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E.

Nésiotès

La franc-maçonnerie et l'Église grecque en Grèce et en Turquie


(1898-1908)
In: Échos d'Orient, tome 16, N°100, 1913. pp. 232-236.

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Nésiotès E. La franc-maçonnerie et l'Église grecque en Grèce et en Turquie (1898-1908). In: Échos d'Orient, tome 16, N°100,
1913. pp. 232-236.

doi : 10.3406/rebyz.1913.4056

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_1146-9447_1913_num_16_100_4056
LA FRANC-MAÇONNERIE

ET L'ÉGLISE GRECQUE

EN GRÈCE ET EN TURQUIE (1898-1908)

I - EN GRÈCE (1898)

La Grèce, depuis 1868, possède un Grand-Orient et un Suprême Cons


eil. On y compte maintenant 26 Loges, dont 8 à Athènes, 2 au Pirée,
et les autres dans le reste de la Grèce (1). C'était beaucoup pour un pays
qui jusqu'ici ne comptait que deux millions et demi d'habitants. L'Église
grecque orthodoxe s'en inquiète peu, semble-t-il, et nous ne connaissons
pas de document officiel du patriarcat de Constantinople ou du synode
d'Athènes condamnant la franc-maçonnerie. Quelques évêques, cepen
dant, ont attiré l'attention de leurs ouailles sur l'influence funeste de la
secte pour la religion et les mœurs. Nous avons déjà dit ici les démêlés
de l'évêque de Zante, en 1888, avec le synode athénien, à propos d'un
de ses prêtres affilié à la franc-maçonnerie (2). Dix ans plus tard, en 1898,
l'archevêque de Patras, Hiérothéos, lança contre elle une lettre pastorale.
Voici quelle en fut l'occasion.
Le métropolite de Patras, Hiérothéos, avait ouvert une école pour les
enfants des familles indigentes, et, en qualité de fondateur, il était le
président du Conseil d'administration de cette école. Un beau jour, il
apprit que certains des professeurs étaient affiliés à la Loge maçonnique.
Il fallait faire cesser ce scandale, et le prélat méditait les moyens à
prendre pour préserver son école et son troupeau, quand un des profes
seurs, franc-maçon notoire, vint lui demander la permission de prêcher
à l'église (3).
— Volontiers, lui répondit l'évêque, je vous l'accorderais, si je ne
savais par ailleurs et de source sûre que vous avez un grade dans la Loge
maçonnique de Patras.
— Sans aucun doute, reprit le professeur, mais je ne vois là rien de
reprehensible, puisque la franc-maçonnerie ne s'occupe que d'oeuvres
de bienfaisance.
L'évêque réfuta cette assertion et déclara que la bienfaisance était un
fruit de la grâce et de la lumière de l'Evangile, et que, par conséquent,

(1) Repue internationale des Sociétés secrètes, igi3, p. 211.


(2) Echos d'Orient, t. XV, 1912, p. 333-341.
(3) Qu'on ne s'étonne point de cela; c'est un fait coutumier dans l'Eglise grecque,
les prédicateurs sont pour la plupart des laïques.
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elle n'avait nullement besoin des ténèbres maçonniques. Ses remont


rances n'ayant abouti à aucun résultat, il réclama de l'autorité ministér
ielle le renvoi de tous les professeurs à idées maçonniques. Devant le
retard que l'on mettait à répondre à sa demande, il dénonça à ses fidèles,
dans une Lettre spéciale, les machinations de la franc-maçonnerie, ses
tendances antichrétiennes et antisociales.
Pour s'en convaincre, disait le prélat, il suffit de constater ce qui se passe en
France et en Italie. En France, les maçons en veulent, avant tout, à la religion
chrétienne; en Italie, ils prêchent le matérialisme, et nous avons une preuve de
leur athéisme dans les manifestations faites au jour de l'inauguration de la
statue de Giordano Bruno. Aussi, au Congrès de Trente, où se trouvaient de
nombreux clercs et plus de trois cents laïques, on dénonça l'action antireligieuse
et antichrétienne de la maçonnerie, et on prit des mesures pour la combattre.
De plus, étant donné que les Loges de Grèce sont des créations du maçonnisme
français et italien, il est évident qu'elles s'en inspirent. Nous avons donc
demandé le renvoi des professeurs de notre école qui profitent de leur situation
pour faire du prosélytisme en faveur de la franc-maçonnerie, déclarant préférer
nous démettre de la présidence de l'école que de collaborer avec eux.
Les francs-maçons protestèrent et jetèrent les hauts cris. L'archevêque
Hiérothéos, qui n'avait fait que son devoir de pasteur et de gardien des
âmes, fut vilipendé par la presse athénienne. De son côté, le maire de
Patras prit sous sa protection la bande des F.·. M.·.. Le prélat protesta
alors auprès du préfet; une décision ministérielle et un ordre royal
décrétèrent le renvoi de M. A. Sarré, la pierre de scandale. Le maire se
contenta de remplacer ce dernier par un autre maçon, et les autres pro
fesseurs .-.de l'école restèrent à leur poste.
La maçonnerie fut alors la question du jour à Athènes. Les francs-
maçons s'en firent les apologistes et essayèrent de lui donner un acte de
naissance. Ils furent loin de s'accorder sur la question des origines de
leur Société; VAnaplasis, revue religieuse orthodoxe d'Athènes, en profita
pour dévoiler le caractère antichrétien de la secte. L'article de YAna-
plasis, rédigé par Panarétos Douligérès, fut reproduit dans la Vérité
ecclésiastique, bulletin officiel du patriarcat grec orthodoxe de Constant
inople, 1899, p. 6 et 38.
L'organe du Phanar devait avoir un peu plus tard occasion de reparler
de la franc-maçonnerie, au moment de la proclamation de la Constitut
ion par les Jeunes-Turcs.

♦ II — EN TURQUIE (1908)
On sait le rôle de la maçonnerie et de la juiverie dans la révolution
de 1908 à Constantinople. Un instant on put croire à la liberté et à la
tolérance, mais on s'aperçut vite du mouvement antireligieux des Jeunes-
Turcs. Tout d'abord, le serment demandé à ceux qui voulaient être
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membres du Comité Union et Progrès ne présageait rien de bon. Les


Jeunes-Turcs avaient demandé aux Grecs les plus influents de Janina,
de Koritza, de Drynopolis, de Bellas et de Kitros d'entrer dans le Comité
et de prêter pour cela le serment exigé. Un bon nombre se fit inscrire,
mais le serment en arrêta plusieurs, qui en référèrent à leur évêque. Le
métropolite de Katerina avertissait le patriarche en ces termes :
On fait venir les chrétiens à part dans une chambre. Là on leur bande les
yeux et on les oblige au serment suivant, qu'ils prêtent devant trois personnes
couvertes d'un voile de couleur noire sur la tête et de couleur rouge sur le reste
du corps.
« Je jure sur ma religion, ma conscience et mon honneur qu'à partir de cet
instant où je deviens membre de la Fraternité, dont le but principal est de tra
vailler au progrès et au bonheur de ma patrie, à l'union et à l'amour de tous
les Ottomans, je travaillerai conformément aux lois et aux règles de la Fratern
ité,et qu'à aucune personne qui n'est point membre du Comité, et surtout
aux membres du Comité qui n'ont pas le droit de connaître les secrets du
Comité, je ne dévoilerai un secret quelconque de la Fraternité. Je jure que je
n'hésiterai pas à accomplir exactement les devoirs qui me seront imposés, ainsi
que les décisions du Comité dont le but est d'appliquer entièrement et parfait
ementla Constitution, et d'assurer le maintien du régime constitutionnel qui
donne à la nation les droits de la liberté. Jamais je ne trahirai le Comité, et je
tuerai immédiatement, sitôt l'ordre donné par le Comité, ceux qui auraient
trahi ou qui travailleraient et chercheraient à mettre obstacle aux buts sacrés
du Comité. Je jure de nouveau que je travaillerai et corporellement et matériel
lementpour le bien du Comité, et que, si j'étais infidèle à ces promesses off
icielles, je donne dès maintenant mon sang, qui coulera par suite d'une condamn
ationà mort exécutée par les hommes du Comité qui ont ordre de poursuivre
et d'arrêter tout traître là où il se trouvera. Par Dieu! Par Dieu! Par Dieu! » (i)
On leur indique ensuite leurs devoirs, c'est-à-dire une obéissance aveugle aux
ordres et règlements du Comité. Chacun, selon ses moyens, verse une cotisation,
qui peut s'élever de 10 piastres à une livre.
De son côté, l'évêque d'Argyrocastro écrivait :
II y a ici une Société qui appelle indistinctement à elle chrétiens et musul
manset les oblige, devant des personnes travesties, à un horrible serment. On
pose la main sur une épée et un revolver et l'on jure, les chrétiens sur l'Evang
ile,les musulmans sur le Coran, qu'on exécutera les ordres de la Société en
temps voulu. Dans les ténèbres et en cachette on découvre aux initiés un secret
qui ne doit pas être divulgué et que la famille elle-même doit ignorer (2).
Au reçu de ces lettres, on ne sembla pas trop s'émouvoir au patriarcat,
et l'organe officiel du Phanar se borna à répondre que c'était là une
chose incompréhensible au xxe siècle. Remettre en vigueur les systèmes
féodaux de la chevalerie franque n'était plus de moie; la religion chré-

(1) Vérité ecclésiastique, i3 nov. 1908, p. 491.


(2) Ibid., 22 nov. 1908, p. 498-499.
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tienne et les lumières de notre siècle ne le permettaient plus. On était


prêt à travailler pour l'Etat, mais on ne voyait nullement la nécessité
de ce serment, qui n'était requis ni par les lois civiles ni par les lois rel
igieuses (1).
Le synode patriarcal se contenta, pour lors, de cette protestation. 11
s'alarma davantage lorsque, quelques mois plus tard, les Jeunes-Turcs,
aidés de francs-maçons grecs, essayèrent de porter atteinte aux privilèges
de l'Église orthodoxe. On voulait d'une certaine façon laïciser l'Église
et lui retirer tous les droits civils dont elle disposait. Que fit alors le
patriarche Joachim III? Fut-il assez énergique contre les francs-maçons?
Non, semble-t-il, au dire des journaux grecs de Constantinople, qui lui
reprochèrent sa faiblesse (2).
Le patriarche nous affirme; disait-on, que lui-même et la hiérarchie tout
entière avec lui courent un grand danger à cause d'un projet ténébreux qui s'est
formé dans les Loges maçonniques d'Orient, et auquel collaborent activement
des maçons grecs. C'est là une accusation grave et nous en croyons le patriarche;
mais ce qui nous étonne, nous et la nation tout entière, et nous donne tristesse
et dégoût, c'est de voir qu'après une accusation aussi sérieuse prennent encore
place, à côté de lui, ceux-là mêmes qui sont les chefs de cette opposition et qui
méprisent tout ce que l'Église a de saint et de sacré. Nous nous demandons
pourquoi notre patriarche œcuménique, après avoir ainsi dénoncé ceux qui
mènent cette campagne contre la hiérarchie, et qui se sont conjurés avec les
ennemis de la nation pour mettre à exécution le sinistre projet des Loges maçonn
iques, nous nous· demandons pourquoi notre patriarche continue à leur
donner sa confiance, ayant encore des relations avec eux, leur demandant cons
eil et prenant ses repas avec eux, car il n'est pas sans savoir qu'ils appar
tiennent aux Loges maçonniques. N'aurait-il point dû d'un geste énergique
mettre à la porte ces ennemis de la nation et de l'Église, qui ont établi leur
centre d'opération jusque dans le synode dirigeant? Nous avons cependant
peine à croire que notre Église orthodoxe constitutionnelle et libérale serve de
cible aux Loges maçonniques; rien chez nous ne pouvait nous attirer cette rival
ité de leur part; mais puisque, selon l'affirmation du patriarche, il y a complot
contre l'Église, et que de ce complot font partie ceux qui d'une façon ou d'une
autre combattent maintenant la hiérarchie, nous devons croire à la réalité de ce
danger, et nous nous placerons aux côtés de notre patriarche. Nous attendons
pour cela qu'il lève le premier le drapeau pour la revendication des droits
sacrés de l'Église et de la nation, et nous combattrons avec lui.
On discourut alors quelque peu dans les journaux sur la franc-maçonn
erie, mais en termes très modérés. Un avocat 33e, Angélos Roméos,
répondit aux blâmes lancés contre la Société. Philanthropique était son
but, et l'Église orthodoxe n'avait pas tant à s'émotionner, puisque cer
tains de ses chefs y étaient affiliés. Le grand patriote Grégoire V, ce

(1) Vérité ecclésiastique, 26 sept. 1908, p. 435.


(2) Néologos, 12 juin 1910.
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patriarche que les Turcs avaient pendu au Phanar lors de l'indépendance


grecque, avait été lui-même membre de la Société (i).
Cependant, pour conjurer le danger qui menaçait l'Église grecque,
Joachim III se décida à convoquer une assemblée nationale. Celle-ci fut
empêchée manu militari par le gouvernement. Puis l'affaire en resta là,
les relations entre la Porte et le Phanar s'améliorèrent, et les Jeunes-
Turcs, pour cette fois, n'osèrent pas empiéter sur les droits de l'Église.
Voilà les quelques petits détails que nous avons pu glaner çà et là
dans les journaux de Constantinople. On peat voir combien l'Église
grecque est travaillée par la franc-maçonnerie. L'élément laïque se charge
de cela, et l'on sait la grande part qu'il a dans le gouvernement de cette
Église et jusque dans l'enseignement doctrinal (2). La plupart du temps,
prédication et enseignement sont donnés par des laïques, et comme un
petit vent de rationalisme germanique a soufflé tant soit peu sur tous
les professeurs grecs, on comprend facilement que la foi s'éteigne, sur
tout dans la haute classe, où l'on se contente de se déclarer encore chré
tien orthodoxe parce que l'on est grec avant tout. Pourvu qu'on ne touche
pas à la nation, le reste importe peu. La franc-maçonnerie trouve ainsi
un terrain facile pour y semer ses doctrines. E. Nésiotès.

L'ÉGLISE CATHOLIQUE

EN TURQUIE D'EUROPE

A l'heure où le nom de Turquie d'Europe devient une expression


géographique surannée, et où les alliés balkaniques vont se partager
les lambeaux qu'ils ont si brillamment arrachés à l'empire ottoman, il
n'est pas inutile d'examiner quelles sont la situation et l'importance de
l'Église catholique dans ces régions. Les Échos d'Orient, qui ont déjà
publié tant d'études sur les diverses Églises orientales, catholiques ou
schjsmatiques, n'avaient pas jusqu'ici donné de vue d'ensemble sur

(1) Cette assertion, m'a-t-on dit, n'a été démentie par aucun journal de Constant
inople.
(2) Au mois de janvier dernier avait lieu l'élection d'un nouveau patriarche en
remplacement de Joachim III, décédé. Elle fut précédée de plusieurs séances ora
geuses. Certains membres laïques faisant partie de l'assemblée consultative propo
sèrent comme candidat le métropolite de Larnaca (Chypre). Celui-CÎ fut accusé en
pleine séance d'être hérétique, c'est-à-dire franc-maçon, et sa candidature fut repoussée
de ce chef par le saint synode.

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