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Économie Industrielle (cours de M. Baudry et E.

Darmon)
L3 Économie – 2022/2023

TD 5

« Les GAFAM, un monopole naturel ? »

I. Question de cours
Dans quelle(s) circonstance(s) un monopole naturel réglementé peut-il être amené à pratiquer des
subventions croisées (vous définirez au préalable ce contexte) ?

II. Analyse de documents (Sujet du CC 2 de mars 2021)

En vous appuyant sur les documents en Annexe et les éléments du cours vous chercherez à
déterminer quels sont les enjeux actuels de l’évolution de la régulation des industries dont le
modèle d’affaire est basé sur les données en ligne. Vous chercherez notamment pour cela à
examiner les points suivants :

- Quels sont les arguments avancés en faveur d’une régulation de ces industries ?
- En quoi les questions de régulation de ces industries font elles écho au concept de
monopole naturel ?
- En quoi le contrôle des concentrations selon l’approche SCP usuelle nécessiterait-il d’être
revu ?
- Comment expliquer le paradoxe consistant à parler du monopole des GAFA(M), c’est-à-
dire d’un monopole au pluriel ?

ANNEXE

La Tribune (France), no. 7006


Focus, jeudi 8 octobre 2020 865 mots, p. 6

Des parlementaires démocrates avancent des solutions pour casser le


«monopole» des GAFA
Rob Lever et Julie Jammot, AFP
Pour des élus démocrates, la seule solution de mettre fin à la position dominante des Gafa consiste à
opérer des « séparations structurelles » chez ces géants. C'est ce qui ressort du rapport antitrust de la
Chambre des représentants des États-Unis sur ces mastodontes de la technologie.
Et si la loi obligeait Facebook à revendre Instagram, Google à se séparer de YouTube et Amazon à ne
plus promouvoir ses propres produits sur sa plateforme ? Pour certains parlementaires démocrates, c'est
la seule façon d'empêcher les abus de position dominante dont ils accusent les Gafa (Google, Apple,
Facebook et Amazon). Ils estiment que les géants de la tech ont « leur propre quasi-réglementation privée
qui ne s'applique qu'à eux-mêmes », peut-on lire dans un rapport publié mardi 6 octobre après plus de 15
mois d'enquête et d'auditions avec les responsables des quatre entreprises.
« « Pour le dire simplement, ces géants qui étaient autrefois des petites start-up, remettant en question le
statu quo, sont devenus le genre de monopoles que nous n'avions pas vus depuis l'ère des barons du
pétrole et des magnats des chemins de fer », insistent-ils en introduction du document de 449 pages. »
Ces élus de la Chambre des représentants appellent en conséquence à des « séparations structurelles
pour empêcher ces plateformes d'opérer dans des secteurs d'activité qui dépendent ou interagissent avec
elle ». Ils veulent notamment mettre fin aux situations où une entreprise est à la fois juge et partie - comme
Apple sur l'App Store, son magasin d'applications mobiles ou Amazon sur sa plateforme de vente en ligne.
« Les grandes entreprises ne sont pas dominantes par définition, et l'hypothèse selon laquelle le succès
ne peut qu'être le résultat d'un comportement anti-compétitif est simplement fausse », s'est insurgé le
géant du e-commerce dans un communiqué sur son blog.
Autoriser l'interopérabilité des équipements
Le débat revient de plus en plus fréquemment aux États-Unis, à mesure que monte la grogne contre
les Gafa, toujours plus riches et plus puissants. La pandémie et le grand confinement les ont même
renforcés, alors que les grandes entreprises d'autres secteurs ont dû licencier des milliers de personnes.
Mais leur pouvoir économique, les sociétés de la tech l'ont « accru et exploité sur les marchés financiers
de manière non-concurrentielle », affirment les présidents de la commission judiciaire Jerry Nadler, et celui
de la sous-commission antitrust David Cicilline, dans un communiqué de presse.
Le rapport recommande que les plateformes autorisent une "interopérabilité" avec les équipements de
leurs concurrents et l'établissement d'une "norme" pour interdire les acquisitions qui nuisent à la
concurrence. Cette mesure vise notamment Facebook, dont le patron, Mark Zuckerberg avait été
longuement interrogé sur le rachat d'Instagram, fin juillet, lors d'une audition des dirigeants des quatre
groupes par la commission.
« « Facebook voyait Instagram comme une menace (...), donc (...) ils les ont rachetés », avait martelé
Jerry Nadler, fustigeant le manque de compétition sur le marché des réseaux sociaux. »
Le rapport réalisé par l'équipe de la commission judiciaire n'a toutefois pas été validé par ses membres
républicains, et les mesures préconisées ne devraient ainsi même pas être examinées au Sénat, contrôlé
par les républicains. Cela souligne les divergences entre les deux partis, qui critiquent souvent de concert
les géants de la tech mais pour différentes raisons.
« Propositions radicales »
« Malheureusement ce rapport partisan des démocrates (....) fait des propositions radicales », a commenté
l'élu républicain Jim Jordan, évoquant une « vision d'extrême gauche ». Matt Schruers de l'Association de
l'industrie de l'informatique et des communications, qui regroupe la plupart des grosses entreprises du
secteur, estime que les élus n'ont pas compris l'économie numérique. « S'il s'agit simplement de heurter
des entreprises américaines qui réussissent, alors peut-être que ce plan va marquer des points », a-t-il
commenté.
Dans son argumentaire, Amazon fait remarquer qu'il ne représente « qu'1% des 25 mille milliards de
dollars du marché de la distribution mondiale et moins de 4% de la distribution aux Etats-Unis ».
Selon le groupe de Seattle, les propositions du rapport forceraient les vendeurs tiers à quitter la plateforme,
donc à perdre en visibilité, menaçant au final les emplois des PME et réduisant la compétition, au détriment
des consommateurs.
Mais le rapport des démocrates a semblé satisfaire Athena, un collectif d'organisations anti-Amazon. «
Cette enquête montre à quel point Amazon et les "Big Tech" se fichent des principes fondamentaux de
notre démocratie », a commenté Dania Rajendra, la directrice du groupement, dans un communiqué.
Selon elle, « le public américain attend maintenant de nos élus qu'ils suivent ce rapport avec une loi pour
diviser Amazon et réécrire les règles anti-monopole, afin que les travailleurs ne soient pas sacrifiés pour
les profits d'Amazon », a-t-elle ajouté. Plusieurs enquêtes antitrust sont encore en cours, au niveau du
gouvernement fédéral et des États.

Le Monde
Économie, mardi 8 décembre 2020 1863 mots, p. ECO20
Economie & Entreprise Dossier-Eco
Dossier

Peut-on domestiquer les GAFA ?


Le 15 décembre, la Commission européenne présentera deux projets de règlements pour tenter de réguler
les géants du numérique . Pour Google, Amazon, Facebook et Apple, l'épreuve s'annonce majeure pour
les autorités politiques et les instances de régulation, elle est déterminante
Alexandre Piquard
Comment réguler le numérique ? Quelles limites poser à l'immense puissance
des Google, Amazon, Facebook et Apple (GAFA) ? Ces questions sensibles sont ravivées par la
pandémie, dont les plates-formes en ligne sortent encore renforcées. Le débat entre dans une phase
cruciale car la Commission européenne va présenter le 15 décembre deux projets de règlements ad hoc
: le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA). A côté des initiatives sur la taxation du
numérique et sur la modération des contenus, ces deux règlements ambitionnent de changer de
paradigme sur le volet économique, en imposant des obligations aux géants du Web.
Visant le coeur du modèle économiquedes plates-formes, ces textes promettent d'être plus férocement
débattus encore que la directive sur le droit d'auteur de 2019. Et ils relancent une discussion mondiale qui
résonne aussi aux Etats-Unis, où Joe Biden s'apprête à devenir président.
Pourquoi posent-ils un problème particulier ?
« Dans l'économie traditionnelle, la course à la taille est limitée par le plafonnement des économies
d'échelle. Mais cette règle semble remise en cause par le numérique », explique le secrétaire d'Etat au
numérique Cédric O. Avec les « effets réseaux », plus les plates-formes ont d'utilisateurs, plus leur attrait
s'accroît. D'où le principe du « winner takes all » : le « gagnant » d'un marché devient ultra-dominant. «
De grandes plates-formes agissent comme des "gatekeepers" des gardiens des portes d'un marché : elles
contrôlent de larges écosystèmes qui deviennent impossibles à contester », pointe du doigt la Commission
européenne, dans un document soumis à la consultation en juin.
En ligne de mire, Google, dont le moteur capte 90 % des recherches et dont l'environnement Android
équipe 76 % des smartphones. Mais aussi Amazon, avec sa place de marché pour vendeurs tiers
considérée comme « dominante » en France et en Allemagne, selon Bruxelles. Ou encore Apple, dont le
système d'exploitation iOS et le magasin d'applications sont incontournables sur ses smartphones.
Et Facebook, qui cumule avec Instagram les deux leaders des réseaux sociaux, en plus des messageries
WhatsApp et Messenger.
« Différentes, ces entreprises ont en commun des tactiques pour renforcer leur domination : effets de levier
pour passer d'un marché à l'autre, politiques de prix agressives, contrats contraignants, acquisition
d'entreprises... », analyse l'économiste Joëlle Toledano, auteure cette année de GAFA. Reprenons le
pouvoir ! (Odile Jacob, 186 pages, 19,90 euros). Par exemple, Amazon s'appuie sur la puissance de son
offre Prime avec sa livraison gratuite pour conquérir le marché sensible du médicament aux Etats-Unis,
note-t-elle.
En réponse, les GAFA assurent se concurrencer entre eux. Et être contestés par de nouveaux entrants :
TikTok, Zoom, Shopify... Tous disent aussi innover au bénéfice du consommateur. Quant à entrer sur des
marchés adjacents, ce serait banal : les chaînes de supermarchés ont bien lancé des stations-service,
écrit Facebook dans sa réponse à la consultation.
Les « monopoles naturels » du numérique sont aussi défendus par certains économistes comme Nicolas
Bouzou, du cabinet d'études Asterès, ou Nicolas Petit, auteur de Big Tech & the Digital Economy. The
Moligopoly Scenario (OUP Oxford, non traduit). « On est resté sur l'idée que la grande taille serait
forcément mauvaise », regrette ainsi Nicolas Bouzou. Pourtant, Cédric O n'est pas convaincu : « Les
travaux de l'économiste Thomas Philippon sur les Etats-Unis montrent qu'une concentration trop
importante n'est pas bonne pour l'innovation et donc, in fine, pour le consommateur. » D'où le besoin d'une
« supervision publique .
Pourquoi les remèdes actuels ne fonctionnent-ils pas ?
Paradoxalement, Bruxelles a déjà beaucoup agi contre les GAFA. La commissaire européenne à la
concurrence, Margrethe Vestager, a infligé à Google 8,2 milliards d'amendes pour abus de position
dominante : en 2017 pour son comparateur de prix Google Shopping, en 2018 pour Android et en 2019
pour AdSense, son système de publicité contextuelle. Depuis, deux enquêtes visent Amazon, accusé de
favoriser ses produits et services au détriment des vendeurs tiers de sa place de marché.
Mais beaucoup regrettent l'impact financier limité de ces procédures et leur lenteur : ouvertes en 2010
pour Google, elles sont toujours en appel. « Vous arrivez après la bataille et les concurrents ont disparu
», déplore François Lévêque, professeur d'économie à Mines ParisTech et auteur des Habits neufs de la
concurrence (Odile Jacob, 2017).
Mi-novembre, 135 entreprises du voyage, de l'hôtellerie ou de l'emploi ont écrit à Bruxelles pour se plaindre
du « favoritisme » toujours pratiqué par Google. « Son comparateur de vols est de plus en plus mis en
avant sur son moteur de recherche, comme l'était Google Shopping », s'alarme Guillaume Rostand,
directeur général du comparateur Liligo. L'américain BlueMail, membre d'une coalition d'applications
dénonçant un traitement « déloyal » d'Apple, a porté plainte aux Etats-Unis mais « cela prendra des années
», note sa direction. D'où « l'espoir » placé dans la régulation européenne.
Fin novembre, un rapport de la Cour des comptes européenne sur la concurrence a conclu que la
Commission devait « agir de façon plus proactive . Un vent de réforme souffle. « Pendant vingt ans, on a
oublié que la concurrence n'est pas quelque chose d'immanent où le politique ne peut pas mettre son nez
», regrette M. Lévêque. L'antitrust était plus « offensif » jusqu'en 1980, notamment aux Etats-Unis,
rappelle-t-il.
Un démantèlement est-il possible ?
« Break them up ! » L'idée de « casser » les GAFA a émergé début 2019 à la faveur de la campagne pour
l'investiture démocrate de la sénatrice américaine Elizabeth Warren. Elle rappelait les démantèlements de
la Standard Oil, en 1911, ou d'AT & T, en 1982. Mais depuis, beaucoup ont souligné qu'une telle séparation
structurelle serait délicate, pour des raisons juridiques et pratiques. Aujourd'hui, découper en
morceaux Google, Amazon, Facebook ou Apple reste envisagé dans un récent rapport des démocrates
de la chambre des représentants américains. Mais Joe Biden voudra-t-il démembrer de tels poids lourds
de l'économie, en pleine guerre froide technologique avec la Chine?
En Europe, l'idée « n'est pas un tabou », a répété Thierry Breton, le commissaire au marché intérieur. Elle
figurera parmi les sanctions prévues par le Digital Markets Act, en cas de manquements répétés. Mais
pour faire pression, « c'est important de la garder comme menace ultime », estime M. O, qui dit préférer,
au « break them up », le « break them open » : « ouvrir » les plates-formes à la concurrence.
Peut-on réformer les outils de la concurrence ?
Pour avancer, Mme Vestager veut créer dans le DMA un « nouvel outil de concurrence . Il permettrait de
s'autosaisir d'un sujet sans attendre qu'une entreprise lésée porte plainte. « Cela nous permettrait de
mener des enquêtes sur des marchés numériques, et d'intervenir en imposant des remèdes », a expliqué
la commissaire, le 8 octobre à la Conférence Fordham. L'outil est déjà utilisé au Royaume-Uni. « Si un
problème apparaissait sur un marché nouveau comme la blockchain, le cloud, les enceintes connectées
ou l'Internet des objets, nous pourrions agir sans passer par l'adoption d'un règlement ou d'une directive
», s'est réjouie Isabelle de Silva, la présidente de l'autorité de la concurrence, dans un entretien au Monde.
L'initiative suscite bien sûr une levée de boucliers des GAFA : « Il faudra peser les pour et les contre »,
afin d'éviter les « conséquences inattendues » pour l'innovation, écrit Apple. « Le droit de la concurrence
répond déjà aux inquiétudes listées par la Commission », ajoute Facebook, accusant Bruxelles de vouloir
« baisser les standards légaux de charge de la preuve . L'entreprise demande, comme Google, des «
garde-fous », contre des pouvoirs « discrétionnaires . La riposte est d'autant plus vive que le « nouvel outil
» va s'accompagner d'une autre mutation, plus importante, de la réglementation.
Peut-on réguler le numérique comme les télécoms ou l'énergie ?
« A chaque fois qu'un marché a des rendements croissants, il est difficile à réguler avec le droit de la
concurrence classique et on entre généralement sur le terrain de la régulation sectorielle »,
explique Nicolas Colin, ancien inspecteur des finances et cofondateur de The Family, un «
accompagnateur de start-up . C'est le cas dans l'énergie ou les télécoms, où les prix sont régulés et
où France Telecom a dû partager son réseau. « C'est beaucoup plus directif. Et ça fonctionne bien avec
des secteurs isolés, note M. Colin. Face au numérique, plus foisonnant, les autorités sont un peu
démunies. Donc, elles cherchent un entre-deux. »
En plus des sanctions a posteriori, M. Breton veut ainsi créer des règles a priori, appelées « ex ante » : «
Nous nous dotons pour la première fois de pouvoirs d'intervention préventifs et instantanés », a-t-il
expliqué au Point. Le DMA fixera, pour les plates-formes numériques « structurantes », des obligations et
une « liste noire » de pratiques interdites, en général ou au cas par cas. « Oui, vous devriez rendre
certaines données accessibles aux entreprises qui utilisent votre plate-forme. Non, vous ne devriez pas
favoriser vos propres services au détriment de ceux des autres », a explicité Mme Vestager.
La préinstallation d'applications sur smartphones pourrait aussi être encadrée. Et les géants du Web,
forcés d'assurer une « interopérabilité » permettant la migration vers un service concurrent. Ils devront
aussi notifier à la Commission tout rachat d'entreprise. Côté e-commerce, M. O espère une séparation
fonctionnelle entre les activités de vendeur et de place de marché pratiquées par Amazon, sur le modèle
des « murailles de Chine » limitant la communication entre les services d'une banque. Enfin, le Digital
Services Act renforcera les responsabilités des plates-formes sur la contrefaçon.
Ces règles ex ante attirent aussi de vives critiques. Les GAFA y voient un risque de doublon avec le «
nouvel outil de concurrence . Et contestent déjà les critères de définition d'une « plate-forme structurante
» : ils sont « inacceptablement vagues », selon Facebook. Les GAFA notent aussi que des entreprises
européennes comme Booking.com seront concernées. Sur le fond, Google assure qu'encadrer le «
favoritisme » empêcherait beaucoup d'usages utiles, comme la localisation d'un commerce grâce
à Google Maps sur Google.com. Quant au partage de données et à l'interopérabilité, ils poseraient des
défis techniques et juridiques.
Faut-il créer un régulateur européen ?
Malgré ces réticences, certains veulent aller plus loin qu'une liste noire assortie de sanctions. « Il faut créer
un vrai régulateur européen. C'est ce qu'on a fait pour le secteur bancaire après la crise financière de 2008
», explique Mme Toledano. Le but : créer un « rapport de force » et une « supervision continue », avec
des moyens importants. Mais ce point n'est pas clarifié : la supervision du DMA pourrait être confiée à la
direction de la concurrence de Mme Vestager, en coordination avec les autorités de concurrence
nationales. Certes institutionnel, le point est crucial, selon Sébastien Soriano, président de l'Arcep, le
régulateur des télécoms : « Il y a un risque qu'on ne fasse que limiter la casse de la domination des GAFA,
tout en la validant. Le DMA est trop centré sur la direction de la concurrence et les autorités nationales.
Or, leur ADN n'est pas d'être des architectes d'un paysage concurrentiel. » Un « régulateur » pourrait
trancher des différends ou édicter des règles techniques pour l'interopérabilité, plaide M. Soriano.
Pour les entreprises concernées, l'épreuve qui s'annonce est majeure. Mais pour les autorités politiques
et les instances de régulation, elle est aussi déterminante. Les débats promettent d'être longs : environ un
an et demi pour l'adoption du DMA et du DSA avec les Etats membres et le Parlement européen, puis un
an pour leur entrée en vigueur, probablement en 2023. Sans oublier, entre-temps, la reprise des
discussions aux Etats-Unis... « Le 15 décembre, ce n'est que le début », dit en souriant un acteur du
secteur.

Les Echos, no. 23349


High-Tech & Médias, mercredi 16 décembre 2020 1112 mots, p. 26
Régulation
Numérique : Bruxelles dégaine les armes, les Gafa sortent les boucliers
Derek Perrotte
La Commission européenne a déployé son plan pour mettre au pas les géants du numérique.
Une dizaine d'entreprises se verront imposer une liste d'obligations et d'interdits au nom de la juste
concurrence.
Thierry Breton et Margrethe Vestager le surnommaient le « D Day » , comme digital et décisif. Mardi, le
commissaire européen au Marché intérieur et la gendarme de la concurrence ont officiellement dévoilé
leurs plans, très attendus, pour mettre au pas les géants de la tech.
Plus qu'une simple actualisation de la directive e-commerce de 2000, c'est bien une véritable révolution
que promeut l'exécutif européen, décidé à prendre enfin par les cornes le taureau de la régulation du
numérique. L'idée directrice de ce travail de titan est simple : « Ce qui est interdit 'offline' doit aussi l'être
'online' » , a expliqué Margrethe Vestager. En matière de lutte contre les propos haineux, la contrefaçon
ou la criminalité, et de préservation d'une juste concurrence, il est temps de faire régner l'ordre « dans le
Far West numérique » , pour reprendre l'expression du shérif Breton.
Tout le projet consiste à armer juridiquement l'UE pour qu'elle puisse reprendre la main : après des années
à courir sans grands résultats après les dérives ou infractions des Gafa, via des codes de conduite peu
probants ou des enquêtes interminables de concurrence, Bruxelles veut pouvoir agir plus vite, plus fort et
plus tôt; prendre le problème à la racine. Les deux règlements proposés, l'un relatif aux contenus (Digital
Services Act, DSA), l'autre à la concurrence (Digital Markets Act, DMA), définissent ainsi une liste
d'obligations et d'interdits que Bruxelles veut imposer aux plus grandes plateformes. C'est la seconde ligne
directrice martelée par la Commission : « Plus une plateforme est importante, plus elle doit avoir de
responsabilités. » Bruxelles promet des « sanctions dissuasives » . Les amendes pourront atteindre
jusqu'à 6 % du chiffre d'affaires mondial pour les infractions aux règles sur les contenus, jusqu'à 10 % pour
les enfreintes à la juste concurrence. En dernier recours, les menaces d'interdiction de service et de
démantèlement sont même brandies.
Le seuil des 45 millions d'utilisateurs
Les critères de définition des entreprises dites « systémiques » soumises à des règles particulières de
concurrence constituent un enjeu clé du DMA. Au terme d'âpres débats, la Commission en a défini
plusieurs : avoir, depuis au moins trois ans, 45 millions d'utilisateurs finaux et 10.000 entreprises clientes;
afficher un chiffre d'affaires de plus de 6,5 milliards d'euros et/ou une capitalisation d'au moins 65 milliards
d'euros, ce dernier critère étant radicalement nouveau.
Bruxelles se garde de les nommer mais cela inclurait, en l'état, une dizaine d'acteurs. Parmi eux, les
« Gafam » américains (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) mais aussi l'européen Booking ainsi
que les asiatiques AliBaba et ByteDance (TikTok). Samsung et Snapchatt pourraient aussi être concernés.
Ils se verront notamment imposer des règles sur la transparence des algorithmes et de la publicité, ainsi
que l'utilisation des données privées et celles des entreprises clientes. Ils devront en garantir la portabilité
et le juste partage. Ils ne pourront plus, comme Google, favoriser dans les résultats de recherche leurs
propres services. Ni, comme Amazon, utiliser les données générées par leurs entreprises clientes pour
leur faire ensuite concurrence. La Commission s'attaque ici à ce qui constitue le coeur de bien des
dérives... et le coeur de leur business model, ce qui promet une très forte résistance.
Des règles de concurrence « ex ante »
Bruxelles pose ainsi des règles « ex ante » devant parer aux limites des actuels outils « ex post » de
concurrence, qui n'aboutissent qu'après des années d'enquête. Dans cette même logique, les plateformes
systémiques devront notifier à la Commission tout projet d'acquisition de firme en Europe, pour les
empêcher de cannibaliser les marchés. Ces acteurs systémiques « devront changer significativement leur
façon de procéder », prévient Thierry Breton.
Les mastodontes visés préparent en réponse un lobbying intense. En novembre, la fuite d'un document
interne de Google ( « Push back Thierry Breton »), évoquant la stratégie agressive à déployer pour affaiblir
le projet, a donné le ton... En 2018 et 2019, les géants américains avaient déjà déployé des opérations,
d'une ampleur alors inédite à Bruxelles, contre la réforme du droit d'auteur en ligne. Mobilisant à fond les
réseaux sociaux et flirtant avec la désinformation, ils avaient joué la carte de l'opinion et des jeunes en
accusant l'Europe de vouloir organiser un filtrage liberticide des contenus. Ces méthodes et cet
argumentaire devraient rapidement ressurgir contre le DSA et la DMA.
Le projet de Bruxelles risque d'aboutir à « des règles brutales et rigides ciblant la taille au lieu de
sanctionner les conduites problématiques » , a déjà attaqué Kayvan Hazemi-Jebelli, du Computer and
Communications Industry Association (CCIA), un des lobbys du secteur. Il y voit un danger pour
l'innovation et la croissance en Europe. DOT Europe (ex-Edima), un des principaux lobbys des Gafa à
Bruxelles, est à l'opposé resté plus modéré dans sa première réaction. « S'il est développé et mis en
oeuvre de la bonne manière, le DSA devrait fournir un cadre plus solide pour la modération du contenu en
ligne » , note-t-il.
La Commission avance dans un contexte mondial porteur. Son assaut intervient alors que les Etats-Unis
haussent largement le ton contre leurs propres champions et que les législations nationales se
développent, comme au Royaume-Uni en ce moment. Bruxelles a aussi le soutien de nombreuses parties
prenantes de l'univers numérique parmi les ONG, les associations ou les entreprises, qui estiment leur
essor entravé par les barrières érigées par les géants du Net. « Il est grand temps de forcer l'ouverture
aux entreprises européennes afin d'éviter que les positions dominantes ne se renforcent encore plus » , a
par exemple salué Theo Hoffenberg, fondateur du traducteur en ligne Reverso. Pour le réseau Creativity
Works, qui regroupe les industries culturelles et créatrices, « le DSA constitue une opportunité unique de
garantir un environnement en ligne sécurisé et de confiance » .
Convaincre les Etats
Le Parlement européen, qui doit désormais se plonger dans l'examen du texte, devrait constituer un allié
de poids. Associés à la préparation du texte, les eurodéputés s'y sont montrés favorables dans leurs
rapports préalables. Il faudra toutefois composer avec les Etats membres, leurs sensibilités et leurs intérêts
propres.
Certains, comme la France et les Pays-Bas, ont salué l'ambition des propositions et prônent une telle
harmonisation européenne de la régulation du numérique. D'autres, au nord par exemple, voudront garder
plus d'autonomie et devraient émettre des réserves sur les potentiels effets négatifs de règles trop strictes.
Les géants du numérique tenteront de jouer de ces divergences. Si l'examen des projets de règlements
avance bien au pas de charge espéré par Thierry Breton, il devrait revenir à la France de bâtir un
compromis final entre Etats début 2022, quand elle prendra la présidence tournante du Conseil de l'UE.

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