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« tolérance zéro ».
Chercheur au Centre de sociologie européenne du Collège de France, professeur à
l’Université de Californie, Berkeley.
Agone : Philosophie, Critique, Littérature, octobre 1999, 22 : 127-142.
Ce texte est extrait pour majeure partie du livre Les Prisons de la misère (Paris, Éditions Liber-Raisons
d’agir, 1999).
Depuis le début des années 80, un réseau de think tanks néoconservateurs basés
principalement sur la côte est des États-Unis mène une offensive concertée visant à saper
la légitimité de l’État-providence et à lui substituer, dans les régions inférieures de l’espace
social, un État-pénitence capable de « dresser » les fractions de la classe ouvrière rétives
à la nouvelle discipline du salariat précaire et sous-payé, et de neutraliser ceux d’entre
leurs membres qui s’avèrent par trop disruptifs. C’est ainsi qu’après avoir mené campagne
en faveur du démantèlement des programmes d’aide aux familles démunies (welfare)
entamé par Ronald Reagan et parachevé par Bill Clinton, le Manhattan Institute, centre
névralgique de la guerre intellectuelle à l’État social avec l’American Enterprise Institute et
le Cato Institute, s’est employé à populariser une séries de mesures policières et
judiciaires qui, en instaurant une véritable « chasse aux pauvres » dans la rue, reviennent
à pénaliser la précarité résultant justement de la démission organisée de l’État sur le front
économique et social.
Parmi les notions et les dispositifs que ces intellectuels-mercenaires ont activement
propagé parmi les journalistes, chercheurs et dirigeants du pays : la soit disant « théorie
de la vitre cassée », opportunément exhumée du cimetière criminologique où elle gisait
depuis quinze ans, selon laquelle la lutte contre la grande violence criminelle nécessite
une répression sévère et tatillonne de la petite délinquance et des comportements incivils
qui en seraient les signes avant-coureurs; l’impératif de « qualité de la vie », prétexte à
une politique de nettoyage de classe des espaces publics dans les villes; et le slogan « la
prison marche », bien fait pour justifier l’expansion exponentielle et indéfinie du système
pénitentiaire dans lequel sont désormais entreposés les indésirables — la population
carcérale des États-Unis a quadruplé en vingt ans pour frôler les deux millions alors même
que la criminalité stagnait puis reculait durant cette période. Ces mesures ayant été
adoptées par son nouveau maire, Rudoph Giuliani, grand partisan du remplacement de
l’aide sociale par le travail forcé (workfare), la ville de New York est devenu le laboratoire
où s’invente un nouveau gouvernement de la misère qui marie la « main invisible » du
marché du travail déqualifié et dérégulé au « poing de fer » d’un appareil policier et
pénitentiaire omniprésent, intrusif et hypertrophique.(1) De New York, ces notions et ces
dispositifs se sont diffusés à travers les États-Unis avant d’être importés par un nombre
sans cesse croissant de pays d’Europe et d’Amérique latine dont les gouvernements se
révèlent avides d’engranger les profits électoraux promis par l’éventuel succès de la « lutte
contre l’insécurité ».
« À New York, nous savons où est l’ennemi »
« À New York, nous savons où est l’ennemi », déclarait William Bratton, le nouveau Chef
de la police de New York, lors d’une conférence prononcée en 1996 à la Fondation
Heritage, l’une des « boîtes à idées » de la nouvelle droite alliée au Manhattan Institute.
En l’occurrence : les « squeegee men », ces sans-abris qui accostent les automobilistes
aux feux pour leur proposer de laver leur pare-brise contre menue monnaie (Giuliani avait
fait d’eux le symbole honni du déclin social et moral de la ville lors de sa campagne
électorale victorieuse de 1993, et la presse populaire les assimile ouvertement à de la
vermine : « squeegee pests »), les petits revendeurs de drogue, les prostituées, les
mendiants, les vagabonds et les graffiteurs.(2) Bref, le sous-prolétariat qui fait tâche et
menace. C’est lui que cible en priorité la politique de « tolérance zéro » dont l’objectif
affiché est de rétablir la « qualité de la vie » des new-yorkais qui savent, eux, se comporter
en public, c’est-à-dire des classes moyennes et supérieures, celles qui votent encore.
Comme son nom l’indique, cette politique consiste à appliquer la loi au pied de la lettre,
avec une intransigeance sans faille, en réprimant toutes les infractions mineures
commises sur la voie publique de sorte à restaurer le sentiment d’ordre et à forcer les
membres des classes inférieures à « moraliser » leurs comportements. Pour lutter pied à
pied contre tous les petits désordres quotidiens que ces derniers causent dans la rue,
trafics, tapage, menaces, déjections, ébriété, errance, la police de New York utilise un
système statistique informatisé (COMPSTAT, abréviation qui veut tout bêtement dire
computer statistics) qui permet à chaque commissaire et à chaque patrouille de distribuer
ses activités en fonction d’une information précise, constamment actualisée, et
géographiquement localisée sur les incidents et les plaintes dans son secteur. Chaque
semaine, les commissaires de quartier se réunissent au QG central de la police new-
yorkaise pour une séance rituelle d’évaluation collective des résultats de leur secteur et
faire honte à ceux d’entre eux qui n’affichent pas la baisse escomptée du chiffre de la
criminalité.(3)
Mais la véritable innovation de William Bratton ne tient pas à la stratégie policière qu’il
choisit, en l’occurrence une variante de la « police intensive », qui cible des groupes plutôt
que des délinquants isolés, multiplie les armes et dispositifs spécialisés et s’appuie sur
l’usage systématique de l’informatique en temps réel, par opposition à la « police
communautaire » et à la « police par résolution de problème ».(4) Elle consiste d’abord à
bousculer et bouleverser la bureaucratie sclérosée et poltronne dont il hérite par
l’application des dernières « théories » du management sur le « re-engineering » de
l’entreprise (associées aux noms de Michael Hammer et James Champy) et de la
« gestion par objectif » à la Peter Drucker. D’entrée, Bratton « aplatit » l’organigramme
policier et licencie en masse ses officiers de haut rang : c’est ainsi que les trois quarts des
commissaires de quartier sont remerciés, si bien que leur âge moyen fond de soixante-et-
quelques années à la quarantaine. Il transforme les commissariats en « centres de
profit », le « profit » en question étant la réduction statistique du crime enregistré. Et il fond
tous les critères d’évaluation des services en fonction de cette mesure. Bref, il dirige
l’administration policière comme un industriel le ferait une entreprise jugée sous-
performante par ses actionnaires : « Je suis prêt à comparer mon staff de direction à celui
de n’importe quelle entreprise de la liste Fortune 500 », déclare avec fierté le nouveau
« PDG du NYDP », qui examine religieusement l’évolution quotidienne des statistiques
criminelles : « Imaginez-vous un banquier qui ne scruterait pas ses comptes tous les
jours? ».(5)
Le deuxième atout de Bratton, qui serait lui aussi difficile à reproduire dans le contexte
européen, est l’extraordinaire expansion des ressources consacrées par New York au
maintien de l’ordre, puisqu’en cinq ans, la ville a augmenté son budget de police de 40%
pour atteindre 2,6 milliards de dollars (soit quatre fois plus que les crédits des hôpitaux
publics, par exemple) et embauché une véritable armada de 12.000 policiers pour un
effectif total de plus de 47.000 employés en 1999, dont 38.600 agents en uniformes (voir
tableau 1). Par comparaison, dans l’intervalle, les services sociaux de la ville ont vu leurs
crédits amputés d’un tiers et ont perdu 8.000 postes pour se retrouver avec seulement
13.400 employés.(6)
Tableau 1. Croissance des effectifs policiers à New York.