’aile orientale (fig. 8), le pan de mur entre le Passage aux champs et la salle ca-
pitulaire est monté, sur ses dix premières assises, en granite : mais, plus haut, le mur a été terminé en
moellons de schiste. En outre, les entrées du Passage aux champs et de la salle capitulaire (piédroits et
claveaux) sont traitées en pierre verte ; or, l’examen montre que la construction de ces deux entrées
suppose que le mur de granite ait été déjà en place. D’autres endroits du complexe monastique per-
mettent de conclure dans le même sens, comme le réfectoire et la cuisine, dont les entrées sont en pierre
verte, alors que le cellier, au-dessous, est en granite.
Sur ce point, toutefois, l’argument le plus concluant vient peut-être de ce que plusieurs arcades
présentent un avers et un revers dissemblables. Dans la nef, les arcades sud sont clavées en pierre verte,
côté vaisseau central, et en granite, vers le bas-côté ; il en va de même pour l’arc doubleau entre le bas-
côté et le bras sud du transept, ainsi que dans la triple arcade qui forme vestibule à la Salle au Duc, avec
cette fois des claveaux en calcaire sur la face antérieure, et en granite au revers. Comme il est bien
évident que les deux faces de chaque arcade n’ont pas été construites indépendamment l’une de l’autre,
il faut conclure à l’idée d’une mise en œuvre simultanée de ces différentes roches.
L’ensemble de ces remarques conduit à aborder la question sous un autre angle, celui d’une
utilisation hiérarchisée des différents types de roches.

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Fig. 9 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), portail latéral de la nef, troisième travée, côté nord (cl. Yves
Gallet).

La pierre comme marqueur hiérarchique

Dans cette hiérarchie, le calcaire occuperait la première place, suivi par la pierre verte. L’estime
dans laquelle les constructeurs semblent avoir tenu ces deux roches se déduit des usages auxquels elles
ont été réservées (chapiteaux, culots et consoles, encadrements de baies, armoires et placards), qui
s’expliquent eux-mêmes par les qualités que ces roches offraient au tailleur de pierre : deux pierres
tendres, faciles à travailler, permettant de dégager des arêtes précises ou autorisant des détails d’une
grande finesse. Seules roches du chantier travaillées au taillant droit et à la bretture, elles ressortissaient
d’ailleurs l’une et l’autre à la même culture technique.
Matériau d’importation, le calcaire devait bien sûr être d’un coût plus élevé, ce qui permet
de comprendre qu’il ait été réservé aux meilleurs emplacements. C’est pourquoi le portail central du
bas-côté nord de l’abbatiale (fig. 9) est en calcaire, quand les portails de la première travée et de la
dernière sont en pierre verte. Avec son arc en anse de panier, il est aussi plus large, et doté de deux
rouleaux, reçus par quatre chapiteaux feuillagés de très bonne facture ; les deux autres portails sont
plus modestes. Que les ogives du vaisseau central de la nef aient été réalisées en calcaire peut
s’interpréter d’une façon comparable : il s’agissait à l’évidence d’une œuvre de prestige, dans une
région où les grandes églises voûtées d’ogives étaient encore très rares au début du XIIIe siècle. On
conçoit, dès lors, que les responsables du chantier aient eu à cœur de souligner le caractère excep-
tionnel de la nef de l’abbatiale, et qu’ils aient en revanche opté pour des ogives en pierre verte dans
la salle capitulaire.
À côté du calcaire, il faudrait faire une place à part à la lumachelle, que sa rareté pousse à
considérer comme un matériau que les constructeurs semblent avoir tenu en haute considération

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lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel

sur le chantier. Dans la salle capitulaire, en effet, elle n’a été employée que pour les colonnes cen-
trales : c’est en revanche la pierre verte qui fut utilisée pour les autres éléments remarquables de
cette salle (chapiteaux, colonnettes, ogives et clés de voûte). On peut donc penser que dans la
hiérarchie des matériaux, la lumachelle surclassait la pierre verte, peut-être en raison de la prove-
nance locale de cette dernière. La comparaison avec le Mont Saint-Michel, où la lumachelle avait
été utilisée pour les arcades du cloître exclusivement (l’arcature périphérique est en granite), va dans
le même sens.
Un rang au-dessous figurent le grès rose et le granite, visiblement tenus pour des matériaux de
second choix. Le rang du grès rose par rapport à la pierre verte se déduit de la structure même de la
nef. Dans les travées 3 à 6, piles, arcades, chapiteaux et encadrements des fenêtres hautes sont en pierre
verte : le grès rose, lui, n’est employé que pour les maçonneries, en moellons à peine dégrossis. Cette
situation s’observe également dans le bras nord du transept. Fournissant de bonnes pierres de taille, le
granite était sans doute, aux yeux des responsables du chantier, d’une valeur légèrement plus élevée. À
la façade de l’abbatiale, on le retrouve en parement de la face antérieure, tandis que le revers n’est qu’une
maçonnerie en moellons de grès rose. Dans la cuisine, les murs sont en blocage de grès rose, mais les
encadrements de baies et les placards sont en granite. Autre signe de ce statut plus éminent : le granite
est parfois employé en association avec la pierre verte. Il en va ainsi dans les arcades latérales du lavabo,
à claveaux alternés de granite et de pierre verte (l’arcade centrale est intégralement en pierre verte).
Citons encore les deux portes ouvertes à l’extrémité ouest du mur sud du réfectoire : les piédroits et
l’arcade sont en granite, mais deux blocs de pierre verte occupent, sous les sommiers de l’arcade, la
place d’impostes ou de chapiteaux. Une situation comparable se retrouve à la porte ouest de la Salle au
Duc, où un bloc supplémentaire en pierre verte est placé à la clé de l’arcade.
À l’avant-dernier rang se trouvent les schistes bleutés, employés exclusivement en moellons et
pour des parties subalternes : bas-côté nord de l’abbatiale, murs de l’aile orientale, soubassement du
cellier. Les spilites, attestées de manière sporadique et en association avec d’autres roches en moellons,
ferment la marche.
Si elle est exacte, cette lecture conduit à l’idée que les différents types de roches mis en œuvre
à Beauport ont constitué des marqueurs qui permettaient, autant que le décor monumental ou la dis-
tribution des bâtiments, de différencier les espaces du monastère. Sur cette base, il est tentant de
préciser le rôle de certaines salles qui n’avait été qu’approximativement défini jusqu’ici.

La pierre, marqueur spatial : Beauport revisité

Le premier espace du monastère à faire l’objet d’un traitement hiérarchisé est la nef de l’abbatiale :
la première travée du vaisseau central est en granite, la deuxième associe granite et pierre verte, tandis
qu’à partir de la travée 3, la pierre verte est employée seule. L’idée d’une gradation est confortée par le
traitement des formes. Ainsi les grandes arcades, inhabituellement larges et basses dans la première
travée, prennent-elles des proportions plus élancées à partir de la travée 2. Les fenêtres hautes, pour
leur part, présentent dans les travées 1 et 2 un décor très sobre de chapiteaux à corbeille lisse, qui
s’enrichit dans les travées suivantes, pourvues de chapiteaux à décor feuillagé ou à crochets délicate-
ment ciselés. La modénature, fruste dans les travées 1 et 2, plus élaborée à partir de la travée 3, présente
une gradation comparable. Différents espaces sont donc clairement matérialisés, le vaisseau central
étant lui-même distingué, par ses voûtes d’ogives, des bas-côtés voûtés d’arêtes.
Comme c’est fréquemment le cas, en particulier dans les édifices à chevet court, le chœur
liturgique devait occuper les travées orientales de la nef : on peut faire l’hypothèse qu’il correspondait
aux travées 5 et 6, construites en pierre verte, la plus élevée dans la hiérarchie du chantier avec le cal-
caire. L’accès ordinaire se faisait depuis le cloître par le portail de la travée 6. Les arrachements lisibles
en partie basse des piles antérieures de la cinquième travée peuvent s’interpréter comme la trace du

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yves gallet

jubé qui devait délimiter le chœur  16 ; la nécessité d’adosser les stalles des chanoines contre les piles
peut encore expliquer que, dans la travée suivante, la face interne des piles soit laissée plane, alors qu’elle
reçoit une colonne engagée montant de fond dans les travées occidentales. Les travées 3 et 4, pour leur
part, pouvaient être réservées aux visiteurs de haut rang, qui accédaient à l’abbatiale par le portail
central du bas-côté nord, qui donne dans la travée 3 et qui est monté intégralement en calcaire. La
première travée de la nef, en granite, devait être destinée à l’accueil des fidèles, qui entraient par la
façade occidentale, parementée en granite également. La travée 2, intermédiaire par ses matériaux de
construction comme par ses formes, était peut-être réservée aux convers.
La destination du bâtiment de l’aile ouest du cloître peut être précisée, elle aussi. Dans la cir-
culation actuelle, où l’entrée dans l’abbaye se fait par l’ouest, ce bâtiment abrite la billetterie et la bou-
tique. C’est cette fonction de bâtiment d’accueil que lui ont prêtée, sous le nom de « salle des hôtes », ou
« aumônerie », la plupart des auteurs qui se sont intéressés à Beauport. Déjà en 1869, Arcisse de Cau-
mont plaçait dans cette aile occidentale « des magasins, des salles des hôtes » 17. Lors du Congrès ar-
chéologique de 1949, Jean Braunwald à son tour a présenté l’aile ouest comme abritant le « bâtiment
des hôtes », composé de la « salle des hôtes, […] dite Salle des Piliers » et d’une petite pièce, appelée la
« dépense » 18. Cette attribution a été répétée en 1988 par Geneviève Le Louarn-Plessix, puis en 2002
par Jean-Jacques Rioult  19. L’architecture très sobre (voûtes d’arêtes, chapiteaux à corbeille lisse), qui
évoque celle des espaces subalternes du monastère (cellier, bas-côtés de l’abbatiale, etc.), l’indigence
des équipements de confort (une seule cheminée, de dimensions modestes, dans le mur de refend au
nord), mais aussi l’utilisation exclusive du granite, portent cependant à douter de ce que cette salle ait
été réservée à l’accueil des hôtes du monastère. En écartant l’hypothèse d’un cellier (le cellier se trouve
sous le réfectoire), nous proposons de placer dans cette salle le bâtiment des convers, identification
qui paraît mieux s’accorder avec les caractères rudimentaires de l’architecture comme avec l’utilisation
d’une pierre relativement peu prisée sur le chantier, et qui correspond en outre à la localisation habi-
tuelle des bâtiments de convers dans d’autres ordres austères (chez les Cisterciens, par exemple). Enfin,
par une porte ouverte dans l’angle sud-est, qui relie cette salle au portail de la première travée de
l’abbatiale, les convers pouvaient facilement rejoindre la partie de la nef qui leur était réservée  :
l’explication est donc également envisageable du point de vue fonctionnel.
C’est la Salle au Duc qui pourrait avoir été le bâtiment destiné à accueillir les hôtes du monas-
tère. Son appellation énigmatique, ses vastes dimensions, la qualité de son architecture, son implanta-
tion en dehors de la clôture et sur un axe légèrement différent des bâtiments monastiques, la présence
enfin d’un canal d’adduction d’eau, ont jusqu’à présent suscité des commentaires étonnés et des inter-
prétations diverses. Arcisse de Caumont a, l’un des premiers, exprimé sa surprise, tout en signalant
l’intérêt de cette salle : « Au nord du réfectoire, sur une direction parallèle, mais à un niveau inférieur,
existe une vaste salle très intéressante dont la voûte en ogive appuie ses arcs doubleaux sur des consoles
placées le long des murs. Deux grandes cheminées existent dans cette pièce, qui porte, je ne sais pour-
quoi, le nom de « salle au Duc ». Aurait-elle servi de cuisine ou de logement pour les hôtes ? Je n’en
sais rien ; mais c’est, avec le réfectoire et la salle capitulaire, l’édifice le plus important de Beauport » 20.
Pour Jean Braunwald, la Salle au Duc « servait probablement à l’origine d’infirmerie » 21. Geneviève Le

16
Cette lecture invalide l’interprétation de Jean-Jacques Paimpol », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie
Rioult, «  Beauport  », dans Pérouse de Montclos, de Bretagne, 1988, p. 409-420, p. 412 («  bâtiment des
Dictionnaire (cf. note 1), p. 173-176, p. 174, pour qui le hôtes ») ; Rioult, « Beauport » (cf. note 16), p. 173-176, p.
chœur occupait « la moitié de la nef », ce qui voudrait dire 174 (« le bâtiment de l’Aumônerie »). Dans la légende du
qu’il s’étendait jusqu’à la travée 4. plan reproduit à la même page 174, cette salle est simplement
17
De Caumont, Abécédaire (cf. note 3), p. 43. appelée la « salle des piliers ».
18 20
Braunwald, « Abbaye de Beauport » (cf. note 15), p. De Caumont, Abécédaire (cf. note 3), p. 117.
21
85, 86 et 91. Braunwald, « Abbaye de Beauport » (cf. note 15), p.
19
Geneviève Le Louarn-Plessix, « L’abbaye de Beauport, 100.

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lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel

Louarn-Plessix, après avoir examiné elle aussi différentes possibilités (« hôpital, logement de pèlerins,
bibliothèque, salle de travail pour les moines ? »  22), concluait : « tout porte à croire que le bâtiment
était destiné à l’accueil des pèlerins, des malades ou des hommes d’étude » 23. Jean-Jacques Rioult, pour
sa part, a estimé que la Salle au Duc conservait peut-être le souvenir d’une salle comtale qui aurait
préexisté à la fondation de l’abbaye, mais qu’elle restait en tout état de cause une «  énigme ar-
chéologique »  24. Cette position prudente s’explique par les conclusions controversées des fouilles
conduites dans la Salle au Duc par Fanny Tournier en 1997-1998. L’archéologue proposait l’idée que la
salle aurait été primitivement à vocation artisanale (activité métallurgique), et qu’elle n’aurait reçu ses
cheminées et ses voûtes d’ogives qu’après coup, au XVe siècle 25 ; interprétation démentie dès la reprise
des fouilles en 1999 26, et d’ailleurs facile à dissiper. Si la Salle au Duc est, certes, postérieure au chauf-
foir, auquel elle s’adosse, l’architecture en est parfaitement homogène ; les baies ont été conçues en
fonction des voûtes, à la retombée desquelles elles s’adaptent (par exemple dans le mur occidental) ;
ces voûtes elles-mêmes présentent tous les caractères du XIIIe siècle, et – ne serait-ce que pour des
raisons de statique – n’ont pu être ajoutées au XVe siècle.
Revenons au monument, en faisant abstraction de ces interprétations variées et/ou fantaisistes.
La Salle au Duc se distingue de la salle de l’aile ouest par sa construction plus soignée, où la part du
granite se réduit au profit du grès rose et surtout de la pierre verte. Ce dernier phénomène est particu-
lièrement frappant si l’on compare les culots coudés qui, engagés dans les murs, reçoivent les voûtes :
de même forme exactement dans les deux salles, ils sont en granite dans la salle que nous identifions
comme celle des convers, et en pierre verte dans la Salle au Duc. Dans la hiérarchie des matériaux sur
ce chantier, cette différence signe un rang et un rôle plus éminent, bien qu’il reste inférieur aux bâti-
ments monastiques stricto sensu 27. La présence d’un voûtement d’ogives, qui plus est d’un tracé élaboré,
et d’équipements de confort (une cheminée monumentale dans le mur ouest, une autre dans le mur
sud), qui appartiennent bien au parti primitif, conforte l’idée d’un bâtiment d’importance, qui, à cet
emplacement, en dehors de la clôture, peut être considéré comme la salle des hôtes de l’abbaye.
À l’appui de cette proposition, on notera la structure particulière du vestibule d’accès aménagé
à l’ouest de la Salle au Duc, qui s’ouvrait sur l’espace au nord du réfectoire par trois baies. Localement
appelé « petit cloître », ce vestibule passe pour avoir été aménagé tardivement, au XIVe siècle, à une
époque où les chanoines auraient voulu mieux raccorder aux bâtiments conventuels l’étage de la Salle
au Duc, où étaient installés archives, bibliothèque et dortoir des novices  28. Cette date, en réalité, ne
concerne que les colonnes et les chapiteaux en granite de l’arcade centrale du vestibule, qui, montés en
sous-œuvre, sont venus remplacer des éléments antérieurs. L’examen des montants latéraux, qui n’ont
pas été repris, montre des colonnes assisées en calcaire, dont les bases et les chapiteaux, quoi que très
érodés, sont d’un style accusant sans ambiguïté la première moitié du XIIIe siècle. Les trois arcades
elles-mêmes sont en calcaire. Il faut donc conclure que le vestibule remonte au XIIIe siècle, qu’il était
construit intégralement au calcaire, que l’érosion a conduit au remplacement des éléments les plus usés

22
Le Louarn-Plessix, « L’abbaye de Beauport, Paimpol » (dir.), Abbaye de Beauport. Huit siècles d’histoire en Goëlo,
(cf. note 19), p. 417. s. l., 2002, p. 85-89.
23 26
Idem, p. 418. Voir, sous le titre «  Note des Amis de l’abbaye de
24
Rioult, « Beauport » (cf. note 16), p. 176. Beauport  », le rectificatif apporté aux conclusions de
25
Fanny Tournier, « Paimpol, abbaye de Beauport, Salle Fanny Tournier par les éditeurs de l’ouvrage cité à la note
au Duc », dans Bilan scientifique du Service Régional de précédente, p. 89.
27
l’Archéologie de Bretagne, 1998, p. 28-29 ; idem, Artisanat et Les baies sud de la Salle au Duc ont des montants
hydraulique à l’abbaye de Beauport. Fouille programmée de en granite et des traverses en pierre verte. Les baies du
la Salle au Duc (rapport, Service Régional de l’Archéologie chauffoir ont des montants en pierre verte et des traverses
de Bretagne), 1999  ; idem, «  Paimpol (Côtes-d’Armor). en calcaire.
28
Abbaye de Beauport, ‘Salle au Duc’ », Archéologie médiévale, Braunwald, « Abbaye de Beauport » (cf. note 15), p.
t. XXIX, 1999, p. 296-297 ; idem, « Les fouilles de la Salle au 100.
Duc de l’abbaye de Beauport », dans Annie-Claude Ballini

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yves gallet

par d’autres plus résistants, opération exécutée en granite, au XIVe siècle peut-être. Par sa structure à
triple arcade, par le matériau noble dans lequel il était primitivement bâti, ce vestibule semble donc
avoir été un élément de prestige dans le complexe architectural : ces caractères conviennent à l’entrée
d’une salle des hôtes, davantage qu’à celle d’une simple infirmerie.
Identifier le bâtiment de l’aile ouest du cloître comme celui des convers et la Salle au Duc
comme un bâtiment d’accueil conduit à une nouvelle lecture des circulations au sein de l’abbaye. La
logique voulant en effet que le bâtiment d’accueil ne soit pas trop éloigné de l’entrée de l’abbaye, on
doit inférer que l’accès principal devait se faire non par l’ouest, comme on a trop tendance à l’imaginer
en raison du fonctionnement actuel du site, mais par la cour qui s’étend au nord du cloître et sur laquelle
donnait le vestibule de la Salle au Duc. Le fait que Beauport soit une abbaye maritime, dont le « port »
se trouvait à quelques centaines de mètres au nord, va dans le même sens.
À cet égard, il n’est pas anodin qu’un passage soit aménagé dans l’angle nord-est du cloître pour
relier à cette cour l’église et les bâtiments monastiques. Ce passage a été remanié à différentes reprises,
ainsi que l’on peut en juger par l’examen de sa voûte en berceau, et l’escalier rampe sur rampe qu’il
abrite, qui mène au réfectoire, semble moderne. En revanche, les arcades qui y donnent accès ne parais-
sent pas avoir été reprises. Celle qui donne sur la cour nord est appareillée en calcaire, ce qui indique
son importance malgré des dimensions modestes. Celle qui ouvre sur le cloître est traitée avec un soin
particulier : large, elle présente un tracé en anse de panier et surtout des claveaux alternés de pierre
verte et de calcaire, dont l’effet se trouve ici rehaussé d’une vive bichromie (fig. 10). Avec le lavabo, où
alternent claveaux de pierre verte et de granite, c’est le seul endroit de l’abbaye qui présente de tels jeux
de couleur. Ajoutons que la présence même de ce passage, qui plus est à quelques mètres à peine du
Passage aux champs dans l’aile orientale, est tout à fait inhabituelle par rapport à ce que nous connais-
sons, ailleurs, de la topographie des cloîtres. On est donc fondé à supposer que ce passage avait une
réelle importance dans le fonctionnement du site, même si l’organisation actuelle des circulations l’a
relégué dans un situation secondaire. L’hypothèse qui vient à l’esprit est qu’il s’agissait de l’entrée même
du cloître, une « entrée » qui s’explique assez bien dans le contexte d’une communauté de chanoines
prédicants (donc relativement ouverte) comme l’étaient les Prémontrés. On restitue alors la circulation
des hôtes de l’abbaye de Beauport. Accueillis et hébergés dans la Salle au Duc, en dehors de la clôture,
ils entraient dans le périmètre canonial par le passage nord-est du cloître, puis accédaient à l’église par
le portail central du bas-côté nord de la nef : du moins peut-on l’imaginer, en soulignant que ce portail
est aussi en calcaire, avec un tracé en anse de panier qui fait écho à celui du passage nord-est, et qu’il
devait par conséquent servir à des fins particulières, soit lors de processions liturgiques, soit pour
l’accueil d’hôtes de qualité dans l’abbatiale.
Si ces conjectures sont exactes, il en résulte que l’espace au nord du cloître devait être la prin-
cipale cour de l’abbaye ; le procès-verbal d’une visite canonique de 1651 lui donne d’ailleurs le nom de
« grande cour »  29. On comprend peut-être mieux, dans cette perspective, la réfection des baies du
réfectoire, que les textes attribuent à l’abbé Hervé, vers le milieu du XIIIe siècle. À cette époque, en effet,
la plus grande partie du mur nord du réfectoire a été percée de grandes arcades. Leur tracé en plein
cintre a longtemps perturbé l’opinion des archéologues quant à leur date, et détourné l’attention d’un
fait peut-être plus important : ces baies (appui, piédroits, bases, colonnettes et chapiteaux des ébrase-
ments, arcades) sont montées en calcaire. L’opération n’avait pas pour but, comme l’a supposé avec
quelque ingénuité Geneviève Le Louarn-Plessix, de « profiter de la vue sur la baie »  30 : il s’agissait,
beaucoup plus vraisemblablement, de donner davantage d’éclat à cette partie de l’aile nord, qui n’était
rien de moins que la « façade » principale du monastère pour qui arrivait par le nord.

29
Arch. dép. Côtes-d’Armor, H40 (visite d’Augustin Le 4-14.
30
Scellier, abbé général de Prémontré, 20-26 septembre 1651), Le Louarn-Plessix, « L’abbaye de Beauport, Paimpol »
p. 5 ; voir Yves Le Bonniec, « La visite d’Augustin Le Scellier (cf. note 19), p. 411.
à Beauport (1651) », Cahiers de Beauport, n° 14, 2009, p.

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lire la pierre comme un marqueur spatial et fonctionnel

Fig. 10 : Abbaye de Beauport (Côtes-d’Armor), portail à l’angle nord-est du cloître (cl. Yves Gallet).

Conclusion

L’abbaye de Beauport offre, par son inhabituelle richesse lithologique, un terrain d’études privi-
légié pour éclairer sous un nouvel angle la question du polylithisme dans l’architecture monastique à
l’époque gothique. La détermination des roches employées, l’examen de leur mise en œuvre dans le
chantier du XIIIe siècle, l’analyse de leur répartition dans le bâti, conduisent à des conclusions qui nous
éloignent, sans les évacuer complètement, des interprétations relevant de logiques structurelles,
économiques ou artistiques. Le chantier de Beauport montre un polylithisme intentionnel, mais fondé
sur un code symbolique lié à la qualité des espaces qui composent l’abbaye. Loin d’être un matériau
inerte, la pierre est utilisée comme un marqueur spatial, au même titre que le degré d’élaboration du
décor monumental ou des éléments de l’architecture (type de voûte, profil des nervures).
Au-delà des considérations de méthode, qui pourront peut-être se voir étendues à d’autres
sites 31, cette analyse conduit à une nouvelle lecture du programme fonctionnel de l’abbaye de Beauport,
qui invite à aborder le complexe monastique depuis le nord, plutôt que par l’ouest comme le propose
l’organisation actuelle des circulations. Cette réorientation effectuée, la fonction des bâtiments con-
ventuels et de l’abbatiale, leurs caractères constructifs, le choix des matériaux s’expliquent de manière
plus satisfaisante.

31
Voir, pour une perspective plus large, les actes à paraître de d’Occident (Université de Nice, 18-19 avril 2008).
la table ronde organisée par Michel Lauwers, Topographie,
circulations et hiérarchie au sein des ensembles monastiques

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yves gallet

L’étude invite aussi à poser, in fine, la question du cloître dans son état du XIIIe siècle, antérieur
à la réfection en granite que les vestiges en place autorisent à dater du XVe siècle. Quelques éléments
du dépôt lapidaire ou en réemploi dans le mur sud du réfectoire laissent à penser qu’une partie de
l’arcature des galeries (bases, colonnettes, chapiteaux) pouvait être en lumachelle. On s’est aussi de-
mandé si ce cloître, à l’image de celui du Mont Saint-Michel, n’aurait pas pu associer plusieurs maté-
riaux, dont le calcaire 32. La bichromie de l’arcade du passage du nord-est ou celle des arcades latérales
du lavabo, tout comme les origines normandes de l’abbaye de Beauport, ou l’évidente parenté stylistique
des bâtiments conventuels comme de l’abbatiale avec le gothique normand, rendent l’hypothèse très
séduisante. Un cloître de ce genre aurait idéalement complété le dispositif symbolique de l’architecture
à Beauport. En laissant la question ouverte, on se contentera de souligner que, de part et d’autre de ces
mêmes années 1200, les chanoines de l’abbaye de Daoulas entreprenaient la réfection de leur cloître
dans la belle pierre veinée de Logonna, et que les moines de Landévennec n’hésitaient pas à doter leur
cloître de chapiteaux en calcaire, dont deux éléments retrouvés en fouilles sont aujourd’hui exposés au
musée de la vénérable abbaye finistérienne 33. Le choix des matériaux de construction, particulièrement
dans les cloîtres, semble bien avoir été alors une préoccupation majeure.

32
Hypothèse formulée par Techer, « Mémoires de pierres » à Landévennec et ailleurs (Saint-Mathieu, Saint-Pol-de-
(cf. note 10), p. 45. Léon), voir Yves Gallet, « Pointe Saint-Mathieu, abbaye
33
Sur Daoulas, voir en dernier lieu l’étude de Marie- Saint-Mathieu. Les campagnes de construction des XIIIe et
Thérèse Camus dans ce volume. Pour l’emploi du calcaire XIVe siècles », Congrès Archéologique de France (Finistère,
dans l’architecture de Bretagne occidentale autour de 1200, 2007), Paris, 2009, p. 209-228.

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« Produits du terroir » et « appellations contrôlées » :
le rôle des pierres à bâtir dans la définition
des écoles régionales d’architecture médiévale
en Belgique
Thomas Coomans

Dans le parc du Cinquantenaire à Bruxelles, à quelques encablures du siège de l’Union euro-


péenne, se dresse, comme une pièce égarée d’un jeu d’échecs géant, une petite tour en pierre grise,
pourvue de créneaux, d’échauguettes et de gargouilles (fig. 1). Fiction moyennâgeuse née de l’imagi-
nation féconde de l’architecte Henri Beyaert, cette tour fut bâtie à l’occasion de l’Exposition nationale
de 1880 qui célébrait le cinquantième anniversaire de l’indépendance de la Belgique. Commandée par
l’industrie carrière tournaisienne, elle décline, comme un chef-d’œuvre de maîtrise, toutes les possibi-
lités de stéréotomie, d’appareillage et de décoration d’un matériau qui fut associé tout au long du Moyen
Âge à l’essor d’une ville et à l’économie d’un fleuve. Les historiens du XIXe siècle firent de cette pierre
le critère de base de la définition d’une école d’architecture romane et gothique : celle de Tournai et de
l’Escaut. À la recherche d’une identité nationale porteuse d’avenir, la Belgique d’alors scruta toutes les
expressions culturelles de son passé et découvrit que les matériaux pierreux tirés des flancs de son sol
étaient la composante la plus indiscutablement indigène de son patrimoine architectural métissé.
L’éventail des pierres belges devint non seulement le fondement de l’histoire de l’architecture nationale,
en particulier médiévale, de ses différents styles et écoles romans et gothiques, mais la question de la
provenance et de la qualité des pierres devint quasi existentielle sur les chantiers de restauration des
monuments historiques.
Les lignes qui suivent sont une réflexion, à partir du cas belge, sur le rôle porteur d’identi-
tés des pierres à bâtir, ou comment les historiens de l’architecture médiévale s’en servirent comme
critère fondamental pour définir un paysage artistique. La réflexion se poursuivra sur les apports
des connaissances lithologiques à l’archéologie du bâti en vue du dépassement de la dimension
identitaire des pierres et du renouvellement de l’approche de l’architecture médiévale en Belgi-
que.

Les pierres, « produits du terroir » porteurs d’identités

Après avoir été romantique et nationale au XIXe siècle, l’histoire de l’architecture médiévale en
Belgique a développé une géographie artistique (Kunstgeographie) ou un paysage artistique (Kunst-
landschaft) articulant dans le temps et dans l’espace des écoles régionales aux contours variables. En
effet, ce paysage artistique s’est progressivement teinté d’identités flamandes et wallonnes à partir des
années 1890, s’est ensuite radicalisé sous l’emprise des revendications communautaires nationalistes
entre les deux guerres, a fait l’objet d’une tentative de réconciliation nationale au lendemain de la Se-
conde Guerre mondiale, avant de se voir pris en otage par la communautarisation et la régionalisation
du paysage politique et institutionnel suite aux cinq réformes de l’État entre 1970 et 2001. Le patrimoine
architectural étant désormais une compétence régionale, les restaurations, l’archéologie et les études
préalables sont prises en charge par les trois régions (Région Flamande, Région Wallonne et Région
de Bruxelles-Capitale) qui disposent chacune d’une administration, d’une législation, de priorités, d’un
budget, et de centres de recherche distincts. Cette autonomie totale des régions en matière patrimo-
niale, couplée à des stratégies propres de développement de l’économie du tourisme, a immanquable-
ment des conséquences sur la recherche scientifique, l’histoire de l’architecture médiévale et les

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 221-232
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100201

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thomas coomans

Fig. 1 : Bruxelles, parc du Cinquantenaire, tour des industries carrières de Tournai, architecte Henri Beyaert,
1880 (cl. THOC, 2009).

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« produits du terroir » et « appellations contrôlées »

publications récentes  1. Bref, le regard des Belges sur leur histoire et sur leur patrimoine est indisso-
ciable des soubresauts d’une crise d’identité permanente, née lors de la création de la Belgique en 1830
et gonflée de génération en génération jusqu’à nos jours.
L’architecture médiévale fit assez tôt l’objet de l’attention des chercheurs. Étant indissociables
de lieux précis, les bâtiments constituent sans aucun doute un des facteurs d’identité culturelle les plus
déterminants – avec la langue, la religion et la gastronomie –, car leur présence matérielle et leur ca-
ractère immobilier leur confèrent une grande visibilité et un rôle « légitimateur » d’identité. À cet égard,
les pierres extraites du sous-sol et largement utilisées dans l’architecture traditionnelle et vernaculaire
sont de véritables « produits du terroir ».
Comme l’ont récemment rappelé deux colloques à Versailles, les marbres – aujourd’hui appe-
lés wallons, mais appelés de Flandre au XVIIe siècle – sont les pierres les plus précieuses extraites du
sous-sol belge et ont été exportés pendant des siècles vers les chantiers les plus prestigieux du nord de
l’Europe  2. Fameux pour leur qualité et pour la variété de leurs couleurs rouges, bleues et noires, les
marbres exploités en Hainaut et dans le Namurois restent aujourd’hui encore le fleuron de l’industrie
de la pierre de Wallonie 3. Ce matériau de luxe fait l’objet d’études historiques et archéologiques promues
par la Région Wallonne qui abordent toutes les étapes de la filière, depuis la carrière jusqu’au chantier,
vantant un produit du terroir et un savoir faire porteurs d’identité et d’un certain avenir économique 4.
Il en va de même pour l’autre pierre belge la plus exploitée et exportée depuis deux siècles : la « pierre
bleue belge » ou « petit-granit », en fait un calcaire crinoïdique extrait dans la région de Soignies (Hai-
naut) 5.
Un autre exemple, plus local, est donné par la pierre de Gobertange, un calcaire gréseux blanc
exploité dans les environs de Jodoigne (Brabant Wallon) dès l’époque carolingienne, fort utilisé en
construction dès le XIIe siècle, exporté jusqu’en Hollande au bas Moyen Âge, revenu à la mode grâce
au néo-classicisme, devenu la « pierre blanche belge » la plus vendue au XIXe siècle, avant de se voir
confiné à un rôle de pierre décorative et de restauration au XXe siècle. Indépendamment de ces cycles
économiques, la Gobertange a coloré les villages voisins de la carrière et en fait toujours la fierté,
comme en témoigne une grosse monographie historique publiée récemment 6. La mise en place d’un
tissu touristique à partir de cette pierre banche est une nouvelle forme de développement économi-
que.
Une trentaine de kilomètres plus au nord, de l’autre côté de la frontière linguistique (Brabant
Flamand), un grès ferrugineux de couleur brun foncé fut utilisé sur tous les chantiers médiévaux et
colorie de manière caractéristique les monuments anciens de la vallée du Démer. Un chemin touristique
pour cyclistes relie ces monuments et en vante la couleur locale car il existerait un « gothique du Démer »
(Demergotiek) dont la seule caractéristique est l’usage de la pierre locale 7. De nombreux édifices mé-
diévaux mélangent le grès ferrugineux et le calcaire de Gobertange, soit en assises alternées comme à
la tour romane de l’église Saint-Pierre de Pellenberg (fig. 2), soit en pans de maçonnerie disposés au gré

1
Outre la journée du patrimoine de la Région Flamande lonie », http://www.pierresetmarbres.be. Voir : Catherine
consacrée à la pierre en 2003, quelques exemples : Julien Cnudde, Jean-Jacques Harotin & Jean-Pierre Majot,
Maquet (éd.), Le patrimoine médiéval de Wallonie Pierres et marbres de Wallonie, Bruxelles : AAM, 1987.
4
(Collection Patrimoine de Wallonie), Namur 2005, série Pouvoir(s) de marbres (Dossier de la Commission royale
Brabantse bouwmeesters. Verhalen uit de late middeleeuwen, des Monuments, Sites et Fouilles, 11), Liège, 2004.
5
5 vol., Louvain, Province de Brabant Flamand, 2003-2005. Jean-Louis Van Belle, Les maîtres de carrières d’Arquen-
2
Éric Groessens, « Les marbres de Flandre et du Hainaut nes sous l’Ancien régime. Un métier. Des hommes (Crédit
à Versailles », dans Marbres des Rois. Splendeurs des pierres Communal, collection Histoire, série in-8°, 80), Bruxelles,
ornementales aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du colloque 1990.
6
international au château de Versailles, Paris, 2003 ; Carole Joseph Tordoir (dir.), La Gobertange. Une pierre, des
Carpeaux (dir.), Les Wallons à Versailles. Les pierres et mar- hommes, Gobertange, 2000.
7
bres wallons, Bruxelles, 2007. Bouwen met ijzerzandsteen in de Demerstreek (Brabantse
3
Promus par l’association « Pierres et marbres de Wal- bouwmeesters, 1), Louvain, 2003.

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thomas coomans

des arrivages de pierres aux dimensions standar-


disées sur le chantier de construction. Doit-on en
déduire l’existence d’un style propre qui serait
fondé sur une identité métissée correspondant à
l’intersection de sphères d’influence, à une sorte
de « bilinguisme à la belge » ?
Ce genre de question est évidemment ab-
surde et fait sourire tant qu’elle se limite à l’expres-
sion d’un esprit de clocher. Pourtant, la plupart
des matériaux de construction traditionnels, d’un
coin à l’autre du pays, selon les couleurs locales
de son paysage bâti, sont explicitement vantés et
promus comme porteurs d’identités. Dans cette
perspective, on pourrait ajouter la brique – en
flamand « pierre cuite » (baksteen) – à la longue
liste des matériaux pierreux avec lesquels elle se
mêle volontiers depuis le début du XIIIe siècle.
Omniprésente dans les zones sablonneuses dé-
pourvues de pierres (en Flandre et en Brabant),
la brique est un de ces « produits du terroir » qui
se décline aussi selon la gamme chromatique de
ses argiles rouges, jaunes et oranges.

La nécessaire remise en question des « appel-


lations contrôlées »
Fig. 2 : Pellenberg, église Saint-Pierre, face occiden-
tale de la tour romane alternant grès ferrugineux et Dans quelques articles récents, j’ai entre-
calcaire de Gobertange (cl. THOC, 2004).
pris de déconstruire la géographie artistique de
l’architecture médiévale en Belgique héritée des
XIXe et XXe siècles, composée d’écoles romanes et gothiques, mosanes, scaldiennes et brabançonnes 8.
Cette remise en question ne rencontre guère d’enthousiasme, précisément parce que ces dénominations
sont communément admises dans et diffusées par les réseaux de promotion touristique et qu’elles
conviennent aux idéologies des nouvelles identités régionales, flamande, wallonne et bruxelloise. Pour-
quoi d’ailleurs contester ces « appellations contrôlées » établies par des auteurs reconnus du passé ?
C’est oublier que, dans la plupart des autres pays d’Europe, les paysages culturels des écoles
nationales et régionales sont remis en question depuis les années 1980 – Éliane Vergnolle y contribua
largement pour l’architecture romane en France – et que des analyses plus fines des bâtiments et de
leurs contextes historiques mènent à des interprétations incomparablement plus intéressantes que
l’identification de styles et le classement de bâtiments dans des catégories prédéfinies à partir de ca-

8
Thomas Coomans, «  Vom Nationalismus zum Robert Campin, 1375-1445). Actes du Colloque interna-
Regionalismus: Die Geschichtschreibung zur romanis- tional, Tournai, 30 mars-1er avril 2006 (Séminaire d’his-
chen Architektur Belgiens », More romano. Schriftenreihe toire de l’art de l’Institut royal du patrimoine artistique, 7),
des Europäischen Romanik Zentrums, 1, 2009, p. 143-166 ; Valenciennes-Bruxelles-Tournai, 2007, p. 15-30 ; Thomas
Thomas Coomans, « L’art ‘scaldien’ : origine, développe- Coomans, «  ‘Brabantse gotiek’ of ‘Gotiek in Brabant’  ?
ment et validité d’une école artistique », dans Ludovic Nys Ontstaan van een architectuurschool, status quaestionis en
& Dominique Vanwijnsberghe (éd.), Campin in Context. onderzoeksperspectieven », Bijdragen tot de Geschiedenis,
Peinture et société dans la vallée de l’Escaut à l’époque de 86, 2003, p. 241-271.

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« produits du terroir » et « appellations contrôlées »

ractéristiques formelles  9. La remise en question de la Kunstgeographie ne se limite d’ailleurs pas à


l’architecture médiévale en Europe mais s’applique à la totalité de l’histoire de l’art 10.
En matière d’architecture médiévale, la géographie artistique belge se fonde sur deux facteurs
principaux : les matériaux de construction pierreux et les bassins fluviaux qui en favorisèrent la diffusion.
D’une part, l’Escaut fut l’axe de diffusion du calcaire carbonifère de Tournai vers le comté de Flandre
(Audenarde, Gand, etc.) et favorisa, surtout aux XIIe et XIIIe siècles, l’essor d’une architecture romane
et gothique scaldienne dont le monument le plus remarquable est la cathédrale de Tournai 11. D’autre
part, la Meuse fut l’axe de diffusion des calcaires mosans (Dinant, Namur, Huy) et favorisa tout au long
du Moyen Âge l’essor d’un culture mosane dont le centre était la cité épiscopale de Liège 12. Cette bipar-
tition du paysage architectural ne convenait évidemment pas au Brabant, c’est-à-dire la région entre les
deux bassins fluviaux qui, de surcroît, dépendait d’un troisième diocèse, celui de Cambrai. Si les remar-
quables monuments gothiques (Bruxelles, Louvain, Malines, Anvers, Bois-le-Duc, etc.) bâtis en calcaire
gréseux du Bruxellien établissaient avec évidence l’existence d’une « école gothique brabançonne » depuis
le milieu du XIVe jusqu’au début du XVIe siècle, l’architecture romane du XIIe et gothique du XIIIe siècle
en Brabant ne se laissait pas classer aisément. Elle fut donc analysée sous l’angle de l’« origine du style
gothique en Brabant » étant donné que le gothique brabançon devait bien avoir des racines profondé-
ment ancrées dans son terroir, ne fût-ce que par l’emploi de matériaux de construction 13. Une dernière
école architecturale gothique, celle de Flandre, également appelée « gothique de la côte » ou « gothique
des polders » (kustgotiek, poldergotiek), fut définie à partir d’un autre matériau de construction : la bri-
que. Elle se développa à partir du début du XIIIe siècle à Bruges, Ypres, Furnes, etc. Située sur l’Escaut
et à la croisée d’influences multiples, la ville de Gand possède donc des monuments scaldiens, braban-
çons et flamands, selon le matériau et la période de construction !
Ce bel échafaudage, fondée sur les thèses de doctorat des plus éminents historiens de l’archi-
tecture en Belgique 14, donna lieu en 1957 à une synthèse qui distingue avec subtilité des écoles et des
groupes et réconcilie toutes les identités au sein d’une vision belge 15. Ce chef-d’œuvre de « compromis
à la belge » réglait également ses comptes avec la théorie nationaliste flamande de l’existence d’un
gothique flamand ou « thiois » (Dietsch gothiek) qui avait vu le jour dans les années 1930 et avait culminé
pendant la Seconde Guerre mondiale 16.

9 13
Quelques précurseurs : Reiner HAUSSHERR, « Kunstgeo- Raymond Lemaire, Les origines du style gothique en
graphie. Aufgaben, Grenzen, Möglichkeiten », Rheinische Brabant. Première partie: l’architecture romane, Bruxelles-
Vierteljahrblätter, 34, 1970, p. 158-171  ; Willibald Paris, 1906 ; Constant Leurs, Les origines du style gothique
SAUERLÄNDER, « Style or Transition? The fallacies of classi- en Brabant. Première partie: l’architecture romane dans l’an-
fication discussed in the light of German architecture 1190- cien duché, 2. L’architecture romane dans l’ancien duché de
1260 », Architectural History, 30, 1987, p. 1-13. Brabant, Bruxelles-Paris 1922 ; Raymond Marie Lemaire,
10
Par exemple : Katarzyna Murawska Muthesius (éd.), Les origines du style gothique en Brabant. Deuxième partie :
Borders in Art. Revisiting ‘Kunstgeographie’ (Proceedings of the la formation du style gothique brabançon, 1. Les églises de
Fourth Joint Conference of Polish and English Art Historians, l’ancien quartier de Louvain, Anvers, 1949.
14
University of East Anglia, Norwich 1998), Varsovie, 2000 ; Le chanoine Raymond Lemaire, Stan Leurs, le frère
Thomas DaCosta Kaufmann, Toward a Geography of Art, Firmin De Smidt, le chanoine Maurice Thibaut de Maisières,
Chicago-Londres, 2004 ; Thomas DaCosta Kaufmann & Raymond Marie Lemaire, Simon Brigode, Luc Devliegher,
Elizabeth Pillod (éd.), Time and Place. The Geohistory of Luc Francis Genicot, Patrick Devos.
Art, Aldershot-Burlington 2005. 15 Raymond Marie Lemaire, « Architecture romane et
11
Louis Cloquet, « École de Tournai », dans Eugène Soil gothique », dans Paul Fierens (dir.), L’art en Belgique, 4e
(éd.), Fédération archéologique et historique de Belgique. éd., vol. 1, Bruxelles, 1957, p. 39-66.
16
Comptes rendus des travaux du dixième congrès tenu à Stan Leurs (éd.), Geschiedenis van de Vlaamsche Kunst, 2
Tournai du 5 au 8 août, Tournai, 1896, p. 368-398. vol., Anvers, 1936 ; Stan Leurs, Monumenten van Vlaamsche
12
Jules Helbig & Jules Brassine, L’art mosan depuis l’in- Bouwkunst, Bruges, 1942 ; Stan Leurs, Alte Baukunst in
troduction du christianisme jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, 2 Flandern (Flämische Schriften), Iéna, 1942.
vol., Bruxelles, 1906-1911.

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thomas coomans

Il restait à résoudre la question de l’ori-


gine du style gothique au début du XIIIe siècle
qui, n’étant pas indigène, devait avoir été intro-
duit en Belgique par des voies compatibles avec
l’identité belge. À cause des deux guerres mon-
diales, toute influence allemande était exclue ; à
cause du caractère républicain de la France, l’in-
fluence de cette dernière devait être limitée. C’est
aux moines cisterciens que fut attribué ce rôle
d’importateurs : à l’abbaye de Villers-en-Brabant
pour les formes et structures gothiques (malgré
l’emploi d’une pierre locale et «  neutre  », le
schiste), et à l’abbaye des Dunes pour l’invention
de la brique. Ainsi une filiation directe pouvait
être établie entre le gothique belge et la presti-
gieuse école romane de Bourgogne, par les ré-
seaux monastiques cisterciens et les foires de
Champagne 17.
Si le caractère indigène des matériaux
locaux était une évidence, il restait encore à faire
le lien entre ceux-ci et le vocabulaire des formes,
générateur d’un style et promu par une école. Le
chapiteau à crochets tournaisien, le chapiteau à
feuille de chou frisé brabançon, et le chapiteau à
feuille de plantain mosan constituèrent, comme
les ordres antiques dans les traités d’architecture,
l’herbier des ordres gothiques nationaux. Cha-
cun dans sa pierre propre : tournaisienne, bra-
bançonne et mosane. De nombreuses
restaurations des XIXe et XXe siècles ont allègre-
Fig. 3 : Anvers, monument aux bâtisseurs de la tour de la cathé-
drale : sculptures de Jef Lambeaux, 1914, et architecture d’Émile Van
ment décapé les intérieurs de monuments mé-
Averbeke, 1935 (cl. Hugo Maertens, 1993). diévaux pour mettre en évidence l’authenticité
des matériaux. Quant aux architectes ou maîtres
d’œuvre, les historiens épluchèrent les archives et
exhumèrent des réseaux de maîtres maçons liés de près à l’exploitation des carrières et au commerce
de la pierre, la plus célèbre dynastie étant celle des Keldermans aux XVe et XVIe siècles 18. Des monu-
ments furent érigés à la gloire des maîtres d’œuvre et des tailleurs de pierres du Moyen Âge, ces artisans
indigènes qui surent transformer les matériaux du terroir en chefs-d’œuvre absolus (fig. 3).
Cette géographie artistique du Moyen Âge ne se superpose pas parfaitement aux contours de
la Belgique et à son nouveau paysage fédéral. Le cours de la Meuse belge et de la Sambre, son affluent
principal, s’inscrit entièrement dans le territoire wallon et arrose la capitale (Namur) et la ville princi-
pale (Liège) de Wallonie. Mais cette Meuse semble ne venir de nulle part (Verdun et la Meuse française)

17
Deux voies qui évitaient Paris et l’Île-de-France. Ce point Bruxelles, 1997, p. 33-46.
18
de vue est définitivement abandonné : Thomas Coomans & H.H. van Mosselveld (éd.), Keldermans. Een archi-
Luc Francis Genicot, « Architecture religieuse : le XIIIe siè- tectonisch netwerk in de Nederlanden, La Haye-Bergen op
cle », dans Marjan Buyle, Thomas Coomans , Jan Esther Zoom, 1987.
& Luc Francis Genicot, Architecture gothique en Belgique,

226

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« produits du terroir » et « appellations contrôlées »

et n’aller nulle part (Maastricht et la Meuse néerlandaise rejoignant le delta du Rhin) 19. Sortir la culture
mosane de la vallée de la Meuse et la lier à une sphère rhénane transfrontalière, comme a voulu le
montrer en 1972 l’exposition Rhin-Meuse consacrée à l’art roman, n’a guère été suivi d’effets 20. Le cas
de l’Escaut est plus complexe car ce fleuve matérialisa tout au long du Moyen Âge la frontière politique
issue du traité de Verdun, 843, entre le royaume de France (rive gauche) et le Saint Empire germanique
(rive droite), traversant le Hainaut (Valenciennes, Tournai) et la Flandre (Audernarde, Gand), longeant
l’ancien Brabant (Anvers) et la Zélande. Aujourd’hui, à cause de la frontière linguistique belge fixée
par deux lois en 1962 et 1963, l’origine tournaisienne d’une partie de l’architecture et de la culture fla-
mande pose un réel problème identitaire, comparable à celui des « primitifs flamands », autre appel-
lation contrôlée qui a un « goût de bouchon »  21. Tournai, pour sa part, se cherche une nouvelle
identité, plus picarde et hainuyère que scaldienne et belge, ou même wallonne. Quant au Brabant
médiéval, il est aujourd’hui divisé en cinq territoires politiques aux identités très différentes : la ville-
région bilingue de Bruxelles-Capitale, la province de Brabant Wallon (capitale Wavre, en Région Wal-
lonne), la province de Brabant Flamand (capitale Louvain, en Région Flamande), la province d’Anvers
(capitale Anvers, en Région Flamande), la province de Brabant Septentrional (capitale Bois-le-Duc,
aux Pays-Bas).
Sans devoir en arriver à évoquer des délires d’interprétation paranoïaques pour justifier ces
troubles identitaires, il n’est pas difficile de comprendre la raison du refus de la remise en question du
paysage artistique en Belgique. Tout changement aurait des conséquences sur des équilibres identitai-
res et psychologiques, aux intérêts politiques et économiques qui, on l’aura compris, dépassent de loin
les enjeux de l’histoire de l’art et de l’architecture. Pourtant, quelques objections sérieuses ont récem-
ment été formulées quant au rôle des Cisterciens dans l’introduction de l’architecture gothique en
Brabant et de la brique en Flandre 22. La remise en question des écoles romanes et gothiques, scaldien-
nes, mosanes et brabançonne implique nécessairement de ne plus donner la primauté aux matériaux
de construction et de considérer les bâtiments comme les produits de contextes historiques et de choix
architecturaux – y compris stylistiques et typologiques – porteurs de significations précises.

Géologie et pierres à bâtir traditionnelles

Afin de dépasser les identifications approximatives des matériaux pierreux qui ne visent qu’à
définir l’appartenance d’un bâtiment à telle ou telle école, l’archéologie du bâti doit notamment s’ap-
puyer sur des identifications lithologiques précises. Le sous-sol belge se caractérise en effet par un
beaucoup plus grand nombre de formations géologiques que celles qui ont été évoquées jusqu’à présent
dans cet article. Leur diversité et leur richesse sont inattendues par rapport à la superficie modeste du
territoire. La carte géologique de la Belgique, particulièrement complexe dans sa moitié méridionale,
révèle que l’échelle stratigraphique y est presque totalement représentée (fig. 4).

19
On notera ici la distinction subtile entre « meusien » qui Language, and the Historiography of Late Medieval Art
concerne le cours français et le département de la Meuse, et in Belgium since Federalization  », dans Elizabeth C.
« mosan », qui s’applique au tronçon belge ou wallon de la Mansfield, Making Art History. A Changing Discipline and
même rivière. Dans la partie néerlandaise il est question du its Institutions, New York-Londres, 2007, p. 67-78.
22
« territoire de Meuse » (maasgebied) et du « pays mosan » Thomas Coomans, L’abbaye de Villers-en-Brabant.
(maasland) dont les contours sont encore plus flous, surtout Construction, configuration et signification d’une abbaye
dans le delta avec le Rhin et l’Escaut. cistercienne gothique (Cîteaux, Studia et documenta, 11),
20
Rhin-Meuse. Art et Civilisation 800–1400, Bruxelles, Bruxelles-Brecht, 2000, p. 196-199  ; Thomas Coomans
Musées royaux d’Art et d’Histoire de Belgique, 1972 / & Harry van Royen (éd.), Medieval Brick Architecture in
Rhein und Maas. Kunst und Kultur 800–1400, Cologne, Flanders and Northern Europe: The Question of the Cistercian
Schnütgen-Museum, 1972. Origin (Novi Monasterii, 7), Koksijde, 2008.
21
Gregory T. Clark, «  What’s in a Name  ? ‘Flanders’,

227

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thomas coomans

Fig. 4 : Carte géologique simplifiée de Belgique (Atlas Westmael-Charlier, 1981).

Sans entrer dans les détails, les grandes familles lithologiques présentes sur le territoire belge
sont :
– les « pierres bleues » et les calcaires de l’ère primaire : notamment le « petit-granit », le calcaire
carbonifère de Tournai et les autres calcaires du Hainaut ; les calcaires du Condroz ; les calcaires de
Meuse ou du Viséen ; les calcaires du Dévonien et les marbres rouges ;
– les « pierres blanches » et les calcaires des ères secondaire et tertiaire : notamment les calcai-
res gréseux du Bruxellien et du Lédien en Brabant (dont les pierres de Gobertange, de Balegem, de
Lede, etc.) ; les calcaires de l’Yprésien ; les craies du Crétacé (dont la pierre d’Avesnes et le tuffeau de
Maastricht) ;
– les grès et les roches gréseuses, sous toutes leurs formes, notamment : grès siliceux, grès ar-
gileux, grès calcaires, grès schisteux, grès houillers, grès ferrugineux et arkose ;
– les schistes et les roches schisteuses, notamment les quartzophyllades ;
– les dolomies du Dinandien ;
– le travertin, provenant de fonds de rivières ;
– les silex (déjà exploités au néolithique dans des minières de Spiennes) ;
– les poudingues ;
– les porphyres.

228

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« produits du terroir » et « appellations contrôlées »

Cette diversité géologique s’exprime particulièrement dans l’architecture traditionnelle par un


éventail de pierres à bâtir dont les couleurs, les formes, les matières et les combinaisons ont varié au
cours du temps et des régions 23. Par ailleurs, cette réalité géologique, combinée à l’essor industriel des
exploitations minières au XIXe siècle dans les environs de Mons-Charleroi et de Liège, puis, au XXe
siècle, dans le Limbourg et au Congo belge, a largement contribué à la réputation internationale des
sciences géologiques belges 24. À cet égard, il est important de noter que depuis une quinzaine d’années
le mur qui séparait les historiens de l’architecture et les géologues a tendance à s’estomper au profit
d’une approche scientifique multidisciplinaire.
Les historiens de l’architecture, abandonnant la vision romantique et identitaire des matériaux,
ont compris l’importance des identifications géologiques précises. Les géologues, dans une perspective
enfin plus patrimoniale qu’économique, redécouvrent les pierres du passé. Ensemble, ils ont produit
des ouvrages de référence indispensables à l’identification des pierres traditionnelles, tant en Wallonie
qu’en Flandre  25. Sur les chantiers de restauration, les questions liées au remplacement ou non des
pierres sont désormais abordées dans une nouvelle perspective critique  26. En outre, poursuivant la
tradition des générations précédentes, des historiens de l’architecture continuent d’interroger les ar-
chives à la recherche de mentions précises des pierres et des carrières dans les comptes de construc-
tion 27.

L’archéologie du bâti et la « filière pierre » au Moyen Âge

Depuis la carrière au mur appareillé, la « filière pierre » comprend l’extraction, le débitage, le


façonnage, le transport, le négoce, la mise en œuvre et les parachèvements. Chaque étape laisse des
traces sur le matériau qui, après avoir été identifié par le géologue, est examiné par l’archéologue du
bâti. Les apports de la glyptographie, de la chronologie de la taille de la pierre, et de la lithologie en
Belgique peuvent être rappelés ici.
La glyptographie répertorie, classe et identifie les signes lapidaires. Un des pères fondateurs de cette
discipline est le belge Jean-Louis Van Belle, auteur du premier dictionnaire des signes lapidaires en Europe 28,

23 27
Luc-Francis Genicot (dir.), Le patrimoine rural de Par exemple : Gabri van Tussenbroek, The Architectural
Wallonie. La maison paysanne, des modèles aux réalités, Network of the Van Neurenberg Family in the Low Countries
Bruxelles-Namur, 1996, p. 221-250. (1480-1640) (Architectura moderna, 4), Turnhout, 2006 ;
24
On consultera principalement : Annales de la Société géo- Alain Salamagne, «  L’approvisionnement et la mise en
logique de Belgique, Liège, 1/1874-120/1997 ; Bulletin de la œuvre de la pierre sur les chantiers du sud des anciens Pays-
Société belge de géologie, de paléontologie et d’hydrologie, Bas méridionaux (1350-1550) », dans Carrières et construc-
Bruxelles, 1/1887-106/1997 ; Geologica Belgica, Bruxelles, tions en France et dans les pays limitrophes (115e congrès
1/1998- (en cours). Le Service géologique de Belgique, national des sociétés savantes, Avignon), Paris, 1990,
fondé en 1896, est un département de l’Institut royal des p. 79-91 ; Jean-Pierre Sosson, « L’approvisionnement des
Sciences naturelles de Belgique : http://www.sciencesnatu- chantiers de construction en matériaux lithiques : milieux
relles.be/geology naturels et ‘espaces économiques’, marchands et marchés,
25
Sabine De Jonghe, Hélène Gehot, Luc Francis Genicot, entrepreneurs et entreprises. À propos des anciens Pays-Bas
Philippe Weber & Francis Tourneur, Pierres à bâtir tradi- au Moyen Âge », dans François Blary, Jean-Pierre Gély &
tionnelles de la Wallonie. Manuel de terrain, Namur, 1996 ; Jacqueline Lorenz (éd.), Pierres du patrimoine européen.
Roland Dreesen, Michiel Dusar & André De Naeyer, Économie de la pierre de l’Antiquité à la fin des Temps moder-
Natursteen in Vlaanderen, versteend verleden, Kluwer, 2009 ; nes (CTHS, archéologie et histoire de l’art, 28), Paris, 2008,
Roland Dreesen, Michiel Dusar & Frans Doperé, Atlas p. 275-283.
28
Natuursteen in Limburgse monumenten : geologie, beschrij- Jean-Louis Van Belle, Signes lapidaires. Nouveau dic-
ving, herkomst en gebruik, 2e éd., Hasselt, 2003. tionnaire, Belgique et France du Nord, Braine-le-Château
26
La pierre est un des thèmes privilégiés par ICOMOS- – Louvain-la-Neuve, 1994.
Belgique ces dernières années.

229

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thomas coomans

coordinateur depuis 1979 des colloques internatio-


naux de glyptographie  29, et fondateur du Centre
international de recherches glyptographiques. Les
signes de provenance (marques de tailleurs ou de
tâcherons) et les signes utilitaires (marques de pose
ou d’assemblage) sont désormais systématiquement
relevés par les archéologues du bâti, quel que soit le
type de pierre ou l’époque (fig. 5). Pour le Moyen
Âge, en particulier les grands chantiers à partir de
la seconde moitié du XIVe siècle, des progrès consi-
dérables ont été enregistrés ces dix dernières an-
nées.
Il convient de mentionner ici le travail
pionnier de Frans Doperé qui, outre les signes
lapidaires, analyse les traces d’outils laissés sur les
pierres. Il a ainsi développé une chronologie re-
lative basée sur la taille de la pierre (steenhouwers-
chronologie) qui permet de distinguer trois
phases entre la fin du XIVe et le milieu du XVe
siècle en fonction de l’apparition de nouveaux
outils 30. Les comptes de construction, lorsqu’ils
sont conservés, confirment cette succession de
phases et permettent d’affiner les fourchettes de
la chronologie relative. Mise au point à partir de
bâtiments construits en calcaires brabançons,
cette méthode qui relève de l’archéologie du bâti
Fig. 5  : Mons, église Sainte-Waudru, marques de
tâcherons sur un pilier septentrional de la nef (cl. a été testée avec succès sur des bâtiments mettant
THOC, 2005). en œuvre les calcaires mosans et hainuyers.
Quelques géologues se sont spécialisés
dans l’identification des pierres dans les monu-
ments historiques et sont associés dans les approches multidisciplinaires d’archéologie du bâti. Leur
apport à l’archéologie et à l’analyse du bâti permet de préciser l’origine et l’emploi des pierres, et contri-
bue notamment à la distinction de phases de construction, à l’identification de remplois, à la précision
de circuits économiques, et à la critique d’authenticité par rapport à des restaurations  31. Ces études
lithologiques ont tendance à se systématiser, surtout dans le contexte de restaurations où se pose la
question du remplacement de pierres, et sont alors accompagnées d’études spécialisées de pathologie

29
Colloques (dont actes publiés) de : Mons 1979, Nîmes Doperé, « Les techniques de taille sur le grès calcareux : une
1980, Saragosse 1982, Cambrai 1984, Pontevedra 1986, nouvelle méthode pour déterminer la chronologie et étudier
Samoëns 1988, Rochefort-sur-Mer 1990, Hoepertingen l’évolution des chantiers dans l’Est du Brabant pendant la
1992, Bellay 1994, Mont-Sainte-Odile 1996, Palma de première moitié du XVe siècle », dans Marc Lodewijckx
Majorque 1998, Saint-Christophe-en-Brionnais 2000, (éd.), Belgian Archaeology in a European Setting I (Acta
Venise 2003, Chambord 2004, Cordoue 2006. Archaeologica Lovaniensia. Monographiae, 10), Louvain,
30
Entre autres : Frans Doperé, « La chronologie de la taille 2001, p. 157-173.
31
des pierres pour l’ensemble des pierres taillées en Belgique : Francis Tourneur, « Études lithologiques des monu-
premiers résultats », dans Congrès de Mons. Actes du LIIIe ments historiques : quelques exemples en Région Wallonne »,
congrès de la Fédération des cercles d’archéologie et d’histoire Bulletin de la Commission royale des Monuments, Sites et
de Belgique, 24-27 août 2000, Mons, 2001, p. 719-732 ; Frans Fouilles, 16.2, 1999, p. 7-44.

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« produits du terroir » et « appellations contrôlées »

Fig. 6 : Saint-Trond, église du béguinage, maçonneries du XIIIe au XVIe siècle mettant en œuvre du quartzite
de Tirlemont, du calcaire de Gobertange, du tuffeau de Lincent, du tuffeau de Maastricht, et de la brique (cl.
THOC, 2004).

de la pierre 32. Les deux dernières monographies multidisciplinaires consacrées à de monuments mé-


diévaux en Belgique – la collégiale Sainte-Waudru à Mons (Hainaut) et l’église du béguinage de Saint-
Trond (Limbourg) – démontrent de manière indiscutable l’importance de l’identification précise des
pierres à bâtir 33 (fig. 6). Les bâtiments ainsi étudiés en profondeur échappent aux catégories réductri-
ces de la géographie artistique nationale ou (sub)régionale.

La « preuve par l’absurde »

Quel sens cela aurait-il de maintenir que Sainte-Waudru à Mons est un édifice de style gothi-
que brabançon, mais construit en pierre du Hainaut, ou que l’église du béguinage de Saint-Trond est
tellement métissée et bâtarde qu’elle est dépourvue de style ! La question de l’identité et des styles ne
doit plus être posée dans la perspective historiographique des XIXe et XXe siècles qui regardait le passé
pour légitimer son présent et adaptait le passé aux réalités évolutives du présent. Ce sont l’identité et

32
Ces études demeurent souvent inédites. Exception notoi- Dreesen, « Gebruik en herkomst van natuursteen op het
re : Françoise Boulens-Sintzoff (éd.), L’église Notre-Dame begijnhof », dans Thomas Coomans & Anna Bergmans
du Sablon (Collection histoire & restaurations), Bruxelles, (dir.), In zuiverheid leven. Het Sint-Agnesbegijnhof van Sint-
2004. Truiden : het hof, de kerk, de muurschilderingen (Relicta
33
Gérard Bavay (dir.), La collégiale Sainte-Waudru. Monografieën, 2), Bruxelles, 2008, p. 139-153.
Rêve des chanoinesses de Mons, Bruxelles, 2008 ; Roland

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thomas coomans

les contextes historiques des commanditaires qui


permettent d’identifier, au-delà des styles, la si-
gnification culturelle et historique des bâtiments.
Ainsi, par exemple, la comparaison entre ces
opulentes chanoinesses de Sainte-Waudru qui se
bâtissaient une véritable cathédrale à Mons et les
pauvres béguines de Saint-Trond qui, au même
moment, reconstruisaient tant bien que mal leur
église ravagée par les troupes de Maximilien
d’Autriche, donnent deux images tellement dif-
férentes et complémentaires, non seulement de
pratiques constructives, mais surtout de commu-
nautés féminines aux antipodes de l’échelle so-
ciale et de leurs relations avec des milieux urbains
Fig. 7 : Villers-en-Brabant, église abbatiale, mur de schiste gris et à la charnière du Moyen Âge et des Temps mo-
enduit ocre à faux joints blancs dans le bas-côté méridional, milieu dernes. Ce ne sont pas les matériaux, mais l’ar-
du XIIIe siècle (cl. THOC, 1987). chitecture, y compris ses expressions stylistiques
et sa décoration, qui est porteuse d’identités.
L’église funéraire de Brou à Bourg-en-Bresse
(1512-1537), contemporaine de celles de Mons et de Saint-Trond, également commanditée par une
femme, l’archiduchesse Marguerite d’Autriche, démontre de manière magistrale comment un style
porteur d’identité, dans ce cas la variante « belge » du gothique flamboyant, s’exporta à plusieurs cen-
taines de kilomètres et se matérialisa dans une pierre locale 34.
Une « preuve par l’absurde » permet de clore provisoirement cette réflexion sur les paysages
artistiques et les pierres à bâtir. Depuis une vingtaine d’années, à la suite des études remarquables de
Jürgen Michler 35, la question de la polychromie architecturale dans les églises médiévales a été remise
à l’ordre du jour, en des termes qui n’ont plus rien à voir avec la polémique du XIXe siècle. La thèse de
doctorat d’Anna Bergmans a fait le point sur cette question pour la Belgique, tant en matière de pein-
tures murales que de polychromie architecturale 36. Réaliser que les maçonneries de pierres dont on a
si longtemps admiré la matière et les couleurs étaient originellement soustraites à la vue, derrière des
couches de chaux, devrait suffire à remettre en question bien des certitudes. Réaliser qu’à leur tour, ces
couches de chaux portaient des couches de peinture qui imitaient l’appareillage régulier de maçonne-
ries de pierre, dans d’autres couleurs (fig. 7), démontre « par l’absurde » que la nature des pierres uti-
lisées n’est pas un critère de style, ni un porteur d’identités.

34
Markus Hörsch, Architektur unter Margarethe von Dame de Chartres : reconstitution de la polychromie ori-
Österreich, Regentin der Niederlande (1507-1530). Eine ginale de l’intérieur », Bulletin Monumental, 147, 1989, p.
bau- und architekturgeschichtliche Studie zum Grabkloster 117-131.
36
St.-Nicolas-de-Tolentin in Brou bei Bourg-en-Bresse « Mettre à nu la belle pierre : de restauratie van mid-
(Verhandelingen van de Klasse der Schone Kunsten), deleeuwse kerkinterieurs  », dans  : Anna Bergmans,
Bruxelles, 1994. Middeleeuwse muurschilderingen in de 19de eeuw. Studie en
35
Par exemple  : Jürgen Michler, «  Zur Farbfassung inventaris van middeleeuwse muurschilderingen in Belgische
hochgotischer Sakralräume », Wallraf-Richartz-Jahrbuch, kerken (Kadoc Artes, 2), Louvain, 1998, p. 107-136.
39, 1977, p. 29-64 ; Jürgen Michler, « La cathédrale Notre-

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Excursus :
trois études d’architecture

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Restituer l’abbatiale romane de Mureau (Vosges) ?
Pierre Sesmat

Encore quelques années et il ne restera plus rien de l’abbaye prémontrée de Mureau, à l’ouest
du département des Vosges. Deux bâtiments, dont celui de la porterie, subsistent mais ils menacent
ruine. Il y a à peine trente cinq ans, le site était dégagé (fig. 1) et des fouilles archéologiques auraient
pu être envisagées. Aujourd’hui, la forêt a tout envahi et il faut un œil avisé pour repérer la conduite
souterraine où s’engouffre le ruisseau qui alimentait l’abbaye, et les terrassements que les Prémontrés,
venus de Septfontaines, avaient entrepris pour aménager le vallon étroit et reculé où les avaient établis
dès avant 1149 deux seigneurs de la haute vallée de la Meuse, Olivier de Neufchâteau et Wiard de Re-
beuville 1. En fait, comme l’atteste le cadastre de 1810 (fig. 2), à peine vingt ans après avoir été vendu
comme bien national, le monastère avait déjà été en grande partie détruit et de l’église, il ne restait
aucune trace.
Cependant, dans les archives de l’abbaye 2, un document rare compense en partie cette perte :
il s’agit d’une description plutôt précise de l’ensemble des bâtiments – successivement « lieux claustaux ;
cour des cuisines ; cloître ; aile de bâtiment des hôtes ; corps de bâtiment sur le jardin ; église de
l’abbaye ; jardin » – dressée par François-Nicolas Lancret le 27 septembre 1770. Comme dans toutes les
abbayes de la circarie lorraine des Prémontrés, tous les bâtiments monastiques de Mureau ont bénéficié
d’une reconstruction méthodique au XVIIIe siècle, y compris la façade de l’église 3. C’est la description
de l’abbatiale qui retient le plus longuement Lancret 4 : elle s’avère capitale car elle décrit visiblement
une construction que nous qualifierions aujourd’hui de romane.

Décrire une abbatiale romane au XVIIIe siècle

François-Nicolas Lancret n’est pas un architecte prémontré. Neveu du fameux peintre Nicolas
Lancret, il est né à Paris en 1717 et il mourut à Chaumont en 1789. Dans l’état actuel des connaissances 5,
lui reviennent le château de La Motte-Tilly, près de Nogent-sur-Seine, bâti en 1755, l’église de Vau-
couleurs dont il donna les plans en 1777, et les hôtels de ville de Chaumont et de Châteauvillain, con-
struits entre 1780 et 1784. S’il intervint à Mureau, c’est que l’abbaye, située à quelques lieues de la
Lorraine, faisait bien partie du royaume de France. En tête du devis des ouvrages à faire qu’il a établi
après sa visite de l’abbaye, il précise qu’il est « inspecteur et architecte, expert de tous les bâtiments des

1
En fait, le Père Hugo dans ses Sacri et canonici ordinis Prémontrés en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1983,
Praemonstratensis Annales (t. 2, col. 303-312), publiées en p. 178.
4
1736, fixait la date de fondation à 1157. Il fut suivi par Dom Peut-être Lancret ne s’est-il pas contenté de décrire
Calmet dans son Histoire ecclésiastique et civile de Lorraine l’abbaye, peut-être en a-t-il aussi dressé les plans. Ceux-
(…), Nancy, 1728, t. 2, p. 21, et plus récemment par Norbert ci seraient conservés alors aux archives départementales
Backmund dans son Monasticon Praemonstratense, 1949- de Chaumont qui détient les dossiers, malheureusement
1956, t. 3, p. 89. Mais en 1923, Pierre Marot découvrit une pas encore classés, de la Maîtrise des Eaux et Forêts de
mention de Guillaume, premier abbé de Mureau, dans une Chaumont.
5
charte d’Adalbéron, archevêque de Trêves, datée du 15 juin Voir Henry Ronot, « Les œuvres de l’architecte François-
1149. Voir Pierre Marot, « Communications et documents. Nicolas Lancret », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art
Études sur l’abbaye de Mureau  », Bulletin de la Société français, 1961, p. 97-107. Et pour l’église de Vaucouleurs,
d’émulation des Vosges, avril 1923, p. 40-52 Pierre Sesmat, « L’église Saint-Laurent de Vaucouleurs »,
2
Arch. dép. Vosges, XX H 21. Vaucouleurs pays frontière, XXIX e Journées d’études
3
Voir Philippe Bonnet, Les constructions de l’ordre des meusiennes (2001), 2003, p. 77-100.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 235-244
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100202

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pierre sesmat

Fig. 1 : Mureau (Vosges), site de l’ancienne abbaye prémontrée

gens de main morte du département des Eaux et Forêts de la province de Champagne, demeurant à
Paris, rue de la Calandre, près le Palais ». Il a été commis par le Grand Maître des Eaux et Forêts de la
province pour évaluer le bien fondé de la demande des prémontrés d’employer le produit de la vente
d’une partie de leurs bois pour financer des réparations. C’était alors un expédient fréquent et nombre
de communautés monastiques comme paroissiales y recouraient 6. Mais toujours, elles devaient obte-
nir l’accord du pouvoir qui, depuis le XVIe siècle, surveillait avec précaution le patrimoine forestier de
la France.
Lancret décrit ainsi l’abbatiale de Mureau7 :
« L’église de l’abbaïe
(1) L’entré principal, de l’église, est par le portail sur la grande cour, dont il a été parlé cy devant,
l’on descend, deux marches, dans la nef, l’église a six toises, cinq pieds de largeur dans œuvre.
(2) La nef est divisé, en six arcades, ceintré en ogives, elle a quinze toises, cinq pieds de long,
sur vingt pieds de large, elle n’est éclairé, que par les vitraux qui sont dans les colatéraux, et le
vitreau du portail, les quels colatéraux, se terminent, à la croisé de l’église, ils ont sept pieds un
quart de large fermé au droit du chœur par des grilles de fer.

6
La procédure est décrite par Bonnet, Les constructions et les alinéas du texte original. En revanche, j’ai ajouté les
(cf. note 3), p. 13-15. numéros indiqués en tête de chaque alinéa pour faciliter
7
Cette transcription respecte l’orthographe, la ponctuation l’analyse qui suit.

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restituer l’abbatiale romane de mureau (vosges) ?

Fig. 2 : L’ancienne abbaye de Mureau, extrait du cadastre de 1810

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pierre sesmat

(3) Aux côtés de la grille de fer, du chœur, sont deux chapelles, l’orgue est adossé au portail de
l’église.
(4) Le chœur, est plus élevé, que la nef d’une marche, il a deux, arcades, idem à celles, de la nef,
fermé, par un lambris, de bois de chêne de douze pieds, et demie de hauteur, deux rangs de
steaux, bien décoré, et travaillé, il a cinq toises quatre pieds de long sur vingt pieds de large.
(5) La croisé, est entre le chœur, et le sanctuaire, de pareille largeur que le chœur, sur quinze
toises un pied de long terminé quarrément, au coté du levant, sont des galeries de treize pieds
quatre pouces de large, plus élevé d’une marche, ils communiquent dans le sanctuaire, elles
sont éclairé chacune, par trois vitreau sur le jardin.
(6) Au bout de la croisé, au midy, est la porte d’entré, de la sacristie, à l’autre bout, au nord, est
une chapelle éclairé par trois vittreaux, et au dessus, un grand, vitreau rond, dans le mur du
pignon.
(7) La tour, est audessus, du milieu, de la croisé, et dans le mur du pignon sous la voûte au
levant sont trois vitreaux qui éclairent la croisé, le chœur et la nef.
(8) Le sanctuaire, est plus élevé que le chœur, de trois marches, et de deux marches plus que
les galeries, il a trente trois pieds de long terminé quarrément comme la croisé.
(9) L’autel est isolé, à la romaine, il est en marbre, élevé de deux marches.
(10) Le sanctuaire, est éclairé, de chaque côté de l’autel par un vitreau, derrière, dans le mur de
pignon, sont trois vitreaux, et au-dessus un grand vitreau rond.
(11) Le pourtour du sanctuaire, est revetu, d’un lambry de menuiserie, décoré, de panneaux,
pilastres, corinthien, corniche, et ornements de sculpture, une arcade de chaque côté, desquelles
on descend dans les galleries, le long de la croisé, tout ce lambris, est de bon goût, et idem, en
tout à celui au pourtour du chœur.
(12) La nef, le chœur et le milieu de la croisé ne font qu’un berceau, voutés en ogives, dont les
arcs doubleaux sont au dessus de colonnes, qui sont portées en saillies, par des consoles, au
niveau des impostes des arcades de la nef et du chœur.
(13) Le sanctuaire, a deux través, de voutes d’arestes en ogive dont le dessous de la clef est au
niveau de la naissance du berceau du milieu de la croisé du chœur, et de la nef. Les branches
d’ogives sont aussi portés par des consoles de niveau à celles du chœur,
(14) Les deux bouts de la croisé sont, en berceau, vouté en ogive, à la hauteur des voutes, du
sanctuaire, les arcs doubleau, sont sur des colonnes, dont les bases portent sur le pavé de la
croisé.
(15) Les colatéraux au coté de la nef, et du chœur, ont au droit de chaque pillier audessous des
impostes des arcades, de la nef, et du chœur, une arcade, qui est porté sur des consoles, au
dessus, est la naissance d’une voute en ogive, paralelle aux ceintre, en ogive, des arcades, de la
nef, et du chœur.
(16) Les galeries, à côté de la croisé ont chaqu’une, trois voutes d’arestes plein ceintre, dont les
arcs doubleaux, sont portés par des consoles, l’extradosse des voutes, est au niveau du plancher
du premier etage du corps de logis sur le jardin.
(17) Le comble, au dessus de la nef, du chœur et du colatéral au midy, dont le mur, de face, est
élevé, jusque sous l’égout, de la couverture, est à deux égouts, couvert en tuilles plattes, ce qui
donne du coté du midy un plus grand long-pand.
(18) Le comble, du colatéral, au nord, dans la longueur de la nef et du chœur, est en apentis,
parti, couvert en tuile, creuse, et en laves.
(19) Le comble, de la croisée, du coté du nord, est de deux égouts couvert, en esseins, ou
bardeaux.
(20) Le comble de la galerie, est en apentis, couverts en tuilles creuse.
(21) Le comble au dessus de la croisée, et de la galerie, au midy, est le même que celui du corps
de batiment, sur le jardin, qui se prolonge jusqu’à la tour.

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restituer l’abbatiale romane de mureau (vosges) ?

(22) La tour en quarré, est au milieu de la croisé, entre le chœur et le sanctuaire, elle a treize
pieds de large, le mur du coté du levant, porte sur l’arc doubleau, entre le sanctuaire, et la croisé,
le mur opposé, porte sur un arc doubleau, dont la naissance, prend du dessus de la clef, du
berceau des croisées, au midy et nord, les deux murs, des cotés portent sur un arc de pierre,
ceintré, en ogive, en décharge au dessus des ( ?) barreaux.
(23) Dans la tour il y a six cloches, dont quatre servent de timbres à l’orloge mais il n’y a pas de
cadran.
(24) Audessus de la tour, est une flèche, à huit pans, couverte en esseins, ou bardeau, les abats-
voies, sont aussi couverts, en essein ou bardeau idem.
(25) Le comble, au dessus de sanctuaire, est à deux egouts, il est couvert en laves. »

L’objectivité factuelle de ce texte ne laisse pas d’étonner. Elle témoigne en fait d’un moment
précis dans l’histoire de l’histoire de l’architecture. Depuis le Recueil historique de la vie et des ouvrages
des plus célèbres architectes que Jean-François Félibien publia en 1696 et le Nouveau traité de toute
l’architecture de l’abbé de Cordemoy paru en 1706, l’architecture médiévale connaissait un vrai retour
en grâce, du moins auprès des théoriciens et des amateurs. Mais c’est surtout la légèreté des construc-
tions gothiques qui les attiraient. On distinguait, comme Marc-Antoine Laugier le faisait encore en
1753 dans son célébrissime Essai sur l’architecture, le bon gothique « léger et délicat » d’un autre, plus
contestable, « lourd et maussade » qui correspondait à ce que nous appelons aujourd’hui l’art roman 8.
En 1770, pour décrire l’abbatiale de Mureau, romane très certainement, Lancret adopte au contraire
un ton neutre et se contente d’une suite de données matérielles et concrètes qui bien sûr répond à
l’exigence de la tâche qui lui a été confiée mais qui révèle aussi le souci de donner au métier d’architecte
un nouveau statut, plus technique et rationnel et moins lié aux caprices de l’artiste 9. Un peu plus tôt,
en 1762, c’est le même souci d’objectivité scientifique qui présida à l’étude, accompagnée de relevés
exacts, de Notre-Dame de Dijon que conduisit Charles-Elie Jolivet. Il la fit à la demande de Jacques-
François Blondel. Et l’élève de celui-ci, Pierre Patte, s’empressa en 1777 de publier l’étude et les dessins
de Jolivet à la fin du dernier volume du Cours d’architecture de son maître, ce qui assurait la promotion
de ces nouvelles perspectives scientifiques.
La description de l’abbatiale de Mureau dressée par Lancret est donc d’abord un témoignage
des domaines de la curiosité et de l’état de l’architecture au milieu de la seconde moitié du XVIII e
siècle.

Mureau : quelle abbatiale romane ?

Mais, aujourd’hui, pour les historiens de l’architecture médiévale, le plus important est ce que
Lancret nous donne à voir – ou plutôt, à entrevoir – de l’abbatiale de Mureau. Assez vite, certaines
phrases du texte dont la lecture et la compréhension s’avèrent plus aisées, émergent et esquissent le
portrait d’un édifice finalement plutôt familier. Il faut cependant prendre plusieurs précautions. La
première touche aux mots et à leur signification. Si celle des mots « nef », « collatéraux » et « sanc-
tuaire » paraît sans équivoque, il faut rappeler que la « croisée » (alinéas 5 et 14) correspond au transept
et que le « chœur » désigne ici la partie de l’église – de la nef dans la réalité architecturale – qu’occupent
les religieux pendant les offices. Plus inattendues, les « galeries » (alinéas 5 et 16) sont certainement les
chapelles orientées ouvertes sur le transept : comme il y a trois fenêtres et trois voûtes dans chaque

8 9
Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, Paris, Voir l’introduction de Geert Bekaert à la réédition, en
1753, p. 279-281. Voir aussi Hélène Rousteau-Chambon, 1979, chez P. Mardaga, de l’Essai sur l’architecture de Marc-
Le gothique des Temps modernes, Paris, 2003. Antoine Laugier.

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pierre sesmat

« galerie », sans doute y avait-il trois chapelles pour chaque bras. Reste à savoir pourquoi Lancret les
définit comme des galeries et non comme des chapelles, mot qu’il emploie pour désigner des autels
placés sans doute dans les sixièmes travées des collatéraux « aux côtés de la grille » qui ferme le chœur
(alinéa 3) et un autre situé à l’extrémité nord du transept (alinéa 6). Est-ce à dire que les « galeries »
avaient perdu leur vocation liturgique ?
Chaque partie de l’abbatiale étant définie, il faut remarquer les dispositifs spatiaux et les
paramètres géométriques qui les caractérisent : ainsi la nef compte six travées (alinéa 2) auxquelles
s’ajoutent les deux travées du chœur des religieux (alinéa 4). La « croisée » a la même largeur que le
« chœur » et se termine « quarrément » (alinéa 5). « Terminé quarrément » (alinéa 8) aussi, le sanctuaire
n’a que deux travées (alinéa 13). Les « galeries » paraissent constituer un espace continu, sans indi-
vidualisation de chaque travée (ou chapelle) par des absidioles. Donc dans l’abbatiale de Mureau, aucun
tracé curviligne ne semble apparaître et il faut penser que tout le plan a été élaboré selon un principe
rectilinéaire et orthogonal.
Ensuite, il est possible de transposer dans le système métrique toutes les dimensions que Lan-
cret donne avec grande précision10 selon l’ancien système de mesures. Ici, un écueil est à éviter, celui
de l’appartenance actuelle de Mureau à la Lorraine qui supposerait une situation analogue sous l’Ancien
Régime. En effet, en Lorraine, au XVIIIe siècle, on faisait usage d’un système décimal et d’une toise
équivalente à 2,859 m. Or il est évident que le français Lancret, en visitant une abbaye aux marges du
royaume, fit appel aux mesures françaises : la toise vaut alors 1,949 m (arrondi à 1,95 m), le pied 32,5 cm
et le pouce 2,70 cm 11. On peut alors établir un tableau des dimensions de l’abbatiale en mètres :

Dimension en toises, pieds, pouces En mètres


église largeur 6 toises 5 pieds 11, 37m
nef longueur 15 toises 5 pieds 30,86m
largeur 20 pieds 6,50m
collatéraux largeur 7 pieds 1/4 3,08m
chœur liturgique longueur 5 toises 4 pieds 11, 05m
croisée (transept) longueur 15 toises 1 pied 29,56m
galerie (chapelles ?) largeur 13 pieds 4 pouces 4,33m
sanctuaire longueur 33 pieds 10,22m

Il ne reste plus qu’à dresser le plan, en réunissant toutes les données relevées ci-dessus (fig. 3).
Apparaît alors un édifice pourvu d’une longue nef, d’un transept bien saillant où s’ouvraient des
chapelles « au côté du levant » (alinéa 5) et d’un chœur court et rectangulaire. L’enquêteur aimerait
alors pousser plus loin sa restitution de l’abbatiale de Mureau, en tentant de repérer des données pro-
prement spatiales et structurelles, comme le voûtement et l’élévation. Mais Lancret ne donne aucune
mention de hauteur et la définition du couvrement s’avère particulièrement délicate. La définition du
mot « ogives » constitue un obstacle presque incontournable. On relève cinq occurrences du mot : des
« arcades ceintré en ogives » (alinéas 2 et 15) ; « un berceau vouté en ogives » (alinéas 12 et 14) ; des
« voutes d’arestes en ogives » (alinéa 13) ; des « branches d’ogives » (même alinéa) et « des voutes en
ogive » (alinéa 15). La consultation des dictionnaires de l’époque, comme le Dictionnaire universel des
arts et des sciences paru en 1732, est sans équivoque : « Les ogives sont les arcs ou branches qui, dans
les voûtes gothiques traversent diagonalement d’un angle à un autre […] » 12. Avec ce sens, les « ber-

10 12
Cependant on ignore comment il mesure la largeur des Le Dictionnaire de Trévoux paru en 1734, et qui
vaisseaux : en intégrant les supports ou non ? reprend le Furetière de 1691, énonce les choses légèrement
11
Voir J.-J. Bedel, Tables de comparaison entre les mesures différemment mais sans changer le sens : « C’est l’arc ou le
en usage dans le département des Vosges et celles qui les trait d’une voûte gothique qui au lieu d’être en berceau ou en
remplacent dans le nouveau système métrique, avec leur plein cintre, trace une diagonale en forme d’arête ».
application et leur usage, Épinal, an X.

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restituer l’abbatiale romane de mureau (vosges) ?

Fig. 3 : Plan restitué de l’abbatiale de Mureau (dessin Pierre Sesmat, infographie Cédric Moulis)

241

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pierre sesmat

ceaux » de la nef et du transept et les « voûtes d’arêtes » qui couvrent le sanctuaire seraient en fait des
voûtes d’ogives. Mais l’usage de la langue ne semble pas toujours respecter les dictionnaires : ainsi
Jacques-François Blondel, déjà cité, le théoricien de l’architecture le plus écouté au temps de Lancret,
établit parfois une synonymie entre « voûtes en tiers-point ou en ogive » 13 ; ailleurs il parle des « arcades
en tiers-point introduites par les Goths »14. Dans ce cas, le mot « ogive » évoquerait plutôt le tracé brisé
d’un arc ou d’une voûte, comme on l’entendra au début du XIXe siècle avec l’adjectif « ogival ». Cette
interprétation est tout à fait vraisemblable pour les « arcades cintrées en ogives » de la nef et du chœur
liturgique et ceux-ci seraient couverts d’un berceau brisé, ainsi que les bras du transept, tandis que le
sanctuaire bénéficierait d’une double voûte d’arêtes ou, plus vraisemblablement, de voûtes d’ogives
puisque Lancret mentionne clairement la présence de « branches d’ogives » (alinéa 13). Une pièce
d’archive datée de 1157 par laquelle Hugues Ier, seigneur de La Fauche 15, offrait une carrière aux Pré-
montrés de Mureau pour la construction de leur monastère, pourrait étayer cette hypothèse, puisque
les voûtes d’ogives apparaissent tant à Langres qu’à Saint-Dié vers 1170 16. Mais les deux dates restent
trop imprécises d’autant plus que l’écart qui les sépare est très mince. En outre il est très possible que
le voûtement, s’il était d’ogives dans la nef, ait été ajouté ou modifié ultérieurement. Enfin la description
des voûtes des collatéraux (alinéa 15) résiste à toute tentative de lecture cohérente. Faute d’informations
claires et assurées sur le voûtement et sur la hauteur, une restitution axonométrique de l’abbatiale n’a
donc pas été tentée.
Cependant, certains détails donnés par Lancret permettent d’affiner l’image de Mureau et de
ne pas se contenter d’un plan. Ainsi, il a bien remarqué une particularité des supports dans le vaisseau
central : « les arcs doubleaux sont au-dessus de colonnes qui sont portées en saillies, par des consoles
au niveau des impostes des arcades de la nef et du chœur » (alinéa 12). D’autre part, la répartition des
baies et leur disposition formelle ont retenu aussi son attention : dès l’alinéa 2, il note que la nef « n’est
éclairé que par les vitraux qui sont dans les colatéraux et le vitreau du portail ». Dans le mur pignon
du bras nord du transept (alinéa 6), ont été pratiquées « trois vitreaux et au dessus un grand vitreau
rond ». Le même dispositif lumineux apparaît dans le mur pignon du sanctuaire (alinéa 10), complété
par une baie sur chaque côté. Surtout on remarque que (alinéa 7) « la tour est audessus du milieu de
la croisée, et dans le mur du pignon sous la voute au levant sont trois vitreaux qui éclairent la croisé,
le chœur et la nef » : il s’agit sans doute de baies ouvertes au-dessus de l’arc triomphal du sanctuaire,
ce qui suppose que la voûte du chœur est plus basse que celle de la croisée du transept et de la nef. Mais
l’alinéa 13 qui nous informe sur le voûtement du sanctuaire reste assez obscur : des « voutes d’arestes
en ogive dont le dessous de la clef est au niveau de la naissance du berceau du milieu de la croisé du
chœur et de la nef » ? Cependant, justement à propos de ce point précis, l’explication claire vient d’un
autre document. En effet une notice rédigée par les religieux de Mureau sur leur abbaye 17 à la demande
du Père Hugo qui rassemblait la documentation nécessaire à sa grande histoire des Prémontrés, les
Sacri et canonici Ordinis Praemonstratensis Annales qu’il publiera en deux volumes en 1734 et 1736,
propose une très brève description de l’abbatiale : il y est dit clairement que « la vouthe du sanctuaire
est plus basse que celle de la nef » 18.
Deux dernières remarques confirment l’inégalité des vaisseaux et la disposition particulière
des voûtes. Dans l’alinéa 14, Lancret souligne que la voûte des « deux bouts de la croisée » est « à la

13 17
Jacques-François Blondel, Cours d’architecture, Paris, 7 Bibl. mun. Nancy, ms 992, t. XII, p. 370. Notice citée par
vol., 1771-1777, vol.VI, chap. 1, p. 6. Bonnet, Les constructions (cf. note 3), p. 178.
14 18
Ibid., vol. I, p. 301-302. Voici la description complète de l’église : « Longue de 200
15
Arch. dép. Vosges, XX H 2, cartulaire de Mureau, fol. pieds, large de 50 y compris les collatéraux, vouthée partout,
629. assez belle par sa structure mais plus par l’ornement qu’on
16
Voir Georges Viard et Benoît Decron, La cathédrale y fait, avec la vouthe du sanctuaire plus basse que celle de
Saint-Mammès de Langres, Langres, 1994, p. 76, et Marie- la nef ».
Claire Burnand, Lorraine gothique, Paris, 1989, p. 30.

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restituer l’abbatiale romane de mureau (vosges) ?

hauteur des voutes du sanctuaire ». Les bras du transept sont donc indépendants de la croisée, ce que
confirme l’alinéa 12 : « La nef, le chœur et le milieu de la croisé ne font qu’un berceau », forcément plus
élevé que les voûtes des bras et du sanctuaire. En conséquence, la tour qui apparaît à l’alinéa 7 située
« au-dessus du milieu de la croisée » et dont la description est complétée dans les alinéas 22 et 23, ne
s’ouvrait sans doute pas dans l’église elle-même et n’était visible que de l’extérieur 19.  

Conclusion : une architecture inspirée par le type de Fontenay ?

Bien sûr, ce type de document est d’une manipulation délicate et il ne saurait dispenser d’une
prospection archéologique. Et pour ne rien enlever au doute qui doit présider à la lecture du texte de
Lancret, on soulignera la difficulté particulière que celui-ci rencontra pour décrire les voûtements, soit
parce qu’il ne maîtrisait pas le vocabulaire, soit parce que ce dernier n’était pas encore fixé surtout
quand on abordait le domaine tout neuf de l’architecture « romane », qui fait usage d’une grande variété
de voûtes. Cependant, malgré les difficultés, Lancret se veut précis et son œil parfaitement aiguisé sait
remarquer et souligner les particularités originales de l’abbatiale de Mureau, en l’occurrence.
Maints aspects de sa description imposent alors – presque trop – rapidement l’image d’un
édifice très proche du type d’architecture attaché usuellement à l’ordre cistercien  et qu’incarne
aujourd’hui à merveille l’abbatiale de Fontenay, commencée en 1139 et consacrée en 1147  20. D’abord,
le plan seulement rectiligne et orthogonal évoque le fameux « plan bernardin » dénommé par Karl-
Heinz Esser en 1951 21. Ensuite, l’éclairage de la nef seulement par les bas-côtés et par des baies prati-
quées au-dessus de l’arc triomphal, et celui du transept et du chœur, plus généreux, avec trois fenêtres
juxtaposées et surmontées d’un oculus sont tout à fait proches du dispositif lumineux mis en œuvre à
Fontenay. Enfin la disposition du voûtement de cette abbatiale est reprise presque littéralement à Mu-
reau : nef courant d’un seul vaisseau jusqu’au chœur et voûtes plus basses du sanctuaire et des bras du
transept 22. Alors si ce modèle a vraiment inspiré les bâtisseurs de Mureau, l’interprétation des propos
hésitants de Lancret sur les voûtes peut abonder dans ce sens et donc on choisira la version des berceaux
brisés sur la nef et le transept. Chronologiquement et géographiquement, les échanges étaient possi-
bles : les Cisterciens terminaient Fontenay quand, vraisemblablement, les Prémontrés entreprenaient
Mureau. Fontenay est relativement éloignée de Mureau mais Morimond bien plus proche – à seulement
35 km au sud – a pu assurer le relais.
En tout cas, l’abbatiale de Mureau telle que la décrit Lancret est un témoignage supplémentaire
et éclatant des liens entre les Prémontrés et les Cisterciens, du moins dans les commencements, ainsi
que l’affirment les historiens 23. Le témoignage est aussi précieux car rares sont les abbatiales prémon-
trées médiévales parvenues jusqu’à nous 24.

19
Les neuf derniers alinéas sont consacrés à la description Zisterzienserkirchen, Mainz, 1951.
22
des toitures de l’église et à sa flèche, à leur forme et au détail Sans compter les culots qui portent les colonnes, situation
de leur matériau de couverture. On en soulignera la variété : identique au Thoronet, à Silvacane, à Alcobaça… mais pas
tuiles plates, laves, tuiles creuses et bardeaux. à Fontenay.
20 23
Voir Éliane Vergnolle, L’art roman en France, Paris, Voir par exemple Michel Parisse, La Lorraine monastique
1994, p. 302. au Moyen Âge, Nancy, 1981, p. 63-86.
21 24
Karl-Heinz Esser, Über die Bedeutung der En Lorraine, n’est conservée que celle d’Etival.

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L’ancien massif de façade de la cathédrale de Langres
au xiie siècle
Fang-Cheng Wu

La cathédrale de Langres fut construite au XIIe siècle. Voûté d’ogives dans la plus grande partie,
c’est l’un des premiers édifices bourguignons à s’être lancés dans l’aventure du premier art gothique.
L’actuelle façade, en remplaçant une ancienne, fut érigée au XVIIIe siècle selon le goût du temps, d’où
un fort contraste avec le reste de la cathédrale. De l’ancienne façade, nous ne savons pas quelles étaient
ses dimensions – emprise au sol, élévation –, ni ne connaissons les caractéristiques de son mode de
construction, de l’agencement de ses volumes extérieurs et intérieurs. Il est compréhensible que la
plupart des études aient passé sous silence cette partie du XIIe siècle disparue depuis longtemps. Le
présent article vise à une restitution de l’ancienne façade du XIIe siècle, dans la mesure où la marche
des travaux de l’édifice ayant été menée d’est en ouest, cette façade pourrait nous fournir une référence
de terminus ad quem.

Dans L’Anastase de Lengres, ouvrage paru en 1649, Denis Gaultherot assure que, le 22 juillet
1196, l’évêque Garnier dédia la cathédrale sous l’invocation de saint Mammès en présence de plusieurs
abbés, du duc de Bourgogne, des seigneurs de Grancey, Til-Châtel, et d’autres grands personnages de
Langres  1. L’étonnante précision avec laquelle cette dédicace est rapportée défierait le plus incrédule.
Gaultherot ne mentionne pourtant pas ses sources.
Une bulle pontificale de 1170 adressée au doyen Manassès et au chapitre de Langres nous ap-
prend que le pape Alexandre III prend sous sa protection l’Église de Langres et la confirme dans toutes
ses possessions 2. Celles-ci peuvent être réparties en deux groupes dont l’un concerne les églises rurales,
l’autre essentiellement l’église cathédrale et les chapelles qui lui sont annexées ou proches. En fait, la
bulle d’Alexandre III constitue une confirmation globale récapitulant trois chartes successives de dona-
tion de l’évêque Gauthier de Bourgogne au chapitre entre 1166 et 1170. Dans la première, l’évêque donne
au chapitre la chapelle Notre-Dame-entre-deux-tours et plusieurs autres églises 3. Dans la deuxième,
l’évêque concède au chapitre la paroisse Sainte-Croix avec ses dépendances – la chapelle du faubourg
de Brévoine, la chapelle Sainte-Trinité 4. Dans la dernière, le même évêque donne au chapitre le maître-
autel et tous les autels dans la cathédrale Saint-Mammès 5.
La somme de ces libéralités consenties par l’évêque est considérable ; de même, l’extrême con-
centration chronologique de ces dons est étonnante. Examinons d’abord de plus près la donation du
maître-autel et tous les autres autels de la cathédrale ; autant dire que c’est la cathédrale tout entière
qui est concédée au chapitre. Après cette date, le chapitre considère l’église cathédrale comme son bien,
et on verra souvent l’évêque refuser de participer à la réparation de cette église du chapitre  6. Tout

1
Denis Gautherot, L’anastase de Lengres, 1649, p. 370- note 3), p. 389, n° 23 ; Gallia Christiana, t. IV, Instr., col. 184,
371. LXV, donne la date de circa 1170.
2 5
Arch. dép. Haute-Marne, 2G 1 ; édité in Gallia Christiana, Arch. dép. Haute-Marne, 2G 166 ; édité et daté de 1166-
t. IV, Instr., col. 184. 1169 par Flammarion, Le grand cartulaire (cf. note 3), p.
3
Arch. dép. Haute-Marne, 2G 1171 ; édité et daté de 20 avril 380, n° 19.
6
- 9 juillet 1169 par Hubert Flammarion, Le grand cartulaire Michel Le Grand, Le chapitre cathédral de Langres de la
du chapitre cathédral de Langres, thèse de 3e cycle, Metz, fin du XIIe siècle au Concordat de 1516, Paris, 1931, p. 121-
1980, p. 376, n°18; aussi édité in Gallia Christiana, t. IV, 128; Félicien Pingenet, « Les clochers de la cathédrale Saint-
Instr., col. 183. Mammès », Bulletin de la Société Historique et Archéologique
4
Arch. dép. Haute-Marne, 2G 279 ; édité et daté de juillet de Langres, t. IV, 1893-1902, p. 149-167.
1169 - mars 1170 par Flammarion, Le grand cartulaire (cf.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 245-254
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100203

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fang-cheng wu

semble indiquer qu’à ce moment du XIIe siècle, il y a une passation, de l’évêque au chapitre, de respon-
sabilités sur l’église cathédrale et des droits qui en découlaient.
En ce qui concerne la chapelle Notre-Dame (S. Maria inter duas turres), elle est mentionnée
en tête de plusieurs églises et chapelles dans la charte de donation de l’évêque Gauthier en 1169; mais
dans la bulle d’Alexandre III, elle est extraite du groupe de ces églises et s’intercale entre l’énumération
des autels de la cathédrale et de la paroisse Sainte-Croix, ce qui force à penser qu’elle devait se trouver
à proximité, sinon faire partie, de l’église cathédrale. Dans ce dernier cas, il faudrait supposer qu’elle
assumait une fonction particulière, et qu’elle faisait poids égal au maître autel, sinon il n’y aurait pas eu
lieu de la séparer des autres autels. La difficulté d’interprétation du passage concernant cette chapelle
vient de ce qu’il n’est pas aisé de déterminer avec certitude son emplacement. L’hypothèse qui consiste
à identifier les deux tours comme étant celles de la façade occidentale pose problème. En effet, voir
dans ces deux tours celles de la façade qui a survécu jusqu’au XVIIIe siècle, c’est accepter implicitement
soit que la construction de la cathédrale était terminée en 1170, soit que les campagnes du XIIe siècle
n’ont pas affecté les deux tours.
Parmi les possessions confirmées dans la bulle de 1170, plusieurs de la première série groupées
autour de l’église cathédrale ne seront plus mentionnées dans les siècles suivants : d’abord, la chapelle
Notre-Dame-entre-deux-tours, puis la chapelle Sainte-Trinité (capella Sanctae Trinitatis in porticu
Lingonensis ecclesiae). Pour cette dernière, il s’agit apparemment d’une chapelle située dans l’entrée,
subsidiaire de la paroisse Sainte-Croix dans la nef de l’église cathédrale 7. Il importe de remarquer que
l’emplacement de ces deux chapelles était probablement à la façade. L’explication la plus logique à cette
disparition serait que la façade de la cathédrale en 1170 ait encore appartenu à une construction anté-
rieure.
Dans la charte épiscopale de donation, la paroisse de Sainte-Croix est mentionnée « dans la
nef » (in matrice ecclesia). L’existence d’une paroisse dans la nef de la cathédrale impliquait des limites
spatiales physiquement démarquées. Cependant, dans la charte, l’évêque précise que la paroisse et ses
dépendances « a predecessoribus nostris ... vobis et successoribus vestris concessa sunt ». On imagine
mal, si la nef n’avait pas encore été reconstruite, pour quelle raison l’évêque aurait renouvelé la donation
d’un espace déjà concédé par ses prédécesseurs sans doute depuis longtemps. Par contre, dans une
nouvelle nef, les données architecturales ayant changé, il aurait fallu redéfinir les limites de l’espace
réservé à la paroisse.
La paroisse de Sainte-Croix s’effaça avant le milieu du XIIIe siècle. L’église abbatiale Saint-Pierre,
située juste à l’ouest de la façade de la cathédrale, fut érigée en église paroissiale. Il faut noter que la
charte épiscopale de la « donation » de la paroisse de Sainte-Croix figure aujourd’hui en première place
dans les dossiers de la paroisse de Saint-Pierre aux Archives départementales. Au lieu d’une charte de
donation, il vaut mieux y voir un statut de la paroisse qui définissait le mode d’élection de ses prêtres.
L’histoire de la transmutation de l’église abbatiale Saint-Pierre en église paroissiale est lacunaire. Cette
abbaye, mentionnée deux fois seulement au IXe siècle, ne réapparaît dans les documents que dans une
bulle pontificale du pape Clément datée du 29 avril 1189, confirmant au chapitre la possession de
l’abbaye Saint-Pierre8 dans laquelle il est simplement relaté que le chapitre l’obtient d’un don du vé-
nérable évêque de Langres, sans doute de l’évêque d’alors, Manassès de Bar. Il est donc clair qu’avant
1189, l’abbaye Saint-Pierre relevait de la juridiction épiscopale et qu’antérieurement le chapitre ne
pouvait pas disposer de l’abbaye comme il l’entendait.

7
Du Cange, Glossarium Mediae et Infimae Latinitatis, t. 5, l’an mil », Bulletin Monumental, 1980, p. 265, 273 et note
p. 364 ; cf. Carolyn Marino Malone, « Les fouilles de Saint- 40.
8
Bénigne de Dijon (1976-1978) et le problème de l’église de Arch. dép. Haute-Marne, 2G 8, n° 2.

246

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l’ancien massif de façade de la cathédrale de langres au xiie siècle

Fig. 1 : Langres, cathédrale Saint-Mammès, bas-relief du XVIe siècle illustrant la légende de l’arrivée des reliques
de saint Mammès au VIIIe siècle (détail en clair : la cathédrale)

Selon les historiens locaux, les chanoines ont transféré les moniales qui occupaient l’église
Saint-Pierre à Vauxbons  9. L’abbaye de Vauxbons fut fondée vers 1181 par Thibaut de Saint-Loup, et
cette fondation fut confirmée vers 1190 sous Pierre, abbé de Saint-Bénigne de Dijon, agissant en qua-
lité de vicaire épiscopal de Langres 10. On devrait alors supposer que l’église abbatiale Saint-Pierre ne
devînt paroissiale que vers 1190 au plus tôt, après la concession de l’abbaye au chapitre par l’évêque en
1189 et le transfert de ses occupants qui s’ensuivit. On peut se demander la raison exacte qui nécessita
impérativement le transfert de la paroisse dans une autre église, au prix de déloger une vieille com-
munauté religieuse. Il est alors difficile de ne pas subordonner l’acquisition et l’aménagement non sans
peine de ce terrain par le chapitre cathédral à quelque chose d’absolument indispensable à la construc-
tion de l’église cathédrale, dont le chapitre assumait depuis 1170 la plus grande part des responsabilités.
Cette motivation serait-elle la façade occidentale de la cathédrale ?

Nous disposons de quelques documents graphiques antérieurs à la démolition de l’ancienne


façade. Je n’en retiens que deux, les plus riches de renseignements :

9
Abbé Roussel, Le diocèse de Langres. Histoire et Langres, Langres, 1891-1894, t. II, p. 417-418.
10
statistiques, Langres, 4 t., 1873-1879, t. II, 1875, p. 338- Roussel, Le diocèse (cf. note 9), t. II, p. 370-371. On
340 ; Hubert Flammarion, dans Histoire de Langres des remarque d’ailleurs que l’abbé Charles-François Roussel fut
origines à nos jours : la vie d’une cité, 2e éd., Caen, 1991, chanoine honoraire de Langres et curé de Vauxbons.
p. 98 ; Jacques Vignier, Décade historique du diocèse de

247

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fang-cheng wu

1. Le bas-relief du XVIe siècle de provenance


inconnue  11, conservé aujourd’hui dans le côté
sud du déambulatoire de la cathédrale. Il illustre
la légende de l’arrivée des reliques de saint Mam-
mès au VIIIe siècle. On y voit une façade d’un
simple mur pignon, encadré de deux tours, et
muni d’une grande porte en plein cintre, au-des-
sus de laquelle s’ouvre une rose à six branches. La
tour méridionale, carrée et coiffée d’un dôme,
comprend au moins deux étages. La tour septen-
trionale est dans un état de ruine très avancé, ef-
fondrée jusqu’au niveau de la rose (fig. 1).
2. Le plan de la ville de Langres de 1769, pub-
lié par Nicolas Chalmandrier  12. Les deux tours
Fig. 2 : Paris, B.n.F., Est. : Plan de la ville de Langres
par Nicolas Chalmandrier, 1769 (en clair : la cathé-
y dessinent deux rectangles barlongs et fermés
drale) (cl. B.n.F.). de tous côtés. Entre les deux tours figurent qua-
tre traits (fig. 2).
Jusqu’à quel point pouvons-nous nous
fier à ces sources graphiques ? Reprenons d’abord l’histoire de la nouvelle façade au XVIIIe siècle. En
juin 1746, le chapitre décida de reconstruire la façade 13. Un devis fut proposé en juin 1755 à la demande
du chapitre par François Andriot et Claude Forgeot  14. Le 14 juillet 1755, l’architecte parisien Claude
Louis d’Aviler, de la Maîtrise de Sens, se rendit à Langres pour une estimation des travaux à effectuer.
En 1756, le « chevalier conseiller du roi, grand maître enquêteur et général réformateur des eaux et
forêts de France au département de Paris et Isle de France », Louis François Duvancel, agissant en
qualité de contrôleur des dépenses, imposa D’Aviler comme architecte, à charge à celui-ci de préparer
un autre projet de reconstruction 15. En 1758, plusieurs projets furent présentés, parmi lesquels l’évêque
Montmorin de Saint-Hérém approuva celui de Nicolas Lenoir qui était, paraît-t-il, le plus simple, et
probablement aussi le moins coûteux. Pourtant rien n’y fit et ce fut le projet de D’Aviler, accepté en
décembre 1759, qui l’emporta. Le montant du devis fut alors ramené à 200000 livres. Les travaux furent
confiés à l’entrepreneur Caristie pour 183000 livres, le 16 juin 1760 16.
Lorsqu’on examine le projet d’Andriot-Forgeot et celui de D’Aviler, on est surtout frappé par la
similitude des deux projets 17. Il est clair que tant les chanoines que l’évêque, à qui il sera demandé plus
tard d’apporter sa contribution, avaient intérêt à ce que les dépenses soient réduites au maximum. On
imagine dans ces circonstances que le meilleur moyen de se limiter à un budget économique était,
pour l’architecte, de réutiliser autant que possible ce qui pouvait être gardé de l’ancien massif de façade,
comme par exemple les fondations.
Essayons d’abord de restituer le plan au sol de l’ancien massif de façade. Selon le devis des ré-
parations d’Andriot et de Forgeot en 1755, avant de démolir l’ancien massif de façade, il fallait « décou-
vrir la couverture en ardoise de la longueur de 50 pieds en avant sur la nef et 20 pieds celle des

11
Arthur Daguin, Ms. de la Bibliothèque du Petit tours attenantes à icelui…, par François Andriot et Claude
Séminaire de Langres, vol. 25, p. 71. Forgeot, 14 juin 1755.
12 15
B.n.F., Estampes, Va 52, H134874. Pierre Pinon, « La cathédrale de Langres, ou le bois se fait
13
Arch. dép. Haute-Marne, 2G 66, délibération capitulaire pierre », Monuments Historiques, 153, oct. 1987, p. 35-36.
16
du 13 juin 1746 ; 2G 168, procès verbal de la visite de Jacques Arch. dép. Haute-Marne, 2G 168, Adjudication de la
Sauvaitre l’aîné, du 5 juillet 1746 ; Pingenet, « Les clochers » construction du portail de la cathédrale de Langres selon le
(cf. note 6), p. 160. devis du Sr D’Aviler du 7 décembre 1759, faite le 16 juin
14
Arch. dép. Haute-Marne, 2G 168, Devis estimatif des 1760.
17
ouvrages urgents à faire en l’église cathedralle de Langres Voir notes 14 et 16.
tant pour la démolition et réédification du portail et des deux

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l’ancien massif de façade de la cathédrale de langres au xiie siècle

collatéraux, après quoy l’on démolira la charpente des combles, […] l’on fera des cintres en charpente
pour faire la démolition de trois bonnets de voûtes de la nef et deux des bas-costés, lesquels sont ap-
puyées à premier leur naissance sur les tours et le portail […] ». On pourrait penser que les chiffres de
50 et 20 pieds sont une estimation globale. Mais les indications que le devis donne à la suite sont fort
précises : « on fera la fouille des fondations jusque sur la bonne et vive roche laquelle se trouve éloignée
de 20 à 22 pieds du Rez de chaussée de la ruë, les dittes fondations seront creusées de 15 pieds de largeur
sur 42 pieds de longueur dans l’emplacement de l’avant corps du portail, et le restant qui sera pour les
arrières corps sur lesquels seront de 10 pieds de largeur et 28 pieds de longueur ».
Il faut d’abord supposer que, lorsqu’ils projetaient de démolir la première travée de la nef et de
ses bas-côtés liés à la façade, l’endroit le plus logique pour mettre à découvert la couverture était au
droit des contreforts séparant les travées. L’adjudication du devis de D’Aviler est plus claire : « Sera la
cloison de la nef et des bas-côtés mise non sous œuvres mais appuyée contre le parement du couchant
des seconds [rouleaux des] arcs doubleaux après les premiers qui resteront ourdée […] ». Si on posi-
tionne le point de départ de 50 pieds au droit des contreforts des deuxièmes piles de la nef, on arrive
exactement à l’entrée du portail actuel, au ras de la naissance des socles de colonnes des tours. Les 42
pieds de l’avant-corps et les deux fois 28 pieds des arrière- corps font 98 pieds de largeur pour la façade
envisagée, qui est à deux pieds près celle de la façade actuelle. D’ailleurs, les tours d’un carré de 30 pieds
de côté – chiffre obtenu par la déduction de 20 pieds des bas-côtés des 50 pieds de la nef pour la dé-
couverte de la couverture – couvrent exactement, vers l’extérieur, les socles de colonnes et, vers
l’intérieur, l’alignement des piles de la nef. Il faut déduire qu’au nord et au sud, l’ancien massif de façade
s’étendait à ses limites actuelles, alors que la nouvelle façade s’agrandit légèrement aux dépens de
l’ancien parvis. Ceci suggère un remploi des anciennes fondations qui auraient nécessité simplement
une consolidation. D’autre part, de l’ancien massif de façade, on découvre deux tours carrées débordant
les bas-côtés de la nef (fig. 3).
Dans leurs projets de reconstruction de la façade vers 1755, Andriot et Forgeot, et aussi D’Aviler,
envisagent tous de la reconstruire après la démolition de « trois voûtes de la nef et deux des bas-côtés »,
ainsi que de « quatre piliers accessoires dudit portail ». Il faut en déduire, comme Wilhelm Schlink
l’avait déjà indiqué 18, qu’il y avait des piles encore à l’ouest des actuelles premières piles, et que la façade
comptait deux travées. Compte tenu de la toiture continue du vaisseau central que montrent tous les
documents graphiques depuis la croisée du transept jusqu’au mur pignon de la façade, les voûtes des
deux travées de la façade devaient être situées sensiblement au même niveau que celles de la nef.
Quant au mur pignon, il est certain qu’il y avait une rose au centre, vraisemblablement à une
hauteur comparable à celles des murs pignons du transept, et qu’entre les deux tours le vaisseau central
était divisé en deux travées. D’autre part, la présence d’une tribune à l’entrée de la façade est attestée
par le devis d’Andriot et Forgeot, qui se sont « transportés en la tribune sur laquelle est placé l’orgue,
laquelle doit être démolie attendu qu’elle est appuyée contre l’ancien portail et les deux tours... laquelle
tribune sera faitte en cintre surbaissé formant une anse de pagnier, elle sera cintrée sur son plan et
élévation faisant dans son milieu un avant corps en tour-creuse d’un pied et demy de saillye sur lequel
sera posé le positif de l’orgue […] et seront les deux costés fermés par un balustrade en pierre de hau-
teur de 3 pieds »  19. La construction de la tribune prévue après celle du premier niveau de la façade
indique que le départ de la voûte supportant la tribune devrait se trouver à peu près au même niveau
que les chapiteaux des bas-côtés. L’emploi d’une voûte surbaissée se comprend aisément : un tracé en
plein cintre de l’arc transversal aurait élevé la hauteur de la tribune à 12 mètres du sol. Qu’en était-il de
la tribune de l’ancien massif de façade ?

18 19
Wilhelm Schlink, Zwischen Cluny und Clairvaux. Die Voir note 14.
Kathedrale von Langres une die burgundische Architektur des
12. Jahrhunderts, Berlin, 1970, p. 49-52.

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fang-cheng wu

Fig. 3 : Essai d’application des données du projet de François Andriot et Claude Forgeot (1755) sur la façade
actuelle de la cathédrale Saint-Mammès (dessin Fang-Cheng Wu).

Sur le plan de Chalmandrier de 1769 figurent quatre traits entre les deux tours qui peuvent être
interprétés, soit comme quatre étais en bois soutenant une tribune en bois, soit comme quatre piles ou
colonnes en pierre divisant l’entrée en deux travées de trois vaisseaux. En 1569, le chapitre ordonne de
réparer le plus tôt possible la voûte de la chapelle Saint-Ignace qui menace ruine et qui, selon le projet
de réparation de la tour Saint-Nicolas de 1584, était attenante au pilier que la muraille traversant la tour
Saint-Nicolas était censée arc-bouter  20. Etant donné que les murs nord, est et ouest de la tour sont
désignés respectivement par « les murs du côté du chanoine Frérot », « les murs du coté de la chapelle
de Poictiers » et « les murs du côté de l’hôpital », la chapelle Saint-Ignace ne pouvait que se trouver au
sud de la tour Saint-Nicolas, dans l’entrée de l’église. L’emplacement de cette chapelle contiguë à la tour
nord en ruine explique la ruine de sa voûte en 1569, sans doute entraînée par celle de la première. Etant
donné qu’il y avait une tribune, la voûte qui menaçait ruine devait être celle qui portait la tribune. Nous
devons alors supposer que l’entrée qui supportait la tribune était voûtée. Les quatre traits sur le plan

20
Arch. dép. Haute-Marne, 2G 13, fol. 193v, délibération de la voûte, periculo ex fornice, de la chapelle Saint-Ignace,
capitulaire du 5 avril 1569 ; à cause de la ruine imminente l’office divin sera célébré sur l’ambon.

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l’ancien massif de façade de la cathédrale de langres au xiie siècle

Fig. 4 : Essai de restitution de l’ancienne façade de la cathédrale Saint-Mammès (dessin Fang-Cheng Wu).

de Chalmandrier représenteraient par conséquent quatre piles ou colonnes qui supportaient deux
travées de trois voûtes. Compte tenu de l’espace disponible entre les tours, nous pouvons établir la
hauteur des voûtes sous la tribune à sept mètres environ (fig. 4).
Le devis de D’Aviler de 1759 prévoit, avant la démolition de l’ancien massif de façade, de con-
struire d’abord une cloison séparant les première et deuxième travées de la nef, et que « sera [seront]
posé[-es] dans lad. cloison le[-s] trois portes actueles de l’église ». L’ancien mur pignon de la façade
était alors percé de trois portes. Un rapport sur l’état du toisage des rempiétements de l’église par suite
d’un déterrement devant la façade entre 1704 et 1706 fait état du « grand portail […] et des petites
portes de l’église ». Il y avait donc trois portes.
La reconstruction de la nouvelle façade entre 1760 et 1768, avec l’aménagement d’un caveau de
sépulture sous la façade qui s’enfonce à quatre mètres sous le sol actuel, rend presque impossible de

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fang-cheng wu

retrouver quoi que ce soit par le moyen de fouilles. Les comparaisons de ce massif de façade qui peu-
vent être menées ne pourront donc être tentées à partir de la seule évaluation des volumes spatiaux
sur un plan formel.

La quasi-totalité des façades des cathédrales au XIIe siècle en Bourgogne – Sens, Chalon-sur-
Saône, Autun et Auxerre, à l’exception de celle de la cathédrale de Mâcon – échappent pratiquement
toutes à notre connaissance  21. Le milieu monastique bourguignon a surtout connu, en matière de
massifs occidentaux, des avant-nefs de plan basilical 22. Dans la Champagne, depuis la fin du Xe siècle
où l’archevêque Adalbéron a détruit l’antéglise carolingienne de la cathédrale de Reims, le traitement
de volumes à la façade semble avoir été prédominé par le choix de la tour-porche qui a connu un suc-
cès durable  23. Hormis la « galilée » de l’église abbatiale Saint-Remi du XIe siècle, il semble qu’il faut
attendre jusqu’au milieu du XIIe siècle pour voir apparaître la façade à deux tours, à la cathédrale de
Reims érigée sous l’épiscopat de Samson (1140-1160)  24. En somme, on ne trouve rien d’exactement
similaire en Bourgogne et en Champagne.
Nous sommes ainsi amenés à disséquer la composition des masses de l’ancien massif de façade,
et à prendre en considération des édifices individuels qui présentent la particularité de posséder devant
la nef une structure à étages sur un soubassement à triple division, de la même largeur que le vaisseau
central de la nef, et ayant plusieurs travées, qu’elle soit encadrée de deux tours ou non. Les exemples
répondant à ce critère sont géographiquement et chronologiquement éparpillés. Dans tous les édifices
ainsi retenus, nous pouvons observer un point commun : la largeur du vaisseau central de la nef pour
tous dépasse largement 10 mètres – 14,5 m à Saint-Remi et à Strasbourg, dimensions similaires à Déols,
à Limoges et à Limburg, 16 m à Chartres25. Les dimensions de cet ordre n’ont en fait rien d’exceptionnel
dans la zone du nord de la France et dans l’Empire où les édifices étaient restés longtemps charpentés.
Nous touchons là une des clés pour l’intelligence de la structure de l’ancien massif de façade de Lan-
gres.
Pour les comparaisons avec Langres, il est important d’intégrer le facteur d’échelle. En fait, j’ai
conjecturé que la cathédrale précédente de Langres aurait eu une nef d’une largeur sensiblement égale
à l’actuelle nef dont la largeur minimale du vaisseau central peut être fixée à 11 m en prenant pour
référence les premières piles de la nef 26. À titre de comparaison, le vaisseau central de toutes les avant-
nefs bourguignonnes du XIe siècle connues ne dépasse guère 6,5 m. La subdivision d’un avant-corps
de la largeur du vaisseau central de la nef, avec soubassement voûté pour porter la tribune, semblait
donc un passage obligé à Langres par de simples considérations techniques. Ces considérations sont

21
Christian Sapin, La Bourgogne préromane : construction, histoire, son architecture, ses vitraux, Paris, 1963, p. 55-56.
25
décor et fonction des édifices, Paris, 1986, p. 29-36, et p. Louis Grodecki, Au seuil de l’an Mil. Architecture
158-159; Jean-François Garnier, Le Vieux Saint-Vincent, ottonienne, Paris, 1958, p. 209-212, 289-293 ; Patricia Duret,
Mâcon, 1988, p. 32-34 ; Voir aussi Lydwine Saulnier & « Les campagnes de construction de l’abbatiale Notre-Dame
Neil Stratford, La sculpture oubliée de Vézelay, Paris, de Déols au XIIe siècle », Cahiers de Civilisation Médiévale,
1984, p. 78, note 15 ; Robert Branner, Burgundian Gothic 1987, p. 347-356; Michel Duchein, «  La basilique du
Architecture, Londres, 1960, p. 149. Sauveur à l’abbaye Saint-Martial de Limoges  », Bulletin
22
Citons par exemple Cluny II, Cluny III, Saint-Germain de la Société archéologique et historique du Limousin, t. 83,
d’Auxerre, Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Souvigny, 1951,p. 284-311; Marcel Aubert, « Le portail royal et la
Romainmôtier, Saint-Philibert de Tournus, La Madeleine façade occidentale de la cathédrale de Chartres. Essai sur
de Vézelay et Saint-Lazare d’Autun. la date de leur exécution », Bulletin Monumental, 1941, p.
23
Prache, « L’art dans la Champagne du nord », Congrès 177-218; Anne Prache, Saint-Remi de Reims, l’œuvre de
Archéologique de France (Champagne, 1977), Paris, 1980, p. Pierre de Celle et sa place dans l’architecture gothique, Paris-
9-51, particulièrement, p. 18-21 ; idem, « L’église Saint-Julien Genève, 1978, p. 15-24.
26
de Courville », p. 209-224. Fang-Cheng Wu, La cathédrale de Langres et sa place dans
24
Louis Demaison, « La cathédrale carolingienne de Reims l’art du XIIe siècle, thèse de doctorat, dir. Éliane Vergnolle,
et ses transformations au XIIe siècle », Bulletin Archéologique, Université de Franche-Comté, 1994, p. 87-88, 195.
1907, p. 57; Hans Reinhardt, La cathédrale de Reims, son

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l’ancien massif de façade de la cathédrale de langres au xiie siècle

d’autant plus justifiées pour Saint-Remi de Reims, pour la cathédrale de Chartres, et d’autres où
l’ampleur de la nef était encore plus importante qu’à Langres.
La tribune de l’ancien massif de façade de Langres servait avant la reconstruction de la façade
de tribune d’orgue, mais il est certain qu’elle assumait à l’origine une fonction liturgique semblable à
toutes les tribunes occidentales depuis l’époque carolingienne. En Bourgogne, nous pouvons observer
au cours du XIIe siècle l’atrophie relativement rapide de la tribune occidentale. D’autre part, lorsqu’un
massif occidental contenant une tribune occidentale au revers est « retouché » à l’époque gothique, il
est rare que cette tribune échappe au destin fatidique de destruction. À Saint-Remi de Reims, elle fut
détruite à la fin du XIIe siècle, à Chartres, où il faut tenir compte de l’enchaînement des transforma-
tions, elle fut reconstruite au milieu du même siècle, puis finalement détruite au XIIIe siècle.
Au regard de l’évolution générale de la tribune occidentale en Bourgogne et en Champagne, il
paraît impensable que la tribune de Langres, avec soubassement voûté, ait pu être postérieure au XIe
siècle. Il semble à présent certain que l’ancien massif de façade appartenait en partie à la construction
de la précédente cathédrale, que les travaux du XIIe siècle avaient prévu la réutilisation au moins par-
tielle de l’ancien massif de façade, et que seule la superstructure de cette façade fut dégagée pour in-
staller une rose qui procurait à la nef un éclairage direct. Compte tenu, d’autre part, de l’évolution
générale de la façade à deux tours, les grosses tours de Langres ne sauraient être antérieures au XIe
siècle ; il est possible qu’elles datent de la même campagne que la rose. Par contre, il est difficile de
croire que la fin des travaux de la façade ait pu passer le cap du XIIe siècle sans effleurer le soubasse-
ment voûté de la tribune dont l’emploi avait été abandonné depuis plusieurs décennies partout ail-
leurs.

Au début de cet article, j’ai mentionné la dédicace en 1196 de la cathédrale de Langres rapporté
par Gaultherot au XVIIe siècle. Faute de sources précises, c’est une dédicace « fantôme ». À l’issue de
notre étude d’un massif de façade tout aussi fantomatique, même si nous n’osons toujours pas affirmer
que la chapelle Sancte Marie inter duas turres était située à la tribune de l’ancien massif de façade, et
que la chapelle Sancte Trinitatis in porticu Lingonensis ecclesie était dans le passage voûté sous la tribune,
l’hypothèse d’une fin des campagnes à Langres en 1196 paraît plus séduisante que jamais.

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Le chevet de l’église Saint-Sulpice de Chars :
un effet de style ?
Arnaud Timbert

Les monuments fondateurs du premier gothique ne se succèdent pas à rythme régulier, l’un
suscitant l’autre dans une progression linéaire. Au contraire, les monuments francigènes du XIIe siècle
surgissent de terre dans une contemporanéité confuse parcourue d’une tension d’autant plus fébrile
qu’elle touche une géographie limitée et qu’elle intéresse un petit groupe d’hommes. Entre 1140 et 1190
des édifices sont édifiés dans une frénésie d’invention formelle et d’innovation technique sans précé-
dents pour l’Occident. L’émulation est telle qu’un monument de peu achevé est déjà démodé 1.
Dans ce paysage où la nouveauté est quotidienne le chevet de l’église Saint-Sulpice de Chars, à
la fin du XIIe siècle, présente des formes et une technicité en grande partie empruntées aux édifices
des premières générations du gothique et à Saint-Germer-de-Fly en particulier 2. Grâce à la diversité
des recherches offertes sur Chars depuis le début du XXe siècle sa datation, des années 1190-1200, ne
soulève guère de problèmes 3. À l’inverse, sa place dans le paysage architectural n’a jamais été définie
que dans les grandes lignes et aucune interprétation de « l’archaïsme » qui le caractérise n’a été propo-
sée.
Sans prétendre à une iconologie dont l’intérêt a récemment été rappelé  4, comment solliciter
ce monument et mieux comprendre les hommes qui furent à son origine sans tomber, faute de sources,
dans la spéculation et l’abus de subjectivité ? L’entreprise, périlleuse, n’est que l’essai d’une première
approche.

Le monument et son paysage architectural

Dans le prolongement d’un transept non saillant, les parties orientales de l’église Saint-Sulpice
de Chars se composent, en plan (fig. 1), d’une travée droite de chœur de tracé trapézoïdal auquel font
écho des espaces de même plan dans les bas-côtés. Le sanctuaire est délimité par un rond-point qui
adopte le schéma à cinq pans d’un demi décagone en usage à Pontigny et Saint-Yved de Braine (vers
1180) et dans les chevets des cathédrales de Chartres et de Soissons durant les décennies suivantes 5.
Au-delà se déploie un déambulatoire à cinq travées trapézoïdales desservant autant de chapelles rayon-
nantes, initialement de plan segmentaire 6. Le tracé trapézoïdal de la partie droite de chœur ouvre la

1
Sur cette réalité : Roland Recht, « Le monde des cathé- 1170 proposée par Lindy Grant n’a pas été argumentée :
drales et ses explorateurs », Le monde des cathédrales, Paris, Lindy Grant, Architecture and Society in Normandy (1120-
La documentation française, 2003, p. 200. Du même : Le 1270), New Haven et Londres, 2005, p. 47. En dernier lieu
croire et le voir. L’art des cathédrales (XIIe-XVe siècle), Paris, il conviendra de consulter, pour la critique d’authenticité et
1999, p. 146-251. l’analyse archéologique : Juliette Duboc, Le chevet de l’église
2
Jacques Henriet, « Un édifice de la première génération Saint-Sulpice de Chars, mémoire de Maîtrise, dir. Arnaud
gothique : l’abbatiale de Saint-Germer-de-Fly », Bulletin Timbert, Univ. Lille 3, 2004, 2 vol.
4
Monumental, 1985, p. 93-142, réédité dans À l’aube de l’ar- Wolfgang Schenkluhn, « Iconographie et iconologie de
chitecture gothique, Besançon, 2005, p. 101-155. l’architecture médiévale », dans Paolo Piva, (dir.), L’esprit
3
Eugène Lefèvre-Pontalis, « L’église de Chars », Bulletin des pierres, Paris, 2008, p. 65-92.
5
Monumental, 1901, p. 7-29 ; Maryse Bideault et Claudine Dany Sandron, La cathédrale de Soissons. Architecture
Lautier, Ile-de-France gothique, Paris, 1987, p. 153-163 ; du pouvoir, Paris, 1998, p. 102.
6
Dieter Kimpel et Robert Suckale, L’architecture gothique Bideault & Lautier, Ile-de-France gothique (cf. note 3),
en France 1130-1270, Paris, 1990, p. 119. La datation de p. 153-163.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 255-264
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100204

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arnaud timbert

Fig. 1. Chars, église Saint-Sulpice de Chars, plan au sol (d’après M. Bideault et Cl. Lautier, 1987).

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le chevet de l’église saint-sulpice de chars

Fig. 2. Chars, église Saint-Sulpice, élévation du sanctuaire (cl. H. Heuzé).

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arnaud timbert

perspective vers le sanctuaire selon un modèle adopté dès 1150 à la cathédrale de Senlis 7 tandis que le
parti à chapelles rayonnantes, s’il renvoie au même monument, est également à mettre en relation avec
les chevets de Saint-Germer-de-Fly et Saint-Leu-d’Esserent 8.
En élévation, le haut vaisseau est doté de trois niveaux : grandes arcades, ouvertures-sur-
combles à double percement et fenêtres hautes (fig. 2). Les grandes arcades en arc brisé surhaussé sont
agrémentées de bâtons brisés, communs dans l’Ile-de-France du XIIe siècle  9, et d’une mouluration
disposée sur le nu du mur dans une parenté étroite avec Saint-Germer-de-Fly et les tribunes orientales
de la cathédrale de Noyon. Les profils choisis pour cette mouluration sont, pour l’intrados, une large
scotie entre une tablette et un tore - assimilable à la modénature du second quart du XIIe siècle – tan-
dis qu’à l’extrados règne un tore supérieur surcreusé d’une scotie étroite que dissimule un tore de petit
diamètre – propre à l’écriture discrète des années 1190  10. Les arcades s’appuient sur les colonnes à
tambours du rond-point par le biais de tailloirs polygonaux. Ceux-ci se composent, sous une tablette,
d’une baguette entre deux scoties dont l’inférieure est soulignée d’un filet, écriture usuelle dans la
dernière décennie du XIIe siècle. Ces tailloirs surmontent des chapiteaux à crochets ornés de feuilles
côtelées et de fruits grenus – parfois balayés par le vent – similaires au décor de Santeuil ou de Mont-
geroult 11. Là où le maître de Saint-Germer-de-Fly avait opté pour la pile, comme celui de Sens 12, le
maître de Chars, faute de place, privilégia les colonnes à tambours de Saint-Germain-des-Prés, Saint-
Quiriace de Provins, Domont ou Saint-Maclou de Pontoise et rejeta les supports en délit à l’étage
médian.
Ce dernier niveau se distingue du précédent par un bandeau horizontal à hauteur duquel sont
implantées des bagues décoratives, dépourvues de la fonction technique communément dévolue à cet
organe 13. En limitant la bague à cette hauteur, la transition entre les niveaux est accentuée tandis que
les supports se prolongent sans rupture ni scansion jusqu’à la racine des nervures, unifiant ainsi d’un
seul trait cet étage à double percement. Pour les parties droites, la composition à baies géminées en
plein cintre et tympan orné d’un oculus circonscrit d’un arc de même tracé est directement empruntée
à Saint-Germer-de-Fly. À l’inverse, la faible largeur des travées du rond-point, a imposé des baies
uniques, en plein cintre, surmontées d’un premier oculus que domine un arc brisé surhaussé dont la
mouluration glisse sur le nu du mur. Cette disposition, rare, reproduit les baies extérieures du chevet
de Saint-Denis 14, les grandes arcades de Saint-Martin d’Etampes 15 et, plus particulièrement, les tri-
bunes du rond-point de la collégiale de Mantes-la-Jolie 16. Au-dessus, la paroi est percée d’un second

7
Delphine Christophe, Notre-Dame de Senlis, une cathé- 3), p. 344 (Santeuil).
12
drale au cœur de la cité, Beauvais, 2006, p. 78 et s. Jacques Henriet, « La cathédrale Saint-Étienne de Sens :
8
Les chapelles rayonnantes des chevets de Saint-Germain- le parti du premier maître et les campagnes du XIIe siècle »,
des-Prés, Noyon, Saint-Maclou et Saint-Martin de Pontoise Bulletin Monumental, 1982, p. 81-174, réédité dans À l’aube
sont semi-circulaires. Pour Saint-Leu-d’Esserent, dont la de l’architecture gothique (cf. note 2), p. 173-267.
13
date du début du chantier a récemment été rehaussée vers Arnaud Timbert, « Technique et esthétique de la bague
1150 : Delphine Hanquiez, L’église prieurale de Saint-Leu- dans l’architecture gothique du XIIe siècle au Nord de la
d’Esserent : analyse architecturale et archéologique, thèse de France », Archéologie Médiévale, n° 35, 2005, p. 39-50.
14
doctorat, dir. Christian Heck, Univ. Lille 3, 2008. Sumner McK. Crosby, The Royal Abbey of Saint-Denis
9
Arnaud Timbert, «  Le chevet de la collégiale Saint- from Its Beginnings to the Death of Suger, 475-1151, New
Quiriace de Provins : l’œuvre d’Henri Ier le Libéral », Bulletin Haven et Londres, 1987, p 215 et s.
15
Monumental, 2006, p. 260, note 106. Jacques Henriet, « Recherches sur les premiers arcs-
10
Arnaud Timbert, « Documents pour l’histoire de l’ar- boutants . Un jalon : Saint-Martin d’Etampes », Bulletin
chitecture médiévale : propos de Pierre Rousseau sur la Monumental, 1978, p. 309-323, réédité dans À l’aube de
modénature de Notre-Dame de Chartres, de Saint-Julien l’architecture gothique (cf. note 2), p. 157-172.
16
du Mans et Saint-Germer-de-Fly », Bulletin de la Société Paul Frankl, Gothic Architecture, New Haven et
des Fouilles archéologiques et des Monuments historiques de Londres, 1962, éd. revue et corrigée par Paul Crossley,
l’Yonne, n° 24, 2007, p. 9-40. 2000, p. 68-69.
11
Bideault & Lautier, Ile-de-France gothique (cf. note

258

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le chevet de l’église saint-sulpice de chars

Fig. 3. Chars, église Saint-Sulpice, le chevet (cl. E. Lefèvre-Pontalis).

oculus, tantôt vide tantôt polylobé, qu’il serait abusif de renvoyer uniquement à Notre-Dame de Paris 17
quand il entretient aussi des rapports avec des réalisations normandes de l’extrême fin du XIIe siècle
telles que Fécamp (nef) ou Saint-Étienne de Caen (sanctuaire) 18. Dans les travées de l’hémicycle qui
sont mitoyennes aux parties droites, les baies ne sont pas disposées à l’aplomb des grandes arcades mais
s’en détachent par un retrait de 30° de leurs piédroits occidentaux. Il en résulte une disposition biaise
qui, associée au tracé du sanctuaire, favorise la dilatation visuelle de celui-ci. Ce type de jeu savant,
tendant à mettre le regard dans l’illusion d’un espace plus grand qu’il n’est en réalité, n’est pas éloigné
des recherches du début du XIIe siècle 19 et s’apparente aux essais contemporains des maîtres de Sois-
sons (bras sud du transept), Vézelay (chevet) et Bourges (haut-vaisseau) 20.

17
Louis Grodecki et alii, Architecture gothique, Paris, 1ère 19
Raymond Oursel, Haut-Poitou roman, Paris, 1984, p.
éd. 1978, rééd. 1992, p. 36. 368.
18 20
En dernier lieu : Katrin Brockhaus, « Fécamp, ancienne Roland Recht, Le croire et le voir (cf. note 1), p. 171 ;
abbatiale de la Trinité. Les campagnes des XIIe-XIIIe siècles », Arnaud Timbert, Vézelay, le chevet de la Madeleine et le
Congrès Archéologique de France (Rouen et Pays de Caux, premier gothique bourguignon, Rennes, à paraître ; Laurence
2003), Paris, 2006, p. 57-64 ; Lindy Grant, « Caen : abba- Brügger & Yves Christe, Bourges, la cathédrale, Paris,
tiale Saint-Étienne », dans Maylis Baylé (dir.), L’architecture 2000, p. 111.
normande au Moyen Âge, Caen, vol. 2, 1997, p. 156-158.

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arnaud timbert

Le clair étage de Saint-Sulpice, inspiré de


Saint-Germer-de-Fly, se déploie par le truche-
ment d’une corniche saillante de plan semi-cir-
culaire – en contraste avec le tracé à pans coupés
des étages inférieurs – reposant sur des modil-
lons. À l’intérieur, les baies sont repoussées à
l’aplomb du mur gouttereaux. Ce parti favorise
la réalisation d’un passage dans l’épaisseur du
mur tandis que les nervures du haut vaisseau
s’appuient à la base des baies selon une disposi-
tion abandonnée à partir 1170-1180 21.
En partie basse, le déambulatoire com-
munique avec les chapelles périphériques par de
larges ouvertures en arc brisé à méplat entre deux
tores – évocation de Senlis et Saint-Leu-d’Esserent.
Les piles composées recevant les nervures des
deux espaces sont dotées de douze supports cylin-
driques ; celui destiné à recevoir les ogives du cou-
loir annulaire et des chapelles est implanté à 45°,
ce qui permet de les assimiler aux piles de Saint-
Germer-de-Fly et de Noyon. L’écriture seule est
originale : entre les fûts, l’arête du ressaut présente
sa face favorisant la pleine confrontation du cylin-
dre et de l’arête dans une composition commune
avec les piles de la crypte de Saint-Étienne de
Bourges, du sanctuaire de la Madeleine de Vézelay
et de la cathédrale de Canterbury 22.
À l’extérieur, comme à Saint-Germer-de-
Fig. 4. Chars, église Saint-sulpice, vue intérieure de l’étage médian Fly, l’
o rnementation offre un dépouillement en
(cl. Molinard). contraste avec le décor intérieur. Au-delà des
chapelles reprises à la fin du Moyen Âge  23, se
déploie la paroi de l’étage médian percé d’oculi
ornés de pointes de diamants identiques à celles des baies circulaires de Notre-Dame de Paris, Mantes
et Moret-sur-Loing (fig. 3)  24. La corniche disposée, à l’intérieur, entre le niveau intermédiaire et les
fenêtres hautes se retrouve, à l’extérieur, à la racine des fenêtres mais oppose au tracé semi-circulaire
celui d’un pan coupé. Enfin, les fenêtres hautes sont simplement soulignées d’une sobre archivolte.
L’équilibre du monument (hauteur 16 m, largeur 5 m) est assuré, à l’intérieur, par la disposition,
à hauteur de l’étage médian, d’un étrésillon sommé de tas de charges au droit des supports recevant les
nervures et d’une volée d’arcs-boutants-sous-combles (fig. 4), ce qui invite à un parallèle avec Saint-
Germer-de-Fly 25. À l’extérieur, des arcs-boutants viennent renforcer ce dispositif (fig. 3). Leur dessin

21
Entre autres, voir des monuments tels que Gonesse (che- 3), p. 157.
24
vet), Mantes-la-Jolie (chevet), Noyon (transept), Pontigny Anne Prache, « La place de la collégiale dans l’archi-
(chevet), Vézelay (chevet), etc. tecture gothique du XIIe siècle », dans Mantes médiévale, la
22
Christopher Wilson, « Lausanne and Canterbury : A collégiale au cœur de la ville, Paris, 2000, p. 90-95 ; Suzanne
‘Special Relationship’ Re-considered », dans Peter Kurmann Krone, Histoire architecturale de l’église Notre-Dame de
et Martin Rohde (dir.), Die Kathedrale von Lausanne und Moret-sur-Loing, mémoire de Maîtrise, dir. Anne Prache,
ihr Marienportal im Kontexte des europöishen Gotik, Berlin Univ. Paris IV-Sorbonne, 1993-1994.
25
et New York, 2004, p. 89-124. Jacques Henriet, dans À l’aube de l’architecture gothique
23
Bideault & Lautier, Ile-de-France gothique (cf. note (cf. note 2), p. 130.

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le chevet de l’église saint-sulpice de chars

à volée en quart de cercle et extrados plan orné de pointes de diamants, inspiré de Saint-Leu-d’Esserent,
au même titre que les doubles larmiers enveloppant les culées et le passage ménagé dans le contrefort
qui les reçoit, suggèrent des comparaisons avec des monuments des années 1190-1200 26.
Le choix de l’arc-boutant-sous-combles n’a rien d’archaïque. La longévité de son emploi à
travers les XIIe (Creil, Laon) 27 et XIIIe siècles (Avila) 28, jusqu’aux XVe et XVIe siècles 29, à l’instar
de sa dissimulation partielle (Arras, Cambrai, Domont, Laval)  30, est plutôt révélateur d’une ac-
ceptation relative de l’arc-boutant extérieur  31. Ce qui étonne à Chars relève de l’emploi cumulé
de l’arc-boutant-sous-combles, de l’étrésillon et de l’arc-boutant dans un monument dont les men-
surations et la structure ne justifiaient pas un tel surcroît de précaution. Tout au plus pouvons-
nous imaginer que l’importante humidité du terrain 32, responsable du rehaussement du sol de la
nef, a entraîné cette multiplication des moyens de contrebutement. Reste qu’en la matière, le che-
vet de Saint-Sulpice cumule toutes les solutions du moment comme il agrège les références formel-
les.
Le maître de Chars cultive ainsi, dans un esprit « baroque » guère éloigné du sanctuaire de la
cathédrale de Noyon 33, des contrastes d’écriture entre l’avers et le revers, des oppositions nuancées où
se superposent et s’alignent les tracés semi-circulaires et à pans coupés, des variations équilibrées entre
modénature ancienne et contemporaine, entre un décor sculpté novateur et une écriture architecturale
révolue, tout en favorisant, dans un même esprit de concrétion, l’emploi de contrebutement divers. À
l’inverse de ce que voudraient des jugements subjectifs – et parfois sans nuances – ce chevet n’est donc
pas l’œuvre « médiocre »  34, « maladroite »  35, « sans imagination et même grossière »  36 d’un maître
sans talent. Au contraire, cet édifice relie la fin du siècle à son début tout en en faisant la somme. Il se
présente comme une remarquable synthèse formelle et technique que parcourent des renvois à Saint-
Germer-de-Fly. La mauvaise perception de ce monument par l’historiographie est là : l’attachement à
un édifice des années 1135 – « incunable de l’architecture gothique »  37 – n’est pas sans suggérer « un
archaïsme intentionnel » dont la finalité est déroutante.

26
En dernier lieu : Andrew J. Tallon, Experiments in Early Dictionnaire d’histoire de l’art du Moyen Âge occidental,
Gothic Structure : the Flying Buttress, these de doctorat, dir. Paris, 2009, p. 51-52. Pour Laval, en dernier lieu : Angeline
Stephen Murray, Columbia University, 2007. Savarre, Le chevet de la basilique Notre-Dame d’Avénières
27
Delphine Hanquiez, « Les pièces d’architecture de la près de Laval, mémoire de Master 1, dir. Arnaud Timbert,
collégiale Saint-Evremond de Creil », dans L’architecture en Univ. Lille 3, 2006.
31
objets : les dépôts lapidaires de la France du Nord, Actes de Arnaud Timbert et Andrew J. Tallon, «  Les arcs-
la Journée d’études, INHA, 12 décembre 2008, à paraître. boutants du chevet de l’abbatiale de Pontigny : nouvelles
William Clark, Laon Cathedral. Architecture (1), Londres, observations », Bulletin Monumental, 2008, p. 99-104.
32
1983, p. 25-36. Lefèvre-Pontalis, « L’église de Chars », (cf. note 3),
28
Ignacio Hernandez Garcia de la Berreda, José-Luis p. 9.
33
Gutierrez Robledo, « La catedral : fortior abulensis », Timbert, « Technique et esthétique de la bague » (cf.
Enciclopedia del Romanico en Castilla y Leon, Aguilar del note 13), p. 39-50.
34
campoo, 2002, p. 216-224. Henriet, « Saint-Germer-de-Fly » (cf. note 2), p. 138,
29
Entre autres, voir notamment les exemples de Baron, note 104.
35
Versigny, Raray et Ver-sur-Launette. Judith Aycard, Le Frédérique-Anne Costantini, «  Chars, église Saint-
chantier flamboyant de la cathédrale Notre-Dame de Senlis, Sulpice  », Dictionnaire des Monuments d’Ile-de-France,
thèse de doctorat, dir. Philippe Racinet, Univ. Amiens, en Paris, 1999, p. 191.
36
cours. Bideault & Lautier, Ile-de-France gothique (cf. note
30
Philippe Plagnieux, « Les arcs-boutants du XIIe siècle 3), p. 163.
37
dans l’église de Domont », Bulletin Monumental, 1992, p. Plagnieux, « Arc-boutant » (cf. note 30), p. 51-52.
209-222. Pour complément, du même : « Arc-boutant »,

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arnaud timbert

Comment interpréter l’œuvre ?

Le chevet de Saint-Sulpice de Chars s’impose comme l’expression même de la richesse née de


la varietas chère au langage architectural gothique à partir du XIIe siècle 38. Cette période est en effet
jalonnée de monuments synthétiques : le chevet de Saint-Martin-des-Champs est un catalogue de
formes et de motifs empruntés à la Normandie, à la Picardie et à la Bourgogne. De même, pour men-
tionner des monuments contemporains, ceux de Saint-Étienne de Caen et de Montier-en-Der présen-
tent un « amalgame » de références à Sens, Saint-Denis, Vézelay, Notre-Dame de Paris, Noyon et
Saint-Remi de Reims 39. L’esprit dans lequel fut conçu le chevet de Chars n’est guère éloigné de celui-ci.
Il apparaît cependant que l’ancienneté du modèle prédominant laisse perplexe.
La reproduction, par de petits édifices, de modèles prestigieux soit par phénomène de mode
soit par nécessité d’expression visuelle d’un lien de dépendance est une réalité récurrente du Moyen
Âge  40. Ainsi le modèle cathédral se digresse-t-il en une diversité de modi dans son diocèse – voir
notamment l’exemple de Laon  41 – au même titre que l’abbatiale et la collégiale influent sur leurs
dépendances comme pourraient l’illustrer l’étroite parenté entre la Maior ecclesia et Paray-le-Monial 42,
entre Saint-Denis et Saint-Maclou de Pontoise 43, ou encore entre Saint-Quiriace de Provins et Voul-
ton  44. Or, l’église Saint-Sulpice de Chars, un temps dans la dépendance de l’abbaye Saint-Martin de
Pontoise, fut rattachée, dès 1176, à l’abbaye de Saint-Denis  45. Si ce lien peut être éventuellement sol-
licité pour expliquer le choix du plan, les références à Saint-Germer-de-Fly pour l’élévation, la plastique
et la technique restent sans réponse. Par ailleurs, les monuments cités plus haut sont contemporains,
ils appartiennent à une ambiance stylistique commune quand celui de Chars convoque des formes
vieilles d’une soixantaine d’années.
À Chars, il y a incontestablement le désir de faire ancien plus que de revendiquer une parenté,
de formaliser un contexte 46 ou de créer un lien esthétique avec la nef dans la perspective de suggérer
une harmonie entre l’ancien et le nouveau comme à Saint-Denis  47, Saint-Germain-des-Prés  48,

38
Beat Brenk, « Spolien und ihre Wirkung auf die Ästhetik p. 7-8. Annick Pegeon, «  L’abbaye de Saint-Martin de
der varietas. Zum Problem alternierender Kapitelltypen », Pontoise. Le temporel au Moyen Âge, du XIe au XIVe siè-
dans Joachim Poeschke (éd.), Antike Spolien in der cle », Mémoires de la Société historique et archéologique de
Architektur des Mittelaters und der Renaissance, Munich, Pontoise, du Val-d’Oise et du Vexin, 1994-1995, t. LXXVIII,
1996, p. 49-92. Yves Pauwels, « Varietas et ordo en archi- p. 35.
46
tecture  : lecture de l’Antique et rhétorique de la créa- Il existe en effet des exemples « d’archaïsmes intention-
tion », Dominique de Courcelles (dir.), La varietas à la nels » pour refus d’un présent conjectural comme l’exprime,
Renaissance (Études et rencontres de l’École des chartes), entre autres cas, l’élévation de la nef de la Madeleine de
Paris, 2001, p. 57-80. Vézelay. Dans les années 1130, l’écriture choisie pour cette
39
Grant, « Caen : abbatiale Saint-Étienne » (cf. note 18), dernière est délibérément passéiste au regard du modèle
p. 158; Anne Prache, « Les constructions gothiques de l’an- proposé par la Maior ecclesia (Éliane Vergnolle, L’art
cienne église abbatiale de Montier-en-Der », Les Moines du roman en France, Paris, 1994, p. 214). En revenant à des
Der (673-1790), Actes du colloque international d’histoire formes riches de références à l’œuvre antérieure, les moines
(Joinville – Montier-en-Der, 1er-3 octobre 1998), Langres, de Vézelay ne se contentaient pas de légitimer la nouvelle,
2000, p. 433-442. ils revendiquaient le droit à l’indépendance vis-à-vis d’une
40
Richard Krautheimer, Introduction à une iconographie ingérence clunisienne ressentie comme une atteinte à leur
de l’architecture médiévale, Paris, 1993. liberté. Sur cette question : René Louis, Girart, comte de
41
Dany Sandron (D.), « La cathédrale de Laon, un monu- Vienne (…819-877) et ses fondations monastiques, Auxerre,
ment à l’échelle du diocèse (vers 1150-1350) », La Sauvegarde 1946, p. 180.
47
de l’art français, 13, 2000, p. 22-39. Bruno Klein, « Convenientia et cohaerentia antiqui et
42
Nicolas Reveyron, « La priorale du XIIe siècle : l’esthéti- novi operis : ancien et nouveau aux débuts de l’architecture
que clunisienne », Paray-le-Monial, Paris, 2004, p. 175-203. gothique », dans Fabienne Joubert et Dany Sandron (dir.),
43
Eugène Lefèvre-Pontalis, Monographie de l’église Pierre, lumière, couleur. Études d’histoire de l’art du Moyen
Saint-Maclou de Pontoise, Pontoise, 1888, p. 34. Âge, Paris, 1999, p. 19-32.
44 48
Aliette de Maillé, Provins. Les monuments religieux, Philippe Plagnieux, « L’abbatiale de Saint-Germain-
Paris, t. 1, 1939, p. 163 et s. des-Prés et les débuts de l’architecture gothique », Bulletin
45
Lefèvre-Pontalis, « L’église de Chars », (cf. note 3), Monumental, 2000, p. 5-86.

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le chevet de l’église saint-sulpice de chars

Ebreuil 49 ou Saint-Loup-de-Naud 50. Rien de tel à Chars où, au contraire, le sanctuaire tranche avec
la nef construite dans un premier gothique inspiré de Paris (Saint-Germain-de-Prés) et de sa proche
région (Pontoise et Melun)  51. La rupture stylistique entre la nef et le sanctuaire de Saint-Sulpice ne
semblerait avoir d’autres perspectives que de magnifier le chœur, de l’individualiser et de l’affirmer
comme un lieu (locus) dans l’espace unifié (spatium) 52. L’effet serait donc plus soucieux du regard que
du sens 53.
Toutefois, par sa référence à Saint-Germer-de-Fly, dont le modèle fut adopté dans l’avant-nef
de Cluny III  54, le maître de Saint-Sulpice reproduit un modèle à la fois ancien et consacré tout en
semblant faire état d’un refus et d’une résistance, d’une pondération de l’émulation, d’une envie
d’apaisement et de synthèse dans l’invention architecturale, quotidiennement renouvelée de cette se-
conde moitié du XIIe siècle.
Comment expliquer autrement cet « archaïsme intentionnel » ? Comment ne pas entrevoir ici
« un effet de style » qui serait à la fois la somme du passé et le fondement de l’avenir ? Il n’y a rien, là,
qui serait contraire à la culture médiévale 55.

49
Peter Kurmann et Éliane Vergnolle, « Ebreuil. L’ancienne
église abbatiale Saint-Léger », Congrès Archéologique de vale, Paris, 1983, p. 94.
53
France (Bourbonnais, 1988), Paris, 1991, p. 190-198. Arnaud Timbert, « Spatium et locus. L’architecture gothi-
50
Stéphanie Zweifel, Le prieuré de Saint-Loup-de-Naud, que et sa syntaxe. Le cas du XIIe siècle », Actes du colloque
mémoire de Maîtrise, dir. Anne Prache, Univ. Paris international Espaces et Mondes au Moyen Âge, Bucarest,
IV-Sorbonne, 1995. 17-18 octobre 2008, Presses universitaires de Bucarest-New
51
Lefèvre-Pontalis, « L’église de Chars », (cf. note 3), Europe College, 2009, p. 316-326.
54
p. 9-16 ; Bideault & Lautier, Ile-de-France gothique (cf. Christopher Wilson, The Gothic Cathedral (1130-1530),
note 3), p. 153-157. Londres, 1991, p. 17-18.
52 55
Aaron J. Gourevitch, Les catégories de la culture médié- Gourevitch, Les catégories (cf. note 52), p. 34.

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De l’architecture
à la sculpture

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Les encoches creusées dans les pilastres de l’église
de Caromb (Vaucluse)
Victor Lassalle

L’église Saint-Maurice de Caromb  1 (fig. 1) est un vaste édifice situé dans le département de
Vaucluse, entre Vaison et Carpentras. Il remonte au XIVe siècle et n’a retenu l’attention ni des spécia-
listes de l’art gothique, par suite de la façon dont, comme on le verra, il perpétue tardivement la tradi-
tion architecturale de l’architecture de l’époque romane 2, ni des chercheurs dont les travaux concernent
cette période, en raison de sa date de construction.
Seule l’abside de l’église montre les caractéristiques de l’art gothique, avec ses voûtes sur croisées
d’ogives, ainsi que son portail occidental, avec ses chapiteaux dépourvus de décor et ne comportant
qu’un volume revêtant la forme, évoluée au point de n’être plus reconnaissable, du calathos du chapiteau
corinthien, qui constitue la corbeille de beaucoup de leurs homologues gothiques, qu’ils soient revêtus
ou non d’un décor végétal 3.
Quant à la nef unique de l’édifice, elle est couverte d’une voûte en berceau brisé surhaussé, avec
des doubleaux dont le profil anguleux n’est cependant plus celui qui était courant dans les églises ro-
manes de la région et qui retombent sur des pilastres à ressauts, par l’intermédiaire de simples impos-
tes moulurées, comme c’était le cas à l’époque romane. À une époque où le voûtement sur croisées
d’ogives était déjà très répandu en Provence 4, on a donc là des formes très archaïsantes. L’équilibre de
la construction est assuré non par des arcs-boutants 5, mais par de puissants contreforts entre lesquels
trouvent place des chapelles latérales, disposition héritée de l’architecture romane et que l’on continu-
era à employer dans les édifices du gothique méridional 6.
Aux survivances précédemment décrites vient s’ajouter une autre référence à l’art roman, plus
surprenante encore. Il s’agit de la présence, dans les trompes 7 soutenant la coupole qui couvre l’étroit
clocher implanté au sud-est de l’édifice, de sculptures représentant les symboles des évangélistes (fig. 2),
selon un parti qui est spécifique à la Provence romane, où, de l’église de Saint-Marcel-lès-Sauzet (Drôme)
à la Major, ancienne cathédrale de Marseille, et de l’église de Saint-Laurent-des-Arbres (Gard) à la
cathédrale d’Apt (Vaucluse), de telles figures, placées au même endroit, constituent les seules sculptures
iconographiques dont est pourvu l’intérieur d’une quinzaine d’églises 8, avec, parfois, un Agnus Dei, qui,

1 5
Henri Dubled, « Caromb, Vaucluse », dans Dictionnaire Un seul a été ajouté tardivement en remplacement
des églises de France, IId, Paris, 1966, p. 53-54. d’un contrefort supprimé pour faire place à une chapelle
2
Un autre édifice construit à l’époque gothique en style funéraire.
6
roman a été signalé dans une partie de la Drôme assez proche Voir notamment Robin, Midi gothique (cf. note 3), pas-
de Caromb (H.-F. Orban, « Grignan, Saint-Vincent », dans sim.
7
La Drôme romane, Taulignan, 1989, p. 76). Il s’agit en fait de simples arcs (déjà substitués parfois à
3
Exemples dans Françoise Robin, Midi gothique, Paris, des trompes en cul-de-four à l’époque romane, notamment
1999, p. 353 (Sérignan), et dans Michèle Pradalier- à Mours-Saint-Eusèbe, dans la Drôme, mais ce sont ici des
Schlumberger, Toulouse et le Languedoc : la sculpture trompes à appareillage rayonnant qu’ils remplacent).
gothique (XIII e-XIV e siècle), Toulouse, 1998, fig. 17 8
Outre les mentions et reproductions données dans les
(Granselve), 19-20 (Bonnefont), 57, 58 (Villelongue), 63 monographies d’édifices, voir mon article « Tétramorphes
(Castelsarrasin). L’évasement varie, du cylindre au pavillon oubliés. Représentations sculptées inédites ou peu connues
de trompette. Chapiteaux nus notamment à la galerie ouest des symboles des évangélistes sous les coupoles de quelques
du cloître d’Arles, au portail de l’abbatiale cistercienne de églises médiévales de Vaucluse (XII e-XIVe siècles)  »,
Saint-Félix-de-Montceau (Hérault). Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 9e série, t. V, 2007, p.
4
Voir, par exemple, parmi les ouvrages récents, Alain 59-62 et fig. 26-29. Un classement typologique y est proposé,
Girard, L’aventure gothique entre Pont-Saint-Esprit et fondé sur l’attitude du lion et du bœuf, vus de profil, de face,
Avignon du XIIIe au XVe siècle, Aix-en-Provence, 1996, et ou encore lovés dans le trompillon. Les quatre figures de
Robin, Midi gothique (cf. note 3), notamment p. 34-38. Caromb y sont reproduites.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 267-274
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100205

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victor lassalle

Fig. 1 : Caromb (Vaucluse), église Saint-Maurice (cl. Victor Lassalle).

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les encoches creusées dans les pilastres de l’église de caromb (vaucluse)

Fig. 2 : Caromb (Vaucluse), église Saint-Maurice, trompe sculptée de la coupole du clocher. (cl. Victor Las-
salle).

ici, est présent à la clef de voûte de l’abside. La carte (fig. 3) indique la répartition de ces églises. Fait
remarquable, le sculpteur qui a travaillé à Caromb, loin de n’avoir eu que des préoccupations d’ordre
iconographique, en a eu d’autres qui relevaient de la stylistique. Il n’a pas représenté les symboles du
tétramorphe à la mode de son temps et a manifestement voulu donner aux figures un aspect compa-
rable à celui qu’elles avaient, selon lui, dans les églises romanes de la région. Il a réalisé pour cela des
pastiches assez caricaturaux en accentuant des traits archaïques, comme la frontalité, et en négligeant
tout ce qu’il pouvait y avoir de réaliste dans les modèles 9. Les plus voisins, parmi ceux-ci, étaient ceux
des cathédrales de Vaison et de Carpentras, mais il est difficile de préciser auxquels d’entre eux il s’est
référé : certainement pas ceux de Carpentras, mais plutôt ceux de la cathédrale d’Aix-en-Provence. Le
tétramorphe de cet édifice est, en effet, le plus remarquable de ceux où les figures autres que l’aigle de
saint Jean sont montrées de face 10, comme celles de Caromb, mais à mi-corps, l’église dont il est ques-
tion ici étant la seule où les deux quadrupèdes qui prêtent leur forme aux symboles de saint Marc et de
saint Luc sont vus en pied, d’une façon qui contribue à leur donner un aspect singulier.
C’est, me semble-t-il, à la lumière des rapports avec l’art roman ainsi révélés qu’il faut consi-
dérer celle des particularités de l’édifice dont il sera plus particulièrement question ici. Il s’agit des

9
L’Agnus Dei de l’abside a échappé, dans une certaine dans Robert Favreau, Jean Michaud, Bernadette Mora,
mesure, à ce traitement expressionniste. Corpus des inscriptions de la France méridionale, Paris, t.
10
Reproductions dans Rollins Guild, La cathédrale d’Aix- 14, 1989, fig. 10-13.
en-Provence. Étude archéologique, Paris, 1987, fig. 15-18, et

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victor lassalle

Fig. 3 : Situation de Caromb, au voisinage des églises ornées d’un tétramorphe sculpté dans les trompes
de leur coupole (triangles) et des édifices comportant des claveaux-consoles (carrées) (dessin Jean
Pey, Musée archéologique de Nîmes).

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les encoches creusées dans les pilastres de l’église de caromb (vaucluse)

Fig. 4 et 5 : Caromb (Vaucluse), église Saint-Maurice : encoches des pilastres de la nef (cl. Victor Lassalle).

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profondes encoches obliques (fig. 4 et 5) creusées dans toute la largeur de chacun des pilastres de la
nef, à la hauteur des bandeaux qui se développent à la naissance des voûtes dans les chapelles latérales
et dont il convient de remarquer combien leur profil est inhabituel. Il consiste en un chanfrein incliné
presque à l’horizontale et divisé en deux parties par un profond sillon  11. Il y a, dans ce dénuement,
une recherche d’archaïsme comparable à celle qui caractérise le tétramorphe.
Ces encoches se présentent comme des points d’appui ménagés, lors de la construction, pour
des madriers ayant soutenu le cintre de charpente nécessaire au voûtement, sans que l’on puisse aisé-
ment se représenter la forme donnée aux étais de cette charpente 12. On a donc affaire à des dispositifs
provisoires, ayant cessé d’être utiles après l’achèvement de la construction et qu’il n’eût pas été impos-
sible de combler alors pour rétablir la régularité des supports. Au contraire, le concepteur de l’édifice
a choisi, dès l’origine, de les pérenniser et, de surcroît, d’attirer l’attention sur eux. Il les a mis en valeur
en y adaptant, d’une façon insolite, le tracé du bandeau chanfreiné. Au lieu de s’interrompre à
l’emplacement de l’encoche, ce bandeau la contourne de façon très apparente en passant au-dessous
d’elle. Cependant, à l’extrémité occidentale de la nef, où la composition des supports est simplifiée, les
encoches sont creusées au-dessous du bandeau (fig. 6).
Il semble raisonnable de chercher à cette anomalie, dans des précédents romans, une explica-
tion comparable à celle qui s’impose pour la présence du tétramorphe sculpté, imitation évidente d’une
caractéristique marquante d’églises romanes réparties dans une aire géographique à l’intérieur de
laquelle se situe Caromb. En effet, l’église dont il est question ici se trouve aussi à la lisière d’une zone
(voir la carte, fig. 3) dans laquelle de nombreux édifices romans, parfois importants, comme la cathédrale
de Vaison, toute proche de Caromb, exhibent, sous l’intrados de certains de leurs arcs, des éléments
saillants, utiles ou non, qui ont été inspirés par ces spectaculaires points d’appui pour les cintres de la
voûte que sont les volumineux claveaux-consoles du Pont du Gard  13. Il est possible qu’à Caromb la
mise en évidence des encoches creusées dans les pilastres soit l’équivalent des éléments accidentels de
ces églises, voire de leurs prestigieux modèles antiques.
Il faut noter enfin que le parti adopté à Saint-Maurice de Caromb l’apparente à certaines églises
cisterciennes dans lesquelles l’esprit d’humilité, prôné à diverses reprises par saint Bernard, mais bien
rarement exprimé par les architectures autres que celle de l’Ordre de Cîteaux, se manifeste par
l’acceptation et la franche mise en évidence soit d’irrégularités susceptibles d’être considérées comme
des malfaçons, soit de repentirs clairement avoués, qui contribuent à montrer l’imperfection des œu-
vres humaines, mais aussi à faire des édifices des créations singulières et inimitables 14. Pour citer un
exemple assez proche, l’abbatiale de Léoncel (Drôme) montre, à la base de sa coupole, de forts culots 15

11 14
Il n’y a guère d’éléments semblablement profilés qui À Silvacane, différence de niveau entre les deux
puissent être rapprochés de ceux de Caromb, si ce n’est les chapiteaux de l’arc triomphal et ouverture malencontreuse
tailloirs de chapiteaux du XIe siècle à l’église de Bathernay sur le flanc nord, face au mistral, d’une baie obturée ensuite,
(Drôme). tout en demeurant très apparente, à Sylvanès, nervures
12
Le dispositif employé à Caromb a pu être comparable interrompues dans une travée de la nef, à Noirlac, arc
à celui qui a été utilisé, en 1840-1841, à la Madeleine de formeret exagérément déformé au revers de la façade
Vézelay, pour l’étaiement d’un doubleau de la nef (dessin occidentale, à Eberbach (Hesse), changement de parti très
reproduit dans Marcello Angheben et al., Le Patrimoine de accusé dans l’élévation du mur du chevet…
15
la basilique de Vézelay, Charenton-le-Pont, 1999, p. 279. Reproductions notamment dans Joëlle Tardieu,
13
Voir notamment, pour les claveaux-consoles du «  Léoncel : un carrefour d’influences architecturales  »,
monument antique, Émile Espérandieu, Le Pont du Gard dans Michel Wullschleger (dir.) Léoncel, une abbaye
et l’aqueduc de Nîmes, Paris, 1926, et, pour leurs imitations cistercienne en Vercors, Valence, 1991, p. 67. Il ne serait
médiévales, Victor Lassalle, L’influence antique dans l’art pas impossible de trouver, exceptionnellement, conservés,
roman provençal (2e supplément à la Revue archéologique dans des édifices non cisterciens, des éléments ayant servi
de Narbonnaise), Paris, 1970, p. 42-45, fig. 14-15, et pl. VIII d’appuis lors de la construction, comme les nombreux
1-3, et idem, « Ce que l’art roman doit au Pont du Gard », à modillons très rapprochés les uns des autres que l’on voit à
paraître dans les Mémoires de l’Académie de Nîmes. la base des coupoles de l’église de Souillac (Lot).

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les encoches creusées dans les pilastres de l’église de caromb (vaucluse)

Fig. 6 : Caromb (Vaucluse), église Saint-Maurice : encoche à l’extrémité occidentale de la nef (cl. Victor Las-
salle).

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qui peuvent être interprétés soit comme des supports pour des nervures comparables, par exemple, à
celles que l’on voit à la Major de Marseille et que l’on aurait renoncé à réaliser, soit comme des points
d’appui utilisés pour le cintrage de la voûte que l’on aurait conservés après l’achèvement de celle-ci.
Entre ce dispositif et les encoches de l’église de Caromb, il n’y a pas plus de similitude de forme qu’il
n’en existe entre celles-ci et les points d’appui pérennisés que sont les imitations des claveaux-consoles
du Pont du Gard visibles dans les églises romanes, mais, il y a, cependant, autant d’analogie quant à
l’intention: pérenniser et exalter l’éphémère et l’accidentel.

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Entre sculpture et modénature :
les chapiteaux moulurés des massifs de façade auvergnats
Laurence Cabrero-Ravel

Neuf chapiteaux, situés au rez-de-chaussée de massifs de façade d’églises auvergnates de la


première moitié du XIIe siècle, ont pour unique décor des moulures superposées 1 (fig. 1). Trois de ces
chapiteaux appartiennent à Saint-Nectaire ; Notre-Dame-du-Port de Clermont-Ferrand et Notre-Dame
d’Orcival en comportent deux exemplaires chacune, Saint-Julien de Chauriat et Saint-Symphorien de
Thiers (Le Moûtier) un seul. Curieusement rapprochés par Bernard Craplet « d’in-folios empilés » qui
symboliseraient le « Livre des Ecritures », ils n’ont guère retenu l’attention des historiens de l’art malgré
leur caractère exceptionnel  2. Tout au plus sont-ils mentionnés au détour d’études privilégiant les
chapiteaux corinthiens et leurs dérivés qui constituent l’essentiel du décor monumental 3.

L’emplacement des chapiteaux

La localisation exclusive des chapiteaux moulurés au vestibule des massifs de façade – ils
n’apparaissent ni dans les nefs, ni dans les parties orientales des édifices (transept, chevet) – nous invite
à les considérer comme typiques d’un espace réservé au passage 4, même s’ils sont absents des autres
œuvres occidentales auvergnates qui appartiennent au même parti architectural (Saint-Austremoine
d’Issoire, Saint-Sébastien de Manglieu, Sainte-Martine de Pont-du-Château) (fig. 2) 5. Et cette récur-
rence, associée à leur relative rareté, renforce leur originalité, tout comme elle nous amène à envisager
l’existence d’un modèle local dont le vestibule aurait abrité de tels chapiteaux 6.
Leur distribution varie peu dans le détail tant les emplacements possibles sont limités : colonnes
engagées aux points de rencontre des trois travées du vestibule, d’une part, et, d’autre part, arcades de
communication entre le vestibule et les trois vaisseaux de la nef (fig. 3). Trois situations ont été pré-

1
L’auteur tient à remercier Maryse Durin-Tercelin (Service sculpture  : les chapiteaux  », dans Inventaire général du
de l’Inventaire Général, Région Auvergne) et Bernard patrimoine culturel, Notre-Dame d’Orcival, Auvergne, Lyon,
Galland (Augeac) pour les photographies de chapiteaux 2008 (2e édition), p. 35.
4
moulurés qu’ils lui ont aimablement fait parvenir. Sur Rappelons que le massif antérieur de Notre-Dame d’Or-
l’architecture des massifs de façade auvergnats, consulter cival, construit à flanc de colline, est dépourvu d’accès :
Laurence Cabrero-Ravel, Traitement et fonctions des mas- son rez-de-chaussée n’est donc pas destiné à l’accueil, cf.
sifs de façade auvergnats, dans Christian Sapin (dir.), Avant- Cabrero-Ravel, Traitement et fonctions (cf. note 1), p.
nefs et espaces d’accueil dans l’église entre le IVe et le XIIe siècle 177.
5
(Actes du colloque international du CNRS, Auxerre, 17-20 L’absence de chapiteaux moulurés au vestibule de Saint-
juin 1999), Paris, 2002, p. 168-179. Précisons que le mas- Austremoine d’Issoire pourrait s’expliquer par l’intégration
sif de façade de Saint-Julien de Chauriat, très dénaturé par de structures antérieures à la construction du massif de
des transformations, a perdu l’essentiel de ses dispositions façade du XIIe siècle, cf. Cabrero-Ravel, Traitement et
intérieures : ibid., p. 168, et, plus particulièrement, Patrick fonctions (cf. note 1), p. 171.
6
Perry, «  L’ancienne église Saint-Julien de Chauriat  », Outre les chapiteaux moulurés, les vestibules abritent
Congrès Archéologique de France (Basse-Auvergne, Grande- essentiellement des chapiteaux végétaux (chapiteaux plus
Limagne, 2000), Paris, 2003, p. 129. ou moins dérivés du corinthien, chapiteaux à feuilles lisses
2
Bernard Craplet a proposé ce rapprochement et cette et, pour Notre-Dame-du-Port exclusivement, chapiteaux à
interprétation pour les deux «  étranges  » chapiteaux de volutes et crossettes inspirés des œuvres du XIe siècle). Les
Notre-Dame-du-Port : Bernard Craplet, Auvergne roma- chapiteaux figurés y sont rares (Orcival, Chauriat, Thiers)
ne, La Pierre-qui-Vire, 1978 (5e édition), p. 93. tandis que les chapiteaux historiés sont inexistants.
3
En dernier lieu, voir Laurence Cabrero-Ravel, «  La

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 275-286
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100206

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Fig. 1 : Clermont-Ferrand, Notre-Dame-du-Port, massif de façade, vestibule, chapiteau mouluré.

férées : la colonne engagée méridionale du revers de la façade principale (Notre-Dame-du-Port de


Clermont-Ferrand, Saint-Nectaire, Saint-Symphorien de Thiers), la colonne engagée sur la face ouest
des piles composées nord (Notre-Dame d’Orcival, Saint-Nectaire) et sud (Notre-Dame d’Orcival, Saint-
Nectaire) placées à l’articulation des parties basses du massif antérieur et de la nef, alors que la dispo-
sition desdits chapiteaux contre les faces sud des mêmes piles est moins attestée (Notre-Dame-du-Port
de Clermont-Ferrand pour la pile septentrionale et Saint-Julien de Chauriat pour la pile méridionale).
Quel que soit le succès rencontré par tel ou tel emplacement, il ressort que le pourtour de la travée
centrale – passage obligé entre l’intérieur et l’extérieur de l’église pour la plupart de ces massifs de façade
– a été privilégié systématiquement.
Ce parti de distribution, qui valorise les chapiteaux moulurés, se vérifie de manière plus spec-
taculaire dans les vestibules qui en accueillent plusieurs exemplaires. Ceux-ci sont alors généralement
disposés le long de l’axe longitudinal de cette partie de l’édifice  7. Ainsi à Notre-Dame d’Orcival, les
deux chapiteaux se trouvent en symétrie latérale, ce qui permet de les embrasser d’un seul regard en
progressant d’ouest en est. À Saint-Nectaire, les axes de symétrie sont multipliés : les trois corbeilles
sont implantées selon des correspondances frontale, latérale et diagonale. À Notre-Dame-du-Port, en
revanche, aucun effet de symétrie n’a été recherché dans la répartition des chapiteaux : l’un est inscrit
parallèlement à l’axe longitudinal, l’autre transversalement.

7
Sur ce type de disposition et les questions de syntaxe, voir
Marcello Angheben, Les chapiteaux romans de Bourgogne,
Thèmes et programmes, Turnhout, 2003.

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Fig. 2 : Clermont-Ferrand, Notre-Dame-du-Port, massif de façade, face orientale.

277

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Fig. 3 : Clermont-Ferrand, Notre-Dame-du-Port, massif de façade, vestibule, plan avec indication de l’emplacement
des neuf chapiteaux moulurés auvergnats : Ch pour Chauriat, C-F pour Clermont-Ferrand, N pour Saint-Nectaire,
O pour Orcival et T pour Thiers (d’après B. Craplet, Auvergne romane).

Fig. 4 : Chauriat, Saint-Julien, massif de façade, vestibule, chapiteau mouluré.

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entre sculpture et modénature

Fig. 5 : Thiers, Saint-Symphorien, massif de façade, vestibule, chapiteau mouluré.

Description des chapiteaux

Par leur constitution même, les chapiteaux moulurés auvergnats s’accordent pleinement à la
configuration des vestibules des massifs de façade, espaces bas et obscurs qui servent de soubassement
à une chapelle haute 8.
Tous sont épannelés de la même manière : la partie inférieure, en forme de demi-tronc de cône,
est surmontée d’un parallélépipède rectangle (fig. 4). Les proportions de ces deux figures géométriques
sont généralement stables : le parallélépipède occupe près des deux-tiers de l’ensemble tandis que le
demi tronc de cône, en retrait sensible, est peu développé en hauteur. Il en résulte un effet d’écrasement
et de tension qui souligne de manière vivante la fonction inhérente au chapiteau : assurer le passage
du plan semi-circulaire de la colonne engagée au plan rectangulaire des retombées. À Saint-Symphorien
de Thiers, toutefois, les proportions des deux registres tendent à s’équilibrer et la silhouette du chapiteau
gagne quelque peu en finesse (fig. 5).
Au dégrossissage du bloc en deux volumes distincts correspond une composition distribuée
en deux grandes zones autonomes clairement articulées. La zone inférieure exalte la convexité et
l’évasement progressif de l’épannelage tandis que la partie supérieure, massive, s’impose par des surfaces
majoritairement planes et des angles affirmés. Au point de rencontre des deux registres, une césure
franche matérialise une frontière à laquelle la mouluration se soumet avec constance.

8
Seul le vestibule très endommagé et remanié de Saint-
Julien de Chauriat comporte une fenêtre sur son flanc sud.
Sur ce vestibule, voir ci-dessus, note 1.

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Fig. 6 : Orcival, Notre-Dame, massif de façade, vestibule, chapiteau mouluré.

Fig. 7 : Saint-Nectaire, massif de façade, vestibule, chapiteau mouluré.

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Fig. 8 : Orcival, Notre-Dame, massif de façade, vestibule, chapiteau mouluré.

Malgré ces similitudes dans la construction de l’épannelage et, plus encore, dans la répartition
des masses, les chapiteaux diffèrent quelque peu par leur composition. Pour la plupart des spécimens,
la partie tronconique est conçue à la manière d’une base attique renversée, avec deux tores dont le
diamètre croît vers le haut et une scotie intermédiaire, éventuellement encadrée de deux filets. De son
côté, le parallélépipède, qui consiste en bandeaux, filets, scoties, boudins superposés et/ou multipliés
selon la fantaisie du sculpteur, évoque plutôt une imposte 9 (fig. 6). Le tout est dominé par un tailloir
haut, nu et chanfreiné qui s’accorde aux moulures, tandis que l’astragale, à la jonction du chapiteau et
du fût de la colonne engagée, se fond dans la géométrie du chapiteau. Trois autres exemplaires présen-
tent des variantes sensibles dans l’articulation du tronc de cône et/ou celle du parallélépipède. L’un
d’entre eux, à Saint-Nectaire, est enrichi d’un troisième tore qui surmonte directement le support et
alourdit quelque peu le registre inférieur (fig. 7). À Saint-Symphorien de Thiers, au-delà de l’astragale,
trois portions de cylindre évasés et emboîtés sont surmontées d’une rainure droite (fig. 5). En outre,
sur ce même exemplaire, la structure du parallélépipède est simplifiée et aérée, selon une tendance qui
se retrouve également sur un chapiteau de Notre-Dame d’Orcival : ce parti profite à la moulure creuse
qui, considérablement étirée en hauteur, s’apparente à une gorge 10 (fig. 8).

9
Cette description s’applique aux chapiteaux de Notre- disposés sur trois niveaux : denticules de belle envergure
Dame du Port et de Saint-Julien de Chauriat, à deux des sur une surface chanfreinée en saillie notable, couronne
chapiteaux de Saint-Nectaire et à un seul des chapiteaux de de feuilles disposées une par face et par angle sur les faces
Notre-Dame d’Orcival. d’un parallélépipède en retrait remarquable et damiers sur
10
Précisons qu’une variante des chapiteaux moulurés s’ob- la tablette sommitale qui s’inscrit en prolongement. Il s’agit
serve au vestibule de Saint-Symphorien de Thiers. Au-delà là d’une interprétation plus décorative qui offre une sorte de
de l’astragale, deux scoties encadrées de filets alternent avec compromis entre l’austérité de nos chapiteaux moulurés, la
des tores, selon une formule proche des autres spécimens, luxuriance des chapiteaux végétaux du voisinage et la géo-
tandis que la partie supérieure du bloc offre des ornements métrie de certains motifs de la modénature romane.

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Fig. 9 : Saint-Nectaire, massif de façade, vestibule, chapiteau mouluré.

Aucun décor gravé ou sculpté ne vient animer ces divers corps de moulures qui semblent se
suffire à eux-mêmes mais dont la sobriété actuelle n’est peut être qu’une illusion 11. En effet, la percep-
tion de la plupart de nos chapiteaux est sans doute altérée par la perte d’un de leurs compléments es-
sentiels, la peinture, et celle de son corollaire immédiat, la couleur, dont les fonctions syntaxiques et
rythmiques sont les plus apparentes 12. La polychromie, de date indéterminée, des chapiteaux de Saint-
Nectaire pourrait en transmettre le souvenir avec sa vivacité, ses contrastes, ses aplats et ses semés qui
accentuent la prépondérance des lignes horizontales au détriment des saillies et des creux 13 (fig. 9).
La faible distance qui sépare nos chapiteaux du sol (environ 2,50 m pour les chapiteaux de
Saint-Nectaire), distance qui n’a guère lieu d’être très suspectée au regard des bases et des plinthes ap-

11
Beaucoup de chapiteaux romans dépourvus de sculpture à la Réforme », Bibliothèque de l’École des chartes, 1989, p.
étaient destinés à recevoir un décor peint. Par exemple, les 203-211.
13
corbeilles lisses du chevet de Saint-Hilaire de Poitiers ont Deux des trois chapiteaux moulurés de Saint-Nectaire
révélé la richesse de leur décor peint, depuis des décou- sont peints et une polychromie se développe également
vertes récentes, voir Marie-Thérèse Camus, « Les chapi- sur d’autres corbeilles, notamment aux grandes arcades de
teaux peints du chœur de Saint-Hilaire de Poitiers », dans l’hémicycle. Selon Anne Courtillé et Annie Regond, qui
L’acanthe dans la sculpture monumentale de l’Antiquité à ont bien voulu partager leur avis sur la question, leur poly-
la Renaissance (actes du colloque tenu du 1er au 5 octobre chromie daterait de l’époque moderne. L’étude préalable à
1990), Paris, 1993, p. 296-312. Sur la peinture des chapiteaux la restauration de François Voinchet (2004) ne propose pas
romans, voir également Marie-Thérèse Camus, « Capitelli de datation pour la peinture de ces différents chapiteaux
e colonne dipinti. Antecedi dell’XI secolo nelle Francia (Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Auvergne,
dell’Ouest », dans Atti del Convegno Wiligelmo e Lanfranco Conservation régionale des Monuments historiques  :
nell’Europa romanica, Modena, 24-27 ottobre 1985, Modène, François Voinchet, architecte des Monuments Historiques,
1989, p. 141-149. Saint-Nectaire (Puy-de-Dôme). Étude préalable à la restau-
12
Michel Pastoureau, « L’Église et la couleur, des origines ration, 2004, p. 6 et p. 13).

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entre sculpture et modénature

Fig. 10 : Clermont-Ferrand, Notre-Dame-du-Port, crypte, tablettes chanfreinées.

parentes, permet de saisir toutes les subtilités des reliefs et d’apprécier la diversité des profils, malgré
la pénombre des vestibules. À divers moments de la journée, ombres et lumières s’associent pour ac-
centuer l’articulation des volumes, épouser les formes et créer des contrastes sensibles entre les pleins
et les vides. Ainsi les angles réfléchissent la lumière tandis qu’elle glisse avec fluidité sur les surfaces
courbes ou planes. Pour leur part, les ombres s’emparent de la surface débordante du lit de pose du
parallélépipède et s’immiscent au point de rencontre des différentes moulures.

Le refus de la sculpture

Les chapiteaux moulurés des massifs de façade auvergnats n’ont pas d’équivalent au sein des
édifices auxquels ils appartiennent. Seules les tablettes chanfreinées, également marginales, des dif-
férentes colonnes de la crypte de Notre-Dame-du-Port de Clermont-Ferrand et de Notre-Dame
d’Orcival ou des demi-colonnes sans prolongement du haut vaisseau de la nef d’Orcival pourraient s’en
rapprocher  14. Certes, celles-ci s’assimilent davantage aux impostes que les bâtisseurs ont adaptées à
différents types de piles simples ou composées tout au long de l’art roman  15 (fig. 10). Sans égaler la

14
Ces tablettes chanfreinées se retrouvent également dans d’Auxerre et à celle de la cathédrale de Nevers, se reporter
les cryptes contemporaines de Saint-Austremoine d’Issoire à Éliane Vergnolle, L’art roman en France, Paris, 1994,
et de Saint-Saturnin qui ne comportent pas de chapiteaux p. 127, et Éliane Vergnolle, « Un chef-d’œuvre de l’art
moulurés. roman : la crypte de la cathédrale d’Auxerre », Bulletin de
15
Au sujet de ces impostes visibles, entre autres, à la nef la Société des fouilles archéologiques et des monuments his-
de Saint-Philibert de Tournus, à la crypte de Saint-Étienne toriques de l’Yonne, 23, 2006, p. 8 et p. 12.

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Fig. 11 : Le Puy-en-Velay, cathédrale, clocher, porche, impostes (cl. Bernard Galland).

richesse formelle des chapiteaux des vestibules, elles témoignent toutefois d’un goût commun pour la
mouluration et les surfaces dépourvues de décor sculpté.
Cette tendance qui s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus large de la création médiévale
– celui du refus de la sculpture de détail (chapiteaux cubiques, chapiteaux à angles abattus, corbeilles
lisses, bases remployées en chapiteaux…) – se retrouve de manière sporadique dans le reste de l’Auvergne
et non loin de là, en Velay, comme peuvent en rendre compte deux exemples. Ainsi à la crypte de
Saint-Cerneuf de Billom, dont la construction pourrait avoir été lancée à la fin du XIe siècle, deux
colonnettes situées en vis-à-vis dans les parties orientales de la salle centrale présentent, sous un tailloir
chanfreiné, une tablette de plan carré associée à deux filets de largeur décroissante 16. Assurément, les
proportions d’ensemble sont beaucoup plus trapues, les empilements sont limités et les profils sont
plus rudimentaires, mais le caractère d’ensemble est comparable. Les œuvres les plus proches de nos
chapiteaux sont, cependant, les impostes des piliers et des pilastres du porche du clocher de la cathédrale
du Puy-en-Velay, attribué tantôt à la fin du XIe siècle, tantôt au XIIe par les historiens de l’art  17 (fig.

16 17
Inventaire général des Monuments et des richesses Karine Madiès, Les clochers romans « limousins » : ori-
artistiques de la France, Canton de Billom, Puy-de-Dôme, gine, filiation et signification liturgique, Thèse pour le doc-
Clermont-Ferrand, 1991, p. 61 ; Laurence Cabrero-Ravel, torat préparée sous la direction de Michèle Pradalier-
Notre-Dame-du-Port et la sculpture ornementale des églises Schlumberger, Université de Toulouse le Mirail, 2003,
romanes d’Auvergne, les chapiteaux corinthiens et leurs déri- vol. II, p. 196 et p. 230. Pour leur part, Marcel Durliat et
vés, Thèse nouveau régime préparée sous la direction d’Élia- Xavier Barral i Altet situent sa construction au XIIe siècle :
ne Vergnolle, Université de Franche-Comté, 1995, p. 247- cf. Marcel Durliat, La cathédrale du Puy, dans Congrès
248, 338 et 347-348 ; Anne Courtillé, « L’ancienne collé- Archéologique de France (Velay, 1975), Paris, 1976, p. 153
giale Saint-Cerneuf de Billom », dans Congrès Archéologique et Xavier Barral i Altet, La cathédrale du Puy-en-Velay,
de France (Basse-Auvergne, Grande-Limagne, 2000), Paris, Seuil-Skira, Editions du Patrimoine, 2000, p. 201.
2003, p. 67.

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entre sculpture et modénature

11). Relativement développées en hauteur, ces impostes résultent de la superposition de nombreuses


moulures dont les profils diversifiés sont semblables à ceux taillés dans le registre parallélépipédique
de nos exemplaires. S’agit-il d’une coïncidence fortuite comme cela peut se produire dans l’histoire de
l’art ? Des contacts artistiques ont-ils été établis entre Le Puy-en Velay et la Basse-Auvergne ? La réponse
est délicate…
Quoi qu’il en soit d’éventuelles filiations avec le Velay, nos chapiteaux reflètent la diversité et
la richesse des expériences auvergnates. Dans les mêmes édifices cohabitent des chapiteaux moulurés
ou sculptés d’un riche décor végétal, pour la plupart, comme il a été dit plus haut, mais également d’un
décor figuré ou historié. À cette distinction, convient-il de rattacher des hommes de formation dif-
férente, les uns spécialisés dans la modénature, les autres dans la sculpture, ou faut-il compter avec la
polyvalence des artistes ?

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La pierre sculptée

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Les chapiteaux de Saint-Samson-de-La Roque (Eure) au musée
d’Evreux
Jacques Le Maho

Ornés d’entrelacs et de motifs végétaux très stylisés, les deux gros chapiteaux qui constituent
l’objet de cette étude proviennent de l’église disparue de Saint-Samson-sur-Risle en Haute-Normandie,
paroisse qui fut réunie à celle de La Roque au début du XIXe siècle pour former la commune actuelle
de Saint-Samson-de-La-Roque, dans la basse vallée de la Risle 1. Lorsque le dessinateur anglais John
Sell Cotman se rendit sur les lieux pour réaliser le croquis préparatoire de la gravure éditée en 1822
dans l’album des Architectural Antiquities of Normandy 2, l’église était déjà dans un état de ruine avan-
cée, mais les deux chapiteaux étaient encore en place (fig. 1). Situés à l’entrée du chœur, sur de grosses
colonnes monolithes, ils servaient de support à l’arc triomphal. Les colonnes ont disparu lors de la
destruction des derniers restes de l’église vers 1827, mais les chapiteaux furent recueillis, avec un grand
nombre de débris lapidaires, par l’abbé François Rever, curé de Conteville. Après sa mort, ils furent
déposés dans la salle de réunion de la Société libre de l’Eure. Ils appartiennent aujourd’hui aux collec-
tions du Musée municipal d’Evreux, où ils sont conservés sous les numéros d’inventaire 10321 et
10322.
Dans son ouvrage sur Les origines et les premiers développements de la sculpture romane en
Normandie (1992), Maylis Baylé a consacré un long commentaire à ces deux œuvres. L’auteur souligne
leur forte originalité, tant du point de vue de l’épannelage – en forme de cube, avec une base en tronc
de cône – que du point de vue du décor sculpté, ce dernier présentant nombre de traits archaïques et
n’ayant aucun équivalent connu dans la sculpture romane de Normandie. Certains détails évoquent
toutefois pour Maylis Baylé l’appartenance de ces chapiteaux à une période de transition, ce qui l’amène
à la conclusion qu’il s’agit d’œuvres expérimentales, probablement antérieures à 1030, et marquant « l’un
des jalons des premiers essais des sculpteurs normands, à mi-chemin entre la tradition carolingienne
et la création romane » 3.
Si l’idée que l’essor de l’art roman de Normandie ait pu être précédé par une période d’essais et
de recherches stylistiques n’appelle naturellement aucune objection, on s’explique mal en revanche
comment, à l’aube du XIe siècle, des œuvres aussi originales et aussi abouties ont pu éclore à l’écart des
grands courants artistiques du moment, sans engendrer la moindre postérité. La solution de ce problème
pourrait se trouver dans une révision de la chronologie. Ayant eu l’occasion de réexaminer ces deux
chapiteaux au cours d’une recherche sur les origines de l’église de Saint-Samson 4, il nous est en effet
apparu que certains éléments vont dans le sens d’une datation sensiblement plus haute que celle admise
aujourd’hui.

1 4
Saint-Samson-de-la-Roque, Eure, ar. Bernay, cant. Ces recherches étaient destinées à la préparation d’une
Quillebeuf-sur-Seine. communication sur les « Ermitages et monastères bretons
2
John Sell Cotman, Architectural Antiquities of Normandy, dans la province de Rouen au haut Moyen Âge (VIe-IXe
Londres, 1822, p. 99 et pl. LXXXIII. siècle) » au colloque de Cerisy de 2005 sur Normandie et
3
Maylis Baylé, Les origines et les premiers développements Bretagne (Joëlle Quaghebeur et Bernard Merdrignac
de la sculpture romane en Normandie, dans Art de Basse- (dir.), Bretons et Normands au Moyen Âge, rivalités,
Normandie, n° 100 bis, s.d. [1992], p. 52-53. malentendus, convergences, Rennes, 2008, p. 65-95).

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 289-300
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100207

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Fig. 1 : Saint-Samson-sur-Risle, les ruines de l’église vers 1820, d’après John Sell Cotman.

Le monastère prénormand de Pentale

Situé dans la basse vallée de la Risle, à proximité de la rivière, l’édifice auquel appartenaient les
deux chapiteaux est traditionnellement considéré comme ayant succédé à l’église principale d’un étab-
lissement religieux du haut Moyen Âge, le monastère d’hommes de Pentale. Les plus anciennes men-
tions de cette abbaye se trouvent dans trois textes carolingiens, une Vie plusieurs fois remaniée de saint
Samson, abbé de Dol, la Vie de saint Germer, abbé fondateur de Fly au diocèse de Beauvais, et le testa-
ment d’Anségise, abbé de Fontenelle (d. 833) 5. Sur la foi des deux premières sources, on a coutume
d’attribuer la création du monastère à saint Samson en personne, ce qui ferait remonter sa fondation
au milieu du VIe siècle. Toutefois, comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner 6, il importe de
faire la distinction entre le site du promontoire de la Roque, identifié de façon certaine à l’ermitage

5
Chanoine Porée, « Le monastère de Pental et l’église de l’hagiographie bretonne  », dans  Monique Goullet et
saint Samson », Revue catholique de Normandie, octobre Martin Heinzelmann (dir.), La réécriture hagiographique
1923, p. 177-192  ; Lucien Musset, «  La question de dans l’Occident médiéval, transformations formelles et
Pental », Annuaire des cinq départements de la Normandie, idéologiques, Beihefte der Francia, 58, 2003, p. 183-186.
119e congrès, 1961, p. 10-18 ; sur le dossier très complexe 6
Le Maho, « Ermitages et monastères bretons » (cf. note
des différentes réécritures de la Vie de saint Samson, 4), p. 66-86.
voir Joseph-Claude Poulin, «  Les réécritures dans

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les chapiteaux de saint-samson-de-la roque

rupestre de Pentale fondé par le saint abbé de Dol, et l’établissement conventuel auquel correspond
notre église ; la distance entre les deux sites est de cinq kilomètres. En dépit de ce que laisse entendre
la Vita Samsonis du IXe siècle dans le passage signalant l’installation de moines par saint Samson, il
n’est nullement assuré qu’il s’agisse de deux fondations contemporaines et que l’établissement conven-
tuel ne soit pas, en fait, postérieur à l’ermitage. La Vita Geremari ne suffit pas à lever le doute lorsqu’elle
évoque une communauté monastique déjà bien organisée au temps de saint Ouen, évêque de Rouen
(649-684), et qu’elle précise que l’établissement monastique se trouvait à une certaine distance de la
grotte de saint Samson ; en effet, ce récit n’est pas antérieur au début du IXe siècle. On retiendra cepen-
dant le fait qu’il atteste l’existence d’un monastère dans la vallée à l’époque carolingienne. À supposer
que la mention d’une multitudo maxima monachorum ne soit pas une simple figure de style, le texte
laisse également supposer la présence, à cette époque, d’un ensemble de bâtiments relativement im-
portant 7. La mention de Pentale parmi les monastères ayant bénéficié d’un legs d’Anségise, abbé de
Fontenelle (d. 833), constitue sa dernière trace écrite avant les incursions vikings. Particulièrement
exposé du fait de sa situation en baie de Seine, l’établissement ne dut pas survivre longtemps aux pre-
mières attaques nordiques, qui survinrent au cours des années 840 et 850.
Au début du XIIe siècle, l’une des églises de l’ancien groupe monastique fait sa réapparition
dans les textes sous la forme d’une collégiale dépendant du siège archiépiscopal de Dol ; elle est aussi
à cette époque le chef-lieu d’une petite exemption bretonne, dite « de Dol », regroupant les trois
paroisses de Saint-Samson-sur-Risle, de La Roque et du Marais-Vernier. La fondation d’un collège de
chanoines sur l’emplacement d’un ancien monastère détruit par les Vikings est un cas de figure fréquent
en Normandie. Toutefois, on ne dispose d’aucune information sur l’histoire de ce chapitre avant 1120,
date à laquelle Baudri de Bourgueil, archevêque de Dol, résigna sa charge pour se retirer à Saint-
Samson-sur-Risle. Il est seulement permis de penser que l’établissement était alors déjà relativement
ancien, si c’est bien à deux membres de ce chapitre que se rapporte une inscription tumulaire recueil-
lie au XIXe siècle, où figurent les noms d’un prêtre Benoît et d’un certain Raoul « qui in hoc loco
servierunt ». Les caractéristiques de cette inscription pourraient convenir au début du XIe siècle, voire,
si l’on suit les auteurs du Corpus des inscriptions de la France médiévale, au siècle précédent 8.
Conformément à un schéma assez habituel au haut Moyen Âge, il semble que l’enceinte du
monastère prénormand de Pentale ait abrité plusieurs lieux de culte. Les différents vocables mention-
nés dans une inscription jadis visible dans l’église paroissiale 9 suggèrent que les deux basiliques prin-
cipales étaient placées sous les titres respectifs de Notre-Dame et de Saint-Pierre. La première est
identifiable à l’édifice dont les fondations furent retrouvées en 1922 par l’archéologue Léon Coutil, au
pied du coteau oriental de la Risle. Édifiée à l’emplacement d’un cimetière à sarcophages du VIIe ou du
début du VIIIe siècle, cette église devint à l’époque ducale le siège de la paroisse de Saint-Samson-sur-
Risle, sous patronage laïque. C’est à l’initiative d’un seigneur du lieu qu’en 1129, elle fut reconstruite
« en son entier, depuis les fondations », par Robert, un moine-bâtisseur de l’abbaye de Préaux 10. La
dédicace en fut faite le 6 décembre de la même année par l’archevêque Baudri en personne, ainsi que
le rapportait l’inscription précédemment citée 11. Plusieurs claveaux ornés d’étoiles en creux, recueillis

7
Vita s. Geremari, M.G.H., Script. rer. merov., t. IV, p. 630. les auteurs du Corpus. Ces défauts se retrouvent souvent
8
Lucien Musset, « Le problème de la continuité monastique dans les inscriptions normandes de la première moitié
en Normandie entre l’époque franque et l’époque ducale : du XIe siècle, notamment, comme c’est le cas ici, dans des
les apports de l’épigraphie », dans Histoire religieuse de la contextes non monastiques.
9
Normandie, Chambray, 1981, p. 61 ; Robert Favreau et Jean Porée, « Le monastère de Pental » (cf. note 5), p. 190-
Michaud, Corpus des inscriptions de la France médiévale, 191, note 4.
10
t. 22 : Calvados, Eure, Manche, Orne, Seine-Maritime, Dominique Rouet, Le cartulaire de l’abbaye bénédictine
Paris, 2002, p. 149, n° 89. Nous avouons cependant n’être de Saint-Pierre de Préaux, n° A31, p. 37-38.
11
pas totalement convaincu par les arguments portant sur Porée, « Le monastère de Pental » (cf. note 5).
« l’écriture et la mauvaise qualité de la langue » avancés par

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par Léon Coutil et toujours visibles au Musée d’Évreux, peuvent être attribués à cette campagne de
construction. La seconde église, sous le vocable de Saint-Pierre, était située à 300 m à l’ouest de la
précédente, au milieu des prairies alluviales. C’est de cet édifice, identifié par le chanoine Porée comme
le siège de la collégiale des XIe et XIIe siècles, que proviennent les deux chapiteaux et l’inscription
funéraire de Benoît et Raoul. Sachant que ses maçonneries contenaient un grand nombre de fragments
du haut Moyen Âge en réemploi, il y a de fortes probabilités pour que cette collégiale ait succédé à l’un
des sanctuaires du monastère prénormand, sans doute l’église principale.

L’église de Saint-Samson et ses réemplois du haut Moyen Âge

L’essentiel de nos informations sur l’architecture de l’église provient d’une notice d’Auguste Le
Prévost et du dessin de Cotman, ces deux témoignages complétant la description publiée en 1803 par
l’abbé François Rever, un des précurseurs de l’archéologie médiévale en Normandie 12. L’édifice com-
portait une nef de quatre travées à collatéraux et un chœur à chevet plat, encadré par deux absides
latérales. Les arcades séparant la nef centrale des collatéraux étaient constituées d’arcs en tiers point et
à arêtes vives retombant, par l’intermédiaire d’impostes rudimentaires, sur de hauts piliers quadran-
gulaires en pierre de taille. Les arcs pourraient se rattacher à une campagne de la fin du XIIIe siècle, de
même que le portail ouest « de forme ogive, à deux ressauts, sans moulures » 13 et l’unique baie du
chevet, une haute fenêtre axiale. La description de Le Prévost invite à considérer comme nettement
plus anciennes les deux portes latérales qui s’ouvraient au bas de la nef, composées de « deux énormes
jambages et d’un linteau triangulaire non moins grossier ». Selon le témoignage du même auteur, le
mur-diaphragme dans lequel s’ouvrait l’arc triomphal était d’une grande épaisseur. D’autre part, les
vues du XIXe siècle s’accordent sur le fait que les retombées de l’arc se trouvaient nettement en retrait
des tailloirs surmontant les chapiteaux, de telle sorte que ces derniers étaient pratiquement dépourvus
de rôle porteur. Il est difficile de savoir si cette disposition était d’origine ; selon une inscription autre-
fois visible en haut de la nef, des désordres seraient survenus au niveau d’un arc, nécessitant d’importants
travaux de restauration 14. Maylis Baylé estime cependant que l’arc et les deux chapiteaux appartenaient
à une même campagne de construction du début du XIe siècle. Les deux chapelles latérales du chœur
s’ouvraient juste derrière le mur-diaphragme. Celle du nord fut en grande partie remplacée par un
clocher, avec une décoration que Le Prévost décrit comme encore romane 15. Quant à la chapelle sud,
elle fut modifiée, à une date impossible à préciser, par la mise en place d’un mur droit en travers de
l’abside.
Avant même la destruction de l’église, archéologues et érudits signalent la présence de nom-
breux fragments architecturaux du haut Moyen Âge en réemploi dans les maçonneries. Le matériel
qui a pu être recueilli par la suite est décrit dans maintes publications, mais il importe pour notre
propos d’en rappeler certaines caractéristiques. Un premier lot est constitué par une série de fragments

12
Abbé François Rever, Voyage des élèves du pensionnat peu probable qu’une intervention sur l’un des arcs de la
de l’École centrale de l’Eure pendant les vacances de l’An VIII, nef ait pu être considérée comme un événement assez
Évreux, An X, p. 120-122, 172-174 ; Auguste Le Prévost, important pour justifier la mise en place d’une inscription
Mémoire sur quelques monuments du département de l’Eure, commémorative.
15
dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, Maylis Baylé situe la construction de ce clocher « peu
1827-1828, p. 357-498. avant la dédicace de 1129 »  (Maylis Baylé, « La sculpture
13
Le Prévost, Mémoire (cf. note 12), p. 479. préromane en Normandie et ses prolongements jusqu’au
14
Ibidem, p. 201 (d’après Rever, Voyage  (cf. note 12)  ; début du XIe siècle », Cahiers archéologiques, 38, 1990, p. 41).
inscription omise par les auteurs du t. 22 du Corpus des Il faut toutefois observer que la dédicace de 1129 concerne
inscriptions de la France médiévale). A priori, rien ne non pas la collégiale, mais l’église paroissiale voisine (voir
prouve qu’il s’agisse de l’arc triomphal  ; toutefois, il est ci-dessus, note 10).

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les chapiteaux de saint-samson-de-la roque

Fig. 2 : Imposte préromane recueillie lors de la démolition de l’église (Musée de Normandie DSAN.83.1221.6,
cliché Musée de Normandie).

d’archivoltes réalisées dans un calcaire oolithique du Bassin de Paris. Ils portent un décor sculpté qui
offre une grande variété de motifs, les uns sur le thème de la frise végétale dans la tradition antiquisante
(rinceaux de pampres, tiges ou grappes de raisin s’échappant d’une corne d’abondance, palmettes
stylisées), les autres relevant d’un répertoire de motifs géométriques tels que des losanges avec un
médaillon circulaire en leur centre ou des frises de virgules ponctuées de demi-cercles. Plusieurs frag-
ments présentent de petites cavités qui semblent avoir été destinées à recevoir des incrustations de
matière colorée. Ces éléments témoignent de la recherche d’un effet de bichromie qui revêt un autre
aspect sur plusieurs fragments du Musée de Normandie, où certains motifs portent les traces d’un
rehaut de peinture rouge. Egalement présent sur le lot d’Évrecy (Calvados), mais aussi sur un élément
en réemploi de Saint-Pierre de Jumièges et sur le claveau de stuc de Caudebec-en-Caux 16, ce recours
à des décors peints ou incrustés semble avoir été fréquent dans cette partie de la Neustrie à l’époque
prénormande.
Outre les morceaux d’archivoltes, le matériel lapidaire de Saint-Samson comprend plusieurs
éléments de corniches à denticules ainsi qu’un remarquable fragment d’imposte en calcaire blanc, avec
un cavet orné d’une frise de feuilles lancéolées à huit lobes et un bandeau décoré d’un rinceau à grappes
(fig. 2). On rangera dans une troisième catégorie la remarquable collection de briques à décor moulé,
aujourd’hui au Musée d’Évreux. Parmi les décors maintes fois décrits et commentés, rappelons que
l’on y trouve le motif biblique de la baleine de Jonas, un panneau d’entrelacs formé de deux rangées de
boucles dans un encadrement ponctué de têtes de clous, une brique ornée de deux reliefs à décors
incisés, l’un de forme ronde, l’autre en demi-cercle. Parmi les terres cuites, il faut encore mentionner
plusieurs petits éléments en pétales et quatrefeuilles, probablement issus de décors incrustés du type
de ceux évoqués ci-dessus, ainsi que la célèbre brique portant une inscription en lettres cursives, gravée

16
Jacques Le Maho et James Morganstern, « Jumièges, (Seine-Maritime), monastère de Logium », dans Le Stuc,
église Saint-Pierre, Les vestiges préromans  », Congrès Visage oublié de l’art médiéval, Somogy-Musées de la ville
Archéologique de France (Rouen et Pays de Caux, 2003), de Poitiers, 2004 [catalogue de l’exposition de Poitiers, 16
Paris, 2006, p. 111 ; Jacques Le Maho, « Caudebec-en-Caux septembre 2004-16 janvier 2005], p. 143.

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Fig. 3 : Chapiteau n° 10321, faces A et B (cliché Musée d’Évreux).

avec une fine pointe avant cuisson. Son intérêt ne réside pas tant dans la teneur du texte – il s’agit du
premier verset du Psaume I, suivi de la signature d’un certain Avitus – que dans ses caractères
paléographiques, ceux-ci situant la réalisation de l’objet autour de la seconde moitié du VIIIe siècle 17.
Cette datation s’accorde avec celle des pampres, des cornes d’abondance et du décor de la baleine,
motifs qui trouvent tous leurs équivalents dans le lot préroman de Deux-Jumeaux (Calvados), attribué
par Lucien Musset à la fin du VIIIe ou au début du IXe siècle 18. Maylis Baylé observe également que
les influences antiquisantes, si bien caractérisées sur certaines pièces, n’indiquent pas nécessairement
leur appartenance à la phase mérovingienne de Pentale, le recours aux modèles antiques se retrouvant
à tous les niveaux de la production artistique carolingienne 19. À l’appui de cette remarque, rappelons
qu’aucun élément textuel n’atteste avec certitude la présence d’un monastère sur le site de la vallée au
VIe siècle. Nous souscrivons également à l’analyse de Maylis Baylé lorsqu’elle observe que les éléments
de terre cuite et les éléments lapidaires procèdent des mêmes traditions stylistiques, ce qui montre qu’il
n’y a pas lieu de les considérer a priori comme deux lots chronologiquement distincts.
Venons-en à la description des deux chapiteaux. Dès l’abord, ceux-ci en imposent par leurs
dimensions : leur hauteur est supérieure dans les deux cas à 0,60 m, le diamètre des bases sans l’astragale
est de 0,52 m 20. Un examen plus rapproché montre que les chapiteaux furent tous deux réalisés dans

17
Favreau et Michaud, Corpus (cf. note 8), p. 148, Caillet, L’art carolingien, Paris, 2005, en particulier p.
n° 88. 86-120.
18 20
Lucien Musset, «  Les sculptures préromanes de Chapiteau n° 10321 : hauteur 0,63 m, largeur du tailloir
Deux-Jumeaux », Bulletin de la Société des Antiquaires de 0,52 m, diamètre de la base avec l’astragale 0,55 m  ;
Normandie, LVI, 1961-1962, p. 511-525. chapiteau n° 10322 : hauteur 0,61 m, largeur du tailloir 0,62
19
Voir sur ce point la récente synthèse de Jean-Pierre m, diamètre de la base avec l’astragale 0,55 m.

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les chapiteaux de saint-samson-de-la roque

un bloc de pierre calcaire à grain fin et que l’un et l’autre présentent sur l’une de leurs faces un trou de
louve, avec une ouverture caractéristique en forme de fente et une base qui va en s’élargissant. Sur le
chapiteau n° 10321 (fig. 3), le contournement du trou de louve par le ciseau du sculpteur, au prix d’une
importante déformation du motif, montre que ce percement est antérieur à la réalisation du décor
sculpté. On peut en déduire que les deux chapiteaux furent taillés dans des blocs de pierre de réemploi,
sans doute empruntés à un monument antique 21. À en juger par la profondeur actuelle des trous de
louve, il semble que les blocs n’aient pas subi de réduction importante lors de la réalisation des chapi-
teaux. La forme cubique de ces derniers pourrait donc avoir été déterminée, dans une assez large
mesure, par la stéréotomie des blocs antiques. Un autre fait remarquable est la présence sur chaque
chapiteau d’une face bûchée, cette face correspondant dans les deux cas, d’après le dessin de Cotman,
à celle qui était accolée à la maçonnerie. Or, un examen attentif de ces mêmes faces montre qu’elles
comportaient originellement des décors sculptés, ce qui indique que le bûchage fut réalisé après coup.
Selon toute probabilité, les chapiteaux n’étaient donc pas initialement destinés à être insérés sous l’arc
triomphal.
De bas en haut, les chapiteaux se décomposent en trois parties, une base en tronc de cône avec
astragale peu marquée, une corbeille cubique ornée de décors sculptés et un abaque lisse. Les angles
de la corbeille sont abattus pour accueillir de grandes palmes encadrées de tiges épaisses, ces dernières
se terminant en crosses à leurs extrémités supérieures. Les feuilles des palmes sont légèrement con-
caves ; à leur base, elles s’enroulent pour former des motifs en volutes. Sur chaque face de la corbeille,
la base du panneau est soulignée par une forte tige qui se redresse à ses deux extrémités pour donner
naissance aux tiges des décors d’angles, l’ensemble dessinant un encadrement en forme de lyre. Les
décors couvrant le champ de chaque face sont tous traités en faible relief, mais dans un style non
dépourvu de vigueur et d’un certain sens de la composition. Décrivons-les sommairement, en suivant
pour chaque chapiteau l’ordre dans lequel se succèdent les trois faces sculptées de gauche à droite.
Chapiteau n° 10321 (fig. 3), sous le piédroit nord de l’arc triomphal selon Cotman. Le décor de
la face A se compose de deux parties. Au registre inférieur, quatre rosaces de huit pétales chacune,
insérées dans un entrelacs formé par les enroulements d’une tige à deux brins ; au registre supérieur,
dans un encadrement rectangulaire, un motif d’entrelacs formé de deux rangées de boucles entrecroi-
sées à la manière d’un nœud plat. La face B est ornée de cinq feuilles disposées sur deux rangées, deux
à la rangée inférieure et trois au-dessus ; chaque feuilles s’inscrit entre deux tiges se terminant en cros-
settes à leur sommet. La face C présente un décor assez comparable à la face B, à cette différence près
qu’au registre inférieur, les bases des tiges présentent des enroulements en volutes.
Chapiteau n° 10322 (fig. 4 et 5), sous le piédroit sud de l’arc triomphal selon Cotman. Sur la
face A, très endommagée, on distingue les restes d’un décor formé de trois tiges verticales terminées
en crosses. Au registre inférieur se voient deux départs de tiges accompagnés d’une feuille aux folioles
légèrement concaves. Au-dessus sur la droite, détail qui, à notre connaissance, n’avait jamais encore
été signalé, une feuille polylobée entre deux tiges présente des traces bien visibles de peinture rouge.
Sur la face B sont sculptées cinq feuilles disposées sur deux rangées, comme sur la face B du chapiteau
précédent ; toutefois, les feuilles ne sont pas ici encadrées par des tiges et leurs terminaisons ne sont
pas en lancettes, mais plutôt arrondies. La face C est occupée par un ruban à deux brins décrivant un
motif d’entrelacs complexe, au tracé aléatoire ; au-dessus, le décor s’étend jusque sur l’abaque.

21
Jean-Pierre Adam, La construction romaine, matériaux
et techniques, Paris, 1984, p. 51-53.

295

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Fig. 4 : Chapiteau n° 10322, face B (cliché Musée d’Évreux).

Fig. 5 : Chapiteau n° 10322, faces B et C (cliché Musée d’Évreux).

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les chapiteaux de saint-samson-de-la roque

Vers une nouvelle datation des chapiteaux

Pour la datation des chapiteaux, Maylis Baylé s’appuie d’une part sur le profil des tailloirs
représentés sur la gravure de Cotman, d’autre part sur un certain nombre de comparaisons stylistiques,
notamment avec les fragments d’Evrecy, attribués par l’auteur à la fin du Xe ou au début du XIe siècle.
Si le profil des tailloirs est en effet compatible avec une datation du début de la période romane, leur
engagement bien visible dans les maçonneries des piédroits de l’arc triomphal montre cependant qu’ils
ne peuvent correspondre aux tailloirs primitifs des deux chapiteaux, ces derniers n’ayant pas été ini-
tialement prévus pour être adossés à une maçonnerie. Quant aux rapprochements avec le lot d’Evrecy,
ils sont particulièrement convaincants et les points de similitude sont en effet nombreux, tant au niveau
du répertoire décoratif (groupes de rosaces à huit pétales inscrites dans des entrelacs, palmettes, feuilles,
tiges végétales et enroulements en volutes) que de la technique (traitement des motifs en faible relief,
surface légèrement concave des folioles). En revanche, il faut admettre que depuis la publication du
matériel d’Évrecy par Lucien Musset en 1955, aucun élément nouveau n’est venu sérieusement remettre
en cause l’argumentation de cet auteur en faveur d’une datation de ces fragments vers le milieu de
l’époque carolingienne (fin du VIIIe siècle - début du IXe siècle) 22. Les investigations complémentaires
effectuées récemment sur le site d’Evrecy, une nouvelle étude du claveau sculpté en pierre de Caen de
l’abbaye de Saint-Wandrille (Seine-Maritime), et enfin les recherches menées par James Morganstern
et par nous-même à Saint-Pierre de Jumièges, ont d’ailleurs débouché sur une série d’observations qui
vont dans le sens de l’analyse de Lucien Musset 23. Elles confirment non seulement l’absence d’un état
intermédiaire entre la phase carolingienne d’Évrecy et l’église romane du XIIe siècle, mais aussi l’existence
d’un ou de plusieurs ateliers de sculpture ayant fonctionné dans le Bessin avant le milieu du IXe siècle,
avec une filière d’exportation de la pierre de Caen en direction des monastères de la Basse Seine 24.
Ceci suppose l’existence d’une production à grande échelle et de réseaux bien organisés, idée difficile-
ment compatible avec ce que l’on peut savoir de la situation du duché autour de l’An mil, et qui s’accorde
également assez mal avec l’hypothèse d’un atelier isolé, sans autre production que des œuvres de ca-
ractère expérimental.
Les comparaisons avec le lot d’Évrecy ne constituent pas les seuls indices en faveur d’une data-
tion haute des chapiteaux de Saint-Samson. Citons en premier lieu la présence d’astragales peu mar-
quées, cette caractéristique se rapprochant davantage de la tradition antique que du premier art roman
de Normandie, où l’astragale forme généralement un tore très épais 25. L’insertion des décors dans un
encadrement en forme de lyre évoque la représentation des chapiteaux sur certains manuscrits caro-
lingiens de tradition insulaire, tel le psautier dit « ambrosien » des dernières décennies du IXe siècle ;
la comparaison est en l’occurrence d’autant plus significative que le dessin montre clairement, à
l’intérieur de l’encadrement, une ornementation à deux étages comme à Saint-Samson, avec une rangée
de feuilles au registre supérieur 26. Le motif de quatre rosaces inscrites dans un réseau d’entrelacs est
étranger au répertoire roman de Normandie, mais il est très courant dans les décors architecturaux de

22
Lucien Musset, «  L’église d’Évrecy (Calvados) et ses au Haut Moyen Âge (VIe-Xe siècle) : quelques témoignages
sculptures préromanes », Bulletin de la Société des Antiquaires des textes et de l’archéologie », dans Matériau et construction
de Normandie, LIII, années 1955-1956, p. 116-168. en Normandie du Moyen Âge à nos jours (colloque de Saint-
23
Florence Delacampagne, Xavier Savary, Christophe Lô, 24-25 novembre 2000), Saint-Lô, 2004, p. 11-32.
25
Maneuvrier & Armelle Alduc-Lebagousse, « Évrecy : de Cette caractéristique se retrouve sur les chapiteaux de
l’église abbatiale à l’église paroissiale (VIIIe-XIVe siècles) », Saint-Pierre de Jumièges, que nous proposons de dater
dans La paroisse en Normandie au Moyen Âge (colloque de de la fin du VIIIe ou du début du IXe siècle (Le Maho et
Saint-Lô, 28-30 novembre 2002), Saint-Lô, 2008, p. 355- Morganstern, « Jumièges, église Saint-Pierre » (cf. note
381 ; Le Maho et Morganstern, « Jumièges, église Saint- 16), p. 106 et 110).
26
Pierre » (cf. note 16), p. 97-115. Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana, Cod. Vat. Lat. 83
24
Jacques Le Maho, «  Transports de matériaux de David (fol. 13r). Reproduit et commenté par Caillet, L’art
construction dans la basse vallée de la Seine et ses abords carolingien, (cf. note 19), p. 189, fig. 113.

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jacques le maho

l’époque carolingienne. En dissociant l’étude des deux chapiteaux de celle des autres débris architec-
turaux recueillis sur le site, on a également eu tendance à oublier que, comme l’avait bien montré
Arcisse de Caumont dès la première publication du matériel de Saint-Samson, l’ensemble constitue en
fait un lot très homogène. Le motif d’entrelacs du chapiteau n° 10321 (face A) relève de la même tradi-
tion ornementale que les frises d’entrelacs à deux rangées de boucles qui se voient sur plusieurs briques
datées du VIIIe siècle. Un rapprochement s’impose également entre les rangées de feuilles des faces
10321 B, 10321 C et 10322 B et la frise de feuilles qui orne le cavet de l’imposte du Musée de Normandie :
même utilisation répétitive du motif, même dessin ovale et même organisation des folioles en deux
groupes de quatre, même bordure matérialisée par deux fortes tiges qui partent de la base de la feuille
pour se rejoindre au sommet. Le rapprochement est d’autant plus troublant que la frise de l’imposte
présente des dimensions identiques à celles des rangées de feuilles de chapiteaux, comme si imposte
et chapiteaux avaient appartenu à un seul et même monument. Une dernière observation, peut-être
décisive pour la datation des oeuvres, concerne la présence de traces de peinture rouge sur un motif
végétal de la face A du chapiteau 10322. Comme nous l’avons vu, plusieurs fragments prénormands de
Saint-Samson présentent les mêmes décors peints de couleur rouge, appliqués sur les fonds ou sur
certains motifs sculptés. Cette technique n’est pas propre au haut Moyen Âge, mais en l’occurrence,
comme pour les pierres d’Évrecy où les peintures sont à coup sûr antérieures au réemploi des blocs
dans les maçonneries romanes, le contexte ne permet pas d’envisager une date postérieure à l’époque
carolingienne.
La réattribution des deux chapiteaux au haut Moyen Âge soulève à nouveau la question de
l’origine des chapiteaux de Vignory en Haute-Marne, avec lesquels ils présentent de si remarquables
similitudes 27. Sans entrer dans une discussion de ce dossier complexe, contentons-nous de souligner
l’abondance à Vignory des références à l’art ottonien et carolingien. Ruth Meyer évoque l’hypothèse
de spolia, rattachables à un courant stylistique du VIIIe siècle 28. La nouvelle datation proposée pour
les chapiteaux de Saint-Samson amène également à s’interroger sur leur emplacement à l’intérieur de
l’édifice du haut Moyen Âge. Comme nous l’avons vu, il est peu probable que la dernière position qu’ils
occupaient dans l’église, sous l’arc triomphal, corresponde à leur place d’origine. Le problème est
d’autant plus intéressant que ces chapiteaux sont d’une taille peu commune pour des œuvres de l’époque
carolingienne. Si l’on connaît quelques chapiteaux de dimensions comparables, comme ceux qui sup-
portent les voûtes de la salle basse du Westwerk de Corvey 29, de tels exemples restent toutefois assez
exceptionnels. Ceci peut s’expliquer par le rôle prépondérant du pilier quadrangulaire à imposte dans
la construction carolingienne. Pour autant qu’en puisse en juger à partir de fragments archéologiques
souvent sortis de leur contexte, le chapiteau était le plus souvent réservé à des dispositifs légers tels que
les supports des ciboria, les arcatures décoratives ou les colonnettes centrales des baies géminées. Dans
certains édifices de grandes dimensions et au décor architectural particulièrement recherché, comme
on peut supposer que ce fut le cas pour l’église principale du monastère de Pentale, il n’est cependant
pas exclu que les architectes aient eu recours à de grosses colonnes à chapiteaux pour les supports
intermédiaires des voûtes des tribunes, notamment au niveau des transepts. À Jumièges, un tel dis-
positif a pu inspirer la reconstruction du transept de Notre-Dame au XIe siècle si, comme nous en
avons émis l’hypothèse, la tour de croisée carolingienne correspond bien à l’une des deux turres dont
Guillaume de Jumièges signale la survivance jusqu’en 1040 30. Dans le nouvel édifice élevé à partir de
cette date par l’abbé Robert Champart, les tribunes du transept s’avançaient jusqu’au droit de la nef et

27 30
Baylé, Les origines (cf. note 3), p. 52-53. Jacques Le Maho, « Tours et entrées occidentales des
28
Ruth Meyer, Frühmittelalterliche Kapitelle und Kämpfer églises de la basse vallée de la Seine (IXe-XIIe siècle) », dans
in Deutschland, t. 2, Berlin, 1997, p. 623. Christian Sapin (dir.), Avant-nefs et espaces d’accueil dans
29
Meyer, Frühmittelalterliche Kapitelle (cf. note 28), t. 1, l’église entre le IVe et le XIIe siècle, Paris, 2002, p. 284.
p. 53.

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les chapiteaux de saint-samson-de-la roque

leurs voûtes occupaient d’ouest en est l’espace de deux travées, le support médian dans l’alignement des
arcades de la nef se présentant sous la forme d’un gros pilier cylindrique. La permanence de l’héritage
du haut Moyen Âge est telle à Jumièges qu’il serait tentant de voir dans ce dispositif, que l’on s’accorde
à considérer comme l’archétype de la tribune de transept normande, une reprise assez exacte du parti
carolingien. Cet exemple auquel il convient de joindre celui de l’abbaye de Saint-Wandrille, où la vieille
tour de croisée carolingienne subsista jusqu’en 1011, formant le noyau autour duquel allait se recon-
struire le chœur de l’abbatiale au cours des deux décennies suivantes  31, rend tout à fait plausible la
survivance à Pentale d’importants vestiges des parties orientales de l’église préromane. Ceci pourrait
livrer la solution de plusieurs problèmes tels que ceux posés par le réemploi des colonnes et de leurs
chapiteaux comme supports de l’arc triomphal. Percé dans un mur de forte épaisseur, cet arc semble
avoir appartenu lui aussi à un état plus ancien, avec ses piédroits très couturés en grand appareil, sans
doute primitivement surmontés d’impostes. Compte tenu des observations précédentes, il n’est pas
exclu qu’il s’agisse d’un vestige de la tour de croisée prénormande ; dans ce cas, les deux chapelles la-
térales qui s’ouvraient immédiatement à l’est de l’arc correspondraient aux croisillons du transept de
l’édifice primitif. Selon la formule consacrée, il va cependant de soi que seules des fouilles archéologiques
permettraient d’en avoir le cœur net.

31
Dom Jean Laporte (éd.), Inventio et miracula sancti
Vulfranni, Mélanges de la Société de l’Histoire de Normandie,
Rouen-Paris, 1938, p. 42.

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Le portail de l’église de Marcillac (Gironde)
et la sculpture romane saintongeaise
Jacques Lacoste

Il y a quelques années, j’ai proposé une chronologie et les grandes lignes d’un classement de la
sculpture romane de la Saintonge, en mettant en évidence les changements majeurs qui correspondent
à des périodes successives de la création, et les monuments qui paraissent avoir été les chefs de file de
ces renouvellements 1. Profitant de l’opportunité de ces Mélanges qui me permettent surtout de témoi-
gner de mon amitié à Éliane Vergnolle, je voudrais porter à la connaissance du public un ensemble
sculpté à peu près ignoré : le portail de l’église de Marcillac, située au nord-ouest du département de
la Gironde, dont l’étude me conduira à préciser quelque peu le rayonnement le plus direct d’un des
« monuments phares » de la sculpture saintongeaise : la façade de l’Abbaye-aux-Dames de Saintes.

Si le portail de Marcillac (fig. 1) n’a guère intéressé les amateurs d’art roman, c’est que depuis
des décennies ses pierres en ont été abominablement noircies par les fumées d’une industrie locale qui
ôtent l’envie de lui accorder plus qu’un rapide coup d’œil. Pourtant, une observation attentive est vrai-
ment récompensée : elle fait découvrir des sculptures aussi remarquables que certaines des plus ap-
préciées de la Saintonge romane. Seul Léo Drouyn, dessinateur de talent et aussi historien, qui dut voir
le portail avant qu’il ne fût tellement souillé par la pollution, en donna en 1857 dans ses Notes ar-
chéologiques, conservées aux Archives Municipales de Bordeaux, une description qui révèle l’intérêt
qu’à juste titre il lui porta. Plus près de nous, Johel Coutura le mentionna brièvement dans une étude
sur l’histoire du village de Marcillac 2.
Nous n’avons pas choisi de faire ici l’étude de l’église, en avant de laquelle se dresse le portail.
Nous dirons seulement que l’édifice, qui était vraisemblablement une église paroissiale 3, ne conserve
du XIIe siècle, avec le mur nord d’une nef assez longue  4, que celui de la façade occidentale jusqu’au
niveau de la fenêtre de l’étage qui a gardé les deux colonnettes placées dans l’ébrasement intérieur et
leurs chapiteaux très mutilés. Immédiatement au-dessous, le portail est ouvert dans un léger avant-
corps bordé dans sa partie supérieure par une rangée de demi-cylindres accolés 5. Au XIIIe siècle, il a
souffert d’un rétrécissement par la mise en place d’un mur et d’arcades dans son passage qui lui ont
fait perdre presque entièrement une voussure avec la colonnette et le chapiteau qui la recevaient du
côté gauche. En revanche, ce n’est certainement pas cette transformation qu’il faut rendre responsable
du manque de décor de la majorité des claveaux de l’archivolte. Comme le pensait Léo Drouyn, les arcs
n’ont pas été remontés à cette époque ; leur décor, pour une raison que nous ignorons, n’a été qu’ébauché
au XIIe siècle. Les œuvres inachevées ne sont pas d’une rareté absolue dans l’art roman. Le portail
saintongeais d’Aujac, récemment dégagé, dont les voussures ne sont ornées que d’une tête de Christ,
en est un exemple.
La description de la sculpture du portail faite par Léo Drouyn en 1857 – parfaitement exacte,
même s’il est bon de la retoucher sur quelques points mineurs –, mérite surtout d’être rapportée parce

1
Voir « Un essai de synthèse », dans Jacques Lacoste (dir.), (Arch. dép. Gironde, G 538). Elle appartenait à l’archiprêtré
L’imaginaire et la foi. La sculpture romane en Saintonge, de Blaye.
4
Saint-Cyr-sur-Loire, 1998, p. 11-17. La nef a une longueur de près de 22 m.
2 5
Johel Coutura, « Histoire de Marcillac », Les cahiers du Qui évoquent les claveaux en « dos de livre » des arcs de
Vitrezais, 1983, t. XLI, p. 77. la croisée de Marignac.
3
En 1620, l’église Saint-Vincent est qualifiée de paroisse

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 301-312
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100208

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jacques lacoste

Fig. 1 : Marcillac (Gironde), église, portail de la façade occidentale (cl. Jacques Lacoste).

qu’elle atteste que, depuis cette date, le portail n’a subi aucune transformation. On y trouvera une
minutie dans l’observation, qui rejoint celle que l’auteur apporta à ses dessins de monuments.
« J’ai dit plus haut que les sculptures des arcades n’avaient pas été terminées : en effet les sommiers
de l’arcade la plus étroite sont couverts de personnages et d’animaux (lions) entrelacés dans des
feuillages. La seconde n’a qu’un lion dans des entrelacs et les autres sont sans sculpture. Les tailloirs
des chapiteaux sont couverts de magnifiques enroulements. Les chapiteaux sont forts remar-
quables ; malheureusement je n’ai pas eu le temps de les dessiner ou plutôt c’est le vent et la pluie
qui m’en ont empêché. En voici la description :
1er chapiteau à commencer par le nord : homme assis, enveloppé de feuillages qu’il tient à la
main.
2eme Un animal et un oiseau dans des feuillages [ce relief est aujourd’hui trop dégradé pour que
le thème en soit identifié].
3eme Deux personnages dont le visage est dévoré par des oiseaux ; ils sont presque renversés et ont
la figure en l’air (fig. 2).
Le quatrième n’existe plus, il est caché sous la restauration du XIIIe siècle [en fait, le remodelage
du portail au XIIIe siècle a supprimé ce chapiteau].
1er au sud, à partir de l’arc le plus étroit. C’est le pendant de celui qui est caché au nord : homme
dont la langue est mangée par des oiseaux.

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le portail de l’église de marcillac (gironde)

Fig. 2 : Marcillac (Gironde), église, portail de la façade occidentale, chapiteau (cl. Jacques Lacos-
te).

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jacques lacoste

Fig. 3 : Marcillac (Gironde), église, portail de la façade occidentale, frise nord (cl. Jacques Lacoste).

2eme homme monté sur la croupe de deux lions, auxquels il arrache la langue.
3eme homme assis jouant de deux olifants et deux oiseaux qui sont entrelacés dans ses jambes et
ses bras. Ils passent leurs queues devant ses jambes, leurs cous sous ses bras, reviennent passer
leurs têtes par dessus et lui becquettent les genoux.
4eme Daniel dans la fosse aux lions. Ces animaux lui lèchent les pieds. Il est entouré de feuil-
lages.
Les frises qui s’étendent au nord et au sud des chapiteaux sur la face et le retour du premier con-
trefort à droite et à gauche sont aussi remarquables par leurs sculptures que les chapiteaux dont
elles ont la hauteur.
À l’angle du tailloir de la frise du nord 6 est un lion angoulant les enroulements de ce tailloir [ici,
Drouyn se trompe : ce lion est sculpté à l’angle sud du tailloir de la frise méridionale, laquelle
présente un autre lion, simplement couché celui-là, à son extrémité nord]. À l’angle sud de la
frise du nord (fig. 3) est une tête humaine ornée de superbes moustaches et d’une longue barbe.
Sur le retour du contrefort, un oiseau lui becquette les cheveux, et sur la face un personnage cou-
ché sur le ventre et relevant la poitrine, la tête, et les pieds, lui tire la barbe. Après ce personnage,
oiseau contourné [ce terme qui revient souvent est employé par Drouyn pour indiquer que le
cou d’un animal est totalement tourné en arrière] qui mord un feuillage. Après l’oiseau, au
milieu de la frise, un lion bicorporé [deux corps de lions de part et d’autre d’une tête commune] ;
enfin, à l’angle, un personnage de face les mains sur les hanches, assis sur son bas-ventre, a la
jambe gauche dévorée par un monstre et la droite par un autre monstre. Il a une ceinture fermée
par un bouton en forme de losange. Personnages et animaux sont enveloppés de feuillages.

6
Sans en changer un mot, nous avons inversé l’ordre sud, afin qu’il soit identique à celui des descriptions des
des descriptions faites par Léo Drouyn des frises nord et chapiteaux.

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le portail de l’église de marcillac (gironde)

Fig. 4 : Marcillac (Gironde), église, portail de la façade occidentale, frise sud (cl. Jacques Lacoste).

Sur celle [la frise] du sud (fig. 4), on voit, à commencer par l’extrémité septentrionale, à l’angle,
une tête monstrueuse qui dévore les pieds de deux hommes, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche
[en réalité, de la gueule monstrueuse sortent des tiges qui enserrent les jambes des deux per-
sonnages]. Celui de droite se cramponne à des feuillages, et celui de gauche se trouve, en outre,
avoir la main dévorée par un lion contourné. Ensuite viennent deux oiseaux contournés [et se
faisant face] tenant dans leur bec des feuillages, puis un oiseau contourné dévorant la main d’un
homme assis [cette main et l’extrémité du bras ont aujourd’hui disparu] tirant avec l’autre main
la langue d’une tête monstrueuse placée à l’autre angle de la frise. Au retour de la frise, un autre
personnage tire la langue du même monstre. Ces personnages sont nus, ont, en outre, des postures
très bizarres, et sont enveloppés de feuillages. Sur les angles du tailloir de cette frise on voit au
nord deux lions dos à dos qui donnent naissance aux enroulements du tailloir.
Toute la sculpture romane de cette église appartient à l’école saintongeaise. »

Il ressort de ce passage des Notes archéologiques que cette sculpture est absolument dépourvue
de représentations bibliques ou hagiographiques ; même le chapiteau du supposé « Daniel », sur lequel,
il est vrai, le personnage, les pieds léchés par les lions, lève les bras dans l’attitude de l’orant, n’est pas
une figuration assurée du thème, en raison des feuillages qui prolongent les queues des animaux et
s’épanouissent largement sur la corbeille. Somme toute, l’intention décorative est omniprésente. Ceci
ne veut pas dire que toute pensée symbolique soit exclue, mais il semble bien que, si elle existe, elle
consiste à donner une image, à travers quelques scènes où l’homme est manifestement aux prises avec
des fauves ou de féroces oiseaux, des périls présentés par les entreprises de Satan. De plus, dans d’autres
reliefs sur lesquels des personnages paraissent folâtrer parmi des formes animales assez variées, sans
avoir conscience d’un danger, sans se préoccuper d’une possible menace, peut-être peut-on soupçon-

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jacques lacoste

ner une allusion à l’insouciance coupable de l’homme face aux menées du démon, insouciance qui
l’entraîne à tomber dans le péché 7 ? Dans ces images là, l’idée, mais non la manière dont elle a été il-
lustrée par la sculpture, serait alors la même que celle exprimée par un chapiteau de la nef de la
cathédrale de Jaca dont Marcel Durliat avait reconnu il y a quelques années la signification 8. On y voit,
sur la face principale, deux jeunes éphèbes qui s’ébattent dans l’onde au son des pipeaux de deux petits
musiciens, alors que sur les côtés de la corbeille des démons agitent les flots pour les engloutir. Mais,
répétons-le, ces tentatives d’explication n’ont qu’une valeur d’hypothèse.

Ainsi la recherche de la signification religieuse de l’ensemble de ce décor n’apporte pas de ré-


sultats absolument satisfaisants et il faut bien admettre qu’il est avant tout attractif par sa haute qualité
plastique. Cette dernière, et l’iconographie d’un bon nombre des motifs représentés, inscrivent l’œuvre
dans un grand courant de la sculpture saintongeaise dont on rappellera rapidement les origines et les
premiers développements. On le sait, à partir des chapiteaux de la croisée de Saint-Eutrope, exécutés,
on peut le penser, aux environs de 1110/1115, la sculpture saintongeaise prend un virage décisif. Elle ne
se contente plus, comme dans la crypte du même édifice, d’interpréter – avec au demeurant beaucoup
d’imagination – des motifs végétaux tirés du répertoire de la sculpture romaine, et elle acquiert d’emblée
une réelle habileté dans la représentation des figures et des thèmes historiés. De ce bouleversement,
de nouveaux artistes sont responsables. Leur technique est plus savante, et surtout ils prennent une
grande partie de leur inspiration dans la peinture de manuscrit – en particulier dans celle des scripto-
ria de Limoges  9 –, créant un style qui restera d’actualité jusqu’à l’autre grand renouvellement de la
sculpture qui se manifestera autour de 1150 sur des monuments dont le type est la façade occidentale
de Saint-Pierre d’Aulnay. C’est sans doute la décoration du rez-de-chaussée de la façade de l’Abbaye-
aux-Dames de Saintes qui recueille en premier, vers 1120 ou peu après, les innovations apparues à
Saint-Eutrope, sur lesquelles elle brode, y ajoute d’autres thèmes décoratifs, tout en banalisant quelque
peu leur facture. Comme celle de la croisée de Saint-Eutrope, elle fait une part à l’illustration des vé-
rités du dogme – qu’elle réserve principalement aux voussures du portail et des deux arcades qui le
flanquent – mais le goût de l’ornement pur l’emporte. Il est présent partout, notamment sur les chapi-
teaux. Dans la suite immédiate de cette sculpture, et fortement liée à elle, tant dans le choix des motifs
– sur lesquels l’influence plus ou moins directe de la miniature est toujours agissante, mais qui évolu-
ent vers un refus quasi total des figurations bibliques ou hagiographiques – que dans la façon de les
exécuter, prennent place les décors, incontestablement en rapport les uns avec les autres, d’un petit
groupe de monuments aux architectures de formules très élégantes mais très diverses, la sculpture
constituant leur lien artistique le plus évident. De nombreux auteurs, depuis longtemps déjà, ont noté
le phénomène, mais peut-être n’est-il pas inutile de cerner de plus près le degré de parenté entre tous
ces reliefs – y compris ceux de l’Abbaye-aux-Dames – et d’en appréhender les causes.
Or, c’est avec ces sculptures que les reliefs du portail girondin se prêtent aux rapprochements
les plus convaincants par leur remarquable précision, et le fait qu’ils concernent des sujets décoratifs
qui ont une véritable originalité ou qui sont traités de manière vraiment particulière. De l’étude de ces
comparaisons, qui ne prétendent pas être exhaustives – quelques reliefs dispersés en Saintonge peuvent
probablement fournir la matière d’autres analogies – va se dégager la filiation de notre portail, et, de

7
Au demeurant, même les personnages visiblement personnages de la croisée de Saint-Eutrope tire sa
attaqués par les lions ou les oiseaux semblent donner cette composition d’une miniature de la Bible de Saint-Yrieix,
impression d’insouciance. enluminée dans le scriptorium de la cathédrale de Limoges.
8
Marcel Durliat, « Les origines de la sculpture romane à Voir Jacques Lacoste, « La sculpture de Saint-Eutrope de
Jaca », Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes Saintes », dans Lacoste (dir.), L’imaginaire et la foi (cf. note
rendus des séances de l’année 1978, p. 363-399. 1), p. 53.
9
Ainsi, par exemple, un remarquable chapiteau à

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le portail de l’église de marcillac (gironde)

surcroît, un enseignement qui élucidera en grande partie les conditions de la création de l’ensemble
des œuvres auxquelles nous venons de faire allusion.
On se tournera donc vers les chapiteaux et les arcs du rez-de-chaussée de la façade de l’église
de l’Abbaye-aux-Dames de Saintes – à défaut de pouvoir envisager de possibles rapports avec les frises,
disparues aujourd’hui, mais autrefois déployées entre les chapiteaux sous les arcades latérales du même
frontispice  10 – et aussi vers le petit nombre de décors qui prolongent l’art de ce monument par leur
style et par leur iconographie : la frise intérieure et les chapiteaux de l’abside de Marignac, les chapiteaux
de la façade de Corme-Ecluse, ceux du chevet de Jarnac-Champagne, et ceux de la croisée du transept
et de la partie haute de l’abside de Conzac – ces derniers se différenciant partiellement des œuvres
précédentes parce qu’ils ont reçu parfois plus directement l’influence de Saint-Eutrope, qui a marqué
leur modelé un peu plus rond et prononcé, et leur a légué quelques thèmes.

Envisageons d’abord les images qui associent étroitement figures humaines et milieu végétal.
Ainsi, le schéma de l’homme au buste renversé en arrière, un rinceau ou des tiges sortant de sa bouche
qui se voit sur un chapiteau de Marcillac (fig. 2), se retrouve sur trois corbeilles de l’Abbaye-aux-Dames,
plusieurs éléments de la frise de Marignac, la deuxième voussure de l’arcade à gauche du portail de
Corme-Ecluse, un chapiteau de Conzac. En outre, à Marcillac comme sur un des reliefs de Saintes, un
oiseau attaque du bec la tête du personnage. Par ailleurs, se tenant dans diverses autres attitudes, les
personnages qui portent des branches ou des végétaux à leur bouche sont très nombreux dans ces
édifices et aussi dans beaucoup d’autres monuments de Saintonge. Mais, parmi ces personnages, sans
doute faut-il noter, en raison de leur commune spécificité de présentation, ceux vus de profil, nus et
assis, de la voussure de Marcillac en bas à droite, de la petite voussure de l’arcade à droite du portail
de l’Abbaye-aux-Dames, de l’arcade à gauche de l’entrée de Corme-Ecluse, et ceux, d’allure très sem-
blable, quoiqu’à demi agenouillés, d’un chapiteau de Conzac 11, ou encore d’un claveau de l’arcade de
Saintes déjà signalée.
Autre motif souvent répété dans le décor de ces monuments, celui de l’homme assis à l’angle
d’une corbeille, enveloppé de branches et de feuilles qu’il tient de part et d’autre de son corps et qui lui
frôlent le visage. Un chapiteau à Marcillac, deux à Conzac, un dans l’arcature de l’étage de la façade de
Corme-Ecluse, un à Marignac, et deux autres au rez-de-chaussée de l’Abbaye-aux-Dames adoptent
cette composition. Entre tous ces reliefs, les différences sont infimes. Elles sont plus marquées sur un
autre relief, celui-ci à Jarnac-Champagne, où un oiseau prend place dans les rinceaux d’un côté du
personnage et semble lui parler à l’oreille.
Considérons à présent les petites scènes dans lesquelles, toujours mêlés à des branches et des
feuilles, l’homme et l’animal se côtoient ou sont aux prises. Par exemple, on voit à Marcillac, sur un
chapiteau, à l’Abbaye-aux-Dames, sur un autre, un personnage les jambes fléchies, les pieds posés sur
les croupes de deux lions dont il tire les langues de ses mains. Sur une corbeille de Marignac, les gestes
de l’homme sont identiques mais il est accroupi entre les deux fauves. En outre, nombreux sont dans
toute cette sculpture les personnages qui dans des attitudes diverses tirent la langue de lions, comme
c’est le cas d’un homme dont le bas du corps paraît flotter sur la frise méridionale du portail de Marcil-
lac 12. Mais souvent, la bête carnassière est bien plus redoutable et mord férocement le personnage 13 :

10
Voir le cliché possédé par Yves Blomme et publié par qui montre l’influence directe de la corbeille de la croisée
Christian Gensbeitel (dir.), L’Abbaye-aux-Dames de de Saint-Eutrope, dont il a été question note 9.
12
Saintes, Paris, 2009, p. 159. Personnage lui-même mordu à un pied par un autre
11
Il ne s’agit pas du chapiteau de Conzac où deux lion.
13
personnages semblent danser, des rinceaux à la bouche, Le plus fréquemment aux mains ou aux pieds.

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jacques lacoste

frise nord de Marcillac (fig. 3), chapiteaux de Saintes, de Marignac, de Corme-Ecluse … Ces carnassiers
– on ne peut dire avec certitude qu’il s’agit de lions – plutôt maigres, le cou très étiré, la mâchoire al-
longée armée de grands crocs menaçants, abondent également à Saintes, Marignac, Corme-Ecluse,
Jarnac-Champagne. Leur aspect sauvage et cruel 14, et aussi leurs postures contournées – ce qui est le
cas de l’animal de la frise nord – voire déformées par d’invraisemblables contorsions, leur attribuent
dans ces édifices une originalité qu’ils ont rarement ailleurs, même si leur type morphologique, diffusé
par les enluminures où ils foisonnent, est largement répandu dans la sculpture du Sud-Ouest.
Plusieurs reliefs de Marcillac montrent également l’homme en relation avec les oiseaux. Deux
compositions se prêtent à des comparaisons au sein de notre groupe de monuments. La première a eu
particulièrement la faveur des sculpteurs : celle du personnage qui tient deux oiseaux par le col. À
l’arrière-plan de telles images, celles de la miniature transparaissent. À Marcillac, à Marignac, les oi-
seaux becquètent la bouche du personnage, et de plus à Marcillac les oiseaux croisent leurs queues
devant son corps. De ce dernier trait, on concluera que Marcillac répète plus fidèlement un modèle
offert par une corbeille de l’Abbaye-aux-Dames 15. Dans la seconde composition, les oiseaux passent
de la même manière en avant de l’homme, mais leurs cous se nichent dans l’anse que forment ses bras
soutenant les deux cors qu’il porte à sa bouche. Ce personnage, qui souffle dans deux trompes à la fois,
ajoute à l’originalité de la corbeille et permet de la rapprocher d’un chapiteau de Conzac qui ne présente,
il est vrai, aucun oiseau, mais où, sur un fond de feuillages à peu près identique, et dans la même at-
titude, est également disposé un sonneur de deux cors.
Dans le domaine des représentations d’animaux dans lesquelles l’homme ne joue aucun rôle,
qui est pour une grande part commun à toute la sculpture romane – des bêtes fauves, des oiseaux –,
les motifs de Marcillac par la manière exacte dont ils sont présentés se rattachent toujours étroitement
à ceux qui sont les plus familiers aux quelques ensembles sculptés que nous évoquons. Les lions ac-
croupis, aux corps de profil mais à la tête vue de face, leurs queues remontant entre les pattes pour
s’épanouir en un bouquet de feuilles sur l’échine, qui apparaissent aux extrémités des voussures et sur
le bandeau au-dessus de la frise sud, rappellent ceux d’un chapiteau du bas de la façade et de la petite
voussure supérieure du portail de l’Abbaye-aux-Dames, de la frise de Marignac, de la première vous-
sure du portail de Corme-Ecluse.
Cependant l’image des bêtes féroces la plus frappante et la mieux composée de Marcillac est
celle, sur la frise nord (fig. 3), de deux animaux dont l’anatomie, d’aspect plus puissant, est plus con-
forme à celle qu’attribue généralement aux lions le bestiaire roman. Ils ont ceci de remarquable qu’ils
ont en commun la même tête, qui se présente de face, alors que leurs corps, posés sur leurs quatre
pattes, s’allongent de profil sur la pierre. Jusque dans les détails – langue pendante, queues passant
entre les pattes et se ramifiant sur les dos, pattes antérieures qui se croisent –, la sculpture est semblable
à celle d’un chapiteau attenant à la frise de Marignac, sur laquelle de surcroît existe un second exem-
plaire, à peine différent, du même motif. En outre, un chapiteau à l’extérieur de l’abside de Jarnac-
Champagne en propose une version simplifiée. L’image de deux lions « passants », ou accroupis,
réunis par la même tête, tirée des peintures de manuscrit, n’est pas d’une grande rareté dans le monde
de la sculpture romane ; ne serait-ce que dans les régions proches de Marcillac, on en repère des vari-
antes : par exemple, en Saintonge encore, au portail de Biron, à Brie-sur-Matha, à Lozay, en Angoumois,
à Plassac, en Gironde, à l’intérieur du chevet et de la nef de La Sauve-Majeure, et plus loin, en Poitou,
en Languedoc 16… Néanmoins, avec le chapiteau de Marignac les similitudes sont telles, que les œuvres
trahissent une indiscutable parenté.

14
Parfois, ces fauves s’attaquent avec la même férocité aux du personnage.
16
tiges d’un rinceau, par exemple sur le bandeau qui surmonte En Poitou, exemples à Charroux, Saint-Savin-sur-
la frise de Marcillac, sur des tailloirs des chapiteaux de Gartempe… En Languedoc, à Marcilhac-sur-Célé… en
Saintes, sur la frise de Marignac. Roussillon, à Saint-Michel-de-Cuxa… Et aussi dans le
15
En le modifiant, toutefois, partiellement, car les becs des porche de Moissac.
oiseaux de Saintes effleurent non la bouche mais les oreilles

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le portail de l’église de marcillac (gironde)

Placée au milieu de la frise méridionale (fig. 4), l’unique illustration, à Marcillac, d’oiseaux
représentés seuls, si elle n’a pas de correspondant exact au portail de l’Abbaye-aux-Dames de Saintes
ni dans les ensembles sculptés qui en dérivent, se laisse rapprocher très précisément de compositions
qui apparaissent sur les chapiteaux de la croisée de Saint-Eutrope, où, comme à Marcillac, deux vola-
tiles dessinés de même manière sont adossés, mais tournent leurs cous l’un vers l’autre. A Marcillac,
les oiseaux tiennent des rinceaux dans leurs becs 17, ce qui, également, se voit parfois à Saint-Eutrope.
L’origine de cette composition est à chercher dans les miniatures – ce qui explique que l’on trouve aussi
de telles images en Languedoc et en Gascogne – et peut-être, à Saint-Eutrope, dans celles de la Bible
de Saint-Yrieix, enluminée dans le scriptorium de la cathédrale Saint-Étienne de Limoges, qui en of-
frent des exemples.

L’analyse des schémas d’images que l’on vient d’effectuer apporte déjà la certitude que l’œuvre
de Marcillac est en étroite relation avec celle de l’Abbaye-aux-Dames, et avec les œuvres qui prolongent
celle-ci dans le petit groupe d’édifices saintongeais considéré. L’étude de la facture des reliefs de Marcil-
lac confirme l’existence de ces liens et permet de mieux les définir. Disons tout de suite que la sculpture,
d’ampleur limitée, du portail de l’église girondine, revêt une très réelle homogénéité d’exécution, due,
on n’en doutera pas, à l’action d’un seul artiste. Les figures des frises, qui ont pu recevoir un meilleur
développement que celles de chapiteaux surmontant des colonnes de faible largeur, comportent plus
de détails et ont sans doute été réalisées avec plus de soin, mais il n’empêche que l’ensemble des sculp-
tures sort des mêmes mains, et qu’en dépit d’imperfections, souvent légères, il présente une indéniable
qualité.
À Marcillac, le relief des œuvres n’est jamais très fort, le modelé est peu accentué, mais les
formes sont cependant détachées les unes des autres de manière bien visible. Hommes et animaux,
malgré la présence d’une végétation envahissante, se discernent clairement au sein de compositions
pourtant complexes, dans lesquelles ils déploient une agilité parfois insolite. Par ailleurs, les figures
humaines, un peu grêles, aux têtes plutôt lourdes, sont d’un dessin assez simplifié. Ceci est notamment
vrai dans les visages, dont les nez un peu forts et retroussés en bout prolongent les fronts par une légère
courbure, dont les bouches apparaissent comme de simples fentes, et qui sont encadrés de chevelures
en mèches raides tombant sur la nuque. Quant aux drapés des personnages, absolument schématisés,
ils suggèrent que leurs porteurs sont vêtus de tuniques s’arrêtant sous le genou, un peu froissées sur la
poitrine par des bourrelets demi-circulaires, et entre les jambes par des plis en V, lesquels deviennent
des arcs de cercle lorsque les personnages sont assis.
Quant au traitement des détails des figures animales, on note, surtout sur les frises où les reliefs
superficiels sont plus nombreux et apparaissent mieux, chez les lions et autres carnassiers des crinières
composées de longues mèches en fer de lance, et chez les oiseaux de courtes plumes arrondies et ser-
rées, ou triangulaires et plus espacées, et un dessin sommaire des pennes.
Enfin, les rinceaux, omniprésents, montrent des tracés tourmentés qui s’enchevêtrent sans
répondre à aucun schéma directeur. D’un modelé assez gras, leurs tiges assemblent plusieurs gros brins
– trois en général, celui du centre étant alors proéminent – et il s’en échappe des feuilles d’une exécu-
tion rapide, aux lobes flexibles, en relief ou en creux.
Tous ces éléments de la facture appartiennent également à la sculpture du rez-de-chaussée du
frontispice de l’Abbaye-aux-Dames de Saintes, qui en offre des exemples dont la qualité plastique est

17
À Jarnac-Champagne, des oiseaux ont la même attitude, Sur des tailloirs de l’Abbaye-aux-Dames ou sur un chapiteau
mais ils becquètent une grande feuille qui dessine avec ses de Conzac, les oiseaux prennent bien des tiges dans leurs
voisines de larges corolles dans lesquelles ils sont installés. becs, mais se font face banalement, sans se contorsionner.

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jacques lacoste

plus ou moins bonne selon les différents sculpteurs qui les ont exécutés 18. Confrontées à la sculpture
de Marcillac, les plus belles œuvres, peu nombreuses, montrent davantage de modelé et d’élégance dans
les figures humaines vêtues ou nues, et une organisation des rinceaux plus rigoureuse. D’autre part, les
reliefs de Saintes, quelle que soit leur valeur esthétique, offrent des drapés animés de plis plus nom-
breux, et des visages aux traits un peu moins simplifiés que ceux de l’église girondine, mais cet écart
est toujours très faible, et tient en partie au fait que les sculptures de l’Abbaye-aux-Dames ont en général
des dimensions supérieures. En revanche, aucun relief de Marcillac n’est dessiné de manière aussi
heurtée que certaines figures des voussures de Saintes – notamment plusieurs de celles des arcades
nord et sud –, ni entaché par la surprenante maladresse qui affecte les proportions et les gestes des
personnages de la voussure du Massacre des Innocents du portail. Il faut même reconnaître que
l’habileté de la composition des frises, la souplesse des attitudes de certaines de leurs figures qui parais-
sent presque flotter dans l’espace (fig. 3-4) – postures visiblement inspirées de celles de diverses figures
des voussures de la grande façade saintongeaise – s’avèrent très proches de quelques-unes des meil-
leures images de Saintes.
Somme toute, il est manifeste que la facture du sculpteur de Marcillac s’intègre parfaitement
à celle de « l’atelier » de la façade de l’Abbaye-aux-Dames. Il n’est pas trop téméraire d’émettre l’hypothèse
qu’un observateur aussi attentif à la technique de ce décor qu’à ses compositions iconographiques ait
participé à sa réalisation.
Si l’on procède, à présent, à l’analyse minutieuse – qu’il serait fastidieux de décrire ici, parce
qu’elle est absolument la même que la précédente – de la facture des sculptures de l’intérieur du chevet
de Marignac, ou de la façade de Corme-Ecluse et de l’abside de Jarnac-Champagne – le cas des reliefs
de l’abside de Conzac devant être traité séparément pour les raisons que nous avons évoquées 19 –, on
aboutit à des résultats identiques : toutes ces œuvres révèlent des sculpteurs issus également du chan-
tier de l’Abbaye-aux-Dames, dont les savoir-faire sont tellement semblables qu’il est très problématique
de les distinguer les uns des autres. Il n’est pas exclu qu’il leur soit arrivé de travailler ensemble aux
mêmes décors. On a là un moyen de comprendre, en laissant intentionnellement subsister un léger
flou  20, les relations entre les auteurs de tous ces décors sculptés. D’autre part, il est clair que l’artiste
du portail de Marcillac appartenait à cette « mini nébuleuse » de sculpteurs. De la sorte, s’élargissent
légèrement les contours de l’activité d’une équipe qui a propagé les acquis du style né à la croisée de
Saint-Eutrope, tel qu’il a été interprété à la façade de l’Abbaye-aux-Dames vers 1120 ou peu après. Ces
sculpteurs, vraisemblablement, ont pris le relais autour de 1130. On les repère principalement dans la
région au sud de Saintes, Marcillac, en Gironde, mais aux franges de la Saintonge, marquant l’extension
la plus méridionale de leur champ d’action.

18
Voir Jacques Lacoste, «  Les sculptures romanes de droite de l’arcade nord –, plusieurs chapiteaux où hommes
l’abbatiale Notre-Dame », dans Gensbeitel (dir.), L’Abbaye- et animaux s’agitent dans des rinceaux, et divers bandeaux
aux-Dames de Saintes, Paris, 2009. Dans le texte de ce chapitre, qui encadrent les voussures du portail et de l’arcade nord.
19
une erreur s’est glissée à propos d’œuvres de la façade du Bien que marqué par la sculpture de Saint-Eutrope, le
monument qui affichent une certaine banalisation du style. sculpteur de Conzac avait une grande connaissance des
Il faut lire, p. 18 : « C’est notamment le cas de personnages procédés du métier des sculpteurs de l’Abbaye-aux-Dames
pourtant de bonne facture, tels les anges entourant la main et a pu lui aussi passer par ce chantier.
20
de Dieu sur le portail, ou les saints rejoignant le Christ Nous ne pensons pas qu’il soit judicieux d’entreprendre
de l’arcade nord de la façade – à l’exception du Christ lui- de distinguer à toute force ces différents sculpteurs. Nous ne
même et de la figure à sa droite – et des personnages de croyons pas davantage qu’il faille attribuer toutes les œuvres
la Scène de l’arcade sud ». En définitive, si l’on fait le bilan en question à un seul artiste, car ce serait alors ne pas tenir
des œuvres de grande qualité de cette façade, on notera, compte de différences dans l’harmonie des compositions,
en premier, la petite voussure aux personnages dans des dans le dessin plus ou moins souple des figures, différences
rinceaux de vigne de l’arcade méridionale, puis les deux certes peu considérables, mais réelles, qui ici ou là parsèment
figures dont il vient d’être question – le Christ et l’apôtre à sa l’ensemble de la production.

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le portail de l’église de marcillac (gironde)

On ne doit pas omettre de signaler que dans plusieurs édifices ils n’ont pas travaillé seuls. À
Jarnac-Champagne, d’autres sculpteurs ont produit des corbeilles à l’intérieur de l’abside et même
quelques sculptures à l’extérieur, à Marignac le décor de la corniche extérieure et une ou deux corbeilles
intérieures ne leur sont pas imputables, à Conzac, les chapiteaux de l’arcature basse de l’abside, et
d’autres en hauteur, ne sont pas de leur cru. Toutefois, quelques rares exceptions mises à part, ce sont
eux qui ont exécuté les reliefs les plus en vue et qui ont réalisé les meilleures œuvres. Ceci se vérifie
d’autant plus qu’ils ont été chargés à deux reprises au moins – à Corme-Ecluse, et à Marcillac – d’orner
ces véritables « vitrines » de l’édifice roman que sont les façades. Probablement, bien entendu, leur
demandait-on de participer également à la construction des parties des monuments qu’ils embellis-
saient de leurs reliefs, mais l’impression demeure, en raison de la diversité des formules architecturales
de ces édifices, qu’ils étaient principalement requis pour la réalisation de la décoration, qu’ils étaient
donc employés avant tout comme sculpteurs. En conséquence, on peut entrevoir qu’ils aient effectué
en peu d’années leurs travaux – même si ceux-ci concernaient en outre des parties de monuments qui
ont disparu  21 –, ce qui expliquerait que leurs procédés techniques et leurs motifs décoratifs soient
restés si semblables à eux-mêmes d’un édifice à un autre.
Une dernière remarque rejoint ce que l’on constate à peu près partout dans le monde roman à
propos de la diffusion de l’art des sculpteurs, et également d’ailleurs des conceptions et des techniques
architecturales. Les sculpteurs dont nous avons évoqué les réalisations n’ont pas travaillé au sein d’un
ordre religieux. Ils ont d’abord œuvré dans un monastère indépendant de moniales bénédictines –
l’Abbaye-aux-Dames –, puis dans deux prieurés rattachés à l’abbaye de Charroux – Marignac et Jarnac-
Champagne –, dans une dépendance de l’établissement clunisien de Saint-Jean d’Angély – Corme-Ecluse
–, dans un prieuré assujetti directement à Cluny –Conzac– et dans une probable église paroissiale –
Marcillac. On est donc en droit de supposer que ce qui a suscité l’appel de ces artistes dans des édifices
d’obédiences religieuses aussi diverses, mais pour lesquels avait constamment été recherchée la qualité
de l’architecture, ne peut être que le renom des sculptures de Saintes à la réalisation desquelles ils
avaient participé au moment de leur formation.
On l’aura compris : ils ont été une véritable « caisse de résonance » d’un style de sculpture né
à Saintes, dont ils ont aidé à propager les procédés techniques et certains schémas d’images auprès de
sculpteurs, tels ceux qui ont parfois œuvré avec eux, et d’autres encore, qui à leur tour apportèrent leurs
interprétations, leurs modifications, contribuant à vivifier ce qui devenait ainsi le premier en date des
grands courants de la sculpture romane saintongeaise. Mais, ce faisant, ils ont orienté cet art vers un
domaine de représentations iconographiques essentiellement décoratives, même si on peut soupçon-
ner qu’elles aient parfois un sens symbolique, dont il n’est pas souvent sorti jusqu’au milieu du XIIe
siècle.

21
Nous n’avons plus en effet, la nef et la façade romanes de
Jarnac-Champagne, la nef romane de Marcillac, la façade
romane de Conzac.

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The Engoulant :
Development, Symbolic Meaning and Wit
Deborah Kahn

Éliane Vergnolle first raised the topic of the engoulant while we were swimming in the Atlan-
tic one hot July day near Woods Hole, Massachusetts. Soon thereafter I began working on the subject
and almost immediately found myself afloat again – this time in a deluge of photographs and examples
that Éliane Vergnolle sent across that same ocean. It is entirely right, therefore, that this brief study of
the engoulant in should be dedicated to Éliane Vergnolle. It addresses the particular type of medieval
grotesque that actually seems to devour – engouler – the architectural member which it adorns (fig.
1). Such grotesques embellished every conceivable architectural component – capitals, bases, corbels,
vaults and windows as well – as manuscripts, ivories and metalwork. This distinctive grotesque form,
which consists of cat-like or leonine heads, executed as if emitting or consuming the element which
they decorate or abut, emerged almost simultaneously in the monumental painted and sculptural
decoration of several regions of France. The type appeared early in the second quarter of the twelfth
century in the Rhône Valley and the western reaches of France. It soon became widespread as the
carved capitals in Provence and wheel windows southern England demonstrate (fig. 2), while in some
areas such as northern Spain and Croatia examples continued to be produced well into the thirteenth
century. These new inventions were conceived in a three-dimensional form and on a grand scale. The
power of this new version of grotesque was enormous. Reality was inverted, as the image seemed poised
on the brink of devouring the very architectural element that it embellished. It thus both enhanced
the notion of the all-consuming demon and conformed to the new approach of early Gothic sculpture,
where the multiple images and narratives that had decorated Romanesque capitals were streamlined
into single, independent motifs that enriched the entire form of the capital. This study will examine
the origins of such grotesques, their development, symbolism and their possible implications for con-
temporary wit.

The sources of the motif were based on two distinct traditions: the decorative heads of the
classical world and the grotesque masks of Insular and Anglo-Saxon manuscripts. Antiquity, of course,
provided heads of all types – mortal, divine, leonine and theatrical – and in various positions, as acro-
teria, on rainspouts, doorknockers, cornices, bases and capitals. Such Roman, ornamental heads were
fully integrated into the vocabulary of eleventh and twelfth century Europe, though the form and
method of their use varied considerably from region to region.1 This diversity had much to do with
the tenacity of pre-existing, regional, artistic traditions. In Provence, for example, which housed some
of the finest Roman remains north of the Alps, the imitation of antique models was thoughtful and
precise.2 At Nîmes Cathedral, for example, lion heads exhibit the sculptor’s keen interest in Roman

1
For the influence of classical sculpture on Romanesque Saint-Denis – Lisieux – Chartres”, Art de France, I, Paris,
masks and of independently carved heads see especially 1961, p. 47-56.
2
Jean Adhémar, Influences antiques dans l’art du Moyen Victor Lassalle, L’influence antique dans l’art roman
Âge. Recherches sur les sources et les thèmes d’inspiration, provençal, Paris, 1970; Richard H. Hamann-MacLean,
Studies of the Warburg Institute, 7, London, 1939, p. 160- “Antikenstudium in der Kunst des Mittelalters”, Marburger
161 ; Jacques Thirion,  “Souvenirs antiques et créations Jahrbuch für Kunstwissenschaft, 15, 1949-1950, p. 157-250;
romanes : les sculptures de l’ancienne cathédrale de Die”, Alan Borg, Architectural Sculpture in Romanesque Provence,
Gazette des Beaux-Arts, 1990, p. 150-153  ; Willibald Oxford, 1972, especially p. 128-129.
Sauerländer, “Art antique et sculpture autour de 1200.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 313-322
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100209

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deborah kahn

Fig. 1 : Notre-Dame de Cunault (Maine-et-Loire). Fig. 2 : St. Mary, Patrixbourne (Kent).

Fig. 3 : The Book of Cerne, Cambridge University Library Fig. 4  : Ramsey Psalter, London, BL Harley MS 2904
L1,I. 10 (fol. 31v). (fol. 4).

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the engoulant

models, perhaps even in a cornice such as that from the nearby Roman remains at Saint-Rémy. Even
in the more distant provinces of the empire, twelfth century sculptors copied classical physiognomies
and distinctive mask forms.3 A fragmentary ex situ block from Rochester Cathedral has a grimacing
mask with large apertures for mouth and eyes and a wild mop of hair.4 This example was clearly based
on Roman theatrical masks borrowed perhaps, from a medieval illustrated Terence, or from carved
theatre masks.5
Yet, despite the impact of Rome, Romanesque grotesque heads and masks were far more than
mere trickledown derivatives of Roman prototypes. In the sculpture of the Roman world, heads and
foliage were almost always represented separately. The formula of a head spewing forth vines or small
creatures, so popular in the early Middle Ages, was for the most part alien to Roman sensibilities in
the same way as was the integration of text and image in a manuscript. It was left to the medieval
period for these independent forms to be mingled and ultimately fused into a composite unit. Once
the possibility of heads issuing foliage took root in the early Middle Ages it became an irrepressible
motif and one that lasted through the Renaissance.6 Moreover, the antecedents of the specific grotesque
type of interest here – these devouring cat-like or leonine creatures – do not exist at all in the classical
world.
They emerge in northern Europe, in Insular manuscripts of the ninth century. In the Book of
Cerne, small but ferocious masks embellish the frame of the image around St John (fig. 3).7 Then, at
the close of the tenth century (c. 980) there was a dramatic shift. The decorative grotesque masks that
had been used sporadically in the ninth century, became enormously popular after the production of
the spectacular Beatus vir initial in the so-called Ramsey Psalter (London, British Library MS Harley
2904 fol. 4) (fig. 4).8 It is difficult to get a sense of the grand scale and bright pigments of this stylisti-
cally innovative initial from a reproduction. It is enormous – over half a foot tall – and painted in a
vibrant array of brilliant blues, oranges, pale pinks and somber greens all encased in a frame of gold.
The magnificence and intensity of the head at the center of this initial, together with its effectiveness
as a clasping device, assured the longevity of the motif. Following its use in the Ramsey Psalter such
masks frequently adorned the Beatus vir initials in northwestern Europe. The acceptance of this mask
type in the embellishment of the psalter (one of the main texts of the period), ensured its integration
in the Romanesque decorative vocabulary. Indeed, by the second half of the eleventh century the motif
had become common currency in the initials of England, Normandy and northern France (fig. 5).9
In sculpture too, this Anglo-Saxon manuscript motif was taken up with enthusiasm on both
sides of the Channel. In their first incarnation in the early eleventh century these masks are small,

3
Willibald Sauerländer, “Architecture and the Figurative Zarnecki, “Romanesque Arches Decorated with Human
Arts: the North”, in Robert L. Benson and Giles Constable and Animal Heads”, Journal of the British Archaeological
(eds.), Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, Association, XX-XXI, 1957-1958, p. 1-35, reprinted in
Cambridge MA, 1982, p. 671- 710. George Zarnecki, Studies in Romanesque Sculpture,
4
There was a second, virtually identical roundel at Rochester London, 1979, article VI, p. 1-35.
7
Cathedral, now lost, which appears in a 1939 photograph in Michelle Brown, The Book of Cerne. Prayer, Patronage
the Collection of Rochester Cathedral Library. and Power in Ninth Century England, London, 1996.
5 8
Leslie W. Jones and Charles R. Morey, The Miniatures of The importance of this initial is well documented.
the Manuscripts of Terrence prior to the Thirteenth Century, See Frances Wormald, “Decorated Initials in English
2 volumes, Princeton, 1930-1931. The nearby Roman town Manuscripts from A.D. 900-1100”, Archaeologia, XCI,
at Richborough, where there were numerous important 1945, p. 48-49; Janet Backhouse, Dereck H. Turner, Leslie
buildings, including an amphitheater, could have supplied Webster (eds.), The Golden Age of Anglo-Saxon Art 966-
the model. Victoria History of the Counties of England, Kent, 1066, London, 1984, p. 60; Jonathan J.G. Alexander, The
III, ed. W. Page, London, 1932, p. 32. Decorated Letter, New York, 1978, p. 68.
6 9
Nicole Dacos, La découverte de la Domus aurea et la for- Elzbieta Temple, Anglo-Saxon Manuscripts 900-1066,
mation des grotesques à la Renaissance, London, 1969. For London, 1976, p. 64 -65, entry 41; Otto Pächt, Book
one of the most creative approaches to heads on arches in Illumination in the Middle Ages, London and Oxford, 1986,
the Romanesque period, see Françoise Henry and George p. 86-89.

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deborah kahn

Fig. 5 : Lambeth Bible, London Lambeth Palace Fig. 6 : Échillais (Saintonge).
Library MS 3 (fol. 286).

often taking the place of the angle volute or central rosette as on the west capital of the south doorway
at St John the Evangelist, Milborne Port in Somerset or the upper storey of the tower at Saint-Benoît-
sur-Loire.10 Just as in manuscripts the sculpted versions issue sprays of foliage through their mouths.
But by the early twelfth century there was a general reconfiguration of the grotesque mask: heads came
to occupy the full height of the architectural component which they adorned. Éliane Vergnolle herself
has shown that the change had already taken place by 1100 at Saint-Martin d’Ainay in Lyon.11 Many of
these early twelfth century examples spew foliage or small monsters from their mouths, a type that
rapidly spread across the European stage. The internationalism of the motif is clear given that almost
the same capital type is found at Canterbury, Königslutter and Modena in the second half of the twelfth
century to name but a few.12 Then, in the second quarter of the twelfth century, a new step was taken.

10
For Milborne Port see George Zarnecki, “1066 and Hans-Henning Grote (eds.), Königslutter und Oberitalien
Architectural Sculpture”, Proceedings of the British Academy, Kunst des 12.Jahrhunderts in Sachsen, Braunschweig, 1980,
LII, 1966, p. 98-99. For Saint-Benoît-sur-Loire see Éliane p. 56-63; for Modena see Roberto Salvini, Il duomo di
Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire et la sculpture du XIe Modena e il romanico nel modenese, Modena, 1966. See also
siècle, Paris, 1985, p. 138. Éliane Vergnolle, “Les plus anciens chapiteaux de la cathé-
11
For Saint-Martin d’Ainay, see Éliane Vergnolle, “ Saint- drale de Lausanne”, in Peter Kurmann and Martin Rohde
Philibert de Tournus. Le remaniement des parties orienta- (eds.), Die Kathedrale von Lausanne und ihr Marienportal
les au début du XIIe siècle et son décor sculpté”, Le décor im Kontext der europäischen Gotik, Berlin and New York,
retrouvé à Saint-Philibert de Tournus, Actes du colloque du 2004, p. 75-87, especially p. 83. Willibald Sauerländer draws
Centre International d’Études Romanes, Tournus, 2003, p. attention to the connection between the capital as caput as
140-175 ; see also André Chagny, La basilique Saint-Martin often described in medieval texts including the writings of
d’Ainay et ses annexes, Lyon, 1935. Isidor of Seville. See “Die gestorte Ordnung oder ‘Le cha-
12
For Canterbury see Deborah Kahn, Canterbury piteau historié’”, in Herbert Beck and Kersten Heugevoss-
Cathedral and its Romanesque Sculpture, London, 1984, Durkop, Studien zur Geschichte der Europäischen Skulptur
p. 82; for Königslutter see Hans Gerhard Meyers, “Der im 12./13. Jahrhundert, vol. 2, Frankfurt, 1994, p. 431-451,
Jagdfries von Königslutter”, in Martin Gosebruch and especially p. 439.

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the engoulant

Fig. 7 : Saint-Trophime, Arles Fig. 8 : Saint-Lazare, Autun

A number of grotesque masks were not only extended along the full height of the capital, from the
impost to the necking, they were also carved so that the mask wrapped around all sides of the block.
Thus, these new capitals were completely subsumed by the head. The most distinctive feature becomes
the gaping mouth, open as if in the process of swallowing the abutting architectural unit (fig. 6). Each
of these grotesques is depicted as a voracious, all consuming force, descending from above, jaws
clamped firmly around the bell, so that it appears that the bottom jaw of each mask reaches around
behind the back of the capital. In their most extreme form the jaws encompass both capital and neck-
ing band, bearing down on the shaft below, as if ingesting a strand of spaghetti . No matter their posi-
tion – be it around wheel windows as at St Mary, Patrixbourne (fig. 2) or St Nicholas Barfreston both
in Kent, on bases, as at on the façade of Saint-Trophime at Arles (fig. 7) or on any number of painted
(fig. 10) or carved capitals – these engoulants have common characteristics – pointed ears, wild tufted
hair, large ringed-eyes and flattened noses, like the masks initiated in Insular and Anglo-Saxon ma-
nuscript decoration.13
Engoulant capitals were already present in the Rhône Valley at the start of the second quarter
of the twelfth century – the best known example being that from the south side of the Judgment por-
tal at Saint-Lazare at Autun of around 1130 (fig. 8).14 There are numerous contemporary examples in
the south western territories of the Angevin Empire where the densest cluster of engoulant to be

13 14
A fragmentary engoulant and trefoil arch now reused in Denis Grivot and George Zarnecki, Gislebertus
a wall near the Kings’ School in Canterbury that is abut- Sculptor of Autun, New York, 1961, p. 80. As the authors
ting the cathedral precinct suggests that a wheel window note, Victor Terret, La sculpture bourguignonne aux XIIe
with engoulant may have been used at Christ Church, et XIIIe siècles, Autun, 1925, p. 119, argues that the head
Canterbury. This would explain the examples in the local represents the Leviathan, an interpretation which is rejected
parish churches of St Mary Patrixbourne and St Nicholas by Grivot and Zarnecki.
Barfreston.

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deborah kahn

Fig. 9 : Angers Fig. 10 : Notre-Dame du Vieux Pouzauges


(Vendée).

found.15 Although the general type of grotesque is standard they do vary in character. That at Échillais
(Saintonge) (fig. 6), with its mastiff-like jowls and finely incised, tufted hair has a threatening appear-
ance.16 Other examples, such as that at Angers seem almost to be grinning (fig. 9).17 And the motif is
not reserved solely for architectural sculpture. Despite the rarity of painted decoration, three engoulant
heads are represented in deep ochres and grays on a nave respond capital at Notre-Dame du Vieux-
Pouzauges – again in western France (fig. 10).18
It is worth noting that the engoulant emerged as a sculptural form amid a period of new tech-
nical developments in stone carving. It was just during the 1130s that sculptors began taking the chisel
to the angle of the block rather than adhering to the early medieval practice of carving independent,
flat surfaces in low relief. This new approach to the three dimensional possibilities of stone is also
evident in the earliest attempted column-figures such as those from Saint-Denis.19 We see these pos-
sibilities fully explored on the façade of Saint-Trophime at Arles.20 Here there is a radical turn. It is not
the capitals but the bases that are transformed into engoulants, and they are distinctive in that the usual
stylized feline form has been exchanged for what is here quite clearly a lion (fig. 7). This transformation
of the engoulant is completely in keeping with the program of the entire plinth at Saint-Trophime which
shows an almost cult-like fascination with the lion in its various guises.21 The engoulant lions of Saint-

15
See the examples at Argenton-Château, Aulnay, Cunault, 1960), p. 60-62.
20
Échillais, Fenioux, and Saint-Jouin-de-Marnes or those which Jean-Pierre Dufoix, Yacine Azzoug, Dominique
adorn the portal from La Réole (near Bordeaux), now in the Rigaux and Andreas Hartmann-Virnich, Le portail de
Isabella Stewart Gardner Museum in Boston (see Cornelius Saint-Trophime d’Arles. Naissance et renaissance d’un chef-
Vermeule, Walter Cahn and Rollin van Hadley (eds.), d’œuvre roman, Actes sud, 1999.
21
Sculpture in the Isabella Stewart Gardner Museum, Boston, For a recent study of the connotations of the lion in the
Trustees of the Isabella Stewart Gardner Museum, 1977, p. twelfth century see Giovanna de Appolonia, “Secular and
78). The geographic concentration of the engoulant in Poitou Sacred Justice : The Column-Bearing Lion in the Protiri
and Saintonge was first noted by Victor-Henri Debidour, Le of Northern Italy”, Ph.D., Boston University, 2009. See
bestiaire sculpté du Moyen Âge en France, Paris, 1961, p. 72. also Otto Kurz, “Lion-masks with rings in the west and
16
René Crozet, L’art roman en Saintonge, Paris, 1971, in the east”, The Decorative Arts of Europe and the Islamic
p. 150. East, London, 1977, p. 22- 41; Willibald Sauerländer,
17
Ibidem, p. 178. “Löwen in Lyon”, in Artur Rosenauer and Gerold Weber
18
Christian Davy, La peinture murale romane dans les Pays (eds.), Kunsthistorische Forschungen. Otto Pächt zu seinem
de la Loire, Laval, 1999. 70. Geburtstag, Salzburg, 1973, p. 215-224, reprinted in
19
Erwin Panofsky, Renaissance and Renascences in Willibald Sauerländer, Romanesque Art: Problems and
Western Art, New York, 1972 (first published, Stockholm, Monuments, London, 2004, volume 1, p. 350-370.

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the engoulant

Trophime have been carved so that all trace of the block of stone has been eradicated. Their bold form
seems to bear the imprint of the carved lions of the Roman world. In the region of Provence there can
be no doubt but that sculptors had easy access to such models.
Indeed, it is clear that the engoulant first emerged precisely in regions where there was a wealth
of Roman monuments. The pilaster capitals with grotesque masks of the 1147 tomb of Saint-Lazare at
Autun (a city well known for its abundant Roman remains) demonstrate the point. As Neil Stratford
notes, the drill bit tooling marks, the fluted pilasters and the inlaid marbles indicate a studied look at
Roman techniques.22
From a purely formal point of view then, the engoulant has a clear path of development. The
type emerged in several areas of France almost simultaneously and once it was in the air, found fertile
ground in regions where Roman monuments were densest.

None of these grotesque heads is accompanied by an inscription that might help to further
explain their significance. But there are occasional attributes, gestures, related imagery and texts that
provide a sense of the twelfth century reading of these ferocious heads beyond mere decorative embel-
lishment. For example on capitals at both Lescar in the Pyrénées and Bouhet in Saintonge, grotesque
heads – in the place of volutes – chomp down on a pair of human figures.23 The significant detail in
these compositions is the form of the belts worn by the ingested figures. These have large central discs.
As George Zarnecki has shown, such belts, “belts of strength”, indicated that the wearers had evil intent,
gigantic size and potent strength.24 Thus, this age-old theme – the human devoured by monsters – takes
on new meaning in the context of the engoulant.
Other attributes that spell evil intent or demonic power are often found on these large, gro-
tesque heads.25 For instance, many have the horns and flaming hair of devils as in the case of one of a
choir capital at Saint-Benoît-sur-Loire or a capital from Bords in Saintonge.26 Many exhibit base facial
expressions and here it is hard to resist pointing to parallels in the classical world – for instance Greek
coins imprinted with the Gorgon’s head.27 Some, such as the famous capital of the crouching monster
in the chapter house at Saint-Remi at Reims, go so far as to stretch their jaws wide thereby displaying
threateningly sharp teeth.28 One would be hard pressed to associate such heads with anything other
than perfidious significance. Such wide open, toothy jaws are always threatening.29
The demonic associations of the open mouthed monster dovetail with another established,
contemporary iconography, the image of the Mouth of Hell. Jérôme Baschet has shown that the Mouth

22
Neil Stratford, «  Le Mausolée de Saint-Lazare à tropaïque des images de l’Antiquité au Moyen Âge”, Actualité
Autun », dans Matthieu Pinette (dir.), Le tombeau de Saint de l’art antique dans l’art roman, Cahiers de Saint-Michel
Lazare et la sculpture romane à Autun après Gislebertus, de Cuxa, XXXIX, 2008, p. 209-222 ; François Garnier, Le
Autun, 1985, p. 19-20. The influences of the antique in the langage de l’image au Moyen Âge. Signification et symboli-
western region of France are well known, see for example que, Paris, 1982, p. 134-137 ; Thomas E.A. Dale,“Monsters,
René Crozet, “Survivances antiques dans le décor roman Corporeal Deformities and Phantasms in the Cloister of
du Poitou, de l’Angoumois et de la Saintonge”, Bulletin St-Michael-de-Cuxa”, Art Bulletin, LXXXIII/1, September,
Monumental, 1956, p. 7-33. 2001, p. 402-436.
23 26
For Lescar see Marcel Durliat and Victor Allègre, For Bords, see Crozet, L’art roman (cf. note 16); for
Pyrénées romanes, Zodiaque, 1969, p. 241 ; for Bouhet see Saint-Benoît-sur Loire see Vergnolle, Saint-Benoît-sur-
Crozet, L’art roman (cf. note 16), p. 149. Loire (cf. note 10), p. 255.
24 27
George Zarnecki, “A Romanesque Bronze Candlestick Charles Reginald Dodwell, The Canterbury School of
in Oslo and the Problem of the ‘Belts of Strength’”, Arbok Illumination 1066-1200, Cambridge, 1954, p. 66-67 and
Kunstindustrimuseet, I, Oslo, 1963-1964, p. 45-66. pl. 40.
25 28
Several recent authors have argued that a primary Marc Bouxin, Les chapiteaux romans de la salle capitu-
function of grotesque and demonic imagery was apotro- laire de l’abbaye Saint-Remi de Reims, Reims, 1976.
29
paic. Ruth Mellinkoff, Averting Demons. The Protecting Michael Camille, “Mouths and Meanings : Towards an
Power of Medieval Visual Motifs and Themes, 2 volumes, Anti-Iconography of Medieval Art”, in Brendan Cassidy
Los Angeles, 2004, and Alessia Trivellone, “Têtes, lions et (ed.), Iconography at the Crossroads, Princeton, 1993,
attributs sexuels: survivances et évolutions de l’usage apo- p. 43-58.

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of Hell was first depicted in the Utrecht Psalter and was fur-
ther developed in tenth and eleventh century England.30 By
the twelfth century it was an established device as on a capi-
tal now in the Cloisters Museum from Saint-Guilhem-le-
Désert.31 This cloister capital is carved with a profile mask
with flames shooting from the jaws crammed with a jumble
of terrified figures. In another twelfth century example from
Nevers, a grotesque head with flaming hair raises its upper
lip to reveal a crowd of sinners in a manner reminiscent of
the description of the Leviathan in the Book of Job where
chapter 41 reads, “Who can open the doors of his face? His
teeth are terrible. […] Out of his nostrils goeth smoke as out
of a seething cauldron. His breath kindles coals, and a flame
goeth out of his mouth […]. He is a king over all the children
of pride.”32 This textual description in which the fiery Mouth
of Hell is the Leviathan, took hold in the imagery of the thir-
teenth century as for example in the Psalter of Margaret of
Burgundy (fig. 11). In these instances, the engoulant was the
Fig. 11 : Psalter of Margaret of Burgun-
vessel of hell, although thirteenth century examples display
dy, Paris, Bibl. Ste-Geneviève, ms 1273
(fol. 19)
a neater, less chaotic view of damnation than previous cen-
turies.
Biblical texts are of great help in understanding some
of the connotations of the engoulant. This, after all, is the very moment where the bible was illustrated
in painting and sculpture in all sorts of ingenious and unexpected ways. The Book of Proverbs is awash
in passages where the mouth is conceived of as a threatening and destructive feature. Proverbs 13:3 has:
“He that keepeth his mouth keepeth his life. But he that openeth wide his lips shall have destruction.”
18:7 reads “A fool’s mouth is his destruction and his lips are the snare of his soul.” “An ungodly witness
scorneth judgment, the mouth of the wicked devoureth iniquity” goes 19:28, and so on and so forth.

The problem with viewing these masks as the solely negative, malevolent images that these
passages from Proverbs suggest, is that it is so difficult to view them without a smile. And, however
vast the gulf of cultural difference between then and now, credulity strains at the idea that the twelfth
century viewer did not also, sometimes, respond in a similar way.33 The conflicting sense of fear and

30
Jérôme Baschet, Les Justices de l’au-delà: les représenta- Culture, Éducation et Société. Études offertes à Pierre Riché,
tions de l’enfer en France et en Italie ( XIIe-XVe siècle), Rome, La Garenne-Colombes, 1996, p. 93-103, and by the same
1993. See also Gary D. Schmidtt, The Iconography of the author, “Laughter in the Middle Ages”, in Jan Bremmer
Mouth of Hell: Eighth Century Britain to the Fifteenth Century, and Herman Roodenburg (eds.), A Cultural History of
Selinsgrove, 1995, and Myriam Vannier, Evolution icono- Humor From Antiquity to the Present Day, Cambridge,
graphique et symbolique de la guile de l’Enfer en Occident 1997, p. 40-53; John A. Burrows, Gestures and Looks in
chrétien du XIe siècle au XVIe siècle, Mémoire de maîtrise, Medieval Narrative, Cambridge, 2002; Philippe Menard, Le
dir. Frank Muller, Université de Besançon, 2003. rire et le sourire dans le roman courtois au Moyen Âge 1150-
31
James J. Rorimer, The Cloisters. The Building of the 1250, Geneva, 1969; Michael Evans, “An Embedded Joke
Collection of Medieval Art in Fort Tryon Park, New York, in Gerald of Wales”, Journal of the Warburg and Courtauld
1971, p. 43-46. Institutes, LXI, 1999, p. 253-254, and Paul Binski, “The
32
Debidour, Le bestiaire sculpté (see note 15), p. 72. Angel Choir at Lincoln and the Poetics of the Gothic Smile”,
33
For smiles, laughter and humor in twelfth and early Art History, 20/3, September, 1997, p. 350-374. See also
thirteenth century Europe, see Jacques Le Goff, “Le rire John R. Clarke, Looking at Laughter: Humor, Power, and
dans les règles monastiques du haut Moyen Âge”, in Claude Transgression in Roman Visual Culture 100BC-AD 250,
Lepelley, Philippe Contamine, Carol Heitz, Charles Berkeley, 2008.
Vulliez and Jean Bouffartigue (eds.), Haut Moyen Âge.

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the engoulant

wit is at its most obvious when the engoulant appears over-


head. Though the keystone from Keynsham Abbey, with its
bulbous cheeked grotesques, is now ex situ those at St Mary,
Iffley, on the outskirts of Oxford, or Saint-Germer-de-Fly
north of Paris, remain firmly in place.34 So too does that at St
John, Elkstone, in Gloucestershire (fig. 12).35 Who can stand
on the stone paved floors below these keystones and glance up
at the masks engaged in the act of devouring the ribs that sup-
port the vault overhead without a premonition of the possible
Fig. 12 : St John the Evangelist, Elk-
consequence? And when standing below these examples, the
stone (Gloucestershire)
impending doom is so personal! The immediacy of the image
of giant heads mouthing the vaults or keystones overhead
breaks the bounds of chronological and cultural specificity. In the Poetics, Aristotle documents the
effects of mask imagery in the Antique world in a manner that may shed light on their connotations
in the early medieval period as well. He writes that the humorous impact of the mask, “… excites
laughter and is something ugly and distorted without causing pain.” He then proceeds to a broader
topic but one of immense significance for the engoulant. “The ridiculous”, he writes, “may be defined
as a mistake or deformity not productive of pain or harm to others”.36
These remarks have many important implications here. The notion that grotesques can oscil-
late between the evocations of terror of the imagined all-consuming-monster on the one hand and the
comic on the other, brings into focus the well-known relationship between laughter and terror as writ-
ers from Bergson to Freud and so many others have often set out.37 In fact, the engoulant arouses an
uneasy tension. The distinction between the real and the imagined, between the animate and inani-
mate, is intermingled and blurred. For we are used to capitals decorated with grotesques, but it is
unnerving when the capital itself becomes the grotesque, seeming to demolish the very stones that
support or – indeed – are it! The emergence of the engoulant dovetails with one of those periods in
the Middle Ages when the notion of the devil seems to have been potent. Indeed, Jacques Le Goff has
argued that Satan was a creation of feudal society – that the devil and his myrmidons were the model
of the traitor or felonious vassal.38 Whether or not Satan was an invention of medieval society I would
not want to argue here.39 But there is no question that his pronounced role emerged in the ninth cen-
tury and that by the end of the twelfth century, with the birth of purgatory, there was a major shift in
attitude to the devil’s relationship with man and woman. With its demonic associations, the engoulant
filled a specific function. It is as if the engoulant were meant to keep the Christian on their toes, to
remind them of the precariousness of any moral victory. They served as a foil necessary for the very
purpose of shoring up the concept of the perfect divinity. They alerted the Christian that the devil and
his lieutenants were lurking on the borders of the church itself.

34
For Keynsham Abbey see English Romanesque Art 1066- Basic Works of Aristotle, New York, 2001, p. 1459.
37
1200, London, 1984, p. 194, entry 163b; for Iffley see George Sigmund Freud, Jokes and Their Relation to the
Zarnecki, Later English Romanesque Sculpture 1140-1210, Unconscious, translated and edited James Strachey, New
London, 1953, p. 62; for Saint-Germer-de-Fly see Jacques York and London, 1960, first published 1905.
38
Henriet, “Un édifice de la première génération gothique: Jacques Le Goff, Medieval Civilization 400-1500,
L’abbatiale de Saint-Germer-de-Fly”, Bulletin Monumental, Oxford, 1988, p. 159-161. See also Henry A. Kelly, Satan,
1985, p. 93-145, reprinted in Jacques Henriet, À L’Aube de Cambridge, 2006.
39
l’architecture gothique, Besancon, 2005, p. 101-155, espe- Alain Boreau, Satan the Heretic. The Birth of Demonology
cially p. 139-140. in the Medieval West, translated Teresa L. Fagan, Chicago,
35
Zarnecki, Later English Romanesque Sculpture (see note 2006, argues that the thirteenth century was the period of
34), p. 62. the return of the devil.
36
De Poetica, chapter 4, in Richard McKeon (ed.), The

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deborah kahn

Much more of course deserved to be written – from considering the engoulant in the context
of the Freudian uncanny to the ways in which the motif complimented sermons and homiletic litera-
ture.40 But this small tribute to Éliane Vergnolle I hope at least points to the origins of the engoulant,
to the exceptional range of the motif and to the many ways in which their at once simple and complex
iconography compliments the aura of the divine that permeates the buildings they so engagingly and
sometimes admonishingly adorn.

40
Sigmund Freud, The Uncanny, translated David Los Angeles, 1999, first published 1919; Gerald R. Owst,
McLintock, London, 2003, first published 1919; Henri Literature and the Pulpit in Medieval England, Oxford,
Bergson, Laughter: An Essay on the Meaning of the Comic, 1966.
translated Cloudesley Brereton and Fred Rothwell,

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La Croix et les griffons.
À propos d’un tympan roman de Wilica
Piotr Skubiszewski

Wiślica – actuellement un village de 680 habitants – était au Moyen Âge à la fois une ville et
l’un des centres politiques et ecclésiastiques majeurs de la Pologne du sud 1. Sa situation géographique,
au milieu de terres particulièrement fertiles et sur la route reliant Cracovie à Sandomierz, deux capitales
régionales de cette partie du pays, y a sans doute contribué. Son organisation urbaine primitive s’est
progressivement développée aux XIe-XIIIe siècles autour d’un marché, à l’est d’un important castrum
fortifié, doté d’une chapelle. Il comportait au moins deux églises romanes ; la plus petite, érigée pro-
bablement à la fin du XIe siècle (Saint-Nicolas ?), et la plus grande, construite au siècle suivant, la
collégiale Notre-Dame 2.
C’est de cette dernière que provient le tympan taillé dans le calcaire local, objet de notre étude
(fig. 1). Il est seulement conservé en partie. La plaque qui, à l’origine, formait un demi-cercle, a été
coupée à son sommet et sur ses côtés (fig. 2). Malgré cette diminution du bloc primitif et malgré les
épaufrures et les dommages subis par le relief, le décor du tympan reste bien lisible 3. Il représente deux
griffons affrontés dont les croupes sont ornées de palmettes 4 et qui tiennent dans leurs griffes de petites
boules. Avec leur patte antérieure, les monstres agrippent une rosace qui sert de support à une croix
latine occupant l’axe de la composition ; cependant, tout en s’attaquant à cet élément végétal, les hy-
brides détournent leurs têtes de la Croix elle-même.
Les restes de l’église romane qu’ornait ce tympan ont été découverts sous l’édifice gothique
actuel lors d’une campagne de fouilles dirigées par Andrzej Tomaszewski en 1958-1963  5. C’était une
église à nef unique et chœur rectangulaire terminé par une abside. Malgré ses petites dimensions 6 et
la simplicité de son plan, elle se distinguait par deux éléments de son programme : une crypte sous le
chœur, dont les voûtes d’arêtes étaient portées par quatre colonnes, et une tribune placée dans l’angle
sud-ouest de la nef. Plusieurs éléments du décor de ce monument roman ont survécu encastrés dans
les parois de l’édifice gothique, et d’autres encore ont été mis au jour lors des fouilles. On connaît

1
Aujourd’hui Canton de Busko, Voïvodie de Kielce. Andrzej Tomaszewski, dont le monde de l’histoire de l’art
2
Sur le développement de Wiślica aux Xe-XIIIe siècles, voir en Pologne, avec la plus grande tristesse, a appris la mort
une mise au point (avec bibliographie) de Piotr Kardy, subite, survenue le 25 octobre 2010, pendant que cet article
Wiślica w średniowieczu i w okresie wczesnonowożytnym. était sous presse.
4
Studia z dziejów miasta [Wiślica au Moyen Âge et au seuil La partie postérieure du corps de l’hybride de droite a
de l’époque moderne. Recherches sur l’histoire de la ville], disparu et il ne s’est conservé qu’un petit fragment du rebord
Kielce, 2006, part. p. 23-78. Sur ses monuments romans de sa palmette.
5
voir Zygmunt Świechowski, Architektura romańska w Sur ces fouilles voir Andrzej Tomaszewski, « Kolegiata
Polsce [L’architecture romane en Pologne], Varsovie, 2000, wiślicka. Wyniki badań w latach 1958-1960 » [« La col-
p. 282-287 ; Ewa Świechowska et Wojciech Mischke, légiale de Wiślica. Résultats des fouilles des années 1958-
Architektura romańska w Polsce. Bibliografia [L’architecture 1960 »], dans Odkrycia w Wiślicy, Varsovie, 1963 (Rozprawy
romane en Pologne. Bibliographie], Varsovie, 2001, p. 139- Zespołu Badań nad polskim średniowieczem Uniwersytetu
144. Warszawskiego i Politechniki Warszawskiej, I), p. 47-82 ;
3
Dimensions actuelles de la plaque : hauteur 72 cm, lar- idem, « Kolegiata wiślicka. Badania w latach 1958-1963 »
geur 110 cm, épaisseur 18 cm. À l’origine, le tympan était [« La collégiale de Wiślica. Les fouilles des années 1958-
large d’environ 150 cm. Le bloc était cassé en deux et la 1963  »], dans Kolegiata wiślicka. Konferencja naukowa
brisure passait verticalement par le corps du griffon de gau- zamykająca badania wykopaliskowe, Kielce, 1965, p.
che. En 1964, le tympan a été nettoyé et les deux morceaux 21-63.
6
ont été joints à l’aide d’un agglomérant. La reconstitution Longueur de l’édifice 19 m, largeur de la nef 7 m.
du tympan reproduite ici est celle de notre regretté ami

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 323-340
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.101070

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piotr skubiszewski

Fig. 1 : Wiślica, Collégiale Notre-Dame. Tympan roman (cl. T. Kaźmierski, Instytut Sztuki PAN,
Varsovie).

Fig. 2 : Wiślica, Collégiale Notre-Dame. Tympan roman. Reconstitution (dessin A. Tomaszewski).

324

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la croix et les griffons

aujourd’hui, en dehors de notre tympan, une plaque tombale avec un gisant en relief, diverses sculp-
tures représentant figures humaines et animales, le stipes de l’autel primitif de la crypte, des fragments
de bases et de chapiteaux corinthiens provenant de celle-ci, et, toujours dans la crypte, la pièce la plus
remarquable du décor : son pavement en plâtre paré d’ornements, de symboles et des figures de fon-
dateurs montrés en prière et accompagnés d’une inscription : « hi conculcari querunt ut in astra
levari possint et pariter ve [...] » 7.
Aucune source écrite ne vient éclairer directement les débuts de la collégiale de Wiślica. Son
histoire peut être reconstituée plus en détail seulement à partir de la première moitié du XIIIe siècle.
Le chapitre canonial est alors pleinement constitué. Il est placé sous l’autorité de l’évêque de Cracovie.
Sa circonscription pastorale occupe le deuxième rang après l’archidiaconé de l’évêché, le plus important
du diocèse, et son praepositus siège parmi les chanoines de la cathédrale 8. On pense que, initialement,
c’était une petite communauté composée d’un praepositus et de quatre chanoines. C’était le nombre
habituel des membres du chapitre d’assez nombreuses collégiales que l’Église érige en Pologne au XIIe
siècle en concertation avec les princes et les grandes familles  9. Malgré l’absence de documents de
l’époque, certaines données historiques et archéologiques relatives au site, ainsi que les aspects stylis-
tiques du monument lui-même ont permis aux chercheurs d’avancer des hypothèses légitimes au sujet
de ses débuts. Après le règne de Boleslas III Bouche-Torse (1085-1138), la Pologne entre dans une péri-
ode où le pays est partagé en principautés régionales, gouvernées mais aussi disputées par ses fils :
Ladislas II (1105-1159), Boleslas IV le Crépu (1125-1173), Mieszko III le Vieux (1126/1127-1202), Henri
(1127/1131-1166) et Casimir II le Juste (1138-1194). En 1146, Wiślica fait partie de la principauté de San-
domierz. Boleslas IV, alors prince régnant de Pologne (princeps senior), a alloué cette province à son
frère Henri, plus tard pèlerin en Terre Sainte (1154), fondateur d’un hôpital et d’une église des Hospi-
taliers de Saint-Jean à Zagość, localité située environ 11 km au nord-ouest de Wiślica. Après la mort de
ce dernier, Wiślica devient la capitale d’une petite principauté éphémère gouvernée par Casimir II, et
quand ce prince monte sur le trône de Cracovie en 1177 et réunit sous son sceptre plusieurs régions de
Pologne, elle est à nouveau rattachée à la principauté de Sandomierz. On suppose que la collégiale a
été fondée par le prince Henri mais que l’achèvement de l’œuvre a eu lieu sous Casimir, quand ce dernier
résidait à Wiślica. C’est la période où la localité est d’un côté au sommet de sa position politique parmi
les sièges du pouvoir ducal en Pologne du sud, et, de l’autre, devient une agglomération urbaine im-
portante qui se développe vite en relation avec l’économie locale, ce qui entraîne le besoin d’une autre
église pour sa population. Le troisième quart du XIIe siècle est communément proposé comme période
de construction pour cet édifice.
Cette datation se trouve corroborée par le style des chapiteaux dont des fragments ont été
trouvés dans la crypte. Jerzy Pietrusiński les a très justement rapprochés des chapiteaux corinthiens
du portail de la collégiale de Tum, érigée près de Łęczyca, un bourg d’importance stratégique situé
alors aux confins nord de la principauté de Cracovie et lieu des diètes des princes polonais et des syn-
odes de la métropole de Gniezno depuis 1141 10. La consécration de ce grand édifice intervint le 21 mai
1161 en présence de trois fils de Boleslas III Bouche-Torse : Boleslas IV, Henri et Casimir II, ainsi que
d’Othon, le fils aîné du quatrième, alors que Mieszko III est absent. Jerzy Pietrusiński a en même temps
noté des parentés entre les monstres du portail de Tum et un autre exemple de la thématique animale

7 9
Sur ce pavement, voir Lech Kalinowski, Speculum artis. D’après Tadeusz Lalik, dix chapitres de chanoines sécu-
Treści dzieła sztuki średniowiecza i renesansu [Speculum liers ont été érigés dans le diocèse de Cracovie au XIIe siècle
artis. Le contenu des œuvres d’art du Moyen Âge et de la mais un seul en est alors une fondation de l’évêque.
10
Renaissance], Varsovie, 1989, p. 175-226. Jerzy Pietrusiski, [Intervention dans la discussion],
8
Tadeusz Lalik, «  Początki kapituły wiślickiej na tle dans Kolegiata wiślicka (cf. note 5), p. 111-112. Sur l’égli-
kształtowania się kolegiat polskich XII wieku » [« Les débuts se de Tum, voir Świechowski, Architektura romańska w
du chapitre de Wiślica et la formation des collégiales en Polsce (cf. note 2), p. 261-265 ; Świechowska & Mischke,
Pologne au XIIe siècle »], dans Odkrycia w Wiślicy (cf. note. Architektura romańska w Polsce. Bibliografia (cf. note 2),
5), p. 147- 191, part. p. 159 suiv. p. 131-132.

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piotr skubiszewski

Fig. 3 : San Frediano a Settimo, S. Cassiano. Linteau du portail de droite (cl. CESCM, Poitiers).

de cette période, un griffon provenant du portail de l’église de Czchów, toujours dans la principauté
de Cracovie (Cracovie, Muzeum Narodowe) et a attribué le décor de ces trois monuments à la seule
et même équipe d’artistes. En effet, les sculptures de Wiślica, Tum et Czchów sont stylistiquement très
proches les unes des autres, et les griffons de notre tympan accusent des affinités avec le rendu des
formes animales que l’on rencontre dans les deux autres œuvres. Leurs auteurs s’inspiraient visiblement
de l’art de l’Italie du nord. Cependant, il est extrêmement difficile de se prononcer sur la part exacte
jouée dans cet atelier par les sculpteurs d’origine italienne. Dans les œuvres romanes de Pologne,
nombreuses d’ailleurs, qui trahissent l’influence italienne, ce facteur stylistique apparaît le plus souvent
modifié par les pratiques artistiques propres à l’Europe centrale et ses écoles locales. Zygmunt
Świechowski, qui a eu le mérite d’étudier le premier le courant italianisant dans l’art roman en Pologne,
a beaucoup insisté sur l’importance de ses composantes stylistiques diverses. S’agissant du portail de
Tum, l’œuvre principale de l’atelier qui a travaillé à Wiślica, il a mis en évidence ses parentés avec la
sculpture rhénane inspirée par l’Italie 11. Les recherches ultérieures ont confirmé son caractère stylis-
tique composite : y dominent les formes d’origine émilienne mais certains motifs ne se laissent expli-
quer que par des emprunts au répertoire de l’ornementation des arts mineurs de l’Allemagne 12.
À Wiślica, ce n’est pas seulement le style du tympan qui est tributaire de l’art italien. En dépen-
dent aussi l’idée de décorer l’entrée de l’église du thème de griffon et l’iconographie de l’image elle-même.
Parmi tous les grands pays de l’Europe romane, la Péninsule s’illustre par le grand nombre d’exemples
de cette thématique sur les façades des églises 13. Le portail est l’élément de l’architecture où le monstre
apparaît le plus souvent. Il en supporte alors les colonnes (Vérone, cathédrale, portail central ; Sagra di
San Michele, abbatiale S. Michele, Porta dello Zodiaco), les voussures (Ruvo di Puglia, cathédrale, por-
tail central) ou l’archivolte du baldaquin (Siponto, abbatiale S. Leonardo) ; il recouvre les voussures

11
Zygmunt Świechowski, « Die Bedeutung Italiens für qui a travaillé à Tum, Wiślica et Czchów, voir en dernier
die romanische Architektur und Bauplastik in Polen », Acta lieu Andrzej Tomaszewski, « Ołomuniec – Wiślica – Tum
Historiae Artium, 10, 1964, p. 1-55, part. p. 17-21. Łęczycki : Itinerarium jednego rzeźbiarza? » [« Olomouc
12
Piotr Skubiszewski, «  Quelques observations sur le – Wiślica – Tum de Łęczyca : Itinéraire d’un seul et même
portail roman de Tum (Leczyca) », Alba Regia, 17, 1979, p. sculpteur ? »] (sous presse) ; l’auteur a bien voulu me com-
121-142. Sur cette problématique, voir en dernier lieu Rafał muniquer le manuscrit de cet article avant sa publication.
13
Quirini-Popławski, Rzeźba przedromańska i romańska Les exemples qui suivent sont tous bien connus de l’his-
w Polsce wobec sztuki włoskiej [La sculpture préromane et toire de l’art et faciles à trouver dans les ouvrages spécialisés.
romane en Pologne et l’art italien], Cracovie, 2006, part. p. Faute de place, la riche bibliographie qui les concerne ne
112-118 et 132-135 ; idem, Influsso italiano sulla scultura peut être citée. – On rencontre le griffon à d’autres endroits
romanica in Polonia : diretto o indiretto ?, Viterbo, 2007, p. de l’édifice, en particulier sur les chapiteaux, mais cette
26, où l’auteur rapproche certains éléments du portail de question est en dehors de notre sujet.
Tum de la sculpture « italianisante » hongroise. Sur l’atelier

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la croix et les griffons

Fig. 4 : Argenta, S. Giorgio. Tympan du portail (archives de l’auteur).

elles-mêmes (Castel Ritaldi, S. Gregorio), il décore les chapiteaux de l’ébrasement (Parme, cathédrale,
portail de gauche), la clef de l’archivolte (Fidenza, cathédrale S. Donnino, portail de droite) et les écoin-
çons (Cavagnolo, Abbatiale S. Fede) ; il figure aussi sur le linteau (San Frediano a Settimo, S. Cassiano,
portail de droite, fig. 3 ; Argenta, S. Giorgio, fig. 4) et sur les jambages (Como, S. Fedele). Parfois, il
domine l’entrée entière, juché sur la corniche de la façade (Foligno, cathédrale S. Feliciano, façade sud)
ou encastré dans l’angle du mur, au niveau de la galerie (Tuscania, cathédrale S. Pietro) ; on le place
également sur une frise de la façade (Pavie, S. Michele, frise au-dessus de la porte de gauche) et dans un
oculus (Pomposa, abbatiale, porche). Il peut enfin orner les vantaux d’une porte de bronze (Monreale,
cathédrale, porte centrale). Parfois, mais ces cas sont rares, les griffons apparaissent à l’extérieur de l’église
et en dehors de l’espace de son entrée ; dans les cathédrales S. Sabino de Bari et S. Vigilio de Trente, ils
forment les supports des embrasures de fenêtres. À ces endroits divers, les griffons sont d’habitude
représentés comme agressifs et on prend soin de bien définir leur victime : c’est l’homme (Vérone ; Sagra
di S. Michele ; Ruvo di Puglia ; Pavie), l’Arbre de Vie (Fidenza ; Pomposa), un autre motif végétal à
caractère sacré (Castel Ritaldi  14), une bête monstrueuse (Siponto, Bari), une brebis (San Frediano a
Settimo). Cependant, c’est aussi l’entrée dans son ensemble qui est visée par ces monstres (Cavagnolo ;
Como ; Foligno ; Tuscania). À de rares exceptions près, les griffons figurés sur les façades 15 et sur les
portails italiens apparaissent en paires ; parfois, c’est un autre monstre qui se trouve en face de notre
hybride et participe à l’acte d’agression (par exemple une harpie, à Castel Ritaldi).

14 15
Ici, le griffon avale un rinceau de vigne qui sort des mains À Foligno, on a placé quatre griffons en ronde-bosse sur
d’un séraphin, ce dernier placé sur la clef de la voussure. la corniche de la façade.

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piotr skubiszewski

Quant à la composition, les plus proches


de Wiślica sont des représentations qui montrent
deux griffons (ou un griffon associé à un autre
monstre) attaquant l’Arbre de Vie. Les plaques en
relief nous livrent le plus grand nombre
d’exemples de cette iconographie. Nous ne pou-
vons pas toujours définir leur destination primi-
tive, car, de nos jours et dans la majorité des cas,
ces pièces sont déposées dans des musées ou en-
Fig. 5 : Bari, S. Giovanni Crisostomo. Plaque de chancel (archives castrées dans les murs des églises. Il est toutefois
de l’auteur). justifié de penser qu’à l’origine elles ornaient les
chancels, les cippes d’autel, les fonts baptismaux
et les puits. On en citera ici les plaques conservées à S. Felice in Princis de Cimitile, au Museo Lapidare
de Torcello 16, au Museo Correale de Sorrento, au Museo Archeologico Nazionale de Cagliari 17, à S.
Giovanni Crisostomo de Bari (fig. 5) 18 et une plaque qui décore aujourd’hui le mur sud du Trésor de
Saint-Marc de Venise. Un exemple de ce thème ornant toujours la pièce du mobilier d’église à laquelle
il était destiné, est fourni par le chancel de la cathédrale S. Ciriaco d’Ancône 19.
Les monuments que nous venons de citer montrent que le thème du griffon-agresseur est mas-
sivement présent dans l’art de toutes les régions d’Italie du Xe au XIIIe siècle et qu’il devait sans doute
frapper l’esprit de qui entrait alors dans l’église ou se trouvait devant une pièce du mobilier ecclésias-
tique 20. D’une façon évidente, on ne saurait expliquer cette fréquence sans tenir compte de la symbo-
lique du griffon. Puisque il s’agit d’un thème bien étudié, il suffit de rappeler ici seulement quelques
éléments qui sont indispensables à la compréhension du tympan de Wiślica  21. Le griffon, hybride

16
Ce relief décore un cippe d’autel. Ici les griffons s’atta- Real-Encyclopädie der classischen Altertumswissenschaft.
quent à un tronc d’arbre (?) recouvert de l’ornement végétal Neue Bearbeitung, VII, 2, Stuttgart, 1912, col. 1902-1929 ;
et agrémenté d’éléments latéraux difficiles à identifier. Ingeborg Wegner, Studien zur Ikonographie des Greifen im
17
Sur ce relief, l’Arbre de Vie est agressé par un griffon et Mittelalter, Leipzig, 1928 ; Chiara Settis-Frugoni, Historia
le Pégase. Alexandri elevati per griphos ad aerem. Origine, iconogra-
18
Sur cette plaque, un griffon et un lion ailé constituent la phia e fortuna di un tema (Istituto Storico Italiano per il
paire de monstres qui s’attaquent à l’Arbre de Vie et les deux Medio Evo. Studi Storici, 80-82), Rome, 1973 ; Ingeborg
prédateurs sont accompagnés ici de deux autres animaux, Flagge, Untersuchungen zur Bedeutung des Greifen, Sankt
un sanglier et un bouc (?). Augustin, 1975 ; Konrat Ziegler, « Greif », dans Der kleine
19
Je remercie vivement Maria Teresa Lezzi Gorga qui m’a Pauly. Lexikon der Antike, 2, Munich, 1979, col. 776-777 ;
aidé à trouver plusieurs exemples de cette composition. Christiane Delplace, Le griffon de l’archaïsme à l’époque
20
Nous laissons de côté les exemples du griffon ornant impériale. Étude iconographique et essai d’interprétation
d’autres endroits de l’édifice, par exemple les chapiteaux. Eux symbolique (Institut Historique Belge de Rome. Études
aussi sont nombreux et confirment l’importance du thème de Philologie, d’Archéologie et d’Histoire Anciennes, 20),
dans le décor de l’architecture romane, mais n’ajoutent rien Bruxelles/Rome, 1980 ; Hugo Brandenburg, « Greif », dans
à notre démonstration. L’origine stylistique du tympan de Reallexikon für Antike und Christentum, XII, Stuttgart, 1983,
Wiślica fait que nous nous limiterons dans cet article aux col. 951-995 ; Peter Armour, « Greifen », dans John Cherry
comparaisons avec l’art italien. Précisons toutefois que dans (dir.), Fabeltiere. Von Drachen, Einhörnen und anderen
d’autres pays de l’Europe romane, même si le griffon n’est mythischen Wesen (traduit de l’anglais), Stuttgart, 1997, p.
pas aussi systématiquement montré à l’entrée de l’église, il 112-164 ; Xenia Gorbounova, « Arimaspoi », dans Lexicon
appartient néanmoins aux monstres du bestiaire les plus Iconographicum Mythologiae Classicae (LIMC), VIII, Zurich/
fréquemment figurés. Voir un recueil de monuments tou- Düsseldorf, 1997, p. 529-534  ; Maria Leventopoulou,
jours utile : Victor-Henry Debidour, Le bestiaire sculpté du « Gryps », ibidem, p. 609-611. On trouvera un excellent
Moyen Âge en France (Grandes Études d’Art et d’Archéolo- regard sur la symbolique du griffon au Moyen Âge chez
gie, 2), Paris, 1961, part. p. 216-220. Zdzisław Kpiski, « Symbolika drzwi gnieźnieńskich »
21 [« La symbolique de la porte de Gniezno »], dans Michał
Parmi une très abondante bibliographie, on consultera
en premier lieu Konrat Ziegler, Hugo Prinz, « Gryps », Walicki (dir.), Drzwi gnieźnieńskie [La porte de Gniezno],
dans Georg Wissowa & Wilhelm Kroll (dir.), Paulys II, Wrocław, 1959, p. 161-381, part. p. 203-210.

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la croix et les griffons

composé du corps de lion et de la tête d’aigle, armé de griffes félines et/ou serres de rapace, le plus
souvent doté d’ailes, prend ses origines dans l’imaginaire du Proche-Orient et de l’Égypte antiques où
il apparaît déjà au IVème millénaire av. J.-C. Dans l’art du monde hellénique, il est présent sous diverses
variantes depuis l’époque géométrique et se répand ensuite chez les Étrusques et les Romains. Ses
exemples grecs, étrusques et romains conservés de nos jours se comptent par centaines. Il fut un ani-
mal fabuleux parmi les plus populaires de l’Antiquité et le nombre impressionnant de griffons que les
artistes italiens du Moyen Âge avaient sous leurs yeux, sur les monuments romains, explique sans doute
aussi, indépendamment d’autres motivations, le phénomène de son emploi fréquent dans l’art roman
de la Péninsule.
Bien évidemment, c’est en premier lieu la signification du monstre qui a amené les auteurs des
programmes iconographiques chrétiens à le faire figurer sur les façades des églises et sur le mobilier
ecclésiastique. L’acception du thème du griffon s’est formée très tôt dans l’Antiquité. Eschyle (c. 525-c.
456) connaît déjà le monstre mais c’est Hérodote (490-c. 424 av. J-C.) qui en donne la plus ancienne
description circonstanciée. Dans le passage qu’il consacre aux Hyperboréens vivant au nord de la Mer
Noire, en Scythie et au-delà (Histoires, IV, 14-32), le grand historien, qui s’inspire ici du récit de
l’Arimaspée d’Aristéas de Proconnèse (2ème moitié du VIIe siècle av. J.-C.?), parle des Arimaspes, peuple
qui s’acharne à voler l’or jalousement gardé par les griffons. Cette histoire a été reprise et enrichie mais
aussi modifiée (l’Inde est parfois donnée comme la patrie des griffons) par d’autres écrivains dont
Ctésias de Cnide (seconde moitié du Ve siècle av. J.-C.), Pline l’Ancien (23-79 apr. J.-C.), Solinus (IIe
siècle apr. J.-C.), Pausanias (111/115-après 180) et Élien (c. 170-c. 230). Tous ces auteurs soulignent que
les terres du nord (ou de l’Orient) abondent en or – et Solinus y ajoute les pierres précieuses – mais les
griffons, gardiens de ces richesses, empêchent l’homme de s’en emparer et déchirent tout intrus ; dans
ces combats, les hybrides se montrent particulièrement cruels et féroces.
Dans l’art grec, on commence à représenter les luttes entre Arimaspes et griffons dans la deu-
xième moitié du VIe siècle ; souvent, on montre les hybrides veillant sur l’or amoncelé à leur côtés ou
tenant des boules du métal précieux dans leur bec, et ceci même pendant les combats. Le monde
hellénique a aussi fait du griffon le gardien et le serviteur de certains dieux : en premier lieu Apollon,
puis Dionysos, Artémis et Némésis. Dans l’art romain, le griffon n’apparaît que très rarement dans les
scènes narratives. En revanche, il est souvent utilisé dans l’ornement de l’architecture, de l’ameublement
et des objets d’usage domestique ; sa fonction alors purement décorative ne peut être mise en doute.
Il existe pourtant des représentations où le monstre garde son ancienne signification d’animal sacré
attribué à une divinité. Il apparaît, enfin, très fréquemment sur les sarcophages et les mausolées, où il
se rattache sans doute à la thématique de la mort 22. On est pourtant loin d’expliquer d’une façon con-
vaincante le caractère de ce lien sémantique. S’agit-il du gardien du défunt, du symbole de la nature
qui triomphe de la mort ou de l’incarnation des forces de l’anéantissement ?
Les auteurs chrétiens de l’Antiquité connaissent bien le griffon. Clément d’Alexandrie (c. 150-
c. 210) sait que l’hybride passe son temps à protéger l’or contre les Arimaspes pillards. Origène (c. 185-
254), qui situe l’animal en Inde, met en relief sa monstruosité. Priscillien (c. 340-385) le présente
clairement comme une des manifestations du Diable et, pareillement, selon Cyrille d’Alexandrie
(370/380-444), sa férocité reproduit la nature des démons mais aussi celle de l’homme belliqueux et
orgueilleux. Jérôme (c. 347-419) qui, lui aussi à l’instar de certains mythographes anciens, cherche son
pays en Inde, le mentionne dans ses œuvres plusieurs fois et précise que ce ne sont pas seulement les
montagnes d’or dont l’accès est interdit aux hommes par les griffons, mais aussi les escarboucles, les
émeraudes, les perles et les diamants. Ce détail du récit, repris d’après des auteurs comme Solinus, aura

22
L’emploi répété du motif du griffon dans l’art funéraire quité qui était un des plus accessibles aux sculpteurs italiens
des Romains ne peut pas être passé ici sous silence, car c’est du Moyen Âge.
précisément ce domaine de l’héritage artistique de l’Anti-

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des conséquences importantes pour l’acception ultérieure de la bête à cause de la signification spiritu-
elle profonde que le christianisme a donnée aux pierres précieuses. Jean Cassien (c. 360-c. 435), lui-
même né en Scythie, terre traditionnelle des Arimaspes et des griffons, relève que ces monstres se
soutiennent mutuellement dans leur acharnement contre le bien.
L’idée que le Moyen Âge se fait du griffon est en principe un calque de son portrait établi par
les auteurs chrétiens de l’Antiquité. Ainsi, Isidore de Séville (c. 560-636) le présente dans ses Etymolo-
giae comme le gardien des montagnes d’or dans les pays du Nord et la bête sanguinaire qui veut déchi-
queter tout humain qu’elle rencontre. Cette légende sera répétée dans la littérature latine et vernaculaire
de tout le Moyen Âge. Parfois, on l’enrichit de quelques détails « réalistes » non sans rapport, peut-être,
avec les activités de la vie quotidienne. Ainsi Aethicus Ister (auteur dont l’identité est controversée,
actif probablement à la fin du VIIIe siècle) raconte que les chasseurs hyperboréens parviennent, mal-
gré la férocité du griffon, à le pousser dans une trappe et à le faire périr sur des fers d’épieux chauffés
à blanc. Plus intéressants pourtant sont les commentaires qui tendent à adapter la symbolique du
monstre aux préoccupations politiques et aux idées de l’époque. L’auteur du De conversione Saxo-
num Carmen (Paulin d’Aquilée ?, 777 ?) assimile les Saxons païens aux griffons et chante la gloire de
Charlemagne qui, tel un conquérant de la patrie lointaine de ces bêtes cruelles, a su convertir tout un
peuple sauvage au christianisme et le transformer en des oiseaux dociles 23. C’est Raban Maur (c. 780-
856) qui asseoit cette image poétique sur le fondement solide de la théologie symbolique. Selon le
savant abbé de Fulda et archevêque de Mayence, la Scythie signifie la patrie de l’idolâtrie où les grif-
fons, ennemis et persécuteurs des fidèles, gardent les émeraudes, c’est à dire les âmes chrétiennes, les
empêchant de vivre leur foi. Ceux qui propagent la parole divine dans ces pays hostiles agissent comme
les Arimaspes qui tentent d’arracher aux monstres l’or et les pierres précieuses. L’écrivain anonyme qui
a composé le De bestiis et aliis rebus (vers 1150) connaît bien ces parallèles symboliques établis à l’époque
carolingienne et il en tire une conclusion logique : le griffon est tout simplement l’incarnation du Di-
able et il agit par jalousie, car il envie l’homme à cause de sa foi en Dieu. Le griffon, gardien féroce de
l’or et des pierres précieuses du Caucase et de la Scythie, est bien connu aussi des auteurs des grands
poèmes épiques allemands des XIIe-XIIIe siècles, le Herzog Ernst et le Trojanerkrieg. Ajoutons, enfin,
que le portrait négatif du monstre sera largement diffusé à travers l’Europe romane par les encyclo-
pédies comme le célèbre Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer, écrit vers 1120 (Gand, Universiteits-
bibliotheek, ms. 92), et par les Bestiaires 24.
Un épisode de l’histoire du nom doit être encore noté. Les chroniqueurs de la troisième croisade
désignent comme « Grifons », « Grifonaille » ou « Griffones » les habitants de la Sicile qui se soulèvent
contre les croisés, tout particulièrement contre les armées de Richard Ier Cœur de Lion, débarquées à
Messine en septembre 1190  25. Ambroise (fin du XIIe siècle), l’auteur de L’Estoire de la guerre sainte,

23
De conversione Saxonum carmen, dans Poetae latini aevi doute faite sous l’influence de l’idée antique du griffon, ser-
carolini, I (Monumenta Germaniae Historica. Poetae latini viteur d’Apollon. La même tradition a aussi inspiré l’auteur
medii aevi, I), éd. Ernst Duemmler, Berlin, 1881, p. 380- anonyme du « Pseudo-Callistène » (IVe-VIIe siècle), légende
381, v. 51-52. grecque d’Alexandre : il a fait des griffons l’attelage qui élève
24
Le thème du griffon est entré dans la seconde famille des le héros au ciel. L’idée du griffon, animal qui tire un véhicule
Bestiaires, au XIIe siècle. Il y a été introduit à travers des frag- céleste, a trouvé un écho chez Dante (« Purgatoire », XXIX,
ments de textes encyclopédiques comme les Etymologiae 106-114). Ces interprétations du monstre jouent un rôle
d’Isidore de Séville. La première version du Physiologus marginal dans la littérature médiévale.
25
grec, l’ancêtre des Bestiaires, ne connaît pas notre monstre. Sur l’intermède sicilien de la troisième croisade, voir Jean
Il apparaît dans sa rédaction dite « byzantine », texte de Flori, Richard Cœur de Lion. Le roi-chevalier, Paris, 1999,
datation incertaine (VIe-XIe siècles ?). Il y est associé au p. 109-129. Je remercie ici vivement l’auteur d’avoir attiré
soleil et, en tant que symbole de la lumière, est présenté mon attention sur cet aspect du séjour des croisés sur l’île.
comme attribut divin. Cette interpolation tardive a été sans

330

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la croix et les griffons

Fig. 6 : Parme, cathédrale, tribune de gauche. Chapiteau n° 25 (d’après A. C. Quintavalle, La cattedrale di


Parma).

décrit les insultes qu’ils adressaient aux pèlerins, voire les meurtres dont ils étaient auteurs 26. Roger
de Howden (d. c. 1201), dans sa Chronica, considère ces « Griffones » comme les plus puissants parmi
les habitants de l’île et comme ceux qui manifestent une haine particulière contre « omnes homines
ultramontanos ». Le chroniqueur raconte que le roi d’Angleterre occupa leur monastère (« monasterium
Griffonum ») et qu’il fit ériger contre eux, en face de Messine, un château « quod Mategriffun vocav-
erunt » 27. Ambroise les présente comme gens « issus des Sarrasins ». Du contexte du récit de Roger de
Howden, il ressort plutôt qu’il s’agissait des populations d’origine grecque. En tout état de cause, il est
permis de penser que l’on donnait alors ce nom aux descendants des anciens maîtres de l’île, hostiles
aux croisés et dont la foi était suspecte aux yeux des Latins.
Dans l’art médiéval et, plus spécialement dans l’art roman où il jouit d’une très grande popu-
larité, le griffon symbolise, presque sans exception, le mal et les forces démoniaques  28. L’emploi du

26
Ambroise, L’Estoire de la guerre sainte. Histoire en vers de John T. Appleby, Londres/Édimbourg, 1963, p. 14-18.
28
la troisième croisade (1190-1192) (Collection de documents Les auteurs qui découvrent dans certaines représenta-
inédits sur l’histoire de France), éd. Gaston Paris, Paris, tions romanes du griffon l’image de l’esprit de Dieu, aidant
1897, v. 549-558, 605-620 et 939-940. le chrétien dans sa lutte contre le péché, ne citent malheu-
27
Roger de Howden, Chronica magistri Rogeri de reusement aucune source à l’appui de cette interprétation ;
Houedene (Rerum britannicarum medii aevi scriptores, on trouve cette explication chez Wera von Blankenburg,
51), éd. William Stubbs, t. 3, Londres, 1870, p. 56 et 66-67. Heilige und dämonische Tiere. Die Symbolsprache der
Voir aussi Richard de Devizes, The Chronicle of Richard deutschen Ornamentik im frühen Mittelalter, Leipzig, 1943,
of Devizes of the Time of King Richard the First (Chronicon p. 242.
Richardi Divisiensis de tempore regis Richardi Primi), éd.

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piotr skubiszewski

motif en dehors d’un contexte iconographique moralisant est alors rarissime et n’a lieu que dans des
cas bien précis, dont le voyage céleste d’Alexandre, illustration d’un épisode de la légende de ce roi.
Observons au passage que les artistes qui travaillent pour l’Église sont parfaitement conscients de
l’ascendance mythologique du griffon. Ils placent une boule d’or dans le bec du monstre et les exemples
de cette iconographie sont connus par des œuvres qui vont de l’Antiquité tardive (cf. la lampe de bronze
chrétienne du IVe siècle, n° ω 48 du Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg 29) à l’époque gothique
(cf. la croix de procession provenant de Sankt Trudpert, œuvre réalisée probablement à Strasbourg
vers 1300, n° Ф 120 du même Musée 30). En Italie romane, on met les boules d’or dans les griffes ou les
serres du monstre. En témoignent, entre autres, le chapiteau n° 25 de la tribune de gauche (fig. 6) et
l’imposte du pilastre n° 39 (sous la coupole) de la cathédrale de Parme 31. L’auteur du tympan de Wiślica
a suivi cette particularité iconographique. On observe d’ailleurs des similitudes troublantes entre les
griffons de Parme et ceux de Wiślica. À Parme, le griffon de gauche du chapiteau n° 25 tient les boules
d’or dans trois serres seulement, pendant qu’une serre avant, exactement comme sur le tympan po-
lonais, saisit sa proie : un quadrupède. Le griffon de l’imposte du pilastre n° 39 regarde une rosace, qui
n’est pas sans évoquer le support de la croix à Wiślica 32.
La signification négative du griffon, conforme à l’acception du monstre forgée par les Pères et
continuée dans la pensée médiévale, a trouvé une confirmation spécifique dans la théologie morale
des XIe-XIIe siècles. Plusieurs écrivains de cette période, aussi bien des poètes, comme Ellinger, abbé
de Tegernsee (c. 980-1056), que des auteurs de traités théologiques, comme Gerhoch de Reichersberg
(1092/1093-1169) ou Pierre Lombard (1095/1100-1160), maintiennent que l’homme assujetti au péché
sombre dans un état d’abêtissement qui l’assimile aux monstres hybrides. Toute une iconographie s’est
formée autour de cette anthropologie et elle nous est parvenue dans l’illustration de quelques manu-
scrits du XIIe siècle étudiés par Gérard Cames  33 et par d’autres chercheurs  34. Ces dessins montrent
des êtres hybrides dont la complexité morphologique est exceptionnelle même par rapport à l’anatomie
extraordinaire de nombreux monstres romans : ils réunissent dans un même corps des éléments
d’espèces aussi éloignées les unes des autres que le serpent, le scorpion, l’aigle, le paon, le cerf, le cheval,
le bœuf, le lièvre, le lion et même l’homme. Ces parties anatomiques diverses sont accompagnés
d’inscriptions qui renvoient le lecteur aux sept péchés capitaux. L’entièreté du monstre présente ici le
mal dans ses aspects divers mais aussi dans sa totalité et illustre parfaitement un des vers qui sont à
l’origine de l’image : Moribus informis homo talis adesse probaris 35. Le caractère hybride du monstre
traduit la difformité morale de l’homme vicieux.

29
Alice Bank, Byzantine Art in the Collections of Soviet de textes divers en provenance de Tegernsee (Munich,
Museums, Leningrad, 1977, p. 274, n° 18. Bayerische Staatsbibliothek, clm 18158, fol. 63r), un
30
Piotr Skubiszewski, «  Form und Ikonographie des Commentaire de Psaumes de Gerhoh de Reichersberg (ibi-
Kreuzes aus St. Trudpert », dans Klaus Mangold (dir.), dem, clm 16012, fol. 185r et v), un antiphonaire (Karlsruhe,
Das Kreuz aus St. Trudpert in Münstertal/Schwarzwald in Badische Landesbibliothek, cod. Aug. perg. 60, fol. 2r) et le
der Staatlichen Ermitage St. Petersburg, Munich, 2003, p. célèbre Hortus Deliciarum de Strasbourg (anc. fol. 255v).
34
87-101, part. p. 97, pl. 29a. Sur cette question, voir aussi Karl-August Wirth, « Wege
31
Arturo Carlo Quintavalle, La cattedrale di Parma e il und Abwege der Überlieferungsgeschichte von Gestalten
romanico europeo, Parme, 1974, p. 154, fig. 476, 478, 479 ; des klassisch-antiken Mythos  : das Bild der Harpyie
p. 146, fig. 528 et 532. im ausgehenden Mittelalter (und bei Giorgio Vasari)  »,
32
Sur les origines émiliennes du chef de l’atelier qui a tra- Zbornik za Likovne Umetnosti, 17, 1981, p. 1-75, part.
vaillé à Tum, Wiślica et Czchów voir mon article cité plus p. 20-21 ; Elisabeth Klemm, « Zwischen Didaktik, Moral
haut à la note 12. und Satire. Beobachtungen zu Tieren und Monstren in der
33
Gérard Cames, « À propos de deux monstres dans l’Hor- Buchmalerei », Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte, 46/47,
tus deliciarum », Cahiers de Civilisation Médiévale. Xe-XIIe 1993/1994, p. 287-301, part. p. 298-299.
35
siècles, 11, 1968, p. 587-603. L’auteur a trouvé des exemples Cames, « À propos de deux monstres » (cf. note 32),
de cette iconographie dans quatre manuscrits : un recueil p. 588.

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la croix et les griffons

Fig. 7 : Gniezno, cathédrale. Porte de bronze, battant de droite, partie supérieure (cl. E. Kozłowska-Tomczyk,
Instytut Sztuki PAN, Varsovie).

Rien d’étonnant donc que le griffon, bête hybride par excellence – son corps de lion signifie
dans le Bestiaire l’orgueil, le péché des péchés, et sa tête d’aigle symbolise les esprits malins ravisseurs
d’âmes et les puissances de ce siècle 36 –, occupe une place importante dans le répertoire animal roman
et qu’il envahisse en premier lieu l’espace de l’entrée de l’église. Placé à cet endroit, il avertit le croyant
de la puissance du Diable et le prépare à participer à la liturgie en pleine conscience du combat qui se
poursuit dans son âme  37. C’est avec une force particulière que ce message émane des compositions
qui montrent le griffon tenant dans ses serres l’homme déjà terrassé, s’attaquant à une brebis ou agres-
sant un symbole des plus sacrés du christianisme, l’Arbre de Vie.
L’emploi du thème du griffon en relation étroite avec une scène narrative illustre particulière-
ment bien l’importance que notre monstre revêtait dans l’imagination de l’époque romane. Un ex-
emple nous en est livré par le portail déjà cité de S. Giorgio d’Argenta (Ferrare), œuvre sculptée par
Jean de Modigliana en 1122 (fig. 4) 38. Le tympan montre le martyre de saint Georges : deux bourreaux

36
Comme on le sait bien, ce n’est pas l’interprétation exclu- qui s’exprimait chez les grands auteurs ecclésiastiques, une
sive de ces deux animaux donnée par le Bestiaire. L’espace tendance magique qui lui était profondément étrangère.
limité de cet article ne nous permet pas d’entrer ici dans cette C’est également vouloir rapporter à une culture raffinée et
question. Observons seulement que, dans le cas du griffon, savante une attitude que l’on découvre dans les sociétés d’un
il serait difficile de considérer ses composantes autrement tout autre niveau d’évolution historique.
38
que sous l’aspect de leur signification négative. Le portail d’Argenta a fait l’objet de nombreuses recher-
37
On considère parfois le griffon sur les monuments chré- ches. Voir en dernier lieu Fabio Coden, « Micant hic ful-
tiens comme une image à caractère apotropaïque  ; voir gida : Il portale della Pieve di San Giorgio ad Argenta »,
Brandenburg, « Greif » (cf. note 21), col. 979, 983, 986 et Felix Ravenna, Quarta serie, 153/156, 1997/2000, p. 81-134,
992. À mon avis, c’est là attribuer à la pensée symbolique part. p. 99-109.
de l’Antiquité chrétienne et du Moyen Âge, du moins à celle

333

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piotr skubiszewski

s’emploient à attacher le saint à une roue, instrument du supplice, pendant que la main de Dieu le bénit
et accepte son sacrifice. Malheureusement, le linteau n’a pas été conservé dans son état original. Deux
figures humaines représentées au milieu de la pièce ont été martelées et seules leurs silhouettes sont
encore visibles ; en revanche, les deux griffons placés de part et d’autre sont parfaitement conservés.
La composition du linteau, où l’artiste s’est servi du langage symbolique, complète et explique le récit
de la scène du tympan : ici, les griffons figurent les démons qui sont à l’origine du meurtre du disciple
du Christ et qui s’apprêtent déjà à déchirer les auteurs de ce méfait 39. Le thème du griffon a aussi été
mis en rapport avec un événement précis sur la porte de bronze de la cathédrale de Gniezno, œuvre
réalisée vers 1175 (fig. 7)  40. Zdzisław Kępiński a démontré que la bordure développée autour de ses
dix-huit panneaux qui racontent la vie de saint Adalbert (c. 956-997), évêque de Prague, missionnaire
des Prussiens païens et martyre, constitue un commentaire de la narration hagiographique. C’est une
sorte de paraphrase du récit principal exprimée à travers des motifs tributaires des divers topoï em-
pruntés à la matière mythologique, astrologique, édifiante ou encyclopédique  41. L’auteur a ainsi dé-
couvert sur la porte de Gniezno un des plus anciens exemples d’une pratique devenue ensuite courante
dans l’art médiéval, qui consiste à commenter la trame thématique de l’image principale par des motifs
placés sur ses marges 42. Le griffon de la porte de Gniezno se trouve sur le battant de droite, parmi les
rinceaux de la bordure de droite, en face de la scène du débarquement d’Adalbert en Prusse. Ce pan-
neau ouvre le récit de la mission du martyre développé en six épisodes. Le combat d’un homme avec
un dragon, figuré sur la bordure de gauche, de l’autre côté du même panneau, constitue le pendant du
thème de griffon. Zdzisław Kępiński a très justement vu dans le griffon de la porte de Gniezno le
symbole du Diable qui, tout comme ce monstre mythique, gardien des richesses de la Scythie, surveille
les âmes des Prussiens et les empêche de s’ouvrir à la parole divine prêchée par le saint missionnaire.
L’emploi du thème du griffon à cet endroit de la porte est comparable à ce que l’auteur du De conversione
Saxonum carmen a écrit au sujet de la conversion des Saxons idolâtres. L’autre motif de la bordure,
l’homme combattant un dragon, renforce cette symbolique : lorsqu’il entre en Prusse païenne, le saint
affronte le Diable 43.
Les griffons de Wiślica tiennent dans leurs serres le support de la croix mais ils détournent
leurs têtes de l’instrument de la passion du Christ. À une époque où tout mouvement du corps et tout
geste comportait une signification précise, cette façon de représenter les monstres ne pouvait pas être
fortuite. Nous en trouvons d’ailleurs des analogies dans l’art roman, notamment dans le milieu qui a
probablement formé notre sculpteur ; à Parme, les chapiteaux de la cathédrale montrent des bêtes
monstrueuses dans la même attitude, de part et d’autre de l’Arbre de Vie ou de la figure d’un saint 44.
À Wiślica, c’est la Croix qui repousse les forces démoniaques et la question se pose de savoir quel est

39
Fabio Coden a vu dans les figures du groupe central de citer ici trois titres récents : Michael Camille, Images
Adam et Ève, identification qui n’emporte pas la convic- dans les marges. Aux limites de l’art médiéval, trad. Béatrice
tion. Les premiers parents étaient, bien sûr, coupables du et Jean-Claude Bonne, Paris, 1997  ; Lucy Freeman
péché originel mais la pensée chrétienne n’a jamais douté Sandler, « The Study of Marginal Imagery. Past, Present
de leur rédemption et il aurait alors été impensable de les and Future », Studies in Iconography, 18, 1997, p. 1-49 ; Peter
faire figurer en proie aux démons, image synonyme d’une K. Klein, « Rand- oder Schwellenphänomen ? Zur Deutung
damnation éternelle. On voit mal, également, quel lien thé- der Randbilder in der mittelalterlichen Kunst  », dans
matique aurait existé entre Adam et Ève et le martyre de Ulrich Knefelkampf et Kristian Bosselmann-Cyran
saint Georges. (dir.), Grenze und Grenzüberschreitung im Mittelalter (11.
40
Sur cette datation, voir Piotr Skubiszewski, « La porta Symposium des Mediävistenverbandes. Frankfurt a.d.O., 14.-
della cattedrale di Gniezno  », dans Salvatorino Salomi 17. März 2005), Berlin, 2007, p. 166-187.
43
(dir.), Le porte di bronzo dall’Antichità al secolo XIII, Rome, Nous n’avons pas besoin de nous arrêter ici sur la signi-
1990, p. 247-270, part. 252 et 268. fication du serpent/dragon, symbole du Diable ou du Satan
41
Kpiski, « Symbolika drzwi gnieźnieńskich » (cf. note depuis l’Ap 12, 9.
44
21). Quintavalle, La cattedrale di Parma (cf. note 31),
42
De l’abondante littérature consacrée à ce sujet, il suffit p. 145-146, fig. 498-499.

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la croix et les griffons

exactement l’objet de leur agression. De par sa forme circulaire et son emplacement, le support de la
croix sur notre tympan s’inscrit dans la tradition des croix fixées sur une sphère céleste, cette dernière
représentant l’univers créé par Dieu. La célèbre patène eucharistique du VIe siècle trouvée à Berezovo
(Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage, n° ω 209) 45 livre un des plus anciens exemples de cette ico-
nographie reprise au Moyen Âge et connue à travers de nombreuses variantes 46. À Wiślica, le monde
qui vit déjà sous le signe de la Croix, a pris la forme singulière d’une rosace à douze pétales 47. Insolite,
car la rosace de l’époque romane comportait normalement huit pétales  48, cette structure répétait les
modèles livrés par l’Antiquité classique, eux-mêmes tributaires de l’art du Proche-Orient ancien 49, et
elle traduisait la signification primitive du motif. Depuis l’aube de l’humanité, le huit exprimait l’idée
de la perfection et la foi dans l’au-delà ; le christianisme n’a fait qu’adapter cette symbolique à tout ce
qui parlait de sa propre doctrine de la vie éternelle 50. Il serait difficile d’attribuer à un hasard l’abandon
de l’aspect traditionnel de ce motif ornemental au profit d’une version rarissime à douze pétales. Au
Moyen Âge, le douze occupait une place privilégiée parmi les nombres chargés d’un sens symbolique.
C’est la Bible, certes, qui lui a assuré en grande partie cette position 51. Mais les Pères et les écrivains
médiévaux, puisqu’ils se nourrissaient aussi des traditions antiques, ont hérité de la cosmologie des
anciens avec son système de régularités métriques et l’ont rapportée à la vision chrétienne de la nature.
Le nombre douze jouait dans ce système un rôle fondamental, car il réglait le chemin apparent du
soleil à travers les constellations du zodiaque et, de ce fait, déterminait le rythme annuel de l’existence
terrestre de l’homme. Il exprimait le temps, propriété intrinsèque du monde créé par Dieu. On connaît
des représentations romanes du cercle zodiacal bordé de douze fleurons, symboles du renouveau per-
manent de la nature 52. C’est à la terre, demeure de l’homme et foyer de la vie, que s’attaquent les démons
de notre tympan.
Cependant, ce monde où fleurit l’œuvre de la création divine est protégé par la Croix et
l’emblème du Salut y est visiblement hors de la portée du Diable. Les artistes italiens du Moyen Âge
n’ignoraient pas le thème de la Croix agressée par les monstres. Un relief des VIIIe-IXe siècles, conservé
à Lucques (Museo Nazionale di Villa Guinigi, n° 405), qui montre deux bêtes féroces, langues tirées,
s’approchant d’une croix, annonce d’une certaine manière notre tympan 53. Parmi les œuvres romanes

45
Arne Effenberger et alii, Spätantike und frühbyzanti- d’entrer ici dans cette riche matière qui, d’ailleurs, a très peu
nische Silbergefäße aus der Staatlichen Ermitage Leningrad. attiré l’attention des chercheurs.
49
Ausstellung der Staatlichen Ermitage Leningrad in der Elizabeth Douglas van Buren, «  The Rosette in
Frühchristlich-byzantinischen Sammlung der Staatlichen Mesopotamian Art  », Zeitschrift für Assyriologie und
Museen zu Berlin, Dezember 1978 bis März 1979 (Staatliche Vorderasiatische Archäologie, N.F., 11, 1939, p. 99-107  ;
Museen zu Berlin. Ausstellungskataloge der Frühchristlich- Erwin Ramsdell Goodenough, Jewish Symbols in the
byzantinischen Sammlung, II), Berlin, 1978, p. 117-120, Greco-Roman Period, VII : Pagan Symbols in Judaism, New
n° 13. York, 1958, p. 175-201.
46 50
Percy Ernst Schramm, Sphaira, Globus, Reichsapfel. Heinz Meyer, Rudolf Suntrup, Lexikon der mittelal-
Wanderung und Wandlung eines Herrschaftszeichens von terlichen Zahlenbedeutungen (Münstersche Mittelalter-
Caesar bis zu Elisabeth II. Ein Beitrag zum « Nachleben » Schriften, 56), Munich, 1987, col. 565-580.
51
der Antike, Stuttgart, 1958, passim. Ibidem, col. 620-645.
47 52
Comme on le sait, les rosaces décorent très souvent les Cf. une miniature au fol. 141v du deuxième volume de la
bras des croix, surtout dans l’art de l’Empire d’Orient, et elles Bible de Saint-Vaast, de la première moitié du XIe siècle, qui
expriment alors le parallélisme typologique la Croix – l’Ar- montre le Christ en maître du cosmos et du temps (Arras,
bre de Vie. Voir, sur cette question, Joanna Flemming, Der Bibliothèque Municipale, ms. 435) ; Sigrid Schulten, « Die
Lebensbaum in der altchristlichen, byzantinischen und byzan- Buchmalerei des 11. Jahrhunderts im Kloster St. Vaast in
tinisch beinflußten Kunst, Habilitationsschrift, Jena, 1963, Arras », Münchner Jahrbuch der bildenden Kunst, Dritte
part. p. 205-212 ; Eadem, « Kreuz und Pflanzenornament », Folge, 7, 1956, p. 49-90 (part. p. 51-57 et 80).
53
Byzantinoslavica, 30, 1969, p. 88-115. Nous sommes d’avis Carlo Bertelli et Gian Pietro Brogiolo (dir.), Il futuro
pourtant que la rosace de Wiślica, vu sa fonction et son empla- dei Longobardi. L’Italia e la costruzione dell’Europa di Carlo
cement, n’appartient pas à cette famille iconographique. Magno, Genève/Milan, 2000, p. 284, n° 290 (Andrea
48
Les exemples se comptent par centaines. Il est impossible Augenti).

335

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déjà citées, il faut aussi mentionner la plaque de S. Giovanni Crisostomo de Bari (fig. 5) 54. Elle représente
deux hybrides qui attaquent l’Arbre de Vie surmonté d’une croix. Notons, pourtant, que l’instrument
de la Passion du Christ est ici de très petites dimensions, difficilement repérable dans le feuillage de
l’arbre et qu’il joue un rôle secondaire parmi les motifs de cette image. En tant que composition qui
réunit dans un ensemble thématique cohérent une croix, un disque fleuri et les griffons, le tympan de
Wiślica reste, à notre connaissance, une œuvre isolée.
L’apparition du thème de la Croix sur un tympan roman n’étonne pas. À cette époque, malgré
la croissance constante de la dévotion au Crucifié, le culte de l’instrument de la Passion du Sauveur n’a
rien perdu de son importance primitive, ni dans la liturgie de l’Église, ni dans la vie religieuse privée
des fidèles 55. Un facteur local a pu aussi contribuer à ce choix du sujet. L’abbaye bénédictine Sainte-
Croix, fondée vers 1130 dans une chaîne montagneuse proche de Wiślica, était en possession de l’insigne
relique de la Vraie Croix et son culte rayonnait de cet établissement monastique sur tout le dio-
cèse 56.
Les églises romanes de Pologne, structures aux volumes peu diversifiés, offraient aux yeux du
fidèle de l’époque des murs sobres, rarement animés par une articulation ou par les sculptures ; ces
dernières se limitaient d’habitude au décor du portail. Tout porte à croire que la collégiale de Wiślica,
édifice modeste, n’échappait pas à cette règle. L’image du conflit entre le Diable et la Croix, conflit dont
l’objet est le monde, ne pouvait pas ne pas frapper l’homme qui entrait dans cette église. Cette compo-
sition savante devait-elle exprimer uniquement l’enseignement canonique de l’Église sur l’œuvre de la
Croix et sur la sédition de son ennemi de toujours ? N’y avait-il pas d’autres motivations ?
La politique des princes polonais du XIIe siècle, outre leurs relations avec l’Empire et la Rus’
de Kiev, est largement dominée par leurs rapports avec les voisins du nord, les Poméraniens et les
Prussiens, deux peuples païens, que l’on essaye alors de conquérir et de christianiser 57. Nous ne pou-
vons pas entrer ici dans le détail de cette question ; cependant, quelques faits essentiels doivent être
rappelés en rapport avec notre sujet. Le premier tiers du XIIe siècle est marqué par les campagnes de
Boleslas III menées contre les Poméraniens, ensuite par les missions qui s’ensuivent. Le duc organise
ces missions dans les années 1120-1130 en concertation avec Rome et le clergé de Bamberg, et envoie
en Poméranie occidentale ecclésiastiques et militaires sous la direction successive d’un moine-évêque
espagnol, Bernard, et de l’évêque de Bamberg Otton (c. 1065-1139, canonisé 1189). Ces efforts sont
couronnés par la christianisation assez rapide des Poméraniens de l’ouest et par l’érection, en 1140, de
l’évêché de Wolin, subordonné alors au métropolite de Gniezno 58. Parallèlement, l’expansion de l’Église
en Poméranie orientale, déjà commencée au siècle précédent, marque des progrès importants : un

54
Alle sorgenti del Romanico. Puglia XI secolo. Bari, Sainte-Croix sur le Mont Chauve au Moyen Âge], Varsovie/
Pinacoteca Provinciale. Giugno–Dicembre 1975, catalogue Wrocław, 1992.
57
sous la dir. de Pina Belli d’Elia, Bari, 1975, p. 118-119, On consultera en premier lieu les ouvrages de syn-
n° 132. thèse qui renvoient aux études monographiques  : Jan
55
Cf. André Wilmart, « Prières médiévales pour l’ado- Powierski, Stosunki polsko-pruskie do 1230 r. ze szczegól-
ration de la Croix », Ephemerides Liturgicae, 46, 1932, p. nym uwzględnieniem roli Pomorza Gdańskiego [Les relations
22-65 ; Lilli GjerlØw, « Adoratio Crucis », the « Regularis entre la Pologne et la Prusse jusqu’à 1230 et la Poméranie
Concordia  » and the «  Decreta Lanfranci  ». Manuscript orientale] (Roczniki Towarzystwa Naukowego w Toruniu,
Studies in the Early Medieval Church of Norway, Oslo, 1961, 74, 1), Toruń, 1968 ; Historia Pomorza. I : Do roku 1466. Część
passim ; Pierre Jounel, « Le culte de la Croix dans la liturgie pierwsza [Histoire de Poméranie. I : Jusqu’à 1466. Première
romaine », La Maison-Dieu, n° 75, 1963, p. 68-91 ; Jean partie], sous la dir. de Gerard Labuda, 2e édition, Poznań,
Leclercq, « La dévotion médiévale envers le Crucifié », 1972, part. p. 323-326 et 423-424 ; Jan Powierski, Błażej
ibidem, p. 119-132 ; idem, « Prières médiévales pour rece- Śliwiski, Klemens Bruski, Studia z dziejów Pomorza w
voir l’Eucharistie, pour saluer et pour bénir la croix  », XII wieku [Études sur l’histoire de Poméranie au XIIème siècle]
Ephemerides Liturgicae, 79, 1965, p.327-347. (Biblioteka Słupska, 35), Słupsk, 1993.
56 58
Marek Derwich, Benedyktyński klasztor św. Krzyża En 1188, cet évêché est placé directement sous le pouvoir
na Łysej Górze w średniowieczu [Le monastère bénédictin papal et son siège est transféré plus à l’est, à Kamień.

336

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la croix et les griffons

évêché érigé vers 1123-1127 à Kruszwica/Włocławek (Couïavie), soumis à l’archevêque de Gniezno,


établit sa juridiction sur cette principauté et s’implante sur un grand territoire qui s’étend jusqu’à
Gdańsk sur la Baltique. Une seule région résiste à cette poussée politico-religieuse des Polonais vers le
nord : la Prusse. Au XIIe siècle, les guerres des princes polonais menées contre ses habitants toujours
païens et les premières missions ecclésiastiques restent sans succès. L’expédition de 1166, dirigée par
Boleslas IV, se termine par une défaite et son frère Henri tombe sur le champ de bataille. Selon Vincent
Kadłubek (c. 1150-1223), auteur de la Chronica Polonorum, composée vers 1180-1205, ce désastre mili-
taire est resté profondément gravé dans la mémoire collective des Polonais 59. Tout porte à croire que
la tombe aménagée dans l’axe de la crypte de Wiślica, près de l’escalier qui y donnait l’accès, fut le lieu
de sépulture du prince Henri, fondateur de la collégiale 60. Lech Kalinowski a très justement vu dans
les figures décorant le pavement de la crypte un « portrait collectif » de la famille ducale accompagnée
du praepositus de la collégiale ; l’homme barbu, représenté les yeux fermés à droite de l’ecclésiastique,
serait Henri 61.
À la même époque, les terres d’entre l’Elbe et l’Oder deviennent le lieu de processus historiques
comparables qui d’ailleurs, eux aussi, ont des répercussions directes en Pologne 62. Les Slaves habitant
cette région de l’Europe Centrale ont conservé, jusqu’au premier tiers du XIIe siècle, leurs structures
anciennes du pouvoir, leur indépendance relative vis-à-vis de l’Empire et, excepté quelques îlots isolés,
ils sont demeurés païens. Le revirement total de la situation est venu sous le règne de Lothaire III (avant
1075-1137) et Frédéric Ier Barberousse (c. 1122-1190), suite à la politique d’expansion menée par les
princes allemands dont Henri le Lion (c. 1129-1195), duc de Saxe, et Albert Ier l’Ours (c. 1100-1170),
fondateur de la Marche de Brandebourg (1157), concurrencés du reste dans leurs conquêtes par les rois
de Danemark. En 1147, une croisade contre ces populations a été organisée par plusieurs princes et
évêques allemands, aidés, entre autres, par une armée polonaise, et cette puissante expédition a ouvert
une brèche décisive dans la résistance que les Slaves païens opposaient jusqu’alors à la poussée terri-
toriale et ecclésiastique de l’Empire et du royaume de Danemark. Aux yeux des contemporains, cette
croisade avait la même valeur spirituelle et la même importance pour la chrétienté que celle qui partait
en même temps pour la Terre Sainte 63 ; il est à noter que ses participants ne se paraient pas de la croix
seule, comme les autres croisés, mais d’une croix fixée sur un cercle. Vers 1200, le nouveau pouvoir
politique et l’Église sont déjà solidement implantés entre l’Elbe et l’Oder.
Les guerres qui accompagnent cette christianisation forcée sont marquées par une violence
extrême. Elle touche aussi bien les populations autochtones que les « colons » qui commencent à
s’installer sur les terres nouvellement conquises. Des deux côtés, on note la disparition d’agglomérations
entières avec l’extermination de leurs élites et de leurs prêtres, la destruction totale de l’habitat avec les
églises naguère érigées ou les temples païens anciens. Dans les écrits relatant ces évènements, même
si le déchaînement fréquent des armées chrétiennes n’est pas passé sous silence, ce sont les peuples
païens qui, de par leur idolâtrie, sont présentés comme coupables de ces guerres et méritent ainsi leur
sort.

59
Vincentius Kadłubek, Chronica Polonorum (Monumenta Die letzten Jahrzehnte des Landes Stodor (Mitteldeutsche
Poloniae Historica, N. S., IX), éd. Marian Plezia, Cracovie, Forschungen, 30), Cologne/Graz, 1964 ; Friedrich Lotter,
1994, lib. III, cap. 30, p. 127-128. Die Konzeption des Wendenkreuzzugs. Ideengeschichtliche,
60
Andrzej Tomaszewski, Romańskie kościoły z emporami kirchenrechtliche und historisch-politische Voraussetzungen
zachodnimi na obszarze Polski, Czech i Węgier [Églises roma- der Missionierung von Elb- und Ostseeslawen um die Mitte des
nes à tribune occidentale en Pologne, Bohême et Hongrie] 12. Jahrhunderts (Vorträge und Forschungen. Sonderband
(Studia z Historii Sztuki, XIX), Wrocław etc., 1974, 23), Sigmaringen, 1977.
63
p. 89-90. Cf. Helmold de Bosau, Chronica Slavorum (Monumenta
61
Voir plus haut, note 7. Germaniae Historica. Scriptores Rerum Germanicarum), éd.
62
Voir surtout Hans-Dietrich Kahl, Slawen und Deutsche in Georges Henri Pertz, Hanovre, 1868, I, c. 62, p. 122.
der brandenburgischen Geschichte des zwölften Jahrhunderts.

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piotr skubiszewski

Vincent Kadłubek, chroniqueur qui a composé son ouvrage à la demande de Casimir II et qui
a gardé un souvenir vif de la catastrophe de 1166, qualifie les Prussiens d’ennemis non pas du corps de
l’homme mais de son âme. C’est un peuple félon : quand ils retournent à l’idolâtrie après une conver-
sion feinte, imposée par Boleslas IV, ils ressemblent aux grenouilles gluantes qui s’enfoncent dans la
vase 64. Casimir II continue les guerres de son frère ; après avoir combattu les Prussiens, il envahit un
autre peuple balte païen, les Podlachiens (Sudoviens ou Yatvingaï  en vieux balte), que notre auteur
considère particulièrement cruels et plus féroces que toute bête sauvage (« gens atrocissima, omni fe-
rarum inmanitate truculentior »). Dans le récit qu’il fait de cette campagne, avant de se livrer à de
longues réflexions sur leurs stratégies guerrières, comparées aux habitudes des animaux, Kadłubek les
définit sans hésiter : ils sont serviteurs de Saladin, ennemis de la sainte foi, soudards immondes de
l’idolâtrie 65.
Ces topoï sont communs à la littérature latine consacrée aux croisades et on les retrouve égale-
ment chez d’autres auteurs du XIIe siècle qui relatent les conflits des royaumes chrétiens avec les
Prussiens et les Slaves païens en Europe centrale. Il suffit de citer à ce propos les noms des plus connus :
Gallus Anonymus qui, dans sa Chronique des ducs de Pologne composée entre 1112 et 1116, décrit en
détail les guerres de son héros, Boleslas III, menées en Prusse et en Poméranie 66 ; Wolfger de Prüfen-
ing (c. 1100-c. 1173), l’hagiographe d’Otton de Bamberg 67 ; Ebon de Michelsberg, l’auteur d’une autre
vie de ce saint, écrite vers 1151-1159 68 ; Helmold de Bosau (c. 1120-après 1177), dont la Chronica Slavorum
écrite vers 1167-1168 est une source remarquable pour l’histoire des tribus slaves sises entre l’Elbe et
l’Oder 69 ; Arnold de Lübeck (d. 1211/1214) enfin, le continuateur de ce dernier 70.
La barbaritas et l’idolâtrie opposent tous ces peuples à la chrétienté 71. Helmold perçoit un lien
historique entre la conversion des Saxons et la croisade contre les Slaves : cette dernière achève l’œuvre
de Charlemagne  72. Aux yeux des auteurs du XIIe siècle, ces Slaves et Prussiens païens sont tous des
adeptes du Diable auquel ils rendent culte  73. Ebon appelle la Poméranie l’« atrium » ou « regnum
Diaboli »74. Ennemis jurés du Christ, les tribus d’entre l’Elbe et l’Oder crucifient les chrétiens pour
tourner en dérision le signe du Salut 75. L’assimilation de ces peuples aux bêtes féroces appartient aux
figures rhétoriques permanentes de nos écrivains. Pour Gallus Anonymus, les Prussiens sont des ani-
maux sans raison 76 et les Poméraniens se comportent comme des loups 77. Ebon, lui aussi, qualifie les
Poméraniens d’animaux et de « gens belvidae ferocitatis »  78. Helmold appelle Pribislav et Niclot, les
chefs des Wagriens et des Obotrites, « deux bêtes cruelles » 79.

64
Kadłubek, Chronica Polonorum (cf. note 59), lib. III, Historica. Scriptores Rerum Germanicarum), éd. Georges
cap. 30, p. 126. Henri Pertz, Hanovre, 1868.
65 71
Ibidem, lib. IV, cap. 19, p. 166-168. L’auteur se trompe Gallus, Cronicae (cf. note 66), II, c. 28, p. 96 ; II, c. 42,
quand il décrit les Podlachiens comme une tribu prusse p. 111 ; II, c. 43, p. 113 ; II, c. 44, p. 115 ; II, c. 49, p. 119 ;
(« Sunt autem Pollexiani Getharum vel Prussorum genus »). III, c. 24, p. 154.
72
C’était un peuple balte que l’on distingue de ses voisins, les Helmold, Chronica (cf. note 63), I, c. 3, p. 17-18.
73
Prussiens et les Lituaniens. Cf. Wolfger de Prüfening, S. Ottonis episcopi baben-
66
Gallus Anonymus, Cronicae et gesta ducum sive princi- bergensis vita (cf. note 67), III, c. 5, p. 62 et III, c. 11, p.
pum Poloniae (Monumenta Poloniae Historica. Nova Series, 71. Pareillement, Arnoldus, Chronica (cf. note 70), V, c.
II), éd. Karol Maleczyski, Cracovie, 1952. 24, p. 193.
67 74
Wolfger de Prüfening, S. Ottonis episcopi babenbergen- Ebo, Vita S. Ottonis (cf. note 68), II, c. 1, p. 51 ; II, c.
sis vita priefligensis (Monumenta Poloniae Historica. Nova 14, p. 78.
75
Series, VII, 1), éd. Jan Wikarjak, préf. Kazimierz Liman, Helmold, Chronica (cf. note 63), I, c. 52, p. 108.
76
Varsovie, 1966. Gallus, Cronicae (cf. note 66), II, c. 43, p. 112.
68 77
Ebo, Vita S. Ottonis episcopi babenbergensis (Monumenta Ibidem, II, c. 49, p. 119 ; III, c. 1, p. 128.
78
Poloniae Historica. Nova Series, VII, 3), éd. Jan Wikarjak, Ebo, Vita S. Ottonis (cf. note 68), II, c. 1, p. 53 ; III, c.
préf. Kazimierz Liman, Varsovie, 1969. 13, p. 116.
69 79
Voir note 63. Helmold, Chronica (cf. note 63), I, c. 52, p. 106-107.
70
Arnoldus, Chronica Slavorum (Monumenta Germaniae

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la croix et les griffons

Il serait difficile d’imaginer qu’une représentation aussi prononcée de la confrontation entre


les monstres démoniaques et la Croix, composition placée à l’entrée de l’église-mausolée d’un prince
chrétien tombé des mains païennes, ait été conçue sans rapport avec la question brûlante des conquêtes
et des missions qui occupait alors les esprits du pays.

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Le cloître de Daoulas
Marie-Thérèse Camus

La Bretagne, comme maintes régions françaises, a perdu la plupart de ses cloîtres médiévaux. Les
destructions se sont échelonnées au fil des siècles, principalement lors de reconstructions des bâtiments
attenants : les églises, salles capitulaires et logis. Le bilan était déjà catastrophique au XVIIIe siècle. La
période révolutionnaire, avec la vente des biens du clergé à des particuliers, vit s’accélérer les dégâts.
À l’époque romantique, pourtant, des ouvrages érudits en signalent, mais davantage pour van-
ter les charmes de leurs ruines que pour les sauver de la démolition ; des gravures appréciées les font
connaître mais ces efforts ne suffisent pas. L’incurie des pouvoirs publics, l’appât du gain chez quelques
propriétaires expliquent que les pièces d’architecture et de sculpture qui les composaient sont, au fil
des ans, détruites ou vendues.
Le cloître roman de Daoulas a failli disparaître ainsi dans les années 1840-1880. Il fut sauvé in
extremis par l’architecte diocésain Joseph Bigot qui remonta une partie de ses arcades 1.
Plusieurs études le mentionnent. En 1966, André Mussat en fit, avec le cloître de Saint-Melaine
de Rennes, un témoin précieux de l’art de la fin du XIIe siècle en Bretagne 2.
L’essentiel concernant ce cloître est connu. Tout au plus pourrons-nous ajouter au dossier
quelques pièces inédites et regrouper les informations récentes apportées par l’archéologie 3 et la res-
tauration. Le point principal à faire savoir à tous ceux que l’art de bâtir intéresse est que l’un des plus
anciens exemples d’emploi de kersanton en Bretagne ne se trouve pas dans ce cloître, comme on l’a
souvent répété – et comme l’ont fait encore André Mussat et Michel Baillieu, responsable de la fouille
du cloître dans les années 90 du XXe siècle. Jusqu’il y a peu, en effet, la couleur grise, presque noire de
ses chapiteaux, prêtait vraiment à confusion. Ce beau monument est, en fait, construit, comme certains
scientifiques le disaient depuis un certain temps, en pierre de Logonna. Ses chapiteaux n’ont certes pas
retrouvé leurs emplacements d’origine, mais du moins, débarrassés de leur patine fort sale, ils offrent
maintenant un éclat qui s’harmonise parfaitement avec les couleurs de l’abbatiale.

1
Une grande partie des archives de Joseph Bigot fut regrou- les restaurations du XIXe siècle par d’autres dossiers conser-
pée et commentée par l’architecte lui-même. Les pièces sont vés à la médiathèque du Patrimoine à Paris (Charenton-le-
déposées à Quimper, aux Archives de l’évêché de Quimper Pont), dossier 82/29/2002.
2
et de Léon, série 8L, sous le titre Recueil sommaire des André Mussat, « Deux cloîtres bretons du XIIe siècle »,
dates, dimensions et notices sur un certain nombre d’édifices dans Mélanges René Crozet, Poitiers, 1966, p. 617-624.
3
religieux du diocèse de Quimper et de Léon, rédigée par mr Michel Baillieu, Rapports de fouilles, Abbaye de Daoulas
Bigot, architecte diocésain, ancien architecte du département n° site 29 043 001, Finistère, Rennes, Univ. Rennes II-SRA
en retraite, dépôt du 30 juin 1890. Mais on trouve aussi quel- Bretagne, 1990-1991, 1993, 1995, copies au Centre culturel
ques pièces à Brest (annexe des Archives départementales de Daoulas.
du Finistère, dossier 1 V 323). On complètera l’enquête sur

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 341-352
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100210

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marie-thérèse camus

De nombreux auteurs se sont déjà penchés sur l’histoire de l’abbaye de Daoulas et plus spécia-
lement sur celle de ses bâtiments 4. Après une étude récente de l’abbatiale Notre-Dame, j’en résume ici
les grandes lignes 5.
Il est possible qu’un premier établissement religieux ait été implanté à Daoulas au XIe siècle,
voire avant, mais aucun texte ne permet de transformer cette hypothèse en certitude. Nous constatons
seulement que la façade actuelle de l’ancienne salle capitulaire est en partie constituée d’assises et
d’éléments sculptés dont le style révèle une antériorité à un acte de fondation de Daoulas par le vicomte
de Léon, Guyomarc’h (IV) 6 entre 1167 et 1173 ; cette « fondation », qui fut peut-être une refondation,
s’accompagna d’une donation de Guyomarc’h qui fut confirmée, en 1186, par l’un de ses fils, Hervé,
devenu fondateur de la seigneurie de Léon. Une chronique confirme ce cadre chronologique, puisque
le commencement de la construction de l’église y est mentionné en 1167 et celle de l’abbaye en 1173.
L’abbaye fut confiée à des chanoines de Saint-Augustin.
Peu avant ces événements, Guyomarc’h IV avait assassiné son frère évêque, Hamon. Il se peut
donc que son action de fondation ait été le signe d’une repentance familiale, mais, plus que le désir
d’être en règle envers Dieu, il convient, sans doute, de mettre en avant la nécessité, pour le vicomte, de
renforcer son autorité, aux alentours de son castrum de Daoulas, lieu stratégique, en position frontière
entre les diocèses de Léon et Cornouaille, jouxtant les possessions des seigneurs du Faou. En choisis-
sant des chanoines plutôt que des moines, le vicomte gardait sans doute une plus large liberté d’action.
Deux détenteurs de pouvoir présidèrent à cette fondation : non seulement le vicomte de Léon, mais
aussi l’évêque de Quimper et son chapitre. En effet, les chanoines, richement dotés, étaient liés au
chapitre cathédral. Chargés de leur double mission de prière et de pastorale, ils étaient aussi les repré-
sentants quasi directs de l’évêque en ce lieu.
L’histoire de l’abbaye fut mouvementée, avec des périodes de gloire et, d’autres, d’extrêmes
difficultés. Elle subit douloureusement les malheurs de la guerre de Cent ans, se redressa du XVIe au
XVIIe siècle. La suite fut un long déclin. Tombée sous le système de la commende en 1600, elle fut

4
Christophe Poulin de la Poix, chevalier de Fréminville, 352. Nous avons également consulté, au Centre culturel de
Les Antiquités du Finistère, t. I, 1835, p. 277-278 ; 1841, t. Daoulas, un résumé du mémoire de D.E.A. d’Anne Léon,
II, p. 178-179 ; Charles de La Monneraye, «  Essai sur L’abbaye de Daoulas des origines à 1792. Aux origines de la
l’histoire de l’architecture religieuse en Bretagne pendant fondation romane (fin XIIe siècle), rédigé sous la direction de
la durée des XIe et XIIe siècles  », Bulletin archéologique Bernard Tanguy et Jean Kerhervé, Université de Bretagne
de l’Association bretonne, 1849, t. I, p. 41-191  ; Prosper Occidentale (Brest), 1993.
5
Levot, « Daoulas et son abbaye », Bulletin de la Société Marie-Thérèse Camus, « Daoulas, église Notre-Dame »,
Académique de Brest, 1875-1876, t. XI, p. 113-190 ; Paul dans Congrès Archéologique de France (Finistère, 2007),
Peyron, « L’abbaye de Daoulas d’après les mémoires de Paris, 2009, p. 85-110.
6
dom Louis Pinson », Bulletin de la Société Archéologique Sur les vicomtes de Léon, voir Hubert Guillotel, « Les
du Finistère, 1897, p. 49-70, 114-162, 197-231, 241-256, 317- vicomtes de Léon aux XIe et XIIe siècles », Mémoires de la
350, 425-440 ; Lucien Lécureux, « Daoulas », dans Congrès Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, t. LI, 1971,
Archéologique de France (Brest-Vannes, 1914), Paris, 1914, p. 29-51; Bernard Tanguy, «  La Bretagne finistérienne
p. 19-24 ; Roger Grand, L’art roman en Bretagne, Paris, féodale (XIe-XIIIe siècle) », dans Yves Le Gallo (dir.), Le
1958, p. 116, 256-259 ; Jean-Louis Deuffic, « Les docu- Finistère de la préhistoire à nos jours, Saint-Jean-d’Angély,
ments nécrologiques de l’abbaye Notre-Dame de Daoulas», 1991 ; André-Yves Bourgès, « L’expansion territoriale des
Bulletin de la Société Archéologique du Finistère, 1978, p. vicomtes de Léon à l’époque féodale », Bulletin de la Société
83-102, et 1979, p. 103-147 ; idem, « Daoulas au Moyen Archéologique du Finistère, 1997, t. CXXVI, p. 355-373.
Âge », Bulletin de la Société Archéologique du Finistère, 1980, Plus récemment, Patrick Kernevez, Frédéric Morvan,
p. 89 ; idem, « Cloître roman de Daoulas », Bulletin d’infor- « Généalogie des Hervé de Léon (vers 1180-1363) », Bulletin
mation du Sivom, n° 10, 1980, 22 p. ; Guénaëlle Salaun, de la Société Archéologique du Finistère, t. CXXXI, 2002,
L’abbaye de Daoulas, Monographie historique, texte dact., p. 279-312 ; Patrick Kernevez et André-Yves Bourgès,
Centre culturel de Daoulas, s. d. ; Louise-Marie Tillet, « Généalogie des vicomtes de Léon », dans Bulletin de la
Bretagne romane, Saint-Léger-Vauban, 1982, p. 175-197 ; Société Archéologique du Finistère, t. CXXXVI, 2007, p.
Joëlle Quaghebeur, La Cornouaille du IXe au XIIe siècle. 157-188.
Mémoire, pouvoirs, noblesse, Rennes, 2e éd., 2002, p. 344-

342

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le cloître de daoulas

Fig. 1. Daoulas, cloître, litho-


graphie de Dautzats (Les voya-
ges pittoresques de Taylor et
Nodier, 1821, pl. 138).

Fig. 2. Daoulas, cloître vu du nord-ouest (cl. Marie-


Thérèse Camus).

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marie-thérèse camus

rattachée en 1692 au séminaire jésuite de la ma-


rine de Brest. La vie communautaire s’éteignit
peu à peu ; en 1762, on ne comptait plus que cinq
chanoines. Parallèlement, la dégradation des
constructions s’accéléra. À la Révolution, les bâ-
timents monastiques furent vendus. L’église et le
cloître furent classés au nombre des monuments
historiques le 12 juillet 1886.
L’église, fortement restaurée au XIXe siè-
cle par l’architecte diocésain Joseph Bigot, offre
maintenant un aspect roman, mais ses transfor-
mations entre l’établissement des chanoines et les
années 1875-1880 ont été gommées  7. Ont dis-
paru en particulier, un très large chevet gothi-
Fig. 3. Daoulas, cloître vu du nord-est (cl. Marie-Thérèse Camus). que, repris à la Renaissance, ainsi qu’un mobilier
datant des XIIe-XIIIe siècles au XVIIIe  : tom-
beaux, autels, retables, statues, vitraux, orgues
etc. Il reste heureusement quelques vestiges d’architecture et quelques pièces d’archives qui apportent
des jalons précieux pour connaître l’histoire de l’abbatiale. On retiendra particulièrement les manus-
crits, rédigés vers 1700, par l’un des derniers chanoines du lieu, Louis Pinson 8.

Le chanoine, malheureusement, ne parle guère du cloître. Or celui-ci a subi également les


outrages du temps et n’est plus dans son état initial. Pour tenter de reconstituer les étapes des modifi-
cations qu’il a subies, il faut donc se référer à d’autres sources et faire le point des découvertes archéo-
logiques récentes. Mais avant de les interroger, décrivons-le rapidement dans son état actuel 9 (fig. 1,
2, 3).
Situé au nord de l’église, le cloître dessine un rectangle de 14,60 m de long selon un axe nord-
sud et de 12,45 m de large selon un axe est-ouest. Le côté oriental a perdu sa galerie. Les autres côtés
sont rythmés par des arcades dont les arcs en plein cintre retombent sur les tailloirs des chapiteaux.

7
Nolwenn Rannou, Joseph Bigot (1807-1894), architecte et sujet des dates de fondation et de la présence des chanoines
restaurateur, Rennes, 2006, plus spécialement p. 136-137. (Levot, « Daoulas et son abbaye » (cf. note 4), p. 113 et ss.
8
Louis Pinson était chanoine de l’abbaye de Daoulas. Son ; Peyron, « L’abbaye de Daoulas » (cf. note 4), p. 50 et ss).
manuscrit existait encore à la fin du XIXe siècle sous deux Un manuscrit, qui ne paraît pas se confondre avec les deux
versions, semble-t-il : Dom Louis Pinson, Histoire de l’ab- premiers, est conservé à l’abbaye de Landévennec, cote 208,
baye de Daoulas, 1696, et Histoire succincte et abrégée de sous le titre Mémoires pour servir à L’histoire de l’abbaie de
l’abbaïe de Daoulas, fidellement recherchée sur les anciens Daoulas, mis en ordre par Les soins de frère Louis Pinsson
mémoires et contrats de la maison de Rohan, pour servir prestre chanoine de cette abbaie en L’année 1705. Ce manus-
d’instruction sur sa fondation primordiale et ce qui s’est crit, rédigé en 1703 et signé de sa main (p. 3), était dédié
depuis passé entre les RR.PP. Jésuites et les chanoines régu- au duc de Rohan. Il présente quelques minimes variantes
liers de cette abbaye, les contrats, bulles accordés au sujet de par rapport aux précédentes versions. Il est accompagné
sa réunion au séminaire royal de Brest sous le bon plaisir et de dessins aquarellés. C’est donc une copie de l’auteur, mais
agrément du plus puissant, du plus souverin roy Louis XIV, une copie corrigée.
9
fils aisné de l’Eglise, en 1703, texte publié en grande par- Description du 13 mars 1875 de Pierre Degré (Archives
tie par Prosper Levot, et in extenso, selon ses dires, par le des Monuments Historiques, dossier Daoulas)  ; Joseph
chanoine Paul Peyron. Leurs textes sont consultables sur le Bigot, « Les cloîtres du Finistère », Bulletin de la Société
site Gallica de la B.n.F., à partir des revues citées ci-dessus Archéologique du Finistère, t. XI, 1884, p. 234-240 (notice
à la note 4. Le manuscrit du chanoine, qui appartenait aux lue dans la séance du 16 octobre 1884, cloître de Daoulas,
archives diocésaines, semble perdu, et cela est d’autant plus p. 238-240) ; Baillieu, Rapport de fouilles 1995 (cf. note
regrettable qu’il était accompagné de dessins. Voir aussi 3), p. 19-21.
les commentaires de Prosper Levot et de Paul Peyron  au

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le cloître de daoulas

Fig. 4. Daoulas, galerie sud (cl. Marie-Thérèse Fig. 5. Daoulas, galeries nord et ouest (cl. Marie-Thérèse
Camus). Camus).

Elles sont au nombre de douze sur le grand côté et dix sur le petit. Les arcs, sans moulures, ne possèdent
pas toujours une clé ; un simple joint vertical se trouve parfois à leur sommet. Dans les galeries nord
et ouest, les claveaux sont étroits (0,13 x 0,23 m). Ils sont plus larges au nord. Là, a été conservée une
unique voussure ornée de bâtons rompus ; le même motif se répète sur le retour dans la galerie orien-
tale. C’est une exception : partout ailleurs, sur les trois autres galeries visibles actuellement, les claveaux
sont nus.
Quatre passages reliaient le préau aux galeries. Au milieu des grands côtés étaient deux passa-
ges doubles séparés par une large colonne, tandis que les petits côtés n’ont reçu qu’un simple dégage-
ment (fig. 5). Une grande vasque décorée agrémente l’angle nord-ouest du cloître (fig. 2).
Les arcades sont présentées sur un bahut d’environ 0,35 m de hauteur 10 et 0,55 m d’épaisseur.
Aux angles du quadrilatère, les supports sont composés de quatre colonnes. Dans les alignements,
alternent des colonnettes simples (0,17 m de diamètre) et des paires (0,13 m de diamètre) souvent
dégagées dans le même bloc (fig. 4 et 5). La plupart des supports sont monolithes. Les fûts varient entre
0,87 et 0,90 m. La hauteur des bases est d’environ 0,20 m. Les chapiteaux ont 0,33 m de hauteur, com-
pris l’astragale ; les tailloirs 0,13 à 0,14 m. Nous examinerons plus loin leurs décors.
À partir des galeries, on accédait à l’église. Deux ouvertures murées sont encore décelables dans
la paroi du bas-côté nord. L’une, dans l’alignement de la galerie ouest, correspond à une porte murée
d’époque gothique, en tiers-point. L’autre est située à l’est du même mur. Elle a l’apparence d’une porte
de la fin du Moyen Âge, mais sa surélévation en fait plutôt une étroite fenêtre, peut-être percée dans
le mur roman à un moment où la galerie orientale avait perdu sa couverture. Une porte du XVe siècle
existe encore, ouvrant sur l’ancien transept à partir de la même galerie. Elle succède à une ouverture
plus ancienne. Une autre lui est voisine, donnant sur un passage situé dans le prolongement du bras
nord du transept.
La communication avec la salle capitulaire, par une porte simple flanquée de deux baies gémi-
nées, est encore praticable  11. Au nord, les bâtiments, où se trouvaient probablement le réfectoire
primitif et les cuisines, ont été détruits. À l’ouest, dans leur aspect actuel, ils datent de la Renaissance
au XIXe siècle ; dans cette partie, dite logis de l’abbé, fortement reprise avant et après la Révolution,
l’on distingue aussi plusieurs traces d’ouvertures.

10
Selon Degré (cf. note 9), il était de 0,29 m en 1875. armoiries de l’abbé Guérault (1352-1398), et, au mur oppo-
11
Au-dessus de la porte de la salle capitulaire, on voit les sé, celles des Rohan.

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marie-thérèse camus

Les couvertures des galeries ont disparu. Côté église, subsistent encore quelques traces de
corbeaux recevant les fermes.

Dans les années 1990, une opération de fouilles a été programmée à Daoulas pour tenter de
situer les différentes parties des « communs », pour en comprendre « la nature, l’organisation et surtout
la chronologie » dans le secteur nord de l’abbatiale 12. On ne pouvait ouvrir le sol de l’ancienne galerie
occidentale, perforée par des travaux de drainage depuis deux siècles, ni la galerie orientale, en raison
d’un risque d’effondrement du mur de façade de l’ancien chapitre. Ce furent donc la galerie sud et le
préau qui firent l’objet d’une fouille exhaustive en 1991 et 1992. En 1993-1994, celle-ci se prolongea vers
le chapitre à l’est.
Pour le cloître, qui nous intéresse ici, le préau fut totalement ouvert, soit sur 180 m2, ce qui
amena une grande moisson d’informations. La présence d’un lavabo a été décelée dans l’angle nord-
ouest, proche sans doute du réfectoire. On comprend donc qu’après la remise en état, la vasque ait
retrouvé son emplacement primitif. Sont visibles sur les photographies et les plans de fouilles les ves-
tiges d’un débouché circulaire entouré des fondations d’un édifice carré. Le système d’arrivée de l’eau
se révélait clairement. En effet, un bassin, protégé par des murs et un auvent, avait été repéré dans
l’angle nord-est, ainsi qu’une canalisation dirigée vers le lavabo et, au sud de ce dernier, un puits et une
fosse.
Toujours dans le cloître, côté sud, un four à cloche fut découvert et, dans la galerie sud, on a
retrouvé une tranchée établie lors du creusement des fondations du collatéral nord de l’église, galerie
qui fut ensuite comblée. On y avait procédé à quelques inhumations du temps de la construction de la
nef.
On doit à Michel Baillieu l’interprétation de ses découvertes 13. En voici l’essentiel.
L’archéologue a d’emblée noté un décalage évident entre les pièces sculptées du mur du chapi-
tre et celles du cloître. Il en a conclu à une occupation antérieure à l’arrivée des chanoines, mais les
parties fouillées n’ont rien révélé d’autre concernant de possibles édifices précédant la nef de la fin du
XIIe siècle.
En revanche, on connaît mieux le déroulement du chantier du collatéral nord de la nef de
l’église romane et de l’aménagement du cloître. Hors de l’emprise de ce dernier et de ses galeries, il fut
trouvé, au nord-est, une grande fosse creusée pour exploiter une poche naturelle d’argile : « matière
première indispensable, très souvent utilisée comme liant dans les constructions romanes ». Elle fut
soigneusement comblée par la suite.
L’observation des sols successifs est riche d’enseignements. L’espace du cloître reçut un premier
sol : « composé d’un mélange de chaux, de sable et de coquillage, il prend l’aspect d’un mortier blanc
très friable ». On le repère en plusieurs points, en particulier dans le mur du bas-côté de l’église… où
il recouvre « l’assise de fondation du mur », ce qui signifie qu’il fut mis en place alors que les travaux
venaient de commencer. Il fut un peu plus tard surmonté d’un sol composé de matériaux de démolition
dont des ardoises : « ce sol marque la fin de la construction en gros œuvre de l’église », selon une juste
remarque de l’archéologue. Enfin, deux autres niveaux, composés l’un de remblais d’argile, l’autre de
lamettes de schistes se superposèrent aux sols antérieurs juste avant l’édification des fondations des
bahuts du cloître. Toujours selon Michel Baillieu, « le chantier était régulièrement entretenu, avant
d’être arasé et nivelé, vers la fin du XIIe siècle, au moment de la construction des bâtiments conven-
tuels ».
Concluons en disant combien il est rare et précieux de pouvoir jalonner le déroulement d’un
chantier de construction d’une nef et d’un cloître attenant. On a pu situer ainsi exactement la mise en

12
Baillieu, Rapport de fouilles (cf. note 3). suivantes sont extraites du chapitre I, p. 10-15.
13
Baillieu, Rapport de fouilles (cf. note 3) ; les citations

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le cloître de daoulas

place du four à cloche dégagé par la fouille. Celui-ci se composait de deux fosses, dont une de rejet.
On y a retrouvé la meule, support circulaire à partir duquel on façonnait un noyau d’argile, futur moule
de la cloche en bronze, mais aussi une grande quantité de scories de fer et de verre et des noyaux d’ar-
gile rubéfiée. Or les fosses furent creusées en recoupant les deux premiers sols, c’est-à-dire à la fin du
chantier de la nef, et furent remblayées avant l’édification des sols propres du cloître, c’est-à-dire des
deux derniers niveaux d’argile et de schiste. Il faut donc distinguer deux séquences d’occupation dis-
tinctes, lors de la construction même de la nef romane : « la première concerne le bâti de l’église, la
seconde étant plutôt dévolue à son ornementation et à sa décoration intérieure, comme la pose des
vitraux ou la fabrication des cloches », juste après le gros œuvre. Ensuite seulement l’on s’occupa de
l’aménagement du cloître.
Il y a tout lieu de penser que le lavabo fut construit en même temps qu’on élevait les arcatures
du cloître, ou juste après leur édification. Il était enfermé dans un petit bâtiment de quatre mètres de
côté, prenant appui sur les fondations des murs bahuts. Des édicules de ce type étaient très fréquents
dans les cloîtres romans ; largement ouverts, ils étaient généralement proches des réfectoires. Les arcs
et les écoinçons des arcatures ayant été en grande partie remontés, on ne peut trouver en élévation de
traces d’arrachement du lavabo.

Autant qu’on puisse le savoir, le cloître de Daoulas demeura grosso modo dans son état d’origine
jusqu’au moment de la Guerre de Cent Ans, époque à laquelle ses structures basses furent remblayées.
À partir du XVIe siècle, ses galeries est, ouest et sud servirent de cimetière.
Au XIXe siècle, il faillit disparaître à tout jamais. Les bâtiments monastiques avaient été vendus
le 12 juillet 1792 à François Guiastrennec, qui fit démolir plusieurs parties communes. C’est alors que
charpentes et couvertures du cloître disparurent. Un peu plus tard, le général Barbet, ingénieur, fit
l’acquisition des ruines. Lui et l’un de ses fils reconstruisirent les bâtiments d’une manière sobre et
commencèrent à rassembler les sculptures provenant du monastère. Cette famille organisa même des
fouilles et on leur doit d’avoir retrouvé la vasque qu’ils firent placer dans le cloître, au croisement des
tracés orthogonaux entre passages opposés, et non des diagonales du rectangle. Cette découverte se
situe peu avant 1846, car elle est signalée dans une lettre adressée au sous-préfet par la Société d’ému-
lation de Brest 14, mais on ne la voit pas dans la lithographie d’Adrien Dautzats publiée dans Les voya-
ges pittoresques et romantiques de l’ancienne France de Taylor et Nodier en 1845  15. Peu de temps
auparavant, Fréminville avait loué les charmes de ce cloître dans le deuxième volume de son voyage
en Finistère 16.
En revanche, la propriétaire suivante, mademoiselle de Berdoaré, n’eut guère le même respect
des lieux. Elle fit renverser deux côtés et demi du cloître, vendant les éléments à qui voulait les acheter ;
avec Francis de Goësbriand, le démantèlement s’arrête. Puis l’abbaye devient propriété des Danguy des
Déserts, vers 1880. Une fille de Joseph Bigot entre par mariage dans cette famille. L’architecte met alors
tout en œuvre pour sauver le cloître qui sera classé, dans la liste des Monuments Historiques, en même
temps que l’église en 1886.
Joseph Bigot, à qui l’on doit principalement ces renseignements, a laissé quelques indications
concernant son travail qui débuta vers 1881-1882  17, travail qu’il finança de ses propres deniers. Il a
d’abord étançonné les arcades encore en place, sur un côté et demi, puis consolidé ou reconstruit les
trois côtés sud, ouest et nord, que l’on pouvait encore sauver. Il se servit de pierres et de sculptures en

14
Paris, Archives des Monuments Historiques, PA00089906 partie le préau.
16
Mérimée, cote « Valois », 29043-2-004. Fréminville (de), Les Antiquités du Finistère (cf. note
15
Justin Taylor, Charles Nodier, Alphonse de Cailleux, 4), t. II, 178-79.
17
Les voyages pittoresques et romantiques de l’ancienne France, Bigot, « Les cloîtres du Finistère » (cf. note 9), p. 238-
Paris, vol., II, 1846, pl. 138. On ignore la date du dessin. La 240.
vue est prise du sud-ouest et d’épais feuillages cachent en

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marie-thérèse camus

Fig. 6. Daoulas, dessins de Pierre Degré, 1871- Fig. 7. Daoulas, dessins de Pierre Degré, 1871-
1872. Champs-sur-Marne, Arch. de l’Ecole des 1872. Champs-sur-Marne, Arch. de l’Ecole
Ponts et Chaussées, fonds ancien, DG 2595, 2596, des Ponts et Chaussées, fonds ancien, DG
2597. 2595, 2596, 2597.

Fig. 8. Daoulas, dessins de Pierre Degré, 1871-1872. Champs-


sur-Marne, Arch. de l’Ecole des Ponts et Chaussées, fonds ancien,
DG 2595, 2596, 2597.

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le cloître de daoulas

place ou déposées et compléta les séries par des achats dans une carrière : « à l’aide de vestiges recueillis,
écrit-il, de la recherche de quelques autres et d’un certain nombre de pierres manquantes que je fis
extraire de la même carrière, à Logonna, j’ai pu reconstruire trois des quatre côtés » 18. Il s’agit donc,
dans une large mesure, d’une restitution. Depuis leur récent nettoyage, on voit que les claveaux des
arcs de la galerie nord et les pierres des assises les surmontant sont d’un gabarit différent de ceux des
autres galeries. Serait-ce l’indice que l’arcature était à l’origine un peu plus jeune que les autres ? La
prudence est de mise, car les matériaux semblent également très neufs. En fait, l’on ne peut tirer d’en-
seignements de cette différence, car l’on ignore comment Joseph Bigot a remonté l’ensemble. Il se peut
qu’il ait rassemblé les pierres anciennes sur les autres galeries 19.
Quelques gravures du XIXe siècle aident à suivre les événements. Dans le lot, l’on retiendra
outre celle d’Adrien Dautzats, publiée en 1845 (fig. 1), les planches de Chédeville aussi dans l’ouvrage
de Taylor et Nodier 20, ainsi que la lithographie de Tirpenne, à partir d’un dessin de Félix Benoist, vers
1860, dans La Bretagne contemporaine 21. C’est le dessin qui paraît le plus fidèle, en dépit de la mauvaise
échelle retenue pour les personnages. Joseph Bigot lui-même fit deux croquis du cloître pour illustrer
un article de Prosper Levot, publié en 1875-1876 22. Enfin, il existe trois planches imprimées dans un
recueil de dessins d’architecture destiné aux élèves des Ponts et Chaussées (fig. 6, 7, 8). Elles sont l’œu-
vre de Pierre Degré en juillet et août 1871, puis février 1872 23. C’est le même Pierre Degré qui fit une
note le 13 mars 1875, pour soutenir une demande de classement  24. Il ne précise pas s’il est venu sur
place plusieurs fois ou s’il s’est servi de croquis personnels antérieurs ou de planches déjà publiées, par
exemple celles de Chédeville. La comparaison entre les dessins de ce dernier, de Degré et de Bigot
montrent que, si Bigot fit tailler des pierres manquantes, il ne fit guère sculpter de chapiteaux. Ceux
qui sont en place sont donc presque tous authentiques.
La gravure de 1845 montre que la galerie orientale était déjà détruite à cette époque. Il serait
intéressant de savoir si mademoiselle de Berdoaré était alors propriétaire des lieux ; si ce n’était pas le
cas, elle ne pourrait être responsable de la destruction de deux arcatures et demies, comme l’en accuse
Joseph Bigot. On reconnaît parfaitement les lieux. Sur la gravure, le bâtiment oriental, dont il ne reste
aujourd’hui que le mur d’entrée de la salle capitulaire, apparaît en partie ruiné, dans son état XVe siè-
cle 25.
Les chapiteaux dessinés par Chédeville occupent les deux planches, 139 et 140, de l’ouvrage de
Taylor et Nodier 26. La première en expose quinze dont huit doubles et la seconde onze dont six dou-
bles (corbeilles et tailloirs). On en retrouve onze dans les gravures de Degré. Tous sont reconnaissables
dans les arcatures.
Nous savons maintenant que ces blocs sont taillés, non dans le kersanton, mais dans un mi-
crogranite de la carrière du Roz en Logonna (ou dans un filon équivalent). C’est une roche éruptive,
blonde, avec des cernes concentriques, plus foncés, dus à l’hydroxyde de fer qui leur donne un ton de

18
Ibidem, p. 240. on y voit six arcades et la vasque. L’on peut penser qu’il s’agit
19
C’est aussi l’impression que donne le cliché Mieusement de l’état antérieur à la destruction ou la semi destruction ;
958, conservé aux archives de la médiathèque du l’autre, une vue perspective. On accèdera à ces dessins sur
Patrimoine, et qui montre la face nord de l’arcature. Les internet, via le site Gallica, p. 168 NP à 171 NP.
23
clichés Mieusement sont les plus anciennes photographies Champs-sur-Marne, Archives de l’École des Ponts et
du cloître. Chaussées, Fonds ancien, DG 2595, 2596, 2597.
20 24
Taylor, Nodier & de Cailleux, Voyages pittoresques Paris, Archives des Monuments Historiques : dossier
(cf. note 15), pl. 138, 139, 140. Daoulas, « Valois », 29043-2-004.
21 25
Félix Benoist, La Bretagne contemporaine, Paris, 1865, Taylor, Nodier & de Cailleux, Voyages pittoresques
p. 96. (cf. note 15), vol. II, 1846, pl. 138.
22 26
Levot, « L’abbaye de Daoulas » (cf. note 4). Les dessins de Ibidem, pl. 139-140.
Bigot sont un peu simples : l’un représente la galerie nord ;

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marie-thérèse camus

rouille et un aspect de marbre. Cette pierre qui se taille bien et résiste à l’usure du temps est le matériau
dont fut bâtie l’église.
Les motifs des corbeilles sont exclusivement végétaux, tandis que les tailloirs alignent des
décors géométriques. Il était peut-être dans les intentions des sculpteurs d’orner aussi les arcs, du côté
des galeries nord et est, comme en témoignent les bâtons brisés, visibles sur deux faces, au pilier de
l’angle nord-est.
André Mussat attribue à un seul sculpteur l’ensemble des chapiteaux. Pourtant, il a lui-même
signalé deux types différents de motifs (fig. 4, 5) : d’une part, « la puissante feuille simple, sans nervu-
res, se terminant en fer de lance. Elle emboîte souvent le chapiteau dans une stricte gaine d’où sortent
au milieu de la corbeille des feuilles similaires ou parfois une grosse palmette, un fleuron […] » ; d’autre
part, « s’ajoute un type différent où de fortes volutes d’angle créent une solide architecture de la cor-
beille. Celle-ci s’orne de motifs annexes soit posés comme des décors au centre de la corbeille […], soit
s’élançant de l’astragale, feuillages ou hautes tigelles entrelacées ». En fait, l’on constate que les épan-
nelages varient légèrement. Si toutes les pièces sont évasées de la même manière à la base, la partie
supérieure est parfois plus cubique ; le sculpteur marque alors davantage les angles, en y plaçant des
feuilles retournées et des volutes.
La variété des feuilles d’eau est étonnante (fig. 5) : simples, doubles, parfois emboîtées ou com-
plétées par un motif en pointe. Leur déclinaison relie ces végétaux à des motifs du haut Moyen Âge
(stuc et pierre) que l’époque romane s’était appropriés. Les plus anciens exemples se rencontrent en
Poitou dès la fin du XIe siècle, en particulier à Saint-Jean-de-Montierneuf, vers 1070-1075, et à Notre-
Dame-la-Grande de Poitiers. On les retrouve, dès le début du XIIe siècle, en Anjou et d’une manière
générale dans le répertoire des Cisterciens et des ordres sévères. À Daoulas, un rang de perles, comme
on peut en voir au milieu du XIIe siècle, marque parfois l’emplacement de la nervure. Les feuilles sont
souvent lisses, mais dans quelques cas, elles sont retravaillées plus ou moins profondément en surface ;
le ciseau du sculpteur a dégagé les nervures et festonné les bords. Sur quelques corbeilles, les feuilles
montantes viennent buter contre des volutes d’angle, petites et plates. On peut relier à cette série les
feuilles retombant vers l’astragale, car elles restent plaquées contre le fond du bloc.
Le second groupe utilise les variantes de crochets végétaux  (fig. 4) ; la composition est parfois
à deux registres. La lumière ne glisse plus uniformément sur la corbeille. Les feuilles recourbées intro-
duisent des ombres.
Actuellement, les séries sont mêlées dans les arcatures. Il est malheureusement impossible de
savoir si les pièces ont retrouvé leur emplacement d’origine, ce qu’André Mussat semblait proposer
avec prudence. Il est donc extrêmement difficile de les faire se succéder dans le temps. Peut-être y
avait-il sur le chantier, en même temps, plusieurs sculpteurs, de formation et de goûts différents.
Les tailloirs couronnent harmonieusement les corbeilles. Certains sont simplement moulurés,
d’autres, ornés de motifs géométriques : chevrons, damiers, frises de volutes et de triangles, pointes de
diamant etc. Le fût de chaque colonne repose sur le tore très débordant d’une base et se prolonge par
une large scotie droite jusqu’au socle. La liaison est souvent masquée par des griffes aplaties et des
ornements oblongs.
On ne saurait oublier la vasque, pièce qui attire tous les regards. Le bassin circulaire, d’environ
1,30 m sur environ 0,23 m de haut, est taillé dans la pierre de Logonna, comme les autres pièces du
cloître. L’eau, provenant du bassin trouvé en fouilles, ressortait par dix masques humains à peu près
identiques. Monolithe à l’origine, elle fut ensuite brisée. Son décor comporte une scène figurée où un
animal à grandes oreilles, peut-être un âne, est entouré, voire attaqué par de petits quadrupèdes, chiens,
loups ou renards. Le sens nous échappe. Jean-Louis Deuffic fait le rapprochement avec des scènes de
l’hagiographie bretonne, Vies de saint Hervé et de saint Malo 27. Il faut aussi se souvenir que des scènes

27
Deuffic, «  Cloître roman de Daoulas  » (cf. note 4),
p. 20-22.

350

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le cloître de daoulas

Fig. 9. Landerneau, presbytère, vasque de provenance inconnue (cl. Marie-Thérèse Camus).

de fables étaient peintes sur les murs de certains réfectoires (Fleury-sur-Loire) et même intercalées
dans une suite d’épisodes bibliques sur les voûtes romanes de Saint-Savin-sur Gartempe. Le reste de la
bordure est orné de croix dans un cercle, de roues, d’étoiles, de damiers, de zigzags imitant la vannerie.
Ce décor justifie un rapprochement avec celui des tailloirs, ce qui renforce son appartenance à l’œuvre
de ce cloître.
Soulignons la ressemblance de cette vasque avec celle conservée au presbytère de Landerneau
(fig. 9) et dont on ignore la provenance exacte. Les motifs qui la recouvrent en partie sont très proches
de ceux que nous avons décrits. Nettement plus petite, elle se range vraisemblablement dans la série
des cuves baptismales ; elle était sans doute adossée à un mur 28.

La chronologie du cloître est assurée. Les observations archéologiques ont permis de placer sa
construction après l’édification de la nef, vers l’extrême fin du XIIe ou le tout début du XIIIe siècle,
comme il avait déjà été présumé dans les ouvrages concernant Daoulas. Les chapiteaux du revers de
la façade de l’église, avec des feuilles retournées dans les angles ont été exécutés dans le même esprit
que ceux du cloître ; l’on y repère aussi une ornementation de vannerie, comme sur les tailloirs et la
vasque. L’originalité de la sculpture du cloître de Daoulas vient du mélange de compositions qui des-
cendent en droite ligne de l’art roman des pays d’Ouest et d’autres qui montrent un caractère déjà
gothicisant. Cet aspect des choses apparaît mieux depuis la dernière restauration des sculptures. Preuve,
s’il en fallait, que la transition entre l’art dit roman et l’art dit gothique ne s’est pas faite brutalement.
La culture des artistes se révèle par leurs œuvres mêmes. Directe ou indirecte, elle vient d’abord de la

28
Je remercie Régis Le Gall-Tanguy de m’avoir signalé Madeleine Tugores, dans Landerneau, patrimoine artisti-
cette vasque, déjà repérée par Yves-Pascal Castel et Marie- que et culturel, Landerneau, 1984, p. 67.

351

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marie-thérèse camus

Bretagne romane. Que l’on se souvienne de l’importance du décor géométrique par exemple, mais aussi
de l’adoption de feuilles simples, taillées dans le granite 29 ; elle vient tout autant du Poitou, de la vallée
de la Loire, de Normandie 30 (il en va ainsi des chevrons et des bâtons rompus sur les voussures, etc.) ;
elle a assimilé les formes anciennes ou récentes. André Mussat a justement précisé que l’époque de
l’édification du cloître de Daoulas est celle d’une « curieuse rencontre d’influences avant le triomphe,
dans tout le nord de la province, du gothique normand des années 1200-1230 » 31.
On ne saurait ici entrer dans une étude exhaustive de la sculpture à motifs végétaux de la se-
conde moitié du XIIe siècle et des années autour de 1200. Celle de Daoulas offre un excellent répertoire
de compositions. Pour s’en tenir aux seules productions des cloîtres, s’imposent un certain nombre de
rapprochements : avec le cloître de Saint-Melaine de Rennes, probablement légèrement antérieur,
comme le proposait André Mussat, et avec les éléments en place ou dispersés d’anciens cloîtres de
même époque, dont malheureusement il ne reste que peu de choses, à Locmaria, à Boquen. On ne
saurait oublier quelques blocs de Landévennec (lapidaire du premier cloître gothique), à feuilles plates,
postérieurs, mais de peu, aux chapiteaux de Daoulas. Surprise pour l’époque, ces derniers sont taillés
dans du calcaire. Nous voici revenus à des problèmes de matériaux : granites dans la plupart des cas,
pierre de Logonna à Daoulas, calcaire pour la grande abbaye bénédictine. Dans ce lieu prestigieux, les
commanditaires, dédaignant des carrières proches avaient fait venir ce matériau de très loin (de Nor-
mandie, du Val de Loire ?). Doit-on imaginer qu’ils le jugeaient encore plus noble que la belle pierre
marbrée qui illuminait le cloître peu ensoleillé des chanoines de Daoulas et dont leurs prédécesseurs
s’étaient eux-mêmes servis pour édifier leur propre abbatiale au débouché de l’Aulne ?

29
Anne Autisssier, La sculpture romane en Bretagne, XIe- Normandie, dans Art de Basse-Normandie, n° 100bis, s.d.
XIIe siècles, Rennes, 2005. [1992] ; Marie-Thérèse Camus, Sculpture romane du Poitou.
30
Éliane Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire et la sculp- Les grands chantiers du XIe siècle, Paris, 1992; ead., Sculpture
ture du XIe siècle, Paris, 1985 ; Maylis Baylé, Les origines romane du Poitou. Le temps des chefs-d’œuvre, Paris, 2009.
31
et les premiers développements de la sculpture romane en Mussat, « Deux cloîtres bretons » (cf. note 2), p. 623.

352

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David parmi les rois à Chartres
Claudine Lautier

La cathédrale de Chartres bénéficie depuis quelques années de restaurations qui touchent aussi
bien l’architecture que la sculpture et les vitraux. Parmi les travaux les plus récents, une campagne a
été lancée en février 2007 pour restaurer la façade sud du transept. Elle a débuté par le pignon et pro-
gressé vers le bas pour atteindre en 2008 la galerie des rois qui encadre les trois gâbles du porche
méridional. Ce niveau des sculptures n’a pas encore fait l’objet de travaux, ceux-ci étant prévus à partir
de 2011, en même temps que la restauration des trois portails et des piliers du porche méridional.
Les échafaudages récemment dressés ont permis l’observation rapprochée de la galerie des rois,
statuaire qui a été peu prise en compte par les historiens de la cathédrale 1. L’édifice possède deux de
ces galeries. L’une domine la façade occidentale, au-dessus de la rose et à la base du pignon, sur un
mur tendu entre les deux tours à près de 45 m de hauteur, l’autre est établie nettement plus bas, son
assise étant située à 9 m environ du perron du porche. Aucune des deux séries de rois ne constitue
véritablement une « galerie » au sens propre, car les statues ne sont pas accessibles par des coursières
ni au-devant d’elles (mis à part un étroit passage sans accès latéraux à la façade occidentale), ni der-
rière elles. Bien que les dispositions architecturales abritant les statues ne permettent pas plus la cir-
culation qu’un accès rapproché, nous conserverons ici la dénomination habituelle les qualifiant de
« galeries »  2. À ces deux groupes, il faut en ajouter un troisième, à savoir les quatre statues de rois
trônant dans des niches creusées au-dessus des piliers supportant les trois grandes arcades du porche
nord du transept. Ainsi, les entrées principales de la cathédrale, à la façade occidentale et aux deux
extrémités du transept, sont placées sous la protection de figures royales, campant debout face à la ville
à l’ouest et au sud, ou trônant du côté du cloître des chanoines au nord.
Depuis le XVIIIe siècle, mais surtout depuis Émile Mâle 3, on s’est interrogé sur l’iconographie
des galeries des rois, dont le premier exemple est peut-être celui de la façade occidentale de Notre-
Dame de Paris vers 1215-1230, suivi par les deux galeries de Chartres, et plus tard par celles d’Amiens
et de la façade occidentale de Reims 4. Pour certains auteurs, comme Mâle, il ne peut s’agir que des rois
de Juda, pour d’autres ce sont des rois de France. Le premier à avoir concilié les deux opinions est
Johann Georg von Hohenzollern, qui a insisté sur le caractère sacré de la monarchie, les rois de France

1
La seule étude détaillée sur les galeries des rois à Chartres Procès-verbal de la séance du 2 mai 2002, n° 5, p. 10-15.
est celle de Jean Villette, « Les galeries des rois aux façades Chronologiquement, on peut citer ici les rois placés sous
des cathédrales. Rois de France ou rois de Juda ? », Bulletin des tabernacles des contreforts du transept de la cathé-
de la société archéologique d’Eure-et-Loir, Mémoires XXXI-4, drale de Reims, qui ne constituent pas une galerie, à pro-
1991, p. 143-168. prement parler ; voir à ce sujet Willibald Sauerländer,
2
Voir à ce propos l’article d’Eugène Viollet-le-Duc qui « Les statues royales du transept de Reims », Revue de l’Art,
intègre les « galeries des rois » aux « galeries » : Dictionnaire 27, 1975, p. 9-30. Sur la façade occidentale de la cathédrale
raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, de Reims, Hans Reinhardt, La cathédrale de Reims, son
Paris, 1854-1868, VI, p. 8-21, particulièrement p. 9-13. histoire, son architecture, sa sculpture, ses vitraux, Paris,
3
Émile Mâle, L’art religieux du XIIIe siècle en France. Étude 1963, p. 157-159 ; Gerhard Schmidt, « Bemerkungen zur
sur l’iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d’inspira- Königsgalerie der Kathedrale von Reims », Wiener Jahrbuch
tion, 7e éd., Paris, 1931, p. 166-173 et 344-346. für Kunstgeschichte, Bd. XXV, Festschrift für Otto Demus und
4
Sur la galerie des rois de Notre-Dame de Paris : Alain Otto Pächt, 1972, p. 96-106 ; Peter Kurmann, La façade de
Erlande-Brandenburg, « La place des découvertes dans la cathédrale de Reims. Architecture et sculpture des portails,
l’histoire de la sculpture », dans Les rois retrouvés, Paris, étude archéologique et stylistique, Paris/Lausanne, 1987, p.
1977, p. 24-39 ; Dany Sandron, « La galerie des rois de 80-82. Sur celle d’Amiens, Dany Sandron, Amiens. La
Notre-Dame de Paris  », Commission du Vieux-Paris, cathédrale, Paris, 2004, p. 64-65.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 353-362
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100211

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Fig. 1. Chartres, cathédrale, porche sud du transept et galerie des rois (cl. Médiathèque de l’Architecture et du
Patrimoine).

étant héritiers des rois de Juda de par l’onction lors du sacre 5. Les représentations royales répondent
ainsi à une idéologie visant à l’affirmation du pouvoir royal et à son rôle de protecteur de l’Église 6.
La présente étude ne prétend pas examiner tous les aspects touchant aux galeries des rois, mais
se concentrera sur une seule statue qui est la dernière de la série du bras sud, à l’angle de la tour oc-
cidentale du transept. Comme on le verra plus loin, sa forme particulière suscite bien des questions
concernant l’achèvement du décor sculpté des parties basses au XIIIe siècle.
La galerie méridionale enveloppe les trois côtés de l’extrémité du transept (fig. 1). Elle compte
dix-huit figures placées sous de profondes arcatures dont la plupart forment des tabernacles. Sur la

5
Johann Georg Prinz von Hohenzollern, Die Königsgalerie La cathédrale, Paris, 2001, p. 277 ; Fabienne Joubert, La
der französischen Kathedrale. Herkunft, Bedeutung, sculpture gothique en France, XIIe-XIIIe siècles, Paris, 2008,
Nachfolge, Munich, 1965, p. 1-4. p. 127-131.
6
Brigitte Kurmann-Schwarz et Peter Kurmann, Chartres.

354

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david parmi les rois à chartres

Fig. 2. Chartres, cathédrale, galerie des rois méridionale, face ouest (cl. C. Gumiel, Centre André Chastel).

face sud, deux groupes de trois statues sont debout sur des murets appuyés sur les piliers séparant
l’arcade centrale du porche des deux arcades latérales ; et sur les faces est et ouest, six personnages de
chaque coté prennent place sur les murets en retour d’angle. La plupart des statues sont placées dans
des tabernacles coiffés de pyramidions ornés de fleurons et de crochets. Mais sur les faces est et ouest,
les deux statues les plus septentrionales font exception, car l’arcature qui les abrite est comme encastrée
dans les contreforts des tours encadrant le transept, ne laissant pas de place aux pyramidions.
Au XIXe siècle, une restauration du bras sud a été entreprise sous la direction d’Émile Boeswill-
wald. Elle a débuté en 1868 par le pignon  7 et a été conduite jusqu’au perron en plusieurs étapes. Ce
n’est qu’à la fin du siècle, en 1897, que le successeur de Boeswillwald, l’architecte Paul Selmersheim, est

7
Arch. Nat., F19 / 7680.

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arrivé au niveau de la galerie, des travaux étant prévus pour réparer les tabernacles et reprendre
l’étanchéité des couvertures des trois arcades du porche. Décision a donc été prise de déposer les figures
des rois. Après avoir été emballées, les statues ont été descellées, sorties de leurs tabernacles et descen-
dues au sol, et enfin entreposées dans le couloir est de la crypte (sans doute la partie tournante). Les
tabernacles ont alors subi des réparations importantes. Les pyramidions ont été fortement repris,
beaucoup de leurs fleurons et crochets refaits, un certain nombre de colonnettes, de bases et de chapi-
teaux restaurés 8. Un an plus tard, les statues ont été remises en place telles quelles, sans réparations ni
compléments ou nettoyages 9. C’est donc dans un état sans doute altéré par les intempéries, l’érosion
et la pollution que ces sculptures nous sont parvenues, mais sans restaurations importantes.
Dix-sept des images royales sont debout sur des socles moulurés et cannelés 10 (fig. 2). Vêtues
d’une robe serrée à la taille par une ceinture et d’un manteau retenu par une bride, elles portent toutes
de leurs mains gantées un sceptre, souvent brisé, et sont coiffées d’une couronne. Aucun attribut spéci-
fique ne permet de définir l’identité de chacun. Les corps sont puissants, parfois légèrement déhanchés,
les draperies sont épaisses et enveloppantes, aux plis larges et fortement recreusés, les têtes sont carrées
à la mâchoire lourde et au cou épais, les chevelures courtes et aux larges ondulations régulières. Si les
personnages sont traités en ronde-bosse, leur dos, qui ne peut pas être vu par un observateur ordinaire,
est simplement épannelé à grands coups d’outil, négligeant le détail des plis des manteaux et des cheve-
lures. Malgré des variations dans les attitudes, ils offrent tous un air de parenté qui témoigne non
seulement de l’œuvre d’un atelier unique mais aussi de la rapidité de leur exécution.
Mais la dernière statue, située à l’extrémité nord-ouest de la galerie, ne répond à aucun des
critères caractérisant ses voisines. C’est une statue-colonne et non une représentation en ronde-bosse,
approximativement de même hauteur que les autres personnages, debout sur un socle figuré 11 (fig. 3).
Faisant face à l’ouest, sa surface est assez érodée par les pluies et les vents, partiellement couverte de
lichens, sans pourtant que les altérations n’empêchent l’analyse des subtilités de son traitement formel.
L’identité du personnage est sans ambiguïté : il s’agit de David. Comme les autres rois, il est couronné,
il est vêtu d’une longue robe serrée à la taille et recouverte d’un manteau à bride. Mais il possède des
attributs spécifiques. De la main gauche (ses mains ne sont pas gantées), il porte une petite harpe et
de la droite il tient une longue verge, brisée au sommet, qui pouvait se terminer à l’origine par un
fleuron 12. Les deux pieds du personnage et l’extrémité inférieure de la hampe prennent appui sur les
trois bouquets d’un arbre qui naît du ventre de Jessé couché sur le socle. Le père de David, sculpture
de petite taille, est couché dans un lit recouvert d’une étoffe, les yeux clos et le corps voilé d’un drap
finement plissé qui moule les formes de son corps. Le lit lui-même est pris dans une coque de feuillages
attachée à la colonne du support.
Le style de la statue et de son socle figuré distingue cette sculpture des autres rois autant que
le type, une statue-colonne. À l’évidence, l’image a été conçue pour être vue de près et non pour être
placée à grande hauteur, comme en témoigne la finesse du traitement. Le visage est allongé, terminé
par une barbe triangulaire détaillée en petites mèches ondulées, de même que les longs cheveux reje-

8
La préparation de la restauration est assez bien docu- sans les socles, et de 2,46 m à 2,60 m avec les socles.
11
mentée par des carnets d’attachements réalisés par Armand Cette figure qui représente David mesure en elle-même
Mouton, architecte et inspecteur diocésain. Plusieurs des- 2,06 m de haut et 2,43 m avec le socle sculpté de l’image de
sins portent des cotes et l’indication des pierres à remplacer. Jessé endormi. Le diamètre de la colonne se trouvant au dos
Quelques croquis de rois sont également accompagnés de des sculptures est de 0,26 m.
12
cotes, sans doute en prévision de leur dépose. Voir Arch. L’abbé Bulteau émet cette hypothèse qui n’est pas dénuée
dép. Eure-et-Loir, V60. de fondement étant donné l’aspect de la partie brisée. Voir
9
Arch. dép. Eure-et-Loir, V59. Les documents d’archives Abbé Marcel-Joseph Bulteau, Monographie de la cathé-
ne font pas mention de restaurations des statues et les pho- drale de Chartres, Chartres, 1887-1892, t. II, 1891, p. 404.
tographies anciennes, avant et après restauration, ne met- En tout cas, il ne peut pas s’agir d’une lance comme celle que
tent rien de particulier en évidence, pas plus que l’examen tient la figure de David dans l’ébrasement gauche du portail
rapproché des sculptures. central du porche nord.
10
Les personnages mesurent de 2,16 m à 2,29 m de haut

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Fig. 3. Chartres, cathédrale, galerie des rois méridionale, face ouest, David (cl. C.
Gumiel, Centre André Chastel).

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tés en arrière et dégageant le front (fig. 4). Les yeux en amande sont bordés par les doubles incisions
marquant les paupières sous des arcades sourcilières à peine arquées. Le nez est droit et long, presque
pincé, au-dessus d’une bouche mince et plate, donnant au visage une expression morose. La couronne
orfévrée, dont les fleurons sont brisés, semble trop étroite pour le crâne. La robe est comme faite d’un
fin tissu de soie retombant en grands plis parallèles et rectilignes, de même que le manteau dont le pan
gauche dessine un étroit triangle aux plis emboîtés. L’effet soyeux est surtout sensible sur les manches
qui enserrent étroitement les bras. L’encolure est agrafée par un petit fermail tandis que la taille est
serrée par une ceinture dont l’extrémité pendante est toute ornée de plaques orfévrées. Au niveau des
pieds, on constate que le bord inférieur de la robe est traité pour faire valoir la double épaisseur du
tissu, détail invisible depuis le sol, qui renforce l’hypothèse d’une statue faite pour le niveau inférieur
de l’édifice. Sur le socle, la figure de Jessé endormi, aux cheveux répandus sur un coussin, témoigne
d’un peu plus de souplesse dans le traitement du drap qui recouvre son corps (fig. 5). Ses proportions
sont courtes, comme la plupart des personnages dans la petite sculpture chartraine, que ce soit sur les
piliers du porche sud ou sur les socles des statues-colonnes du porche nord.
Dès la fin du XIXe siècle dans sa Monographie de la cathédrale de Chartres, l’abbé Bulteau re-
connaît la figure de David debout sur un socle en forme d’arbre sous lequel est couché Jessé. Il ne voit
pas, en revanche, qu’il s’agit d’une statue-colonne et la différence formelle entre cette sculpture et les
autres rois de la galerie ne le frappe pas. Mais parce qu’il identifie David, Bulteau est persuadé que
toutes les statues représentent les rois de Juda, depuis David, le premier de la lignée, jusqu’à Joachim
(ou Éliachim), le dix-huitième. Il donne ainsi un nom à chacun malgré l’absence de tout attribut ou de
toute inscription pour les dix-sept autres rois  13. C’est aussi la présence de deux galeries des rois à la
cathédrale de Chartres qui conduit Bulteau à identifier ceux du transept comme les rois de Juda, alors
qu’il veut que les rois de la galerie occidentale représentent les rois de France 14. Quelques années après
Bulteau, la présence de David dans la galerie méridionale de Chartres ne pouvait que conforter Mâle
lorsqu’il s’indignait que l’on ose prétendre que les rois de France étaient représentés sur les façades des
cathédrales au XIIIe siècle placées sous la protection de la Vierge, alors que ce ne pouvait être, selon
lui, que les rois ancêtres de Marie 15. Hans Reinhardt et Willibald Sauerländer sont les premiers à avoir
observé que cette figure de David était une statue-colonne, qu’elle n’était pas destinée à cet emplace-
ment  16 et que, par conséquent, elle ne suffisait pas à étayer l’hypothèse des rois de Juda ; ils seront
suivis dans cette opinion par Jean Villette 17.
L’observation de ces auteurs est tout à fait pertinente. Mais ils ne cherchent pas d’explication à
la présence si surprenante de cette statue dans la galerie des rois méridionale. Le type même de la
statue-colonne serait beaucoup mieux adapté aux piliers du porche nord. Or cette partie du décor

13
Bulteau, Monographie (cf. note 12), t. II, p. 401-409. ferme : « Comment croire qu’à Notre-Dame de Paris […]
L’abbé Bulteau est mort en 1882. Sa monographie, dont le les rois de France aient été représentés à la façade en triom-
premier tome avait été édité en 1873 mais ne fut jamais phateurs ? C’est à eux, et non à la Vierge, que la cathédrale
diffusé, fut rééditée dans une version en trois volumes, com- eût été dédiée. Vers 1220, en plein âge théologique, rien
plétée et corrigée par l’abbé Brou et la Société archéologique n’eût paru plus choquant que cette divinisation de la royauté.
d’Eure-et-Loir. Bulteau n’a donc jamais pu voir de près les Une pareille idée est en opposition avec l’esprit même de
statues de la galerie des rois. C’est probablement pour cette l’iconographie au XIIIe siècle » ; voir Mâle, L’art religieux
raison qu’il a omis l’élément important qui est la colonne au XIIIe siècle (cf. note 3), p. 172.
16
attenant au dos de la figure de David et de son socle. Reinhardt, La cathédrale de Reims (cf. note 4), p. 158 ;
14
Bulteau, Monographie (cf. note 12), p. 26-30, où il décrit Willibald Sauerländer, « Die Kunstgeschichtliche Stellung
la galerie occidentale. der Westportalle von Notre-Dame in Paris. Ein Beitrag
15
Émile Mâle publia sa thèse sur L’art religieux au XIIIe zur Genesis des hochgotischen Stiles in der französischen
siècle en France en 1898, quelques années seulement après Skulptur », Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft, 17,
la parution de la Monographie de Bulteau. À cette époque, 1959, p. 51, note 129.
17
il avait déjà son opinion sur l’identité des rois des galeries Hohenzollern, Die Königsgalerie (cf. note 5), p. 64-65 ;
aux façades des cathédrales. Face à la polémique en cours, il Villette, « Les galeries des rois » (cf. note 1), p. 167.
exprima, au fil des rééditions, ses idées de façon encore plus

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Fig. 4. Chartres, cathédrale, galerie des rois méridionale, face ouest, David (cl. C. Gumiel, Centre
André Chastel).

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Fig. 5. Chartres, cathédrale, galerie des rois méridionale, face ouest, Jessé (cl. C. Gumiel, Centre André Chas-
tel).

sculpté de la cathédrale est la seule à avoir subi des destructions à l’époque révolutionnaire. D’après
l’abbé Bulteau, six figures ont disparu en 1793, avant que le conventionnel Sergent-Marceau n’arrête les
destructions 18. Une septième semble avoir disparu antérieurement, sur laquelle on ne possède aucun
renseignement, et son socle est fortement mutilé  19. Le peu que nous savons sur ces statues nous est
donné par Bulteau. Celui-ci s’appuie sur le chanoine Brillon qui décrit le décor de la cathédrale peu
après 1720 dans un manuscrit jadis conservé à la bibliothèque municipale de Chartres (ms 1099) mais
brûlé dans l’incendie de 1944 20. Bulteau est sévère vis-à-vis de Brillon, s’élevant contre ses imprécisions
et ses erreurs. Mais la transcription qu’il fait de passages du chanoine permet tout de même de se faire
une idée du décor manquant. Outre la septième figure citée plus haut, l’arcade de gauche portait les
statues représentant l’Église et la Synagogue, ainsi que Rachel et Lia (la vie contemplative et la vie ac-
tive). Quant aux deux statues manquantes sur le pilier gauche de l’arcade centrale, il s’agissait de deux
rois dont la description par Brillon conduit Bulteau à leur donner une identité, Philippe-Auguste pour
l’un et Richard Cœur-de-Lion pour l’autre, selon une méthode qui lui est coutumière 21.
D’après Bulteau, Brillon décrit le premier roi ainsi : « un roi couronné tenant de sa main gauche
un sceptre, de la droite une croix qu’il porte sur sa poitrine ; il a une tunique fendue par les deux côtés

18 20
Bulteau, Monographie (cf. note 12), t. I, p. 237. Le chanoine Brillon avait rédigé cette description pour
19
Bulteau, Monographie (cf. note 12), t. II, p. 233. L’auteur servir à Dom Bernard de Montfaucon qui préparait l’édition
pense qu’il s’agissait d’un prophète ou d’un personnage bibli- de son ouvrage Les Monumens de la monarchie françoise
que, « comme à la façade des autres baies ». Jean Villette, dont les cinq tomes sont parus entre 1729 et 1733.
21
Les portails de la cathédrale de Chartres, [Chartres], 1994, Bulteau, Monographie (cf. note 12), p. 197-198.
p. 206, pense qu’il s’agissait de saint Éloi.

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david parmi les rois à chartres

Fig. 6. Chartres, cathédrale, galerie des rois méridionale, face est, un roi (cl. C. Gumiel, Centre André
Chastel).

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en bas », tandis que l’autre est « un roi plus gros, couronné, tenant dans sa main droite un sceptre brisé,
levant sa gauche sur le haut de la poitrine et tenant probablement une croix ». Même si Brillon commet
des erreurs, ces descriptions ne correspondent pas à notre figure de David, dont la harpe n’aurait pas
manqué d’être remarquée. Pourtant les socles des deux statues de rois manquantes dans les piliers du
porche nord présentent des scènes de la vie de David, ce qui a poussé Jean Villette à supposer qu’elles
devaient représenter David et Salomon, tandis que Peter Cornelius Claussen, tout en évitant de donner
une identité précise à ces figures, pense qu’il pourrait s’agir de rois de France, peut-être Philippe-Au-
guste et Louis VIII, qui furent donateurs de la cathédrale 22. Quoi qu’il en soit, la présence des socles
historiés de ces statues empêche de concevoir que le David de la galerie des rois aurait pu prendre place
au-dessus d’eux. En effet, il est lui-même appuyé sur un socle représentant Jessé, dont la forme est
incompatible avec les parties sculptées encore en place. La statue-colonne n’a donc pas été enlevée du
porche nord et hissée dans la galerie des rois méridionale à une période située entre la Révolution (au
cours de laquelle elle aurait été sortie d’un pilier du porche) et la publication de l’ouvrage de Bulteau.
Pourtant, la statue-colonne de David, debout sur un socle représentant Jessé son père, a peut-
être bien été sculptée pour un des piliers du porche nord mais placée en définitive dans la galerie des
rois méridionale. On peut émettre l’hypothèse que cette galerie a été réalisée rapidement après la con-
struction du porche sud et que, pour une raison inconnue, il fallait la terminer dans l’urgence. La preuve
en est une figure de roi située à l’angle nord-est de la galerie (fig. 6). Cette sculpture n’est pas en ronde-
bosse mais en haut-relief. En effet, elle est prise dans un bloc de maçonnerie constitutif de l’un des
contreforts de la tour est du transept. Et elle est inachevée : ses yeux ne sont pas sculptés dans le détail,
l’emplacement de sa barbe est marqué mais sans figuration des poils ras qui caractérisent celle de ses
semblables. Si la statue à l’extrémité est du cortège est restée inachevée, l’autre, à l’extrémité ouest, était
sans doute manquante.
L’achèvement de la galerie des rois méridionale pourrait ainsi coïncider, dans les années 1225-
1230, avec le début de la réalisation des statues-colonnes pour les piliers du porche nord. Il n’est pas
exclu que l’on ait décidé de prendre une des statues déjà terminées pour le porche et de la hisser dans
la galerie pour compléter celle-ci au plus vite. Willibald Sauerländer en a eu l’intuition puisqu’il a noté
que le « premier roi » (David) n’était pas fait pour la galerie, et qu’il devait être rapproché des figures
stylistiquement « les plus faibles » du porche nord 23. Avoir placé la figure de David, destinée à un pilier
du porche nord, dans la galerie des rois méridionale, pouvait également correspondre à des change-
ments dans le programme iconographique du porche où, de plus, le portail central comporte déjà une
statue-colonne de David dans l’ébrasement gauche. Il apparaît que ce programme est difficile à analy-
ser en raison de la destruction de quelques statues et de l’identité incertaine de plusieurs autres. Si,
selon les auteurs, se côtoient des personnages de l’Ancien Testament, des saints ou des figures histo-
riques, une seconde figure de David avait probablement été prévue dans un premier projet.

22
R. J. Adams donne un résumé des identifications propo- Chartres-Studien. Zur Vorgeschichte, Funktion und Skuptur
sées par les érudits depuis É. Mâle ; Roger J. Adams, « The der Vorhallen, Wiesbaden, 1975, p. 132-133.
23
Column Figures of the Chartres Northern Foreportal and Sauerländer, « Die Kunstgeschichtliche Stellung der
a Monumental Representation of Saint Louis », Zeitschrift Westportalle von Notre-Dame in Paris » (cf. note 16), p.
für Kunstgeschichte, 36, 1973, p. 153-162. Villette, Les 51.
portails (cf. note 19), p. 181. Peter Cornelius Claussen,

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Le portail du Jugement de la façade occidentale de
Notre-Dame de Strasbourg
Yves Christe

Au XIIIe siècle, les voussures historiées jouent souvent le rôle de gloses marginales autour du
tympan, espace privilégié que l’on pourrait assimiler au texte biblique, écrit en grands caractères, des
manuscrits contemporains de la Glossa, de la Glossa odinaria sous sa forme définitive. En certains cas,
elles nous révèlent le sens profond de certaines de ses particularités qui, en leur absence, pourraient
être mal comprises, voire passer inaperçues. Le portail sud, réservé au Jugement dernier, de la façade
occidentale de la cathédrale de Strasbourg, nous en fournit un savant exemple. Grâce aux récents
travaux de B. Van den Bossche, nous disposons enfin d’un dossier critique complet sur la sculpture de
ces portails occidentaux, malmenés à la Révolution, restaurés ou restitués ensuite au début du XIXe
siècle  1. Le tympan du portail sud a été fortement restauré. Certains l’ont même considéré comme
entièrement moderne. B. Van den Bossche a toutefois démontré que si toutes les têtes, voire un certain
nombre de bustes, avaient été refaits en 1830, l’essentiel de la composition avait été préservé 2. Les trente-
quatre figures de ses quatre voussures sont en revanche entièrement modernes et ne présentent que
de vagues analogies avec celles du programme primitif. Celui-ci nous est heureusement connu par
deux dessins du XVIIe siècle, hélas détruits à la fin de la seconde Guerre mondiale dans l’incendie de
l’Elsass-Lothringen Institut de Francfort-sur-le-Main 3. Le premier, très précis, dont il reste une bonne
photographie à Marbourg (Bildarchiv Foto Marburg), nous restitue l’attitude, la physionomie et les
attributs des trente-quatre figures, toutes debout, qui garnissaient les voussures : deux fois cinq anges
vus de face, mains jointes, dans la quatrième voussure ; quatre anges dans la troisième voussure à
gauche et cinq à droite, debout eux aussi, légèrement de profil et portant dans un pli de leur robe ou
une sorte de linceul un petit buste nu, avec un apôtre aux mains jointes en haut à gauche ; deux fois
quatre apôtres anonymes dans la deuxième voussure, cette fois nettement de profil ; et enfin, dans la
voussure intérieure, Paul, la Vierge et un apôtre barbu à gauche, un apôtre imberbe, Pierre et un apôtre
barbu à droite (fig. 1). La première voussure comportait donc une sorte de Deesis avec la Vierge, Pierre
et les deux saint Jean. Le dessin de Francfort oppose en Ig 1 Paul avec une épée levée au Baptiste, mains
jointes, en Id 1, puis en Ig 2 la Vierge à saint Pierre en Id 2, et enfin en Ig 3 un apôtre barbu, mains
jointes, à un apôtre imberbe, lui aussi aux mains jointes, sans doute Jean l’Evangéliste en Id 3. L’ordre
qui nous est restitué par le dessin de Francfort, repris à l’identique sur la gravure d’Aubry, de même
que sa numérotation, résultent peut-être d’une erreur du dessinateur. Aucune de ces trente-quatre
figures n’était nimbée. Trois grandes gravures contemporaines de ces dessins sont aujourd’hui con-
servées à la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame. Leur confrontation avec les dessins de Francfort ajoute
quelques précisions : l’apôtre barbu en IIg 5 tenait dans sa main gauche un codex fermé. En Id 1, l’apôtre
barbu est revêtu d’une mélote, attribut du Baptiste.
La gravure du portail sud de la façade occidentale, œuvre d’Aubry, et le second dessin disparu
de Francfort, nous restituent un état vraisemblable du tympan avant les déprédations de 1793 (fig. 2).

1
Benoît Van den Bossche, La cathédrale de Strasbourg. dem, p. 195-200.
2
Sculptures des portails occidentaux, Paris, 2006. Voir aussi Van der Bossche, La cathédrale de Strasbourg (cf. note
Bruno Börner, « Strasbourg, cathédrale. L’iconographie 1), p. 143, fig. 99.
3
des portails de la façade », dans Congrès Archéologique de Otto Schmitt, «  Ein unvollendetes Strasburger
France (Strasbourg et Bas-Rhin, 2004), Paris, 2006, p. 201- Münsterbüchlein aus dem 17. Jahrhundert », dans Elsass-
209, et Marc Carel Schurr, « La façade occidentale », ibi- Lothringisches Jahrbuch, t. 9, 1930, p. 228-253.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 363-374
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yves christe

Fig. 1 : Strasbourg, cathédrale Notre-Dame, façade occidentale, statuettes des voussures du portail
latéral sud : dessin disparu, autrefois Elsass-Lothringen Museum, Francfort (cl. Marburg).

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le portail du jugement de la façade occidentale de notre-dame de strasbourg

Fig. 2 : Strasbourg, cathédrale Notre-Dame, façade occidentale, les registres inférieurs du tympan du portail
latéral sud : dessin disparu, autrefois Elsass-Lothringen Museum, Francfort (cl. Marburg).

Il était comme aujourd’hui divisé en trois registres. Au sommet, le Christ montrant ses plaies trône
au-dessus de nuées. Autrefois nimbé, il est entouré de deux anges qui présentent la croix et les clous
à gauche, la lance et la couronne d’épines à droite. Deux bustes d’anges jaillissant du fond et sonnant
de la trompette ont trouvé place dans les écoinçons. Le second registre est entièrement réservé à un
cortège de onze à douze personnages, tous tournés ou se dirigeant vers la droite en direction d’une
gueule d’Enfer où s’activent deux diables. L’un d’eux, en haut à droite, saisit par son voile ou ses che-
veux un personnage peut-être féminin qui précède un avare, une bourse suspendue à son cou. Comme
on l’a dit, tous les bustes ont été refaits en 1930 par J. Vallastre, qui a transformé en damné la figure
dont on ne distingue que la tête devant la poitrine de la femme saisie par son voile. Vallastre a d’autre
part modifié le sens de ce cortège en liant par le cou à une corde commune ses sept premiers person-
nages et en les dissociant des cinq autres. Pour cela, il semble s’être inspiré du tympan du porche de
Fribourg-en-Brisgau. Il a introduit une distinction entre élus et damnés que le dessin du XVIIe siècle
ne justifie nullement. Ce parti est-il légitime ? Si l’on s’en tient au témoignage des dessins et de la gra-
vure, le cortège du second registre n’était composé que de damnés, tous somptueusement vêtus, dis-
tingués par leur costume ou leur couvre-chef comme rois (2), reine (1), évêques (4), hommes ou
femmes de qualité (5). Cela peut paraître curieux. Est-ce pourtant si improbable, comme l’affirme B.
Van den Bossche ? La résurrection des morts figure au troisième registre, encadrée par deux anges en
pied sonnant de la trompette. Le dessin et la gravure distinguent cette fois nettement deux catégories
de ressuscités : les élus (6) à gauche, les damnés (6) à droite. Des élus enfilent des robes au sortir de
leur sarcophage, alors qu’à droite les malheureux damnés, dont trois sont restés nus, expriment vio-
lemment leur affliction. Cette distinction a été atténuée lors des restaurations. Ainsi, à l’extrême gauche,
Vallastre a modifié l’attitude du ressuscité, peut-être une femme, qui déjà revêtue de sa robe, élève ses
mains jointes vers le ciel et tend son regard vers le sommet du tympan en direction du Christ-Juge.

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yves christe

Fig. 3-4 : Amiens, cathédrale Notre-Dame, ange et Abraham porteur d’âmes du portail du Jugement (cl. Yves
Christe).

Elle a aujourd’hui gardé ses mains jointes levées, mais ne pointe plus son regard vers le sommet du
tympan. Le ressuscité suivant, qui semble faire le geste de lacer sa chaussure, élevait lui aussi son regard
vers le haut. On retrouve une figure identique au même endroit au tympan de Fribourg-en-Brisgau
qui semble citer littéralement le portail de Strasbourg. Il s’agit ici d’une femme qui chausse ses bot-
tines 4.
On notera l’absence à Strasbourg de motifs pourtant usuels dans une image du Jugement
dernier : la pesée des âmes par saint Michel et le Sein d’Abraham en image du paradis. Alors que l’Enfer
sous sa forme habituelle de gueule béante crachant des flammes est mis en évidence à l’extrémité droite
du second registre, le paradis ne figure nulle part. Aucune porte, aucun édifice, aucun jardin ne
l’évoquent. On retiendra du second dessin de Francfort cet étonnant paradoxe. Alors que la distinction
entre élus et damnés est exprimée avec emphase au troisième registre du tympan, on semble avoir
éliminé les élus du second en ne retenant qu’un unique cortège de damnés en marche vers l’Enfer.
Les anges psychopompes de la troisième voussure sont une évidente reprise du même thème
dans la seconde voussure du portail du Jugement dernier de Notre-Dame d’Amiens, à cette seule dif-
férence que les anges de la métropole picarde sont des chérubins dotés de deux paires d’ailes (fig. 3-4).
Ces anges porteurs de petites âmes, souvent attestés dans les Jugements derniers du premier art
gothique : Saint-Denis, Laon, Ivry-la-Bataille, etc., mis en évidence au Portico de la Gloria de Saint-
Jacques de Compostelle ou dans sa copie du Portico del Paraiso de la cathédrale d’Ourense, sont
d’évidents archaïsmes vers 1280, même s’ils figurent encore au tympan du Jugement dernier de Notre-
Dame de Reims ou de Saint-Étienne de Bourges. La reprise à Strasbourg d’un thème désuet a certaine-
ment un sens. Le thème des bons ressuscités revêtant des tuniques est quant à lui récurrent dans
l’iconographie du Jugement dernier en Angleterre et en terres d’Empire. On se contentera de citer ici
les nombreuses occurrences de ce thème dans les Jugements derniers des psautiers anglais du XIIIe

4
On trouvera une très riche documentation photogra- 2005, p. 152 pour la jeune femme qui se chausse et p. 177
phique, ainsi que des détails très précis de la sculpture du pour le damné agrippé par une momie en allégorie de la
porche dans Emil Spath, Das Tor zum Leben, Lindenberg, mort.

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le portail du jugement de la façade occidentale de notre-dame de strasbourg

siècle, en particulier celui de Munich (Staatsbibl., Clm 835, fol. 30v), ou celui de Cambridge (Trinity
College, B. 11. 4, fol. 11v). On citera aussi, pour les terres d’Empire, la châsse de Saint-Servais de Maas-
tricht ou le cycle illustré de l’Apocalypse d’un manuscrit du sud de l’Allemagne aujourd’hui à Oxford
(Bodleian Library, Ms 352, fol. 11v). Il est en revanche inusité en France, où il n’est guère attesté qu’au
portail ouest de Sainte-Quiterie du Mas d’Aïre 5. L’exclusion du Sein d’Abraham comme figure du pa-
radis est elle aussi remarquable. Ce stéréotype du paradis, « présent ou futur », est régulièrement attesté
dans l’iconographie judiciaire en France, du moins au nord de la Loire. Plus au sud, sa représentation
se fait plus discrète. Elle est même éliminée dans le gothique aquitain et ibérique. Son éviction semble
aller de pair à Strasbourg, comme aussi en Espagne, avec l’absence ou la miniaturisation des annota-
tions architecturales évoquant le paradis. La métropole alsacienne se distancie ainsi des usages de la
France royale et même de ceux des terres d’Empire, où le Sein d’Abraham est régulièrement attesté,
comme au portail des Princes de Bamberg, en addition marginale au bas des voussures nues, côté
gauche, dispositif repris comme une citation au portail du Jugement dernier de Saint-Sebald de Nurem-
berg. Plus près de Strasbourg, à une date voisine, on doit mentionner l’image du patriarche en buste,
avec quatre âmes dans le linge qu’il tient devant lui, mis en évidence à la clef de la voussure extérieure
de ce qui subsiste du portail occidental de la cathédrale de Bâle, en grande partie détruit à la Réforme.
Il domine à cet endroit une clef inférieure avec un ange portant seul tous les instruments de la Passion.
Comme le groupe subsistant du tentateur et de la vierge folle paraphrase celui de Strasbourg, la réin-
troduction du Sein d’Abraham, en « correction » affichée de la lacune strasbourgeoise, n’en est que plus
significative pour notre propos.

Que les ressuscités de Strasbourg soient caractérisés au sortir de leur tombeau comme élus ou
comme damnés ne soulève pas de réels problèmes. C’était le cas déjà au portail occidental de la
cathédrale d’Autun et en bien d’autres endroits. Ce qui est remarquable à Strasbourg, c’est l’insistance
sur cette distinction. Le Jugement définitif est rendu pour chacun à l’heure de sa mort. La résurrection
ne changera rien à ce verdict individuel. Le portail de Strasbourg n’innove donc pas. Sa mise en scène
dramatique est pourtant accentuée par ce qu’il faut bien qualifier d’hapax : l’absence d’élus dans le
cortège des ressuscités. Ces élus, absents du second registre, mis en valeur dans la partie gauche du
registre de la résurrection, sont évidemment ailleurs, peut-être sous la forme de ces petites «  âmes »
nues portées par les anges de la troisième voussure.
Mais de quels élus s’agit-il ? Cette formule est en effet des plus ambiguë, surtout en périphérie
d’un Jugement dernier. Ces « âmes » que des anges présentent au Christ-Juge sont-elles de véritables
âmes ou des élus ressuscités, en « miniature », comme c’est le cas à Saint-Jacques de Compostelle où
l’une d’elles, peut-être Eve, est dotée de seins volumineux ? Ces âmes pourraient-elles être celles des
justes qui déjà ont accédé au paradis où ils bénéficient dès à présent de la vision béatifique de Dieu ?
En ce cas, c’est par anticipation que les justes décédés participent à cette vision future.
L’iconographie funéraire nous suggère une réponse. Au XIIe siècle, il arrive en effet que l’âme
du défunt emportée dans le ciel par des anges s’élève au-dessus de sa dépouille mortelle vers une vision
divine, plus précisément une Maiestas Domini, ainsi sur le sarcophage de Dona Blanca, épouse de
Sanche III et mère d’Alphonse VIII de Castille, dans le Panthéon royal de Santa Maria la Real de Najera
(Logrono). La Maiestas Domini est ici une figure du paradis, lequel se confond avec la contemplation
immédiate de Dieu 6. Au XIIIe siècle, ce même schéma sera souvent répété, mais la Maiestas Domini
sera remplacée par la vision synonyme qui constitue désormais le noyau habituel d’un Jugement dernier
gothique : le Christ montrant ses plaies entouré d’anges portant les instruments de la Passion, de la

5
Ces images sont reproduites dans Yves Christe, Jugements dans : Joseph S. Martin et Thorsten Droste, La route de
derniers, La Pierre-qui-Vire, 1999, p. 110, pl. 147, 46 et 56. Compostelle, Paris, 2005, pl. 54.
6
Une bonne photographie en couleur de ce sarcophage

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yves christe

Vierge et de saint Jean en intercesseurs. C’est ce qu’on voit sur l’un des petits côtés du sarcophage d’un
grand seigneur castillan déposé dans l’église-musée San Pedro de Cisneros (Palencia) 7. De même que
la Maiestas Domini, le Christ montrant ses plaies peut donc à lui seul tenir lieu de représentation du
paradis, du paradis présent ou futur. À la pointe du tympan du portail ouest de Sant Esteban de Burgos,
vers 1300, la vision du Christ montrant ses plaies entre la Vierge et saint Jean agenouillés à ses pieds
est celle qui est accordée au protomartyr au moment de sa mort. Cette image stéréotypée a remplacé
ici celle qui est décrite dans les Actes : le Christ debout à la droite du Père, comme on le voit par ex-
emple au portail nord de la cathédrale de Cahors.
La scénographie des vierges sages et folles aux ébrasements et en retour des contreforts du
portail sud est de nature à ramener vers le présent, à actualiser le drame final qui se joue au tympan 8.
B. Van den Bossche en a judicieusement relevé l’originalité en même temps que son asymétrie. En
remplaçant par ces dix vierges, par le Christ et le Tentateur, les douze apôtres en pied des grands Juge-
ments derniers issus de Notre-Dame de Paris, le concepteur du portail strasbourgeois ne s’est pas
contenté de citer ou d’imiter ce qui avait été fait dans le porche septentrional dit du Paradis de la
cathédrale de Magdebourg ; il a restitué à la parabole de l’Évangile de Matthieu une intensité drama-
tique qui peu à peu s’était perdue dans ses citations marginales aux piédroits ou dans les voussures. Le
Christ et ses cinq prudentes fiancées sont reportés à droite, du côté des damnés. L’Époux, à l’entrée de
sa maison, la cathédrale, ne les invite pourtant pas à y pénétrer ; il se contente de leur prodiguer sa
parole, sans même les regarder. En face, sur l’ébrasement gauche, du côté des élus sortant de leur tom-
beau, le Tentateur, le Prince de ce monde, se tient en revanche en retrait, en contemplation du fruit
défendu qu’il tourne et retourne dans sa main. C’est presque à regret, alors qu’elles esquissaient un
mouvement vers la porte du ciel que les vierges imprévoyantes cèdent à ses avances et se figent dans
une mimique de regret et d’impuissance. Le dénouement du drame est proche. Il n’est pourtant pas
tout à fait consommé. Les vierges insouciantes, parées des atours de ce monde, ne sont pas confrontées
à une porte close, elles se sont simplement arrêtées dans un cheminement qui aurait dû les conduire
à la porte de l’église, comme pétrifiées après avoir cédé aux tentations de leur élégant suborneur. Si le
diable avec sa posture de « dandy » est vêtu comme un prince de ce siècle, l’Époux avec sa longue tu-
nique et son pallium hors des modes de ce temps, est en fait la transposition active des « Beau Dieu »
des trumeaux du gothique français. Plutôt que de s’adresser aux vierges prudentes alignées sur sa
gauche, tête fléchie, presque de face, il prend à parti le spectateur, le fidèle qui devant le portail lève les
yeux vers lui avant de pénétrer dans la cathédrale.
Le message paraît clair : c’est en ce monde, nunc, que chacun doit se préparer au Jugement
éternel qui le surprendra à l’heure de son trépas. Ce verdict individuel sera sans appel : à la résurrection

7
Voir Clementina Julia Ara Gil, « Un grupo de sepulcros élus et aux damnés. Celles-ci figurent en effet au linteau,
palentinos del siglo XIII », dans Alfonso VIII y su epoca, de part et d’autre d’une porte close, au-devant de laquelle
Actas de II. Curso de Cultura Medieval, Aguilar de Campo, le Christ accueille ses prudentes élues. Cette scénographie
1992, p. 21-52. dynamique anticipe d’un siècle celle qui sera développée à
8
Les vierges sages et folles que l’art roman, particulière- Strasbourg, cette fois aux piédroits, avec plus d’ampleur. Ici
ment en Aquitaine, a installées dans les voussures, sans encore, c’est la figure du Christ qui symbolise le paradis,
toujours en respecter le nombre, sont en général étagées l’enfer étant confondu avec une porte close qu’essaie vaine-
aux piédroits des portails gothiques depuis Saint-Denis. ment de tirer la première des vierges folles. Cf. Hans-Rudolf
Il ne s’agit pourtant pas là d’une règle stricte. Les vierges Meier et Dorothea Schwinn Schürmann, Schwelle zum
sages et folles du portail de Saint-Germain-l’Auxerrois Paradies. Die Galluspforte des Basler Münsters, Bâle, 2002.
à Paris, église qui dépendait du chapitre de la cathédrale On notera qu’à Fribourg-en-Brisgau, l’Époux à l’entrée du
Notre-Dame, ont regagné les voussures, ici la voussure porche, côté nord, est en conversation avec la première des
intermédiaire entre celle des apôtres et celle des anges. Le cinq vierges sages. Le Tentateur est pour sa part déplacé à
portail nord de la cathédrale de Bâle, la Galluspforte, à la l’entrée du porche, côté septentrional aussi, où il invite une
fin du XIIe siècle, a retenu un parti original, qui permet femme impudique à le rejoindre.
d’assimiler plus clairement les vierges sages et folles aux

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le portail du jugement de la façade occidentale de notre-dame de strasbourg

des corps, il sera confirmé, sans aucun espoir d’indulgence. Le Zodiaque et les travaux des mois qui
garnissent les socles biais des douze acteurs de la parabole de Matthieu sont là pour rappeler à chacun
que c’est en ce monde seulement, au fil des mois et des saisons, que se gagne ou se perd l’accession à
la Vision béatifique. L’emplacement choisi n’est pas anodin. Strasbourg, ici encore, rompt avec un usage
bien établi, en utilisant un thème habituellement réservé aux soubassements comme socle de statues
d’ébrasements. Ce parti neuf a généré des rencontres qui pourraient ne pas être fortuites. Ce cycle
débute avec novembre, le début de l’année « civile » coïncidant avec celui de la nouvelle année liturgique.
Le socle du Tentateur est ainsi décoré d’un riche Janus bifrons en train de festoyer en association avec
un impudique Verseau nu, en écho des bêtes immondes cachées derrière son dos. En face, l’Époux est
en revanche lié au retour des beaux jours, à l’habituel cavalier de mai et aux Gémeaux, debout au mi-
lieu d’une végétation luxuriante.
Le programme iconographique du portail sud est d’une grande clarté, d’une étonnante
cohérence, même s’il contrevient aux usages « français » les mieux établis. On en dira autant de
l’ensemble des portails ouest et de leur gâble. Cette unité de conception, rare au XIIIe siècle, s’accompagne
d’une volonté d’innover qui est tout aussi remarquable. Le désir de convaincre trahit à l’évidence
l’intervention d’un concepteur unique, théologien et prédicateur averti autant que fin connaisseur des
usages iconographiques anciens et surtout contemporains, concordance qui semble impliquer une
collaboration active et étroite entre un maître ès-arts de bon niveau et d’excellents praticiens, rompus
au jeu subtil de l’imagerie savante. Est-ce là une raison suffisante pour attribuer la paternité de l’ensemble
du programme à Albert le Grand ? À juste titre, B. Van den Bossche a récusé cette hypothèse. B. Börner,
en s’appuyant sur une étude de D. Mertens, a judicieusement relevé qu’au moment où le programme
sculpté était en préparation, Marquard de Entringen, chanoine et écolâtre de la cathédrale, était en
même temps rector fabrice ecclesie, c’est à dire Maître de l’ouvrage au nom du chapitre. Il céda ses fonc-
tions à un bourgeois en 1284, avant d’être élu deux ans plus tard doyen du chapitre. Marquard est donc
sans doute le concepteur du programme iconographique ; en tant qu’écolâtre, il était à la tête de l’école
cathédrale au moment où le célèbre Erwin était lui-même en charge des travaux comme magister
operis ou gubernator operis 9.
À Strasbourg, en particulier au portail sud, on s’est plu à rompre avec intelligence avec la tradi-
tion gothique la plus prestigieuse, établie au début du XIIIe siècle à Notre-Dame de Paris. Est-ce la
direction désormais « bourgeoise » du chantier qui a favorisé ces innovations, la tournure « populaire »
de certaines additions, comme la présence d’un juif et de la « forgeronne » des clous de la crucifixion
autour du Christ sur la croix du tympan principal ? Au drame de la parabole de Matthieu qui se joue
comme sur une scène aux ébrasements du portail et non plus dans ses voussures ou ses piédroits,
répond celui des vertus du portail de l’Enfance, redevenues guerrières et actives comme autrefois dans
les portails romans d’Aquitaine, en complète rupture avec l’usage nouveau de Paris, repris à Amiens
ou à Chartres 10. On ajoutera cette autre dissonance, cette entorse au principe de symétrie. Alors que
les vertus foulant aux pieds les vices du portail nord, comme les prophètes du portail central, reposent
sur des consoles purement décoratives, les protagonistes de la parabole évangélique sont dotés, comme
on l’a vu, de socles biais historiés représentant un Zodiaque et les Travaux des mois.
Le dessin de Francfort ne reproduit au deuxième registre du tympan qu’un cortège de damnés,
avec une reine affligée qui ferme la marche. Les élus sont en revanche clairement distingués des réprou-
vés au moment de leur résurrection, puis figurés sur le second dessin sous forme d’âmes portées par
des anges dans la deuxième voussure. Le paradis n’est pas représenté, à l’inverse de l’Enfer. On ajoutera
que les quatre anges sonnant de la trompette aux extrémités du premier et du troisième registre du

9 10
Dieter Mertens, « Der Strassburger Ellenhard-Codex Sur ce thème, voir Bruno Börner, Par caritas par meri-
in St. Paul im Lavanthal  », dans Hans Patze (éd.), tum. Studien zur Theologie der gotischen Weltsgerichtsportals
Geschichtsschreibung und Geschichtsbewustsein im späten im Frankreich – am Beispiel des mittleren Westeingangs von
Mittelalter, Sigmaringen, 1987, p. 557. Notre-Dame in Paris, Fribourg en Nuithonie, 1998.

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yves christe

Fig. 5 : Tolède, cathédrale primatiale, façade ouest, portail du Jugement (cl. Yves Christe).

tympan dirigent l’embouchure de leur instrument vers l’extérieur, en direction des voussures. Comme
souvent en Espagne et à l’inverse de l’usage « français » commun, nous aurions donc ici une image du
rassemblement des élus selon saint Matthieu (Mt 24, 30-31) plutôt que de leur réveil au son de la trom-
pette. Selon saint Paul (Ep I Th 4, 15 ou I Cor 15, 51 : Canet enim tuba et mortui ressurgent, paraphrasée
dans le Dies irae de la messe pro defunctis : Tuba mirum spargens sonum – Per sepulchra regionum –
Coget omnes ante tronum).
Ces particularités ne sont jamais réunies en France, ni même en terre d’Empire, mais seulement
en Espagne, par exemple au portail sud de la façade occidentale de la cathédrale de Tolède vers 1300.
Comme à Strasbourg, il n’est pas fait mention du paradis, alors que l’Enfer est mis en valeur et occupe
même tout l’espace du registre inférieur avec au centre l’habituelle gueule d’Enfer et un Satan intronisé
à droite. Comme à Strasbourg encore, des anges présentent à Dieu des élus sous forme d’âmes dans la
deuxième voussure. À cet endroit, ces anges sont pourtant assis. On retrouve des élus directement
présentés à Dieu par des anges au tympan. Même s’ils ont la taille habituelle des âmes, ceux-ci sont
pourtant vêtus et distingués entre homme et femme (fig. 5) 11.
Précédemment, au portail ouest de Santa Maria la Major de Tudela, vers 1210, les élus ne sont
pas associés à un Sein d’Abraham ou une cité. Les Bienheureux sont simplement réunis par ordres et
opposés à gauche dans les voussures aux damnés suppliciés à droite. La résurrection des morts, sur

11
Sur les particularités du Jugement dernier dans la nord de l’Espagne  et d’Aquitaine », à paraître dans Christine
sculpture monumentale espagnole des XII-XIII e siècles, Hediger (éd.), La sculpture dans l’Espagne du nord au XIIIe
notamment l’absence de toute localisation du Paradis, voir siècle, Actes du Colloque de Tolède, Palacio de Benacazon,
Laurence Brügger,  « De l’absence d’Abraham en figure 10-16 mai 2004), Turnhout, 2006. 
du Paradis dans les Jugements derniers monumentaux du

370

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le portail du jugement de la façade occidentale de notre-dame de strasbourg

cinq claveaux dispersés de chaque côté, à dif-


férents niveaux des cinquième et sixième vous-
sures, est étroitement mêlée aux chœurs de la
Toussaint et aux supplices infernaux. Comme à
Strasbourg, on ressuscite donc à Tudela en élus
ou en damnés.
Le Sein d’Abraham, évincé à Strasbourg,
est également absent au portail nord de la
cathédrale de Burgos, vers 1240, ainsi qu’au por-
tail central de la façade occidentale de la
cathédrale de León, où l’idée de paradis comme
cité est à peine évoquée par un édicule en forme
de porte, dont l’un des battants est entrouvert à
Burgos, par une minuscule porte de ville à León.
À León, vers 1260/1270, les anges qui assistent les
morts sortant de leurs tombeaux, et parfois les
défendent contre la convoitise des démons dans
la voussure extérieure, jouent un rôle prépon-
dérant et surtout actif. Leurs protégés sont jeu-
nes ou vieux, adolescents ou sénescents. On ne
sait ainsi ce qu’est la véritable nature du bébé nu
tenu dans les bras de l’ange du sommier de la
voussure extérieure (IIIg 1). Est-ce une « âme »
ou l’enfant du jeune couple revenant à la vie à ses
côtés (fig. 6) ? À la clef de cette même voussure,
la petite « âme » nue sortant de la cuve d’un sar-
cophage sous la tutelle d’un ange est, comme
l’Eve du Portico de la Gloria, une jeune femme
dont on distingue clairement les seins. On re-
tiendra surtout à León, comme à Strasbourg,
l’insistance à représenter les élus sortant d’un
tombeau avec le visage tendu vers le Christ-Juge
ou rédempteur, ici couronné, comme c’est sou- Fig. 6 : León, cathédrale Santa Maria de Regla, façade occidentale,
vent le cas en Espagne. Ils traduisent dans leurs portail du Jugement, ange participant à la résurrection d’un couple
gestes et la tension du regard l’idée que le paradis et d’un enfant (cl. Yves Christe).
n’est pas un lieu topographiquement déterminé
mais la contemplation divine (fig. 7). Ici encore les anges sonnant de la trompette au sommet de la
voussure interne ne sont pas associés à la résurrection des morts, mais au rassemblement des élus, les
saints et les martyrs des première et deuxième voussures, mis en concurrence à cet endroit avec les six
claveaux infernaux disposés en escaliers au bas des voussures droites.
On s’accorde aujourd’hui à situer vers 1270/1280 la conception et la mise en place des principaux
éléments des portails occidentaux strasbourgeois. Si cette date précoce pouvait être confirmée, le
portail du Jugement dernier de Strasbourg serait, à peu de chose près, contemporain de celui de León,
où la conduite du chantier s’est poursuivie comme à Strasbourg jusque vers 1300. L’originalité du pro-
gramme de León rejoint et recoupe parfois celle de Strasbourg. Ainsi dans sa conception du Paradis
comme contemplation de Dieu, ainsi encore dans son insistance à ancrer dans le présent des réalités
eschatologiques futures. À León, c’est la scénographie très théâtrale de la résurrection des morts de la
voussure extérieure qui soutient ce message. Les morts se relevant de leur tombeau sont, on l’a vu, de
tous âges, en contradiction avec la doctrine augustinienne, sanctionnée par les maîtres parisiens, d’une

371

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yves christe

Fig. 7 : León, cathédrale Santa Maria de Regla, façade Fig. 8 : León, cathédrale Santa Maria de Regla,
occidentale, portail du Jugement, ressuscités trente- façade occidentale, portail du Jugement, res-
naires (cl. Yves Christe). suscités jeunes et adultes et cadavre exclus de la
résurrection (cl. Yves Christe).

résurrection uniformisée à l’âge de trente ans. Les ressuscités de León ont ainsi l’âge qu’ils avaient le
jour où la mort les a surpris. Cette entorse à l’orthodoxie scholastique a la valeur d’un memento mori ;
elle est un avertissement adressé aux vivants, et donc aux spectateurs du portail, et joue en ce sens le
rôle dévolu à Strasbourg au drame encore en cours des vierges sages et folles. À León, on est même
allé plus loin : certains morts sont restés à l’état de cadavres, de momies ou d’ossements desséchés. Ils
sont exclus à cet instant de la résurrection, dans le même temps où d’autres qui étaient promis à l’Enfer
sont arrachés au diable qui était venu les cueillir au sortir de leur tombe (fig. 8) 12.
Les portails ouest du Münster de Fribourg-en-Brisgau et de Bâle citent, on l’a vu, des motifs
du Jugement dernier de Strasbourg. Comme ceux-ci ont été mis en place peu de temps après leur
modèle alsacien, les corrections qu’ils lui ont apportées soulignent l’originalité de l’œuvre strasbour-
geoise. Bâle restitue une lacune considérée comme gênante, celle du Sein d’Abraham. Fribourg-en-
Brisgau réintroduit une distinction entre élus et damnés, avec un cortège des élus qui se dirige cette
fois vers une Crucifixion en position axiale au centre du tympan. Celle-ci joue le rôle de vision divine
et par conséquent d’image du paradis, en redondance de la vision du Christ montrant ses plaies à la
pointe du tympan. Fribourg ajoute une autre correction : le Christ en Époux, debout à la porte de
l’église, dialogue cette fois avec la première des vierges sages et non plus avec le fidèle en arrêt devant
le portail.

12
On observe quelque chose de semblable à Fribourg-en- droite du registre de la Résurrection, une momie, allégorie
Brisgau où des crânes et même une sorte de momie sont de la mort, s’est même emparée d’un damné nu qui vient
ajoutés à l’alignement des cuves funéraires. À l’extrémité de ressusciter.

372

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le portail du jugement de la façade occidentale de notre-dame de strasbourg

On a dit du tympan du Jugement dernier de Strasbourg qu’il était une banale reprise de celui
de Paris, que « sa conception iconographique offrait peu d’originalité » 13. Ceci est sans doute vrai pour
sa version moderne, revue et corrigée par Vallastre. Les dessins et les gravures du XVIIe siècle en
révèlent pourtant une tout autre image, de prime abord déconcertante. Tympans, voussures et ébrase-
ments ne sont plus le résultat d’un assemblage de motifs consacrés, d’une synthèse impersonnelle et
neutre d’un formulaire stéréotypé. Ils nous offrent au contraire l’image d’une réflexion originale, et
même inédite, sur le destin de l’homme au-delà de son trépas. Ce qui devrait être l’illustration d’un
drame collectif est transformé à Strasbourg en une révélation plus intime, voire personnelle. Le mes-
sage n’est plus adressé anonymement à une communauté indistincte, il vise chaque fidèle en particulier
en intégrant une réalité devenue abstraite à force d’être lointaine dans l’immédiate actualité.

13
Christe, Jugements derniers (cf. note 5), p. 273, et
Börner, «  L’iconographie des portails  » (cf. note 1), p.
206.

373

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Sculpture monumentale et programmes :
les façades des demeures urbaines médiévales (XIIe-XIVe siè-
cles)
Pierre Garrigou Grandchamp

Les façades des demeures urbaines médiévales ont très tôt retenu l’attention, concentrant à un
point tel les recherches que l’étude des intérieurs en a souvent été omise. Cette approche fragmentaire,
dont la justification fréquemment avancée est le caractère privé des maisons, mais qui paraît plus souvent
fondée sur la difficulté d’embrasser leur nombre, a suscité à juste titre les critiques : on ne peut prétendre
tout comprendre de l’habitat en s’en tenant à l’observation des extérieurs. Cette remarque de bon sens a
néanmoins, par contrecoup, conduit beaucoup d’archéologues à dédaigner l’analyse des façades, réputées
ne relever que de l’histoire de l’art. Cette erreur, symétrique du seul « façadisme », a produit des appro-
ches tout aussi étroites. Les formes ont un sens, qu’il faut tenter de décrypter : celles choisies pour les
façades doivent être soumises à ce questionnement. L’impératif était d’autant plus exigeant pour les
maisons des villes que les tissus urbains, en général très denses, les avaient forcées à s’aligner en front
de rue, sous un régime de contiguïté stricte, qui a réduit leur accès à la voie publique à une seule façade,
dans la grande majorité des cas étroite. Sachant combien le lieu de séjour participait à l’affirmation du
rang social, on ne peut pas ignorer le rôle éminent des façades pour un habitant de la ville.

Problématiques et état de la question

La sculpture monumentale n’est pas rare en façade des maisons, mais que sait-on de précis sur
ce décor sculpté ? Nous ne nous étendrons pas sur le recours, quasiment général, au vocabulaire décora-
tif à motifs géométriques et végétaux : il appartient, dans chaque ville, à l’économie générale de l’archi-
tecture de l’époque et du milieu, et les bâtiments domestiques présentent peu de spécificités. Néanmoins,
à rebours d’opinions encore répandues, il est plus fréquent que les édifices civils suivent la même esthé-
tique que les bâtiments religieux ou princiers contemporains, que l’inverse : là où une étude approfondie
a été menée, on ne distingue aucun décalage de l’architecture civile, qui n’est en rien portée à l’ar-
chaïsme.
Sans ignorer cette parure courante, cette contribution porte sur les principaux morceaux de
sculpture monumentale, notamment ceux présentant des motifs animés. Nous rechercherons s’il existe,
sur un même édifice, des groupes composant des ensembles, en examinant aussi si ces décors occupent
des emplacements privilégiés, et en essayant de les caractériser, par les thèmes illustrés et par leur
facture. Enfin, nous interrogerons le sens de ces décors : quels effets recherchaient-ils ? Etaient-ils
porteurs d’intentions explicites ? Quel était leur degré d’autonomie par rapport aux programmes d’ins-
piration religieuse ? Enfin, le corpus retenu traduit-il une spécificité de certaines régions et, plus encore,
une particularité française ?
Le sujet n’a guère été traité. En l’absence de répertoires et de synthèses régionales, la matière
est éparse. Certes, dès les débuts de l’archéologie monumentale, des notations isolées signalèrent
des sculptures particulières qui frappaient par leurs dimensions et leur qualité : ainsi de maisons
romanes à Beauvais, Nîmes et Saint-Antonin  1, ou des maisons gothiques dites « des Musiciens »

1
Beauvais : Jean-Baptiste de Laborde et alii, Le voyage Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture
pittoresque de la France, Paris, 1781-1796, t. 11, pl. 22. Saint- française…, Paris, t. 6, 1863, p. 92-94. Nîmes : Henri Revoil,
Antonin : Aymar Verdier, François Cattois, Architecture Architecture romane du Midi de la France, Paris, 1873, t. III,
civile et domestique…, Paris, 1858, t. 1, pl. 41-42. Eugène pl. 2 et 3.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 375-386
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100213

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pierre garrigou grandchamp

à Reims 2 et « du Grand Veneur » à Cordes 3. Point d’étude d’ensemble cependant : Arcisse de Cau-
mont, Eugène Viollet-le-Duc et même Camille Enlart n’abordèrent qu’incidemment le sujet, à
propos du décor des fenêtres, des portes ou des enseignes 4. La tendance resta la même de la fin du
XIXe siècle à celle du XXe siècle, hormis quelques études sur des maisons de Reims, de Chartres et
d’Albi 5. Plus récemment, des synthèses régionales sur le Languedoc ou le sud de la Picardie 6, sur
Cluny 7 ou sur des maisons de Dijon et de Saint-Antonin 8, ont accordé une attention plus soutenue
aux sculptures.

Programmes du Bassin parisien, de Bourgogne et du Midi

Les emplacements privilégiés des décors sculptés sont les fenêtres, secondairement les portes.
Cette concentration aux étages s’explique par la fonction des différents niveaux : le rez-de-chaussée sur
rue était rarement occupé par des pièces à vivre. La salle et les chambres prenant place dans le ou les
étages, ce sont leurs fronts de rue qui étaient mis en valeur : à eux de dire le rang, l’opulence, les pré-
tentions sociales du commanditaire, voire ses ambitions esthétiques ou les messages qu’il voulait pro-
clamer. La conformation de la façade était un des principaux moyens d’affirmation dans la ville. Par
comparaison, le rez-de-chaussée n’accueillait que des pièces à vocation économique, ouvroirs et bou-
tiques, cellier ou magasins : les fenêtres d’apparat en étaient donc absentes et seule la porte était parfois
l’objet d’une ornementation. Les linteaux ou les tympans de portes à décors figurés sont très rares ;
encore deux sont-ils en rapport avec une maison de ville et un disposé sur cour.
À La Réole, la porte de la Maison Seguin ouvrait à l’étage, sur la cour 9. Sous un arc polylobé,
trois têtes (roi, femme et homme barbu) ornent le tympan, dont le registre inférieur est souligné par
une grecque ; d’autres peuplent les chapiteaux des fenêtres triples de l’étage. Les colonnes qui encadrent
la porte sont coiffées d’un masque et d’un engoulant, comme les colonnettes des fenêtres. Selon Jacques
Gardelles, les thèmes du décor luxueux de cet étage et son traitement d’une très belle venue appartien-
nent au meilleur de la production en Bordelais vers 1200 et attestent l’intervention des mêmes artistes
que sur les chantiers religieux.

2
Annales archéologiques, t.  8, 1848 et 9, 1849 (2 pl.)  ; Pierre Garrigou Grandchamp, «  L’architecture civile
Verdier & Cattois, Architecture civile (cf. note 1), t. 1, p. romane des pays de l’Oise », dans L’art roman dans l’Oise et
17-26, pl. 5-6 ; Justin Taylor, Charles Nodier, Voyages pit- ses environs, GEMOB, Beauvais, 1997, p. 176-204 ; Thierry
toresques et romantiques dans l’ancienne France, Champagne, Crépin-Leblond, « Sculpture et arts précieux à Beauvais
t. 1, 1858, pl. 78. au milieu du XIIe siècle », ibidem, p. 108-110.
3 7
Taylor & Nodier, Voyages pitoresques et romantiques Pierre Garrigou Grandchamp et alii, La ville de Cluny
dans l’ancienne France, Languedoc, t. 1, 2e vol., 1834, pl. 82 ; et ses maisons, XIe-XVe siècles, Paris, 1997, p. 190-206; id.,
Verdier & Cattois, Architecture civile (cf. note 1), t. 2, Des pierres et des hommes. La sculpture civile clunisoise des
pl. 107. XIe-XIVe siècles, Cluny, 2010.
4
Camille Enlart, Manuel d’archéologie française, 2e partie, 8
Anke Halbach-Jurca, « Steinbauten profaner Nutzung
t. 1: Architecture civile et militaire, Paris, 1929 (2e éd.), p. 132 des 13. Jahrhunderts in Dijon », Architectura. Zeitschift für
(Chartres), 182-187 (Reims, Marseille, Rouen, Toul). die Geschichte der Baukunst, 1995, p. 156-180 (Dijon : p. 165-
5
Eugène Leblan, Monuments historiques de la ville de 167) ; Marcel Durliat, Haut-Languedoc roman, La Pierre-
Reims, Reims, 1882 ; Maurice Jusselin, « Une maison du qui-vire, 1978, p. 315-322 (« La maison romane de Saint-
XIIIe siècle récemment découverte au cloître Notre-Dame Antonin ») ; Maurice Scellès, « La maison romane de Saint-
à Chartres », Bulletin Monumental, t. 75, 1911, p. 351-395 ; Antonin-Noble-Val », Mémoires de la Société Archéologique
Lyne Limouse, « Les deux baies romanes de la rue de la du Midi de la France, t. XLIX, 1989, p. 44-119.
9
Grand’Côte à Albi », Revue du Tarn, n° 77, 1975, p. 19-39, Jacques Gardelles, «  La sculpture monumentale en
et dessins de Du Mège, Bibl. Institut, ms 4178, publiés dans Bordelais et en Bazadais à la fin du XIIe et au début du
la Revue de l’Art, n° 23, 1974, p. 34. XIIIe siècle », Bulletin Monumental, t. 132, 1974, ici p. 44-48
6
Michèle Pradalier-Schlumberger, Toulouse et le (démontée et conservée au Stewart Garden Museum de
Languedoc : la sculpture gothique, XIIIe-XIVe siècles, Toulouse, Boston).
1998, p. 186-200 (« Les décors de la demeure urbaine ») ;

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sculpture monumentale et programmes

Fig. 1 : Saint-Antonin, maison, claire-voie (cl. Inventaire).

Le tympan de la porte de l’ancienne maison commune d’Avignon, devenue la Vice-Gérance,


est lui aussi déposé, au Musée Calvet. Sa facture est moins bonne, mais il présente une composition
ambitieuse, encadrée par une frise végétale : un cavalier, la lance sur l’épaule, est précédé d’un molosse ;
derrière lui un homme flanqué d’un animal (?). On évoquera à sa suite un tympan roman curieusement
situé au sommet de la façade d’un bâtiment annexe de l’hôtel de ville d’Arles, où figure un bœuf.
En Belgique le tympan de la maison Bourdon, à Liège, est un troisième exemple de ces rares
portes romanes. Une inscription latine à l’extrados  (« Tout honneur est une charge quand, après l’avoir
obtenu, on s’y tient régulièrement ») encadre trois médaillons circulaires où figurent des personnages
allégoriques en haut relief : au centre l’Honneur, flanqué à sa droite du Travail et à sa gauche d’une
femme offrant à boire l’absinthe. L’interprétation est ardue, d’autant plus qu’une autre inscription évo-
que le Mystère d’Apollon (Mysticum Apollinis). Ce bas-relief illustrerait « une sorte de psychostasie des
mérites », un syncrétisme d’idées chrétiennes et de pensées païennes, œuvre profane… et peut-être
hérétique 10.
Aux XIIIe et XIVe siècles, les portes de ce type sont aussi peu nombreuses. Seule Reims en
présente une série : deux tympans (au Musée Saint-Remi) montrent l’un le combat d’un homme et
d’un ours, et l’autre un coq et une poule affrontés. Sur le troisième, saint Martin partage son manteau
avec un pauvre.

Aux étages, les principaux ensembles sculptés du XIIe siècle sont ceux de Saint-Antonin, d’Albi,
de Burlats, de Nîmes, de Cluny, de Chartres, de Trie-Château et de Beauvais.
La claire-voie de la maison de Saint-Antonin (fig. 1) a été précisément décrite et l’interprétation
proposée en est convaincante. Aux piliers s’adossent Justinien, tenant le codex éponyme, et Adam et
Eve au moment de la faute originelle : l’allusion au manquement à la loi et à la sanction est manifeste,
thème renforcé par la représentation de vices, la colère, la bestialité, la calomnie et l’impureté. Maurice
Scellès a mis en relation le décor avec la probable fonction de l’étage, où le viguier des vicomtes aurait
rendu la justice. L’édifice se distingue par sa composition puissante et équilibrée et par l’exécution
magistrale des sculptures.
On ne peut en dire autant d’Albi : deux façades s’y singularisaient par l’importance des sculp-
tures figurées, mais aussi par une exécution médiocre. Dans l’une étaient incrustées deux plaques, un
ange et une femme nue, à l’identité incertaine. En revanche, dans l’autre ensemble, des inscriptions
nommaient les rois Saül et Salomon, tandis que deux femmes seraient des danseuses ; les chapiteaux
les surmontant portaient des joueurs de vièle, d’alboque et de cor. On oppose volontiers ces deux rois,
l’un violent, l’autre juste, mais le rôle des femmes et des musiciens n’est pas élucidé.

10
Étude détaillée dans Joseph Philippe, Liège terre millé-
naire des arts, Liège, 1980, p. 51-54.

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Fig. 2 : Trie-Château, maison, fenêtres (cl. Albert Victoria Museum 77659).

Les riches décors de Burlats et de Nîmes ne livrent pas plus leur sens. Concentré sur les quinze
chapiteaux des fenêtres géminés, le premier juxtapose le bestiaire habituel (lions, couples de dragons,
harpies, aigles) et des scènes religieuses ou à intention morale (anges portant des phylactères, Daniel
entre les lions, le voyage d’Alexandre, l’avare), sans qu’un lien puisse être établi entre elles. À Nîmes,
plusieurs lions se mêlent de façon inextricable avec de nombreuses têtes, des masques, divers monstres
et un aigle, le tout d’une excellente facture 11.
Les ensembles étaient nombreux à Cluny. Dans celui de la « frise des vendanges », cette scène
est associée à plusieurs figures porteuses de moralité 12. La claire-voie du 18, rue du Merle offrait diver-
ses représentations, dont un éléphant, et une pièce de choix, le « pilier du cordonnier » : un artisan
travaille à l’éventaire, dans une arcade, tandis que des couples assis sur les coussièges de la claire-voie de
l’étage regardent dans la rue et se montrent. Un musicien joue, accompagné d’une femme qui tend sa
sébile ; le diable susurre à l’artisan de ne pas céder à un mouvement de charité. La représentation d’une
maison romane, vue par les yeux d’un homme de l’époque, fournit le cadre d’une scène morale.
Deux maisons romanes présentent des thèmes différents, mais des compositions identiques :
cadrées par les archivoltes retombant sur des colonnettes adossées, elles étagent en profondeur les baies

11
Burlats : Jean Cabanot, « La première demeure romane « Nîmes : la maison romane 1, rue de la Madeleine. Étude de
dite ‘Pavillon d’Adélaïde’. La deuxième demeure romane dite l’élévation », Congrès Archéologique de France (Gard, 1999),
‘Maison d’Adam’ », Congrès Archéologique de France (Albi- Paris, 2000, p. 167-174.
12
geois, 1982), Paris, 1985, p. 202-207. La « maison d’Adam » Pierre Garrigou Grandchamp, Brigitte Maurice-
présentait aussi des chapiteaux à figures. Nîmes : Victor Chabard, Jean-Denis Salvèque, «  La maison romane
Lassalle, «  Le décor des façades de quelques maisons dite des vendanges à Cluny », Bulletin Monumental, t. 153,
romanes du Gard », Bulletin de l’École Antique de Nîmes, 1995, p. 243-266.
n° 24, 1993-1998, p. 110-115. Antoine Bruguerolle,

378

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sculpture monumentale et programmes

Fig. 3 : Beauvais, place Saint-Pierre, maison canoniale détruite (dessin de Deroy, Archives départementales de
l’Oise).

percées en retrait ; concentrés sur les linteaux, les motifs occupent la totalité d’arcs brisés. À Chartres,
la maison canoniale allie une veine grotesque (des acrobates et une paire de têtes que l’on dirait mitrées)
au fantastique : un monopode affronte un basilic et un lion s’effarouche de la tête d’une harpie qui jaillit
de sa queue ; des faces monstrueuses et des oiseaux peuplent les chapiteaux 13. À Trie-Château (fig. 2),
la dominante est fantastique : sirènes à queues bifides et à têtes de dragon, figures humaines encadrées
de monstres ailés, chimères présentant des têtes à un monstre infernal et sagittaire affrontant un
énorme coq. Rien d’apaisé ou de drolatique dans ce bestiaire monstrueux, qui contraste avec les lignes
douces des baies. L’étroite parenté des deux maisons, l’existence d’autres façades comparables (à Char-
tres) et les développements que lui donnera le XIIIe siècle, dans le Bassin parisien comme en Bourgo-
gne, suggèrent l’existence d’un parti de composition dès lors très apprécié et répandu : il produisait un
grand effet, pour un investissement limité en figures sculptées.
Le parti de la maison canoniale place Saint-Pierre, à Beauvais, était tout différent (fig. 3). Les
claveaux des archivoltes étaient richement ornés de lourds rinceaux et leur intrados garnis de feuilla-
ges gonflés ou de boutons. L’extraordinaire du décor résidait dans les trois personnages trônant dans
les écoinçons, au-dessus des faisceaux de colonnettes. On y a vu, sans preuve, des rois, mais il est cer-
tain que la qualité des sculptures était très remarquable, incitant Thierry Crépin-Leblond à les placer
« … dans la mouvance des manuscrits et sculptures en bronze et en ivoire présents à Beauvais » au
milieu du XIIe siècle.
À Reims, un magnifique tympan, trouvé en remploi, est attribué à une fenêtre. Au sommet de
la lunette semi circulaire se font face deux personnages assis ; l’un tient un livre de sa main gauche
levée ; son vis-à-vis étend les bras et semble argumenter. Au-dessous, des petits arcs enserrent un
homme combattant un dragon et un couple d’amoureux. L’œuvre a probablement une signification

13
Albert Mayeux, « Maison du XIIe siècle à Chartres », Autre maison, détruite : Arcisse de Caumont, Abécédaire…
Bulletin Monumental, t. 79, 1920, p. 217-222 (rue Chantault). Architecture civile et militaire, 1869, p. 83.

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moraliste. Le style, superbe, ne trouve aucune


parenté dans les œuvres sculptées conservées,
mais est proche de celui de pièces d’orfèvrerie
mosane ou de certains manuscrits tels que la
Bible de Floreffe 14.

Au XIIIe et au début du XIVe siècle, plu-


sieurs maisons développent des programmes
sculptés élaborés, à Chartres, Reims, Cordes et
Amiens en particulier.
Face aux portails ouest de la cathédrale
Fig. 4 : Chartres, maison canoniale (cl. Martin- de Chartres, l’étage d’une maison canoniale
Sabon). s’ajoure de six fenêtres géminées : sur les tym-
pans monolithes se déploient des végétaux d’une
opulence raffinée où s’affrontent deux immenses
dragons (fig. 4). Un tympan a suscité l’admiration lors de la découverte : il est subdivisé par deux arcs
brisés qui accueillent une scène de lutte et une de jeu de dés. On s’est demandé si elles avaient été co-
piées par Villard de Honnecourt, ou inspirées par lui, tant les schémas, sinon la facture, sont proches
de dessins de son carnet. Ces sculptures sont composées avec maestria et sculptées avec verve.
En dépit de sa précoce célébrité, le décor sculpté de la « maison des Musiciens » à Reims (fig.
5) n’a pas été l’objet de l’attention que mériterait une œuvre d’une telle qualité 15. Cinq figures de grande
taille, assises sur de fortes consoles, s’inscrivent dans des niches trilobées et encadrent quatre croisées.
Outre les statues, la figure humaine est omniprésente, sur les consoles et sur les culots des archivoltes
et de certains des arcs trilobés de la corniche. La facture est du niveau des meilleures sculptures de la
cathédrale.
À Dijon, la maison refuge de l’abbaye du Miroir (fig. 6) présentait une claire-voie de six fenê-
tres géminées, sous des archivoltes dessinant des tympans. Le décor originel se composait de rosaces
sous les petits arcs, surmontés de figures humaines qui, aux extrémités, occupaient la totalité des tym-
pans. Des motifs fantastiques (guerrier affrontant un escargot géant, homme face à une chimère,
diable cornu) côtoyaient un cavalier au galop, des jumeaux et une femme assise allaitant deux hommes.
La composition était rigoureuse et harmonieuse ; pour autant que le dessin soit fidèle, la sculpture était
d’une bonne facture. L’identification des figures y est tout aussi difficile que pour l’hôtel du Berceau
d’Or, à Amiens : au-dessus d’archivoltes au riche décor de feuillage, un cavalier et un personnage debout
encadraient une croix pattée 16.
Enfin, la maison « du Grand Veneur », à Cordes (fig. 7), ponctue ses étages de têtes et de peti-
tes figures humaines sur les cordons et les archivoltes 17. Au niveau des écoinçons des fenêtres se dé-
ploient des scènes de chasse : cavalier, sanglier poursuivi par un chien, archer, chien coursant un lièvre,
piqueur sonnant du cor (brisé). Même s’il manque la chasse reine, au cerf, c’est là un bon éventail de
cette activité aristocratique par excellence.

14
Willibald Sauerländer, La sculpture gothique en France, 1893, p. 88 ; Aimé et Louis Duthoit, derniers imagiers du
1140-1270, Paris, 1972, p. 95 et fig. 55. Moyen Âge, catalogue d’exposition, Amiens, 2003, p. 98-99,
15
Étude inédite de Thomas Flum, La maison des Musiciens n° 225.
17
à Reims, Mémoire de maîtrise, dir. Anne Prache, Université Michèle Pradalier-Schlumberger, «  L’architecture
Paris IV-Sorbonne, 1995. civile à Cordes », Congrès Archéologique de France (Albigeois,
16
Congrès Archéologique de France (Abbeville, 1893), Paris, 1982), Paris, 1985, p. 235-253.

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sculpture monumentale et programmes

Fig. 5 : Reims, maison des Musiciens (dessin de Leblan).

Fig. 6 : Dijon, maison du Miroir (aquarelle d’Antoine, Bibliothèque


municipale de Dijon, 90118).

Fig. 7 : Cordes, maison du Grand Veneur (d’après Aymar Verdier et


François Cattois).

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Programmes savants et familiers

L’analyse des thématiques illustrées dans ces décors révèle une double inspiration : thèmes et
motifs sont empruntés tant à la culture savante, celle des clercs, puis des légistes, qu’à une culture
profane.
L’inspiration de la culture savante, manifeste à Liège, à Beauvais et à Reims (fenêtre), sous-
tendent aussi les compositions à thèmes moraux, tel le face-à-face entre le Bien et le Mal, à Saint-An-
tonin, sans doute à Albi et sur les linteaux de claires-voies de Cluny, dits la Bellepierre (Samson et les
cavaliers) et « la Luxure ». L’origine savante est également perceptible dans de nombreuses pièces iso-
lées, que l’on peine à assembler en suites constituées, tels les chapiteaux de Burlats.
De prime abord, les illustrations de thèmes profanes paraissent plus faciles à cerner. Au premier
plan, les scènes de la vie courtoise, durant les siècles gothiques, notamment dans le Midi. Les repré-
sentations en étaient peut-être encore plus fréquentes, à en juger par des pièces isolées : sur un linteau
de fenêtre du Museon Arlaten, en Arles, un chevalier monté sur un cheval caparaçonné est équipé
d’une lance et d’un long bouclier : son chef n’est pas protégé par un casque. La circonstance est donc
plus festive que guerrière. Des scènes de la vie quotidienne sont illustrées à Cluny (pilier du cordonnier,
vendangeur), tout en étant d’une interprétation délicate ; elles animent également souvent les séries de
modillons sous les cordons d’appui, mais ce sont des allusions isolées. Les lutteurs et les joueurs de dés
de Chartres appartiennent-ils à cette catégorie ou le savant chanoine qui a sélectionné ces sujets sou-
haitait-il évoquer des textes qui n’ont pas encore été identifiés ? De même est-il malaisé de se pronon-
cer sur le caractère des figurations de musiciens, qui peuvent se rapporter à chacune des catégories
précédentes : à Albi, ils surmontent une scène qui paraît une allégorie morale, mais, à Reims, ils enca-
drent un chasseur et, sur la « maison du Grand veneur », accompagnent un monde profane ; à Cluny
(pilier du cordonnier), le balladin participe à une scène de la rue, dont l’intention moralisante n’est pas
absente. Ce thème des musiciens témoigne des difficultés et des risques d’une classification schéma-
tique, là où les intentions peuvent être mêlées.
Autre constat : l’omniprésence des figures humaines et animales sur les façades, tant romanes
que gothiques. Dès le XIIe siècle, le nombre des têtes humaines, sur des corbeaux, des culots ou des
chapiteaux est remarquable, à Figeac (place Champollion), à Saint-Guilhem (10bis rue du Corps de
Notre Dame), à Cluny (petite-rue Lamartine), à Montferrand ou à Saint-Bris-le-Vineux. Elles sont
plus nombreuses encore au XIIIe siècle : à Reims, le motif est répété tel un topos ; elles peuplent les
linteaux, les culots et les chapiteaux des baies en Bourgogne (Cluny, Dijon, Charlieu) comme en Lan-
guedoc (Villemagne-l’Argentière). Hors de tout sens particulier, elles font écho à la même omnipré-
sence dans les bâtiments religieux, sur les chapiteaux ou les culots, et témoignent d’une fascination
pour la représentation humaine.
On n’insistera pas plus sur les fréquentes représentations d’animaux fantastiques, griffons et
basilics à Figeac (place Champollion) et à Lauzerte (rue de la Gendarmerie), ou bien naturels, croqués
en particulier sur les ensembles de modillons sous les cordons d’appui des étages en Auvergne (Mont-
ferrand), en Limousin (Brive, Tulle, Limoges, Saint-Junien), en Rouergue (Saint-Antonin) et en Lan-
guedoc (Béziers). Cet intérêt pour le monde animal, qui environne l’homme médiéval d’une constante
présence, amicale ou inquiétante, se manifeste parfois par des ensembles plus importants. Sur la « mai-
son des Loups », à Caylus, les fauves sont mis à l’honneur, entourés d’autres animaux, au-dessus des
fenêtres du bel étage ; taillés en ronde bosse, ils jaillissent de la façade, telles de fausses gargouilles, ou
sont couchés, et simplement rendus en bas-relief 18. À Cordes, les maisons du « Grand Fauconnier »

18
Première représentation dans John Henry Parker, Some maisons du XIIIe au XVIe siècle à Caylus et Saint-Antonin »,
account of domestic architecture in England, from Edward I Caylus et Saint-Antonin-Noble-Val, Cahiers de Patrimoine,
to Richard II, Londres, 1853, p. 337. Bernard Loncan, « Des n° 29, 1999, p. 230-235.

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sculpture monumentale et programmes

et du « Grand Écuyer » reprennent ces partis, avec fausses gargouilles et motifs affrontés, sur les culots,
les cordons et les clefs d’archivolte. On peut estimer « vain de tenter une interprétation quelconque de
ces figures et de ces animaux purement décoratifs, dus sans doute à la fantaisie d’un riche bourgeois
séduit par les formules introduites dans les nouvelles façades d’église… » 19, et plus généralement dans
toutes les productions artistiques, dont les manuscrits, depuis la fin du XIIIe siècle, mais ce sont les
manifestations de la diffusion d’une culture profane, qui envahit également les lieux sacrés.
Dans de nombreuses circonstances, le sens reste caché. Quelle intention invoquer dans le cas
des figures drolatiques ou fantastiques des tympans des maisons canoniales de Chartres et de Trie-
Château ? On peine aussi à déchiffrer l’intention manifestée dans les multiples cavaliers isolés, sur des
chapiteaux (Saint-Gilles, rue Baudin) ou des linteaux : faut-il les rapporter à l’évocation du monde
guerrier ou à un épisode de l’Histoire Sainte ?
D’autres pièces, qui appartenaient manifestement à des ensembles mutilés, laissent perplexes,
tant par leurs thèmes, que par l’ignorance de leur place dans la composition complète. Une maison
romane de Saint-Bris-le-Vineux présente sur une face deux fenêtres géminées à archivoltes et cordons
embellis de têtes et, sur le pignon, un tympan : trois anges disposés en triangle surmontent une onde,
un mouton et une tête de diable cornu. L’inspiration religieuse est certaine, mais la signification obs-
cure. De même, du fait de l’état de ses huit linteaux, en remploi et bûchés, le projet esthétique de la
claire-voie de la maison Thomassin, à Lyon, reste à ce jour indéchiffrable. Tout aussi mystérieux est
le lion dévorant une chèvre, grande sculpture en haut-relief qui pare un édifice canonial d’Embrun
de la fin du XIIIe siècle, la « maison des Canonges ».

Aucune évolution qualitative ne se distingue durant la période dans les grands ensembles.
Selon le cas, la facture est exceptionnelle ou d’un bon niveau, mais rarement médiocre. Les morceaux
romans sont souvent excellents, à Saint-Antonin, Cluny, Beauvais, La Réole, Liège et Reims. Les sculp-
tures gothiques de Cordes (« maison du Grand Ecuyer »), Chartres et Reims n’ont pas à rougir des
comparaisons avec les sculptures des deux cathédrales ou avec « l’art raffiné produit dans les grands
foyers de la sculpture languedocienne » de la première moitié du XIVe siècle 20. La qualité des pièces
est à peine inférieure dans les maisons romanes de Nîmes, de Burlats, de Chartres, de Cluny et de
Trie-Château, et les autres maisons de Cordes. Seuls les décors des maisons d’Albi sont plus faibles.
En dépit des réserves que nécessite l’étroitesse du corpus, l’évolution quantitative pourrait être
un peu plus marquée. Il semblerait que le moment faste des grands programmes sculptés soit l’époque
romane et que les décors à figures se fassent plus rares ensuite. On note par exemple leur absence à
partir du XIIIe siècle dans les sites riches en morceaux romans de l’Oise, d’Albi et de Cluny.

Finalités et autonomie des décors civils

Le décor sculpté des façades doit être considéré comme une composante de l’urbanité, tant par
la recherche d’embellissement que par celle de messages référés aux codes sociaux et par une éventuelle
finalité utilitaire. Il y participait aux côtés des décors peints qui ont tous disparu.
On ne saurait dénier toute intention de composition des façades, pour elles-mêmes et en fonc-
tion de leur emplacement dans la ville, comme cela a été montré pour Cluny 21. À Caylus, la répartition

19
Loncan, « Des maisons » (cf. note 18), p. 235. Inscriptions et Belles-Lettres, t. 73, 1993, p. 53-100 ; idem,
20
Pradalier-Schlumberger, «  L’architecture civile à « Ordonnance et plastique des façades des maisons du XIIe
Cordes » (cf. note 17), p. 245. au XIVe siècle en Bourgogne », dans Martine François et
21
Pierre Garrigou Grandchamp, «  Les claires-voies Pierre-Yves Le Pogam (éd.), Utilis est lapis in structura,
des maisons romanes de Cluny : formes et significa- Mélanges Léon Pressouyre, Paris, 2000, p. 65-84.
tions », Monuments et Mémoires publiés par l’Académie des

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pierre garrigou grandchamp

des sculptures est ordonnée, parfaitement symétrique, avec sept pièces superposées dans chaque moi-
tié de la façade. De même, la clarté et la force de la composition des façades, romanes à Beauvais ou
Saint-Antonin, gothiques à Cordes, Chartres et Reims, témoignent d’une réflexion qui prend en compte
le jeu des lignes, des pleins et des vides, des surfaces planes et des reliefs ; le résultat est certes plus
convaincant là où les sculptures sont pleinement intégrées aux structures que lorsqu’elles composent
des frises en bas-relief ou ponctuent les façades d’accents isolés.
Cette mise en scène des façades manifeste aussi une inclination certaine pour l’extériorisation
de codes sociaux. La parure extérieure décline un état, un niveau de vie, une appartenance à la com-
munauté urbaine, une identification aux idéaux esthétiques de l’époque et du lieu. Il semble à cet égard
que la marque de la culture profane et courtoise soit bien plus nette à l’époque gothique.
Pour autant, comme souvent dans l’architecture médiévale, les choix sont animés par une
dialectique entre esthétique et finalité pratique. Le cas des enseignes est éclairant. À l’instar de la
sculpture du 42, rue Galande à Paris (saint Julien l’Hospitalier, vers 1380), les trois portes à tympan
sculpté de Reims (« Le combat de l’ours », « Le coq et la poule », « saint Martin ») ont toujours été
interprétées comme des enseignes. Si l’hypothèse s’avérait, ce pourrait être le signe de l’importance de
cette fonction, ou bien un indice de l’ampleur des maisons qui les accueillaient, dont la splendeur avait
disparu aux Temps modernes. En tout état de cause, cette interprétation paraît fondée pour celle qui
aurait signalé le Petit Saint-Martin, refuge de l’abbaye laonnoise.
Ces questions conduisent à celle de l’autonomie des décors des édifices civils par rapport au
grand répertoire de l’architecture religieuse. Ce n’est sans doute pas par hasard que les maisons médié-
vales ont, durant ces trois siècles, concentré les efforts décoratifs sur les linteaux et les tympans des
fenêtres. Elles suivaient l’exemple de l’architecture religieuse, où le décor était également profus sur ces
membres, baies et supports. Que les portes aient été rarement parées de sculptures dans l’architecture
domestique est en revanche un trait propre qui s’explique par les fonctions subalternes du rez-de-
chaussée et par un arbitrage en faveur des baies hautes, car rien n’aurait empêché de décorer également
les accès : l’abstention mérite d’être soulignée. La dépendance envers les schémas de l’architecture re-
ligieuse s’exprimait donc d’abord dans les partis architectoniques, avant même que le commanditaire
n’exerce un choix de motifs, en général parmi l’éventail proposé dans les édifices religieux, et les as-
semble dans une composition civile.
Si Jean-Louis Biget souligne la présence constante dans le décor de l’architecture civile de
thèmes religieux associés à des thèmes plus profanes, il rappelle aussi, qu’alors, les mêmes sculpteurs
travaillent indifféremment sur les bâtiments civils et religieux « … sans oublier [qu’au Moyen Âge]
tout moment de la vie… possède un caractère religieux » 22.
Qui plus est, la notion de « civil » est relative, à propos d’une architecture domestique dont
beaucoup des plus magnifiques exemples furent construits à la demande d’ecclésiastiques. En effet les
commanditaires, quand ils sont connus, appartiennent en nombre à peu près équivalent aux élites
laïques ou ecclésiastiques, patriciens et chanoines en particulier. On peine à distinguer une vraie dif-
férence entre leurs maisons : ces élites partageaient pour partie la même culture, comme l’illustrent les
décors peints armoriés de beaucoup de maisons de clercs.
Pour autant nous estimons nécessaire de nuancer le jugement abrupt porté par Marcel Durliat
et l’abbé Jean Cabanot, pour lesquels « … il n’existe pas d’iconographie spécifique de l’architecture
domestique romane » 23. S’il est vrai que l’on ne peut que rarement qualifier de civils, ou de profanes,
les motifs eux-mêmes, les maisons de Cluny et de Saint-Antonin prouvent que les intentions que pa-
raissent exprimer ces compositions répondaient à des vues, des coutumes et des idéaux relevant pour

22
Jean-Louis Biget, L’art roman en Albigeois, Albi, 1986, et 322 ; Cabanot, « La première demeure romane » (cf.
p. 50-51. note 11), p. 205.
23
Durliat, Haut-Languedoc roman (cf. note 8), p. 268-269

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sculpture monumentale et programmes

partie d’une société civile en voie d’affirmation et sur le chemin de la création d’une culture propre.
Les réalisations des XIIIe et XIVe siècles apporteront un développement cette fois manifestement pro-
fane, alors même que chacune des figures représentées pouvait encore, à l’occasion, illustrer des thé-
matiques religieuses. Le milieu urbain ne favorisait-il pas ce côtoiement de clercs savants, mais non
dénués de penchants pour le burlesque et le fantastique, et de patriciens, voire d’aristocrates, de plus
en plus désireux d’affirmer leur état et leur style de vie propres, sans pour autant être fermés aux leçons
de la culture savante ? Tel fut le terreau qui donna sa particularité à l’architecture urbaine, en la diffé-
renciant nettement de l’architecture seigneuriale, surtout en milieu rural 24.

En l’état des données, il serait présomptueux de prétendre conclure. Quant au corpus, sous le
double angle qualitatif et quantitatif, un constat provisoire peut cependant être dressé. En France, les
régions concernées sont en nombre limité. Les décors se concentrent dans un grand Bassin parisien
(d’Amiens à Chartres et Reims), en Bourgogne (Saint-Bris, Dijon, Cluny), dans le Sud-Ouest (Albi,
Saint-Antonin, Cordes) et, à une moindre échelle, dans la vallée du Rhône. On note leur absence dans
des régions de grande architecture, la Normandie, le Val de Loire, la Lorraine et l’Alsace, certes inéga-
lement bien pourvues en maisons conservées de ces périodes. Cluny occupe une place à part par le
nombre et la qualité de compositions élaborées et par l’ordonnance réfléchie des façades. Reims se
distingue également, par la quantité et la qualité de la sculpture civile gothique, situation exceptionnelle
alors : une ville aussi riche que le fut Provins, qui conserve encore un très grand nombre de maisons
médiévales, ne présente aucun exemple de sculpture civile. Dans les pays limitrophes de la France, le
sujet a été tout aussi peu étudié. Au regard des données disponibles, il semblerait que les maisons
parées de sculptures monumentales à motifs animés des XIIe-XIVe siècles y furent rares. L’Italie, où les
demeures médiévales sont nombreuses, n’en compte apparemment guère, excepté à Venise. En Espagne
on doit surtout citer le palais roman d’Estella. L’Allemagne en est presque dépourvue (Grafeneckart à
Würzburg). Face à cette rareté, la relative richesse de la France est incontestablement une spécificité.
Cette contribution souhaitait donner quelque visibilité au sujet, rassembler des données épar-
ses et proposer une série de problématiques. L’étude doit être poursuivie, et d’abord pour fixer le corpus,
en dépit de la difficulté que constitue la destruction de la plupart des édifices les plus remarquables.

24
Garrigou Grandchamp, « Ordonnance et plastique des
façades » (cf. note 21), p. 84 : « C’est bien l’esprit de la ville
qui est le ressort de la création des façades civiles médiévales
et de la sensibilité esthétique qui les sous-tend ».

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pierre garrigou grandchamp

CORPUS PROVISOIRE DES FAÇADES À PROGRAMMES SCULPTÉS

Localisation nature et datation bibliographie

ALBI (81)
- rue Saint-Étienne, XIIe s., sculptures détruites note 5
- rue de la Grand Côte, XIIe s., maison détruite ; pièces au Musée Toulouse- note 5
Lautrec
- rue de la Grand Côte, XIIe s., maison détruite note 5
AMIENS (80), « hôtel du Berceau d’or », XIIIe s., détruit note 16
ARLES (13)
- Hôtel de ville / palais du Podestat, tympan de porte en réemploi (?), XIIe s.
- linteau de fenêtre, Museon Arlaten, XIIIe s.
AVIGNON (84), maison commune ou Vice-Gérance, vers 1200, porte
BEAUVAIS (60), place Saint-Pierre, maison canoniale, XIIe s., détruite notes 1, 6
BURLATS (81)
- maison dite « pavillon d’Adélaïde », XIIe s. note 11
- « maison d’Adam », XIIe s. note 11
CAYLUS (82), « maison des loups », vers 1300
CHARTRES (28)
- rue Chantault, maison canoniale, XIIe s. note 13
- localisation inconnue, XIIe s., détruite note 13
- 7, place de la Cathédrale, maison canoniale, XIIIe s. note 5
CLUNY (71), maisons détruites ; pièces au Musée Ochier
- 2, rue Bellepierre, linteau de « la Bellepierre », XIIe s. note 7
- 2, rue J. Desbois, « maison des Vendanges », XIIe s. notes 7, 12
- 18, rue du Merle, « maison du Cordonnier », XIIe s. note 7
CORDES (83)
- maison « du Grand Écuyer », vers 1300 note 17
- maison « du Grand Veneur », vers 1300 notes 6, 17
EMBRUN (05), maison canoniale « des Canonges », vers 1300
DIJON (21), maison de l’abbaye du Miroir, XIIIe s., détruite note 8
LA RÉOLE (33), 7, rue Moussillac, maison Seguin, vers 1200 note 9
LIEGE (Belgique), maison Bourdon, détruite, porte, vers 1200 (musée) note 10
NîMES (30), 1, rue de la Madeleine, maison du XIIe s. notes 1, 11
REIMS (51), maisons détruites ; pièces au musée Saint-Remi
- rue de Tambour, « maison des Musiciens », XIIIe s. notes 2, 14, 15
- maison canoniale, tympan de fenêtre, XIIe s.
- trois tympans de portes, XIIIe s.
SAINT-ANTONIN (82) hôtel noble, puis hôtel de ville, XIIe s. note 8
SAINT-BRIS-LE-VINEUX (89), « maison des Templiers », XIIe s.
TRIE-CHÂTEAU (60), maison XIIe s., détruite, Victoria & Albert Museum note 6

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La pierre
et les arts de la couleur

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Le tympan du portail nord de Saint-Sever (Landes) :
le Beatus et le décor sculpté de l’abbatiale
Jean Cabanot

Dans la conclusion d’une analyse détaillée des images du Beatus de Saint-Sever parue dans un
volume de commentaires qui accompagnait la publication du fac-similé de ce manuscrit, Noureddine
Mezoughi écrivait en 1984 : « On est bien loin de la vision, simple, belle et cohérente du monde des
Beatus-Apocalypses fécondant l’Occident 1. […] Les Beatus sont un monde clos ; leur esthétique pic-
turale et stratifiée interdit leur transposition dans la sculpture monumentale où ils perdent leur essence.
[…] Le bilan des influences des Beatus sur l’art roman peut être considéré comme à peu près nul » 2.
Si l’on en juge par l’exemple de l’édifice qui a abrité pendant de longs siècles le même Beatus, l’abbatiale
de Saint-Sever, il semble qu’une affirmation aussi absolue doive, tout autant que celles qui l’ont provo-
quée, être à tout le moins fortement nuancée.
En dépit des mutilations qu’elle a subies, cette abbatiale conserve encore quelque cent quarante
éléments sculptés romans et de larges fragments de mosaïques de pavement, mais ce ne sont là que des
vestiges du décor qu’elle offrait au temps de sa splendeur. C’est ainsi que, des cinq portails que comptait
l’édifice à l’origine  3, un seul subsiste, à l’extrémité du bras nord du transept ; s’il n’a guère retenu
l’attention jusqu’ici, c’est en raison de son état, dû à la fois aux dégradations qu’il a subies dans le passé
et aux modifications qui lui ont été apportées au cours des deux derniers siècles : vers le milieu du XIXe
siècle, on a en effet placé, de part et d’autre de la porte, deux chapiteaux de marbre antiques trouvés
sur le plateau de Morlanne, au nord de l’abbaye 4 ; plus récemment, on a enduit tout l’avant-corps de
ciment « orné » de motifs géométriques et d’une archivolte à boules, et on l’a couronné d’une corniche
portée par des modillons pseudo-romans.
Bien que ces transformations qui dissimulent de nombreux détails rendent très difficile toute
analyse archéologique précise, on ne peut raisonnablement pas douter que l’ensemble ne soit en place,
qu’il n’ait gardé beaucoup de ses dispositions originelles, et qu’il ne se rattache ainsi parfaitement à une
phase relativement précoce de la construction de l’édifice. Il semble en effet acquis aujourd’hui que les
travaux, commencés sur un parti assez archaïque par l’abbé Grégoire de Montaner (1028-1072), ont
rapidement été marqués, sous l’impulsion d’un nouveau maître d’œuvre, par des conceptions plus

1 3
Cette position était celle que défendait Émile Mâle, L’art Un plan schématique (Arch. Nat., N III Landes 12) dressé
religieux du XIIe siècle en France, Étude sur les origines de en 1647 et présentant l’état de l’édifice après les destruc-
l’iconographie du Moyen Âge, Paris, 1922, p. 4-17, ici p. 4 : tions des Guerres de religion montre qu’à cette époque, il
« Les sculptures de Moissac […] offrent avec les miniatu- subsistait encore, outre cette porte nord, la grande porte
res de certains manuscrits méridionaux des ressemblances ouest et celle qui, au sud, ouvrait sur le cloître, deux portes
frappantes. Le plus célèbre de tous les manuscrits du Midi ménagées dans les murs ouest du transept : au nord, on
est l’Apocalypse de Saint-Sever conservée à la Bibliothèque voit encore des éléments de la porte aujourd’hui murée qui
Nationale. [p. 13] Les miniatures de l’Apocalypse de Beatus permettait l’accès à l’édifice pour les personnes – peut-être
ont exercé leur influence dans toute l’ancienne Aquitaine. les « converses » mentionnées par les textes – résidant dans
On les voit imitées même au delà de la Loire ». L’affirmation des dépendances flanquant la nef ; au sud, une porte, rem-
de cette influence a connu une réelle faveur par la suite. placée par une grande baie au XIXe siècle, mettait l’église en
2
Noureddine Mezoughi, « Les peintures accompagnant communication, par l’intermédiaire d’un jardin privé, avec
le texte de l’Apocalypse et son commentaire dans le Beatus les appartements de l’abbé.
4
de Saint-Sever », dans El « Beato » de Saint-Sever, Volumen Le Progrès de la Chalosse, n° 1663, samedi 1er juillet 1893,
complementario de la edición facsímil del ms. lat. 8878 de la p. 2, rapportant des découvertes et des travaux réalisés vers
Bibliothèque nationale de Paris, Madrid, 1984, p. 269-293, 1848-1850.
ici p. 293.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 389-402
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100214

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jean cabanot

Fig. 1 : Saint-Sever (Landes), abbatiale, tympan du portail nord (cl. Jean Cabanot).

novatrices et plus audacieuses, qui ont successivement été mises en œuvre dans les parties nord, puis
dans les parties sud du chevet et du transept. Dans cette perspective, l’édification du niveau inférieur
des absidioles, du bras nord, et donc sans doute du portail qui y est intégré, pourrait avec vraisemblance
être située vers les années 1070-1080 5.

Le tympan du portail septentrional de l’abbatiale

La datation relativement précoce ainsi attribuée à cet ensemble confère un intérêt particulier
au tympan qui se trouve être le seul élément subsistant du portail originel. Mais cet élément a lui aussi
très gravement souffert, tout d’abord d’un incendie dont témoignent des traces de rubéfaction, puis
du délitement des surfaces calcinées, qui a entraîné la disparition totale de la partie supérieure – rem-
placée par une rangée de carreaux de terre cuite –, et l’effacement de la plupart des détails des autres
parties. Comme, en revanche, il n’a manifestement pas subi de mutilation volontaire, on peut aisément
identifier son iconographie (fig. 1).
Le thème central en est la Majestas Domini 6 : le Christ est représenté à l’intérieur d’une man-
dorle ; vêtu d’une tunique et d’un manteau galonné, la tête auréolée d’un nimbe crucifère, il est assis
sur un trône et tient la main gauche appuyée sur le Livre, et la droite dressée, avec deux doigts tendus
dans un geste de bénédiction ; il était entouré par les quatre animaux symbolisant les évangélistes, mais

5
Sur cette chronologie, voir en dernier lieu Jean Cabanot, l’art chrétien. Étude sur une iconographie spéciale du Christ,
« L’abbatiale de Saint-Sever. Perspectives nouvelles », dans Paris-Rome, 1938 ; Michel Fromaget, Maiestas Domini. Les
Abbaye de Saint-Sever. Nouvelles approches documentaires quatre vivants de l’Apocalypse dans l’art, Turnhout, 2003 ;
(988-1359), Saint-Sever, 13-14 septembre 2008, Dax, 2009, l’application du thème aux portails a été étudiée dans Éliane
p. 281-310. Vergnolle, « “Maiestas Domini” portals of the twelfth cen-
6
Le thème représente le Seigneur, assis sur un trône, tury », dans Romanesque Art and Thought in the Twelfth
bénissant de la main droite, tenant le livre sur le genou Century, Princeton (2006), 2008, p. 179-199 ; voir aussi Yves
gauche, et entouré des quatre symboles des Évangélistes : Christe, Les grands portails romans. Étude sur l’iconologie
Frederik Van der Meer, Théophanies de l’Apocalypse dans des théophanies romanes, Genève, 1969, p. 135-145.

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le tympan du portail nord de saint-sever (landes)

Fig. 2 : Beatus de Saint-Sever, fol. 199r : Majestas Domini (cl. Jean Cabanot).

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jean cabanot

seuls subsistent dans la partie inférieure le lion de saint Marc et peut-être le taureau de saint Luc. Enfin,
il est encadré de part et d’autre par deux grands chérubins aux ailes déployées.
Cette image est flanquée sur l’écoinçon de droite d’un ange, qui se tient debout sur les circon-
volutions d’un grand serpent, dans la gueule duquel il enfonce sa lance : on peut y reconnaître l’archange
Michel terrassant le dragon infernal. Sur l’écoinçon de gauche, un autre ange en vol appuie une main
sur l’épaule d’un personnage, peut-être pour le forcer à s’agenouiller : la scène est difficile à identifier,
et, pour y parvenir, il faut avoir recours aux images correspondantes du Beatus 7.
Comme la plupart des autres copies conservées, le Beatus de Saint-Sever comportait à l’origine
trois représentations de la Majestas Domini  8 ; la première d’entre elles a malheureusement disparu,
mais les autres copies de la même famille de manuscrits montrent qu’elle illustrait le texte d’Ap 4, 2-11 9,
qui est habituellement considéré comme la source des diverses images, tant peintes que sculptées, de
la Majestas, et dans lequel sont associés la vision de gloire, les vingt-quatre Vieillards et la figuration
des symboles des quatre évangélistes et des sept esprits de Dieu.
Les deux autres images reprennent le même thème, mais dans un style différent, et avec des
variantes significatives. Dans la première (fig. 2), au folio 189r qui illustre Ap 19, 1-10, la Majestas est
encore encadrée par les quatre évangélistes et accompagnée par les vingt-quatre Anciens, mais les
évangélistes sont associés à des roues, comme ils apparaissaient dans la vision d’Ézéchiel, 1, 4-25, et les
Vieillards ne sont plus couronnés mais nimbés, et ils se prosternent les mains jointes ; enfin, une scène
nouvelle apparaît dans la partie inférieure, un ange courbé vers un personnage prosterné : une légende
indique ubi iohannes cecidit ad pedes angeli, « Où Jean est tombé aux pieds de l’ange » en ré-
férence au verset 10 : « Alors je me prosternai à ses pieds pour l’adorer, mais il me dit : “ Garde-toi de
le faire ! […] C’est Dieu que tu dois adorer. ” »
Dans la dernière image (fig. 3), au folio 215r qui correspond à Ap 22, 6-16, deux anges tiennent
la mandorle circulaire de la Majestas, Jean est figuré dans le registre inférieur devant sept autels sous
arcade symbolisant les sept Églises d’Orient, et il réapparaît aux pieds de l’ange dans le registre inter-
médiaire, avec la même légende que sur l’image précédente.
En associant dans la même composition la vision de gloire, les quatre symboles, ici sous une
forme traditionnelle simplifiée, et les deux anges, le tympan de Saint-Sever combine des éléments
répartis sur ces deux dernières images du Beatus, selon une disposition qui rappelle les bas-reliefs du
déambulatoire de Saint-Sernin, où la Majestas et les Symboles qui l’encadrent sont accompagnés du
Chérubin et du Séraphin, ainsi que deux autres anges 10. Mais il ajoute un élément plus exceptionnel,

7
Le Beatus de Saint-Sever a fait l’objet de plusieurs études et l’a interprétée comme « une image de liturgie céleste per-
présentées au cours d’un colloque tenu à Saint-Sever en 1985 pétuelle qui trouve son pendant dans l’Église terrestre »,
et publiées dans Saint-Sever, Millénaire de l’abbaye, Colloque suggérant « des interprétations exégétiques plutôt que le
international, 25, 26 et 27 mai 1985, Mont-de-Marsan, 1986, texte johannique ».
9
p. 248-339. On trouvera une synthèse de ces études et un Avec cette image de la grande théophanie d’Ap 4, 1-11,
état actualisé des questions dans  : Laurence Cabrero- inspirée de la vision d’Ézéchiel, a disparu une partie du
Ravel, « Le Beatus de Saint-Sever : un état des questions », commentaire, entre les folios 87v et 88 ; elle peut être assez
dans Abbaye de Saint-Sever (cf. note 5), p. 311-338. bien connue par d’autres copies, comme celles de l’Escorial
8
Le manuscrit comporte aux folios 121v-122r une autre (fol. 57v), de Facundus (fol. 112v), de Gérone (fol. 107),
image très complexe qui, dans un grand cercle entouré par de Morgan (fol. 83), d’Urgell (fol. 86), de Valladolid (fol.
des anges, associe un personnage assis à l’intérieur d’une 76v), etc. L’examen du manuscrit montre l’importance du
gloire, encadré par les quatre Animaux constellés d’yeux, véritable pillage qu’il a subi, par le découpage d’images, ou
et entouré par les vingt-quatre Vieillards. Cette composi- l’arrachage de folios ou même de bifolia, avec parfois la
tion, dans laquelle Émile Mâle a vu la source du tympan déchirure des folios voisins. On peut penser que ces dépré-
de Moissac, n’appartient pas au cycle des Beatus, et elle dations ont pu faire disparaître les preuves de bien d’autres
ne représente pas une véritable Majestas Domini, puisque ressemblances ou relations.
10
le personnage central n’est pas le Christ, mais la Trinité : Marcel Durliat, La sculpture romane de la Route de
Noureddine Mezoughi qui l’a étudiée dans « Les peintures » Saint-Jacques, de Conques à Compostelle, Dax, 1990, p. 107-
(cf. note 2), p. 280, lui a reconnu une source carolingienne 110 et fig. 67-69.

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le tympan du portail nord de saint-sever (landes)

Fig. 3 : Beatus de Saint-Sever, fol. 215r : Majestas Domini (cl. Jean Cabanot).

393

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jean cabanot

Fig. 4 : Beatus de Saint-Sever, fol. 159r : combat des anges contre le serpent (cl. Jean Cabanot).

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le tympan du portail nord de saint-sever (landes)

sinon unique dans la sculpture romane, le couple


ange/personnage, commun aux deux images du
manuscrit, mais dont la signification est ici en
quelque sorte inversée : on doit sans doute y re-
connaître une illustration de l’injonction de
l’ange à Jean : « C’est Dieu que tu dois adorer ».
On perçoit dès lors le rôle joué par
l’image de Michel et du Dragon sur la partie
droite du tympan  : l’exaltation de la gloire de
Dieu, illustrée par la soumission de l’homme-
Jean dans l’autre scène, devait être finalement
confirmée et magnifiée par la victoire définitive
sur les forces du Mal : une victoire plusieurs fois
évoquée par des images du Beatus, mais surtout
par celle, malheureusement incomplète, du folio
159r (fig. 4), qui représente une troupe d’anges
enfonçant leur lance dans le corps d’un serpent
gigantesque, dont Michel devait attaquer la tête
sur le folio précédent, qui a disparu 11.
La fusion, dans une composition synthé- Fig. 5 : Saint-Sever (Landes), abbatiale, chapiteau de la tribune du
tique, de thèmes bien distincts empruntés à des bas-côté nord de la nef : le Christ dans une mandorle élevée par les
images différentes donne une force exception- anges (cl. Jean Cabanot).
nelle à la proclamation du message central de
l’Apocalypse, la victoire du Christ sur les forces du Mal. Mais elle confère aussi à ce tympan une place
unique dans l’ensemble très vaste et très divers des tympans – mais aussi des œuvres de nature dif-
férente, peintures ou objets mobiliers – qui, inspirés directement par le texte de l’Apocalypse, présen-
tent une image plus cohérente, une organisation plus simple du thème de la Majestas, généralement
réduit à la vision centrale et aux quatre symboles 12.
La signification de cette composition synthétique est en quelque sorte confirmée par la
manière très différente dont les deux thèmes de la Majestas et du combat de saint Michel ont été
repris sur deux chapiteaux de la double arcade par laquelle la tribune jadis élevée au-dessus du bas-
côté nord de la nef ouvrait sur le transept : sur le premier chapiteau (fig. 5), la présence de Pierre et
de Paul de part et d’autre des anges soutenant la mandorle associe étroitement l’Église à la gloire du
Christ triomphant, tandis que la figuration de la défaite du Démon, représentée deux fois sur le
second chapiteau (fig. 7), est soulignée sur le chapiteau central (fig. 6) par le supplice de damnés
dont la tête, comme celles des petits quadrupèdes avec lesquelles elle alterne, est broyée dans les
serres des basilics monstrueux affrontés sous les angles. Le style dans lequel ces trois chapiteaux sont
mis en œuvre et qui triomphait sans doute dans l’ensemble des baies des tribunes de la nef aujourd’hui
disparues, les rapproche de plusieurs ensembles où l’on retrouve l’opposition des forces du Bien et
du Mal et la victoire des premières sur les secondes – la cathédrale de Lescar  13, l’abbatiale Saint-

11
C’est ainsi que la scène est représentée dans les autres Vergnolle, « Maiestas Domini portals » (cf. note 6).
13
Beatus de la même famille. Jacques Lacoste, Les grandes œuvres de la sculpture
12
Cette relative unité du traitement du thème apparaît romane en Béarn, Bordeaux, 2007, p. 13-54.
en dépit de la diversité des styles et des contextes dans

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jean cabanot

Fig. 6 : Saint-Sever (Landes), abbatiale, chapiteau de la tribune du Fig. 7 : Saint-Sever (Landes), abbatiale, chapiteau
bas-côté nord de la nef : supplices des damnés (cl. Jean Cabanot). de la tribune du bas-côté nord de la nef : la défaite
du Démon (cl. Jean Cabanot).

Fig. 9 : Saint-Sever (Landes), abbatiale, mosaïque du sanctuaire


(d’après X. Barral i Altet).

Fig. 8 : Beatus de Saint-Sever, fol. 52r (cl. Jean Caba-


not).

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le tympan du portail nord de saint-sever (landes)

Sever-de-Rustan 14, l’église Saint-Jean de Mazères 15 –, comme déjà sur la Porte des Comtes de Saint-
Sernin de Toulouse 16.
Tout en illustrant également le triomphe final du Christ, le tympan du portail nord s’inscrit
dans une atmosphère plus sereine que ces compositions antithétiques ; cette sérénité est aussi présente
dans les deux images citées du manuscrit, qui présente pourtant aussi, comme tous les autres Beatus,
nombre d’images belliqueuses expliquant sans doute en partie la fortune de telles œuvres dans l’Espagne
des IXe-Xe siècles, soumise à la menace constante de l’« ennemi » musulman, qui, dans l’interprétation
de l’Apocalypse, remplaçait alors l’Empire romain. On conçoit que, dans le contexte de la Gascogne de
la seconde moitié du XIe siècle pour le tympan, et déjà du milieu du siècle pour le Beatus de Saint-Sever,
cette opposition très virulente n’avait plus de véritable signification.

Le Beatus et le décor intérieur de l’abbatiale

Le tympan de la porte nord du transept n’est pas la seule œuvre où l’on puisse déceler une pos-
sible relation avec les images du Beatus. On découvre en effet, dans la description de l’abbatiale avant
les destructions des Guerres de religion telle que l’a présentée Bernard d’Abadie, notaire public et pro-
cureur de l’abbaye, que la « sacristie » ménagée au fond de l’abside abritait un grand reliquaire de pierre
blanche, surmonté d’« un gros pavillon 17 auquel estoit representé Dieu le créateur avec les signes des
quatre evangelistes » 18. On reconnaîtra sans peine dans cette image une Majestas Domini, mais le texte
n’en précise malheureusement ni la technique – peinture, mosaïques, bas-relief –, ni bien sûr la
date 19.
Bien qu’elles portent sur des œuvres encore conservées dans l’édifice, d’autres parentés ne sont
pas exemptes d’ambiguïté et elles doivent donc être encore interprétées avec beaucoup de circonspec-
tion. Il en est ainsi pour un thème assez énigmatique qui, au folio 52r du Beatus, entre la statue d’or de
Nabuchodonosor (fol. 51v) et la Femme sur la Bête (fol. 52v), représente deux registres d’arbres stylisés
sur lesquels sont posées respectivement six et trois colombes (fig. 8). L’image n’a pas d’équivalent dans
les autres manuscrits 20, et elle ne correspond à aucun passage du Commentaire. Noureddine Mezoughi
en a proposé l’interprétation suivante : « la composition très symétrique, calme, sereine des oiseaux
sur les arbres est peut-être une première évocation de cette Église des bonnes choses piétinées par la
Femme [au folio suivant] » 21.

14
Jean Cabanot, Gascogne romane, Saint-Léger-Vauban, Piotr Skubiszewski a bien montré le lien essentiel que le
1978, p. 209-210 et fig. 84, 86, 88. thème avait eu avec tout ce qui entoure ou accompagne les
15
Jean Cabanot, « L’église Saint-Jean de Mazères », dans fonctions liturgiques – décor d’abside et en particulier de
Congrès Archéologique de France (Gascogne, 1970), Paris, cul-de-four, autel, petit mobilier… : Piotr Skubiszewski,
1970, p. 67-79. « Maiestas Domini et liturgie », dans Claude Arrignon,
16
Voir Durliat, La sculpture romane de la Route de Saint- Marie-Hélène Debiès, Claudio Galderisi et Éric Palazzo
Jacques (cf. note 10), p. 100-104, et p. 113, fig. 72 (éd.), Cinquante années d’études médiévales, Actes du collo-
17
Peut-être s’agissait-il d’une sorte de ciborium. que organisé à l’occasion du Cinquantenaire du Centre d’Étu-
18
Pierre Daniel Du Buisson, Historiæ monasterii S. Severi des Supérieures de Civilisation Médiévale (Poitiers, 1er- 4 sept.
libri X, Aire-sur-l’Adour, 1876, t. i, p. 363 : « un grand armoi- 2003), Turnhout, 2006, p. 309-407.
20
re fait de pierre blanche qui estoit dans ladite sacristie eslevé Seul un arbre unique, généralement magnifique et peu-
en forme de sepulchre et fait en voutte et au dessus un gros plé d’oiseaux et de nids, illustre dans certains manuscrits
pavillon auquel estoit representé Dieu le créateur avec les le songe du roi Nabuchodonosor dans le commentaire du
signes des quatre evangelistes, et estait élevé pour tenir de Livre de Daniel (Dn, 4, 7-9) : voir en particulier l’exem-
couverture audit armoire ou sepulchre, lequel sepulchre plaire Pierpont Morgan Library MS M. 644, New York ; si
estoit fermé d’une belle porte de fer avec une serrure a plu- cette image a existé dans le Beatus de Saint-Sever, elle a
sieurs clefs ». aujourd’hui disparu.
19 21
Dans la remarquable étude qu’il a consacrée à la Maiestas, Mezoughi, « Les peintures » (cf. note 2), p. 276.

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jean cabanot

Des arbres stylisés s’observent sur un des


panneaux de mosaïque qui ont été retrouvés sur
le sol du sanctuaire (fig. 9) 22 : bien que l’absence
d’oiseaux et la présence de glands portés par des
tiges ne permettent pas de les interpréter de la
même manière que l’image du manuscrit, ils of-
frent avec elle de grandes parentés formelles 23.
Très différent est en revanche, comme il
est normal pour des techniques aussi éloignées,
le traitement des arbres représentés sur un chapi-
teau engagé dans le mur oriental du bras nord du
transept (fig. 10) 24, mais malheureusement assez
dégradé et partiellement reconstitué d’une
manière dont la fiabilité n’est pas entière. Dans
son état actuel, ce chapiteau porte sous les angles
de grands oiseaux vus de face, et dont la silhou-
ette et la queue déployée évoquent des paons.
Mais les éléments les plus significatifs – et les
plus étranges – apparaissent au milieu des trois
faces  : il s’agit de restes de petits arbres sur
Fig. 10 : Saint-Sever (Landes), abbatiale, transept, mur oriental du lesquels sont perchés des oiseaux. Ici encore, la
bras nord (cl. Jean Cabanot). présence des « paons » ne permet certainement
pas d’attribuer au chapiteau une interprétation
identique à celle de l’image du manuscrit, qui se
trouverait du reste hors de tout contexte dans
l’abbatiale. Mais, comme pour la mosaïque, on
pourrait avoir affaire ici à un exemple
d’inspiration purement formelle, l’imitation d’un
thème énigmatique dans une composition de
sens incertain, mais présentant un certain intérêt
plastique.

22
Cette mosaïque a été étudiée par Xavier Barral i Altet
dans Catherine Balmelle, Recueil général des mosaïques de
la Gaule, IV. – Province d’Aquitaine, 2. Partie méridionale,
suite (les pays gascons), Paris, 1987, p. 290. Le rapproche-
ment avec le folio 52r du Beatus a été proposé par Xavier
Barral i Altet, « Cuestiones de Historia del Arte », dans
El « Beato » de Saint-Sever (cf. note 2), p. 236.
23
Le thème a été repris sur les mosaïques contemporaines,
et sans doute dues au même atelier, qui ornent le sanctuaire
de Saint-Jean-Baptiste de Sorde : voir l’analyse de Xavier
Barral i Altet dans Balmelle, Recueil général (cf. note
Fig. 11 : Saint-Sever (Landes), abbatiale, transept, mur oriental du 22), p. 295 et pl. CXCVII. Cette abbaye, dont Grégoire de
bras nord : la visite du prophète Habacuc à Daniel (cl. Jean Caba- Montaner a également été abbé, n’est distante de Saint-Sever
not). que d’une cinquantaine de kilomètres.
24
Cette situation à peu de distance du tympan du portail
et certaines particularités stylistiques permettent de rap-
procher les deux œuvres, sinon de les attribuer à un même
sculpteur.

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le tympan du portail nord de saint-sever (landes)

Fig. 12 : Beatus de Saint-Sever, fol. 233v : la visite du prophète Habacuc à Daniel (cl. Jean Cabanot).

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jean cabanot

Un autre thème, beaucoup plus fréquent, bien que sous des formes différentes, sur des chapi-
teaux de l’abbatiale, pourrait sans doute être également mis en relation avec des images du Beatus :
sous sa forme la plus explicite, il est mis en œuvre sur un chapiteau du même bras nord du transept
(fig. 11), qui représente sur deux faces le prophète Daniel recevant, dans la Fosse aux lions de Babylone,
la visite du prophète Habacuc, porté par un ange (Dn, 14, 33-39). L’épisode est également figuré au folio
233v du Beatus (fig. 12), comme dans les autres manuscrits contenant le Commentaire de saint Jérôme
sur le Livre de Daniel  25. Mais on sait qu’il l’a été aussi dans de nombreux édifices, sur bien d’autres
types d’œuvres, tant peintes que sculptées.
La composition du chapiteau est assez surprenante, puisque le groupe formé par l’ange et Ha-
bacuc qu’il tient par les cheveux occupe la majeure partie de la face principale, alors que Daniel et les
lions sont relégués sur l’angle de droite et sur la face latérale voisine. Jacques Lacoste propose d’expliquer
cette disposition par la volonté du sculpteur de représenter tout le déroulement de l’histoire de la gauche
vers la droite. Trois personnages disposés sur la partie gauche du chapiteau pourraient ainsi figurer
successivement : une femme préparant le repas des moissonneurs, et Habacuc, portant un pot de
bouillie, invité à se rendre à Babylone par un personnage nimbé et porteur d’un livre, désignant l’ange
comme le messager de Dieu.
L’épisode de Daniel dans la fosse aux lions a été repris sous une forme plus épurée sur un beau
chapiteau des parties sud du chevet (fig. 13). Daniel, debout, entre deux lions dont les têtes émergent
seules de feuillages, tient les bras écartés pour saisir les langues des deux fauves dans un geste de
domination. La réduction de la scène à l’essentiel et le cadre de feuillages montrent que Daniel n’est ici
qu’un symbole, celui du Christ maîtrisant les forces du Mal et triomphant même de la Mort.
Cette utilisation du thème est bien évidemment assez commune dans l’art roman, mais elle a
joui d’une faveur particulière à Saint-Sever  26, où elle a été traitée par plusieurs artistes différents  27,
mais également sous des formes différentes, qui renforcent sa signification, les lions étant par exemple
associés à des porcs pour expliciter la leçon.

L’insistance à représenter le triomphe du Christ sur les forces du Mal soit d’une manière très
explicite par la figuration de la Majestas Domini, soit de manière plus symbolique par l’image de Daniel
maîtrisant les lions, invite à une réflexion sur la notion et les modalités des relations qui ont pu s’établir
entre des œuvres de nature différente. À côté d’influences précises, portant sur des formes, des détails
ou même des thèmes significatifs, comme c’est le cas manifestement pour le tympan nord de Saint-
Sever, il est sans doute des choix qui ont pu être déterminés par l’atmosphère particulière créée par la
simple présence, dans une institution, d’œuvres exceptionnelles qui ont fortement marqué leur vie.
On peut penser qu’il en a été ainsi à Saint-Sever, et que la présence du Beatus, loin d’être ac-
cidentelle, avait une signification et même une fonction très précises, qui ont du reste fait l’objet de
débats au cours de la table ronde consacrée à ce manuscrit dans le colloque tenu à Saint-Sever même

25
Il faut noter que la visite d’Habacuc ne figure pas dans les thème figuré des lions passants, qui prennent à Saint-Sever
chapitres 1 à 12 du texte originel, en hébreu et en araméen, la forme caractéristique du « lion souriant » : voir à ce sujet
du Livre de Daniel, mais dans une adjonction plus tardive Cabanot, « L’abbatiale de Saint-Sever. Perspectives nou-
en grec, qui forme les livres 13 et 14. De ce fait, elle n’a pas velles » (cf. note 5), p. 294-295. Des lions assez semblables
été prise en compte par le Commentaire de saint Jérôme, apparaissent aussi sur la mosaïque du sanctuaire (Xavier
et elle n’apparaît donc pas dans le texte des Beatus, où elle Barral i Altet dans Balmelle, Recueil général (cf. note 22),
a cependant été représentée par l’image d’après le texte de pl. CLXXXVIII), et on en retrouve bien sûr, sous des formes
la Vulgate. diverses, sur de nombreuses images du manuscrit.
26 27
Dans toutes les parties de l’abbatiale où il est représenté, ce Le collatéral nord, qui est le seul à avoir conservé la quasi-
thème est le seul véritable thème historié. Mais cette faveur totalité de son décor sculpté, présente ainsi trois figurations
exceptionnelle a concerné aussi dans les mêmes parties le différentes du même thème.

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le tympan du portail nord de saint-sever (landes)

en 1985 28. Ces débats ont montré qu’il ne pouvait


seulement s’agir d’un objet de luxe, destiné à ex-
alter la gloire de l’abbé Grégoire 29, même si cette
intention n’était pas absente, et une unanimité
s’est faite pour dire qu’il avait certainement une
valeur spirituelle et une fonction liturgique.
Mais les débats ont aussi porté sur les
sources, les modèles de ce manuscrit. En effet,
l’examen des images révèle des parentés avec plu-
sieurs manuscrits, appartenant pour la plupart à
des branches différentes du stemma des Beatus 30.
Pour expliquer cette complexité, Yolanta Załuska
a avancé l’hypothèse qu’il avait pu exister à Saint-
Sever, dès la fondation de l’abbaye, un Beatus
mozarabe, donc écrit en écriture wisigothique et
illustré par des images assez archaïques, et que
Grégoire avait résolu d’en faire exécuter une
copie plus moderne, plus adaptée au goût du
temps, en faisant appel à plusieurs scribes et en-
lumineurs formés dans des milieux différents, et
recourant à d’autres modèles empruntés sans
doute à d’autres abbayes.
Je crois que diverses observations don-
nent beaucoup de vraisemblance à cette
dernière hypothèse  31. On sait en effet que
l’épouse du comte Guilhem-Sanche, co-fonda-
trice avec lui de l’abbaye en 988, appartenait à
Fig. 13 : Saint-Sever (Landes), abbatiale, chevet, côté sud : Daniel
la famille des rois de Navarre, qu’elle était veuve
dans la fosse aux lions (cl. Jean Cabanot).
du comte de Castille, et l’on peut imaginer que
c’est elle qui avait apporté le manuscrit originel.
Mais son influence a pu être plus profonde encore, en appelant, pour desservir l’abbaye voisine de
sa résidence du Palestrion, des moines venus de son pays d’origine – et peut-être de cette abbaye
de Leyre 32 qui abritait le panthéon des rois de Navarre. Ces moines pouvaient être soumis, comme
l’abbaye mère, à une règle ancienne  33 qui ne semble avoir été remplacée qu’en 1061 par la règle

28
Saint-Sever, Millénaire de l’abbaye (cf. note 7), p. 335- t. I, 1994, p. 22-23.
31
339. Ces questions ont été reprises d’une manière parti- Sur l’ensemble de ce contexte, voir en dernier lieu : Jean
culièrement éclairante dans l’ouvrage fondamental de John Cabanot, Georges Pon, « Les origines. La légende et la fon-
Williams, The illustrated Beatus, A Corpus of the illustra- dation », dans Abbaye de Saint-Sever. Nouvelles approches
tions of the Commentary on the Apocalypse, Londres, t. III, documentaires (cf. note 5), p. 31-54.
32
1998, p. 44-57. Leyre portait le vocable du Saint Sauveur, celui-là même
29
Grégoire, issu de la famille vicomtale de Montaner en qui fut donné à Saint-Sever lors de sa fondation.
33
Béarn, a gouverné l’abbaye pendant quarante-quatre ans, Plusieurs règles étaient alors pratiquées en Espagne, cel-
mais il a cumulé pendant toute une période cette fonction les de Saint Isidore de Séville, de Saint Fructueux de Braga,
avec celles d’abbé de Saint-Jean-Baptiste de Sorde et d’évêque une Regula communis d’inspiration fructuosienne, une petite
de Lescar et de Dax. Il a considérablement accru le domai- Regula consensoria monachorum… : Antonio Linage Conde,
ne et le rayonnement de Saint-Sever. Son rôle à l’origine du Los orígenes del monacato benedictino en la Península Ibérica,
manuscrit est rappelé sur le folio 1 par un somptueux acros- t. I, El monacato hispano-prebenedictino, León, 1973, p. 44-46,
tiche composé sur la formule gregorius abba nobilis. 86-87, 129-136 ; Adalbert de Vogüé, « Monachisme », dans
30 Voir les stemma proposés par Wilhelm Neuss et Peter Catholicisme, Hier, Aujourd’hui, Demain, t. 9, 1ère partie, Paris,
Klein, dans Williams, The illustrated Beatus (cf. note 28), 1982, col. 505-535, ici col. 519.

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jean cabanot

bénédictine 34, et ils pouvaient peut-être pratiquer l’ancienne liturgie wisigothique, dite mozarabe,
dans laquelle l’Apocalypse et donc le commentaire de Beatus occupaient une place privilégiée 35.
Dans cette perspective, l’origine de la communauté initiale de Saint-Sever et ses particularités,
les relations entretenues avec des communautés navarraises, grâce aux liens maintenus avec la cour de
Pampelune par Urraca et ses deux fils, et la présence et la fréquentation habituelle d’un et peut-être de
plusieurs manuscrits aussi emblématiques que le Beatus ont certainement profondément marqué la
vie régulière et liturgique, mais aussi spirituelle de l’abbaye. Ainsi se sont sans doute développées
l’ambiance, l’atmosphère très exceptionnelles dont on peut reconnaître le reflet dans le recours insistant
à certains thèmes dans toute une première phase de la construction de l’abbatiale, celle des parties
basses du chevet et du transept et de la majeure partie du rez-de-chaussée de la nef. Il fallut attendre
la travée occidentale de la nef pour que se manifestent d’autres préoccupations et d’autres choix, ceux
de scènes évangéliques, mais aussi légendaires ou symboliques.
Les données historiques et contextuelles qui viennent d’être rapidement évoquées pourront
apparaître bien étranges, sinon assez improbables, au regard des situations très différentes que pou-
vaient connaître à la même époque des institutions plus septentrionales. Je crois cependant qu’elles
furent bien réelles, et que c’est précisément leur caractère exceptionnel qui explique les relations égale-
ment très exceptionnelles que j’ai tenté de mettre ici en évidence.

34
À cette date, la règle bénédictine fut lue solennellement siècle, Paris (Monumenta Ecclesiæ liturgica, 5), 1904. Depuis
devant une réunion d’évêques, et on décida de la lire quoti- le IVe concile de Tolède de 633, l’Apocalypse avait remplacé
diennement après Prime et de la transcrire à la fin du mar- dans cette liturgie l’Ancien Testament pour la première
tyrologe : Du Buisson, Historiæ, I, p. 180-181. lecture de la messe, du jour de Pâques à la fin du temps
35 Père Marius Férotin, Le Liber mozarabicus sacramen- pascal : Fernand Cabrol, « Mozarabe (La liturgie) », dans
torum et les éditions mozarabes, Paris, 1912 (Monumenta Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, t. 12, 1ère
Ecclesiæ liturgica, 6), et Le liber ordinum en usage dans partie, Paris, 1936, col. 390-491, en particulier col. 474.
l’Église wisigothique et mozarabe de l’Espagne du Ve au XIe

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Pierre et peintures :
des sources picturales pour la sculpture romane ?
Marie-Pasquine Subes 

Le point d’interrogation ainsi posé n’est pas neuf. Emile Mâle, dès 1922, dans son ouvrage sur
l’art religieux du XIIe siècle 2, affirmait que « la sculpture monumentale a reparu au XIe siècle dans le
Midi de la France » et cela, sous l’influence de la miniature. Il consacrait à sa démonstration un cha-
pitre entier qui demeure un modèle d’intuition, d’observation et fournit encore matière à réflexion 3.
Il reconnaissait en particulier au portail de l’abbaye de Moissac, réalisé vers 1115-1130, « l’imitation » du
célèbre manuscrit de l’Apocalypse de Saint-Sever  4, enluminé à l’abbaye du même nom sous l’abbé
Grégoire de Montaner entre 1028 et 1072. Placée principalement sur le plan iconographique, cette
assertion a été contestée par Louis Grodecki 5 dès 1963, puis par Noureddine Mezoughi 6. Celle-ci se
doublait, dans la démonstration du savant, de comparaisons stylistiques. Il voyait, semble-t-il, le même
type de manteaux et de drapés dans la pierre et dans la miniature citée. Or les différences stylistiques
sont grandes et Marguerite Vidal, dans son analyse du tympan, en a rejeté le principe 7.
Si l’on cherche à retrouver les très caractéristiques boucles rondes qui marquent régulièrement
le grand front bas de certains anges de l’Apocalypse de Saint-Sever, on les voit se développer sur des
chapiteaux de Saint-Sernin de Toulouse, en particulier ceux du maître dit de la Porte des Comtes. Les
caractéristiques de son style, retracées par Jean Cabanot  8, Marcel Durliat  9, puis Henri Pradalier,
montrent en effet pour la réalisation de ces visages « un canon allongé en forme d’ovale, au nez long
et étroit, à la bouche étroite et à la tête surmontée en général de cheveux à la frange festonnée »  10,
ensemble de caractères qui nous paraissent s’appliquer également à certains visages du Beatus de Saint-
Sever 11. D’autant que si l’on admet, pour la réalisation de ces sculptures de la Porte des Comtes, et de
celles qui lui sont apparentées, la datation récemment proposée par Henri Pradalier, vers 1065-1070,
nous nous trouvons vraisemblablement à une date assez voisine de la réalisation de ce manuscrit. Cette

1
Je tiens à remercier ici Manuel Castineiras de son accueil à 1963), Toulouse, 1964, p. 59-69.
6
la section d’art roman du Musée national d’art de Catalogne Noureddine Mezoughi, « Le tympan de Moissac : études
à Barcelone le 30 décembre 2008, et Natacha Piano, docto- d’iconographie », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, n° 9, 1978,
rante de l’université de Poitiers, alors en stage en ce même p. 171-200. Voir également Peter K. Klein, « Programmes
lieu, pour les échanges très stimulants que nous avons eus eschatologiques, fonction et réceptions des portails du
sur les peintures murales romanes et leurs liens avec la XIIe siècle : Moissac-Beaulieu-Saint-Denis », Cahiers de
sculpture. Civilisation Médiévale, XXXIII, 1990, p. 317-331.
2
Emile Mâle, L’art religieux du XIIe siècle en France. Étude 7
Marguerite Vidal, « Le tympan de Moissac », Cahiers de
sur les origines de l’iconographie du Moyen Âge, Paris, 1922, Saint-Michel de Cuxa, n° 2, 1971, p. 89-97.
8
p. 1. Jean Cabanot, « Le décor sculpté de la basilique de Saint-
3
Éliane Vergnolle, « Chronologie et méthode d’analyse : Sernin de Toulouse », Bulletin Monumental, 1974, t. 132-II,
doctrines sur les débuts de la sculpture romane en France », p. 99-145.
9
Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, n° 9, 1978, p. 141-162. Marcel Durliat, Saint-Sernin de Toulouse, Toulouse,
4
La France romane au temps des premiers Capétiens (987- 1986.
10
1152), Paris, Musée du Louvre, 10 mars-6 juin 2005, n° 227 ; Henri Pradalier, « Saint-Sernin de Toulouse au Moyen
Laurence Cabrero-Ravel, « Le Beatus de Saint-Sever : un Âge  », Congrès Archéologique de France (Toulousain et
état des questions », dans Jean Cabanot (dir.), Abbaye de Comminges, 1996), Paris, 2002, p. 256-301, p. 275.
11
Saint-Sever. Nouvelles approches documentaires (988-1359), François Avril, « Quelques considérations sur l’exécu-
Saint-Sever, 13-14 septembre 2008, Dax, 2009, p. 311-338. tion des enluminures de l’Apocalypse de Saint-Sever », Actas
5
Louis Grodecki, « Le problème des sources iconogra- del simposio para el estudio de los codices del Commentario
phiques du tympan de Moissac » dans Moissac et l’Occident al Apocalypsis de Beato de Liébana, Madrid, 1980, I, 2, p.
au XIe siècle (Actes du colloque international de Moissac, 261-271.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 403-412
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100215

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marie-pasquine subes

simple piste ouverte par des comparaisons entre la production picturale et la sculpture contemporaine
serait à approfondir pour mieux cerner les relations qu’entretiennent non seulement le Beatus gascon
mais aussi les manuscrits espagnols qui lui sont comparables, avec la sculpture de la Porte des Comtes,
mais aussi avec celle du porche de Saint-Isidore de León en lien étroit avec cette dernière. Cette confron-
tation de sources picturales et de sculptures nous paraît susceptible d’éclairer d’une façon nouvelle les
débuts de la sculpture romane des deux côtés des Pyrénées. Elle dépasse toutefois le cadre de cet essai,
d’autant que très vite, des limites apparaissent.
En effet, les sculptures romanes de Saint-Sernin déjà citées montrent des drapés aux plis très
rigides, comme métalliques tant ils sont plats et s’épousent les uns les autres en formes rondes et répé-
titives, comme s’ils étaient réalisés au repoussé, et s’éloignent radicalement de la souplesse toute gra-
phique des plis du Beatus. La comparaison proposée ne peut donc être que très ponctuelle. Ponctuelle
aussi la relation entre des pages d’enluminures qui servirent de modèle pour des sculptures monumen-
tales, comme celles des bibles catalanes de Roda et de Ripoll du XIe siècle, pour le portail de Santa
Maria de Ripoll 12. Pourtant, ces relations entre l’image peinte et sculptée sont encore aujourd’hui au
cœur des débats de l’histoire de l’art médiéval, comme vient de l’illustrer l’exposition du musée natio-
nal d’art catalan de Barcelone 13. Ces rapprochements entre des sculptures et leurs sources picturales
méritent d’être étendus à la peinture murale, plus proche, par ses dimensions et ses emplacements, de
la sculpture monumentale en pierre. C’est d’ailleurs à une conclusion de ce type qu’était parvenu Louis
Grodecki lors de son étude, déjà citée, du tympan de Moissac, suggérant pour le Beatus de Saint-Sever,
comme pour la sculpture moissageaise, une origine commune « proprement monumentale ». Des
comparaisons entre les peintures murales et les sculptures monumentales ont aussi été proposées, sur
le plan stylistique, par Marcel Durliat, pour les peintures de Saint-Sernin de Toulouse, rapprochées
des sculptures de la salle capitulaire de Saint-Étienne 14.
Dans le même ordre d’idées, on pourrait travailler sur les rapports qui nous semblent exister
entre les peintures de l’église de Bagües en Aragon  15, actuellement déposées au musée de Jaca, et la
sculpture de Saint-Sernin de Toulouse. En effet, les plis lourds et concentriques répétés dans la scène
du baptême du Christ par exemple, à Bagües  16, trouvent des équivalents assez exacts dans les plis
concentriques aussi utilisés par les sculpteurs du tympan de la porte Miégeville. Un tel rapprochement
permettrait d’ailleurs d’alimenter de façon nouvelle le débat sur l’inspiration, peut-être espagnole et
plus spécialement aragonaise, d’une partie de la sculpture toulousaine  17. En effet, ces plis lourds et
concentriques figurent aussi dans la sculpture de la cathédrale de Jaca dont les liens avec Saint-Sernin
sont attestés 18. De plus, le thème de l’Ascension peint dans l’abside de Bagües – qualifié de rare –, offre
un rapprochement supplémentaire entre la peinture et le tympan de la porte Miégeville qui y est aussi
consacré d’une façon nouvelle et originale. Ces comparaisons pourraient fournir un point de repère

12
Manuel Castineiras, «  Un passagio al passato  : il 2008), Barcelona, 2008, p. 133-147.
portale de Ripoll », Medioevo : il tempo degli antichi. VIe 14
Marcel Durliat, « Les peintures romanes dans le Midi de
convegno internazionale di studi di Parma, 24-28 settembre la France de Toulouse et Narbonne aux Pyrénées », Cahiers
2003, Milan, 2006, p. 365-381, et plus récemment, Manuel de Civilisation Médiévale, t. XXVI, 1983, p. 117-139.
15
Castineiras et Immaculada Lores i Otzet, « Las biblias L’étude la plus récente sur ces peintures est celle de Gloria
de Rodes y Ripoll : una encrucijada del arte romanico en Fernandez Somoza, Pintura romanica en el Poitou, Aragon
Catalunya  », dans M. Guardia, C. Mancho (éd.), Les y Cataluna, Murcie, 2004.
16
fonts de la pintura romanica (Publications i edicions de la Ibidem, fig. 89.
17
Universitat de Barcelona), Barcelone, 2008, p. 219-260. Cabanot, « Le décor sculpté » (cf. note 8), avait déjà noté
13
Manuel Castineiras et Jordi Camps, « Figura pintada, des rapprochements avec l’Aragon pour plusieurs tailloirs
imatge esculpida. Eclosio de la monumentalitat i dialeg de la porte des Comtes.
18
entre les arts a Catalunya 1120-1180 » dans El romanic i Serafin Moralejo Álvarez, « Une sculpture du style
la Mediterrania, Catalunya, Toulouse i Pisa, 1120-1180 de Bernard Gilduin à Jaca », Bulletin Monumental, 1973,
(Museu nacional d’Art de Catalunya, 29 febrer-18 maig t. 131-I, p. 7-13.

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chronologique pour l’exécution de ces peintures, récemment placées vers 1130, mais vraisemblablement
plus proches de 1100 19.
Une autre comparaison entre la sculpture romane toulousaine et la peinture murale pourrait
être abordée par l’étude des liens qui semblent unir la plaque de marbre sculptée du Christ en Majesté
conservée à Saint-Sernin de Toulouse (fig. 1) et certains traits du Pantocrator de l’abside de Saint-Clé-
ment de Tahull (fig. 2). Outre une grande similitude de position du personnage, aux genoux écartés et
au livre ouvert posé sur le genou gauche, la main droite levée, bénissante, on trouve sur cette sculpture
un même ventre proéminent souligné de drapés soigneusement plissés qui, certes, apparaissent beau-
coup plus raides et compassés sur le marbre. Les chevelures surtout, sont très similaires dans le traite-
ment des fines mèches de cheveux et leur regroupement en lourdes boucles arrondies autour des
oreilles. Mais comme le rapelle Daniel Cazes à propos de ce Christ en majesté qu’il attribue à Bernard
Gilduin  20, « l’art byzantin affectionna particulièrement les abondantes chevelures torsadées de ce
genre ». Or ce sont celles-ci qui forment le socle le plus sûr de ce rapprochement, les peintures de
Tahull illustrant sans doute un apport encore plus développé de l’art byzantin, et distant d’au moins
un quart de siècle de ce relief de marbre 21. Même si l’on s’accorde sur des sources byzantines commu-
nes pour tenter de combler le fossé chronologique entre la peinture catalane et la sculpture toulousaine,
leur comparaison nous paraît devoir être poursuivie. Notre hypothèse est que la peinture de Tahull
ait été réalisée dans la mouvance de la sculpture romane toulousaine. En effet, comme l’affirme Im-
maculada Lorés i Otzet 22, « les ateliers toulousains de Saint-Sernin, Saint-Étienne et la Daurade sont
un point de repère presque permanent pour une bonne partie de la sculpture catalane du XIIe siècle
[…], avec des liens si étroits que l’on peut même penser que ce furent des artistes toulousains qui in-
tervinrent directement sur plusieurs ensembles sculptés catalans ». Si des liens peuvent ainsi être éta-
blis entre les œuvres sculptées, ne peuvent-ils l’être aussi pour des peintures murales ? Elles aussi,
vraisemblablement, dérivent de modèles toulousains, soit sculptés, soit peints, même si ces derniers
ne nous sont plus connus qu’à l’état de pâles et rares vestiges.
Les peintures de Tahull n’ont pas encore reçu l’étude monographique qu’elles mériteraient mais
Manuel Castineiras a récemment établi non seulement des comparaisons avec des enluminures réali-
sées dans le scriptorium de Moissac 23, mais a aussi montré combien ces peintures étaient proches de

19
Fernandez Somoza, Pintura romanica (cf. note 15), p. consacrées en décembre 1123 : Eduard Carbonell, « San
243, les situe vers 1130, tandis que Hélène Toubert, Un art Climent de Tahull », Alta Ribagorça, Barcelona, 1996, p.
dirigé, réforme grégorienne et iconographie, Paris, 1990, p. 240-250 (Catalunya Romanica, XVI), et Monserrat Pagès i
470-472 et p. 476-479, les plaçait dans la première décennie Paretas, « Noves pintures a Sant Climent de Taüll », dans
du XIIe siècle. Le contexte historique, essentiel pour déter- Sobre la pintura romanica catalana (Publicacions de l’abadia
miner ces rapprochements comme l’a récemment montré de Montserrat), Barcelona, 2005, p. 175-182.
22
José-Luis Senra (José-Luis Senra, « Architecture et décor Immaculada Lorés i Otzet, « Transmission de modèles
dans le contexte de la colonisation clunisienne des royau- toulousains dans la sculpture monumentale en Catalogne
mes septentrionaux de la péninsule ibérique », Hauts lieux dans la première moitié du XIIe siècle : anciennes et nou-
romans dans le sud de l’Europe (XIe-XIIe siècles), Cahors, velles problématiques », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa,
2008, p. 11-70), serait sans doute à réexaminer pour les liens XXXVII, 2006, p. 91-102.
unissant Jaca et Toulouse à la fin du XIe siècle. 23
Manuel Castineiras et Jordi Camps, El romanico en las
20
Quitterie Cazes et Daniel Cazes, Saint-Sernin de colecciones del MNAC, Barcelone, 2008, p. 71, proposent des
Toulouse, de Saturnin au chef d’œuvre de l’art roman, comparaisons entre les peintures de Tahull et le manuscrit
Graulhet, 2008, p. 210. de Flavius Josèphe, De Bello Judaico (Paris, B.n.F., ms lat.
21
En effet, celui-ci doit être situé dans la même tranche 5058, fol. 2v-3r), réalisé dans le scriptorium de Moissac vers
chronologique que l’exécution de la table d’autel  : soit 1100. Par ailleurs, Joaquin Yarza (éd.), La miniatura medie-
1096, pour Daniel Cazes, qui rapporte la table à l’année val en la Peninsula Iberica, Murcia, 2007, p. 530, rapproche
de sa consécration, soit, pour Henri Pradalier, dès les le style de Tahull des Evangiles de Cuxa (Perpignan, Bibl.
années 1070-1080, décennie où Bernard Gilduin lui paraît Mun., ms 1, fol. 2v-3). Ces comparaisons picturales méritent
être présent sur le chantier : Pradalier, « Saint-Sernin des recherches complémentaires et une discussion que nous
de Toulouse » (cf. note 10), p. 276-277. Quant aux pein- ne pouvons aborder ici.
tures de Saint-Clément de Tahull, on sait qu’elles furent

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Fig. 1 : Christ en majesté, Saint-Sernin de Toulouse (cl. coll. part.)

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Fig. 2 : Christ Pantocrator, église Saint-Clément de Tahull, abside, Musée National d’Art Catalan, Bar-
celone (cl. Marie-Pasquine Subes).

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Fig. 3 : Moissac, église Saint-Pierre, tympan, détail d’un galon imitant l’orfèvrerie (cl. Patrick Ponsot).

la peinture sur panneaux  24 dont elles reprennent en effet le très grand raffinement de détails et des
coloris tout à fait exceptionnels 25. Ces nouvelles réflexions méritent d’être prolongées par des compa-
raisons avec la sculpture monumentale contemporaine, particulièrement celle du Sud-Ouest. En effet,
dans son commentaire du tympan de Moissac en 1971, Marguerite Vidal, dans une sorte d’intuition
qu’elle n’a malheureusement pas développée, évoque le « Christ impressionnant de Tahull ». Cette
comparaison qui concerne plus spécifiquement le visage en pierre du Christ n’a pas été reprise, ni par
Marguerite Vidal elle-même dans son Quercy roman 26, ni par Meyer Schapiro 27 ; elle l’a été, en revan-
che, par Manuel Castineiras très récemment.
Le tympan de Moissac offre en effet des liens étroits avec la peinture murale de Saint-Clément
de Tahull. Manuel Casteineras a souligné, à Tahull comme à Saint-Pierre de Moissac, « le même goût

24
Castineiras et Camps, El romanico (cf. note 23), p. 46 roman, La Pierre-qui-Vire, 3e éd., 1979. L’auteur y développe
et p. 70-72. un autre rapprochement avec les « fresques de Saint-Martin
25
Antoni Morer, Manuel Font-Altaba, « Materials pic- de Fenollar » en Catalogne, présentées comme « une occa-
tòrics medievals. Investigació de les pintures murals romà- sion indéniable de rapprochement » qu’il nous paraît pour-
niques a Catalunya », Bulleti del MNAC, Barcelona, 1993, tant plus difficile de suivre.
27
I, 1, p. 71-105. Meyer Schapiro, La sculpture de Moissac, Paris, 1987,
26
Marguerite Vidal, Jean Maury, Jean Porcher, Quercy p. 77-105.

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pour une composition synthétique qui combine magistralement, et sous une forme unique, plusieurs
visions bibliques distinctes » 28. Il note également un même mouvement et une même « agitation cen-
trifuge » entre les figures du tympan et celles de la peinture. On peut ajouter que figure, au tympan de
Moissac, une caractéristique jusque là peu commune dans la sculpture sur pierre : ces ornements
perlés des galons et des broderies qui caractérisent aussi la peinture de Tahull. Ces riches rubans or-
févrés (fig. 3) des bordures des vêtements montrent les mêmes proportions. Leur répertoire ornemen-
tal se recoupe aussi : ces galons sont le plus souvent ornés de losanges ou de cercles aux perles soulignées,
dans la peinture, de petites taches blanches sur fond noir, et par des cercles sculptés en creux ou en
saillie dans la pierre. Le raffinement le plus extrême obtenu dans la pierre est le tissu qui orne le trône
de la majesté divine. Et ce tissu précieux est tout à fait comparable aux larges étoiles encerclées de
pointillés qui marquent le bas de la robe de saint Jacques dans l’abside de Saint-Clément.
Dans le cas de Moissac, l’orfèvrerie ne saurait être l’unique source d’inspiration de ces galons,
car les visages de certains vieillards sont comme taillés à la serpe, avec de rudes pans coupés qui n’évo-
quent en rien la technique du repoussé et ses subtilités de modelé. Or, dans les peintures de Tahull
aussi, le visage du saint Jacques du cortège apostolique, au registre médian de l’abside, montre une
dureté des traits avec des pans coupés qui vont des tempes vers le menton (fig. 4). Des parentés aussi
précises invitent à se poser la question des liens entre des sculpteurs et des peintres œuvrant, eux aussi,
à une échelle monumentale et peut-être même achevant les sculptures sur pierre par un revêtement
polychrome, tel qu’il est attesté à Moissac 29.
De ces deux œuvres monumentales, les plis des vêtements peuvent aussi être rapprochés : les
plis particulièrement aplatis, comme soigneusement repassés et même écrasés, que l’on relève sur les
figures des vieillards, ont leur équivalent dans les drapés très appliqués de Tahull où les plis sont tout
aussi « repassés » mais avec un effet de volume important qui n’est obtenu que par un très savant et
subtil jeu de dégradés finement orchestré par de multiples lignes marquant les ombres et les lumières.
Cet aspect de la peinture ne peut qu’être restitué par la pensée sur les rudes plis tracés sur la pierre. Le
système de plis en bandelettes qui enserrent – et parfois même engoncent – les corps, est bien le même
dans plusieurs personnages du tympan et sur les anges inclus dans les médaillons de l’abside de Ta-
hull.
Enfin, l’attitude particulièrement tendue des deux symboles des évangélistes du tétramorphe
de Moissac a un équivalent dans le violent retournement du lion de saint Marc dont la patte arrière est
tenue par un ange à Tahull et dont le mufle s’ouvre largement, laissant saillir des narines aux larges
trous, tout comme à Moissac. Dans le détail encore, il est frappant de trouver représenté sur le rouleau
que tient entre ses doigts le séraphin à la droite de Dieu, les lignes pointillées de la couture de ce par-
chemin  30, exactement comme on trouve à Tahull des coutures de vêtements ourlées de ces mêmes
pointillés, qui seront reprises de façon beaucoup plus systématique dans les peintures voisines de Santa
Maria de Tahull, ou celles de la Seu d’Urgell et d’autres encore.
Ce qui est plus frappant dans le détail de ces deux œuvres, c’est le dessin très appuyé des lèvres,
bien visible par exemple sur ce même séraphin dont les commissures et le contour tout entier des lèvres
est bordé d’un fin rehaut qui vient les souligner  31 : ce trait semble à rapprocher des lignes noires qui
ourlent avec la même régularité les lèvres du Christ en Majesté de Tahull ou les autres personnages,

28
Castineiras et Camps, El romanico (cf. note 23), p. par Fabienne Joubert, La sculpture gothique en France, XIIe-
70. XIIIe siècle, Paris, 2008, p. 199-202.
29 30
Schapiro, La sculpture de Moissac (cf. note 27), p. 104. Voir illustration dans Vidal, Maury & Porcher, Quercy
La question de la participation des peintres et des sculpteurs roman (cf. note 26), fig. 15.
à une œuvre commune est aussi évoquée pour le XIIIe siècle 31
Ibidem, fig. 13.

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Fig. 4 : Saint Jacques, église Saint-Clément de Tahull, abside, détail. Musée National d’Art Catalan,
Barcelone (cl. Marie-Pasquine Subes).

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comme le saint Jacques déjà cité (fig. 4). Le menton divin est également très proéminent et rond, comme
cela est rendu dans la peinture par un cercle rouge surmonté d’une ligne qui le souligne encore.
Le soin apporté à la chevelure et aux barbes avec leur aspect parfaitement peigné est commun
aux deux œuvres, tout comme l’aspect parfaitement lissé des visages. Ces comparaisons sont particu-
lièrement évidentes pour les deux faces divines. Mais le visage du Christ de Moissac, dans sa manière
de séparer les carnations de la barbe par de fines lignes les délimitant avec fermeté et douceur à la fois,
s’approche plus encore des « majestats » catalanes, comme le célèbre Christ Battlo  32, dont les traits
retracent avec autant de précision de plans et d’angles ménagés en douceur. La très soigneuse ordon-
nance des chevelures est aussi commune à ces deux œuvres et nous oriente vers ces productions
sculptées sur bois, conservées en plus grand nombre en Catalogne, mais dont témoignait sans doute
aussi le grand Christ roman en bois de Moissac 33.
Ainsi le riche tympan de Moissac, dont le style mérite encore aujourd’hui d’être analysé plus en
détail 34, semble-t-il se trouver à la croisée de plusieurs disciplines artistiques : la sculpture sur bois et
la peinture monumentale, elle-même en lien avec les peintures sur panneaux, un mobilier liturgique
encore plus précieux et plus raffiné que la peinture murale. Si on le replace ainsi à la croisée de plusieurs
courants techniques et stylistiques, il devient peut-être encore plus difficile de préciser comment se sont
développées les relations entre ce tympan et la peinture de Tahull sans imaginer des origines communes.
Les recherches d’Immacula Lorès i Otzet, déjà citées, sur la transmission de modèles toulousains dans
la sculpture monumentale de Catalogne dans la première moitié du XIIe siècle, et celles, plus récentes,
de Jordi Camps 35, ont attiré l’attention sur l’importance de Toulouse. Les apôtres de la salle capitulaire
de Saint-Étienne sont au centre de cette discussion. Or cet ensemble de sculptures est particulièrement
voisin des raffinements picturaux de Tahull dans leur attention aux détails ornementaux des bordures
et surtout dans la précision fine des plis des vêtements dont certains se soulèvent dans le bas en cloche,
exactement comme à Tahull. Toutefois, la monumentalité qui forme le socle commun du tympan de
Moissac et de la peinture de Tahull est absente dans cette production toulousaine.
La datation vers 1120 de ces sculptures toulousaines récemment soutenue par Quitterie Cazes 36
semble pourtant parfaitement correspondre à la chronologie assurée de Tahull. Des liens entre Tou-
louse et Tahull sont attestés au plan historique : on sait que la consécration de Tahull a été célébrée par
l’évêque Ramon de Roda (1104-1126), qui était prieur du chapitre de chanoines de Saint-Sernin de
Toulouse. Ces données historiques ajoutées aux similitudes relevées entre le tympan de Moissac et
Tahull nous inciteraient à nous tourner vers une probable source toulousaine commune. Pourtant des
relations directes entre Moissac et la Catalogne sont attestées dans le domaine de l’enluminure : Chan-
tal Fraïsse a montré que circulaient des manuscrits entre Moissac et Vic, et Manuel Castineiras a
proposé des rapprochements très justes entre un manuscrit de Moissac, De Bello Judaico, et les pein-
tures de Tahull 37. Dans cette situation, Toulouse n’apparaît plus comme le seul grand centre de pro-

32
El romanic i la Mediterrania (cf. note 13), n° 101. D’après reflex en l’escultura romanica a Catalunya », Quaderna del
ces dernières études, le Christ Battlo semble dater du milieu Museu Episcopal de Vic, III, 2009, p. 29-41.
du XIIe siècle (Castineiras et Camps, El romanico (cf. note 36
Quitterie Cazes, « L’escultura a Toulouse entre el 1120 i
23), p. 142). Peut-être faut-il envisager de placer cette œuvre el 1180 », dans El romanic i la Mediterrania (cf. note 13), p.
à la fin du premier quart du XIIe siècle, soit une date plus 69-79, et Charlotte Riou, « Gilabertus me fecit. Les sculp-
proche du tympan de Moissac et des peintures de Tahull ? tures du cloître de la cathédrale Saint-Étienne de Toulouse
33
Ce Christ a déjà été rapproché de l’atelier du tympan : attribuées à Gilabertus », Quaderna del Museu Episcopal de
Willibald Sauerländer, Romanesque Art. Problems and Vic, III, 2009, p. 9-27.
37
Monuments, Londres, 2004, vol. I. Chantal Fraïsse, « La circulation des manuscrits de la
34
Nous ne pouvons distinguer ici, comme il conviendrait bibliothèque Saint-Pierre de Moissac aux XIe et XIIe siè-
de le faire, les différents sculpteurs qui ont œuvré au tympan cles », dans Hauts lieux romans (cf. note 19), p. 191-208,
de Moissac et dont les styles sont variés à l’intérieur d’une voir en particulier p. 205-206 pour Moissac et Vic. Pour
apparente unité d’ensemble. la comparaison proposée par Manuel Castineiras, voir ci-
35
Jordi Camps i Soria, «  Toulouse, Gilabertus i el seu dessus note 23.

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duction de sculpture romane susceptible de donner naissance aux éléments de style communs à
Moissac et à Tahull. Cependant, nous ne savons presque rien de la production picturale romane tou-
lousaine des années 1120, ni de celle de la cathédrale de Roda ou encore de Vic.
Mais ce qui semble assuré, c’est que des artistes comme le concepteur du tympan moissageais
ou ceux de la salle capitulaire de Toulouse, aient puisé aux sources picturales les plus raffinées pour
retranscrire dans la pierre leur préciosité, elle-même inspirée sans doute des devants d’autel ou du
mobilier liturgique peint. Peut-être les textiles liturgiques ont-ils pu aussi servir de source pour graver
dans la pierre des plis aussi savants, et des galons d’orfrois aussi détaillés. Sûrement devons-nous sor-
tir de nos catégories techniques trop étroites pour appréhender un art roman certes monumental mais
fondamentalement inspiré de la préciosité déployée à plus petite échelle dans le mobilier et les objets
liturgiques qui accompagnent la célébration eucharistique, cœur de la célébration de la foi chrétienne
médiévale.
Ainsi, même si le retable d’Ordeilla (Pyrénées-Orientales) ne date que la fin du XIIe siècle, la
présentation du Christ monumental et central dans une mandorle à fond d’or guilloché, et le raffine-
ment des rinceaux dorés de cette mandorle, ne sont pas sans évoquer les reliefs décoratifs si présents
sur le tympan de Moissac qu’il faut sans doute imaginer fortement coloré dans ses fonds, à la manière
de ce retable. Manuel Castineiras a parfaitement souligné l’apport de la peinture sur panneaux pour la
compréhension du raffinement technique et stylistique des peintures de Tahull, et si la sculpture de
Moissac, elle-même, nous paraît à mettre en relation aussi avec ces panneaux peints également ornés
de reliefs, la confrontation de ces deux œuvres permet de préciser, outre leurs probables sources com-
munes, combien le travail de la pierre et de la peinture n’était pas dissocié chez les meilleurs artistes,
dont nous pouvons être assurés qu’ils maniaient aussi bien le ciseau que le pinceau, réalisant des com-
positions colorées faisant appel non seulement à des techniques variées mais à l’ensemble de leurs
connaissances et de leurs pratiques.

412

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Les sculpteurs romans d’Eschau et Andlau
et le scriptorium de Marbach
Jean-Philippe Meyer

Étudiant les débuts de la sculpture romane en France, Éliane Vergnolle a mis en évidence les
rapports étroits entre les sculptures du porche de Saint-Benoît-sur-Loire, du XIe siècle, et les miniatures
de manuscrits réalisés dans le même monastère 1. Ce type de recherche pouvait être entrepris en Alsace
en ce qui concerne les deux sculpteurs appelés Maître d’Eschau et Maître d’Andlau. Au XIIe siècle, ils
comptent parmi les plus productifs de la région 2. Le rapprochement semblait s’imposer avec les mi-
niatures du codex Guta-Sintram. Ce manuscrit 3 fut en partie rédigé par la copiste Guta, chanoinesse
de Schwarzenthann, et enluminé par Sintram, chanoine de la prévôté augustine de Marbach, près de
Colmar, travail achevé en 1154 4. Le volume renferme notamment le nécrologe de la communauté, avec
le calendrier, ainsi que la Règle de saint Augustin et de célèbres Coutumes. C’est l’un des plus importants
manuscrits créés dans le scriptorium de Marbach, dont on connaît d’autres productions. Des com-
paraisons systématiques font apparaître les rapports entre sculpture et enluminure. Elles mettent en
lumière le milieu artistique auquel appartiennent ces reliefs, et la manière dont les deux sculpteurs se
formèrent à leur métier.

1. Les Maîtres d’Eschau et d’Andlau

Les œuvres conservées du Maître d’Eschau

Les impostes du cloître et la cuve baptismale d’Eschau (XIIe siècle) ont donné son nom au
premier de ces deux sculpteurs. Du cloître, démoli à une époque inconnue, fut retrouvée une série de
fragments, dont dix tailloirs ornés 5. Ils comportent des scènes de la vie du Christ, des représentations

1
Éliane Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire et la sculp- romane », dans Les Cahiers de l’Art médiéval, vol. 5, fasc. 1,
ture du XIe siècle, Paris, 1985 ; idem, L’art roman en France. 1967, p. 6 ; idem, « Guta-Sintram », dans Encyclopédie de
Architecture-Sculpture-Peinture, Paris, 1994 (rééd. 1998, l’Alsace, t. 6, 1984, p. 3619 ; idem, « Un joyau de l’enluminure
2003). alsacienne », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires
2
Robert Forrer, « Les sculptures romanes de l’ancien cloî- de France, 1979, p. 255-261.
tre d’Eschau du XIIe siècle », dans Cahiers d’archéologie et 4
Codex Guta-Sintram, fol. 4v ; Walter, « Les miniatures
d’histoire d’Alsace, t. V, n° 73-80, 1928-1929, p. 190-211 ; du codex Guta-Sintram » (cf. note 3), p. 18-19 ; Weiss (éd.),
idem, « Les frises historiées de l’église romane d’Andlau », Codex Guta-Sintram (cf. note 3), p. 56-57 : « Perscriptum
dans Cahiers d’archéologie et d’histoire d’Alsace, t. VI, n° est autem hoc ipsum opusculum ab eadem praedicta Guta,
85-92, 1931-1932, p. 53-79 ; Robert Will, Répertoire de la miniatum vero sive illuminatum a quodam humili marba-
sculpture romane de l’Alsace, Strasbourg-Paris, 1955, p. VII- censi canonico et indigno presbytero nomine Sintrammo et
IX, 5-10, 16-18, 24, 33, 36-37, 45 ; idem, Alsace romane, ad finem usque perductum anno ab incarnatione dei verbo
La-Pierre-qui-Vire (1965), 3e éd., 1982, p. 65, 70-72, 261- 1154 ».
5
263. Forrer, « Les sculptures romanes d’Eschau » (cf. note 2) ;
3
Strasbourg, Bibliothèque du Grand Séminaire, ms. 37 ; Victor Beyer, La sculpture médiévale du musée de l’Œuvre
Joseph Walter, « Les miniatures du codex Guta-Sintram Notre-Dame. Catalogue, 2e éd., Strasbourg, 1968, p. 11-12, n°
de Marbach-Schwarzenthann (1154)  », dans Archives 8-10 ; Will, Alsace romane (cf. note 2), p. 65, 70-72 ; Joseph
alsaciennes d’histoire de l’art, t. IV, 1925, p. 1-40 ; Béatrice Gross, L’histoire de l’abbaye Sainte-Sophie d’Eschau, sup-
Weiss (dir.), Le codex Guta-Sintram, 2 vol., Fac-similé et plément au Bulletin de liaison et d’information. Commune
Commentaires, Lucerne, 1982-1983 ; Gérard Cames, « Les d’Eschau-Wibolsheim, p. 73-126 (chap. VI, 1993).
grands ateliers d’enluminure religieuse en Alsace à l’époque

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 413-426
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100216

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d’animaux, ainsi que d’élégantes combinaisons de palmettes. Sur la cuve baptismale, aujourd’hui très
endommagée, se suivent, en deux registres, douze scènes de la Vie du Christ, de l’Annonciation à la
Pentecôte. La même facture se voit sur un sommier d’arcs provenant du couvent de Saint-Marc près
de Gueberschwihr ; il montre la Présentation au Temple, le Baptême du Christ et l’Entrée à Jérusalem 6.
Pour l’église collégiale Saint-Thomas de Strasbourg, le même atelier produisit le sarcophage de l’évêque
Adeloch. Il comporte différentes représentations  : Adeloch non tonsuré, recevant de l’empereur
l’investiture de son comté ; le même, imberbe mais désormais pourvu d’une tonsure et revêtu des orne-
ments épiscopaux, et enfin Adeloch, barbu et sans doute âgé, accueilli au Paradis par le Christ Panto-
crator et un ange. Or l’église Saint-Thomas brûla, semble-t-il, en 1144 7. Le sarcophage d’Adeloch aurait
été exécuté après ce sinistre, lors de la remise en état 8, et placé dans le chœur. En raison de la similitude
de la facture et des motifs représentés, ces différentes sculptures d’Eschau, de Saint-Marc et de Stras-
bourg semblent l’œuvre d’un même artisan 9. Les datations sont toutefois à revoir.

La production du Maître d’Andlau

Le décor de l’église abbatiale d’Andlau constitue la réalisation principale du second sculpteur.


Une façade à deux tours fut appuyée vers 1150 à la nef de l’église bâtie au XIe siècle 10. Le portail sous le
porche appartient à l’édifice consacré en 1049, pour ce qui est de sa structure (montants, linteau, arc
de décharge) ; peu après la construction du porche, vers le milieu du XIIe siècle 11, le portail reçut un
décor incisé en taille d’épargne dans les anciens montants (rinceaux entourant des quadrupèdes et des
oiseaux), ainsi que dans une partie des deux pilastres adjacents (cinq arcades superposées, soutenues
par un atlante et abritant des couples de donateurs) ; l’ancien linteau fut également orné (histoire
d’Adam et d’Ève) ; sous l’arc de décharge furent plaqués cinq blocs de pierre ; ils montrent, en haut
relief, le Christ remettant les clefs et le livre à saint Pierre et saint Paul. L’arc à l’entrée du porche est
aussi orné. On identifie sur sa clef sainte Richarde offrant un livre au Christ (image symbolique de la
fondation). À mi-hauteur du massif de façade court une frise haute de soixante centimètres ; elle
représente une suite d’animaux et de monstres, de guerriers, une chasse au cerf, un festin. Dans le bras
nord du transept est conservé un fragment de linteau (le Christ bénissant la donatrice Irmengarte).
D’autre part, au Musée Unterlinden de Colmar, deux blocs sculptés provenant de l’église parois-
siale d’Issenheim font voir deux personnages sous une arcade, motif comparable aux couples sous
arcades d’Andlau, ainsi que le Christ bénissant, semblable à celui du tympan d’Andlau. Des éléments

6 10
André Trautmann, « Un chapiteau roman provenant Jean-Philippe Meyer, « L’église abbatiale d’Andlau au
du couvent de Saint-Marc au musée de Colmar  », dans XIIe siècle », dans Cahiers alsaciens d’archéologie, d’art et
Annuaire de Colmar, t. 3, 1937, p. 13-23. d’histoire, t. XXXI, 1988, p. 95-112 ; idem, « Andlau, église »,
7
Jacob von Koenigshofen, « Fragments de la chronique dans Congrès Archéologique de France (Strasbourg et Bas-
latine » (2e moitié du XIVe siècle, avant 1382, avec complé- Rhin, 2004), Paris, 2006, p. 7-13.
11
ments), éd. Léon Dacheux, dans Bulletin de la Société pour Les sculptures sont un peu postérieures à la construction
la Conservation des Monuments Historiques d’Alsace, 2e série, du porche ; les deux pilastres plats qui accompagnent le por-
t. 15, 1892, p. 294 n° 3670, fol. 59r : « Demum anno MCXLIIII tail ne reçurent un décor que du côté de l’entrée (ils furent
[Thome apostoli monasterium in Argentina] iterum combu- moulurés sur une seule arête) ; le reste conserve sa taille au
ritur cum privilegiis et litteris » ; Louis Schneegans, L’église poinçon caractéristique du XIe siècle. Lorsque le sculpteur
de St. Thomas à Strasbourg, Strasbourg, 1842, p. 42, 50 et p. incisa une frise de palmettes dans le bandeau chanfreiné
278 avec des précisions sur ce passage, ajouté dans la marge (XIe siècle) s’étendant au-dessus des pilastres latéraux, il
du manuscrit, fol. 58 r. tint compte du doubleau oriental du porche (Will, Alsace
8
Julius Baum, Frühmittelalterliche Denkmäler der Schweiz romane (cf. note 2), pl. 112). Les trois statues incrustées
und ihrer Nachbarländer, Berne, 1943, p. 70. devant le tympan durent être retaillées lors de leur mise
9
Groupe déjà mis en évidence par Forrer, « Les sculptures en place (nimbes, crâne de saint Paul), l’espace disponible
romanes d’Eschau » (cf. note 2), p. 211. ayant été mal mesuré.

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sculptés de la même main sont connus à Mutzig (linteau de l’ancienne paroissiale, avec le Christ en
gloire, vers 1140-1160) 12, à l’ancienne église d’Obernai (figurine du Christ bénissant, et deux claveaux
d’un portail, avec animaux logés dans un rinceau, après 1153 ?) 13, et à Eichhoffen près d’Andlau (linteau
de porte, avec l’Agnus Dei et le Tétramorphe, au flanc d’une chapelle). En 2008, on découvrit, dans un
mur de la proche église de Zellwiller  14, lors d’un décrépissage, un Christ fragmentaire. Le dessin et
l’exécution sont identiques à ce qu’on trouve au tympan d’Andlau.
La facture très homogène de ces œuvres semble indiquer leur réalisation par un même artisan,
qui était éventuellement aidé par un ou plusieurs compagnons. Selon Robert Will, l’atelier d’Andlau,
travaillant vers 1130-1140, serait issu de celui d’Eschau, en activité vers 1130 15 ; en témoigne, à la façade
d’Andlau, l’image de l’ondine chevauchant un poisson, qui reproduit un motif du sarcophage d’Adeloch 16.
La frise est donc un peu plus récente que le sarcophage.

2. La connaissance du codex Guta-Sintram (vers 1150-1154)

On a envisagé différentes sources d’inspiration à propos des sculpteurs d’Eschau et d’Andlau.


Les arts mineurs notamment ont été évoqués, en des termes très généraux. Il est vrai que les lettres des
inscriptions, en relief  17, reproduisent celles employées dans l’orfèvrerie  18. D’autre part, Rita Moller-
Racke et Robert Will font allusion à l’influence des ivoires 19 ; celle-ci, pourtant, semble insuffisamment
prouvée 20.
En raison de la technique (taille d’épargne, obtenue par creusement du fond à partir d’une
surface lisse, avec plis ou autres détails gravés au poinçon), les sculptures de l’atelier d’Eschau ont un
caractère très graphique. Il est remarquable que les vêtements de certains personnages montrent des
plis dessinés sous forme de deux lignes gravées, distantes d’un millimètre environ, et qui, partant de
la bordure verticale des vêtements, s’élèvent pour former une sorte de crochet. De tels plis « en cro-
chet », dirigés vers le haut, apparaissent sur le sarcophage d’Adeloch (évêque et ange debout devant le
Christ) (fig. 1). Ils semblent utilisés de façon moins systématique sur la cuve baptismale d’Eschau
(vêtements des saintes femmes au tombeau et de l’ange), avant de devenir exceptionnels aux impostes
du cloître (saint Joseph de la Nativité). Des plis indiqués sous forme de deux traits parallèles se ren-
contrent au milieu du XIIe siècle, comme l’avaient noté Julius Baum et Robert Will  21, dans le codex
Guta-Sintram ; ils marquent le niveau des genoux ou forment de petites plissures secondaires, pure-
ment décoratives (fig. 2). Mais on relève encore d’autres similitudes, beaucoup plus significatives, entre
les sculptures et ce manuscrit.

12
Victor Beyer, La sculpture médiévale (cf. note 5), p. 11 Forrer, « Les frises… » (cf. note 2), p. 78-79.
n° 7 ; L’église de Mutzig. Histoire de deux édifices. XIe-XIXe 17
Annonciation de la cuve baptismale et du cloître d’Es-
siècle, Mutzig, 1981, p. 28. chau ; inscriptions désignant les donateurs du portail d’An-
13
Isabelle Balsamo, Canton d’Obernai, Mulhouse, 1981 dlau ; relief d’Irmengarte ; fragments d’Issenheim.
18
(Inventaire général, Images du patrimoine, n° 2), p. 24 avec Paul Deschamps, « Étude sur la renaissance de la sculp-
ill.  ; Jean-Philippe Meyer, «  Notes sur l’ancienne église ture en France à l’époque romane », Bulletin Monumental, t.
romane d’Obernai », dans Annuaire de la Société d’histoire 86, 1925 (tiré à part, p. 87-88).
19
et d’archéologie de Dambach, Barr, Obernai, t. XVI, 1982, Rita Moller-Racke, « Studien zur Bauskulptur um 1100
p. 7-23. am Ober- und Mittelrhein », dans Oberrheinische Kunst, t.
14
Information pour laquelle nous remercions notre collè- 10, 1942, p. 49, 67 ; Will, Alsace romane (cf. note 2), p.
gue Emmanuel Fritsch, chercheur à l’Inventaire. 71-72 (Eschau) ; idem, Répertoire (cf. note 2), p. VII, IX.
15 20
Will, Répertoire (cf. note 2), p. VII ; idem, Alsace romane Karl-August Wirth, compte rendu de Will, Répertoire
(cf. note 2), p. 263. (cf. note 2), dans Kunstchronik, t. 10, 1957, p. 105.
16 21
Ce rapprochement déjà chez Georg Weise, « Studien Baum, Frühmittelalterliche Denkmäler der Schweiz (cf.
über Denkmäler romanischer Plastik am Oberrhein  », note 8), p. 71 ; Will, Alsace romane (cf. note 2), p. 71-72.
dans Monatshefte für Kunstwissenschaft, t. 13, 1920, p. 18 ;

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Fig. 1 : Sarcophage d’Adeloch : le Christ entre l’évêque Adeloch et un ange ; œuvre du Maître d’Eschau, après 1144
(?). Strasbourg, église Saint-Thomas. Document Service de l’Inventaire d’Alsace. © Région Alsace, Inventaire
général.

Fig. 2 : Strasbourg, Bibliothèque du Grand Séminaire, ms. 37, codex Guta-Sintram, fol. 4r : la Vierge entre Guta
et Sintram. Exemples de plis « en crochet », dessinés à la plume. Cl. Jean-Claude Stamm. © Région Alsace,
Inventaire général.

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les sculpteurs romans d’eschau et andlau

Fig. 3 : Sarcophage d’Adeloch, œuvre du Maître d’Eschau : l’Église de Strasbourg (?) recommande Adeloch à
l’empereur. Strasbourg, église Saint-Thomas. Cl. Jean-Claude Stamm. © Région Alsace, Inventaire général.

Fig. 4 : Strasbourg, Bibliothèque du Grand Séminaire, codex Guta-Sintram, fol. 36v : personnages formant la
lettrine KL. Cl. Jean-Claude Stamm. © Région Alsace, Inventaire général.

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En ce qui concerne les œuvres du Maître d’Eschau, certains motifs sont bien reconnaissables.
Ainsi, la Vierge de l’Annonciation, sur une imposte du cloître, fait très précisément le même geste, des
deux mains ouvertes, que la dame de la lettrine H, au fol. 100r  22. L’attitude de l’Église de Strasbourg,
recommandant Adeloch à l’empereur, avec à la main une palmette, et désignant du doigt le prélat (fig. 3),
est presque identique à celle d’un personnage féminin de la lettrine KL, au fol. 36v (fig. 4)  23. Le petit
dragon à queue effilée, debout sur une patte et faisant une grande enjambée, sur une imposte du cloître
d’Eschau, se retrouve dans l’initiale C du fol. 78v 24. Le phylactère aux extrémités retombantes, tenu à
deux mains par l’ange sur le sarcophage d’Adeloch, rappelle celui de la Vierge au fol. 4 (fig. 1) 25. La forme
en S d’un autre phylactère, sorte de grand panneau rigide que tient l’ange de l’Annonciation, provient
manifestement de celui que brandissent deux personnages du manuscrit (fol. 21 et 29) 26.
Certaines formules décoratives confirment la connaissance directe du codex Guta-Sintram.
Les pierres d’appareil de la Jérusalem céleste, sur le fragment de Saint-Marc, se présentent comme des
carrés séparés en deux selon une diagonale ; l’une des moitiés est couverte de fines lignes parallèles 27 ;
cette formule, étrange et recherchée, apparaît, dessinée à la plume, dans plusieurs miniatures, ainsi
pour les créneaux qui surmontent une arcade décorative (calendes de janvier, fol. 7v) ou pour les blocs
d’appareil au-dessus d’une autre arcade (fol. 44v) 28. Les colonnes du relief de Saint-Marc, à fût torsadé,
parcouru de lignes parallèles groupées par deux (Présentation au temple) sont celles de l’arcade qui
surmonte le signe des Gémeaux (fol. 44v) et de la Balance (fol. 76v) 29. Les petits blocs d’appareil rect-
angulaires comportant en leur centre un point (crèche de la Nativité, sur une imposte d’Eschau) se
retrouvent dans les miniatures du codex (fol. 4 et 8)  30. La rangée de points forés qui borde les vête-
ments de la Vierge de la Nativité ou de l’Annonciation (cloître) rappelle la bordure ornant l’habit de
personnages du manuscrit (fol. 21r) 31. Un guillochis fait de lignes croisées (ornement de la tunique de
l’ange et du manipule de l’évêque, sur le sarcophage d’Adeloch) (fig. 1) se retrouve aussi dans le manu-
scrit (par exemple fol. 4, vêtement de Guta) (fig. 2) 32.
Pour sa part, le Maître d’Andlau s’inspira également de motifs du codex Guta-Sintram, mais
différents de ceux qui viennent d’être mentionnés. Ce sculpteur figura les deux élus d’Issenheim en
reproduisant le don d’un rameau à une femme élevant la main ; cette thématique apparaît dans le
manuscrit au fol. 52v, tandis que le geste de la jeune femme se retrouve au fol. 100r 33. L’atlante juvénile,

22
Voir les illustrations dans Marguerite Rumpler, L’art p. 13, fig. 9.
27
roman en Alsace, Strasbourg, 1965, pl. XL ; Will, Alsace Service de l’Inventaire du Patrimoine, dossier Colmar,
romane (cf. note 2), pl. 20 ; Walter, « Les miniatures du Musée Unterlinden, cl. Inventaire.
28
codex Guta-Sintram » (cf. note 3), p. 33, fig. 28 (lettrine Illustration dans Walter, « Les miniatures du codex
H). Guta-Sintram  » (cf. note 3), p. 9, fig. 5, et p. 16, fig. 12
23
Comparer les illustrations dans Marguerite Rumpler, (Gémeaux).
29
Sculptures romanes en Alsace, Strasbourg, 1960, fig. p. 99, Voir illustrations  dans Will, Répertoire (cf. note 2),
et Walter, « Les miniatures du codex Guta-Sintram » (cf. pl. XXII,  et Walter, «  Les miniatures du codex Guta-
note 3), p. 14, fig. 10. Sintram » (cf. note 3), p. 16, fig. 12 (Gémeaux), et p. 24,
24
Voir les illustrations dans Forrer , «  Les sculptures fig. 20 (Balance).
30
romanes d’Eschau » (cf. note 2), pl. XXXVI, et Walter, Illustrations dans Will, Alsace romane (cf. note 2), pl.
« Les miniatures du codex Guta-Sintram » (cf. note 3), p. 20 ; Walter, « Les miniatures du codex Guta-Sintram »
26, fig. 22. (cf. note 3), p. 5, fig. 2, et p. 9, fig. 5.
25 31
Voir Forrer, « Les frises… » (cf. note 2), fig. 12 p. 78 ; Voir illustrations dans Rumpler, L’art roman (cf. note
Walter, « Les miniatures du codex Guta-Sintram » (cf. note 22), pl. XLIII et XL ; Walter, « Les miniatures du codex
3), p. 5, fig. 2. Un tel phylactère apparaît, avec des varian- Guta-Sintram » (cf. note 3), p. 11, fig. 7.
32
tes, dans les mains du Christ, sur le relief d’Irmengarde Comparer les illustrations dans Rumpler, Sculptures
(Forrer, « Les frises… » (cf. note 2), p. 80, fig. 10). romanes (cf. note 23), fig. p. 101 ; Walter, « Les miniatures
26
Voir l’ange de l’Annonciation sur une imposte du cloître du codex Guta-Sintram » (cf. note 3), p. 5, fig. 2.
33
d’Eschau (Will, Alsace romane (cf. note 2), 1965, pl. 20), à Voir les illustrations dans Will, Répertoire (cf. note 2), pl.
comparer avec les illustrations dans Walter, « Les minia- XIII ; Walter, « Les miniatures du codex Guta-Sintram »
tures du codex Guta-Sintram » (cf. note 3), p. 11, fig. 7, et (cf. note 3), p. 18, fig. 14, et p. 33, fig. 28.

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les sculpteurs romans d’eschau et andlau

Fig. 5 : Eglise abbatiale d’Andlau, portail ouest : quadrupède dans un rinceau. Œuvre
du Maître d’Andlau, milieu du XIIe siècle. Cl. Jean-Claude Stamm. © Région Alsace,
Inventaire général.

Fig. 6 : Strasbourg, Bibl. du Grand Séminaire, codex Guta-Sintram, fol. 77r : lettrine soutenue par un lion
(détail). Cl. Jean-Claude Stamm. © Région Alsace, Inventaire général.

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un genou à terre, soutenant l’extrémité des rinceaux, au montant droit du portail, est comparable à
celui brandissant des bouquets printaniers, sur l’en-tête du mois d’avril (fol. 29) 34. Le changeur d’Andlau,
tenant d’une main une balance et de l’autre une monnaie, peut se comparer à celui du codex, élevant
devant lui le même instrument et une poignée de piécettes (fol. 76v) 35. Pour les quadrupèdes (chiens
de chasse ?), logés dans les rinceaux du portail d’Andlau (fig. 5), le sculpteur adopte très exactement la
manière de dessiner du miniaturiste, au bas de la grande initiale P, au fol. 77, notamment pour la pos-
ture des pattes et la gueule bordée d’une ligne continue (fig. 6) 36. Le dragon ailé du rinceau d’Obernai,
œuvre de ce sculpteur, dérive sans aucun doute de celui, déjà cité, du codex (fol. 78v) 37. Un chien et
deux chasseurs de la frise d’Andlau sont disposés au-devant d’un arbre, qui constitue une sorte d’arrière-
plan, comme dans des vignettes du manuscrit, derrière le signe du Bélier (fol. 28v) ou derrière les deux
jeunes gens formant un M (fol. 101) 38. Enfin, le dessin de certains végétaux à Andlau et dans le codex
(fol. 21) est comparable 39.
En raison de ces nombreuses analogies, on peut croire que le Maître d’Eschau et celui d’Andlau
consultèrent tous deux le luxueux codex Guta-Sintram. En effet, le second sculpteur ne s’est pas con-
tenté de reproduire ce qu’avait copié le premier. À Marbach, le prévôt de la collégiale laissa sans doute
l’un et l’autre en prendre connaissance, pour qu’ils puissent enrichir leur collection de modèles. Cha-
cun copia avec grand soin, sur des tablettes de cire ou un autre support, des motifs tels que quadru-
pèdes, végétaux et quelques personnages. Par certains aspects, la manière de dessiner sur la pierre est
analogue aux tracés à la plume du miniaturiste, entre autres pour les plis des vêtements, représentés
par deux lignes parallèles, parfois en crochet. Le Maître d’Eschau était particulièrement attaché à une
conception « précieuse » de l’art graphique, pleine de délicatesse et de minutie, et reproduisit de mi-
nuscules motifs ornementaux. La fidélité au manuscrit, en matière de détails (appareil aux blocs ornés
de lignes biaises, colonnes torses), suggère que le relief provenant de Saint-Marc est la plus ancienne
œuvre qui ait été conservée du Maître d’Eschau. Ce couvent s’élevait sur le ban communal de Gueber-
schwihr, non loin de Marbach. Par rapport au codex, les postures sont relativement statiques sur le
relief de Saint-Marc et sur la cuve baptismale, ce qui correspond à la manière particulière de ce maître,
même si la raideur est un peu moindre sur le sarcophage et sur les impostes du cloître.
Au contraire, son confrère d’Andlau eut à décorer une énorme façade d’église et un portail, ce
qui le conduisit à simplifier la facture. Son talent de dessinateur n’en est pas moins évident. Les plis en
crochet sont ici plus rares. Les postures, dignes et raidies, conviennent parfaitement pour des réalisa-
tions monumentales. Sur le fragment d’Issenheim (couple d’élus sous une arcade), la ressemblance
étroite avec une scène du manuscrit (offrande d’un rameau, fol. 52), ainsi que le goût pour les petits
motifs (chapiteaux à feuilles stylisées surmontant les colonnettes, fines tourelles au-dessus de l’arcade),
inspirés par le codex (fol. 7v, 20v, 4), suggèrent qu’il s’agit de la première réalisation subsistante de ce
sculpteur.

34
Andlau, à droite du portail (Will, Alsace romane (cf. Walter, « Les miniatures du codex Guta-Sintram » (cf.
note 2), pl. 113), personnage dégagé lors de l’abaissement note 3), p. 25, fig. 21.
37
du dallage (1997) ; Walter, «  Les miniatures du codex Comparer les illustrations dans Will, Répertoire (cf.
Guta-Sintram » (cf. note 3), p. 13, fig. 9 (seconde moitié note 2), pl. X ; Walter, « Les miniatures du codex Guta-
des calendes d’avril) ; s’y ajoute le souvenir direct du Cod. Sintram » (cf. note 3), p. 26, fig. 22.
38
hist. 415, fol. 34. Atlante de Nonantola : Baum (Julius) « The Illustrations dans Forrer, « Les frises… » (cf. note 2),
Porch of the Andlau Abbey », dans The Art Bulletin, t. 17, pl. XVI-XVII ; Walter, « Les miniatures du codex Guta-
1935, p. 499, fig. 6. Sintram » (cf. note 3), p. 12, fig. 8 et p. 35, fig. 29.
35 39
Voir les illustrations dans Forrer, « Les frises… » (cf. Voir les illustrations dans Forrer, « Les frises… » (cf.
note 2), pl. XIII ; Walter, « Les miniatures du codex Guta- note 2), pl. XVII, fig. 21 ; Will, Alsace romane (cf. note 2),
Sintram » (cf. note 3), p. 24, fig. 20. pl. 110 ; Walter, « Les miniatures du codex Guta-Sintram »
36
Illustrations dans Rumpler, Sculptures romanes (cf. note (cf. note 3), p. 11, fig. 7.
23), fig. p. 64 ; Will, Alsace romane (cf. note 2), pl. 113 ;

420

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les sculpteurs romans d’eschau et andlau

Pour l’essentiel, les deux artisans semblent avoir travaillé indépendamment l’un de l’autre. Seuls
quelques motifs du sarcophage d’Adeloch (figures de la Mer et de la Terre, palmettes) servirent de
modèle au maître d’Andlau (ondine de la frise et monstre tenant deux serpents 40, palmettes du cordon
chanfreiné au-dessus du linteau). Selon toute apparence, comme œuvre de son collègue, il connut
uniquement ce sarcophage ; au contraire, il ne reproduisit pas les motifs du cloître ou de la cuve bap-
tismale d’Eschau. L’atelier d’Andlau ne semble donc pas issu de celui d’Eschau. D’après les rares repères
chronologiques dont on dispose, on peut admettre que les deux ateliers fonctionnèrent en même temps,
vers le milieu du XIIe siècle.

3. La miniature de Hirsau et Zwiefalten comme autre source d’inspiration

Beaucoup de scènes illustrées à Eschau et Andlau n’ont pas de prototype dans le codex Guta-
Sintram 41. Pour le Christ bénissant du tympan d’Andlau et les reliefs apparentés (Mutzig, Zellwiller),
on connaît un analogue dans un autre manuscrit, certes plus tardif, mais issu également du scriptorium
de Marbach 42. Le dragon sur lequel le Christ en majesté pose les pieds, à l’entrée du porche d’Andlau,
est comparable au monstre dominé par l’évêque assis, ou par la Philosophie trônant, dans deux lettrines
de ce manuscrit 43. Celui-ci fut réalisé vers la fin du XIIe siècle, mais pourrait perpétuer des schémas
plus anciens.
Néanmoins, le maître d’Eschau a dû connaître un cycle complet de la Vie du Christ, qui n’avait
pas sa place dans les œuvres conservées du scriptorium de Marbach. D’autres modèles restent donc à
découvrir. Or, comme l’a signalé Gérard Cames, le décor du codex Guta-Sintram se rattache à la pein-
ture de Hirsau et de Zwiefalten 44. Celle-ci mérite d’être interrogée en priorité.
Le Passionnaire en trois volumes créé pour le monastère de Hirsau, puis parvenu dans la sec-
onde moitié du XIIe siècle à Zwiefalten et aujourd’hui à la bibliothèque de Stuttgart  45, se caractérise
par un style analogue à celui du codex Guta-Sintram, notamment pour le rendu des draperies, avec de
simples plis tuyautés verticaux. En outre, de petits plis en crochets dirigés vers le haut sont placés, le
plus souvent, au-dessus des genoux, dont ils marquent la position ; rarement, on trouve deux plissures
de ce type pour chaque jambe. Ce sont les mêmes plis décoratifs qu’utilisèrent, avec des variantes, le
miniaturiste Sintram à Marbach, puis les sculpteurs d’Eschau et Andlau, en faisant preuve d’encore
plus de fantaisie. De façon plus générale, on retrouve dans le Passionnaire le goût pour la représenta-
tion pittoresque de personnages tirés du réel : archers, combattants en armes, chevaux.
Surtout, une comparaison directe est possible avec l’important Cod. hist. 415 de la bibliothèque
de Stuttgart, provenant de Zwiefalten. Il fut apparemment rédigé entre 1138 et 1147, ou un peu plus tard

40 43
Weise, « Studien… » (cf. note 16), p. 18 ; voir Forrer, Will, Alsace romane (cf. note 2), pl. 104, à comparer avec
« Les frises… » (cf. note 2), fig. 12 p. 32 et pl. XVIII. Le per- le codex cité (note 42), Bâle, ms. O.I.24, fol. 14r, lettrine
sonnage tenant deux serpents se retrouve dans la miniature L(ibros), et fol. 7v, Q(uod). Voir Hans Reinhardt, « Eine
souabe : Sigrid von Borries-Schulten, Die romanischen Handschrift des 12. Jahrhunderts in der Basler U.B. », dans
Handschriften der Württembergischen Landesbibliothek Basler Zeitschrift für Geschichte und Altertumskunde, t. 77,
Stuttgart, Teil 1, Provenienz Zwiefalten, Stuttgart, 1987, fig. 1977, fig. 1 après p. 16.
44
147 (Cod. theol. et phil. 2° 216, fol. 1v) et fig. 203 (Cod. Cames, « Les grands ateliers » (cf. note 3), p. 6 ; idem,
brev. 123, fol. 92r). dans Weiss (éd.), Codex Guta-Sintram (cf. note 3), p. 25.
41 45
Il est vrai que ce manuscrit n’est plus complet ; les mois Stuttgart, Landesbibliothek, manuscrits cotés Bibl. fol. 56,
d’octobre à décembre du calendrier manquent (selon 57 et 58. Voir Albert Boeckler, Das Stuttgarter Passionale,
Walter, « Les miniatures du codex Guta-Sintram » (cf. note Augsburg, 1923, fig. 25-26, 47-48, 49, 51 (exemples de tels
3), p. 6-8, ce sont même 48 + 108 pages qui font défaut). plis). Zwiefalten se trouve une vingtaine de km au nord-est
42
Bâle, Universitätsbibliothek, ms. O.I.24, Gilbert de la de Sigmaringen, près du cours du Danube.
Porée, fin du XIIe siècle, fol. 15v.

421

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jean-philippe meyer

(avant 1162) 46. Gérard Cames l’avait rapproché du codex Guta-Sintram 47. Quelques scènes correspon-
dent de façon assez précise à celles illustrées à Eschau. C’est notamment le cas pour le baptême du
Christ par saint Jean-Baptiste, ce dernier revêtu d’une peau de mouton qui, jetée sur ses épaules, laisse
ses jambes découvertes 48 ; ce groupe est surmonté, selon une formule rare, par une colombe apportant
dans son bec l’ampoule du saint chrême 49. D’autre part, la Présentation au Temple, figurée sous le toit
d’un édicule (fragment provenant de Saint-Marc), présente des analogies particulièrement étroites avec
la miniature ; la Vierge tend l’Enfant au grand prêtre, au-dessus d’un autel, tandis que derrière elle, une
servante apporte deux colombes sur un linge  50 ; la scène correspondante sur la cuve baptismale
d’Eschau est déjà différente par certains détails (l’Enfant tient dans ce cas un cierge). Ces fonts sont
certainement postérieurs au fragment de Saint-Marc. Certes, pour d’autres épisodes de la Vie du Christ,
le dessin n’est pas comparable 51, tandis que l’Annonce aux Bergers est à peine analogue par des détails
secondaires (moutons et bélier) 52.
En ce qui concerne le linteau d’Andlau, on reconnaît dans le Cod. hist. 415 deux épisodes de
l’histoire d’Adam et Ève, avec un tracé assez analogue : la Chute, et d’autre part Adam et Ève chassés
du Paradis 53, ou encore le dessin symétrique des arbres 54. Les rinceaux formant, au portail d’Andlau,
des cercles noués entre eux se retrouvent dans ce manuscrit 55 ; de plus, les atlantes qui, deux par deux,
s’arc-boutent pour soutenir les rinceaux, sont dessinés de la même manière que l’un de ceux ornant le
portail  56. Il est clair que les sculpteurs eurent en main d’autres manuscrits encore (ou un recueil de
modèles) apparentés au Cod. hist. 415. Malheureusement peu d’ouvrages enluminés produits à Hirsau
semblent conservés 57.
Du moins les analogies avec le Passionnaire et avec le Cod. hist. 415 font-elles connaître le
courant artistique auquel se rattachent les œuvres des maîtres d’Eschau et d’Andlau. Tout comme pour

46
Stuttgart, Landesbibliothek, Cod. hist. 2° 415, Annales, modèle dont s’est servi aussi le miniaturiste du Cod. hist.
comput, offices du chapitre (autrefois Cod. hist. fol. 415) ; 415.
50
Karl Löffler, Schwäbische Buchmalerei, Augsburg, 1928, Cod. hist. 2° 415, fol. 25r, avec la légende « Purificatio
p. 40, «  livre de chœur pour prime  » ; selon Borries- sancte Marie » (Löffler, Schwäbische Buchmalerei (cf. note
Schulten, Die romanischen Handschriften (cf. note 40), p. 46), pl. 24).
51
97 : exécuté à Zwiefalten « vers 1162 », sur la base des anna- Adoration des Mages : Cod. hist. 2° 415, fol. 19v (Löffler,
les de Zwiefalten, dont le premier rédacteur (écrivant jusque Schwäbische Buchmalerei (cf. note 46), pl. 23 ; Borries-
vers 1162) réalisa la plus grande partie du manuscrit. Schulten, Die romanischen Handschriften (cf. note 40), fig.
47
Cames, dans Weiss (éd.), Codex Guta-Sintram (cf. note 247), de même, Entrée à Jérusalem et Nativité.
52
3), p. 25. Cod. hist. 2° 415, fol. 82v (Löffler, Schwäbische
48
Similitude surtout avec le fragment sculpté provenant du Buchmalerei (cf. note 46), pl. 32) : Nativité et Annonce aux
couvent de Saint-Marc ; disposition reprise sur la cuve bap- Bergers.
53
tismale d’Eschau (dessin publié par Caumont, et reproduit Cod. hist. 2° 415, fol. 17r (Borries-Schulten, Die roma-
par Forrer, « Les sculptures romanes d’Eschau » (cf. note nischen Handschriften (cf. note 40), fig. 235).
54
2), p. 202). La partie inférieure de saint Jean-Baptiste reste Will, Alsace romane (cf. note 2), pl. 110 ; Boeckler,
intacte (la jambe droite du saint est découverte jusqu’à mi- Das Stuttgarter Passionale (cf. note 45), fig. 102 ; Löffler,
cuisse, la jambe gauche recouverte par un pan du vêtement). Schwäbische Buchmalerei (cf. note 46), pl. 10.
55
La disposition et les détails sont déjà différents sur le tailloir Cod. hist. 2° 415, fol. 115r  ; Löffler, Schwäbische
du cloître d’Eschau, sans doute postérieur à la cuve. Buchmalerei (cf. note 46), pl. 34, à comparer avec Rumpler,
49
Cod. hist. 2° 415, fol. 19v (Löffler, Schwäbische Sculptures romanes (cf. note 23), pl. 66 ; Will, Alsace romane
Buchmalerei (cf. note 46), pl. 23 ; Borries-Schulten, Die (cf. note 2), pl. 112-113 et pl. coul. après p. 320, Andlau.
56
romanischen Handschriften (cf. note 40), fig. 247) ; Lexikon Will, Alsace romane (cf. note 2), pl. 133 : encolure, plis
der christlichen Ikonographie, t. 4, Rome-Fribourg-Bâle- au niveau du ventre et au départ des manches, à comparer
Vienne, 1972, col. 249-250. Mais la manière dont saint avec Löffler, Schwäbische Buchmalerei (cf. note 46), pl. 34
Jean-Baptiste tient de sa main gauche une sorte de boule et pl. 22, symbole du printemps, Ver.
57
de tissu est peu compréhensible, alors que sur les reliefs de Felix Heinzer, « Buchkultur und Bibliotheksgeschichte
Saint-Marc et d’Eschau, le geste de tenir l’extrémité d’un pan Hirsaus  », dans Hirsau, St. Peter und Paul, 1091-1991,
de vêtement est fort logique (Will, Répertoire (cf. note 2), Stuttgart, 1991, t. 2, p. 259-296.
pl. XXIII). Le Maître d’Eschau aurait donc eu en main un

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les sculpteurs romans d’eschau et andlau

le codex Guta-Sintram, il s’agit de la miniature de Hirsau, principal monastère réformateur de Souabe,


et de celle de Zwiefalten, autre centre de la réforme monastique en Forêt-Noire, en relations étroites
avec Hirsau 58. Les rapports entre établissements ecclésiastiques sont connus ; les chanoines augustins
de Marbach inscrivirent sur leur liste de confraternité de prière deux abbés de Hirsau, Wilhelm (d. 5
juillet 1095) et Bruno (d. 24 mars 1120)  59. Saint-Marc était un prieuré dépendant de l’abbaye Sankt
Georgen en Forêt-Noire, tourné, durant la Querelle des Investitures, comme Marbach, vers les milieux
monastiques de l’Allemagne du Sud-Ouest, favorables au pape. Les deux sculpteurs eurent-ils directe-
ment connaissance de ces manuscrits, lors d’un voyage en Souabe, ou purent-ils consulter un recueil
de modèles d’origine souabe dans le scriptorium de Marbach, ou encore virent-ils des manuscrits
prêtés à ce dernier ? Différentes possibilités sont ouvertes, entre lesquelles, dans l’état actuel des recher-
ches, il est difficile de choisir.

4. Sculpture et dessin

Le rôle joué par le dessin dans la sculpture romane est manifeste. À la cathédrale de Spire, des
tracés préparatoires incisés dans la pierre, d’une grande élégance, indiquent que les praticiens gravaient
au poinçon sur une surface layée le dessin d’ensemble et les détails, puis creusaient le fond, de manière
à faire se détacher les motifs 60. Un tailloir d’Eschau, orné de palmettes, semble inachevé sur une face,
où certains traits gravés du dessin préparatoire restent perceptibles 61. En Basse-Alsace, d’autres sculp-
tures restées à l’état inachevé, comme des chapiteaux de Rosheim et de la cathédrale de Strasbourg,
conservent leur dessin préparatoire gravé au trait, avant évidement progressif du fond 62.
En ce qui concerne les reliefs et rondes-bosses de Marmoutier et Rosheim, la reproduction très
précise de sculptures de Worms et de l’Eulenturm de Hirsau fait admettre l’existence de recueils de
modèles  63. Ceux-ci ont pu être réalisés sur des feuillets de parchemin formant des livrets  64, sur des
tablettes de cire 65 voire sur des planchettes de bois 66. C’est plutôt ce genre de matériau peu fragile que
des tailleurs de pierre itinérants auraient emporté dans leurs voyages. Des dessins d’architecture sur
planches de bois sont connus sur les chantiers de l’époque gothique 67. Chaque sculpteur devait pos-
séder une petite collection de tels motifs, qu’il réutilisait plusieurs fois si nécessaire, en les combinant
et en les modifiant.

58 64
Franz Quarthal, Die Benediktinerklöster in Baden- Le plus grand nombre des recueils de modèles conser-
Württemberg, Augsburg, 1975, p. 680-709. vés en ce qui concerne le XIIe siècle sont réalisés à l’encre,
59
Volkhard Huth, Staufische Reichshistoriographie… Das sur parchemin (Robert W. Scheller, A Survey of Medieval
elsässische Augustinerchorherrenstift Marbach, Stuttgart, Model Books, Haarlem, 1963, p. 8).
65
2004, p. 114. Exemple cité par Alexandre Neckam (d. 1217) dans De
60
Hans Erich Kubach, Walter Haas, Der Dom zu Speyer, ustensilibus, à propos d’un apprenti orfèvre : « Habeat etiam
Munich-Berlin, 1972, pl. 762, 806-810, 859-861, 870, 1035- discipulus ejus rudis tabellam ceratam, vel ceromate unctam,
1037. vel argilla oblitam, ad flosculos protrahendos et depingen-
61
Tailloir à l’extrémité aveugle de l’actuelle galerie fictive dos variis modis, ne in offensione procedat. » Voir Thomas
(illustration dans Forrer, « Les sculptures romanes d’Es- Wright, A volume of Vocabularies, s.l., 1857, p. 118.
66
chau » (cf. note 2), pl. XXXIX, n° 12 ; Gross, L’histoire de Scheller, A Survey (cf. note 64), p. 16 ; recueil de modè-
l’abbaye (cf. note 5), p. 116, pl. N, tailloir 9). les, formé de dessins sur papier, collés sur des plaquettes
62
Rosheim, église paroissiale Saints-Pierre-et-Paul : cha- de bois, 9,5 x 9 cm, vers 1410/1420, du Musée de Vienne
piteau de la colonne sud-ouest ; cathédrale de Strasbourg, (Strasbourg 1400, catal. d’expo., Strasbourg, 2008, p. 142,
chapelle Saint-André : chapiteaux des colonnes isolées. n° 8).
63 67
Jean-Philippe Meyer, « Worms et les sculpteurs romans Barbara Schock-Werner, Das Strassburger Münster
de l’Alsace », dans Burg und Kirche zur Stauferzeit. Akten im 15. Jahrhundert, Cologne, 1983, p. 45 (texte de 1418);
der ersten Landauer Staufertagung, Regensburg, 2001, p. Günther Binding, Baubetrieb im Mittelalter, Darmstadt,
20-30 (p. 27). 1993, p. 227-228.

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jean-philippe meyer

La formation par l’étude des manuscrits enluminés permettait de pratiquer avec aisance l’art
du dessin, notamment en ce qui concerne les scènes figurées. Lorsque le Maître d’Eschau eut à re-
produire, sur des tailloirs de forme irrégulière, les thèmes iconographiques tirés de miniatures, il s’en
tint à ses modèles, refusant de déformer à l’excès les personnages. Il ne se référa pas à la « loi du cadre »
suivie dans la sculpture française 68.

5. Pratique de la sculpture sur pierre et lieux de formation

Comment se fit le passage entre ces dessins de petit format, tracés sur parchemin, et la sculp-
ture sur pierre, conçue pour orner un grand édifice comme l’abbatiale d’Andlau ? Dans quelle zone
géographique ces deux praticiens apprirent-ils leur métier de sculpteurs ? En ce qui concerne la région
du Rhin supérieur, la sculpture en taille d’épargne ou en relief fut déjà beaucoup pratiquée sur le chan-
tier de la cathédrale de Spire, vers 1080-1120. Au début du XIIe siècle, elle servit à orner le portail de
Rheinau, entre Bâle et Constance, la cuve baptismale de Freudenstadt, ou encore la tour de l’église
abbatiale de Hirsau (Eulenturm), datée de 1120 69.
En Alsace, après la période peu productive correspondant à la Querelle des Investitures (après
1084/1085), la sculpture sur pierre apparaît, durant la première moitié du XIIe siècle, au portail sud de
l’église abbatiale de Walbourg (vers 1117). La crypte de la cathédrale de Strasbourg (vers 1120 ?) com-
prend quatre chapiteaux inspirés de ceux de Würzburg 70. Un peu plus tard, au portail sud (vers 1140)
de l’église abbatiale de Murbach, le tympan est orné de deux lions, également en taille d’épargne. À
l’entrée du porche, réalisé vers 1140, de l’église collégiale de Marbach, une sculpture, sur un chapiteau,
représente le Christ bénissant  71 ; une imposte de pilier (second quart du siècle), provenant de Mar-
bach 72, montre deux lions de facture méplate ; on peut y voir comme une ébauche de la taille d’épargne
utilisée pour les quadrupèdes du portail d’Andlau. Les sculpteurs d’Eschau et Andlau adoptèrent donc
une technique déjà largement pratiquée dans la région, où ils eurent sans doute la possibilité de se
former à leur métier.
Enfin, d’après les rapprochements proposés notamment par Jan Fastenau, Julius Baum et René
Jullian 73, le Maître d’Andlau semble s’être rendu en Italie du Nord (Pavie, Nonantola). Il y examina des
portails d’églises, dont il reproduisit à Andlau, comme le souligne Baum, la composition générale 74,

68
Énoncée par Henri Focillon, Art des sculpteurs romans, idem, « Les premières fouilles archéologiques à l’abbaye
1938. En Alsace, la « loi du cadre » trouva application à de Marbach », dans Cahiers alsaciens d’archéologie, d’art et
Murbach et à Marmoutier (le cadre correspond aux bords d’histoire, t. 50, 2007, p. 105-129.
72
des blocs de pierre rectangulaires). Kautzsch, Der romanische Kirchenbau (cf. note 71),
69
Adolf Reinle, « Les débuts de la sculpture romane dans pl. 114-117 ; imposte de pilier, aujourd’hui au musée de
la région du lac de Constance », dans Cahiers de Civilisation Mulhouse (dépôt lapidaire).
73
Médiévale, t. 15, 1972, p. 179-191 ; pour l’Eulenturm : data- Jan Fastenau, Romanische Bauornamentik in
tion par la dendrochronologie (achèvement en 1120/1121) : Süddeutschland, Strasbourg, 1916, p. 46-47 ; René Jullian,
Stefan Kummer, « Die Gestalt der Peter-und-Pauls-Kirche « Le portail d’Andlau et l’expansion de la sculpture lombarde
in Hirsau. Eine Bestandaufnahme », dans Hirsau St. Peter en Alsace », dans Mélanges d’archéologie et d’histoire publiés
und Paul (cf. note 57), t. I, p. 208, note 76. par l’École française de Rome, t. 47, 1930, p. 25-38 ; Géza
70
Jean-Philippe Meyer, La cathédrale de Strasbourg. La de Francovich, « La corrente comasca… », dans Rivista
cathédrale romane (1015 - vers 1180), Strasbourg, 1998, p. del R. Istituto d’Archeologia e Storia dell’Arte (Roma), t. 5,
40-41 ; idem, dans Joseph Doré (dir.), La grâce d’une cathé- 1937, p. 100-102 ; Meyer, « L’église abbatiale d’Andlau » (cf.
drale, Strasbourg, 2007, p. 124. note 10), p. 99-102 ; Oriane Grandclément, « Église des
71
Rudolf Kautzsch, Der romanische Kirchenbau im Elsass, Saints-Pierre-et-Saint-Paul. La sculpture du portail et de la
Fribourg-en-Brisgau, 1944, pl. 123 (voir aussi le lion, pl. façade occidentale », dans Congrès Archéologique de France
125 ; Jean-Philippe Meyer, « L’église et les bâtiments de (Strasbourg et Bas-Rhin, 2004), Paris, 2006, p. 15-20.
74
l’abbaye de Marbach », dans Annuaire de la Société d’his- Baum, Frühmittelalterliche Denkmäler der Schweiz (cf.
toire et d’archéologie de Colmar, t. XXIX, 1980-81, p. 7-26 ; note 8), p. 61-73 (p. 66).

424

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les sculpteurs romans d’eschau et andlau

mais sans chercher à imiter le style des reliefs italiens. Il vit sans doute aussi, dans la vallée du Rhône,
des exemples de frises sculptées 75. Son voyage dans le Midi eut certainement lieu après qu’il ait appris
à Marbach l’art du dessin, car cette source resta déterminante dans la conception de ses œuvres. En
revanche, rien ne laisse supposer un tel voyage pour le maître d’Eschau, qui réalisa des sculptures
surtout décoratives : sarcophage, cuve baptismale, impostes de cloître.
Les œuvres d’Eschau et Andlau ont été jugées sévèrement, comme étant d’exécution malha-
bile 76. Mais leur dessin est comparable à celui en usage dans les créations du scriptorium de Marbach,
et dans les miniatures de Hirsau et de Zwiefalten, productions majeures de l’art monastique du sud de
l’Allemagne durant la première moitié du XIIe siècle. De tels reliefs étaient certainement rehaussés d’un
enduit, avec des couleurs comparables à celles utilisées dans les manuscrits. La connaissance d’édifices
italiens et provençaux facilita apparemment au Maître d’Andlau l’adaptation des motifs à une façade
d’église et à un portail. Souvent considérées comme intéressantes seulement au point de vue ar-
chéologique ou iconographique, ces sculptures devraient, de façon plus objective, être perçues en tant
qu’œuvres d’art. Loin d’être de caractère fruste, elles appartiennent à un courant artistique bien iden-
tifiable, qui se développa dans de grands monastères d’Allemagne du Sud et se caractérise par une
volonté de simplicité proprement monumentale, renonçant à la subtilité des formes antiquisantes.

75 76
Meyer, « L’église abbatiale d’Andlau » (cf. note 10), p. Will, Répertoire (cf. note 2), p. VII-VIII ; idem, Alsace
102-104. romane (cf. note 2), p. 71-72, 263.

425

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La pierre peinte et le verre coloré :
le rôle du vitrail dans la perception de l’espace intérieur
gothique 
Brigitte Kurmann-Schwarz

Au fil du temps, la plupart des grandes églises gothiques ont perdu une partie importante de
leur décor intérieur, qu’il soit fixe ou amovible. Il est donc exceptionnel de rencontrer un ensemble
pratiquement complet de vitraux médiévaux, comme c’est le cas à Chartres ou à Regensburg. Il en va
de même en ce qui concerne la polychromie de l’architecture, qui, à Chartres, est encrassée, mais est
conservée dans un état très proche de l’original. Le cas de la cathédrale de Cologne, qui a de plus con-
servé une grande partie de son décor figuré, peint et sculpté, est encore plus extraordinaire. En re-
vanche, la plupart du temps, les vitraux et le décor ont été détruits et seules quelques traces de la
polychromie de l’architecture ont subsisté, de telle sorte qu’il est pratiquement impossible de se faire
une idée de son aspect original et de l’effet qu’elle produisait. Et pourtant, les couleurs de l’architecture
et les images des vitraux colorés jouaient un grand rôle dans la manière dont le spectateur percevait
les grands édifices gothiques. Elles devaient permettre aux fidèles et au clergé de s’orienter dans la
complexité de l’édifice. Leur rôle était également de mettre en évidence les parties de l’édifice qui étaient
essentielles pour les fidèles assistant aux messes ou pour les pèlerins qui venaient vénérer les re-
liques.
En analysant la littérature des dernières décennies, on se rend compte que peu de travaux ont
été consacrés aux rapports entre les vitraux et l’architecture. Le cloisonnement des spécialisations est,
semble-t-il, trop rigide pour permettre à un seul chercheur de focaliser son études sur les deux genres
artistiques. Quoique les historiens de l’art soient généralement d’accord pour dire que les vitraux et
l’architecture doivent être considérés comme une seule et même entité, dans la plupart des études,
l’historien de l’architecture ignore le vitrail, et vice-versa. De plus, les auteurs qui se sont intéressés à
l’art gothique ont rarement tenu compte de la polychromie de l’architecture bien qu’elle constitue le
lien idéal entre la pierre et le verre. Au Moyen Âge, quand la pierre nue était couverte d’un enduit peint,
les vitraux se présentaient comme des accents lumineux dans l’ensemble d’une architecture colorée.
Les réflexions suivantes débuteront avec une vue brève sur les études antérieures concernant
le rapport entre vitrail et architecture. Dans les dernières décennies, les auteurs se sont écartés d’une
vision purement formelle au profit d’une conception centrée sur la réception des ensembles de vitraux
et de l’architecture par le public. Par « public », on entend tous les usagers de l’église, soit membres du
clergé, soit laïcs. Sous cette perspective, l’effet conjugué du décor intérieur coloré et de l’architecture
sera ensuite mis en lumière à travers quelques exemples de monuments français et allemands.

Lorsqu’il s’agit d’analyser les rapports entre les vitraux et l’architecture, presque tous les cher-
cheurs se réfèrent au célèbre article de Louis Grodecki, qui date de 1949 2. Celui-ci avait remarqué que,
dans les édifices construits entre 1140 environ et 1250, la surface occupée par les vitraux avait constam-
ment augmenté sans que l’éclairage à l’intérieur des bâtiments ne soit amélioré. La raison essentielle

1 2
Je remercie Loyse Revertera qui a bien voulu faire un Louis Grodecki, « Le vitrail et l’architecture au XIIe et au
première traduction de mon article. J’adresse également XIIIe siècle », dans Gazette des Beaux-Arts, 6e période, 36,
mes remerciements à Claudine Lautier et Yves Gallet pour 1949, p. 5-24 ; voir également Louis Grodecki, Le Moyen
toutes les améliorations qu’ils ont apportées à la version Âge retrouvé, de saint Louis à Viollet le Duc, Paris, 1991, p.
française de mon étude. 121-138.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 427-442
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100217

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brigitte kurmann-schwarz

de ce phénomène était que, depuis le milieu du XIIe siècle, les couleurs des verrières étaient devenues
de plus en plus foncées. Les verres colorés formaient donc un « mur lumineux, mais en transparence
réduite » 3. L’auteur avait vu, à juste titre, que le fait d’orner les fenêtres de vitraux colorés entraînait des
changements au niveau de l’édifice en ce qui concerne les mesures et la manière de disposer les ouver-
tures. Plus les églises gagnaient en hauteur au cours du siècle, plus les dimensions des ouvertures
devaient augmenter pour que l’éclairage soit suffisant au niveau du sol. L’exemple de la cathédrale
Notre-Dame de Paris illustre bien la difficulté que représentait cette entreprise : les fenêtres hautes du
chœur et du vaisseau central de la nef sont trop petites et trop éloignées du sol pour assurer un éclai-
rage suffisant à l’intérieur de l’édifice 4.
D’après Louis Grodecki, les maîtres d’œuvre de la fin du XIIe siècle découvrirent une solution
à ce problème : elle consistait à surélever les parties hautes aux dépends de la zone des tribunes pour
ne conserver que la coursive du triforium. Ils parvinrent ainsi à garantir un éclairage suffisant à
l’intérieur de l’édifice, comme le démontre l’exemple de la cathédrale de Chartres (début des travaux
en 1194, fig. 1). Et pourtant, c’est justement cet édifice qui s’avère problématique : les couleurs saturées
des vitraux remettait en question la qualité de l’éclairage intérieur. C’est pour cette raison que Louis
Grodecki considérait les vitraux comme des parois lumineuses plutôt que comme des ouvertures
destinées à laisser passer la lumière.
Quoique vitrail et architecture soient de plus en plus intimement mêlés avec l’invention de la
fenêtre à réseau, il fallut – toujours d’après Louis Grodecki – attendre le milieu du XIIIe siècle pour que
disparaisse l’effet de « paroi » produit par le verre coloré, car c’est à cette époque que l’on commença à
utiliser les grisailles sur de grandes surfaces et à se servir de tons plus clairs pour les vitraux colorés et
historiés. Lisa Schürenberg établit un lien entre ce changement et certaines innovations dans le do-
maine de l’architecture :   une tendance toujours plus marquée à la « verticalisation », la suppression
des sources de lumière directe dans les collatéraux suite à l’édification des chapelles privées, la linéarité
toujours plus marquée de l’architecture et ses formes de plus en plus recherchées 5.
Alors que, tout au long du XXe siècle, les historiens de l’art ont en général considéré les rapports
entre les vitraux et l’architecture comme un problème d’éclairage, leur intérêt s’est porté sur d’autres
aspects au cours des dernières décennies. Jürgen Michler, dans sa monographie sur la polychromie de
l’église Sainte-Elisabeth de Marbourg, a tenté de considérer les vitraux comme les éléments d’un sys-
tème général de couleurs à l’intérieur de l’église 6. Par la suite, Ernst Bacher 7, en étudiant les vitraux et
l’architecture gothique en Autriche, et Franz Wochnik  8, en analysant les édifices en briques de
l’Allemagne du Nord, ont adopté la même approche. En revanche, Tim Ayers, qui a examiné les rap-
ports entre les vitraux et l’architecture de la chapelle de Merton College à Oxford, a fait remarquer que
non seulement ces deux éléments forment une entité, mais qu’ils sont également liés aux fonctions de
l’édifice et à ses utilisateurs 9.

3
Grodecki, « Le vitrail et l’architecture » (cf. note 2), p. Studien zu Ehren von Rüdiger Becksmann, Berlin, 2004, p.
8. 23-34.
4 8
Grodecki, « Le vitrail et l’architecture » (cf. note 2), p. Fritz Wochnik, « Zur Wechselwirkung von Glasmalerei
11. und äußerer und innerer Farbfassung von Sakralbauten
5
Lisa Schürenberg, Die kirchliche Baukunst in Frankreich in der Mark Brandenburg und in den angrenzenden
zwischen 1270 und 1380, Berlin, 1934, p. 282-283. Territorien », dans Ernst Badstübner (éd.), Licht und Farbe
6
Jürgen Michler, Die Elisabethkirche zu Marburg in in der mittelalterlichen Backsteinarchitektur des südlichen
ihrer ursprünglichen Farbigkeit (Quellen und Studien zur Ostseeraums, Berlin, 2005, p. 281-325.
9
Geschichte des Deutschen Ordens 19), Marbourg, 1984. Tim Ayers, « Remaking the Rayonnant interior. The choir
7
Ernst Bacher, «  Glasmalerei als Bildkunst der of Merton College chapel », dans Alexandra Gajewski et
mittelalterlichen Architektur. Einige Anmerkungen zu Zoë Opai (éd.), The Year 1300 and the Creation of a New
Aspekten des Gesamtzusammenhangs  », dans Hartmut European Architecture, Turnhout, 2007, p. 123-131.
Scholz et alii (éd.), Glas, Malerei, Forschung. Internationale

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Fig. 1 : Chartres, cathédrale, reconstitution de la polychromie de l’architecture (Dessin Jürgen Michler).

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Fig. 2 : Bourges, cathédrale, chœur (cl. Peter Kurmann).

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la pierre peinte et le verre coloré

Les recherches menées jusqu’à maintenant ont mis en évidence le fait que soit les vitraux
s’insèrent dans la paroi qu’ils prolongent à leur façon, soit ils finissent par la remplacer quand elle a
complètement disparu entre les éléments porteurs de l’architecture. Mais les vitraux ne produisent pas
seulement une surface, puisqu’en raison de leur matérialité très spéciale – la transparence du verre –,
ils rayonnent au cœur de l’espace et permettent ainsi de le percevoir  10. Avec leurs images, ils ne se
bornent pas à susciter une atmosphère particulière, mais ils font référence aux fonctions de l’espace
interne des églises, surtout aux cérémonies liturgiques qui s’y déroulent 11. Les divers acteurs concernés
par les célébrations entretiennent également de leur côté des relations avec les images des vitraux dans
la mesure où ils les observent à partir de points de vue différents et sous des angles divers 12.
La cathédrale de Bourges (fig. 2), dont la construction a débuté autour de 1195, dispose de trois
rangées superposées de fenêtres 13. Des récits hagiographiques et bibliques garnissent les fenêtres du
rez-de-chaussée (vers 1200). En revanche, les vitraux de la partie haute du chœur et de son déambu-
latoire intérieur évoquent un cortège solennel des représentants de l’Église universelle et locale. La
fenêtre d’axe du chœur est occupée par la Vierge et le saint patron de la cathédrale, saint Étienne,
entourés de prophètes de l’Ancien Testament et d’apôtres tandis que, dans la partie haute du déambu-
latoire intérieur du chœur, plus proche des yeux du spectateur, une Vierge à l’Enfant trône à côté du
Christ Juge. Des deux côtés de ce groupe central sont alignés les saints protecteurs de l’église de Bourges,
parmi lesquels figurent saint Guillaume et saint Ursin. Rapprochées des yeux des fidèles, les images
lumineuses des saints locaux soulignent le rôle médiateur de l’Église et situent l’intercession en faveur
des pécheurs au centre du programme iconographique. Les images des saints renvoient aux principales
reliques conservées dans la cathédrale : celle de saint Étienne, donnée par saint Ursin, le premier
archevêque de Bourges, et le corps de l’archevêque Guillaume, conservé dans une châsse qui était dres-
sée sur deux colonnes derrière le maître-autel 14. Accompagnés des représentants de l’Église universelle,
les apôtres et les prophètes, les saints de Bourges entourent l’espace réservé aux cérémonies liturgiques
qui se déroulaient dans le chœur au cours de l’année ecclésiastique. Ainsi, lorsque les archevêques
présidaient aux célébrations dans le chœur, ils s’inscrivaient dans la lignée de leurs saints prédécesseurs

10
Le rôle de la matérialité du vitrail : Christine Hediger, anciens de la France II), Paris, 1981, p. 168-185 ; Rudolf
Angela Schiffhauer, « Werkstoff Glas. Überlegungen zur Velhagen, «  ‘Vitrea Bellorum Domini’. Guillaume de
Materialität der Glasmalerei in Moderne und Mittelalter », Dongeon et les vitraux du déambulatoire de la cathédrale
dans Kunst und Architektur in der Schweiz 58, 2007, p. de Bourges  », dans Cahiers d’archéologie et d’histoire du
15-23 ; Brigitte Kurmann-Schwarz, « Das Immaterielle Berry, (Mélanges Jean-Yves Ribault), 1996, p. 333-332  ;
materiell darstellen. Überlegungen zur Materialität der Laurence Brugger, Yves Christe, Bourges. La cathédrale,
monumentalen Glasmalerei des Mittelalters », dans Hanns La Pierre-qui-Vire, 2000, p. 341-371 ; Rudolf Velhagen,
Hubach, Barbara von Orelli, Taddej Tassini (éd.), Ammoniciones lucis. Die Ermahnungen des Lichtes.
Reibungspunkte. Ordnung und Umbruch in Architektur und Bildprogrammatik und Auftraggeber der Glasfenster im
Kunst. Festschrift für Hubertus Günther, Zurich, 2008, p. Chorumgang der Kathedrale von Bourges, Thèse Université
169-174. de Bâle, 2 vol., Zurich, 2003  ; Béatrice de Chancel
11
Ayers, « Remaking the Rayonnant interior » (cf. note Bardelot, Dictionnaire de la cathédrale de Bourges, Dijon,
9), p. 123-131. 2008, p. 206-210.
12 14
Le problème des différents champs visuels qui peuvent Brigitte Kurmann-Schwarz, «  Leuchtende Bilder
s’ouvrir dans une église a été abordé par Christian Freigang als Orientierungspunkte der sakralen Topographie. Zur
d’après l’exemple de l’église Saint-Nicolas-de-Tolentin à Funktion der Glasmalereien im Kirchenraum  », dans
Brou  : Christian Freigang, «  Chöre als Wunderwerke, Ursula Kundert, Barbara Schmid, Regula Schmid (éd.),
Bildinszenierungen, Blickachsen und Materialtranszendenz Ausmessen - Darstellen - Inszenieren, Raumkonzepte und
in der Klosterkirche von Brou bei Bourg-en-Bresse  », die Wiedergabe von Räumen in Mittelalter und früher
dans Anna Moradt-Fromm (éd.), Kunst und Liturgie. Neuzeit, Zurich, 2007, p. 25-40 ; De Chancel Bardelot,
Choranlagen des Spätmittelalters, ihre Architektur, Dictionnaire (cf. note 13), p. 102. Claudine Lautier, « Les
Ausstattung und Nutzung, Ostfildern, 2003, p. 59-83. vitraux de la cathédrale de Chartres. Reliques et images »,
13
Les vitraux du Centre et des Pays de la Loire (Corpus Bulletin Monumental, 2003, p. 3-95, a démontré d’une
Vitrearum Medii Aevi France, Recensement des vitraux manière exemplaire le rapport entre vitraux et reliques.

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et dans la tradition apostolique du siège de Bourges. On ne sait pas de quelle manière ce judicieux
programme s’intégrait autrefois dans le contexte de l’architecture polychrome, parce que, contrairement
à ce que l’on a fait dans le cas de la cathédrale de Chartres 15, l’on n’a pas encore recherché à Bourges
de traces de la polychromie architecturale. Les ogives des voûtes dans l’axe du déambulatoire intérieur
du chœur, cependant, présentent encore aujourd’hui des traces bien visibles d’une peinture rouge 16.
La maçonnerie irrégulière des écoinçons des arcades et des arcs du triforium devait être recouverte
d’un crépi coloré.
Le maître d’œuvre de la Sainte-Chapelle de Paris se trouvait face à une tâche différente, ce
sanctuaire étant destiné à recevoir les reliques de la Passion acquises en 1239 par le roi de France, parmi
lesquelles figurait la couronne d’épines du Christ 17. Ce bâtiment devait être aménagé de telle sorte que
les services religieux pour le personnel de la cour et l’entourage rapproché de la famille royale puissent
se dérouler dans des lieux séparés, ordonnés sur deux plans différents. Les vitraux de la chapelle su-
périeure, comme l’a déjà fait remarquer Louis Grodecki, font incontestablement partie intégrante de
l’architecture  18. Ils remplacent presque totalement les parois maçonnées au-dessus d’une arcature
aveugle basse (consécration de la chapelle en 1248). Autant on a toujours vanté l’impression générale
qui se dégage de ce lieu, autant les vitraux ont été abreuvés de critiques. Leur organisation a été quali-
fiée de monotone, les scènes qui y sont représentées de répétitives, et sa composition a été jugée illis-
ible 19. Si l’on admet que la polychromie réalisée au XIXe siècle ne restitue pas les détails de la polychromie
du Moyen Âge mais qu’elle en reproduit toutefois assez fidèlement l’effet général 20, on est frappé par
la manière dont elle s’harmonise avec les vitraux, au niveau de la structure comme de l’ornementation,
riche et minutieuse. Les tons saturés des vitraux se fondent sans interruption dans le rouge, le bleu et
l’or de la peinture des parois et des voûtes. Si l’on admet que l’architecture colorée et les vitraux con-
stituent une seule et même entité, on réalise à quel point les couleurs intenses sont organisées en fonc-
tion du trésor de reliques placé sur la tribune richement décorée, dans l’abside de la chapelle supérieure 21.
Cette peinture somptueuse et ces vitraux répondaient à l’éclat des reliquaires d’or resplendissant. Des
recherches récentes ont démontré que les nombreuses répétitions au niveau des vitraux n’étaient pas
le résultat d’un manque de fantaisie de la part de leur concepteur, mais qu’elles étaient intentionnelles.
Elles étaient destinées à mettre en évidence aux yeux du spectateur certains aspects du programme, la
monarchie française, son caractère vénérable et sa sacralité 22.
Partant de Paris, le style gothique rayonnant de l’architecture s’est répandu dans les provinces
du royaume. Les parties hautes du chevet de la cathédrale de Tours, dont la construction a débuté dans
les années 1240, sont pratiquement contemporaines de la Sainte-Chapelle 23. L’église métropolitaine de
Tours (fig. 3), comme le chevet de la cathédrale d’Amiens, a été dotée d’un triforium vitré où seules les
baies de l’abside ont reçu des vitraux colorés. Contrairement à Bourges, où les vitraux historiés sont
concentrés au rez-de-chaussée, les fenêtres hautes du chevet de Tours abritent de grands cycles bib-

15
Concernant la polychromie intérieure de la cathédrale 2007.
18
de Chartres : Jürgen Michler, « La cathédrale Notre-Dame Grodecki, « Le vitrail et l’architecture » (cf. note 2), p.
de Chartres : reconstitution de la polychromie originale de 15.
19
l’intérieur », Bulletin Monumental, 1989, p. 117-131. Pour une vue plus juste des principes narratifs dans les
16
De Chancel Bardelot, Dictionnaire (cf. note 13), vitraux de la Sainte-Chapelle, voir l’excellente étude d’Alyce
illustration à la p. 29. A. Jordan, Visualizing Kingship in the Windows of the
17
Louis Grodecki, Françoise Perrot, Jean Taralon, Les Sainte-Chapelle, Turnhout, 2003.
20
vitraux de Paris, de la région parisienne, de la Picardie et du Leniaud & Perrot, La Sainte-Chapelle (cf. note 17), p.
Nord-Pas-de-Calais (Corpus Vitrearum Medii Aevi France, 38-42.
21
Recensement des vitraux anciens de la France I), Paris, Leniaud & Perrot, La Sainte-Chapelle (cf. note 17), p.
1978, p. 32-34 ; Jean-Michel Leniaud, Françoise Perrot, La 42-45.
22
Sainte-Chapelle, Paris, 1991 ; Christine Hediger (éd.), La Jordan, Visualizing Kingship (cf. note 19), p. 16-55.
23
Sainte-Chapelle de Paris. Royaume de France ou Jérusalem Rupert Schreiber, Reparatio ecclesiae nostrae. Der Chor
céleste  ? (Culture et société médiévales, 10), Turnhout, der Kathedrale von Tours, Meßkirch, 1997.

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Fig. 3 : Tours, cathédrale, chœur (cl. Brigitte Kurmann-Schwarz).

liques et hagiographiques étendus comme un tapis où dominent le rouge et le bleu 24. Cependant, les
vitraux de la travée entre l’abside et la partie droite du chœur sont composés de grisailles et de grandes
figures colorées. Ils constituent ainsi une rupture avec l’ensemble homogène des verrières du chevet 25.
Les grisailles du triforium de la partie droite du chœur rompent également avec l’uniformité des vitraux
dans les fenêtres hautes. L’emploi des grisailles intensifie la luminosité dans la partie du chœur où se
trouve le maître-autel et garantit un meilleur éclairage des stalles. Cette gestion raffinée de l’éclairage
présuppose un point d’observation privilégié dans la croisée du transept 26. À partir de cet endroit, il
est impossible de voir les grisailles, de sorte qu’on a l’illusion que les vitraux à médaillons du rond-point
du chevet étaient la source la plus puissante de luminosité dans le chœur. En outre, les colonnettes de
retombée des voûtes et les doubleaux de l’abside encadrent ce groupe de fenêtres à la manière d’un
tableau aligné sur le centre liturgique. La polychromie de l’architecture de la cathédrale de Tours n’a

24
Chanoine Boissonot, Histoire et description de Himmelslicht. Europäische Glasmalerei im Jahrhundert des
la cathédrale de Tours, Paris, 1920  ; Linda Morey Kölner Dombaus (1248-1349), Cologne, 1998, p. 126-127.
25
Papanicolaou, Stained Glass Windows of the Choir of the Louis Grodecki & Catherine Brisac, Le vitrail gothique,
Cathedral of Tours, PhDiss, New York, 1979 ; Les vitraux Fribourg (Suisse), 1984, p. 133-138.
26
du Centre (cf. note 13), p. 120-132 ; Claudine Lautier, Schreiber, Reparatio ecclesiae nostrae (cf. note 23), p.
«  Die Erschaffung Evas  », dans Hiltrud Westermann- 93-97, désigne le vitrail comme un moyen de mise en scène
Angerhausen, en collaboration avec Carola Hagnau, de l’architecture.
Claudia Schumacher & Gudrun Sporbeck (éd.),

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Fig. 4 : Beauvais, cathédrale, chœur (cl. Brigitte Kurmann-Schwarz).

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la pierre peinte et le verre coloré

pas encore été étudiée bien qu’elle soit, comme celle de Chartres, encore conservée en plusieurs
couches 27. Il est donc impossible de déterminer si elle est assortie aux vitraux colorés, comme c’est le
cas à la Sainte-Chapelle, ou si elle formait un contraste avec ceux-ci, comme à la cathédrale de Char-
tres 28.
Alors que les monuments étudiés jusqu’ici présentaient pour la plupart des vitraux colorés, les
verrières des parties hautes du chevet de la cathédrale de Tours marquent la transition vers la verrière
mixte, alliant grisailles et verres colorés  29. Le chevet de la cathédrale de Beauvais conserve dans la
chapelle d’axe (vers 1240) et dans ses parties hautes (vers 1265) un ensemble de vitraux remontant à
l’époque de sa construction 30. Tandis que les fenêtres de la chapelle d’axe abritent des vitraux historiés
de couleurs saturées, les ouvertures du déambulatoire intérieur furent à l’origine garnies de grisailles 31.
Les fenêtres extrêmement hautes de la claire-voie du chœur posaient des problèmes particuliers aux
concepteurs des vitraux : du fait de la grande distance qui les séparait des spectateurs, une structure
en petites unités était impensable. Les fenêtres sont beaucoup trop hautes pour qu’il soit possible de
les remplir entièrement avec de grandes figures, comme on avait encore pu le faire à Bourges, où les
ouvertures n’avaient pas des dimensions démesurées. À Beauvais (fig. 4), on opta donc pour des ver-
rières ornementales, avec des accents colorés, dans lesquelles furent insérées des figures. Ces dernières
sont encadrées par des arcades ornées de motifs empruntés à l’architecture gothique contemporaine.
Si l’on regarde en direction du chœur à partir de la croisée du transept, la rangée des figures, comme
un bandeau de couleurs lumineuses inséré dans une simple vitrerie ornementale, rompt la structure
extrêmement verticale du chœur 32. Ainsi, les verrières en litre des fenêtres hautes forment une parallèle
à la disposition horizontale des vitraux du triforium, du déambulatoire et des chapelles latérales, à la
différence d’autres ensembles vitrés, comme, par exemple, celui de la cathédrale de Meaux où les vitraux
en couleurs soulignent exclusivement l’axe vertical du chœur 33. Cela ne signifie cependant pas que la
dimension verticale soit absente du programme iconographique des vitraux de Beauvais. Elle n’apparaît
pas sur le plan formel, mais bien dans le contenu des images : La crucifixion du Christ est au centre
du programme ecclésiologique des vitraux à la fois de la chapelle d’axe et des fenêtres hautes, c’est-à-
dire exactement au-dessus des autels où tous les jours a lieu le sacrifice sans effusion de sang de
l’Eucharistie, qui rappelle la crucifixion du Christ 34.
Sur le plan formel et iconographique, les ensembles de vitraux des grandes églises gothiques
de France proposent des solutions très diverses, mais dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, comme
l’a montré l’exemple de la cathédrale de Beauvais, la formule de la verrière mixte, qui associe grisailles
et panneaux en pleines couleurs formant une litre, s’est établie. Au XIIIe siècle, les grands chantiers de
l’Empire commencèrent à adopter les formes du langage architectural du gothique français, ainsi à

27
Idem, p. 93, note 484. 2006.
28 31
Pour la polychromie de la cathédrale de Chartres  : Cothren, Picturing the Celestial City (cf. note 30), p.
Michler, « La cathédrale Notre-Dame de Chartres » (cf. 106-108.
32
note 15), p. 117-131. Cothren, Picturing the Celestial City (cf. note 30), p.
29
Sur la transformation du vitrail de pleines couleurs à 101-123.
33
la verrière mixte : Meredith Parsons Lillich, « The Band La vitrerie de la cathédrale de Meaux est peu connue :
Window. A Theory of Its Origin and Development », Gesta Grodecki, Perrot & Taralon, Les vitraux de Paris
9, 1970, p. 26-33 ; l’auteur a développé sa théorie dans : (cf. note 17), p. 101-102. Pour l’étude de l’architecture  :
Meredith Parsons Lillich, The Armour of Light. Stained Peter Kurmann, La cathédrale Saint-Étienne de Meaux.
Glas in Western France, 1250-1325, Berkeley, Los Angeles, Étude architecturale (Bibliothèque de la Société française
Oxford, 1995, p. 67-72. d’archéologie 1), Genève, 1971.
30 34
Michael W. Cothren, Picturing the Celestial City. The Cothren, Picturing the Celestial City (cf. note 30), p.
Medieval Stained Glass of Beauvais Cathedral, Princeton, 108-112.

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Fig. 5 : Cologne, cathédrale, les fenêtres d’axe du chœur (cl. Peter Kurmann).

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Cologne, Regensburg et Marbourg. La cathédrale de Cologne (fig. 5), dont la reconstruction débuta
en 1248, conserve une grande partie de ses vitraux médiévaux  35. Vers 1260, les fenêtres du rez-de-
chaussée reçurent un ensemble de grisailles et seule la fenêtre médiane de la chapelle d’axe fut pourvue
d’une verrière en pleines couleurs. Pour un spectateur placé à la croisée du transept, ce vitrail ressem-
ble à un tableau qui serait encadré par l’arcade dans l’axe du chœur. Vers la fin du XIIIe siècle, le trifo-
rium et les parties hautes ont été ornés de vitraux colorés composés d’un cortège solennel de rois et de
panneaux ornementaux multicolores  36. La fenêtre d’axe fait exception : elle présente dans sa partie
basse l’adoration des Rois Mages, et les vitraux ornementaux sont remplacés par des bustes de rois et
de prophètes dans des quadrilobes. Aujourd’hui, les verrières ornementales du triforium sont presque
entièrement reconstituées. Elles recèlent cependant quelques rares fragments originaux, de sorte que
les réfections modernes reproduisent dans les grandes lignes les originaux médiévaux 37. Comme c’est
le cas à Beauvais, les vitraux de Cologne forment des bandeaux horizontaux qui équilibrent la puissante
verticalité de l’architecture. Ce fait est d’autant plus évident que la bande colorée formée par les figures
de rois est à peine plus haute que le triforium. Les vitraux ornementaux rappellent également la dis-
position de ceux de Beauvais, bien qu’à Cologne, les panneaux ornementaux soient intensément co-
lorés. Les verriers de Beauvais comme ceux de Cologne adoptèrent de simples motifs à entrelacs, si
répandus dans l’art roman. Ce choix n’a pas été dicté uniquement par le respect de la tradition. Il
s’explique également par la hauteur du chœur des deux églises  38. Des grisailles finement peintes ou
des panneaux ornementaux colorés n’auraient produit aucun effet vu la distance qui les sépare du
spectateur. En combinant l’alignement horizontal des verrières de Beauvais et la verticalité accentuée
des fenêtres d’axe, le concepteur des vitraux de la cathédrale de Cologne a réussi à produire un en-
semble équilibré. Il a pour ainsi dire résumé les acquis de la collaboration entre maîtres d’œuvre et
verriers français au cours d’un demi-siècle.
Le programme des vitraux de Cologne est également conçu en fonction d’un spectateur qui se
tiendrait à la croisée du transept, où devait se dresser la châsse des Rois Mages 39. À partir de cet endroit,
le visiteur perçoit un axe sacré qui, partant de la châsse, se poursuit en passant par le maître-autel et
jusqu’à l’adoration des Mages dans la fenêtre d’axe des parties hautes. Cet ensemble est cerné par le
cortège des rois qui semble faire cercle autour du précieux réceptacle contenant les reliques.

35
Herbert Rode, Die mittelalterlichen Glasmalereien 45-50, a étudié les vitraux ornementaux.
37
des Kölner Domes (Corpus Vitrearum Medii Aevi Rode, Die mittelalterlichen Glasmalereien (cf. note 35),
Deutschland, vol. IV 1), Berlin, 1974 ; Ulrike Brinkmann, p. 96-98 ; Brinkmann, « Die Wiederherstellung der Kölner
«  Die Wiederherstellung der Kölner Domfenster im 19. Domfenster » (cf. note 35), p. 124.
38
Jahrhundert », dans Falko Bornschein, Ulrike Brinkmann, Eva Frodl-Kraft a interprété ce choix comme un
Ivo Rauch, Erfurt - Köln - Oppenheim. Quellen und Studien zur historicisme (voir l’article cité à la note 36), tandis que
Restaurierungsgeschichte mittelalterlicher Farbverglasungen Michael Cothren a avancé l’hypothèse convaincante
(Corpus Vitrearum Medii Aevi Deutschland, Studien, que les verriers ont choisi la forme de vitrerie simple à
vol. 2), Berlin, 1996, p. 100-149  ; Ulrike Brinkmann, entrelacs à cause de la grande distance entre les fenêtres
Rolf Lauer, «  Die mittelalterlichen Glasmalereien des et le spectateur : Cothren, Picturing the Celestial City (cf.
Kölner Domchores », dans Westermann-Angerhausen note 30), p. 113-114.
39
et al. (éd.), Himmelslicht (cf. note 24), p. 23-33. Rüdiger Concernant la position envisagée pour la châsse des
Becksmann, « Bildfenster für Pilger. Zur Rekonstruktion Rois Mages  : Rolf Lauer, «  Bildprogramme des Kölner
der Zweitverglasung der Chorkapellen des Kölner Domes Domchores vom 13. bis zum 15. Jahrhundert », dans Ludger
unter Walram von Jülich (1332-1349) », Kölner Domblatt, Honnefelder, Norbert Trippen & Arnold Wolff (dir.),
67, 2002, p. 137-194, a discuté les changements apportés à Dombau und Theologie im mittelalterlichen Köln. Festschrift
la vitrerie des chapelles du déambulatoire. zur 750-Jahrfeier der Grundsteinlegung des Kölner Domes
36
Eva Frodl-Kraft, «  Die Ornamentik der Chor- und zum 65. Geburtstag von Joachim Kardinal Meisner,
Obergadenfenster des Kölner Doms », dans Westermann- Cologne, 1998, p. 185-265 ; Rolf Lauer, Der Schrein der
Angerhausen et al. (éd.), Himmelslicht (cf. note 24), p. Heiligen Drei Könige, Cologne, 2006, p. 91-95.

437

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Fig. 6 : Regensburg, cathédrale, vue dans le chœur (cl. Achim Hubel).

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Au cours du premier tiers du XIVe siècle, le chevet de la cathédrale de Regensburg (fig. 6) a été
doté de vitraux en pleines couleurs qui, en raison de leur structure narrative en petites unités, rappel-
lent ceux du chevet de la cathédrale de Tours  40. Par la présence dominante du jaune, du vert et du
blanc, à côté des rouges et des bleus saturés, ces vitraux diffèrent cependant de la composition chro-
matique de leurs pendants français. Bien que, en y regardant de plus près, la composition présente des
irrégularités qui sont la conséquence d’un changement de plan au niveau des vitraux, elle produit l’effet
d’un tapis régulier remplissant la structure architecturale ajourée (1300-1330). Les vitraux sont tendus
entre les structures horizontales et verticales de l’architecture divisée en trois zones comme une fine
membrane, et remplacent ainsi les parois de l’édifice, comme on a pu l’observer à la Sainte-Chapelle de
Paris. Le plan de la cathédrale et certains motifs de son élévation rappellent la collégiale Saint-Urbain,
que le pape Urbain IV avait fondée en 1262 sur l’emplacement de sa maison natale à Troyes et dont le
chœur et le transept ont été achevés et dotés de vitraux vers 1270 41. En comparant les deux édifices,
on s’aperçoit que le chevet de la cathédrale de Regensburg constitue une réplique monumentale de la
délicate église de Troyes. Mais les vitraux des deux édifices ne sauraient être plus différents, car les
maîtres verriers de Troyes ont renoncé à l’effet ornemental et aux divisions en petites séquences nar-
ratives de la vitrerie du chevet de la cathédrale de Regensburg. Alors que cette dernière souligne la
plasticité monumentale de l’architecture, les verrières de Saint-Urbain, pour la plupart des grisailles,
mettent en valeur, avec leur luminosité généreuse, l’architecture raffinée de la collégiale. À Troyes, les
parties inférieures sont ornées de scènes isolées de la vie du Christ entourées de grisailles. Une suite
de personnages monumentaux fortement colorés, dont la crucifixion de la fenêtre de l’axe marque le
centre, remplit la partie supérieure des fenêtres hautes. À la différence de Beauvais, où les couronne-
ments sont pour la plupart remplis de verres blancs, les quadrilobes des réseaux de Saint-Urbain
renferment des médaillons colorés. Alors qu’à Troyes le programme iconographique est centré sur la
Crucifixion, qui se trouve au-dessus du maître-autel, il est très difficile de repérer une même ligne
directrice du programme au milieu de la multitude des images à Regensburg, où le Crucifié, de très
petite taille, apparaît dans le réseau de la fenêtre médiane inférieure. À Troyes, la structure architec-
turale presque immatérielle de l’édifice semble se détacher sur le fond d’une paroi lumineuse ponctuée
de taches colorées. L’imposant bandeau qui occupe les parties hautes, constitué de figures comprises
entre de larges bordures, domine le chœur tout entier. Saint-Urbain s’inscrit donc dans la tradition
des programmes de vitraux qui entourent un espace donné, comme celui de Beauvais et de Cologne.
Alors que les ensembles de vitraux de ce type sont étroitement liés à la structuration de l’espace, les
trois fenêtres centrales du chœur de Regensburg le délimitent à la manière d’un tapis suspendu au
mur.
Les exemples pris en considération démontrent qu’en France, le vitrail a évolué d’ensemble en
pleines couleurs vers des vitreries partiellement colorées. En revanche, les verriers de l’Empire au XIIIe
siècle n’ont pas suivi la même évolution. Il est vrai que les vitraux du chœur de Cologne sont proches
de la composition de la verrière en litre à la française telle qu’elle a été conçue à Beauvais. Mais vers

40
Achim Hubel, Die Glasmalereien des Regensburger Le vitrail gothique (cf. note 25), p. 168-170 ; Les vitraux
Doms, Munich et Zurich, 1976  ; Gabriela Fritzsche, de Champagne-Ardennes (Corpus Vitrearum Medii Aevi
Die mittelalterlichen Glasmalereien im Regensburger Dom France, Recensement des vitraux anciens de la France IV),
(Corpus Vitrearum Medii Aevi Deutschland 13, Regensburg Paris, 1992, p. 276-283 ; Claudine Lautier, « Vitrail : Le
und die Oberpfalz, Teil 1), 2 vol., Berlin 1987  ; Achim prophète Zacharie », dans L’art au temps des rois maudits.
Hubel, Manfred Schuller, Der Dom zu Regensburg. Vom Philippe le Bel et ses fils 1285-1328, Paris 1998, p. 382-
Bauen und Gestalten einer gotischen Kathedrale, Regensburg, 383 ; Claudine Lautier, « Der Prophet Zacharias », dans
1995. Westermann-Angerhausen et al. (éd.), Himmelslicht (cf.
41
Louis Grodecki, «  Les vitraux de Saint-Urbain note 24), p. 188-189 ; Christine Onnen, Saint-Urbain. Idee
de Troyes  », Congrès Archéologique de France (Troyes, und Gestalt einer päpstlichen Stiftung (Kieler historische
1955), Paris, 1955, p. 126-133  ; Grodecki & Brisac, Studien 4), Kiel, 2004.

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brigitte kurmann-schwarz

1300, à Regensburg, on est revenu à la conception du vitrail narratif en petits médaillons multicolores
à la manière de la Sainte-Chapelle ou du chœur de Tours.
En tenant compte de la polychromie de l’architecture, l’effet de l’espace intérieur du chœur de
la cathédrale de Cologne ne devait pas être loin de la somptuosité de la Sainte-Chapelle. D’après la
reconstitution de la polychromie du chœur de la cathédrale colonaise tentée par Jürgen Michler 42, les
éléments structuraux étaient autrefois peints en blanc ou en ocre. Les fresques des écoinçons des ar-
cades, auxquelles s’ajoutait la riche peinture des statues des piliers du chœur, des chapiteaux et des
vitraux, formaient un puissant contraste avec la peinture monochrome des arcs et des réseaux. Comme
à la Sainte-Chapelle, la riche dorure des sculptures, des chapiteaux et des peintures murales, entre en
concurrence avec la luminosité des vitraux. La polychromie vivement colorée de l’architecture et de la
sculpture, comme le blanc et l’ocre des éléments structuraux, était étroitement liée aux couleurs des
vitraux. L’effet devait être encore plus frappant à l’origine : le blanc des entrelacs des fenêtres hautes et
les grisailles du déambulatoire du chœur de la cathédrale de Cologne, aujourd’hui brunâtres en raison
de la corrosion, devaient irradier la lumière à cette époque. Comme nous l’avons démontré, les vitraux
des parties hautes accentuent l’axe vertical du chœur et le tempèrent en même temps par le bandeau
horizontal du cortège des rois. De la même manière, les statues multicolores et dorées des piliers du
chœur et les peintures murales devant des fonds d’or constituent des accents puissants qui, à l’origine,
se détachaient des piliers et du système des retombés des voûtes tout comme les vitraux.
Les recherches sur un autre chef d’œuvre du gothique en Allemagne, l’église Sainte-Élisabeth
de Marbourg, permettent d’élaborer une réflexion sur les rapports entre le vitrail et la polychromie de
l’architecture. Mais cet exemple pose également des problèmes méthodologiques au niveau de la re-
cherche, du fait que la polychromie de l’architecture est plus récente que les premiers vitraux du chœur.
En effet, ce n’est qu’en 1283 que l’architecture a reçu une couche de peinture rose monochrome couverte
d’un faux appareil blanc, alors que les vitraux du chœur avaient été réalisés entre 1245 et 1250 43. Colon-
nettes et réseaux étaient peints en blanc et se détachaient nettement sur le fond monochrome des parois
et des voûtes. L’utilisation d’un taux assez élevé de verres blancs dans la surface vitrée a permis d’intégrer
harmonieusement les vitraux qui, vivement colorés, auraient sinon formé un contraste assez fort avec
cette polychromie 44. À Marbourg, le programme des vitraux était également centré sur l’axe principal
du chœur, dont les trois fenêtres médianes possédaient des vitraux historiés. En revanche, les ouver-
tures latérales étaient pourvues de vitraux ornementaux, comme celles des chapelles du déambulatoire
du chevet de la cathédrale de Troyes  45. Mais les investigations ne peuvent être poussées plus loin,
puisque les vitraux tels qu’ils se présentent aujourd’hui constituent un ensemble hétérogène qui re-
monte au XVIIIe siècle. On retiendra seulement que les vitraux formaient de grandes surfaces de
couleur vive ponctuant la polychromie monochrome de l’architecture. Le rapport entre la polychromie
de l’architecture et les vitraux ressemble à Chartres, à ceci près que la dominante à Marbourg n’était
pas l’ocre, mais le rose 46.
Cette vue d’ensemble de la question est nécessairement limitée aux données disponibles. Durant
la période entre 1200 environ et la première moitié du XIVe siècle, les rapports entre vitrail et archi-
tecture se sont tellement diversifiés qu’il est extrêmement difficile de dégager des caractéristiques ré-
gionales. De plus, l’état de conservation rend souvent périlleuse l’évaluation de l’importance des vitraux

42 44
Jürgen Michler, « Die Einbindung der Skulptur in die Michler, Die Elisabethkirche zu Marburg (cf. note 6),
Farbgebung gotischer Innenräume », Kölner Domblatt, 24, p. 183-202.
45
1999, p. 89-108. Elizabeth Carson Pastan, Sylvie Balcon, Les vitraux
43
Michler, Die Elisabethkirche zu Marburg (cf. note 6) ; du chœur de la cathédrale de Troyes (XIIIe siècle) (Corpus
Daniel Parello, Die mittelalterlichen Glasmalereien in Vitrearum Medii Aevi France 2), Paris, 2006, p. 133-143.
46
Marburg und Nordhessen (Corpus Vitrearum Medii Aevi Michler, « La cathédrale Notre-Dame de Chartres » (cf.
Deutschland III, 3), Berlin, 2008. note 15), p. 129, fig. 13.

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la pierre peinte et le verre coloré

par rapport à l’architecture. D’un côté, en effet, la vitrerie est souvent réduite à un état fragmentaire.
De l’autre, l’architecture a perdu sa polychromie.
Lorsque Louis Grodecki rédigeait son célèbre article sur le rapport entre vitrail et architecture,
le souvenir des églises de France dépourvues de leurs verrières médiévales en raison de la guerre était
encore bien présent. Avec enthousiasme, l’auteur évoquait l’intérieur baigné de lumière de la cathédrale
de Chartres, avant que ses vitraux ne soient remis en place 47. Comme on le sait aujourd’hui, ces vitraux
ont été intégralement recouverts, à la suite d’une restauration dans les années 1920, d’un vernis huileux
enrichi de noir de fumée pour accentuer le côté sombre des couleurs déjà ternies par la corrosion 48.
Le contraste frappant entre la luminosité de l’intérieur de la cathédrale pendant la guerre et son as-
sombrissement après la remise en place de sa vitrerie médiévale constituait le fond des réflexions de
Louis Grodecki sur le rapport entre vitrail et architecture. Après les dernières restaurations, les récits
des vitraux narratifs et une partie des fenêtres hautes ont retrouvé leur lisibilité originale. Vu la somp-
tuosité des images, on se demande si vraiment, comme Louis Grodecki le pensait, le but des maîtres
d’œuvre et des verriers était de filtrer la lumière des fenêtres au moyen de couleurs sombres 49. On se
demande avec curiosité comment se présentera l’intérieur de la cathédrale de Chartres prochainement,
lorsque tous les vitraux seront restaurés, et la polychromie encrassée de l’architecture, nettoyée  50. Si
les suppositions de Jürgen Michler s’avèrent exactes, les vitraux se détacheront sur le fond de parois
claires, peintes en ocre et blanc. À cela s’ajoute la forte proportion de verres blancs dans les vitraux
colorés. Toutes ces observations font comprendre que les vitraux étaient moins conçus comme des
parois que comme des images lumineuses et des sources de lumière  51. Si l’interprétation que l’on a
faite des rares illustrations du chevet gothique rayonnant de Saint-Denis dans l’état où il se trouvait
avant la Révolution française se vérifie, cet édifice possédait déjà vers 1240 un ensemble de verrières
mixtes composées de grisailles et de personnages colorés 52. Les plaintes de l’abbé Lebeuf au sujet du
manque de transparence des vitraux de Saint-Denis ne peuvent s’expliquer que par le fait que les gri-
sailles étaient déjà corrodées et brunies au XVIIIe siècle 53.
L’analyse de l’intérieur de quelques églises gothiques sous l’angle du rapport entre vitrail et
architecture a montré qu’à l’origine, le vitrail faisait partie d’un ensemble polychrome. Tout en étant
un élément de cette entité, il formait un contraste à l’enduit monochrome ou bien s’intégrait, par ses
couleurs vives, dans un décor peint de tons saturés et de dorures. Dans cet ensemble, le vitrail a la
fonction de source de lumière, mais celle-ci ne peut expliquer d’une manière satisfaisante l’importance
que les vitraux ont prise dans les intérieurs gothiques. Les cloisons multicolores et transparentes, loin

47
Grodecki, « Le vitrail et l’architecture » (cf. note 2), p. les années 1920.
49
11 : « Chartres était un parfait exemple de cette réussite ; Grodecki, « Le vitrail et l’architecture » (cf. note 2), p.
la formidable matière murale, conservée de la première 8-11.
50
architecture gothique, n’a pas empêché les flots de lumière Ces travaux sont déjà en cours.
51
d’inonder l’immense vaisseau. Dépourvue de ses verrières La proportion élevée de verres blancs employés dans
pendant les années 1940-1947, cette cathédrale était les verrières a été observée à Marbourg et également à la
d’une clarté intérieure éblouissante ; regarnie de vitraux, cathédrale de Lausanne : Michler, Die Elisabethkirche zu
elle a repris son atmosphère incertaine, entre le jour et le Marburg (cf. note 6), p. 103-182 ; Stefan Trümpler, « La
crépuscule. » création de la rose », dans Christophe Amsler et al., La
48
Concernant les restaurations des vitraux de la cathédrale rose de la cathédrale de Lausanne. Histoire et conservation,
de Chartres : Yves Delaporte, Les vitraux de la cathédrale Lausanne, 1999, p. 25-26. Tandis que Jürgen Michler n’a pu
de Chartres, Chartres, 1926, p. 48-121 ; Claudine Lautier, faire que des estimations du taux des différents couleurs à
«  Les vitraux de la cathédrale de Chartres à la lumière la surface des verrières, les calculs à Lausanne ont été faits
des restaurations anciennes », dans Thomas Gaehtgens par ordinateur. Le blanc (33% de la surface), le rouge (25%)
(éd.), Künstlerischer Austausch, Artistic Exchange, Actes et le bleu (22%) y dominent nettement.
du XXVIIIe congrès international d’histoire de l’art, vol. III, 52
Lillich, The Armour of Light (cf. note 29), p. 68-71.
53
Berlin, 1993, p. 413-424. Je remercie Claudine Lautier de ses Grodecki, « Le vitrail et l’architecture » (cf. note 2), p.
informations sur les méthodes de restauration par lesquelles 17.
les vitraux de la cathédrale de Chartres ont été traités dans

441

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brigitte kurmann-schwarz

d’être neutres, sont de puissants porteurs d’images. En assumant ce double rôle, elles entretenaient des
rapports multiples avec les autels, les reliques et les rites qui se déroulaient dans les églises. L’histoire
du vitrail gothique s’est donc caractérisée par la recherche constante d’une formule qui, d’un côté,
autorise l’intégration harmonieuse du vitrail dans la structure architecturale et, de l’autre côté, lui
permette de jouer tout son rôle dans la définition des différents espaces de l’église, tout en tenant compte
du point de vue d’un spectateur, qu’il soit un membre du clergé ou un simple fidèle.

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Les pierres et le réemploi,
du haut Moyen Âge
à l’époque baroque

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Deux réemplois à l’église Notre-Dame de Jumièges.
L’usage de la bretture et de la gradine
à l’époque préromane
James Morganstern

Comme beaucoup de chercheurs, Éliane Vergnolle s’est intéressée aux réemplois, ou spolia,
ainsi qu’à la taille des pierres. Elle a traité du premier sujet dans son premier livre, puis dans un article
de la même époque 1, et elle y est souvent revenue 2. Étudiant depuis longtemps les traces d’outils sur
les pierres médiévales 3, elle a aussi consacré un article récent à ce thème 4. Je lui offre donc cette con-
tribution sur deux pierres réemployées dont la technique de taille mérite de retenir l’attention.
En 1988, au début de nos recherches sur Notre-Dame de Jumièges, j’ai découvert ces réemplois
dans le bas-côté sud de l’église romane, l’église fondée en 1040 par l’abbé Robert Champart (fig. 1)  5.
Les deux fragments font partie du socle de la demi-colonne sur dosseret qui renforce le mur gouttereau
du collatéral et marque la division entre ses cinquième et sixième travées, à côté de l’entrée depuis le
cloître (fig. 2) 6. Le plus grand fragment, qui mesure 30,5 cm de hauteur, 24 cm de longueur et environ
78,5 cm de profondeur, forme la face orientale et l’angle nord-est du socle ; l’autre, placé à l’ouest du
premier et mesurant au moins 25 cm de hauteur, 24 cm de longueur et au moins 5,7 cm de profondeur,
prolonge la face nord du socle.

1
Éliane Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire et la sculpture l’état de recherches sur l’église, voir James Morganstern,
du XIe siècle, Paris, 1985, p. 118-121 ; idem, « Un carnet de « Jumièges, église Notre-Dame », Congrès Archéologique
modèles de l’an mil originaire de Saint-Benoît-sur-Loire de France (Rouen et Pays de Caux, 2003), Paris, 2006, p.
(Paris, B.N. lat. 8318 + Rome, Vat. Lat. 596) », Arte medie- 79-96.
vale, t. 2, 1985, p. 1-34 (rééd. dans Éliane Vergnolle, L’art Le travail relatif à cet article a été entrepris sur le site en
monumental de la France romane. Le XIe siècle, Londres, 2003 et en 2005. Ces recherches ont été subventionnées par
2000, p. 1-49). l’Ohio State University et ont été aimablement autorisées par
2
Par exemple, Éliane Vergnolle, « Le rôle architectural Yves Lescroart et Marie-Christiane de La Conté, conserva-
des chapiteaux du haut Moyen Âge occidental : remplois, teurs régionaux des Monuments historiques à Rouen, à qui
groupes, paires », dans Coloquio internacional de capiteles j’adresse mes sincères remerciements. Je suis aussi redevable
corintios preromanicos e islamicos, ss. VI-XII d. C., Madrid, à Dominique Moufle et Régis Martin, architectes en chef des
1987, Madrid, 1992, p. 53-69 (rééd. dans Vergnolle, Monuments historiques ; à Jacques Lefort, Gérard Goudal
L’art monumental (cf. note 1), p. 217-240, surtout p. 217- et Brigitte Lelièvre, architectes des Bâtiments de France ;
221) ; idem, « L’art roman, épigone ou renaissance de l’art à Isabelle Maraval, Vincenzo Mutarelli, Benoît Proust,
romain ? », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, t. 39 : L’actualité Pierre Lemé et Jean-Jacques Lecacheleux, du Département
de l’art antique dans l’art roman, 2008, p. 9-13. de Seine-Maritime ; au regretté François Verdier et à Claire
3
Voir, par exemple, Éliane Vergnolle, «  La première Étienne-Steiner, conservateurs du Service régional de l’In-
sculpture romane de la France moyenne (1010-1050) », dans ventaire Général à Rouen ; ainsi qu’à Isabelle Roby, adminis-
Quaderni de Seminario di Storia dell’Arte, Pavie, Università tratrice de l’abbaye de Jumièges, à son équipe et à Georges
degli Studi, 1996 (rééd. dans Vergnolle, L’art monumental et Hugette Huet pour leur assistance et pour leur soutien
(cf. note 1), p. 83-84). amical. Comme d’habitude, j’ai bénéficié des discussions
4
Éliane Vergnolle, « Tailler la pierre à l’antique : la redé- avec Christian Sapin, Jacques Le Maho, Véronique Legoux
couverte de la gradine et de la bretture au XIIe siècle », et les autres membres de notre équipe. D’autres collègues et
Revue d’Auvergne, no 577  : L’antiquité dans l’art roman. amis trouveront plus loin l’expression de ma reconnaissance.
Persistance et résurgence de l’Antiquité à l’époque romane, C’est un plaisir aussi de remercier Marie-Hélène Lemoine
2005, p. 73-84. qui a bien voulu vérifier la correction de mon français et
5 je suis redevable des dernières retouches à Anaïs Wise et à
Sur la fondation, voir Elisabeth M. C. Van Houts (éd.),
The Gesta Normannorum Ducum of William of Jumièges, Yves Gallet. Les photographies sont les miennes ; le dessin a
Orderic Vitalis, and Robert of Torigni, Oxford, 1992, t. 1, été réalisé par moi-même et par Joseph P. Borghese.
6
p. 108-111, et Jean Laporte (éd.), Les annales de l’abbaye Georges Lanfry, L’abbaye de Jumièges. Plans et documents,
Saint-Pierre de Jumièges. Chronique universelle des origines Rouen, 1954, p. VII.
au XIIIe siècle, Rouen, 1954, p. 54-55. Sur l’église et pour

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 445-456
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100218

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james morganstern

Fig. 1 : Jumièges, église Notre- Fig. 2 : Jumièges, église Notre-Dame, bas-côté sud, réemplois (sur le
Dame, bas-côté sud et chevet, côté gauche), reste du socle (sur le côté droit), base et dosseret, vus du
vus du nord-ouest (socle, base nord-est (cl. J. Morganstern).
et dosseret au premier plan sur
le côté droit).

Moulurées, les deux pièces semblent avoir primitivement servi d’impostes ou de tailloirs. Elles
sont maintenant renversées (fig. 3)  7. La plus grande, qui est la plus complète, présente sur sa face
orientale, vue en sens inverse, un bandeau supérieur plissé par une rainure horizontale, suivi par un
cavet et un quart-de-rond encadrés de listels, et enfin un bandeau inférieur en retrait. L’extrémité sud
de cette face, qui se projette au-delà de la partie moulurée, est peu travaillée et était probablement
engagée à l’origine dans un mur ou dans un pilier ; la partie nord de la face est maintenant endom-
magée, mais il est évident que la mouluration continuait sur la face nord. À cet endroit, et bien que
cette dernière face ait été retravaillée quand le fragment a été incorporé dans le socle roman, sont
visibles les vestiges d’un quart-de-rond et d’un bandeau inférieur en retrait, comme ceux de la face
orientale 8. À l’origine, c’est-à-dire avant qu’elle ait été retravaillée et que la mouluration de sa face nord
ait été réduite, la première pièce se prolongeait apparemment vers le nord, de 7,1 à 8,0 cm.
La face nord de la seconde pièce, comme celle de la première, a été réduite en profondeur au
moment où elle a été mise en place dans l’édifice roman. Et, compte tenu de ce qu’elle présente main-
tenant le même plan abrégé que la face nord de la première pièce, elle portait vraisemblablement la
même mouluration à l’origine. Vers l’extrémité occidentale de la face nord, cependant, la mouluration
retourne vers le nord et fait place à un biseau, comme celui de la plupart des socles de l’église romane.
L’absence de mouluration à l’extrémité occidentale de cette pièce suggère de toute façon qu’à l’origine,
la seconde pièce, comme la première, était insérée dans un mur ou dans un pilier.

7
Par principe, on ne peut exclure la possibilité que nos ges de socles à Saint-Pierre de Jumièges, aux deux premiers
réemplois aient primitivement servi de socles, mais je ne piliers des grandes arcades du côté nord, bien que la saillie
connais pas de socle ou base de socle avec une telle mou- de ces socles soit beaucoup moins importante que celle de
luration, ni à l’époque romaine ni à l’époque préromaine. nos fragments (Jacques Le Maho et James Morganstern,
À propos de la première époque, voir infra note 34 ; sur « Jumièges, église Saint-Pierre. Les vestiges préromans »,
la seconde, les socles de l’église d’Éginhard à Steinbach Congrès Archéologique de France (Rouen et Pays de Caux,
datant de 823/824 à 826 (Thomas Ludwig, Otto Müller et 2003), Paris, 2006, fig. 11).
8
Irmgard Widdra-Spiess, Die Einhards-Basilika in Steinbach Il se peut qu’un petit retour du bandeau bas soit présent,
bei Michelstadt in Odenwald, Mayence, 1996, t. 1, p. 56 et mais c’est plutôt une erreur ou un défaut découlant de la
fig. 25 et t. 2, pl. 41-43 et 57-60). Dans ce contexte, il est réfection de cette face.
également intéressant de prendre en considération les vesti-

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deux réemplois à l’église notre-dame de jumièges

Fig. 3 : Jumièges, église Notre-Dame, bas-côté sud, profil inverse du plus grand réemploi et plan des
deux réemplois (dessin J. Morganstern).

447

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james morganstern

Il est difficile de dire si nos deux réemplois constituaient primitivement une seule pièce, ou
bien s’ils appartenaient au même ensemble ou à des ensembles similaires 9. Mais, parce que la moulu-
ration de chacun révèle un retour, il semblerait qu’à l’origine, ils aient soit occupé un ou deux angles
internes, soit sailli d’un mur ou d’un pilier. Ils coiffaient vraisemblablement un ou deux supports, qui
auraient pu être des piliers ou bien des colonnes.
Les deux pièces sont maintenant liées par un joint épais de mortier de chaux de couleur grise,
que les maçons romans ont utilisé dans cette partie du collatéral et que Bénédicte Palazzo-Bertholon
a déterminé comme se composant de matériaux d’origine locale 10. Comme Annie Blanc l’a montré, la
pierre de la plus grande pièce est d’une craie blanche qui, selon ses recherches et celles de la regrettée
Lore L. Holmes et de Garman Harbottle, a été extraite des falaises des Côtés près de Duclair, non loin
de Jumièges, ou des falaises situées au nord de Jumièges, vers Yainville 11.
Une étude des surfaces moulurées des deux pierres indique qu’elles ont été taillées à la bretture
et à la gradine. Le bandeau supérieur de la plus grande pièce semble avoir été principalement façonné
par une bretture, les autres parties par une gradine 12. Visibles notamment sur la plus grande pièce (fig.
4), les traces d’outils sont obliques et droites ; elle sont également incurvées, surtout sur le bandeau
supérieur. Bien qu’il ne soit pas toujours facile de discerner la largeur des outils utilisés, ces derniers
étaient constitués d’au moins cinq ou six dents, mesurant chacune 3 ou 3,5 mm, une série de cinq dents
mesurant en général 2,45 cm. Quand les deux pièces ont été incorporées dans le socle roman, leurs
faces nord ont été retravaillées au marteau taillant, qui a laissé des stries serrées obliques, comme on
en trouve partout dans l’église romane 13.
Comme nous l’avons suggéré, nos deux pièces sont des réemplois. Plusieurs observations vien-
nent à l’appui de cette conclusion : les deux pierres semblent avoir été inversées quand elles ont été in-
tégrées dans le bâtiment roman ; bien que leurs moulures aient été façonnées à la bretture et à la gradine,
les faces nord des pierres ont été retravaillées au marteau taillant roman, qui a aussi formé le biseau de
la pièce la plus petite ; et le mortier qui a servi à fixer les pierres en place, est, lui, d’époque romane.
On trouve bien sûr des réemplois pendant tout le Moyen Âge et à travers toute l’Europe 14. Les
spolia renversés, comme nous le supposons pour nos impostes ou tailloirs, sont aussi assez fréquents.

9
La face occidentale du premier fragment et la face orien- de l’époque gothique, sont en effet contemporains et ont
tale du second ne correspondent pas, mais il est possible été mis en place en 1951 par l’entreprise Georges Lanfry,
que l’une ou l’autre, ou toutes les deux, aient été retravaillées comme il est indiqué sur un relevé de l’entreprise (attache-
ou endommagées avant que les fragments aient été intégrés ment 11, dossier 1018, mémoire 2296), sur lequel Catherine
dans l’édifice roman. Dehays, des Archives Départementales de Seine-Maritime,
10
Morganstern, « Jumièges, église Notre-Dame » (cf. a aimablement attiré mon attention.
14
note 5), p. 85. Les analyses des mortiers et des enduits entre- La littérature scientifique sur le sujet des réemplois, ou
prises par Bénédicte Palazzo-Bertholon seront présentées spolia, est vaste et s’est développée d’une manière importante
dans notre monographie sur Notre-Dame. ces dernières décennies. Outre les très utiles états de la ques-
11
Ibid. L’étude faite par ces chercheurs sur la nature des tion publiés récemment par Dale Kinney, « The Concept
pierres et sur leur provenance paraîtra dans notre mono- of Spolia », dans Conrad Rudolph (éd.), A Companion to
graphie sur l’église. Medieval Art : Romanesque and Gothic in Northern Europe,
12
Sur la bretture et sur la gradine, voir Jean-Claude Bessac, Malden-Oxford, 2006, p. 233-252, et par Éliane Vergnolle
L’outillage traditionnel du tailleur de pierre de l’Antiquité à elle-même dans «  L’art roman…  » (cf. note 2), surtout
nos jours, Revue archéologique de Narbonnaise, suppl. 14, p. 9-13, voir, pour commencer, les bibliographies dans
Paris, 1986 (rééd. 1993), p. 60-68 et 138-143. Je suis rede- Joachim Poeschke (éd.), Antike Spolien in der Architektur
vable à Pierre Frigout, de Normandie-Rénovation, pour des Mittelalters und der Renaissance, Munich, 1996, p. 347-
m’avoir aidé à différencier les traces de ces outils. 358, et dans Maria Fabricius Hansen, The Eloquence of
13
Pour le marteau taillant, voir Bessac, L’outillage tradi- Appropriation. Prolegomena to an Understanding of Spolia
tionnel (cf. note 12), p. 39-51. Toutes les pierres romanes de in Early Christian Rome (Analecta Romana Instituti Danici,
Notre-Dame ont été taillées par un marteau taillant, tandis suppl. 33), Rome, 2003, p. 295-316. Instructives aussi sont
que les pierres gothiques ont été brettelées. Plusieurs socles les références dans Jean-Charles Balty, « De l’art romain à
du mur interne du déambulatoire, qui présentent des traces l’art roman : les spolia, mémoire de l’Antique », Cahiers de
du marteau taillant et qui au premier regard semblent dater Saint-Michel-de-Cuxa, t. 39, 2008, p. 235-248, et celles dans

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deux réemplois à l’église notre-dame de jumièges

On voit par exemple des chapiteaux réutilisés


comme des bases à Rome, à Sainte-Marie in Cos-
medin entre 772 et 795 ou au XIIe siècle et dans
la chapelle Saint-Zénon entre 817 et 824  15. À
Magdebourg, en Allemagne, dans la salle
gothique à l’est du cloître de la cathédrale, à partir
de 1235, il y a aussi des pierres comparables 16.
En Normandie, bien que je n’y connaisse
pas de spolia inversés, on trouve des réemplois
dans plusieurs sites. À l’église Saint-Denis de Du-
clair, par exemple, des colonnes antiques et des
chapiteaux mérovingiens en marbre ornent la
nef et la croisée du XIIe siècle 17. À la cathédrale
de Rouen, comme Georges Lanfry l’a découvert,
des chapiteaux romans formaient une partie du
soubassement d’une pile gothique, dans la nef
qui date d’environ 1190-1200 18. Et à Saint-Michel
de Fontenelle/Saint-Wandrille, non loin de
Jumièges, il y a d’autres spolia  19. À Jumièges
même, à la suite de la découverte des réemplois
dans le bas-côté sud de Notre-Dame, nous avons
continué à trouver des spolia dans l’église, dont
un fragment d’un sarcophage mérovingien. Plus
récemment, Gilles Deshayes, qui traitera de la
Fig. 4 : Jumièges, église Notre-Dame, bas-côté sud, question des réemplois dans notre monographie
plus grand réemploi, face orientale, détail (cl. J. Mor- sur Notre-Dame, a beaucoup élargi l’étude, et en
ganstern).

Michael Greenhalgh, Marble Past, Monumental Present : Rouen, 1985, p. 214, no 70 ; idem, « La sculpture préromane
Building with Antiquities in the Mediaeval Mediterranean, en Normandie et ses prolongements jusqu’au début du XIe
Leyde, 2009, p. 531-598. Mes premières lectures dans le siècle », Cahiers archéologiques, t. 38, 1990, p. 40-41 ; Jacques
domaine des spolia ont été guidées par Dale Kinney, à qui Le Maho, « Le monastère de Jumièges (France) aux temps
j’en exprime ma reconnaissance. mérovingiens (VIIe-VIIIe siècle) : les témoignages des textes
15
Sur Sainte-Marie in Cosmedin, voir Hansen, The et de l’archéologie », Hortus Artium Medievalium, t. 9, 2003,
Eloquence of Appropriation (cf. note 14), p. 26, 85-91 et fig. p. 319-321.
18
16 ; sur Saint-Zénon, ibid., p. 97 et fig. 84 ; sur les deux, Georges Lanfry, « La cathédrale de Rouen du XIe siè-
Richard Krautheimer, Wolfgang Frankl et Spencer cle. Chapiteaux retrouvés dans les fouilles », Bulletin de
Corbett, Corpus basilicarum christianarum Romae, Vatican, la Commission des Antiquités de la Seine-Maritime, t. 22,
1962, t. 2, no 3, p. 277-307 et ibid., 1967, t. 3, p. 232-259. 1953-1959 (1961), p. 294-295 ; idem, La cathédrale dans
16
Cord Meckseper, « Antike Spolien in der ottonischen la cité romaine et la Normandie ducale (Les Cahiers de
Architektur », dans Poeschke (éd.), Antike Spolien (cf. note Notre-Dame de Rouen), Rouen, 1956, p. 35-36 et 71-72 ;
14), p. 184-185 et pl. 4, 8 et 9, et idem, « Magdeburg und die Maylis Baylé, Les origines et les premiers développements
Antike. Zur Spolienverwendung im Magdeburger Dom », de la sculpture romane en Normandie, dans Art de Basse-
dans Matthias Puhle (éd.), Otto der Grosse. Magdeburg und Normandie, n° 100bis, s.d. [1992], p. 116-117 et fig. 410-
Europa, t. 1, Mayence, 2001, p. 367-380, surtout p. 367-373 et 413 ; Dorothee Heinzelmann, Die Kathedrale Notre-Dame
pl. 3-4. Je remercie Uwe Lobbedey qui m’a aimablement rensei- in Rouen. Untersuchungen zur Architektur der Normandie in
gné sur histoire de la salle à l’est du cloître de Magdebourg. früh- und hochgotischer Zeit (Beiträge zur Kunstgeschichte
17
Denise Fossard, « Les chapiteaux de marbre du VIIe siè- des Mittelalters und der Renaissance, 9), Münster, 2003, p.
cle en Gaule. Style et évolution », Cahiers archéologiques, t. 86, 161-164 et 316-325, fig. 31 et 35, pl. 71-74.
19
2, 1947, p. 69-85 ; Maylis Baylé, « Les monuments sculptés Le Maho, « Le monastère de Jumièges… » (cf. note 17),
de la Normandie (VIIe-IXe siècles) », dans Patrick Périn et p. 319, et Fernand Lohier et Jean Laporte (éd.), Gesta
Laure-Charlotte Feffer (éd.), La Neustrie. Les pays au nord sanctorum patrum fontanellensis coenobii, Rouen-Paris,
de la Loire de Dagobert à Charles le Chauve (VIIe-IXe siècles), 1936, p. 54-55.

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james morganstern

2008, au cours des travaux de restauration dans l’église, on a découvert un trésor de plus de cent soix-
ante éléments d’arcatures, colonnettes et corniches romanes dans les parties gothiques du pignon oc-
cidental 20. Gilles Deshayes a aussi constaté un réemploi dans l’église Saint-Pierre à l’abbaye 21.
Mais de quelle époque les deux impostes ou tailloirs à Notre-Dame datent-elles, pour quelles
raisons les maçons romans ont-ils choisi de les réemployer et pourquoi ont-ils introduit ces impostes
ou tailloirs à cet endroit ?
Il est un peu difficile de dater nos deux fragments. Le profil du plus grand d’entre eux, composé
d’un bandeau supérieur, d’un cavet et un quart-de-rond encadrés, et d’un bandeau inférieur en retrait,
ressemble aux profils de plusieurs tailloirs situés dans d’autres monuments. On trouve un tel profil,
par exemple, dans la crypte Saint-Paul-l’Ermite de Jouarre, sur des tailloirs datant probablement de
l’époque mérovingienne, du dernier tiers du VIIe ou du début du VIIIe siècle 22, et, avec un quart-de-
rond supplémentaire, dans la crypte de Saint-Germain d’Auxerre à l’époque carolingienne, entre 840
et 860 23. Au baptistère Saint-Jean de Poitiers, un tailloir moderne, modelé peut-être sur un original
datant de 650-670 (état 5), comme Brigitte Boissavit-Camus me l’a suggéré, présente le même profil
que notre plus grand réemploi 24.
Si la mouluration de cette dernière pièce de Notre-Dame suggère que celle-ci, et par extension
l’autre pièce, datent de l’époque mérovingienne ou carolingienne, l’étude des traces d’outils visibles sur
les deux pièces semble nous mener à une datation plus précise. Comme Jean-Claude Bessac et d’autres
l’ont écrit, l’usage de la bretture est attesté en Grèce et dans l’Empire romain à partir du premier siècle
avant notre ère et tend à disparaître vers la fin du IVe siècle 25 ; en Italie, les traces de gradine se répan-
dent dès la période étrusque et plus tard dans les régions colonisées par les Romains et, selon Jean-

20
Nous remercions Régis Martin, Normandie-Rénovation au début du XIIe siècle ; il est difficile de savoir de quelle
et ses maçons, ainsi que le Département de Seine-Maritime, époque l’auteur daterait les tailloirs.
23
en particulier Vincenzo Mutarelli, pour nous avoir informé Saint-Germain d’Auxerre. Intellectuels et artistes dans
sur la découverte de ces éléments et pour en avoir facilité l’Europe carolingienne, IXe-XIe siècles, Auxerre (Yonne),
l’étude. Nous sommes redevables également à Christophe Abbaye Saint-Germain, juillet-octobre 1990, Auxerre, 1990,
Bennegen, de Normandie Rénovation, et au Département p. 145, no 74 et 75 et p. 149 en bas à gauche, et Christian
pour avoir autorisé notre accès aux échafaudages, au Sapin (dir.), Archéologie et architecture d’un site monastique,
Département et à Monsieur Mutarelli pour avoir commis- Ve-XXe siècles. Dix ans de recherches à l’abbaye Saint-Germain
sionné des relevés pierre à pierre du pignon, et à Joseph d’Auxerre, Paris-Auxerre, 2000, fig. 194, 232, 422 et 422, no
Mastrolorenzo et à Slim Hatachi pour les avoir réalisés. 42 et no 5. Un tailloir de l’oratoire de Germigny-des-Prés,
21
Gilles Deshayes, « Les occupations gauloises et gallo- datant de la fin du VIIIe ou du début du IXe siècle, présente
romaines de la presqu’île de Jumièges  : les témoignages un quart de rond et un cavet, mais est beaucoup plus com-
des textes et de l’archéologie  », Mélanges historiques sur pliqué par ailleurs (Les prémices de l’art roman en Bourgogne.
Jumièges des origines aux démantèlements de l’abbaye, Les D’Auxerre à Cluny, les premiers édifices romans après l’an mil,
Gémétiques, no 4, Rouen, 2006, p. 18. Auxerre-Précy-sous-Thil, 1999, p. 109 fig. no 1).
22 24
Jean Hubert, L’art pré-roman, Les monuments datés de Paul-Albert Février, « Poitiers. Baptistère Saint-Jean »,
la France, Paris, 1938, p. 15-18, pl. V et XXXI b-f (rééd. dans Les premiers monuments chrétiens de la France, t. 2,
Chartres, 1974)  ; Gilbert-Robert Delahaye et Patrick Sud-Ouest et Centre, Paris, 1996, fig. sur p. 300 ; Ruth Meyer,
Périn, « Jouarre. Église funéraire Saint-Paul », dans Les Frühmittelalterliche Kapitelle und Kämpfer in Deutschland.
premiers monuments chrétiens de la France, t. 3, Ouest, Typus-Teknik-Stil, Denkmäler Deutscher Kunst, Berlin,
Nord et Est, Paris, 1998, p. 188-197, fig. sur p. 191 et les 1997, t. 2, p. 614, pl. 3 ; Brigitte Boissavit-Camus et alii,
deux les plus hautes sur p. 193 ; également Gilbert-Robert « Archéologie et restauration des monuments. Instaurer
Delahaye, « À propos de l’appareil décoratif de l’avant-nef de véritables “études archéologiques préalables” », Bulletin
de l’abbatiale Saint-Germain d’Auxerre, réflexions sur l’utili- Monumental, 2003, p. 213-214 ; et surtout idem, « Poitiers
sation de cet ornement architectural », Bulletin de la Société religieux et monumental entre le IVe et le XIIe siècle », dans
des Fouilles archéologiques et des Monuments historiques de Christian Sapin (dir.), Stucs et décors de la fin de l’Antiquité
l’Yonne, no 21, 2004, p. 49-66. Moins convaincant à notre au Moyen Âge (Ve-XIIe siècles), Actes du Colloque internatio-
avis est l’article de Claude de Mecquenem, « Les cryptes nal tenu à Poitiers du 16 au 19 septembre 2004 (Bibliothèque
de Jouarre (Seine-et-Marne). Des indices pour une nouvelle de l’Antiquité Tardive, 10), Turnhout, 2006, p. 74 et tabl. 4. Je
chronologie », Archéologie médiévale, t. 32, 2002, p. 1-29. Ce suis très reconnaissant à Brigitte Boissavit-Camus pour son
dernier auteur pense que les chapiteaux de Saint-Paul ont aide et pour ses conseils concernant le baptistère.
25
été réemployés et attribue la plus grande partie de la crypte Bessac, L’outillage traditionnel (cf. note 12), p. 66-67.

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deux réemplois à l’église notre-dame de jumièges

Claude Bessac, de telles traces disparaissent dans l’Occident vers la fin de l’Empire romain  26. Mais,
d’après lui, des marques de bretture sont encore visibles sur un sarcophage mérovingien datant de la
fin du VIIe siècle 27. Puis, comme Eugène Viollet-le Duc l’a observé, la bretture réapparaît au début de
l’époque gothique vers 1140, sur les bords de la Loire, dans le pays chartrain et dans le domaine royal,
ce qu’ont confirmé les recherches de Jean-Claude Bessac 28 ; selon ce dernier auteur, la gradine apparaît
à nouveau à la même époque  29. Plus récemment, Arnaud Timbert et Éliane Vergnolle ont noté la
présence de la bretture et de la gradine à partir du milieu du XIIe siècle, et même parfois avant, en
Bourgogne, en Champagne, en Franche-Comté et dans le Roussillon 30. Enfin, il y a quelques années,
Christian Sapin a signalé des traces de ces outils à l’époque carolingienne au porche (Torhalle) de
Lorsch, qui date de la fin du VIIIe ou du IXe siècle, à la basilique d’Éginhard à Steinbach (de 823/824 à
826), et à Saint-Philbert-de-Grandlieu (peut-être après 836) 31.
En théorie, il se peut que nos deux spolia soient d’origine antique. Or, bien que la Vita Philiberti,
la vie du fondateur de Jumièges, raconte que l’abbaye fut implantée sur l’emplacement d’un castrum
antique 32 et bien que des antiquaires et des archéologues comme Gilles Deshayes aient établi les preuves
d’une occupation à Jumièges et dans ses environs dès le Ier siècle avant Jésus-Christ et jusqu’au IVe
siècle de notre ère, très peu de vestiges de cette époque (quelques murs, des pierres sans mouluration
et des morceaux de plaquettes en marbre) ont été répertoriés localement jusqu’à présent 33. À ma con-
naissance, il n’y a pas non plus de profil romain qui ressemble au nôtre 34. Parce que nos fragments ont
été retaillés et mis en place avec un mortier roman, une datation plus récente que celle de la construc-
tion de l’église au XIe siècle peut également être exclue.

26
Ibidem, p. 142. Londres, 2005, p. 91-97, 137-139 et 177-178.
27 32
Ibidem, p. 67. René Poupardin (éd.), Monuments de l’histoire des
28
Eugène Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’ar- abbayes de Saint-Philibert (Noirmoutier, Grandlieu,
chitecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, 1868 (rééd. Tournus), Collection de textes pour servir à l’étude et à l’en-
Ligugé-Poitiers, 1997, t. 2, p. 249 et t. 9, p. 4-5), et Bessac, seignement de l’histoire, Paris, 1905, p. 6. Comme le note
L’outillage traditionnel (cf. note 12), p. 67. Le Maho, « Le monastère de Jumièges » (cf. note 17), p.
29
Bessac, L’outillage traditionnel (cf. note 12), p. 142. 315-316, les auteurs du haut Moyen Âge ont souvent dési-
30
Arnaud Timbert, « Emploi du marteau taillant bretté gné comme castrum des ruines romaines, telles que, par
en Basse-Bourgogne avant 1200 », Bulletin de la Société exemple, l’amphithéâtre de Rouen.
33
des Fouilles archéologiques et des Monuments historiques de Deshayes, « Les occupations gauloises » (cf. note 21),
l’Yonne, no 16, 1999, p. 67-70 ; idem, « Usage du marteau p. 5-24. Je remercie Gilles Deshayes pour avoir répondu à
taillant bretté à la période gothique », Dossiers d’archéologie, mes questions concernant l’occupation gallo-romaine à et
no 251, mars 2000, p. 76-77 ; Vergnolle, « Tailler la pierre » autour de Jumièges.
34
(cf. note 4), p. 73-84. L’imposte romaine qui, au premier abord, semble être
31
Christian Sapin, « Modes de construction et appareils de la plus proche (celle du niveau intermédiaire du Mausolée
pierre carolingiens : quel héritage pour l’époque romane ? des Julii à Saint-Rémy-de-Provence [Glanum], datant d’en-
Problèmes historiques et archéologiques », Cahiers de Saint- viron 30-20 avant notre ère), est constituée d’un bandeau
Michel de Cuxa, t. 37 : Vers et à travers l’art roman : la trans- de moyenne hauteur suivi par ce qui paraît être un cavet et
mission des modèles artistiques, 2006, p. 85. Sur le porche de un talon (Pierre Gros, L’architecture romaine du début du
Lorsch, voir Werner Jacobsen, « Die Lorscher Torhalle. Zum IIIe siècle av. J.-C. à la fin du Haut-Empire, Paris, 2001, t. 2,
Problem ihrer Datierung und Deutung. Mit einem Katalog p. 412-413 et pl. XV-XVI, et Mark Wilson Jones, Principles
der bauplastischen Fragmente als Anhang », Jahrbuch des of Roman Architecture, New Haven – Londres, 2000, p.
Zentralinstituts für Kunstgeschichte, t. 1, 1985, p. 9-75 ; sur 81, fig. 4.18). En outre, les profils romains qui ornent les
l’église d’Éginhard : Ludwig, Müller & Widdra-Spiess, bases de stylobates, quand ils se composent de deux élé-
Die Einhards-Basilika (cf. note 7) ; pour Saint-Philbert-de- ments primaires, semblent présenter, eux, un « bandeau »
Grandlieu : Pierre Lebouteux, « L’église de Saint-Philbert- ou plinthe, suivi par un élément convexe et un élément
de-Grandlieu », Bulletin archéologique du Comité des travaux concave, donc selon un ordre inverse du nôtre. En tout cas,
historiques et scientifiques, t. 1-2, 1965-1966, p. 49-107, et les profils romains paraissent plus compliqués que celui
Boissavit-Camus et alii, « Archéologie et restauration » de Notre-Dame. Je remercie John J. Dobbins et Vincenzo
(cf. note 24), p. 215-216. Utile aussi pour ces édifices est Mutarelli des conseils qu’ils m’ont donnés, au début de mes
l’ouvrage de Charles B. McClendon, The Origins of Medieval recherches, sur la possibilité d’une provenance romaine de
Architecture. Building in Europe, A.D. 600-900, New Haven – nos fragments.

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james morganstern

Fig. 5  : Jumièges, église Saint-Pierre, Fig. 6 : Jumièges, église Saint-Pierre, nef,
nef, grand arc de la tribune occidentale, mur occidental, baie géminée du côté nord,
imposte du côté nord, face méridionale, colonnette, vue du sud-est (cl. J. Morgan-
détail (cl. J. Morganstern). stern).

En fait, les traces des outils à dents que nous avons observées sur les fragments de Notre-Dame
sont également visibles non loin de là, dans l’église Saint-Pierre, sur l’imposte nord du grand arc de la
tribune occidentale (fig. 5) et sur la colonnette de la baie géminée du côté nord du même mur (fig.
6) 35. En effet, les traces d’outils présentes sur l’imposte de Saint-Pierre sont, comme celles de nos frag-
ments, obliques, droites, quelquefois incurvées, surtout sur le bandeau supérieur ; la largeur des dents
visibles sur l’imposte de Saint-Pierre, comme sur nos fragments, mesure 3 ou 3,5 mm, et la largeur
d’une série de cinq dents s’étend généralement sur 2,45 cm, (des largeurs de 2,4 ou 2,5 cm ont aussi été
relevées). Sur la colonnette de Saint-Pierre, les traces d’outils sont, elles, également obliques, droites,
et parfois légèrement incurvées ; l’ampleur des dents individuelles visibles sur la colonnette mesure
elle aussi 3 ou 3,5 mm, tandis que la portée de cinq dents mesure 2,4 cm.
En principe, il se peut que l’imposte de Saint-Pierre ait été taillée à l’époque mérovingienne,
vers 654, lorsque l’abbaye a été établie par saint Philibert, puis qu’elle ait été réemployée : mais son
profil en doucine ressemble à la majorité des impostes et tailloirs de Saint-Pierre, et il est invraisem-
blable que tous puissent être des spolia. Il est également difficile de croire à une retaille complète de
l’imposte de Saint-Pierre à l’époque gothique ; la présence d’un badigeon usé, bien intégré aux traces
d’outils, milite aussi contre une réfection récente 36. La colonnette de la baie géminée de Saint-Pierre

35
Des traces similaires sont évidentes aussi sur l’imposte Legoux, qui a étudié les enduits peints de Saint-Pierre dans
sud du grand arc et sur le tailloir qui coiffe la colonnette de le cadre de notre monographie sur cette église, l’enduit peint
la baie géminée, mais elles y sont peu fréquentes. qui scelle cette baie date de la fin du XIIIe ou du début du
36
De toute façon, la grande baie de la tribune occidentale a XIVe siècle (Véronique Legoux, Jumièges, abbaye Saint-
été fermée à l’époque gothique et n’a été partiellement déga- Pierre, église Saint-Pierre. Rapport d’étude et de conservation
gée qu’en 1936, par Georges Lanfry (« L’église carolingienne d’urgence d’enduits peints, Tours, 2004, t. 1, p. 16-17 et 20-21,
Saint-Pierre de l’abbaye de Jumièges [Seine-Inférieure] », et t. 2, fig. 63-64 et 69-71).
Bulletin Monumental, 1939, p. 54 et note 2). Selon Véronique

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deux réemplois à l’église notre-dame de jumièges

et les traces d’outils qu’elle présente semblent appartenir, elles aussi, à la même époque que l’église
préromane 37, que Jacques Le Maho et moi avons datée de l’époque carolingienne, de la seconde moitié
du VIIIe ou des premières décennies du IXe siècle 38. Il est donc bien possible que l’usage de la bretture
ou de la gradine, que Christian Sapin a observé à Lorsch, à Steinbach et à Saint-Philbert-de-Grandlieu
à l’époque carolingienne, puisse être étendu aux deux églises de Jumièges. À Rouen, Jacques Le Maho
a également remarqué des traces dentelées comparables sur quatre fragments qu’il a trouvés dans les
fouilles de la cathédrale dans un niveau carolingien, datant d’avant le milieu ou la fin du IXe siècle 39.
Ainsi, il semble bien que les outils à dents aient été utilisés en Normandie à l’époque carolingienne, et
pas simplement à Jumièges.
Au vu des similitudes que nous avons notées entre les traces d’outils visibles sur nos réemplois
à Notre-Dame et celles présentes sur l’imposte et sur la colonnette à Saint-Pierre, les réemplois à Notre-
Dame auraient-ils pu provenir de Saint-Pierre ? C’est évidemment possible, mais cela nous paraît peu
probable 40 : en effet, parmi les impostes et les tailloirs conservés à Saint-Pierre ou dans le dépôt lapi-
daire de l’abbaye, il n’y en a aucun dont la hauteur approche celle de nos spolia  41 ou qui présente le
même profil. L’histoire de Saint-Pierre ne permet d’ailleurs guère d’envisager que nos spolia provien-
nent de cette dernière église. Construite, comme nous l’avons suggéré, pendant la seconde moitié du
VIIIe ou vers le début du IXe siècle, l’église Saint-Pierre fut apparemment brûlée par les Vikings le 24
mai 841. Mais, comme Jean Vallery-Radot, Jacques Le Maho et moi-même l’avons proposé, il apparaît
que l’église fut seulement déblayée et remise hors d’eau vers 942, et qu’elle fut obligée d’attendre l’époque
gothique pour se voir restaurée (à l’exception peut-être de ses enduits peints) d’une manière significa-
tive 42. Il y a donc peu de chances que l’on ait pu disposer de pierres moulurées comme celles dont nous
parlons.
Si ces deux réemplois à Notre-Dame datent de l’époque carolingienne, comme nous l’avons
suggéré, il convient de se demander pourquoi ils ont été réutilisés et pourquoi ils ont été mis à l’endroit
où ils sont. Nous avons indiqué dans une autre publication qu’il y a une rupture dans les assises de

37
Des vestiges de peinture, que Véronique Legoux attribue copal, sont légèrement courbés et auraient pu appartenir à
peut-être au début du XIIIe siècle, sont présents dans quel- un décor mouluré qui a peut-être encadré un arc. Jacques
ques traces laissées en creux par les outils, traces qui ne peu- Le Maho va traiter ultérieurement de ces fragments.
40
vent donc dater de l’époque contemporaine ; il nous paraît En théorie, il est aussi possible que nos réemplois aient
également invraisemblable que ces traces d’outils puissent pu provenir d’un autre bâtiment de l’abbaye, mais le man-
dater de l’époque gothique. Comme la grande baie de la que de tels vestiges rend cette piste difficile à suivre pour
tribune, la baie géminée fut obturée à l’époque gothique, à le moment.
la fin du XIIIe ou au début du XIVe siècle d’après Véronique 41
La hauteur de notre plus grand fragment mesure, comme
Legoux ; la baie géminée a été ouverte en février 1933, par mentionné supra, 30,5 cm ; la hauteur de l’autre fragment
Georges Lanfry (« L’église carolingienne » (cf. note 36), p. demeure incertaine. À Saint-Pierre, à l’exception d’une
55-56). Sur ces questions, voir aussi Georges Lanfry, « Mise imposte qui s’élève à 41 cm, les impostes et les tailloirs les
au jour à Jumièges d’une baie géminée dans le mur interne plus hauts, qui sont peu nombreux, ne mesurent que 22-23,5
du pignon occidental de l’église Saint-Pierre », Bulletin de la cm.
42
Commission des Antiquités de la Seine-Inférieure, t. 19, 1939, Annales fontanellenses priores, Jean Laporte (éd.),
p. 42-43, et Legoux, Jumièges, abbaye Saint-Pierre (cf. note Mélanges de la Société de l’Histoire de Normandie, Rouen,
37), p. 14-17, 20-21 et 25. 1951, p. 74-75 ; The Gesta Normannorum Ducum (cf. note
38
Le Maho & Morganstern, « Jumièges, église Saint- 5), t. 1, p. 86-87, aussi p. 18-21 ; Le Maho & Morganstern,
Pierre » (cf. note 7), p. 97-116. Voir aussi Jacques Le Maho, « Jumièges, église Saint-Pierre » (cf. note 7), p. 97-116. Sur
« Tours et entrées occidentales des églises de la basse vallée les enduits peints, voir pour le moment Legoux, Jumièges,
de la Seine (IXe-XIIe siècle) », dans Christian Sapin (dir.), abbaye Saint-Pierre (cf. note 36), en particulier t. 1, p. 12-13
Avant-nefs et espaces d’accueil dans l’Église entre le IVe et le et t. 2, fig. 27-37, ainsi que Le Maho & Morganstern,
XIIe siècle, Paris, 2002, p. 282-285. « Jumièges, église Saint-Pierre » (cf. note 7), p. 111-112. Je
39
Je remercie vivement Jacques Le Maho pour avoir parta- suis redevable à Yves Gallet des précisions sur les restau-
gé avec moi ces renseignements. Selon lui, les fragments en rations gothiques, qu’il étudiera dans notre monographie
question, qui venaient du fond d’un cellier (Inv. 2392-2393) sur Saint-Pierre.
dans la cour située entre les deux basiliques du groupe épis-

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james morganstern

pierres et un changement de mortier dans le bas-côté sud de Notre-Dame, dans le mur gouttereau de
la septième travée, c’est-à-dire, puisqu’il apparaît que les travaux de construction ont été menés d’est
en ouest, une travée et demie avant la mise en place de nos spolia 43. En outre, des prospections géo-
physiques entreprises à notre demande par Christian Camerlynck semblent avoir identifié la présence
de murs ou de fondations antérieurs, alignés est-ouest de chaque côté des murs latéraux du haut-
vaisseau roman 44. En l’absence de fouilles, la datation de ces vestiges souterrains demeure incertaine,
mais ils paraissent être les derniers avant la construction des murs romans. Aussi est-il bien possible
qu’ils constituent les restes de la basilique carolingienne de Notre-Dame dont parle la Vie de saint
Philibert 45.
Selon la restitution proposée par Jacques Le Maho, la basilique carolingienne de Notre-Dame
comportait une nef à trois vaisseaux et probablement un transept 46. D’après lui, deux tours, mention-
nées ultérieurement dans les Gesta Normannorum Ducum, couronnaient, l’une, la croisée du transept
de cette église, l’autre, sa partie occidentale 47, à moins qu’elles n’aient fait partie, comme le pense May-
lis Baylé, d’un massif occidental  48. Après le raid des Vikings en 841, leur retour au cours des années
suivantes et la fuite des moines dès la fin des années 850, l’église carolingienne de Notre-Dame fut
abandonnée, puis détruite vers 944-945 à l’exception de ses deux tours qui furent sauvées par un clerc
nommé Clément  49. Plus tard, peu avant sa mort en 1027, l’abbé Thierry fit restaurer la chapelle ou
l’église Saint-Sauveur, située apparemment dans la partie occidentale de l’église carolingienne 50. Enfin,
nous l’avons dit, la construction de l’église romane Notre-Dame fut commencée par l’abbé Robert
Champart en 1040 51. Si l’on peut se fier à un texte du XVIIIe siècle, l’édifice manquait encore d’une nef
et de vitraux à la mort de l’abbé, survenue le 26 mai 1055 52. L’église fut dédicacée le 1er juillet 1067 53.

43
James Morganstern, « Le massif occidental de Notre- IV) date peut-être des années 1070, mais, selon ces archéo-
Dame de Jumièges : recherches récentes », dans Sapin (dir.), logues, elle avait la même emprise que la configuration caro-
Avant-nefs et espaces d’accueil (cf. note 38), p. 296-298. lingienne précédente (état III). De toute façon, comme dans
44
Monsieur Camerlynck va publier les résultats de ses pros- les Gesta Normannorum Ducum, où Guillaume de Jumièges
pections dans notre monographie sur l’église. a utilisé le mot turres en parlant des deux tours de Notre-
45 Dame de Jumièges, l’abbé Suger a employé turribus et tur-
Monuments de l’histoire des abbayes (cf. note 32), p. 7.
46 rium pour les tours occidentales de Saint-Denis.
Le Maho, « Le monastère de Jumièges » (cf. note 17),
49
p. 320. Annales fontanellenses priores (cf. note 42), p. 74-75 ; Jean
47
The Gesta Normannorum Ducum (cf. note 5), t. 1, p. 108- Laporte, « La date de l’exode de Jumièges », dans Jumièges.
111; Le Maho, « Tours et entrées occidentales » (cf. note Congrès scientifique du XIIIe centenaire, Rouen, 10-12 juin
39), p. 284-285 ; idem, « Le monastère de Jumièges » (cf. 1954, Rouen, 1955, t. 1, p. 47-48 ; The Gesta Normannorum
note 17), p. 321 ; Morganstern, « Jumièges, église Notre- Ducum (cf. note 5), t. 1, p. 108-111 ; Le Maho, « Le monas-
Dame » (cf. note 5), p. 79. tère de Jumièges » (cf. note 17), p. 320-321 ; Morganstern,
48
Baylé, « Les origines » (cf. note 18), p. 72. Un emplace- « Jumièges, église Notre-Dame » (cf. note 5), p. 79.
50
ment vers l’ouest semble aussi suggéré par Jean Vallery- Laporte, Les annales de l’abbaye (cf. note 5), p. 82-85,
Radot, « Le deuxième colloque international de la Société et Julien Loth (éd.), Histoire de l’abbaye royale de Saint-
Française d’Archéologie (Rouen, 13-14 juin 1966) », Bulletin Pierre de Jumièges de la Congrégation de Saint-Maur, Rouen,
Monumental, 1969, p. 125-129 et 133. Une telle disposition 1882-1885, t. 1, p. 154-155. Voir aussi Baylé, Les origines
se trouvait, pour ne mentionner qu’un exemple, à l’église (cf. note 18), p. 72.
51
abbatiale de Saint-Denis, décrite par l’abbé Suger dans le Voir note 5.
52
De consecratione (Erwin Panofsky (éd.), Abbot Suger on the Histoire de l’abbaye (cf. note 50), t. 1, p. 188 ; Les annales
Abbey Church of St.-Denis and Its Art Treasures, Princeton, de l’abbaye (cf. note 5), p. 56-57 ; Jean Laporte, « Les listes
1946 [rééd. par Gerda Panofsky-Soergel, 1979, p. 88-89], abbatiales de Jumièges », dans Jumièges. Congrès scientifique
ou Suger, Œuvres, Françoise Gasparri (éd.), t. 1, Écrit (cf. note 49), t. 1, p. 457 ; Véronique Gazeau, Normannia
sur la consécration de Saint-Denis, l’Œuvre administrative, monastica. Prosopographie des abbés bénédictins (Xe-XIIe siè-
Histoire de Louis VII (Les classiques de l’histoire de France cle), Caen, 2007, t. 2, p. 151. La mort de Robert Champart
au Moyen Âge, 37), Paris, 1996, p. 12-13). Comme Werner rapportée au 26 mai 1052 dans l’Histoire de l’abbaye (cf. note
Jacobsen et Michaël Wyss l’ont suggéré (« Saint-Denis : Essai 50), est erronée.
53
sur la genèse du massif occidental », dans Sapin, Avant-nefs The Gesta Normannorum Ducum (cf. note 5), t. 2, p. 172-
et espaces d’accueil (cf. note 38), p. 76-87, notamment p. 173, et Les annales de l’abbaye (cf. note 5), p. 56-57.
80-81, 86-87 et fig. 3), la disposition dont Suger parlait (état

454

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deux réemplois à l’église notre-dame de jumièges

Dans l’état actuel de nos connaissances, les localisations précises des tours envisagées par
Jacques Le Maho et par Maylis Baylé demeurent incertaines. Mais, si la disposition des tours que
Jacques Le Maho a suggérée est correcte et si la tour orientale qu’il a proposée se situait près du transept
et de la croisée actuels, il est possible que la rupture de maçonnerie et le changement de mortier que
nous avons signalés dans la septième travée du bas-côté sud puissent être liés à une pause causée par
la destruction d’une telle tour orientale 54. En tout cas, si nos deux réemplois, qui ne se trouvent pas
loin de la septième travée, appartenaient à la basilique carolingienne de Notre-Dame, comme nous le
pensons, il se peut qu’ils proviennent de la destruction des derniers vestiges de cette église et peut-être
d’une tour qui surmontait son transept.
Mais, pourquoi nos spolia ont-ils été réemployés et pourquoi ont-ils été mis dans un emplace-
ment aussi visible, à côté du passage des moines entre le cloître et l’église ? Après qu’on les ait inversés,
ils étaient certainement bons à servir de socle roman, et, s’ils provenaient de la destruction d’une par-
tie de l’église précédente qui venait d’être démontée, on peut suggérer que c’était un choix utilitaire.
Cependant, même si de telles considérations ont pu jouer un rôle dans la décision de réutiliser ces
fragments dans l’église romane, il semblerait qu’il y ait une autre raison.
En effet, on soupçonne que nos deux fragments ont été réemployés et insérés à l’endroit où ils
se trouvent pour évoquer l’ancienneté et la continuité du site et pour assurer la mémoire historique du
lieu, comme les tours sauvées par le clerc Clément. De fait, il y a beaucoup de monuments du Moyen
Âge dans lesquels on a apparemment incorporé des réemplois aux emplacements les plus visibles pour
des raisons similaires. Dans ce contexte, on pense, par exemple, aux colonnes et chapiteaux qui, d’après
Werner Jacobsen, provenaient des basiliques pré-mérovingiennes et mérovingiennes de Saint-Denis
et ont été réemployés dans l’église carolingienne consacrée par l’abbé Fulrad en 775 55. On pense aussi
aux colonnes antiques et à une base, qui, selon Chantal Arnaud et Christian Sapin, viennent peut-être
d’un état antérieur du site et ont été réutilisées dans la confession de Saint-Germain d’Auxerre entre
840 et 860  56. Éliane Vergnolle nous rappelle le pavement, donné par l’abbé Gauzlin, qui ornait le
sanctuaire de Saint-Benoît-sur-Loire après 1026 et qui a été replacé dans le nouveau sanctuaire de la
fin du XIe siècle 57. Et, à Paris, où l’on trouve avec Bruno Klein des parties nouvelles liées aux parties
anciennes dans les premières églises gothiques  58, on découvre beaucoup de spolia. À Saint-Denis,

54
Il est aussi possible que la pause provienne d’autres cir- 90-91 et 100-101, ou Suger, Œuvres (cf. note 48), p. 12-13,
constances. Nous reviendrons sur le sujet dans notre mono- 26-27 et 120-121).
59
graphie. William W. Clark, « “The Recollection of the Past Is
55
Werner Jacobsen, «  Spolien in der karolingischen the Promise of the Future”. Continuity and Contextuality :
Architektur », dans Poeschke (éd.), Antike Spolien (cf. note Saint-Denis, Merovingians, Capetians, and Paris », dans
14), p. 158 et fig. 10. Virginia Chieffo Raguin, Kathryn Brush et Peter
56
Archéologie et architecture (cf. note 23), p. 237-239, 271, Draper (éd.), Artistic Integration in Gothic Buildings,
et fig. 268, 320 et 321. Toronto-Buffalo-Londres, 1995, p. 92-113 ; idem, « Defining
57
Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire (cf. note 1), p. 148 National Historical Memory in Parisian Architecture (1130-
et fig. 138 ; idem, « L’art roman… » (cf. note 2), p. 12 et 1160) », dans Nancy Gauthier et Henri Galinié (dir.),
fig. 4 ; Jean-Marie Berland, « Le pavement du chœur de Grégoire de Tours et l’espace gaulois, Actes du congrès inter-
Saint-Benoît-sur-Loire », Cahiers de Civilisation Médiévale, national, Tours, 3-5 novembre 1994, Revue archéologique
t. 11, 1968, p. 211-219 ; idem, « Les fouilles archéologiques du Centre de la France, suppl. 13, Tours, 1997, p. 341-358
exécutées en 1958-1959 dans l’église de Saint-Benoît-sur- (publié de nouveau sous le titre « Context, Continuity, and
Loire », dans René Louis (dir.), Études ligériennes d’histoire the Creation of National Memory in Paris, 1130-1160 : A
et d’archéologie médiévales, Auxerre, 1975, p. 395-402. Critical Commentary », Gesta, t. 45, 2006, p. 161-175). Voir
58
Bruno Klein, « Convenientia et cohaerentia antiqui et aussi, sur Saint-Denis, Abbot Suger (cf. note 48), p. 50-53,
novi operis : ancien et nouveau aux débuts de l’architecture 90-91 et 100-101, ou Suger, Œuvres (cf. note 48), p. 12-13,
gothique », dans Fabienne Joubert et Dany Sandron (éd.), 26-27 et 120-121, et, sur Saint-Germain-des-Prés, Philippe
Pierre, lumière, couleur. Études d’histoire de l’art du Moyen Plagnieux, « L’abbatiale de Saint-Germain-des-Prés. Les
Âge en l’honneur d’Anne Prache, Paris, 1999, p. 19-32. Voir débuts de l’architecture gothique », Bulletin Monumental,
également, à ce propos, le De administratione et le De conse- 2000, p. 6-87, notamment p. 27, 32, 54 et note 151. Je remer-
cratione de l’abbé Suger (Abbot Suger (cf. note 48), p. 50-53, cie William Clark de nos discussions sur le sujet.

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james morganstern

comme William W. Clark et d’autres chercheurs l’ont signalé, les bâtisseurs de l’abbé Suger ont réem-
ployé des colonnettes et du carrelage mérovingiens dans la façade consacrée en 1140 et des colonnes
et des chapiteaux mérovingiens dans la crypte et dans le niveau supérieur dédicacés en 1144 ; à Saint-
Pierre-de Montmartre, selon le même auteur, les bâtisseurs ont introduit avant 1147 des colonnes et
des chapiteaux mérovingiens à l’ouverture de l’abside et dans la nef pour délimiter l’espace des moni-
ales ; et, comme William Clark et Philippe Plagnieux l’ont observé, à Saint-Germain-des-Prés, on a
réutilisé, entre 1146 et 1155 environ, des colonnettes de la même époque préromane dans les fausses
tribunes du chœur  59. On se souvient également des colonnes et des chapiteaux étudiés par Cord
Meckseper et Ernst Schubert, qui ont embelli la cathédrale de Magdebourg fondée à partir de 955 par
Otton Ier, ainsi que du couvercle de son sarcophage, qui ont été réutilisés dans la cathédrale gothique
à partir de 1207 et dans ses annexes 60.
Les deux spolia de Notre-Dame de Jumièges dont nous avons parlé ici appartiennent donc à
un groupe d’édifices importants ornés de réemplois. À Notre-Dame, les spolia ont peut-être été réutil-
isés, comme dans d’autres bâtiments, parce que les bâtisseurs les avaient sous la main, ou parce qu’ils
provenaient de vestiges en train d’être démontés. Mais il semble aussi qu’ils aient été intégrés à l’église
romane de Jumièges parce qu’ils manifestaient l’ancienneté et la continuité du lieu, parce qu’ils créaient
un lien entre le présent et le passé et conservaient la mémoire historique du site. En effet, il est bien
possible que la conservation de nos deux réemplois ait été motivée par les mêmes sentiments que ceux
qui avaient animé le clerc Clément un siècle auparavant. Et, nous l’avons suggéré, il est même possible
que nos spolia proviennent de l’une des tours sauvées par Clément. S’ils datent de l’époque carolingi-
enne, comme il nous semble, nos spolia augmentent le nombre d’exemples du VIIIe ou du IXe siècle
qui ont été taillés à la bretture ou à la gradine et, avec la découverte faite par Jacques Le Maho de frag-
ments travaillés par des outils dentelés à la cathédrale de Rouen, ils étendent l’utilisation de tels outils
pendant la période préromane en Normandie. Et, enfin, si nos réemplois sont bien carolingiens, ils
nous offrent de nouveaux éléments pour la recherche sur l’église Notre-Dame de Jumièges datant de
cette époque.

60
À ce propos et à propos d’autres spolia trouvés dans Schubert (éd.), Herrschaftsrepräsentation im ottonischen
la cathédrale et dans les bâtiments ou les espaces avoisi- Sachsen, Vorträge und Forschungen, t. 46, Sigmaringen,
nants, voir Thietmar von Merseburg, Chronik, Werner 1998, p. 9-32. Pour le couvercle du tombeau d’Otto Ier, voir
Trillmich (éd.), Ausgewählte Quellen zur deuts- Ernst Schubert et Uwe Lobbedey, « Das Grab Ottos des
chen Geschichte des Mittelalters, Freiherr von Stein- Grossen im Magdeburger Dom », dans Otto der Grosse (cf.
Gedächtnisausgabe, t. 9, Berlin, s.d., p. 53 ; Meckseper, note 16), p. 381-390 et fig. 1-5. Comme l’indique la littéra-
« Antike Spolien » (cf. note 16), p. 179-185 et fig. 1, 3, 4, 8 ture sur le sujet, plusieurs des colonnes et des chapiteaux
et 9 ; idem, « Magdeburg und die Antike » (cf. note 16), p. qui ont orné la cathédrale de Magdebourg fondée par Otto
367-380 et fig. 1-7 ; et Ernst Schubert, « Imperiale Spolien Ier sont eux-mêmes des spolia que l’empereur a fait apporter
in Magdeburger Dom  », dans Gerd Althoff et Ernst de la région méditerranéenne.

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Un remploi roman à Saint-Georges de Camboulas
(Aveyron)
Henri Pradalier

Au sommet d’un promontoire dominant la vallée du Viaur se dresse l’église de Saint-Georges


de Camboulas (Aveyron). Comptant une nef à vaisseau unique de trois travées carrées voûtées d’ogives
quadripartites, elle se termine par un chevet plat derrière lequel a été ajoutée une sacristie plus basse
et plus étroite. Le chevet est éclairé par une petite rose quadrilobée. Deux tourelles en flanquent les
angles orientaux et s’interrompent avant la corniche de la toiture car l’édifice connut une surélévation
au XVIe siècle qui permit d’établir une vaste salle au-dessus des voûtes de l’église. Sur le flanc nord de
la première travée a été ménagée une petite chapelle avec une cuve baptismale romane. Dans son mur
sud est percée la porte d’entrée de l’édifice. On a ajouté, dans la moitié orientale de la deuxième travée,
deux chapelles latérales faisant transept (fig. 1). L’analyse des supports intérieurs et des ogives montre
deux étapes de construction au cours du XIVe siècle : dans la travée occidentale, plus ancienne, les
ogives présentent un tore à listel et les supports engagés du doubleau sont pentagonaux, tandis qu’entre
la deuxième et la troisième travée, les supports engagés sont semi-circulaires, et les ogives, à cavets.
L’analyse des maçonneries de la nef est rendue difficile sur le flanc nord du fait de la présence
de la chapelle latérale, des fonts baptismaux, d’un puissant contrefort et d’un crépi couvrant la partie
inférieure des murs. Par contre, dans la partie inférieure du mur sud, on distingue quelques assises
d’un appareil moyen équarri qui évoque les constructions du XIIe siècle, appareil que l’on retrouve sur
le contrefort flanquant la porte d’entrée et, à l’intérieur, sous la fenêtre méridionale de la deuxième
travée. Au-dessus de ces vestiges du XIIe siècle, l’appareil en blocs de schiste irréguliers noyés dans du
mortier devient beaucoup plus grossier et trahit une construction faite à l’économie.
La porte d’entrée de l’église, en berceau brisé, a été ménagée dans le mur sud de la première
travée entre un contrefort de la nef à l’est et un mur plus récent à l’ouest qui fossilise la retombée de
l’archivolte et une partie du piédroit occidental (fig. 2). Deux colonnettes de chaque côté reposent sur
d’étroites bases polygonales composées d’une large scotie évasée vers le bas entre deux tores simplement
moulurés. Elles sont surmontées de chapiteaux dont les corbeilles étroites et exagérément étirées com-
portent deux moulures biseautées, un astragale et un abaque identiques, faiblement polygonaux. Ces
chapiteaux reçoivent des tores à listel. L’archivolte, à tore à listel également, repose, à l’est, sur un culot
polygonal. Ces caractères permettent de dater la porte de la première moitié du XIV e siècle, la pauvreté
du traitement ne permettant pas une datation plus précise.
Dans les écoinçons ménagés entre l’archivolte et le mur moderne d’une part, entre l’archivolte
et le contrefort d’autre part, apparaît un appareil relativement régulier qui s’interrompt au-dessous du
niveau de la clef de l’archivolte et qui paraît être contemporain de la porte. Au-dessus on retrouve
l’appareil grossier qui caractérise l’essentiel des murs de la nef. C’est dans cette partie qu’ont été insérés
postérieurement au milieu du XIVe siècle une plaque sculptée et le larmier qui la surmonte. Aujourd’hui,
un crépi blanchâtre qui déborde largement le contour de la plaque à l’ouest cache maladroitement cette
insertion. On remarque enfin, immédiatement autour de la plaque, un ciment gris récent qui a sans
doute été apposé en vue de la consolider.
Sur cette plaque en calcaire a été figuré un Christ trônant sur un fond étoilé, les pieds sur un
escabeau, levant la main droite et abaissant la gauche (fig. 3). À ses pieds, sur des nuées, sont agenouillés
deux anges portant des cierges. De part et d’autre de sa tête, deux autres anges déploient des phylactères
portant des inscriptions évoquant un Jugement Dernier. On lit en effet sur le phylactère tenu par l’ange
à la droite du Christ : « Au royaume de vie, ô vous, saintes troupes, venez ! » et sur celui de l’ange de
gauche : « [Allez] aux abîmes que vous a mérités l’art du Malin ». De surcroît, une inscription tronquée

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 457-464
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100219

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henri pradalier

Fig. 1 : Camboulas (Aveyron), prieuré Saint-Georges vu du sud-est (cl. Henri Pradalier).

Fig. 2 : Camboulas (Aveyron), église Saint-Georges, porte


méridionale (cl. Henri Pradalier).

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un remploi roman à saint-georges de camboulas(aveyron)

Fig. 3 : Camboulas (Aveyron), église Saint-Georges, Christ du tympan (cl. Henri Pradalier).

court aux pieds du Christ : « … pour le peuple fidèle. Ainsi seront pesées les bonnes ou les mauvaises
actions… » 1. Le canon des visages, la mise en page, l’attitude du Christ, la présence des quatre anges
évoquent le Christ placé au centre du tympan du Jugement Dernier à Sainte-Foy de Conques (fig. 4).
Cependant, si le drapé sur les épaules est identique à celui du Christ de Conques, l’artiste a inversé
l’orientation des étoffes sur la poitrine du Christ et entre ses jambes. Le tout est rendu par des gestes
raides, figés et sans souplesse. Quant aux plissés, écrasés, ils révèlent un art plus populaire.
La ressemblance avec le Christ du tympan de Conques, qui aurait dû susciter la curiosité des
spécialistes, n’a pourtant attiré l’attention que de deux chercheurs : le chanoine Louis Bousquet et
Jacques Bousquet  2, qui aboutissent à des conclusions opposées sur le contexte iconographique,
l’emplacement initial de l’œuvre et sa date.
Si tous deux s’accordent à penser que la plaque du Christ est un remploi, pour le chanoine
Bousquet elle serait l’élément central du tympan occidental de la cathédrale « pré-gothique » de Rodez
– dont les autres éléments auraient disparu –, et serait contemporaine de la table d’autel de Deusdedit,
conservée aujourd’hui sur le mur nord de la chapelle d’axe de la cathédrale de Rodez et datée des an-
nées 961-1004 par Paul Deschamps 3, 982-1004 par Pierre Ponsich 4 et des environs de 1050 par Marcel

1 3
Robert Favreau, Jean Michaud, Bernadette Leplant, Paul Deschamps, « Tables d’autel de marbre exécutée
Corpus des inscriptions de la France médiévale, Aveyron, Lot, dans le Midi de la France aux Xe-XIe siècles », dans Mélanges
Tarn (t. 9), Paris, 1984, p. 66-67. à Ferdinand Lot, Paris, 1925, p. 137-168.
2 4
Louis Bousquet, La cathédrale prégothique de Rodez, Pierre Ponsich, « Les tables d’autel à lobes de la province
Rodez, 1948 ; Jacques Bousquet, La sculpture à Conques ecclésiastique de Narbonne (Xe-XIe siècle) et l’avènement de
aux XIe et XIIe siècles. Essai de chronologie comparée, Lille, la sculpture monumentale en Roussillon », dans Cahiers de
1973, p. 837-843. Saint-Michel de Cuxa, 1982, n° 13, p. 7-46.

459

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henri pradalier

Fig. 4 : Conques (Aveyron), abbatiale Sainte-Foy, façade occidentale, Christ du tympan (cl. Henri
Pradalier).

460

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un remploi roman à saint-georges de camboulas(aveyron)

Durliat  5. Le style du Christ, selon le chanoine Bousquet, se rapprocherait, de surcroît, de celui de


l’enfeu de Bégon à Conques, ce qui contraindrait à le dater au plus tard de 1107. Le chanoine Bousquet
appuie sa théorie sur le fait que les bénéfices du prieuré Saint-Georges de Camboulas avaient été don-
nés en 1281 au chanoine-ouvrier de la cathédrale de Rodez, chargé de diriger les travaux de la nouvelle
cathédrale, commencée en 1277. Ce dernier aurait fait transporter le Christ à Camboulas, dans le des-
sein de le sauver ; hypothèse hautement improbable si l’on songe qu’en 1281 la nef de l’église « pré-
gothique » de la cathédrale de Rodez était encore utilisée pour le culte et le fut au moins jusqu’au XVe
siècle. La démonstration du chanoine Louis Bousquet avait pour but de faire du tympan disparu de la
cathédrale de Rodez la première œuvre, encore hésitante, du maître du tympan de Conques, sculpteur
dont le talent se serait affirmé à la façade de l’abbatiale rouergate quelques années plus tard.
Jacques Bousquet, pour sa part, réfute ces conclusions. Il remarque que la plaque de Cambou-
las est insérée dans un édifice du XIVe siècle, et non du XIIIe, que le style révèle un épigone laborieux
et que ce morceau de sculpture pouvait très bien constituer « une réduction » du thème conquois à sa
plus simple expression, la seule présence du Christ, semblable à celui de Conques, permettant de sug-
gérer un Jugement Dernier sans que l’on ait éprouvé le besoin d’y ajouter les scènes du Paradis et de
l’Enfer. On aurait donc exécuté cette œuvre pour le prieuré de Camboulas, qui, « ancien chef-lieu
d’archiprêtré, comme Lassouts et Coupiac » aurait « eu droit à une décoration un peu plus riche, mais
au niveau rural » 6.
Face à ces deux positions diamétralement opposées – un fragment de l’ancien tympan de la
cathédrale de Rodez exécuté vers 1100 et remployé au XIIIe siècle à Camboulas ou une œuvre se suf-
fisant à elle-même exécutée pour Camboulas vers 1150 –, on peut ajouter une troisième hypothèse.
Nous partageons l’avis de Jacques Bousquet pour considérer comme irrecevables les années
1100 retenues par le chanoine Louis Bousquet pour la datation de cette œuvre qui découle de l’art de
Conques et ne le précède pas. Nous citons ici quelques extraits du passage convaincant où Jacques
Bousquet, dans une analyse précise du style, démontre l’impossibilité d’une réalisation antérieure à
celle de Conques :
« … mains piteusement plaquées aux doigts trop allongés, geste incertain du bras droit, voisin
de l’angle perpendiculaire si peu esthétique, chrisme trop grand doté d’une croix trop mince,
draperie qui tombe verticalement et forme un malencontreux angle droit, l’autre pan sur
l’épaule droite la couvrant entièrement au lieu de dégager la poitrine… ».
« Tous ces effets de raidissement trahissent l’artiste « populaire ». […] Et que dire des yeux
exorbités, par le creusement trop profond d’un sillon en ovale et le trou maladroit de la pupille.
Les ailes des anges s’allongent et se tordent […] Le schéma de nuages devient une suite de
courbes si resserrées qu’on y verrait plutôt celui de l’eau… » 
« L’absence de tout trait d’archaïsme authentique, en particulier l’allongement du visage et les
petites oreilles, prouve que l’artiste n’a pas recouru à d’autres sources ni même à une tradition
iconographique plus ancienne. C’est la réduction directe du grand modèle ».
« Aucun doute n’est en effet possible sur l’ordre chronologique, qui place Camboulas après
Conques, la copie médiocre après le chef-d’œuvre. »
Cette analyse stylistique, qui prouve l’antériorité de Conques, comme les comparaisons avec
les sculptures de Rodez, apportent la démonstration convaincante de l’impossibilité d’un remploi venu
de la cathédrale de Rodez. On imagine mal, en effet, que cette œuvre puisse provenir de la cathédrale
pré-gothique de Rodez. Comment se serait-on contenté, dans l’église-mère du diocèse, d’une œuvre
stylistiquement aussi pauvre, alors qu’on avait fait les plus grands efforts pour le choix d’une table d’autel

5 6
Marcel Durliat, « Tables d’autel à lobes de la province Bousquet, La sculpture à Conques (cf. note 2), p. 933,
ecclésiastique de Narbonne (Xe-XIe siècle)  », Cahiers note 434.
archéologiques, t. XVI, 1966, p. 50-75.

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henri pradalier

de qualité vers l’an mille et de chapiteaux à entrelacs soignés pour la supporter dans la première moitié
du XIIe siècle ?
On peut être plus réservé sur l’idée, émise par Jacques Bousquet, selon laquelle il s’agirait d’une
œuvre se suffisant à elle-même, comme une « réduction » à sa plus simple expression du tympan de
Conques, que chacun aurait eu en mémoire et dont la connaissance aurait alors été suffisamment ré-
pandue pour que quiconque puisse y reconnaître un Jugement Dernier.
On a pu, en effet, assez fréquemment, à partir du XIIe siècle, utiliser la figure centrale du Christ
sur un tympan sans qu’elle soit entourée de scènes plus développées. C’est le cas à Saint-Trophime
d’Arles, au portail central de Chartres, c’est le cas au tympan de Montseugny, au tympan de Saint-Bé-
nigne de Dijon déposé au Musée archéologique de cette ville, aux tympans de Til-Châtel, Vizille, Se-
mur-en-Auxois, Cervon, etc. Mais, dans tous ces exemples, le tympan soit s’insère comme élément
central d’une iconographie savante qui se développe sur le linteau, les voussures et les ébrasements,
voire sur la partie inférieure de la façade comme c’est le cas à Chartres ou à Arles, soit se suffit à lui-
même, car il représente une Maiestas Domini, le Christ étant alors entouré des quatre symboles des
évangélistes et parfois de deux anges portant la mandorle 7.
Or tel n’est pas le cas de la plaque sculptée de Camboulas. Le Christ est certes entouré, mais
seulement par quatre anges dont les deux du haut déroulent des phylactères et les deux du bas portent
des cierges. Il n’existe à notre connaissance aucun autre exemple présentant une telle iconographie
isolée de tout contexte 8. Incontestablement, cette pièce est l’élément central d’un tympan qui représen-
tait le Jugement Dernier. Les inscriptions et les gestes du Christ en apportent une preuve sans équi-
voque. L’allusion à des élus et des damnés désignés, comme à Conques, par les mains du Christ, celle
de l’inscription inférieure faisant allusion à la scène de la pesée des âmes : « … Ainsi seront pesées les
bonnes ou les mauvaises actions… », qui est à rapprocher de l’inscription de Conques placée au bas du
tympan sous la pesée des âmes : « Ô pécheurs, à moins que vous ne réformiez vos mœurs, sachez qu’un
jugement redoutable vous attend », ne peuvent se comprendre sans l’existence de scènes voisines évo-
quant le Jugement Dernier avec au moins la représentation, comme à Conques, de saint Michel pesant
les âmes face à un diable. Seul le choix très savant d’hexamètres latins pour l’inscription inférieure
plaide en faveur d’un commanditaire cultivé cherchant à se démarquer des tituli conquois, qui repren-
nent banalement le texte de saint Matthieu sur le Jugement Dernier 9.
Ce Christ fut-il exécuté pour Camboulas même ? Si aucun autre fragment ne subsiste sur place,
si l’analyse des sculptures romanes de l’église paroissiale de Camboulas ne permet pas d’établir de liens
stylistiques avec le Christ du prieuré, sa présence actuelle sur le mur de l’église Saint-Georges, les ves-
tiges d’une église romane antérieure, le fait que Saint-Georges de Camboulas ait été le chef-lieu d’un
archiprêtré, comme l’a souligné Jacques Bousquet, constituent des éléments favorables pour considérer
qu’il fut peut-être exécuté en vue de décorer l’édifice roman antérieur à l’actuelle construction. Mais
cette figure du Christ, isolée, n’est que l’élément central d’un tympan disparu qui représentait un Juge-
ment Dernier.
L’antériorité du tympan de Conques, d’une part, la prégnance du modèle conquois d’autre part,
permettent de proposer pour cette œuvre une date dans le deuxième quart du XIIe siècle, date qui est
tributaire de celle que l’on accorde au tympan de Conques, peut-être un peu plus haute que celle de

7
Sur la question de la Maiestas Domini à l’époque romane, d’anges portant des cierges. Il s’agit du Jugement Dernier
on verra Éliane Vergnolle, « Maiestas Domini portals of de Reims et du Couronnement de la Vierge à Notre-Dame
the twelfth century », dans Romanesque Art and Thought in de Paris, tous deux dans un contexte précis largement
the Twelfth Century. Essays in Honor of Walter Cahn (The développé : Jugement Dernier et culte marial.
9
Index of Christian Art Occasional Papers, X), Princeton, Mt, XXV, 34 : « Venez, les bénis de mon père, possédez le
2007, p. 179-199. royaume qui vous a été préparé », et 41 : « Éloignez-vous de
8
On connaît deux beaux exemples d’un Christ entouré moi, maudits ».

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un remploi roman à saint-georges de camboulas(aveyron)

1120 généralement admise  10. On remarquera surtout que cette œuvre est la seule à avoir été aussi
fortement marquée par le style et l’iconographie du tympan de Conques dont on s’étonne qu’il n’ait pas
exercé une plus forte influence sur la production sculptée du Rouergue et des régions voisines.
Reste le problème du remploi. On a vu qu’il avait été inséré après coup dans un mur datant du
XIVe siècle. Il est possible que cette insertion ait été due à Raimond Frédaud, chanoine-ouvrier de la
cathédrale de Rodez et qui fit édifier un petit oratoire au pied du prieuré Saint-Georges en 1546.
Mais pourquoi avoir réutilisé à Camboulas une œuvre romane entre 1350 au plus tôt et 1546 au
plus tard ? On peut songer tout d’abord à un souci d’économie. Il était en effet plus facile de placer
au-dessus du portail d’entrée de l’église une œuvre que l’on avait à disposition surtout si on la compare
à la pauvreté du portail gothique et à l’absence de toute sculpture à l’intérieur de l’église.
Suffit-elle pour autant à expliquer la pratique relativement fréquente de remplois romans dans
des édifices postérieurs ? Le cas de Camboulas, en effet, n’est pas isolé. Éliane Vergnolle a montré que
le tympan de Montseugny avait été remployé dans une façade refaite en 1654, puis récupéré à l’intérieur
de l’église entre 1769 et 1775 en vue de le protéger, enfin replacé en façade en 1835 11. Ce cas exception-
nel où la figure de la Maiestas Domini a été à trois reprises réutilisée est à rapprocher du cas de l’église
de Cervon (Nièvre), où une Maiestas Domini a également été réutilisée dans les années 1410-1413 à la
façade occidentale sur le champ vide d’un tympan altéré 12. De même, le petit tympan de Saint-Bénigne
de Dijon, daté du XIIe siècle, fut, dès le XIIIe siècle, remployé dans un édifice funéraire. Et que dire du
cas de Saint-Gilles-du-Gard, où la Maiestas Domini du tympan central de la façade fut refaite au XVIIe
siècle en récupérant les quelques fragments romans conservés ?
Si l’on comprend les raisons qui, dans le cadre de la redécouverte de l’art du Moyen Âge,
poussèrent les restaurateurs du XIXe siècle à réutiliser des œuvres romanes en vue de les conserver, si
la pratique de l’ensevelissement des œuvres démodées est bien connue, celle des remplois a été moins
étudiée. Elle mériterait qu’une étude sur les motivations qui poussèrent les hommes de la Renaissance,
du XVIIe et du XVIIIe siècles, à conserver certaines des œuvres médiévales lui soit consacrée par les
modernistes, d’autant que le Rouergue offre l’exemple passionnant du remploi de chapiteaux romans
au XVIIIe siècle dans l’église Saint-Amans de Rodez 13.

10
Voir l’article d’Éliane Vergnolle, Nelly Pousthomis et 12e au 14e siècle, Festschrift für Peter Kurmann zum 65.
Henri Pradalier à paraître dans le Congrès archéologique Geburtstag / Mélanges offerts pour le 65e anniversaire de Peter
de France tenu en Rouergue en 2009. Kurmann, Berne, 2006, p. 413-435.
11 12
Éliane Vergnolle, «  Le tympan de Montseugny Léon Pressouyre, «  L’église de Cervon  : le portail
(Haute-Saône). Une Maiestas Domini romane  », dans occidental », Congrès Archéologique de France (Nivernais,
Stephan Gasser, Christian Freigang et Bruno Boerner 1967), Paris, 1967, p. 21-27.
13
(dir.), Architektur und Monumentalskulptur des 12.-14. Voir l’article de Jean Nayrolles à paraître dans le Congrès
Jahrhunderts / Architecture et sculpture monumentale du archéologique de France tenu en Rouergue en 2009.

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Réemplois gothiques :
les portails romans de la cathédrale de Bourges sont-ils
un cas singulier ?
Patrick Ponsot

Jusqu’à la Révolution, en dehors des principales cérémonies, on accédait à la cathédrale de


Bourges par deux portails percés juste en avant du jubé : au nord, depuis la ville, pour les fidèles ; au
sud, depuis l’enclos archiépiscopal, pour les seuls clercs. Ces portails spectaculaires proviendraient de
la précédente cathédrale, ce qui intrigue dans un édifice « proprement gothique » car complètement
reconstruit à partir de 1195. Les observations faites lors de la restauration du portail nord ici présenté
(fig. 1) permettent de reprendre les quatre questions que posent ces singuliers réemplois : pourquoi les
portails ont-ils été conservés ? Quand ont-ils été remontés ? Que peut-on imaginer de leurs disposi-
tions initiales ? Par qui ces portails avaient-ils été créés ? Seront abordées en conclusion les questions
de savoir si cette démarche de conservation-réemploi est ou non exceptionnelle, le sens qu’elle pouvait
avoir, et ce qu’elle nous dit du rapport des commanditaires à la création et au passé.

Des sources inexistantes

On ignore à peu près tout des édifices ayant précédé la cathédrale actuelle, sinon qu’ils avaient
le même emplacement. Pour Jean-Yves Ribault, leur dernier historien  1, ils auraient été arasés pour
constituer l’énorme plate-forme sur laquelle repose aujourd’hui la cathédrale, très au-dessus du sol
précédent. Contrairement à ce qui a été parfois imaginé, les portails nord et sud ne peuvent donc
qu’avoir été replacés dans la cathédrale gothique 2. Jusqu’à l’achèvement du massif occidental peu avant
le milieu du XIIIe siècle, ils formaient les seules entrées à la cathédrale 3. On ignore l’origine des portails,
les emplacements auxquels ils étaient destinés, s’ils avaient même été mis en place. On ignore égale-
ment à quel moment intervint leur réinstallation dans la cathédrale commencée en 1195. Leur proximité
de la coupure entre le chœur, par lequel on avait commencé, et la nef, devrait faire penser à une date
comprise entre 1206 (voûtement des couloirs d’accès à l’église inférieure située sous le seul chœur 4) et
1214 (date habituellement retenue pour l’achèvement du chœur). C’est néanmoins une mention plus
tardive qui est habituellement retenue pour dater leur déplacement juste avant 1232, date à laquelle la

1
Jean-Yves Ribault, « Observations et hypothèses sur la 80 ; Ann New-Smith, Twelfth-Century Sculpture at the
cathédrale de romane de Bourges aux XIe et XIIe siècles », Cathedral of Bourges, Boston University, 1975. Voir éga-
Cahiers d’archéologie et d’histoire du Berry, t. 127, 1996, p. lement Neil Stratford, La frise monumentale romane de
4. Sur la cathédrale gothique : Robert Branner, La cathé- Souvigny, Souvigny, 2002, p. 67.
3
drale de Bourges et sa place dans l’architecture gothique, Aussi tard qu’en 1172, on laisse construire une maison de
Paris, 1962 ; bibliographie récente complète dans : Jean- chanoine « devant la cathédrale ». À cette date, l’archevêque
Yves Ribault, Un chef d’œuvre gothique, la cathédrale de Étienne de la Chapelle donne à son clerc Eudes une place
Bourges, Paris, 1995. vide située « devant l’église Saint-Étienne » pour y bâtir une
2
Le dernier à soutenir que les portails étaient en place avant maison à la condition que le bénéficiaire s’engage à la céder
la cathédrale gothique est Peter Kidson, « Bourges after au chantier de l’église lorsqu’on y travaillera : Ribault, Un
Branner », Gesta, XXXIX/2, 2000, p. 147. Sur les portails chef d’œuvre gothique (cf. note 1), p.51.
4
proprement dits, quatre études peuvent être citées : Robert Planches de coffrage de la voûte datée par dendrochro-
Branner, «  Les portails latéraux de Bourges  », Bulletin nologie, Archeoloabs, 1998 (Centre de documentation de
Monumental, 1957, p. 263 ; Willibald Sauerländer, La la DRAC Centre, Orléans).
sculpture gothique en France 1140-1270, Paris, 1972, p.

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 465-476
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100220

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patrick ponsot

Fig. 1 : Bourges, cathédrale, portail Notre-Dame-des-Grâces (cl. Max Himmer, 1970).

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réemplois gothiques

« porte sud » est utilisée comme « tribunal » 5. Certains auteurs considèrent cette date de 1232 comme
un terminus post quem pour la mise en place du portail sud, donc, par analogie, également de celui du
nord. Nous verrons que seuls les porches sont concernés par cette date.
Il ne semble pas que l’incendie qui a ravagé une grande partie des bas-côtés de la cathédrale
en 1559 ait détruit plus que les constructions qui surmontaient les porches 6. Restaurées après l’incendie,
seule celle au nord est conservée, le surcroît sud ayant été détruit lors des restaurations du XIXe siècle.
Les voûtes d’ogives du XIIIe siècle semblent donc avoir rempli leur office et protégé les portails. Rien
en revanche n’a arrêté l’iconoclasme des huguenots à la fin du siècle : toutes les têtes ont disparu du
portail nord, côté ville (au sud, le portail était protégé par la clôture)  7. On peut imaginer que c’est à
cette date qu’a disparu la statue du trumeau, remplacée par la Vierge peinte qui a donné son nom de
Notre-Dame-des-Grâces au portail. Cette peinture a aujourd’hui complètement disparu 8.
Bizarrement (et très heureusement), le portail a échappé à une restauration drastique : aucun
complément au XIXe siècle, aucun décapage au XXe. La dernière intervention n’a visé qu’à dégager une
polychromie qui, quoique très usée, s’est avérée conservée à près de 40  de la surface. Les analyses
ont contredit l’hypothèse proposée en 1983 de deux polychromies successives, romane pour le premier
temps du portail, gothique pour le remontage 9 : toutes les couches sans exception passent sur les joints

5
Ribault, Un chef d’œuvre gothique, p.72. Sur la fonction prête attention, les feuilles d’acanthe des deux chapiteaux
judiciaire des portes d’église : Barbara Deimling, « Le por- de pilastres qui supportent le linteau (fig. 3). L’espace entre
tail d’église et sa signification juridique historique », dans les feuilles d’acanthe, marqué d’un trou de trépan entouré
Rolf Toman (dir.) L’art roman, Paris, 2005, p. 324 et suivan- d’une collerette lisse se trouve, par exemple, sur les chapi-
tes. Il n’est d’ailleurs certainement pas indifférent qu’à cet teaux qui portent le baldaquin au-dessus de la Vierge du
usage judiciaire ait correspondu à Bourges une représenta- portail Sainte-Anne à Notre-Dame de Paris. Un fragment de
tion de la seconde Parousie. pallium conservé au musée du Berry est plus problématique.
6 Son style est cohérent avec celui du portail et fait penser soit
R. de Marguerye, « Le grand incendie de la cathédrale de
Bourges », Mémoires de la Société des Antiquaires du Centre, à un donateur placé au trumeau (l’archevêque de Bourges,
XVII, 1889-1890, p. 177-228. primat d’Aquitaine, portait, comme un cardinal, le pallium),
7 soit plus vraisemblablement à un saint, les exemples de saint
Trois éléments conservés dans des collections publiques
pourraient avoir échappé au saccage. On en ignore la pro- Marcel au trumeau du portail Sainte-Anne de Notre-Dame
venance, le plus probable étant que ces éléments aient été de Paris ou de saint Loup à Saint-Loup-de-Naud viennent à
« empruntés » lors de fouilles au XIXe siècle, puis déposés l’esprit. Nous aurions donc ici affaire au patron de la cathé-
à la dérobée au musée. Le premier a été identifié et publié drale, saint Étienne.
8
par Ann New-Smith en 1972 (Ann New-Smith, « Une tête Régulièrement évoquée par les historiens, on la distin-
de roi mage du portail nord de la cathédrale de Bourges gue vaguement sur les anciens clichés : S. Muté, La cathé-
retrouvée au musée du Berry (XIIe siècle) », Cahiers d’ar- drale de Bourges, 7 tomes, Bourges, 1924 ; encore en 1970 :
chéologie et d’histoire du Berry, t. 35, 1973, photographie Sauerländer, La sculpture gothique (cf. note 2), pl. 34.
dans Laurence Brügger et Yves Christe, Bourges, la Comme aujourd’hui, sur ces photographies, on distingue
cathédrale, Paris, 2000, fig. 61. Malheureusement très dans la partie inférieure le « fantôme », toujours conservé,
endommagée, cette tête est conservée dans les réserves du de la courte colonne surmontée d’un chapiteau qui à l’ori-
musée du Berry. Elle s’adapte parfaitement à la cassure du gine devait porter la statue-colonne du trumeau.
9
cou du second Mage, la tête regardant non la Vierge mais, Rafaella Rossi-Manarasi et Ottorino Nonformale,
de façon extrêmement décontractée, le fidèle entrant dans « Étude sur les polychromies des sept portails de la cathé-
la cathédrale. Le volume de la tête et le traitement saillant drale », 1983 (Centre de documentation de la DRAC Centre,
des yeux dont la pupille est marquée d’un coup de trépan Orléans) ; partiellement publié : Comité de l’ICOM pour la
(comme l’œil très partiellement conservé de la sainte Anne conservation (réunion de Copenhague), 1984. Leurs conclu-
de la Visitation) tirent incontestablement le portail du côté sions étaient que la polychromie du porche nord était à la
de l’origine bourguignonne proposée par Stratford, La fois moins intéressante et surtout moins bien conservée
frise monumentale romane (cf. note 2), p. 67, pour qui le qu’au portail sud ! C’est du portail sud qu’était inférée l’hypo-
portail nord serait l’ultime chef d’œuvre d’un atelier du nord thèse de deux polychromies successives, une romane (vesti-
de la Bourgogne spécialisé dans la sculpture mobilière. Un ges d’un lapis lazuli d’après les analyses), une gothique après
second fragment est conservé au Palais Jacques Cœur. Cette remontage. Le dossier des travaux conduits au sud (2000) se
tête magnifique, très probablement la tête du premier Mage, contente malheureusement de le répéter, sans le justifier.
renverrait au domaine parisien, comme d’ailleurs, si on y

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patrick ponsot

entre les pierres. Elles sont donc postérieures à la mise en place actuelle. Leur état de conservation ne
permet malheureusement que d’imaginer leur aspect originel. Probablement (et comme souvent)
seules les carnations étaient-elles peintes, au naturel (visages, cous, peut être mains). Les corps drapés
des personnages laissaient voir la pierre brute, presque blanche à l’origine, l’ensemble se détachant
nettement sur le fond, peint en bleu d’azurite. Les irrégularités du cadre architectural étaient, elles,
rachetées par une vive polychromie (colonnes, chapiteaux et voussures) 10.

Composition et style

Précédé d’un porche voûté d’ogives, le portail comporte un tympan surmonté de quatre archi-
voltes portées par des colonnes à chapiteaux. Le passage est partagé par un trumeau surmonté d’un
chapiteau à crochets (refait à l’époque gothique) qui porte un linteau orné d’une spectaculaire frise de
rinceaux. Les deux colonnes les plus proches des portes sont ornées des statues-colonnes (ajoutées, les
consoles en forme de chapiteaux qui les portent ne sont pas solidaires des ébrasements 11), reines de
l’Ancien Testament surmontées de dais. Les chapiteaux des colonnes d’ébrasement sont, à gauche,
d’inspiration classique (composites ou ornés de rinceaux), à droite modernes (rinceaux « habités » ou
petits personnages se détachant sur une corbeille lisse). Ce partage antique / moderne se trouve sur les
chapiteaux qui portent les statues-colonnes (à gauche, un lion dévorant un cheval, motif antiquisant
s’il en est ; à droite, un rinceau perlé « habité »), mais également sur les statues-colonnes : à gauche, un
drapé de korè, à l’austère tombé vertical ; à droite, un drapé très graphique, proche de la tradition ro-
mane.
Les chapiteaux les plus extérieurs, à crochets assez frustes, sont très proches de ceux du bas-
côté adjacent, donc sculptés à l’occasion de la mise en place au tout début du XIIIe siècle, comme les
bases à griffes des colonnes. Les chapiteaux qui portent les ogives de la voûte du porche, beaucoup plus
nerveux, sont au moins aussi récents que la façade occidentale (1230-1240) 12 ; les feuillages qui ornent
les oculi des façades du porche peuvent, eux, être mis en relation avec des éléments comparables du
jubé  13. Tout ceci est cohérent avec la date de 1232 habituellement retenue pour l’achèvement des
porches. Colonnes, moulures et archivoltes sont ornées de fleurs, d’acanthes, de peltes, de postes, de
chevrons, de perles ou de mosaïques, identiques au vocabulaire ornemental du portail sud 14. Avec le
linteau, ils forment un cadre spectaculaire au tympan lisse devant lequel se détachent des personnages
traités en véritable ronde bosse. Une hiératique Vierge à l’Enfant assise sous un baldaquin occupe tout
l’espace disponible entre le linteau et la voussure. De part et d’autre, au registre inférieur, on trouve à
gauche les Rois Mages, à droite, une Annonciation (le personnage manquant à gauche de l’Ange peut
avoir été saint Joseph) et une Visitation. Au dessus d’une nuée qui partage en deux les « tableaux »
superposés placés de part et d’autre de la Vierge, dans la lunette au niveau du baldaquin, à gauche deux
anges en vol, à droite également deux anges, celui de droite mutilé et partiellement remplacé par une

10
Bourges (Cher), Cathédrale Saint-Étienne, Restauration chantiers de pierre de taille à la cathédrale depuis des lus-
du porche nord, TC 1 (2007-2008), Dossiers travaux tres. Que ces statues-colonnes si « parisiennes » aient été
conservés au centre de documentation de la DRAC Centre ajoutées pourrait signer un changement de parti, une actua-
(Orléans) et aux archives des Monuments Historiques lisation en cours de chantier. Une modification identique
(Paris). Clément Guinamard, qui a conduit la restauration existe au sud.
12
du portail pour la société Tollis, a soutenu sur ce thème un Ribault, Un chef d’œuvre gothique (cf. note 1), p.120.
13
mémoire de master de conservation : « La restauration de la Fabienne Joubert, Le jubé de Bourges, Paris, 1994.
14
polychromie du portail nord de la cathédrale de Bourges », À peu près au même moment, on trouve exactement les
ms., MST, Paris Sorbonne, 2009 (bibliographie très com- mêmes motifs au nord de la Bourgogne et aux portails de
plète). Une restitution graphique a alors été proposée. Chartres (où ils sont là mêlés à des « citations » dionysien-
11
Observation faite par Bernard Oberlé, qui conduit les nes).

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réemplois gothiques

sympathique quoique incongrue Annonce aux bergers. Ce panneau est une « restauration », qu’on peut
imaginer contemporaine de la mise en place du porche, ou de la voûte comme nous le verrons. Le
chapiteau de la colonne de gauche du baldaquin de la Vierge a également été refait au même moment.
Quoi qu’ait tenté Ann New-Smith, il est impossible de conjecturer à partir des éléments en place une
autre composition 15.
Le rapport du porche au portail, plus maladroit au nord qu’au sud d’ailleurs, pose problème.
La voûte a été plaquée après coup contre une archivolte ornée qu’elle interrompt. À quel moment ? Un
sondage fait au moment des travaux montre que la voûte a été construite immédiatement après cette
archivolte qui, à l’origine, aurait dû former corniche. On peut imaginer qu’elle était prévue surmontée
d’un massif lisse, au-dessous duquel le portail serait apparu en creux (comme à Avallon ou à Cluny
avant la construction de la Galilée). Pourquoi cette modification ? Seule la façade occidentale du porche
est visible, la salle du chapitre ayant été adossée au XVe siècle contre la face est. Dans la partie haute,
cette façade ouest est harpée avec le mur gouttereau du bas-côté, mais seulement sur l’épaisseur du
portail. Le porche proprement dit est appliqué contre, sans continuité. Au-dessous, le dosseret contre
lequel s’appuie la colonne est lui aussi appliqué contre le mur du bas-côté, comme si le porche était
venu après coup. C’est en levant la tête qu’on découvre l’explication : la culée de l’arc-boutant est en
porte-à-faux sur l’arc ouest d’entrée du porche, donc également sur l’aplomb du portail 16. D’une certaine
manière, la voûte du porche porte cette culée, comme si elle « arc-boutait » l’arc-boutant de la grande
voûte de la cathédrale (ce qui explique l’énormité des contreforts nord du porche, disproportionnés
avec leur voûte). L’hypothèse la plus plausible est que des dispositions différentes de celles des travées
courantes étaient prévues quant à la forme des culées au droit des porches et qu’un tassement lors des
travaux ait nécessité une « réparation », dans l’urgence, cet ajout du porche et l’approfondissement des
culées. La déformation des archivoltes et la maladresse de l’insertion de la Vierge (dont le dôme du
baldaquin est écrasé et partiellement cassé) gardent probablement le souvenir de cet accident 17. Il faut
donc accepter que les portails aient été remis en place en même temps qu’étaient montés les bas-côtés,
assez tôt 18, et que les porches ne sont venus qu’après coup. Au moment de la messe fatale du début de
1209, célébrée dans une cathédrale « ouverte à tous les vents » par saint Guillaume qui n’y survécut
pas, les bas-côtés devaient être terminés et voûtés, donc les portails en place. Les porches ne vinrent
que dans un second temps, suivant les dispositions que nous connaissons aujourd’hui.

Sources et inspiration

Une architecture proche, l’utilisation d’un fonds ornemental commun aux portails nord et sud
ont conduit les chercheurs à les considérer comme un ensemble. L’observation montre pourtant des
conceptions très différentes. Au sud, le portail central de Chartres est utilisé comme poncif par un

15
Sa proposition était qu’à l’origine, le linteau ait porté un Smith, Twelfth-Century Sculpture (cf. note 2).
16
cycle « correct » de la vie de la Vierge, en suivant les modè- Le portail n’a donc pas été « creusé » dans les culées,
les de Chartres et de La Charité (Annonciation à gauche, ce qu’on répète depuis Branner, mais bien plutôt les culées
Visitation, Adoration des Mages à droite, avec une petite posées sur la voûte (Branner, « Les portails latéraux » (cf.
Vierge assise l’Enfant sur les genoux, de profil à droite, note 2, p. 263).
17
dont elle prend le modèle sur un panneau de vitrail roman En plus de l’insertion partiellement en sous-œuvre,
conservé dans le second bas-côté sud). Ce cycle aurait été contre les murs du bas-côté, cette réparation a nécessité
surmonté de la Vierge assise entourée de deux Anges debout, le remplacement partiel du trumeau, le remplacement
en gardiens donc. Les nuées qui ornent les bords en cuvette d’une des colonnettes du baldaquin de la Vierge, avec base
du tympan suivent parfaitement la courbe de l’archivolte et et chapiteau, et l’insertion du panneau de l’Annonce aux
les anges ne peuvent avoir eu une position plus verticale bergers.
18
(le tracé des plis l’interdit d’ailleurs). Cette « restitution » Au revers des porches, des colonnettes et des arcs forme-
doit donc être écartée, comme l’hypothèse « qu’à l’origine », rets romans remployés confirment la contemporanéité des
d’autres statues-colonnes aient orné les ébrasements. New- portails et des voûtes des bas-côtés.

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patrick ponsot

sculpteur d’une sensibilité strictement romane. Pour preuves : son raffinement ornemental, qui tourne
à l’obsession (aucune plage n’est laissée libre), le traitement des corps et des drapés, irréalistes aussi bien
du point de vue de l’anatomie que de la pesanteur. Les statues-colonnes ou celles des voussures, le
Christ lui-même dans sa mandorle, sont comme boudinés dans un cadre trop étroit. Quoi qu’en aient
dit les analystes, même si le remontage gothique a accentué ce que l’on regarde comme une maladresse,
il s’agit plus certainement de la pose d’un artiste qui cherche à traiter à sa manière un modèle qu’on lui
impose. Un exemple contemporain similaire peut être cité, celui (infiniment plus réussi) d’Etampes,
dont les plis métalliques des drapés donnent une répartie très originale au maître de Chartres. Au nord
en revanche, l’ornement n’est plus utilisé pour lui-même, mais mis au service d’un projet. Plus impor-
tant peut-être, les corps sont anatomiquement corrects et le tombé des drapés vise au naturel.
On a toujours rapproché les Vierges des cathédrales de Bourges, de Chartres (portail sud de
la façade occidentale) et de Paris (portail Sainte-Anne, au sud de la façade occidentale). Celle de
Chartres a perdu son baldaquin à une époque indéterminée, mais la petite base conservée à gauche,
l’arrachement sur le tympan montrent qu’il a existé. Le traitement des auréoles comme le rapport de
la tête au baldaquin sont très différents. Les auréoles de Chartres et de Paris sont petites et plates,
celle de Bourges immense et concave, comme à Souvigny (une tradition bourguignonne apparue à
Vézelay). Peut-être le traitement du baldaquin l’explique-t-il. Celui de Chartres a disparu mais à Paris,
la Jérusalem du dôme, savamment ornée, forme une masse qui ombre l’arrière de la tête. Le dôme de
Bourges est ajouré, ce qui permettait qu’à certaines heures, avant l’ajout du porche, le visage soit baigné
d’une lumière « surnaturelle ». Cette représentation de la Vierge sous un baldaquin, comme un autel
donc, est alors une nouveauté sur un tympan  19. Jusqu’alors, les personnages sont représentés soit
dans une mandorle (le Christ ou la Vierge), soit sous des arcs ou dans des niches, dans une tradition
qui remonte à l’époque paléochrétienne. C’est plutôt l’empereur que l’on représente sous un baldaquin,
une composition traditionnelle dans les manuscrits carolingiens et ottoniens par exemple  20. C’est
dans les ivoires, syriaques puis carolingiens que l’on en trouve les premières représentations qui
aboutiront, peut-être au milieu du XIIe siècle seulement, à cette composition qui nous intéresse. Émile
Mâle  21 en attribuait l’invention au sculpteur de Chartres. Si les Vierges de Chartres et de Paris
manifestent une parenté évidente, aussi bien du point de vue des proportions, de la position que du
traitement des drapés, l’inspiration de celle de Bourges est différente. Plus allongée, elle est plus
hiératique, mais la disparition des visages y contribue (fig. 2). Les plis des drapés sont écrasés sur des
corps dans l’anatomie est parfaitement visible – que l’on pense aux « gros genoux » de la Vierge ou au
ventre potelé de l’Enfant, dont le nombril même est représenté ! Ce traitement et ces proportions font
penser au travail du métal. Deux Vierges ottoniennes pourraient en être rapprochées. La plus plau-
sible géographiquement, celle de Clermont (946) 22, n’est malheureusement connue que par un dessin.

19
Émile Mâle, L’art religieux du XIIe siècle en France. Étude épaves d’une production beaucoup plus vaste (en particulier
sur les origines de l’iconographie du Moyen Âge, Paris, 1922, mobilière), on est devenu plus circonspect sur la possibilité
p. 281 et 431. C’est au concile d’Éphèse (431) que Marie de reconstituer un jour une généalogie seulement plausible.
devient Mère de Dieu, Theotokos. Edouard Cothenet, « Les Mâle, L’art religieux du XIIe siècle (cf. note 19), p. 281. La
fondements théologiques du culte de Marie », dans Images Vierge monumentale du Passionnaire de Hirsau conservé
de la Vierge dans l’art du vitrail (colloque de Bourges 16-18 à Stuttgart présente une composition similaire peu aupa-
octobre 2003), Cahiers de rencontre avec le patrimoine reli- ravant (Württembergische Landesbibliothek, Bibl. Fol. 56,
gieux, n° 21, Orléans, 2006, p. 21-33. Dans le même cahier : fol. 15), reproduite dans Louis Grodecki, Le vitrail roman,
Daniel Russo, « La Vierge et le verre : pensée théologique, Paris, 1977, p. 53, et Xavier Barral i Altet et alii, Le temps
pensée politique et choix iconographiques en France, aux des croisades, Paris, 1982, ill. 323.
XIIe et XIIIe siècles », p. 35-49.  22
Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Bibliothèque munici-
20
Bibliographie récente dans Trésors carolingiens, Livres pale et interuniversitaire, ms. 145, fol. 130v. Danièle Gaborit-
manuscrits de Charlemagne à Charles le Chauve, Paris, Chopin, « Les statues reliquaires et la renaissance de la ron-
2007. de-bosse. Les Majestés romanes », dans La France romane au
21
Compte tenu de ce que l’on sait aujourd’hui, que ces élé- temps des premiers capétiens (987-1152), Paris, 2005.
ments sur lesquels on disserte ne représentent que quelques

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réemplois gothiques

Fig. 2 : Bourges, cathédrale, portail nord, détail de la Vierge (cl. Patrick
Ponsot)

Fig. 3 : Vierge d’Hildesheim (cl. Hermann Wehmeyer, 1973).

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patrick ponsot

L’autre, conservée à Hildesheim (vers 1015) 23, permet de juger que l’« antiquité » à laquelle se référait
le sculpteur de Bourges n’est peut-être pas celle qui nous vient à l’esprit après Panofsky (fig. 3) 24.
C’est la frise « ionique » du linteau qui retient en général l’attention, son inspiration antique
semblant de prime abord évidente (fig. 4). Tous les rinceaux antiques que l’on connaît sont pourtant
traités en bas-relief, l’enroulement naturaliste se détachant (peu mais en relief) d’un fond lisse sur
lequel il semble courir 25. L’exemple de la frise de l’entablement de la Maison Carrée à Nîmes peut être
cité. Le sculpteur de Bourges, lui, a dessiné les feuilles sur le linteau, dont la face plate reste visible, puis
les a dégagés par refouillement. Le « volume » des feuilles n’est donc que suggéré, par une utilisation
généreuse du trépan. Les ombres sont ainsi très différentes : naturelles pour le rinceau antique, très
contrastées à Bourges (le fond étant même peint en bleu, mais peut-être seulement à l’époque de la
pose). Wittkower aurait qualifié le rinceau antique de sculpture (l’approche se fait dans l’espace), celui
de Bourges de taille de pierre, son auteur, dans la tradition romane, « attaquant » la pierre depuis un
plan d’épannelage  26. Faut-il alors penser à l’utilisation d’un dessin tiré d’un « carnet de modèles »,
comme celui de l’abbaye de Fleury, aujourd’hui à la Bibliothèque vaticane (fig. 5) 27 ? Ou plutôt, une
source antique romaine directement observée a-t-elle servi de modèle commun au dessinateur ot-
tonien et au sculpteur roman 28 ?
Il s’en faut que cette référence à l’antiquité se limite, à Bourges, aux enroulements savants du
linteau. Une sorte de signature borde le siège de la Vierge : une file de délicates « perles et pirouettes »,
qu’on croirait tirée d’un traité d’architecture classique (fig. 6). On trouve quasiment les mêmes, mal-
heureusement aujourd’hui très érodées, à Chartres, sur la console circulaire supportant une des statues
de l’ébrasement de gauche du portail central (reine de l’Ancien Testament) 29 mais également sous la
corniche de Souvigny 30. Nous y reviendrons en étudiant la question des sources.
Plus étonnant peut-être, un goût marqué pour les personnages en pied détachés sur un fond
lisse. On en trouve quelques exemples dans la production contemporaine : Chartres toujours, à la fa-
çade occidentale (1145-1155), Paris, au tympan du portail Sainte-Anne (avant 1148), et dans la produc-
tion du groupe de La Charité – Souvigny, étudié par Neil Stratford (daté par lui, avec réserves, du
second quart du XIIe siècle  31). Placer, comme on le fait habituellement, Bourges après La Charité,
Chartres ou Paris ne règle pas cette question des sources : où ces sculpteurs ont-ils puisé leur inspira-
tion ? L’« antiquité » à laquelle ils se réfèrent et à partir de laquelle ils créent peut-elle être précisée ?

23 26
Vierge à l’Enfant, Hildesheim, Dom- und Diozesan- Rudolf Wittkower, Qu’est-ce que la sculpture ? Principes
museum. Voir Liana Castelfranchi Vegas, « Hildesheim et procédures de l’Antiquité au XXe siècle, Paris, 1995.
27
et Bernward », dans L’art de l’an mil en Europe 950-1050, Rome, Vat. Reg. lat. 596. Publié et analysé par Éliane
Paris, 2006, p. 125. Vergnolle, « Un carnet de modèles de l’an mil provenant
24
Et par là même à relativiser peut être « l’antiquité » de de Saint-Benoît-sur-Loire », Arte medievale, 2, 1984. Sur le
ces « veteres statuas » conservées par l’évêque de Winchester, même sujet : Robert W. Scheller, Exemplum. Model-Book
Henry de Blois  : John of Salisbury, Historia pontificalis Drawings and the Practice of Artistic Transmission in the
(Memoirs of the Papal Court), cité par Fabienne Joubert, La Middle Ages (ca 900 - ca 1450), Amsterdam, 1995 ; Éliane
sculpture gothique en France, XIIe-XIIIe siècles, Paris, 2008, p. Vergnolle, L’art roman en France, Paris, 1994, p. 47.
28
215 ; Jean Adhémar, Influences antiques sur l’art du Moyen Hypothèse proposée par Philippe Plagnieux.
29
Âge français : recherches sur les sources et les thèmes d’ins- Très bonnes photographies de détail dans C. Edson Armi,
piration, Studies of the Warburg Institute, t.VII, Londres, The « Headmaster » of Chartres and the origins of « gothic »
1939 (rééd. Paris, 1996) ; Erwin Panofsky, La Renaissance sculpture, Pennsylvania State University Press, 1994, fig. 5.
et ses avant-courriers dans l’art d’Occident, Stockholm, Voir aussi le moulage du musée des Monuments français
1960 (Paris, 1990). Pour l’Italie, Salvatore Settis, Memoria de Chaillot.
30
dell’antico nell’arte italiana, Turin, 1984-1986. Stratford, La frise monumentale (cf. note 2), en parti-
25
Gilles Sauron, L’histoire végétalisée, Paris, 2000, p. 38, culier sous la plaque cat. n° 17, p. 35, dont les pesons effilés
présente les débats qui ont aujourd’hui abouti à accepter que et les pirouettes en forme de demi rhomboïde opposés sont
les rinceaux de l’Ara Pacis Augustae, à l’origine des rinceaux identiques à ceux de Bourges et de Chartres.
31
romains, ne s’inscrivent pas dans l’espace mais qu’ils sont Stratford, La frise monumentale (cf. note 2).
plaqués contre l’enceinte de bois de l’enceinte.

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réemplois gothiques

Fig. 4 : Bourges, cathédrale, portail nord, frise de rinceaux du


linteau, partie gauche, vue de face (cl. Patrick Ponsot). Remar-
quer, à gauche, le haut du chapiteau de pilastre au corinthien
parisien qui porte le linteau.

Fig. 5 : Rinceau tiré de « modèles antiques » du Xe siècle,


Rome, Vat. Reg. lat. 596, détail (cl. Bibliothèque Vaticane).

Fig. 6 : Bourges, cathédrale, portail nord, détail du genou de la Vierge et du décor
du trône, avec sa file de  patenôtres grecs (cl. Patrick Ponsot).

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patrick ponsot

Rien de ce qui était connu en Gaule romaine ne peut en être rapproché 32 : jamais ne s’y manifeste ni
ce goût pour la clarté de l’expression que l’on trouve au tympan (les personnages placés devant un fond
lisse), ni semblable raffinement des drapés. Cette question des drapés d’ailleurs donne peut-être un
élément de réponse : jamais les drapés des personnages des ivoires ou des sarcophages, parfois évoqués
comme « sources », ne sont traités avec ce naturel hellénique que l’on trouve à Bourges. D’où viennent-
ils ?
Du fait de leur parenté avec les portails royaux de Chartres  33, ceux de Bourges ont toujours
été mis en rapport avec l’épiscopat de Pierre de la Châtre (1144-1171). Élu dans un premier temps par
le chapitre contre la volonté du roi (1141), ce très grand prélat entretint finalement avec Louis VII et
Suger, son familier, des relations étroites. En 1145, au moment de la cérémonie de « couronnement »
de Louis VII à Bourges préalablement à la seconde croisade, il reste « retenu » à Rome, pour y obtenir
du pape Eugène III une bulle de confirmation définitive de l’autorité doctrinale et disciplinaire de
l’archevêque de Bourges sur les évêques suffragants de l’ancienne province gallo-romaine d’Aquitaine
(1146). Il fut inhumé dans le chœur de la cathédrale sous une dalle d’airain. Son épitaphe disait qu’il
« excella dans la construction d’oppida, de templa et de domus ». C’est ce qui incite à penser que son
goût pour la bâtisse se manifesta également dans la cathédrale 34.
Pour trouver des sources au portail nord, faut-il, comme Pierre de la Châtre, aller jusqu’à
Rome  35 ? La frise de la « Colonnacce » au forum de Nerva  36, celle de l’arc de Titus  37, toutes deux
visibles au XIIe siècle, présentent cette composition en frise continue de personnages drapés qui se
détachent nettement sur un fond lisse 38. L’hypothèse du primat d’Aquitaine déambulant dans les ruines
de Rome à la recherche de l’inspiration paraîtra à première vue extravagante. Mais elle permet de
proposer une origine plausible à cette intrigante moulure ornée de perles et de pirouettes du trône de

32
Exception faite des statues du théâtre d’Arles, aujourd’hui gleterre Henri II, acheta des sculptures antiques pour les
conservées au musée de l’Arles antique (connues semble-t-il rapporter en Angleterre. Obsédé par sa quête, il arpentait
seulement au XVIIIe siècle). Chantal Nerzic, La sculpture fiévreusement la ville, la barbe mal peignée – un vrai col-
en Gaule romaine, Paris, 1989. lectionneur fanatique dont la passion suscitait l’ironie des
33
Le « problème » est posé, selon ses propres termes, par Romains ».
36
Louis Grodecki dans un compte-rendu de la publication Vers 90. Robert Turcan, L’art romain dans l’histoire, six
posthume du grand historien de l’art allemand Vögue : « La siècles d’expressions de la romanité, Paris, 1995, p. 132. Un
première sculpture gothique. Wilhelm Vögue et l’état actuel dessin permet d’en connaître l’état au XVe siècle : « Il tempio
des problèmes », Bulletin Monumental, 1959, p. 265-289, di Minerva e le cosidette colonaccere », Monastero di San
repris dans Louis Grodecki, Le Moyen Âge retrouvé, t. I : Lorenzo el Real Escorial, Biblioteca, Cod. 28-II-12, fol. 57v-
De l’an mil à l’an 1200, Paris, 1986, p. 409-436. Voir égale- 58r (La Roma di Leon Battista Alberti. Umanisti, architetti
ment Sauerländer, La sculpture gothique (cf. note 2), p. e artisti alla scoperta dell’antico nella città del Quatrocento,
80. C’est la piste bourguignonne qu’ont privilégiée les trois Rome, 2005, p. 233).
37
chercheurs anglo-saxons (Branner, New-Smith et Stratford) Vers 90. Turcan, L’art romain (cf. note 36), p. 136.
38
ayant travaillé sur les portails : voir note 2. Ce n’est pas en général ce que l’on retient de l’art romain,
34
Louis Chaudra de Raynal, Histoire du Berry, Bourges, mais on trouve bien d’autres processions semblables
1844-1847, t. II, p. 18. Alfred Gandillon, Catalogue des à Rome : sur la frise de la basilique Emilienne, dont les
actes des archevêques antérieurs à l’an 1200, Paris-Bourges, moulages sont aujourd’hui placés au Forum (milieu du Ier
1929, p. XXXIII-XXXV et p. 74-122. Branner, La cathé- siècle av. J.-C.), sur celle du temple d’Apollon Sosianus (30
drale de Bourges (cf. note 1), p.17 ; Ribault, Un chef d’œuvre av. J.-C.), sur les faces de l’Ara Pacis d’Auguste, les proces-
gothique (cf. note 1), p. 55. sions des Vestales et des victimes (9 av. J.-C.), sur la frise
35
Un exemple contemporain rapporté par Richard intérieure de la basilique Ulpienne aujourd’hui présentée
Krautheimer, Rome, portrait d’une ville, 312-1308, New au musée des Thermes (vers 112-113). La source de ces
York, 1980 (trad. et mise à jour : Paris, 1999), p. 488 : « À « frises continues » est attique : Claude Rolley, La sculpture
l’occasion d’un voyage d’affaires qu’il fit à Rome entre 1145 grecque, Paris, t. 1, 1984, p. 228 et suivantes ; t. 2, 1999, p.
et 1150, Henri, évêque de Winchester et frère du roi d’An- 104 et suivantes.

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réemplois gothiques

la Vierge  39. Car il n’est certainement pas indifférent qu’à Chartres et à Bourges, ce motif clairement
antique serve en quelque sorte de signature. Faut-il n’y voir qu’une préoccupation de style, une « an-
ticipation » de la Renaissance, comme l’avait proposé Panofsky ? Cette idée me semble ici moins adé-
quate qu’une prise de position dans la querelle, contemporaine, des Investitures  : une référence
sibylline à Rome (donc au pape) contre le souverain gallican (Louis VII avait la prétention de nommer
« ses » évêques) 40.

La question du réemploi gothique

Peut-on maintenant imaginer les raisons qui ont amené le réemploi ? Pour certains auteurs,
au début du XIIIe siècle, un portail « prêt à poser » aurait été idéal dans un contexte local compliqué
du point de vue pastoral 41. Cette explication prosaïque semble insuffisante pour justifier une pratique
dont on trouve d’autres exemples contemporains : à Laon, le portail du Jugement dernier 42, à Notre-
Dame de Paris, le portail Sainte-Anne  43. À Chartres en revanche, au portail de l’Incarnation, les
chercheurs s’opposent pour savoir si les linteaux tronqués et le « demi berger » de droite gardent ou
non le souvenir d’un déplacement 44. La première question qui se pose est de savoir si la conservation
des portails était prévue lors de la reconstruction de la cathédrale. En l’absence de texte, rien ne permet
actuellement de trancher. D’autant que l’on ne sait pas ce qui, dans l’esprit des commanditaires, devait
être conservé : la mémoire de Pierre de la Châtre, qui était à l’origine des portails ? Une dévotion ex-
ceptionnelle à la Vierge ? Ou pour sa représentation comme sede sapienta, trône de la Sagesse ? Le plus
plausible reste d’attribuer l’initiative du réemploi au cistercien Guillaume de Donjon, futur saint Guil-
laume, sous l’épiscopat de qui, nous l’avons vu, eut lieu la remise en place. Il est d’ailleurs tentant de
rapprocher cette démarche de celle mise en œuvre exactement au même moment à Paris, où Eudes de
Sully est évêque depuis 1196, au portail Sainte-Anne. Ancien chantre de Bourges, il y est resté très at-
taché. C’est lui qui avait proposé Guillaume à l’élection en 1199. En 1208 encore, il a donné à Bourges
une prestigieuse relique, celle de la mâchoire inférieure de saint Étienne, dédicataire de la cathédrale 45.
La concomitance des réemplois de Bourges et de Paris, exceptionnels et dont on conçoit toutes les
difficultés pour les maîtres d’œuvre, fait penser que quelque chose d’important s’est joué là qui nous
échappe.
Au final, ce dont parlent les porches de Bourges, c’est du rapport de trois grands commandi-
taires à l’œuvre d’art et au passé. Sûrement avant 1150, Pierre de la Châtre ajoute deux portes à la vé-

39
L’extrémité des perles, à Bourges, est clairement effilée, ce La Charité-Souvigny étudié par Stratford, La frise monu-
qui est un raffinement exceptionnel. Si la source est grecque mentale (cf. note 2).
41
(encadrement à fasces de la porte de la tholos d’Epidaure, C’est l’hypothèse proposée par Brugger & Christe,
du sculpteur Kômôidiôn  : Marie-Christine Hellmann, Bourges, la cathédrale (cf. note 7).
42
L’architecture grecque, 1. Les principes de construction, Paris, Iliana Kasarska, La sculpture de la façade de la cathédra-
2002, p. 199 et ill. 39), on en trouve un traitement sembla- le de Laon, Eschatologie et humanisme, Paris, 2008, p. 43.
43
ble à l’époque romane sur le « soffite » de l’entablement de Alain Erlande-Brandenburg, Les sculptures de Notre-
la façade occidentale de Saint-Gilles-du-Gard, pris comme Dame de Paris au musée de Cluny, Paris, 1982, p. 15 et sui-
les rinceaux de la frise à la Maison Carrée. Pierre Gros voit vantes.
44
l’origine du motif nîmois au forum d’Auguste, à Rome, dont Brigitte Kurmann-Schwarz et Peter Kurmann,
les éléments d’entablement se voient aujourd’hui épars dans Chartres, la cathédrale, Paris, 2001, en particulier p. 43 et
l’enceinte. La source romaine de Bourges est donc là encore 278-282.
45
possible. Guillaume, qui reçoit à la même date d’autres reliques,
40
Quelques grands décors parisiens ou bourguignons « s’empressa de préciser que les offrandes dont ces reliques
contemporains mériteraient d’être relus à cette aune là : le seraient l’occasion seraient intégralement réservés au budget
Pancrator en Jupiter Kostüm de Saint-Denis (1140) ; les pro- de construction de la cathédrale » (Ribault, Un chef d’œuvre
cessions en frise de Chartres (1144), ou celles du groupe de gothique (cf. note 1), p. 64).

475

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patrick ponsot

nérable cathédrale. Côté palais, le poncif moderne de la seconde Parousie lui permet de signifier son
autorité de primat d’Aquitaine. De l’autre, face à « sa » ville, l’Antiquité romaine est instrumentalisée
pour prendre partie dans la brûlante question des Investitures. En 1195, autre manière et autres moyens
aussi, Henry de Sully n’hésite pas, lui, à faire table rase pour construire autre chose, une cathédrale
gothique moderne. C’est du moins ce qu’en retiendra la postérité. Cette brutalité a été tempérée par le
futur saint Guillaume, inspiré par (ou inspirateur de) l’ancien chantre Eudes de Sully, alors évêque de
Paris : les « portails royaux » créés par Pierre de la Châtre sont alors solennellement réinstallés dans la
nouvelle cathédrale. Probablement avec d’autres valeurs symboliques que soixante ans plus tôt : si
l’utilisation judiciaire de la porte est documentée au sud, on ne peut que proposer une vénération du
saint cistercien pour la Vierge au nord. Une démarche de conservation qui, d’une certaine manière,
anticipe notre conception du patrimoine.

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Recycling mittelalterlicher Skulpturen im Zeitalter des Barock.
Die Schreinfiguren aus dem Retabel der ehem. Peterskapelle auf dem
Bisemberg (Montorge) bei Freiburg i. Ue.*
Stephan GASSER, Alain FRETZ, Katharina SIMON-MUSCHEID
mit Fotografien von Primula BOSSHARD

Der Bisemberg (Montorge) ist so etwas wie der Heilige Berg Freiburgs i. Ue.  1. Der Stadt als
langgestreckter Hügelzug gegenüber liegend entwickelte sich seine Sakraltopographie über die Jahr-
hunderte hinweg, wobei nicht nur neue Stationen entstanden, sondern – oft zu deren Gunsten – immer
wieder alte verschwanden. Am Fuss des Bisembergs, vor den Toren der Stadt, errichteten die Johan-
niter, die sich gut drei Jahrzehnte zuvor innerhalb der Mauern etwas notdürftig eingerichtet hatten,
1259 eine klösterliche Niederlassung mit Friedhof und Hospiz 2. Kurz zuvor (gegen 1252) war auf dem
Hügelzug selber am Bürglen (Bourguillon) genannten Ort ein Siechenhaus eingerichtet worden, zu
dem mehrere Kapellen gehörten 3. Die heute als einzige noch bestehende, 1433 erstmals erwähnte und
von den städtischen Bürgern reich dotierte Marienkapelle wurde zwischen 1464 und 1472 erneuert
und ist seit dieser Zeit auch als Pilgerziel bezeugt. Von der Stadt aus führt der Pilgerweg von der Jo-
hanniterkomturei über den Rücken des Bisembergs durch das Bürglentor zum Marienheiligtum. Die
Pilger kamen dabei auf halbem Weg an den 1423, bzw. 1435 erstmals erwähnten Kapellen der Heiligen
Petrus und Jodokus vorbei 4. Um 1510 liess zudem Peter von Englisberg, der langjährige Komtur der
Johanniter, einen Kreuzweg einrichten, der vom Friedhof der Johanniter über sieben Stationen zu drei
Kruzifixen vor dem Bürglentor führte 5. Die einschneidendste Veränderung der Sakraltopographie auf
dem Bisemberg bedeutete allerdings die Gründung eines Kapuzinerinnenklosters im Jahre 1626, auf
die unten noch näher einzugehen ist.
Nicht nur die Sakraltopographie des Bisembergs war allerdings einem ständigen Wechsel un-
terworfen, auch die Ausstattung der einzelnen Kirchen, Klöster und Kapellen wurde immer wieder
verändert und erneuert. Dabei kamen nicht selten ältere Ausstattungsteile an neuen Orten zur Auf-
stellung, wo sie fortan in einem völlig veränderten Kontext funktionierten. Aus ihrem ursprünglichen
Zusammenhang gerissen sind diese Objekte heute nicht mehr in ihrer einstigen Bedeutung erfahrbar.
Sie entbehren eines wichtigen Teils ihrer Geschichte, deren Rekonstruktion für ein umfassendes Ver-
ständnis dieser Kultobjekte unabdingbar ist.

Unter den zahlreichen, aus ihrem ursprünglichen Zusammenhang gerissenen Objekten auf
dem Bisemberg befinden sich drei spätgotische Skulpturen, die von der bisherigen Forschung kaum
beachtet und nie als zusammengehörig angesehen wurden. Ihre Rekontextualisierung soll Thema der
folgenden Ausführungen sein. Es handelt sich um eine Hl. Anna selbdritt, die heute im Kapuzinerin-

2
* Der vorliegende Aufsatz entstand im Rahmen eines 2009 Marcel STRUB, Les monuments d’art et d’histoire du canton
abgeschlossenen laufenden Nationalfondsprojekts zur de Fribourg, Bd. 2, La ville de Fribourg. Les monuments reli-
Freiburger Skulptur des 16. Jahrhunderts: Stephan GASSER, gieux (première partie), Basel, 1956, S. 203-245.
3
Katharina SIMON-MUSCHEID, Alain FRETZ, mit Fotografien Marcel STRUB, Les monuments d’art et d’histoire du canton
von Primula BOSSCHARD, Die Freiburger Skulptur des 16. de Fribourg, Bd. 3, La ville de Fribourg. Les monuments reli-
Jahrhunderts. Herstellung, Funktion und Auftraggeberschaft gieux (deuxième partie), Basel, 1959, S. 399-419.
4
(erscheint 2011). Zu diesen beiden Kapellen vgl. unten.
1 5
Verena VILLIGER, „Monter à Bourguillon. La mise en Max de DIESBACH, „Les pèlerins fribourgeois à Jérusalem
scène du sacré aux ports de Fribourg“, in : Annales fribour- (1436-1640)“, in: Archives de la Société d’histoire du canton
geoises, 72, 2010, S. 31-42. de Fribourg, 5, 1893, S. 189-282; VILLIGER (wie Anm. 1).

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 477-484
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100221

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stephan gasser, alain fretz, katharina simon-muscheid

Abb. 1 Retabel der ehem. Peterskapelle auf dem Bisemberg, um 1530, Rekonstruktionsversuch (der erneuerte
hohe Sockel der Petrusfigur auf die ursprüngliche Grösse retouchiert).

nenkloster auf dem Bisemberg im Gang im Obergeschoss der Klausur über einer Kommode hängt,
einen Hl. Petrus, der im selben Kloster auf einer Konsole hinter der Eingangstür zur Klausur steht,
und eine Hl. Barbara, die mit zwei weiteren Figuren im barocken Retabel der unmittelbar benachbar-
ten Jodokuskapelle aufgestellt ist 6. Die drei Figuren sind um 1530 zu datieren und stammen u. E. aus
dem Retabel der Peterskapelle (Abb. 1), die im frühen 17. Jahrhundert dem Bau des Kapuzinerinnen-
klosters im Wege stand und deshalb abgerissen wurde.
Argumente für die Zusammengehörigkeit der genannten Skulpturen sind neben der ursprüng-
lich übereinstimmenden Grösse der beiden Standfiguren – Anna ist als Sitzfigur etwa ein Viertel
kleiner als ihre Begleiter  7 – zum einen werktechnischer, zum anderen motivischer und stilistischer
Natur. Im Werktechnischen zeigen die Annengruppe und die Barbarafigur an der Standfläche gleich-
artige Einspann- und Werkzeugspuren 8. Bei den Einspannspuren, die von einer gabelförmigen Zinke

6
Die Figuren erwähnt bei STRUB, Les monuments (wie Anm. Höhe 81 cm (ohne erneuerten Sockel), Breite 27.2 cm, Tiefe
3), S. 222 (Anna selbdritt, Petrus) und S. 361 (Barbara); die 16.1 cm; Barbara: Höhe 79.5 cm, Breite 27.8 cm, Tiefe 16.4
Petrusfigur als einzige auch bei Marcel STRUB, Deux maîtres cm (ohne erneuerter rechter Arm). Alle Figuren sind aus
de la sculpture suisse du XVIe siècle. Hans Geiler et Hans Lindenholz (LRD 08/R61891); die aktuelle Fassung stammt
Gieng, Freiburg, 1962, S. 69 und S. 178, Nr. 53, wo sie dem aus den 1940er Jahren.
8
Freiburger Bildhauer Hans Geiler zugeschrieben wird. Bei der Petrusfigur nicht zu verifizieren, da der Sockel
7
Anna: Höhe 67.9 cm, Breite 38.7 cm, Tiefe 16 cm; Petrus: nachträglich ergänzt wurde.

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der Dockenbank herrühren, handelt es sich um zwei eckige Löcher in übereinstimmendem Abstand
(58/59 mm), die zudem vorgebohrt worden sind. Letzteres ist selten in dieser Deutlichkeit zu fassen und
weist auf die Verwendung von Trockenholz hin. Die Standflächen der zwei Skulpturen wurden zudem
grosszügig mit einem Hohleisen mittlerer Breite nachbearbeitet, wobei es sich beides Mal um das gleiche
Werkzeug gehandelt haben dürfte. Schliesslich sind die beiden stehenden Figuren rückseitig nicht wie
üblich ausgehöhlt, sondern nur abgeflacht. Da man offensichtlich Trockenholz verwendete und der
Holzkern nicht innerhalb der Figuren liegt, konnte der Bildhauer auf das Aushöhlen verzichten.
Was das Formale betrifft, folgen Petrus und Barbara demselben Figurentypus mit stark über-
längtem Unterkörper, kurzem Oberkörper und kleinem Kopf. Frappante Übereinstimmungen exis-
tieren zwischen der Marienfigur der Annengruppe und der Barbarafigur. Sie zeigen – soweit dies unter
der dick aufgetragenen modernen Polychromie noch abzuschätzen ist – sehr ähnliche Gesichter und
weisen beide mit dem breit umgeschlagenen Kragen des Rockes, in dessen Ausschnitt ein fein plissier-
tes Hemd mit Zackenrändchen zum Vorschein kommt, ein sonst in der Freiburger Skulptur kaum
verbreitetes Bekleidungsmotiv auf  9. Auch die kreisrunden, wahrscheinlich mit dem Bohrer ausge-
führten Grübchen auf dem Handrücken und die rudimentäre Ausarbeitung der Haare auf der Kopf-
oberseite mittels Hohleisen stimmen überein. Bei allen drei Skulpturen fällt im Übrigen die geringe
Figurentiefe auf (zw. 16 und 16.4 cm), die weit unter dem statistischen Mittel von Werken dieser
Grössenordnung liegt (gut 20 cm). Übereinstimmend sind weiter die mandelförmigen Augen und der
offene Blick, bei den weiblichen Figuren zudem die grosszügig zum Hochoval gerundeten Backen.
Auch der Faltenstil, bei dem allerdings in mancherlei Hinsicht mit weit verbreiteten Motiven gearbei-
tet wurde, und die auffallend dünnen Sockel sprechen für die Herkunft der drei Skulpturen aus ein
und demselben Ensemble.

An der Zusammengehörigkeit der drei Bildwerke besteht also kaum Zweifel. Doch woher stam-
men sie und wie sind sie an ihre aktuellen Standorte gelangt ? Anna selbdritt und Petrus sind seit den
1940er Jahren im Kapuzinerinnenkloster auf dem Bisemberg nachweisbar  10, das allerdings erst 1626
gegründet wurde. Die beiden Skulpturen müssen also ursprünglich an einem anderen Ort gestanden
haben. Werkspuren am rechten Arm und Oberschenkel der Annengruppe zeigen, dass das heute feh-
lende Jesuskind abgearbeitet wurde (Abb. 2). Die überarbeiteten Teile weisen denn auch nur die mo-
derne Fassung auf, während auf den übrigen Partien der Figurengruppe zwei Fassungen eruierbar sind.
An Stelle der abgearbeiteten Figur befindet sich heute eine mobile Gliederpuppe des Jesuskindes, bei
deren Herstellung offenbar Kopf und Rumpf des alten Kindes wiederverwendet worden sind (Abb. 3).
Wo der Rumpf des Knaben mit der Annengruppe verbunden war, mussten in mühsamer Flickarbeit
neue Teile eingesetzt werden (Abb. 4). Die mobile Figur konnte dank ihrer beweglichen Arme und Beine
leicht be- und entkleidet werden und trägt auch heute noch ein – wenn auch modernes – dreiteiliges
Kleid aus langer Hose, langärmeligem Hemd und knielangem Rock (Abb. 5). Das erinnert an die in
Frauenklöstern seit dem Spätmittelalter nachgewiesene Praxis der Nonnen, eine Figur des Christuskin-
des mütterlich zu umsorgen 11. Bereits aus den Visionsberichten süddeutschter Mystikerinnen des 14.
Jahrhunderts erfahren wir nicht nur von Scheinschwangerschaften zahlreicher Nonnen um die Weih-
nachtszeit, sondern auch von deren Umgang mit Skulpturen des Jesuskindes. Erzählt wird von den

9
Ein ähnliches Motiv zeigen lediglich einige Brunnenfiguren 69-87; Marzena GORECKA, „Mystik als grenzüberschrei-
Hans Giengs. tendes Phänomen exemplarisch dargestellt an der deut-
10
Marcel STRUB, Sculpture fribourgeoise du XVIe siècle schen Mystik des Mittelalters“, in: Ulrich KNEFELKAMP
(1500-1563). Hans Roditzer, Martin Gramp, Hans Geiler, und Kristian BOSSELMANN-CYRAN (Hrsg.), Grenze und
Hans Gieng, Typoskript, Freiburg, 1947, S. 259, Nr. 32 und Grenzüberschreitung im Mittelalter (Akten des 11.
S. 310, Nr. 138. Symposiums des Mediävistenverbandes vom 14. bis 17.
11
Zum Folgenden Johannes T RIPPS , Das handelnde März 2005 in Frankfurt an der Oder), Berlin, 2007, S. 428-
Bildwerk in der Gotik, 2., überarb. Aufl., Berlin, 2000, S. 452 (jeweils mit weiterführender Literatur).

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stephan gasser, alain fretz, katharina simon-muscheid

Abb. 2 Annenfigur vom ehem. Retabel der Abb. 3 Zur Gliederpuppe umgearbeitete
Peterskapelle, um 1530, Detail mit Abar- Jesusfigur der Annengruppe vom ehem. Reta-
beitungsspuren. Freiburg, Kapuzinerinnen- bel der Peterskapelle, um 1530, umgearbeitet
kloster Bisemberg. wohl im 17. Jh. Freiburg, Kapuzinerinnen-
kloster Bisemberg.

Abb. 4 Rückseite der Jesusfigur mit Flick- Abb. 5 Anna selbdritt mit umgearbeiteter
stellen, um 1530, umgearbeitet wohl im 17. Jesusfigur (Bekleidung modern) aus dem
Jh. Freiburg, Kapuzinerinnenkloster Bisem- ehem. Retabel der Peterskapelle. Freiburg,
berg. Kapuzinerinnenkloster Bisemberg.

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Empfindungen der Schwestern, wenn sie die Figuren zur Brust nahmen und stillten, sie windelten, zu
sich ins Bett nahmen und ähnliches. Eine Christuskindfigur samt zugehöriger Wiege gehörte im Spät-
mittelalter an vielen Orten zur üblichen Ausstattung einer Novizin und sollte dieser die Verinnerlichung
der Jesuskindandacht während der Weihnachtszeit erleichtern. Die meisten mittelalterlichen Christus-
kindfiguren waren Skulpturen mit unbeweglichen Gliedern. Eine spätgotische Figur mit mobilen Armen
hat sich lediglich im Zisterzienserinnenkloster Gutenzell erhalten, wo sie am Fest der Beschneidung
Verwendung fand. Christuskindfiguren als Gliederpuppen im eigentlichen Sinn sind hingegen erst seit
dem ausgehenden 17. Jahrhundert und nur als autonome Figuren fassbar 12. Solche mit exakt derselben
Bearbeitung der Kugelgelenke wie bei der Freiburger Skulptur findet man oft in Krippenensembles des
18. Jahrhunderts im Alpenraum. All dies spricht dafür, dass sich die Annengruppe schon früh im Klos-
ter auf dem Bisemberg befand und dort – wohl im ausgehenden 17. oder frühen 18. Jahrhundert – von
einer Schreinfigur in eine autonome Skulptur mit der spezifischen Funktion eines handelnden Bildwerks
umgewandelt wurde. Während die Wiederverwendung älterer Figuren in einem neuen Kontext ein
immer wieder zu beobachtendes Phänomen darstellt 13, ist die Umgestaltung einer bestehenden Skulp-
tur in ein handelndes Bildwerk selten. Die Kapuzinerinnen auf Montorge waren allerdings für sog.
Klosterarbeiten bekannt und schufen dabei auch Kleider und Perücken für plastische Bildwerke 14. Ein
mit der hier diskutierten Annengruppe vergleichbares Beispiel gibt eine Thronende Madonna mit Kind
aus dem Vinschgau im Brixener Diözesanmuseum, die ins 13. Jahrhundert datiert wird  15. Wie beim
Freiburger Bildwerk wurde das Kind wohl im 17. Jahrhundert von der Mutter getrennt und unter Bei-
behaltung des Kopfes und der Schulterpartie in eine Gliederpuppe umgearbeitet. Über die genaue
Provenienz und damit auch über die unterschiedlichen Funktionen dieser Gruppe, die erst seit 1999
wieder vereint ist, herrscht Unklarheit.
Auch die Petrusfigur wurde offensichtlich für einen neuen Funktionszusammenhang umge-
staltet und zwar indem man sie auf einen hohen felsartigen Sockel montierte. Ganz im Sinne der ka-
tholische Reform wies man so auf die Metapher von Petrus dem Fels, den Christus als Grundstein
seiner Kirche gelegt hatte, und damit auf die Legitimität des Papsttums hin. Über die Aufstellung der
Figur nach ihrer Umformung ist nichts bekannt.
Die Barbarafigur flankiert heute im Retabel der kleinen, unmittelbar benachbarten Jodokus-
kapelle zusammen mit einer Katharinenfigur eine gut zehn Zentimeter grössere Skulptur des Kapel-
lenpatrons. Die 1435 erstmals erwähnte Kapelle wurde im 15. und 16. Jahrhundert mehrfach im
Auftrag der Stadt restauriert 16. Neben anderen Arbeiten ist für 1563 die Neufassung einer Jodokusfi-

12
Beispiele: Jesuskind aus Süddeutschland, 18. Jh. BNM des Marches von 1731, dem man das alte Gnadenbild
München, Inv. Nr. 13/1409 (Nina GOCKERELL, Krippen im aus dem frühen 16. Jh. integrierte. Für Beispiele ausser-
Bayerischen Nationalmuseum, München, 2005, S. 76, Nr. 11); halb Freiburgs vgl. Wolfgang GÖTZ, „Gotische Plastik in
Jesuskind aus Italien in der Sammlung Hiky Mayr, Gardone barockem Gehäuse“, in: Festschrift Johannes Jahn zum
Riviera, um 1700 (Nina GOCKERELL (Hrsg.), Il bambino 22. November 1957, Leipzig, 1957, S. 187-193; Herbert
Gesù. Italienische Jesuskindfiguren aus drei Jahrhunderten. BECK, „Mittelalterliche Skulpturen in Barockaltären“, in:
Sammlung Hiky Mayr, Katalog zur Ausstellung im Bayerischen Mitteilungen der Gesellschaft für Salzburger Landeskunde,
Nationalmuseums München, 19. November 1997 bis 1. 108, 1968, S. 209-293.
14
Februar 1998, München, 1997, S. 96-97). Wir danken Nina Yvonne LEHNHERR und Caroline SCHUSTER CORDONE
Gockerell vom Bayerischen Nationalmuseum München für (Hrsg.), Au-delà du visible. Reliquaires et travaux de couvents/
die wertvollen Auskünfte zu diesem Thema. Jenseits des Sichtbaren. Reliquaire und Klosterarbeiten, Katalog
13
Beispiele aus dem Freiburger Raum sind etwa das Retabel zur Ausstellung im Museum für Kunst und Geschichte Freiburg,
der Kapelle in Niedermuren, wo bereits um 1600 zwei 31. Oktober 2003 bis 29. Februar 2004, Freiburg, 2003.
15
Reliefs aus der Zeit um 1515 mit einem jüngeren Jakobus Wir danken Johanna Bampi vom Diözesanmuseum
in einem einfachen Renaissance-Schrein vereint wurden; Brixen für die Informationen zu dieser Figur.
16
das Hochaltarretabel der Freiburger Johanniterkirche, in Historische Daten nach Georges CORPATAUX, „La cha-
dessen barockem Aufbau von 1712/1727 die Figuren des pelle de Saint-Jost près Montorge“, in: Annales fribourgeoi-
ehemaligen Retabels von 1514 wiederverwendet wur- ses, 3, 1915, S. 249-254; STRUB, Les monuments (wie Anm.
den; oder das Retabel der Wallfahrtskirche Notre-Dame 3), S. 360.

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Abb. 6 Martin Martini, Ansicht der Stadt Freiburg, 1606, Detail mit der Peterskapelle auf dem Bisemberg. Frei-
burg, Museum für Kunst und Geschichte.

gur bezeugt, bei der es sich um die oben genannte Figur im Zentrum des Retabels handeln muss.
Weitere Figuren fanden zu diesem Zeitpunkt keine Erwähnung und existierten wohl auch nicht. 1684
errichtete das Nonnenkloster die mittlerweile ruinöse Kapelle auf eigene Kosten neu und gelangte kurz
darauf in deren Besitz. In einer Konvention von 1686 verpflichteten sich die Schwestern, in Zukunft
für den Unterhalt der Kapelle aufzukommen und diese so auszustatten, dass darin die Messe gelesen
werden konnte. Dabei entstand wahrscheinlich auch das heutige, aus gotischen und barocken Teilen
bestehende Retabel. Im Schrein des späten 17. Jahrhunderts platzierte man die Jodokusfigur aus dem
mittleren 15. Jahrhundert, die wohl – wie im 15. Jahrhundert durchaus üblich  17 – als einzige Figur
den Altar der alten Kapelle geziert hatte. Ihr stellte man eine spätgotische Barbara zur Seite und schuf
als deren Pendant eine neue Katharinenfigur, bei deren Herstellung sich der Schnitzer formal stark an
der älteren Skulptur orientierte 18. Die Kapelle war also fortan nicht mehr nur mit ihrem Patron, son-

17
Hermann S CHÖPFER , „Die Holzbildwerke in den dings ihrem älteren Pendant angepasst. Die Ergänzung
Ausstattungen der Kirchen des 15. Jahrhunderts im Bistum eines spätgotischen Ensembles mit einer in ähnlichem Stil
Lausanne. Beobachtungen auf der Basis der bischöflichen gestalteten jüngeren Figur ist im Raum Freiburg verschie-
Visitationsprotokolle von 1416/17 und 1453“, in: Katharina dentlich zu beobachten. Um solche gotisierende, wohl im
SIMON-MUSCHEID und Stephan GASSER (Hrsg.), Die spät- 17. Jahrhundert entstandene Figuren handelt es sich etwa
gotische Skulptur Freiburgs i. Ue. im europäischen Kontext. bei einem Petrus in der Pfarrkirche von Cugy, der zu fünf
Akten des Internationalen Kolloquiums in Freiburg i. Ue. 15.- spätgotische Figuren ebenda und im Freiburger Museum
17. Mai 2008 Freiburg, 2009, S. 343-366. für Kunst und Geschichte gehört, einem Paulus in der
18
Die Katharinenfigur wurde bisher zu Unrecht eben- Pfarrkirche von Villarepos, der dort mit seinem Pendant,
falls ins frühe 16. Jahrhundert datiert (CORPATAUX, „La einem Petrus von ca. 1525, aufgestellt ist oder einem Bischof
chapelle de Saint-Jost“ (wie Anm. 16), S. 250; STRUB, Les im Freiburger Museum, der zu einem Diakon aus der Zeit
monuments (wie Anm. 3), S. 361). Das Gesicht ist eindeutig um 1515 gehört (MAHF 1985-632/633).
barock, in der Gewandbehandlung wurde die Figur aller-

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recycling mittelalterlicher skulpturen im zeitalter des barock

dern auch mit den beiden in Freiburg neben dem Hl. Nikolaus hochverehrten Stadtpatroninnen aus-
gestattet war.

Als ursprünglicher Standort des hier rekonstruierten Retabels mit den Figuren der Anna selb-
dritt, Petrus und Barbara kommt am ehesten die 1423 erstmals erwähnte Peterskapelle auf dem Bi-
semberg in Frage 19. Die Gründer der Kapelle sind ebenso unbekannt wie die Inhaber der Kollatur im
frühen 16. Jahrhundert. Der Pilgerbetrieb nach Bürglen und der Kreuzweg auf den Bisemberg haben
die Besucherfrequenz in der am Weg liegenden Kapelle sicher sukzessive erhöht. Martin Martini zeigt
das kleine Oratorium auf seiner Stadtvedute von 1606 – kurz bevor es abgerissen wurde – als einfachen
Rechteckbau mit zwei Fensterachsen und einem Glockentürmchen über der Eingangsfassade im Wes-
ten (Abb. 6). Als Jacques Wallier 1626 auf dem Bisemberg einen Konvent für Kapuzinerinnen stiftete,
stand die Kapelle dem Bau des Klosters im Wege. Da das kleine Gotteshaus damals nicht mehr dotiert
war, überliess es der Rat 1627 dem Klostergründer zum Abriss. Dies mit der Auflage, in der Kirche
des neuen Konvents als Ersatz für die zerstörte Kapelle einen Petrusaltar zu errichten 20. In dem Zu-
sammenhang dürften nicht nur, wie in den Quellen erwähnt, die Glocken, sondern auch die übrige
mobile Ausstattung der alten Kapelle ins Kloster gelangt sein. Dies erklärte jedenfalls die heutigen
Standorte der Figuren. Die Figur der Anna selbdritt wäre zu einem für den Kontext eines Frauenklos-
ters tauglichen handelnden Bildwerk umgestaltet worden. Die Petrusfigur könnte in der Klosterkirche
im Bereich des neuen Petrusaltars aufgestellt gewesen sein und dort den Stiftungszusammenhang
dieses Altars erinnert haben. Die Barbarafigur wäre von den Schwestern 1686 vom Kloster in das von
ihnen neu errichtete Oratorium transferiert worden. Die Ikonografie des hier rekonstruierten spätgo-
tischen Retabels kommt durchaus für den Altar der alten Peterskapelle in Frage. Im Zentrum wäre –
vergleichbar mit dem ehemaligen Retabel der Alten Pfarrkirche in Pont-la-Ville  21 – anstelle der
üblichen Madonna eine Anna selbdritt gestanden, deren Kult sich insbesondere im frühen 16. Jahr-
hundert grosser Beliebtheit erfreute. Auf dem Ehrenplatz zur Rechten hätte sich wie so oft der Kapel-
lenpatron, zur Linken eine der beiden Stadtpatroninnen Freiburgs gezeigt.
Natürlich ist nicht auszuschliessen, dass sich das hier rekonstruierte Retabel ursprünglich auf
einem der Annenaltäre in der Stadt befand. Hier kämen etwa die Annenkapelle vor dem Bürglentor
(1441 errichtet, 1780 abgerissen)  22, diejenige auf dem Klein St. Johannplatz, die 1521 von den Johan-
nitern an die Abbaye der Gerber überging  23 oder der 1512 geweihte Annenaltar in der Augustiner-
kirche  24 in Frage. Aus den erörterten historischen Gründen hat allerdings die alte Peterskapelle auf
dem Bisemberg als ursprünglicher Standort dieses Retabels die weitaus grösste Wahrscheinlichkeit.

19
Zur Peterskapelle Jeanne NIQUILLE, „La chapelle de (STRUB, Les monuments (wie Anm. 3), S. 203-205).
21
Saint-Pierre, à Montorge (Fribourg)“, in: Zeitschrift für In der Neuen Pfarrkirche von Pont-la-Ville haben sich in
schweizerische Kirchengeschichte, 25, 1931, S. 289. STRUB, einem gotisierenden Altaraufsatz des 20. Jh.s drei Schrein-
Les monuments (wie Anm. 3), S. 222, vermutete bereits und zwei Gesprengefiguren eines um 1515 entstandenen
ohne dies näher auszuführen, dass die älteren Skulpturen Retabels erhalten, das in der Alten Pfarrkirche des Ortes
des Klosters aus der Peterskapelle stammen könnten. stand (zu den Figuren Hermann SCHÖPFER, „Bildhauerei
20
François d’Affry begehrte 1627 im Namen Jakob Walliers des Mittelalters und der Renaissance“, in: Roland RUFFIEUX
„in ansehen die Capellen St. Petri uffm Bysenberg khein (Hrsg.), Geschichte des Kantons Freiburg, Freiburg, 1981, Bd.
fundation hat, ob M.H. ime dieselbige wöllen vergünstigen 1, S. 421-459, hier S. 449).
22
und abnemmen lassen, in bedenkhen er ein Altar St. Peter STRUB, Les monuments (wie Anm. 3), S. 366.
23
will uffrichten lassen. Ist ime verehrt samt den Glocken, wyl 1521 überliess der damalige Komtur Peter von Englisberg
er uch praesentiert ein altar S. Petri zu ehren uffzurichten“ diese erste Johanniterkapelle der Gerbernzunft, 1580 ging
(Staatsarchiv Freiburg, Ratsmanual 178, 1. Sept. 1627). Beim sie an die Augustiner über (STRUB, Les monuments (wie
als Ersatz für die Kapelle gegründeten Altar handelt als sich Anm. 3), S. 365).
24
um den 1636 den Heiligen Petrus, Franz von Assisi, Klara Staatsarchiv Freiburg, Protocolla monasterii Ord. Erem.
und Elisabeth geweihten rechten Seitenaltar der Kirche S. Augustini Friburgi Helv., 105.

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Après
le Moyen Âge

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« Led. art de maçon est un des sept arts libéraux
et qu’il est raisonnable que l’on fasse chef d’œuvre » :
projet de statuts des maîtres maçons dijonnais en  
Catherine Chédeau

À la fin du Moyen Âge, l’organisation des métiers du bâtiment à Dijon repose, comme dans
beaucoup de régions françaises, sur une réglementation assez floue, si bien que les maçons et les tail-
leurs de pierre jouissent d’une relative indépendance 2. Point de statuts précis, point de chef-d’œuvre,
point de limitation explicite du nombre d’ouvriers, point d’explications claires sur la nature du travail.
En revanche, un contrôle est effectué par la ville par le biais d’échevins et de maîtres maçons nommés
en qualité de jurés chaque année et à qui incombe la responsabilité de vérifier la qualité des travaux.
En 1587, plusieurs maçons adressent à la ville une supplique. À leur tête figure le menuisier et « archi-
tecte » Hugues Sambin, et parmi les signataires, plusieurs entrepreneurs reconnus dans le cercle dijon-
nais : Nicolas Camus, Claude Gaignant, Hugues Chamployer et Jacques Belot 3. Ils exigent la réalisation
d’un chef-d’œuvre de la part de toute personne désirant s’établir dans la ville, ainsi qu’une audition afin
de vérifier les compétences (texte en annexe) car « les habitants bourgeois de la ville sont abusés et
trompés dans les batiments qu’ils font faire » par des maçons « qui gastent et abiment » par incapacité
leur ouvrage. Le 6 octobre 1587, le conseil de ville décide de répondre à leur demande d’établir des
statuts et de réserver le seul titre de maître à ceux qui auront satisfait à l’obligation de chef-d’œuvre 4.
Pendant le semestre suivant, on travaille à la mise en forme d’un texte réglementaire sous la conduite
d’échevins 5. Le Mémoire est vraisemblablement écrit le 4 novembre de cette même année, mais le 16
février de l’année suivante, rien ne semble établi de façon définitive 6. Nicolas Camus et Claude Gaig-
nant jouent un rôle important dans ces demandes puisque ce sont eux qui signent les requêtes adres-
sées à la ville pour savoir ce qu’il advient du projet. Se joignent aux signataires du Mémoire d’autres
maçons alors en vue 7 : Gaspard Brouhée, Jacques Bardin, Claude Villotte, Martin Rozee (ou Rosès),
Claude et Hugues Gaignant et Philippe Clamonet. Cette volonté de réforme s’inscrit aussi dans la re-

1
Extrait d’une supplique adressée par les maîtres maçons au XVIe siècle (v. 1520-1601), cat. exp. Musée national de la
dijonnais aux échevins pour la réforme de la profession Renaissance, Ecouen, 24 oct. 2001- 21 janvier 2002, Paris,
de maçon : Arch. mun. Dijon, G 48. L’auteur exprime tous 2001 ; Jean-Pierre Jacquemart, Architectures comtoises de
ses remerciements à Jean Guillaume pour sa relecture la Renaissance 1525-1636, Besançon, 2007, p. 136, p. 225-
attentive. 226  ; Sylvain Laveissière, Dictionnaire des artistes et
2
La liasse relative aux maçons (Arch. mun. Dijon, G ouvriers d’art de Bourgogne, Paris, 1980.
4
48) renferme une copie des ordonnances parisiennes Arch. mun. Dijon, B 225, fol. 107r. On insiste dans la
datée du 18 janvier 1440 (n. st.). Il est fort possible que délibération sur le fait que nul ne pourra se prétendre
l’organisation dijonnaise ait fonctionné sur les mêmes bases. maître sans avoir exécuté un chef-d’œuvre, mais on
Alfred Chapuis, Les corporations dijonnaises, Dijon, 1906, laisse aux maîtres d’ouvrage la liberté de faire appel à des
p. 436-458  ; Henri Giroux, «  Les maçons dijonnais au maçons « estrangiers » pour qui le chef-d’œuvre n’est pas
XVIe siècle », Annales de Bourgogne, t. 61, 1989, p. 33-52 ; obligatoire.
Catherine Chédeau, Les arts à Dijon au XVIe siècle : les 5
François Bégat, chanoine de la Sainte-Chapelle, Pierre
débuts de la Renaissance 1494-1551, Aix-en-Provence, 1999, Michel, Jean Rondot et les avocats Jean Prévost et Bernard
p. 67-70, p. 237-238. Coussin : Arch. mun. Dijon, B 225, fol. 128r.
3 6
Sur ces maçons, voir Giroux, « Les maçons dijonnais » Plusieurs délibérations mentionnent l’examen de ces
(cf. note 2) ; idem, « La vie et l’œuvre dijonnais d’Hugues statuts mais de façon très laconique : Arch. mun. Dijon,
Sambin  », Mémoires de la Commission des antiquités de B 225, fol. 129v, 136v, 139r, 140v, 180r.
7
la Côte-d’Or, t. XXXII, 1980-1981, p. 361-413  ; Henri- La citation placée en titre de cet article est tirée de cette
Stéphane Gulczynski, L’architecture à Dijon de 1540 à requête. Sur ces maçons, voir Laveissière, Dictionnaire des
1620, Villeneuve-d’Ascq, 1999 ; Hugues Sambin. Un créateur artistes (cf. note 3).

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 487-496
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100222

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prise en main de la législation des métiers sensible sous le règne d’Henri III 8. Mais, dans le cas dijon-
nais, le texte ne fixe que la modalité du chef-d’œuvre, rien n’est dit, à l’exception de l’interdiction du
banquet, sur la structure et l’organisation de la profession (nombre des apprentis, durée du travail, etc.).
Il ne s’agit donc pas de statuts au sens juridique du terme.
Plusieurs incidents, qui ont tous pour objet les fortifications de la ville, sont à l’origine de la
rédaction du Mémoire. L’un concerne Jacques Louhet, et un autre, Nicolas Camus. Le 14 avril 1587,
Jacques Louhet obtient un important marché relatif à la réfection des « bresches » des murailles mais
de nombreuses « malfaçons » sont observées. S’ensuit un long procès qui durera plus d’un an. Dans le
même temps, Nicolas Camus est l’objet d’une lourde opposition de la part de ses nombreux autres
confrères. En effet, la ville a décidé de l’autoriser à réaliser un chef-d’œuvre afin de le recevoir maître,
sans autre concertation. Cette décision soulève une indignation générale. Les maîtres adressent alors
une pétition à la municipalité. Celle-ci convoque le 31 mai 1588 l’ensemble de la communauté pour
dénouer l’affaire 9. C’est donc dans un contexte de fortes rivalités que s’inscrit le texte que nous étudi-
ons. En fait, deux groupes semblent s’affronter. D’un côté, Nicolas Camus, Claude Gaignant et les
signataires du Mémoire (dont plusieurs membres sont des familiers d’Hugues Sambin), et de l’autre le
reste de la communauté. En dépit de l’absence de texte officiel du règlement, l’adoption de nouvelles
mesures est certaine, si l’on en juge par les trente-deux reconnaissances de maîtrises obtenues entre
1590 et 1593  10. En réalité, une fois les esprits apaisés, l’ensemble de la communauté s’est soumise aux
nouvelles prescriptions.

Au-delà de ces anecdotes révélatrices des conflits internes qui surgissent fréquemment à
l’intérieur d’une profession, le texte apporte de nombreuses indications sur la façon dont les maîtres
maçons conçoivent leur métier, sur le savoir et les connaissances nécessaires à son exercice ainsi que
sur sa place au sein des « pratiques artistiques ».
Les maçons revendiquent leur appartenance aux « arts libéraux », preuve qu’ils souhaitent se
distinguer des simples artisans, de ceux qui relèvent des « arts mécaniques ». En cela, ils participent
de ce mouvement « d’émancipation » qui caractérise le XVIe siècle. Il n’est que de se rappeler les discours
de Philibert de l’Orme à ce propos. Sans doute font-ils également référence à leur relative indépendance
ancestrale. Ils reprennent aussi le topos de la nécessité de l’étude qui évite l’oisiveté et les mauvais com-
portements. En outre, ils exigent un niveau de compétence élevé pour l’obtention du titre de maître
puisque les morceaux de réception qui doivent être réalisés sous le contrôle des jurés, sont en fait des
maquettes de pierre à échelle réduite d’une certaine complexité, ce qui requiert temps, dextérité et
argent. S’affirme ici la pratique de la maquette d’architecture, à laquelle Philibert de l’Orme, notam-
ment, s’est adonné et qu’il recommande vivement car l’architecte matérialise sa pensée, la faisabilité du
projet ainsi que son coût financier 11. Le menuisier et architecte Hugues Sambin fera de même pour le
clocher de Notre-Dame de Dole en 1576 et certainement aussi pour l’hôtel de ville de Besançon en 1582.
Étienne Tabourot, écrivain bourguignon de la fin du XVIe siècle, n’hésite pas non plus à inclure dans
ses Apophtegmes une allusion aux maquettes d’architecture. Ainsi, un maître-maçon ayant entendu

8
René de Lespinasse, Les métiers et corporations de la XVIIe siècle, mais la mention de chef-d’œuvre disparaît au
ville de Paris, Paris, 1892, vol. II, p. 599, p. 606  ; Émile profit d’une enquête de moralité. D’après les documents
Coornaert, Les corporations en France avant 1789, Paris, conservés, seules trois personnes deviennent maîtres entre
1968, p. 128. 1597 et 1617 (Arch. mun. Dijon, G 83 à G 86).
9 11
Arch. mun. Dijon, H 147 ; B 225, fol. 221 à 225v. Philibert de l’Orme, Le premier tome de l’architecture…,
10
Dans les cartulaires relatifs aux métiers, il n’existe aucun Paris, 1567, fol. 23v. Jean-Marie Pérouse de Montclos,
texte réglementaire concernant les maçons datant de ces Philibert de l’Orme. Architecte du roi (1514-1570), Paris,
années. La plupart des lettres de maîtrise obtenues entre 2000, p. 103-105. Philippe Potié, Philibert de l’Orme.
1590 et 1593 spécifient le chef-d’œuvre à réaliser (Arch. Figures de la pensée constructive, Marseille, 1996, p. 55-59.
mun. Dijon, G 82, G 83). Cette pratique se poursuit au

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que le sieur Gaulard souhaitait se faire construire une maison, « luy porta divers pourtraits, avec le
livre de Cerceau. Et pource que qu’il n’entendoit gueres à ces peintures ny aux plants pourtraits en
divers cartes, le masson luy promit de luy apporter un modele eslevé en bois ou carton » 12. Mais, dans
le Mémoire dijonnais, la maquette est la preuve tangible des aptitudes techniques puisque l’ouvrage
doit être réalisé en pierre, et non en bois ou en plâtre comme souvent pour les modèles de présenta-
tion 13. En cela, les Dijonnais s’inspirent directement de la pratique du chef-d’œuvre telle qu’elle existe
dans bien d’autres métiers. C’est la seule possibilité selon eux de mettre fin aux malfaçons. De telles
pratiques existent également à Paris au XVIIe siècle 14.
Il pourrait paraître surprenant, voire contradictoire, de conférer la définition d’« art libéral »
à une activité pour laquelle seul un savoir-faire technique est exigé, et d’occulter le dessin, synonyme
de l’invention chez les théoriciens 15, alors qu’il est le principal mode de représentation de l’architecture
aux siècles suivants. Certes, le texte est ambigu sur ce point et on peut légitimement penser qu’il ne
s’agit, dans le cas présent, que d’un habillage intellectuel pour renforcer des usages ancestraux et se
protéger de la concurrence. Mais, ce serait oublier les propos d’un Philibert de l’Orme, pour qui la
maquette est le seul moyen « d’anticiper l’exécution de l’ouvrage » et le seul à révéler un « homme très
sage et prudent ». Et l’architecte met en garde contre les beaux discours qui abusent le client 16. Le texte
du Mémoire apparaît comme son décalque. Sans doute peut-on également interpréter ce document
comme une réaction face aux amateurs et aux architectes de papier  17, dénoncés là aussi par de
l’Orme.

Enfin, toute la palette du savoir-faire des architectes, véritable résumé de leurs différents do-
maines d’activité, est dans ce Mémoire réunie aux problématiques de l’architecture du XVIe siècle.
L’ordre dans lequel ont été placés les exemples de chefs-d’œuvre est en lui-même révélateur. L’architecture
civile avec ses contraintes de distribution est la principale préoccupation des hommes du XVIe siècle
(comme le montre l’anecdote d’Étienne Tabourot sur le sieur Gaulard), suivie par l’architecture re-
ligieuse et ses modes gothiques de construction, et enfin par l’architecture militaire avec les systèmes
de tir. La connaissance du langage de l’architecture antique n’est placée qu’en quatrième position juste
avant les exercices de stéréotomie.
Le premier morceau de réception avancé est la réalisation d’une demeure sans que soit précisé
s’il s’agit d’une résidence urbaine ou d’une « maison des champs ». Le style de la rédaction – le fait
notamment que l’on parle d’un escalier construit en bois ou en pierre 18 – semblerait plutôt indiquer
que l’on pense à une demeure urbaine avec ses caves, ses deux étages et ses greniers. Outre l’examen
des compétences du futur maître sur la distribution (position de l’escalier), on insiste sur certaines

12 14
Étienne Tabourot, Les Bigarrures du seigneur des Jean-Jacques Letrait, « La communauté des maîtres
Accords. Quatriesme livre avec les Apophthegmes du sieur maçons de Paris au XVIIe et au XVIIIe siècle  », Revue
Gaulard, Paris, 1586, pause première, [18], fol. 98v : éd. historique de droit français et étranger, 1945, 4e série, 24e
collective du GRAC coordonné par Gabriel André Pérouse, année, p. 240.
15
Paris, 2004, p. 179. Il est significatif que le dessin soit réservé à l’emploi des
13
Monique Mosser, « Models of French Architecture in ordres.
16
the Age of Enlightenment », Daidalos, n° 2, 1981, p. 83-97 ; de l’Orme, Le premier tome de l’architecture (cf. note
Jean-Marie Pérouse de Montclos, « Observations sur 11), fol. 10v.
17
la viabilité et la fiabilité des maquettes  », Monumental, Peut-être fait-on référence à certains chantiers comme
n° 21, 1998, p. 7-11. Les modèles en pierre sont très celui du collège des Godrans entrepris à partir de 1585.
18
rares et sont souvent réservés à des morceaux précis  : L’usage de la vis est fréquent dans la seconde moitié
Catherine Grodecki, « Les chantiers de la noblesse et de du siècle : Claude Mignot, « L’escalier dans l’architecture
la haute bourgeoisie dans la région parisienne », dans Jean française 1550-1640  », dans L’Escalier à la Renaissance
Guillaume (éd.), Les chantiers de la Renaissance (Actes des (Actes du colloque tenu à Tours du 22 au 26 mai 1979),
colloques tenus à Tours en 1983-1984), Paris, 1991, p. 136- Paris, 1985, p. 49-65. Le terme de « vis » est souvent employé
137. comme synonyme d’escalier dans les documents.

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Fig. 1 : plan du premier étage du château de Renève (Côte-d’Or) ; dessin à la plume d’Hugues Sambin (1572 ?),
Gray, Bibliothèque municipale.

contraintes structurelles comme l’emplacement des poutres des planchers ou encore le passage des
conduits de cheminées dans la charpente, ainsi que sur certains aspects pratiques comme l’agencement
des meubles à l’intérieur de la demeure : il s’agit de bien veiller à la disposition des lits, des « couchettes »
(lit étroit) et des « buffets ». On retrouve là un des soucis constants des architectes du temps, celui de
placer le lit dans un angle aveugle de la chambre, la tête appuyée sur le mur portant la cheminée qui
est légèrement désaxée, l’angle opposé de la pièce accueillant la couchette. Ainsi, dans son Livre
d’architecture de 1559, Jacques Androuet Du Cerceau indique-t-il sur certains plans la position du lit
et des meubles principaux 19. Et Hugues Sambin était familier de ces pratiques comme le prouve son
dessin du château de Renève où sont indiqués l’emplacement des poutres mais aussi celui des meubles
(fig. 1) 20.
En second lieu, on propose de réaliser « le chœur d’une eglise ou d’une chapelle » qui est la
partie la plus importante et celle qui demande le plus d’habileté dans la conduite du voûtement. Le

19 20
Monique Chatenet, « Cherchez le lit : The Place of the Dans le cas présent, le lit est bien placé dans l’angle
Bed in Sixteenth-century French Residences », Transactions aveugle de la chambre même si la tête du lit n’est pas appuyée
of the Ancient Monuments Society, vol. 43, 1999, p. 7-24 ; sur le mur accueillant la cheminée. Voir en dernier lieu
Monique Chatenet, Christian Cussonneau, « Le devis Jacquemart, Architectures comtoises (cf. note 3), p. 128-
du château de Jarzé : la place du lit », Bulletin Monumental, 129.
1997, p. 103-126.

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texte met en exergue l’emploi de la voûte d’ogives et du système de contrebutement développé à l’époque
gothique. Il est significatif que l’on ait placé en seconde position l’architecture religieuse car c’est une
des activités courantes pour l’homme du bâtiment. Et, dans un pays où la plupart des édifices religieux
d’importance ont été construits à l’époque gothique, il s’avère indispensable à tout bon maçon de con-
naître cette architecture afin de pouvoir réparer, refaire des voûtes et veiller à la bonne stabilité des
édifices. Au XVIIIe siècle, Frézier reconnaît qu’il est nécessaire « d’en connaître le trait pour les anciens
édifices  »  21. À la lecture du document, on pourrait aussi ajouter que le modèle de référence de
l’architecture religieuse en cette fin de siècle demeure l’architecture gothique pour les Dijonnais. Cela
montre toute l’ambiguïté de la position de l’architecture gothique dans l’esprit des hommes du XVIe
siècle. Les théoriciens ont tendance à l’occulter, la jugeant « barbare » ou considérant que sa pratique
est si familière qu’elle ne nécessite ni explication ni développement théorique 22. Au XVIe siècle, Phi-
libert de l’Orme est bref sur ce sujet qu’il semble réserver au domaine religieux sans toutefois renoncer
à sa description ni remettre totalement en cause sa valeur : « Ces façons de voûtes ont esté trouvées
forts belles, et s’en voit de bien exécutées et mises en œuvre en divers lieux […]. Aujourd’huy ceux qui
ont quelque cognoissance de la vraye architecture, ne suivent plus cette façon de voute, appellée entre
les ouvriers la mode françoise, laquelle veritablement je ne veux despriser ains plustost confesser qu’on
y a faict et pratiqué de fort bons traicts et difficiles ». Mais, quelques pages plus loin, il célèbre le berceau
et ses variantes pour sa longévité (par l’emploi de la pierre de taille) et son moindre coût financier 23.
Au XVIIe siècle, Mathurin Jousse ne parle pas de la voûte d’ogives  24 et François Derand reste tout
compte fait assez neutre : « car il n’y a rien qui puisse empescher de les y employer (voûtes d’ogives),
si ce n’est qu’elles y sont moins belles et agréables à la veüe » 25, mais il n’assimile pas cette technique à
l’architecture religieuse comme semblait le faire auparavant Philibert de l’Orme. Les Dijonnais, eux,
ont estimé que ce style devait occuper une place de premier plan certainement à cause de sa com-
plexité, du savoir qu’il exigeait et de son ancrage dans la pratique. Dans le cas présent, l’écrit est con-
forme à la pratique.
En troisième lieu apparaît l’architecture militaire, celle « d’un chasteau et citadelle ». L’attention
se focalise sur la façon d’établir des bastions et les ouvrages avancés que sont les boulevards et de bien
veiller au flanquement. On demande donc au maçon une certaine connaissance des pratiques et tech-
niques militaires. Cette préoccupation est d’actualité à Dijon en raison de l’achèvement de la construc-
tion du boulevard de Saulx et des « aides » de Saulx et de Guise 26.
Vient ensuite l’emploi des ordres antiques. L’impétrant ne doit pas cette fois-ci les réaliser en
trois dimensions, mais les dessiner. Mais l’art du dessin n’est pas suffisant pour devenir un bon maître-
maçon puisque s’ajoutent à l’épreuve des questions non seulement sur les proportions des ordres mais
aussi sur la mise en œuvre d’un bâtiment. On retrouve là le souci de faisabilité.
Sous une dernière rubrique sont regroupés plusieurs « traictz de l’art de massonerie », c’est-à-
dire des exercices de stéréotomie (fig. 2). Tous ces exemples semblent renvoyer aux livres III et IV du
Premier tome de Philibert de l’Orme 27. La porte triangulaire à trois entrées est un exercice qui permet
de montrer « l’esprit et artifice de l’architecte en choses difficiles ». « La porte biaise en tour ronde »,
c’est-à-dire sur un mur convexe, est très fréquente quand il s’agit de percer une fenêtre ou une porte
dans une tour pour recevoir le jour obliquement. La porte sur le coin ou en angle est un ouvrage dé-

21 24
Amédée-François Frézier, La théorie et la pratique de la Mathurin Jousse, Le Secret d’architecture…, La Flèche,
coupe des pierres et des bois pour la construction des voûtes…, 1642.
25
Strasbourg, 1737-1739, t. III, p. 25. François Derand, L’architecture des voûtes ou l’art des
22
Jean-Marie Pérouse de Montclos, L’architecture à la traicts et coupes des voûtes, Paris, 1643, p. 9, p. 392-395.
française, XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, 1982, p. 161- 26
Arch. mun. Dijon, H 192. Il s’agit d’un demi-bastion et
162. d’une tour bastionnée.
23 27
de l’Orme, Le premier tome de l’architecture (cf. note Toutes les citations qui suivent sont tirées de l’ouvrage de
11), fol. 107r et 111v. Philibert de l’Orme.

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Fig. 2 : exemples de « pièces de trait » : A.-C. d’Aviler, Cours d’architecture, Paris, Mariette, 1710, vol. I, fig. 66A
et 66B [1ere éd. 1691].

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licat à réaliser car « c’est le lieu qui doit estre le plus fort et mieux lié de toute la maison, pour porter le
plus de charge et tenir en raison toute la masse de l’édifice ». La descente de cave n’est autre que le
berceau incliné couvrant un soupirail. Avec le « quartier de vis suspendu », on aborde le problème de
l’escalier et de son éclairage : « […] souvent que l’on est contrainct de faire les montées de vis aux angles
des cours du logis, où il ne se peult donner clarté que par l’endroit d’un quartier de la vis, ou de deux,
pour ce est-il que les ouvriers ont trouvé l’invention de ne se contenter seulement d’y faire une fenes-
tre mais bien de mettre tout un quartier de vis à jour, et en faire un traict qu’ils appellent le quartier
de vis suspendu ». « La voûte sur le noyau », « le cul de fort et l’arc de cloistre » font référence au berceau
tournant 28, à la « voûte sphérique » et au système des pénétrations. Les trompes font aussi partie des
propositions. Celle dite « en forme de soufflet » est sans doute la trompe conique sous le coin qui
permet de porter une échauguette. Dans ce document se retrouvent donc, sous une forme simplifiée
et elliptique, les différentes catégories proposées par de l’Orme, qui seront reprises par les auteurs du
XVIIe siècle. On voit en fait ici une mise en forme par écrit et codifiée (au moins en partie) de « l’art
du trait ». Dans les lettres de maîtrise dijonnaises apparaissent de façon systématique des exercices de
stéréotomie 29. Parmi les sujets de chefs-d’œuvre, on trouve à plusieurs reprises « une porte d’ung biés
passé en petit volume » 30, « une porte sur le coing et cul de fourd » 31, « une porte sur le coin accom-
pagnee de son arriere voussure de Merceille » 32, « une porte moitié sur le coing et moitié carree et une
autre petite porte byayse en petit volume » 33, « une porte byayse ensemble l’arriere voussure de Mar-
ceille bombee »  34, « une arcade de cave en petit volume »  35, « ung arc de pante et plusieurs autres
traictz » 36, parfois avec son « arriere voussure de Marseille » 37, une « trompe quarree » 38, une « trompe
sur le coing » 39 ou encore « servant a calompniere » 40, « un biel a corne avec son arriere vossure de
Marceille bombee par le derriere »  41, « une votte sur le noiau en petit volume ensemble plusieurs
traictz » 42. Tous ces morceaux de réception s’ancrent dans la pratique courante du métier. En effet, on
ne compte plus les demandes faites à la mairie pour obtenir l’autorisation d’ouvrir sur la rue des entrées
de cave. Construire de nouvelles ouvertures, en particulier, des portes pour faciliter les communica-

28
Derand, L’architecture des voûtes (cf. note 25), p. 96 (IIIe traictz » ; tout comme Guy Lordet, le 13 juin 1592 ; Barbe
partie, chap. XXVI). Barotte avec un « arc de pante en grand volume », le 13
29
Arch. mun. Dijon, G 82, G 83. novembre 1590 et le 29 octobre 1590, Jacques Belot réalise
30
Il s’agit d’une porte biaise  : chefs-d’œuvre de Quentin pour chef-d’œuvre une « arcade appelee arp de pante y aiant
Foullet reçu le 26 février 1591, de Lienard Jouanaul le 2 tirer cinq ou sis trays » , c’est-à-dire un berceau rampant.
37
mars 1591, de Claude Tribolet le 9 mars 1591 et de Jacques Chef-d’œuvre de Guillaume Guillaume, le 1er décembre
Louhet le 19 mars 1591. 1590.
31 38
Chef-d’œuvre d’Hugues Foullet reçu le 12 avril 1593. Chef-d’œuvre de Guillaume Sebillotte, le 11 septembre
32
Morceau de réception de Pierre Tribolet, fils du maçon 1593. Guy Lordet, alors juré maçon, sera accusé d’avoir été
Claude Tribolet, le 20 mars 1604 (Arch. mun. Dijon, soudoyé : Arch. mun. Dijon, B 231, fol. 126v.
39
G 84). On appelle trompe sur le coin, toute trompe, quelle que
33
Chef-d’œuvre de Pierre Boileau reçu le 20 novembre soit sa forme, portant un angle saillant : chef-d’œuvre de
1590. Jehan Pinguier le 12 novembre 1592.
34 40
«  au derrier de laquelle il a tiré plusieurz traictz en Chef-d’œuvre de Nicolas Camus le 17 septembre 1590 ;
pierre » : chef-d’œuvre de Claude Gaignant le 6 juin 1592, on ajoute qu’il reprend en petit volume celle qu’il a faite
de Claude Chevanne et de Jehan Boucherot le 5 novembre « en la muraille qui est entre les deux portes d’Ouche ». Il
1590. Le 17 septembre 1590, Jehan Marthenet est reçu s’agit de la « trompe en tour creuse » décrite par Frézier,
« porte byaise passee en grand ouvrage en la maison de La théorie et la pratique de la coupe (cf. note 21), t. III, p.
l’argentier de sieur le compte de Charny ». 103, fig. 67.
35 41
Chef-d’œuvre de Barthelemy Lesdanté reçu le 9 février Chef-d’œuvre de Nicolas Symon le 27 juin 1592. Il s’agit
1591. sans doute de ce que les théoriciens appellent la corne de
36
Il s’agit d’un arc rampant  : chef-d’œuvre de Philippe bœuf, ou corne de vache, qui « est comme la moitié d’un
Clamonet en grand volume le 19 avril 1591. Le 23 septembre biais passé » : Derand, L’architecture des voûtes (cf. note
1592, Esnau (Henoch) Clamonet est reçu avec « une porte 25), p. 124.
42
a pante faicte de pierre mureuse » ; le 20 novembre 1590, Chef-d’œuvre d’Hugues Gaignant le 13 juin 1592.
Claude Villotte avec « ung arc de pante et plusieurs autres

493

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tions ou encore des arcs rampants pour des escaliers, édifier des trompes pour gagner de l’espace, réa-
liser des échauguettes et des angles abattus dans des bâtiments placés à des carrefours afin de faciliter
la circulation, sont parmi les activités des plus fréquentes en milieu urbain  43. Il demeure que le vo-
cabulaire employé dans les lettres de maîtrise correspond parfaitement aux mentions du Mémoire. On
remarque aussi la présence d’appellations encore rares à l’époque dans les traités comme celle « d’arrière-
voussure de Marseille », preuve que l’art du trait est bien connu et que des dénominations précises sont
parfaitement définies 44. L’examen des sujets demandés aux impétrants permet également de se rendre
compte que la réalité est autre que celle exigée dans le texte et surtout qu’elle est moins ambitieuse.
Aucune demeure, aucun chœur d’église, aucune citadelle n’ont été demandés. La connaissance des
ordres antiques n’a guère retenu l’attention non plus puisque Hugues Chamployet est le seul à avoir
présenté une « colonne dorique avec sa basse et son chappiteau » 45. L’adéquation entre le texte régle-
mentaire et la réalité se rencontre uniquement dans les exercices de stéréotomie. Des raisons pratiques
et économiques ont certainement été à l’origine des choix effectués par la ville et les jurés. Dans ces
années 1590-1593, il s’agissait avant tout de régulariser des situations existantes et c’est sans doute pour-
quoi on a exigé un ouvrage somme toute simple, rapide et peu onéreux à exécuter. Parfois même, des
réalisations grandeur nature ont servi de morceau de réception. Il demeure aussi que, dans la pratique
du métier, la connaissance de la stéréotomie est le meilleur moyen de statuer sur la compétence des
maçons.

Conclusion

Une inspiration qui se veut savante, en parfaite adéquation avec les programmes architecturaux
contemporains d’envergure, et derrière laquelle se profile l’ombre tutélaire de Philibert de l’Orme, a
guidé l’esprit de la rédaction du Mémoire. Reste à déterminer les inspirateurs. S’agit-il des échevins ?
Cette hypothèse ne peut être exclue même si dans l’état actuel des connaissances, aucun d’eux ne s’est
fait remarquer par un véritable intérêt pour l’art de bâtir. Il convient toutefois de souligner qu’il existait
dans le milieu dijonnais des « amateurs » comme les Tabourot, par exemple  46. S’est-on adressé à
l’architecte Nicolas Ribonnier, familier de l’art du trait et présent dans la ville cette année-là 47 ? C’est
possible. Lors de la première rédaction apparaît le nom d’une des figures majeures de l’activité artistique
dijonnaise de la seconde moitié du XVIe siècle, en la personne d’Hugues Sambin. Et certains protago-
nistes semblent appartenir à son entourage professionnel et familial. En outre, ses constructions ainsi
que son recueil de termes prouvent que Sambin possédait une certaine culture livresque et architec-
turale. Ni Du Cerceau, ni de l’Orme ne lui sont étrangers. Enfin, sa présence en tant qu’expert sur
plusieurs chantiers de fortifications prouve ses compétences en la matière. Il serait donc tentant de
voir en lui l’inspirateur du texte. En revanche, son nom n’apparaît que lors de la première rédaction. Il
ne signe aucune des suppliques, il n’est à aucun moment sollicité par la suite, du moins officiellement,

43
Analyser les constructions dijonnaises où de telles de l’élaboration des statuts.
47
structures se rencontrent aurait largement dépassé le cadre On attribue volontiers à cet architecte la construction du
de ce présent article. château du Pailly (près de Langres), de celui de Sully (Saône-
44
Ces appellations se retrouvent par exemple chez Jean et-Loire), résidences de Gaspard de Saulx-Tavannes  ;
Chéreau : Livre de l’architecture de Jean Chériau, tailleur Ribonnier serait également l’auteur du mausolée de Gaspard
de pierres natif de Joigny, vers 1600 (Biblioteka Gdańska de Saulx-Tavannes, érigé dans la Sainte-Chapelle de Dijon
Polskiej Akademii Nauk, ms 2280, fol. 103v-115v). (détruit) : Benoît Peaucelle, Le château du Pailly près de
45
Il est reçu le 17 septembre 1590 : Arch. mun. Dijon, G 82. Langres (1563-1573), thèse de troisième cycle, Université
Le document ne précise pas s’il s’agit d’un dessin. de Paris I, 1983. En 1588, Nicolas Ribonnier intervient
46
Étienne Tabourot est l’auteur du sonnet introduisant le sur le chantier de l’abattoir de Dijon ainsi que sur celui de
recueil des termes d’Hugues Sambin et sa sœur Didière président Jeannin en compagnie d’Hugues Sambin.
épouse l’avocat Bernard Coussin, un des échevins chargés

494

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led. art de maçon est un des sept arts libéraux

alors qu’il est présent dans la ville. A-t-on cherché à le marginaliser au sein de la communauté ? S’agit-
il de la part des maçons d’un réflexe protectionniste face à « un architecte de papier » ? C’est possible.
Cependant, la position d’Hugues Sambin dans le cercle dijonnais n’a semble-t-il pas été remise en cause
car il continuera de participer à d’autres chantiers, mais toujours en étroite collaboration avec des
maçons-entrepreneurs. En réalité, le Mémoire s’adresse au corps des architectes d’exécution, auquel
Sambin n’appartient pas. On conçoit donc aisément qu’il n’a pu intervenir dans la rédaction que comme
« consultant ». Sans doute, quelques clauses pouvaient-elles apparaître irréalistes ou incongrues à
certains maçons qui ne se sont plus reconnus dans les exercices pratiques proposés. Toutefois, ce texte
n’a pu être écrit et discuté que parce que les différents acteurs reconnaissaient sa validité et partageaient
(au moins en partie) ces aspirations, donc qu’elles leurs étaient familières. Ainsi la stéréotomie apparaît-
elle comme un savoir indispensable et un compagnon de chaque instant. C’est, si on reprend la pensée
de Philibert de l’Orme, « la pierre philosophale qui permet la transmutation du Moyen Âge caduc en
Renaissance triomphante »  48, celle qui « permet de passer du monde ancien au monde moderne »,
tout comme on considère souvent que «  l’art du trait  » constitue l’une des pierres angulaires de
l’architecture romane.

ANNEXE

« Memoire des articles qu’il convient faire pour l’art de massonerie cy aprés declarés :
A esté resolu et deliberé que celluy qui vouldra a l’advenir estre passé maitre masson en lad. ville, sera
tenu faire pour son chief d’euvre ung modelle d’ung bastiment ou il y auroit caves, chambres basses et haultes
avec les garderobe, faire les dessante de cave et lermiers plants 49, les portes, fenestres et cheminés commodement,
a celle [cette] fin de garder les places des lictz, couchette et buffetz, et faire en sorte que les sommiers de charp-
enterie ne soient posés sus lesdittes portes, fenestres et cheminés, aultrement ilz seroit faulx ; oultre ce accomoder
aud. baptiment une vif, soit de pierre ou de boys, qui soit bien proportionnee, pour entrer dedans les chambres
haultes et greniers ; lequel modelle sera reduict au petit pied et ce fera de petite piece de pierre blanche, estant
certain que celluy qui ne le pourra faire ainsi en petite representation, a peine le feroit-il en grande ouvrage.
Ce pourra aussi faire aultre chief d’euvre en ung modelle d’un coeur de l’eglise ou de chapelle, ou il y
auroit des tatz de charge, croisee d’augive et tiercerons avec fermerés, et donner les espesseurs des murailles et
pilliers boutantz pour la deffence des tatz de charge et croisee ; lequel modelle pourra estre fait de pierre blanche,
et reduict et calculé au petit pied, comme devant.
Encoires pourra celluy qui vouldra estre passé maistre masson faire chief d’euvre en modelle d’un chas-
teau et citadelle, et planter les boullevers et bastillons alentour en telle sorte que les cannonnieres et batteries
ayent leurs regardz que l’ennemin ne se puisse cacher en lieu qu’il fust decouvert ; laquelle modelle ce fera de
pierre blanche en petit ouvrage et reduict au petit pied, comme dict est.
Ce fera encore led. chief d’euvre quant ung masson donnera par escript l’ordonnance des cinq ordres de
colonne, ornees de leurs basses, chapiteaux, architraves, frises et corniches, a la charge que celuy qui donnera
lad. ordonnance pourra estre interrogé et respondra pertinemment sur le fait de la massonnerie et des fondemens,
et quelles espesseurs de muraille faudroit pour les haulteur des ordonnances d’icelles colonnes, en la forme
contenue au present article.
Autre chief d’euvre se pourra aussi faire en faisant plusieurs traictz de l’art de massonerie comme : une
porte triangulaire a trois entrees, une trompe en forme de souflet qui sert a fortifier une place  50, descente de
cave et porte biaise en tour ronde et porte sur le coing ou en l’angle, quartier de vif suspendue, voute sur le noiaul

48 49
Pérouse de Montclos, L’architecture à la française (cf. Le larmier désigne souvent un soupirail.
50
note 22), p. 93. Une porte … une place : en marge.

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catherine chédeau

ou cul de fort, trompe, art [arc] de cloistre ou d’autres traitz necessaires a la massonnerie ; lesquelz traictz se
pourront contrefaire de petitte pierre, comme les autres modelles icy devant nommez 51.
Et celluy qui vouldra estre receu, sera tenu en faire ung ou deux des ouvrages pour son chief d’euvre ou
l’une des aultres pieces qui est dicte par les articles precisés, selon qui sera par les sieurs eschevins commis sur
le mestier advisé en presence des jurés, en presence desquelz et nom d’aultres maistres sera faict icelui chief
d’euvre.
A esté prohibé a celluy qui vouldra estre receu maitre masson et faire chief d’euvre, de faire aulcungs
festes ny bancquetz sur peine de II livres tournois d’amende contre chascun d’eulx et des personnes qui y assis-
teront.
Ceulx desd. massons qui ce treuveront avoir abusé en leurs charges, seront punis pecuniairement ou
aultrement exemplairement, ainsin qui sera par messieurs les vicomte mayeur et eschevins advisé selon l’exigence
du cas.
Et parce que auparavant les presentes ordonnances y a plusieurs qui ce sont entremis en lad. masson-
nerie, et ce dient maistres massons, qui pourroient abuser de ceste quallité et entreprendre des ouvrages a
l’interestz du publicq, a esté ordonné que lesd. massons donneront leurs noms, surnoms, origine, demeurance
et temps puis lequel ilz ce meslent d’icelle massonnerie, pour aprés y pourvehoir, ainsy qu’elle verra a faire. »

51
« Et comme ne seroit [mot rayé] a passer maitre si ne d’estudier a celle fin, qu’il puisse estre receus en leurs chefz
monstrer par effect ung de ses chiefz d’œuvre icy nommez, d’œuvre, qui sera cause de les garder d’aller de nuict battre
quelque beau langage qu’il puisse dire, car celuy qui sçaura le pavé et par la ville, mais plustot seront a l’estude ; aussi
bien faire quelque chose, ne craindra point le mettre en que gens qui n’ont quelque estude se sont gens oysifz qui
avant plus ou ne faut que parolle, lesd. chefz d’œuvre sont si s’apliquent a toute folie comme a jeus, dances, yvrogneries,
necessaires pour les causes cy apres nommees [manque un paillardise et autres abus ou Dieu est souvent offencé. Signé :
mot] pour l’utilité et profit d’une ville et honneur, quant il Huguet Sambin, Gaignant, N. Camus, Champeloyer, J.
y a des gens sçavans ; aussi les jeunes gens prendront peine Belot » [première rédaction cancellée].

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L’arc triomphal bisontin élevé à la gloire de Louis XIV :
de la ruine à la démolition
Frédérique Baehr

Le 31 décembre 1774 1, le comte du Muy, ministre de la Guerre, autorisait le Magistrat de Be-


sançon à procéder à la destruction de l’arc de triomphe édifié sur le pont Battant. Ce monument, élevé
à la gloire de Louis XIV après sa victoire sur les Habsbourg et l’annexion du comté de Bourgogne au
royaume de France un siècle plus tôt, avait causé bien des tracas aux administrateurs de la cité durant
sa courte existence. La mauvaise qualité de la pierre utilisée, résistant mal au gel, est la raison la plus
communément avancée. Aussi l’arc fit-il alors couler beaucoup d’encre, tandis que l’historiographie,
même régionale, ne le cite que très rarement, voire jamais… Est-ce dû au fait qu’il n’en subsiste plus
de traces ailleurs que dans les fonds d’archives ou sur le plan-relief de la cité (fig. 1) ? Dans son ouvrage
intitulé Besançon au siècle des Lumières 2, Lionel Estavoyer a seul évoqué l’histoire de l’arc et en a donné
une description complète. Pour notre part, nous avons surtout cherché une explication à la ruine si
rapide de l’édifice en nous appuyant sur les différentes expertises diligentées par le Magistrat de Be-
sançon, soucieux de la sécurité des citoyens.

L’édifice

L’histoire de sa construction

À la signature du traité de Nimègue en 1678, qui mettait fin à la guerre de Hollande, l’Espagne
cédait la Comté au royaume de France. Vauban fut chargé de consolider la nouvelle frontière nord-est
du pays et conforta Besançon dans son rôle de place forte. Les principaux travaux d’urbanisme de la
fin du XVIIe siècle consistèrent donc à renforcer les fortifications, remanier la citadelle et doter la ville
de casernes capables d’abriter des troupes nombreuses  3. C’est durant cette première phase de trans-
formation de la ville que l’arc triomphal fut construit. En 1679, le Magistrat, informé de la visite pro-
chaine du roi, demanda au peintre bisontin Mouchet de dessiner un projet d’arc triomphal, destiné à
être peint à l’huile 4. Il s’agissait certainement d’un édifice éphémère élevé à la gloire du souverain pour
l’accueillir dans la cité. Malheureusement, nous n’avons trouvé nulle trace de ce projet dans les fonds
d’archives, et il semble même que la ville n’ait pas reçu le moindre décor pour l’entrée royale du 16 juin
1683 5. Pourtant, le 8 juin de la même année, le Magistrat avait pris des mesures pour la réception du
roi : « On fera dresser par un architecte le plan d’un arc triomphal à dresser sur le pont » 6. Isaac Ro-
belin, ingénieur du Roi et directeur des fortifications de la Province, en fournit les plans 7, et les entre-

* Nous remercions Madame Éliane Vergnolle pour l’at- Besançon de la Conquête à la Révolution, mémoire de maî-
tention bienveillante qu’elle nous a portée et tout le plaisir trise d’histoire sous la dir. de Maurice Gresset, Université
que nous avons eu à travailler à ses côtés. Nous remercions de Franche-Comté, 1978, p. 5.
4
également Messieurs Philippe Plagnieux, François Lassus Archives communales, BB 99, fol. 107.
5
et Pascal Brunet pour leur soutien durant la rédaction de Estavoyer, Besançon (cf. note 2), p. 159.
6
cet article. Archives communales, BB 101, fol. 78.
1 7
Archives communales, DD 167, fol. 92. Annick Deridder, « Ingénieurs et entrepreneurs de for-
2
Lionel Estavoyer, Besançon au siècle des Lumières : évo- tifications en Franche-Comté », dans Vauban à Besançon
cation d’une capitale provinciale à travers ses réalisations et en Franche-Comté (Cahiers de la Renaissance du Vieux
artistiques et monumentales, Besançon, 1978, p. 157-175. Besançon n° 8), Besançon, 2007, p. 79-80.
3
Catherine de Penfentenyo, Les bâtiments militaires à

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 497-510
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100223

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frédérique baehr

Fig. 1 : L’arc construit à l’extrémité du pont Battant et les quais le long du Doubs. Détail du plan relief de Besançon
(François Ladevèze, 1722) (copie). Collection Musée du Temps Besançon (cl. G. Vieille).

preneurs Christophe Joran, Gilbert Voissier et Claude Coquard le réalisèrent  8. Cette décision
émanait-elle réellement du conseil de ville ou répondait-elle aux exigences de l’État ? Le choix même
de l’architecte tend à privilégier cette dernière hypothèse même si les circonstances de sa mise en œuvre
restent imprécises. Le pouvoir communal semble en effet s’être peu enthousiasmé pour ce projet, tout
à la glorification d’un État qu’il n’avait pas choisi. Les travaux ne débutèrent qu’en 1693 pour s’achever
en 1698 9. De son côté, l’administration militaire, qui avait pris à sa charge le coût des travaux, tenta à
plusieurs reprises de céder l’arc à la ville. Cette dernière résista jusqu’en 1747, date à laquelle elle prit
finalement possession de l’édifice, à condition qu’il soit réparé aux frais de l’État et que seul l’entretien
relève de la Caisse municipale 10. Dès 1737, en effet, c’est-à-dire à peine quarante ans après son achève-
ment, l’arc triomphal menaçait ruine 11.

Description

Il s’agit d’un édifice rectangulaire posé à l’extrémité du pont Battant. Ce pont antique était
l’unique lien entre la ville et les trois bannières situées en dehors de la Boucle 12, au nord. Le procès-
verbal d’expertise rédigé par Jean-Charles Colombot, Hypolite Amoudru et Louis Beuque en 1774 nous
donne une description 13 de l’arc :

8 12
Ibidem, p. 81. La ville de Besançon s’est installée, dès l’époque gauloise,
9
Auguste Castan, Notes sur l’histoire municipale de à l’intérieur d’un méandre du Doubs qui forme presque une
Besançon (1290-1789), Besançon, 1898, p. 209 et 281. boucle complète, verrouillé au sud par un éperon rocheux
10
Ibidem, p. 305. sur lequel fut édifiée la citadelle.
11 13
Ibidem, p. 281. Archives communales, DD 167, fol. 84.

498

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l’arc triomphal bisontin élevé à la gloire de louis xiv

Fig. 2 : Élévation de l’arc de triomphe (1710) élevé à la gloire de Louis XIV sur le pont de Besançon. Pour minute
[signé] Mongenet ingénieur. Besançon, 3 novembre 1767. Flle ms ; plume, lavé d’encre de Chine, de jaune et de
rouge ; 460x600 mm. ©Bibliothèque municipale de Besançon (cl. F. Baehr).

« cet édifice a la forme d’un parallélogramme de soixante-quatre pieds 14 six pouces 15 de lon-
gueur, et de trente-quatre de largeur hors d’œuvre des colonnes 16, décoré de deux ordres d’architecture,
et d’un couronnement en attique, le premier à colonnes doriques de deux pieds de diamètre portées
sur piédestaux, le second de pilastres ioniques cannelés terminés en amortissements dans leur partie
inférieure, chacune des grandes faces a trois portiques de dix pieds de largeur, dont celui du milieu,
ouvert dans toute sa hauteur et largeur, sert au passage des voitures, dans les autres masqués en partie,
ont été pratiquées plus bas que l’imposte des portes carrées de sept pieds de largeur pour le passage
des gens de pied, et au-dessus de ces portes sont des trophées en bas-relief dans le cintre des portiques,
et dans chaque face latérale, il y a un portique masqué ; les entre pilastres du second ordre sont remplis
par deux fenêtres séparées d’une pile dont le milieu répond à l’axe des portiques du bas ; le couronne-

14
1 pied = 32,484 cm. approximatives de l’arc : 21 m de long, 11 m de large et
15
1 pouce = 2,707 cm. 24 m de haut.
16
Estavoyer, Besançon (cf. note 2), p. 159 : dimensions

499

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frédérique baehr

ment en attique occupe la largeur de l’entrecolonnement du milieu, décoré dans ces deux faces d’ar-
moiries, et ses cotés se terminent en amortissement. »
L’entablement qui sépare les deux premiers niveaux est souligné par une frise de métopes. À
l’étage, les deux baies centrales sont surmontées d’un fronton triangulaire, et les deux baies latérales,
d’un fronton cintré. Le troisième niveau est constitué d’un édicule, coiffé d’une couverture en fer-blanc,
qui occupe la largeur de la travée centrale, et décoré aux armes du roi. C’est ce que les architectes
nomment « attique » dans leur reconnaissance. La thématique des décors qui se développe sur les trois
niveaux est essentiellement militaire (fig. 2).
À l’intérieur, le rez-de-chaussée « est voûté à berceau à la hauteur de l’entablement dorique,
subdivisé en trois parties par deux arcs-doubleaux qui ont leur point d’appuis sur des dosserets placés
aux piles qui séparent les portiques. La hauteur du second ordre est subdivisée par un plancher […],
au-dessus de ce plancher dans le galetas, il y a huit arcs-doubleaux »  17. Pour répondre à sa fonction
défensive, le soubassement de l’édifice formait casemate, le rez-de-chaussée abritait un corps de garde
et l’étage servait de logement militaire  18. En 1743, on y mentionne une chambre et deux boutiques
louées. Le roi ayant accordé, cette année-là, 3000 livres 19 pour les réparations nécessaires, le Magistrat
accepta d’en assurer l’entretien à ses frais, à condition de percevoir les loyers  20 : 5000 livres furent
prélevées sur les recettes fiscales de la ville.
Si les motivations de la construction de l’édifice ne sont pas bien définies, sa nature même reste
ambiguë. S’agit-il simplement d’un arc ornemental élevé à la gloire du souverain ou d’une porte de
ville ? Dans son traité d’architecture  21, François Blondel accorde une place importante aux portes
construites à Paris en cette fin de XVIIe siècle. Il les nomme portes car elles remplissent réellement
cette fonction et remplacent, dans la plupart des cas, d’anciennes portes médiévales. Elles se présentent
sous forme d’arcs, qui répondent aux normes de l’architecture romaine – déjà employées pour l’archi-
tecture éphémère – et, tout en embellissant la capitale, exaltent les victoires de Louis XIV 22. C’est ainsi
qu’en 1672 Paris assura, à ses frais, la construction de la porte Saint-Denis qui célébrait les victoires du
roi sur la frontière du Rhin 23. C’est François Blondel qui en fournit les plans. Nous pourrions en citer
d’autres : la porte Saint-Antoine (1670), la porte Saint-Martin (1674), la porte Saint-Bernard (1674) pour
la capitale, la porte des Malades (aujourd’hui de Paris) à Lille (1686-1695), l’arc du Peyrou à Montpel-
lier (1692-1693)…
Ce modèle resta usité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle pour glorifier le pouvoir souverain comme
à Bordeaux, Nancy, Châlons-sur-Marne, Dijon… L’arc bisontin, quant à lui, abritait dans sa partie
inférieure une casemate susceptible d’être armée en cas de conflit, et le premier niveau pourrait se
rapprocher des portes édifiées à la fin du XVIIe siècle avec ses trois arcades surmontées d’une frise
dorique aux métopes sculptées. En revanche, le traitement du deuxième niveau qui présente trois baies
géminées surmontées d’un fronton triangulaire au centre et de frontons cintrés pour les parties laté-
rales, le rapprocherait davantage d’un hôtel urbain. La superposition des ordres, ainsi que la présence
de volutes latérales qui ont permis à l’architecte d’effacer la différence de largeur entre les deux niveaux,
accentue encore cet aspect. Toutes ces particularités font de cet arc un monument hors normes dans
la classification stylistique de ce type d’édifice.
Sa situation même n’est pas commune. Il se dressait à l’extrémité de l’unique pont de pierre de
la cité et ouvrait sur l’axe principal traversant la ville du nord au sud, la Grande Rue. Les quartiers qui
se développent à l’autre extrémité du pont, Battant, Charmont et Arènes, comptaient chacun une porte,

17
Archives communales, DD 167, fol. 84. l’Académie royale d’architecture, Paris, 1675, p. 603-799.
18 22
Estavoyer, Besançon (cf. note 2), p. 161. Christian Dupavillon, Francis Lacloche, Le triomphe
19
Arch. dép. Doubs, 1 C 2219. des arcs, Paris, 1989, p. 48-50.
20 23
Castan, Notes (cf. note 9), p. 296. Ibidem, p. 51.
21
François Blondel, Cours d’architecture enseigné dans

500

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l’arc triomphal bisontin élevé à la gloire de louis xiv

Fig. 3 : Vue de Besançon à la fin du règne de Louis XIV, anonyme, s.d. ; plume aquarelle. ©Bibliothèque muni-
cipale de Besançon (cl. J.-P. Tupin).

501

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frédérique baehr

et étaient protégés par des remparts dont le chantier s’acheva vers 1688 24 (fig. 3). Parallèlement, Vauban
faisait fortifier la Boucle, édifier des bastions et des portes le long de l’enceinte. Notre arc était vérita-
blement inclus dans ce système défensif, jouant pleinement son rôle de porte. En revanche, nous n’avons
trouvé nul document indiquant qu’il ait servi d’octroi. Il présente, à certains égards, quelques caracté-
ristiques des portes édifiées au cours du XVIIIe siècle. Ainsi, le concours de l’Académie royale d’archi-
tecture de 1738 spécifiait-il que les portes devaient servir d’entrée à une grande ville, être entourées
d’un fossé avec un pont pour le traverser et qu’une rue réponde à la magnificence de l’entrée 25. Notre
édifice ne répond-il pas à tous ces critères ? Le choix de son lieu d’implantation n’est certainement pas
un hasard, s’étant porté sur le seul passage aménagé au nord de la cité. Une autre dimension, plus
symbolique, est également à prendre en compte : cet arc constitue un pendant à la Porte Noire, arc
antique situé à l’extrémité sud de la Grande Rue. Durant des siècles, avant que la citadelle ne s’élève sur
la colline située au sud, l’arc construit sous Marc Aurèle avait accueilli les visiteurs. À partir du XVIIe
siècle, ce fut à celui de Louis XIV d’en imposer aux passants. Il n’eut cependant pas la même longévité
que son antique ancêtre !

Sa ruine et les solutions envisagées

Les expertises

Dès 1737, le Magistrat signala le mauvais état de l’édifice 26. En 1741, il relevait la « chute d’une
quantité de pierres de l’arc de triomphe élevé par l’administration militaire, sur le pont de la ville ». La
même année, l’architecte contrôleur de la cité, Charles François Longin, effectua une « reconnais-
sance » 27 en compagnie de deux maîtres maçons, Claude Deneria et Joseph Nodier. Des pierres me-
naçaient de se détacher des quatre faces de l’édifice : des claveaux composant une partie de l’entablement
de l’ordre dorique du côté du quai des Cordeliers (ouest) et une partie de la corniche de l’entablement
côté quai du Saint-Esprit (est) ; étaient déjà tombés, côté Grande Rue (sud), un bas-relief de l’une des
métopes  et, côté du pont (nord), le bas-relief d’une mutule. Cinq des claveaux de l’architrave étaient
cassés sur leur hauteur. À l’intérieur, au dernier niveau, les voûtes, lézardées, tenaient grâce à des
crampons, tout comme les pans des murs. À ces problèmes, probablement dus à la mauvaise qualité
de la pierre, s’en ajoutaient d’autres. Longin nota que les colonnes qui faisaient le tour de l’édifice (fig.
4) étaient trop isolées « par rapport au poids propre et naturel de la pierre qui est posée […] en dehors
de son lit de carrière ». Ces colonnes devaient donc être trop fragiles pour supporter la structure car
les tronçons en délit qui en formaient le fût « ont leurs surfaces extérieures lézardées en plusieurs
parties de leurs hauteurs, et épaisseurs ». Du côté du quai des Cordeliers, « la partie la plus ruineuse
dudit arc triomphal, […] les lézardes paraissent venir de la trop grande saillie des pierres en fausse
coupe » qui soutenaient tout le poids de l’entablement dorique. Elles n’étaient donc pas suffisamment
engagées dans le mur monté en parpaings « pour se retenir plus solidement les unes aux autres ».
L’architecte affirme même que la chute de l’entablement serait proche si rien n’était fait : c’est la mise en
œuvre des matériaux, la construction elle-même, qui est en cause. Mais un autre facteur vient encore
aggraver l’état de l’édifice : le manque d’entretien. À cet égard, Longin pouvait écrire « qu’il pleut pres-
que partout à l’escalier en pierre qui conduit aux étages, faute de ne pas entretenir les couverts, de même

24
Roland Bois, « Les fortifications de Vauban à Besançon », dans Françoise Michaud-Fréjaville, Noëlle Dauphin
dans Vauban à Besançon et en Franche-Comté (Cahiers de et Jean-Pierre Guilhembet, Entrer en ville (colloque de
la Renaissance du Vieux Besançon n° 8), Besançon, 2007, l’université d’Orléans, 26-27 octobre 2001), Rennes, 2006,
p. 56. p. 68.
25 26
Christine Lamarre, « Les portes de villes à la fin du Ibidem, p. 281, note 9.
XVIIIe siècle, crise de l’architecture et crise du symbole », 27
Archives communales, DD 167, fol. 42.

502

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l’arc triomphal bisontin élevé à la gloire de louis xiv

Fig. 4 : Plan de l’arc de triomphe (1710) élevé à la gloire de Louis XIV sur le pont de Besançon. Pour minute
[signé] Mongenet ingénieur. Besançon, 3 novembre 1767. Flle ms ; plume, lavé d’encre de Chine, de jaune et de
rouge ; 460x600 mm. ©Bibliothèque municipale de Besançon (cl. F. Baehr).

qu’à la salle du second étage, et au-dessus », ajoutant même : « l’eau transpirant au travers de plusieurs
parties des pans du mur lors de la reconnaissance ; quelques lézardes même s’étant faites au mur de
parpaings dudit escalier qui est du côté du quai des cordeliers […] outre qu’une sablière qui soutient
le plancher en partie, dudit escalier, se trouve presque en tout pourrie par l’eau qui tombe dessus conti-
nuellement lors des pluies ». La conclusion de la visite est sans appel : « l’arc triomphal est très dange-
reux en sa construction actuelle au passage du peuple, ayant des colonnes isolées hors de leurs axes » ;
elle préconise une simple réparation.
Le 1er février 1748, Monsieur de Cossigny, chevalier de l’Ordre Militaire de Saint-Louis, lieute-
nant-colonel d’infanterie, correspondant de l’Académie Royale des Sciences de Paris, ingénieur en chef
des ville, citadelle et fort Griffon de Besançon, effectua une nouvelle inspection 28. Il était accompagné
par deux membres du Magistrat et par le contrôleur de la Ville, l’architecte François Longin. Tous trois
visitèrent l’édifice de fond en comble, en commençant par la casemate « au-dessous du rez-de-chaussée
qui fait le niveau du pavé du pont de pierre construit sur la rivière ». Ils n’y trouvèrent rien d’endom-
magé mais il n’en alla pas de même pour les parties supérieures, et plus particulièrement la face côté
quai des Cordeliers, qui « a souffert en plusieurs endroits par l’effort des parties supérieures ». L’ingé-
nieur expliquait que « l’entablement du second ordre ionique, posé avec dessus du dorique, se trouvant
surchargé du poids de l’amortissement qui se termine en voûte au comble de l’édifice, et dont la pous-
sée est considérable, fait que cette partie a été contrainte de plier en avant et sur les côtés, en écartant
aussi dans les jonctions les deux murs qui font face au pont et à la Grande Rue ». En outre, l’amortis-
sement ne se trouvait plus « suffisamment buté sur les deux côtés de l’ordre ionique depuis qu’on a
rapproché du mur les colonnes du dorique » et il s’est « entrouvert du haut en bas en divers endroits
et menace ruine prochaine ». Ce disant, Cossigny ne mettait-il pas directement en cause les dernières
réparations préconisées sept ans plus tôt par ce même Longin qui l’accompagnait ? Il affirmait que
l’équilibre avait été mis en péril lorsque les colonnes du premier ordre avaient été rapprochées du mur

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des quatre faces, afin de diminuer la grande saillie


de l’architrave posée dessus. Il est donc normal
que « toutes ces parties supérieures fissent incli-
ner celles du dessous, et l’on remarque qu’elles
travaillent chaque jour ». Il était à craindre que
dans sa chute, l’amortissement n’entraîne l’ordre
ionique et n’endommage les voûtes qui forment
les trois passages au rez-de-chaussée. Dans ce cas,
les réparations auraient été plus coûteuses et
auraient nécessité l’interruption du passage !
Le diagnostic étant posé, Cossigny pro-
posa de procéder à « la réfection des parties rui-
nées de ce monument élevé à la gloire du roi, et
qui par cette raison mérite d’être conservé, de
supprimer cet amortissement, et d’y substituer
un attique […]. Cet attique régnant sur les quatre
faces de cet édifice, serait, ce me semble, un plus
bel effet que cet amortissement très lourd, pourvu
qu’on sauva à l’œil le comble en arrière qui cou-
vrirait le bâtiment ». Le 20 février de la même
Fig. 5 : Élévation pour servir aux réparations des parties ruineuses année, Longin présenta une élévation correspon-
de l’étage, à l’arc de triomphe de Besançon, avec attique au-dessus à dant aux directives de Cossigny (fig. 5). Puis, « il
la hauteur du comble. [signé] Longin. 6 toises. Besançon, 20 février suffirait de refaire le mur de face sur le quai des
1748. Flle ms ; plume ; 605x459 mm. Cordeliers de la même épaisseur qu’il est actuel-
lement ». Pour l’ingénieur, la structure même de
l’édifice devait engendrer sa ruine, mais il ajoutait à la fin de sa reconnaissance : « on aurait soin en
reconstruisant ce mur de n’y employer que des parpaings de la meilleure espèce qui serait possible de
trouver, c’est-à-dire les tirer des carrières dont les pierres sont les plus saines ». Et il ajoute, certainement
à destination du contrôleur de la Ville : « Comme il paraît qu’on n’a point trop apporté d’attention au
choix des matériaux dans le rétablissement fait en dernier lieu, nous jugeons qu’on ne pourra se dis-
penser de refaire quelques unes des colonnes doriques dont les pierres par leur mauvaise qualité
choquent déjà l’œil le plus indifférent, et n’annoncent rien moins que de la solidité dans tout cet
ouvrage ».
La dernière expertise, effectuée par Jean-Charles Colombot, Hypolite Amoudru et Louis Beu-
que, architectes à Besançon et experts nommés par le Magistrat de la Ville et Cité royale de Besançon,
eut lieu en août 1774 29. Il s’agissait de déterminer si l’édifice nécessitait une démolition totale ou par-
tielle, ou s’il était réparable. La visite débuta par l’examen complet des fondations, c’est-à-dire par le
dessous du pont. La pile semblait en bon état, mais les grilles et « pilots » installés pour supporter les
soubassements des murs latéraux avaient souffert : « les madriers qui paraissent au-dehors du parement
des murs en soubassement ne posent plus sur les pilots extérieurs, et en sont éloignés de deux pouces
[…] ; plusieurs morceaux de ces madriers sont enlevés que nous pensons avoir été cassés lors des
dégels, par le choque des glaces […]. Les fondations et murs à l’intérieur de la casemate sont aussi en
état excepté quelques fissures ». Puis, les architectes se transportèrent au rez-de-chaussée, et commen-
cèrent à « plomber » (soumettre au fil à plomb) tous les éléments qui constituaient l’édifice. Rien ne
leur échappa, pilastres, colonnes, piédroits des portes, dosserets, murs, portiques, etc. Ils mesurèrent
également l’écartement des joints des pierres, les fissures, les lézardes ; force était de constater que c’était

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Archives communales, DD 167, fol. 84.

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l’arc triomphal bisontin élevé à la gloire de louis xiv

l’édifice dans son entier qui avait bougé, malgré les différentes réparations effectuées au cours du siècle.
Il semble que ces dernières aient été très limitées et surtout faites à moindres frais. Ainsi, « l’entablement
du second ordre fait ventre dans le milieu, son dérangement est proportionné au déversement des
dosserets, il a été ancré après coup par six tirans en fer [qui] traversent la profondeur de l’édifice, pla-
cés à la hauteur de la toise entre les arcs-doubleaux, pour en retenir l’écartement ainsi que les murs » ;
plus encore, « on a mis après coup des ancres placées à la frise du second ordre qui traversent toute la
profondeur de bâtiment et sont retenues au parement extérieur des deux murs de face opposés ». Dès
la construction, les voussoirs des arcs-doubleaux avaient tous été cramponnés l’un à l’autre, mais « plu-
sieurs des crampons ont déjà quitté les voussoirs, où ils étaient attachés n’ayant pu tenir contre l’effort ».
« À l’égard du galetas […], les huit arcs-doubleaux ci-devant mentionnés sont cramponnés de l’un à
l’autre des deux côtés. […] Le crampon à ce jour par sa résistance a emporté un éclat de la pierre ».
Parfois, la réparation avait même été plus précaire : « À la face du côté du quai des Cordeliers l’enta-
blement a été démoli […], le mur dans le milieu de cette partie de face a aussi été démoli de même
largeur que l’entablement dès sur la clef du portique jusqu’au-dessus, et a été remplacé par un pan de
bois enduit de plâtre des deux côtés » !
À la suite de cette reconnaissance, les architectes tirèrent la conclusion suivante : « Les sur-
plombs et déversements des murs proviennent d’un affaissement des fondations qui ont été plus ou
moins considérables dans des parties que dans d’autres, suivant la charge qu’elles ont eu à supporter,
les angles s’en sont ressentis davantage que le milieu des faces qui ne se serait pas autant dérangé, s’il
n’avait été entraîné par les parties angulaires. Ces angles par cet affaissement ont eu des effets différents
dans leur déversement, suivant la nature du sol des fondations et la résistance des pilots ». Ils propo-
sèrent, éventuellement, de « conserver la hauteur des deux ordres, cette partie pouvant encore subsis-
ter, sans que nous puissions cependant en déterminer la durée. » Mais le plus important à leur sens
était de démolir ce qu’ils nomment l’attique, c’est-à-dire le petit édicule qui coiffait l’édifice, et de le
couvrir à l’italienne avec une balustrade dans tout le pourtour.

Les adjudications

En 1742  30 et 1749  31, un an après le passage des architectes, eurent lieu les adjudications au
rabais. La première fut menée par l’Intendant Barthelemy de Vanolles et la seconde par Arnoulx et
Charles, anciens vicomtes mayeurs et conseillés au Magistrat. C’est le Sieur Pierrot, citoyen de Besan-
çon, qui fut le dernier metteur et le moins disant pour l’adjudication de 1742 – Pierre Claude Brun,
entrepreneur à Besançon, se portant caution. L’article premier stipulait que l’entrepreneur devrait poser
un échafaudage pour prévenir les accidents, et procéder à la « démolition et réfection des parties dé-
tériorées et tombant en ruine, soit par vétusté, mauvaise qualité de pierres, le trop de saillies de la
première corniche et de l’architrave en plate-bande d’icelle portée sur des colonnes trop éloignées du
corps de l’ouvrage, défaut d’entretien, et autres ». Il serait posé six tirants de fer avec leurs ancres à
chaque bout afin d’éviter l’écartement des murs, qui pourrait provoquer la poussée des voûtes au-des-
sus du premier étage et du grenier. L’article 2 concerne la réfection des piédestaux, des colonnes, ar-
chitraves, frise et corniche du premier ordre ainsi que les socles, enroulements ou consoles renversées
servant de bases aux pilastres du second. Les colonnes devaient être rapprochées du corps de l’édifice
de deux pieds, de sorte que la distance entre leur base et le pilastre qui se trouvait derrière ne soit plus
que d’un pouce au lieu de vingt-cinq. Cette modification était certainement une réponse au constat
fait par les architectes dans la reconnaissance de 1741. L’article précise que les métopes, triglyphes,
mutules et ornements de sculpture de la corniche seraient supprimés. Les articles 3 et 4 donnent des
précisions sur la qualité des matériaux à mettre en œuvre. La pierre utilisée pour la réfection des bases,

30 31
Archives communales, DD 167, fol. 46. Archives communales, DD 167, fol. 69.

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chapiteaux, tambours et fûts des colonnes devait être la meilleure des environs, les carrières de Serre,
de la Combe aux chiens, du Gravier blanc ou de Tarragnoz semblant être les plus à même de fournir
un matériau de qualité. L’assemblage devait se faire avec un mortier « composé à l’ordinaire, savoir d’un
tiers de bonne chaux vive bien cuite ensuite éteinte, coulée, et délayée en laitance, et non éventée, fusée,
ni pulvérisée d’elle même, et deux tiers de sable maigre et graveleux pur et sans aucun mélange de terre,
le tout pour être broyé et incorporé ensemble avec le moins d’eau qu’il se pourra […]. De n’en faire qu’à
mesure qu’il en sera nécessaire, et de ne ramollir qu’avec du lait de chaux, et non avec de l’eau simple ».
L’article 5 précise que toutes les pierres de taille « tombant en ruine » seraient remplacées et que tous
« les joints seront grattés aux crochets de fer et rejointoyés avec ciment ». Des conseils étaient également
prodigués pour la mise en œuvre des matériaux, dans l’article neuf, dernier de la liste, en ces termes :
« Toutes les pierres soit neuves ou autres qui seront employées aux dites réparations seront proprement
taillées appareillées et posées sur leur lit de carrières en bonne liaison et coupes », et quelques lignes
en dessous : « Chaque assise se raccordant parfaitement entre elles, les parties de l’ancienne et de la
nouvelle construction bien liées, incrustées et unies ensemble, fichées et remplies de mortier de façon
qu’il ne reste aucun vide ».
Manifestement, les conclusions des architectes avaient été prises en compte et l’adjudication
posait des règles de construction précises. Les articles suivants concernent la mise en œuvre d’autres
matériaux. Dans l’article 6, il est question du carrelage « bien de niveau […] et posé à bain de mortier » ;
des planchers « bien joints en languettes et rainures » faits de « nouvelles planches parfaitement sèches,
dressées par dessous à la varlope  32 ou rabot, et clouées d’un ou deux clous sur chaque soliveau avec
lisages, ou ruelles de gis dans tout le pourtour des murs » ; et des portes « faites d’assemblages de bois
de chêne avec double chambranle carré en forme de plinthes ferrées de gonds et peintures à l’usage du
pays, serrures, locquetaux, et verrous de bonne forme ». Il est précisé également que les poutres et
soliveaux seraient remplacés à l’identique, et que les deux cloisons à monter seraient faites « avec ma-
driers, ou plateaux de sapin de deux pouces d’épaisseur, joints aussi en languettes, et rainures et blan-
chies à la varlope ou rabot des deux côtés pour ôter les traits de scie ». Dans l’article 7, il est question
des huisseries, des peintures et des réparations à réaliser sur les deux escaliers intérieurs. Les ouvertu-
res, au nombre de douze, seraient closes par un « châssis de bois à panneaux de verres en plomb fermant
avec espagnolettes, et volets jusqu’à la hauteur de l’imposte fiches à doubles nœuds, équerres et pattes,
lesdites équerres incrustées de leurs épaisseurs dans les châssis de verre et volets d’iceux ». L’escalier
de pierre « sera rejointoyé et mis en bon état de même que celui pour monter aux greniers ». Quant
au couvert, si mal entretenu selon Longin, il est traité dans l’article 8 : « tous les bois, charpentes et
couvertures du dessus dudit arc et de toutes les corniches en général seront remis et rétablis en bon
état, soit entièrement à neuf ou partie, avec bois sain ». Pour garnir la toiture de l’arc, Robelin n’avait
pas choisi la petite tuile d’argile plate que l’on retrouve sur la majorité des édifices bisontins, mais des
feuilles de fer-blanc. L’utilisation de ce matériau peut surprendre quand on sait, qu’à l’époque, la France
était incapable de produire le fer-blanc dont elle avait besoin, car les quelques personnes détentrices
de la technique de fabrication étaient protégées par des privilèges  33. Certes, les chantiers militaires
avaient attiré à Besançon des ouvriers venus de Flandre ou d’Allemagne qui savaient le mettre en
œuvre 34. Mais une partie de la réponse vient certainement du fait qu’Isaac Robelin, l’architecte de l’arc,
avait affermé en 1698, date de fin des travaux, la fabrique de fer-blanc de Chenecey, proche de Besan-
çon 35… Pour cette couverture, il est dit que le « fer-blanc posé à recouvrement suffisant rebordé, où
il conviendra, cloué, et bien soudé de façon que l’eau ne puisse pénétrer nulle part ». Les feuilles qui

32
Rabot de grande taille. la publication.
33 34
François Lassus, «  Une manufacture de fer blanc au Deridder, « Ingénieurs et entrepreneurs » (cf. note 7),
XVIIIe siècle : Chenecey (Doubs) », Revue d’histoire des p. 90.
35
mines et de la métallurgie, tome 1, n° 1, 1969, p. 37-44. Le Lassus, « Une manufacture » (cf. note 33), p. 38.
nom de l’auteur est par erreur orthographié « Laissus » dans

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l’arc triomphal bisontin élevé à la gloire de louis xiv

protègent le premier ordre « seront rétablies avec mastic de bonne composition incrusté et taillé suivant
les aplombs et profils des bandeaux et tableaux, ledit mastic fait de la même couleur que les pierres ».
Cinq années plus tard, en juin 1747, Longin établit une estimation pour des réparations de la couverture
en fer-blanc de l’arc  36. Il s’agissait de remplacer des feuilles sur l’un des « deux côtés en congé », sur
l’un des « quatre côtés de l’amortissement » et la « couverture de la corniche des faces sur la Grande
Rue et le pont ». Le montant des travaux s’éleva à 2362 livres et 16 sols, pour 114 toises 4 pieds carrés de
roi de feuilles. Malgré les réparations entreprises en 1742, il semblerait donc que l’arc ait continué à se
dégrader.
Pour le financement des réparations, l’intendant disposa de 8000 livres qu’il délivra au fur et
à mesure de l’avancée des travaux. Dix jours après l’établissement de la première adjudication, le 12
août 1742, l’administration militaire affirma qu’elle fournirait « ce qu’il conviendra pour l’entretien de
l’arc […] à proportion de ce que le dit État Major recevra des loyers des boutiques et logement d’en
haut » 37. Le même document précise également que « les magistrats de la Ville payeront aussi à pro-
portion de la part dont ils jouiront dudit arc de triomphe après qu’il aura été entièrement rétabli et
remis en perfection ». Les travaux s’achevèrent en 1747 mais, le Magistrat estimant qu’ils ne donnaient
pas satisfaction, il retint 1700 livres 38 à l’adjudicataire. L’année suivante, Duvivier et de Cossigny, di-
recteurs du Génie, réalisèrent une nouvelle inspection 39.
À la suite de cette nouvelle reconnaissance, le Magistrat chargea en août 1749 le sieur Nicolas
Regnand, maître maçon et entrepreneur résidant à Besançon, de réaliser « un massif de maçonnerie
recouvert de dalles de pierres, sur les épaisseurs des trois pans de mur du soubassement sur la rivière
du Doubs, de l’arc triomphal du pont […] pour servir à l’écoulement des eaux » 40. Le document com-
porte trois articles ainsi que les conditions de réalisation des travaux. Dans le premier article, des
conseils sont donnés pour la préparation du mortier de chaux et pour le choix de la pierre qui sera
« des carrières de la Combe aux Chiens ou du Gravier blanc, de la meilleure qualité ; celle pour dalles
étant de bon appareil non gélive ni filardeuse, mais saine et convenable à sa destination taillée jusqu’au
vif ou dur, posée sur lit de carrière et non autrement sous quel prétexte que ce puisse être ». L’article 2
précise les conditions de mise en œuvre de ces matériaux : « Toute la maçonnerie en général, sera posée
à bain de mortier. Le massif sera construit avec libages et moellons, essemillés 41 proprement à la pointe
du marteau, posés par rangs d’assises réglées […], le tout bien enlié, fiché de mortier de sable […] et
affermi solidement avec masse de bois ». Pour les dalles qui recouvrent le massif, il est dit qu’elles
« seront posées à bain [de mortier], […] taillées en leurs lits le plus proprement que faire se pourra à
la pointe du marteau, et au taillant en leurs surfaces supérieures et joints ». Les joints seront « élevés
régulièrement à plomb, les arêtes vives en tous parements et relevées aux traits de ciseaux ». L’article 3,
bien que moins long que les deux autres, apporte des informations supplémentaires ; il stipule que
l’ouvrage devra être mesuré depuis le rempart seulement à la toise de Besançon et en donne la valeur :
quatre-vingt-un pieds carrés. De ce chiffrage découle le prix des travaux qui devaient être payés trente-
six livres par toise carrée. On apprend également que l’entrepreneur devait poser des crampons de fer.
Les trous et entailles nécessaires pour fixer ces derniers étaient à la charge de l’entrepreneur, mais les
fers plomb et enlèvement des déblais incombaient à la ville, ce que confirment les registres du Magis-
trat  42. C’est le contrôleur de la ville qui devait établir les « dimensions, cotes, détails, panneaux, ali-
gnements, nivellements, coupes et profils » pour l’exécution des travaux. L’entrepreneur devait fournir
« sans aucune réserve tous matériaux nécessaires des qualités et façons requises […] de même que les

36
Archives communales, DD 167, fol. 62. (Jean-Marie Pérouse de Montclos, Architecture, vocabu-
37
Archives communales, DD 167, fol. 48. laire, Ministère des Affaires culturelles / Inventaire général
38
Archives communales, AA 50, fol. 184. des monuments et des richesses artistiques de la France
39
Archives communales, AA 50, fol. 93. (collection Principes d’analyse scientifique, 1), Paris, 1972,
40
Archives communales, DD 167, fol. 69. p. 229.
41 42
Essemiller, smiller, assemiller, esmiller : tailler au pic Cf. note 36.

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charrois, équipages, échafaudages, peines et main d’œuvres d’ouvriers, et généralement de tout ce qui
sera nécessaire pour rendre lesdits ouvrages dans leur entière perfection ».
Malgré toutes les réparations entreprises dès ces années 1740, l’édifice restait une menace pour
la population. En 1772, les étais supportant « les parties qui travaillaient » se brisèrent sous le poids 43.
« Plusieurs quartiers de pierre se sont détachés, il y a quelques jours, des voûtes et des trophées qui
surmontent le bâtiment, et ont failli d’écraser les passants ; la frayeur a saisi depuis ce temps les habitants
des maisons voisines qui étaient prêts d’abandonner leur domicile ; dans ces circonstances nous avons
fait visiter l’édifice sur le champ ». Ces documents nous éclairent sur plusieurs points. Les causes de la
ruine sont de différentes natures, on ne peut donc pas incriminer uniquement la mauvaise qualité de
la pierre. La situation de l’édifice, implanté à l’extrémité d’un pont, le rendait très vulnérable et exposé
aux intempéries. Ses fondations étaient trop fragiles pour sa masse, le choix des éléments de construc-
tions était hasardeux et l’entretien, notamment de la toiture en fer-blanc, n’était pas assuré. Les détails
contenus dans ces documents nous permettent d’appréhender l’état de l’arc de 1741 à 1774, c’est-à-dire
sur une trentaine d’années, avant sa destruction. Un constat s’impose, les réparations entreprises entre
les différentes expertises, modification des colonnes, replâtrage et pose de quelques tirants, ne suffirent
pas. Les préconisations des architectes, quant à la modification du couronnement, ne furent pas suivies
d’effet. Dans ces conditions, le délabrement et la ruine de l’édifice étaient inexorables.

La destruction

En 1774, le Magistrat se résolut à demander au comte du Muy, ministre de la Guerre, l’autori-


sation de démolir l’arc qui menaçait de plus en plus la sécurité publique. Des copies furent également
envoyées à l’intendant Lacoré, au duc de Duras, gouverneur, et au duc de Lorges, commandant de la
Province. Le mémoire  44 rédigé par le magistrat retraçait l’histoire de l’édifice, de sa construction au
dernier procès-verbal des architectes Amoudru, Colombot et Beuque. La ville, ayant pris connaissance
des conclusions des experts, considéra que « ce serait faire une grande dépense pour conserver un reste
de bâtiment dont la solidité serait toujours très douteuse, et qui ne pourrait subsister longtemps ». Le
rédacteur insistait sur la dangerosité de la situation en ces termes : « L’arc de triomphe est à une extré-
mité du pont qui joint les deux parties de la ville. Plusieurs maisons en sont proches ; s’il venait à
s’écrouler, non seulement il ensevelirait dans ses ruines les logement et boutiques qui en dépendent,
mais encore il écraserait les maisons voisines, détruirait le pont par le poids énorme de sa chute, et
fermerait ce passage unique et nécessaire, ce serait un très grand malheur, et auquel on ne peut penser
qu’avec le plus grand effroi ». Pour ne pas froisser les susceptibilités des destinataires du mémoire, le
magistrat jugea bon d’y ajouter ceci : « La seule considération qui pourrait s’y opposer, serait qu’il a été
érigé à la gloire de Louis XIV mais la gloire d’un si grand Roi, fameux par ses vertus et tant d’actions
éclatantes, a-t-elle besoin des ouvrages de l’art pour subsister ? ».
Les réactions ne se firent pas attendre. L’intendant soutint le Magistrat par ces simples mots :
« je suis trop convaincu de la nécessité de cette démolition »  45. Il en alla de même pour le duc de
Duras 46. En revanche, le duc de Lorges réagit très violemment à la requête. Il écrivit, depuis Paris : « je
trouve cette demande ridicule, vous renvoie votre mémoire, et me garderai bien de l’appuyer. C’est se
montrer mauvais Français, que de ne pas respecter les monuments qui peuvent rappeler la mémoire
d’un aussi grand prince »  47. Il accusa la ville de ne pas avoir fait les réparations qui s’imposaient et
d’avoir encaissé les loyers des boutiques installées dans le bâtiment ; et d’ajouter : « il n’y a point de
dépense plus pressée et plus décente, et c’est sans raison que vous demandez la démolition de ce bâti-

43 46
Ibidem. Archives communales, AA 50, fol. 188.
44 47
Archives communales, AA 50, fol. 184. Archives communales, AA 50, fol. 188.
45
Archives communales, AA 50, fol. 187v.

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l’arc triomphal bisontin élevé à la gloire de louis xiv

Fig. 6 : Fragment de pilastre attribué à l’arc, situé dans les combles d’un immeuble construit pour le séminaire
par Claude-Antoine Colombot (1775) (cl. P. Brunet).

Fig. 7 : Pierre sculptée,  représentant un


soleil, trouvée en réparant le rempart du
petit Chamars, derrière le corps de garde, en
1852. Attribuée à l’arc de triomphe élévé à
Louis XIV sur le pont Battant et démoli en
1774. Don M. Poulet, entrepreneur (1852).
Inv. 852.41.1. Collection Musée du Temps,
Besançon.

509

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ment ». Le 31 décembre 1774, le comte du Muy accorda « la permission de faire démolir entièrement
cet arc de triomphe, à condition que vous reconstruirez aux frais de la ville, un autre monument sans
architecture recherchée, et dans le genre d’une simple porte de ville, avec trois passages assez larges
pour les voitures, et auxquels on puisse au besoin suspendre de bonnes portes, et en outre que ce nou-
vel édifice sera établi sur la pile de la culée de l’ancienne arche qui a été supprimée, pour restituer
dorénavant ce passage à la rivière, et lui donner un cours plus libre […]. La nouvelle porte de ville doit
être simple et massive sans beaucoup d’ornement, et que d’ailleurs vous pourrez sans doute y faire
servir une bonne partie des matériaux de l’ancien arc de triomphe » 48.
L’adjudication de la démolition eut lieu le 18 juillet 1775 49. Les matériaux furent vendus 2400
livres, sur lesquelles on retrancha la somme de 1000 livres pour payer le charpentier qui avait fourni
les échafaudages. La même année, un officier d’artillerie du régiment d’Auxonne en garnison à Besan-
çon, de Brégeot, fournit un projet pour une nouvelle construction  50. La ville lui décerna pour le re-
mercier des lettres de citoyen d’honneur, mais n’en concrétisa pas pour autant son projet. Le 27 avril
1776, l’arc étant entièrement démoli, la municipalité décida d’élever, sur son emplacement, des bouti-
ques dont elle tirerait profit  51. La condition posée deux ans auparavant par le ministre de la Guerre
était donc oubliée. L’arc et sa lente déchéance n’étaient plus qu’un lointain souvenir.
Nous avons retrouvé quelques éléments provenant de l’édifice. Un morceau de pilastre cannelé
a été remployé dans les combles d’un immeuble construit en 1775, en face de la nouvelle intendance,
pour le séminaire. Les travaux avaient été confiés à l’architecte Claude-Antoine Colombot (fig. 6). En
1852, Monsieur Poulet, entrepreneur des travaux du génie à Besançon, trouva en réparant le rempart
du petit Chamars, derrière le corps de garde, trois pierres sculptées. L’une représente un soleil (fig. 7)
et les deux autres des couronnes royales avec fragment de la double L 52. Elles furent alors identifiées
comme provenant de l’arc de triomphe du pont Battant. Constatons que les blocs sculptés aux armes
du Roi Soleil, chargées d’une forte symbolique, n’ont pas bénéficié de traitement particulier lors de la
destruction. Elles ont été mises au rebus, et le hasard a voulu qu’elles réapparaissent, comme pour
rappeler aux Bisontins ce qu’ils devaient au monarque.

Conclusion

La mauvaise qualité de la pierre utilisée lors de la construction de l’édifice a vraisemblablement


joué un rôle important dans son processus de dégradation. Cependant, nous avons pu constater que
ce n’était pas le seul facteur à incriminer. La situation de l’arc, installé sur des fondations fragiles par
rapport à son poids, et exposé aux intempéries, n’a fait qu’aggraver le problème. Ajoutons à cette liste
le mauvais entretien du bâtiment, plus particulièrement de la couverture, et la construction de supports
trop faibles pour maintenir les parties supérieures. La conjonction de tous ces facteurs explique donc
la ruine si rapide de l’arc. Les travaux entrepris entre les expertises sont restés inefficaces malgré les
nombreuses recommandations portées aux cahiers des charges des adjudications. Ceci pourrait laisser
penser que les autorités locales ont délaissé, sciemment ou non, cet édifice qui symbolisait la toute
puissance d’un monarque qui avait conquis la Franche-Comté par les armes et qui désirait plus que
tout imposer son autorité.

48 51
Archives communales, DD 167, fol. 92. Idem, p. 378.
49 52
Castan, Notes (cf. note 9), p. 376. Archives du Musée Archéologique de Besançon, Registre
50
Idem, p. 374. II – 1842-1860 (Inv. 852.41.1 à 3).

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Enquête sur les marbres de la chapelle du Christ mort
dans l’église Saint-Pierre de Besançon (-)
Christiane Roussel

Découvert il y a quelques années, un ensemble de documents d’archives d’origine privée  1


permet de suivre, entre 1785 et 1791, l’aménagement intérieur d’une chapelle dans le bras droit du tran-
sept de l’église Saint-Pierre à Besançon (fig. 1), autour d’une sculpture représentant une Pietà, alors que
la reconstruction de ce lieu de culte n’était pas encore complètement achevée  2. L’ensemble, réalisé
majoritairement en matériaux lithiques, avait été commandé par un membre de la noblesse, madame
de Ligniville 3, à Luc Breton (1731-1800), le meilleur sculpteur bisontin du moment 4.
Ces documents, regroupant notamment des devis, des quittances et des lettres de voiture,
permettent d’appréhender toutes les facettes d’un chantier de la fin du XVIIIe siècle et de son coût, de
préciser la variété et la nature des marbres et des pierres employés, de connaître le nombre des artistes
et des artisans bisontins connus ou inconnus impliqués, dont le plus important était bien sûr le sculp-
teur Luc Breton, sans compter ceux des négociants ou des voituriers.
Le cas de cette chapelle contribue à illustrer l’un des aspects du thème choisi dans cet ouvrage,
même s’il concerne une catégorie de pierre n’occupant qu’une part infime dans la longue histoire du
matériau et de sa mise en œuvre. Le marbre, objet chatoyant, est en effet un produit « haute couture »,
servant avant tout à la gloire de Dieu, au prestige de la royauté et à la vénération des morts illustres.
Sans doute parce qu’il se trouvait ici à portée de main, on compte dans les églises comtoises quelques
brillantes réalisations, il est vrai bien souvent oubliées ou méconnues, comme par exemple la chapelle

1
Ces documents ont été conservés pendant longtemps chez l’église Saint-Pierre. Un problème d’urbanisme à Besançon
les descendants de madame de Ligniville, au château de Ray- au XVIIIe siècle », Mémoires de la Société d’émulation du
sur-Saône (Haute-Saône). Ils sont actuellement déposés au Doubs, 1972, p. 1-53).
3
dépôt départemental d’art sacré de la Haute-Saône, dans Jeanne-Marguerite de la Baume-Montrevel avait épousé
l’ancien couvent des carmélites de Gray, suite à une donation Eugène de Ligniville, comte du Saint-Empire, marquis
de la comtesse de Salverte à un habitant de Gray. d’Houécourt, prince de Conca au royaume de Naples,
2
En 1729, un projet est établi par l’architecte Jean-Pierre duc de Muguano, grand maître des postes en Toscane.
Galezot pour la reconstruction de l’église, mais il ne sera Elle séjournait ainsi souvent à Naples, Rome ou Florence,
pas exécuté malgré la démolition partielle de l’ancien lieu comme à Nancy ou au château d’Houécourt. En Franche-
de culte. Le chantier est en effet totalement abandonné en Comté, elle partageait son temps entre le château de Pesmes
1738. En 1756, Nicolas Nicole dessine de nouveaux plans (Haute-Saône) appartenant à sa famille et son hôtel du haut
restés secrets. Il est à nouveau appelé sur le chantier en 1770, de la Grande Rue à Besançon construit entre 1774 et 1781.
mais il l’abandonne au profit de la direction des travaux de À la fois intelligente, autoritaire et généreuse, elle aimait
la nouvelle intendance. En 1773, l’intendant C. A. Lacoré l’art et, outre Luc Breton, fit travailler de nombreux artistes
fait enfin appel au grand architecte parisien Victor Louis. Le (Lucie Cornillot, Le sculpteur Luc Breton (1731-1800),
projet est jugé trop cher et la municipalité s’adresse en 1777 Besançon, 1940, p. 49-50).
4
à un architecte local, Claude-Joseph-Alexandre Bertrand, Luc Breton (1731-1800). Né à Besançon, il devient apprenti
qui utilise finalement les dessins de Victor Louis : le plan chez un menuisier appelé Moreau, puis chez le sculpteur sur
en croix grecque et le péristyle à colonnes de l’entrée sont bois Julien Chambert. Il séjourne à Rome entre 1765 et 1771
vraisemblablement de Victor Louis, tandis que le clocher où il obtient le premier prix de sculpture à l’Académie Saint-
serait de Bertrand. Les travaux reprennent en 1782, Luc, puis devient pensionnaire à l’École française de Rome.
mais ne sont pas encore achevés lorsque Breton débute À son retour dans sa ville natale, il fonde, avec le peintre
l’aménagement de la chapelle située dans le bras droit du Jean Wyrsch, l’école de dessin de Besançon et travaille en
transept (voir la monographie sur l’église Saint-Pierre par même temps pour de nombreux clients souvent issus de la
Lionel Estavoyer et Jean-Pierre Gavignet publiée en 1984 ou noblesse comtoise (d’après Cornillot, Luc Breton (cf. note
l’article de Lucien Ledeur, « La difficile reconstruction de 3), qui est la principale biographe de l’artiste).

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 511-526
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100224

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christiane roussel

Fig. 1 : Besançon, église Saint-Pierre, vue d’ensemble de la chapelle du Christ Mort (cl. Yves Sancey
© Région Franche-Comté, Inventaire du Patrimoine, ADAGP, 2008).

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enquête sur les marbres de la chapelle du christ mort

de la Résie (1556-1563) dans l’église de Pesmes, la chapelle Boitouset (1628-1637) dans la cathédrale
Saint-Jean de Besançon – qui, à quelques siècles de distance, rappelle dans sa mise en scène la fresque
de la Trinité de Masaccio –, et le chœur de la Sainte-Chapelle (1733) dans la collégiale de Dole, celle
étudiée ici constituant, à la fin du XVIIIe siècle, l’ultime jalon de ces aménagements marbriers d’avant
la Révolution.

Commanditaire, commande et maître d’œuvre

La commande avait été passée en 1785 au sculpteur Luc Breton par madame de Ligniville : le
premier, pétri de culture classique pour avoir au milieu du XVIIIe siècle fréquenté une dizaine d’années
l’Académie Saint-Luc puis l’Académie de France à Rome, la seconde étant connue comme mécène et
bienfaitrice de nombreuses églises de la province.
Dix ans plus tôt, elle avait remarqué cet artiste déjà renommé et lui avait confié l’exécution du
tombeau de son père, Charles-Ferdinand de la Baume-Montrevel, dans l’église de Pesmes (Haute-
Saône) 5. Ce monument, qui fit alors l’admiration d’un grand nombre, incita la princesse à lui confier
la responsabilité totale d’un chantier dans une église qui n’était pas encore meublée. Le mécène lui
laissait la chance inespérée – et qui ne se renouvellera pas au cours de sa carrière – de développer non
seulement ses talents de sculpteur mais aussi de créer, comme le faisaient ordinairement les architectes,
la décoration et le mobilier de cette chapelle en forme de demi-cercle, en mettant en scène l’une de ses
propres œuvres. Le marché passé entre les deux parties le 17 mars 1785 n’existe plus, mais l’on sait que
l’objet principal portait bien sur la création d’une sculpture en pierre du « Christ mort […] grandeur
nature dans la proportion de cinq pieds et demi » 6.
Outre la réalisation de la statue, Breton avait donné tous les « dessins » et « modèles » néces-
saires aux différents artisans vaquant sous ses ordres, dont le plus important était le marbrier Joseph
Guyet, chargé d’exécuter le retable, l’autel et la balustrade de la chapelle 7, le pavage ayant été confié à
un autre marbrier nommé Jacoulet  8. Il s’était attaché le concours d’autres artisans – dont certains
travaillaient même dans son atelier – comme le talentueux Jean-Louis Callier, ferblantier estampeur,
à qui l’on devait les deux chapiteaux en cuivre des colonnes du retable 9. Il avait également effectué des
voyages à Beaune, Damparis, Vevey et autres lieux, pour choisir les meilleurs matériaux 10.
On ne sait si madame de Ligniville était intervenue dans le débat esthétique ou si le sculpteur
avait été laissé libre de son choix. Ce qui est sûr, c’est qu’elle avait accepté que l’ensemble soit réalisé
avec des matériaux nobles, donc chers (du marbre surtout).

5 8
Ce monument funéraire en forme de pyramide réalisé Marché du 20 janvier 1789 entre Breton et le marbrier
aussi en marbres polychromes, commandé en 1775 par Jacoulet pour le dallage de la chapelle pour le prix de
madame de Ligniville, fut achevé en 1779 par Luc Breton et 360 livres.
9
totalement détruit en 1793. Mais les terres cuites préparatoires Jean-Louis Callier avait été l’élève de Luc Breton à l’école
conservées au musée des Beaux-Arts de Besançon, et une de dessin et resta toute sa vie son ami. En 1787, il avait
aquarelle du peintre Claude-Louis Chazerand conservée remporté le prix d’encouragement de l’école de dessin de
à la bibliothèque municipale de Besançon, en perpétuent Besançon pour la création d’un chapiteau corinthien en
le souvenir (voir Christiane Claerr-Roussel, Canton cuivre battu, probablement le prototype de ceux exécutés à
de Pesmes / Haute-Saône (Images du Patrimoine, n° 13), l’église Saint-Pierre. On sait, d’autre part, qu’il avait exécuté
Besançon, 1985, p. 34). un portrait de son maître et ami en tôle repoussée qui a
6
Etat détaillé et quittance avec les pièces justificatives de la disparu. C’est encore lui qui rédigea en 1801 la première
dépense du Christ mort et de la Sainte Vierge…, établi en notice biographique sur Luc Breton (publiée dans la Société
1791. libre d’Agriculture, Commerce et Arts du Doubs, p. 121-
7
Marché du 4 juillet 1786 entre Luc Breton et le marbrier 136).
10
Joseph Guyet pour « parties d’ouvrage d’architecture » et du Etat détaillé… (cf. note 6), dans la rubrique « dessins et
30 janvier 1788 pour « façon de l’autel et fourniture des exécutions ».
marches en pierre de Sampans et du pays ».

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Pour rester en accord avec le style néoclassique de l’église, Luc Breton avait en tout cas délibéré-
ment utilisé des éléments inspirés de l’esthétique gréco-romaine avec, notamment, un autel en forme
de tombeau d’Agrippa, un retable formé de deux colonnes lisses et un fronton triangulaire, que seule
la pierre polie pouvait mettre en valeur.
En référence au sacrifice du Christ, les dégradés de rouge prédominaient. Le grand aplat noir
constituant le fond du retable, sur lequel se détachait une croix en cuivre surplombant la pietà, faisait
référence à la voûte céleste. En ce sens, Breton avait soigneusement respecté les codes de couleur en
vigueur dans les églises depuis le Moyen Âge 11.
L’atmosphère de cette chapelle, avec ses fenêtres hautes dispensant une maigre lumière, ses
murs nus à refends horizontaux, l’emploi de la pierre, les touches de métal disséminées sur le retable
rendaient, selon l’esthétique de l’époque, l’ensemble « austère » et « sépulcral »  12. Accessoires très en
vogue à l’époque néoclassique, deux trépieds à l’antique servant de brûle-parfum complétaient
l’ameublement. Terminée en 1790, la décoration de cette chapelle nous semble bien en définitive pré-
figurer l’art sous la Révolution « qui pass[a] de la simplicité antique à une austérité glacée chère aux
Jacobins » 13.

Identification et géographie des pierres et des marbres

Les marchés établis entre Luc Breton et le marbrier Joseph Guyet pour le retable, l’autel et la
balustrade de la chapelle (ce dernier ayant eu la charge de façonner et polir ces différents éléments
dans son atelier de la rue d’Arênes) donnent la liste des matériaux dans leur contexte d’utilisation. Les
pierres se répartissent entre marbres et pierres étrangers à la région, marbres du Jura et calcaire tirés
des carrières bisontines 14.

L’autel et son emmarchement

L’autel (fig. 2), élément le plus important du mobilier liturgique car on y célèbre le sacrifice de
la messe, avait été fabriqué avec un marbre étranger d’un rouge profond taché de brun clair et veiné
de blanc, provenant de Vevey en Suisse. En réalité, les carrières de marbre se situaient entre Vevey et
Aigle, dans le village de Roche, mais le matériau était effectivement mis en œuvre dans la première
localité 15. Il avait fallu transporter les blocs jusqu’à Besançon en deux fois, via Pontarlier. La première
voiture attelée de six chevaux (au lieu de quatre habituellement) avait charrié un bloc pesant quatre
mille livres (environ deux tonnes), le deuxième envoi comprenait deux morceaux de marbre pesant
en tout deux mille six livres (environ une tonne).

11
Suger recommandait déjà dans la première moitié du XIIe Mais les marbriers ne font pas cette distinction puisqu’ils
siècle l’emploi du porphyre rouge pour les autels (d’après donnent l’appellation de marbre à toutes les pierres
Pascal Julien, Marbres de carrière en palais, s.l., 2006, p. susceptibles d’être polies. Pour plus de clarté, nous suivrons
47). Marc-Antoine Laugier, dans son Essai sur l’architecture dans cet article le point de vue des marbriers. Voir : Patrick
(1755), excluait de son côté le marbre noir pour les autels. Rosenthal et Robert Le Pennec, « Marbres et albâtres du
12
Baldine Saint-Girons, Esthétiques du XVIIIe siècle. Le Jura : géologie, distribution des gisements et faciès », dans
modèle français, Paris, 1990, p. 560. Marbres en Franche-Comté (Actes des journées d’études,
13
Saint-Girons, Esthétiques (cf. note 12). Besançon, 10-12 juin 1999), Besançon, 2003, p. 13-20, et
14
Pour les géologues, le marbre est un calcaire métamorphisé Laurent Poupard, Marbres et marbreries du Jura / Franche-
ayant subi une transformation à l’état solide (élévation de Comté (Images du Patrimoine, n° 169), Besançon, 2008
la température ou forte pression). Les « marbres » du Jura (2e éd.), p. 6-7.
15
ou de Bourgogne, calcaires qui n’ont pas subi de phases de Johann Gottfried Ebel, Manuel du voyageur en Suisse,
métamorphisme, devraient s’appeler « pierres marbrières ». Zurich, 1ère éd. 1793, rééd. 1810-1836, t. III, p. 363.

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enquête sur les marbres de la chapelle du christ mort

Fig. 2 : Besançon, église Saint-Pierre, chapelle du Christ Mort : vue du pavement et de l’autel avec son emmar-
chement (cl. Yves Sancey © Région Franche-Comté, Inventaire du Patrimoine, ADAGP, 2008).

Le tombeau avait été mis en valeur sur un mince piédestal en pierre de couleur noire qui, d’après
le devis, provenait de la carrière de la Combe-aux-Chiens à Besançon, tout comme les deux premiers
degrés de l’emmarchement. Or, seule entorse remarquée au devis, l’examen in situ privilégie plutôt un
calcaire noir à gryphées de Miéry dans le Jura 16. Quant au surplus de marbre de Vevey, il a bien servi,
comme indiqué sur le marché, à faire l’intérieur du premier emmarchement de l’autel qui avait été
encadré d’une plate-bande en marbre rose de Sampans.

Le pavement de la chapelle

Breton avait aussi prévu de réaliser le dallage de la chapelle avec de la pierre de Vevey, mais il
y eut des difficultés puisqu’en 1791, dans l’Etat détaillé de la dépense, il était spécifié que le sculpteur
devait prendre en charge « les marbres qui avaient été destinés pour le pavé de la chapelle, envoyés de
Vevey au mois de juillet 1789, déposés dans son atelier, sans recouvrement du prix d’achat ni des frais
de voiture, le pavé ayant déjà été précédemment fait en pierre du pays ». Le commanditaire avait-il
trouvé ce revêtement trop cher, ou s’agissait-il d’un problème esthétique ? Le marbre suisse, d’une riche

16
Pour savoir si le devis correspondait bien aux marbres Techniques (Université de Besançon), que nous remercions
actuels conservés dans la chapelle, nous avons fait appel à pour leur collaboration. La confrontation a montré que
deux collègues géologues : Patrick Rosenthal et Jean-Pierre seule la pierre noire utilisée pour l’emmarchement de l’autel
Sizun, du département de géo-sciences de l’UFR Sciences et différait de celle portée sur le marché.

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Fig. 3 : Besançon, église Saint-Pierre, chapelle du Christ Mort : partie centrale du retable (cl. Yves Sancey
© Région Franche-Comté, Inventaire du Patrimoine, ADAGP, 2008).

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enquête sur les marbres de la chapelle du christ mort

texture chromatique, qui aurait certainement appauvri et brouillé la vision du tombeau, avait probable-
ment été jugé inadéquat pour couvrir une si grande surface.
Quoi qu’il en soit, c’est bien du calcaire bleu et blanc des carrières de Chailluz à Besançon, taillé
en grands carreaux mis sur pointe, qui fut choisi. Un soin particulier fut apporté au dallage grâce à
l’alternance de losanges clairs et de losanges foncés, chacun étant tiré des veines exclusivement blanches
ou bleues de la pierre.

Le retable et son piédestal

Le haut piédestal du retable, encadrant l’autel, alliait une plinthe en pierre noire de Miéry avec
une corniche et une base en pierre de « l’abbaye Damparis » (Jura) « la plus jaune que l’on pourra
trouver », le fond du piédestal étant en brocatelle de Chassal (Jura), dit de Molinges dans le devis,
calcaire bréchique avec des coquilles broyées, dont les carrières n’avaient été découvertes qu’en 1768
par l’abbé Clerc 17.
Les colonnes monolithes du retable et leurs bases (fig. 3) avaient été faites en marbre rose et
jaune de « l’abbaye Damparis », déjà cité plus haut. La carrière, connue au XIIe siècle, fut très exploitée
à partir du XVIIIe siècle, la pierre extraite étant particulièrement recherchée pour les objets de grandes
dimensions car elle était très dure et pouvait se débiter en énormes blocs  18. Les bases des colonnes
étaient en turquin bleu d’Italie, roche généralement extraite des environs de Gênes ou de Carrare.
Derrière celles-ci, avaient été ajoutés des pilastres à bossages en pierre calcaire jaune de Besançon, qui
n’avaient pas été prévus dans le devis initial. Le fond du retable, en renfoncement, avait nécessité plu-
sieurs plaques de marbre noir des Flandres, cette grande niche peu profonde étant bordée d’un cadre
en marbre rouge de Bourgogne.
L’architrave et la corniche du fronton avaient été prévues en pierre jaune de Besançon « sans
tache », frise et tympan en brocatelle de Molinges « de la plus belle qualité et employé généralement
par grands morceaux ». Les chapiteaux, comportant une âme en pierre de Besançon, étaient ciselés en
cuivre jaune. Breton avait, en outre, commandé une barre de fer à l’entrepreneur Jean-Pierre Guyet
pour en armer l’architrave. Une « augmentation d’ouvrage » non prévue au devis concernait le soffite
de la même architrave, finalement réalisé en brocatelle de Molinges. Le paiement d’une indemnité
supplémentaire avait aussi été réclamé par Joseph Guyet pour le « grand morceau de pierre que le
fronton a exigé ».

La balustrade de la chapelle

Dans la clôture de la chapelle entraient quatre qualités de pierre. De la pierre, dite de « La
Douay » dans les textes, provenait en réalité de Ladoix-Serrigny, à huit kilomètres de Beaune 19. Com-
prenant des inclusions d’un rouge violacé assez prononcé 20, elle avait été spécialement choisie pour le
socle et la corniche. Le marchand, Philibert Bidremant, de Beaune, avait été chargé d’expédier les pierres
en trois fois, les voitures empruntant le péage de Seurre 21 pour se rendre ensuite à Dole dans le Jura
avant d’atteindre Besançon. Les plates-bandes délimitant le sol de la clôture et la marche sous la bal-
ustrade étaient en marbre rouge de Sampans (Jura).

17
Poupard, Marbres et marbreries (cf. note 14), p. 24. pour le voiturier Pierre Grillet venant de Beaune pour le
18
Poupard, Marbres et marbreries (cf. note 14), p. 20. prix de 16 livres de pierre brute, 15 juillet 1787 : l’acquit de
19
Ce bassin carrier est toujours en exploitation. paiement pour le voiturier J. B. Martin, pour 36 livres de
20
D’après Rolande Gadille, L’industrie française de la pierre brute, 15 juillet 1787 ; ainsi que l’acquit pour deux
pierre marbrière, Besançon, 1968, p. 88. blocs de pierre brute d’une valeur de 30 livres, 25 juillet
21
D’après l’acquit de paiement des fermes du roi à Seurre 1787.

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La balustrade, semblable en tous points à celles que l’on rencontre dans les églises romaines du
XVIe siècle, comprenait vingt-huit balustres en marbre blanc de Carrare. Vingt-six avaient été expédiées
déjà façonnées par un intermédiaire, le marchand marseillais Louis Rougier, à Luc Breton, qui pensait
que ce nombre était suffisant. Chargées à Arles, elles devaient atteindre Lyon par le Rhône  22. Mal-
heureusement, le calcul de Breton avait été mauvais, d’où l’expédition par un certain Mazzetti, d’Avignon 23,
d’un bloc brut de Carrare « sortant de la carrière marqué comme ci-après B n° 14 », pour réaliser les deux
balustres manquantes, qui furent ébauchées et finies par Marmillon, tourneur sur marbre bisontin 24. La
balustrade était scandée par six pilastres, aussi en pierre de Ladoix, dans lesquels étaient incrustés des
panneaux en brèche de Saint-Romain (vers Beaune, en Bourgogne), le matériau présentant une riche
palette de couleurs où, sur un fond rouge, se répartissent des taches roses, blanches, jaunes et violettes.
Les portes avaient été réalisées en noyer par le maître menuisier Olivier, leurs sculptures par
un certain Beaumont, le serrurier Chalon ayant réalisé les ferrements et le vernisseur Lair la peinture
d’impression  25. À remarquer que pour ces simples battants, pas moins de cinq artisans avaient été
réquisitionnés, avec une spécialisation des tâches qui n’existe plus aujourd’hui.

Le groupe du Christ mort

Comme l’a déjà souligné Lucie Cornillot 26, la statue (fig. 3, 4 et 5) constituait « une soumission
à l’enseignement classique et à la discipline religieuse ». On y retrouve en effet la forme pyramidale,
les mouvements divergents et le côté dramatique des poses des sculptures religieuses après la Contre-
Réforme. Mais l’auteur soulignait aussi que, « si l’anatomie du christ était irréprochable  27, la Pietà
manquait d’âme et de sincérité ».
En tout état de cause, il s’agit de la seule Pietà jamais réalisée par Luc Breton, celle qu’il aurait
dû créer pour le chapitre d’Arbois étant restée sous forme de modèle en terre cuite.
Elle fut exécutée en pierre de Tonnerre  28, également à partir d’un modèle en terre cuite  29.
Calcaire blanc à grains fins, ce matériau était réputé aussi bien pour la sculpture que pour le bâtiment 30.

22 25
Lettre d’avis signée par Louis Rougier et quittance de Quittance du menuisier Olivier pour deux portes
302 livres pour achat de vingt-six balustres de marbre de en noyer avec plinthes, socle et panneaux tournés,
Carrare qui, de Marseille arriveront par eau, via Arles et 1er juin 1789 ; quittance de Beaumont, sculpteur, pour la
Lyon, par l’intermédiaire du marchand Baille de Besançon, sculpture des portes de la chapelle, 1er mai 1789 ; quittance
26 juillet 1788. de Lair, vernisseur, pour peinture d’impression des portes
23
Lettre de voiture du 10 janvier 1789 d’un bloc de de la balustrade, 22 janvier 1791.
26
marbre de Carrare, envoyé d’Avignon par Mazzetti pour la Cornillot, Luc Breton (cf. note 3), p. 85-87.
27
confection de deux balustres. Les frères Mazzetti (Bernard- Formule que Lucie Cornillot dit avoir empruntée à Émile
Virgile, né à Rovio en Suisse en 1705, mort à Avignon en Mâle, L’Art religieux de la fin du Moyen Âge en France, Paris,
1784, et Jacques-Antoine, né à Rovio en 1720, mort à Dax 1908, p. 127.
28
en 1781) ont beaucoup travaillé dans la région des Landes La sculpture ayant été payée globalement à Luc Breton
au XVIIIe siècle, notamment à la cathédrale de Dax et dans (matériau et main-d’œuvre), on ne retrouve pas l’achat de
de nombreuses paroisses villageoises. Bernard-Virgile la pierre seule dans les archives, mais sa provenance est
avait notamment fondé en 1740 à Avignon une entreprise confirmée par Lucie Cornillot.
29
de marbrerie. Il était donc considéré comme marchand Ce modèle en terre cuite est actuellement conservé à la
de marbre, tandis que son frère était plutôt sculpteur bibliothèque municipale de Besançon. Les lointains héritiers
sur marbre. En 1789, date de l’envoi d’un bloc de marbre de Luc Breton, qui meurt en 1800 et ne s’était jamais marié,
supplémentaire à Besançon, les deux frères étaient décédés, ont dispersé ses livres et ses collections. La municipalité
mais l’entreprise fonctionnait apparemment toujours, choisit les œuvres restées dans l’atelier pouvant « intéresser
probablement grâce à leurs descendants (voir Bernadette les arts » afin d’en doter le musée, la bibliothèque et l’école de
Suau, «  Mazzetti (frères)  », dans Mémoire des Landes. dessin (d’après Cornillot, Luc Breton (cf. note 3), p. 67).
30
Dictionnaire biographique, Mont-de-Marsan, 1991, p. Par exemple, certains grands monuments de Paris, les
233-234. sculptures de la cathédrale de Chartres et la sculpture
24
Quittance de Marmillon pour deux balustres de marbre champenoise de la fin du gothique ont été réalisés en pierre
blanc manquant dans celles envoyées de Carrare, sciées et de Tonnerre.
tournées, 5 juin 1789.

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enquête sur les marbres de la chapelle du christ mort

Fig. 4 : Modèle en terre cuite de la Pietà par Luc Breton, conservé à la bibliothèque
municipale de Besançon (cl. Bibliothèque municipale de Besançon).

Fig. 5 : Besançon, église Saint-Pierre, chapelle du Christ Mort : détail de la Pietà


en pierre de Tonnerre par Luc Breton (cl. Yves Sancey © Région Franche-Comté,
Inventaire du Patrimoine, ADAGP, 2008).

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L’essentiel de l’œuvre sculptée de Luc Breton en Franche-Comté fut d’ailleurs réalisé à partir de cette
même pierre. En décembre 1787, il en commandait un bloc supplémentaire pour former et représenter
des rochers autour du Christ et de la Vierge 31.
L’œuvre une fois terminée, le charpentier Daix avait réalisé en vingt-quatre jours une structure
en charpente pour la transporter depuis l’atelier de l’artiste 32 et l’élever sur son socle dans l’église Saint-
Pierre. Douze manœuvres avaient été appelés en renfort pendant deux jours, avec des pieds de chèvre
et des cordes, pour effectuer ce délicat travail 33.
Elle est actuellement recouverte d’un enduit blanc que l’on pourrait penser moderne. Or, il
semble bien que la sculpture présentait déjà cet aspect dès l’origine, une quittance d’avril 1789 du vernis-
seur Lair indiquant qu’il « avait peint la Vierge » 34. Il s’agissait probablement, dans cet environnement
peu lumineux, de rendre la sculpture visible et aussi pure qu’un marbre de Carrare. Tout porte à croire
que Breton, en accord avec le goût de l’époque et à l’instar de Winckelmann devant les statues grecques,
portait la couleur blanche au sommet de la beauté.
En février 1788, les marchands bisontins Cuche et Liegart livraient à Breton quatre vingt-huit
plaques de marbre rouge des Flandres pour habiller le piédestal de la statue 35. Une fois encore, on note
un changement d’orientation dans le choix des matériaux, le bleu turquin initialement prévu ayant été
considéré comme « choquant la vue » ; mais, comme pour le pavage, nous ne savons pas qui, du mécène
ou de l’artiste, avait eu le dernier mot 36.

Au terme de cette analyse, quelques remarques s’imposent sur le choix des pierres.
À l’évidence, la volonté de Breton de s’approvisionner dans différents lieux parfois très éloignés
découlait avant tout d’un choix esthétique destiné à enrichir la palette de l’artiste. L’Italie avait fourni
le turquin bleu et le Carrare blanc, la Suisse le rouge de Vevey, la Flandre, un autre rouge et un noir, la
Bourgogne d’autres nuances de rouge et la brèche tachetée de Saint-Romain, enfin dans le Jura avaient
été extraites d’autres pierres rouges, noires, roses veinées de beige, jaunes incrustées de violet, les car-
rières bisontines fournissant le beige et les bleus froids.
Néanmoins, à ce choix esthétique correspondait une profonde connaissance technique des
matériaux, tous les marbres n’étant pas propres aux mêmes usages. Breton avait par exemple pris soin
d’utiliser du marbre de Damparis (Jura) exploitable en énormes blocs et donc propre à façonner d’un
seul jet les hautes colonnes du retable. D’autres se prêtaient plus volontiers à un débitage en feuilles,
comme les marbres rouges ou noirs des Flandres ou le turquin bleu, tous utilisés comme placage.

31
Etat de la dépense pour achat et frais de voiture d’un bloc 40 livres payées à Daix, charpentier, par Joseph Guyot pour
de pierre de Tonnerre placé autour du groupe sculpté du une machine en charpente qui a servi à transporter la statue
Christ et de la Vierge pour former et représenter des rochers, de l’atelier de Breton à l’église, 10 janvier 1788 ; quittance de
7 octobre 1787. Guyet de 60 livres pour 4 journées d’ouvriers et 2 pieds de
32
L’atelier de l’artiste était situé sur un terrain que lui avait chèvre avec leur cordage (fournis par Guyet) relativement
laissé, en 1765, le comte de Saint-Amour. L’édicule s’alignait au transport de la sculpture, 12 janvier 1788.
au XIXe siècle, jusqu’à sa destruction en 1864, le long de 34
Quittance du vernisseur Lair, 6 avril 1789.
35
l’actuelle rue de la République élargie en 1842 (Cornillot, Quittance des sieurs Cuche et Liegart, de 60 livres, pour
Luc Breton (cf. note 3), p. 28). le marbre des Flandres adossé au piédestal de la Vierge, 5
33
Etat de la dépense… concernant le groupe du Christ février 1788.
36
mort et de la Vierge pour une charpente de 20 pieds de long Etat de la dépense… pour l’architecte : « 88 feuilles de
pour le transport de la sculpture et 24 journées employées marbre rouge des Flandres adossées au socle du piédestal…
par Daix et 12 manœuvres pendant 2 jours, chacun avec en remplacement d’autres de bleu turquin choquant la
câbles et pieds de chèvre ; quittance de remboursement de vue ».

520

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enquête sur les marbres de la chapelle du christ mort

Les décors d’architecture et les accessoires

Les ors et les dorures

En plus des deux chapiteaux en cuivre doré déjà signalés, trente neuf rosaces en cuivre con-
fectionnées par les ferblantiers Jean-Louis Callier et Renaud ornaient le soffite de la corniche et le
fronton du retable  37. Le tombeau était décoré d’une petite croix (en métal ?) due au tourneur J.-F.
Marmillon et dorée à l’or moulu par la doreuse Thérèse Le Duc  38. La grande croix, toujours de J.-F.
Marmillon, faite à l’aide de deux planches de cuivre noir des Flandres, avait été installée – comme il a
été dit – au centre du retable. Le maître doreur Chaffolt l’avait vernie « couleur de bronze rouge ». Le
même avait exécuté des dorures à l’or fin au mordant sur différents éléments d’architecture dont les
bases des colonnes 39.

L’emploi du stuc

Comme les autres murs de l’église, ceux de la chapelle avaient été neutralisés par du stuc gris
pâle à refends horizontaux ornés, sous les fenêtres, d’une frise constituée par de lourdes guirlandes de
fleurs et de fruits alternant avec des médaillons attachés par des rubans. À mi-hauteur, les parois de la
chapelle étaient en outre agrémentées d’une frise de grecques ponctuée de rosaces. La géométrie élé-
mentaire de l’ensemble rappelait la nudité d’un tombeau, tout en créant un effet de monumentalité que
l’on retrouve dans le traitement des cages d’escalier de certains hôtels bisontins de la fin du XVIII e
siècle 40.
Ces travaux avaient été commandés à Joseph Marca 41, issu d’une famille de stucateurs d’origine
piémontaise qui, dès le début du XVIIIe siècle, avait été très impliquée en Franche-Comté dans la
création de décors intérieurs tant religieux que privés 42. Malgré la présence de ce spécialiste, Breton
s’était réservé la réalisation des cinq médaillons en stuc ornant la grande frise 43.

Les trépieds « à l’antique »

Dans le courant du XVIIIe siècle, la découverte des villes enfouies d’Herculanum et de Pompéi
révéla un grand nombre d’objets de la vie quotidienne. Les trépieds en bronze servant à réchauffer des

37
Quittance de Jean-Louis Callier, de 750 livres, pour deux parties de la chapelle et glacis de la grande croix couleur de
chapiteaux corinthiens en cuivre battu et trente rosaces en bronze rouge », 1er mai 1788.
40
cuivre posées dans la corniche de la chapelle, 28 mars 1788 ; Par exemple, à l’hôtel de Rosières, situé 6 rue Pasteur, ou
quittance de Renaud, ferblantier, pour sept roses en cuivre à l’hôtel de Buyer, situé 102 Grande Rue.
41
doré et deux autres qui manquaient dans l’ouvrage, 32 livres, Etat détaillé et quittance de fourniture et ouvrages
20 mai 1789. en gypserie par Joseph Marca, pour le prix de 636 livres
38
Etat de la dépense… pour les ornements d’architecture : 12 sols.
42
payé 18 livres à Marmillon, fondeur, et 42 livres à la doreuse Voir Mickael Zito, Les Marca, une famille itinérante de
Thérèse Le Duc «  pour la petite croix rayonnante du stucateurs piémontais présente en Franche-Comté au XVIIIe
tombeau en or moulu », 16 et 21 avril 1788. siècle, Mémoire de Master d’Histoire de l’art, Université de
39
Etat de la dépense… pour les ornements d’architecture : Besançon, 2008, 167 p. et 1 vol. de planches.
43
achat de deux planches en cuivre noir de Hollande pour Les cinq médaillons de la chapelle représentent, de gauche
former la grande croix aux sieurs Faivre d’Arcier et Marguet à droite, saint Pierre, les clefs de saint Pierre surmontées
au prix de 78 livres 8 sols ; payé à Marmillon pour main- d’une tiare, le Christ, un calice et une hostie, puis saint Paul
d’œuvre et gravure de l’inscription : 144 livres ; quittance de (d’après Lionel Estavoyer, L’architecte bisontin Claude-
Marmillon de 144 livres pour façon et gravure de la croix, 19 Joseph-Alexandre Bertrand (1734-1797), Thèse de doctorat
et 20 novembre 1787 ; quittance de Chaffolt, maître-doreur, d’Histoire de l’art, Université de Besançon, 1982, vol. I, p.
« pour toutes les dorures au mordant à l’or fin des différentes 288).

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aliments ou des liquides au-dessus d’un foyer, ou à des fins sacrificielles, se taillèrent notamment un
vif succès. Parmi les artistes et les antiquaires à s’y intéresser, outre Breton, on peut citer le cas de
l’architecte Pierre-Adrien Pâris (1745-1819), qui réalisa une planche rassemblant vingt trépieds « dont
le plus grand nombre – disait-il – est antique », plusieurs autres dessins, dont un trépied antique con-
servé au palais Pamphili à Frascati, étant aussi conservés dans son cabinet 44.
Réalisés par J.-F. Marmillon, les trépieds de la chapelle avec leurs piétements en fer forgé
s’inspiraient directement des pieds de meubles antiques trouvés dans la région de Naples. Les vasques
en tôle, reposant sur de minces tablettes en marbre des Flandres achetées chez les marchands bisontins
Cuche et Liégart, avaient été faites par le ferblantier Painchaux. Le vernisseur Lair avait ensuite peint
et doré la paire d’objets 45.

Le coût des travaux

Luc Breton, maître d’œuvre, n’avait pas eu la charge de rédiger le document comptable appelé
Etat détaillé ... de la dépense du Christ mort, daté du 1er mars 1791. La rédaction en fut vraisemblable-
ment confiée à un certain Maire, avocat au parlement de Franche-Comté et intendant de madame de
Ligniville 46.
Ce récapitulatif général des travaux, faisant état des dépenses année par année, puis poste par
poste, annonçait d’emblée que le coût total de l’aménagement s’était élevé à 14740 livres 11 sols et 9 de-
niers (tableau 1).
Entre 1785 et 1791, Luc Breton avait reçu des sommes fractionnées, à charge pour lui de les
redistribuer aux différents artisans qu’il avait employés. Notons que c’est en 1788 que les déboursements,
avec 5400 livres, furent les plus importants (tableau 2). Si l’on récapitule les dépenses poste par poste,
le groupe du Christ mort comprenant l’achat de la pierre et le travail de sculpture s’élevait à 2400 livres,
en y ajoutant l’engin pour le transport, les journées du menuisier et des manœuvres, le tout revenait à
la somme de 2720 livres (tableau 3). Luc Breton avait en outre reçu 1000 livres pour les « dessins » et
« modèles » de toute l’architecture, la conduite du chantier et ses voyages dans différentes carri-
ères 47.
L’achat des pierres pour le retable avec la façon se montaient globalement à la somme de 3691
livres. L’autel, de son côté, avait coûté à lui seul, matériau et façon, 2054 livres (tableau 4), et la balus-
trade, 2587 livres 10 sols 9 deniers (tableau 5). À noter que pour les portes en menuiserie de cette
clôture, comme lorsque l’on fabriquait une fenêtre, le poste le plus cher revenait à la serrurerie.

44
 « Collection de trépieds dont le plus grand nombre est le marbre posé sur les trépieds, 18 livres, 16 avril 1789 ;
antique », dessin à la plume, lavis d’encre de Chine, de bistre quittance de Painchaux, ferblantier, pour deux bassins en
et de couleur (Bibl. mun. Besançon, Fonds Pâris, vol. 476, fer battu, 30 livres, 20 avril 1789.
46
n° 184) : cette planche a été présentée dans l’exposition Le L’état de la dépense de 1791 n’est en tout cas pas de la
cabinet de Pierre-Adrien Pâris (Musée des Beaux-Arts de main de Breton. On connaît, en effet, son écriture par une
Besançon, 14 novembre 2008 - 23 février 2009) ; « Trépied lettre du 17 juillet 1786, adressée justement au sieur Maire,
antique dessiné au palais Pamphili à Frascati », dessin à la « intendant de madame », pour réclamer de l’argent suite
plume, lavis de bistre (Bibl. mun. Besançon, Fonds Pâris, au marché de la chapelle qu’il avait passé avec le marbrier
vol. 454, n° 129 et 130). D’autres trépieds sans titre sont Joseph Guyet.
47
conservés dans le Fonds Pâris (vol. 454, n° 159, 160, 241, Etat de la dépense… pour les dessins et l’exécution, y
292). compris les médaillons en plâtre qu’il a faits dans la grande
45
L’ensemble était revenu, d’après les différentes quittances, frise, le remboursement de 32  lettres venant de Gênes,
à 444 livres. Soit : quittance de Marmillon pour deux trépieds Berne, Vevey, Avignon, Beaune, etc. À ces 1000  livres
à l’antique en fer, 324 livres, 23 janvier 1789 ; quittance du s’étaient ajoutées 15 livres pour le paiement des ports de
vernisseur Lair pour la dorure en glacis des trépieds, 72 lettres, les correspondances et les  rescriptions pour se
livres, 6 avril 1789 ; quittance de Cuche et Liegart pour procurer les marbres.

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enquête sur les marbres de la chapelle du christ mort

Le prix de la pierre n’étant pas toujours désolidarisé du coût d’exécution, comme c’est le cas
pour la statue ou encore pour le retable payé globalement, matériaux et main d’œuvre, à Joseph Guyet,
on ne peut pas tirer grand chose des chiffres énoncés ci-dessus. Néanmoins, concernant l’autel, le
marbre payé par Luc Breton était revenu à 854 livres, tandis que le travail du marbrier, comprenant
aussi le prix d’achat des pierres de l’emmarchement et sa mise en œuvre, s’élevait à 1200 livres. On peut
ainsi évaluer que le coût des matériaux bruts et celui de la main d’œuvre représentaient en gros des
dépenses à peu près équivalentes.
S’agissant des objets déjà préfabriqués, le rapport au coût du matériau brut était tout autre. Par
exemple, les vingt-six balustres prêtes à l’emploi achetées à Marseille n’avaient coûté que 452 livres,
malgré un prix de transport exorbitant, revenant à la moitié du prix total des balustres (soit 150 livres).
En revanche, l’achat, le transport et la façon d’un bloc de marbre de Carrare en provenance d’Avignon,
pour réaliser deux autres balustres manquantes, avait eu un coût total de 140 livres (soit 70 livres par
balustre !).
Lorsque l’on sait qu’une église de campagne, certes modeste, pouvait revenir à la même époque
moins de 20000 livres 48, on mesure mieux le prix payé par madame de Ligniville pour l’ensemble des
travaux exécutés dans la chapelle du Christ mort qui s’étaient élevés, rappelons-le, à plus de 14000
livres.
Cependant, les prix pratiqués ici n’étaient apparemment pas plus élevés qu’ailleurs : par ex-
emple, le coût de deux autels en marbre réalisés en 1783 pour la cathédrale de Saint-Claude (Jura) s’était
monté à 4200 livres, soit pour chaque autel à peu près l’équivalent du prix de celui de Besançon (2045
livres). Néanmoins, jusqu’à la fin du XIXe siècle, époque où les techniques industrielles le rendront plus
abordable, l’emploi du marbre pour le mobilier des églises resta, dans tous les cas, rare et cher, et on
lui préféra de loin le bois, nettement plus économique 49.

Epilogue

La chapelle resta peu de temps en l’état. Complètement terminée en 1791, date du dernier pai-
ement, son mobilier fut en partie démantelé, à partir de 1796, par Luc Breton lui-même. Prétextant,
cette année-là, la commande par la municipalité d’un monument dédié aux soldats morts pour la
défense de la liberté, il proposa de réutiliser l’autel, en même temps que, après un passage à l’école
centrale de dessin, il mettait la sculpture à l’abri dans son atelier en attendant des jours meilleurs. Le
nouveau monument, réinterprété par Breton à partir d’éléments déjà élaborés par ses soins, était com-
posé d’un haut piédestal sur lequel reposait l’ancien autel, lui-même surmonté d’un couvercle de sar-
cophage agrémenté de deux couronnes de laurier posées sur un coussin  50. L’édicule, installé dans le
parc public de Chamars et entouré par la précieuse balustrade en marbre de la chapelle, fut immor-

48
Par exemple, en Haute-Saône, l’église de Preigney, dans les années 1760 à 450 livres (Arch. dép. Haute-Saône,
adjugée le 5 juillet 1776 pour 18600 livres à l’entrepreneur 393 E suppl. 38).
50
Claude-Étienne Bourquin, ou celle de Chambornay-lès- Pour sauver la sculpture, Breton l’avait, en premier lieu,
Pin pour 14748 livres en 1776, ou encore celle de Vellefaux proposée à la municipalité pour symboliser une mère
pour 19400  livres en 1778 (Denis Grisel et Jean-Louis républicaine pleurant sur son enfant mort, afin de décorer
Langrognet, «  L’architecture publique et religieuse en la salle décadaire. Cette solution ne fut pas retenue et la
Haute-Saône au XVIIIe siècle  », dans Architectures en sculpture fut entreposée au museum de l’école centrale
Franche-Comté au XVIIIe  siècle (Catalogue d’exposition, de dessin où elle fut malmenée par les élèves, si bien
Archives départementales du Doubs et de la Haute-Saône, que l’artiste obtint le droit de la ramener dans son atelier
1980), Besançon-Vesoul, 1980, p. 62, 97, 115). (Cornillot, Luc Breton (cf. note 3), p. 65-66, et Lionel
49
Pour les deux autels de la cathédrale de Saint-Claude, Estavoyer, Besançon au siècle des Lumières  : évocation
devis (vers 1782), Arch. dép. Jura, 2 H 128. Deux autels d’une capitale provinciale à travers ses réalisations artistiques
latéraux en bois situés dans l’église d’Oiselay étaient revenus et monumentales, Besançon, 1978, p. 182-185).

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Fig. 6 : Monument commémoratif dédié aux citoyens morts pour la patrie, aquarelle par le
peintre Claude-Louis Chazerand conservée à la bibliothèque municipale de Besançon (cl.
Bibliothèque municipale de Besançon).

talisé par une aquarelle du peintre Claude-Louis Chazerand (fig. 6) 51. Ayant survécu à la mort de Luc
Breton en 1800, le monument commémoratif fut finalement détruit quelques années plus tard. En 1815,
l’autel et la sculpture réintégrèrent en effet l’église Saint-Pierre, mais sans doute pas la balustrade dont
il ne reste que la trace à l’entrée de la chapelle. L’épisode révolutionnaire laissa aussi d’autres marques :
l’habillage du socle sous le groupe sculpté, en marbre des Flandres, fut remplacé par un caisson (en
bois ?) recouvert d’une peinture imitant le marbre. Le grand Christ en cuivre fut sans doute fondu pour
faire des munitions, la croix qui subsiste actuellement étant en bois. Les deux trépieds à l’antique ont
aussi disparu. Un tabernacle en marbre a pris place au-dessus de l’autel et deux consoles en brocatelle

51
L’aquarelle est conservée à la bibliothèque municipale de
Besançon, cote Y.C. Bes. 6, 8.

524

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enquête sur les marbres de la chapelle du christ mort

ornent désormais le soubassement du retable. Enfin, dénaturant l’esprit volontairement dénudé des
lieux, quatre bas-reliefs à la mémoire des curés de la paroisse furent progressivement installés dans le
courant du XIXe et au début du XXe siècle contre les murs de la chapelle.
Même si subsistent encore actuellement les principaux éléments du décor, l’esprit dans lequel
cet aménagement avait été réalisé s’est singulièrement appauvri. L’apport des archives a donc été déter-
minant pour en préciser la genèse, et surtout redonner à Luc Breton la paternité de l’ensemble du
projet, alors que seule la sculpture de la Pietà lui est généralement attribuée.

TABLEAU 1 : dépenses par poste

Groupe du Christ mort 2720 livres


Retable 3580 livres
Autel 2054 livres
Balustrade 2597 livres 10 sols 9 deniers
Pavage 360 livres
Ornements d’architecture :
- chapiteaux et trente rosaces en cuivre 750 livres
- petite croix de l’autel 60 livres
- dorure des parties architecturales 221 livres
- grande croix en cuivre 222 livres 8 sols
Neuf rosaces 32 livres
Trépied à l’antique :
- trépied fer 324 livres
- dorure 72 livres
- marbre 18 livres
- Deux bassins en fer 30 livres
Gypserie 630 livres 12 sols
Dessins et modèles + médaillons en stuc 1000 livres

TABLEAU 2 : dépenses par année

1785 240 livres


1786 1 728 livres
1787 3 388 livres
1788 5 400 livres
1789 1 900 livres
1790 2 000 livres
1791 84 livres 11 sols 9 deniers
Total : 14 740 livres 11 sols 9 deniers

TABLEAU 3 : dépenses pour la sculpture du Christ mort et de la Vierge

Prix de la sculpture 2 400 livres


(matériau et main-d’œuvre)
Prix d’achat et transport d’un bloc en 160 livres
Pierre de Tonnerre pour finition

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Charpente pour transporter la statue 40 livres


24 journées de menuisier et paiement des 60 livres
12 manœuvres pendant 2 jours avec outils
Socle : marbre des Flandres 60 livres
Total : 2 720 livres

TABLEAU 4 : dépenses pour l’autel

Prix d’achat et transport de 3 blocs


de marbre de Vevey 854 livres
Façon de l’autel et 1 200 livres
Fourniture pour l’emmarchement
Total : 2 054 livres

TABLEAU 5 : dépenses pour la balustrade

Prix d’achat et transport du marbre de Ladoix


Pour les corniches hautes et basses 419 livres 10 sols 9 deniers
Prix d’achat de 26 balustres 302 livres
en marbre de Carrare
Prix de transport des 26 balustres 150 livres
Prix d’achat d’un bloc de marbre de Carrare pour 2 balustres, et
façon par Marmillon 140 livres
Elaboration et pose des éléments par Guyet 1 435 livres
Porte de la balustrade par le menuisier Olivier 39 livres
Pour la sculpture des portes 48 livres
Pour la serrurerie des portes 58 livres
Pour la peinture d’impression des portes 6 livres
Total : 2 587 livres 10 sols 9 deniers

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La magie de la pierre
dans l’art de Claude-Nicolas Ledoux
Daniel Rabreau

Si cet article sollicite une rêverie poétique, c’est bien sous l’impulsion du langage imagé de
Ledoux qu’elle s’exprime :
« L’Architecture est à la maçonnerie ce que la poésie est aux belles-lettres : c’est l’enthousiasme
dramatique du métier ». « Laissons savourer à longs traits l’ambroisie d’une théorie fondée sur
la nature ». « Vous qui voulez devenir architecte, commencez par être peintre » 1.
Extraites du livre qu’il publie en 1804, L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs
et de la législation 2, ces trois citations incitent à suivre Ledoux dans certaines de ses convictions esthé-
tiques qui dégagent une très forte dimension symbolique. L’antique aphorisme Ut pictura poesis (la
peinture est comme la poésie et/ou l’inverse selon son interprétation depuis la Renaissance), l’artiste-
écrivain l’applique à l’architecture 3. Avec enthousiasme, c’est-à-dire dans l’idée d’atteindre au sublime,
l’architecte se doit de faire parler l’art de bâtir dans une langue poétique dont le but est de toucher le
spectateur – et non pas seulement de le satisfaire par l’art mécanique de construire ! 4 L’ambroisie,
nectar des dieux de l’Olympe, rappelle l’omniprésence de la métaphore mythologique antique dans
l’inspiration des poètes, mais également des artistes du XVIIIe siècle. Un architecte, bien initié, goûtera
pleinement à cette source de l’imaginaire qui embellit l’Histoire. Quant à la nature, depuis l’exemple
des idées transmises par Jean-Jacques Rousseau, jusqu’aux élans descriptifs du poète Jacques Delille,
grand ami de Ledoux, elle est la référence obligée de toute création vouée au bonheur, au plaisir, à
l’identité et à l’instruction des sociétés humaines. Matériau de la nature, façonné par l’Homme dans
ses constructions, élément visible d’un art aux origines divines ou mythiques, la pierre inspire l’architecte
de génie, devenu peintre et poète 5.
Quelques dizaines d’occurrences évoquant la pierre émaillent le texte publié par Ledoux, non
pas comme dans un traité de construction, mais à partir d’une rhétorique imaginative et de figures
métaphoriques qui, toutes, renvoient à l’essence matérielle des effets spirituels de l’art de bâtir. Le Sen-
sualisme 6 qui imprègne la démarche créatrice à l’époque des Lumières, justifie les réflexions de l’artiste
sur le rôle de la vue, du regard, voire de la vision, dans la découverte du caractère d’un programme
architectural artistiquement traité. Entre la pierre, matériau de la construction, et la pierre, matière à
effets artistiques et symboliques, toute une palette de vocables inspire à l’artiste des idées de métamor-

1
Claude-Nicolas Ledoux, L’architecture considérée sous le s’appliquait la célèbre devise du Corrège, admirateur de
rapport de l’art, des mœurs et de la législation, Paris, 1804, Raphaël : « Ed io anche sono pittore » (Jean-Marie Pérouse
respectivement, p. 15, 17, 113. Pour une analyse détaillée de de Montclos (éd.), Boullée. Essai sur l’art, Paris, 1968, p.
ce livre, cf. Daniel Rabreau, Claude-Nicolas Ledoux (1736- 45).
4
1806). L’architecture et les fastes du temps, Paris-Bordeaux, Étienne-Louis Boullée partage ce jugement : « L’art de bâtir
2000. n’est […] qu’un art secondaire, qu’il nous paraît convenable
2
L’ouvrage, qui n’est que le premier tome publié d’un vaste de nommer la partie scientifique de l’architecture » (Ibid.,
projet, fut conçu dans les années 1780 (et même avant pour p. 49).
5
certaines gravures de l’illustration), à l’époque où Ledoux Jacques Delille, L’Imagination, Paris, 1794-1806, les vers
connaissait une grande célébrité. Longtemps après sa mort, consacrés à Ledoux se trouvent au Chant V, p. 24-25.
6
en 1806, un recueil de gravures, sans texte, fut publié par Condillac, Traité des sensations, Paris, 1754 ; Nicolas Le
l’architecte Daniel Ramée, Architecture de Claude-Nicolas Camus de Mézières, Le génie de l’architecture ou l’analogie
Ledoux, Paris, 1847. de cet art avec nos sensations, Paris, 1780.
3
Tout comme son confrère Étienne-Louis Boullée qui

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 527-538
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100225

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daniel rabreau

Fig. 1 : Vue perspective de la grotte de la façade du corps de logis et de l’entrée du jardin
de l’hôtel Thélusson (détruit). Eau-forte non publiée par Ledoux, ni par D. Ramée, Paris,
B.H.V.P. (cl. Centre Ledoux – Université Paris 1).

phoses dignes d’un peintre d’histoire dont les buts éducatifs et moralisateurs sont clairement affirmés.
Les aspects telluriques ou les origines aquatiques de la matière pierreuse (congélations 7) renvoient aux
origines cosmiques des rapports de l’Homme avec la nature et la Divinité : d’abord la montagne, le
chaos, ensuite la grotte (abri) et tous les dérivés : roche, rocher, moellon, pierre taillée – claveaux, re-
fends, bossages –, jusqu’à l’épuration suprême qui s’inspire de l’alphabet initial de la géométrie dont
procèdent les belles masses architecturales : « La forme d’un cube est le symbole de la Justice, on la
représente sur une pierre carrée » 8, écrit Ledoux… Du mythe d’Amphion, qui éleva « des pierres im-
mortelles » 9 au son de sa lyre, jusqu’à la puissance élégiaque des ruines qui témoignent du façonnement
ordonnancé par les Grecs (initiés par les Egyptiens 10) et les Romains, la parité entre les effets « pier-
reux » et l’ordre antique réinventé demeure la pierre de touche, si l’on peut dire, de cette liberté de
l’imagination que revendique Ledoux. Son confrère Boullée, de son côté, ne souhaitait-il pas annoncer
la maison idéale de l’architecte par une entrée semblable à « celle d’un ancien monument dans les res-
pectables ruines duquel l’artiste est censé avoir établi sa demeure » ? 11
Le succès européen des grands décors d’intérieur peints par Hubert Robert, à l’époque de
Ledoux, laisse supposer du public et de certains maîtres d’ouvrage une réception clairement consentie
des préceptes de l’auteur de l’hôtel Thélusson (fig. 1) et des fameux pavillons d’octroi du mur des fer-

7 8
Cf. Monique Mosser, « Allégorie naturelle et poétique Ledoux, L’architecture (cf. note 1), p. 115. Le cube est
tellurique dans les jardins pittoresques de l’Europe des également le symbole de la Divinité.
9
Lumières et de l’Illuminisme » et Dominique Massounie, Les murs de Thèbes ; Ledoux, L’architecture (cf. note 1),
« Les monuments de l’eau au XVIIIe siècle : mise en scène p. 42.
10
d’un élément ou architecture de l’abondance », dans Hervé Cf. Augustin-Charles D’Aviler, Cours d’architecture,
Brunon, Monique Mosser et Daniel Rabreau (dir.), Les Paris, 1691 ; Jacques-François Blondel, Cours d’architecture,
éléments et les métamorphoses de la nature, actes du colloque terminé par P. Patte, Paris, 1771-1777.
11
de Bordeaux (17-21 septembre 1997), Paris-Bordeaux, 2004, Boullée, Essai sur l’art (cf. note 3), p. 27.
respectivement p. 379-406 et 337-352.

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Fig. 2 : Vue du pavillon d’octroi de la Barrière des Fourneaux-Vanves (détruit), photo-
graphie d’A. Gouviot, vers 1859, Paris, B.H.V.P. (cl. Centre Ledoux – Université Paris 1).

miers généraux à Paris. Alors que ces admirables ouvrages étaient détruits, pour l’essentiel, au XIXe
siècle  12, certains amateurs ou historiens reconnaissaient dans l’art de Ledoux cette parité de talent
entre le maître d’œuvre et l’artiste : « Ce qu’on admirait le plus dans les nouvelles barrières, c’était la
coupe des pierres » 13, écrit P. Lacroix (fig. 2). En 1800, évoquant les Anciens, le célèbre peintre pay-
sagiste Pierre-Henri de Valenciennes n’écrivait-il pas, à propos des sites antiques ruinés : « on interroge
les rochers, qui sont restés les seuls témoins de cette grandeur passée » 14 ? Toutefois, certains doctes
critiques, ou théoriciens classiques, n’acceptèrent jamais l’assimilation d’effets architectoniques, très
volontaires, à des effets de clair-obscur et d’ombres décidées en peinture, et surtout pas l’hypertrophie
de ces derniers dans le cadre proportionné des ordres antiques… Pourtant, aime à le rappeler Ledoux,
pittoresque comme la meulière ou associée à la brique rose 15, la pierre anime les parements dont les
reliefs « font respirer les murs » 16. L’origine et les traitements du bossage trouvent dans cette image des
applications fortes dont on a fait, à juste titre, une des caractéristiques de l’art de Ledoux et de ses
émules – le mouvement piranésien de la deuxième moitié du XVIIIe siècle redécouvre les charmes des
licences de l’architecture maniériste des XVIe et début XVIIe siècles. Le façonnement, l’art d’ériger dans
la pierre imposent d’intenses solutions plastiques : par exemple, le fût des colonnes doriques ou toscanes
s’élève sur des tambours maçonnés, un sur deux, cylindriques et cubiques. Alors, le bossage n’est plus

12
Michel Gallet, Claude-Nicolas Ledoux 1736-1806, Paris, citation  : Pierre-Henri de Valenciennes, Eléments de
1980 ; Jean-Marc Peysson, Le mur d’enceinte des Fermiers perspective pratique à l’usage des artistes […], Paris, an VIII
généraux, 1784-1791, Politique, économie, urbanisme, (1799-1800), 2e éd. Paris, 1820, p. 485.
15
thèse de doctorat de l’Université Paris I, 1984 (exemplaire « La pierre, la brique m’offraient des tons variés, et la
polycopié) ; Rabreau, Claude-Nicolas Ledoux (cf. note 1). masse entière était en opposition avec des arbres verts,
13
Pierre Lacroix, La saline d’Arc-et-Senans et les techniques des arbres à fruits » (Ledoux, L’architecture (cf. note 1),
de canalisation en bois […], Lons-Le-Saunier, 1970. p. 129).
14 16
Je remercie Luigi Gallo de m’avoir communiqué cette Ledoux, L’architecture (cf. note 1), p. 147.

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seulement rustique ou décor emblématique du pouvoir, mais expression des forces de la nature maî-
trisée et d’un art persuasif propre à gouverner les Hommes.
« Les Géants ont détaché le rocher du sommet des montagne pour l’entasser. » « J’élevais un
temple au bonheur. Dans mon aveugle enthousiasme j’amoncelais des pierres les unes sur les
autres […]. » « Lutter contre les éléments qui inspirent à nos sens les idées premières. » « Les
éléments de discorde se brisent sur le chaos des passions, les font mouvoir ; et cette âme uni-
verselle souffle l’esprit de vie dans tous les ressorts de la nature. » 17
Dans un bel article consacré au bossage à la Renaissance, Claude Mignot constate : « alors que
le système des ordres a suscité une littérature fantastique, le bossage a provoqué chez les architectes
une fascination quasi muette » 18 ; et en effet, si l’on excepte le traité de Serlio, les ouvrages d’architecture
ultérieurs ne consacrent à ce décor guère plus d’une page et d’une gravure de modèles stéréotypés 19.
À l’époque de Ledoux, les seuls écrits théoriques qui développent beaucoup plus la question sont ceux
de Quatremère de Quincy, disciple de Winckelmann et chantre d’une rigoureuse imitation de la nature
et des Grecs. Paru à l’époque même où Ledoux édifiait ses Propylées – pavillons d’octroi – de Paris,
vilipendées dans la presse, pour leur programme devenu parlant, comme d’« épouvantables maçon-
nailles » 20, le jugement de Quatremère sur cette forme d’art n’est qu’une incitation à l’extrême prudence
dans ses applications et, justement, une violente diatribe contre l’architecture de Ledoux :
« Il était réservé à nos jours de voir des colonnades entières, des colonnes isolées, entrecoupées
par les bossages les plus anguleux et les plus repoussants : on en a l’incroyable exemple à l’entrée
la plus magnifique de Paris [celle de l’Etoile]. Dans quel accès de délire ont donc été imaginés
ces assemblages fantastiques faits pour heurter tous les sens ? Pour quels yeux et à quel usage
a-t-on pu élever ces portiques barbares ? […] Peut-être est-il permis d’espérer que ce goût, dont
tous les yeux sont épouvantés, trouvera dans l’excès même du vice, son meilleur contrepoison.
Peut-être sera-t-on redevable à la bizarrerie elle-même, qui a enfanté ces productions, d’y avoir
rassemblé avec tant de profusion, toutes les raisons propres à décrier pour jamais ce style en-
nemi de la nature. » 21
Plutôt qu’analyser ce style fracassant de Ledoux à partir des pavillons des barrières de Paris
(1785-1790), de la grotte de l’hôtel Thélusson (1780) ou d’autres édifices détruits  22, il me paraît plus
vivant d’observer le grand chef-d’œuvre – même mutilé en partie – qui illustre encore aujourd’hui en
Franche-Comté cet art poétique de la pierre : la saline royale d’Arc-et-Senans – première usine française
noblement architecturée, loin de Paris ! Le plan de l’ultime projet avait été approuvé par Louis XV peu
avant sa mort et signé par Trudaine le 28 octobre 1774. Le chantier dura à peine cinq ans : dès l’automne
1778, les premiers essais de fabrication à partir du sel ignigène commencèrent. En 1779, la Ferme gé-
nérale, détentrice du recouvrement de la gabelle, exploitait l’usine 23.

17
Ledoux, L’architecture (cf. note 1), respectivement p. 107, 1992.
21
113, 52 et 231. Antoine-Chrysostome Quatremere de Quincy, article
18
Claude Mignot, « Le bossage à la Renaissance. Syntaxe « Bossage », Encyclopédie méthodique, volumes Architecture,
et iconographie », Formes (revue de l’APAHAU), n° 2, 1978, tome 1, Paris-Liège, 1788 (cf. aussi l’article « Barrières »).
22
p. 16. Daniel Rabreau, «  Les grottes rayonnantes de C.-N.
19
Par exemple, D’Aviler, Cours d’architecture, et Blondel, Ledoux, scénographie construite d’un imaginaire paysager,
Cours d’architecture (cf. note 10). mythologique et italo-antique  », dans Artifici d’aqua
20
Citation de la presse, dans Rabreau, Claude-Nicolas nei giardini, actes du colloque de Florence et Lucques
Ledoux (cf. note 1), p. 268, d’après Mark K. Deming, « La (septembre 1998), Florence, 1999.
23
Rotonda de Ledoux en La Villette. The Rotonda of Ledoux Daniel Rabreau, La saline royale d’Arc-et-Senans. Un
in La Villette  », Composiciòn Arquitectonica, n° 9, mai monument industriel : allégorie des Lumières, Paris, 2002.

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Fig. 4 : Coupe du portique et de la grotte du pavillon d’entrée de


la saline royale d’Arc-et-Senans, Eau-forte publiée par Ledoux (cl.
Centre Ledoux – Université Paris 1).

Animer les surfaces pierreuses, pour accroître


les puissances de l’âme 24

Une rendue (rapport de visite adminis-


trative) de 1793, avec une finesse étonnante dans
le vocabulaire, exprime une sensibilité à
Fig. 3 : Vue de la grotte du pavillon d’entrée de la l’architecture contemporaine de Ledoux, dont on
saline royale d’Arc-et-Senans, carte postale ancienne, souhaiterait aujourd’hui l’influence sur
coll. part. (cl. Centre Ledoux – Université Paris 1).
l’éducation du regard du public ! « On entre par
une grande porte en pierres de taille incrustées
dans un assemblage de grosses pierres brutes, artistement maçonnées pour présenter une masse de
rochers en forme de cul-de-four (fig. 3-4). Les piédroits hors du tableau de cette porte sont à bossages.
Sur le devant, attenant aux roches factices, un grand cintre faisant façade est construit en pierres de
taille, gros bossages et refends continus de 6 pouces [16,20 cm] de profondeur taillés alternativement
à la grosse et à la fine rustique. Cette maçonnerie fait avant-corps sur les bâtiments bas-côtés, les retours
sont de même en gros bossages ; et à leurs jonctions aux murs de face extérieurs des bas bâtiments, de
droite et de gauche, l’angle présente une chaîne de bossages, etc. Le reste est en pierre de taille lisse,
terminé au haut par une plinthe carrée : à chacune de ces façades il y a trois urnes renversées saillantes
de 18 pouces [48,26 cm] sur le nu des murs, d’où paraissent sortir des congélations taillées en pierre
[…]. En avant de la porte est une colonnade composée de huit piliers [sic], six en face, et deux en retour
avec leurs chapiteaux ; l’entre-colonnes [sic] au milieu est plus large que les autres à cause du passage.
On a dit ci-dessus piliers, parce que le bas est posé simplement sur une masse continue de maçonnerie
en pierre de taille, faisant socle, à deux marches. Ces colonnes sont couronnées par un entablement,
architrave, frise garnie de triglyphes, gouttes et métopes, et la corniche garnie de pendentifs avec
mutules » 25.

24
Claude-Nicolas Ledoux, Prospectus [pour la souscription a été analysé par Brigitte Naviner, La Saline royale d’Arc-
au livre de 1804], Paris, 1802, p. 23. et-Senans de Claude-Nicolas Ledoux, diplôme d’architecte,
25
Arch. dép. Doubs, L 312, manuscrit de la Rendue du 1er Ecole d’architecture de Paris-La Villette, 1989 (exemplaire
janvier 1793, an II de la République française. Ce document photocopié).

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daniel rabreau

Les formes mêmes du pavillon d’entrée,


avec ce portique titanesque assombrissant le pas-
sage creusé dans une grotte, les conglomérats
nimbés de refends incisés, les vases d’où pendent
des stalactites salés, évoquent évidemment le
mode minéral et industrieux de l’usine. Mais
l’ordre dorique au puissant entablement, avec
colonnes au fût lisse et sans base, parle aussi au
spectateur des origines grecques de l’architecture.
Vue en perspective dans l’axe de l’entrée, la mai-
son du directeur, avec sa chapelle intérieure et sa
salle de Justice, célèbre la puissance et les bien-
faits du pouvoir royal, émanation de la volonté
de l’Etre suprême. La géométrie cubique de sa
masse est précédée d’un portique formé de col-
onnes colossales dont le fût alterne tambours en
cylindres ou en parallélépipèdes (fig. 5). Elle ray-
onne de toutes parts du cœur même du plan
semi-circulaire sur lequel se distribuent les bâti-
ments industriels et l’habitat des ouvriers et em-
ployés. En revanche, le pavillon d’entrée de la
saline concentre la vie communautaire par sa
distribution (four banal et boulangerie, réservoir
et laverie, corps de garde et prison) ; il représente,
Fig. 5 : Vue des colonnes à bossage de la maison en marge des principes de la morale naturelle qui
du directeur de la saline royale d’Arc-et-Senans (cl. guide toute société humaine, les Eléments bruts,
Daniel Rabreau). nécessaires à la vie : l’air, le feu, l’eau, la terre ; il
symbolise, enfin, par le rapprochement des co-
lonnes, des roches et de l’eau sculptée coulant des vases renversés que l’ombre anime, les origines in-
dustrieuses de l’architecture. « Tout porte l’empreinte de la recherche où l’on a fixé l’aisance », écrit
Ledoux. « Quelles sont ces urnes renversées qui s’offrent à mes yeux ? Ces torrents d’eau qui se congèlent
et étendent leurs vagues glacées pour prolonger des ombres que le soleil déplace au gré de l’art ? Quel
est cet antre sorti de la terre pour s’affilier avec la voûte céleste ? » 26 C’est une sublime œuvre d’art. Ni
église, ni château : une usine royale à l’architecture savante !
Alors, dans le temps et sur le site, en suivant le rayon du plan général, l’itinéraire qui conduit
à cette splendide mise en scène qu’est l’intérieur de la saline devient nécessaire à l’illustration du mythe
de fondation de la ville – la « ville de Chaux » dont Ledoux illustre l’utopie dans son livre de 1804 27.
La porte d’entrée de la saline, monument de singularité et d’invention, morceau de bravoure de
l’architecture de la seconde moitié du XVIIIe siècle, résume l’œuvre entière, à la manière d’une ouver-
ture d’opéra inspirée. Ses murs, on l’a vu, renferment les fonctions vitales et primaires de la vie com-
munautaire. Mais son architecture s’inspire de la mythologie, tout comme celle du palais du Soleil
(Versailles), sis dans un parc olympien. Quels « progrès » 28 cependant, dit Ledoux, dans l’architecture
des ombres ! Quelle beauté puissante dans la variété de ses effets qui s’oppose à l’uniformité, digne mais
guindée, de l’architecture royale de la fin du règne de Louis XIV ! Oublierait-on qu’Apollon fut berger ?

26 28
Ledoux, L’architecture (cf. note 1), p. 106-107. Sur les critiques de l’architecture de Versailles au XVIIIe
27
Mona Ozouf, « L’image de la ville chez Claude-Nicolas siècle, cf. Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture,
Ledoux », Annales E.S.C., nov.-déc. 1966. Paris, 2e éd. 1755 (index).

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Qui n’aurait pas à l’esprit le dicton populaire : « pluie et soleil donnent abondance » ? La porte de la
Saline est le frontispice de l’architecture royale destinée au bien-être des citoyens, à l’époque où
l’idéologie monarchique avait sacré le roi « père du peuple ». Ledoux, distingué par Louis XV 29, avait
trouvé sa voie.

Elever des pierres immortelles au son de la lyre d’Amphion 30

À travers le thème de la grotte, il est possible de réfléchir sur la raison d’être de cette poétique
de Ledoux, et sur les moyens, ou certains moyens, liés à l’iconographie du rocher : là, l’imaginaire du
chaos et des quatre Eléments introduit le mythe de la colonne herculéenne. Dans l’ensemble de la saline
d’Arc-et-Senans, l’attrait de la roche brute et le rôle de la grotte sont relatifs à la présence de l’ordre mâle
originel, le dorique grec, au fût orné ou non d’un bossage cubique – transgression moderne, dont Pal-
ladio, Jules Romain et les maniéristes français avaient donné l’exemple au XVIe siècle, certes. Mais
l’échelle gigantesque dans laquelle Ledoux traite ici le motif exclut la simple idée de fantaisie. Dans une
étude approfondie, « Le rocher et la colonne. Un thème d’iconographie architecturale au XVIIIe siè-
cle » 31, Monique Mosser développe le vaste panorama symbolique et métaphysique dans lequel s’inscrit,
avec le thème des origines de l’architecture, la grotte d’Arc-et-Senans. Elle compare celle-ci aux meil-
leures créations du genre à l’époque des Lumières, grottes de passage dans certains jardins anglo-chinois
qui sollicitent la symbolique franc-maçonne tellement répandue alors – et à laquelle Ledoux n’est
évidemment pas étranger ! 32 Je ne reviens pas ici sur cette interprétation fondamentale qui explicite
les formes combinées de la saline ; mais je prolongerai l’analyse en recherchant d’autres symboles,
notamment à travers une lecture spatiale, compositionnelle et distributive de la grotte par rapport à la
vision d’ensemble de l’usine construite, il faut le redire, à la gloire de la monarchie absolue.
Ledoux, commentant son rôle de créateur, se montre historien de l’architecture et des mythes
qui en sous-tendent le déroulement comme la projection vers l’avenir. Si, à travers son texte et ses il-
lustrations, il apparaît surtout comme un artiste adepte de la régénération de la société de son temps
et de sa descendance, l’architecte-constructeur fonde aussi son esthétique sur les préceptes classiques.
Mais il les réactive et les relativise par rapport à la poétique des origines naturelles de l’architecture. La
saline est, à l’évidence, un formidable hymne à la pierre, matériau mis au service de l’activité indus-
trieuse sur la matière, le sel ignigène ! L’esthétique symbolique de l’activité industrielle s’inspire d’un
thème iconographique de peinture de paysage (Ledoux rend explicitement hommage à Poussin ou à
Salvator Rosa dans son livre) ou d’une fabrique de jardin qui s’apprécie dans la surprise ou dans le sens
organisé de la promenade. Mais la position de la grotte en façade de bâtiment s’allie ici à la fonction
pratique de passage et d’abri du portique ; ce n’est pas une grotte-fabrique, c’est déjà une grotte de ville.
Cette nouvelle typologie, qui incorpore le motif à la fois à la vue urbaine (dans l’image graphique du
livre de 1804) et à la vie urbaine virtuelle (dans l’idée de la ville de Chaux qui devra se développer
autour de l’usine), change le statut et la signification de la grotte construite hors du jardin ou de la
nature profonde. Et par analogie avec l’image d’une architecture figurée dans un tableau, l’architecture
construite parlante se comprend dans le vaste débat de l’Ut pictura poesis. Le texte de Ledoux qui com-

29
C’est au pavillon de Louveciennes qu’il avait construit d’iconographie architecturale au XVIIIe siècle », Revue de
pour la favorite du roi, Mme Du Barry, que Ledoux présenta l’Art, n° 58-59, 1982-1983.
32
ses premiers projets à Louis XV  : voir Gallet, Claude- Son appartenance à la Franc-maçonnerie n’a toutefois
Nicolas Ledoux (cf. note 12). jamais été prouvée. Sur certains aspects ésotériques de
30
Ledoux, L’architecture (cf. note 1), p. 41-42 (évocation du son œuvre, cf. Serge Conard, « Pour une herméneutique
projet de ville associé à la construction de la Saline royale de L’Architecture… de C.-N. Ledoux  », dans Soufflot et
d’Arc-et-Senans). l’architecture des Lumières, actes du colloque de Lyon (juin
31
Monique Mosser, « Le rocher et la colonne. Un thème 1980), Paris, 1980.

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mente cette œuvre, pour laquelle l’auteur «  convoque toutes les puissances convulsives de
l’imagination » 33, est consacré à l’éducation du regard du lecteur.
Je rappelle que l’épicentre de cet organisme que représente la saline royale, où tout est mouve-
ment maîtrisé comme l’explique Ledoux, se concrétise dans la colossale maison du directeur. C’est un
belvédère de surveillance, certes, mais surtout, dans ses formes monumentales, la chapelle de l’Etre
suprême élevée au-dessus des caves vivrières. « Tout obéit à cette combinaison qui perfectionne la loi
du mouvement », écrit Ledoux, qui juge son plan elliptique inscrit dans une forme pure « comme celle
que décrit le soleil dans sa course » 34. C’est ici que l’architecte-poète lance sa grande métaphore my-
thologique, substrat littéraire de sa conception métaphysique de l’art :
« L’Auteur de la nature composa l’univers du concours des atomes ; le chaos se développa, et
cédant au monde l’espace, leur donna l’impulsion attractive, organisa la voûte azurée, creusa
la profondeur des mers ; aujourd’hui le concours des liquides trace un nouveau centre, et pro-
voque l’industrie des habitants du globe. La fable nous dit qu’une goutte de lait échappé du sein
de Junon produisit la voie lactée ; ici c’est une goutte d’eau suspendue en l’air qui acquiert en
tombant une valeur progressive, et fonde la ville dont vous voyez le plan masse, tracé sur la
carte du pays. » 35
Il faudrait être Bachelard pour interpréter les différentes pistes lancées par l’imagination ma-
térielle qui, à travers le lait, la goutte d’eau pure – en tombant, elle dissout le sel souterrain –, le chaos
et la voûte azurée, transpose en rêverie l’idée nourricière, fécondante et alchimique de la transmutation
des eaux de saumure en cristaux de sel, par l’industrie des hommes. Mais cette activité productrice
qu’autorisent et la nature et l’organisation sociale, toutes deux d’essence divine, se trouve relayée par le
pouvoir du roi. Pouvoir et industrie, nature nourricière et nature morale (cette dernière engage la
reconnaissance exprimée à l’Être suprême), soudés par le pacte social (telle est la fonction de la gabelle),
autorisent ou, même, suscitent l’émergence de la ville idéale. Sa matérialisation elliptique, qui s’oppose
à l’image du chaos originel aboli, dans la fable antique par Apollon lui-même dans son combat contre
Python, rattache la symbolique du mythe de fondation urbaine à l’emblématique royale française.
Celle-ci, autrefois créée à son image par le Roi-Soleil, était encore assumée à Versailles par Louis XV,
non pas comme un titre personnel (le « Bien-Aimé » était trop timide et peu enclin à la flagornerie,
pour se laisser sacraliser comme son aïeul), mais afin d’illustrer la pérennité des pouvoirs universels
de Phœbus-Apollon, le grand animateur de la nature. Cette thématique domine l’ensemble du livre de
Ledoux qui s’adresse d’une manière quelque peu obsessionnelle aux « enfants d’Apollon », les jeunes
artistes placés sous l’égide de ce dieu qui est également le protecteur de la poésie et des arts, mais aussi
maître des oracles dont la pythie transmet les messages sibyllins.
Du chaos résolu, jusqu’à l’activité combien efficiente de la course du dieu du Soleil qui met en
branle le ciel, la mer et la terre, en passant par la magie nocturne de la voûte céleste où brillent les
étoiles, toutes les images se pressent dans l’exégèse de la position, de la forme et du rôle symbolique de
la grotte. Parmi ces images, Ledoux sollicite les constellations qui, selon Vitruve, président aux rites de
fondation (Ledoux les mentionne), ainsi que cette Voie Lactée qui évoque la petite enfance d’Hercule.
On s’aperçoit bientôt que la grotte, à l’évidence, accueille tout en ouvrant l’enclos vers l’extérieur ; il
s’agit de l’unique entrée de la saline, par laquelle sort la précieuse matière dûment conditionnée et
contrôlée ! Embellie d’architecture, cette grotte n’est donc pas un antre ou une caverne : elle est un
passage rayonnant, qui s’associe à la présence du portique géant octroyé par la divinité qui ordonne la
nature. Elle est aussi le symbole du travail pénible mais ingénieux des hommes, l’expression des origi-
nes universelles de l’architecture. Elle est enfin, dans l’optique pédagogique que Ledoux assigne à la

33 35
Ledoux, L’architecture (cf. note 1), p. 55. Ibid., p. 69.
34
Ibid., p. 77.

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la magie de la pierre

création artistique, un instrument parlant, une sorte de « machine poétique » d’opéra, un prologue qui
doit subjuguer le sentiment de l’art.
L’inspiration mythologique inhérente au texte poétique, cité plus haut, qui transcrit la naissance
de la ville industrielle selon l’idée des origines cosmiques et sacrées de l’art (imitation de la nature, sous
les auspices de Junon et d’Hercule), trouve un écho dans la description métaphorique de l’entrée de la
Saline, grotte précédée d’un portique sans fronton, formé de colonnes au fût trapu et sans base :
« Quelles sont ces urnes renversées qui s’offrent à mes yeux ? Ces torrents d’eau qui congèlent
et étendent leurs vagues glacées pour prolonger des ombres que le soleil déplace au gré de l’art ?
Quel est cet antre sorti de la terre pour s’affilier avec la voûte céleste ? [je souligne]. » « Les sta-
lactites s’amoncellent en gouttes attractives, et les rayons combinés font jaillir le rubis vacil-
lant 36. Voyez ces colosses sortir du flanc des puissances salées, ils s’appuient sur des surfaces
profondément recreusées pour offrir un front orgueilleux et sévère. Les ombres, images im-
parfaites de ce monument achevé, réfléchissent leur transparence, et s’accordent avec l’astre du
jour pour faire briller les corps opposés. » 37
La formule interrogative qu’adopte Ledoux pour évoquer (plutôt que décrire) l’entrée de la
saline, oblige le lecteur à réfléchir sur la raison d’être, ou la nature même, du parti et des formes de
cette grotte-temple. C’est un « monument achevé », écrit Ledoux, car à partir du moment où « l’antre »
est sorti de la terre, il perd son statut de caverne obscure ou mystérieuse : l’architecte opère une extra-
version du genre caverneux.
Illuminé par la course du Soleil, ce monument d’un nouveau type s’expose au mouvement de
l’ombre et de la lumière que lui procure son association avec les « géants » ou « colosses », c’est-à-dire
les colonnes herculéennes, elles-mêmes symboles de l’activité civilisatrice que représente la maîtrise
des puissances salées (les énormes urnes de saumure, renversées, n’attendent-elles pas quelques géants
pour les manier ?)… Illuminée, la grotte rayonne et s’expose comme une métamorphose pétrifiée qui
exprime la transmutation des éléments Feu et Eau, notamment – mais Ledoux évoque également l’Air
agissant sur la Terre : « Déjà les tourbillons se condensent. Borée, dans ses accords harmonieux, appelle
les souffles humides, verdit les plantes aqueuses qui se grippent de toute part. » 38

L’art didactique de Ledoux : dramaturgie en perspective et formes épurées

« Malheur à celui qui ne verrait matériellement que ce qu’on lui fait voir », écrit Ledoux. « De
plan en plan, de scènes en scènes, traverse-t-il une épaisse forêt pour découvrir la retombée de la voûte
éthérée qui la renferme ; il aura sans doute été peu favorisé par cet astre bienfaisant qui féconde la
lumière, s’il ne voit pas au-delà. » L’homme de génie, dit encore Ledoux, rêve-t-il ? « Le sommeil n’est
pas fait pour lui [...] : il maîtrise le temps, le temps qui maîtrise la nature. »39 L’observation comme la
sensation de l’architecture obéissent à la loi du mouvement. Tel est l’exposé d’une dramaturgie, sym-
bolico-artistique, qu’il nous faut appliquer à la découverte comme au bon usage de la grotte d’Arc-et-
Senans.
L’étude de la position de cette grotte, dans le contexte emblématique, mythologique et royal,
qui nous occupe, ne peut faire l’économie d’une double compréhension centripète et centrifuge de
l’emplacement, voire des formes détaillées de cette grotte dans son rapport au cœur même du site : la
maison du directeur. Monique Mosser a insisté sur la dialectique structurelle et formelle de cette porte

36 37
« Rubis vacillant » : allusion au palais du Soleil décrit par Ibid., p. 107.
38
Ovide, Métamorphoses, Livre II, vers 1-20 (il y est question Ibid., p. 107.
39
du scintillement des rayons solaires et du «  pyrope aux Ibid., p. 76.
reflets de flamme » – grenat de Bohême rouge feu).

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daniel rabreau

ornée qui s’inscrit comme un frontispice dans le


monument – l’œuvre d’architecture, au sens
large : la surimpression de la grotte et du por-
tique de colonnes doriques massives. Mais il est
une autre analyse visuelle qui s’impose, dans
l’approche progressive de l’entrée  : celle des
bossages alternativement lisses ou à chanfrein,
en bandes régulières et rectilignes, qui émergent
du chaos rocheux où s’incrustent les urnes ren-
versées sculptées (fig. 3 et 6).
Ce décor solaire rayonne à partir d’un
cercle sculpté en relief convexe au-dessous de
l’arche centrale qui recevait autrefois les Armes
de France peintes : trois lys d’or sur fond d’azur.
C’est donc avec le sceau du roi et de la nation que
Fig. 6 : Vue des bossages et d’une urne du bâtiment des bernes et du la grotte-temple, quand on l’approchait sous le
pavillon des commis de la saline royale d’Arc-et-Senans (cl. Daniel portique, offrait l’image rayonnante de sa méta-
Rabreau).
morphose. Or dans l’axe du phénomène, la per-
spective lointaine et lumineuse offre la vue
fragmentaire des colonnes au fût cubique, un sur deux, du frontispice de la maison du directeur. Tel
qu’il apparaît aujourd’hui, sculptural et changeant sous les rayons du soleil, le portique de la maison
du directeur s’encadre donc dans cette perspective de la porte d’entrée de la saline. De loin, on dirait
un fragment, mystérieux et attractif, de quelque temple grec rêvé ou réinventé selon l’idée de ses
origines sacrées. Mais on connaît bien cette symbolique morale et spirituelle assignée par Ledoux à la
syntaxe des formes géométriques élémentaires, puisées dans la nature (carré, cercle, triangle, cube,
cylindre, sphère, pyramide) !
La maison du directeur célèbre la puissance et les bienfaits de la civilisation, grâce au rôle du
pouvoir royal, émanation de la volonté de l’Etre suprême. C’est un belvédère, c’est une chapelle dressée
à l’intérieur sur des degrés ascensionnels, c’est, dans ses caves, le réceptacle des richesses produites par
l’usine ou nécessaires à la subsistance de ses acteurs, c’est le lieu où s’exerce la justice et l’administration
qui gouverne, etc. Dans sa perfection, par sa rectitude, le cube, symbole de Dieu comme de la Justice,
imprime sa marque impérieuse aux fûts des colonnes géantes du portique. La combinaison des cubes
avec les tambours en cylindres est relative à l’acte créateur, démiurgique, magiquement fondé sur le
recours aux proportions de l’ordre. Le dorique apollinien semble émerger, triomphant, de la manipu-
lation géométrique des blocs. Ce bâtiment central, grâce au génie de l’architecte éclairé, est aussi un
temple de l’art et de la raison.
L’opposition et la complémentarité (selon un paradoxe bien dynamique) de ce temple domi-
nateur avec celui qu’évoque la présence du portique dorique de l’entrée, plus canonique malgré sa
puissance inusuelle avant Ledoux au XVIIIe siècle, cette dialectique visuelle et progressive dans l’espace
initiatique de la saline, justifie l’interprétation de l’entrée comme un temple de la Nature. On ne com-
prend que partiellement la raison d’être de ce dernier, si l’on omet d’observer qu’il introduit le second
temple, plus noble, de la Raison et de l’Art, centre et aboutissement. Certes, le programme structurel
et décoratif de la grotte-propylées, tel que Ledoux le commente dans son propre texte, et tel que Mo-
nique Mosser l’a analysé, renvoie clairement à la poétique des Eléments qui anime les origines indus-
trieuses de l’architecture, comme la transmutation de la matière minérale que produit l’usine, grâce à
l’action du feu sur l’eau de saumure. L’analogie avec tel rituel du culte de la nature fondait déjà la con-
ception imagée de l’entrée de l’enclos sacré… Mais la nature est aussi humaine, c’est-à-dire susceptible
d’une imitation dans l’art, ou du moins d’une expression plastiquement sensible. En architecture, le
choix d’une distribution fonctionnelle et symbolique en fait la preuve. Tel est, on l’a vu plus haut, le

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la magie de la pierre

programme du pavillon d’entrée dans lequel Ledoux distribue, derrière la façade en grotte-portique et
de part et d’autre de la porte cochère : un corps de garde, une prison, un réservoir d’eau douce, une
laverie, un four banal et une boulangerie. Ces fonctions communautaires, nécessaires au bien-être vital
et moral des habitants de l’usine, sont, dès l’entrée, en position d’affirmer les principes civiques qui
doivent guider toute société humaine. À l’architecture revient aussi le rôle de sublimer les peines
qu’occasionnent le travail et l’habitat ouvrier qui, prolongé par ses jardins dans sa position enveloppante
sur le demi-cercle, participe à l’unité programmatique du lieu. Les urnes sculptées et les bossages sa-
vants qui décorent ses façades en témoignent.
Alors, hymne à la nature physique et humaine, du chaos à l’émergence du bâti expressif et
symbolique, la grotte-temple, porte ordonnancée de la saline, est bien le passage obligé vers le centre
de l’harmonie rêvée – ou nécessaire à atteindre, comme la vérité, idéalement au cœur de la ville future !
La grotte ne serait-elle pas, également, le seuil où l’oracle se dévoile, l’incitation au comportement
cathartique, que seul le culte des arts, d’essence apollinien, permet d’exprimer, dans l’obédience plus
large du culte de la nature et de l’Etre suprême ? Par exemple, la relation qui conduit de la prison, à
l’entrée, jusqu’au lieu de la justice royale qui s’exerce dans la maison du directeur, rappelle les rigueurs
du droit et de la loi : Thémis, déesse de la Loi, fille des Titans, n’avait-elle pas enseigné à Apollon les
procédés de la divination ? Autant dire que Ledoux avait une haute idée des actions éclairées de la
monarchie qu’il servait avec enthousiasme dans ses actions de réforme ! À la même époque, pour Louis
XV à Versailles, le peintre-jardinier Hubert Robert reconstruisait sous la forme d’une vaste grotte ter-
restre, d’où se libèrent des cascades, le séjour du repos d’Apollon, autrefois architecturé au XVIIe siècle,
pour le Roi-Soleil, en salon océanien de Thétis…
Bien des rêveries sont encore possibles : l’interprétation de la grotte de la Saline d’Arc-et-
Senans n’épuise pas le sujet. Ledoux rêvait d’une « religion de l’art », adaptée à la raison et à la sensi-
bilité individuelle et civique des Lumières. Sa vraie démarche utopique, sous l’Ancien Régime en crise,
n’était-elle pas de fonder l’un de ses rituels, sur la mise en scène des valeurs du monde capitaliste nais-
sant – celui des Fermiers généraux qui soutiennent le pouvoir ? Ici, médiatrice, « la pierre, sous la
touche de l’art, éveillera un nouveau sentiment » 40.

40
Ibid., p. 14.

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« Les pierres mêmes deviennent bêtes » 
Françoise Hamon

« Restauration des anciens édifices par M. Jutteau, architecte.

Le nouveau système de M. Jutteau sera surtout apprécié par nos lecteurs de province, je veux
parler de ceux qui se voient forcés de laisser tomber pierre à pierre, qui un vieux castel démantelé, qui un
antique manoir délabré, qui une chapelle en ruine, faute de pouvoir consacrer une somme relativement
énorme à leur réparation et à leur restauration.
On sait que dans l’intérêt des masses et pour l’usage du plus grand nombre, on fait des meubles
en plaqué de bois de noyer, de citronnier, d’acajou, de rose, etc., de l’orfèvrerie et de la bijouterie en plaqué
or et argent, bronze, etc. M. Jutteau fait mieux : il plaque les édifices dans les localités où la pierre est rare
et trop coûteuse pour être employée massive.
Aussi, tous les propriétaires qui tiennent à l’aspect sérieux et distingué de la pierre de taille natu-
relle pour les façades de leurs maisons, hôtels ou châteaux, construisent d’abord avec les matières de la
localité, moellons, briques , béton, etc. et font ensuite revêtir l’ensemble par le système de M. Jutteau. Les
façades ont exactement le même aspect grandiose que celles en pierre massives et l’économie réalisée est
de 50, ce qui en vaut la peine. Et c’est surtout lorsqu’il s’agit d’anciens édifices que cet ingénieux système
offre les plus grands avantages.
Vous possédez, par exemple, un vieux château, une vieille maison, un vieil édifice quelconque.
Vous voulez le modifier selon vos idées ou celles de votre entourage. En cinq fois moins de temps que n’en
exigeait l’ancien système de restauration, vous obtenez le même résultat, la même élégance architecturale,
sans être astreint à aucune démolition ou dégradation et sans que rien ne vienne troubler votre vie inté-
rieure. Et cela avec une économie de 75 !…
Disons vite que voilà huit ans que ce système s’applique avec succès. Inutile de dire qu’il est ap-
prouvé par la Société Impériale et Centrale des Architectes, par toutes les sommités de l’art auquel il a été
soumis et enfin que sept cents architectes de Paris et les principaux de la province l’emploient tous les jours
avec le plus grand succès.
M.V. » 2

L’information, dûment illustrée par un projet de l’architecte Suffit 3, est parue dans le Monde
illustré le 14 septembre 1867. C’est l’année de l’Exposition universelle et la rubrique principale du pé-
riodique est consacrée au « courrier de l’exposition » qui donne chaque semaine un aperçu de l’un des
stands ou pavillons. Le numéro 544 du périodique populaire présente la section « céramique » de
l’Exposition, et le procédé Jutteau, s’il n’est pas inclus dans cette rubrique, s’inscrit dans son voisinage
immédiat, ce qui n’est pas indifférent. La notion d’arts céramiques est alors utilisée dans la signification
extensive que le terme a prise dans la construction, incluant tout ce qui touche à la terre cuite et, par-
tant de là, à tout matériau artificiel destiné à la décoration du bâtiment… La technique Jutteau relève

1
Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 29 janvier Vilennes sur Seine (détruite), et a publié dans le recueil
1854. Architecture pittoresque au XIXe siècle un modèle de villa
2
Le Monde illustré, 14 septembre 1867, p. 176. en meulière qu’il venait de bâtir à Mignans, dans le dépar-
3
Suffit est mal connu ; il semble qu’il ait édifié des immeu- tement du Loiret, où il semble que le procédé Jutteau ait
bles à Paris, notamment dans le 11e arrondissement. Il a été le plus utilisé.
construit une grande et pittoresque maison à créneaux à

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 539-544
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.100226

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françoise hamon

de la même recherche d’un substitut économique à la pierre. Mais l’auteur insiste sur le fait que Jutteau
applique un nouveau principe qui vient de connaître des progrès considérables : le placage, qui après
avoir exploité le sciage mécanique du bois, concerne désormais la pierre, découpée elle aussi par la
machine à vapeur, ce qui permet de la débiter de fines plaques.
Rappelons que l’exposition de 1867 a été particulièrement généreuse dans la présentation des
procédés de substitution des matériaux traditionnels par des éléments industriels. L’affaire avait com-
mencé par la vente, sur catalogue, d’éléments architectoniques industriels moulés, qui était apparue au
début du XIXe siècle dans les zones du sud-ouest où l’usage de la terre cuite était traditionnel. On avait
tout d’abord utilisé des modèles sculptés des décors néo-classiques pour produire en série des colonnes,
chapiteaux, éléments d’entablement, acrotères, antéfixes, etc., telles les célèbres cariatides utilisées dans
l’architecture urbaine de Toulouse. Puis la production s’était tournée vers la mode Troubadour : ainsi,
en 1846, pour le château de Fondeyre, près de Toulouse, Urbain Vitry, l’architecte municipal de Tou-
louse qui avait des interêts dans l’entreprise familiale de terre cuite d’architecture Virebent, avait fait
mouler des encadrement de baies à fleuron d’un gothique richement fleuri 4. À l’exposition de 1867, la
maison Virebent exposait un très éclectique « monument céramique » polychrome, autel votif extérieur
dédié à la Vierge, destiné à orner les abords d’une église de pèlerinage 5. Le moulage exploite une ma-
tière ductile qui imite la sculpture sur pierre et se prête à tous les ornements. Avec ce procédé, c’est la
matière même qui change. La terre ainsi moulée sera exploitée largement dans la seconde moitié du
siècle pour la décoration sculptée des nouvelles églises 6.

Revenons à la séquence du Monde Illustré. Avec le placage, il s’agit de tout autre chose : ici, la
matière reste la même (la pierre) mais la technique d’utilisation change complètement, et si elle permet
de nouveaux usages (le rhabillage), elle en interdit d’autres (l’ornement libre). Seule une modénature
simple pourra être utilisée.
L’auteur de la présentation du procédé Jutteau (qui signe d’un VM non identifié) insiste sur
l’intérêt du système pour la « restauration » des anciens édifices, qui constitue le titre de sa notice. Il
utilise le terme de « restauration » qui est alors encore généralement employé pour les restitutions
graphiques des architectes archéologues de la villa Médicis et qui commence à l’être pour les travaux
de remise en état des édifices par le service des Monuments historiques, encore tout jeune, mais aussi
par tous les particuliers qui embellissent leur logis. Le rédacteur donne en illustration de cet usage un
projet assez convaincant : un manoir sans date ni caractère mais d’un volume traditionnel (fig. 1), est
ennobli grâce à Jutteau d’une modénature (corniches et bandeaux) et d’éléments architectoniques
(encadrement de baies et lucarnes) relevant du répertoire du XVIe siècle français (fig. 2). La métamor-
phose est proposée par l’architecte Suffit, demeuré obscur mais dont on observe l’activité dans le
Loiret 7. On rappellera ici que ce procédé Jutteau avait été repéré il y a quelques années par une publi-
cation de l’Inventaire Général consacré justement à la Sologne : Bernard Toulier avait découvert le
placage Jutteau grâce à un dessin technique publié en 1861 dans une revue locale d’Orléans 8. Et il avait
eu la chance de trouver, dans les archives privées, des documents qui montraient comment deux ma-
noirs (Le Cerfbois et Villefallier) construits au début des années 1860 en brique – seul matériau dis-

4
Nelly Desseaux, Auguste Virebent, architecte-briquetier, lousain (1845-1914) » dans Bruno Foucart et Françoise
Université Toulouse-le-Mirail, 1981, 37 p. ; Valérie Nègre, Hamon (dir.), L’architecture religieuse au XIXe siècle, Paris,
L’Ornement en série. Architecture, terre cuite et carton- 2006, p. 101-110.
7
pierre, Liège, 2006, 204 p., passim. Voir note 3.
5 8
Ducuing, L’Exposition universelle de 1867, Paris, 1867, Mémoires de la Société d’Agriculture d’Orléans, 1861, t. IV,
p. 202-204. pl. IV, cité par Bernard Toulier dans Châteaux en Sologne,
6
Odile Foucaud, « De briques et de galets, archéologie Cahier de l’Inventaire, 1992, p. 221, 261-262 et 304.
et pragmatisme dans l’architecture religieuse en pays tou-

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les pierres mêmes deviennent bêtes

Fig. 1 : Procédé Jutteau : Etat avant la restauration par le placage (extrait du Monde illustré, 14
septembre 1867, p. 176).

Fig. 2 : Procédé Jutteau : Etat après la restauration. Projet de M. Suffit, architecte (extrait du Monde
illustré, 14 septembre 1867, p. 176).

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françoise hamon

ponible localement –, et totalement dépourvus d’ornementation architectonique, avaient pu, grâce au


placage Jutteau, être habillés d’un costume historiciste constitué d’encadrements de baies et d’une
modénature en pierre blanche, dont les fissures dénoncent aujourd’hui l’artifice.

Le texte de 1867 paru dans le Monde Illustré indique que la Société Impériale et Centrale d’Ar-
chitecture aurait apporté son soutien au procédé Jutteau. Et, en effet, le Bulletin de ladite Société pour
l’année 1866 contient un « rapport » sur le « nouveau système de placage en pierres naturelles de A.
Jutteau, architecte » 9. La Société est en effet alors régulièrement sollicitée pour donner son avis sur les
nouvelles techniques et les inventions pour la construction, dans toutes les catégories (aussi bien
plomberie que charpente). Pour chaque « examen », elle constitue une petite commission de six de ses
membres ; pour évaluer le système Jutteau, on a choisi deux architectes bien connus pour leurs construc-
tions de villas, Duval et Van Cléemputte, auxquels sont adjoints quatre professionnels moins spéciali-
sés. Duval a participé au lotissement de Maisons-Lafitte, et Van Cléemputte a eu pendant un temps,
comme diocésain à Soissons, des responsabilités de restaurateur d’église qui ont été sévèrement contes-
tées, notamment à Laon 10. Ces messieurs travaillent sérieusement : à Paris, tous les six se rendent quai
de la Rapée, où ils examinent une maison située en bord de Seine dont le ravalement au plâtre était
attaqué par l’humidité et dévoré de salpêtre. Grâce au placage Jutteau réalisé par M. Hamon, architecte,
la maison est désormais saine. Puis la commission (en formation réduite) part pour Orléans, où Duval
visite trois maisons urbaines récemment habillées Jutteau, et deux châteaux voisins, Villefallier (celui
qu’avait repéré Bernard Toulier) et La Cantée, qui, plaqués depuis sept ans, donnent toute satisfaction.
À l’issue de ces enquêtes, le rapport final de la commission est adopté en assemblée générale le 7 février
1866 et contresigné par le président Baltard. Il accorde tous ses encouragements à Jutteau mais ne
donne aucune spécification particulière pour l’utilisation du procédé.
Dans ce haut lieu de l’architecture officielle qu’est la Société Centrale, siègent notamment
Destailleurs, le grand restaurateur/constructeur de prestigieux châteaux, ainsi que tous les Prix de
Rome et les principaux acteurs du Conseil des Bâtiments civils ; mais n’y adhère aucun des architectes
employés alors par le service des Monuments Historiques. Faut-il voir alors dans cette approbation du
placage une pierre jetée par les académiques et les mondains, attachés aux « apparences » architectu-
rales, dans le jardin exclusif des architectes qui gravitent autour de Viollet-le-Duc, alors au faîte de sa
gloire, et qui se veulent les tenants de la « vérité » et de la morale en architecture, grands démonteurs/
reconstructeurs de structures et ennemis des traitements superficiels ?
Car avec Jutteau, il ne s’agit plus d’ornements industriels réalisés en matériau composite comme
il s’en inventait quotidiennement – carton-pierre, agglomérat de matières diverses à base de colle de
poisson, de lait (galalithe), et mastics divers. Ce principe de la substitution se développait alors dans
toutes les directions avec les progrès de l’industrie ; il venait de donner naissance à l’aluminium, nou-
veau métal inoxydable qui paraissait devoir supplanter avantageusement l’argent pour ses vertus hy-
giéniques (tel le hochet offert au Prince Impérial). La substitution était une attitude « moderne » et
ainsi, Viollet-le-Duc, dans ses Entretiens, proposerait bientôt de remplacer par du métal le pan-de-bois
de sa célèbre maison urbaine polychrome. Avec Jutteau, on est dans une logique de la surface, et le
commentaire du Monde Illustré établit la comparaison avec le placage du mobilier : il n’est pas question
d’un substitut au matériau traditionnel mais d’un revêtement du même noble matériau appliqué sur
la totalité ou sur partie de l’édifice réalisé dans un matériau vil. C’est explicitement le principe de la
galvanoplastie de Christofle qui inventait alors le « métal argenté », couche d’argent chimiquement
appliqué sur le vulgaire maillechort. Ces pratiques jugées mensongères étaient, on l’a souvent rappelé,

9
Bulletin de la Société centrale d’architecture, volume regrou- d’architectes. Celui qui est encore en vie en 1866 est Lucien,
pant les années 1861-1868 (année 1866), p. 324-326. 1795-1871.
10
Les Van Cléemputte constituent une importante dynastie

542

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les pierres mêmes deviennent bêtes

sévèrement condamnées par les architectes rationalistes et d’une façon plus générale par tous les ar-
tistes qui suivaient William Morris ; ainsi Verlaine ou François Coppée usent de la formule « Toc,
galvanoplastie et similor » dans une scène de leur revue humoristique Qui veut des merveilles, publiée
justement en 1867 11.
Ce qui nous intéresse ici, c’est que cette technique est présentée à l’Exposition Universelle
comme une alternative à la « démolition ou dégradation » d’un antique monument, et donc finalement
comme une méthode de restauration légitime, à la fois économique et respectueuse puisqu’elle conserve
la matière authentique ainsi protégée. Pourtant, il semble bien que la Commission des Monuments
historiques n’ait jamais, lors de ses réunions techniques, examiné la possibilité d’utiliser le procédé et
que celui-ci n’ait eu de succès que dans la « restauration » privée, celle des châtelains clients des archi-
tectes membres de la Société Impériale et Centrale.
Si l’Inventaire Général a découvert en Sologne quelques manoirs modernes habillés d’un cos-
tume Jutteau, il semble bien qu’on n’ait jamais trouvé, lors d’une « dérestauration » comme on les
pratique aujourd’hui, les traces d’un placage Jutteau sur un monument ancien. La suggestion de notre
VM n’a pas connu le succès escompté. Peut-être découvrira-t-on un jour qu’une chapelle néo-gothique
au parement lisse et raide dissimule sous un placage une structure médiévale dont la matière authen-
tique a été sauvegardée par cette artificielle chemise ?

11
Voir Paul Verlaine, Œuvres poétiques complètes, Paris,
1962, p. 31

543

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Le maître d’œuvre
Jean-Michel Leniaud

Les hasards de la cueillette chez les bouquinistes m’ont fait tomber, il y a quelques années, sur
un des premiers romans de Guy des Cars, Le Maître d’œuvre. Publié chez Flammarion en 1945, l’ouvrage
relate l’échec d’un grand projet, la construction d’une cathédrale à Paris pendant la période 1930-1945.
Je me le suis immédiatement procuré dans le but de compléter la liste déjà longue des œuvres littérai-
res attachées à ce thème et c’est de lui que je voudrais parler aujourd’hui.
Je ne suis pas un familier de l’œuvre de Guy des Cars, j’avoue que Le Maître d’œuvre est le seul
ouvrage que j’ai, jusqu’à présent, lu de lui. Ce prolixe littérateur, auteur de plus de soixante romans
réédité chez J’ai lu, est connu, à tort ou raison, comme un romancier facile, attiré par les sujets sulfureux
de l’histoire de France et bénéficiant d’un vaste public issu de ces classes moyennes qui recherchent
sans efforts l’onction d’une culture superficielle. Son fils Jean des Cars a repris la pioche dans la même
veine, l’érotisme en moins, avec ses livres à succès sur Haussmann ou sur les derniers Habsbourg
d’Autriche-Hongrie.
Guy de Pérusse des Cars, né en 1911 et décédé en 1993, est héritier d’un grand nom de l’histoire
de France : l’un de ses ancêtres, duc des Cars, duc de Chatellerault, est connu pour avoir favorisé le
retour en Poitou des Français d’Acadie après 1760. Lui-même commence sa carrière par le journalisme.
En 1940, il est mobilisé comme lieutenant d’infanterie et reçoit la croix de guerre. Revenu la vie civile
après l’armistice, il écrit son premier roman, sous un joli titre : L’Officier sans nom. L’ouvrage rencontre
immédiatement un grand succès ; il est suivi de La Dame du cirque et en 1945 du Maître d’œuvre, tous
trois publiés chez Ernest Flammarion.

L’intrigue

L’ouvrage est relativement bref, 233 pages de petit format en huit chapitres ; la présentation
formelle, relativement soignée, la page de titre, notamment, avec des capitales épigraphiques en trompe
l’œil. La page de titre porte une épigraphe biblique, tirée du psaume 95 : « Préparez vos offrandes et
entrez dans ses parvis : adorez le Seigneur dans son saint Temple ». « Préparez vos offrandes » : la ci-
tation annonce que la cathédrale dont il sera question dans l’ouvrage doit être financée par souscrip-
tions volontaires. Dans le livre comme ailleurs, les finances constituent le nerf de la guerre : il manquera
un milliard sur les trois qui auraient permis de conduire le projet à bien. Au total, le chantier ne sera
pas lancé.
Le récit met en scène un journaliste, Moreau, travaillant à L’Écho du soir dont le patron s’appelle
Dutilleul. Des allusions discrètes permettent de dater cette période vers 1941 (p. 89) et cette date n’est
certainement pas indifférente. Mal payé, Moreau est débiteur d’un marchand de meubles industriels,
du nom de Picassol, qui se glorifie de diriger le « temple du contreplaqué », les Galeries du meuble.
Dutilleul finance au compte-goutte l’enquête que conduit son collaborateur : à la fin du roman, Moreau,
sûr de son talent et bénéficiant de la réputation que lui procure sa fructueuse investigation, en donne
le bénéfice à un journal concurrent, Le Journal du Midi, contre le poste de rédacteur en chef.
Tout commence par un hasard : une promenade au cimetière Montparnasse, la tombe du héros
de cette histoire, Claude Serval. Elle porte, gravé sur la pierre, le dessin d’un édifice gigantesque, celui
d’une cathédrale ainsi que le nom de huit personnes, sept hommes et une femme, Évelyne. Les patro-
nymes masculins sont suivis de la désignation de leur métier : maître charpentier, maître verrier, etc.
Moreau, intrigué, va s’employer à retrouver chacun de ces protagonistes ; la chance lui fait découvrir

Ex Quadris Lapidibus, éd. par Yves Gallet, Turnhout, 2011, pp. 545-550
©F H G DOI 10.1484/M.STA-EB.1.101071

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jean-michel leniaud

le premier d’entre eux employé dans l’entreprise de Picassol. C’est Rodier, maître sculpteur, qui lui
déclare « Serval est plus grand qu’une anecdote » (p. 32).
Peu à peu, Moreau découvre que l’architecte Claude Serval s’est voué à la réalisation d’un pro-
jet de cathédrale au début des années Trente, qu’il compte sur des quêtes qu’il effectue lui même pour
le financer, qu’il rencontre un jour dans un restaurant un banquier, Fred Rabiroff (on note le choix du
patronyme qui évoque à la fois judaïté et immigration russe) en compagnie de sa sulfureuse maîtresse,
Évelyne et que, dès lors, l’histoire prend un tour nouveau. Rabiroff décide, en effet, de soutenir finan-
cièrement l’opération, avec quelques hommes d’affaires de ses amis, qui portent tous des noms « cos-
mopolites » comme on aurait dit dans la France d’Entre-deux-guerres, entre Amérique du sud et
Europe centrale. Grâce à cet appui, Serval entre dans la phase opérationnelle du projet et recrute sept
collaborateurs, choisi chacun dans un corps de métier relevant du bâtiment ou des arts décoratifs : ce
sont eux dont on trouve les noms sur la pierre tombale du cimetière Montparnasse.
Quelque temps plus tard, une enveloppe financière de trois millions est acquise, la maquette
de la construction est réalisée, chacun des sept collaborateurs dirige un immense atelier où renaissent
sur le mode des corporations les techniques oubliées des métiers d’art, un terrain est choisi. Làs, les
associés de Rabiroff et Rabiroff lui-même sont des escrocs qui font leurs affaires personnelles sous
couleur de promouvoir la construction de la cathédrale. Rongé par le remord, Rabiroff se suicide mais,
pendant son agonie, donne à Serval le moyen de faire chanter un nombre important de financiers
véreux qui se sont enrichis avec l’argent destiné à la construction. Serval se trouve très rapidement à
la tête d’un capital de deux milliards mais, lorsque la guerre survient, il lui manque encore un milliard
pour couvrir la dépense totale.
Un jour, on découvre Serval assassiné : est-ce le résultat d’une vengeance, celle d’un ancien
compagnon de Rabiroff, par exemple ? Moreau découvre le coupable, ou plutôt, la coupable dans un
bar de Marseille en la personne d’une prostituée alcoolique : c’est Évelyne, qui, après le décès de Rabi-
roff, avait proposé son aide à l’architecte et, plus encore, son amour. Écartée avec froideur, humiliée et
désespérée, jalouse de ce projet de cathédrale qui concentrait toute la passion de celui qu’elle admirait,
elle l’avait tué, puis avait vécu une lente déchéance jusqu’au jour où Moreau l’avait retrouvée. Peu après
ses aveux, elle se suicida.
Moreau reprit avec les sept collaborateurs l’initiative du projet. Mais, après une médiatique
cérémonie pendant laquelle fut posée une première pierre, le dernier milliard à souscrire continua à
manquer : la cathédrale ne fut jamais construite. Quelques années plus tard et dernier dépositaire de
cette grande idée, il comprit : « Certains rêves sont trop grands pour qu’on puisse les réaliser. »

Le maître d’œuvre

Le personnage essentiel du roman n’est pas, évidemment, Moreau, le journaliste, alias l’auteur
lui-même, lequel a commencé sa carrière dans cette profession, mais l’architecte Claude Serval, désigné
comme « le Maître », ou plutôt « le maître d’œuvre », expression qui donne son titre au roman. Cette
appellation fait référence au XIXe siècle néo-médiéval et à son projet, en tout cas dans les milieux qui,
d’une manière ou d’une autre, prônent le retour au gothique, de proposer un substitut au mot « archi-
tecte » dont l’étymologie fait trop référence à l’antiquité et à la Renaissance. Seul un maître d’œuvre peut
construire une cathédrale. La représentation de la « cathédrale idéale » plane sur le texte bien qu’aucune
référence explicite ne soit faite à Viollet-le-Duc.
Serval décède à soixante-dix ans, tel est l’âge porté sur sa tombe, il a été formé à l’École des
beaux-arts avant 1900 et a connu la facilité de vivre de la Belle époque (p. 57). C’est par réaction à cette
« période de matérialisme » qu’il a nourri l’ambition d’une nouvelle cathédrale pour Paris, l’émule pour
les temps actuels de Notre-Dame. Il lui fallait concentrer son énergie sur son projet : il renonça au
métier d’architecte et, pour survivre, se contenta de la profession de dessinateur industriel tout en

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le maître d’œuvre

étudiant dans le moindre détail « la structure et l’armature » de chacune des cathédrales de France et
en lisant Notre-Dame de Paris et La Cathédrale de Huysmans. Quand il rencontra le banquier Rabiroff,
il vivait très frugalement et habitait un grenier de la rue Jacob – il y vécut jusqu’à sa mort.
L’artiste est inspiré mais ce n’est pas un naïf : il n’est pas dupe des malversations financières des
amis de Rabiroff, qu’il pressent assez rapidement. Aucune femme n’a croisé sa vie mais ce n’est pas le
résultat de misogynie ou d’homosexualité : il s’est adonné tout entier à sa passion, la cathédrale est sa
maîtresse depuis l’âge de vingt ans (p. 125). «  Je suis l’amant d’une grande idée  », déclare-t-il à
Évelyne.
Au physique, ce qui frappe est son visage : tête noble, longs cheveux blancs, teint de brique,
regard bleu. Au moral, le personnage exprime la douceur et la bonté (p.33), répand un fluide extraor-
dinaire (p. 82). C’est plus qu’un « prophète moderne » (p. 33), mais une sorte de nouveau Christ :
« Quitte moi et suis-moi » dit-il à ses collaborateurs comme à de nouveaux apôtres. Les repas qu’il
organise dans son grenier de la rue Jacob tiennent de la Cène du Jeudi saint : « Il nous faisait asseoir
autour de cette table un peu comme les apôtres pour le Repas Pascal. Et il commençait à parler, avec
une grande douceur. »
On reconnaît au passage quelques influences : le nom de Serval fait consonance avec Durtal,
le héros de La Cathédrale de Huysmans, roman dont le maître d’œuvre recommande la lecture à ses
interlocuteurs et dont certains passages du livre s’inspirent probablement : celui, notamment, qui ex-
plique par la symbolique le désaxement des cathédrales au niveau du chevet : « Cette déclinaison
constante a obligé les architectes du Moyen Âge à rectifier, en l’incurvant légèrement, l’axe de leurs
nefs, pour que celles-ci fussent toujours orientées vers la lumière montante » (p. 102).
On peut voir aussi dans le personnage du maître d’œuvre une figure plus concrète, celle de
Gaudi. Guy des Cars avait-il entendu parler de l’auteur de la Sagrada Familia ? Rien ne le laisser sup-
poser à la lecture du roman. On constate la même mystique « franciscaine », la même chasteté, le même
esprit sacerdotal, le même goût de l’ascétisme. À Évelyne qui lui demande ce qu’il peut attendre de sa
cathédrale, le maître d’œuvre répond : « Les plus nobles satisfactions d’ici-bas : la Présence Éternelle
– qu’y a-t-il de plus reposant qu’une église ? J’aurai l’impression que tous les héros du monde viendront
mourir contre les épais murs de pierre du sanctuaire… ».
Mais on ne peut pas s’empêcher de voir mêlée à la figure du Christ celle du mythique et ma-
çonnique Hiram. « Vous aviez refait une sorte de franc-maçonnerie ? » demande le journaliste Moreau
à l’un des protagonistes survivants et l’autre lui répond : « Parfaitement […] Je vous certifie que Claude
Serval fut bien le gardien du plus Sublime Secret » (p. 92). Et de fait, à l’instar du Vénérable, Serval
s’entoure de sept collaborateurs, figures des sept officiers de la loge. Et comme Hiram, constructeur du
temple de Salomon, il préside au repas qui n’est plus sous cet angle la figure eucharistique de la Cène
mais de l’Agape maçonnique. Comme lui encore, il fait de l’acacia son symbole, emmenant ses disciples
dans « l’avenue des Acacias » (p. 100). Comme lui enfin, il périt sous les coups d’un traître. Un dernier
détail symbolique reste obscur : l’étoile magique à huit branches, selon laquelle s’organise le plan de la
future construction (p. 105). Mais peut-être faut-il seulement la considérer comme une variante de
l’étoile flamboyante à cinq branches ou du sceau de Salomon à six branches.

L’œuvre future entre modernité et tradition

La cathédrale de Serval, « l’œuvre future » (p. 90), offre à première vue un visage syncrétiste,
telle en est du moins l’impression que Moreau en retient au vu du dessin gravé sur la pierre tombale
du maître : « une immense construction moderne qui tient à la fois de la basilique païenne, de la ca-
thédrale moyenâgeuse et du building new-yorkais. Et, si incroyable que cela paraisse, l’édifice est élégant
en dépit de proportions gigantesques. Les flèches sont ciselées, les tours harmonieusement découpées »
(p. 13). Dès le départ, on sent donc les contradictions du projet : la cathédrale doit être « moderne »,

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voire « moderniste » (p. 61) car, pour laisser aux siècles futurs un monument grandiose et représenta-
tif, il faut bien « créer un style » (p. 85), c’est-à-dire aller à l’encontre de l’esprit du temps : « il n’y a pas
de style propre à notre époque » (p. 85). Cependant, elle sera construite en pierre de taille et non en
ciment armé : le ciment armé « est une matière abominable, sans âme, incompatible avec la spiritualité
des lieux sacrés » (p. 61), déclare Serval qui ignore, semble-t-il, toutes les constructions de l’Entre-deux-
guerres, à commencer par le Raincy de Perret et il ajoute (p. 85) : « Croyez-vous que les restes des
constructions actuelles, qui se réduiront à quelques blocs de ciment ou à des squelettes d’armatures en
fer tordu, seront très esthétiques ? ». En d’autres termes, la qualité d’une architecture se reconnaîtrait
à sa capacité à produire de belles ruines… À l’appui de son refus du béton, Serval affirme que les égli-
ses modernes alors construites en banlieue possèdent une revêtement intérieur en pierre et que seule
la structure est « en ciment » : « Les druides eux-mêmes immolaient les vierges sur la pierre sacrée des
dolmens. J’en arrive à croire que la pierre seule habille un édifice ». Et sur ce point, il se montre très en
retrait par rapport aux réflexions du Saint-Siège qui, dès la fin du XIXe siècle, accepte officiellement le
ciment, pour ne réserver la pierre qu’à la seule pierre d’autel dans laquelle les reliques des martyrs sont
enchâssées au moment de la consécration.
Néanmoins, la cathédrale future doit bénéficier de tous les progrès de la technique moderne,
en matière d’acoustique, d’orgues et d’éclairage. La chaire du prédicateur sera mobile autour de son axe
pour s’adresse à telle ou telle partie de l’auditoire. Quant à l’autel, il sera soulevé au moment de la
consécration grâce à un système hydraulique (p. 61-62). Une station de métro permettra d’accéder
directement à l’intérieur de l’édifice. Il ne suffit pas, en effet, que la cathédrale soit pieuse, il faut encore
que le progrès aide au recueillement et en fasse dans plusieurs siècles l’image exacte du temps présent.
Malgré cette débauche d’imagination et de science fiction, la description qui est faite de l’autel futur
laisse conclure que l’historicisme du XIXe siècle possède encore de beaux jours devant lui (p. 109) : la
table s’inspirera de celles des cathédrales de Rodez et de Gérone. Une longue description est donnée
de l’ornementation, qui combine les figures géométriques de l’art roman avec les végétalismes du go-
thique et même, signale l’auteur, tout à coup fort érudit, avec de l’hispano-mauresque.
L’ambiguïté plastique de cette construction reflète à la fois les incertitudes de l’auteur de son
époque sur l’architecture à donner aux églises. Une seule objection est présentée au projet de Serval,
celle d’un représentant de l’archevêché qui lui reproche de construire en moderne (p. 160) –« Je suis
de ceux qui s’insurgent contre ces églises ultra-modernes en briques ou ciment, construites récemment
sur des chantiers qui ont beaucoup faut parler d’eux » – et lui conseille de s’inspirer de Saint-François
de Sales. Le même ecclésiastique s’inquiète aussi du mobilier cultuel : il faut la ceinture bleue de Notre-
Dame de Lourdes, la bure marron de Sainte-Thérèse de Lisieux, la poitrine du Sacré-Cœur et saint
Sébastien, bref du rococo-jésuite, du Saint-Sulpice, «  des couleurs, de l’imagerie, du clinquant pour le
fidèle moyen ».
La cathédrale, ou plutôt la basilique, car l’ecclésiastique a fait observer au maître d’œuvre que
Paris était déjà dotée, avec Notre-Dame, d’une église épiscopale, sera dédiée à saint Fulcran. Sauf
inattention de ma part, Serval n’explique pas les raisons du choix de ce patronyme aux consonances
médiévales.
Reste la question de l’emplacement dans Paris. Elle s’inscrit dans le cadre de la conception que
Serval se fait de l’évolution de la capitale. Tout se passe comme si des Cars avait lu les ouvrages de
Marcel Poëte sur l’histoire de Paris, car il semble partager une semblable conception organiciste de
l’évolution urbaine : « Cette ville […] semble s’être développée au hasard en tous sens, comme une
pieuvre lance ses tentacules. Elle n’en obéit pas moins dans sa croissance, à des lois aussi nettes que,
pour les sels, la loi de cristallisation » (p. 94). Or, Paris se développe de l’est vers l’ouest, qui rassemble
la Bastille, l’Hôtel de Ville, le Louvre, les Tuileries et les Champs-Élysées. C’est sur cet axe que la ca-
thédrale doit être construite, déclare Serval, qui ajoute de curieuses observations sur l’inclinaison de
celui-ci par rapport à l’équateur par comparaison avec celui de la terre par rapport à son orbite. En
prolongeant le déplacement vers l’ouest, on débouche, au-delà de la porte Maillot, sur les terrains de

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le maître d’œuvre

Luna-Park, vaste champ de foire loué par la Ville de Paris à un directeur de parc d’attractions pour une
durée déterminée. C’est là que l’architecture nouvelle viendrait s’implanter, en substitution aux flonflons
assourdissants de la fête populaire. Citant Nietzsche, Serval déclare : « Pour qu’un sanctuaire apparaisse,
il faut qu’un sanctuaire disparaisse » (p. 110). C’est en ce lieu qu’à la fin du roman, Moreau médite sur
son échec : il a beau avoir multiplié les articles sur l’œuvre de Serval et reproduit à profusion les pho-
tographies de la basilique, personne ne s’est intéressé à cette belle idée. Il se sent soudain seul au sein
du tintamarre festif et murmure : « Cela ne m’étonne pas que nous soyons tombés si bas ! ».

Les ateliers du silence

Serval a choisi ses sept collaborateurs non seulement sur leurs compétences dans un métier
d’art déterminé, mais dans leur aptitude à supporter d’exercer une activité triviale pour gagner leur
subsistance. Ainsi, Dupont, maître verrier, est laveur de camions ; Legris, maître ferronnier, est plon-
geur au buffet de la gare Montparnasse ; Rodier, maître sculpteur, travaille chez Picassol, fabricant de
meubles industriels… Chacun des sept reçoit la mission d’organiser des ateliers, qui doivent servir à
former une main d’œuvre qualifiée en attendant que l’ensemble des crédits nécessaires à la construction
soit rassemblé.
Ce sont bien des « corporations », affirme Serval, approuvé en cela par Rabiroff (p. 75). Et
celles-ci doivent travailler dans la discrétion, et même dans le silence, recommande le banquier. Il ne
s’agit pas seulement de laisser ce dernier entreprendre dans l’ombre ses combinaisons indélicates, mais,
sans doute, d’exprimer un projet esthétique, voire politique. Faut-il y voir l’écho tardif des projets de
Viollet-le-Duc ou de William Morris – il est un moment question d’intéresser les grands couturiers à
la fabrication d’ornements sacrés (p. 123) ? Ou, celui des idées de Vichy 1, voire des chantiers de jeunesse
appelés au réarmement moral ? Ou encore, une image de la Résistance ?
Moreau, lors de son enquête, demande ce que sont devenus « ces ateliers corporatifs et profes-
sionnels ». Son interlocuteur lui présente le tableau d’une sorte d’armée secrète opérant sous le couvert
d’une banale activité rémunérée :
« Pendant dix ans [de 1931 à 1941], deux mille jeunes gens ont été formés dans le silence. Des
spécialistes sont nés, capables de découper n’importe quel profil dans la pierre brute [encore une ex-
pression maçonnique] ou de vous dessiner la plus pure des ogives. Ces jeunes que nous avons formés
n’étaient pas rétribués par nous. Ils avaient tous un emploi quelconque assurant leur subsistance. Le
métier d’art que nous leur apprenions, dans les branches les plus différentes, était devenu pour eux une
sorte de récréation. Ils se reposaient d’un travail banal par un travail intelligent où leur vocation pou-
vait, enfin, se dégager. Et ainsi, sans bruit, sans tam-tam, sans publicité tapageuse, qui aurait nui à la
beauté de l’idée, le Maître d’œuvre est arrivé à redonner des artisans à la France. » (p. 89)
Le bilan, aux dires de l’interlocuteur, s’avère extrêmement positif : l’esprit des « jurandes » ne
va pas en contradiction avec les progrès de l’industrie et de la liberté. Des volontaires de toutes forma-
tions ont accouru en nombre : venant des métiers d’art ou techniques, du gros œuvre ou second œuvre ;
on a même compté un licencié ès-lettres, « n’entrevoyant pas un grand avenir dans une carrière déjà
encombrée, qui souhaitait devenir sculpteur sur bois ; mais beaucoup reprenaient la profession de leur
père ou grand-père » – « Ainsi la dynastie de travailleurs se trouvait réhabilitée. » (p. 91)
Mais il ne suffisait pas d’acquérir un savoir faire. Les équipes appelées à travailler à la cathédrale
devaient de surcroît aimer leur profession : « La base morale de l’édifice-travail, engendré par la concep-

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«  Bien que les corporations soient vieilles comme le
monde, il semble que «  l’Idée corporative  » parut assez ancrée dans les cerveaux, mais à cette époque notre Maître
nouvelle aux jeunes de 1931. Depuis dix années, elle s’est fut un véritable précurseur. » (p. 89)

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tion de la cathédrale Saint-Fulcran, était l’Amour du travail. » Leurs effectifs atteindraient deux mille
personnes, « 2000 apôtres de l’Artisanat » (p. 92) qui constitueraient les cadres d’une armée de tra-
vailleurs, qui se lèveraient immédiatement.
Faut-il voir dans ce vaste chantier secret l’allégorie du projet de reconstruire la France après la
défaite et dans la cathédrale elle-même l’image même de la France, à la fois inscrite dans sa continuité
historique et tournée vers le progrès ? Mais comment interpréter l’image de Claude Serval ? Faut-il la
tourner vers Vichy ou vers Londres ? La question reste entière… Un point semble certain : à la date de
parution du roman (1945), des Cars projette dans les années ultérieures un Moreau dont le pessimisme
laisse entendre que le romancier ne partage pas l’évolution de l’immédiate après-guerre. L’opportunité
perdue de construire la cathédrale semble aller de pair avec celle de faire repartir le pays sur de nou-
velles bases.

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