Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
TRENT UNIVERSITY
LIBRARY
A mon maître
PAUL HAZARD
hommage de respect
et de gratitude
LA CRÉATION
CHEZ
STENDHAL
DU MÊME AUTEUR
Études littéraires
Psychologie, Sociologie
essai sur l’introspection (Sans-Pareil).
plaisirs DES sports. Essai sur le corps humain (Gallimard).
POLYMNIE. Mimique et arts mimiques (E. Hazan).
histoire de France depuis la guerre (1932) (Rieder).
la TERRE EST aux hommes. Sociologie démographique (Gallimard).
USONiE. Esquisse de la civilisation américaine (Gallimard).
APPRENDRE SEUL (Flammarion).
LES caractères (Albin Michel).
Critique d’Art
EIFFEL (Rieder).
Philibert delorme (Gallimard).
Récits
MERLIN. Petites amours profanes (Gallimard).
dix-huitième ANNÉE (Gallimard).
nous marchons sur la mer (Gallimard).
LES frères boüQUINQUANT (Gallimard).
rachel (Gallimard).
le SEL SUR LA PLAIE (Gallimard).
la CHASSE du matin (Gallimard).
LUCIE PAULETTE (Gallimard).
JEAN PRÉVOST
A CRÉATION
CHEZ
T E N D H A L
ESSAI SUR LE MÉTIER D’ÉCRIRE
ET LA PSYCHOLOGIE DE L’ÉCRIVAIN
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, R VH DB CONDÉ, XXVI
MCMI<IX
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE
NUMÉROTÉS DE I A 75.
•NUlF
PRÉFACE
27FÏGK
8 PRÉFACE
HENRI MARTINEAU
INTRODUCTION
I. Technique littéraire et psychologique de la création. —
If Technique et pratique, en quoi la technique littéraire est
différente de la rhétorique. — III. Les problèmes de la création
des détails, cristallisation des personnages. — IV. Deux types
de création romanesque : l’élaboration progressive du texte,
l'acquisition de la puissance d'improviser : Stendhal modèle
de la seconde. — V. Applications pratiques de la technique
littéraire.
2
18 INTRODUCTION
II
III
IV
II
III
3
34 LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE DE STENDHAL
II
III
Mais Beyle s’est relu plus tard. Ses cahiers l’ont aidé à se
découvrir lui-même. Si le Rouge, Leuwen et La Chartreuse sont
d'incomparables études de jeunes gens, on doit se rappeler
que l’auteur avait gardé trace de ses sentiments, de ses idées
depuis l’adolescence. Lorsqu’un écrivain relit quelques pages
de lui-même qui lui plaisent et qu’il avait oubliées, il est
tenté de prendre ce ton ; il se croit sûr, en le reprenant, de
plaire aux autres comme à lui-même.
4o LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE DE STENDHAL
IV
II
III
Un mot enfin sur les seize alexandrins qui nous sont restés
d’une ébauche de Selmours. Trois d’entre eux sont incorrects,
deux autres défigurés par des hiatus grinçants, et les onze
autres sont encore pires, par la platitude :
(Je suppose qu'il faudrait lire Lui seul ; lui est logique,
qui est un lapsus de l’auteur ou de l’éditeur.) N’importe :
c’est aussi mauvais que l’unique vers parvenu jusqu’à nous
de 1 ’Inca de Balzac, et aussi mauvais que les vers de Gobineau.
Il ne s’agit pas de l’âge : beaucoup d’enfants, au xvm® siè¬
cle plus encore qu'aujourd’hui, faisaient des vers avec aisance.
Il ne s’agit pas de dispositions poétiques. Chamfort et Rivarol
avaient dans l’esprit moins de poésie et dans le cœur moins de
sensibilité que Stendhal : leurs vers sont aisés, souvent pres¬
que beaux. Non : il s'agit d’une pensée, d’une diction incom¬
patibles avec le vers français. Sa diction naturelle va par
nombres impairs — sept, neuf et onze syllabes. Pour faire
un alexandrin, il était obligé de compter sur ses doigts. Les
LES TENTATIVES THÉÂTRALES EN 1801 49
IV
4
50 LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE DE STENDHAL
II
III
IV
VI
VII
Pour ne pas idéaliser, il reprit une idée qui lui était venue
à la traverse, pendant qu’il rédigeait les Deux Hommes
faire la satire de Geoffroy, de La Harpe et des journalistes
antiphilosophes. Il s’aperçut que cette idée pouvait nuire à
la première pièce, et la reprit à part, l’année suivante :
c’est Letellier.
C’était décidément Geoffroy qu’il adoptait comme modèle.
Il commença par une scène alerte, presque vraiment comi¬
que, calquée sur l’entrée des faux marquis dans les Précieuses
ridicules. Mais cette première scène se suffisait à elle-même ;
le modèle manquait, dans Molière, pour la seconde scène,
qui n’est plus qu’un dialogue assez froid. Beyle revint aux
préparations, étudia le plan de la pièce, et, en même temps,
son modèle. La pièce était condamnée, dès lors, à n’être
qu’une suite d’esquisses incohérentes et détachées. Le modèle
bougeait trop pour le peintre. Un personnage si particulier
se prêtait mal, en dépit des apparences, à une stylisation.
Même Molière, malgré tout son génie et son métier, ne pou¬
vait peindre Vadius et Trissotin d’après nature qu’en leur
donnant un rôle de comparses. Et Molière avait plus de
gloire que Ménage et Cotin. Il pouvait être gai contre eux.
LE THÉÂTRE MANQUÉ 65
5
LA TECHNIQUE THÉORIQUE : LA FILOSOFIA NOVA
II
III
(II, 209). Voilà qui est d’un homme très jeune et d’un phi¬
losophe autodidacte.
Transformer nos connaissances sur l’esprit en une « combi¬
natoire » hasardeuse est plus tentant et plus dangereux encore :
le grand nombre de combinaisons possible fait croire qüe
combiner, c’est inventer : « Appliquer les mathématiques au
cœur humain, comme j’ai fait dans les oppositions de caractères
et de passions. Suivre cette idée avec la méthode d’invention
et le langage de la passion. C’est tout l’art » (F. N., I, 125).
Par bonheur, il savait le contraire : il faut tout voir, tout
éprouver, faire un recueil d’anecdotes (51, 18). C’est le pro¬
gramme de vie qu’il a rempli. Le premier danger de l’analyse,
c’est de pousser l'auteur à l’arbitraire, il croira créer lorsqu’il
déforme seulement ses lectures. Un jour qu’il cherchait des
vérités désagréables sur lui-même (« Il faut chercher us
idées... et me forcer à les méditer »), il trouvait en une page
triste et lucide de quoi condamner ses essais de jeunesse :
« J’ai vingt ans passés ; si je ne me lance pas dans le monde
et si je ne cherche pas à connaître les hommes par expérience,
je suis perdu. Je ne connais les hommes que par les livres,
il y a des passions que je n’ai jamais vues ailleurs. Comment
puis-je les peindre ? Mes tableaux ne seraient que des copies
de copies :
« Toute ma science ou du moins une grande partie est de
préjugés. Si tous les auteurs que j’ai lus s’étaient accordés à
supposer une passion qui n’existe pas, j’y croirais. »
(Ce sentiment est la source de la méfiance qu’éprouvera
Julien Sorel à l’égard de tous les livres, sauf les Confessions
et le Mémorial de Sainte-Hélène.)
« Encore un an ou deux et j’ai pris mon pli, il faut renoncer
à être un grand peintre de passions. »
De même, le 22 décembre 1804, après une discussion avec
son ami Mante, il s’aperçoit que les passions ne sont pas ren¬
dues tout entières par le discours, et que l’analyse n’atteint
pas les vérités particulières, qui sont les seules vérités. Les
seuls sentiments vraiment communs ne seraient que les
sentiments imités et qui tournent aux lieux communs :
LA TECHNIQUE THÉORIQUE 73
IV
VI
VII
VIII
IX
* X
r
*
94 LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE DE STENDHAL
II
III
7
98 LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE DE STENDHAL
IV
Pour qui veut juger dans le Beyle de 1806 non pas l’amou¬
reux, mais l'écrivain, il est facile de discerner ce qui restera,
ioo LES ANNÉES D‘APPRENTISSAGE DE STENDHAL
VI
VII
II
* III
IV
VI
VII
VIII
IX
I
II
pies, dans les écrits français sur les arts. (Exceptons quelques
fragments du président de Brosses.) Ce qui est neuf, c’est
de piler au mortier la « Grande histoire », pour n’en tirer
que le suc, et de préférer aux chroniques royales sur une
époque, les faits particuliers, les anecdotes et les faits
divers. C’est de comprendre Florence mieux par les comédies
de Machiavel que par ses Histoires, la Renaissance mieux
par la Vie de Benvenuto Cellini que par Guichardin. Il
n’est pas difficile de conter des anecdotes : une bonne mémoire
et quelque prestesse y suffisent. Il est beau de conter la
grande histoire, mais la rhétorique classique suffit pour les
Décades de Tite-Live, pour Saint-Réal ou Vertot. Ce qui,
dans le métier des lettres, est d’une difficulté étonnante,
c’est de ne faire que des allusions aux grands faits, et de
choisir si bien les anecdotes que sans se contredire ni se
répéter, elles servent de symboles pour l’esprit d’un siècle.
Un grand fait historique se défend seul ; nul ne reproche à
l’historien de le conter, nul n’exige que ce grand événement
prouve autre chose. Au contraire on reproche à l’anecdote
de couper le récit, si elle ne l’éclaire pas ; elle doit être
d’accord avec tout ce que nous savons des grands faits, et
nous lui demandons d’expliquer tout.
Parfois Beyle saute de la grande histoire dans l’anecdote
avec désinvolture. Après quelques lignes sur les invasions
barbares : « Voici un trait de leur caractère » vient un récit
Scandinave. Arrivé à la Renaissance, il lui faut une double
transition : « Des hauteurs de l’histoire veut-on descendre aux
détails de la vie privée. » Puis quelques sources illustres une
fois citées : « Prendre au hasard un recueil d’anecdotes du
xvi8 siècle. » Ces formules ne suffisent pas à créer une impres¬
sion d’ensemble.
Au lieu de fondre ces deux espèces différentes de récit,
Beyle avec audace et bonheur accroît encore la diversité.
Les allusions brèves aux mœurs de la Renaissance prennent
plus de relief une fois comparées dans une mordante satire
aux mœurs actuelles. Pour donner une idée de l’énergie.
Napoléon apparaît ; puis l'apostrophe au prince moderne :
L'HISTOIRE DE LA PEINTURE EN ITALIE 123
« Ces vertus dont vous êtes si fiers, ne sont que des vertus
privées. Comme roi vous êtes nul... » Ainsi se trouve for¬
mulé, sans dissertation, l’immoralisme dont les Italiens de la
Renaissance sont les maîtres, et dont ils n’avaient pas
conscience. Seul Montesquieu pouvait avoir suggéré cette
manière ; mais l’apologue piquant et abstrait (l'arbre et le
fruit du chapitre Despotisme par exemple) cède la place
au petit récit concret, exemple à la fois et symbole. L’apolo-
' gue piquant et abstrait apparaîtra plus tard, avec les conseils
à l’aigle et à la chèvre. Qu’on demande à Beyle, selon son
propre système : « Pourquoi avoir mêlé tant de satire encore,
d’allusions contemporaines à un sommaire des mœurs et
des arts dans les diverses régions de l’Italie ? » Il pourra
répondre que l’historien pédant (ou simplement grave) qui
décrit une époque sans comparaisons la montre éloignée de
nous, donc indifférente. S’il compare, s’il préfère une époque
ancienne, il nous force à nous passionner aussi. Ainsi les
anecdotes et les traits de satire ne sont jamais, dans cette
vaste introduction, comme dans tous les tableaux de l'His¬
toire, qu’un des termes de l’antithèse.
III
IV
est de parler aux gens sensibles qui n'ont pas pénétré dans le
labyrinthe du cœur humain, aux gens du xv® siècle, et de
leur parler un langage non souillé par l’usage et qui donne
un plaisir physique. »
Nommer, pour reconnaître et pour rappeler : l’initiation
qui nous y aide doit donc être description. Les vies de musi¬
ciens, ce que nous nommions librettos pour toutes les œuvres,
n’aidaient qu’à rêver ; aux vies de peintres qui aident aussi
à rêver, il faut que le critique d’art ajoute l’autre transpo¬
sition, celle qui donne au cœur la clé de l’expression plas¬
tique. Nul autre que Beyle ne pouvait tenter cette transpo¬
sition. Diderot, dans ses Salons, tentait une traduction
morale des tableaux de son temps. Beyle tente de traduire,
selon les passions les plus vives et les plus délicates, la Cène
et la Sixtine. Théophile Gautier et Baudelaire essaieront
plus tard des traductions imagées ou symboliques.
VI
VII
9
13° LES INITIATIONS A L’ITALIE
VIII
IX
XI
d’un coup d’œil est compensé, pour les arts plastiques, par la
difficulté de retenir le spectateur. Le chapitre huitième,
après avoir savouré plutôt que décrit quelques tableaux,
exprime brièvement ce qu'est cet idéal de la séduction.
Il restait encore à expliquer — par contraste — ce qu’est en
somme l’idéal : c’est à quoi devaient servir les pages si tran¬
chées, toutes tendant au même but, sur le « farouche * réa¬
liste Michel-Ange de Caravage. Enfin, à propos des carica¬
tures des Carrache, l’idéal du comique en peinture pouvait
être esquissé en quelques lignes ; il devait confirmer simple¬
ment la théorie générale, et toucher, par allusion, à ce pro¬
blème fugace et désespérant des recherches techniques de
Beyle : le rire et le comique.
En suivant de très près Malveasia, et en feignant de citer
simplement Annibal Carrache, il suit exactement sa propre
pensée :
« Lorsque la nature a produit, en se jouant, un nez dis¬
proportionné, une bouche immense, ou qu’elle a chargé un
dos d’une bosse, elle offre à l’artiste qui les imite le moyen
de donner un double plaisir : celui du ridicule et celui de voir
une chose bien imitée. Mais quand on augmente ces défauts,
ajoutait Annibal, on y met la troisième raison du plaisir,
l’exagération ou idéal du ridicule qui le fait mieux sentir.
En cela, l’homme qui fait une caricature imite Raphaël et les
autres bons maîtres qui, non contents de la beauté que pré¬
sente un être quelconque, recueillent encore celle qui se
trouve dans d’autres êtres de la même nature et dans les
statues les plus belles, pour parvenir à un ouvrage parfait. »
Il est certain que c’est le Titien qui devait représenter pour
Beyle l’idéal du coloris. (Dans Rome, Naples et Florence en
i8iy, cet idéal est représenté d’un mot par Giorgione.) Le
chapitre xxvxi de l’École de Venise, l'idéal du Titien,
commence : « Il en eut peu dans le dessin, un peu plus
dans le clair-obscur et beaucoup dans le coloris, parce qu'il
avait bien connu le caractère et le degré de chaque couleur,
ainsi que l’endroit d’un tableau où elle peut produire le
meilleur effet. »
L'HISTOIRE DE LA PEINTURE EN ITALIE 135
XII
XIII
XIV
XV
II
III
IV
Sans qu’il ait eu à le savoir, par l’identité des buts, par les
précautions prises, par les comparaisons inévitables de peu¬
ple à peuple, il avait un modèle dans notre littérature :
les Lettres anglaises de Voltaire. Stendhal est bien plus
moraliste que Voltaire. Voltaire est plus purement curieux.
Rome, Naples et Florence est un traité du bonheur où le
problème se pose ainsi : Nous ne pouvons plus espérer le
bonheur public par la liberté, l’ambition ne vaut plus la
peine. Comment trouver le bonheur, échapper à l’ennui
qui nous menace ? Par les arts et les sentiments, et les
sentiments réchauffent les arts. Un tel bonheur ne se démon¬
tre pas ; il se suggère, par le récit et par les comparaisons.
De là l’itinéraire fantasque de cette première version, cette
vue cavalière de toute l’Italie, et ces réflexions en prestissimo ;
de là les brefs moments de délice du début, que fait mieux
ressortir une satire acerbe ; de là ces propos sur la bonne
société du xvme siècle, sur les Français, les Anglais, les
Allemands d’aujourd’hui ; de là le besoin de faire ressortir
les différences entre les conceptions du bonheur de Milan,
de Naples, de Bologne, de Venise et de Rome ; de là ce dédain
pour Florence où le bonheur au jour le jour semble chose
moins primordiale.
Il arrive, dans les essais de Stendhal, que les idées essen¬
tielles, celles qui animent l’humeur de l’auteur, celles que les
anecdotes suggèrent, soient énoncées brièvement, tiennent
peu de place, semblent éclipsées par certaines idées acces-
io
146 LES INITIATIONS A L'ITALIE
Pour nous mener d’une idée à une autre, l’auteur nous fait
passer par l’intérieur de lui-même. Le premier des deux
procédés est facile, comme instantané ; il aide même au
mouvement vrai. Stendhal s’en sert constamment dans
Rome, Naples et Florence pour passer d’une idée à l’autre
avec l’air du récit.
Il date de Civita-Castellana le 27 mars une polémique sur
les marais Pontins : « Sans la liberté, Rome va mourir. » De
Pérouse et du surlendemain, sa comparaison entre l’Italie
du Sud et l’empire turc. Il peut loger des idées en des lieux
dont il ne rapporte pas de souvenirs. Puis fatigué des idées
et de la polémique il date, de Florence et du 30 mars une
transition personnelle — par contraste : « Je sors d’Evelina
chanté par les Monbelli. Cette musique divine a chassé tout
le noir que m’avaient donné mes compagnons de voyage
anglais et la politique. » La même ressource d’une brève
confidence servira quelques pages plus loin pour revenir aux
réflexions : « Je viens de me promener trois heures aux
Cascine avec des gens d’esprit. Je les ai fuis pour ne pas
perdre mes idées. »
Si nous suivons l'auteur, nous voilà persuadés à l’avance
que ses idées ont du prix. On voit quel genre de composition
permet cette manière d’écrire, soudaine et de premier jet.
VI
VII
r
VIII
Nous retrouvons ici à leur vraie place, enfin, ces petits faits
qui lui semblaient si importants au début de sa carrière ;
pour la première fois il pouvait les prendre ailleurs que dans
les livres et se montrer, pour les choisir, critique à même
la vie.
C’est vers cette époque aussi qu’il a commencé à recueillir
des anecdotes dans les journaux, méthode dont il est l’ini¬
tiateur. Il s’est beaucoup soucié, naturellement, de la vrai¬
semblance de ses anecdotes et d’autant plus que la vérité
qu’il cherche s’écarte du vraisemblable. Il comptait placer
dans la seconde édition qu’il préparait en 1818 les lignes
suivantes : « Les anecdotes que je transcris dans mon journal
sont vraies pour moi et mes amis, et les circonstances recueil¬
lies avec la plus religieuse exactitude ; quant au public, il
m est indifférent qu il les prenne pour des apologues. Tous
les noms propres d’hommes et de villes sont changés avec
le plus grand soin. » (Éd. Martineau, Pages d’Italie, 80.) Ce
genre d’attestation n’est bon qu’en préface.
Il sait déjà, comment donner à. ce petit fait une valeur
symbolique.
Il aime à présenter tel petit fait comme répété chaque jour,
continu, vérifiable : « En arrivant dans chaque grande ville
ma pratique constante est d’aller au spectacle, et de me placer
près de l’orchestre, de manière à suivre la conversation des
musiciens. A Turin, ils se regardent d’un air en dessous ; ils
plaisantent sans cesse entre eux à Milan, du ton de la plus
parfaite bonhomie. A Venise ce sont vingt signes plaisants... »
Cette menue observation se trouve ainsi assez habilement
élargie pour que s’insinue, au bout de la page, ce hardi para¬
doxe : « La gaîté et le bonheur sont en raison inverse de la
bonté du gouvernement. » Souvent il soutient son petit fait
ou son anecdote par des statistiques : il accompagne ce qu’il
dit des brigands d’une statistique des assassinats. Les pro¬
pos du général russe qu’il dit avoir rencontré à Saint-Cyriaque
ROME, NAPLES ET FLORENCE 153
IX
XI
XII
XIII
11
IÔ2 LES INITIATIONS A L'ITALIE
XIV
XV
II
III
leure en trente pages qu’en trois cents. C’est une belle leçon
de technique littéraire, que cette constatation : un style
concis, net, robuste, une foule d’événements importants, le
plus grand héros de notre histoire et l’un de nos grands
écrivains, ne procurent pas à ce livre un mouvement, un
intérêt véritables.
Car l’œuvre manque à la fois d’unité et de diversité.
L’intelligente ferveur du court portrait de 1815 ne domine
pas tous les chapitres. Elle n’est présente qu’en quelques
paragraphes et se réveille dans la conclusion. Le livre semble
disloqué. Mais les changements de ton restent toujours
sérieux, demi-historiques, demi-politiques. Il n’y a ni repos
ni contrastes qui puissent faire goûter les grands moments.
De Joséphine, pour laquelle il n’a que des éloges, Stendhal
n’a rien à dire qui soit digne de lui. Le tableau de la Cour est
fait d’anecdotes, mais d'anecdotes négatives. Il s’agit de mon¬
trer ce qui manque à Napoléon ; une négation n’a pas d’inté¬
rêt. Pour peindre l’ennui de cette Cour, Stendhal n’a pas
la ressource de présenter par contraste une Cour plus bril¬
lante : ce qu’il en pourrait dire, de seconde main, il l’a déjà
dit dans Rome, Naples et Florence en 1817. Ce sujet, trop
récemment traité, reste pour le moment incapable d’exciter
son imagination. Pour la nullité des maréchaux, il faudrait
les anecdotes plaisantes ou tragiques ; en dehors d’un livre
érudit, des négations ne sont que des faiblesses. Et comment
montrer que tout cet entourage de l’empereur était en¬
nuyeux ? Peindre l’ennui, c’est risquer de l’inspirer. Sans
doute Beyle ne connaissait pas encore ses anecdotes sur Tal-
leyrand : elles auraient fait preuve, diversion et repos dans
l’ébauche de 1818.
Les biographes et les éditeurs ont pu dire, sans trop errer,
que la lenteur des recherches documentaires le rebutait dès
son premier effort. C’est vrai pour les documents officiels,
mais non pour les Mémoires ni les anecdotes, que tous les
contemporains suivaient passionnément, même ceux qui
ne rêvaient pas d’écrire un livre.
Il nous semble plutôt que Stendhal a jugé rebelles les
i68 LES INITIATIONS A L'ITALIE
IV
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
pour nous lecteurs, mais ils nous forcent à courir avec l’au¬
teur ; de là cette impression de mouvement que nul auteur de
maximes ne donne autant que Stendhal. Nos grands mora¬
listes nous montrent de plus jolies flèches, et d’aussi justes ;
mais déjà piquées dans la cible ; lui nous fait voir les siennes
en plein vol. C’est une impression que seul Pascal nous
donne avec plus de force. Notre auteur n’avait pas tort, au
temps de la Filosofia nova, de retrouver en Pascal quelque
chose de lui-même. Mais la pensée de Pascal, ce cri bref et
tragique sur toutes choses, rapporte les objets, les circon¬
stances particulières, à des modèles généraux et refuse son
regard. La pensée de Stendhal, bien moins sublime, mais
toujours nuancée, même dans ses négligences, semble plus
physique et plus légère dans sa promptitude : c’est le clin
d’œil du connaisseur.
Inutile d’épiloguer sur les cadeaux que Fauriel et Victor
Jacquemont firent à ce livre. Ernestine ou la naissance
de l’amour ainsi que le Rameau de Salzbourg, montrent ce
qu’eût été le livre s’il avait suivi les anecdotes, en ne morali¬
sant qu’à la fin des récits. Nous aurions eu la technique de
Rome, Naples et Florenc . Sans doute l’amour de Lisio
Visconti, que nous aurions retrouvé de chapitre en chapitre,
eût joué ici le rôle du voyage. Ernestine a les mêmes gaucheries,
les mêmes formes vieillottes que le début du chapitre sur la
pudeur. Né d’un effort artificiel, ce conte où l’on sent la
gêne de l’auteur, n’annonce guère qu’Armance.
XI
II
III
13
194 LES INITIATIONS A L'ITALIE
IV
VI
II
III
IV
VI
II
III
Ainsi parmi les petits faits vrais, les découvertes des fouilles
apparaissent ; indiscutables, probantes, concrètes par l’émo¬
tion esthétique ou la vérité humaine qui s’en dégage, elles
vont jouer le même rôle que les anecdotes. Un crime de la rue
ne semble pas déplacé après la description du Colisée ou du
Cirque ; tous deux sont témoins des mœurs romaines et de
l’énergie. Stendhal n’est pas à Rome, ne profite pas de
l’émotion des témoins ; c’est dans les journaux ou dans les
lettres privées qu’il ramasse ses faits divers. Comment peut-
il leur donner un tel style que de menus crimes ne semblent
pas déplacés auprès de la Rome antique et de la Renais¬
sance ? Nous devinons parfois comment tel modèle, la
Ghita qu’il retrouve sur un tableau d’exposition, inspire
mieux l’anecdote qu’un fait tout sec. Mais une telle occa¬
sion est rare. Or, il réussit vingt fois cette « mise à niveau »,
tour de force inaperçu du public, et qui uoit émerveiller les
hommes du métier. Cet exercice, cette réussite, annoncent
cette autre stylisation d’un fait divers qui sera le Rouge et le
Noir.
C’est aussi d'après les papiers, les descriptions ou mensu¬
rations d’autrui, et surtout d’après les gravures, qu’il con¬
temple les monuments anciens et les palais de la Renaissance.
(Les gravures auxquelles il renvoie le lecteur parisien sont
évidemment celles mêmes dont il se sert.) Un effet curieux
en résulte. Jusqu’alors il avait été plutôt un urbaniste qu’un
amateur d’architecture. Nous retrouverons cet urbaniste
dans les Mémoires d’un Touriste. Il était soucieux de la
commodité des rues, des promenades couvertes ; il juge les
théâtres surtout selon leur commodité intérieure. S’il
admirait le dôme de Milan, c’est selon certains points de vue,
à certains moments, à l’occasion par exemple d’un clair de
lune. Bref, il voyait l’architecture en amateur de tableaux.
Le progrès si net de sa compréhension ; son sens des ensem¬
bles ; ses petites manies aussi, comme la passion excessive
LES PROMENADES DANS ROME 213
IV
VI
VII
II
III
IV
II
III
IV
VI
VII
VIII
pas accès dans les vrais et les grands salons. Une partie de
cette impression qui nous fait approuver Sainte-Beuve
vient peut-être de la gaucherie avec laquelle il se présente
dans le début de son propre récit.
IX
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
Quand Julien est en scène, c’est par ses yeux que nous
voyons les événements ; c’est de l’intérieur du héros que nous
suivons ses pensées. Nous venons de voir comment l’auteur
nous introduit progressivement dans l’esprit de son héros.
Les monologues directs n'ont que quelques lignes ; la
transition est faite entre les monologues et le reste du récit
par de brefs discours indirects. Ce même discours indirect
sert aussi à nous mener de la pensée de Julien à celle de
l’auteur. Ces transitions sont si rapides et si bien ménagées
que le lecteur ne s’aperçoit pas du changement ; il n’a pas
à faire l’effort d’accommodation nécessaire dans un roman
par lettres pour passer d’une lettre à l’autre.
La netteté reste complète. Jamais nous ne prenons le
point de vue de l’auteur pour celui de Julien. Quand l’auteur
raille ou critique, nous ne risquons pas de confondre. Quand
il approuve, il faut qu’une forme spéciale de style (et pour¬
tant naturelle) nous soulève en une ligne bien au-dessus du
récit, jusqu’à hauteur de jugement objectif.
Mais il arrive aussi que nous suivions telle scène en nous
trouvant postés à l’intérieur de madame de Rénal, telle
autre à l’intérieur de M. de Rénal. Dans la seconde partie,
bien plus audacieuse, il arrivera, au cours d’un dialogue.
LE ROUGE ET LE NOIR 253
XI
4
XII
17
238 L’ÉPOQUE DES CHEFS-D'ŒUVRE
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
II
III
IV
cation ? Son récit, dès qu’il embrasse plus d’un épisode, est
progression et ascension, et risque de le réduire pour longtemps
au roman d’une jeunesse. Quant à son dialogue, il a pris
l’habitude d’être un duel d'amoureux. Et des sentiments qu’il
aime peindre c’est la quête de l’impossible, si intense dans la
seconde partie du Rouge, qui marquera les œuvres suivantes.
De ce fait, le Coffre et le Revenant, nouvelle bâtie sur le
thème de la femme impossible à retrouver, est la transposi¬
tion romanesque de ce rêve intérieur, rêve vécu devant
Métilde Dembowska, et déjà transposé dans l’intrigue entre
Julien et Mathilde de la Mole. Thème épuisé, car il devient
ici tout extérieur.
La nouvelle du Juif, datée par lui du milieu de jan¬
vier 1831, est aussi, malgré le changement de héros et de
cadre, une séquelle du Rouge : au lieu de l’ambition sociale,
l’ambition d’argent, mais la même façon d’accepter les
moyens nécessaires, la même patience acharnée traversée
par de continuels malheurs, le même ton (mais plat) : cette
donnée lui semblait trop pauvre. De plus il s’était forcé
à introduire dans le Rouge une foule de détails matériels ;
il en avait gardé, pour des mois et des années, l'horreur de ce
genre de détails. S'il n’avouait pas à plus d’une reprise cette
horreur dans ses notes, on la devinerait en voyant sa plume,
dans chaque ébauche nouvelle, laisser en blanc les descrip¬
tions.
Ce ne sont là que des bouffées de travail, des ébauches
avant le projet. Aucun dénouement résolu à l’avance ne montre
à l’auteur où il va. Après un grand livre et au moment où il
risque le plus de se répéter lui-même, l’auteur dont la plume
entraînée court de plus en plus facilement, croit sentir sa
force créatrice ; il oublie que lorsqu’il s’agit du sujet, l’on
invente toujours trop.
II
111
IV
VI
VII
VIII
IX
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
II
III
IV
V
4
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
XI
XII
23
354 L'ÉPOQUE DES CHEFS-D'ŒUVRE
XIII
que l’œuvre vienne d’un seul jet. S’il faut revenir, au bout
d’un temps trop long, à un personnage déjà presque oublié,
l’auteur doit se soumettre presque servilement à ses
données du début, sous peine de fausser les nuances. Si
certaines créatures que Balzac a tirées de lui-même arrivent,
elles aussi, à ce genre d’indépendance, c’est dans les œuvres
qu'il a conçues et composées avec emportement : ainsi le
Lucien de Rubempré des Illusions perdues.
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
M
L'ÉPOQUE DÈS CHEFS-D'ŒUVRE
37°
XXV
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
XI
25
DU STYLE DE STENDHAL
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
Balzac fait, lui aussi, tous ses personnages plus forts que
nature. Comme le dit fort bien Baudelaire « tous les acteurs
de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et plus rusés
dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans
la jouissance... que le vrai monde ne nous les montre... Toutes
les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu'à la
gueule ». Et Baudelaire trouve aussitôt la raison esthétique
de cette déformation : « Marquer avec plus de force les lignes
principales, pour sauver la perspective de l’ensemble. » Les
héros de Dostoïevski ont, eux aussi, leur excès d’énergie qui
les tire du commun. Un romancier n’arrive à des types inou¬
bliables que par cette énergie, que par des déformations cari¬
caturales (celles dont Stendhal use pour les personnages
secondaires) ou en réduisant l’être à un type creusé, modelé
par ses entours. De cette dernière sorte sont les héros de
Flaubert, qui ont peu de caractère et beaucoup de relief,
parce que ce sont justement les entours que Flaubert sait
peindre.
Mais cette stylisation des personnages, condition du mou¬
vement, des dialogues et du style d’un roman, varie avec
les auteurs. Les héros de Balzac luttent d’abord contre le
monde ; les héros de Stendhal luttent surtout contre leur
sensibilité, et sont sans cesse en difficulté avec eux-mêmes.
XXI
XXII
Première Partie
LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE DE STENDHAL
LA PREMIÈRE FORMATION.29
LE JOURNAL DE l8oi.35
LES TENTATIVES THEATRALES EN l8oi.44
LE THÉÂTRE MANQUÉ.53
LA TECHNIQUE THÉORIQUE : LA FILOSOFIA NOVA ... 66
L’APPRENTISSAGE DU DISCOURS INTÉRIEUR.93
Deuxième Partie
LES INITIATIONS A L’ITALIE
LA TECHNIQUE DE L’ESSAYISTE
ET DU VOYAGEUR
Troisième Partie
LE ROUGE ET LE NOIR.239
L’INFLUENCE DU ROUGE ET NOIR SUR STENDHAL . . . 273
LES SOUVENIRS D’ÉGOTISME.281
LUCIEN LEUWEN.292
LA VIE DE HENRI BRULARD.3*4
LES CHRONIQUES ITALIENNES . 32°
LES MÉMOIRES D’UN TOURISTE.332
LA CHARTREUSE DE PARME. 342'
LAMIEL.371
DU STYLE DE STENDHAL.3^6
ACHEVÉ D’IMPRIMER EN JANVIER 1959
SUR LES PRESSES DE L’i. F. M. R. P.
Imprimé en France
\
I
DATE DUE
PQ 2443 P7 1959
Prévost, Jean, 1901-1944 010101 000
La création che Stendhal :
163 0239764 5
TRENT UNIVERSITY
Prévost.
‘ r.* w Jean
w '
DATE ISSUED TO
27565
m
i£_
27565
PQ Prévost, Jean
2443 La création chez Stendhal
P7
1959
Trènt
University