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LE MONDE DIPLOMATIQUE

Mai 2023 Histoire secrète de l’intelligence artificielle

Une guerre froide 2.0


Qui remportera la bataille mondiale des algorithmes et des machines
« apprenantes » ? Les États-Unis ou la Chine ? Derrière ces questions se cache une
réalité plus prosaïque. Pour nombre d’entreprises de la Silicon Valley, c’est
l’occasion de faire main basse sur des dizaines de milliards de dollars de subventions
publiques, quitte à dramatiser le bras de fer avec Pékin. Lobbying intensif et
réminiscences des affrontements d’antan entre blocs : la géopolitique de l’intelligence
artificielle est aussi une affaire de gros sous.
par Evgeny Morozov 
 
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Jaume Plensa. — « Spiegel I and II » (Miroir I et II), 2010


© ADAGP, Paris, 2023 - PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona - Galerie Lelong,
Paris
«La guerre froide est terminée », proclamait en 1988 une brochure publicitaire pour
un curieux jeu vidéo venu de l’autre côté du rideau de fer. Au bas de la couverture,
un post-scriptum : « … ou presque ». Invitant à relever le « défi soviétique », le
document annonçait : « Alors que les tensions Est-Ouest commencent tout juste à
s’apaiser, les Soviétiques viennent de marquer un point décisif contre les Américains. »
Sur un fond rouge vif, au-dessus d’un dessin du Kremlin entouré de figures
géométriques, s’étalait en gros caractères cyrilliques jaunes le mot « Тетрис », le
symbole de la faucille et du marteau tenant lieu de lettre finale. En alphabet latin,
cela donnait « Tetris ».
La brochure, désormais exposée au Musée national d’histoire américaine de
Washington, était l’œuvre de Spectrum HoloByte, le distributeur du jeu aux États-
Unis. Ce fabricant de logiciels de la Silicon Valley, propriété du baron des médias
britannique Robert Maxwell, avait déjà compris que le thème de la guerre froide
pouvait rapporter et sut en exploiter tous les codes — de la musique russe
traditionnelle aux images de cosmonautes soviétiques — pour faire de Tetris un
succès phénoménal dans l’Amérique de Ronald Reagan (1).
Le président d’alors de Spectrum HoloByte, M. Gilman Louie, est devenu depuis une
figure centrale de ce que d’aucuns à Washington appellent avec euphorie la « guerre
froide 2.0 » — la bataille en cours entre la Chine et les États-Unis pour le contrôle de
l’économie mondiale. Or le conflit, qui s’étend maintenant au front technologique et
même militaire, ne tourne plus autour de Tetris, mais de l’intelligence artificielle.
La carrière de M. Louie est emblématique d’une trajectoire à l’américaine. Au début
des années 1980, il se fait un nom dans les jeux de simulation de vol, lesquels
deviennent si populaires que l’US Air Force demande à le rencontrer. Puis l’une de
ses entreprises apparaît dans le radar de Robert Maxwell, qui l’achète aussitôt.
De fil en aiguille, M. Louie se retrouve, à la fin des années 1990, à la tête d’In-Q-Tel,
le fonds de capital-risque de l’Agence centrale de renseignement américaine (CIA),
une entité à but non lucratif dont l’un des principaux faits d’armes a été de parier
sur la technologie qui sous-tend Google Earth. Et, lorsque l’administration Trump
commence à se lamenter sur le retard américain dans la course technologique face à
la Chine, il resurgit au sein de la Commission de sécurité nationale sur l’intelligence
artificielle (NSCAI), une prestigieuse instance consultative dirigée par M. Eric
Schmidt, ancien président-directeur général (PDG) de Google.
En quelques années seulement, MM. Louie et Schmidt évoluent vers une
collaboration beaucoup plus étroite. Le premier prend les rênes d’un fonds parrainé
par le second, l’America’s Frontier Fund (AFF), une structure à but non lucratif
conçue sur le modèle d’In-Q-Tel et qui se propose d’aider Washington à « remporter
la compétition technologique mondiale du XXIe siècle ». L’AFF prétend incarner la
solution à quantité d’autres problèmes, puisqu’il promet de « redynamiser
l’industrie, créer des emplois, stimuler les économies régionales et libérer le cœur de
l’Amérique ».
La création de l’AFF est une réponse à l’influence croissante de la Chine dans ce que
l’on nomme les technologies « de rupture » ou « d’avant-garde », telles que
l’intelligence artificielle ou l’informatique quantique. « On ne construit pas des
technologies d’avant-garde dans son garage », clame ainsi le site Internet du fonds,
prenant le contrepied du mythe cher à la Silicon Valley de l’entrepreneur individuel
de génie. Entre les romans d’Ayn Rand — chantre du capitalisme individualiste (2)
— et les subventions publiques, l’AFF choisit les secondes.

Le nouveau « consensus de Washington »


Il est assez amusant que M. Louie, après avoir utilisé la guerre froide 1.0 pour faire
la réclame de Tetris, utilise désormais la guerre froide 2.0 pour faire celle de
l’intelligence artificielle. À moins qu’il n’utilise l’intelligence artificielle pour
promouvoir la nouvelle guerre froide ? Dans l’Amérique actuelle, ces deux
opérations rhétoriques sont quasiment impossibles à distinguer. La seule chose dont
on puisse être certain, c’est que toute cette publicité se traduira en espèces sonnantes
et trébuchantes.
Pour s’adapter à l’ère de l’intelligence artificielle, le slogan de Tetris devrait devenir
« La nouvelle guerre froide est arrivée… ou presque » — un message qui sonne doux
aux oreilles de nombreux Américains, des entreprises de technologie aux sous-
traitants de la défense, en passant par les think tanks bellicistes.
Les récents cris d’alarme à propos du retard de l’Amérique dans la course à
l’intelligence artificielle ont semble-t-il réveillé ses élites politiques, paisiblement
endormies dans le pays enchanté du libre marché. À les entendre, on pourrait croire
qu’elles ont abandonné les dogmes du « consensus de Washington » — voire, parfois,
qu’elles ont décidé de se rallier plutôt au « consensus de Pékin ».
Dans un article cosigné par M. Schmidt et publié par Foreign Affairs (3) — la bible
de l’establishment de politique étrangère américain —, on décèle ainsi un
enthousiasme nouveau pour l’idée d’un État fort à même de stimuler le
développement de l’intelligence artificielle. À cela s’ajoute une critique des erreurs
politiques passées : non contents de dénoncer une fascination pour la
« mondialisation », qui aurait trop longtemps éloigné l’Amérique des
« considérations stratégiques », les auteurs attaquent le secteur du capital-risque
pour ses choix à courte vue. La solution pour permettre à Washington d’atteindre ses
objectifs technologiques de long terme, affirment-ils, tient en quelques mots :
« subventions, prêts garantis par l’État et engagements d’achat ». Il va de soi que les
subsides seraient probablement distribués par le biais d’entités comme l’AFF, lequel,
contrairement aux sociétés de capital-risque conventionnelles, saurait les accorder les
yeux tournés vers l’avenir.

Jaume Plensa. — « Eight Possibilities » (Huit possibilités), Monténégro, 2010


© ADAGP, Paris, 2023 - Photo : Manuel Vazquez / Plensa Studio Barcelona - Galerie
Lelong, Paris
Par moments, M. Schmidt est à deux doigts d’en appeler à une politique industrielle
de grande ampleur, mais il ne franchit jamais le pas, car le terme est encore « trop
connoté ». Le nouveau « consensus de Washington » se limite pour l’instant à
réclamer une hausse des aides publiques pour le secteur privé, la principale
justification brandie étant le risque de voir l’Amérique perdre la prochaine guerre
froide.
Pareils arguments sont généralement formulés de manière à séduire démocrates et
républicains. Cela implique de compléter les considérations géopolitiques par des
considérations économiques. Tel est le cas cette fois-ci, avec la promotion de
l’intelligence artificielle comme un moyen de rendre à l’Amérique sa grandeur tant à
l’étranger qu’à l’intérieur et, dans ce dernier cas, en stimulant de nouvelles
industries technologiques.
Ce que certains ont pris à tort pour l’émergence d’un « postlibéralisme » présente en
fait tous les attributs du keynésianisme militaire d’antan, dans lequel l’accroissement
des budgets de défense devait assurer la victoire contre l’Union soviétique et garantir
la prospérité économique des États-Unis.
Il s’avère cependant très difficile d’effacer trois décennies de néolibéralisme. Et plus
encore d’en revenir à l’époque de la guerre froide, où une poignée d’entreprises
militaires bénéficiaient d’un financement presque illimité. Il faut toujours jouer la
carte de l’entrepreneuriat, et les généraux ne rêvent pas de se réinventer en
fondateurs de start-up.
Indéniablement, les liens entre le Pentagone et la Silicon Valley se sont renforcés.
Pour commencer, le ministère de la défense a créé un poste de directeur du
numérique et de l’intelligence artificielle, confié à M. Craig Martell, anciennement
chargé de l’apprentissage automatique chez Lyft, la plate-forme de voitures de
transport avec chauffeur (VTC).
De plus, et quoi qu’en disent leurs salariés, qui s’interrogent sur la moralité de telles
relations, les compagnies de technologie continuent de peser lourd dans le budget
d’approvisionnement de l’armée. Alphabet a peut-être renoncé à collaborer avec le
Pentagone sur le projet Maven — un système de surveillance qui avait fait naître des
protestations parmi ses propres ingénieurs —, mais cela ne l’a pas empêché de créer
peu après Google Public Service, une entité qui, derrière son nom innocent, fournit à
l’armée des services d’informatique en nuage (cloud).
Il ne s’agit pas d’un exemple isolé. L’expertise de la Silicon Valley est indispensable à
l’establishment militaire s’il entend mettre en œuvre sa vision d’un système intégrant
l’ensemble des données transmises par les capteurs des différentes forces armées.
Analysées à l’aide de l’intelligence artificielle, ces informations permettraient ensuite
d’élaborer une réponse coordonnée efficace. À la fin de 2022, le Pentagone a attribué
à quatre géants technologiques — Microsoft, Google, Oracle et Amazon — un juteux
contrat de 9 milliards de dollars pour développer l’infrastructure de cet audacieux
projet (4).
Mais nous ne sommes plus au temps de la première guerre froide, et il est difficile de
savoir dans quelle mesure ces largesses publiques peuvent « ruisseler », à la mode
keynésienne, vers les citoyens ordinaires. Dans le domaine de l’intelligence
artificielle, l’essentiel des coûts de main-d’œuvre correspond aux salaires des
ingénieurs-vedettes — qui ne sont pas des millions, mais quelques centaines — et aux
innombrables sous-traitants à bas coût qui besognent pour entraîner les algorithmes.
Ces derniers, pour la plupart, ne sont même pas localisés aux États-Unis. Des
entreprises kényanes permettent ainsi à OpenAI d’éviter que ChatGPT, son
populaire chatbot, ne propose des contenus obscènes.
Les retombées économiques de l’informatique en nuage restent, de même, à
démontrer. Construire des fermes de serveurs (data centers) coûte incroyablement
cher et se traduit principalement par une flambée des prix de l’immobilier. Quant
aux coûts environnementaux de toutes ces technologies, ils sont loin d’être
négligeables. En d’autres termes, l’effet multiplicateur de cette pluie de dollars
pourrait n’être qu’illusoire.
Alors, plutôt que le retour du keynésianisme militaire, la guerre froide 2.0 marquera
peut-être l’avènement du « néolibéralisme militaire », un étrange régime dans lequel
la hausse continue des dépenses publiques consacrées à l’intelligence artificielle et à
l’informatique en nuage creusera les inégalités et enrichira les actionnaires des
mastodontes de la tech.

Étranglement du rival chinois


Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que tant d’entre eux soient démangés par
l’envie de recommencer la guerre froide. Et nul n’a davantage œuvré à définir ce
nouveau consensus que M. Schmidt (5). L’ancien patron de Google, qui « pèse » aux
alentours de 20 milliards de dollars, n’a plus quitté les cénacles de Washington
depuis sa campagne pour M. Barack Obama en 2008. Entre 2016 et 2020, il a pris la
tête d’un comité du Pentagone, le Conseil d’innovation en matière de défense (DIB)
— une fonction qui l’a conduit à se rendre sur une centaine de bases militaires
américaines à travers le monde —, avant d’enchaîner sur la présidence de la NSCAI.
Il fait aussi partie depuis peu de la Commission de sécurité nationale sur les
nouvelles biotechnologies (NSCEB).
M. Schmidt a tellement de fers au feu que l’on en perd le compte. Il y a par exemple
son fonds de capital-risque Innovation Endeavors, qui procure des financements
généreux à des start-up spécialisées dans l’intelligence artificielle militaire comme
Rebellion (6). Autrement dit, pendant que lui et ses partenaires investissaient plus de
2 milliards de dollars dans des compagnies d’intelligence artificielle, M. Schmidt
dirigeait les travaux d’une commission gouvernementale qui recommandait
d’accorder davantage d’argent public à ces mêmes entreprises. De quoi mieux
comprendre ce qui se cache derrière ses plaidoyers publics.
Fidèle à son rôle de trublion, la sénatrice américaine Elizabeth Warren a d’ailleurs
demandé au Pentagone de fournir des éclaircissements sur la nature des liens de
M. Schmidt avec le gouvernement des États-Unis, suggérant que le ministère de la
défense avait peut-être « failli à la protection de l’intérêt public » en lui accordant une
influence si disproportionnée. Son entrée dans la commission sur les biotechnologies
alors même qu’il investit dans ce domaine — à travers un autre fonds de capital-
risque — a également fait hausser de nombreux sourcils (7).

Jaume Plensa. — « The Three Graces I, II and III »


© ADAGP, Paris, 2023 - PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona - Galerie Lelong,
Paris
Et puis il y a Schmidt Futures, une fondation philanthropique qui, quand on y
regarde de plus près, est en fait une entreprise à but lucratif. Elle a récemment fait
parler d’elle lorsqu’on a découvert qu’elle finançait les salaires de plus d’une
vingtaine d’employés du gouvernement américain, y compris à des postes liés à la
définition des stratégies d’intelligence artificielle et à la réglementation du secteur
des technologies (8). M. Schmidt (et, indirectement, Schmidt Futures) a même aidé
M. Martell à devenir le « M. Intelligence artificielle » du Pentagone.
Comment une entreprise privée peut-elle payer les salaires de fonctionnaires
gouvernementaux ? Grâce à une faille législative : certaines organisations à but non
lucratif qui, en tant que telles, peuvent recevoir de l’argent de la part de compagnies
privées sont autorisées à le faire. En l’espèce, l’entité intermédiaire est la Fédération
des scientifiques américains, un think tank bien connu dont les origines remontent au
projet Manhattan (1942-1946). Son président actuel est un certain M. Louie,
l’homme qui fit la gloire de Tetris.
Le coup le plus malin de M. Schmidt dans son opération de communication en faveur
de la guerre froide a été de rallier à cette cause M. Henry Kissinger, une personnalité
réputée ne pas fuir la compagnie des milliardaires. Peut-être est-ce l’influence
schmidtienne, en tout cas M. Kissinger, aujourd’hui centenaire, s’exprime sur
l’intelligence artificielle comme un jeune homme de 19 ans décrirait son premier trip
sous LSD. « Je crois que les compagnies de technologie ont ouvert la voie vers une
nouvelle ère de la conscience humaine », a-t-il récemment déclaré dans un entretien,
avant d’établir un parallèle avec « ce qu’ont fait les générations des Lumières
lorsqu’elles ont délaissé la religion pour la raison » (9). Il faut donc croire que
M. Schmidt est notre nouveau Voltaire.
En 2021, MM. Schmidt et Kissinger, aidés d’une troisième plume, ont publié un livre-
manifeste (10). Ils y écrivaient que les situations « profondément déstabilisantes »
auxquelles la guerre de l’intelligence artificielle peut donner lieu sont comparables à
celles « créées par les armements nucléaires ». « Faut-il s’attendre à ce que des
terroristes mettent au point des attaques utilisant l’intelligence artificielle ? Seront-ils
capables de faire croire qu’elles émanent d’États ou d’autres acteurs ? » Les auteurs
ne répondaient pas à ces questions, se contentant de rabâcher les arguments
galvaudés sur le caractère inévitable d’un « cyber-11-Septembre » — le cri de
ralliement dont tant de sous-traitants de l’armée se sont déjà servis pour capter des
fonds publics. Ce discours alarmiste les amenait à une conclusion logique : le monde
avait besoin d’un « contrôle des armements appliqué à l’intelligence artificielle ». Et
c’était tout. Le livre n’entrait pas davantage dans les détails, préférant les grandes
généralités à l’analyse.
M. Schmidt tient tellement à tirer profit de ce qu’il reste de la réputation de l’ancien
secrétaire d’État que, la même année, il a fondé Special Competitive Studies Project
(SCSP), un think tank consacré à l’intelligence artificielle et calqué sur une initiative
lancée par M. Kissinger à la fin des années 1950, au plus fort de la guerre froide. À
l’époque, ce dernier était loin d’appeler à un quelconque contrôle des armements. Il
estimait plutôt qu’un conflit nucléaire limité avec l’Union soviétique était
pratiquement inéluctable — et que ce serait probablement une bonne chose pour
l’Amérique.
Malgré la place qu’occupe cette idée de « contrôle des armements » dans le livre de
MM. Schmidt et Kissinger, SCSP s’est engagé dans une direction diamétralement
opposée. C’est ce qu’illustre sa promotion d’une stratégie vendue sous le label
accrocheur Offset-X.
Tout au long de la première guerre froide, les stratégies de défense dites « de
compensation » (offset) ont consisté à s’appuyer sur les dernières technologies en date
— des armes nucléaires tactiques aux capteurs aéroportés — pour compenser
l’infériorité numérique américaine face aux chars, aux avions et aux soldats
soviétiques. Trois stratégies de ce genre ont été définies à partir du milieu des
années 1940, toutes reposant sur des postulats différents.
Celui qui sous-tend Offset-X est que, en cas de guerre entre la Chine et les États-
Unis, l’Armée populaire de libération (APL) s’en prendrait aux réseaux américains ;
l’Amérique doit se tenir prête. Un récent rapport de SCSP précise ainsi que « l’issue
d’une guerre éventuelle avec l’APL va plus que jamais dépendre de la supériorité et de
la résilience de nos capteurs, réseaux, logiciels, interfaces humains-machines,
logistique, et, par-dessus tout, des systèmes qui les relient ou les font fonctionner tous
ensemble (11)  ». À tout le moins, cela ne ressemble pas vraiment à un contrôle des
armements.
Jaume Plensa. — « L’âme des mots I », 2009
© ADAGP, Paris, 2023 - PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona - Galerie Lelong,
Paris
Pour les non-initiés, une telle perspective peut paraître terrifiante, mais ces lignes
feront bâiller d’ennui quiconque a pris part aux décisions du Pentagone durant la
dernière décennie. C’est qu’elles ne font que reprendre les grandes lignes de la
troisième stratégie Offset, déployée entre 2014 et 2018 et dirigée notamment par le
ministre adjoint de la défense de l’époque, M. Robert Work, qui a justement refait
surface au sein du conseil consultatif de SCSP.
Les rapports de SCSP ne s’adressent pas aux militaires, mais au grand public. C’est
lui qu’il faut convaincre de la nécessité d’accroître les fonds que la défense consacre à
l’intelligence artificielle. Pour cela, il faut lui démontrer, d’une part, que la Chine est
en train de gagner la course pour la suprématie dans cette technologie de pointe et,
d’autre part, qu’une telle victoire signerait une défaite militaire pour les États-Unis.
La seconde hypothèse relève pour l’heure de la science-fiction, mais est-il même exact
que la Chine soit si près de triompher ? Il semble au contraire qu’elle en soit encore
à des lieues (12), à en juger par son incapacité à mettre au point un concurrent
crédible à ChatGPT — la présentation catastrophique de son Ernie Bot par Baidu
ayant été suivie d’une dégringolade du cours de ses actions.
Le leadership de la Silicon Valley dans les modèles de langage de grande taille (large
language models), c’est-à-dire les techniques d’apprentissage profond utilisées par
ChatGPT, découle en partie de l’hégémonie culturelle de l’Amérique. Si OpenAI
domine à ce point la compétition, c’est notamment parce qu’il peut entraîner son
modèle à partir d’un gigantesque corpus de textes en anglais, dont le Web regorge.
On trouve beaucoup moins de contenus en mandarin.
Pour qui s’alarmait déjà de l’impérialisme culturel américain, ChatGPT donne de
nouvelles raisons de s’inquiéter, puisqu’il pourrait bien s’imposer comme la
ressource par défaut pour répondre à toutes les questions du monde — qui plus est
en livrant les réponses les plus insipides et les plus politiquement correctes qui soient.
Nous risquons tous de devenir prisonniers des guerres culturelles de l’Amérique.
En dehors du champ spécifique des modèles de langage, on pourrait néanmoins
penser que l’avancée technologique de la Chine continue d’aller bon train. Selon une
étude publiée par un important think tank australien, le pays serait en tête dans
trente-sept technologies essentielles sur quarante-quatre, la liste incluant des
domaines aussi variés que la défense, l’espace, la robotique, l’énergie,
l’environnement, les biotechnologies, l’intelligence artificielle, les matériaux avancés
et les technologies quantiques clés (13).
Le problème des évaluations de ce genre tient à ce qu’elles reposent souvent — et
excessivement — sur des critères tels que les performances relatives des institutions
universitaires, la quantité de publications ou le nombre de chercheurs diplômés. Cela
peut servir d’indicateur pour identifier une position dominante dans un secteur
donné, mais tous ces travaux de recherche ne valent rien sans la faculté de mettre
leurs conclusions en application.
Et c’est là où les efforts de Washington pour contrer l’ascension de la Chine portent
leurs fruits, qu’il s’agisse de briser la domination de Huawei sur la 5G ou
d’empêcher Pékin d’atteindre l’autosuffisance dans la fabrication de puces avancées.
Sur ce sujet, les entreprises de technologie et les sous-traitants de l’armée ne sont pas
toujours d’accord. Les premières souhaitent pour la plupart conserver leur accès au
marché civil chinois, ne serait-ce qu’en raison de sa taille, et sont donc farouchement
opposées à une guerre froide totale. Les seconds n’ont pas ces contraintes, puisqu’ils
ne sont généralement pas liés par des contrats civils et que collaborer avec l’armée
chinoise est hors de question, sous peine de rompre leur partenariat avec le
Pentagone. Eux veulent la guerre froide 2.0 — et ils la veulent maintenant. Certains
ne verraient d’ailleurs pas d’inconvénient à ce qu’elle se transforme en guerre
chaude.
La politique de l’administration Biden, fondée sur un patient mais payant
étranglement du rival chinois, reflète le difficile compromis entre les deux camps.
Washington tente de convaincre des alliés comme les Pays-Bas, la Corée du Sud et le
Japon de cesser de vendre leurs technologies essentielles à la Chine. Il utilise aussi
des instruments juridiques hérités de la guerre froide, dont la disposition dite
Foreign Direct Product Rule, qui permet d’interdire à des compagnies étrangères
d’exporter vers la Chine des produits fabriqués à l’aide d’une technologie
américaine.

Jaume Plensa. — « Self-Portrait » (Autoportrait), 2013


© ADAGP, Paris, 2023 - PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona - Galerie Lelong,
Paris
L’idée est d’alourdir le coût du développement de l’intelligence artificielle, mais sans
le rendre prohibitif, afin que les aspirations chinoises à l’autonomie puissent se
traduire en bénéfices pour les entreprises américaines. De plus, en ralentissant Pékin
dans son élan, les mesures de M. Biden permettent aux États-Unis de gagner du
temps pour régler leurs propres problèmes d’intelligence artificielle
(majoritairement liés au fait qu’ils ont trop d’œufs dans le panier des
microprocesseurs taïwanais). Au moins, plus personne à Washington ne cache que
l’objectif explicite est de maintenir la Chine dans la dépendance et d’en tirer profit
— l’attitude que dénonçaient en leur temps des théoriciens de la dépendance comme
André Gunder Frank ou Ruy Mauro Marini.
L’inconnue demeure la capacité de Pékin à prendre la tête d’une coalition
internationale, quelle qu’en soit la forme, pour faire avancer ses intérêts. Car
Washington, de son côté, n’agit pas seul. Il exploite ou dirige plusieurs initiatives
internationales telles que le partenariat mondial sur l’intelligence artificielle (GPAI).
Il y a peu, l’AFF de M. Schmidt a annoncé la création d’un fonds conjoint avec
l’Inde, le Japon et l’Australie sous les auspices du Dialogue quadrilatéral pour la
sécurité (QUAD), un groupement de défense entre ces quatre pays qui vise à contenir
les ardeurs chinoises.
La plupart de ces opérations sont menées sous la bannière de la défense de la
démocratie et de la paix dans le monde, bien que ce soit au prix d’un gonflement des
budgets militaires et d’un enrichissement croissant des compagnies de technologie et
de leurs actionnaires.
Au milieu de toute cette agitation, l’Europe brille par son absence. La raison en est
évidente : dans le domaine militaire, elle suit les États-Unis. Lorsque des
changements se produisent, ils sont généralement de portée minime, comme quand
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) a annoncé choisir les Pays-Bas
pour accueillir la société de gestion de son nouveau fonds d’innovation doté de
1 milliard d’euros — de la menue monnaie à l’échelle des enjeux. Même si la guerre
en Ukraine a conduit les pays européens à augmenter leurs dépenses militaires, il y a
fort à parier que ce sont des entreprises américaines comme Palantir, dirigée par
M. Peter Thiel, qui se tailleront la part du lion dans cette nouvelle manne pour
l’intelligence artificielle.

L’Europe dans les bras de la « tech » américaine ?


À ce stade, le fait que les géants américains ne soient pas encore passés à la vitesse
supérieure doit bien plus aux lois européennes sur la protection de la vie privée qu’à
des politiques publiques actives. Si ChatGPT a été interdit en Italie et si un tribunal
allemand a jugé inconstitutionnel l’usage du logiciel d’analyse des données de
Palantir par les forces de police pour prévenir les crimes avant qu’ils ne soient
commis, nul ne sait combien de temps ces digues pourront tenir.
À en croire de récentes prises de parole largement relayées par la presse, la
rhétorique de Washington sur la guerre froide 2.0 trouve un écho chez certains
membres de la Commission européenne. On peut supposer que cela entraînera une
dégradation des relations entre l’Union européenne et la Chine, tout en poussant
davantage encore la première dans les bras de la tech américaine. À l’évidence,
Bruxelles serait plus avisé de jouer les deux camps l’un contre l’autre, comme il a
tenté de le faire par le passé sur d’autres questions.
En 2014, la politiste Linda Weiss soutenait que le leadership technologique des États-
Unis tenait davantage aux efforts de la défense qu’à ceux de la Silicon Valley (14).
Elle y notait que, privé d’un rival de guerre froide, le Pentagone avait perdu sa
capacité à produire des innovations révolutionnaires, et se demandait même
« pourquoi la Chine ne s’[était] pas encore transformée en un concurrent moteur
d’innovation, à l’image de l’Union soviétique et du Japon ». Ce n’était qu’une
question de temps.
Weiss estimait alors que, si elle voulait poursuivre la course technologique en tête,
l’Amérique devait dépasser son obsession pour ce qu’elle nommait le
« financialisme », mettre de côté les intérêts de Wall Street et se concentrer sur la
reconstruction de son industrie. Naturellement, l’obsession pour la finance n’a
jamais reculé, mais un phénomène beaucoup plus étrange est apparu. Bien que l’on
assiste effectivement à un début de relocalisation de la production de puces, il est
encore impossible de savoir si les États-Unis vont se réincarner en leader mondial du
secteur.
Contre toute attente, c’est peut-être moins l’effacement de Wall Street que la montée
de la Silicon Valley, déterminée à capitaliser sur la vogue de l’intelligence artificielle,
qui a tiré l’Amérique de son sommeil, érigeant du même coup la Chine en ennemi
stratégique comme l’était autrefois l’Union soviétique.
Et si tout cela avait débuté avec Tetris ? La nouvelle guerre froide commence. Ou
presque.
Evgeny Morozov
Fondateur et éditeur de The Syllabus, plate-forme de connaissances à but non
lucratif. « The Santiago Boys », son podcast sur l’héritage technologique de Salvador
Allende, est attendu pour l’été 2023.
(1) L’histoire de ce jeu, parti d’Union soviétique pour atterrir sur les ordinateurs du
monde entier, est racontée dans Tetris, un film d’Apple TV+ sorti le 31 mars 2023.
The Tetris Effect, de Dan Ackerman (PublicAffairs, New York, 2016), reste un livre
indispensable sur le sujet.
(2) Lire François Flahaut, « Ni dieu, ni maître, ni impôts », Le Monde diplomatique,
août 2008.
(3) Eric Schmidt et Yll Bajraktari, « America could lose the tech contest with
China », Foreign Affairs, New York, 8 septembre 2022. M. Bajraktari dirige SCSP, le
think tank de M. Schmidt consacré à l’intelligence artificielle.
(4) Mark Pomerleau, « Pentagon awards AWS, Google, Microsoft and Oracle spots
on $9B joint warfighting cloud capability solicitation », DefenseScoop,
7 décembre 2022.
(5) Cf. Kate Kaye, « Inside Eric Schmidt’s push to profit from an AI cold war with
China », Protocol, 31 octobre 2022.
(6) Jonathan Guyer, « Inside the chaos at Washington’s most connected military tech
startup », Vox, 14 décembre 2022.
(7) CNBC.com, 13 décembre 2022.
(8) Cf. Alex Thompson, « Ex-Google boss helps fund dozens of jobs in Biden’s
administration », Politico, 22 décembre 2022.
(9) Time, New York, 5 novembre 2021.
(10) Henry A. Kissinger, Eric Schmidt et Daniel Huttenlocher, The Age of AI : And
Our Human Future, Little, Brown and Company, New York, 2021.
(11) « The future of conflict and the new requirements of defense. Interim panel
report », Special Competitive Studies Project, octobre 2022.
(12) Lire Gabrielle Chou, « La Chine entravée dans la bataille de l’intelligence
artificielle », Le Monde diplomatique, avril 2023.
(13) Jamie Gaida, Jennifer Wong Leung, Stephan Robin et Danielle Cave, « ASPI’s
critical technology tracker : The global race for future power », Australian Strategic
Policy Institute, 2 mars 2023.
(14) Linda Weiss, America Inc. ? Innovation and Enterprise in the National Security
State, Cornell University Press, Ithaca, 2014.
Avril 2023, pages 12 et 13
5 traductions

Sanctions américaines, fuite des cerveaux et pesanteurs bureaucratiques


La Chine entravée dans la bataille de l’intelligence artificielle

Après les réunions annuelles de l’Assemblée nationale populaire et de la


Conférence consultative politique du peuple chinois, la nouvelle équipe
gouvernementale est en place à Pékin. Parmi les défis à relever : faire face à
l’embargo américain sur les technologies de pointe. Si la Chine affiche des
progrès spectaculaires dans nombre de domaines de l’intelligence
artificielle, elle accuse de sérieux retards dans certains secteurs, notamment
celui des semi-conducteurs.
par Gabrielle Chou

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Chao Lu. — « Funambulist No. 11 » (Funambule), 2020
© Chao Lu - Photographie : Tom Medwell - Galerie Nathalie Obadia, Paris,
Bruxelles

Devenir « le principal centre d’innovation en matière d’intelligence


artificielle au monde en 2030 ». Tel est l’objectif clairement énoncé par le
Conseil des affaires d’État (le gouvernement) de la République populaire
de Chine, qui, dès le 24 octobre 2017, hissait ce secteur au rang de « priorité
nationale ». L’enjeu est de taille puisque l’intelligence artificielle chinoise,
avec ses applications médicales, industrielles et de transport, notamment
dans les véhicules autonomes, pourrait devenir l’un des moteurs majeurs
de la croissance nationale.

Au-delà de la volonté politique affirmée, la Chine dispose d’atouts


indiscutables. Les consommateurs sont les premiers dans le monde à
massivement recourir à leur smartphone pour payer des biens et des
services en ligne (1), et les premiers à utiliser la reconnaissance vocale ou
des assistants virtuels. La robotique est largement acceptée par la
population pour remplacer la main-d’œuvre qui vient à manquer dans les
hôtels, les hôpitaux et les banques : il n’est pas rare que les services
d’accueil soient assurés par un robot (2). Cette technologie est également
employée dans la construction, l’exploitation minière ou même pour aider
les secours en cas de catastrophe.
Avec 800 millions d’utilisateurs de smartphones pour 1,41 milliard
d’habitants recensés en 2021, le pays profite d’un volume considérable
d’informations numériques, largement accessibles en raison d’une
réglementation qui, si elle protège les données des consommateurs, est
souvent assouplie en cas de « nécessité d’État » (dans le domaine de la santé
par exemple). Il existe même un volet réglementaire spécifique à la
biotechnologie (bio-ingénierie et biopharmacie) qui incite les entreprises,
les chercheurs et les pouvoirs locaux à travailler de concert. Et leur
association étroite attire les investisseurs : plusieurs avancées
biotechnologiques de premier plan ont vu le jour, comme le traitement
automatique du langage permettant d’analyser des données médicales afin
de prédire les résultats des essais cliniques réduisant ainsi le coût des
diagnostics et renforçant leur fiabilité.
« Cloud », avatars et robots-taxis

Le pays peut compter sur une large réserve de travailleurs qualifiés.


Chaque année, environ 1,4 million d’ingénieurs sont formés, six fois plus
qu’aux États-Unis, dont un tiers au moins en intelligence artificielle (3). De
plus, comme le note le quotidien économique japonais Nikkei Asia, « la
Chine est la championne incontestée du nombre d’articles de recherche
publiés sur l’intelligence artificielle, dépassant de loin les États-Unis en
quantité et en qualité (4) ». Baidu, Tencent, Alibaba et Huawei figurent
désormais parmi les dix premières entreprises mondiales produisant de
telles recherches.

Ces efforts débouchent parfois sur des applications dans le monde réel,
dépassant les modèles mondiaux déjà existants. C’est le cas de l’application
mobile de partage de vidéos TikTok (lire « TikTok, butin de guerre
américain ») mais aussi du cloud (« nuage ») d’Alibaba (leader du
commerce électronique), qui propose désormais soixante-deux services
basés sur son intelligence artificielle, contre quarante-sept pour son
concurrent américain Microsoft Cloud. Ses logiciels intelligents de
conversation (chatbots) pour les services consommateurs, ou des outils
permettant des enseignements personnalisés sont utilisés pour accélérer les
communications avec les utilisateurs. On peut encore citer son programme
« City Brain » qui a amélioré la circulation automobile au point de faire
reculer la ville de Hangzhou (6,97 millions d’habitants) de la 5e à la 57e
place dans le classement mondial des villes les plus encombrées (5). Le
système gère de manière automatique les feux de circulation en fonction des
points de congestion qu’il repère, une optimisation qui s’est révélée très
utile pour le déplacement des ambulances lorsque certains quartiers étaient
à l’isolement total pendant la crise sanitaire, alors que le reste de la ville
continuait à vivre normalement.

Les exemples de réussite sont multiples, particulièrement dans le domaine


de la cybersécurité avec quatre grandes sociétés (Bairong, TransInfoTech,
Dahua Technology, Hikvision). Sans parler de SenseTime, en ordre de
marche pour capturer la plus grande part du marché intérieur des
technologies de l’intelligence artificielle utilisant la vision par ordinateur.
Cette société, déjà dominante dans le secteur de la sécurité par
reconnaissance faciale, optimise son savoir-faire en l’appliquant à d’autres
secteurs. Elle a notamment développé un logiciel capable d’identifier les
visages, d’évaluer l’âge des personnes et, en les croisant avec les données
commerciales, d’aider les marchands à repérer les clients les plus
susceptibles d’acheter leurs produits.

L’industrie chinoise se démarque de ses concurrentes par sa capacité à faire


fusionner la puissance numérique et la vente au détail, grâce au succès de
l’intégration des données du commerce en ligne, hors ligne, et de la
logistique, dans une unique chaîne de valeur. Couplée à l’intelligence
artificielle, cette intégration a permis l’organisation d’un modèle de
livraison ultra-performant. Ainsi, une commande de rouge à lèvres sur JD,
autre géant du commerce électronique, peut être livrée en six minutes par
l’opérateur qui dirige l’un des centres logistiques les plus pointus du
monde. En mai 2022, Baidu, le « Google » chinois, a lancé des taxis sans
conducteur à Pékin, tandis que WeRide a réalisé plus de 150 000 trajets
avec ses robots-taxis dans la ville de Canton (quatorze millions
d’habitants), sans qu’aucun accident n’ait été signalé.

Certes, dans le domaine de l’intelligence artificielle générative (branche qui


utilise des contenus existants pour en générer de nouveaux), l’outil
américain ChatGPT — capable de tenir des conversations intelligentes avec
ses utilisateurs — a marqué des points. Toutefois, les géants chinois créent
de nouvelles applications et cherchent à lancer des plates-formes
concurrentes. C’est le cas de Tencent, dont le générateur d’images animées
Different Dimension Me est arrivé sur les marchés mondiaux, à la fin de
l’année 2022, pour créer des avatars, comparables à des personnages de
mangas, à partir de photos de visages ; ou de Baidu, qui déploie un modèle
de dix milliards de paramètres (ERNIE-ViLG) lancé le 16 mars. Il faut
citer aussi Idea, un laboratoire de recherche dirigé par le célèbre
informaticien Harry Shum, qui a inventé Taiyi, un autre modèle de
conversion texte-image à grande échelle.

Malgré un terrain favorable et des initiatives nombreuses, le ministre des


sciences et technologies, M. Wang Zhigang, a néanmoins reconnu, en mars
dernier, que « la Chine doit attendre » avant de « voir des résultats » (6) tels
que ceux de ChatGPT. Du reste, chacun a pu constater que l’intelligence
artificielle chinoise n’a été d’aucune utilité dans le traitement de la
pandémie de Covid-19. Elle a certes servi aux mesures de restriction de la
circulation des populations et aux prévisions d’évolution des foyers de la
maladie. Mais elle n’a guère aidé à l’élaboration de vaccins aux effets
crédibles, a contrario de la start-up américaine Moderna.

Plusieurs facteurs expliquent les ratés de ce mouvement à marche forcée


lancé par les pouvoirs publics. D’abord, bien que près d’un tiers des
meilleurs chercheurs mondiaux dans ce domaine viennent de Chine, seul un
dixième y travaille réellement. C’est aux États-Unis que l’on trouve le plus
de talents chinois, au point de constituer « l’arme secrète américaine dans
l’intelligence artificielle », selon une étude du laboratoire d’idées américain
Marco Polo (7). À cette fuite des cerveaux s’ajoute le décalage entre les
investissements annoncés et les sommes réellement versées, habilement
dévoilé par les acteurs de l’industrie informatique nationale pour faire
pression. C’est le cas des 16 milliards d’euros promis en 2018 par la
municipalité de Tianjin, au nord-est du pays, dont nul ne sait s’ils ont été
débloqués ; et, le cas échéant, s’ils sont parvenus à leurs destinataires et ont
été exclusivement consacrés à l’intelligence artificielle.
Investissements incertains

En plus, la politique très rigoureuse de Pékin pour réguler cette branche a


fini par pénaliser certaines avancées. Ant Group, le bras financier
d’Alibaba, dont la double cotation à Hongkong et à Shanghaï a été
suspendue en novembre 2020 (8), s’est fait couper les ailes. De lourdes
amendes pleuvent sur les acteurs industriels accusés de ne pas avoir
respecté les règles de la concurrence. Ainsi, en juillet 2022, après une longue
enquête, le régulateur de l’Internet a infligé une contravention de 8
milliards de yuans (près de 1,2 milliard d’euros) à Didi, l’« Uber » chinois.
Les deux géants des jeux vidéo Tencent et NetEase, pénalisés pour atteintes
aux lois antitrust en 2021, ont été empêchés de mettre sur le marché de
nouveaux jeux jusqu’à fin 2022, ce qui a fait plonger leurs cours en Bourse.
Craignant d’être arrêtés, plusieurs dirigeants de la tech ont démissionné,
tel M. Zhang Yiming en novembre 2021, le fondateur de ByteDance, la
maison mère de TikTok ; beaucoup se sont réfugiés à l’étranger, au Japon
ou à Singapour. Le 1er novembre 2021, la grande loi sur la protection de la
vie privée en ligne adoptée par l’Assemblée nationale populaire est entrée
en vigueur, et ses termes flous font porter un risque plus grand aux
opérateurs manipulant les données des consommateurs. Ce renforcement
de la mainmise de l’État pourrait démotiver les géants du numérique.

De surcroît, au tout début de l’année, le gouvernement a brusquement


interrompu le plan d’investissement de 137 milliards d’euros destiné à
l’industrie des semi-conducteurs, qui regroupait plusieurs programmes
d’aides, principalement sous forme de subventions et de crédits d’impôts,
pour soutenir la production et la recherche. En cause, la corruption révélée
par une vague d’enquêtes sur de nombreuses personnalités, dont M. Xiao
Yaqing, alors ministre de l’industrie et des technologies de l’information, et
M. Ding Wenwu, directeur général du Fonds d’investissement de l’industrie
chinoise des circuits intégrés. Connu sous le nom de « Big Fund » et doté de
300 milliards de yuans (40 milliards d’euros), ce fonds est, depuis 2014,
l’instrument officiel du gouvernement pour gérer ses investissements
colossaux dans ce domaine. Il représente les intérêts d’un réseau complexe
d’acteurs. Parmi ses actionnaires figurent le ministère des finances, le
prêteur d’État China Development Bank, le puissant monopole China
Tobacco et le géant des télécommunications China Mobile.

Ce coup d’arrêt tombe mal pour le président Xi Jinping et ses ambitions


d’autonomie technologique. Les semi-conducteurs sont essentiels aux
innovations en cours autour de la 5G, du cloud, de l’Internet des objets, et à
de nombreux secteurs en pleine mutation, comme le militaire et le spatial.
Des smartphones aux ordinateurs, en passant par les missiles balistiques et
l’industrie automobile, ils sont indispensables, la Chine représentant le plus
grand marché de consommateurs au monde.

Or leur chaîne de valeur se caractérise par une combinaison de


technologies interdépendantes avec des points d’étranglement qui
procurent un avantage stratégique à ceux qui les contrôlent (9). Une panne,
une pénurie, une défaillance ou un embargo sur un simple maillon de la
chaîne ont des répercussions considérables. Sur certains éléments, seule une
petite poignée d’entreprises détiennent un savoir-faire unique. Les semi-
conducteurs s’obtiennent au terme de trois étapes principales : la
conception, la fabrication et la phase assemblage-test-conditionnement. Les
points d’étranglement sont concentrés sur des logiciels de conception et sur
la technique de la photolithographie — deux segments spécialisés pour
lesquels la Chine accuse un lourd retard, malgré ses efforts, et qui se situent
dans des pays alliés des États-Unis : Japon, Corée du Sud, Taïwan et
certains États européens.

Or Washington a décidé un embargo de plus en plus sévère. Début octobre


2022, la Maison Blanche a interdit aux entreprises américaines d’exporter
vers la Chine les outils nécessaires à la fabrication de semi-conducteurs,
essentiels aux calculs à haute performance et aux super-ordinateurs (10),
ainsi que des semi-conducteurs eux-mêmes, dont la taille est inférieure ou
égale à quatorze nanomètres, indispensables aux industries de pointe.
L’interdiction s’étend de facto aux entreprises non américaines. Ce qui
empêche Pékin de trouver des solutions de rechange. Le président Joseph
Biden est même parvenu à rallier les Pays-Bas, où se situe l’usine de
fabrication des machines de photolithographie ASML, et le Japon, qui
abrite Tokyo Electron et Nikon. En janvier 2023, les trois ont signé un
accord de coopération, avalisant le blocus. L’approche de plus en plus
restrictive de l’administration américaine ravive considérablement les
convoitises chinoises sur Taïwan, où se situe la plus performante des
fonderies, Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), qui
détient la moitié des parts de marché mondiales des semi-conducteurs les
plus sophistiqués.

Le resserrement des sanctions touche un secteur majeur et porteur en


Chine qui en 2020 a capté 9 % du marché mondial des semi-conducteurs,
soit 39,8 milliards de dollars de ventes annuelles totales, contre seulement
3,8 % en 2015. Mais il en importe massivement : 378 milliards de dollars,
soit 18 % de ses importations totales (énergie comprise). Ses exportations
sont désormais touchées. L’an dernier, elles ont chuté dramatiquement
(72,8 % de baisse par rapport à 2021). Les clients étrangers se forcent
désormais à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement. Ainsi, la société
américaine Dell prévoit de ne plus utiliser de puces fabriquées en Chine
d’ici 2024 et a déjà demandé à ses fournisseurs de réduire la quantité
d’autres composants qui y sont produits (11). Hewlett Packard, l’un de ses
rivaux, a également commencé à sonder ses fournisseurs pour évaluer la
faisabilité d’un transfert de la production et de l’assemblage.
Les grandes entreprises de la tech chinoise agissent, elles aussi, pour
préserver leurs intérêts commerciaux internationaux. Des start-up
choisissent de quitter le pays : Movio (ex-Surreal), spécialisé dans la
création d’avatars pour des vidéos professionnelles, a préféré déménager
vers Los Angeles pour vendre ses services sur le marché mondial, et ce
malgré son succès important sur le sol chinois lors de la pandémie.

Pour l’heure, l’industrie chinoise dispose encore de réserves non


négligeables de semi-conducteurs dans les laboratoires privés et publics.
Mais, à plus long terme, la pénurie risque de menacer sa capacité à
développer ses propres algorithmes puissants, indispensables au
développement d’une intelligence artificielle compétitive. Cela pourrait
toucher les entreprises qui recourent à du matériel d’origine américaine,
notamment pour les véhicules autonomes et la logistique, ainsi que les
centres de recherche utilisant l’intelligence artificielle pour la découverte de
médicaments.
Vers une pénurie de semi-conducteurs

Bien sûr, Pékin ne reste pas les bras croisés. Les autorités demandent
désormais aux fournisseurs locaux de réduire les prix des composants
destinés à leurs clients nationaux fabriquant les circuits intégrés, tant pour
soutenir la compétitivité à l’exportation que pour réduire les achats de
produits importés jusqu’alors moins chers. Toutefois, la façon de réagir aux
décisions américaines divise les dirigeants. Certains prônent des
investissements encore plus massifs pour rattraper le retard — on parle
d’un plan supplémentaire de 145 milliards de dollars, malgré l’affaire du «
Big Fund », qui sonne comme un coup de semonce ; d’autres misent sur le
soutien indirect aux grands projets consommateurs de semi-conducteurs
produits en Chine, comme la 5G. Ce qui est sûr, c’est que le cap du
développement de l’intelligence artificielle est maintenu : M. Xi a prononcé
quarante fois le terme « technologie », lors de son rapport au XXe Congrès
du Parti communiste en octobre dernier, contre dix-sept fois en 2017.

L’attitude agressive de Washington va certainement retarder, sans


probablement faire dérailler, ces efforts nouveaux. Elle peut conduire Pékin
à se découpler du reste du monde et entraîner l’élaboration de normes
techniques différentes, entravant le potentiel mondial de collaboration sur
les nouvelles technologies. Cela prendra un certain temps pour discerner
l’ensemble des effets, mais à tout le moins, elle ralentit à court terme
l’innovation chinoise.
Gabrielle Chou
Professeure associée à la New York University, Shanghaï.

(1) « Payment methods in China : How China became a mobile-first nation


», Daxue Consulting, 3 août 2022.

(2) Barry van Wyk, « As China’s population ages, medical robots and
devices are booming », The China Project, 2 novembre 2022.

(3) Handel Jones et David P. Goldman, « US-China AI rivalry a tale of two


talents », Asia Times, Hongkong, 2 juillet 2022.

(4) Kotaro Fukuoka, Shunsuke Tabeta et Akira Oikawa, « China trounces


US in AI research output and quality », Nikkei Asia, Tokyo, 16 janvier
2023.

(5) Josh Chin et Liza Lin, « In China, surveillance crushes lives — and
improves them », The Economist, Londres, 22 septembre 2022.

(6) Xinmei Shen, « China’s “two sessions” 2023 : ChatGPT-like artificial


intelligence is “difficult to achieve”, China’s tech minister says », South
China Morning Post, Hongkong, 5 mars 2023.

(7) Paul Mozur et Cade Metz, « A US secret weapon in AI : Chinese talent


», The New York Times, 9 juin 2020.

(8) Lire Jordan Pouille, « Alibaba, épopée chinoise », Le Monde


diplomatique, mars 2021.

(9) Lire Evgeny Morozov, « Doit-on craindre une panne électronique ? »,


Le Monde diplomatique, août 2021.

(10) « Commerce implements new export controls on advanced computing


and semiconductor manufacturing items to the People’s Republic of China
(PRC) » (PDF), Bureau de l’industrie et de la sécurité, ministère du
commerce, Washington, DC, 7 octobre 2022.

(11) Cheng Ting-Fang, « Dell looks to phase out “made in China” chips by
2024 », Financial Times, Londres, 11 janvier 2023.
Mai 2023, pages 1, 14 et 15, en kiosques
5 traductions

Histoire secrète de l’intelligence artificielle

Une guerre froide 2.0


Qui remportera la bataille mondiale des algorithmes et des machines
« apprenantes » ? Les États-Unis ou la Chine ? Derrière ces questions se cache une
réalité plus prosaïque. Pour nombre d’entreprises de la Silicon Valley, c’est
l’occasion de faire main basse sur des dizaines de milliards de dollars de subventions
publiques, quitte à dramatiser le bras de fer avec Pékin. Lobbying intensif et
réminiscences des affrontements d’antan entre blocs : la géopolitique de l’intelligence
artificielle est aussi une affaire de gros sous.
par Evgeny Morozov 
 
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Jaume Plensa. — « Spiegel I and II » (Miroir I et II), 2010


© ADAGP, Paris, 2023 - PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona - Galerie Lelong,
Paris
«La guerre froide est terminée », proclamait en 1988 une brochure publicitaire pour
un curieux jeu vidéo venu de l’autre côté du rideau de fer. Au bas de la couverture,
un post-scriptum : « … ou presque ». Invitant à relever le « défi soviétique », le
document annonçait : « Alors que les tensions Est-Ouest commencent tout juste à
s’apaiser, les Soviétiques viennent de marquer un point décisif contre les Américains. »
Sur un fond rouge vif, au-dessus d’un dessin du Kremlin entouré de figures
géométriques, s’étalait en gros caractères cyrilliques jaunes le mot « Тетрис », le
symbole de la faucille et du marteau tenant lieu de lettre finale. En alphabet latin,
cela donnait « Tetris ».
La brochure, désormais exposée au Musée national d’histoire américaine de
Washington, était l’œuvre de Spectrum HoloByte, le distributeur du jeu aux États-
Unis. Ce fabricant de logiciels de la Silicon Valley, propriété du baron des médias
britannique Robert Maxwell, avait déjà compris que le thème de la guerre froide
pouvait rapporter et sut en exploiter tous les codes — de la musique russe
traditionnelle aux images de cosmonautes soviétiques — pour faire de Tetris un
succès phénoménal dans l’Amérique de Ronald Reagan (1).
Le président d’alors de Spectrum HoloByte, M. Gilman Louie, est devenu depuis une
figure centrale de ce que d’aucuns à Washington appellent avec euphorie la « guerre
froide 2.0 » — la bataille en cours entre la Chine et les États-Unis pour le contrôle de
l’économie mondiale. Or le conflit, qui s’étend maintenant au front technologique et
même militaire, ne tourne plus autour de Tetris, mais de l’intelligence artificielle.
La carrière de M. Louie est emblématique d’une trajectoire à l’américaine. Au début
des années 1980, il se fait un nom dans les jeux de simulation de vol, lesquels
deviennent si populaires que l’US Air Force demande à le rencontrer. Puis l’une de
ses entreprises apparaît dans le radar de Robert Maxwell, qui l’achète aussitôt.
De fil en aiguille, M. Louie se retrouve, à la fin des années 1990, à la tête d’In-Q-Tel,
le fonds de capital-risque de l’Agence centrale de renseignement américaine (CIA),
une entité à but non lucratif dont l’un des principaux faits d’armes a été de parier
sur la technologie qui sous-tend Google Earth. Et, lorsque l’administration Trump
commence à se lamenter sur le retard américain dans la course technologique face à
la Chine, il resurgit au sein de la Commission de sécurité nationale sur l’intelligence
artificielle (NSCAI), une prestigieuse instance consultative dirigée par M. Eric
Schmidt, ancien président-directeur général (PDG) de Google.
En quelques années seulement, MM. Louie et Schmidt évoluent vers une
collaboration beaucoup plus étroite. Le premier prend les rênes d’un fonds parrainé
par le second, l’America’s Frontier Fund (AFF), une structure à but non lucratif
conçue sur le modèle d’In-Q-Tel et qui se propose d’aider Washington à « remporter
la compétition technologique mondiale du XXIe siècle ». L’AFF prétend incarner la
solution à quantité d’autres problèmes, puisqu’il promet de « redynamiser
l’industrie, créer des emplois, stimuler les économies régionales et libérer le cœur de
l’Amérique ».
La création de l’AFF est une réponse à l’influence croissante de la Chine dans ce que
l’on nomme les technologies « de rupture » ou « d’avant-garde », telles que
l’intelligence artificielle ou l’informatique quantique. « On ne construit pas des
technologies d’avant-garde dans son garage », clame ainsi le site Internet du fonds,
prenant le contrepied du mythe cher à la Silicon Valley de l’entrepreneur individuel
de génie. Entre les romans d’Ayn Rand — chantre du capitalisme individualiste (2)
— et les subventions publiques, l’AFF choisit les secondes.

Le nouveau « consensus de Washington »


Il est assez amusant que M. Louie, après avoir utilisé la guerre froide 1.0 pour faire
la réclame de Tetris, utilise désormais la guerre froide 2.0 pour faire celle de
l’intelligence artificielle. À moins qu’il n’utilise l’intelligence artificielle pour
promouvoir la nouvelle guerre froide ? Dans l’Amérique actuelle, ces deux
opérations rhétoriques sont quasiment impossibles à distinguer. La seule chose dont
on puisse être certain, c’est que toute cette publicité se traduira en espèces sonnantes
et trébuchantes.
Pour s’adapter à l’ère de l’intelligence artificielle, le slogan de Tetris devrait devenir
« La nouvelle guerre froide est arrivée… ou presque » — un message qui sonne doux
aux oreilles de nombreux Américains, des entreprises de technologie aux sous-
traitants de la défense, en passant par les think tanks bellicistes.
Les récents cris d’alarme à propos du retard de l’Amérique dans la course à
l’intelligence artificielle ont semble-t-il réveillé ses élites politiques, paisiblement
endormies dans le pays enchanté du libre marché. À les entendre, on pourrait croire
qu’elles ont abandonné les dogmes du « consensus de Washington » — voire, parfois,
qu’elles ont décidé de se rallier plutôt au « consensus de Pékin ».
Dans un article cosigné par M. Schmidt et publié par Foreign Affairs (3) — la bible
de l’establishment de politique étrangère américain —, on décèle ainsi un
enthousiasme nouveau pour l’idée d’un État fort à même de stimuler le
développement de l’intelligence artificielle. À cela s’ajoute une critique des erreurs
politiques passées : non contents de dénoncer une fascination pour la
« mondialisation », qui aurait trop longtemps éloigné l’Amérique des
« considérations stratégiques », les auteurs attaquent le secteur du capital-risque
pour ses choix à courte vue. La solution pour permettre à Washington d’atteindre ses
objectifs technologiques de long terme, affirment-ils, tient en quelques mots :
« subventions, prêts garantis par l’État et engagements d’achat ». Il va de soi que les
subsides seraient probablement distribués par le biais d’entités comme l’AFF, lequel,
contrairement aux sociétés de capital-risque conventionnelles, saurait les accorder les
yeux tournés vers l’avenir.

Jaume Plensa. — « Eight Possibilities » (Huit possibilités), Monténégro, 2010


© ADAGP, Paris, 2023 - Photo : Manuel Vazquez / Plensa Studio Barcelona - Galerie
Lelong, Paris
Par moments, M. Schmidt est à deux doigts d’en appeler à une politique industrielle
de grande ampleur, mais il ne franchit jamais le pas, car le terme est encore « trop
connoté ». Le nouveau « consensus de Washington » se limite pour l’instant à
réclamer une hausse des aides publiques pour le secteur privé, la principale
justification brandie étant le risque de voir l’Amérique perdre la prochaine guerre
froide.
Pareils arguments sont généralement formulés de manière à séduire démocrates et
républicains. Cela implique de compléter les considérations géopolitiques par des
considérations économiques. Tel est le cas cette fois-ci, avec la promotion de
l’intelligence artificielle comme un moyen de rendre à l’Amérique sa grandeur tant à
l’étranger qu’à l’intérieur et, dans ce dernier cas, en stimulant de nouvelles
industries technologiques.
Ce que certains ont pris à tort pour l’émergence d’un « postlibéralisme » présente en
fait tous les attributs du keynésianisme militaire d’antan, dans lequel l’accroissement
des budgets de défense devait assurer la victoire contre l’Union soviétique et garantir
la prospérité économique des États-Unis.
Il s’avère cependant très difficile d’effacer trois décennies de néolibéralisme. Et plus
encore d’en revenir à l’époque de la guerre froide, où une poignée d’entreprises
militaires bénéficiaient d’un financement presque illimité. Il faut toujours jouer la
carte de l’entrepreneuriat, et les généraux ne rêvent pas de se réinventer en
fondateurs de start-up.
Indéniablement, les liens entre le Pentagone et la Silicon Valley se sont renforcés.
Pour commencer, le ministère de la défense a créé un poste de directeur du
numérique et de l’intelligence artificielle, confié à M. Craig Martell, anciennement
chargé de l’apprentissage automatique chez Lyft, la plate-forme de voitures de
transport avec chauffeur (VTC).
De plus, et quoi qu’en disent leurs salariés, qui s’interrogent sur la moralité de telles
relations, les compagnies de technologie continuent de peser lourd dans le budget
d’approvisionnement de l’armée. Alphabet a peut-être renoncé à collaborer avec le
Pentagone sur le projet Maven — un système de surveillance qui avait fait naître des
protestations parmi ses propres ingénieurs —, mais cela ne l’a pas empêché de créer
peu après Google Public Service, une entité qui, derrière son nom innocent, fournit à
l’armée des services d’informatique en nuage (cloud).
Il ne s’agit pas d’un exemple isolé. L’expertise de la Silicon Valley est indispensable à
l’establishment militaire s’il entend mettre en œuvre sa vision d’un système intégrant
l’ensemble des données transmises par les capteurs des différentes forces armées.
Analysées à l’aide de l’intelligence artificielle, ces informations permettraient ensuite
d’élaborer une réponse coordonnée efficace. À la fin de 2022, le Pentagone a attribué
à quatre géants technologiques — Microsoft, Google, Oracle et Amazon — un juteux
contrat de 9 milliards de dollars pour développer l’infrastructure de cet audacieux
projet (4).
Mais nous ne sommes plus au temps de la première guerre froide, et il est difficile de
savoir dans quelle mesure ces largesses publiques peuvent « ruisseler », à la mode
keynésienne, vers les citoyens ordinaires. Dans le domaine de l’intelligence
artificielle, l’essentiel des coûts de main-d’œuvre correspond aux salaires des
ingénieurs-vedettes — qui ne sont pas des millions, mais quelques centaines — et aux
innombrables sous-traitants à bas coût qui besognent pour entraîner les algorithmes.
Ces derniers, pour la plupart, ne sont même pas localisés aux États-Unis. Des
entreprises kényanes permettent ainsi à OpenAI d’éviter que ChatGPT, son
populaire chatbot, ne propose des contenus obscènes.
Les retombées économiques de l’informatique en nuage restent, de même, à
démontrer. Construire des fermes de serveurs (data centers) coûte incroyablement
cher et se traduit principalement par une flambée des prix de l’immobilier. Quant
aux coûts environnementaux de toutes ces technologies, ils sont loin d’être
négligeables. En d’autres termes, l’effet multiplicateur de cette pluie de dollars
pourrait n’être qu’illusoire.
Alors, plutôt que le retour du keynésianisme militaire, la guerre froide 2.0 marquera
peut-être l’avènement du « néolibéralisme militaire », un étrange régime dans lequel
la hausse continue des dépenses publiques consacrées à l’intelligence artificielle et à
l’informatique en nuage creusera les inégalités et enrichira les actionnaires des
mastodontes de la tech.

Étranglement du rival chinois


Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que tant d’entre eux soient démangés par
l’envie de recommencer la guerre froide. Et nul n’a davantage œuvré à définir ce
nouveau consensus que M. Schmidt (5). L’ancien patron de Google, qui « pèse » aux
alentours de 20 milliards de dollars, n’a plus quitté les cénacles de Washington
depuis sa campagne pour M. Barack Obama en 2008. Entre 2016 et 2020, il a pris la
tête d’un comité du Pentagone, le Conseil d’innovation en matière de défense (DIB)
— une fonction qui l’a conduit à se rendre sur une centaine de bases militaires
américaines à travers le monde —, avant d’enchaîner sur la présidence de la NSCAI.
Il fait aussi partie depuis peu de la Commission de sécurité nationale sur les
nouvelles biotechnologies (NSCEB).
M. Schmidt a tellement de fers au feu que l’on en perd le compte. Il y a par exemple
son fonds de capital-risque Innovation Endeavors, qui procure des financements
généreux à des start-up spécialisées dans l’intelligence artificielle militaire comme
Rebellion (6). Autrement dit, pendant que lui et ses partenaires investissaient plus de
2 milliards de dollars dans des compagnies d’intelligence artificielle, M. Schmidt
dirigeait les travaux d’une commission gouvernementale qui recommandait
d’accorder davantage d’argent public à ces mêmes entreprises. De quoi mieux
comprendre ce qui se cache derrière ses plaidoyers publics.
Fidèle à son rôle de trublion, la sénatrice américaine Elizabeth Warren a d’ailleurs
demandé au Pentagone de fournir des éclaircissements sur la nature des liens de
M. Schmidt avec le gouvernement des États-Unis, suggérant que le ministère de la
défense avait peut-être « failli à la protection de l’intérêt public » en lui accordant une
influence si disproportionnée. Son entrée dans la commission sur les biotechnologies
alors même qu’il investit dans ce domaine — à travers un autre fonds de capital-
risque — a également fait hausser de nombreux sourcils (7).

Jaume Plensa. — « The Three Graces I, II and III »


© ADAGP, Paris, 2023 - PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona - Galerie Lelong,
Paris
Et puis il y a Schmidt Futures, une fondation philanthropique qui, quand on y
regarde de plus près, est en fait une entreprise à but lucratif. Elle a récemment fait
parler d’elle lorsqu’on a découvert qu’elle finançait les salaires de plus d’une
vingtaine d’employés du gouvernement américain, y compris à des postes liés à la
définition des stratégies d’intelligence artificielle et à la réglementation du secteur
des technologies (8). M. Schmidt (et, indirectement, Schmidt Futures) a même aidé
M. Martell à devenir le « M. Intelligence artificielle » du Pentagone.
Comment une entreprise privée peut-elle payer les salaires de fonctionnaires
gouvernementaux ? Grâce à une faille législative : certaines organisations à but non
lucratif qui, en tant que telles, peuvent recevoir de l’argent de la part de compagnies
privées sont autorisées à le faire. En l’espèce, l’entité intermédiaire est la Fédération
des scientifiques américains, un think tank bien connu dont les origines remontent au
projet Manhattan (1942-1946). Son président actuel est un certain M. Louie,
l’homme qui fit la gloire de Tetris.
Le coup le plus malin de M. Schmidt dans son opération de communication en faveur
de la guerre froide a été de rallier à cette cause M. Henry Kissinger, une personnalité
réputée ne pas fuir la compagnie des milliardaires. Peut-être est-ce l’influence
schmidtienne, en tout cas M. Kissinger, aujourd’hui centenaire, s’exprime sur
l’intelligence artificielle comme un jeune homme de 19 ans décrirait son premier trip
sous LSD. « Je crois que les compagnies de technologie ont ouvert la voie vers une
nouvelle ère de la conscience humaine », a-t-il récemment déclaré dans un entretien,
avant d’établir un parallèle avec « ce qu’ont fait les générations des Lumières
lorsqu’elles ont délaissé la religion pour la raison » (9). Il faut donc croire que
M. Schmidt est notre nouveau Voltaire.
En 2021, MM. Schmidt et Kissinger, aidés d’une troisième plume, ont publié un livre-
manifeste (10). Ils y écrivaient que les situations « profondément déstabilisantes »
auxquelles la guerre de l’intelligence artificielle peut donner lieu sont comparables à
celles « créées par les armements nucléaires ». « Faut-il s’attendre à ce que des
terroristes mettent au point des attaques utilisant l’intelligence artificielle ? Seront-ils
capables de faire croire qu’elles émanent d’États ou d’autres acteurs ? » Les auteurs
ne répondaient pas à ces questions, se contentant de rabâcher les arguments
galvaudés sur le caractère inévitable d’un « cyber-11-Septembre » — le cri de
ralliement dont tant de sous-traitants de l’armée se sont déjà servis pour capter des
fonds publics. Ce discours alarmiste les amenait à une conclusion logique : le monde
avait besoin d’un « contrôle des armements appliqué à l’intelligence artificielle ». Et
c’était tout. Le livre n’entrait pas davantage dans les détails, préférant les grandes
généralités à l’analyse.
M. Schmidt tient tellement à tirer profit de ce qu’il reste de la réputation de l’ancien
secrétaire d’État que, la même année, il a fondé Special Competitive Studies Project
(SCSP), un think tank consacré à l’intelligence artificielle et calqué sur une initiative
lancée par M. Kissinger à la fin des années 1950, au plus fort de la guerre froide. À
l’époque, ce dernier était loin d’appeler à un quelconque contrôle des armements. Il
estimait plutôt qu’un conflit nucléaire limité avec l’Union soviétique était
pratiquement inéluctable — et que ce serait probablement une bonne chose pour
l’Amérique.
Malgré la place qu’occupe cette idée de « contrôle des armements » dans le livre de
MM. Schmidt et Kissinger, SCSP s’est engagé dans une direction diamétralement
opposée. C’est ce qu’illustre sa promotion d’une stratégie vendue sous le label
accrocheur Offset-X.
Tout au long de la première guerre froide, les stratégies de défense dites « de
compensation » (offset) ont consisté à s’appuyer sur les dernières technologies en date
— des armes nucléaires tactiques aux capteurs aéroportés — pour compenser
l’infériorité numérique américaine face aux chars, aux avions et aux soldats
soviétiques. Trois stratégies de ce genre ont été définies à partir du milieu des
années 1940, toutes reposant sur des postulats différents.
Celui qui sous-tend Offset-X est que, en cas de guerre entre la Chine et les États-
Unis, l’Armée populaire de libération (APL) s’en prendrait aux réseaux américains ;
l’Amérique doit se tenir prête. Un récent rapport de SCSP précise ainsi que « l’issue
d’une guerre éventuelle avec l’APL va plus que jamais dépendre de la supériorité et de
la résilience de nos capteurs, réseaux, logiciels, interfaces humains-machines,
logistique, et, par-dessus tout, des systèmes qui les relient ou les font fonctionner tous
ensemble (11)  ». À tout le moins, cela ne ressemble pas vraiment à un contrôle des
armements.

Jaume Plensa. — « L’âme des mots I », 2009


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Paris
Pour les non-initiés, une telle perspective peut paraître terrifiante, mais ces lignes
feront bâiller d’ennui quiconque a pris part aux décisions du Pentagone durant la
dernière décennie. C’est qu’elles ne font que reprendre les grandes lignes de la
troisième stratégie Offset, déployée entre 2014 et 2018 et dirigée notamment par le
ministre adjoint de la défense de l’époque, M. Robert Work, qui a justement refait
surface au sein du conseil consultatif de SCSP.
Les rapports de SCSP ne s’adressent pas aux militaires, mais au grand public. C’est
lui qu’il faut convaincre de la nécessité d’accroître les fonds que la défense consacre à
l’intelligence artificielle. Pour cela, il faut lui démontrer, d’une part, que la Chine est
en train de gagner la course pour la suprématie dans cette technologie de pointe et,
d’autre part, qu’une telle victoire signerait une défaite militaire pour les États-Unis.
La seconde hypothèse relève pour l’heure de la science-fiction, mais est-il même exact
que la Chine soit si près de triompher ? Il semble au contraire qu’elle en soit encore
à des lieues (12), à en juger par son incapacité à mettre au point un concurrent
crédible à ChatGPT — la présentation catastrophique de son Ernie Bot par Baidu
ayant été suivie d’une dégringolade du cours de ses actions.
Le leadership de la Silicon Valley dans les modèles de langage de grande taille (large
language models), c’est-à-dire les techniques d’apprentissage profond utilisées par
ChatGPT, découle en partie de l’hégémonie culturelle de l’Amérique. Si OpenAI
domine à ce point la compétition, c’est notamment parce qu’il peut entraîner son
modèle à partir d’un gigantesque corpus de textes en anglais, dont le Web regorge.
On trouve beaucoup moins de contenus en mandarin.
Pour qui s’alarmait déjà de l’impérialisme culturel américain, ChatGPT donne de
nouvelles raisons de s’inquiéter, puisqu’il pourrait bien s’imposer comme la
ressource par défaut pour répondre à toutes les questions du monde — qui plus est
en livrant les réponses les plus insipides et les plus politiquement correctes qui soient.
Nous risquons tous de devenir prisonniers des guerres culturelles de l’Amérique.
En dehors du champ spécifique des modèles de langage, on pourrait néanmoins
penser que l’avancée technologique de la Chine continue d’aller bon train. Selon une
étude publiée par un important think tank australien, le pays serait en tête dans
trente-sept technologies essentielles sur quarante-quatre, la liste incluant des
domaines aussi variés que la défense, l’espace, la robotique, l’énergie,
l’environnement, les biotechnologies, l’intelligence artificielle, les matériaux avancés
et les technologies quantiques clés (13).
Le problème des évaluations de ce genre tient à ce qu’elles reposent souvent — et
excessivement — sur des critères tels que les performances relatives des institutions
universitaires, la quantité de publications ou le nombre de chercheurs diplômés. Cela
peut servir d’indicateur pour identifier une position dominante dans un secteur
donné, mais tous ces travaux de recherche ne valent rien sans la faculté de mettre
leurs conclusions en application.
Et c’est là où les efforts de Washington pour contrer l’ascension de la Chine portent
leurs fruits, qu’il s’agisse de briser la domination de Huawei sur la 5G ou
d’empêcher Pékin d’atteindre l’autosuffisance dans la fabrication de puces avancées.
Sur ce sujet, les entreprises de technologie et les sous-traitants de l’armée ne sont pas
toujours d’accord. Les premières souhaitent pour la plupart conserver leur accès au
marché civil chinois, ne serait-ce qu’en raison de sa taille, et sont donc farouchement
opposées à une guerre froide totale. Les seconds n’ont pas ces contraintes, puisqu’ils
ne sont généralement pas liés par des contrats civils et que collaborer avec l’armée
chinoise est hors de question, sous peine de rompre leur partenariat avec le
Pentagone. Eux veulent la guerre froide 2.0 — et ils la veulent maintenant. Certains
ne verraient d’ailleurs pas d’inconvénient à ce qu’elle se transforme en guerre
chaude.
La politique de l’administration Biden, fondée sur un patient mais payant
étranglement du rival chinois, reflète le difficile compromis entre les deux camps.
Washington tente de convaincre des alliés comme les Pays-Bas, la Corée du Sud et le
Japon de cesser de vendre leurs technologies essentielles à la Chine. Il utilise aussi
des instruments juridiques hérités de la guerre froide, dont la disposition dite
Foreign Direct Product Rule, qui permet d’interdire à des compagnies étrangères
d’exporter vers la Chine des produits fabriqués à l’aide d’une technologie
américaine.

Jaume Plensa. — « Self-Portrait » (Autoportrait), 2013


© ADAGP, Paris, 2023 - PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona - Galerie Lelong,
Paris
L’idée est d’alourdir le coût du développement de l’intelligence artificielle, mais sans
le rendre prohibitif, afin que les aspirations chinoises à l’autonomie puissent se
traduire en bénéfices pour les entreprises américaines. De plus, en ralentissant Pékin
dans son élan, les mesures de M. Biden permettent aux États-Unis de gagner du
temps pour régler leurs propres problèmes d’intelligence artificielle
(majoritairement liés au fait qu’ils ont trop d’œufs dans le panier des
microprocesseurs taïwanais). Au moins, plus personne à Washington ne cache que
l’objectif explicite est de maintenir la Chine dans la dépendance et d’en tirer profit
— l’attitude que dénonçaient en leur temps des théoriciens de la dépendance comme
André Gunder Frank ou Ruy Mauro Marini.
L’inconnue demeure la capacité de Pékin à prendre la tête d’une coalition
internationale, quelle qu’en soit la forme, pour faire avancer ses intérêts. Car
Washington, de son côté, n’agit pas seul. Il exploite ou dirige plusieurs initiatives
internationales telles que le partenariat mondial sur l’intelligence artificielle (GPAI).
Il y a peu, l’AFF de M. Schmidt a annoncé la création d’un fonds conjoint avec
l’Inde, le Japon et l’Australie sous les auspices du Dialogue quadrilatéral pour la
sécurité (QUAD), un groupement de défense entre ces quatre pays qui vise à contenir
les ardeurs chinoises.
La plupart de ces opérations sont menées sous la bannière de la défense de la
démocratie et de la paix dans le monde, bien que ce soit au prix d’un gonflement des
budgets militaires et d’un enrichissement croissant des compagnies de technologie et
de leurs actionnaires.
Au milieu de toute cette agitation, l’Europe brille par son absence. La raison en est
évidente : dans le domaine militaire, elle suit les États-Unis. Lorsque des
changements se produisent, ils sont généralement de portée minime, comme quand
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) a annoncé choisir les Pays-Bas
pour accueillir la société de gestion de son nouveau fonds d’innovation doté de
1 milliard d’euros — de la menue monnaie à l’échelle des enjeux. Même si la guerre
en Ukraine a conduit les pays européens à augmenter leurs dépenses militaires, il y a
fort à parier que ce sont des entreprises américaines comme Palantir, dirigée par
M. Peter Thiel, qui se tailleront la part du lion dans cette nouvelle manne pour
l’intelligence artificielle.

L’Europe dans les bras de la « tech » américaine ?


À ce stade, le fait que les géants américains ne soient pas encore passés à la vitesse
supérieure doit bien plus aux lois européennes sur la protection de la vie privée qu’à
des politiques publiques actives. Si ChatGPT a été interdit en Italie et si un tribunal
allemand a jugé inconstitutionnel l’usage du logiciel d’analyse des données de
Palantir par les forces de police pour prévenir les crimes avant qu’ils ne soient
commis, nul ne sait combien de temps ces digues pourront tenir.
À en croire de récentes prises de parole largement relayées par la presse, la
rhétorique de Washington sur la guerre froide 2.0 trouve un écho chez certains
membres de la Commission européenne. On peut supposer que cela entraînera une
dégradation des relations entre l’Union européenne et la Chine, tout en poussant
davantage encore la première dans les bras de la tech américaine. À l’évidence,
Bruxelles serait plus avisé de jouer les deux camps l’un contre l’autre, comme il a
tenté de le faire par le passé sur d’autres questions.
En 2014, la politiste Linda Weiss soutenait que le leadership technologique des États-
Unis tenait davantage aux efforts de la défense qu’à ceux de la Silicon Valley (14).
Elle y notait que, privé d’un rival de guerre froide, le Pentagone avait perdu sa
capacité à produire des innovations révolutionnaires, et se demandait même
« pourquoi la Chine ne s’[était] pas encore transformée en un concurrent moteur
d’innovation, à l’image de l’Union soviétique et du Japon ». Ce n’était qu’une
question de temps.
Weiss estimait alors que, si elle voulait poursuivre la course technologique en tête,
l’Amérique devait dépasser son obsession pour ce qu’elle nommait le
« financialisme », mettre de côté les intérêts de Wall Street et se concentrer sur la
reconstruction de son industrie. Naturellement, l’obsession pour la finance n’a
jamais reculé, mais un phénomène beaucoup plus étrange est apparu. Bien que l’on
assiste effectivement à un début de relocalisation de la production de puces, il est
encore impossible de savoir si les États-Unis vont se réincarner en leader mondial du
secteur.
Contre toute attente, c’est peut-être moins l’effacement de Wall Street que la montée
de la Silicon Valley, déterminée à capitaliser sur la vogue de l’intelligence artificielle,
qui a tiré l’Amérique de son sommeil, érigeant du même coup la Chine en ennemi
stratégique comme l’était autrefois l’Union soviétique.
Et si tout cela avait débuté avec Tetris ? La nouvelle guerre froide commence. Ou
presque.
Evgeny Morozov
Fondateur et éditeur de The Syllabus, plate-forme de connaissances à but non
lucratif. « The Santiago Boys », son podcast sur l’héritage technologique de Salvador
Allende, est attendu pour l’été 2023.
(1) L’histoire de ce jeu, parti d’Union soviétique pour atterrir sur les ordinateurs du
monde entier, est racontée dans Tetris, un film d’Apple TV+ sorti le 31 mars 2023.
The Tetris Effect, de Dan Ackerman (PublicAffairs, New York, 2016), reste un livre
indispensable sur le sujet.
(2) Lire François Flahaut, « Ni dieu, ni maître, ni impôts », Le Monde diplomatique,
août 2008.
(3) Eric Schmidt et Yll Bajraktari, « America could lose the tech contest with
China », Foreign Affairs, New York, 8 septembre 2022. M. Bajraktari dirige SCSP, le
think tank de M. Schmidt consacré à l’intelligence artificielle.
(4) Mark Pomerleau, « Pentagon awards AWS, Google, Microsoft and Oracle spots
on $9B joint warfighting cloud capability solicitation », DefenseScoop,
7 décembre 2022.
(5) Cf. Kate Kaye, « Inside Eric Schmidt’s push to profit from an AI cold war with
China », Protocol, 31 octobre 2022.
(6) Jonathan Guyer, « Inside the chaos at Washington’s most connected military tech
startup », Vox, 14 décembre 2022.
(7) CNBC.com, 13 décembre 2022.
(8) Cf. Alex Thompson, « Ex-Google boss helps fund dozens of jobs in Biden’s
administration », Politico, 22 décembre 2022.
(9) Time, New York, 5 novembre 2021.
(10) Henry A. Kissinger, Eric Schmidt et Daniel Huttenlocher, The Age of AI : And
Our Human Future, Little, Brown and Company, New York, 2021.
(11) « The future of conflict and the new requirements of defense. Interim panel
report », Special Competitive Studies Project, octobre 2022.
(12) Lire Gabrielle Chou, « La Chine entravée dans la bataille de l’intelligence
artificielle », Le Monde diplomatique, avril 2023.
(13) Jamie Gaida, Jennifer Wong Leung, Stephan Robin et Danielle Cave, « ASPI’s
critical technology tracker : The global race for future power  », Australian Strategic
Policy Institute, 2 mars 2023.
(14) Linda Weiss, America Inc. ? Innovation and Enterprise in the National Security
State, Cornell University Press, Ithaca, 2014.
> Septembre 1985, pages 19, 20 et 21
L’OPA des militaires américains sur les ordinateurs de la cinquième génération

Comment l’« intelligence artificielle » conduirait la guerre


Au début des années 80, la cinquième génération de systèmes informatiques n’était encore
qu’un concept. Il faudra trois ans pour que la compétition technologique s’engage
réellement : le temps pour les Japonais, partis les premiers, d’assimiler les dernières
technologies venues de l’Ouest, pour les Américains de restructurer leur potentiel
industriel, et pour les européens de constater avec amertume l’absence d’un espace
communautaire dans ce domaine stratégique. Ainsi, c’est seulement en 1983 que sera
donné le départ vers cette « nouvelle frontière » de la puissance de calcul des ordinateurs,
avec successivement la création de la Microelectronics and Computer Technology
Corporation (MCC) aux Etats-Unis, puis le lancement, par la Commission des
Communautés européennes, du programme ESPRIT (European Strategic Program for
Research in Information Technology) dont les rôles sont de coordonner les efforts de
recherche et d’en centraliser les résultats afin de faire pièce aux programmes mis en
chantier par l’Institute for New Generation Computer Technology (ICOT) sous la tutelle
du ministère japonais de l’industrie et du commerce international (MITI). Aux Etats-Unis,
c’est le ministère de la défense qui a donné le signal de la mobilisation des partenaires
industriels, par l’intermédiaire de son agence spécialisée dans les programmes de
recherche, la DARPA (ex-ARPA), publiant en octobre 1983 un projet intitulé
« Informatique stratégique », élaboré par l’Information Processing Techniques Office
(IPTO), devenu au fil des ans le principal « sponsor » des laboratoires industriels et
universitaires en matière d’informatique.Tout en replaçant cet événement dans le contexte
de l’Initiative de défense stratégique du président Reagan (la « guerre des étoiles »), il
convient de relier les choix technologiques aux options stratégiques, implicitement
définies par des objectifs militaires précis, conçues pour répondre aux défis majeurs que
constituent l’imprévisibilité et l’instantanéité de la guerre moderne. Ainsi apparaît la
collusion entre l’élite technicienne (experts scientifiques et technostratèges) et les
représentants du complexe militaro-industriel visant à asservir les objectifs d’un
programme de recherche fondamentale à des finalités strictement militaires. Il faut enfin
tenir compte du scepticisme d’une partie de la communauté scientifique concernée qui
s’oppose à l’unanimisme des experts, sur le double plan de la technique et de l’éthique,
comme en témoigne l’émergence de groupes professionnels tels que le Computer
Professionals for Social Responsability (CPSR), qu’inquiètent les usages sociaux de cette
stratégie.
par Dominique Desbois 
 
0
« Il y a certaines fonctions humaines auxquelles les ordinateurs ne devraient pas
se substituer. » Joseph Weizenbaum, « père » du programme Eliza et auteur du
livre Computer Power and Human Reason.
A l’aube des années 80 (1), le MITI se penchait sur le berceau des ordinateurs de la
cinquième génération. Tenue à Tokyo du 19 au 22 octobre 1981, la première conférence
internationale sur ce nouveau type de systèmes informatiques (2), en même temps qu’elle
constituait le baptême officiel du concept de cinquième génération, consacrait du même
coup le leadership japonais en la matière. La communauté scientifique internationale se
mit alors à guetter la réaction des « majors » américaines (IBM, CDC, Cray Research Inc.)
dépossédées du flambeau de l’initiative dans la course aux megaflops (3) à la faveur d’une
opération qui semblait tenir autant du bluff publicitaire que du pari industriel. Et chacun
de scruter l’horizon des annonces expérimentales pour y déceler les signes avant-coureurs
de la prochaine tempête technologique...
Vers la fin de l’année 1983, les militaires américains passent soudain à l’offensive : la
DARPA, agence américaine spécialisée dans les recherches à vocation militaire, propose
un projet (4) visant à développer une technologie informatique entièrement nouvelle pour
couvrir les besoins actuels et futurs des forces armées. Cette annonce inaugure en fait un
plan quinquennal qui s’appuie sur une dotation financière de 600 millions de dollars. Pour
en apprécier la signification réelle, il convient de situer un tel programme dans le contexte
stratégique de l’après-Pershing, où la course aux armes nucléaires antiforces engagée au
milieu des années 60, issue d’une logique de l’équilibre de la terreur, nous amène, par la
dynamique des développements technologiques intervenus, à une logique de
l’affrontement armé. Dans ce contexte, les options stratégiques annoncées par le président
Reagan dans son fameux discours dit de la « guerre des étoiles », le 22 mars 1983, sont
celles d’un renforcement du potentiel nucléaire par le développement de technologies
nouvelles et l’amélioration des systèmes de commandement et de contrôle stratégiques
existants. La dotation financière (5) s’inscrit donc dans l’accroissement considérable des
dépenses militaires qu’indiquent les prévisions budgétaires soumises au Congrès par le
secrétaire à la défense, M. Gaspar Weinberger, prévoyant une augmentation du budget
militaire global de 9,3 % en termes réels. Reflet de la volonté politique qui soutient ces
choix stratégiques, le budget du programme « Initiative de défense stratégique » (6)
passera de 99 millions de dollars en 1984 à 3,8 milliards en 1986, soit 284 %
d’augmentation en trois ans.

De la parole au raisonnement autonome


Dans l’escalade des mesures et des contre-mesures provoquée par le développement des
armes antiforces, la capacité des systèmes de commandement (7) à suivre en temps réel,
sur les divers théâtres d’opération, le déroulement du conflit afin de garder le contrôle des
unités au combat est devenue une composante du système global de défense, qualifiée de
critique par le haut commandement américain. L’évolution dramatique de la guerre
moderne concernant le niveau et les délais d’engagement des forces armées (8) ainsi que
la séparation croissante, à la fois dans le temps et dans l’espace, de fonctions
d’organisation et d’exécution, conduisent les stratèges militaires américains à vouloir
développer, sous-jacente à la prochaine génération de systèmes d’armes et de
commandement, une nouvelle technologie de base pour le traitement automatisé de
l’information, qui, selon leurs propres termes, viserait à « changer la nature des conflits
futurs ». Les changements programmés verraient à la fois s’accroître la masse des calculs
et s’élargir leur rôle à l’automatisation de la prise de décisions militaires.
En ce qui concerne le hardware, l’accent est mis sur la micro-électronique (9) et les divers
types d’architectures multiprocesseurs (10), techniques grâce auxquelles la DARPA espère
obtenir un gain en puissance de calcul de l’ordre d’un facteur 1 000 par rapport aux super-
calculateurs actuels (11). L’effort sur les composants logiciels est organisé autour de
l’"intelligence artificielle"et se fonde, en particulier, sur les perpectives ouvertes par une
utilisation « large et intensive » des systèmes experts. Le futur software devra doter les
machines de la cinquième génération de fonctions équivalentes aux capacités
intellectuelles des humains, comme la compréhension du langage naturel, la vision, la
parole et divers types de raisonnement autonome.
Concrètement, le projet essaye de faire converger la recherche scientifique vers des
objectifs militaires précis :
• pour l’armée de terre, une nouvelle classe de véhicules capables d’évoluer dans un
environnement hostile sur la base d’une large autonomie de mouvement et de
raisonnement ;
• pour l’aviation, un « copilote » pouvant assister le personnel naviguant, régulièrement
débordé par la masse d’informations lors de décisions « critiques » engageant la survie du
chasseur ou du bombardier ; ce « copilote » déchargerait l’équipage des tâches de routine,
mais pourrait également supplanter les opérateurs humains « dans les missions requérant
la capacité d’accepter des instructions de haut niveau ou pour les décisions impossibles à
prendre sur la base d’un consensus » ;
• enfin pour la marine, il s’agit d’un système de conduite du champ de bataille capable de
prendre en compte des données non vérifiées pour prédire l’apparition d’événements
probables, mais aussi d’élaborer des stratégies d’action et des scénarios, sur la base d’un
apprentissage, en explicitant les options qui président à la logique des décisions.
Ces trois applications, imaginant des véhicules terre-air-mer complètement autonomes et
capables de remplir des missions complexes de reconnaissance, d’attaque et de défense à
grande distance, sont censées illustrer le pouvoir de la technologie et catalyser le
processus de création technologique.
Le rapport de la DARPA contient des propositions précises sur la recherche scientifique
dans le domaine informatique et prévoit un couplage serré entre les besoins militaires et
les buts des recherches financées. Ce couplage est renforcé par une sélection sévère des
projets de développement et la mise en place d’échéanciers très stricts. Ainsi, par
l’intermédiaire de mécanismes variés, le Pentagone semble vouloir piloter de bout en bout
le projet « cinquième génération » afin de contrôler efficacement le choix des options
technologiques. Ce n’est certes pas la première fois que le puissant lobby du complexe
militaro-industriel s’empare d’un programme de recherche fondamentale orientée pour en
asservir les objectifs à des finalités strictement militaires.
Bien entendu de telles velléités n’ont pas manqué de susciter d’importants remous et de
vives critiques (12) au sein même de l’ establishment scientifique d’une communauté
professionnelle pourtant choyée par les militaires. Car, ironie suprêmement paradoxale, les
problèmes que les conseillers scientifiques du Pentagone tentent ainsi de résoudre sont les
effets induits de la technologie proposée en solution.
En effet, les systèmes C3 (commandement, contrôle, communication), imaginés pour
permettre la maîtrise d’une escalade nucléaire dans le cadre de l’option stratégique de la
riposte graduée (flexible response) adoptée par l’OTAN, souffrent de tares constitutives
qui limitent leur développement :
• d’une part, ils se révèlent particulièrement vulnérables non seulement aux mesures de
destruction directe, mais aussi aux effets induits par un conflit nucléaire ; l’impulsion
électromagnétique (13) déclenchée par une explosion atomique au-dessus du Nebraska
suffirait pour entraîner l’effondrement de tous les systèmes électriques et électroniques sur
l’ensemble du territoire des Etats-Unis, ce qui en fait des cibles privilégiées dans le cas
d’une attaque nucléaire antiforces ;
• d’autre part, en tant que systèmes d’alarme et de défense, ils ont été conçus pour pécher
par hypersensibilité ; décelant régulièrement de fausses attaques entrantes, ils ont
déclenché à plusieurs reprises les premières étapes d’une alerte générale (14) ; la cause
première peut être aussi bien la défaillance d’un composant électronique, une imperfection
du logiciel, l’écho mal interprété d’un phénomène naturel (un vol d’oies sauvages), que
l’erreur humaine (un opérateur monte une bande d’entraînement sur le mauvais dérouleur,
provoquant ainsi la réaction opérationnelle du système à ce qui n’est qu’un simulacre).
Outre ces inconvénients, les systèmes C3 constituent dans le cadre d’une stratégie
antiforces un facteur déstabilisant : l’incitation à la première frappe est d’autant plus forte
que le système C3 est plus vulnérable.
La pierre d’achoppement sur laquelle vient buter la prolifération d’ordinateurs, destinés à
maîtriser le flot d’informations et à guider le processus de décision, est constituée par la
décroissance rapide de la prédictibilité des situations militaires au fur et à mesure de
l’escalade. Ne serait-ce qu’en raison des modifications subites que l’on ne manquera pas
d’introduire dans les doctrines stratégiques en réponse à des situations exceptionnelles.
Personne ne sait comment on conduit une guerre nucléaire tactique, et aucune simulation,
si sophistiquée soit-elle, ne saurait combler cette brèche dans le rempart doctrinal des
stratégies nucléaires. Des facteurs intrinsèques contribuent de façon concourante à
perturber le fonctionnement de ces systèmes au point de les rendre inutilisables :
• la fâcheuse tendance des systèmes d’actions préprogrammées, au-delà d’un certain
niveau de complexité, à l’auto-accomplissement (self-fulfilling) ;
• la propagation des erreurs d’estimation, dues aux contre-mesures de brouillage
électronique ou à l’ambivalence de certaines armes (15). »
Ainsi, durant la période de transition entre la paix et les hostilités, quand les règles de
l’engagement changent rapidement, ils peuvent avoir des effets pervers aux conséquences
imprévisibles.
Face à ces deux défis majeurs que sont l’imprévisibilité et l’instantanéité de la guerre
moderne, la DARPA préconise l’introduction massive de l’"intelligence artificielle"
comme outil technologique permettant de résoudre les problèmes posés par le processus
d’automatisation des décisions militaires et propose son extension au contrôle des missiles
nucléaires stratégiques. Le rapport « Informatique stratégique » entérine la vision selon
laquelle les systèmes experts pourraient remplacer en grande partie, sinon totalement,
l’élément humain dans les processus de prise de décisions qualifiées de « critiques ».
Des stratèges du Pentagone rassemblés lors d’un séminaire sur les systèmes d’armes
embarqués dans l’espace (16) viennent récemment de confirmer cette approche à propos
d’un laser spatial conçu pour paralyser les missiles soviétiques à longue portée dans leur
phase de lancement. Cet aréopage d’experts aurait reconnu que toucher les vecteurs avant
qu’ils n’aient déployé leurs tètes nucléaires dans l’espace exigerait une action si rapide
qu’elle nécessiterait une prise de décision par ordinateur, excluant de fait une intervention
quelconque de la Maison Blanche dans ce processus. Ainsi que le rapporte le Los Angeles
Times du 26 avril 1984, cette affirmation déclencha la controverse entre les membres de la
commission du Congrès pour la défense et les représentants de l’administration. Le
sénateur Paul E. Tsongas (Massachusetts) ouvrit les hostilités en proposant d’élire
l’ordinateur du NMCS (17) lors de la prochaine élection. « Au moins, il serait en ligne
tout le temps », ajouta-t-il. A sa question : Est-ce que quelqu’un a averti le président qu’il
est écarté du processus de décision ?", M. Keyworth, le propre conseiller scientifique de
M. Reagan, répondit « Certainement pas moi ! » M. Joseph R. Biden Junior, sénateur du
Delaware, demandant avec insistance si une erreur pouvait provoquer les Soviétiques à
lancer une attaque réelle « Supposons que le président lui-même ait commis une
erreur ; », se vit interrompre par M. Cooper, directeur de la DARPA « Pourquoi ? Nous
pourrions avoir la technologie pour qu’il ne puisse commettre aucune erreur ! »

Pas de solutions techniciennes aux problèmes politiques


Ces anecdotes, et surtout le commentaire final de M. Cooper, révèlent la confiance
aveugle investie par les experts du Pentagone dans les automates de prise de décision.
L’attrait qu’exerce l’"intelligence artificielle" sur la recherche fondamentale a aiguisé
l’appétit de la communauté scientifique et l’a conduite à formuler des promesses plus
difficiles à tenir que prévu. La machine universelle de traduction automatique, promise
dans les années 50, appartient encore au domaine de la spéculation intellectuelle.
Malheureusement, par un processus d’auto-intoxication communément répandu au sein du
lobby scientifique soutenu par le complexe militaro-industriel, des prétentions au moins
aussi irréalistes concernant les systèmes experts peuvent être prises à la lettre même par
ceux des technocrates qui sont proches de la profession car victimes des malentendus que
masquent les subtils glissements de sens opérés sur des concepts tels que « intelligence »,
« raisonnement » ou « compréhension ». De faux sens en malentendus, la corruption du
langage imprègne profondément la rhétorique de l’élite technicienne. La boucle se referme
avec la complicité plus ou moins active d’un certain nombre de responsables scientifiques.
C’est ainsi qu’on en arrive à réclamer « un saut quantitatif — a quantum leap — en
informatique comparable à ce qu’il advint de la technologie nucléaire dans les
années 40 ».
Cependant, le crédit illimité accordé aux vertus dont se pare l’intelligence artificielle ainsi
que l’optimisme faussement naïf affiché par les promoteurs du projet « Informatique
stratégique » ont relancé le débat sur la sécurité de fonctionnement des ordinateurs parmi
les professionnels de l’informatique aux Etats-Unis. Le conseil de l’ACM (18) a voté le
8 octobre 1984 une résolution (19) soulignant que les systèmes informatiques,
contrairement au mythe, ne sont pas infaillibles (20) — Selon l’ACM, la fiabilité de
systèmes informatiques, qui peuvent être qualifiés de « critiques » pour la sécurité du
public ou des usagers (en particulier, ceux utilisés dans les systèmes de transports aériens
ou terrestres à haute vitesse ; les systèmes militaires de contrôle, d’attaque ou de défense ;
les systèmes de soins et de diagnostics médicaux), devrait faire l’objet d’un débat public.
Cette résolution est l’aboutissement d’un débat interne à l’association lancé deux ans plus
tôt par deux conseillers de l’ACM demandant à celle-ci de prendre publiquement position
sur le danger d’une guerre nucléaire et sur le rôle de l’informatique dans la conception et
l’assemblage d’un système d’armes complexe dont la fiabilité et la maîtrise restent
douteuses, nourrissant ainsi le risque d’un conflit nucléaire déclenché accidentellement.
Une motion similaire a été proposée lors d’une récente assemblée générale de l’IFIP (21)
visant à « encourager les applications de l’informatique en faveur de la paix dans le
monde et du bien-être de l’humanité » et déplorant par ailleurs « les usages de cette même
technologie qui contribuent à augmenter les risques de guerre nucléaire et le niveau de
l’affrontement atomique (22) ».
Parallèlement, un rapport du groupe CPSR (23), publié en juin 1984 et dont la presse
professionnelle a diffusé de larges extraits, dénonce les dangers encourus du fait du
contrôle informatisé des systèmes de défense nucléaire stratégique (en particulier pour les
missiles antimissiles) en faisant le procès du plan de la DARPA pour l’"Informatique
stratégique".
La foi quasi mystique dans le pouvoir de la technologie est à la mesure du désarroi des
stratèges impuissants à maîtriser une situation qui est le produit direct des développements
techniques intervenus dans les systèmes d’armes offensifs et défensifs et avec laquelle il
nous faut désormais vivre. Deux nations s’affrontent avec des forces qui, une fois lâchées,
conduiraient à une destruction simultanée en moins d’une heure. Des voix de plus en plus
nombreuses s’élèvent pour dénoncer la futilité d’une tentative qui prétend fournir une
solution technicienne à ce qui est et restera un problème essentiellement politique.
Dominique Desbois
Centre d’information et d’initiative sur l’informatisation (CIII). 1, rue Keller, 75011 Paris.

(1) Anon, Interim Report on the Study and Research on Fifth Generation


Computer, JIPDEC 80.
(2) T. Moto-Oka, Fifth Generation Computers Systems. Proceedings, JIPDEC/North Holland, 1982.
(3) Mégaflop : million d’opérations flottantes par seconde, unité de mesure de la puissance de calcul des systèmes
informatiques.
(4) Strategic Computing, New Generation Computing Technology : A Strategic Plan for its Development and
Application to Critical Problems in Defense. Defense Advanced Research Projects Agency, octobre 1983. Sauf
indication contraire, les citations sont extraites de ce rapport.
(5) Une première tranche de 98 millions de dollars a déjà été investie par le Pentagone dans le financement de ces
projets. Electron News du 19 mars 1984, L. Schwartz.
(6) SDI : Strategic Defense Initiative, programme de recherche sur les nouvelles technologies militaires, dont la finalité
serait de neutraliser une agression éventuelle fondée sur l’emploi de missiles balistiques nucléaires. La conception
d’armes à énergie dirigée telles que les lasers spatiaux antisatellites ou antimissiles constitue un des axes fondamentaux
de ce programme (voir le Monde diplomatique, mai 1985).
(7) Ces systèmes de collecte et de traitement des données sont appelés C3 en jargon militaire du fait de leur triple
fonction : Command, Control & Communication.
(8) L’évolution des armements stratégiques a considérablement réduit le délai de préavis : les vingt ou vingt-cinq
minutes du temps de vol d’un missile intercontinental d’un sanctuaire à l’autre suffisent à peine pour s’assurer s’il s’agit
d’une attaque ou d’une erreur. Le « téléphone rouge », installé entre Moscou et Washington, est en fait un telex dont le
fonctionnement relativement long ne permet pas une communication directe entre les deux chefs d’Etat. L’implantation
récente des systèmes eurostratégiques, comme les Pershing-2 en RFA, réduit ce délai pour l’URSS à un intervalle de
quatre à dix minutes suivant la profondeur de l’objectif à atteindre. En réponse à l’installation des Pershing-2 et
Tomahawk, l’URSS déploie en Europe de l’Est des missiles capables d’atteindre leurs cibles sur le théâtre d’opération
européen en moins de trois minutes.
(9) Recherches sur les matériaux et les composants (circuits volumiques, microprocesseurs biologiques, circuits optiques
intégrés...) ainsi que sur les procédés d’intégration à très grande échelle (technologies VHSIC — Very High Speed
Integration Circuit).
(10) Les nouvelles organisations des machines basées sur les techniques de communication de paquets (architectures
« pipeline » ou en anneau, bus matériel et logiciel) viennent désormais concurrencer l’ancien schéma centralisé du
modèle de von Neumann. Les nouvelles machines se distinguent également suivant l’organisation du code (programme)
qu’elles sont censées exécuter : à côté des machines à flot d’instructions figurent désormais des machines à flot de
données  ; apparaissent aussi des architectures orientées non plus vers l’instruction ou l’objet mais vers la manipulation
et la réduction d’expressions mises sous forme de chaînes ou de graphes.
(11) Machines dont la puissance de calcul est supérieure à 20 mégaflops ; le CRAY-l est gratifié d’une puissance de
250 mégaflops.
(12) Quatre ans plus tôt, M. Charles Anthony R. Hoare lançait déjà une mise en garde prémonitoire lors de la remise du
prix Alan-Turing, qui lui fut décerné en 1980 par l’ACM (Association for Computing Machinery). Ce prix,
probablement la plus haute distinction pour un scientifique dans le domaine de l’informatique, consacre les contributions
fondamentales de ce professeur de l’université d’Oxford à la définition et à la conception des langages de
programmation. Dans son adresse à la conférence annuelle de l’ACM, tenue le 27 octobre 1980 à Nashville, dans le
Tennessee, le professeur Hoare, à la stupéfaction générale, demanda instamment à tous les professionnels réunis ce jour-
là de ne pas utiliser ADA, le nouveau langage du Pentagone, pour des applications où la sécurité de fonctionnement joue
un rôle critique : centrales nucléaires, missiles de croisière, systèmes d’alarme avancée, systèmes de défense à missiles
antibalistiques. Et de conclure par ces mots sa longue argumentation sur les dangers des défauts de conception dans les
langages de programmation : « La prochaine fusée égarée à cause d’une erreur de programmation pourrait bien ne pas
être une fusée d’exploration spatiale en route vers Vénus pour un voyage inoffensif, mais une ogive nucléaire explosant
sur une de nos villes. » (The Emperor’s Old Clothes, ACM Turing Award Lecture, CAR Hoare. Communications of the
ACM, volume 24, n° 2, février 1981. pp 75-83.)
(13) L’impulsion électromagnétique ou EMP (Electro-Magnetical Pulse) a été découverte en 1962 lors de l’explosion
d’une ogive à hydrogène au-dessus de l’île Johnston, dans le Pacifique, provoquant des dégâts électromagnétiques
considérables à 1 300 kilomètres de distance, sur les îles Hawaii, et mettant hors service plusieurs satellites américains.
Produit d’une interférence complexe des rayons gamma, issus de l’explosion nucléaire, avec le champ magnétique
terrestre, ce phénomène peut saturer les installations qui ne sont pas spécialement « blindées » sur une zone de plusieurs
milliers de kilomètres de rayon. La mise au point d’une arme à EMP renforcée, pouvant déclencher des niveaux
d’impulsion électromagnétique très élevés, fait partie du programme d’armes nucléaires dit de « troisième génération »
(cf. David C. Morrison, le Monde diplomatique, avril 1985).
(14) Rapport Hart-Goldwater de la commission du Sénat américain sur les services armés, octobre 1980.
(15) Du fait de la nature ambivalente de certains armements, il n’est pas toujours possible de procéder à une évaluation
correcte des forces engagées sur un champ de bataille : ainsi les obusiers nucléaires de 155 et de 203 mm ne se
distinguent en aucune façon des pièces d’artillerie homologues, utilisées pour les engagements conventionnels.
(16) Parmi eux : M. Robert S. Cooper, directeur de la DARPA, M. Georges Keyworth, conseiller scientifique du
président Reagan, et le général James A. Abrahamson, directeur du programme de « guerre des étoiles ».
(17) National Military Command System, système national de commandement militaire des Etats-Unis : il constitue
l’élément central du système mondial de commandement et de contrôle militaire (WWMCCS — World Wide Military
Command and Control System) de l’ensemble des forces années américaines.
(18) Association for Computing Machinery : fondée en 1947, cette association professionnelle d’informaticiens compte
actuellement plus de soixante-sept mille membres.
(19) President’s Letter  : Reliability of Computers Systems and Risks to the Public, Adele Goldberg, Communications of
the ACM, volume 28, n° 2, février 1985, pp 131-133.
(20) Même les systèmes redondants (dits FO/FS, pour Fait Operational/Fail Safe ) tels que le système informatique
embarqué dans la navette spatiale américaine, et comprenant cinq ordinateurs synchronisés, peuvent connaître des
pannes inopinées dues à des modifications malencontreuses, qui se glissent dans les programmes lors des diverses étapes
de la conception du logiciel, dévoyant de manière inattendue son fonctionnement lors de phases particulièrement
délicates : le lancement de Columbia fut, le 10 avril 1984, retardé de deux jours à cause d’une erreur de synchronisation
provoquée par la correction d’une constante de temps, effectuée deux ans plus tôt dans un obscur sous-programme
d’initialisation de file d’attente pour processus cycliques (cf. The « Bug » Heard Around the World, John R. Garman,
NASA, Technique et sciences informatiques, volume 2, n° 3, mai-juin 1983, pp 207-212).
(21) International Federation for Information Processing, le « comité Technique de l’IFIP sur les relations entre
ordinateurs et société » a récemment mis en place un groupe de travail intitulé « ordinateurs, paix et détente
internationale ».
(22) IFIP Newsletter, décembre 1984.
(23) Computer Professionals for Social Responsability, Strategic Computing : An Assessment, Severo M. Orstein, Brian
C. Smith, Lucy A. Suchman, PO. Box 717 Palo-Alto, CA 94 301, Etats-Unis. Le groupe CPSR est une association à but
non lucratif réunissant des professionnels de l’informatique qui se préoccupent des usages sociaux de cette technologie.
Il intervient activement dans les médias et édite un bulletin de liaison trimestriel La lettre du CPSR. Cette action
militante, fondée sur l’expertise scientifique. a eu pour premier résultat de relancer, au sein de la communauté
professionnelle, le débat sur la sûreté de fonctionnement des systèmes informatiques.

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