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Table des matières

Préface
d'Anatole Abragam 4
àCopenhague
Faust parFrançoise
Balibar 6
Maurice : ErwinSchrödinger,
Pasdeloup unphilosphe ? 13
Werner
Heisenberg
parDavidCassidy 14
Raymond
Daudel
: Louis
deBroglie 20
PaulDiracparCorbyHovis
etHelge Kragh 22
CarloBernardini
: Leprincipe
d'exclusion
dePauli 28
Lathéorie
quantique
deDavidBohm
parDavid
Albert 32
Réalité
dumondequantique
parAbner
Shimony 42
AlainAspect
: Corrélations
quantiques 50
Lacryptographie
quantique 51
Levoyage
dans
letemps. 52
Lanon-localité
quantique
parR.Chiao,
PKwiat
etA.Steinberg 54
Jean
Klein: Lesimages
quantiques
etlamicroscopie
tunnel 64
Duquantiqueauclassique
parHervé
Zwirn 68
MartinWeitz
: Lamesure
précise
d'une
transition
quantique 76
Lechaos
quantique
parMartin
Gutzwiller 78
interfèrent
Desatomes eux-mêmes 85
avec
Lamesure
quantique
non-destructive 86
géométrique
Laphase parMichel
Berry 88
L'effet
Aharonov-Bohm
parYoseph
Imry
et Richard
Webb 96
Julien
Bok: Lasupraconduction 103
M.Dévoret
etD.Estère
: Arche
deNoëquantique 105
Lesgazquantiques
polarisés
parFranck
Laloë
etJack
Freed 106
Unecavité
atomique
tapissée
delumière 114
Claude
Cohen-Tannoudji lestransitions
: Observer d'unseulatome 115
Électrodynamique
quantique
encavité
parS.Harocheet J.-M.
Raimond 118
Lessupercordes
unifient
lesinteractions 127
PREFACE
totalement déterminée. Dans ma vie
de physicien, en résonance électro-
nique, j'utilise quotidiennement ta
théorie quantique, son formalisme,
Anatole Abragam
sa manière de calculer, sa représenta-
tion du monde que j'observe.
Lorsque je pense à un ion de cuivre
dans un certain environnement, je
visualise les différents niveaux d'éner-
gie discrets de cet ion ; c'est pour
La physique quantique consti- plus lourds et aux molécules. Dans moi une réalité concrète.
tue un corps de doctrine d'une les années 1920, Louis de Broglie, Certains physiciens, dont Albert
extraordinaire beauté, qui s'accorde Wolfgang Pauli, Werner Heisenberg, Einstein et Louis de Broglie, ont
parfaitement avec faits et expé- Erwin Schrödinger, Paul Dirac et rejeté le principe d'incertitude, et le
riences. Ce corps de doctrine quelques autres ont élaboré une « principe de superpositions»,qui éta-
semble difficile d'accès car nous théorie complète à l'aide d'un nou- blit qu'un état quantique peut être la
vivons dans un monde à notre veau formalisme et d'une interpréta- combinaison linéaire de deux états
échelle, macroscopique, où la méca- tion probabiliste, l'interprétation de quantiques. Ils se refusaient à
nique quantique est inutile. La phy- Copenhague. admettre qu'une même mesure
sique quantique s'impose à l'esprit Les premières difficiles philoso- répétée plusieurs fois sur un sys-
dès que l'on s'interroge sur la phiques sont apparues-et elles sur- tème préparé de manière identique
matière. Pourquoi les atomes ont-ils gissent encore dans la tête des étu- pût donner des résultats différents,
un nombre déterminé d'électrons ? diants-avec le fameux principe correspondant à chacun de ces deux
Comment se forme un cristal ? d'incertitude de Heisenberg. Ce états. Ces physiciens étaient particu-
Au début de ce siècle, ces ques- principe a l'air d'introduire de l'incer- lièrement choqués par l'affirmation
tions sur la matière et sur les lois de tain dans une théorie physique, alors que l'acte de mesure crée la valeur
valence chimique ont révélé les qu'il n'en est rien. La physique quan- que l'on mesure. Ils ne pouvaient se
limites de la mécanique classique de tique est aussi avérée pour décrire défaire du postulat que chaque sys-
Newton. L'élaboration de la théorie et expliquer la structure de la tème quantique donne des réponses
quantique a été laborieuse et éprou- matière à l'échelle de l'atome, que bien déterminées. Pour conserver ce
vante pour un grand nombre de l'est la mécanique newtonienne pour postulat, ils ont supposé qu'il
physiciens. Découvrir la physique le mouvement des planètes et des n'existe pas de système quantique
quantique par le rayonnement du objets à notre échelle. Hans Bethe isolé, et qu'il faut considérer un
corps noir (un corps chauffé parfaite- évoque un « principe de certitudes ensemble statistique de systèmes
ment absorbant) comme l'a fait Max de la physique quantique. Bethe quantiques. Ils obtenaient donc une
Planck fut un fait d'armes : le pro- déclare, et j'ai la même opinion, que distribution quantique, ensemble sta-
blème du rayonnement du corps la physique quantique ne doit pas tistique de systèmes inséparables les
noir fait intervenir la mécanique sta- être obscurcie par le principe uns des autres. Le principe d'incerti-
tistique, ce qui n'est pas le chemin le d'incertitude de Heisenberg. Ce tude serait issu de cette distribution
plus direct vers les quanta. En principe ne fait qu'exprimer le fait statistique, et non pas de la spécifi-
revanche, l'effet photoélectrique met que les concepts de la physique clas- cité quantique. Cette hypothèse
clairement en évidence l'existence de sique, position et vitesse, ne sont s'est révélée fausse.
quanta de lumière, ainsi que l'a mon- pas applicables au monde atomique.
tré Albert Einstein en 1905. Des Ainsi que le disait Niels Bohr, notre
Toutes
électrons sont arrachés d'une surface pensée et notre langage se réfèrent les tentatives visant à
métallique sous l'effet de la lumière. aux concepts classiques, et par donner une autre interprétation que
Or la vitesse des électrons expulsés conséquent nous avons besoin du la théorie quantique, comme celles
ne dépend pas de l'intensité du principe d'incertitude pour nous qui font intervenir les variables
rayonnement, mais de la fréquence représenter du monde quantique. cachées, ont échoué. Le mathémati-
de ce rayonnement. Einstein en a cien et physicien John von
conclu que la lumière est constituée Neumann fut le premier à démon-
La
de quanta, les photons, d'énergie théorie quantique n'a rien trer qu'il n'existe pas de variables
proportionnelle à la fréquence. d'incertain. C'est le principe d'exclu- cachées. En fait, von Neumann avait
La première théorie des quanta sion de Pauli qui enseigne pourquoi fait une erreur grossière. Personne
de Bohr-Sommerfeld est d'une on ne peut pas mettre autant d'élec- n'avait vérifié ses calculs, mais tout
grande simplicité et décrit parfaite- trons que l'on veut sur un atome : il le monde était persuadé que l'autre
ment l'atome d'hydrogène, formé est impossible de mettre deux élec- interprétation de la physique quan-
d'un proton et d'un électron. Elle trons dans le même état quantique. tique était impossible. John Bell a
devient très compliquée lorsque l'on Tout cela est bien défini, et c'est ce examiné sérieusement le raisonne-
tente de la généraliser aux atomes qui justifie l'existence d'une chimie ment de von Neumann et il y a
Ces
découvert des erreurs. Bell a alors questions philosophiques Le mouvement d'un gyroscope n'a
repris le beaucoup plus à fond, dans ont contribué à donner à la phy- rien d'intuitif. Le spin 1/2 quantique
l'espoir de donner une interprétation sique quantique une réputation de est infiniment plus simple.
non probabiliste de la théorie quan- difficulté. J'ai été moi-même sensible On ne doit pas essayer de
tique. II a néanmoins abouti, la mort a cette réputation lors de mes confronter la mécanique quantique
dans l'âme, à la même conclusion études. J'ai appris la physique quan- et la mécanique classique dans des
que von Neumann : les variables tique en autodidacte car, à la fin des domaines où l'une est indispensable
cachées n'existent pas. Les partisans années 1930, il n'y avait pas de véri- et l'autre inutile. On a assisté depuis
des paramètres cachés espéraient table enseignement de cette disci- une quinzaine d'années à un renou-
faire de la mécanique quantique la pline, excepté celui de Louis de veau de la mécanique classique. On
relation entre la mécanique classique Broglie. J'ai longtemps tourné autour s'intéresse à des systèmes où la
et la mécanique statistique classique, des quanta sans oser m'y lancer, car mécanique quantique est inutile.
mais une telle représentation est je craignais de me perdre dans les Quelqu'un comme Pierre Gilles de
impossible dans le monde des abstractions de cette science. Après Gennes fait des modèles pour les
atomes et des particules. de multiples détours, j'ai fini par me polymères, la dynamique du tas de
Je me suistoujours tenu à l'écart jeter à l'eau. Je me suis alors plongé sable, ou les problèmes de frotte-
des débats philosophiques sur la dans les livres de Louis de Broglie, ment. 11est d'ailleurs probable que
physique quantique. Ainsi, j'estime puis dans les Principes de la méca- les nouvelles idées classiques
que l'on a dit beaucoup de bêtises nique quantique de Dirac, à mon découlent d'une ouverture d'esprit
sur le chat de Schrödinger, ce sens le plus grand livre de physique acquise au contact de la mécanique
pauvre chat enfermé dans une boîte jamais écrit. II est vrai qu'apprendre quantique, car tous les physiciens
avec un noyau radioactif et une fiole la physique quantique en autodi- actuels sont passés par le moule de
d'arsenic. D'après Schrödinger, la dacte est difficile, et je ne le souhaite la physique quantique. Mais la
physique quantique décrirait le chat à personne. J'ai passé trois années mécanique classique n'est pas un
à la fois mort et vivant. Ce paradoxe extrêmement pénibles, de 1936 à parcours obligé pour arriver à la
prouverait que la physique quan- 1939, pendant lesquelles j'étais mécanique quantique.
tique est incomplète. Cela est censé préparer une thèse avec un
absurde. D'abord le chat est un sys- maître que je ne voyais jamais.
Le
tème macroscopique, et on n'a La physique quantique est un pro- domaine de la physique
aucun intérêt de le représenter par blème d'habitude mentale. Lorsqu'on quantique est immense. Les atomes,
un état quantique égal à une combi- la pratique tous les jours, on s'aper- les molécules, les solides sont
naison linéaire de deux états clas- çoit qu'elle est d'une grande simpli- décrits par la physique quantique. II
siques. Ensuite il est très difficile de cité. Prenez le système le plus simple existe des manifestations quantiques
fabriquer un système équivalent au qui existe en mécanique quantique, macroscopiques, comme la supra-
chat de Schrödinger : un tel système le spin 1/2. Si je mesure la projection conduction, la superfluidité. Les lois
doit comporter peu de paramètres, de ce spin suivant l'axe Ox, je trouve de la physique quantique persistent
et être découplé de l'extérieur. Les soit +1/2, soit-1/2. Si je mesure sa aux plus hautes énergies que l'on
chercheurs autour de Serge projection suivant un autre axe Oz, je sache atteindre. Les physiciens ten-
Haroche et Claude Cohen- trouve de la même manière + 1/2 ou tent d'unifier la physique quantique
Tannoudji font des « chats de -1/2. Qu'y a-t-il de plus simple q'un et la gravitation. Lorsqu'ils y par-
Schrôdinger ». mais ceux-ci n'ont système avec deux valeurs, + 1/2 ou viendront, le monde quantique
rien de naturel. -1/2 ? Rien ! Pourtant la notion de s'étendra des particules à l'Univers.
Le chat de Schrödinger est une spin quantique choque profondé- On trouvera peut-être un jour
tentative de représentation du ment le physicien classique,qui pense les limites de la physique quantique,
monde quantique par des objets au spin en terme de petit moment mais ce jour n'est pas arrivé. je crois
classiques. Schrödinger l'avait fait magnétique. Or le moment magné- que la meilleure manière d'expli-
pour s'amuser. On ne peut pas tique classique est extrêmement quer la mécanique quantique à des
d'avantage représenter un système compliqué ! non-spécialistes est de raconter les
quantique à deux états par une Si on y réfléchit un peu, on faits, sans raconter de balivernes.
pièce de monnaie que l'on lance. s'aperçoit que le monde de la phy- Les manifestations expérimentales
Bien sûr, on ne sait pas si la pièce sique classique est ardu. II n'est de la physique quantique sont aussi
retombera sur pile ou sur face, mais même pas intuitif ! Quand j'étais belles que la théorie, et je vous
la pièce reste classique et probabi- enfant, j'ai appris que la Terre était invite à les découvrir.
liste : son état est soit pile soit face, ronde, mais je ne comprenais pas
mais pas les deux à la fois. En pourquoi les gens qui habitaient AnatoleAbragama été directeur
revanche, un système quantique l'Australie ne tombaient pas. Un de la physiqueou Commissariat
peut être dans un état superposé : gyroscope est un système entière- à l'énergieatomiqueet professeur
son état est déterminé, même si le ment décrit par les lois de la phy- au Collègede France.
résultat de la mesure de cet état est sique classique, mais son comporte- Cetexte estla retranscription
indéterminé. ment est des plus invraisemblables. d'unentretien.
Faust à Copenhague

Françoise Balibar

Un pastiche de la célèbre pièce de Goethe permet caractèred'obligation absolue à l'inté-


rieur du noyau, domaine encore inex-
de présenter les principaux précurseurs ploré. Ce point de vue de Bohr exigeait
toutefois de remettre en chantier tout
de la physique quantique et de son interprétation. l'édifice d'extension des conceptsde la
physique qu'il avait patiemment
L'action se passe à Copenhague, construit au cours des quinze dernières
années.
dans le prestigieux institut Niels Bohr.

Une brillante distribution

Bohr, Pauli et Ehrenfest


n 1932, pour célébrer le ticule du noyau. Une autre particule, sont les principaux person-
centième anniversairede la encore hypothétiqueà l'époque, portait nages de la parodie
mort de Goethe, quatre alors le même nom, (nous l'appelons imaginéepar lesjeunes
jeunes physiciens, Max aujourd'hui neutrino) : son existence gens résidant alors à..
Delbrück, Edward Teller, avait été suggéréepar Pauli afin d'assu- Copenhague. Bohr
Carl von Weizsäcker, Léon Rosenfeld, rer la conservationde l'énergie lors de la tient le rôle du Seigneur
imaginèrent un pastichede Faust trans- désintégrationradioactivebêta. Pauli est le nouveau Méphistophéléset
posé à Copenhague,plus précisémentà Bohr, soutenu par Ehrenfest, s'était c'est Ehrenfestqui est titulaire du rôle-
l'Institut de Physique Théorique Niels opposé à l'idée de Pauli qui n'hésitait titre de Faust.
Bohr. pas à inventer une particule pour sauver Il n'est pas étonnant que Bohr soit
Cet institut créépar Bohr en 1919était la conservationde l'énergie. Bohr voyait identifié à Dieu lui-même ; il règne
rapidementdevenule lieu de rassemble- plutôt dans la désintégration bêta alors à l'Institut une atmosphère de
ment de tout ce que la physique euro- l'indice que la sacro-sainte loi de vénération pour l'homme à la person-
péenne comptait de jeunes gens talen- conservation de l'énergie perdait son nalité extraordinaire qu'est Niels Bohr.
tueux invités à y séjourner, tous frais
payés grâce à un système de bourses,
pendant des périodesde durée variable.
Les quatrejeunes gens y résidaientalors
entant que chercheursinvités.
L'événement ne mériterait pas qu'on
s'y intéresseplus qu'à n'importe quelle
autrefête de patronages'il ne faisait res-
sortir certains aspects profondément
mélancoliques, voire tragiques, de la
saga que constitue l'élaboration de la
théorie quantiquedansles années1920 à
1935 et de ce qu'il est convenu d'appe-
ler l'«interprétation de Copenhague».
Commeon va le voir tout au long de
l'histoire, ce pastichede la théorie quan-
tique n'a pas suivi le cours aseptique
qu'on lui prête dans certains récits de
vulgarisation. Imagine-t-on que l'on
invente)la mécaniquequantique comme
on boit un verre d'eau ou regarde une
émissionde variétésà la télévision, sans
s'y impliquer corps et âme?
La représentationde Faust eut lieu à
un moment crucial de l'évolution de la
physique théorique : James Chadwick
venait juste de découvrirle neutron,par-
Cette réplique fait référence à une
lettre de Bohr à Pauli, où il revendiquait le
droit de maintenir la théorie dans un état
de « pagaille organisée ».Bohr préconisait
une méthode d'analogie formelle, appelée
« principe de correspondance », reposant
sur l'utilisation d'une représentation intui-
tive des états stationnaires au moyen
d'«images mécaniques», permettant de
garder dans la théorie quantique quelque
chose (sans plus de précision) des rela-
tions de la physique classique.
« Ne viens-tu ici que pour médire ? La
Comme l'expliquera plus tard von fourre avec extase son nez «dans tous les physique ne te conviendra-t-elle jamais ? »
Weizsäcker, la dérision et le rire fumiers possibles» (l'expression est de rétorque le Seigneur qui ajoute :
étaient les seuls moyens dont dispo- Goethe lui-même). « Connais-tu Ehrenfest, mon serviteur ?».
saient les jeunes gens de l'Institut pour
exprimer leurs sentiments envers Bohr.
Ce qu'ils éprouvaient s'apparente plus
à l'amour (c'est le mot qu'ils ont tous à
la bouche dès qu'ils évoquent Bohr)
qu'à la simple admiration mêlée de res-
pect, qui est de règle dans ce genre de
circonstances.
Dans la parodie imaginée par les
jeunes physiciens, le Seigneur apparaît
dès la première scène, celle du « Prologue
dans le Ciel». Il se trouve confronté aux
trois Archanges : Jeans,
Eddington et Milne, alors
opposés à Bohr sur la
question de l'origine des
étoiles. Le nouveau texte
prononcé par le Seigneur est très proche
de celui de Goethe, mais les spectateurs
ne peuvent manquer de reconnaître Bohr.
Dieu-Bohr s'exprime en effet de
façon hésitante, grommelant, tout en
mâchant sa pipe, un mélange bien parti-
culier d'Anglais et d'Allemand mâtiné
d'expressions danoises : « Muss ich
sagen... Just a little remark... But the
point of the fact is... ». Einstein disait de
Bohr : « II avance ses opinions comme
quelqu'un qui cherche et jamais comme
quelqu'un qui pense détenir la vérités.
Pour compléter leur parodie, les
jeunes physiciens font dire au Seigneur
cette phrase typique que Bohr pronon-
çait lorsqu'il s'apprêtait à détruire les
arguments d'un interlocuteur : « C'est
pas pour critiquer, juste pour savoir,
mais... . Les auteurs de la parodie ont
probablement subi les effets dévasta-
teurs de cette phrase.
C'est au cours du Prologue qu'entre
en scène Méphistophélés-Pauli. Sautant
sur la table, il s'adresse à Dieu-Bohr,
après lui avoir aimablement désigné
l'audience (c'est-à-dire les pensionnaires
de l'Institut) comme des esclaves. Ceux-
ci, explique-t-il, se lamentent de ce que 1. COUVERTUREDE LA PARODIE de Faust imaginée par quatre jeunes physiciens de
la théorie est encore en pleine pagaille l'Institut Niels Bohr, M. Detbrück, E. Teller, C. von Weizsäcker et L. Rosenfeld. Le texte
pendant que « le petit dieu du mondes est parsemé de dessins caricaturaux créés par les auteurs.
Le désespoir d'Ehrenfest

Admirable et cruelle inconscience de


la jeunesse qui dit la vérité sansle savoir !
Car Ehrenfest-on le sait maintenant et
ses amis les plus proches, Bohr et
Einstein, le pressentaient à l'époque- belle (entendez la physique classique)
était justement ravagé de doutes et de une coupe en or. Resté « fidèle jusqu'à la
scrupules qui lui rendaient la vie insup- mort », il y but une dernière fois avant de
portable. mourir.
Ehrenfest, d'origine autrichienne, Les auteurs de la pièce ont, de façon
comique, amalgamé deux chansons du
enseignait à Leyde en Hollande. I1 avait,
Faust original : celle, romantique, du
en collaboration avec sa femme Tatiana
vieux roi amoureux, chantée par
Affanasjewa, écrit dès 1911 un célèbre
Marguerite qui vient de rencontrer
article de revue donnant l'état des
recherches sur les fondements de la méca- Faust, et celle, dérisoire, chantée par
Méphisto lors d'une beuverie estudian-
nique statistique. Ehrenfest souffrait de
Méphisto-Pauli saisit cette occasion pour tine, racontant l'histoire d'une « puce
toujours apparaîtrecomme celui qui clari-
défier le Seigneur et parie qu'il parvien- fie les idées et de ne pas jouir des capaci- gentille » qui « chezun prince logeait)), et
dra à détourner Faust-Ehrenfest du droit tés créatrices de ses deux grands amis, que « le vieil homme aimait comme sa
chemin. fille ». La puce représente manifestement
Bohr et Einstein. Bien qu'il ait contribué
Fin du prologue et début de la pièce de façon notable à l'élaboration de la la théorie quantique dont Einstein peut
proprement dite. Faust-Ehrenfest, dans sa théorie quantique (témoin le théorème être considéré comme le père. En effet,
chambre, déclame un pastiche des vers c'est Einstein qui introduisit en 1905 le
«adiabatique » qui porte son nom et que
que tous les lycéens allemands connais- les étudiants connaissent bien), il consta- concept de quantum de lumière, et mit
sent par coeur : tait avec amertume : « Je ne suis qu'un en doute, pour la première fois, la dis-
«Habe nun,ach, Valenzchemie tinction entre champs et particules, dis-
< maître d'école ». Cette expression est
Elektrodynamik und Gruppenpest, tinction sur laquelle repose la théorie
reprise dans la parodie de Faust.
Und leider auch Transformationstheorie classique.
Ehrenfest sentait s'effondrer ses certi-
Durchaus studiert mit heissen Bemühn ; « La puce prit de l'âge, dit
tudes les plus assises.Il ne se jugeait plus
Da steh'ich nun, ich armer Wicht» digne d'enseigner et sans doute se repro- la parodie. Elle eut un fils. Le
(«Chimie, hélas !, électrodynamique, fils trahit le père... Puis des
chait-il d'avoir jusqu'alors mené ses étu-
théorie des groupes, et toi aussi, malheu- diants en bateau « par le bout du nez ».La puces et des puces s'échappèrent
reuse théorie des transformations !... Je théorie quantique n'était pas la seule res- de l'Académie de Berlin ». Ces
vous ai donc étudiées à fond avec ardeur multiples puces font allusion
ponsable de sa détresse : sa vie familiale
et patience ; et maintenant, me voila, était également pleine de tourments et de aux diverses tentatives de
pauvre fou »). déceptions, puisque l'un de ses fils était théories unitaires présentées
« Je ne sais rien de certaine ajoute atteint de mongolisme profond. Enfin, par Einstein à l'Académie entre
Faust, s'écartant un instant du texte origi- l'arrivée au pouvoir de Hitler avait ajouté 1919 et 1933, théories toutes
nal dont il reprend immédiatement le fil : à son désespoir. Un an après la représen- plus « nouvelles » etplus défi-
« Jem'intitule, il est vrai, Maître, Docteur, tation de Faust à Copenhague, en 1933, il nitives les unes que les autres.
et depuis trente ans je promène ça et ta « Les physiciens célébrèrent la
se donnait la mort.
"nouvelle"théorie du champs
mes élèves par le bout du nez ». Et il La saga a un peu oublié Ehrenfest,
ajoute, prenant alors l'exact contrepied du probablement parce qu'il s'est toujours conclut la chanson de façon
texte de Goethe : « Tous les scrupules et ironique. L'ironie provient du
tenu dans un rôle d'intermédiaire, en par-
tous les doutes me tourmentent !». (Le fait que l'un d'entre eux, et
ticulier lors de la fameuse discussion qui,
texte original est : « Ni scrupules ni doutes non des moindres puisqu'il
au Congrès Solvay de 1927, opposa
ne me tourmentent !») Bohr, principal acteur de la nouvelle s'agit de Pauli, venait de manifester
théorie, à Einstein qui ne voulait pas publiquement son désaccord avec la
admettre l'interprétation probabiliste de manière dont Einstein essayait de se pas-
la mécanique quantique et cherchait à la ser de la théorie quantique et de la rem-
placer par une « théorie du champ unifiée.
mettre en difficulté par toutes les expé-
riences de pensée imaginables. « Jecrains Pauli comme le diable », dit
Faust-Ehrenfest dans la pièce, prenant

Le vieux roi et la puce

Einstein figure d'ailleurs dans le Faust


de 1932. Là encore, sans s'embarrasser
d'un respect excessif pour le grand
maître, les jeunes auteurs présentent
Einstein sous les traits du roi de Thulé,
héro imaginaire d'une chanson entonnée
par Marguerite. Ce vieux roi reçut de sa
INTERACTION MATIÈRE-RAYONNEMENT

1900. Max Planck étudie le rayonnement émis par les corps chauffés. II
désire expliquer les résultats des mesures, c'est à dire ta densité d'énergie
rayonnée en fonction de ta fréquence du rayonnement émis (sa couleur).
Les calculs classiques ne rendent pas compte de la répartition observée et
Planck postule que les échanges d'énergie entre les objets chauffés et le
rayonnement se font par paquets, les quanta. La constante de proportion-
nalité h reliant l'énergie et la fréquence (v) est la constante de Planck, égale
à 6,62x10-34 Joule seconde. Grâce à cette hypothèse révolutionnaire, le
rayonnement du corps noir, un objet chauffé parfaitement absorbant et
n'émettant que par un petit trou, est expliqué pour toutes les couleurs de
la lumière émise.
E = h v = h c/X, c est la vitesse de la lumière

1905. Albert Einstein explique le phénomène photoélectrique en générali-


sant l'hypothèse de Planck : non seulement les échanges d'énergie sont
quantifiés, énonce Einstein, mais aussi t'énergie des particules. Dans l'effet
photoélectrique, la lumière qui frappe une plaque de métal en extrait des
électrons. Einstein considère que la lumière est constituée de grains, les
photons, dont l'énergie est proportionnelle à la fréquence. Les électrons
sont arrachés au métal quand l'énergie apportée par la lumière est suffi-
sante : cette énergie est fixée par la fréquence du rayonnement incident, et
seul les photons ultraviolets, de haute fréquence, extraient des électrons
du métal.

encore à contre-pied le sens du texte de expansif, agressif, soigneusement systé- tier de Schwabing à Weimar. Heisenberg
Goethe : « Jene crains rien ni du diable ni matique et souvent critique de façon se levait tôt le matin, travaillait sans répit
de l'enfer » est ce que dit Faust dans la dévastatrice. Le vertueux Heisenberg pendant la journée et était sujet à des
pièce de Goethe. De fait, Pauli était aimait la pureté de la vie au grand air, les accès de dépression durant les longues
redoute par tous, pas seulement par jeux enfantins, les longues journées d'été soirées d'hiver. Pauli, lui, hantait les
Ehrenfest, car personne, pas même Bohr et les bains de soleil. Pauli préférait la vie boîtes de nuit, puis travaillait jusqu'a
ou Einstein, n'échappait à ses remarques des grandes villes, les cabarets un peu l'aube et dormait jusqu'à midi, se dispen-
critiques, toujours incisives et parfois louches, les cafés et les tavernes du quar- sant des cours du matin ».
assez désobligeantes.

De redoutables débats

Curieusement, la parodie de 1932


n'évoque qu'épisodiquement Werner
Heisenberg, une autre grande figure de
l'histoire de la théorie quantique : sans
transition, Heisenberg remplace pour un
temps Ehrenfest dans le rôle de Faust.
David Cassidy, dont on lira plus loin
un article, oppose Pauli à Heisenberg :
« Tout comme Heisenberg, Pauli était le
fils bien éduqué d'un professeur d'uni-
versité et leurs personnalités étaient par
certains côtés très comparables. Ils
étaient tous les deux très sensibles, naïfs,
adolescents, peu sûrs d'eux-mêmes sur le
plan personnel, mais manifestant une
grande assurance académique, doués
d'une ambition immense et tout entiers
adonnés à la physique théorique. Mais la
similarité s'arrête là. Alors que
Heisenberg était calme et amical, à la fois
timide et maladroitement audacieux, dans
la vie comme en physique, Pauli était 2. ALBERTEINSTEIN à Leyde,
en compagniede Paul Ehrenfest et de son fils.
LES MODÈLES D'ATOME

1910. La matière n'est pas homogène : Ernest Rutherford projette


des particules a (des noyaux d'hélium) sur une mince feuille d'or. La
plupart traversent la feuille, mais certaines sont fortement déviées.
voire réfléchies. Rutherford propose un modèle planétaire, où des
électrons «gravitent», sous l'effet de la force électrostatique, autour
d'un noyau dur. Toutefois, la mécanique classique affirme que si
l'électron tourne autour du noyau, il devrait s'écraser sur le noyau :
en effet, toute particule chargée en accélération, perd de l'énergie
en rayonnant.

1911. Niels Bohr suppose que les orbites électroniques


sont de rayon bien défini, et qu'il existe une orbite fonda-
mentale correspondant à la plus faible énergie de l'élec-
tron. Ce modèle explique aussi les raies d'émission et
d'absorption de la lumière par l'atome d'hydrogène. Un
photon est émis si l'électron « descend »sur une orbite de
rayon inférieur ; un photon est absorbé quand l'électron Orbite circulaire de rayon r bien défini, correspon-
«monter sur une orbite supérieure. La longueur d'onde dont d une énergieE particulière dans le modèle de
du photon est reliée à la différence d'énergie des orbites Bohr. Les électrons sont encore reportés sur des
électroniques : I Ef-E¡ I = hc/#. orbites, comme s'ils étaient de vraiesparticules.

Pauli supportait tellement peu la vie vie intellectuelle : « La physique est trop parfois avérées ou bien excessives, ou
douillette des petites villes universitaires difficile pour moi. Je voudrais être acteur bien trop rapides. C'est en particulier, à
qu'il n'eut de cesse, lorsqu'il fut nommé de cinéma, ou quelque chose de ce genre, causedes remarques involontairement ( ?)
à Göttingen, de s'en échapper en se fai- et ne jamais avoir entendu parler de phy- désobligeantes énoncées par Pauli au
sant muter à Hambourg. Il était lui aussi siques». Le même dégoût devait le Congrès Solvay de 1927 que Louis de
sujet à des crises de dépression assez reprendre quelques années plus tard, Broglie décida, au retour de Bruxelles, de
pénibles. En mai 1925, juste avant que alors qu'il était à Zurich. Il entreprit alors se retirer dans sa tour d'ivoire.
Heisenberg accomplisse une percée écla- une psychanalyse avec Jung et écrivit un De même, dans la controverse autour
tante avec l'invention de la mécanique roman érotique. de l'argument EPR (dont il est abon-
des matrices, la théorie quantique piéti- Les critiques de Pauli, pour construc- damment question dans l'article de
nait. Pauli avait été tenté d'abandonner la tives qu'elles aient souvent été, se sont Abner Shimony reproduit plus loin,
ainsi que dans celui de Chiao, Kwiat et
Steinberg concernant la non-localité en
physique quantique), Pauli a longtemps
soutenu la position qu'il fallait passer
outre aux objections d'Einstein parce
que, disait-il, « il ne sert à rien de se tor-
turer la cervelle ; il est inutile de se
demander si quelque chose dont on ne
peut rien savoir existe quand même,
comme il est inutile de se demander
combien d'anges peuvent tenir sur la
pointe d'une aiguille. 11 me semble,
ajoute-t-il, que toutes les questions que
se pose Einstein sont de ce type ». L'his-
toire a montré que Pauli avait tort.

Schrödinger
à Copenhague

Néanmoins, le fait est établi : Pauli,


précisément parce que son jugement était
redouté, a joué un rôle d'arbitre absolu-
3. UNE DISCUSSION ANIMÉE entre Niels Bohr (à gauche), Werner Heisenberg (au milieu) ment essentiel à l'Institut. Car tout ne se
et Wolfgang Pauli (à droite). passait pas sans heurt à Copenhague, loin
de la. L'épisode le plus significatif à cet montrait qu'il était possible de décrire
égard est sans doute la controverse qui a ces mêmes phénomènes en termes
opposé deux à deux les membres du trio ondulatoires-raison pour laquelle
Bohr, Schrödinger, Heisenberg, contro- d'ailleurs sa théorie plaisait tant à
verse dans laquelle Pauli intervint, tel le l'ensemble des physiciens. Bohr refu-
Raminagrobis de la fable, pour mettre les sait d'admettre que les « sauts quan-
plaideurs d'accord. tiques », de caractère discontinu, puis-
Schrodinger arriva à Copenhague à la sent être décrits en termes ondulatoires,
fin du mois de septembre 1926, auréolé avec des grandeurs continues.
de la gloire que lui valait l'invention, en Au bout de quelques jours de discus-
quatre articles parus dans le courant de sions âpres et passionnées, Schrödinger
l'année 1926, de la mécanique ondula- ne trouva d'autre échappatoire à l'inqui-
toire et de l'équation qui porte à jamais sition de Bohr que de tomber malade.
son nom. Cependant, Bohr désirait ardemment que
Heisenberg raconte, dans son livre La Schrödinger finisse par admettre ses
Partie et le Tout, que les discussions torts. Alors que Madame Bohr apportait
commencèrent dès que Schrodinger des tisanes et des biscuits au malade,
mit les pieds sur le quai de la gare Bohr lui-même revenait inlassablement à
de Copenhague. Comme Schrodinger la charge, assis sur le bord du lit. Dès
logeait chez Bohr, il lui fut pratiquement qu'il se sentit mieux Schrödinger
impossible d'échapper aux attaques de s'enfuit et reprit le train pour Zurich,
celui-ci. Heisenberg, en tant qu'assistant d'où il écrivit à l'un de ses amis : « La
de Bohr participait à la plupart des dis- conversation est presque immédiatement 4. ERWIN SCHRÖDINGER, physicien autri-
chien, a établi l'équation de propagation
cussions. II rapporte comment Bohr, amenée [par Bohr] sur le terrain philoso-
de la fonction d'onde d'un système quan-
généralement si courtois, lui fit à cette phique et très vite on ne sait plus si l'on
tique. Il est ainsi a l'origine du développe-
occasion l'effet d'un fanatique, entière- défend vraiment la position qu'il attaque,
ment de la mécanique ondulatoire.
ment attaché à sa proie, guettant la ou si l'on doit vraiment attaquer la posi-
moindre imprécision dans les formula- tion qu'il défende.
tions de son adversaire et déterminé à ne dure permettant de relier les équations de
lui céder en rien. la nouvelle mécanique aux résultats
Il est vrai que la théorie de L'interprétation expérimentaux.
Schrodinger arrivait à un mauvais de Copenhague Très vite cependant des divergences
moment. Heisenberg avait inventé, apparurent. Heisenberg pensait qu'il fal-
quelques mois auparavant, la méca- Heisenberg ne pouvait, lui non plus, lait développer les conséquences du for-
nique des matrices. Cette mécanique admettre le point de vue de Schrödinger. malisme mathématique et chercher
reposait sur un renoncement, salutaire Une fois la tourmente passée, Bohr et lui ensuite à les relier aux données expéri-
et indispensable du point de vue de réfléchirent sur le fond de la dispute et mentales. Bohr, à l'inverse, refusait
Heisenberg et de Bohr, à toute représen- en vinrent à la conclusion suivante : d'entendre parler de développement du
tation des phénomènes quantiques en aucune des interprétations du formalisme formalisme avant d'avoir produit une
termes classiques, particulaires aussi dont on disposait alors n'était satisfai- interprétation physique satisfaisante. Par
bien qu'ondulatoires. Or Schrodinger sante, puisqu'il n'existait aucune procé- ailleurs, alors que Heisenberg pensait
que les concepts de « position » et de
« quantité de mouvement » étaient déter-
minés par les opérations de mesure cor-
LA MÉCANIQUE ONDULATOIRE respondantes, Bohr soutenait que le pro-
blème principal était celui de l'extension
1923. Louis de Broglie propose de ces concepts (qui n'ont de véritable
l'idée que le mouvement de tout cor- sens qu'en théorie classique) au
puscule tel que l'électron est associe domaine quantique, radicalement diffé-
à la propagation d'une onde. rent, voire même contradictoire avec la
Longueur d'onde de de Broglie : théorie classique.
k = h/p, ou p = mV est l'impulsion À la fin de l'année 1926 le climat
classique de l'électron s'était à ce point dégradé que c'est avec
soulagement que Heisenberg vit Bohr
partir faire du ski en Norvège. Il écrivit
1926. Ervin Schrödinger, sui-
i h (r,t)
##(r,t) = H # alors, le 23 février 1927, une longue
vant une idée de de Broglie, lettre de 14 pages à Pauli dans laquelle il
établit une équation de pro- 2# #t
pagation de la fonction exposait, pratiquement sous sa forme
d'onde associée aux élec- i est le nombre imaginaire #-1, h est la définitive, le principe « d'indétermina-
trons. Cette équation, ajou- constantede Planck,# est la fonction d'ondede tion » qui porte son nom.
tée aux idées de de Broglie la particule,r représentela position de la parti- Pauli manifesta tout de suite son
marque t'avènement de la cule, t est le temps, H est l'opérateur hamilto- enthousiasme. Bohr, à son retour de
mécanique ondulatoire. nien qui représentel'énergiedu système. Norvège fut beaucoup plus réservé ; il
aurait voulu approfondir avec Heisenberg
LA MÉCANIQUE
DES MATRICES

1925. Werner Heisenberg inter-


prète les relations habituelles de la
cinématique et élabore un forma-
lisme nouveau où les grandeurs
physiques ne sont plus représen-
tées par des nombres mais par des
matrices, c'est-à-dire par des
tableaux de nombres. Cette théo-
rie développée ensuite par Born et
Jordan porte le nom de mécanique
des matrices.
Ces trois matrices,
H 1 0 appelés matrices de

h i 0 projections Sy=# (0 -i) Pauli, definissent l


d'un spin

Sz=# (1 0) sur trois axes orthogo-


h 0 -1 naux Ox, Oy, Oz.

1926. Heisenberg énonce le prin-


cipe d'incertitude : on ne peut
connaître à la fois la position et la
vitesse d'une particule avec une
précision infinie.
5. WOLFGANG PAULI (à gauche) ET NIELS BOHR étudient le comportement d'une toupie. h
Font-ils le rapprochement avec le spin de l'électron? Relationd'incertitude: Ap. #x #h/2#
2s
où p est l'impulsion (p=mv), x indique
la position, h est la constante de
la question de l'origine de l'indétermina- avaient pour origine la volonté de traiter Planck
tion dont il pensait qu'elle n'était qu'un des phénomènes ayant une double ori-
cas particulier de ce qu'il appelait « la gine : corpusculaire et ondulatoire. Ce 1926-1927. Niels Bohr énonce le
complémentarité » et à laquelle il avait qu'il est convenu d'appeler t'interpréta- Principe de complémentarité.
longuement réfléchi lors de son séjour en tion de Copenhague était née : l'article Selon ce principe, les deux aspects
Norvège. de Heisenberg sur l'indétermination et corpusculaire et ondulatoire, bien
Pour couper court aux discussions, celui de Bohr sur la complémentarité qu'apparamment incompatibles,
Heisenberg envoya à Zeitschrift für (présenté à la Conférence de Corne en sont nécessaires à ta description
complète de toute particule.
Physik l'article qu'il avait rédigé à partir 1927) en étaient les piliers ; Pauli devait
de sa lettre à Pauli. La tension entre en 1933, dans un article du Handbuch
Bohr et Heisenberg atteignit alors son der Physik, systématiser la doctrine dite
maximum : Bohr réussit à faire éclater « orthodoxe ».
Heisenberg en sanglots et Heisenberg Que cette interprétation soit devenue
cherchant à blesser Bohr dans son « orthodoxe » n'était certainement pas du
amour propre y réussit parfaitement. goût de Bohr, lui le partisan de la
Pauli, qui dans un premier temps n'avait « pagaille contrôlée », lui qui avait tou-
pu répondre à un appel au secours lancé jours prôné une stratégie d'aggravation
par Bohr en mars, arriva finalement à des contradictions. « Tout progrès dans
Copenhague au mois de juin. la science vient d'une insistance sur les
Heisenberg et Bohr acceptèrent alors difficultés » disait-il. On vient de voir
de reconnaître que leur conflit ne portait que ce n'était pas chez lui un vain mot,
pas tant sur les concepts eux-mêmes que un principe du travail théorique que cha-
sur leur importance relative. Heisenberg cun applique dans le secret de son cabi-
accepta d'ajouter sur épreuves quelques net, face à sa feuille de papier, mais bien
lignes à son article, signalant que, la manière qu'il avait de penser avec les
« comme Bohr le lui avait fait remar- autres et en s'aidant d'eux, la manière
quer », les relations d'indétermination dont il vivait l'élaboration d'une théorie
nouvelle. Von Weizsacker, l'un des
auteurs de la parodie de Faust, raconte
que le soir de sa première entrevue avec
Bohr, il écrivit dans son journal :« Pour
la première fois j'ai vu un physicien-il
souffre en même temps qu'il pense ».
ERWIN SCHRODINGER,
naires limité seulement à infini, par
lequel il a décrit l'atome, participe de
cette vibration universelle qui, dans la
UN PHILOSOPHE ?
tradition de Onde ancienne, est la sub-
stance du monde. Certains feront le rap-
prochement avec Newton dont ses
Maurice Pasdeloup penchants mystiques lui auraient permis
de fonder sa mécanique sur le concept
de force, pure magie des actions à dis-
tance.
Le physicien Erwin Schrödinger Issue d'une idée simple conduisant à À propos de Schrödinger qui refusait
(1887-1961) a profondément marqué des résultats conformes à l'expérience de «n'avoir à choisir qu'entre les délires
la pensée contemporaine. L'équation qui et exposée selon un raisonnement aussi de l'ésotérisme moderne», on a pu par-
porte son nom et les modèles qui en phénoménologique que possible, la ler de « mysticisme rationne) ».Comment
découlent pour les atomes et les parti- théorie de Schrödinger fut très vite la multiplicité des individus qui observent
cules ont révolutionné la physique, au adoptée par les physiciens. La méca- et qui pensent peut-elle conduire à
même titre que les lois de Galilée, de nique ondulatoire devient le pivot de la cette unité de connaissance, de senti-
Newton et d'Einstein pour l'univers mécanique quantique, qui traite des sys- ment et de choix qui est la nôtre ? Se
macroscopique. tèmes de particules où les énergies peut-il que cette unité ait surgi du néant
Théoricien de génie, Schrödinger ne s'échangent par paquets, ou quanta. à un instant précis ? Ce sont la les ques-
fut pas un scientifique «dur», mais un 11restait à donner un sens aux ondes tions majeures que se pose Schrödinger.
homme à la fois subtil et enthousiaste. W issues de l'équation de Schrödinger, Pour y répondre, il écarte le panthéisme
D'abord partagé entre sa passion pour qui ne sont a ce stade que des êtres de Spinoza, au profit de l'idée fonda-
la physique et son goût pour la philoso- mathématiques. Cette recherche déclen- mentale du Vedanta : nous ne sommes
phie, il opte pour la physique théorique cha une controverse qui n'est toujours pas un aspect, une partie de cette unité
au moment du démembrement de pas réglée. Elle opposa Einstein aux (car sinon se reposerait la même ques-
l'empire austro-hongrois, car la ville de théoriciens de l'École de Copenhague, tion de savoir quel aspect, quelle partie
Czernovitz, où il rêvait de mener de composée de Bohr, Heisenberg, Jordan nous sommes), mais chaque être
front les deux disciplines, vient d'être et Born. conscient est, en tant que tel, tout dans
rattachée à la Roumanie. Il reste donc à C'est leur interprétation dite « ortho- le tout.
institut de physique de Vienne jusqu'en doxe » qui s'est imposée. Selon eux, la La deuxième partie du livre, écrite
1920, puis il enseigne successivement à fonction mathématique # contient en 1960, s'intitule : « Qu'est-ce qui est
léna, Stuttgart et Zurich, dans le poste toutes les informations concernant la réel ?», question que n'en finit pas de
même qu'avait occupé Einstein quelques particule qu'elle guide, mais la seule don- poser aujourd'hui Bernard d'Espagnat,
années plus tôt. C'est là qu'il réalise en née qui puisse être tirée directement de dont le « réel voile » rappelle la Mâyâ des
quelques mois, de novembre 1925 à r est la probabilité pour qu'un événe- Hindous.
mars 1926, la synthèse théorique fulgu- ment quantique donné se produise. Outre ses références à Démocrite et
rante qui donna une ampleur insoup- aux philosophes grecs, Schrödinger
çonnée à la mécanique ondulatoire de Schrôdinger n'a jamais accepté adhère ouvertement à la tendance hin-
Louis de Broglie. cette interprétation probabiliste et néo- douiste de déceler la vérité nouménale
Dans les années 1900, la réalité des positiviste, pour des raisons différentes voilée sous forme moniste. 11ne croit
atomes est enfin reconnue, mais comme de celles d'Einstein, dont il a cependant pas à l'existence d'un monde en soi, non
l'atome reste inaccessible à la perception partagé le « réalisme » et la quête obsti- observé et différent des mondes perçus
directe, il faut en concevoir un modèle. née d'une théorie unitaire. Par rapport individuellement. En 1960, il s'étonnait
Les meilleurs physiciens du xxe siècle au réalisme d'Einstein, il apparaît comme que les physiciens « découvrent » la
se lancent ainsi dans la voie tracée par un réaliste méthodologique, pour lequel « non-séparation » entre le sujet et
Niels Bohr à Copenhague. Le modèle le monde extérieur n'existe que dans les l'objet, alors que, selon lui, elle allait pro-
planétaire qu'il a conçu pour l'atome représentations mentales élaborées par bablement de soi.
d'hydrogène, le plus simple de tous, ne chaque individu. Le réalisme de Schrödinger porte
satisfait pas Schrödinger, qui trouve arbi- Ses bases philosophiques, qui réhabi- essentiellement sur la rigueur théorique.
traire et injustifié de faire toumer l'élec- litent la métaphysique contre Kant, sont il n'exclut pas l'émerveillement ni l'émo-
tron suivant un cercle et de lui interdire données dans son livre Mo conception du tion mystique. En recherchant des struc-
tout le reste de l'espace. II pense que Monde, publié à sa mort, mais dont il tures mathématiques susceptibles de
dans l'atome, l'électron est guidé par des avait déjà écrit les deux tiers durant décrire les objets physiques, il considé-
ondes semblables a celles postulées par l'automne 1925, juste avant qu'il ne rait que les concepts préexistent aux
de Broglie dans sa thèse soutenue à mette au point l'équation qui porte son choses sensibles. Imprégné de cette phi-
Paris en 1924. nom. Cette méditation préliminaire, losophie platonicienne, Schrödinger
Schrödinger considère l'atome appuyée sur les doctrines de l'hin- accordait aussi une place éminente aux
comme une cavité sphérique limitée à douisme commentées par Schopen- doctrines de ('hindouisme savant.
l'infini, dont le noyau est le centre et hauer, a pu lui inspirer le modèle d'un
dans laquelle l'électron manifeste les atome conçu comme un tout dans
ondes y qui font vibrer l'espace ato- l'Univers, alors que triomphait la notion Maurice Pasdeloupenseigne
mique, comme l'air dans des tuyaux de particules concrètes, distinctes et la chimie physiqueet l'histoire des sciences
d'orgue. localisées. Le système d'ondes station- à l'Université Paul Sabatierde Toulouse.
Werner Heisenberg

David Cassidy

avait suscité une forte demande en fonc-


Werner Heisenberg a reçu le prix Nobel
tionnaires, diplomates, juges, avocats,
alors qu'il n'était âgé de 32 ans. Ambition administrateurs. En conséquence,les uni-
que
versités et les écoles de la nouvelle nation
acharnée l'incitèrent à formuler avaient grossies en taille et en impor-
et concurrence
tance, de même qu'avaient augmenté le
l'un des principes scientifiques les plus prestige et les avantages sociaux des uni-
connus.
versitaires et des bons étudiants.
Le père de Werner, August, et son
grand-père maternel, Nikolaus Wecklein,
es nombreuses percées précise, moins celle de la vitesse l'est, et
scientifiques du XXe vice versa. A l'extrême, une précision étaient d'humble origine et avaient atteint
siècle, la mécanique absolue pour la mesure d'une variable le sommet de la haute bourgeoisie alle-
quantique est peut-être entraîne la perte totale de la connaissance mande grâce à leur réussite académique.
la plus fondamentale. de l'autre. Wecklein était proviseur d'un grand lycée
Conçue par un petit groupe de physiciens Cette imprécision n'est pas le fait de de Munich et, en 1910, August avait été
européens, la mécanique quantique a l'expérimentateur, mais une conséquence nommé professeur de philologie byzan-
bouleversé notre compréhension de la des équations de la mécanique quantique. tine à l'Université de Munich.
selon le point de quantique, Heisenberg déclare que le principe d'in- Dès la naissance de Werner, en 1901,
nature : vue
la matière peut être représentée soit par certitude est une limitation fondamentale ses parents oeuvrèrent pour qu'il atteigne
aussi un rang social élevé par le biais
des ondes, soit par des corpuscules, et il et incontournable. Pour la première fois,
n'y a plus de causalité absolue. des études. Persuadé que la compétition
un physicien de premier plan proclame
Cette interprétation de la mécanique qu'il y a une limite à la connaissance du familiale stimulerait l'ambition acadé-
quantique-les conditions dans les- monde. mique, August entretenait une rivalité
quelles elle doit être utilisée et ce qu'elle Mis en lumière par Niels Bohr et Max intense entre Werner et son frère aîné,
apprend le monde physique- Born, le principe d'incertitude complète le Erwin. L'ambiance familiale incitant à
nous sur
la combativité, les deux frères se querel-
est élaborée en 1927, à Copenhague. Dès système logique de l'interprétation de
1930, cette interprétation atteint la pré- Copenhague, dont Heisenberg et Born lent fréquemment, leur antagonisme cul-
éminence dont elle jouit maintenant ; proclament l'intangibilité devant les minant un jour en une sanglante bataille
cette diffusion remarquablement rapide meilleurs physiciens mondiaux, lors d'un avec des chaises (en bois). Adultes, cha-
est le fruit de la puissance de conviction congrès de physique quantique, en cun suivit son propre chemin : Erwin
de ses auteurs et des succès étonnants de octobre 1927. Cette rencontre, le cin-
sa mise en pratique. Mais ce n'est qu'une quième des célèbres congrès Solvay de
interprétation : sesfondements, sa justifi- physique fondamentale, qui se tenaient à
cation ou son acceptation sont encore Bruxelles, a lieu quelques semaines seule- 1. HEISENBERG A SUBI L'INFLUENCE
objets de controverses. ment après la nomination de Heisenberg à d'une famille ambitieuse et autoritaire,
L'histoire de Werner Heisenberg, l'un la chaire de physique théorique de notamment de son grand-père Nicolaus
des principaux auteurs de l'interpréta- l'Université de Leipzig. Âgé d'à peine 26 Weeklein (a) et deson père, August, photo-
tion de Copenhague, ainsi que l'un de graphié ici en compagnie de sa femme
ans, il est le plus jeune professeur titulaire
Anna et de ses enfants, Erwin (debout) et
ses propagateurs les plus actifs, d'Allemagne.
Werner (b). Heisenberg a travaille avec
démontre excellemment le rôle joué par
Niels Bohr (c) pour élaborer l'interpréta-
les facteurs humains dans l'élaboration La famille d'un génie tion de la mécanique quantique, baptisée
de la science.
«Ecole de Copenhague ». L'un des plus
En février 1927, le jeune assistant de Heisenberg est très jeune à l'époque de anciens rivaux d'Heisenberg est Erwin
Niels Bohr, alors âgé de 25 ans, formule ses travaux les plus significatifs : il n'en Schrödinger (d), dont le formalisme est en
sa contribution majeure, l'élément clé de est pas moins terriblement ambitieux, et il concurrence avec la mécanique des
l'interprétation de Copenhague : le prin- veut être reconnu comme le meilleur dans matrices elaboreeen 1925 par Heisenberg
cipe d'incertitude. tout ce qu'il entreprend. Cette volonté de avecMax Born (e) et Pascual Jordan (f, à
En termes lapidaires, le principe d'in- droite). Les travaux du jeune Wolfgang
reconnaissance sociale est une tradition
Pauli (g) inspirent Heisenberg, qui for-
certitude énonce qu'il y a une limite familiale.
mule le principe d'incertitude en 1927. En
intrinsèque à la précision de la mesure La famille Heisenberg, extrêmement
1929, Heisenberg s'embarquepour donner
simultanée de deux variables, dites cultivée et ambitieuse, avait gravi les des conférences dans le monde entier et
variables conjuguées, telles que la posi- échelons de la société allemande. diffuser l'« esprit de Copenhague ». Il va
tion et la vitesse d'une particule en mou- L'unification de l'Allemagne sous Otto
aux Etats-Unis, au Japon, en Chine et,
vement. Plus la mesure de la position est von Bismarck, à la fin du xixe siècle, finalement en Inde (h).
LES JEUNES ANNÉES DE WERNER HEISENBERG
s'installa à Berlin et devint chimiste ; en peu de son interprétation. Cette situation Cette dispute renforce les ambitions
dehors de quelques rencontres fami- change soudainement, en mai 1926, professionnelles de Heisenberg. Quelques
liales, les deux frères eurent peu de quand Schrodinger publie la preuve que semaines avant la publication de l'article
contacts. les deux formalismes rivaux sont mathé- où Schrodinger prouve que les deux for-
L'ambition de Werner Heisenberg cris- matiquement équivalents. Heisenberg et malismes sont équivalents. Heisenberg
tallise en juillet 1925, époque où, avec ses collègues se mobilisent pour défendre refuse une chaire de professeur à Leipzig
Max Born et Pascual Jordan, il élabore leur point de vue, et la querelle prend une et préfère un poste d'assistant de Bohr, à
une description mathématique de la méca- ampleur émotionnelle. Copenhague. Etonné et ulcéré, le grand-
nique quantique et, en février 1927, lors- Schrodinger n'est pas, lui non plus, très père de Werner, Wecklein, se précipite à
qu'il formule les relations d'incertitude. conciliant. Dans l'article où il démontre Copenhague pour persuader son petit-fils
Deux événements amplifient la pugnacité l'équivalence des deux approches, il de revenir sur sa décision ; à ce moment
intellectuelle de Wemer. En premier lieu, maintient que son formalisme est paraît l'article de Schrodinger. Le regain
plusieurs chaires de physique théorique se meilleur. Cet article contient, en bas de de pression exercé par Wecklein, le défi
libèrent en Europe centrale : Heisenberg, page, une note devenue célèbre, où il écrit : lancé par Schrödinger pour que
qui a déjà passé l'habilitation, peut postu- « Je n'ai connaissance d'aucune filiation, Heisenberg étaie mieux la physique des
ler à une chaire de professeur d'université quelle qu'elle soit, [entre le travail de matrices, incitent celui-ci à redoubler d'ef-
et veut saisir cette occasion. Heisenberg et le mien]. Je connaissais forts. Heisenberg veut produire un travail
En second lieu, une nouvelle descrip- bien sûr sa théorie, mais j'ai été décou- d'une qualité telle qu'il lui vaudra une
tion mathématique concurrente de la ragé, pour ne pas dire dégoûté, par ces renommée professionnelle incontestable,
mécaniquequantique apparaît. Heisenberg méthodes algébriques transcendantes,que et une nomination à la prochaine chaire
et ses collègues avaient mis au point, en je trouve très difficiles, et par le manque vacante.
1925, un formalisme quantique fondé sur d'Anschaulichkeit [clarté, évidence, En 1926, trois événements au moins
le calcul matriciel. Ils préféraient cette "intuitivité"]. » renforcent la croyance de Heisenberg en
« mécaniquedes matrices », qui dépendait Dans une lettre à l'un de ses proches l'abîme qui sépare ses propres idées de
seulement de variables observables en collaborateurs, Wolfgang Pauli, Heisen- celles de Schrödinger. Ce sont d'abord
laboratoire et qui expliquait des phéno- berg rétorque sur le même ton : « Plusje les cours de Schrodinger sur sa nouvelle
mènes tels que l'existence de sauts quan- réfléchis à la physique contenue dans la physique, à Munich, à la fin du mois de
tiques et de discontinuités à l'intérieur des théorie de Schrödinger, plus je la trouve juillet. Devant un auditoire nombreux,
atomes ; ils rejetaient l'idée des modèles repoussante... Ce que Schrodinger écrit à le jeune Heisenberg soutient que la
atomiques anschaulich (intuitifs) ou propos de l'intuitivité de sa théorie"n'est théorie de Schrodinger n'explique pas
visualisables. probablement pas tout à fait juste" [pour un certain nombre de phénomènes. Il ne
paraphraser Bohr], en d'autres termes, réussit à convaincre personne et, abattu,
c'est du Mist [fumier]. » II déclare publi- quitte la conférence. Puis, à l'automne,
Heisenberg quement, et Pauli y souscrit, que le seul lors d'un congres de scientifiques et de
et Schrödinger avantage de la méthode de Schrodinger médecins allemands, Heisenberg est
est qu'elle permet de calculer simplement témoin du soutien écrasant, injuste
Erwin Schrödinger, physicien vien- les probabilités de transition dans les selon ses vues, apporté à la formulation
nois de 39 ans, qui travaille alors à atomes, ou encore les probabilités des de Schrödinger.
Zurich, aborde les problèmes de la phy- sauts quantiques, probabilités que l'on Enfin un débat acharné, mais finale-
sique atomique sous un angle différent. peut introduire ensuite dans les matrices ment non concluant, oppose Bohr à
Dans une série d'articles publiés durant le de la mécanique quantique. Schrödinger, à Copenhague, en octobre
premier semestre de l'année 1926, En y regardant de plus près, il est 1926. A la fin de la discussion, les deux
Schrödinger présente une équation d'onde clair que le conflit n'est pas le résultat de protagonistes reconnaissent que, pour
quantique en s'appuyant sur une hypo- l'équivalence des deux théories (Pauli aucun des formalismes quantiques, il
thèse émise par Louis de Broglie. De l'avait prouvée en privé un mois plus tôt, n'existe d'interprétation entièrement accep-
Broglie associe, à une particule, une lon- sans que cela ait un grand retentisse- table ; le physicien, ou l'école, qui la
gueur d'onde ; s'il y a une longueur ment), mais plutôt de ce que chaque théo- découvrirait comblerait, selon les termes
d'onde, raisonne Einstein, il y a une onde rie représentait pour son auteur. mêmes de Bohr, ses « voeux »pour la phy-
dont il faut déterminer l'équation de pro- Heisenberg, et ceux qui appartenaient à sique future.
pagation. Schrödinger exploite cette idée l'école matricielle, s'étaient battus avec En février 1927, Heisenberg croit
pour affirmer que, à l'intérieur des des propriétés étonnantes de la nature mettre le doigt sur le noeud de l'affaire,
atomes, « I'ondede matière des électrons » qu'ils pensaient irréductibles, et qu'ils avec la formulation du principe d'incerti-
vibre selon des modes de vibration har- avaient incorporées dans leur formulation tude. Pour arriver à cette idée à la fin de
moniques. Ces modes remplacent les matricielle. Ils avaient engagé leur avenir 1926 et au début de 1927, son parcours
modes atomiques stationnaires de la sur cette approche. Schrodinger avait mis intellectuel s'appuie sur les recherches de
théorie matricielle ; les sauts quantiques, en jeu sa réputation sur l'abolition de sesplus proches collaborateurs, particuliè-
discontinus, sont en fait des transitions concepts qu'il pensait irrationnels, tels rement Pascual Jordan et Paul Dirac.
continues entre deux harmoniques. que la discontinuité et les sauts quan- Ceux-ci ont formulé la « théorie de trans-
Schrödinger invalide ainsi les fonde- tiques, et prôné une réhabilitation d'une formations»,amalgame de la mathématique
ments de la mécanique matricielle de physique ondulatoire, continue, causale ondulatoire et de la mécanique matricielle.
Heisenberg. et rationnelle. Aucune des deux parties L'objectif de Heisenberg et de sesalliés est
La plupart des physiciens accueillent n'était prête à admettre la supériorité de alors de trouver un moyen irréfutable d'in-
avec satisfaction l'approche plus « sen- l'autre, ni, en conséquence, une supério- corporer le concept de discontinuité dans
sible » de Schrödinger et se préoccupent rité professionnelle. le formalisme de Dirac et Jordan.
La relation d'incertitude incorporer discontinuité et particules Dirac et Jordan, le formalisme de la
dans sa théorie. La première est une théorie quantique est complet et parfait ;
Pauli donne un premier élan à cette redéfinition, dans le titre de son article, les relations d'incertitude sont vraies et
nouvelle façon de voir. Dans une lettre du terme allemand anschaulich. irréfutables, car elles sont une consé-
datée d'octobre 1926, Pauli informe Heisenberg lui donne la signification de quence directe de ce formalisme. Il s'en-
Heisenberg de la vacance d'une chaire à « physique »ou de ce qui a une significa- suit que toutes les observations expéri-
Leipzig et présente une reformulation des tion empirique pour l'observateur, plutôt mentales passées et futures sont
études antérieures de Bom sur les ondes qu'une interprétation en termes soumises à cette interprétation.
associéesaux électrons libres, et aux élec- « d'images ». Ce glissement de sens est Heisenberg soutient que, si la physique
trons dans les états atomiques station- destiné à contrecarrer la critique de quantique est de nature probabiliste, cette
naires. Il montre qu'il faut choisir des Schrodinger selon laquelle une théorie caractéristique n'est pas une propriété de
variables continues pour l'impulsion p et de physique des particules qui contient la nature elle-même, mais une consé-
pour la position q d'un électron, mais que des discontinuités est irrationnelle et quence de la perturbation qui résulte de
leur comportement quantique présente un unanschaulich (obscure). Cela est étroi- l'observation. Finalement il présente la
« point noir » : « Il faut admettre que les p tement lié à une seconde innovation : la plus profonde conséquence du principe
sont contrôlables et que les de q ne sont redéfinition de concepts classiques, d'incertitude : le défi à la causalité.
pas contrôlables. C'est-à-dire que seules telles la position, la vitesse, la trajectoire Selon le principe de causalité, tout
sont calculables les probabilités de chan- d'une particule, en termes des expé- effet est précédé d'une cause unique.
gements de la variables p, avec des condi- riences nécessaires pour les mesurer. Pendant plus d'un siècle, cette idée avait
tions initiales données, et moyennées sur Les seules variables qui ont un sens sont été le postulat de base de toute la
toutes les valeurs possibles de q. » II n'est celles que les physiciens peuvent mesu- recherche rationnelle. Le mathématicien
donc pas possible de parler d'« une orbite rer, et ces mesures sont toujours régies Laplace avait explicité cette causalité :
déterminée de la particule, écrit Pauli, ni par le principe d'incertitude. quand la position et l'impulsion d'une par-
de connaître simultanément la valeur de p Pour le jeune Heisenberg, le principe ticule sont connues exactement à un
et celle de q ». d'incertitude représente le point culmi- moment donné, alors, si l'on a déterminé
Heisenberg est « enthousiasmé » par nant et l'achèvement de la révolution toutes les forces qui agissent sur cette par-
la lettre de Pauli et par le « point noir », quantique. Comme s'il voulait réduire au ticule, son mouvement ultérieur est déter-
auquel il réfléchit pendant les mois sui- silence toute objection, il conclut son miné sans ambiguïté par les équations de
vants. Son enthousiasme culmine dans article par plusieurs affirmations qui la mécanique.
une lettre de 14 pages qu'il adresse à outrepassent les conclusions des Heisenberg déclare que cette affirma-
Pauli, le 23 février 1927. 11y expose les démonstrations mathématiques et des tion est démentie par le principe d'incer-
points essentiels d'un article, soumis expériences de pensée. Il déclare que, titude : « Dans la formulation stricte de
pour publication exactement un mois avec la théorie de transformation de la loi causale-si le présent est connu,
plus tard, qui s'intitule Du contenu
intuitif de la cinématique et de la méca-
nique de la théorique quantique : c'est
l'article de Heisenberg sur le principe
d'incertitude.
Heisenberg démontre les relations
d'incertitude à la fois mathématiquement
et par des expériences de pensée. Au
début de la démonstration mathématique,
il utilise une fonction d'onde qui a la
forme d'une courbe en cloche (une distri-
bution gaussienne) pour la variable q.
L'erreur Aq sur la valeur exacte de q
(l'écart quadratique moyen) est transfor-
mée, en utilisant le formalisme déve-
loppé par Dirac et Jordan, en erreur Ap
sur la variable conjuguée p. Les écarts
quadratiques moyens des deux distribu-
tions, c'est-à-dire les erreurs sur les
valeurs de q et de p, sont inversement
proportionnelles, ce qui s'exprime par la
relation Ap. #q # h/4#, où h est la
constante de Planck. Il montre ensuite
que ce résultat est vrai pour toute expé-
rience où deux variables conjuguées,
telles que la position et l'impulsion, ou
bien l'énergie et le temps, sont mesurées
simultanément. 2. DANS UNELETTRE écrite à Wolfgang Pauli, Heisenberg démontre les relations d'incer-
Cependant, la compatibilité avec l'ex- titude pour p et q, exprimees par la relation Ap.#q # h/4#. Cet extrait d'une lettre de
périence repose sur quelques innova- 14 pages,datée du 23 février 1927, est le point central de l'article d'Heisenberg sur le prin-
tions introduites par Heisenberg pour cipe d'incertitude.
alors le futur est calculable-, ce n'est ment en un conflit qui, au cours du prin- dualité onde-corpuscule et, dans le cas du
pas la conclusion qui est fausse mais la temps 1927, dégénère en ce que microscope à rayons gamma, la diffusion
prémisse. » Il n'est pas possible de mesu- Heisenberg appelle « des malentendus d'ondes lumineuses par l'électron, sont
rer simultanément les valeurs initiales personnels notables ». Cette erreur cruciales, pense Bohr.
de la position et de l'impulsion avec une concerne l'importance exagérée que Bohr maintient que les représenta-
précision absolue. En fait, on peut seule- Heisenberg confère à la discontinuité et tions ondulatoire et corpusculaire sont
ment calculer une gamme de possibilités au caractère corpusculaire des grains de « complémentaires », que ces descrip-
pour la position et l'impulsion de la par- lumière dans l'une de ses expériences de tions s'excluent mutuellement, mais sont
ticule à un temps donné ultérieur. Une pensée fondamentale, l'expérience du tout aussi essentielles. Bohr soutient
seule de ces possibilités sera vérifiée par microscope à rayons gamma. que, pour son analyse, l'expérimentateur
le mouvement réel de la particule. La A son retour des sports d'hiver, Bohr doit choisir l'une des deux. Le prix à
relation causale entre le présent et le retourne à son institut et trouve une pre- payer pour ce choix est qu'il restreint le
futur est perdue : les lois et les prédic- mière version de l'article de Heisenberg. champ de ce que l'expérience enseigne,
tions de la mécanique quantique sont de L'ayant expédié à Einstein, à la demande cette limitation étant exprimée par les
nature statistique et s'expriment en de Heisenberg, Bohr se plaint à Einstein relations d'incertitude. Bohr considère
termes de probabilités. de la trop grande obstination de que le raisonnement de Heisenberg est
Heisenberg ; il maintient que son expé- un cas particulier de ce qu'il dénomme
Le différent Bohr rience de pensée avec le microscope est la complémentarité.
avec
mal argumentée, bien que le résultat soit Heisenberg exprime son désaccord
L'article de Heisenberg sur le principe correct. Pour Bohr, les relations d'incerti- avec véhémence. Insistant sur l'emploi
d'incertitude est profond et de grande por- tude ne résultent pas simplement d'un primordial de la discontinuité et des par-
tée sur presque tous les points ; de plus, il nouveau formalisme, de redéfinitions de ticules, il refuse catégoriquement la sug-
évoque bien le caractère de son auteur. concepts fondamentaux et de la primauté gestion de Bohr de retirer l'article qu'il
Lorsque son maître, Bohr, lui fait remar- des corpuscules et des discontinuités par avait, entre-temps, envoyé à l'éditeur. La
quer une erreur dans le raisonnement, rapport à des ondes continues. Pour bataille avec Bohr devient tellement
Heisenberg défend sa position obstiné- démontrer les relations d'incertitude, la intense que, lors d'une réunion, Werner

L'EXPÉRIENCE
DE PENSÉE DU MICROSCOPE À RAYONS GAMMA

Pour démontrer le principe d'incertitude, Heisenberg pro- des x, #'est la longueur d'onde du photon gamma diffusé, h
pose une «expérience de pensée » utilisant un micro- est la constante de Planck (qui lie la fréquence du photon à
scope à rayons gamma de haute résolution : il montre que la son énergie) et h/#' est la valeur de la quantité de mouve-
position de l'électron et sa quantité de mouvement obéis- ment du photon, telle qu'elle est définie par la mécanique
sent au principe d'incertitude. Bien que Heisenberg arrive au quantique.
bon résultat, Bohr remarque que la description originale de À l'inverse, si le rayon gamma est diffusé
par le bord
l'expérience omet deux points essentiels : le pouvoir de gauche de l'objectif, la quantité de mouvement p"X est expri-
résolution du microscope et la dualité onde-corpuscule. mée par:
Dans t'expérience correcte, un électron libre (au repos)
p"x-h/(#" sin #).
est place sous l'objectif du microscope, et la lentille délimite
un cône d'ouverture 2# dont l'électron est le sommet. Ces quantités de mouvement, le long de l'axe des x, doi-
L'électron est illuminé par un vent être égales. 11s'ensuit que :
rayon gamma venant de la gauche. p'x + hl (#' sin #) = p"x-h/(#"sin #).
D'après les lois de la diffraction, la
résolution Ax d'un microscope Si q est petit, alors #'# #"# #,et
dépend de l'angle 0 et de la lon-
p"x-p'x = #px # 2h/(# sin #).
gueur d'onde # du rayonnement
gamma. Cette dépendance est Compte tenu de la résolution
décrite par la relation : du microscope, Ax = A1(2sin#), l'in-
certitude minimale sur la mesure
#x=#/(2sin#)
de la position de l'électron selon
Lorsqu'il émet un photon l'axe des x est reliée à l'incertitude
gamma, I'électron recule vers la sur la mesure de la quantité de
droite. Le photon gamma peut être mouvement suivant l'axe des x par
émis selon un angle quelconque la relation :
dans le cône d'ouverture 20. Dans
le cas extrême d'un photon gamma #px # h/Ax.
passant par le bord droit de la len- Pour toutes les autres valeurs
tille, la composante de la quantité que les valeurs minimales, la rela-
de mouvement de l'électron suivant tion est une inégalité :
x serait :
#px. Ax > h.
p'x+h/(#'sin
#),
Cette inégalité est une approxi-
où ' est ta quantité de mouve- mation de la fameuse relation d'in-
ment de l'électron le long de l'axe certitude de Heisenberg.
éclate en sanglots et réussit même, programmes individuels ou à des décou- Heisenberg et sescollègues propagent
par quelques remarques cinglantes, à vertes particulières, tels que la méca- avec ardeur leur doctrine hors du cénacle
blesser Bohr, généralement placide. nique des matrices ou le concept d'incer- européen, notamment aux Etats-Unis.
Evidemment l'enjeu est important pour le titude, mais se rallient à « I'esprit de Lors de son tour du monde avec Dirac,
jeune homme de 25 ans : ses nouvelles Copenhague ». en 1929, Heisenberg donne, à
idées, ses projets universitaires et peut- Heisenberg et les autres réussissent à l'Université de Chicago, des conférences
être même son désir de parité intellec- faire accepter leur interprétation, en dépit qui auront une énorme influence et qui
tuelle avec ses maîtres sont en cause. des objections répétées d'Einstein ou de orienteront la recherche dans cette partie
L'article paraît en mai dans l'une des Schrödinger. Pendant cinq années après du monde. Dans l'introduction de ses
principales revues allemandes de phy- la rencontre du lac de Corne et le congres cours, Heisenberg affirme : « II me
sique et contient un post-scriptum recon- Solvay, Heisenberg et les scientifiques de semble que l'objectif sera atteint si ces
naissant l'erreur dans l'expérience du son institut élaborent des théories quan- conférences contribuent tant soit peu à la
microscope et signalant au lecteur les tiques très importantes, expliquant les diffusion de ce Kopenhagener Geist
points essentiels de l'argument de Bohr. structures cristallines, moléculaires, la der Quantentheorie (... I qui a guidé tout
Environ quatre mois le développement de la
après, Heisenberg a séché physique atomique
ses larmes, et son ton a moderne.»
changé. Après le premier Quand il revient à
exposé de Bohr sur la com- Leipzig, ses mérites scienti-
plémentarité, lors d'une fiques antérieurs sont recon-
conférence près du lac de nus par les membres de sa
Côme, en Italie, en sep- profession, qui lui réservent
tembre 1927, Heisenberg une place au Parnasse. En
rend grâce à Bohr en termes 1932, les physiciens décer-
chaleureux. Dans la version nent à Heisenberg le prix
publiée de la discussion qui Nobel. Dirac et Schrodinger
suit l'exposé de Bohr, auront le prix Nobel l'année
Heisenberg le remercie suivante.
d'avoir clarifié l'incertitude Bien que Heisenberg
« dans ses moindres détails » soit, à juste titre, admiré
et d'avoir clairement énoncé comme l'un des plus grands
le point de vue, qui sera physiciens des temps
connu ensuite comme l'inter- modernes, il a aussi été criti-
prétation de Copenhague. qué pour son comportement
II se peut que le change- après la montée au pouvoir
ment d'humeur soudain de de Hitler. Heisenberg n'a
Heisenberg ait eu pour cause jamais adhéré au parti nazi,
la concrétisation de ses mais il a occupé des posi-
ambitions. En ce même mois tions universitaires émi-
de septembre, il avait appris nentes et a été un porte-
qu'on allait lui proposer une parole de la culture
chaire à l'Université de allemande dans les pays
Leipzig. Il avait au moins occupés. Refusant à plu-
atteint ce but. sieurs reprises des proposi-
A
mesure que s'estompe tions pour émigrer, il a
le besoin de Heisenberg d'at- 3. A 65 ANS, Heisenberg revient enseigner à l'Université de Leipzig. dirigé les travaux de
tirer l'attention sur ses quali- recherche sur la fission de
tés et ses contributions à la l'uranium du me Reich.
mécanique quantique, une autre aspira- diffusion aes particules par ses noyaux Apres la guerre, ses tentatives maladroites
tion apparaît, à laquelle Bohr contribue : atomiques et la structure neutron-proton pour justifier son comportement n'ont pas
le besoin de mettre en place de façon des noyaux. Avec d'autres théoriciens, ils amélioré sa réputation à l'étranger.
durable, à Leipzig, un programme de posent de solides fondations d'une théorie La déconcertante juxtaposition de
recherche de première qualité en phy- quantique des champs relativistes et for- brillantes qualités de physicien et d'un
sique. Les explications de Bohr confir- mulent les bases de la recherche en phy- comportement équivoque reflète bien la
ment et cautionnent le concept d'incerti- sique des hautes énergies. situation délicate des scientifiques et de
tude qui avait initialement été mal Naturellement ces succès attirent les la science pendant ce siècle turbulent
argumenté. De plus, elles constituent un meilleurs étudiants dans des instituts et brutal. Heisenberg, un fils de
point de ralliement pour les disciples du dynamiques tels que celui qui est dirigé l'Allemagne, loyal envers son pays, qui
Danois qui, comme Heisenberg, viennent par Heisenberg. Ces étudiants, nourris de a si profondément compris la nature,
d'obtenir une chaire et sont avides de la doctrine de Copenhague, constituent avait eu des difficultés à discerner et à
propager une théorie physique complète les gros bataillons des physiciens accepter l'égarement tragique de son
qu'ils pourront ensuite utiliser à profit. modernes, qui s'expatrieront à l'arrivée pays. II meurt d'un cancer du rein et de
Heisenberg et les autres disciples de de Hitler au pouvoir, pendant les la vésicule biliaire dans sa maison, à
Bohr ne prêtent plus allégeance à des années 1930. Munich, en 1976.
LOUIS DE BROGLIE, une fonction #, vérifiant l'équation appe-
lée aujourd'hui équation de Schrödinger.
PÈRE MÉCANIQUE Ces travaux s'écartaient cependant
DE LA
des idées fondatrices, car Schrödinger
considérait l'onde # comme une onde
ONDULATOIRE réelle, identifiée aux solutions partout
continues de ses équations de propaga-
tion ; il perdait ainsi toute localisation de
la particule dans son onde, et abandon-
nait l'image qui avait guidée Louis de
Raymond Daudel Broglie. Le développement de ce forma-
lisme, par Max Bom notamment, devait
continuer de modifier le statut de l'onde
considérée et l'école de Copenhague, au
En
1923, Louis de Broglie a l'idée sur- quanta reflète l'originalité des travaux de premier rang de laquelle on trouvait
prenante et géniale de penser que le son auteur : celui-ci avait présenté son Wolfgang Pauli, Werner Heisenberg et
mouvement de tout corpuscule, l'élec- travail à Paul Langevin, qui en avait consi- Paul Dirac, est parvenue à développer
tron par exemple, est associé à la propa- déré le contenu et s'était demandé si une théorie élégante et rigoureuse où la
gation d'une onde. Ses trois notes l'on pouvait en faire une thèse. 11avait fonction # sert uniquement à calculer la
publiées aux Comptes rendus de communiqué le mémoire à Debye, qui, probabilité de certaines observations.
l'Académie des sciences, puis sa thèse en similairement perplexe, l'avait confié à un L'interprétation de la mécanique
1924 inaugurent une nouvelle théorie de jeune étudiant brillant qui suivait son quantique, c'est-à-dire la nature de la
la matière. La profondeur du sujet traité séminaire. Ce dernier était Schrödinger ; fonction d'onde, est encore mal élucidée.
est telle que 60 ans plus tard, le débat il avait jugé le travail génial, et le manus- La nécessité de lier un corpuscule à la
suscité par ce travail, à propos du statut crit avait été renvoyé à Langevin avec propagation de l'onde associée fait pen-
de la mécanique quantique, n'est pas ter- cette appréciation. ser, selon Louis de Broglie, que cette
mine, car c'est toute une conception de Louis de Broglie avait étendu à onde présente une région singulière où
la nature qui est en jeu. toutes les particules l'association des l'accumulation de l'énergie est très
Historien de formation, Louis de ondes et des corpuscules découverte par intense. Or, bien au contraire, le forma-
Broglie avait pour frère aîné Maurice de Einstein pour les photons. Parti de résul- lisme mis en évidence par Schrödinger
Broglie, qui avait été un pionnier de tats de la relativité restreinte, il considé- montre que l'onde associée doit être
l'étude des rayons X et avait communi- rait que l'onde possédait une énergie très partout régulière (non singulière) pour
qué à son frère son enthousiasme pour faible, voire nulle, et que la particule était satisfaire l'équation d'onde. Dès lors, on
les sciences, la relativité restreinte en une très petite région de haute concen- est amené à penser soit que la « réalité
particulier. Louis de Broglie s'intéressait tration de l'énergie, incorporée à l'onde. physiques est uniquement de nature
également beaucoup aux développe- II faisait le postulat que «la particule doit ondulatoire, le corpuscule constituant un
ments de la physique quantique et il avait se déplacer dans son onde porteuse de paquet d'ondes (c'était l'interprétation
pressenti l'importance des analogies façon que sa vibration interne reste de Schrödinger). soit que le caractère de
entre la théorie de Hamilton et Jacobi, constamment en phase avec la vibration l'onde demeure purement statistique,
en mécanique analytique, et la théorie de l'onde » et en déduisait la célèbre for- susceptible de décrire des probabilités
des ondes. mule qui relie la longueur d'onde # de de localisation et d'état de mouvement
Après la Première Guerre mondiale, l'onde associée à tout corpuscule, à sa dans t'espace temps (thèse de Born,
quand il put se consacrer aux sciences, il quantité de mouvement (le produit de sa Heisenberg, Bohr et la grande majorité
fut frappé par l'intervention des nombres masse par sa vitesse) : # p = h. des physiciens), soit enfin que la nature
entiers dans la théorie atomique de «Certes, écrivait-il, cette idée que le présente à la fois ce double aspect ondu-
Bohr, parce que, dans les théories ondu- mouvement d'un point matériel dissi- latoire et corpusculaire, l'onde réelle gui-
latoires, on les voit constamment appa- mule toujours la propagation d'une onde dant le corpuscule dans son voyage
raître dans les calculs relatifs aux réso- aurait besoin d'être étudiée et complé- (onde pilote), ou (théorie de la double
nances et aux interférences : les cordes tée, mais si l'on parvenait à lui donner solution) s'incarnant dans une onde
vibrantes, par exemple, vibrent toujours une forme entièrement satisfaisante, elle réelle singulière doublée par une repré-
à des fréquences multiples entiers d'une représenterait une synthèse d'une sentation statistique régulière solution de
fréquence fondamentale de vibration ; grande beauté rationnelle. » La beauté l'équation de Schrödinger (opinion de
les franges d'interférences, d'autre part, d'une théorie guidait en effet les pensées Louis de Broglie).
se situent à des positions qui font inter- de Louis de Broglie. Louis de Broglie conservait son atta-
venir des multiples entiers de la longueur Au printemps de 1926, Schrödinger chement à la mécanique ondulatoire, car
d'onde des rayonnements qui interfèrent. publia une série d'importants mémoires il donnait le pas à l'onde et il pensait
Cela faisait penser à Louis de Broglie que où, s'inspirant des idées de Louis de qu'une onde accompagnait le corpuscule,
quelque chose d'ondulatoire se cachait Broglie, il écrivait l'équation de propaga- mais sans se confondre avec lui. « La
derrière le formalisme purement corpus- tion de l'onde associée à l'électron et en source désapprouve presque toujours
culaire de la théorie de Bohr. tirait une série de conséquences. l'itinéraire du fleuve », disait-il, mais
L'histoire de la thèse de Louis de Schrödinger montrait que l'idée de Louis comme il était chargé de cours, se rési-
il
Broglie soutenue devant Elie Cartan, Paul de Broglie pouvait être quantitativement gna à enseigner le point de vue prédo-
Langevin, M. Mauguin, et Jean Perrin, développée en admettant que la gran- minant, l'interprétation de l'école de
sous le titre Recherchessur la théorie des deur oscillante de l'onde associée était Copenhague (à laquelle Einstein ne
s'était également pas rallié). Ce qui était humain, tandis que Bohr épousait plutôt voyaient le rassemblement des élèves
en jeu était certes l'interprétation de la les idées platoniciennes, selon lesquelles autour du maître, et le sujet retombait
nouvelle physique, mais surtout son sta- l'homme manipule des choses pas néces- sur les problèmes d'interprétation. Pour
tut, car si le critère essentiel auquel doit sairement sensibles. « Ce qui m'embête ma part, je restais un peu « au balcon »
satisfaire une théorie physique est de avec la mécanique ondulatoire telle lors de ces réunions, car je pensais que la
conduire à des prévisions vérifiables, on qu'elle se développe, disait de Broglie, valeur principale de la mécanique quan-
lui demande également de foumir une c'est que le monde devient impensable »; tique résidait dans ses multiples applica-
certaine compréhension des phéno- il voulait dire par là que l'on ne pouvait tions en physique, en chimie et en biolo-
mènes sous-tendant les résultats obte- plus penser avec les sens. gie. Je savaisen outre que, dans la grande
nus. En d'autres termes, la théorie ne Einstein disait de Louis de Broglie : «il majorité des cas, les résultats de l'applica-
doit pas seulement indiquer la position a soulevé un coin du voile». De fait, les tion de la mécanique quantique ne
que prendra l'aiguille d'un appareil de idées de Louis de Broglie furent très rapi- dépendent pas de l'interprétation que
mesure, dans certaines conditions expé- dement confirmées par Davisson et l'on choisit. C'est d'ailleurs pourquoi ce
rimentales, mais aussi renseigner sur le Germer qui observèrent en 1927 fonde débat reste ouvert.
pourquoi de cette position. Or selon associée aux électrons. Ces études furent Le pouvoir heuristique de la méca-
l'École de Copenhague, la mécanique à l'origine de la mise au point, une nique quantique est très grand. Grâce à
quantique, avec sa fonction d'état, ne dizaine d'années plus tard, du micro- ce nouveau mode de pensée, H. Yukawa
répond pas au pourquoi et de nombreux scope électronique et elles valurent à et M. Sakata prévirent, en 1935, 1'exis-
physiciens la considèrent comme un Louis de Broglie le prix Nobel en 1929 tence d'un nouveau type de radioactivité
ensemble de règles formelles. Le débat pour sa « découverte de la nature ondu- (la capture électronique), qui fut décou-
est le même que celui qui opposait latoire de l'électron ». En 1933, il était élu vert en 1937 par Alvarez. En 1947, j'avais
Démocrite et Platon à Aristote : de à l'Académie des sciences. Très tôt, des prévu la possibilité de faire varier cer-
Broglie était partisan de l'idée d'Aristote élèves de Louis de Broglie ont suivi ses taines périodes radioactives sous des
(réalisme), selon laquelle les régularités cours, qui représentaient très bien la influences chimiques et, en 1948, j'ai
des phénomènes observés ont leur ori- science de l'époque. Les problèmes découvert le phénomène avec mes col-
gine dans la réalité physique, dont l'exis- d'interprétation n'étaient pas au coeur de lègues de l'Institut du radium. Aujourd'hui
tence est indépendante de l'observateur ces enseignements, mais les fins de cours fa mécanique quantique est à la base de
l'interprétation de la physique des parti-
cules élémentaires, de la physique
nucléaire, de la physique du solide, de la
physique moléculaire, de la chimie fine et
de certains phénomènes biologiques.
Des milliers d'articles fondés sur la méca-
nique quantique paraissent chaque
année. La microélectronique qui révolu-
tionne notre société est un bel exemple
de physique quantique.
Presque chaque année Louis de
Broglie me demandait d'organiser un
cycle de conférences sur les applications
de la mécanique quantique. 11suivait ces
conférences avec beaucoup d'intérêt,
sans chercher cependant à se perdre
dans les détails spécifiques à chaque
domaine d'application. ! ! préférait réfléchir
sur des phénomènes très généraux, du
type « Comment les photons se repous-
sent-ils ?». C'était un homme réservé,
timide même, qui n'aimait pas imposer sa
façon de penser. 11n'aurait pas pu donner
des sujets de thèse, et ne voulait pas diri-
ger d'équipe. ll était tout prêt à aider les
jeunes chercheurs, mais il fallait aller le
chercher. C'était un savant remarquable,
et la France doit lui être reconnaissante
d'avoir vécu sur son sol et d'y avoir
accompli des recherches d'une impor-
tance considérable qui ont contribue au
rayonnement de la science française.

RaymondDaudel
a été l'élèved'Irène Joliot-Curie,
Le Prince Louis de Broglie, physicien français. puis l'élèvede Louisde Broglie.
Paul Dirac

Corby Hovis et Helge Kragh

11 préférait les belles théories aux constructions n'offrait pas un enseignementclassique du


latin et du grec, mais un enseignement
inélégantes étayées par les résultats expérimentaux, moderne des sciences, des langues
vivantes et de la technologie. Ce pro-
parce que, disait-il, les faits changent. Cette attitude gramme convenait fort bien à Dirac, qui
n'appréciait pas la valeur des cultures
lui a permis de prévoir l'existence de l'antimatière. anciennes. Puis il entra au Collège d'ingé-
nieurs de l'Université de Bristol, où il se
prépara à la carrière d'ingénieur électri-
es physiciens en visite à la physique quantique, une théorie quan- cien, plus pour contenter son père que par
l'Université de Moscou tique de l'émission et de l'absorption du intérêt. Cette formation d'ingénieur était
sont priés d'inscrire sur un rayonnement électromagnétique par les essentiellement orientée vers la physique
tableau noir un message atomes (une version primitive, mais et les mathématiques appliquées, mais,
la postérité. Niels importante, de l'électrodynamique quan- après avoir découvert les nouvelles théo-
pour
Bohr, le père de la théorie quantique tique), l'équation ondulatoire relativiste ries d'Einstein sur l'espace, le temps et la
de l'atome, résuma son principe de com- de l'électron, la notion d'antiparticules et gravité-la relativité restreinte et la relati-
plémentarité : « Contraria non contra- une théorie des monopôles magnétiques. vité générale-Dirac fut fasciné et les mai-
dictoria sed complementa sunt » (les Ses travaux ultérieurs ont laissé des traces trisa rapidement.
contraires ne sont pas contradictoires, plus éphémères, et aucun n'a eu le carac- Quand Dirac reçut son diplôme avec
mais complémentaires). Hideki Yukawa, tère révolutionnaire de ses premières mention très bien en 1921, les emplois
le pionnier de la théorie des interactions découvertes. étaient rares, en raison de la crise écono-
nucléaires fortes, écrivit : « Par essence, mique d'après guerre. Il accepta une
la nature est simple. » Paul Adrien Le prix Nobel à 31 bourse pour étudier les mathématiques à
ans
Maurice Dirac nous a laissé : « Toute loi Bristol et, à la fin de 1923, il étudia les
physique doit être empreinte de beauté Né à Bristol en 1902, Paul Adrien mathématiques appliquées et la physique
mathématique. » Maurice Dirac était le deuxième des théorique à Cambridge. Il y trouva des
II y a 30 ans, Dirac écrivit dans la trois enfants d'une famille dont le père physiciens renommés, tels Joseph
revue Scientific American : « Dieu est un était despotique : émigré de Suisse vers Larmor, Joseph Thomson, Ernest
mathématicien de tout premier ordre, et il 1890, Charles Adrien Ladislas Dirac Rutherford, Arthur Stanley Eddington et
a utilisé des mathématiques très élaborées avait épousé Florence Hannah Holten, la James Jeans, et des jeunes qui devaient
pour construire l'Univers. » Inspiré par fille d'un capitaine de vaisseau. Charles bientôt faire leurs preuves : James
Albert Einstein et par Hermann Weyl, Dirac enseignait sa langue maternelle, le Chadwick, Patrick Blackett, Ralph
Dirac, plus que tout autre physicien français, dans un collège prestigieux de Fowler, Edward Milne, Douglas Hartree
moderne, était préoccupé par le concept Bristol, où il imposait une discipline de et Peter Kapitza.
de « beauté mathématiques, qui lui sem- fer. II dirigeait ses enfants avec la même Fowler, le directeur de thèse de Dirac,
blait être une caractéristique intrinsèque rigueur : aucun sentiment n'était lui apprit la théorie atomique et la méca-
de la nature et un guide pour ses exprimé, et l'amour parental était assi- nique statistique, disciplines que Dirac
recherches : « Une théorie mathématique- milé à la discipline ; il emprisonna ses ignorait. Plus tard, il se souvint de cette
ment belle a plus de chances d'être cor- enfants dans une tyrannie domestique période en ces termes : « Jour aprèsjour,
recte qu'une théorie inélégante, même si qui les isola de toute vie sociale et cultu- je me consacraisexclusivement à mon tra-
cette dernière décrit correctement les relle. Parce qu'il ne put ou ne voulut pas vail scientifique, sauf le dimanche où je
résultats expérimentaux.» se révolter, Paul se réfugia dans la sécu- me reposais et faisais de longues prome-
Cette obsession de l'esthétique et de la rité du silence et s'éloigna de son père. nades solitaires dans la campagne, quand
logique de la physique mathématique, Ces années de malheur le marquèrent le temps le permettait. »
associée à une réserve légendaire et à un pour la vie, et quand Charles Dirac mou- Six mois après son arrivée, il publiait
caractère taciturne, a fait que Dirac, l'un rut, en 1936, Paul écrivit à sa future son premier article ; dix autres furent
des hommes de science les plus éminents femme : « Jeme sensbeaucoup plus libre publiés au cours des deux années sui-
du XXe siècle, est resté énigmatique. maintenant. » vantes. Quand il soutint sa thèse, en mai
Pourtant après un début de carrière parti- Heureusement le monde intérieur où 1926, il avait à son actif une formulation
culièrement brillant, son rationalisme Paul se réfugiait était riche. Il montra très originale de la physique quantique et la
extrême semble l'avoir conduit à des tôt des dispositions pour les mathéma- création du premier enseignement de cette
impassesstériles. tiques et, à l'âge de 12 ans, il entra au col- discipline en Grande-Bretagne. Dix ans
Entre 23 et 31 ans, Dirac a découvert lège où enseignait son père. Contrairement seulement après son entrée à Cambridge,
une formulation originale et puissante de à la plupart des écoles de l'époque, celle-ci il recevra le prix Nobel de physique pour
1. «IL ÉTAIT GRAND, émacié, gauche et très taciturne, ecrivit le de l'esprit mathématique supérieur, mais, tandis que ehez d'autres
physicien et biologiste allemand Walter Elsasser. Il avait réussi à se physiciens cette faculte coexiste avee d'autres centres d'intérêt,
concentrer sur un unique pôle d'intérêt. C'etait un homme d'une Dirac s'était totalement investi dans sa grande mission historique,
grande envergure dans son domaine, mais qui se désintéressait des l'élaboration d'une science nouvelle, la physique quantique, à
autres activités humaines... En d'autres termes, il était le prototype laquelle il contribua probablement plus que tout autre. »
sa « découvertede formulations nouvelles Heisenberg, Max Born, Wolfgang Pauli et ment compte du spin de l'électron. Il a
et fécondes de la théorie atomique... et Pascual Jordan, avec qui Dirac était tapé dans le mille. Ses équations différen-
pour sesapplications ». ouvertement en compétition. tielles ne sont pas du second ordre, mais
Born, Heisenberg et Jordan formali- du premier seulement !»
La théorie de la saient, sous forme de matrices, les idées L'équation de Dirac était effectivement
transformation initiales de Heisenberg. Puis, au printemps la clef du problème, car elle satisfaisait
1926, le physicien autrichien Erwin aux exigences de la théorie de la relativité,
Les huit grandes années de la vie de Schrodinger publia une autre théorie quan- et s'accordait avec les résultats expéri-
Dirac commencèrent un jour du mois tique, la mécanique ondulatoire ; celle-ci mentaux sur le spin de l'électron, qui peut
d'août 1925, quand Fowler lui montra les aboutissait aux mêmes résultats que les prendre les valeurs +1/2 ou-1/2 (les élec-
épreuves d'un article écrit par Werner formalismes plus abstraits de Dirac et de trons tournent sur eux-mêmes comme des
Heisenberg, un jeune théoricien alle- Heisenberg, mais les calculs étaient sim- toupies, et le spin est leur moment ciné-
mand. L'article établissait les fondements plifiés. Beaucoup de physiciens pressen- tique intrinsèque). L'équation initiale de
mathématiques d'une théorie révolution- taient que ces trois systèmesn'étaient que Schrodinger était insuffisante, car elle
naire des phénomènes atomiques, qui des formulations différentes d'une même n'était pas relativiste, et sa généralisation
serait bientôt connue sous le nom de phy- théorie quantique, plus générale. relativiste qui en découlait, l'équation de
sique quantique. Dirac perçut tout de Au cours d'un séjour de six mois à Klein-Gordon, ne décrivait pas le spin.
suite que les travaux de Heisenberg l'Institut de physique théorique de Dirac s'était limité à des dérivées du
permettaient d'approcher d'une façon Copenhague, Dirac découvrit cette théorie premier ordre-ce qui avait tant impres-
tout à fait nouvelle le monde microsco- que tous attendaient : un cadre général qui sionné Darwin-parce qu'il voulait
pique. L'année suivante, il reformula les englobait toutes les formulations particu- conserver la structure formelle de l'équa-
propositions de Heisenberg et présenta hères et fournissait les règles pour passer tion de Schrödinger, qui comporte une
une théorie originale de la physique de l'un à l'autre. Tous les développe- dérivée première par rapport au temps ; de
quantique : I'algèbre des q-nombres, ments ultérieurs de la physique quantique surcroît, il devait satisfaire aux exigences
d'après les termes que Dirac emploie se sont fondés sur cette « théorie de la de la relativité, où l'espace et le temps
pour désigner les grandeurs physiques transformations de Dirac et sur la théorie jouent le même rôle. Dirac concilia ces
telles que la position, la quantité de mou- voisine de Jordan. deux critères de façon élégante et fonc-
vement ou l'énergie. Le 26 décembre 1927, le physicien tionnelle : lorsqu'il appliquait les nou-
Bien que ses travaux l'aient rapide- anglais Charles Darwin, petit-fils du velles équations au cas d'un électron qui
ment rendu célèbre, plusieurs de ses célèbre naturaliste, écrivit à Bohr : « J'ai se déplaçait dans un champ électromagné-
résultats ont été obtenus simultanément vu Dirac il y a quelques jours à tique, il obtenait directement la valeur cor-
par un groupe de théoriciens qui tra- Cambridge. Il a maintenant un nouveau recte du spin de l'électron.
vaillaient en Allemagne : Werner système d'équations qui rendent parfaite- Les physiciens, impressionnéspar cette
équation qu'ils ont qualifiée de « miracu-
leuse » et de « merveille absolue », ont
LE voulu en analyser les subtilités. Cette voie
SPECTRE DE L'ATOME D'HYDROGÈNE
de recherche aboutit à la naissance de
l'analyse spinorielle-un puissant outil
la raie alpha du spectre de l'hydrogène illustre les progrès de la théorie ato- mathématique d'analyse, utilisable dans
mique. Selon la première théorie, formulée en 1913 par Niels Bohr, cette raie
presque tous les domaines de la physique
traduisait une transition quantique simple. Quand des expériences plus précises
-et aux équations d'onde relativistes
ont révélé que cette raie avait une structure fine, Arnold Sommerfeld combina la applicables aux particules de spin quel-
théorie atomique de Bohr avec la théorie de la relativité restreinte d'Einstein et
expliqua que les raies fines correspondaient à plusieurs transitions. Les physiciens conque. L'équation de Dirac connut un
tentèrent de retrouver ce résultat en utilisant la nouvelle physique quantique, autre succès avec l'atome d'hydrogène,
mais ils échouèrent jusqu'en 1928, lorsque la théorie de Dirac de t'é ! ectron dont elle prévoyait toutes les raies spec-
redonna les mêmes résultats que la vieille équation de Sommerfeld. On découvrit trales. Moins d'un an après sa publication,
plus tard que la structure de la raie était encore plus complexe, ce que la théorie l'équation de Dirac était devenue ce
de l'électrodynamique quantique de Julian Schwinger, Richard Feynman et qu'elle est toujours : un des fondements de
Sinitiro Tomonaga, élaborée à la fin des années 1940, justifia. Dirac n'aimait pas la physique moderne.
cette nouvelle théorie, qui, selon lui, n'était « qu'un ensemble de règles empi-
riques »et non pas une théorie construite sur des fondations « solideset belles ».
L'électron positif

Adepte de la logique mathématique,


Dirac était aussi un maître de l'intuition.
Ces deux traits de caractère apparemment
contradictoires le conduisirent à la « théo-
rie des trous », qu'il conçut entre 1929 et
1931, et qui révéla tout un monde ayant
échappéjusqu'alors aux physiciens.
Cette théorie s'imposa à Dirac quand il
comprit que son équation s'appliquait non
seulement aux électrons familiers, qui ont
une énergie positive, mais aussi à des
électrons dont l'énergie serait négative. Si
elles avaient existé, de telles particules
auraient eu des propriétés très particu-
lières, et les particules d'énergie positive
seraient sanscesse tombées dans les états
d'énergie négative : le monde se serait
effondré sur lui-même.
Dirac, qui cherchait à élucider le mys-
tère de l'apparente nécessité des élec-
trons d'énergie négative, aboutit vers la
fin de 1929 : il imagina que le vide était
une « mer » uniforme d'états d'énergie
négative, tous remplis par des électrons.
Selon le principe d'exclusion de Pauli,
deux électrons ne peuvent occuper le
même état quantique, de sorte que les
électrons d'énergie positive resteraient
au-dessus de cette mer invisible, formant
les états « excités » observés dans la
nature. On pourrait également créer un 2. LE CONCEPT D'ANTIMATIÈRE, que Dirac introduisit en 1931, est une conséquencede sa
état excité en injectant suffisamment théorie des «trous », esquissée ici dans une lettre, claire, concise et calligraphiée, adressée à
d'énergie positive dans la mer pour en Niels Bohr et datée du du 26 novembre 1929: «Il sembleraisonnable de penser qu
extraire un électron, un processus qui d'énergie négativene sont pas tous occupés et qu'il y a quelques lacunes, ou «trous». Ces
laisserait un « trou » susceptible d'être trous, qui peuvent être décrits par une fonction d'onde, comme une orbite à rayon X,
comblé par un autre électron d'énergie devraient être des objets ayant une énergie +ve, car, pour les faire disparaître (c'est-à-dire
négative. Confiant, Dirac écrivit : « Ces pour les remplir), on devrait dépenser une energie-ve. En outre, on peut facilement... »
trous sont des objets d'énergie positive
et on peut les traiter comme des parti- que sa théorie décrivait de façon symé- Haro sur les théories
cules ordinaires. » trique les chargespositives et négatives, il hideuses
A quelles particules ces trous corres- dut admettre l'existence d'un antiproton.
pondaient-ils ? On imaginait alors que Ainsi Dirac doubla le nombre des par- La théorie quantique du champ élec-
c'étaient soit des protons, soit des élec- ticules élémentaires et ouvrit la porte du tromagnétique, que Dirac rechercha, est
trons positifs. Avec le proton, Dirac se monde de l'antimatière. Enfin il postula aujourd'hui nommée « électrodynamique
heurta immédiatement à deux difficultés l'existence d'une autre espèce de parti- quantique ». Au milieu des années 1930,
importantes : si un électron sautait parfois cule hypothétique, le monopôle magné- des paradoxes apparurent lors de la for-
dans un trou et si ce trou était un proton, tique, qui porterait une charge magné- mulation relativiste de cette théorie quan-
les deux particules s'annihileraient en tique isolée, analogue de la charge tique du champ, et beaucoup de physi-
libérant leur énergie sous forme de électrique de l'électron ou du proton ; ciens en avaient conclu qu'il leur fallait
lumière (de photons gamma) ; or per- aujourd'hui nous n'avons toujours pas de changer les idées fondamentales sur les-
sonne n'avait observé de telles annihila- preuves expérimentales indiscutables de quelles elle reposait.
tions. En outre, on réalisa bientôt que le l'existence de monopôles. À la fin des années 1920, Dirac avait
bon candidat devait être identique à En septembre 1932, Dirac fut élu à la été l'un des principaux fondateurs de cette
l'électron, à l'exception de la charge élec- chaire de mathématiques qu'Isaac Newton théorie, et il supportait mal les insuffi-
trique ; or on savait que le proton est avait occupée pendant 30 ans ; il la garda sances formelles de son cadre, élaboré
environ 2 000 fois plus lourd que l'élec- pendant 37 ans (elle est aujourd'hui occu- autour d'une théorie proposée par
tron. Par souci de simplicité, Dirac opta pée par l'astronome Stephen Hawking). Heisenberg et Pauli, en 1929. Dirac jugeait
d'abord pour le proton qui, avec l'élec- Le mois même de cette nomination, un cette théorie illogique et « hideuse » ;
tron, était la seule particule élémentaire jeune expérimentateur de l'Institut de notamment, les équations qui en dérivaient
connue en 1930 ; Dirac ne voulait pas technologie de Californie, Carl Anderson, comportaient des intégrales divergentes
introduire une nouvelle entité que per- soumit à la revue Science un article où il -infinies-sans signification physique.
sonne n'aurait observée, et il pensait que, rapportait l'observation, dans des rayons En 1936, Dirac élabora une nouvelle théo-
si le proton pouvait être assimilé à un état cosmiques, d'une « particule chargéeposi- rie où l'énergie n'était pas conservée ; elle
d'énergie négative laissé vacant par un tivement et qui avait une masse voisine de fut rapidement réfutée par des expériences,
électron, le nombre de particules élémen- celle de l'électron ». Bien que cette décou- mais Dirac continua à critiquer la théorie
taires se réduirait à un, l'électron. Une verte n'ait pas résulté de la théorie de de Heisenberg et Pauli, et à en chercher
telle simplicité aurait été « le rêvedes phi- Dirac, la nouvelle particule, nommée -presque obsessionnellement-une
losophes », déclara-t-ilplus tard. « positron »,fut généralement identifiée à meilleure. En 1979, faisant le bilan de sa
Pourtant les objections à sa première l'antiélectron de Dirac. En 1933, lors de la carrière, il écrivit : « J'ai passé ma vie à
hypothèse étaient si nombreuses qu'en remise des prix Nobel, Dirac exposa sa chercher de meilleures équations pour
mai 1931, il recourut à contrecoeur à « théorie des électrons et des positrons » ; t'électrodynamique quantique ; jusqu'à
l'antiélectron, « une nouvelle espèce de trois ans plus tard, Anderson, également présentsanssuccès,mais je continue. »
particule que l'on n'a jamais détectée, de âgé de 31 ans, reçut le même prix pour Pour améliorer la théorie étectrodyna-
même masse que l'électron, mais de avoir fait sortir la particule de Dirac du mique quantique, il était logique de partir
charge opposée » ; simultanément, parce domaine de l'hypothétique. d'une théorie classique de l'électron, mais
plus élaborée. En 1938, Dirac, suivant La période des hypothèses conclut que la constante gravitationnelle
cette stratégie, produisit une théorie clas- G est inversement proportionnelle à l'âge
sique relativiste de l'électron qui amélio- Ayant surtout étudié des points précis de l'Univers, et qu'elle diminue donc
rait la théorie que H. Lorentz avait énon- de physique quantique, Dirac surprit ses régulièrement avec le temps cosmique ;
cée au début du siècle. Celle de Dirac collègues lorsqu'il imagina, en 1937, une cette hypothèse fut très controversée.
donnait une équation exacte du mouve- nouvelle hypothèse physique et qu'il en En 1938, Dirac avait déduit de son
ment d'un électron, considéré comme déduisit un modèle de l'Univers. Son hypothèse des grands nombres plusieurs
une particule ponctuelle. Comme cette intérêt pour la cosmologie, dû à deux de conséquences testables empiriquement et
théorie évitait les intégrales infinies et ses anciens professeurs à Cambridge, à partir desquelles il avait échafaudé un
divers termes mal définis, elle semblait Milne et Eddington, avait été renforcé modèle de l'Univers. La plupart des physi-
pouvoir mener à une électrodynamique par ses discussions avec le jeune astro- ciens et des astronomes, de plus en plus
quantique où toutes les valeurs seraient physicien indien Subrahmanyan hostiles à l'approche rationaliste de la cos-
définies. Cependant la voie était plus dif- Chandrasekhar, dont il supervisait par- mologie, rejetèrent ce modèle. Plusieurs
ficile que Dirac ne l'avait prévu et, pen- tiellement le travail de thèse. Au début dizaines d'années plus tard, dans les
dant plus de 20 ans, il se battit en vain des années 1930, Eddington avait com- années 1970, Dirac reprit sa toute pre-
contre ce problème. mencé un programme de recherche ambi- mière théorie de cosmologie. Il défendit
Entre 1947 et 1948, une nouvelle tieux et peu classique : il voulait déduire l'hypothèse des grands nombres et la
théorie de l'électrodynamique quantique les valeurs des constantes fondamentales variation de la « constante »gravitation-
permit aux physiciens de contourner les de la nature en unifiant la théorie quan- nelle, contre certaines objections fondées
difficultés posées par les quantités infi- tique et la cosmologie. Cette quête d'une sur des observations, et tenta d'adapter
nies qui bloquaient auparavant les cal- « théorie fondamentale » dénaturait son modèle aux nouvelles découvertes,
culs. Les pionniers de cette théorie, le l'investigation rationnelle au point d'en telle celle du bruit de fond cosmologique.
Japonais Sin-itiro Tomonaga, et les faire une spéculation métaphysique ; Malgré ses efforts, il resta, en cosmologie
Américains Richard Feynman, Julian selon un critique, une « paralysie de la comme en électrodynamique quantique,
Schwinger et Freeman Dyson, propo- raisons s'y combinait à une « intoxication isolé des principaux courants de
saient un procédé nommé « renormalisa- de l'imagination ». Dirac doutait du suc- recherches.
tion », qui remplaçait les valeurs infinies cès d'Eddington, mais il appréciait sa Dirac se préoccupait exclusivement de
fournies par les calculs théoriques de la philosophie des sciences, qui insistait sur son travail, et ses collègues le considé-
masse et de la charge de l'électron par la puissance du raisonnement mathéma- raient comme un célibataire endurci.
leurs valeurs expérimentales. Cette tique pur, ainsi que l'idée d'une relation Aussi tous furent-ils surpris par son
approche fournissait des prédictions fondamentale entre les mondes microsco- mariage, en 1937, avec Margit Wigner,
extrêmement précises, ce qui convainquit pique et macroscopique. soeur du physicien hongrois Eugene
les physiciens d'adopter la renormalisa- Dans son premier article de cosmolo- Wigner. Margit était veuve ; elle avait un
tion comme la méthode pour traiter gie, Dirac se concentra sur les très grands fils et une fille de son premier mariage, et
l'électrodynamique quantique. nombres sans dimension-les nombres elle eut deux filles de Dirac. Toutefois
Cependant Dirac jugea la renormali- « purs »-que l'on peut construire en com- Dirac resta éloigné de la vie familiale.
sation tout aussi « compliquée et binant algébriquement des constantes fon- Plus tard, Margit écrivit : « Par une ironie
hideuse » que la méthode de Heisenberg damentales-la constante gravitationnelle, que seule la vie peut créer, Paul, qui souf-
et Pauli : une théorie qui utilise des la constante de Planck, la vitesse de la frit tant de ses relations avec son père, eut
astuces mathématiques, mais qui est lumière, la charge et la massede l'électron les mêmes difficultés avec ses enfants.
dénuée de fondements physiques, ne et du proton. Il soutenait que seuls ces Paul n'était pas un père dominateur, mais
peut pas être bonne, même si les résul- nombres avaient une signification pro- il est resté à l'écart de ses enfants. L'his-
tats expérimentaux semblent la valider. fonde dans la nature. toire se répète, et ce fut particulièrement
Ses objections n'eurent guère d'écho et, Ainsi le quotient de la force électrique vrai dans la famille Dirac. »
à la fin de sa vie, il dut admettre qu'il entre un proton et un électron, et de la Dirac ne s'intéressa jamais ni à l'art,
était isolé au sein de la communauté des force gravitationnelle entre ces deux parti- ni à la musique, ni à la littérature, et il
physiciens et qu'aucune de ses nom- cules est un très grand nombre, environ allait rarement au théâtre. En revanche, il
breuses propositions visant à recons- 1039. Dirac remarqua que ce nombre était aimait voyager et faire des randonnées en
truire la théorie de l'électrodynamique proche de l'âge de l'Univers (tel qu'on montagne. C'était un marcheur infati-
quantique n'avait abouti. l'estimait alors) quand il est exprimé dans gable et, au cours des excursions, il mon-
Ses recherches eurent cependant des une unité de temps appropriée, le temps trait souvent un entrain qui stupéfiait
débouchésintéressants : il établit sa théorie que met la lumière à parcourir le diamètre ceux qui l'avaient rencontré lors de
classique de l'électron, déjà mentionnée, et d'un électron classique. conférences ou de dîners officiels. II fit
introduisit une nouvelle notation, connue Dirac connaissait plusieurs exemples trois fois le tour du monde, et fit l'ascen-
sous le nom de formalisme « bracket », afin d'une telle correspondance entre grands sion de quelques sommets parmi les plus
de reprendre en physique quantique la nombres purs, mais, au lieu de les consi- hauts d'Europe et d'Amérique.
puissance mathématique des « espacesde dérer comme de simples coïncidences, il y En septembre 1969, il cessa d'ensei-
Hilbert » (des espacesvectoriels de dimen- voyait la base d'une théorie cosmologique gner à Cambridge et, l'année suivante, il
sion infinie et de structure particulière). Ce importante, qu'il nomma l'hypothèse des quitta l'Angleterre pour la Floride, où
formalisme, largement diffusé par la troi- grands nombres : « Tous les grands l'Université de Tallahassee lui avait
sième édition (1947) de son livre, Les nombres purs de la nature sont liés deux à offert un poste. Il resta actif et participa à
principesde la physique quantique, fait deux par une relation mathématique de nombreuses conférences jusqu'à ce
partie du langage mathématique universel simple dont les coefficients sont de l'ordre que sa santé décline. Il mourut à
de physique quantique. de l'unité. » Selon ce principe, Dirac Tallahassee, en octobre 1984.
SOUVENIRS

Au congrés Solvay de 1927, Paul Alors qu'il était en route pour le attendant des précisions et d'autres
Dirac prit part à une discussion Japon, en 1934, Dirac passa à explications, mais Dirac répétait alors
sur la science et la religion, à laquelle Berkeley et rencontra Robert mot pour mot ce qu'il venait de dire.
participaient Werner Heisenberg et Oppenheimer, qui lui offrit deux livres
Wolfgang Pauli. A la suite d'un violent pour son voyage. Dirac les refusa poli- Dirac fuyait la publicité, et pensa
réquisitoire de Dirac contre toute ment en disant que la lecture perturbe même refuser son prix Nobel. Le
forme de religion, Pauli déclara : la réflexion. jour de sa nomination à la chaire de
«Notre ami Dirac a lui aussi sa religion, mathématiques de Cambridge, il se
et cette religion a pour premier com- sauva au zoo afin d'échapper aux féli-
mandement :"Dieu n'existe pas, et citations. II refusa toutes les distinc-
Dirac est son prophète".» tions honorifiques-bien que beau-
coup lui aient été attribuées en son
l'Université
En1931, alors qu'il était assistant à absence et apparemment sans son
de Cambridge, Nevitf accord.
Mott écrivit à ses parents : « Dirac res-
semble assez à l'idée que l'on a de superviser
Vers1950,
la thèse
Dirac fut désigné pour
Gandhi. Nous l'avons reçu à dîner... de Dennis
C'était un bon petit repas, mais je suis Sciama à Cambridge. Un jour, Sciama,
sûr que, si nous lui avions seulement enthousiasmé, entre dans le bureau de
servi une soupe, cela lui aurait été égal. Dirac : «Professeur Dirac, je viens de
II se rend à Copenhague en bateau, car penser à un moyen de relier la
il pense qu'il doit se guérir du mal de formation des étoiles aux questions
mer. II est incapable de dire quelque cosmologiques. Puis-je vous en
chose qu'il ne pense réellement. À Robert Oppenheimer parler ?» La réponse tombe : «Non. »
l'époque de Galilée, il aurait été un Fin de la conversation. Dirac ne
martyr heureux. » Une autre fois, le physicien russe semblait pas réaliser que sa concision
Peter Kapitza lui donna une tra- et sa franchise pouvaient être
duction anglaise de Crime et Châtiment, perçues comme de l'impolitesse
de Dostoïevski. Quelque temps après, ou de l'insolence.
Kapitza demanda à Dirac si le livre lui
avait plu. Son seul commentaire fut :
«C'est bien, mais dans un des cha-
pitres l'auteur a fait une erreur : le
Soleil s'y lève deux fois le même jour.»
11lui fallut deux ans pour achever
Guerre et Paix, de Tolstoï, qu'on lui
avait conseillé.

préparait
QuandDirac donnait des cours, il
son texte de façon que
la clarté soit maximale et l'exposé
direct. II refusait de changer ses
Eugene Wigner phrases, préparées avec soin, sous
prétexte qu'elles n'avaient pas été
Wigner
Un jour, Dirac déjeuna avec Eugene comprises. Plus d'une fois un auditeur
et Michael Polanyi. 11y eut dans la salle lui demanda de répéter un
une discussion animée sur la science et point qu'il n'avait pas compris, Erwin Schrödinger
la société, durant laquelle Dirac ne dit
mot. Quand on lui demanda son opi- les En1977, Dirac écrivit : « De tous
nion, il répondit : «Il y a toujours plus de physiciens que j'ai rencontrés,
personnesprêtes à parler qu'à écouter. » je crois que Schrödinger était le plus
proche de moi, celui qui me ressem-
l'anglais
unphysicien français qui parlait mal blait le plus. J'étais d'accord avec lui
était chez Dirac. Ce der- bien plus rapidement qu'avec
nier écoutait patiemment son collègue n'importe qui d'autre. Je pense qu'il
chercher laborieusement ses mots. À en était ainsi parce que nous avions
un moment, fa soeur de Dirac entra tous deux une très forte attirance
dans la pièce et lui demanda quelque pour la beauté mathématique...
chose en français, ce à quoi il répondit C'était une sorte d'acte de foi ; nous
dans un français courant. Son visiteur, pensions que n'importe quelle équa-
indigné, explosa : «Pourquoi ne pas tion décrivant les lois fondamentales
m'avoit dit que vous parlez français ? de la nature doit être mathématique-
-Vous ne me l'avez pas demandé. » Peter Kapitza ment belle, par son essence même.»
LE PRINCIPE élémentaires ; seul le principe de Pauli
envisageait la coexistence de plusieurs
électrons.
D'EXCLUSION DE PAULI
La première version du principe
d'exclusion peut être exprimée de la
manière suivante. Un concept de
l'ancienne mécanique de Bohr et
Sommerfeld perdure dans la nouvelle
Carlo Bernardini
théorie de Heisenberg et Schrödinger :
le concept d'état quantique. L'état quan-
tique d'une particule est défini par un
Wolfgang Pauli était ensemble de valeurs discrètes qui corres-
un personnage ments de comportement chimique sem-
odieux. Dans ses mémoires, le physicien blable sont disposés sur une même pondent à toutes les grandeurs obser-
Otto Frisch raconte : « L'impolitesse de colonne formant un groupe naturel : le vables simultanément. Dans le cas d'une
Pauli envers ses collaborateurs était un groupe des halogènes (fluor, chlore, particule qui se déplace dans une boîte-
fait acquis, jugé indissociable de sa per- brome, iode), le groupe des métaux une situation que l'on retrouve souvent
sonnalité...»
. Une légende circulait, celle alcalins, etc. Chaque ligne constitue une dans les livres de physique quantique-
de l'effet Pauli, une espèce de « mauvais période. Le nombre d'éléments d'une l'état est défini par les trois composantes
oeil». Selon Frisch, « on soutenait que période augmente selon la suite de de la quantité de mouvement (le produit
lorsque Pauli était dans les parages, il y nombres 2, 8, 18, 32, que l'on peut de la masse par la vitesse) par rapport
avait de grandes chances que des événe- représenter par la formule 2n2, où n est aux arêtes de la boîte (qui, comme
ments épouvantables surviennent. Des le numéro de la période. toutes les boîtes qui se respectent, est
appareillages explosaient, diverses catas- Cette régularité numéralogique intri- un parallélépipède) ; ces composantes
trophes arrivaient. La petite histoire guait les meilleurs physiciens qui espé- sont quantifiées car elles doivent être
affirme que James Franck, qui travaillait à raient trouver des harmonies de nature nulles sur les parois de la boîte. Selon le
Gottingen, découvrit un tel désastre en pythagoricienne. Pauli raconte qu'Amold principe d'incertitude de Heisenberg, la
entrant un matin dans son laboratoire : Sommerfeld, par exemple, manifestait « à quantité de mouvement et la position ne
une pompe avait explosé, à la suite d'une la manière de Kepler dans son étude du peuvent pas être observées simultané-
défaillance du circuit d'eau de refroidisse- système planétaire, une propension pro- ment. Le principe d'exclusion, quant à lui,
ment, le sol était jonché de débris de fonde [à rechercher] I'harmonie (...). En établit que deux électrons ne coexistent
verre, le spectacle était celui d'un chaos particulier, Sommerfeld tenta de mettre jamais dans le même état quantique.
indescriptible. Sa première réaction fut en rapport le nombre 8 et les sommets Considérons un atome constitué
d'envoyer un télégramme :"Pauli, où du cube». Niels Bohr, lui aussi, caressait d'un noyau et de Z électrons. Deux
étiez-vous la nuit dernière ?"...» l'espoir de trouver une harmonie à tra- électrons se placent sur la couche
Oublions ces plaisanteries et vers une lecture différente des longueurs interne. Supposons que le niveau éner-
«l'humour potache des physiciens »,car il des périodes : 2, 8=4+4, 1 8=6+6+6,
faut reconnartre que Pauli, originaire de 32=8+8+8... Pauli commente : « Bohr se
Vienne, professeur à Zurich et lauréat du demandait, dès ses premiers travaux,
prix Nobel en 1945, a beaucoup apporté pourquoi tous les électrons d'un atome à
à la science contemporaine. Sa majeure l'état fondamental ne se trouvent pas au
contribution fut sans doute le Principe niveau le plus bas (la couche la plus
d'exclusion.Pauli, au moment de recevoir interne). Pour lui, cette question était
le prix Nobel, raconte l'histoire de la fondamentale... J'ai été très marqué par le
découverte de son principe. La périodi- fait que, à l'époque déjà et au cours de
cité des propriétés chimiques était alors discussions ultérieures, Bohr cherchait
une énigme. Le chimiste russe Dimitri une explication générale, valable pour
Ivanovitch Mendelelev avait réalisé, au toute couche électronique, où le
cours de la seconde moitié du XIXe siècle, nombre 2 était bien plus important que
une classification périodique des élé- le nombre 8, contrairement à la théorie
ments chimiques ; sa classification révélait de Sommerfeld ».
certaines régularités (périodicités) des Pauli acheva la formulation générale
propriétés des atomes et de leur com- du principe d'exclusion au printemps
portement chimique, en relation avec 1925. La même année, Louis de Broglie
leur numéro atomique Z (leur nombre présentait sa thèse sur le caractère
de charges). À l'époque de Mendeleiev, ondulatoire des particules de matière et
c'est le poids atomique qui jouait ce rôle, Heisenberg, sa mécanique des matrices.
mais cela ne fait guère de différence, Peu après venait l'équation de
excepté pour les isotopes, des atomes Schrödinger, sans doute l'outil le plus
de poids différent mais de même utilisé depuis en physique quantique.
numéro atomique. Toutes ces innovations concernaient
surtout des problèmes impliquant une
Dans seule particule, ou plutôt un seul élec-
le tableau périodique, les
atomes se succèdent par ordre de tron, puisque les électrons se taillaient
numéro atomique croissant. Les élé- alors la part du lion parmi les particules
gétique correspondant à cette couche alors du calcul des états. Hélas, pour Le principe d'exclusion et le spin
contienne deux états possibles, corres- retrouver le tableau de Mendeleïev, il a n'appartiennent pas à la physique clas-
pondant aux deux valeurs d'une autre fallut supposer qu'à chaque niveau sique. Par conséquent, il est inutile
grandeur physique, mesurable en même d'énergie correspond deux états, et l'ori- d'essayer de les expliquer par un
temps que l'énergie (nous verrons que gine de ces états demeurait mystérieuse. concept emprunté à la mécanique. La
c'est le spin). Lorsque les deux états Le calcul habituel aboutissait à la moitié signification profonde du principe
possibles de cette couche sont occupés, du nombre d'états suggéré par la classifi- d'exclusion de Pauli se trouve dans le
les autres électrons, selon le principe cation périodique : n2 au lieu de 2n2. langage et dans les outils de la physique
d'exclusion, vont se placer sur la couche Tout se passait comme s'il manquait à quantique elle-même. Le formalisme
suivante. Celle-ci ne possède que 8 l'appel une grandeur observable qui, quantique donne accès aux fonctions
« places » (états)de même énergie et ne dans le cas d'un électron, n'aurait que d'onde. La fonction d'onde sert à évaluer
peut donc recevoir plus de 8 électrons. deux valeurs possibles, engendrant ainsi la probabilité qu'une particule, qui est
Pour un atome à deux électrons (Z=2), deux états distincts par niveau d'énergie. dans un certain état quantique, soit dans
la première couche est saturée : c'est Pauli se souvient : « Lesphysiciens eurent une région particulière de l'espace. L'état
l'hélium, le premier des gaz rares, du mal à comprendre le principe quantique est défini par un ensemble de
encore appelés gaz inertes, car leur d'exclusion, parce que cette propriété nombres entiers, que nous regroupons
réactivité chimique est faible. Si l'atome de l'électron ne pouvait être associée a sous la lettre k-sans entrer dans les
compte dix électrons (Z=10), sa pre- aucun modèle concrets». détails. L'ensemble des nombres quan-
mière et sa deuxième couches sont La même année, en 1925, tiques dépend de l'environnement des
saturées : I'élément à dix électrons est le G. Uhlenbeck et S. Goudsmit élaborèrent électrons, par exemple, une boîte ou un
néon, deuxième gaz rare, homologue à le modèle attendu. Ils nantirent l'électron atome. La position est définie par trois
l'hélium dans la table de Mendeleïev. d'un moment de rotation, appelé spin. coordonnées cartésiennes que l'on
Après une période de huit éléments, on Ce moment ne pouvait adopter, selon représente par un vecteur r. La fonction
trouve l'argon, gaz rare de numéro ato- les principes de la mécanique quantique, d'onde d'un électron qui se trouve dans
mique Z égal à 18. Ensuite, deux que deux orientations par rapport à la !'état k, calculée en r, est notée #k (r).
périodes de 18 éléments se succèdent, direction d'observation : vers le haut et Quelle est la fonction d'onde de
qui se terminent par le krypton (Z=36) vers le bas, à la manière d'une toupie qui deux électrons qui se trouvent dans la
et le xénon (Z=36+18=54). Enfin, le ne connaît que deux sens de rotation. même boîte ou dans le même atome ?
radon (Z=54+32=86) clôt une période Pauli remarque : « Depuis l'apparition de Nous pouvons raisonner ainsi : si l'élec-
de 32, et présente encore les caractéris- ce modèle, te principe d'exclusion est tron @se trouve dans l'état k, sa fonction
tiques des gaz rares. très étroitement lié à l'idée de spin.» d'onde calculée à la position r1 est
La structure du tableau de
Mendeleïev devenait limpide-ou Tableau de Mendeleïev. Les éléments chimiques sont rangés par numéro
presque-lorsque l'on combinait le prin- atomique croissant et les éléments de comportement semblable se trouvent dans
cipe d'exclusion et ce que l'on savait la même colonne.
#k (ri) ; si l'électron 2 se trouve dans ne change pas lorsque les coordonnées deux fonctions d'onde, nous obtenons
!'état k', sa fonction d'onde calculée à la ou l'orientation du spin de deux parti- une fonction antisymétrique, correspon-
position r2 est #k (r2). Pour calculer la cules sont échangées-et la classeantisy- dant à la proposition (3) ; cette fonction
fonction d'onde des deux électrons, si métrique-lors d'un échange entre deux satisfait à la condition d'indiscemabilité et
ces derniers sont indépendants (si la particules, la fonction d'onde change de au principe d'exclusion.
boîte est grande par exemple), on peut signe. À ce stade de la théorie, on peut
La matière
choisir le produit #k (rZ k. (r2). Mais avancer trois hypothèses pour la descrip- ordinaire est formée
lequel est l'électron I et lequel est l'élec- tion d'un ensemble de nombreuses parti- d'atomes, eux-mêmes constitués d'élec-
tron 2 ? Les électrons sont tous rigou- cules de même nature : (I) 1'ensemble trons et de noyaux. Le tableau de
reusement identiques ! La fonction est un mélange de toutes les classesde Mendeleïev serait incompréhensible sans
d'onde Nfk(r2).#k'(ri) est aussi correcte symétrie ; (2) il n'existe que la classe le principe de Pauli, et les principales
puisque si nous retirons l'un des élec- symétrique ; (3) il n'existe que la classe propriétés de la matière, à la seule lueur
trons de la boîte, nous ne saurons jamais antisymétrique. La première hypothèse des conceptions classiques, resteraient
si nous avons choisi l'électron I ou l'élec- n'est jamais vérifiée. Seule la troisième mystérieuses : ! a conductibilité électrique
tron 2. Toutefois, aucun de ces deux hypothèse est en accord avec le principe des solides (conducteurs et isolants), le
produits n'obéit au principe de Pauli. S'il d'exclusion, parce que la fonction d'onde paramagnétisme des métaux et nombre
est impossible de trouver deux électrons antisymétrique de deux particules de propriétés moléculaires que révèlent
dans le même état, alors la fonction s'annule si elles sont dans le même état les spectres de rayonnement électroma-
d'onde doit s'annuler lorsque k=k'. quantique. Ainsi, la troisième proposition gnétique. Même l'existence d'objets
Aucune des deux fonctions décrites ci- peut être considérée comme la formula- célestes étranges, tels les étoiles à neu-
dessus ne vérifie cette condition. tion générale du principe d'exclusion en trons, n'aurait pu être envisagée sans le
Redonnons la parole à Pauli, lors de mécanique quantique. » principe de Pauli.
son discours Nobel : « Ainsi que En termes de fonction d'onde pour On sait aujourd'hui que ce principe
Heisenberg le montra pour la première deux électrons dans une boîte, l'énoncé est vérifié par les particules dont le spin
fois, la mécanique quantique aboutit à de Pauli s'exprime de la manière suivante. présente un nombre pair d'orientations
des conclusions qualitativement diffé- Les fonctions d'onde que nous avons possibles (spin demi-entier), particules
rentes pour un ensemble de particules évoquées, Vk (ri).#k'(r2) et #k(r2).#k'(ri), appelées fermions, en l'honneur de
de même espèce (des électrons par appartiennent au mélange dont il est Enrico Fermi. Si le nombre d'orientations
exemple) et pour un ensemble de parti- question dans la première proposition, possibles du spin est impair ou nul (spin
cules différentes. L'impossibilité de distin- car elles ne manifestent aucune propriété entier), les particules n'obéissent pas au
guer une particule donnée parmi de de symétrie lors de l'échange des deux principe de Pauli et leur fonction d'onde
nombreuses autres particules identiques électrons. Si nous considérons la somme est symétrique. Le photon, la particule
détermine la symétrie de la fonction de ces deux fonctions d'onde, nous du champ électromagnétique, appartient
d'onde qui décrit un ensemble de parti- constatons qu'elle reste inchangée à cette famille de particules ; il en existe
cules. La fonction d'onde doit appartenir lorsque l'on échange les deux particules : de nombreuses autres, artificielles ou
à une classe de symétrie particulière, les elle appartient donc à la classe symé- présentes dans les rayons cosmiques.
classes de symétries restant insensibles trique de la proposition (2). Cette fonc- Ces particules de spin entier portent le
aux perturbations extérieures (...). Parmi tion rend compte de l'indiscemabilité des nom de bosons, en l'honneur de
les diverses classes de symétrie, les plus deux particules : on ne sait pas laquelle Satyendranaht Bose, un physicien indien
importantes (et les seules dans le cas est dans un état donné. Toutefois, elle qui, avec Einstein, en étudia les proprié-
d'un ensemble de deux particules) sont n'obéit pas au principe de Pauli. Si nous tés statistiques. Pourquoi la fonction
la classe symétrique-ta fonction d'onde formons maintenant la différence des d'onde des particules de spin demi-entier
est antisymétrique, tandis que celle des
particules de spin entier est symétrique ?
La réponse à cette question n'est pas
encore claire.
Un dernier commentaire de Pauli,
prononcé à la cérémonie de remise du
prix Nobel, mérite cité : « J'ai déjà
d'être
souligné dans mes travaux originaux que
je n'ai pas su fournir une explication
logique au principe d'exclusion, ni de le
déduire d'hypothèses plus générales. J'ai
toujours eu l'impression, et j'ai encore ce
sentiment aujourd'hui, qu'il s'agit là d'un
théorie (...)
défaut de la Par conséquent
mon rapport sur le principe d'exclusion
et la mécanique quantique ne comporte
aucune conclusion.»

L'impulsion (p=mv) d'une particule dans une boîte est quantifiée. Avec des
conditions limites strictes (la fonction d'onde est nulle sur les parois de la boîte) Carlo Bemardiniest professeur-chercheur
chaque composante de l'impulsion est un multiple entier de hl2L, où h est la ou département de physique
constante de Planck de l'Universitéde Rome.
La théorie quantique

de David Bohm

David Albert

Le physicien David Bohm n'acceptait pas la représentation Nous savons par l'expérience qu'il
n'existe aucune corrélation entre les
probabiliste et subjective du réel propre à la formulation états de spins horizontal et vertical. Par
exemple, si un grand nombre d'électrons
standard de la physique quantique. Cependant, sa solution de spin horizontal orienté vers la droite
pénètrent dans une boîte verticale, la
de remplacement a été ignorée pendant plus de 40 ans. moitié (d'un point de vue statistique) en
ressort par l'ouverture du bas, tandis que
1'autre moitié s'échappe par l'ouverture
du haut. La statistique est la même pour
Ence siècle, les physiciens celui du dogme que je viens d'évoquer ; des électrons de spin vers la gauche qui
qui étudient le comporte- on l'appelle interprétation de pénètrent dans une boîte verticale, ainsi
ment des particules sub- Copenhague de la physique quantique, que pour des électrons de spin vertical
atomiques ont constaté au car elle émane du physicien danois Niels orienté vers le haut ou vers le bas, qui
moins trois caractéris- Bohr et de son entourage. pénètrent dans une boîte horizontale.
tiques extrêmement curieuses du monde Illustrons les principales affirmations Un autre fait expérimental présente un
physique. Premièrement, le hasard gou- du dogme standard avant d'examiner grand intérêt : la mesure du spin horizon-
verne les mécanismes les plus intimes de comment la théorie de Bohm parvient à tal de l'électron perturbe, d'une façon
la nature. Deuxièmement, il existe des les contourner. totalement incontrôlable, la valeur de son
situations où des objets matériels parais- spin vertical, et vice versa. Ainsi, si l'on
sent ne pas avoir de localisation précise. Le comportement du spin mesure le spin vertical d'un ensemble
Enfin, le fait le plus surprenant est que d'électrons dont on connaît l'état de spin
les lois fondamentales qui décrivent le La manière la plus simple de formuler horizontal (par exemple vers la droite), et
comportement des objets physiques les arguments du dogme standard si, à la sortie de la boîte verticale, on
« ordinaires » ne s'appliquent pas aux consiste à décrire quelques expériences mesure à nouveau leur spin horizontal, on
objets jouant le rôle « d'instruments de indubitables, qui font intervenir des élec- trouve autant d'électrons de spin vers la
mesurer ou « d'observateurs ». Ces trons. Ces expériences consistent à mesu- droite que d'électrons de spin vers la
constats sont ceux des fondateurs de la rer deux composantes d'une grandeur gauche. Autrement dit, la moitié des états
physique quantique ; ils constituent caractéristique de l'électron : le « spin ». de spin horizontal est modifiée par la
depuis le dogme officiel de la physique Nous désignerons ces deux composantes mesure du spin vertical, tandis que l'autre
théorique et ils sont exposés dans tous par spin horizontal et spin vertical. moitié est inchangée (voir lafigure 3).
les manuels de physique atomique et Le spin horizontal des électrons-c'est Personne n'a conçu de méthode de
subatomique. un fait empirique-ne peut prendre que mesure du spin vertical qui évite cette
Toutefois, ces conclusions ont peut- deux valeurs, correspondant à deux orien- perturbation. En outre, aucun physicien
être été acceptées trop hâtivement. Une tations, que nous appellons par conven- n'a identifié de paramètre que l'on puisse
théorie radicalement différente et cohé- tion «droites»
«gauche»et; il en est de attribuer à chaque électron, et qui per-
rente est également capable de prédire même pour le spin vertical, dont les orien- mette de déterminer si la valeur de spin
tous les comportements connus des parti- tations seront notées« haut » et « bas ». horizontal de cet électron est modifiée ou
cules subatomiques. Dans cette théorie le Les techniques actuelles permettent non par la mesure de son spin vertical.
hasard n'intervient pas, et tout objet de mesurer facilement et avec une bonne Selon la doctrine officielle, toute
matériel a une localisation précise dans précision le spin des électrons. Le prin- mesure du spin vertical, aussi raffinée
l'espace. En outre, l'ensemble des lois cipe utilisé est de modifier la direction soit-elle induit cet effet de brouillage sur
fondamentales qui constituent cette théo- du mouvement des électrons en fonction le spin horizontal. De plus les électrons
rie s'appliquent de la même manière à de l'orientation de leur spin. Ainsi, de la dont le spin horizontal est retourné après
chaque objet physique rencontré. position d'un électron on déduit la valeur la mesure de son spin vertical semblent
Cette théorie est, pour l'essentiel, d'une composante de son spin. choisis au hasard ; les lois qui gouver-
l'oeuvre du physicien David Bohm, du Représentonsces appareils de mesure par nent ces changements ne sont pas déter-
Birkbeck College de Londres. Les physi- des boîtes à trois ouvertures, une entrée ministes. Ces conclusions semblent
ciens savent qu'elle existe depuis plus de et deux sorties correspondant à deux bénignes et raisonnables au regard des
40 ans, mais ils ne s'y sont guère intéres- directions de spin. Nous disposons d'une données expérimentales.
sés sauf récemment. Durant cette longue boîte horizontale et d'une boîte verticale Si le fait de mesurer une composante
période, le point de vue dominant était (voir la figure 2). de spin perturbe de manière incontrôlée
1. L'EXPÉRIENCEDE PENSÉE imaginée par Schrödinger consiste à classique, le chat est soit vivant, soitmort, mais selon les équations
enfermer dans une boîte un chat, une fiole contenant un poison quantiques, le chat est dans une superposition des états vivant et
mortel et une substance radioactive. Tant que la substance radioac- mort. L'interprétation de Copenhague attribue un rôle particulier
tive ne se désintègrepas, rien ne sepasse et le chat vit ; si elle se aux observateurs ou aux appareils de mesure, qui forceraient le
désintègre, elle déclenche un dispositif qui renverse le poison : systèmeà ne prendre qu'un état. La theorie de Bohm rejette cette
celui-ci se repand dans la boîte et tue le chat. Un observateur exté- image subjective: sa solution du problème de la mesure n'implique
rieur à la boîte ignore si le chat est vivant ou mort. En physique aucun rôle spécifique aux observateurs.

la valeur de l'autre composante, alors il rables sont incompatibles, telles que la Par où passe l'électron ?
n'y a aucun moyen de connaître en position et la vitesse ou, dans le cas pré-
même temps les orientations des spins sent, les spins horizontal et vertical. La Outre le principe d'incertitude, les
horizontal et vertical d'un électron mesure de l'une perturbe toujours la particules subatomiques présentent
donné. Ce phénomène est un cas particu- mesure de l'autre. On connaît ainsi de d'autres aspects encore plus mystérieux.
lier du principe d'incertitude : certaines nombreuses paires de grandeurs phy- Imaginons une boîte qui mesure la valeur
paires de grandeurs physiques mesu- siques incompatibles. du spin vertical des électrons : les élec-
le nombre d'électrons recueillis à la sor-
tie de la boîte noire est réduit de 50 pour
cent car l'un des parcours est bloqué.
Comment se répartissent les états de spin
horizontal des 50 pour cent d'électrons
restants ? Dans l'expérience sansle cache
décrite plus haut, nous avons observé que
100 pour cent des électrons initialement
de spin vers la droite ressortent dans
l'état de spin vers la droite. Autrement
dit, tous ces électrons avaient conservé
leur état de spin vers la droite, quel que
soit le chemin suivi. Puisque la position
du cache par rapport au faisceau supé-
rieur n'affecte en aucune manière les
électrons du faisceau inférieur, les 50
pour cent d'électrons restants devraient
aussi garder leur spin vers la droite.
2. CES BOITESMESURENTUNECOMPOSANTE DU SPIN : elles changent la direction du Vous l'avez deviné, le résultat de
l'expérience va à l'encontre de nos prévi-
mouvementdes électrons en fonction de la valeur de la composante de spin. La « boîte hori-
zontale» (a) dévie vers la gauche les électrons dont la composante horizontaledu spin est sions. Le nombre d'électrons à la sortie
orientee vers la gauche, et vers la droite ceux dont le spin est orienté vers la droite. La est bien diminué de 50 pour cent, mais
les 50 pour cent restants ne pointent pas
«boîte verticale» (b) dévie vers le haut ou vers le bas les électrons dont la composante verti-
tous leur spin vers la droite. La moitié
cale du spin est orientée vers le haut ou vers le bas.
d'entre eux seulement ont leur spin vers
la droite, l'autre moitié a son spin vers la
gauche. Nous obtenons le même résultat
trons de spin vers le haut sortent de la pour les 50 pour cent restants. La même lorsque nous plaçons le cache sur le par-
boîte selon la trajectoire supérieure ; les statistique s'applique aux électrons, qui cours inférieur. Cette expérience, vous
électrons de spin vers le bas suivent la tra- ont emprunte la trajectoire inférieure : l'avez sans doute reconnu, est une ver-
jectoire inférieure (voir la figure 4). leur spin vertical pointe vers le bas, et leur sion de la fameuse expérience de la
Disposons sur ces trajectoires deux parois composante horizontale de spin est orien- double fente.
réfléchissantes, de sorte que les deux fais- tée à 50 pour cent vers la droite et 50 pour
ceaux d'électrons se croisent en un point. cent vers la gauche. D'après l'ensemble Le problème de la mesure
Ces parois réfléchissantes ne modifient de ces prévisions, parmi les nombreux
pas le spin des électrons. Au point d'inter- électrons de spins vers la droite engagés Comment interpréter le désaccord
section des deux trajets, plaçons une dans l'appareil, la moitié se trouverait, à entre nos prévisions et les résultats de ces
« boîte noire »qui recombine les deux fais- la fin de l'expérience, dans t'état de spin expériences ? Examinons un électron qui
ceaux, sanschanger la valeur des spins. vers la droite et la moitié, dans t'état de traverse l'appareil sans cache, et suivons
Nous introduisons dans la boîte verti- spin vers la gauche. les différents parcours possibles. Prend-il
cale, l'un après l'autre, un grand nombre Cette conclusion semble a priori évi- la trajectoire inférieure ? Apparemment
d'électrons de spin vers la droite. Tous dente : elle est cependant fausse. Quand non, car les électrons qui suivent ce par-
les électrons convergent vers la boîte on effectue réellement l'expérience, exac- cours (comme le révèle l'expérience avec
noire, qu'ils empruntent le parcours supé- tement 100 pour cent des électrons (initia- le cache) émergent, à 50 pour cent, spin
rieur ou le parcours inférieur. A la sortie lement dans l'état de spin vers la droite) vers la droite et à 50 pour cent, spin vers
de la boîte noire, les électrons sont de émergent de l'appareil spin vers la droite. la gauche ; en revanche, un électron qui
nouveau mélangés. Nous mesurons alors Ce résultat est un des plus étranges de traverse l'appareil sans cache, ressort de
leur spin horizontal. Quel résultat allons- la physique moderne. Modifions légère- façon certaine spin vers la droite.
nous obtenir ? ment l'expérience afin de nous assurer Emprunte-t-il alors la trajectoire supé-
Selon l'expérience précédente, la moi- que nous comprenons bien les choses. rieure ? Non, pour les mêmes raisons.
tié des électrons a son spin vers le haut et Procurons-nous un cache imperméable Suit-il, d'une façon ou d'une autre, les
prend la trajectoire supérieure. L'autre aux électrons, coulissant entre une posi- deux trajets ? Non plus : supposons que
moitié a son spin vers le bas et emprunte tion située sur la trajectoire supérieure et lorsqu'un électron donné traverse l'appa-
la trajectoire inférieure. Considérons la une position située hors de la trajectoire reil, nous interrompions l'expérience
première moitié. Rien n'a modifié la des électrons (voir la figure 4b). Quand pour regarder où il se trouve. Lorsque
valeur du spin vertical des électrons entre le cache ne coupe pas le trajet des élec- nous le trouvons sur le parcours du haut
la sortie de la boîte verticale et la sortie de trons, l'appareil est semblable au précé- (une fois sur deux), nous ne détectons
la boîte noire. Par conséquent, ces élec- dent. Quand le cache intercepte la trajec- rien sur le chemin du bas, et lorsque nous
trons émergent de l'appareil spin vers le toire supérieure, il bloque tous les le trouvons sur le parcours du bas, nous
haut. Selon l'expérience précédente, 50 électrons déviés vers le haut, et seuls les ne voyons rien sur le chemin du haut.
pour cent d'entre eux ont leur spin vers la électrons qui empruntent la trajectoire Alors peut-être n'emprunte-t-il aucune
droite et la composante horizontale du inférieure atteignent la boîte noire. des deux trajectoires ! Certainement pas.
spin est donc orientée vers la gauche pour Que se passe-t-il lorsque l'on fait glis- Si nous condamnons les deux parcours,
50 pour cent des électrons et vers la droite ser le cache sur la trajectoire ? D'abord, rien ne sort de l'appareil.
Le mystère reste entier. Le second des
trois dogmes officiels auxquels je faisais
allusion dans le paragraphe d'introduc-
tion nous fournit une explication : les
particules sont délocalisées-c'est du
moins ce que la physique théorique nous
enseigne depuis le milieu du siècle.
Selon la doctrine standard, ces expé-
riences montrent que la question : « Par
quel chemin est passé l'électron ?» n'a
aucun sens. Poser cette question équi-
vaut à se demander quelles sont les
convictions politiques d'un sandwich au
thon ou quel est le statut marital du
chiffre 5. De telles questions correspon-
dent à une mauvaise application du lan-
gage, à ce que les philosophes appellent
une erreur de catégorie.
Les manuels de physique n'affirment
jamais que les électrons empruntent soit
l'un soit l'autre des deux trajets ; ils ne
prétendent pas davantage que les élec- 3. LE COMPORTEMENT DU SPIN est illustré par cette série de trois expériences. On mesure
trons suivent les deux trajectoires en le spin horizontal des électrons, un par un (a gauche), puis leur spin vertical (à droite) et,
même temps, ni même que les électrons enfin, a nouveau leur spin horizontal (en bas). La boite verticale modifie le spin de la moi-
ne s'engagent sur aucune d'elles. Ils tie des électrons, de sorte que l'on trouve, à la sortie de la seconde boîte horizontale, autant
expliquent simplement qu'aucune indi- d'électrons déviésversla droite que d'électrons déviés vers la gauche.
cation n'existe quant au chemin
emprunté-non seulement aucun fait un ensemble de règles qui prédisent avec toutes les situations connues. La phy-
connu, mais aucun fait du tout. Les un succès extraordinaire le comporte- sique quantique constitue, depuis plus de
manuels décrivent ce phénomène par un ment des électrons dans les situations 70 ans, l'ossature conceptuelle de la phy-
état de superposition des deux trajets. que nous avons évoquées. Bien plus, ces sique théorique.
Ces conceptions bouleversent notre règles-qui constituent la physique En physique quantique, l'objet mathé-
vision intuitive du monde et notre quantique-prédisent de façon remar- matique qui représente les états des sys-
conception d'un objet matériel tel qu'une quable tous les comportements observés tèmes physiques est la fonction d'onde.
particule. Elles appartiennent toutefois à de tous les systèmes physiques dans Dans le cas simple d'un système à une

4. UN DISPOSITIF A DOUBLE VOIE illustre le comportement peu tous les électrons ont leur spin vers la droite. Sur la figure b, un
commun du spin des électrons. Sur la figure a, des électrons de cache bloque un des deux parcours, de sorte que seulement la moi-
spin vers la droite pénètrent dans une boîte verticale et sont deviés tié des électrons atteint la boîte noire. On trouve alors la moitie de
vers le haut ou vers le bas. Des parois réfléchissantes dirigent les ces électrons de spin vers la gauche, et l'autre moitié, de spin vers
deux parcours vers une « boîte noire» ; à la sortie de cette boîte, la droite.
CRÉATEUR
D'UN AUTRE MONDE QUANTIQUE

David Joseph Bohm est né en 1917 a Wilkes-Barre, en Paulo, au Brésil. L'administration américaine lui demande
Pennsylvanie.Après avoir étudié la physique au collège alors de rendre son passeport et il est ainsi déchu de la
d'état de Pennsylvanie, il poursuit des études supérieures à nationalité américaine.
t'Université de Californie à Berkeley. C'est là qu'il étudie, Bohm enseigne un temps au Brésil, puis il travaille au
pendant la Seconde Guerre mondiale, la diffusion de parti- Technion,en Israël, et à l'Université de Bristol, en Angleterre.
cules nucléaires, sous la direction de Robert Oppenheimer. Quoique enfin lavé de toute accusation et autorisé à voyager
Diplômé à Berkeley, Bohm devient professeur-assistant à aux Etats-Unis, Bohm s'installe définitivement au Burkbeck
l'Université de Princeton, en 1946. College de Londres, en 1961.
A cette époque, Outre son inter-
Bohm écrit son prétation de la phy-
desormais classique sique quantique, il
Quantum Theory, contribue aux prin-
ouvrage qui milite cipaux progrès de
en faveur de l'inter- la physique en tra-
prétation de Copen- vaillant sur les plas-
hague. Cependant, mas, les métaux et
au cours de cette l'hélium liquide. En
même période, les 1959, lui et son
doutes de Bohm au étudiant Yakir
sujet de l'adéquation Aharonov, décou-
de cette interpréta- vrent l'effet que
tion grandissent. nous appelons
Peu de temps après, aujourd'hui l'effet
en 1952, il publie DAVID BOHM (à droite) pénètre dans la salle d'audience du House Un-American Aharonov-Bohm.
son interprétation Activities Committee, le 25 mai 1949,en compagniede Donald Appel, un membre de Ils montrent, dans
personnelle. la commission d'enquête. le cadre de la phy-
II est alors congé- sique quantique,
dié de Princeton. que la présence de
Durant l'ère McCarty, Bohm est appelé à comparaître champs magnétiques influe sur le mouvement des particules
devant le House Un-AmericanActivities Committee.Des décla- chargées, même si ces champs sont confinés dans des
rations sans fondements l'accusent, ainsi que certains de ses régions que les particules ne traversent pas. Des expériences
anciens collègues du Radiation Laboratoryde Berkeley, d'être ultérieures ont confirmé cet effet (voir « Les interférences
sympathisants communistes (dès la Seconde Guerre mon- quantiques et l'effet Aharonov-Bohm», par Yoseph Imry et
diale, Oppenheimer a dénoncé au Bureau fédéral d'investiga- Richard Webb, dans ce dossier).
tion des amis ou des connaissances qu'il suspectait être des Vers la fin de sa vie, Bohm s'intéresse à des questions
agents communistes. Bohm était apparemment un de ceux- philosophiques plus générales. Il développe une image de
là). Partisan passionné de la liberté, Bohm se refuse à toute l'Univers dont tous les éléments sont interconnectés, et
déclaration, et en fait une affaire de principe. Résultat, le introduit une notion qu'il appelle « ordre impliqué ». II
comité considère son attitude comme un outrage au écrit plusieurs livres sur la physique, la philosophie et la
Congrès. nature de la conscience. 11dirige un projet de livre collec-
Cet incident a un effet désastreux sur la carrière de tif sur la physique quantique quand il meurt d'une crise
Bohm aux États-Unis. Princeton refuse de renouveler son cardiaque en octobre 1992. Le souvenir que Bohm laisse
contrat et lui demande de ne plus mettre les pieds sur le à ses amis et collègues est celui d'un homme brillant et
campus. Aucune université américaine n'est prête à audacieux, mais aussi extraordinairement honnête, gentil
accueillir Bohm, qui, en 1951, s'exile à l'Université de Sao et généreux.

particule, le cas d'un électron par valeur finie dans les deux régions A et B, catégories de lois. Ce qui est particulière-
exemple, la fonction d'onde quantique et est nulle partout ailleurs. ment étrange dans cette formulation, est
est une fonction simple de la position et Une règle cruciale de la physique qu'une catégorie s'applique lorsque le
du temps. La fonction d'onde d'une par- quantique (une règle que la théorie de système physique n'est pas directement
ticule localisée dans une région A, par Bohm enfreindra explicitement) stipule observé, tandis que l'autre catégorie sert
exemple, est nulle en tout point de que les objets physiques sont entière- à décrire l'évolution du système quand
l'espace, excepté en A où elle prend une ment décrits par leur fonction d'onde. on effectue une mesure sur lui.
valeur finie. De même, la fonction Selon cette règle, la fonction d'onde Les lois de la première catégorie appa-
d'onde d'une particule localisée dans d'un système physique nous apprend raissent sous la forme d'équations diffé-
une région B est nulle partout sauf en B. absolument tout ce qu'il est possible de rentielles linéaires, appelées « équations
Si une particule se trouve dans une savoir sur ce système, à tout instant. du mouvements». Ces équations pré-
superposition d'un état localisé en A et Les lois de la physique interviennent- voient, par exemple, que lorsqu'un élec-
d'un état localisé en B-c'est le cas d'un et c'est leur seul rôle en physique quan- tron initialement de spin vers la droite est
électron de composante horizontale de tique-pour définir l'évolution dans le introduit dans une boîte verticale, il en
spin vers la droite qui traverse une boîte temps des fonctions d'onde. Les manuels ressort dans un état de superposition de
verticale-, sa fonction d'onde prend une de physique quantique distinguent deux deux trajectoires, une vers le haut et une
vers le bas. Tous les faits expérimentaux
connus suggèrent que ces lois gouvernent
l'évolution des fonctions d'onde de
n'importe quel système physique micro-
scopique isolé, placé dans n'importe
quelle situation. Par conséquent, puisque
les systèmes microscopiques sont les
constituants de toute chose, il semble rai-
sonnable, à première vue, de considérer
que ces équations différentielles linéaires
sont les véritables équations du mouve-
ment de l'univers physique tout entier.
Cependant cette conclusion ne peut
être tout à fait juste, si les fonctions
d'onde constituent vraiment, comme le
prétend la physique quantique, des des-
criptions complètes des systèmes phy-
siques : en effet les équations du mouve-
ment sont totalement déterministes, alors
que le résultat d'expériences comme
celles menées avec les « boîtes »semble
5. LA FONCTION D'ONDE d'une particule prend une valeur non nulle dans les régions de
faire intervenir des éléments purement
aléatoires. l'espace ou il estpossible de détecter la particule. Selon le dogme standard, l'observation
Examinons le résultat d'une mesure « réduit » la fonction d'onde soit dans la région
A, soit dans la région B.
de la position d'un électron qui se trouve
initialement dans un état de superposi-
tion des localisations en A et en B. II est l'électron modifie la fonction d'onde de est particulièrement frappante. Le physi-
facile de montrer que les équations du cet électron soit en une fonction dont la cien français Louis de Broglie avait ébau-
mouvement conduisent à une prédiction valeur est nulle partout sauf en A, soit en ché, quelques années plus tôt, une formu-
bien déterminée-sans élément aléatoire une fonction dont la valeur est nulle par- lation semblable, mais beaucoup moins
-pour l'état du système à la fin du pro- tout sauf en B (cette modification est générale et puissante que celle de Bohm.
cessus de mesure. Cependant, ce résultat parfois appelée la « réduction du paquet Plus récemment, le physicien John Bell a
ne se présente pas sous la forme « I'appa- d'onde »). remanié la théorie originale de Bohm
reil de mesure indique que l'électron se Qu'est-ce qui distingue les situations pour lui donner une forme simple et
trouve en A, ni sous la forme « I'appareil où on doit appliquer la première catégo- convaincante.
de mesure indique que l'électron se rie de lois, des situations où il faut se En dépit des preuves expérimentales
trouve en B ». C'est pourtant le type de servir de la seconde catégorie ? Les fon- présentées plus haut, on suppose, dans la
réponse que nous obtenons si nous effec- dateurs de la physique quantique ont théorie de Bohm, que les particules sont
tuons la mesure. La solution des équa- introduit une distinction entre un « pro- toujours localisées en un endroit particu-
tions suggère que l'appareil de mesure cessus de mesure » et un « phénomène lier de l'espace. En outre, la théorie de
est dans un état de superposition des physique ordinaire », distinction qui Bohm propose une description du monde
deux indications : « l'électron se trouve s'apparente à celle qui existe entre et de ses éléments constitutifs beaucoup
en A » et « l'électron se trouve en B ». l'observateur et l'observé, ou entre le plus claire que celle de l'interprétation de
Autrement dit, l'appareil se trouverait, à sujet et l'objet. Copenhague. Dans le schéma de Bohm,
la fin de l'expérience, dans un état phy- les fonctions d'onde ne sont pas unique-
sique tel qu'il ne fournirait aucune infor- La théorie de Bohm ment des objets mathématiques ; elles ont
mation sur le résultat qui est censé affi- une signification physique. Bohm les
cher. Bien sûr, de telles superpositions Nombre de physiciens et philosophes traite un peu à la manière de champs de
(quelle que soit leur nature précise) ne n'ont pas accepté cette formulation. Il force classiques, tels que les champs gra-
représentent pas l'état final du système semble absurde que la meilleure formula- vitationnels et magnétiques. Les fonc-
lorsque vous effectuez une mesure en tion des lois fondamentales de la nature tions d'onde de la théorie de Bohm agis-
pratique. repose sur des distinctions aussi floues. sent sur les particules comme un champ
Par conséquent, les lois de la pre- Durant les 30 dernières années, les de force classique : elles poussent les
mière catégorie, qui aboutissent aux réflexions concernant les fondements de particules de l'avant, elles les guident le
superpositions, doivent être complétées la physique quantique se sont concen- long de leur propre trajectoire.
par des lois d'un autre type, des lois trées sur cette imprécision. Plusieurs Les lois d'évolution de ces fonctions
explicitement probabilistes. Ainsi, expressions désignent ces réflexions : le d'onde sont précisément les équations dif-
lorsque nous mesurons la position d'un paradoxe du chat de Schrödinger, le pro- férentielles de la physique quantique,
électron initialement dans un état de blème de l'ami de Wigner, ou la réduc- mais cette fois, elles restent applicables à
superposition des localisations en A et tion du paquet d'onde. J'utiliserai un toutes les situations. La théorie de Bohm
en B, nous avons 50 pour cent de chance terme plus contemporain : le problème de introduit d'autres lois qui gouvernent la
de le trouver en A, et 50 pour cent de la mesure. manière dont les fonctions d'onde mettent
chance de le trouver en B. En d'autres La solution du physicien américain en mouvement leur particule respective.
termes, la mesure de la position de David Bohm au problème de la mesure Ces lois sont entièrement déterministes.
Par conséquent, elles permettent de cal- sées avec l'appareil à deux voies-les information déterminante. Ainsi, le mou-
culer les positions de toutes les particules expériences qui semblent montrer que les vement de cet électron, même s'il a tra-
de l'univers, à un instant quelconque, électrons sont dans un état tel qu'il est versé l'appareil par le parcours supérieur,
ainsi que la fonction d'onde quantique impossible de déterminer par quel che- dépend de l'absence ou de la présence du
complète de l'univers à cet instant, dès min ils passent. Dans le cas d'un électron cache sur le parcours inférieur.
lors que ces positions et cette fonction de spin vers la droite qui pénètre dans La théorie de Bohm suggère en outre
d'onde quantique sont connues à un ins- l'appareil, la théorie de Bohm énonce que la partie « vide » de lafonction d'onde
tant antérieur. que cet électron emprunte soit la trajec- -la partie qui circule sur une autre trajec-
Dans le cadre de cette théorie, les cal- toire supérieure, soit la trajectoire infé- toire que l'électron lui-même - est indé-
culs ne conduisent à des résultats incer- rieure. Point final. Sa trajectoire dépend tectable. C'est une des conséquences de
tains que s'il nous manque initialement des conditions initiales, en particulier sa la seconde loi déterministe de Bohm :
des informations. Cette incertitude pro- fonction d'onde et sa position initiales. seule la partie occupée de la fonction
vient d'une ignorance, et non d'un hasard Bien sûr, les lois énoncées par Bohm d'onde d'une particule (celle qui accom-
irréductible qui sévirait dans les lois fon- entraînent que les détails de ces condi- pagne la particule sur sa trajectoire) peut
damentales de l'univers. Toutefois la tions sont impossibles à mesurer. Mais le avoir un effet sur le mouvement des
théorie de Bohm érige en principe fonda- point crucial de la théorie est le suivant : autres particules. Ainsi la partie vide de
mental l'existence d'une telle ignorance, tandis que l'électron suit sa trajectoire la fonction d'onde-bien qu'elle existe
et l'inclut dans les lois du mouvement. bien déterminée, sa fonction d'onde, tel physiquement-est bien incapable de
Cette ignorance s'avère nécessaire et suf- un champ, s'étale dans l'espace et laisser la moindre trace observable dans
fisante pour reproduire les prédictions explore les deux trajets. Ce comporte- un détecteur, quel qu'il soit.
statistiques familières de la physique ment de la fonction d'onde d'une parti-
quantique. On parvient à ces prédictions cule est prévu par l'équation différen- Diverses solutions
en moyennant sur une quantité que l'on tielle linéaire du mouvement.
ne connaît pas ; c'est exactement ce type Par conséquent, si l'électron choisit la La théorie de Bohm décrit tous les
de moyenne que l'on utilise en physique trajectoire du haut, une partie de sa fonc- comportements obscurs des électrons que
statistique classique. tion d'onde le suit, et une partie passepar nous avons examinés dans cet article, et
Selon la théorie de Bohm, l'acte de la trajectoire du bas. Ces deux ondes par- avec autant de succès que l'interprétation
mesurer perturbe inévitablement ce qui tielles se rejoignent dans la boîte noire ; standard. En outre, et ce point est impor-
est mesuré, par un mécanisme physique elles guident à nouveau l'électron, mais tant, elle évite toutes les difficultés méta-
réel, concret et déterministe. Ce méca- d'une manière qui dépend des conditions physiques associées à la notion de super-
nisme peut être exprimé en termes physiques rencontrées le long du par- position quantique.
mathématiques précis. Autrement dit, cours inférieur. En termes plus explicites, Quant au problème de la mesure, on
l'existence de plusieurs résultats pos- dès que les deux ondes partielles sont peut se persuader qu'il n'en est plus
sibles pour une mesure donnée provient réunies, la partie qui a pris une trajectoire question dans la théorie de Bohm. Les
d'une ignorance qui-même si elle porte différente de celle de l'électron équations différentielles linéaires du
sur des éléments bien déterminés de l'uni- «informe» celui-ci sur ce qu'elle a ren- mouvement décrivent complètement
vers-ne peut être éliminée sous peine de contré en chemin. Par exemple, si un l'évolution de la fonction d'onde de
violer une loi physique (voir l'encadré cache est placé sur la trajectoire infé- l'Univers entier-appareil de mesure,
« la formulation mathématique de la théo- rieure, la composante de la fonction observateurs et tout le reste. Mais la théo-
rie de Bohm »). d'onde qui s'est engagée sur cette trajec- rie de Bohm précise également que les
La théorie de Bohm décrit parfaite- toire ne peut rejoindre l'électron dans la positions des particules sont toujours
ment les résultats des expériences réali- boîte noire. Cette absence constitue une déterminées ; en conséquence, les posi-

LA MATHÉMATIQUE
FORMULATION DE LA THÉORIE DE BOHM

La théorie de Bohm comporte en tout trois éléments. à une règle utilisée en physique statistique classique. Elle
Le premier est une loi déterministe (l'équation de détermine comment calculer des moyennes de grandeurs
Schrödinger) qui décrit révolution dans le temps des fonc- physiques compte tenu de notre ignorance inévitable de
tions d'onde de systèmes physiques. Cette équation s'écrit l'état exact du système considéré. Supposons que nous
de la manière suivante : connaissions la fonction d'onde d'un système, mais que nous
ignorions la position de ses particules constitutives. Nous
ih/(2#) #/#t #(X1...X3N, t) = H # (X1...X3N, t)
avons alors accès à la probabilité de trouver les particules
où i est le nombre imaginaire #-1, h est la constante de aux points de coordonnées (X1...X3N) : cette probabilité est
Planck, # est la fonction d'onde, H est un objet mathéma- égale au carré de la fonction d'onde de ce système,
tique appelé opérateur hamiltonien, qui décrit l'énergie du |# (X1...X3N) |2. Si nous apprenons ou sont localisées les par-
système, N est le nombre de particules contenues dans le ticules (au cours d'une mesure, par exemple), alors une
système, X1...X3N représentent les coordonnées spatiales de méthode mathématique nous permet d'utiliser cette infor-
ces particules, et t est le temps. mation et de «réinitialiser» tes probabilités ; cette méthode
Le deuxième élément de la théorie est une loi détermi- s'appelle la «conditionalisation simple».
niste du mouvement des particules, qui relie leur vitesse au C'est tout ce que contient la théorie de Bohm. La tota-
courant de probabilité de la physique quantique standard. lité de ce qui est présenté dans cet article émane de ces
Enfin, le troisième élément est une règle statistique analogue trois éléments.
tions des aiguilles des appareils de mun. La plus flagrante de ces transgres- nature physique du monde, doit nécessai-
mesure, les positions des molécules sions se trouve sans doute dans son rement être non-locale. Toutefois, cer-
d'encre dans les cahiers de laboratoire, caractère non-local. Cette théorie admet tains modèles ont été imaginés, qui rejet-
les positions des ions dans le cerveau qu'un phénomène qui a lieu dans une tent les hypothèses habituelles pour
humain des observateurs et donc les région A de 1'espace puisse avoir des éviter la non-localité ; ils interprètent la
résultats des expériences sont déterminés. répercussions physiques instantanées physique quantique par l'existence
Curieusement, malgré les avantages dans une autre région B, quelle que soit d'« univers parallèles ». Ils suggèrent que
manifestes de la théorie de Bohm, la la distance qui sépare les deux régions A toutes les éventualités expérimentales se
quasi totalité des physiciens a refusé d'y et B. Cette influence est en outre indé- réalisent, et pas seulement l'une ou
adhérer, et a cru à la formulation stan- pendante des conditions qui règnent dans l'autre d'entre elles ; simplement, cha-
dard de la physique quantique durant 40 l'espace entre A et B (voir « La non loca- cune d'elles se réalise dans un univers
ans. Des chercheurs ont rejeté la théorie lité quantique », par Raymond Chiao, différent. Ces modèles sont (peut-être)
de Bohm sous prétexte qu'elle confère Paul Kwiat et Aephraim Steinberg, dans trop bizarres pour être considérés avec
un rôle mathématique privilégié à la ce dossier). sérieux.
position des particules. On lui reprochait Les scientifiques ont soulevé divers
de rompre la symétrie entre la position autres problèmes. Quelle signification
et la vitesse, jusqu'alors implicite dans philosophique donner aux probabilités
le formalisme de la théorie quantique. dans la théorie de Bohm ? Est-ce que le
Est-ce que l'on atteint plus durement la fait d'affirmer que toute particule a une
raison scientifique en brisant cette position déterminée suffit à garantir que
symétrie, qu'en ignorant la notion même toute mesure a un résultat déterminé ?
de réalité physique objective, comme le Est-ce que tout ce que nous croyons
fait l'interprétation de Copenhague ? intuitivement déterminé l'est réellement
D'autres ont rejeté la théorie de Bohm ? Ces questions font aujourd'hui l'objet
parce qu'elle ne fournit pas de prédic- de recherches et débats actifs.
tions empiriques évidentes autres que Pour terminer, il est important de sou-
celles de l'interprétation standard. ligner que tout ce que j'ai évoqué dans
Lorsque deux théories font des prédic- cet article ne concerne que les systèmes
tions identiques, comment peut-on en physiques non relativistes, du moins pour
favoriser une par rapport à l'autre ? le moment. L'énergie de ces systèmes
D'autres encore ont publié des reste peu élevée, leur vitesse est très
« démonstrations » dansla littérature spé- petite par rapport à celle de la lumière, et
cialisée, selon lesquelles aucune théorie ils ne sont pas soumis à des champs gra-
déterministe telle que celle de Bohm ne vitationnels intenses. Un substitut boh-
peut remplacer la physique quantique ; mien à la théorie quantique relativiste du
la plus célèbre est celle du mathémati- champ est en cours d'élaboration, et le
cien américain John von Neumann, et succès final de cette entreprise n'est pas
elle est cousue de fautes. garanti. Si ce projet n'aboutit pas, alors
Par bonheur, ces discussions sont de la théorie de Bohm devra être abandon-
l'histoire ancienne. Bien que l'interpréta- née.
tion de Copenhague demeure le dogme Dans l'état actuel des choses, la plu-
accepté par le physicien moyen, rares part des solutions au problème de la
sont ceux ceux qui étudient sérieusement 6. DAVID BOHM, apostat de la théorie mesure connaissent des difficultés sem-
les fondements de la physique quantique, blables. Les modèles d'univers parallèles
quantique, aformulé son interprétation de
et qui défendent encore la formulation la physique quantique dans les années
constituent des exceptions, car leur géné-
standard. Nombre de nouvelles proposi- ralisation relativiste semble naturelle,
1950. Cette photographie a été prise trois
tions intéressantes tentent de résoudre le mais leurs implications métaphysiques
problème de la mesure. Certaines, par ans avant sa mort en 1992. demeurent difficiles à accepter. La
exemple, reprennent l'idée de la réduc- recherche des fondements de la physique
tion du paquet d'onde et l'expriment quantique dépend en grande partie de la
dans un langage plus précis. La théorie généralisation relativiste des modèles
de Bohm sera finalement jugée par rap- Peut-être devons-nous apprendre à existants.
port à ces propositions, par rapport à vivre avec la non-localité ; peut-être la Cependant, le fait nouveau est que les
d'autres à venir et, bien entendu, par rap- non-localité est-elle un fait de la nature. chercheurs ont décelé les failles de notre
port aux faits expérimentaux. Mais nous La formulation standard de la physique représentation du monde physique. En
sommes loin de posséder tous les élé- quantique est également non locale, ainsi particulier, ils remettent au goût du jour
ments décisifs. que la plupart des solutions récentes du les deux assertions suivantes, longtemps
La théorie de Bohm est la plus problème de la mesure. En fait, selon le ignorées par la physique quantique : « les
sérieuse des propositions déterministes fameux théorème de Bell, une théorie lois de la physique sont entièrement
actuelles. C'est même la seule qui refuse capable d'une part de reproduire les pré- déterministes » et « les lois de la phy-
d'admettre 1'existence d'états de super- dictions statistiques, vérifiées expérimen- sique décrivent les mouvements des par-
position, même limitée aux systèmes talement, de la physique quantique, et ticules (ou un équivalent de ces mouve-
microscopiques. Cependant elle trans- d'autre part de satisfaire un certain ments dans la théorie quantique
gresse elle aussi le sens physique com- nombre d'hypothèses raisonnables sur la relativiste) ».
Réalité du monde quantique

Abner Shimony

Einstein pensait que la physique quantique ne donnait indéterminé : on ne peut prévoir ce qu'il
est précisément dans chaque cas, et le
qu'une description incomplète des systèmes physiques. résultat obtenu correspond à la moyenne
statistique des résultats d'une même
Diverses expériences lui donnent tort et confirment expérience réalisée sur un grand nombre
de systèmes identiques.
les bizarreries du monde quantique. Imaginons, par exemple, qu'on effec-
tue des mesures sur un photon. L'état
quantique du photon est défini par trois
paramètres : sa direction de propaga-
tion, sa fréquence et sa polarisation,
ous vivons une époque une particule. Mesure-t-on une propriété c'est-à-dire la direction du champ élec-
remarquable où des ondulatoire ? Il se comporte alors comme trique associé à ce photon. On mesure la
résultats expérimen- une onde. Lecaractère corpusculaire ou polarisation à l'aide d'un filtre polari-
taux éclairent cer- ondulatoire du photon reste indéterminé sant (ou analyseur). Ce filtre laisse pas-
taines interrogations jusqu'à ce que le dispositif expérimental ser tout rayon lumineux (perpendicu-
de nature philosophique : en physique soit défini. Enfin la notion d'indétermi- laire au filtre) dont la polarisation est
quantique, ces résultats sont particulière- nation n'est pas limitée aux systèmes parallèle à ce qu'on appelle l'axe de
ment spectaculaires. Depuis sa création, atomiques et subatomiques : dans un sys- transmission du filtre. Inversement, il
dans les années 1920, la physique quan- tème macroscopique, une quantité stoppe ce même rayon quand sa polari-
tique a été brillamment confirmée par macroscopique peut être indéterminée. sation est perpendiculaire à l'axe de
les prévisions des phénomènes ato- Ces trois découvertes bouleversent notre transmission. La variable expérimentale
miques, moléculaires, nucléaires, vision du monde. est l'orientation du filtre polarisant :
optiques, par la physique du solide et la quand la polarisation du photon coïn-
physique des particules élémentaires. Les quantiques cide avec l'axe de transmission du filtre,
concepts
Malgré ces succès, le caractère étrange la probabilité de transmission est égale à
et insolite de la physique quantique a Pour comprendre ces expériences et un ; quand sa polarisation est perpendi-
conduit certains chercheurs, dont leur portée philosophique, revenons aux culaire à l'axe de transmission, elle est
Einstein, à penser que la description des concepts de base de la physique quan- nulle. Quand l'angle entre la polarisa-
systèmes physiques est incomplète et tique et tout d'abord à la notion essen- tion du photon et l'axe de transmission
que la théorie elle-même est encore tielle d'état quantique, ou fonction est entre 0 et 90 degrés, la probabilité de
inachevée. De récentes expériences d'onde. L'état quantique détermine transmission est comprise entre 0 et 1
infirment cette hypothèse : nous vivons toutes les quantités caractérisant un sys- (plus exactement elle est égale au carré
bel et bien dans un « monde quantique » tème donné, aussi bien qu'il est possible du cosinus de cet angle). Supposons, par
dont la réalité paradoxale défie le sens de le faire : cette restriction est primor- exemple, que cette probabilité soit égale
commun. diale car, en physique quantique, toutes à 1/2 : cela signifie que sur 100 photons
Examinons quelques-unes de ces les variables d'un système ne peuvent ayant la même polarisation par rapport à
idées étranges qu'il nous faut être déterminées simultanément. l'axe de transmission, 50 en moyenne
aujourd'hui accepter. D'une part, deux L'exemple le plus connu de cette indé- seront transmis.
entités distantes de plusieurs mètres et termination est sans doute le fameux Un autre concept de base de la phy-
n'ayant aucun moyen de communiquer « principe d'incertitude » de Heisenberg, sique quantique est le principe de super-
entre elles se montrent interdépendantes selon lequel il est impossible d'attribuer position : à partir de deux états quan-
et leur comportement révèle des corréla- simultanément des valeurs parfaitement tiques quelconques, on obtient d'autres
tions étonnantes : par exemple une définies à la position et à la vitesse états par superposition. Physiquement,
mesure faite sur l'une influe immédiate- d'une particule. l'opération consiste à former un nouvel
ment sur le résultat d'une mesure faite Que détermine exactement l'état état qui « combine » les deux états.
sur l'autre. Cette observation, incompa- quantique d'un système ? La probabilité Considérons, par exemple, deux états
tible avec la théorie classique, est en par- des résultats possibles de toute expé- quantiques d'un photon, correspondant à
fait accord avec la physique quantique. rience réalisée avec ce système. Quand deux directions de polarisation perpendi-
D'autre part, le photon-unité fonda- cette probabilité est égale à 1, le résultat culaires : par combinaison linéaire on
mentale de lumière-se comporte soit correspondant est certain ; quand elle est définit, à l'aide de ces deux états,
comme une particule, soit comme une égale à 0, le résultat associé est impos- n'importe quel état correspondant à un
onde. Mesure-t-on une propriété corpus- sible. Quand la valeur de la probabilité angle de polarisation compris entre ces
culaire ? Le photon se comporte comme est comprise entre 0 et 1, le résultat reste deux directions.
Ces deux concepts de base-indéter- Les variables cachées de l'état polarisé verticalement et de
mination et principe de superposition l'état polarisé horizontalement : nous
montrent déjà que la physique quantique Les conséquences de la physique désignerons ce nouvel état par #0 (en
heurte le sens commun. Si l'on admet en quantique sont encore plus époustou- physique, on utilise la lettre grecque
effet que l'état quantique décrit complète- flantes lorsque le système considéré est « psi »pour désigner les états quantiques).
ment un système, alors une variable qui constitué de deux particules corrélées. Les propriétés de #0 sont étonnantes.
prend, dans cet état quantique, une valeur Prenons l'exemple de deux photons Imaginons, par exemple, qu'on place sur
indéfinie est objectivement indéterminée s'éloignant l'un de l'autre le long d'une le trajet de chaque photon un filtre pola-
(sa valeur est plus que seulement « igno- même droite. Définissons deux états risant (ou polariseur) dont l'axe de trans-
rée » du chercheur). Puisque l'état quan- quantiques arbitraires de cette paire de mission est vertical. Comme #0 est
tique, qui est supposédétenir toute l'infor- photons : l'un où les photons ont tous constitué à quantités égales d'états pola-
mation sur le système, ne fournit pas de deux une polarisation horizontale, et risés verticalement et horizontalement, la
valeur précise à la variable mesurée, le l'autre où ils ont tous deux une polarisa- probabilité que les deux photons traver-
résultat de la mesureest un « hasardobjec- tion verticale. Jusque là, rien de très sur- sent leur filtre respectif est égale à 1/2,
tif », en ce sensque le résultat de la mesure prenant à signaler sur ces deux états de même que la probabilité qu'ils soient
n'est pas seulement imprévisible mais quantiques associés à la paire de photons tous deux interceptés. Il est donc impos-
strictement indéterminé, autrement dit corrélés, si ce n'est, comme nous l'avons sible que l'un des deux soit transmis et
objectivement indéterminable. La proba- vu précédemment, les caractéristiques l'autre intercepté : autrement dit, les
bilité correspondant à chaque résultat pos- des états quantiques de chaque photon. Si résultats de l'expérience sont strictement
sible de la mesure est, par conséquent,une nous appliquons maintenant le principe corrélés.
probabilité objective. La physique clas- de superposition, d'étranges effets appa- On obtiendra les mêmes résultats
sique ne malmenait pas aussi rudement le raissent. Considérons l'état quantique avec une orientation des polariseurs à
senscommun. obtenu par combinaison, à poids égaux, 45 degrés par rapport à l'horizontale :

1. EN PHYSIQUEQUANTIQUE,des observations expérimentales opposéess'engouffrent dans les deux tubes, de 6,5 mètres de lon-
semblent aujourd'hui élucider certaines questionsphilosophiques. gueur, et ceux qui traversent les analyseurs sont enregistrés sur
Dans cette expérience, réalisée par Alain Aspect et ses collègues des détecteursprevus à cet effet. D'après la physique quantique,
de l'Institut d'optique d'Orsay, les lasers situés de part et d'autre on doit observer des corrélations entre les polarisations des pho-
de la figure excitent des atomes de calcium placés dans une tons émis dans des directions opposées ¡ les corrélations sont en
enceinte à vide (au centre). Chaque atome porté dans l'état excité contradiction avec les théories classiques dites «à variables
émet spontanément une paire de photons corrélés (le photon est cachées». Les résultats de l'expérience confrment les prévisions
l'unité fondamentale de lumière). Les photons émis en directions de la physique quantique.
soit les deux photons sont transmis, soit système physique. Certains théoriciens plus important, les corrélations quan-
ils sont tous deux interceptés ; il est contestent le bien-fondé de cette affirma- tiques de deux systèmes bien séparés ne
impossible que l'un soit transmis et tion : selon ceux-ci, Fêtât quantique défi- sont pas plus surprenantes que la simili-
l'autre intercepté. On obtient en fait les nit seulement un ensemble de systèmes tude de deux journaux imprimés par la
mêmes résultats quelles que soient les individuels différents, bien qu'ils soient même presse et envoyés dans deux
orientations des deux polariseurs, préparés de façon identique, et c'est villes différentes.
pourvu qu'elles soient parallèles. Une pourquoi les prévisions statistiques des En 1964, John Bell, du CERN,démon-
infinité de mesures peuvent donc résultats d'une même expérience réalisée tra que les prévisions des théories à
confirmer cette corrélation stricte-cela sur tous les éléments de cet ensemble variables cachées sont incompatibles
dit on ne peut faire qu'une expérience à sont vérifiées. Cependant, toujours selon avec celles de la physique quantique.
la fois. D'une manière ou d'une autre, cet argument, il existe entre les divers Prolongeant les études de David Bohm,
le second photon de la paire « sait »s'il éléments de l'ensemble des différences du Collège Birkbeck, à Londres, et de
doit passer ou non à travers le polari- non spécifiées par l'état quantique, aussi Louis de Broglie sur certaines théories à
seur de façon à se comporter comme le constate-t-on des différences entre les variables cachées, J. Bell prouva
premier, et cela bien que les deux pho- résultats des mesures individuelles. Les qu'aucune théorie dite locale (dans un
tons soient deux entités séparées propriétés des systèmes individuels non sens bien précis) n'était compatible avec
n'ayant aucun moyen de communiquer. décrites par l'état quantique, sont appe- les prévisions statistiques de la physique
C'est ta que la physique quantique lées les « variables cachées » ou para- quantique. En d'autres termes, les prévi-
s'oppose au concept relativiste de loca- mètres cachés. sions de la physique quantique contredi-
lité-appelé aussi « séparabilité einstei- sent, dans certains cas, celles de
nienne» - qui stipule qu'aucune infor- Le théorème de Bell n'importe quelle théorie locale.
mation ne peut se propager plus vite Pour mieux comprendre le théorème
que la lumière et qui nie notamment Si de telles « variables cachées »exis- de Bell, revenons à l'état quantique #0.
l'influence instantanée à distance. tent, l'indétermination objective n'a On constate, nous l'avons vu, une corré-
II faut ici insister sur le fait que toutes aucun sens et ne reflète que notre igno- lation stricte des résultats des mesures
ces particularités-indétermination rance : le chercheur ne connaît pas les faites sur une paire de photons lorsque
objective, hasard objectif, probabilité valeurs des variables cachées qui carac- les axes de transmission des deux polari-
objective, et non-localité-découlent térisent chaque système. De même, ni seurs font un angle de zéro degré, ce qui
d'une même prémisse selon laquelle hasard objectif ni probabilités objec- est le cas lorsque les deux axes sont verti-
l'état quantique décrit complètement le tives n'ont de signification et, ce qui est caux. On ne sera donc pas surpris
d'apprendre que, quel que soit l'angle
entre ces axes, il existe toujours une cor-
rélation au moins partielle : plus précisé-
ment, si le premier photon est transmis,
la probabilité pour que le second le soit
aussi est égale au carré du cosinus de
l'angle entre les axes de transmission.
Une théorie locale (à variables
cachées) compatible avec toutes les pré-
dictions de la physique quantique per-
mettrait d'assigner des valeurs précises
aux états de chaque paire de photons,
ces valeurs devant confirmer les corré-
lations strictes ou partielles prévues,
quel que soit l'angle entre les axes de
transmission. Or la condition de localité
impose que les variables associées à
l'un des photons de la paire soient indé-
pendantes de l'orientation du polariseur
situé sur le trajet de l'autre photon et du
passage ou du non-passage de celui-ci.
Cette exigence, due à la localité, interdit
absolument de trouver un ajustement
des variables cachées qui puisse rendre
compte de toutes les corrélations,
2. L'INDÉTERMINATIONd'un système quantique est ici illustrée pour un photon : un strictes ou partielles, qui sont impli-
filtre polarisant laisse passer tout rayon lumineux perpendiculaire au fltre et polarisé quées par #0.
parallèlement a l'axe de transmission (hachuré) du film polarisant. Cette première polari-
sation du photon est représentéepar le train d'ondes en couleur (en haut). Le filtre inter-
ceptetout rayon lumineux perpendiculaire dont la polarisation est perpendiculaire à l'axe Premières expériences
de transmission (train d'ondes en bleu, en haut). Si l'angle que fait la polarisation du
photon avec l'axe de transmission est compris entre 0 et 90 degrés (en bas), sa probabilité Le théorème de Bell montre que l'on
de transmission est comprise entre zéro et un. Dans ce cas, le photon sera-t-il in toto inter- doit pouvoir, en principe, trancher expé-
cepté ou transmis? La réponse est indéterminée. La probabilité de transmission est com- rimentalement, et il était important de
prise entre zéro et un (elle est égale au carré du cosinus de l'angle). réaliser une telle expérience. En effet,
3. LES CORRÉLATIONS entre les polarisations de deux photons cor- égale a 1/2, de meme que la probabilité qu'ils soient tous les deux
respondent a un état quantique particulier des photons, noté # (la interceptés. Il est, en revanche, impossible que l'un des photons de
lettre «psi» de l'alphabet grec). Cet état quantique est une combi- la paire soit transmis et que l'autre soit intercepté : les résultats des
naison de l'état quantique correspondant à une polarisation verti- mesures de polarisation sont donc strictement corrélés. En fait on
cale des deux photons et de l'état quantique correspondant à une obtient les mêmes résultats quelle que soit l'orientation des filtres
polarisation horizontale des deux photons. Supposons que l'on dis- polarisants, pourvu qu'elle soit identique. D'une manière ou d'une
pose, sur le trajet des photons, des filtres polarisants d'axes hori- autre, le second photon «sait» s'il doit passer ou non à travers le
zontaux : puisque West constitue de quantités égales des deux états, filtre defacon a se comporter comme le premier, bien que les deux
la probabilité que les deux photons soient transmis par le filtre est photons soient deux particules bien distinctes.

quand J. Bell établit son théorème, mal- deux détecteurs, ces deux photons sont ment entre la physique quantique et les
gré l'immense crédit accordé à la phy- très probablement issus d'un même théories à variables cachées.
sique quantique, aucune preuve expéri- atome. Comme le dispositif optique col-
mentale n'avait encore permis de lecte les photons émis selon un angle L'experience
confirmer les points précis de cette théo- petit mais non nul, l'état quantique des d'Alain Aspect
rie qui heurtent le sens commun. deux photons enregistrés n'est pas exac-
En 1969, John Clauser, de l'Univer- tement #0, mais un état quantique #1 ; Afin de répondre à cette objection,
sité Columbia, Michael Horne, de peu importe, les corrélations observées Alain Aspect, Jean Dalibard et Gérard
l'Université de Boston, Richard Holt, de seraient toujours incompatibles avec Roger, de l'Institut d'optique théorique
l'Université Harvard, et moi-même l'hypothèse des variables cachées et appliquée (IOTA) d'Orsay, réalisèrent
avons proposé un dispositif expérimen- locales. une expérience spectaculaire dans
tal. Pour obtenir des paires de photons Cette expérience a été réalisée par laquelle un système de commutateurs
dont la polarisation linéaire est corrélée, différentes équipes de chercheurs : à optiques modifiait l'orientation des ana-
on excite des atomes qui reviennent à l'Université de Berkeley (Californie) en lyseurs pendant le trajet des photons. La
leur état fondamental en émettant deux 1972, par Stuart Freedman et J. Clauser, mise en oeuvre de cette expérience
photons. Un système de filtres et de len- à l'Université du Texas en 1975, par nécessita huit ans de travail et ne fut
tilles dirige sur des analyseurs chacun Edward Fry et Randall Thompson, et par achevée qu'en 1982. Chaque commuta-
des deux photons d'une paire. En chan- d'autres. La plupart des résultats confir- teur consiste en un petit réservoir rempli
geant les deux orientations de chaque ment les corrélations prévues par la phy- d'eau où des ultrasons engendrent des
analyseur et en enregistrant le nombre sique quantique et pas les théories à ondes stationnaires. Ces ondes consti-
de paires de photons transmis pour cha- variables cachées. Cependant la fiabilité tuent des réseaux de diffraction qui
cune des quatre combinaisons d'orienta- des dispositifs expérimentaux étant dis- envoient tout photon incident dans une
tions des analyseurs, on mesure les cor- cutable, tout doute sur leurs conclusions direction choisie : quand les ondes sont
rélations de transmission de chaque n'est pas levé. présentes, les photons sont diffractés
paire de photons. D'autre part, un argument indéniable vers un analyseur ; en l'absence
Comme analyseurs de polarisation, en faveur des défenseurs des théories à d'ondes, ils se propagent vers un autre
nous suggérions d'utiliser, au lieu des variables cachées subsistait il y a peu de analyseur orienté différemment.
films polarisants habituels, des cristaux temps encore. Dans toutes les expé- Le temps de commutation est de
de calcite ou des séries de lames incli- riences, les analyseurs conservaient la l'ordre de dix nanosecondes. Les deux
nées à l'angle de Brewster, nettement même orientation pendant une minute en commutateurs fonctionnent de façon
plus efficaces pour intercepter les pho- moyenne : ceci laissait amplement le indépendante et périodique (un fonction-
tons polarisés perpendiculairement à temps à un éventuel échange d'informa- nement aléatoire aurait été préférable
l'axe de transmission. Derrière chaque tion entre les analyseurs par quelque pour assurer une fiabilité idéale de
analyseur, un détecteur enregistre une mécanisme hypothétique. De ce fait, la l'expérience). Les analyseurs sont dis-
fraction donnée des photons transmis. Si validité de la condition de localité de tants de 13 mètres : un signal se dépla-
moins de 20 nanosecondes (milliar- Bell, déduite de la relativité, pouvait çant à la vitesse de la lumière-d'après la
dièmes de seconde) séparent l'enregis- être remise en cause et ces expériences relativité, la vitesse maximale-met 40
trement des photons dans chacun des ne permettaient pas de trancher absolu- nanosecondes pour parcourir cette dis-
tance. Le temps de commutation étant mental est censé, par conséquent, satis- En fait, les mesures prouvent exacte-
inférieur à cette valeur, aucune informa- faire la condition de localité de Bell. Les ment le contraire. Les corrélations obser-
tion ne peut être échangée entre les deux résultats des mesures devaient donc, vées confirment, compte tenu des erreurs
analyseurs : le premier n'a pas le temps d'après le théorème de Bell, contredire expérimentales, les prévisions quan-
de communiquer son orientation au les prévisions de corrélation de la phy- tiques calculées sur la base de l'état
second et vice versa. Ce dispositif expéri- sique quantique. quantique #1. De plus, en dépassant lar-

4. DES RECHERCHES DE CORRÉLATIONS entre les deux photons non-passage), même si les photons ne possèdent apparemment
d'une paire ont été réaliséespar plusieurs équipes de chercheurs aucun moyen de communiquer entre eux. La plupart des tests
durant les années 1970. Les paires de photons sont émisespar des confirmèrent les prévisions de la physique quantique, mais une
atomes de calcium ou de mercure ; chacun des deux photons est objection subsistait : l'orientation des deux analyseurs était déter-
envoyésur un analyseur de polarisation. D'après la physique quan- minée avant que les photons ne soient émis ; un échange d'infor-
tique, on doit observer des corrélations précises entre les
comporte- mations entre les deux analyseurs restait envisageable, quoique
ments de chaque photon de l'analyseur
la paire dans
(passage ou totalement hypothétique.

5. UNE COMMUTATION très rapide entre les orientations des ana- séparant les deux analyseurs est supérieur au temps de commuta-
lyseurs pendant le trajet des photons est la caractéristique essen- tion entre les deux orientations : le choix de l'orientation d'un
tielle de l'expérience élaborée par Alain Aspect et ses collègues.Le analyseur ne peut donc pas influer sur la mesurefaite sur l'autre
commutateur permet de faire alterner très rapidement uneposition (les commutateurs fonctionnaient de manière périodique : un
pour laquelle le photon incident est dévié sur un analyseur oriente fonctionnement aléatoire assurerait unefiabilité parfaite à l'expé-
selon un certain angle, et une position où le photon se dirige rience). Les résultats de l'expérience sonten accord avec les prévi-
directement vers un second analyseur orienté selon un autre sions de la physique quantique ; l'étrange nature du monde quan-
angle. Le temps nécessaire au photon pour parcourir la distance tique semblese confirmer.
gement les limites autorisées par le théo-
rème de Bell, elles s'opposent à tout
modèle théorique à variables cachées
locales.
Même si l'expérience d'A. Aspect
n'est pas totalement décisive, la plupart
des théoriciens pensent aujourd'hui qu'il
est très improbable que ses résultats
soient contredits par des expériences
ultérieures : les théories à variables
cachées semblent enterrées. En
revanche, les étranges propriétés du
monde quantique-indétermination
objective, hasard objectif, probabilité
objective et non-localité - semblent
désormais faire définitivement partie de
la physique.

La théorie 6. L'EXPÉRIENCE DU «CHOIX RETARDÉ» révèle une autre étrangeté du monde quantique.
de Quand un photon est envoyé dans l'interféromètre, suit-il un trajet déterminé, c'est-à-dire
la relativité est sauve est-il soit transmis, soit dévié par le dédoubleur, mettant ainsi en évidence une propriété
Le concept de non-localité est sans corpusculaire ? Ou bien est-il simultanément transmis et dévié, de sorte qu'il interfère
avec lui-même, mettant ceffe foisen évidence une propriété ondulatoire ? Pour le savoir,
doute la plus curieuse de ces propriétés.
Les corrélations observées pourraient- on place un commutateur sur l'un des deux trajets possibles du photon à sa sortie du
dédoubleur (ici sur le trajet A). Quand le commutateur est activé, le photon est dévié dans
elles être utilisées pour un échange
un détecteur (trajet B) et répond ainsi a la première question, ce qui confirme son carac-
d'informations supralumineux ? La tère corpusculaire. Quand le commutateur n'est pas activé, le photon interfère avec lui-
réponse est négative : l'affirmation pos- même (trajets A et A') et engendre un motif d'interférences, ce qui démontre son carac-
tulant qu'aucun signal ne se propage plus tère ondulatoire. Les résultats de cette expérience prouvent que le comportement du
vite que la lumière est préservée ; la théo- photon dépend strictement de la propriété mesurée : son comportement est celui d'une
rie de la relativité est sauve. onde quand on mesuresa propriété ondulatoire, celui d'une particule quand on mesure sa
En voici une brève démonstration : propriété corpusculaire. Ce qui est remarquable dans ce test, est que le positionnement du
supposons que deux personnes veulent commutateur ne permet pas au photon d'être «informé» de la propriété mesurée.
communiquer à l'aide d'un dispositif
semblable à celui d'A. Aspect. Entre les
observateurs, une source émet des paires
de photons corrélés. Chacun d'eux est qu'en moyenne une moitié des photons Le « choix retardé »
muni d'un analyseur de polarisation et est transmise et l'autre moitié intercep-
d'un détecteur. Tous deux sont libres de tée. Quelle que soit l'orientation des ana- Une autre expérience, baptisée expé-
choisir l'orientation de leur analyseur. lyseurs, chaque observateur pris isolé- rience du « choix retardé », révèle l'étran-
Admettons qu'ils s'entendent pour ment ne peut que constater une geté du monde quantique ; elle fut pro-
orienter verticalement l'axe de transmis- distribution aléatoire-et statistiquement posée en 1978 par John Wheeler, de
sion. Pour chaque paire de photons il y identique-de photons transmis et de l'Université Princeton. La pièce centrale
aura corrélation stricte des résultats photons interceptés. Les corrélations du dispositif expérimental est un interfé-
enregistrés : les deux photons seront soit quantiques n'apparaissent que quand on rometre dans lequel un faisceau laser est
transmis, soit interceptés. Cette corréla- compare les résultats enregistrés sur les dédoublé puis reconstitué : un dédou-
tion stricte n'est cependant d'aucune uti- deux détecteurs. 11est donc impossible bleur laisse passer la moitié de la
lité pour un observateur pris isolément. d'utiliser ces corrélations pour un lumière inci-dente et dévie à 90 degrés
Le premier notera que son analyseur échange d'informations supralumineux. l'autre moitié. En rassemblant ensuite
transmet la moitié des photons émis et En ce sens, malgré le concept de non- les deux faisceaux émergeants, on éta-
intercepte l'autre moitié, de même que localité, la physique quantique ne contre- blit un motif d'interférences qui caracté-
le second : autrement dit, chaque obser- dit pas la théorie de la relativité. Il serait rise la nature ondulatoire de la lumière.
vateur pris isolément constate une distri- donc faux de prétendre que la non-localité Supposons maintenant qu'on atténue le
bution aléatoire de photons transmis ou quantique constitue un retour à la notion faisceau laser jusqu'à obtenir un seul
interceptés. d'action à distance, telle qu'incluse dans photon dans l'interféromètre. Deux
Imaginons maintenant que le premier la théorie gravitationnelle de Newton questions surgissent : le photon a-t-il un
observateur cherche à envoyer une infor- avant l'énoncé de la relativité. Parlons trajet déterminé-il est soit transmis,
mation au second en changeant l'orienta- plutôt de « passion à distance », non pas soit dévié-conformément à son carac-
tion de son analyseur. Dans cette orienta- pour expliquer ces corrélations, mais seu- tère corpusculaire ? Ou bien est-il simul-
tion, il y aura corrélation stricte ou lement pour insister sur le fait qu'elles ne tanément transmis et dévié-il interfère
partielle entre les résultats enregistrés sur peuvent être utilisées pour exercer une avec lui-même-conformément à son
chaque détecteur, et ceci pour chaque influence qui se propagerait plus vite que caractère ondulatoire ?
paire de photons émis. Cette fois encore la lumière. Autrement dit, la non-localité Le photon se comporte comme une
cependant, chaque observateur notera n'est pas opératoire. onde lorsqu'on mesure une propriété
ondulatoire ; il se comporte comme une d'agir sur le trajet du photon en bran-
particule si une propriété corpusculaire chant la cellule 12 nanosecondes plus
est mesurée. Telle est la réponse formu- tard, pas plus qu'il n'est possible, dans
lée par deux équipes de chercheurs : le second cas, de lui permettre de suivre
Caroll Alley, Oleg Jakubowicz et simultanément les deux trajets en choi-
William Wickes, au College Park de sissant-toujours a posteriori-de ne
l'Université de Maryland, et, indépen- pas mettre la cellule sous tension.
damment, T. Hellmuth, H. Walther et Une interprétation plus plausible
Arthur Zajonc, de l'Université de consiste à affirmer que l'état du photon
Munich. Comment ont-ils abouti à cette dans l'interféromètre laisse plusieurs
conclusion ? Grâce à une innovation propriétés objectivement indéterminées.
remarquable : le dispositif expérimental Si l'on admet que l'état quantique
utilisé permettait de reporter le choix de constitue une description complète du
la propriété à mesurer-corpusculaire photon, cette conclusion est tout à fait
ou ondulatoire-après le passage du logique : il existe, dans tout état quan-
photon dans le dédoubleur. Le photon tique, des propriétés indéterminées. Cela
ne pouvait donc pas être « informé » de soulève néanmoins une autre question :
la propriété mesurée. Autrement dit, il quand et comment une propriété indéter-
ne pouvait avoir été « averti »de se com- minée devient-elle définie ? La réponse
porter comme une particule ou comme de J. Wheeler est la suivante : « Aucun
une onde. phénomène quantique n'est réellement
Les deux trajets possibles du photon un phénomène avant qu'il ne soit effecti-
dans l'interféromètre mesurent environ vement enregistré». En d'autres termes,
4, 30 mètres : le photon parcourt cette
7. UN SYSTÈME MACROSCOPIQUE peut, la transition d'un état indéterminé à
distance en 14,5 nanosecondes environ. l'état déterminé nécessite, pour être
Un commutateur mécanique ordinaire sous certaines conditions, se trouver
dans un état ou une quantité macrosco- accomplie, un « acte irréversible d'ampli-
ne permet pas de changer de position en pique reste indéterminée ; l'indétermina- fication », le noircissement d'un grain
si peu de temps (afin de déterminer la tion quantique ne se limite donc pas aux d'émulsion photographique par exemple.
propriété à mesurer). Les chercheurs systèmes microscopiques comme le pho- Les fondateurs de la physique quantique
ont donc dû, pour cette expérience, uti- ton. Le système ci-dessus est constitué n'étaient pas de cet avis : l'expérience
liser un type particulier de commutateur d'un anneau supraconducteur coupé a qui suit nous montre que la question
appelé cellule de Pockels, dont le temps un endroit par une fine membrane de reste ouverte.
de réponse est inférieur à dix nanose- matériau isolant ; un courant électrique
condes. Une telle cellule est un cristal circule autour de l'anneau et « traverse »
l'isolant. Ce courant engendre un champ
qui devient biréfringent en présence Le chat de Schrödinger
magnétique. Si l'anneau était fermé, le
d'une tension électrique : un rayon flux magnétique (égal au produit de
lumineux polarisé suivant un certain En 1935, Erwin Schrödinger proposa
l'aire, délimitée par l'anneau, par la
axe du cristal ne se propage pas à la composante du champ magnétique nor- une expérience de pensée qui est deve-
même vitesse qu'un rayon polarisé per- male au plan de l'anneau) aurait une nue célèbre : le paradoxe du chat de
pendiculairement. Pour une configura- valeur déterminée. Du fait de l'isolant, le Schrödinger. Imaginons un photon
tion géométrique et une tension élec- flux peut passer d'une valeur à une envoyé sur un miroir semi argenté : soit
trique données, un photon polarisé dans autre. Le résultat des mesures a de quoi il traverse le miroir, soit il est réfléchi,
une certaine direction émergera du cris- surprendre : la valeur du flux reste indé- avec, dans chaque cas, une probabilité
tal avec une polarisation perpendicu- terminée. égale à 1/2. S'il traverse le miroir, un
laire. Dans le montage expérimental, la détecteur déclenche un dispositif qui
cellule de Pockels est disposée sur l'un brise une capsule de cyanure : le gaz
des deux trajets possibles du photon à la libéré tue un chat enfermé dans une
sortie du dédoubleur. le second trajet ; on observe alors le boîte. Dans ces conditions, on ne peut
L'autre élément essentiel de cette phénomène d'interférence. pas savoir si le chat est mort ou vivant
expérience est un filtre polarisant placé L'expérience montre que le choix de avant d'avoir ouvert la boite. Le pas-
sur le trajet du rayon émergeant de la la mesure est reporté après le passage sage du photon étant objectivement
cellule de Pockels. Quand la cellule est d'un photon par le dédoubleur d'un indéterminé, il en est de même pour la
branchée, c'est la propriété corpuscu- interféromètre. Les résultats obtenus par rupture de la capsule de cyanure et pour
laire du photon qui est mesurée : le les deux équipes confirment les prévi- la survie du chat. C'est là que réside le
rayon émergeant de la cellule, étant sions quantiques. paradoxe : le chat est suspendu entre la
donné sa polarisation, est réfléchi par le Comment doit-on interpréter ces vie et la mort jusqu'à ce qu'il soit
filtre sur un détecteur permettant de résultats ? Éliminons d'emblée l'inter- observé. Cette conclusion tout à fait
repérer le photon, donc de déterminer le prétation extravagante selon laquelle la surprenante résulte néanmoins d'une
trajet suivi. Inversement, lorsque la cel- physique quantique autoriserait une expérience purement imaginaire.
lule n'est pas branchée, c'est la pro- sorte d'« influence rétroactive » : la phy- « Chassezle paradoxe : il revient au
priété ondulatoire qui est mesurée : le sique quantique ne peut engendrer galop. » Ce paradoxe a en effet ressurgi à
rayon émergeant de la cellule est cette rétroactivement un événement qui n'a la suite d'expériences récentes-réelles,
fois transmis par le filtre polarisant, pas eu lieu. Dans l'expérience que nous cette fois-comparables à l'expérience
puis recombiné avec le rayon qui a suivi venons de décrire, il est impossible de pensée de Schrödinger et réalisées
par plusieurs équipes de chercheurs :
Richard Voss et Richard Webb, du
Centre de recherches Thomas Watson de
la Société IBM, Lawrence Jackel, des
Laboratoires AT&T Bell, Michael
Devoret, de l'Université de Berkeley, et
Daniel Schwartz, de l'Université de
Stony Brook. Le dispositif expérimental
consiste en un anneau supraconducteur
interrompu par une fine membrane de
matériau isolant appelée « jonction
Josephson» : malgré l'isolant, le courant
circule dans l'anneau, car il traverse la
jonction par « effet tunnel ».
Dans cette expérience, on s'intéresse
au flux du champ magnétique créé par le
courant à travers l'anneau : ce flux est
égal au produit de l'aire de l'anneau par
la composante du champ magnétique
normale au plan de l'anneau (les magné-
tomètres actuels permettent des mesures
de flux très précises). Si l'anneau n'était
pas interrompu, le flux aurait une valeur
déterminée ; la présence de l'isolant 8. INDÉTERMINATION du système macroscopique de la figure 7 : à chaque valeur du flux
peut faire passer le flux d'une valeur à correspondune certaine énergie potentielle.Pour passer d'une valeur à l'autre, le flux doit
une autre. Le nombre d'électrons circu- franchir une barrière d'énergie potentielle. Cesbarrières sont représentéespar des collines
lant dans l'anneau supraconducteur est plus ou moins hautes, et l'état du système par la position d'une bille dans une des vallées.
énorme-de l'ordre de 1023-quantité D'après la physique classique,le passage d'un état à un autre nécessite unapport d'éner-
évidemment macroscopique. Cependant gie extérieure (ce qui revient à pousser la balle). En physique quantique, la barrière peut
il apparaît que, pour certains états de être franchie sans apport d'énergie extérieure. L'effet tunnel est une manifestation de
l'anneau, la valeur du flux est indétermi- l'indétermination du flux.
née (voir la figure 7) : cette caractéris-
tique de la physique quantique n'avait
été observée que pour des variables
microscopiques. Cette mise en évidence expérimen- Werner, de l'Université du Missouri,
Comment met-on expérimentalement tale de l'indétermination d'une variable Clilford Shull, de l'Institut de technolo-
en évidence cette indétermination sur le macroscopique ne contredit pas néces- gie du Massachusetts, et leurs collègues
flux du champ magnétique ? À chaque sairement l'affirmation de J. Wheeler ont dédoublé puis recombiné un faisceau
valeur possible du flux correspond une que nous avons citée plus haut ; mais de neutrons à l'aide d'une lame cristal-
certaine énergie potentielle. Pour pas- elle prouve que le processus d'amplifi- line. Le système d'interférences réalisé
ser d'une valeur à l'autre, le flux doit cation du niveau microscopique au met en évidence plusieurs propriétés
franchir ce qu'on appelle une barrière niveau macroscopique n'exclut pas pour caractéristiques, et notamment l'indéter-
d'énergie potentielle. Comment ? autant l'indétermination quantique. mination du trajet du neutron dans
Uniquement par un apport d'énergie Dans l'expression de J. Wheeler « un l'interféromètre.
venant d'une source d'énergie exté- acte irréversible d'amplification », Parmi les autres expériences, citons
rieure (thermique), répond la physique l'accent doit être mis sur le mot « irré- celle de R. Chambers, de l'Université de
classique. En physique quantique, au versibles». Cette question essentielle de Bristol, G. Möllenstedt, de l'Uni-
contraire, le flux peut changer instanta- l'irréversibilité du processus d'observa- versité de Tübingen, et Akira Tonomura,
nément de valeur sans apport d'énergie tion est loin d'être élucidée. Selon cer- de la Société Hitachi. Ils ont confirmé, à
extérieure. tains théoriciens-dont je fais partie-il l'aide d'un interféromètre électronique,
Les conclusions des différentes faudra découvrir de nouveaux principes le remarquable « effet Bohm-Aharonov » :
équipes de chercheurs qui ont réalisé avant de comprendre la nature exacte de un électron « sent » la présence d'un
cette expérience convergent : le flux l'opération irréversible qui transforme, champ magnétique créé dans une région
fluctue effectivement et cette fluctua- lors d'une mesure, une variable indéter- de l'espace où la probabilité de trouver
tion ne résulte pas exclusivement d'une minée en valeur définie. l'électron est nulle. Il s'agit là d'une
contribution thermique. L'effet tunnel L'étude du monde quantique se pour- mise en évidence étonnante d'un type de
observé confirme donc, du moins en suit ; son étrangeté ne cesse de nous non-localité légèrement différent de
partie, la physique quantique, notam- étonner. De nouvelles expériences celui révélé par les paires de photons
ment à très basse température ; mais s'accumulent, d'autres sont en cours ; corrélés. La caractérisation précise de
l'effet tunnel quantique repose essen- deux d'entre elles font l'actualité de la ces deux types de non-localité et de leur
tiellement sur l'indétermination du recherche. La première fait intervenir un relation nécessite d'autres travaux, de
flux, dont on ne peut donner une valeur interféromètre à neutrons. Helmut Rauch même que toutes les énigmes que soulè-
parfaitement définie dans ce type et Anton Zeilinger, de l'Institut atomique vent les expériences sur la nature du
d'expériences. des Universités autrichiennes, Samuel monde quantique.
CORRÉLATIONS
LES II existe toujours des imperfections
dans une expérience, et les avocats irré-
ductibles des variablescachées utilisent ces
QUANTIQUES
imperfections pour contester la portée
des résultats expérimentaux. Les détec-
Alain Aspect
teurs que nous utilisions, des photomulti-
plicateurs, ont un rendement quantique
d'environ 20 pour cent. Cela signifie que
Albert tain résultat ; la mesure de la polarisation
Einstein, par sa célèbre sur cinq photons qui le traversent, le pho-
phrase « Dieu ne joue pas aux dés », du photon 2 selon la même direction doit tomultiplicateur en détecte un et en perd
exprimait son refus d'inclure le hasard donner un résultat identique. L'expéri- quatre. Nous avons fait l'hypothèse natu-
dans les lois fondamentales de la phy- mentateur qui effectue la mesure sur le relle que le photon détecté était vraiment
sique. Selon lui, la physique quantique ne photon 2 ne connaît pas ce résultat ; il choisi au hasard parmi les cinq, et que nos
décrit pas complètement l'état d'un sys- croit que la polarisation qu'il a obtenue est conclusions portaient sur un échantillon
tème, et cette insuffisance de la descrip- aléatoire, mais il n'en est rien, puisqu'une représentatif de la totalité des photons
tion crée l'illusion d'un hasard. Le débat variable cachée (la propriété partagéeavec émis. Les avocats des variablescachées,en
qu'il a animé et qui persiste a inspiré une le premier photon) fixe sa valeur. revanche, prétendent qu'une variable
profonde réflexion sur les fondements Einstein explique l'existence de corré- cachée détermine le choix par le photo-
de la physique quantique et des séries lations fortes à distance par l'hypothèse multiplicateur du photon détecté. Ils éla-
d'expériences destinées à départager de variables cachées (en fait il ne pro- borent ainsi un modèle expliquant les cor-
partisans et adversaires du hasard intrin- nonce pas le terme « variable cachée », relations en termes classiqueset en accord
sèque en physique. Ces réflexions mais évoque plutôt une réalité propre à avec ! es résultatsdes expériences.
débouchent aujourd'hui sur un domaine chaque particule). John Bell a décidé
inattendu, la cryptographie quantique. d'aller jusqu'au bout du raisonnement Depuis 1983, je me suis éloigné de
Pour illustrer leur argument, Einstein d'Einstein, et il a obtenu un résultat inat- ce sujet pour m'intéresser au refroidisse-
et deux autres physiciens, B. Podolski et tendu : les corrélations à distance prévues ment de l'atome par laser. D'autres cher-
N. Rosen, ont imaginé une situation que par des modèles à variables cachées peu- cheurs ont repris le flambeau avec une
l'on appelle la situation EPR : deux parti- vent certes être fortes, mais pas aussi nouvelle génération d'expériences. Les
cules interagissent puis s'éloignent. fortes que celles prévues par la physique progrès réalisés, comme lors de l'étape
Einstein a noté que, selon la théorie quantique. J. Bell a démontré un théo- précédente, concement l'efficacité de la
quantique, les quantités mesurées sur ces rème qui s'exprime sous la forme d'une source de photons corrélés. On juge l'effi-
particules sont fortement corrélées. Par inégalité : les corrélations entre deux cacité de la source au nombre de paires
exemple, deux photons sont émis par la objets éloignés résultant de variables de photons émis par seconde, et à la qua-
même source dans un état particulier et cachées ne peuvent pas être plus fortes lité de leur corrélation expérimentale. Si
s'éloignent ; si l'on mesure les polarisa- qu'une certaine limite. Or la physique on ne détecte qu'un photon sur une paire,
tions de ces photons suivant une direc- quantique prévoit pour une situation EPR on perd de l'information sur ! es corréla-
tion unique, on obtient le même résultat des corrélations plus fortes que cette tions : comment connaître la polarisation
pour chacun d'eux, quelle que soit la limite : ces corrélations ne peuvent donc du second photon ? On s'efforce donc de
direction de mesure commune choisie. pas être interprétées en termes clas- détecter le moins de photon célibataire
Selon Einstein, un tel comportement siques par un modèle à variables cachées. possible or, dans notre expérience, la cor-
entraîne l'existence de variables cachées relation n'était pas mauvaise, mais on ne
Ces
caractérisant les propriétés partagées.Son constats théoriques attendaient parvenait pas à contrôler la direction de
raisonnement est le suivant : lorsque deux une confirmation expérimentale, c'est-à- l'émission. Le premier photon était émis
mesures éloignées sur deux objets don- dire une mesure des corrélations. Une dans n'importe quelle direction de
nent des résultats corrélés, il est naturel première génération d'expériences a eu l'espace,et le deuxième aussi.Comme les
d'en déduire que chacun des objets a lieu aux États-Unis dans les années 1970. détecteurs ne peuvent couvrir tout l'es-
transporté depuis l'instant où il a interagi Leurs résultats semblaient en faveur de la pace, il arrivait que l'un des photons d'une
avec son compagnon une propriété com- physique quantique, mais la précision était paire n'entre pas dans le détecteur.
mune aux deux particules.Cette propriété limitée par les techniques de l'époque. Dans la troisième génération d'expé-
partagée est responsable de la corrélation Nous avons préparé une deuxième riences, les chercheurs ont réussi à corré-
mesurée. Prenons l'exemple des ondes série d'expériences plus performantes, ler les directions d'émission. Ils ont utilisé
émises par l'émetteur de France-Inter. Philippe Grangier, Gérard Roger, Jean une technique appelée fluorescence para-
L'auditeur de Lille et l'auditeur de Marseille Dalibard et moi. Ces expériences consis- métrique qui consiste à diviser un photon
écoutent les mêmes émissions parce tent à exciter un atome de manière à ce en deux photons dont la somme des
qu'elles ont une source commune. Les qu'il se désexcite en émettant deux pho- énergies est égale à l'énergie du photon
théories à variables cachées, inspirées des tons ; on mesure la polarisation de ces incident Ils ont ainsi obtenu des paires de
idées d'Einstein,expliquent ainsi les corré- photons créés ensemble, et on constate photons qui s'éloignent dans des direc-
lations : lorsque l'on fait une mesure en que les résultats de ces mesures sont tions définies où on place les détecteurs.
physique quantique, le résultat obtenu corrélés. Les valeurs obtenues étaient Les résultats de ces expériences sont aussi
préexisterait potentiellement dans l'objet sans ambiguïté : les corrélations obser- en faveur de la physique quantique.
étudié sous forme d'une variable cachée. vées étaient plus fortes que celles pré-
Dans le cas des deux photons corré- Pour
vues par les variables cachées,et en par- l'instant, aucune de ces expé-
lés, si je mesure la polarisation du pho- fait accord avec les prédictions de la riences n'a donné des résultats meilleurs
ton I selon une direction, j'obtiens un cer- physique quantique. que les nôtres du point de vue statistique.
Nous détenons encore le record de la d'observer une particule émise perturbe
précision statistique dans la violation des ces corrélations. Une mesure de corréla-
inégalités de Bell, mais je pense que ce tion effectuée o posteriori décèle l'éven-
record sera bientôt dépassé.Outre l'éven- tuelle intervention d'un espion : aussi
tuelle amélioration de la précision, ces léger soit le prélèvement de l'information,
nouvelles expériences présentent d'autres les corrélations ne violeront plus les
intérêts. Le premier est qu'elles produisent inégalés de Bell, car elles seront redeve-
des paires de photons dont la longueur nues classiques.
d'onde est d'environ un micromètre ; or il De telles études peuvent paraître far-
existe aujourd'hui des détecteurs qui ont, felues, mais elles sont financées par des
pour ces longueurs d'onde, un rendement organismesréputés sérieux. Cette voie de
proche de 100 pour cent. On peut alors recherche, imprévisible il y a une dizaine
éliminer l'objection qui consiste à douter d'années, donne un éclairage moins philo-
du choix au hasard du photon détecté. sophique aux inégalitésde Bell.
Le deuxième intérêt concerne un
nouveau champ de recherche dans ce
domaine, fié à b cryptographie quantique.
AlainAspectest
L'idée est de bénéficier de ces corréla-
directeurde recherche
tions fortes pour transmettre des mes- au CNRS à l'Institutd'optiqued'Orsay,et
sages de manière sûre. Les corrélations mottrede conférence à l'École Polytechnique.
quantiques sont fragiles : le simple fait Cetexte est la retrunscnptond'unentretien.

LA CRYPTOGRAPHIE

QUANTIQUE

Les
instructions destinées aux second cas et le message sera parfaite-
espions intiment de détruire le message ment transmis. Le problème est que si un
après lecture ; ! es propriétés quantiques espion sait que le message est envoyé
comblent le voeu des services secrets : le avec ce code de polarisation, il peut le
message est détruit parce qu'il est lu. Le détecter aussibien que vous.
message quantique est constitue de pho- Aussi je décide de compliquer l'émis-
tons, les particules de lumière, envoyés un sion en envoyant les photons I selon un
à un à la suite les uns des autres. Le pho- axe de polarisation verticale ou selon un
ton est le support du message,et sa pola- axe à 45 degrés de la verticale, et les pho-
risation, c'est-à-dire l'orientation de son tons 0 selon la polarisation horizontale ou
champ électrique, la teneur du message. à 135 degrés de la verticale. J'envoie ainsi
L'essence de la méthode tient à la une suite de 0 et de I selon une orienta-
mesure de la polarisation d'un photon. On tion de codage aléatoire, c'est-à-dire que
utilise pour cette opération un filtre, sym- je détermine la direction de polarisation
bolisé par une grille. Quand la grille est
parallèle à la polarisation du photon, le
1. En cryptographie quantique, les Rhô-
photon traverse et est détecté ; quand la
tons sont émis un à un et coptés oprès
grille est perpendiculaire à la polarisation,
passage à travers une grille. Le photon
le photon est absorbé et ne traverse pas. traverse quand so polarisation est
Lorsque la grille fait un angle de 45 degrés parallèle à la grille, est absorbé quand il
avec la polarisation du photon, celui-ci a est perpendiculaire et la probabilité de
une probabilité égale à un demi de traver- traversée est 1/2 quand sa polarisation
ser, et donc une chance sur deux de don- est à 45 degrés (ou 13S degrés) de la
grille. d chaque polarisation est asso-
ner un signalen sortie.
Supposons que j'envoie un message ciée un bit 0 ou 1. Dans la plupart des
composé de I et de 0. Pour envoyer 1, cas le photon est modifié par son pas-
j'envoie un photon de polarisation verti- sage a travers la grille, ce qui fait que le
cale, et pour envoyer 0 un photon de message est détruit quand il est lu. Une
comparaison des orientations 6mises et
polarisation perpendiculaire, c'est-à-dire reçues permet a l'émetteur et au
horizontale. Si vous utilisez une grille verti- récepteur d'établir une suite de bits,
cale vous détecterez un photon dans le suite qui constitue un code secret per-
premier cas et pas de photon dans le mettant de coder un message ultérieur.
De plus je peux savoir si un intrus a
intercepté tout ou partie du message,
car tout photon lu est irrémédiablement
détruit. Certes, me direz-vous, mais
!'espion peut re-émettre les photons une
fois qu'il les a lus. Peut-être mais il se
trompera souvent lorsque l'espion
oriente mal sa grille, ce qui se produit
une fois sur deux, il renvoie un photon
mal imité qui n'est pas, une fois sur
quatre, celui qui a été envoyé. Pour véri-
fier la présence ou l'absence d'un espion
nous pouvons échanger non seulement
le numéro des bits communs, mais aussi
la nature du message (pour une partie
de celui-ci, sacrifiée) ; si les messagesdif-
fèrent entre l'émetteur et le récepteur,
c'est qu'un espion a essayé d'intercepter
le message. Dans ce cas, nous jetterons
nos listes au panier et j'en émettrai une
2. Établissement d'une suite de bits secrète. L'émetteur envoie une suite de photons, nouvelle. La liste de 0 et de 1 ainsi éta-
ici sept, chacun correspondant à un bit. Il choisit de façon aléatoire un mode de blie entre nous, me servira à vous
polarisation, normal ou a 45 degrés. Le récepteur oriente sa grille au hasard, et envoyer un message que vous seul pour-
recueille une suite de bits que la mesure détruit. L'émetteur peut alors envoyer par rez reconnaître.
un canal non secret la liste de ses polarisations et le récepteur détermine alors les La prolifération des communications
bits communs, c'est-à-dire où les polarisations de l'émetteur et du récepteur ont été incite les utilisateurs à coder leurs
identiques. La liste de ces bits renvoyés a l'émetteur permet à celui-ci de leur faire échanges. La cryptographie quantique
correspondre une suite de 0 et de I qu'il pourra utiliser pour coder les messagessui- est l'un des rares systèmes absolument
vants de façon classique. sûr, mais sa réalisation pratique est diffi-
cile. En effet, il est délicat d'envoyer des
verticale ou à 45 degrés en tirant à pile Je vous envoie alors la liste de mes photons isolés sans qu'ils soient absor-
ou face, mais je garde en mémoire la orientations de polarisation : tout le bés, et le fondement de la méthode
liste de mes tirages. De votre côté vous monde peut la lire mais personne ne tient au fait que chaque photon trans-
examinez la polarisation de chaque pho- pourra en tirer profit, car vous avez été met un message. S'il y avait plusieurs
ton avec un filtre vertical ou à 45 degrés, le seul à lire la suite de bits codés et qui photons munis du même message, un
le choix étant fait là aussi au hasard. a été détruite par la mesure. Vous savez espion pourrait en prélever un à l'insu
Lorsque mon orientation et la votre alors quels chiffres correspondent à mon des utilisateurs. Actuellement le sys-
coïncident vous avez le bon message, émission et vous me transmettez les tème fonctionne avec un émetteur et
sinon (émetteur et détecteur sont à 45 numéros des bits que vous avez bien un utilisateur distants de quelques
degrés). le message que vous recevez ne déchiffrés. Nous avons ainsi en commun dizaines de centimètres. Les progrès
signifie rien puisque, une fois sur deux, et une liste de bits convenablement déchif- technologiques permettront d'augmen-
sans que l'on puisse le déterminer, nous frés, que personne d'autre ne peut ter cette distance, et dans le vide inter-
enseigne la mécanique quantique, le connaître et qui peut nous servir à coder sidéral où émettent les satellites, la
photon ne passepas. nos messagesfuturs. méthode semble utilisable. a

VOYAGE DANS LE TEMPS vite. Si un être humain se déplace à une


vitesse proche de la vitesse de la
lumière, il vieillit moins vite.
Bel et bon, le temps peut-être
ralenti. Peut-il être inversé ? Nous pou-
Pour
que l'on puisse utiliser le prin- vérifiée depuis, que cette vitesse limite vons vieillir moins vite, mais la théorie
cipe de causalité, fondement de la phy- était celle des particules sans masse, les de la relativité restreinte ne nous per-
sique, il faut qu'une cause précède son photons : en conséquence, aucun objet met pas de remonter le temps. Pour
effet. Ce délai, indispensable à notre ne se déplace plus vite que la lumière imaginer de telles inversions du temps
compréhension de la nature, impose que véhiculée par les photons. Cette limita- nous pouvons faire appel à la relativité
la vitesse de transmission des causes tion sur la vitesse, une longueur divisée générale et à des objets massifs qui
matériels soit finie : si des objets pou- par un temps, a pour conséquence une courbent la lumière.
vaient se déplacer à vitesse infinie, cause modification de notre définition du Notre présent est un point de
et effet seraient, dans certains cas, simul- temps : selon la théorie de la relativité, le l'espace-temps où, aux trois coordon-
tanés et l'établissement de lois, impos- temps s'écoule sur un objet d'autant plus nées de notre espace habituel, est ajou-
sible. Albert Einstein a émis l'hypothèse, lentement que cet objet se déplace plus tée une coordonnée représentant
Brutus : quand celui-ci voyage dans le
passé, et qu'il est confronté à la possibi-
lité de tuer son père, il semble diffcile de
penser que son choix puisse modifier le
cours de l'histoire déjà écrite. La phy-
sique classique nous interdit tout libre
arbitre : étant donné !'état du monde à
un instant donné, c'est-à-dire la position
et la vitesse de toutes les particules qui
le composent, le futur est entièrement
déterminé. Aussi ce que nous faisons est,
du point de vue classique, l'inévitable
conséquence de ce qui s'est passé avant.
Ce déterminisme absolu, imposé par la
physique classique, est incompatible avec
le libre arbitre :"tout est écrit". Le rai-
1. En parcourant une courbe tempo- sonnement par l'absurde, permis par le 2. Un neutron peut se désintégrer à
relle fermée dans le sens des temps déterminisme absolu de la physique clas- n'importe quel moment (certains
croissants, le voyageur se retrouve dans sique, interdit toute action auto contra- moments sont plus probables que
le passé, et il pourrait interagir avec le d'outrer. d chaque instant possible de
dictoire de ce type.
monde qu'il existait alors, par exemple désintégration correspond un univers
Heureusement nous savons que la
pour empêcher sa propre existence... où le neutron se désintègre.
physique classique est insuffisante, et il
est heureux que l'interprétation des uni-
I'écoulement du temps. La finitude de la vers parallèles de la physique quantique Everett, la réalité physique est constituée
vitesse de la lumière impose que notre élimine, comme nous allons le voir, le d'un ensemble d'univers, chacun d'entre
présent et notre passé soit contenu à paradoxe. L'interprétation des univers eux correspondant à une durée de
l'intérieur d'un cône dont l'ouverture est parallèles fommulée en 1957, est la créa- désintégration du neutron. A chaque
déterminée par la vitesse de la lumière. tion du physicien américain Hugh durée de vie correspond un univers où
Or la trajectoire d'un rayon lumineux est Everett. Selon cette interprétation, si le neutron se désintègre après cette
courbée par l'existence de matière. On quelque chose peut physiquement se durée ; nous existons dans chacun de
peut alors imaginer que les trajectoires passer (n'est pas contraire aux lois de la ces univers et nous y voyons se désinté-
des rayons lumineux sont suffisamment physique), il se produira dans un univers. grer le neutron après une durée qui
courbées pour constituer des boucles où Illustrons cette possibilité par la caractérise cet univers.
le futur se reboucle dans le passé et per- désintégration du neutron. Un neutron a Dans un univers, le père de Brutus a
mette de remonter le temps. Un trou une durée de vie limitée et se désintègre eu des descendants et Brutus n'a pas
noir extrêmement massif pourrait faire en un proton, un électron et un antineu- voyagé dans le temps. Dans un univers
l'affaire. Nous aurions ainsi des boucles trino ; la durée de vie moyenne du neu- parallèle à celui-ci, Brutus, voyageur spa-
de genre temps, respectant la causalité, tron est, en moyenne, de 20 minutes, tio-temporel, lui rend visite et il peut
où le présent rejoint son passé. mais le neutron peut se désintégrer choisir d'être parricide : une nouvelle his-
Le détail de la construction pratique immédiatement ou après un temps toire se continue. L'existence des
de telles boucles reste sujet de contro- beaucoup plus long que la moyenne. La mondes parallèles élimine le paradoxe
verses ; supposons néanmoins le pro- durée de désintégration est une variable logique lié au monde complètement
blème résolu et examinons les para- aléatoire dont le résultat est imprévi- déterminé de la mécanique classique en
doxes qu'une boucle du genre temps sible :"Dieu joue aux dés". Selon Hugh rétablissant le libre arbitre. M
pourrait amener, tout particulièrement le
paradoxe du meurtre du père, paradoxe
qui est levé par la physique quantique.
Le voyageur, dénommons le Brutus,
retoume dans le passé et tue son père
alors que celui-ci n'a pas encore eu
d'enfants. Comment Brutus pourrait-il
alors exister puisque son père n'a pas eu
de descendants ? Mais si son père est
mort avant d'avoir eu des enfants, alors
Brutus n'a pu exister, n'a pu remonter le
temps et n'a pu tuer son père. Alors
Brutus existe et le raisonnement circu-
laire recommence, qui n'est pas sans rap-
peler le paradoxe du menteur.
L'assassinat du père pose le pro-
blème du libre arbitre. Dans quelle 3. Dans un univers parallèle, Brutus voyage dans le temps, revient dans le passé, et
mesure sommes-nous libre de nos pourront décider de tuer son père. Cette action se déroule dans un univers différent
propres actions? Ici une contrainte sup- du premier, et qui a ses propres relations de causalité. Le meurtre du père n'influe
plémentaire limite le libre arbitre de pas sur la vie de Brutus dans le premier univers, où il n'a pas voyagé dans le temps.
La non-localité quantique

Raymond Chiao, Paul Kwiat et Aephraim Steinberg

Des expériences d'optique quantique ont montré que respond à la probabilité que la particule
occupe cette position : plus le paquet
certains systèmes s'influencent mutuellement avant d'ondes est haut en un point, plus il est
probable que la particule s'y trouve. La
qu'aucun signal ait eu le temps de se propager entre eux. largeur du paquet, entre l'avant et l'arrière,
représente l'incertitude sur la position de
Cependant la théorie de la relativité n'est pas violée. la particule (voir l'encadré). Cependant,
lorsque l'on détecte la particule en un
point précis, le paquet d'ondes disparaît
entièrement ; la mécanique quantique
n'indique pas où se trouvait la particule
Pourles spécialistes de la expérience montre que deux photons avant la mesure.
physique quantique, la jumeaux se comportent comme s'ils Cette incertitude sur la position
réalité rejoint souvent la étaient couplés à chaque instant, même conduit à l'une des conséquencesles plus
fiction. Ainsi l'étude du lorsqu'ils sont si loin l'un de l'autre remarquables de la mécanique quantique.
phénomène de « non-loca- qu'aucun signal n'a le temps de se propa- Si les hérissons d'Alice étaient des objets
lité », ou d'« action instantanée à distance », ger entre eux. La distinction entre les quantiques, l'incertitude sur leur position
a récemment pousséà réexplorer le dogme notions de localité et de non-localité est leur permettrait, avec une probabilité
fondamental de la physique contemporaine liée à la notion de trajectoire. La physique petite mais non nulle, d'apparaître de
qui stipule que rien ne se déplace plus vite classique considère qu'une bille qui roule l'autre côté du mur. Cet « effet tunnel »
que la lumière. joue un rôle primordial en chimie et en
occupe une position bien définie à chaque
Cette loi est apparemment violée quand instant. Si l'on photographie la bille à tous physique fondamentales ou appliquées.
une particule disparaît d'un côté d'une les instants successifs et que l'on raboute L'effet tunnel est à la base de la fusion
paroi pour réapparaître-presque instanta- les clichés, on observe une ligne régulière nucléaire, de certains dispositifs électro-
nément-de l'autre côté. De même, la tra- et continue : la trajectoire de la bille entre niques ultrarapides, des systèmes de
versée du miroir par l'Alice de Lewis son point de départ et son point d'arrivée. microscopie modernes et de certaines
Carroll est une action à distance : sa tra- En chaque point de cette trajectoire, la théories cosmologiques.
versée de la matière du miroir, sans le bille a une vitesseparfaitement définie, qui Malgré le nom d' « effet tunnel », la
moindre effort, est instantanée. La parti- est reliée à son énergie cinétique. barrière reste intacte à tout instant. Si une
cule se comporte aussi bizarrement : Sur un plan horizontal, la bille roule particule se trouvait à l'intérieur de la
quand on calcule sa vitesse moyenne, on immuablement (s'il n'existe pas de frotte- barrière, son énergie cinétique serait
trouve qu'elle est supérieure à celle de la ments), mais dès qu'elle s'élève, son éner- négative. Comme la vitesse est porpor-
lumière. gie cinétique se transforme en énergie tionnelle à la racine carrée de l'énergie
Est-ce possible ? L'une des plus potentielle ; son mouvement est alors cinétique, la particule qui serait dans la
célèbres lois de la physique moderne est- ralenti, et la bille s'arrête ou redescend.En barrière aurait une vitesse imaginaire.
elle vraiment violée ? Ou bien devons- physique, on nomme barrière de potentiel C'est pourquoi le hérisson qui se trouve
nous réviser notre conception de la méca- une surélévation que la bille ne peut fran- de l'autre côté de la barrière, par effet
nique quantique ou notre définition de la chir parce qu'elle n'a pas suffisamment tunnel, prend un air déconcerté, comme
« vitessede traversée »? Pour répondre à d'énergie. De la même façon, Alice, frap- la plupart des physiciens, depuis les
de telles questions, plusieurs équipes de pant doucement les hérissons roulés en années 1930, en regardant la montre qu'il
physiciens ont récemment effectué des boule à l'aide de flamants roses, ne pour- a empruntée au lapin blanc. Quelle heure
expériences d'optique qui testaient cer- rait leur donner assezd'énergie pour qu'ils lit-il ? Autrement dit, combien de temps
taines des manifestations de la non-localité traversent un mur de briques ; ils rebondi- a-t-il mis pour traverser la barrière ?
en mécaniquequantique. raient seulement.
Nous nous sommes surtout intéressésà Ce concept de trajectoire n'est plus
trois exemples d'effets non locaux. Dans valable en microphysique, car on ne peut L'effet tunnel mesuré
le premier, nous comparons la propagation pas représenter la position d'une particule
de deux photons, ou grains de lumière, par un point mathématique précis : on doit De nombreux physiciens ont étudié
dont un traverse une paroi tandis que décrire la particule comme un paquet cette question, mais aucun n'a jamais
l'autre se propage toujours dans le vide. d'ondes étalé, que Lewis Carroll nous obtenu de réponse faisant l'unanimité. En
Dans le deuxième, nous chronométrons la inviterait certainement à comparer à une utilisant des photons à la place des héris-
course précédenteet prouvons que chaque carapace de tortue, d'épaisseur croissante sons, notre groupe a récemment effectué
photon parcourt simultanément les deux des bords vers le centre. La hauteur du une expérience qui fournit une définition
chemins distincts de la course. La dernière paquet, en chaque point de l'espace, cor- pratique de la durée de la traversée.
Les photons sont les particules élémen- alternance de couches minces de deux si grande que les dispositifs électroniques
taires dont la lumière est constituée ; une types de verres transparents, à travers courants sont des centaines de milliers de
ampoule électrique, par exemple, émet lesquels la lumière se propage à des fois trop lents pour effectuer le chronomé-
plus de 100 milliards de telles particules vitesses différentes. Ces couches agissent trage ; nous verrons plus loin la technique
par milliardième de seconde. Dans notre comme une succession périodique de que nous avons utilisée et qui constitue
expérience, nous avons utilisé une source « ralentisseurs routiers ». Séparément, une deuxième illustration de la non-loca-
bien moins intense, puisqu'elle n'émet les chaque couche ralentirait simplement la lité en mécanique quantique).
photons que deux par deux. Chaque pho- lumière, mais l'empilement de toutes les Le résultat est surprenant: en moyenne,
ton se propage vers un détecteur, mais un couches, selon une périodicité appro- les photons qui traversent la barrière par
des deux photons traverse une barrière priée, bloque les photons : un revêtement effet tunnel arrivent avant ceux qui se pro-
avant d'atteindre le détecteur ; l'autre pho- multicouches d'un micromètre d'épais- pagent dans l'air, et la vitesse moyenne de
ton ne rencontre aucun obstacle. La plupart seur-un centième du diamètre d'un che- traversée de la barrière est égale à 1,7 fois
du temps, le premier photon se réfléchit veu-réfléchit 99 pour cent de la lumière celle de la lumière ! Ce résultat semble
contre la barrière ; on ne détecte alors que incidente, à la longueur d'onde (la « cou- contredire la notion classique de causalité.
son jumeau. Cependant, quand le premier leur ») pour laquelle il a été conçu. Dans puisque, selon la théorie de la relativité
photon traverse la barrière par effet tunnel, notre expérience, nous nous intéressons due à Albert Einstein, aucun signal ne peut
les deux photons atteignent leur détecteur au un pour cent de photons restants, qui se propager plus vite que la lumière. Si des
respectif. Dans ce cas, nous pouvons com- ont traversé ce miroir. signaux se propageaient plus vite que la
parer les instants d'arrivée et en déduire la Durant plusieurs jours d'expériences, lumière, les effets pourraient précéder les
duréedu passagepar effet tunnel. nous avons enregistrél'arrivée des photons causes : une ampoule électrique pourrait
Comme barrière, nous utilisons un qui, un à un, traversaient la barrière par commencer à briller avant même que l'on
miroir un peu particulier : contrairement effet tunnel. Nous avons comparé l'instant ait actionné l'interrupteur.
aux miroirs domestiques (dont le revête- d'arrivée de ces milliers de photons à l'ins- Posons le problème plus précisément.
ment métallique réfléchit 85 pour cent de tant d'arrivée des photons jumeaux, qui se Si, à un instant donné, vous décidez de
la lumière incidente), les miroirs utilisés propageaient à la vitessede la lumière sans lancer des photons vers un miroir en
dans nos expériences sont formés d'une être perturbés (la vitesse de la lumière est ouvrant une « porte » et si quelqu'un

1. ALICE traverse un miroir sans effort, comme le font des photons sique du XXe siècle-celui du temps de passagepar effet tunnel-
par effet tunnel Avec son ouvrage, Lewis Carroll, qui n'était pour- en faisant dessiner à John Tenniel un étrange visage sur l'horloge
tant pas physicien, avait anticipé un problème épineux de la phy- dans le monde du miroir.
d'autre les attend de l'autre côte du miroir, sion d'un photon, sa position et sa vitesse d'un même photon. Lorsque ce photon est
combien de temps s'écoulera-t-il avant que ne sont pas définis précisément ; en réalité, détecté en un point, les deux petites tortues
cette autre personne n'apprenne que vous la position d'un photon doit être représen- se condensent instantanément en un point.
avez ouvert la porte ? Notre expérience tée par une distribution de probabilité en La tortue réfléchie est plus grosseque celle
semble indiquer que la personne détecte la forme de cloche-une carapacede tortue- qui traverse par effet tunnel, parce que la
lumière avant qu'un signal qui se serait dont la largeur correspond à l'incertitude réflexion est plus probableque la transmis-
propagé à la vitesse limite théorique ne sur la position. sion (n'oublions pas que le revêtement
l'atteigne, contrairement à l'idée Pour comprendre ce point, imaginons multicouche réfléchit 99 photons sur 100).
d'Einstein sur la causalité. Dans une telle des tortues faisant la course, avec le bout Dans notre expérience, nous observons
hypothèse, les ingénieurs pourraient réali- du nez sur une ligne de départ au moment que le sommet de la carapacede la tortue
ser des appareils de télécommunication de l'ouverture des portes. L'instant d'appa- 2, qui représente la position la plus pro-
extraordinaires, voire « bizarres », et les rition du nez à la ligne d'arrivée (le détec- bable du « photon tunnel »,atteint la ligne
physiciens pourraient proposer de nou- teur) repère le moment à partir duquel il d'arrivée avant le sommet de la tortue 1.
velles interprétations de la mécanique devient possible d'observer un photon : Cependantle nez de la tortue 2 n'arrive pas
quantique ; certains l'ont fait, au début du aucun signal ne peut être reçu avant l'arri- plus tôt que celui de la tortue 1. Comme les
siècle. vée du nez. Cependant, en raison de nez des tortues se déplacent à la vitesse de
l'incertitude sur la position, le photon fran- la lumière, le photon qui indique le départ
chit en moyenne la ligne de départ avec un des tortues ne peut jamais arriver plus rapi-
Les effets léger retard. La plupart des tortues (là où il dement que ne l'autorise le principe de
avant les causes ? est plus probable de détecter le photon) se causalité (voir la figure 3).
trainent derrière leur nez. Cependant le nez des tortues corres-
La mécanique quantique permet-elle Nommons tortue I le photon qui se pro- pond à une région de probabilité si faible
d'éviter le paradoxe des effets qui se mani- page librement en direction du détecteur,et que les photons y sont rarement observés.
festent avant les causes ? Absolument. tortue 2 celui qui traverse la barrière par La position du sommet indique mieux le
Jusqu'ici, nous avons considéré la vitesse effet tunnel. Lorsque la tortue 2 atteint la point où se trouve le photon après sa détec-
de passage des photons par effet tunnel barrière, elle se scinde en deux tortues plus tion. Ainsi, même si les tortues franchis-
dans un contexte classique, comme s'il petites : une qui retourne vers la ligne de sentensemble la ligne d'arrivée, le sommet
s'agissait d'une quantité directement départ et une qui franchit la barrière. Ces de la carapacede la tortue 2 précède celui
observable, mais le principe d'incertitude deux tortues plus petites indiquent, de la tortue I (en effet, la tortue transmise
d'Heisenberg l'interdit. L'instant d'émis- ensemble, la distribution de probabilité est plus petite que la tortue 1). De même,

2. LE JEU DE CROQUET de Lewis Carroll permet d'analyser les diffi-W. Heisenberg. Classiquement un hérisson, envoyé vers un mur,
cultés conceptuellesde l'effet tunnel. Alice utilise un flamant rose rebondit contre celui-ci. Cependant,en physique quantique, le héris-
pour frapper un hérisson roulé en boule, qui ressemble à son apparait de l'autre cote du mur avec une certaine probabilité.
un photon qui traverse la barrière par effet tion d'un photon tunnel, le photon entier lignes, afin qu'aucune tortue ne soit avan-
tunnel arrive en moyenne avant celui qui « saute » instantanément dans la partie tagée. Si nous plaçons alors une barrière
se propage sans être perturbé à la vitesse transmise du paquet d'ondes, et la tortue 2 sur l'un des chemins, toute avance ou tout
de la lumière. C'est ce que notre expé- bat la tortue I plus d'une fois sur deux. retard ne peut être dû qu'à l'effet tunnel.
rience a confirmé. Bien que la redistribution des paquets Pour obtenir deux couloirs équivalents,
Cependant certaines parties du paquet d'ondes permette la description de nos on aurait pu comparer la durée de par-
d'ondes ne se déplacent pas plus vite que observations, nous ignorons pourquoi cet cours, de la sourcejusqu'au détecteur, pour
la lumière. Celui-ci se déforme lors de son effet a lieu et pourquoi la traversée par les deux chemins. Une fois ces durées ren-
déplacement, jusqu'à ce que le sommet effet tunnel est si rapide. Cette question dues égales, nous aurions su que les che-
émergeantsoit constitué essentiellement de intrigue les physiciens depuis le travail mins étaient identiques. Cependant de
contributions qui, auparavant, apparte- d'Eugene Wigner, dans les années 1930. telles mesures auraient nécessité un chro-
naient à l'avant du paquet. En aucun point, Certains ont estimé que des approxima- nomètre dont les aiguilles effectueraient un
le paquet d'ondes associé au « photontun- tions incorrectes dans les calculs de milliard de milliards de tours par minute !
nel »n'est en avancesur le photon libre. En Wigner avaient conduit à ses prévisions Leonard Mandel et ses collègues de
1982, Steven Chu, de l'Université de étonnantesde l'effet tunnel ; d'autres sou- l'Université de Rochester ont imaginé une
Stanford, et Stephen Wong, des tenaient que la théorie était juste, mais technique interférentielle qui effectue plus
Laboratoires Bell, ont observé une défor- qu'elle devait être interprétée avec pru- simplement le chronométrage des photons.
mation analogue dans une expérience avec dence ; et d'autres encore, tels Markus Le chronomètre quantique de L.
des impulsions laser formées d'un grand Buttiker et Rolf Landauer, du Centre de Mandel fonctionne grâce à un élément
nombre de photons : ils observèrentque les recherche ThomasWatson d'IBM, pensent optique nommé lame séparatrice (voir la
quelques photons qui traversaient une bar- que d'autres quantités que l'instant d'arri- figure 4), qui transmet la moitié des pho-
rière arrivaient avant ceux qui se dépla- vée au sommet du paquet d'ondes (par tons qui l'atteignent et réfléchit l'autre
çaient librement. exemple, I'angle dont tourne une particule moitié. Deux paquets d'ondes correspon-
On pouvait supposer que seuls les en rotation sur elle-même pendant la tra- dant à des photons sont lâchés au même
quelques premiers photons de chaque versée par effet tunnel) indiqueraient instant, à partir d'un même point, et
impulsion traversaient la barrière, sans mieux le temps passédans la barrière. Bien s'approchent de la lame séparatricepar ses
redistribution des paquets d'ondes, mais que la mécanique quantique puisse prédire, faces opposées.Pour chaque paire de pho-
cette interprétation n'est plus possible dans en moyenne, l'instant d'arrivée des parti- tons, il y a quatre possibilités : soit les deux
notre cas, car nous détectons individuelle- cules, elle n'admet pas la notion classique photons traversent la lame, soit ils rebon-
ment les photons. Au moment de la détec- de trajectoire, sans laquelle le temps passé dissent tous les deux, soit ils sortent
dans une région donnéede 1'espacen'a pas ensemblepar la gauche de la lame, soit ils
de signification claire. sortent ensemblepar la droite.
Les deux premières éventualités-cor-
Lacroisée des chemins respondantrespectivementà la réflexion et
à la transmission des deux photons-
Une étrange caractéristique de l'effet conduisent à une détection en coïncidence :
tunnel met sur la piste d'une explication de chaque détecteur n'enregistre l'arrivée que
l'effet : en théorie, l'élargissement de la d'un photon, et les deux détecteurs se
barrière n'allonge pas le temps nécessaire déclenchent ensemble, à un milliardième
au paquet d'ondes pour effectuer sa traver- de seconde près. Malheureusement cette
sée. Le principe d'incertitude explique résolution temporelle, qui correspond à
cette observation : plus on étudie longue- peu près au temps de propagation des pho-
ment un photon, moins on peut déterminer tons dans tout le circuit, est insuffisante
son énergie avec précision. Même si un pour comparer les vitessesdes photons.
photon tancé contre une barrière n'a pas Comment la lame séparatrice et les
assez d'énergie pour la franchir, il existe détecteurs aident-ils à égaliser les deux
une courte période initiale pendant laquelle pistes? En ajustant la longueur de l'un des
l'énergie de la particule est indéterminée. chemins, nous faisons disparaître toutes les
Durant cette période, tout se passe détections en coïncidence. Pourquoi alors,
comme si le photon pouvait emprunter puisque les deux photons atteignent la
provisoirement la quantité d'énergie sup- lame séparatrice au même moment, les
plémentaire qui lui permette de franchir la deux trajets sont-ils identiques? C'est une
barrière. La durée de cette période de grâce propriété quantique des particules. Toutes
dépend de la quantité d'énergie empruntée, les particules connues sont soit des bosons,
mais pas de la largeur de la barrière. soit des fermions. Des fermions identiques
Quelle que soit cette largeur, la durée du (des électrons, par exemple) se conforment
franchissement reste toujours la même. Si au principe d'exclusion de Pauli, qui sti-
la barrière est suffisamment large, la pule qu'ils ne peuvent se trouver simulta-
vitesse apparente de traversée est supé- nément au même endroit. En revanche, les
rieure à celle de la lumière. bosons (tels les photons) « aiment » être
Naturellement nos mesures n'ont de ensemble : quand ils atteignent simultané-
Combien de temps dure la traversée du sens que parce que les tortues parcourent ment la lame séparatrice, ils repartent plu-
mur ? Cette durée viole-t-elle la limite sur exactement la même distance : nous tôt ensembledans la même direction. Cette
la vitesseénoncéepar A. Einstein ? devons les faire courir sur des pistes recti- « grégarité » desbosons réduit les coïnci-
3. UNE COURSEDE TORTUESaide a analyser le problème de la quelques cas où la tortue 2 traverse la barrière par effet tunnel, le
duree du passagepar effet tunnel. Ici les tortues représentent la dis- sommet de sa carapace franchit, en moyenne, la ligne d'arrivée
tribution de probabilité associéeà la position d'un photon. Le som- avant le sommetde la carapacede la tortue 1 : la «vitesse de passa-
met de la carapacecorrespondà l'endroit oit la probabilité de trou- ge par effet tunnel » est 1,7 fois supérieure à celle de la lumière.
ver le photon est maximale. Les tortues partent ensemble (à Cependant son museau ne précède pas celui de la tortue 1 : les deux
gauche), mais la tortue 2 rencontre une barrière et se scinde (à tortues avancent à la mêmevitessedu début à la fin de la courseet
droite) en deux tortues plus petites que la tortue initiale. Dans les les basesde la relativité ne sont pas remises en cause.

dencesquand les photons arrivent simulta- tude stipule que, plus on mesure précisé- absorber un photon et réémettre une paire
nément. Aussi, pour faire parcourir aux ment l'instant d'émission d'un photon, de photons ayant chacun environ la moitié
photons des chemins égaux, nous faisons plus l'énergie du photon (sa couleur) est de l'énergie du photon incident. Un pho-
varier la longueur de l'un des chemins, de indéterminée (voir l'encadré). ton ultraviolet, par exemple, est trans-
sorte que nous observions un minimum de En raison du principe d'incertitude, nos formé en deux photons infrarouges émis
coïncidences lorsque les photons mettent expériences devraient faire apparaître un simultanément et dont l'énergie totale est
exactement le même temps pour parvenir à compromis. N'importe quel verre disperse égale à celle du photon ultraviolet. Ainsi
la lame séparatrice. La largeur du creux les couleurs qui composent les photons, les couleurs des photons d'une paire sont
associé à ce minimum, dans la courbe des étalant son paquet d'ondes, ce qui réduit la corrélées : si l'un est légèrement plus bleu
nombres de coïncidence (qui limite la réso- précision du chronométrage. Les ondes (et se propage plus lentement dans le
lution de notre détection), correspond à la sont disperséesparce qu'elles ne se propa- verre), l'autre est légèrement plus rouge
taille des paquets d'ondes, soit environ la gent pas à la même vitesse dans le verre : (et il se propage alors plus rapidement).
distance parcourue par la lumière en c'est parce que le bleu se propage plus len- Des différences entre les deux photons
quelquescentainesde millièmes de milliar- tement que le rouge, par exemple, qu'un d'une paire favorisent-elles un des pho-
dième de seconde. prisme décomposela lumière blanche. tons? L'une des tortues est-elle plus athlé-
C'est seulement quand les longueurs Lorsqu'une brève impulsion traverse un tique que l'autre ? Non : en raison de la
des chemins sont égales que nous plaçons milieu dispersif (la barrière ou les couches non-localité, les différences sont sans
la barrière : alors le nombre de coïnci- de verre dont elle est composée), elle importance ; aucun des deux détecteursn'a
dences n'est plus minimal, ce qui indique s'étale parce que ses composantes rouges de moyen de connaître le chemin qu'a
que l'un des photons atteint la lame sépara- se propagent plus vite que sescomposantes suivi le photon qu'il détecte.
trice avant l'autre. Pour retrouver le mini- bleues (voir la figure 5). Un calcul simple Quand plusieurs possibilités condui-
mum de coïncidences, nous devons allon- montre que la largeur des impulsions que sent au même résultat final, des interfé-
ger le chemin emprunté par le photon nous utilisons serait multipliée par deux rences sont créées. En l'occurrence,
tunnel, car les photons mettent moins de après la traversée de un centimètre de chaque photon emprunte les deux che-
temps à traverser une barrière qu'à se pro- verre. Cet étalement aurait dû nous empê- mins à la fois, et ces deux possibilités
pager dansl'air. cher de déterminer laquelle des tortues interfèrent. La situation où le photon qui
franchit la ligne d'arrivée la première... traverse le verre est le plus rouge (donc le
mais il n'a pas réduit la précision du chro- plus rapide) interfère avec celle où il
Effet tunnel et dispersion nométrage. Voilà le deuxième exemple de s'agit du plus bleu qui traverse le verre
non-localité quantique : les deux photons (donc du plus lent). De ce fait, les écarts
Même avec des trajets de longueurs jumeaux doivent se propager simultané- de vitesse se compensent, et les effets de
précisément égales et un dispositif précis ment sur les deux chemins. Presque par dispersion disparaissent ; l'élargissement
de chronométrage, l'expérience aurait pu magie, les éventuelles désynchronisations des paquets d'ondes par dispersion ne
échouer. Son succès est une deuxième se compensent. limite pas le chronométrage. Sans non-
confirmation du principe de non-localité : Pour comprendre cette compensation, localité, nous serions très embarrassés
sans lui, un chronométrage précis de la examinons une propriété particulière de pour effectuer les mesures. La seule
course aurait été impossible. Pour détermi- nos paires de photons. Celles-ci se for- façon de décrire notre expérience
ner l'instant d'émission d'un photon avec ment par un effet de « conversion paramé- consiste à dire que chaque photon d'une
précision, on cherche naturellement à utili- trique spontanée »,que l'on observe dans paire parcourt les deux chemins, à la fois
ser des paquets d'ondes aussi courts que les cristaux qui possèdent des propriétés celui sur lequel se trouve la barrière et
possible. Toutefois le principe d'incerti- optiques non linéaires : un tel cristal peut aussi l'autre.
Le paradoxe EPR quantique est une théorie incomplète. En exemple, l'une des énergies ne soit mesu-
1935, ils ont imagine une expériencepour rée. A ce moment, une seule énergie a été
Jusqu'ici nous avons considéré deux expliquer ce qu'ils croyaient être une faille observée. Comme la somme des énergies
manifestations de la non-localité dans nos de la mécanique quantique. des deux photons est égale à celle du
expériences de physique quantique. La Si l'on en croit cette dernière, remar- photon initial, l'énergie du photon
première était une mesure de la durée de quaient les trois physiciens, toutes les par- jumeau, qui n'a pas été mesurée, doit ins-
passagepar effet tunnel, qui nécessite que ticules produites par un effet tel que la tantanément prendre la valeur complé-
les deux photons commencent à se propa- conversion paramétrique sont couplées. mentaire. Cette « réduction » aurait lieu
ger au même instant ; la seconde corres- Supposons que l'on mesure l'instant quelle que soit la distance entre les deux
pondait à la disparition de la dispersion, d'émission d'une particule ; en raison de photons jumeaux. Le principe d'incerti-
qui résulte de la corrélation précise des l'étroite corrélation entre les instants tude ne serait pas violé, car on ne pour-
énergies de deux photons (on dit que les d'émission des particules, nous connaî- rait spécifier qu'une seule valeur à la fois
photons sont corrélés en énergie et en trions avec certitude l'instant d'émission : la mesure de l'énergie désorganise le
temps). Le dernier exemple est une combi- de l'autre particule sans même la pertur- système et introduit instantanément une
naison des deux premiers : un photon ber. Nous pourrions alors mesurer avec nouvelle incertitude temporelle.
réagit instantanément à ce que fait son précision l'énergie de la deuxième parti- Naturellement, une hypothèse aussi
jumeau, quelle que soit la distance dont il cule et en déduire celle de la première. étrange serait inutile s'il existait des
est séparéde lui. Ainsi nous déterminerions simultanément façons plus simples de comprendre les
Un tel effet semble impossible, puisque l'énergie et l'instant d'émission de chaque corrélations. Une explication plus intui-
le principe d'incertitude d'Heisenberg particule, ce qui contredit le principe tive serait que les photons jumeaux quit-
interdit la détermination précise et simulta- d'incertitude d'Heisenberg. Comment tent la source à des instants précis, corré-
née de l'instant et de l'énergie. Un tel argu- résoudre ce paradoxe? lés, en emportant des énergies également
ment vaut pour une particule unique, mais, Deux solutions sont envisageables. La corrélées et parfaitement définies ;
pour une paire, la mécanique quantique première consiste à supposer l'existence l'impossibilité de spécifier ces propriétés
nous autorise à définir simultanément la de ce qu'Einstein nommait des actions simultanément prouverait simplement que
différence entre les instants d'émission et fantômes à distance (spukhafte la mécanique quantique est incomplète.
la somme de leur énergie, même si aucun Fernwirkungen). Dans ce scénario, la Einstein, Podolsky et Rosen prônaient
des instants ni aucune des énergiesdes par- description des particules par la méca- la seconde explication : les corrélations
ticules n'est déterminé. Cette observation nique quantique est complète. Aucun ins- entre photons jumeaux n'auraient rien de
conduisit Einstein, Boris Podolsky et tant ni aucune énergie particuliers n'est non local parce que les propriétés de
Nathan Rosen à conclure que la mécanique associé aux photons avant que, par chaque particule seraient déterminées au

4. L'INTERFÉROMETRE À PHOTONS JUMEAUX (a) chronomètre pré- deux photons sont soit tous les deux transmis par la lame séparatrice
cicémentles propagationsde deux photons durant un parcours ana- (b), soit tous les deux réfléchis (c). À part l'analyse des instants
logue à celui destortues dela figure 3. Cesphotons naissentdans un d'arrivée, il n'y a aucun moyende determinerquel photon a pris telle
cristal par conversion paramétrique et sont dirigés à l'aide de miroirs ou telle route ; les deux ont pu traverser la barrière. Quand les deux
vers une lame séparatrice. Quand un des photons devance l'autre à photons atteignent simultanément la lame séparatrice, ils sortent du
la hauteur de la lame séparatrice(en raison de la barrière), les deux même côté pour des raisons quantiques, de telle sorte que les deux
détecteurs se declenchent ensemble dans la moitié des cas environ. détecteursne se déclenchent pas. Les deux possibilitésprécédentes
Deux possibilités conduisent à de telles détections en coïncidence
: les interfèrent alors de manière destructive.
moment de l'émission. La mécanique individuellement. Ils imaginaient qu'il les particules agissent localement ; une
quantique n'aurait été correcte que d'un existait une théorie sous-jacentecapable de telle théorie aurait été fondée sur l'exis-
point de vue probabiliste ; elle n'aurait pas prédire les résultats précis de toutes les tence de variables cachées, qu'il aurait
décrit complètement les particules prises mesures possibles et qui aurait prouvé que fallu découvrir. En 1964, au Laboratoire

LES PAQUETS D'ONDES

l'on Oncomprend mieux ce que sont les paquets d'ondes si par la relation de Planck-EinsteinE = hf, où h est la constante
en construit un, en ajoutant des ondes de fré- de Planck. L'aspect corpusculaire de la mécanique quantique
quences différentes. Choisissons une fréquence centrale s'introduit avec cette relation qui stipule que l'énergie d'un
(représentée par la courbe verte), qui est une onde sans photon dépend de sa «couleurs».Des photons rouges possè-
début ni fin. Si nous lui ajoutons deux ondes de fréquences dent environ trois cinquièmes de l'énergie des photons bleus.
légèrement inférieure et supérieure (courbes respectivement En remplaçant f par E/h, l'inégalité précédentedevient :
rouge et bleue), nous obte- AE. #t # h/4#.
nons un objet de type impul-
sion (courbe blanche). Avec Les physiciens ont jugé
suffisamment de fréquences, cette relation si importante
on obtient une véritable qu'ils l'ont nommée principe
impulsion, ou paquet d'incertitude de Heisenberg
d'ondes, confinée dans une (il en existe une autre
petite région de l'espace.Si le forme, plus connue, entre la
domaine des fréquences utili- position et la quantité de
sées pour créer cette impul- mouvement d'une parti-
sion était réduit (en utilisant, cule). Ce principe indique
par exemple, des couleurs qu'il est impossible, même
comprises entre le jaune et avec un appareil parfait, de
le vert), nous créerions une connaître précisément, à la
impulsion plus longue ; inver- fois l'instant d'émission d'un
sement, si nous avions inclus photon et son énergie.
toutes les couleurs du rouge Bien que nous soyons
au violet, le paquet aurait pu arrivés au principe d'incer-
être encore plus petit. titude en considérant la
Plus généralement, la lar- construction d'un paquet
geur Af de la gamme de couleurs utilisée est reliée å la d'ondes, son domaine d application est infiniment plus
durée At de l'impulsion, par l'inégalité : vaste, et sa signification bien plus générale. Nous n'insiste-
Af. At #1/4#. rons jamais assez sur le fait que cette incertitude est inhé-
rente aux lois de la nature. II ne s'agit pas simplement
Autrement dit, plus on cherche à réduire la taille d'un d'une imprécision des dispositifs de mesure de notre labo-
paquet d'ondes, plus la gamme des couleurs doit être large. ratoire. C'est grâce au principe d'incertitude que les élec-
Cette relation est vraie pour tous les types d'ondes : la trons ne s'effondrent pas sur le noyau dans un atome, que
lumière, le son, les rides à la surface de l'eau, etc. la résolution ultime des microscopes est limitée et, selon
Ce résultat prend une nouvelle signification physique quand certaines théories astrophysiques, c'est à cause de lui que
on fait correspondre la fréquence de l'onde électromagné- la répartition de matière dans l'Univers était non uniforme
tique f à l'énergie E des photons qui composent cette onde au début des temps.

5. LES IMPULSIONS LUMINEUSES sont dispersées en raison des dif- si elle était tracée sur une feuille de caoutchouc, puis étirée : la
ferences de vitessede propagation suivant la longueur d'onde. Une couleur la plus rouge précèdela couleur la plus bleue,parce qu'elle
impulsion brève qui traverse un morceau de verre s'élargit comme est plus rapide dans le verre.
européen de physique des particules nous savons que l'autre main contient le quelle voie il suivra avant de pénétrer dans
(CERN),près de Genève, John Bell décou- pion blanc. Toutefois une telle corrélation son interféromètre, mais, en sortant, cha-
vrit un théorème qui prouvait que toute préétablie n'existe pas dans notre expé- cun des deux sait instantanément (à dis-
théorie qui comporte des variables cachées rience, qui est beaucoup plus étrange : en tance) ce que son jumeau a fait et se com-
locales donne des prédictions différentes modifiant la longueur du chemin dans l'un porte en conséquence.
de celles de la mécanique quantique, ou l'autre des interféromètres, on com- Afin d'analyser ces corrélations, nous
laquelle décrit très bien la physique des mande les corrélations entre les photons. avons compté le nombre de fois que les
particules. Plus précisément, on peut passer continû- photons sortaient simultanément de chaque
Depuis cette époque, des résultats expé- ment d'une situation où les photons sortent interféromètre et étaient simultanément
rimentaux ont corroboré la description non toujours par une des voies de leur interfé- détectéspar les détecteursplacés à la sortie
locale (celle de la mécanique quantique) et romètre respectif (les deux voies supé- supérieure des deux interféromètres. On ne.
contredit l'hypothèse intuitive de Einstein, rieures, ou bien les deux voies inférieures) modifie pas le nombre de photons détectés
Podolsky et Rosen. Ces travaux doivent à une situation où ils sortent toujours par par l'un ou l'autre de ces détecteurs en
beaucoup à John Clauser, à Berkeley, des voies opposées.En principe, de telles variant la longueur du détour des interféro-
Alain Aspect, à l'Institut d'optique corrélations devraient subsister même si mètres, mais on change alors le nombre de
d'Orsay, et à leurs collègues. Dans les l'on réglait la longueur des chemins après coïncidences,ce qui démontre que les pho-
années 1970 et 1980, ils examinèrent les l'émission des deux photons jumeaux. tons de chaque paire sont corrélés. Cette
corrélations de polarisations de photons. Autrement dit, aucun des photons ne sait variation produit des « franges »analogues
Plus récemment, Paul Tapster, en
Angleterre, a étudié les corrélations entre
les quantités de mouvement de photons
jumeaux. Nous avons poursuivi le travail
en reprenant une idée de James Franson,
de l'Université Johns Hopkins, et recher-
ché expérimentalement si une théorie à
variables cachées décrivait mieux que la
mécanique quantique les corrélations en
énergie et en temps.
Dans notre expérience, les photons
jumeaux créés par conversion paramé-
trique dans un cristal non linéaire sont
envoyés vers deux interféromètres iden-
tiques (voir la figure 6). Chaque interféro-
mètre ressemble à un échangeur d'auto-
route avec un détour facultatif. Les
photons peuvent emprunter le chemin le
plus court et aller directement de la source
à leur destination, ou bien ils peuvent
emprunter le détour (dont on peut régler la
longueur) avant de continuer leur chemin.
Que se passe-t-il lorsque l'on envoie les
photons d'une paire vers ces interféro-
mètres ? Chaque photon emprunte au
hasard le détour ou la route directe, et
quitte l'interféromètre par la « sortie supé-
rieure » ou par la « sortie inférieure ». On
observe ainsi que les probabilités de sortie
par le haut et par le bas sont égales. On
penserait, intuitivement, que la sortie d'un
des photons serait indépendantede celle de
son jumeau dans l'autre interféromètre.
L'expérience réfute cette intuition : au
contraire, nous observons de fortes corréla-
tions entre les voies empruntées par les
photons jumeaux lorsqu'ils quittent les
interféromètres. Pour certaines longueurs
du détour, par exemple, le photon de
6. LES CORRELATIONS non locales entre deux particules sont mises en évidence dans
gauche sort par le haut chaque fois que son l'expérienee dite de Franson, où deux photons sont envoyés vers des interféromètres sépa-
jumeau, à droite, passepar le haut. rés, mais identiques. Chaque photon peut emprunter une route directe ou faire un détour
On pourrait alors imaginer que ces cor-
au niveau de la première lame séparatrice. Ils peuvent quitter le système soit par la sortie
rélations sont établies dès le départ, d'en haut, soit par celle d'en bas. Un détecteur enregistre la sortie des photons par le haut.
comme quand on cacheun pion blanc dans Avant d'entrer dans les interféromètres, aucun des photons ne sait quel chemin il emprun-
un main et un pion noir dans l'autre : si tera. Après l'avoir quitté, chacun d'eux sait instantanément et de façon non locale ce que
nous trouvons un pion noir dans une main, sonjumeau a fait et se comporteen conséquence.
d'intensité entre les bandes claires et
sombres est limitée. Or nous observons
des franges dont le contraste atteint 90
pour cent. Avec certaines hypothèses
supplémentaires et très raisonnables,
notre expérience indique que l'image
intuitive, réaliste et locale, proposée par
Einstein et par ses collègues, est fausse :
on ne peut expliquer nos résultats expéri-
mentaux sans reconnaître que le résultat
d'une mesure, d'un côté, dépend de façon
non locale du résultat de la mesure de
l'autre côté.
La théorie de la relativité est-elle en
danger? Non, car il n'existe aucun moyen
d'utiliser les corrélations entre particules
pour transmettre un signal plus vite que
la lumière. En effet, la sortie des photons
par le haut ou par le bas est aléatoire.
C'est seulement en comparant des enre-
gistrements apparemment aléatoires des
comptages aux deux détecteurs, ce qui
nécessite de disposer de ces données
ensemble, que l'on détecte des corréla-
tions non locales. Le principe de causa-
lité subsiste.
Cette nouvelle attristera peut-être les
7. LESCOINCIDENCES entre le détecteur de gauche et celui de droite dans l'expérience de
passionnés de science-fiction, mais plu-
Franson (points orange autour de la courbe orange) suggèrent l'existence dephénomènes
sieurs physiciens ont cherché à tirer parti
non locaux. L'axe des abscisses représente la somme des longueurs des deux chemins les
de la découverte. Ils proposent notam-
plus longs, en unité d'angle (ce que l'on nomme la phase). Le contraste, c'est-à-dire la
difference maximale entre les taux de coincidence, est supérieur à la limite des théories ment d'utiliser le caractère aléatoire des
réalistes locales corrélations
bleue), ce qui implique que les corrélations sont nécessairement pour coder l'information.
(courbe
non locales,comme l'a montre John Bell, du CERN. Leurs systèmes de cryptographie quan-
tique seraient absolument inviolables.
Nous avons considéré trois exemples
aux bandes alternativement claires et deux fois (une fois pour le chemin direct de non-localité. Dans le premier, lors
sombres obtenues par un interféromètre à et une autre pour le détour). d'un effet tunnel, un photon « perçoit »
deux fentes qui sert classiquement à Pour comprendre ce résultat, mettons- l'autre côté de la barrière et la traverse
démontrer le caractère ondulatoire des nous à la place d'un détecteur. Nous rece- dans le même intervalle de temps quelle
particules. vons une lettre d'un ami qui réside sur un que soit son épaisseur. Dans des expé-
Dans notre expérience, les franges autre continent. Nous savons que la lettre riences de chronométrage de haute réso-
révèlent un effet d'interférence particu- a été postée une semaine auparavant, si lution, la compensation des effets de dis-
lier. Comme nous l'avons vu précédem- elle arrive par avion, ou un mois aupara- persion provient du parcours simultané
ment, des interférences apparaissent vant, si elle est venue par bateau. Pour des deux chemins de l'interféromètre par
quand plus de deux possibilités indiscer- qu'apparaissent des interférences, la les photons. Dans la dernière expérience
nables conduisent au même résultat (pen- même lettre aurait dû être postée à deux que nous avons examinée, une corréla-
sons au deuxième exemple de non-loca- dates différentes. Classiquement cette tion non locale des énergies et des ins-
lité, où chaque photon parcourait deux situation est absurde, mais dans notre tants d'émission des deux photons est
chemins différents simultanément pour expérience, l'observation de franges mise en évidence par les corrélations
produire des interférences). d'interférence implique que chaque pho- après la sortie des interféromètres. Bien
Ici des coïncidences se produisent ton jumeau possède deux instants d'émis- que les photons n'aient été séparés que
dans deux cas : quand les deux photons sion indiscernables, à partir du cristal. de quelques mètres, la mécanique quan-
empruntent les chemins directs ou quand Chaque photon a deux dates de naissance. tique prédit que l'on aurait observé des
ils font le détour (quand un photon prend De surcroît, la forme exacte des corrélations quelle que soit la distance
le chemin court et l'autre le détour, ils franges d'interférence permet de diffé- entre les deux interféromètres.
arrivent à des instants différents et rencier l'interprétation quantique de toute La nature semble ainsi parfaitement
n'interfèrent pas ; nous filtrons électroni- théorie à variables cachées locales (selon causale : on ne peut utiliser aucun des
quement ces événements). laquelle, par exemple, chaque photon effets examinés précédemment pour
La coexistence de ces deux possibili- serait né avec une énergie précise ou en envoyer un signal qui se propagerait
tés est absurde du point de vue de la phy- sachant quelle sortie prendre). Selon le plus vite que la lumière. La difficile
sique classique : si les photons arrivent théorème de Bell, aucune théorie à cohabitation entre la relativité, qui est
sur leur détecteur au même instant, après variables cachées ne peut prédire des une théorie locale, et la mécanique
avoir emprunté les deux routes à la fois, franges sinusoidales de contraste supé- quantique, non locale, a encore sur-
c'est que chacun des photons a été émis rieur à 71 pour cent ; la différence monté une nouvelle crise.
LES IMAGES QUANTIQUES Reprenant cette idée, Erwin Schrödinger
a propose !'équation d'onde d'une parti-
cule en 1927. L'année suivante, en 1928,
ET LA MICROSCOPIE
cette équation a été appliquée à des
situations où un électron rencontre une
TUNNEL barrière de potentiel, c'est-à-dire des
situations où une région de l'espace lui
Jean Klein est interdite. Ce calcul n'était pas seule-
ment un simple exercice d'application
de la mécanique quantique. 11correspon-
dait aussi à des situations expérimentales
Il Les images obtenues en microscopie
est naturel de chercher des repré- qui restaient énigmatiques. Ainsi, la
sentations des objets physiques. Mais à effet tunnel sont interprétées en ces radioactivité alpha, s'est révélée un effet
essayezdonc de représenter un électron ! termes. La microscopie à effet tunnel ne tunnel. La particule alpha (un noyau
Vous dessinerez d'abord une bille dure, donne pas l'image, mais une image des d'hé ! ium)est retenue au sein du noyau
car la mécanique classique est fortement atomes à la surface d'un échantillon. par une barrière de potentiel : elle n'a
ancrée dans votre esprit. En imaginant L'image d'un objet est la trace d'une pro- pas suffisamment d'énergie pour
ainsi l'électron, vous oublierez qu'il est priété physique. Quand je vous photo- s'échapper du noyau. Pourtant, la radio-
aussi une onde ! Alors comment repré- graphie, je visualise la diffusion de la activité alpha, au cours de laquelle une
senter un objet qui est à la fois une onde lumière par votre enveloppe externe ; particule alpha est émise par le noyau,
et une particule ? j'ai une certaine image de vous. Quand je existe. L'ionisation d'un atome d'hydro-
II en va de même pour l'atome. vous éclaire avec une source de rayons gène place dans un champ électrique est
Chaque scientifique a sa représentation X, je vois vos côtes, votre colonne verté- aussi un effet tunnel, ainsi que l'a montré
de l'atome ; le chimiste n'a pas la mêmebrale ; j'ai une autre image de vous, diffé-Robert Oppenheimer. Lorsque l'on
que le physicien du solide. ! ! n'existe pas rente de la première. On visualise tou- applique un champ électrique à l'atome
d'image correcte de l'atome, car chaque jours une certaine propriété physique, et d'hydrogène, on peut l'ioniser : un élec-
image particularise une propriété. En nous verrons que la propriété observée tron échappe à l'attraction électrosta-
revanche, une image fausse persiste, que en microscopie par effet tunnel conceme tique du noyau sous l'action du champ
nous devons chasser de notre esprit, celle les états électroniques accessibles de
électrique appliqué. L'effet tunnel est
de l'atome de Bohr. Le modèle de Bohr l'échantillon. Avant cela, examinons !'effet
une vieille affaire quantique.
représente l'électron comme une planète, tunnel. En mécanique classique,une particule
une bille qui toume autour du noyau sur L'effet tunnel
devrait rebondir sur la barrière de poten-
des orbites circulaires ; les rayons des est une éclatante tiel. Cette barrière n'est plus un obstacle
orbites ont des valeurs bien déterminées, manifestation du caractère ondulatoire infranchissable en physique quantique, où
et l'électron passe de manière brutale d'une particule telle que l'électron. En la particule est décrite par une onde. À
d'une orbite à l'autre. Cette représentation 1924, Louis de Broglie a eu l'idée d'asso-
l'intérieur de la barrière de potentiel,
ne correspond pas à la réalité ; elle stimu- cier une onde aux particules de matière. l'onde ne se propage pas, et son ampli-
lait la réflexion aux débuts de la méca-
nique quantique, mais elle est devenue
sans intérêt aujourd'hui car trompeuse.
La notion de couches électroniques
se rapporte à l'énergie électronique d'un
atome, qui est définie parmi plusieurs
valeurs discrètes. Dans t'espace. la posi-
tion de l'électron est décrite par une
fonction d'onde, ou orbitale, qui ne
désigne aucune position précise. Elle
représente une probabilité de présence
de l'électron dans une région de l'espace.
La probabilité de trouver un électron en
un point est nulle, quel que soit ce point.
L'électron est réparti dans tout l'espace
qui entoure le noyau. Par conséquent, la
bille qui toume sur une orbite précise est
une idée fausse.
Si on doit garder une image d'atome
pour les livres d'initiation à la physique, la
moins fausse est certainement celle d'un
nuage électronique, une boule aux bords
flous dont les électrons occupent le
1. Principe du microscope à effet tunnel. Une pointe fine est balayée au-dessus
volume, une cerise dont les électrons d'une surface à quelques angströms au-dessus d'elle. Les électrons peuvent passer
seraient la chair. On représente ainsi la par effet tunnel de la pointe vers la surface. Le courant qui en résulte, le courant
probabilité de présence de l'électron, tunnel, dépend de la distance entre la pointe et la surface. Les variations du cou-
son étalement dans l'espace. rant tunnel reflètent le relief de la surface.
tude s'atténue graduellement : c'est une
onde évanescente. Tant que l'amplitude
ne s'est pas réduite à zéro, la particule a
une probabilité non nulle (égale au carré
de l'amplitude) de se trouver dans la
barrière de potentiel. Un flux d'électrons
qui heurte une barrière de potentiel a
une faible probabilité de la traverser. Cet
effet « passe-muraille » est appelé effet
tunnel ; c'est comme si un électron heur-
tant une barrière voyait un tunnel s'ouvrir
qui lui permettait de passer à travers.
La probabilité de présence d'une
particule de l'autre côté de ! a barrière
dépend de plusieurs paramètres : elle est
d'autant plus grande que la barrière à
franchir n'est pas trop élevée ni trop
large, et que la particule est plus légère.
C'est pourquoi nous utilisons des élec-
trons en microscopie à effet tunnel.
L'effet tunnel des électrons a été mis en
évidence dès 1928, par l'expérience de
Fowler et Nordheim, dans les jonctions
métal-isolant-métal : le courant passe
d'un métal à l'autre par effet tunnel. Il
existe également des jonctions tunnel à
base de semiconducteurs, que l'on
appelle des diodes Esaki.

Le
principe physique du micro-
scope à effet tunnel repose sur l'exis-
tence de ce courant d'électrons à travers
un milieu isolant, qui constitue une bar-
rière de potentiel. L'effet tunnel est
ancien, mais, pour des raisons tech-
niques, le microscope à effet tunnel est 2. Le «CO Man» (bonhomme en Carbone-Oxygène), réalisé par P. Zeppenfeld et
très récent. 11a été mis au point en 198 1 D. Eigler (IBM, Son José). En approchant une pointe au-dessus d'un atome, on
par Gerd Binnig et Heinrich Rohrer. attire celui-ci par le champ électrique de la pointe. On peut ensuite l'entraîner
L'engouement pour cet outil a été ou bout de la pointe, et le redéposer en une position choisie. On dessine ainsi un
immédiat, et ses inventeurs ont été rapi- motif avec quelques atomes (chaque bosse correspond a un atome).
dement récompensés par un prix Nobel,
en 1986. On devrait d'ailleurs l'appeler pointe est aussi fine que possible : elle se face, et cette dernière est explorée ligne
nanoscope au lieu de microscope, car termine souvent par un atome. Elle est par ligne. Par l'effet tunnel, on obtient
l'échelle d'observation a changé : elle est métallique, et présente des électrons une information sur le relief : le courant
de l'ordre du nanomètre (10-9 m), voire susceptibles de passer par effet tunnel tunnel est plus fort à l'endroit d'une
de l'angström (10-10 m). Nous le dési- vers la surface. La surface doit être bosse, et plus faible à l'endroit d'un
gnons par ces initiales anglaises STM : conductrice, pour évacuer les charges. creux. Par le balayage, on collecte une
Scanning Tunneling Microscopy, ou On amène la pointe à quelques nano- information sur chaque point de la sur-
Method pour les puristes. mètres au-dessus de la surface. face. On enregistre les variations du cou-
Le STMest devenu d'usage général. Il Classiquement, le courant ne devrait pas rant au cours des déplacements de la
intéresse les physiciens des solides, pour passer entre la pointe et la surface, car la pointe. On obtient ainsi une image tridi-
« voir » la surface des matériaux ; il est matière est interrompue, comme mensionnelle de la surface, telle une
utilisé par les physiciens moléculaires, lorsque l'on coupe un fil électrique avec carte topographique, où l'on voit les
pour « voir » la structure des molécules des ciseaux. Toutefois, si la pointe et la atomes qui débordent de la surface, et
et leur conformation lorsqu'elles se surface ne sont pas trop éloignées, un des lacunes qui creusent la surface.
déposent sur une surface ; des poly- courant faible peut traverser le vide par Le principe est simple, mais pour
mères, des cristaux liquides, et même effet tunnel. Si l'éloignement augmente, faire un outil efficace, il fallait un système
des molécules de la biologie, comme le courant diminue. de déplacement fiable-les céramiques
l'ADN, ont été observés. G. Binnig et H. Rohrer ont eu l'idée piézoélectriques-, et surtout, il fallait
L'idée du STMest de faire passer un de monter une pointe sur des céra- s'affranchir des vibrations. Si on fait une
courant, par effet tunnel, entre une miques piézoélectriques (des céramiques photographie avec un appareil qui
pointe et la surface à explorer. L'astuce qui se déforment sous l'effet d'une ten- tremble, on obtient une image floue. Si
technologique est le balayage (scanning) sion électrique). Les céramiques asservies on veut voir les atomes avec un micro-
de la pointe au-dessus de la surface. La promènent la pointe au-dessus de la sur- scope à effet tunnel, il faut que sa stabi-
lité soit meilleure que la taille d'un atome, dépose ; dans le cas d'un alliage,on sait si ne comporte pas d'état électronique
soit un angström. Il fallait donc trouver un une espèce est plus riche en surface accessible.
moyen d'isoler la pointe et la surface du qu'une autre, s'il y a ségrégation de sur- On facilite l'interprétation des
monde extérieur. G. Binnig et H. Rohrer face. Les structures de surface diffèrent images, en inversant la polarité du champ
avaient d'abord fabriqué un STMen lévita- souvent des structures en volume : un électrique appliqué entre la pointe et la
tion magnétique. Puis on s'est aperçu grand nombre de liaisons sont ouvertes, surface à examiner. À ce moment là, les
qu'un dispositif fait de ressorts et de et les atomes se réarrangent pour mini- électrons vont de la surface vers la
plaques alternées en métal et en caout- miser l'énergie de surface. Or les pro- pointe, et l'on n'observe plus les états
chouc absorbait la totalité des vibrations priétés physiques d'un matériau dépen- vides, mais les états occupés de l'échan-
gênantes. On a ainsi éliminé toute instabi- dent souvent de la structure de sa tillon. Cette inversion de la polarité four-
lité. Aujourd'hui, le STM se vend dans le surface, en particulier dans le cas des nit une deuxième image de la surface,
commerce et son utilisation est courante. couches minces déposées. qui complète l'information de la pre-
La principale difficulté se trouve dans le Ne voit-on que les bosses des mière. On fait alors de la spectroscopie,
contrôle de la pointe et de la surface de atomes, et les trous des lacunes ? Cette et non plus seulement de la topographie.
l'échantillon dont dépend l'interprétation description est très simplifiée. Les élec- Les images, d'interprétation plus
des images. trons qui quittent la pointe ne sont col- compliquée que prévue, sont aussi plus
lectés par la surface que si leur énergie riches. C'est ainsi que l'on peut visualiser
Le STM
est le premier instrument correspond à des états d'énergie libres une petite molécule déposée sur une
qui permette de faire des observations sur les atomes présents de la surface. Si surface. La présence de cette molécule a
locales. En microscopie classique, on le principe de Pauli ne permet pas aux pour effet de changer localement la den-
envoie un faisceau de particules qui électrons d'être accueillis, le courant ne sité électronique à la surface ; les élec-
sonde les propriétés d'une surface. Le passe pas. S'il y a des places vides, acces- trons qui s'échappent de la pointe par
faisceau d'analyse a une certaine section, sibles aux électrons selon le principe de effet tunnel voient une densité d'états
de l'ordre du millimètre carré ou du Pauli, le courant peut passer. L'informa- modifiée, et le courant tunnel mesuré
micron carré, ce qui a pour effet de tion physique recueillie concerne donc rend compte de cette modification.
moyenner les propriétés physiques sur les états électroniques accessibles aux L'analyse correcte des images obtenues
un grand nombre d'atomes. En revanche, électrons venant de la pointe et allant par un STMn'a pas été immédiate. On
le STM donne accès à une information vers l'échantillon. C'est plus subtil que la faisait beaucoup d'erreurs au début, car
locale : si on ajoute une molécule sur présence ou l'absence d'atome : il se on ne prenait pas assez de précautions
une surface, on peut observer où elle se peut que l'on ne voit pas un atome, s'il dans les interprétations. Aujourd'hui, on
comprend bien la nature de la propriété
physique observée, et on sait beaucoup
mieux interpréter les images. Des tra-
vaux théoriques de simulation numé-
rique des surfaces permettent de rendre
compte des observations.
Le développement de la microscopie
à effet tunnel a été fulgurant, de 1981 à
aujourd'hui, et s'est accompagné de la
découverte d'autres microscopies à
sondes locales. En 1986, on a inventé le
microscope à force atomique. Ce micro-
scope mesure la force entre l'atome du
bout de la pointe et les atomes de la
surface ; il permet d'imager ainsi des iso-
lants non observables par microscopie
tunnel. Le champ d'application de ces
microscopes à sonde locale touche tous
les domaines des sciences-physique,
chimie ou biologie-et peut-être une
nouvelle électronique à l'échelle nano-
métrique verra le jour.
On est entré dans une nouvelle
dimension, le dixième de nanomètre, et
il est possible aujourd'hui de manipuler
les atomes de manière contrôlée. On
sait par exemple construire un commu-
tateur atomique, ou dessiner un bon-
3. L'image complète de la surface d'un échantillon d'arseniure de gallium (GaAs)
homme avec les atomes. L'atome est
est obtenue après deux balayages de la pointe. Lors d'un premier balayage, les
électrons passent, par effet tunnel, de la pointe vers la surface ; ils explorent les totalement « apprivoisée.
états vides, qui sont ceux des atomes de Gallium (en rouge). On effectue un
deuxième balayage, la polarité étant inversée, de sorte que les électrons passent Jean Kleinest chercheur-enseignant
de la surface vers la pointe, c'est a dire des états pleins vers la pointe. On obtient ou Groupede Physiquedes Solides,
alors l'image des atomes d'arsenic (en vert). Université Paris VII.
Du quantique classique
au

Hervé Zwim

Les physiciens découvrent comment les systèmes peuvent varier les paramètres physiques.
Certains formalismes théoriques sont tels
physiques passent d'un état quantique à un état qu'en faisant la somme, éventuellement
pondérée, de deux états réels, on obtient
classique. Le comportement des systèmes aurait une un nouvel état possible, ; dans ce cas,
l'espace des états est un espace vectoriel.
apparence quantique quand ils sont isolés, et classique En mécanique quantique, l'état d'un
système est quelquefois nommé sa fonc-
quand ils interagissent avec leur environnement. tion d'onde (cette dénomination provient
de la première version de la mécanique
quantique, la mécanique ondulatoire, éta-
blie par Erwin Schrodinger en 1925),
la mécanique quantique tème complet, composé du système mais, plus généralement, on utilise la ter-
est incontestablement mesuré, de l'appareil de mesure et de minologie « vecteur d'état », puisque les
féconde : elle explique la l'environnement, aboutit à prédire un états d'un système quantique forment un
couleur des corps, la comportement classique du système. Les espacevectoriel particulier, dit espace de
superfluidité de l'hélium dix dernières années de recherche, dans Hilbert. En raison de cette structure de
liquide, le fonctionnement des semicon- ce domaine, indiquent que l'aspect clas- l'espace des états, toute combinaison
ducteurs ou les propriétés des métaux. sique du monde physique résulte non pas linéaire d'états quantiques possibles est
Aucun phénomène physique n'a impose de l'échelle des systèmes considérés, elle-même un état quantique possible.
sa révision, à ce jour, tant que les éner- mais de la limitation inévitable des gran- Toutefois l'interprétation physique du
gies mises en jeu restent non relativistes. deurs que l'acte de mesure peut prendre vecteur d'état pour un système quantique
Pourtant elle est entachée d'une inco- en compte ; les systèmes quantiques res- est bien moins simple que pour une
hérence fondamentale qui préoccupe les teraient quantiques dans leur essence, boule de billard. L'une des curiosités de
physiciens depuis sa naissance, malgré leur apparence classique. la mécanique quantique est précisément-
en 1925 : la description de l'évolution que certains états « superposés », formés
d'un système physique nécessite
par combinaison linéaire d'états, sont
l'emploi de deux mécanismes différents L'état d'un système physiquement possibles selon la théorie,
selon que le système est observé ou non. mais ne peuvent être décrits en termes
Cette situation serait tolérable si l'on Le problème de la mesure apparaît macroscopiques classiques.
pouvait préciser exactement ce qu'est lorsqu'on souhaite décrire l'évolution de
une observation et délimiter une fron- l'état d'un système physique, état censé
tière entre l'observateur et le système caractériser complètement les grandeurs La réduction
observé. Malheureusement toutes les physiques du système étudié. Ainsi le du paquet d'ondes
tentatives dans ce sens se heurtent à de mouvement d'une boule d'ivoire se
graves difficultés si l'on suppose que déplaçant sur un billard peut être décrit Les difficultés de la mécanique quan-
l'observateur est lui-même décrit par la comme une succession d'états, caractéri- tique sont mises en évidence sur
mécanique quantique. sés chacun par quatre nombres : les deux l'exemple du spin d'une particule.
Si ce « problème de la mesurer n'est composantes de la position et les deux Souvent ce spin est présenté comme le
pas encore résolu, la difficulté n'est que composantes de la vitesse dans le plan de moment cinétique de rotation propre,
théorique ; elle ne gêne en rien l'utilisa- la table de billard. Pour tenir compte des c'est-à-dire la caractérisation d'une rota-
tion de la mécanique quantique, qui éventuels effets imprimés à la boule, on tion de la particule sur elle-même, à la
fournit des prédictions d'une remar- pourrait également décrire le roulement, façon d'une toupie. Cependant cette
quable précision. Reste l'irritation par trois nombres supplémentaires. définition masque les propriétés fonda-
conceptuelle, qu'un certain nombre Plus généralement, un état est une mentalement quantiques du spin :
d'avancées théoriques récentes sont en liste de nombres représentant les gran- contrairement au moment cinétique clas-
passe de supprimer. On reconnaît notam- deurs physiques étudiées et dont l'inter- sique, le spin est quantifié, c'est-à-dire
ment que la mesure fait intervenir autant prétation est donnée par la théorie. Tout qu'il ne peut prendre que certaines
le système physique mesuré que l'appa- ensemble de nombres n'est pas caracté- valeurs entières ou demi-entières, selon
reil de mesure et l'environnement. Cette ristique d'un état physique réel : deux le type de la particule (le spin est un
constatation qui pourrait sembler triviale nombres décrivant une position située en nombre entier comme 0, 1, 2... si la par-
a des conséquences importantes. Dans dehors de la table de billard ne corres- ticule est un boson, et demi-entier
certaines situations modèles, on calcule pondent pas à un état possible de la comme 1/2, 3/2... si la particule est un
que l'acte de mesure appliqué au sys- boule. La théorie doit préciser comment fermion).
La composante du spin d'un électron l'on observe un électron qui est initiale- est différent de celui d'un ensemble de N
(qui est un fermion) sur un axe quel- ment dans l'état (P0+P1)/#2, on trouve électrons dont Ncos2α sont dans l'état
état égal tantôt à tantôt à P1, les- 1+>x Nsin2α
dans l'état 1->x
(mélange
conque ne peut etre trouvée égale, par son Po, et
une mesure, qu'à +1/2 ou-1/2 (en uni- quels s'interprètent tous deux de façon M). Imaginons, en effet, que l'on consi-
tés h/2#, égale à 1,05X10-34 joule classique. dère un autre axe z que l'axe x par rap-
seconde). Considérons un système La donnée des résultats de mesure en port auquel on a préparé le mélange M.
constitué d'un seul électron et intéres- termes probabilistes pourrait inciter à La mécanique quantique prédit que, dans
sons-nous seulement à son spin. L'état penser que l'état superposé précédent le cas du mélange M, une mesure du spin
de l'électron se réduit à la description de décrit un mélange d'électrons pour moi- selon l'axe z donnera une fois sur deux la
son spin, indépendamment des autres tié à la position X0 et pour moitié à la valeur +1/2 et une fois sur deux la valeur
grandeurs que sont la position et la position x1, ce qui éliminerait tout mys- -1/2. En revanche, une mesure identique
quantité de mouvement de l'électron. Si tère puisque chaque électron posséderait faite sur des électrons dans l'état super-
l'on note respectivement 1+>x et 1->x,
les alors une position définie ; la nature pro- posé donnera la valeur +1/2 avec la pro-
états où le spin de l'électron est égal à babiliste des prévisions serait seulement babilité (cosa + sinα)2/2
et la valeur-1/2
+1/2 et-1/2 selon l'axe x, l'état super- due à la description statistique des états. avec la probabilité (cosα-sinα)2/2.
Ces
posé (1+>x 1->x)/#2devrait être un état L'exemple des spins montre que cette résultats différents interdisent donc
+
possible. Cependant il ne correspond interprétation est erronée : le comporte- d'identifier un ensemble d'électrons dans
pas à un état de spin défini selon l'axe x : ment d'un ensemble d'électrons dans l'état superposé et le mélange M, bien
une mesure du spin selon l'axe x d'un l'état superposé cosα +1+>x sina 1->x que les prédictions de la mesure du spin
électron dans cet état superposé donne
une fois sur deux la valeur +1/2 et une
fois sur deux la valeur-1/2. En d'autres
termes, on ne peut pas attribuer une
valeur définie au spin selon l'axe x d'un
électron dans cet état superposé. De
même, le spin selon l'axe x d'un élec-
tron qui se trouve dans l'état superposé
cosα+1+>x
sina 1->xn'a aucune valeur
définie si a est différent de 0 ou de n/2 ;
en revanche, une mesure du spin d'un
électron dans cet état donne la valeur
+1/2 avec la probabilité cos2α, et-1/2
avec la probabilité sin2α.
La mécanique quantique prévoit
qu'un électron ne peut pas avoir un spin
simultanément défini selon deux axes
différents. Ainsi une mesure du spin
selon un axe z d'un électron ayant un
spin +1/2 selon l'axe x donne +1/2 et
-1/2 avec une égale probabilité.
L'étrangeté du monde microscopique
augmente encore quand on considère la
position de l'électron. Si le vecteur
d'état Po décrit l'électron à la position
xo et le vecteur d'état P1 décrit l'élec-
tron à la position x1, le vecteur d'état
(Po+P)/A12 décrit
un état possible de
l'électron. Où est l'électron dans cet état ?
La mécanique quantique indique qu'une
fois sur deux l'électron est observé à la
position xo et, une fois sur deux, il l'est
à la position x1. Autrement dit, un tel
électron n'occupe pas une position défi-
nie dans l'espace. On pourrait considé-
1. LE TEMPSde décohérenced'un systèmecomposed'une massedans un potentiel harmo-
rer qu'il est « un peu en xo et un peu en
nique a été calculé par Wojciech Zurek, du Laboratoire de Los Alamos : à la température
x1», sans être vraiment nulle part, mais ambiante, pour une masse de un gramme, il est 1040 fois inférieur au temps de relaxation
cette présentation serait trompeuse, et
du système.Si ce dernier est égal à l'âge de l'Univers, soit environ 1017 secondes, le temps
l'on préfère considérer qu'un tel état
de décohérenceestde l'ordre de 10-23seconde.Un tel calcul montre que, bien que le com-
quantique ne s'interprète pas en termes
portement du système soit et reste quantique lors d'une mesure, nous ne pouvons observer
macroscopiques habituels, les objets sur
que l'état classique qui nous est familier. Sur cette figure, on a représenté la mesure, à
lesquels notre intuition est fondée ne se l'aide de fentes de Young, de la position en hauteur de photons émis un à un par un laser.
trouvant jamais dans un état compa- Avant la mesure (a), la matrice densité (d'ordre deux)comporte des termes non diagonaux
rable. On échappe alors au paradoxe de (a droite). Après la mesure, chaque photona étélocalisé, et les termes non diagonaux ont
l'état superposé en considérant que, si quasiment disparu (b).
selon l'axe x soient identiques. De ce fait, t'axe, x. La superposition des états quan- important de la mécanique quantique.
la description quantique des états super- tiques n'équivaut pas à un mélange sta- Certains états quantiques ne sont pas
posés n'est pas une description statis- tistique. interprétables en termes macroscopiques
tique, et un électron dans l'état superposé Les exemples précédents donnent la classiques, car les grandeurs physiques
ne possède pas un spin défini selon clef de la compréhension d'un aspect qui leur sont associées ne sont pas défi-
nies. Lors d'une observation destinée à
mesurer une de ces grandeurs, le système
« tombe »dans un état analogue à un état
classique macroscopique et qui corres-
pond à la valeur mesurée.
Ce passaged'un état superposé, où la
valeur des grandeurs physiques n'est pas
définie, à un état interprétable classique-
ment, où les grandeurs sont définies, est
ce que l'on nomme la réduction du
paquet d'ondes. La mécanique quantique
indique, à partir de l'état initial, la liste
des valeurs que peut prendre la grandeur
mesurée, ainsi que la probabilité d'obte-
nir chaque valeur possible. Ce « principe
de réduction » du paquet d'ondes est fon-
damental, car il fournit à la fois un
2. EN MÉCANIQUE QUANTIQUE, l'espace des états est un espace vectoriel : en combinant d'interpréter les états et une loi
des états possibles, on obtient de nouveaux états possibles. Cette somme vectorielle d'états moyen
d'évolution des systèmes en cas de
n'est pas toujours possible en mécanique classique : si l'on considère le mouvement d'une
boule de billard (qui glisse sans frottement), l'état de la boule est définipar la position et la mesure.
quantité de mouvement.L'état formé par somme vectorielle de deux états (xp, yl ; Pxp, pyl)
et (x2, Y2 ; Px2, Py2) n'est pas un état possible de la boule de billard si le point de coordon-
nées (x1 + x2, Y1+ j,) est en dehors de la table. Le problème de la mesure

En l'absence de mesure, un système


évolue selon une loi différente et plus
habituelle en physique, puisque son état
est régi par une équation différentielle
linéaire : l'équation de Schrodinger
ih/2# d#(t)/dt = H #(t), où h est la
constante de Planck, # (t) l'état du sys-
tème à l'instant t, et H l'opérateur hamil-
tonien du système agissant sur l'espace
des états et représentant l'énergie du sys-
tème. La résolution de l'équation de
Schrodinger permet de déterminer l'état
du système à tout instant à partir d'un état
initial #(t0) tant qu'aucune mesure ne per-
turbe le système. L'évolution régie par
cette équation est rigoureusement déter-
ministe : la distance entre deux états ini-
tiaux se conserve durant l'évolution, ce
qui n'est naturellement pas le cas lors
d'une réduction du paquet d'ondes,
puisque le même état peut évoluer vers
deux états radicalement différents.
S'opposent ainsi une loi d'évolution
selon laquelle, en l'absence de toute
observation, le système évolue de façon
déterministe conformément à l'équation
de Schrödinger, et une autre loi qui pré-
cise, à partir de la connaissance de l'état
initial du système, quelles sont les
3. LE PROBLÈMEDE LA MESURE,en mécaniquequantique, résulte de l'existence de deux valeurs possibles pour les grandeurs
principes utilisés pour décrire l'évolution des états. L'équation de Schrödinger permet, à observées et leurs probabilités d'obser-
partir de la fonction d'onde décrivant l'état initial d'un système, de calculer l'état à un ins- vation respectives, et qui énonce les états
tant ultérieur. Cependant,quand on mesure une grandeur physique du système, le principe associés à ces valeurs vers lesquels peut
de réduction du paquet d'onde prévoit qu'on peut obtenir plusieurs résultats différents, tomber le système d'une façon non
avec chacun une probabilité particulière. Les deux types deprévisionsne concordent pas. déterministe.
Cette situation, bien que surprenante, de l'électron et de l'appareil de mesure, mécanique quantique et responsable de
ne serait pas trop inconfortable si l'on mais nous avons oublié que quelqu'un la réduction du paquet d'ondes.
pouvait préciser sans ambiguïté ce qu'est doit observer le résultat de cet appareil : Cette interprétation introduit un dua-
une mesure ou une observation, mais, nous devons inclure, à côté de l'appareil lisme en mécanique quantique : la matière
dès que l'on considère qu'une observa- de mesure, un observateur qui fait la habituelle serait soumise à la mécanique
tion résulte de l'interaction entre le sys- mesure. Ce raisonnement, exact, ne quantique, tandis que la conscience ne le
tème, qui est quantique, et un appareil de résout cependant pas la difficulté, car si serait pas, et l'action de la conscience sur
mesure, macroscopique, une difficulté l'observateur est lui-même décrit par la la matière forcerait cette dernière à adop-
survient. Pour mesurer le spin d'un élec- mécanique quantique, il possède un vec- ter des valeurs définies pour les grandeurs
tron selon un axe, par exemple, on utilise teur d'état, et le raisonnement précédent physiques mesurées. Autrement dit, la
l'appareil qu'ont inventé les physiciens se répète avec la même conclusion : le conscience forcerait la matière à se com-
allemands Otto Stern et Walther Gerlach, système global composé de l'électron, de porter de façon classique !
en 1921, afin de détecter la déviation l'appareil de mesure et de l'observateur Une autre possibilité a été proposée
d'atomes d'argent qui passent dans un est dans un état superposé après l'inter- par Hugh Everett III dans sa thèse, en
champ magnétique intense. Selon que action. C'est le célèbre problème du chat 1957 : la théorie des univers parallèles. Il
son spin est égal à +1/2 ou à-1/2, un de Schrödinger. n'y aurait jamais de réduction du paquet
électron qui entre dans le champ magné- Puisque aucun physicien ne s'est d'ondes, mais, à chaque mesure,
tique est dévié dans un sens ou dans le jamais senti dans un état superpose, on l'Univers se scinderait en autant d'uni-
sens opposé : sa détection d'un côté ou suppose que l'observateur, ou l'un de ses vers parallèles qu'il existe de possibili-
de l'autre de la trajectoire qu'il aurait en constituants, échappe à la description de tés, chaque univers parallèle correspon-
l'absence de champ magnétique révèle la mécanique quantique. Comme l'iden- dant à une valeur possible de la grandeur
son spin. tification précise de ce constituant est mesurée. Cette théorie présente plusieurs
On peut décrire ce phénomène en délicate, on a généralement supposé que inconvénients. Outre qu'elle paraît
considérant que l'électron, qui était ini- c'est la conscience de l'observateur, par- impossible à tester, il peut sembler diffi-
tialement dans un état superposé #e, tie hors de notre champ d'investigation cile d'admettre que l'observateur lui-
subit une mesure et, conformément au physique, qui avait cette particularité. même se scinde en plusieurs observa-
principe de réduction du paquet d'ondes, Cette position a été notamment défendue teurs différents à chaque mesure qu'il
tombe dans l'état 1+> s'il est observé par John von Neumann, Fritz London, effectue.
d'un côté du détecteur, ou dans l'état 1-> Edmond Bauer et Eugene Wigner. Ce Enfin il reste la solution de nier le
s'il est observé de l'autre côté, avec une dernier, prix Nobel de physique en 1963, problème de la mesure en remarquant
probabilité que l'on peut calculer grâce imaginait qu'un ami agisse en intermé- qu'une mesure fait nécessairement inter-
au principe de réduction du paquet diaire entre lui-même, considéré comme venir un appareil macroscopique et que,
d'ondes appliqué à l'état initial. observateur ultime, et l'appareil de dès lors, on doit appliquer le principe de
Cependant une autre description est pos- mesure. Puisque le formalisme quan- réduction du paquet d'ondes. C'est l'atti-
sible : l'appareil de mesure, étant lui- tique, s'il s'appliquait à la conscience, tude pragmatique prônée par l'école de
même un système physique, est décrit, conduirait son ami à être dans un état Copenhague, à la suite de Niels Bohr, et
en mécanique quantique, par un vecteur d'esprit étrangement superposé après qui est aujourd'hui adoptée par la majo-
d'état #a. La mécanique quantique sti- l'interaction, Wigner concluait que la rité des physiciens lorsqu'ils font de la
pule que le vecteur d'état initial du sys- conscience est hors du champ de la physique, et pas de la philosophie.
tème composé des deux systèmes, l'un
décrit par le vecteur d'état #e et l'autre
par le vecteur d'état #a, est le produit
des deux vecteurs d'état #e#a. Lors Lors
l'interaction et ensuite, l'état ay du sys-
tème global évolue conformément à
l'équation de Schrödinger puisque aucun
appareil de mesure ne mesure l'appareil
de mesure lui-même.
Ces deux descriptions ne conduisent
hélas pas au même résultat. L'évolution
donnée par t'équation de Schrödinger ne
produit généralement pas des états iden-
tiques à ceux auxquels on parvient par
réduction du paquet d'ondes : t'équation
de Schrödinger ne permet pas de trans-
former les états superposés en états
réduits, c'est-à-dire macroscopiquement
définis. Après la détection, l'appareil 4. L'APPAREILDE STERNEr GERLACH peut être utilisé pour mesurer le spin (ou moment
devrait donc se trouver lui-même dans
cinétique intrinsèque) d'électrons. Les électrons qui sont dans un état superposés selon
un état superposé corrélé avec l'électron. l'axe z acquièrent un spin défini selon cet axe quand ils passent dans un champ magné-
Comment éviter cette difficulté ? tique orienté selon cet axe.Ce spin ne peut prendre que deux valeurs +1/2 ou-1/2, corres-
On peut tout d'abord remarquer que pondant chacune à l'un des deux impacts symétriques de l'électron surun écran, par rap-
notre description est incomplète : nous port a la trajectoire en l'absence de champ magnétique. Sur la figure, la trajectoire en
avons assimilé la mesure à l'interaction couleur claire, bien que possible, est celle que n'a pas suivie l'électron.
La matrice densité Une façon de décrire l'état de quement définis, de représenter l'état d'un
l'ensemble des dés contenus dans les mélange de N systèmes dont n1 sont dans
Avant d'examiner les idées récentesqui boîtes consiste à considérer qu'il s'agit l'état E,, n2 dans l'état E2...np dans l'état
font progresser la résolution du problème d'un mélange de dés, avec un sixième Ep, par une matrice carrée diagonale
de la mesure, examinons plus précisément des dés dans l'état 1, un sixième des dés d ordre p dont tous les éléments non diago-
le formalisme utilisé pour décrire les états dans l'état 2, etc. La représentation de cet naux sont nuls et dont l'élément diagonal
quantiques. Imaginons, par exemple, que état peut être formalisée par un tableau est N1/IN.Cette matrice, également nom-
nous secouions une boîte qui contient un carré de 36 nombres avec les six élé- mée matrice densité, s'utilise alors de la
dé et que nous la posions ensuite sur une ments diagonaux égaux à 1/6 et avec tous façon suivante : quand on veut connaître la
table ; le couvercle de la boîte peut s'ouvrir les autres éléments nuls. Un tel tableau probabilité que, lors d'une observation
pour que l'on puisse examiner le dé. Apres est une matrice carrée diagonale d'ordre d'un des systèmes, on le trouve dans l'état
que la boîte a été secouéemais avant que six. Son interprétation est la suivante : Ei, il suffit de se reporter à l'élément dia-
nous ayons ouvert le couvercle, nous l'élément diagonal situé dans la ligne i et gonal i, qui est précisément cette probabi-
savons que la face supérieure du dé repré- dans la colonne i est la probabilité qu'en lité. Dans cet exemple, la matrice diago-
sente un nombre de 1 à 6, mais nous igno- ouvrant au hasard une boîte, le dé qu'elle nale est sans intérêt, mais, en mécanique
rons lequel. Chaque nombre a la même contient fasse apparaître le nombre i. Les quantique, la description des états par une
probabilité 1/6 d'apparaître. Si nous utili- éléments non diagonaux ne doivent pas matrice analogue est importante. En effet,
sonsun grand nombre de boîtes identiques, être considérés. la matrice densité s'applique aux états
nous trouvons chaque nombre 1, 2... 6 De façon générale, une telle matrice superposés.
dans un sixième des boîtes. permet, lorsque des états sont macroscopi- Reprenons l'exemple d'un électron
dans un état de spin superposé selon
l'axe x : cosa 1+>x+ sinα1->x.
Comme la
mesure du spin selon l'axe x donne les
valeurs +1/2 et-1/2 avec les probabilités
cos2α
et sin2α,
on pourrait penser, par
analogie avec le cas des dés, que la
matrice densité est une matrice diagonale
d'ordre 2, telle que le premier élément
diagonal soit cos2α,
et le second sin2α.
Cependant la description quantique est
plus complexe, car la matrice densité
ainsi écrite correspond à un mélange
d'électrons dont chacun est dans un état
bien défini. Or nous avons vu qu'un
ensemble de N électrons dans l'état
superposé n'est pas identique à un tel
mélange. La mécanique quantique pré-
voit que la matrice densité doit contenir
deux termes non diagonaux, égaux à
cosa sina, qui représentent des corréla-
tions non interprétables en termes macro-
scopiques. Après une mesure, les N élec-
trons tombent chacun dans un état de
spin défini et deviennent un mélange sta-
tistique décrit par la matrice diagonale.
Le problème de la mesure est, avec ce
formalisme, d'expliquer la « décohé-
rence » de l'état quantique, c'est-à-dire la
disparition des éléments non diagonaux
de la matrice densité, lors de la mesure.

Quelle est
la grandeur mesurée ?

Le problème de la mesure se com-


plique d'une autre énigme. Un espace
vectoriel peut être engendré par combi-
naison linéaire d'un ensemble de vec-
teurs indépendants qui forment une base ;
5. LORS D'UNE MESURE, l'équation de Schrödinger s'applique à l'ensemble formé par le une infinité de bases sont possibles, car, à
systèmeet l'appareil de mesure. La fonction d'onde totale, égale au produit des deux fonc- partir d'une base donnée, on peut définir
tions d'ondes, évolue vers des étatssuperposés de l'ensemble correspondant à des états
cor- une nouvelle base en choisissant de nou-
rélés du systèmephysique mesuré et de l'appareil de mesure. veaux vecteurs obtenus par combinaisons
linéaires des anciens vecteurs de base. L'observation d'un état Ea de l'appa- dont le champ est selon l'axe x ?
Pour un électron dont on ne considère reil corrélé avec un état Es de spin défini Pourquoi ne peut-on mesurer la vitesse
que le spin, par exemple, l'espace vecto- selon un axe particulier est alors interpré- d'une particule avec un détecteur de
riel des états est engendré par les deux table comme le fait d'avoir mesure le position ?
états 1+>xet 1->x.
Tout état possible est spin dans cette direction, puisqu'à cause
une combinaison linéaire de ces deux de la corrélation, si l'appareil est dans Le rôle de
états. L'état 1->z, par exemple,est égal l'état Ea, l'électron est dans l'état Es. 1'environnement
à (1+>x-1>x)/#2, et l'état 1+>z est Cependant, si les états de l'appareil qui
états
égal à (1+>x + 1->x)/#2.Les deux sont corrélés aux états de spin selon Les analyses précédentes étaient
1+>z et 1->z forment une nouvelle base, l'axe z étaient obervables, il serait pos- effectuées dans l'hypothèse implicite où
et il est équivalent de décrire un état d'un sible de mesurer le spin d'un électron le système quantique à mesurer et l'appa-
électron en l'exprimant selon l'une ou selon l'axe z avec un appareil de Stern et reil de mesure étaient isolés. Développant
l'autre base. De ce fait, la matrice densité Gerlach ayant un champ magnétique une remarque de H. Zeh, de l'Institut de
décrivant un état donné prend une forme orienté selon l'axe x, ce qui est expéri- physique théorique de Heidelberg,
différente selon la base choisie. mentalement impossible. Pour un champ Wojcieh Zurek, du Laboratoire de Los
Quelle interprétation devons-nous alors orienté selon l'axe x, les états de spin Alamos, a proposé au début des années
donner à la mesure du spin selon t'axe x selon l'axe x sont corrélés à des états de 1980 de faire intervenir l'environnement
d'un électron qui passe dans un appareil l'appareil que l'on peut effectivement comme élément essentiel du processusde
de Stern et Gerlach ayant un champ observer, tandis que les états de spin mesure. On sait en effet, que tout sys-
magnétique selon ce même selon l'axe z sont corrélés à des états de tème physique interagit avec son envi-
axe x ? Après l'interaction entre t'électron l'appareil qui ne sont jamais observés, en ronnement et que cette interaction n'est
et l'appareil, mais avant qu'on n'ait pratique : ils correspondraient à des négligeable qu'en première approxima-
observé le résultat, le formalisme quan- impacts superposés de l'électron sur tion. Dans un appareil de Stern et
tique stipule qu'une corrélation s'est éta- l'écran. Gerlach, cette hypothèse paraissait légi-
blie entre l'état de l'appareil et le spin de Ce constat, expérimental, n'est pas time pour deux raisons : d'une part,
l'électron, aussi bien suivant l'axe x que une explication. L'interprétation de la l'environnement semble intervenir peu
suivant tout autre axe. On peut donc écrire matrice densité de l'ensemble électron- quand on mesure un spin et, d'autre part,
la matrice densité de l'ensemble électron- appareil ne permet pas de préciser quels l'environnement, s'il est décrit par la
appareil dans une base contenant les états sont les seuls états observables de mécanique quantique, possède un vecteur
de spin selon l'axe x et les états de l'appa- l'appareil et, donc, de connaître ceux, d'état et devient corrélé avec le système ;
reil qui leur sont corrélés, ou bien dans corrélés, de l'électron sur lesquels porte après l'interaction, l'environnement serait
une autre base contenant les états de spin la mesure. Tant qu'on ignore dans lui-même dans un état superposé.
selon un autre axe z, corrélés avec d'autres quelle base la matrice densité est diago- W. Zurek montra que, si l'interaction
états de l'appareil. La corrélation fait alors nalisée, le formalisme quantique entre l'appareil de mesure et l'environne-
apparaître une correspondancebiunivoque n'indique pas la grandeur que mesure ment, définie par un hamiltonien d'inter-
entre certains états de l'appareil et les états l'appareil. Pourquoi ne peut-on mesurer action, a une forme particulière, on peut
de spin correspondants. le spin selon un axe z avec un appareil préciser quelle grandeur est mesurée. La

6. CERTAINS PHYSICIENS ont été amenés à considérer que, lors ainsi que ces théoriciens de la physique quantique en sont venus à
d'une mesure, on doit tenir compte non seulement du système proposer que la conscience humaine échappait à la description par
observé et de l'appareil de mesure, mais aussi de l'observateur, le formalisme quantique. Sur la figure, l'appareil est composé de
toute la difficulté consistant à fixer une frontière nette entre ce qui fentes de Young par lesquelles passent les photons émis un à par
un
constitue l'observateur et ce qui constitue le reste du système.C'est un laser ; l'observateur examine l'impact de chaque photon.
base de 1'espace des états de l'appareil être obtenue à partir de la matrice den- qui cause cette disparition est propor-
qui est sélectionnée pour diagonaliser la sité qui décrit l'objet complet composé tionnelle à la racine carré du nombre
matrice densité correspond aux gran- du système mesuré, de l'appareil de d'états possibles de l'objet complet. Les
deurs physiques de l'appareil qui ne mesure et de l'environnement, en négli- éléments diagonaux ne deviennent
sont pas perturbées par l'interaction de geant les degrés de liberté de l'environ- jamais rigoureusement nuls, mais s'ils
ce dernier et de l'environnement (par nement qui ne sont jamais observés : sont suffisamment petits, leurs effets
exemple, si l'appareil est un atome qui par exemple, pour un appareil qui inter- seront inobservables, en pratique. Le
se corrèle avec la particule observée, agirait thermiquement avec l'air de la temps de décohérence, c'est-à-dire le
son spin selon l'axe z pourrait être une pièce où il se trouve, on ne considère temps nécessaire pour que les éléments
telle grandeur pour un hamiltonien pas la quantité de mouvement de toutes non diagonaux deviennent tout à fait
d'interaction correctement choisi). les particules d'air de la pièce. On peut négligeables, dépend de l'interaction
W. Zurek montre, en outre, que alors montrer que, lorsque la matrice envisagée.
l'interaction avec l'environnement est PSAest écrite dans la base sélectionnée, En 1985, E. Joos et H. Zeh ont pour-
responsable de la diagonalisation de la ses éléments non diagonaux décroissent suivi ce travail en étudiant la localisa-
matrice densité et, donc, de la réduction exponentiellement en fonction du tion, due à l'environnement, d'objets
du paquet d'ondes. À cette fin, il temps. Leur disparition est d'autant plus macroscopiques. En considérant l'inter-
remarque que la matrice densité de rapide que l'environnement est plus action gravitationnelle seule, ils ont
l'ensemble système-appareil (pSA) peut complexe, car l'exponentielle négative montré que la superposition des posi-

7. LA MATRICE DENSITÉ permet de décrire l'etat d'un système phy-portion sin2α estdans l'état 1->x, la matrice densité
a pour termes
sique. Pour un ensemblede boîtes contenant chacune un dé, les diagonaux cos2α et sin2α (b). Enpour des électrons
revanche,
seuls termes non nuls de la matrice densité sont les termes diago- superposés dans l'état quantique (cosα +1+>x sinα 1->x), la
naux ; ils indiquent les probabilités de trouver un dé marquant les matrice densité contient
en outre destermes non diagonaux cosα.sin&
divers nombres compris entre un et six (a).Pour un ensemblede N (c). Les physiciens ont récemment montré comment, lors d'une
électrons, dont une proportion cos2α est dans l'état 1+>x
pro- et mesure,
une ces termesnon diagonaux tendent rapidementvers zéro.
tions de deux corps ayant une masse ou de la superfluidité. Selon les nou- la transition réelle qui s'opère entre l'état
égale à celle de la Terre et situés à la velles idées, le comportement d'un objet quantique et l'état classique ?
distance Terre-Lune engendrerait une est quantique tant qu'il est isolé, mais Les théories récentes sur le rôle de
incertitude inférieure à 10-15 centimètre devient classique quand il interagit avec l'environnement répondent à ces ques-
en un temps d'un dix-milliardième de son environnement. Cette solution tions en indiquant que la réalité est
seconde : les corps célestes sont bien semble éviter tout recours à une quel- quantique et en fournissant un
localisés ! conque intervention de l'esprit ou de la mécanisme formel qui constitue une
Vers la même époque, A. Caldeira et conscience. explication plausible de l'apparence clas-
A. Leggett, de l'Université de Santa A-t-on retrouvé l'objectivité forte de sique. En effet, le fait que les éléments
Barbara, ont étudie un modèle explicite- la mécanique classique, qui prétendait non diagonaux de la matrice densité puis-
ment calculable où l'environnement, décrire la réalité de façon totalement sent ne jamais être nuls prouve que, dans
modélisé par un potentiel harmonique, indépendante de tout observateur et son essence, le système reste quantique.
supprime les interférences quantiques « telle qu'elle est vraiment » ? Sans doute En revanche, la décroissance rapide de
entre deux paquets d'ondes gaussiens. Et pas. Le credo des scientifiques du xlxe ces coefficients les rendrait si petits que
dans un article publié en 1989, W. Zurek siècle était un réalisme fort : (I) il existe- leurs effets ne seraient pas observables en
et W. Unruh, à Vancouver, ont étudié un rait une réalité indépendante de tout pratique : le système semble classique.
modèle constitué d'un oscillateur harmo- observateur ; (2) on pourrait décrire cette C'est notre incapacité à observer certains
nique couplé à un champ scalaire unidi- réalité ; (3) elle serait constituée d'élé- états de l'environnement qui serait res-
mensionnel de masse nulle (ce qui repré- ments possédant des propriétés bien défi- ponsable de l'aspect classique du monde.
sente une particule plongée dans un nies même en l'absence d'observation ; Ainsi ces théories expliquent l'appa-
milieu chaud). Dans les deux cas, le (4) elle ressemblerait au monde tel que rence classique des choses, mais ne
temps de décohérence est considérable- nous le connaissons et il serait possible prouvent pas que leur nature profonde
ment inférieur au temps de mise à l'équi- de la connaître intimement. l'est. W. Zurek remarque lui-même qu'il
libre du système. Par exemple, dans le Déjà la découverte de la relativité res- existe un temps de récurrence après
modèle de W. Zurek et W. Unruh, le treinte par Albert Einstein, en 1905, avait lequel les éléments non diagonaux
temps de décohérence d'une masse de un affaibli le point (4) en montrant que la redeviennent notables, mais ce temps
gramme à la température ambiante est réalité est plus étrange que l'intuition ne est, dans les cas considérés, supérieur à
1040 fois inférieur au temps de relaxa- l'indique. Cependant c'est surtout la l'âge de l'Univers.
tion : si ce dernier est égal à l'âge de mécanique quantique qui provoqua une On pourrait alors admettre que la
l'Univers, soit environ 1017secondes, le révision des points (3) et (4). L'existence seule réalité est la réalité empirique et
temps de décohérence est de l'ordre de d'états quantiques superposés, le pro- qu'il convient de rejeter toute expé-
10-23seconde (voir lafigure 1). blème de la mesure et d'autres propriétés rience réalisable en droit mais pas dans
Le rôle de l'environnement peut éga- étranges (telle la non séparabilité de deux les faits. On en conclurait alors que
lement être joué par des objets plus exo- systèmes spatialement séparés mais l'interaction d'un système avec l'envi-
tiques : John Ellis, du CERN, et devant être considérés, avant toute obser- ronnement est la raison pour laquelle la
S. Mohanty et D. Nanopoulos, de vation, comme un seul et même objet dès réalité est classique. En revanche, si l'on
l'Université du Wisconsin, ont calculé lorsqu'ils ont interagi dans le passé) refuse cette position et que l'on consi-
en 1988 l'effet de l'interaction d'un sys- montrent que, s'il existe une réalité, elle dère qu'il existe une réalité plus pro-
tème microscopique et de trous de vers est très éloignée de tout ce que nous fonde derrière la réalité empirique (ce
(des configurations de l'espace-temps connaissons. que Bernard d'Espagnat, de l'Université
que prévoient certaines théories Pour quiconque n'essaie pas de com- d'Orsay, nomme le « réel voilé»), il faut
modernes de la gravitation). Ils ont mon- pléter la mécanique quantique par des admettre que cette réalité n'est pas
tré que le temps de décohérence est très « variables cachées », ce qui pose des pro- classique et que le mécanisme de
long pour une particule élémentaire blèmes que nous ne considérerons pas l'interaction avec l'environnement
comme un électron, mais devient de ici, les points (3) et (4) sont devenus n'est qu'une explication de son appa-
l'ordre de 10-7seconde pour un système insoutenables. Quelles sont les attitudes rence classique.
contenant un nombre de particules de philosophiques encore possibles ? Quelles que soient les conséquences
l'ordre du nombre d'Avogadro (1023). On peut penser qu'il n'existe pas de philosophiques qu'on tire des résultats
Les divers modèles ainsi réalisés réalité en dehors de la conscience, mais r ; cents,
ces derniers renouvellent
démontrent que le problème de la mesure cette attitude, bien que cohérente, conduit l'approche de la théorie quantique de la
peut être résolu si l'on tient compte de au solipsisme : rien n'existe en dehors de mesure. II reste à construire des modèles
l'interaction avec l'environnement, res- la pensée individuelle et tout ce que l'on réalistes d'interaction avec l'environne-
ponsable à la fois de la détermination du perçoit n'est qu'une sorte de rêve. ment qui puissent décrire un phénomène
type de la grandeur mesurée et du pas- Si l'on accepte l'existence d'une réa- réel et à proposer des expériences pour
sage de l'état superposé au mélange sta- lité indépendante de son observation, on tester les idées à la base de ces modèles.
tistique. Aux anciennes associations, peut se poser les questions suivantes : Ces tests seront difficiles, car peu de
quantique = microscopique et classique cette réalité est-elle quantique ou clas- modèles sont exactement solubles, et
= macroscopique, W. Zurek propose de sique ? Si elle est quantique, c'est donc d'éventuelles expériences devront sur-
substituer quantique = isolé et que le formalisme quantique sans réduc- monter de nombreux obstacles tech-
classique = ouvert. Ces assimilations tion du paquet d'ondes la décrit correcte- niques, dus notamment à la petitesse des
seraient d'autant plus justifiées que ment ; comment alors expliquer son temps de décohérence. Cependant
l'association classique = macroscopique apparence classique et réconcilier les pré- l'enjeu est immense : il s'agit de donner
a été depuis longtemps mise en défaut dictions des deux principes d'évolution ? une explication de l'apparence du monde
par la découverte de la supraconduction Si elle est classique, comment expliquer qui nous entoure.
PRÉCIS
UN TEST DE tion et modifié à la suite de mesures
précisesdu spectre de l'atome d'hydro-
L'ELECTRODYNAMIQUE gène. Selon le modèle de Bohr, une
raie unique nommée Hα correspond à
la transition entre les niveaux de
QUANTIQUE nombres quantiques principaux 2 et 3.
Cependant, on sait au début du siècle
que cette raie a deux composantes.En
1928, Paul Dirac intègre dans le
Martin Weitz
modèle atomique de Bohr la théorie de
la relativité restreinte d'Einstein, et
explique ainsi le dédoublement de la
L'atome d'hydrogène est le plus du noyau de l'atome sur des orbites raie Hα.
Selon la théorie de Dirac,
simple de tous les atomes : il se com- déterminées et stables.Chacune de ces I'électron possède un moment angu-
pose d'un proton et d'un électron. La trajectoires est caractérisée par un laire intrinsèque - le spin-, qui se com-
théorie de la structure de l'atome a été nombre quantique principal, et corres- bine avec le moment angulaire orbital,
vérifiée grâce à la spectroscopielaser à pond à une énergie spécifique. Les et provoque le dédoublement observé.
haute résolution appliquéeà l'hydrogène. transitions entre les trajectoires
Lesprogrès réalisés En
ont permisde mesu- s'accompagnentde l'absorption ou de 1947, Willis Lamb et Robert
rer l'énergiede la transition de Lambde rémission d'un photon, dont la lon- Retherford observent une structure
l'état fondamental de l'hydrogène avec gueur d'onde est inversement propor- encore plus fine de la raie Ha : une
une précisiondésormaiségaleà celle des tionnelle à la différence des énergies nouvelle raie apparaît,correspondant à
prévisionsthéoriques. des orbites concernées.Ces transitions une fréquence de 1060 mégahertz (mil-
correspondent aux raies d'absorption lion de hertz), soit environ deux millio-
Le physicien danois Niels Bohr nièmes de la fréquence de la raie Hα
ou d'émission observées dans le
propose en 1913 un nouveau modèle spectrede l'hydrogène. Cette raie correspond à une transition
de la structure de l'atome. Selon ce Ce modèle simple de l'atome de entre deux niveaux de structure fine
modèle, les électrons gravitent autour Bohr est plusieurs fois remis en ques- désignés, dans la nomenclature de la

Principe de l'expérience qui a permis de mesurer le dépla- des lasers est réglée sur le maximum d'excitation (la réso-
cement de Lamb de l'état IS sur l'atome d'hydrogène. On nonce). Les deux faisceaux détectés par la photodiode
compare les énergies des transitions IS-2S et 2S-4S (au milieu) sont préparés pour être de fréquences égales.
(schéma de niveaux A gauche). Pour cela, on excite les Le déplacement de Lamb induit une légère différence de
atomes par absorption simultanée de deux photons. Un fréquence, que l'on détermine par battement des deux
détecteur compte les atomes dans l'état 2S. La fréquence faisceaux.
mécanique quantique, par 2S1/2et 2P1/2 ; tion à une autre transition de l'atome gies des transitions sont inversement
le premier chiffre est le nombre quan- d'hydrogène. Notre équipe a utilisé la proportionnelles au cube du nombre
tique principal, la lettre désigne le transition 2S-4S : elle présente une lar- quantique principal, le déplacement de
moment angulaire orbital et l'indice geur naturelle d'environ un mégahertz, Lamb de !'état IS est huit fois supérieur
indique la somme du moment angulaire qui est certes supérieure à la largeur de à celui de l'état 2S.
orbital et du spin. L'état S correspond la transition IS-2S, mais inférieure d'un
Nous
au nombre quantique orbital nul : le facteur 100 à celle de la transition de avons obtenu pour cette
nuage électronique autour du noyau est radiofréquence 2S-2P. Le modèle ato- transition la valeur 8 172, 86 mégahertz
sphérique. L'électron est dans l'état P si mique de Bohr et la théorie de Dirac avec une incertitude de 0,08 mégahertz.
son nombre quantique orbital est égal à 1: prévoient que les fréquences des deux Cette valeur est compatible avec la
le nuage électronique a la forme d'un transitions sont dans un rapport stricte- valeur théorique 8 172,94 mégahertz
haltère. La découverte de cette transi- ment égal à quatre. On détermine préci- (incertitude de 0,06 mégahertz).
tion contredit la théorie de Dirac, selon sément la valeur de la transition de Lamb Toutefois, la valeur théorique
laquelle ces deux niveaux auraient des en comparant le rapport mesuré à cette dépend d'un paramètre : le « rayon »
énergies égales. valeur théorique. affecté au proton. On le détermine habi-
Ce désaccord conduisit à l'élabora- tuellement par diffusion d'électrons à
tion de la théorie de J'étectrodynamique Nous haute énergie. Une nouvelle méthode a
avons utilisé deux lasers
quantique, qui n'a pas encore été accordables monochromatiques, et permis de déterminer une valeur de ce
contredite. Cette théorie ajoute notam- ajusté leur fréquence de sorte que rayon légèrement supérieure. Avec
ment à la description de Dirac les fluc- chaque photon ait exactement la moitié cette dernière valeur pour le rayon du
tuations du champ électromagnétique de l'énergie nécessaire pour exciter proton, la valeur théorique du déplace-
dans le vide (les fluctuations de point chaque transition (voir la figure). Ainsi, la ment de Lamb de l'état IS est augmen-
zéro) ; celles-ci font vibrer l'électron, qui transition n'a lieu que lorsque deux pho- tée de 0, 15 mégahertz, et ne corres-
ressent moins l'attraction du noyau, si tons provenant de deux sens opposés pond plus à nos résultats expéri-
bien que son énergie devient légère- sont absorbés simultanément. Cette mentaux. 11devient donc très important
ment supérieure. Or, dans les états S à absorption simultanée éíimine l'élargisse- de déterminer avec plus de précision le
symétrie sphérique, !'é ! ectron est en ment important de la raie dû à l'agitation rayon du proton sur l'hydrogène : des
moyenne plus près du noyau que dans thermique (effet Doppler). études sont en cours, où l'électron diffu-
les états P. L'énergie des états S doit Nous avons excité la transition I S-2S sant serait remplacé par une particule
donc être corrigée d'une quantité supé- avec la lumière bleue d'un laser dont la plus lourde, le méson.
rieure à celle des états P de même longueur d'onde de 486 nanomètres est Aujourd'hui les mesures de la transi-
nombre quantique principal. divisée en deux à l'aide d'un cristal de tion de Lamb sur des atomes d'hydro-
Si l'on veut observer la transition de niobate de potassium (la fréquence de la gène comptent parmi les essais les plus
Lamb 2S-2P, on se heurte au fait que le lumière est ainsi doublée). Avant le cris- fiables de ltélectrodynamique quantique
niveau d'énergie 2P possède une « lar- tal de niobate de potassium, une lame des systèmes liés. Les résultats obtenus
geur naturelle » d'environ 100 mégahertz, séparatrice renvoie une partie de la et les autres résultats-notamment un
ce qui limite la précision des mesures ; lumière vers une photodiode. Un laser léger écart observé dans le moment
en effet, l'état 2P possède une durée de titane-saphir émet la lumière infrarouge magnétique de l'électron par rapport à la
vie finie (I'atome peut se désexciter), ce nécessaire à l'excitation de la transition valeur décrite par Dirac-concordent
qui, conformément au principe d'incerti- 2S-4S. Les atomes d'hydrogène qui effec- remarquablement avec les prédictions de
tude de Heisenberg, provoque une dis- tuent cette transition sont au préalable l'électrodynamique quantique.
persion dans la mesure de son énergie, excités dans l'état 2S par collision, à Dans notre expérience, nous avons
et élargit la raie spectrale observée. I'aide d'électrons d'énergie adaptée à la déterminé pour la première fois la tran-
Malgré cette grande fluctuation, Stephen transition état fondamental-2S, car l'état sition de Lamb de l'état IS sur l'hydro-
Kundeen et Francis Pipkin, de l'Université 2S ne peut être atteint efficacement par gène avec une précision relative d'un
de Harvard à Cambridge, dans le l'absorption à partir de l'état fondamen- cent millième, égale à celle de la transi-
Massachusetts, ont déterminé, en 1981, tal. On double la fréquence d'une partie tion 2S-2P. Là encore, nos résultats
la position de la transition de Lamb 2S- du rayonnement que l'on envoie vers la concordent avec la théorie. On pourra
2P avec une incertitude relative égale à photodiode. améliorer la précision de cette mesure
un cent millième. Un détecteur détermine la quantité en excitant la transition 2S-4S sur des
En revanche, la transition IS-2S se d'atomes d'hydrogène dans l'état S. La atomes plus lents ; en effet, si les atomes
situe dans le domaine ultraviolet du fréquence des deux lasers est réglée de ont un temps de vol plus long, un laser
spectre électromagnétique, et sa largeur manière à obtenir une excitation maxi- de puissance moindre suffira pour les
naturelle n'excède pas un hertz. En prin- male. Ensuite, nous avons mesuré à l'aide exciter, et le champ électromagnétique
cipe, cette transition se prête mieux à une de la photodiode la somme des deux propre au laser perturbera moins la
comparaison théorique. Cependant, son rayonnements. Si les énergies d'excita- mesure. Outre la vérification de théories
étude précise nécessite une technique tion des deux transitions sont dans un fondamentales, ces expériences permet-
propre ; elle est désormais possible grâce rapport quatre, les deux rayonnements traient de déterminer avec une précision
aux progrès réalisés en spectroscopie à doivent, par construction du dispositif, jamais atteinte des constantes fonda-
laser de haute résolution, par le groupe avoir la même fréquence ; en revanche, mentales telles que le rapport des
de Theodor Hänsch à institut Max Planck si l'on s'écarte de ce rapport, on observe masses de l'électron et du proton.
d'optique quantique, près de Munich. lors de la superposition des deux rayon-
Pour mettre en évidence le déplace- nements un battement caractéristique de Martin Weitz est chercheur
ment de Lamb, on compare cette transi- la transition de Lamb. Puisque les éner- à l'Universitéde Stanforden Californie.
Le chaos quantique

Martin Gutzwiller

Le chaos apparaît quand on excite des atomes Toutefois, la réalité est bien plus
compliquée, et les systèmes chaotiques,
soumis à l'action d'un champ magnétique notamment, ne peuvent être décrits par
des méthodes perturbatives ; ils consti-
ou quand on fait diffuser un électron dans une molécule. tuent une deuxième catégorie. Les pre-
mières analyses détaillées des systèmes
de cette deuxième catégorie ayant été
En1917, Albert Einstein Le monde quantique est surtout effectuées par Poincaré, je la désignerai
écrivit un article qui resta caractérisé par sa régularité et par sa en son honneur par la lettre P. Elle com-
ignoré durant 40 ans et nature ondulatoire. Comment le chaos prend les systèmes dynamiques chao-
où il posait une question s'y manifeste-t-il ? Comment le carac- tiques, que de nombreux chercheurs étu-
que les physiciens étu- tère très irrégulier du chaos classique se dient aujourd'hui et parmi lesquels
dient seulement depuis peu : quelle rela- transforme-t-il dans le monde ondula- figurent ceux qui sont composés d'au
tion existe-t-il entre le chaos classique, toire et régulier des phénomènes ato- moins trois corps en interaction
omniprésent à l'échelle macroscopique, miques ? Le chaos existe-t-il dans le mutuelle, tel le système formé de la
et la mécanique quantique, la théorie monde quantique ? Terre, de la Lune et du Soleil, les trois
qui décrit les mondes atomique et sub- Des travaux récents semblent mon- atomes de la molécule d'eau, ou les trois
atomique ? trer que le chaos est présent dans le quarks formant le proton.
On connaît les effets du chaos clas- monde quantique : on l'observe dans la La troisième catégorie, Q, comprend
sique depuis longtemps : Kepler répartition des niveaux d'énergie de les systèmes quantiques tels qu'ils sont
connaissait les irrégularités du mouve- certains systèmes atomiques, dans les étudiés depuis environ 90 ans. La méca-
ment de la Lune autour de la Terre ; ondes associées à ces niveaux et dans la nique quantique s'érigea en quatre ans à
Newton s'en était plaint. A la fin du diffusion des électrons par de petites partir de 1924, avec les travaux de Planck,
XIXe siecle, l'astronome américain molécules. Cependant l'expression d'Einstein et de Niels Bohr, puis de Louis
George Hill démontra que ces irrégula- « chaos quantique » décrit aujourd'hui de Broglie, de Werner Heisenberg,
rités étaient entièrement dues à l'attrac- plus un mystère qu'un phénomène bien d'Erwin Schrödinger, de Max Bom, de
tion gravitationnelle du Soleil, puis le identifié. Wolfgang Pauli et de Paul Dirac. Elle sor-
grand mathématicien français Henri tit victorieuse de tous les tests expérimen-
Poincaré reconnut que le mouvement de Les trois parties taux et s'imposa quasi miraculeusement
la Lune n'était qu'un cas bénin d'une de la mécanique comme le cadre mathématique qui, selon
maladie congénitale affectant presque Dirac, permit de comprendre en profon-
toute la physique : avec le temps, la plu- Pour comprendre comment le chaos deur « l'essentielde la physique et toute la
part des systèmes dynamiques ne pré- se manifeste en mécanique quantique, chimie ».Toutefois, si les physiciens et les
sentent aucune périodicité ; le compor- considérons d'abord le phénomène d'un chimistes savent résoudre les problèmes
tement d'un système, même simple, point de vue général. En mécanique, les spécifiquesde mécanique quantique, ils ne
dépend parfois tant de ses conditions études théoriques sont, un peu artifi- maîtrisent pas encore les incroyables subti-
initiales que son évolution finale est ciellement, divisées en trois types lités qu'elle renferme (j'évoque ici les dif-
imprévisible. (voir la figure 2). La mécanique clas- ficultés techniques et non les problèmes
Quelques années après la fondation sique élémentaire appartient au premier conceptuels liés à l'interprétation de la
de la science du chaos, Max Planck fut type : c'est l'étude de tous les systèmes mécaniquequantique).
à l'origine d'une autre révolution, qui au comportement simple et régulier. Les trois catégories R (systèmes clas-
devait conduire à la théorie moderne de Ce type que nous nommerons R siques simples), P (systèmes chaotiques
la mécanique quantique : on analysait à (pour régulier) inclut un outil mathé- classiques) et Q (systèmes quantiques)
nouveau les systèmes simples étudiés matique, la « théorie des perturbations », ne sont ni parfaitement distinctes ni
par Newton, mais cette fois à l'échelle qui sert notamment à calculer l'effet indépendantes. Le principe de corres-
atomique. L'analogue quantique du pen- de petites interactions et de petites pondance de Bohr, qui unit les systèmes
dule est le laser ; les salves de canon du actions extérieures, telle l'influence R aux systèmes Q, reconnaît que la
monde atomique sont les faisceaux de du Soleil sur le mouvement de la Lune mécanique quantique se transforme en
protons ou d'électrons ; la roue subato- autour de la Terre. Grace à la mécanique classique quand on considère
mique est l'électron, en rotation sur lui- théorie des perturbations, une grande des objets de dimensions bien supé-
même ; et même le Système solaire se partie de la physique s'interprète rieures à celles des atomes. Les catégo-
retrouve dans tous les atomes de la aujourd'hui à partir des systèmes ries R et P sont principalement reliées
Classification périodique des éléments. réguliers. par le théorème de Kolmogorov-Arnold-
Moser (KAM), qui permet de déterminer des phases », couramment employé par du mouvement dans le deuxième cha-
la résistance d'un système régulier à une les spécialistes des systèmes dyna- pitre, intitulé « Axiomes ou lois du
petite perturbation et d'identifier ainsi miques. mouvements ; la deuxième loi stipule
les perturbations conférant un comporte- La notion d'espace des phases appa- que la variation de la quantité de
ment chaotique à un système régulier. rait déjà dans les Principes mathéma- mouvement d'un corps est proportion-
Les spécialistes du chaos quantique tiques de la philosophie naturelle nelle à la force subie par ce corps
cherchent à relier la catégorie P (sys- (1687) de Newton. Dans le chapitre pre- (remarquons que le grand Newton relie
tèmes chaotiques) à la catégorie Q (sys- mier, la deuxième définition est celle de la force à la variation de la quantité de
tèmes quantiques). Dans l'étude de la la quantité de mouvement d'un corps, mouvement, et non à l'accélération,
relation entre ces deux catégories, il est égale au produit de la masse du corps comme le font de nombreux manuels
utile d'introduire le concept d'« espace par sa vitesse. Newton énonce ses lois de physique).

1. CERTAINS ÉTATS STATIONNAIRES associés aux niveaux réguliers, tandis que ceux des deux images inférieures sont chao-
d'énergie d'un atome deRydberg (un atomed'hydrogène fortement tiques. L'état représentéen bas à gauche suit presque une orbite
excité) placé dans un champ magnétique intense sont chaotiques. périodique. L'interprétation de l'image en bas a droite est plus dif-
Les états représentés sur les deux images supérieures semblent ficile, mais on discerne une symétned'ordre quatre.
À
un instant donné, un système dyna- établie rigoureusement quelque 150 ans t'espace euclidien, à trois dimensions,
mique est parfaitement défini par la posi- plus tard par les deux mathématiciens mais dans ce que l'on nomme l'« espace
tion et la quantité de mouvement de tous William Rowan Hamilton et Karl Gustav des phases », àsix dimensions (trois pour
ses composants. L'intuition newtonienne Jacob Jacobi. Pour un point matériel, ce la position et trois pour la quantité de
de l'existence d'une dualité entre la couplage entre la position et la quantité mouvement).
quantité de mouvement et la position fut de mouvement est apparent non dans Si l'introduction de 1'espace des
phases est un grand progrès mathéma-
tique, c'est aussi un sérieux handicap
pour l'intuition : qui peut visualiser six
dimensions ? Heureusement, dans cer-
tains cas, on peut réduire ce nombre de
dimensions à trois, voire deux.
Cette réduction est possible, par
exemple, quand on étudie le comporte-
ment d'un atome d'hydrogène dans un
champ magnétique intense. Composé
d'un seul électron en orbite autour d'un
seul proton, l'atome d'hydrogène est
apprécié depuis longtemps pour sa sim-
plicité ; pourtant, dans un champ magné-
tique, le mouvement classique de l'élec-
tron devient chaotique. Comment
2. LA MECANIQUEest traditionnellement (et artificiellement) divisée en trois catégories, prétendre comprendre la physique si l'on
représentées ici avec certains des liens qui les unissent.Le chaos quantique est l'etude de ne sait pas expliquer ce problème fonda-
l'interface entre les catégories P et Q. mental ?

Hydrogène
et espace des phases

Normalement l'électron d'un atome


d'hydrogène est étroitement lié au pro-
ton, et le comportement de l'atome est
bien décrit par la mécanique quantique.
L'atome ne peut avoir n'importe quelle
énergie ; l'énergie, quantifiée, ne varie
que de façon discontinue. Aux basses
énergies, les valeurs permises sont éloi-
gnées les unes des autres, mais aux éner-
gies supérieures, les niveaux sont rappro-
chés ; les énergies élevées correspondent
à des états où l'électron est loin du proton
et où le volume de l'atome est notable.
Pour des énergies suffisamment grandes
(mais telles que l'électron reste lié au
noyau), les énergies permises deviennent
encore plus proches et se fondent en un
continuum que l'on peut décrire par les
règles de la mécanique classique.
Le proton et l'électron forment ainsi un
« atome de Rydberg», à la charnière entre
les mondes quantique et classique. De tels
atomes sont idéaux pour l'exploration du
principe de correspondance de Bohr, entre
les catégories Q (phénomènes quantiques)
et R (phénomènes classiques réguliers).
L'observation d'un comportement chao-
tique (au sens classique) dans un atome de
Rydberg éclairerait le chaos quantique et
nous donnerait accès au domaine intermé-
3. L'ABSORPTIONde la lumière par un atome d'hydrogène placé dans un champ magné- diaire entre les catégories Q et P.
tique intense semble varier aléatoirement en fonction de l'énergie(en haut). Toutefois, une Pour analyser le comportement chao-
analyse des données apparaître
a l'aide de un motif
la transformation de Fourier laisse tique d'un atome de Rydberg dans un
bien défini (en bas). Chaque maximum de la série du bas correspond à une orbite pério- champ magnétique intense, il est utile de
dique classique (représentéeen rouge, juste a cote de lui). réduire le nombre des dimensions de
1'espace des phases. Comme le champ coupes tridimensionnelles dans 1'espace réduit à un ensemble de points dans un
magnétique définit un axe de symétrie, le des phases à quatre dimensions, et l'on plan ordinaire (le plan de la section).
mouvement de l'électron est bidimen- obtient ainsi des « couches d'énergie », où La figure 4 représente une coupe de
sionnel : seules importent la distance par l'on analyse pour chacune le déplace- Poincaré pour un atome d'hydrogène
rapport à l'axe de symétrie et l'abscisse ment de l'électron. Ainsi la trajectoire de excité, dans un champ magnétique
selon cet axe. La symétrie du mouvement l'électron apparaît comme un écheveau intense. Les régions de 1'espace des
réduit ainsi de six à quatre les dimensions de fil de fer. phases où les points sont dispersés cor-
de l'espace des phases. On simplifie encore la description en respondent à un comportement chaotique
La nullité du travail de la force considérant, conformément à une idée de de l'atome : cette dispersion, caractéris-
magnétique qui agit sur l'électron simpli- Poincaré, l'intersection de cette couche tique du chaos classique, permet de clas-
fie le problème, car l'énergie totale de d'énergie avec un plan à deux dimensions sifier les systèmes dynamiques entre les
l'atome reste constante au cours du (nommée section de Poincaré), et en catégories R et P.
temps. En considérant des valeurs parti- observant les intersections de la trajectoire Que nous apprend l'atome de
culières de l'énergie, on opère alors des de l'électron avec ce plan : l'écheveau se Rydberg à propos des relations entre les

4. L'ELECTRON d'un atome d'hydrogène placé dans un champ l'évolution de l'électron est représentée par une courbe que l'on
magnétique intensea un comportementchaotique, qui apparaît sur visualiseen la coupant par un plan : on associeune même couleur
les sectionsde Poincaréde 1'espacedesphasesdu système.Ce dernier aux points qui appartiennenta une trajectoire donnée,associéeà un
est un espaceabstrait à six dimensions : trois pour la position de jeu particulier de conditions initiales. La grande dispersiondespoints
Pélectronet trois pour sa quantité de mouvement.Dans cet espace, orangesappartenantà une mêmecourbe révèlela présence du chaos.
catégories P et Q ? Nous avons vu que d'énergie permis correspond un état sta- peu de recul, on voit nettement, avec ces
l'une des caractéristiques des systèmes tionnaire, motif ondulatoire invariable cicatrices, la signature du chaos.
quantiques est la nature quantifiée de au cours du temps. Ces états station- On peut relier la signature chaotique
leurs niveaux d'énergie ; aussi naires ressemblent beaucoup aux vibra- du spectre d'énergie à la mécanique clas-
recherche-t-on le chaos quantique en tions d'une membrane tendue sur un sique ordinaire. Einstein, en 1917, avait
analysant la répartition de ces niveaux. cadre rigide, comme celle d'un tam- anticipé ce travail lorsqu'il avait exa-
Le chaos n'apparaît pas à des niveaux bour. miné l'espace des phases d'un système
d'énergie particuliers, mais dans Au début des années 1980, Eric régulier (catégorie R) et l'avait décrit
l'ensemble du spectre, c'est-à-dire dans Heller, de l'Université de Washington, a géométriquement par un emboîtement de
la répartition des niveaux d'énergie. montré que les états stationnaires d'un tores ; le mouvement du système associé
Paradoxalement, les niveaux d'éner- système chaotique possèdent une struc- à un jeu particulier de conditions ini-
gie d'un système quantique non chao- ture remarquable. Avec ses étudiants, il tiales correspond à la trajectoire d'un
tique sont répartis au hasard, tandis que a calculé une série d'états stationnaires point à la surface d'un tore particulier.
ceux d'un système quantique chaotique pour une cavité à deux dimensions en Cette trajectoire s'enroule régulièrement
sont fortement corrélés (voir la figure forme de stade (voir la figure 6). On à la surface du tore, mais ne se referme
5). Un système régulier étant composé savait que le problème correspondant en pas nécessairement sur elle-même.
de sous-systèmes totalement découplés, mécanique classique était chaotique, car Avec cette description d'Einstein, le
les niveaux d'énergie sont souvent la trajectoire d'une boule de billard principe de correspondance de Bohr
proches les uns des autres. Dans un sys- recouvre rapidement et assez uniformé- indique simplement les niveaux d'énergie
tème chaotique, en revanche, les ment la quasi-totalité de l'espace dispo- du système quantique analogue : en effet
niveaux semblent se gêner et se mainte- nible. Un tel comportement suggère que les seules trajectoires possibles sont
nir à distance : un tel système chaotique les états quantiques stationnaires sont celles pour lesquelles l'aire de la section
est indécomposable, et le mouvement transverse du tore est égale à un multiple
selon un axe est toujours couplé aux entier de la constante de Planck
mouvements selon les autres axes. h (2 fois le quantum fondamental de
Les spectres des systèmes quantiques moment cinétique) ; il apparaît que ce
chaotiques furent discutés pour la pre- coefficient entier est précisément le
mière fois par Eugene Wigner, un autre nombre quantique qui définit le niveau
grand pionnier de la mécanique quan- d'énergie dans le système quantique.
tique. Comme nombre de physiciens Malheureusement la méthode
avant lui, Wigner avait observé que la d'Einstein ne s'applique pas quand le
physique nucléaire ne possède pas de système est chaotique, car la trajectoire
bases stables comme la physique ato- ne se trouve plus sur un tore, et il n'existe
mique ou moléculaire ; notamment on plus de section délimitant naturellement
comprend encore mal l'origine de la une aire égale à un multiple entier de la
force nucléaire. Il se demanda donc si constante de Planck. On doit expliquer
l'on ne pouvait déterminer les proprié- autrement la répartition des niveaux
tés statistiques des spectres nucléaires 5. LES SPECTRES D'ÉNERGIE, c'est-à- d'énergie quantique en termes d'orbites
en supposant que de nombreux para- dire la répartition des niveaux d'énergie, chaotiques classiques.
mètres du problème possèdent des de systèmesquantiques chaotiques et non Quelles caractéristiques des trajec-
valeurs définies, mais inconnues, et il chaotiques diffèrent considérablement. toires classiques peuvent nous aider à
découvrit la formule la plus probable de Dans le cas d'un système non chaotique, comprendre le chaos quantique ? L'ana-
la répartition des niveaux d'énergie telle une molécule d'hydrogène ionisée lyse, due à G. Hill, des irrégularités de
nucléaire. Oriol Bohigas et Marie-Joya (H2+), la probabilité que deux niveaux l'orbite de la Lune en raison de la pré-
Giannoni, de l'Institut de physique d'énergie soient proches l'un de l'autre sence du Soleil nous donne une piste ; ce
nucléaire, à Orsay, ont été les premiers est élevée. Dans le cas d'un système travail est le premier exemple où la diffi-
à observer que la répartition de Wigner chaotique, tel un atome de Rydberg placé culté d'un problème mécanique est liée à
correspond exactement à ce que l'on dans un champ magnétique intense, cette une orbite périodique particulière (une
observe dans le spectre d'un système probabilité est faible. Le spectre chao- orbite périodique est un circuit fermé sur
dynamique chaotique. lequel le système est contraint d'évoluer).
tique correspond au spectre des noyaux
decouvert par E. Wigner. Or Poincaré souligna l'importance géné-
rale des orbites périodiques au début de
Stades et cicatrices ses Méthodes nouvelles de la mécanique
céleste, ouvrage en trois tomes publiés de
Le chaos ne semble pas limité à la également aléatoires, mais E. Heller 1892 à 1899 : il remarque que les orbites
répartition des niveaux d'énergie quan- découvrit que la plupart des états sta- périodiques « sont, pour ainsi dire, la
tiques ; il sévirait également dans la tionnaires sont concentrés autour de seule brèche par où nous puissions
nature ondulatoire du monde quantique. canaux étroits qu'il a nommés « cica- essayer de pénétrer dans une place
La position de l'électron, dans un atome trices ». On retrouve ces structures dans jusqu'ici réputée inabordable ». En effet,
d'hydrogène, se décrit par une onde : on les états stationnaires d'un atome l'espace des phases d'un système chao-
ne peut localiser un électron dans d'hydrogène placé dans un champ tique est parfois, au moins partiellement,
l'espace, mais on calcule des domaines magnétique intense (voir la figure 1). organisé autour d'orbites périodiques,
où l'électron se trouve avec une cer- Les ondes quantiques sont régulières en bien que ces dernières soient parfois dif-
taine probabilité. A chaque niveau chaque point de l'espace, mais, avec un ficiles à trouver.
6. UNE PARTICULEdans une boîte en forme de stade a des états Washington, a démontréque la plupart de ces états se concentrent
stationnaires chaotiques. Cependant Eric Heller, de l'Université de autour d'étroits canaux nommés « cicatrices ».

Des inférieure de la figure 3). Or ces maxima


traces à suivre on a consigné toutes les intersections-,
t'avenir est imprévisible. On peut choisir séparés correspondent chacun à une des
En 1970, j'ai découvert une procédure arbitrairement la séquence des intersec- orbites périodiques classiques simple.
très générale pour déterminer le spectre tions. De surcroît, une orbite périodique Aussi l'insistance de Poincaré sur
quantique à partir d'un recensement com- correspond alors à une suitebinaire répétée l'importance des orbites périodiques
plet des orbites périodiques classiques. indéfiniment. Les suites les plus simples prend un sens nouveau : c'est non seule-
Nous n'entrerons pas dans le détail tech- sont (+-), c'est-à-dire +-+-+-, etc., ment l'organisation classique de l'espace
nique de cette méthode, mais considére- (+ +-), etc. Deux intersections consécu- des phases, mais aussi la compréhension
rons son principal résultat, qui s'exprime tives de même signe indiquent que l'élec- des spectres quantiques chaotiques qui
sous une forme simple, nommée formule tron a été temporairement piégé. A partir dépend de manière cruciale des orbites
des traces. Cette dernière a été utilisée de l'ensemble de toutes les orbites pério- périodiques classiques.
par divers chercheurs, tel Michael Berry, diques, la formule de trace permet de cal-
de l'Université de Bristol, afin de déduire culer un spectre approximatif : les
les propriétés statistiques du spectre niveaux d'énergie quantiques s'obtien- Des billards moléculaires
quantique. nent par une approximation fondée seule-
La formule des traces m'a servi à cal- ment sur des quantités classiques. Nous n'avons examiné jusqu'ici que
culer les 24 premiers niveaux d'énergie Les orbites périodiques classiques et des systèmes quantiques où l'électron
d'un électron dans un réseau semi- le spectre quantique sont reliés par une est piégé ou spatialement confiné, mais
conducteur, au voisinage d'un atome opération mathématique nommée trans- les effets chaotiques sont également
dopant (les semi-conducteurs, tel le sili- formation de Fourier. Notamment les présents dans les systèmes atomiques
cium, sont les matériaux au coeur des régularités dissimulées dans l'un de ces où l'électron se déplace librement. Par
ordinateurs ; en raison des atomes deux ensembles-et la fréquence de ces exemple, quand un électron est diffusé
dopants que l'on y introduit, leur conduc- régularités-apparaissent nettement dans par les atomes d'une molécule, I'éner-
tivité électrique varie, selon les endroits, l'autre ensemble. John Delos, du Collège gie de l'électron n'est plus quantifiée
entre celle d'un isolant et celle d'un William, et Marie et Dieter Wintgen, de mais prend n'importe quelle valeur ;
conducteur). l'Institut de physique nucléaire l'efficacité de la diffusion dépend de
Dans un tel environnement, la trajec- d'Heidelberg, ont utilisé cette idée pour cette énergie. Le chaos se manifeste
toire de l'électron, dans un plan où on interpréter le spectre de l'atome d'hydro- alors par les variations de la durée de
l'étudie, est décrite par une chaîne de gène placé dans un champ magnétique piégeage de l'électron à l'intérieur de la
symboles d'interprétation simple, et qui intense. molécule, au cours de la diffusion.
s'obtient en considérant deux axes per- À l'Université de Bielefeld, Karl Par simplicité, nous analyserons une
pendiculaires dans ce plan et en notant Welge et ses collègues ont étudié expéri- diffusion dans un plan. Un électron qui
les intersections de la trajectoire et de mentalement de tels spectres en excitant rencontrerait une molécule composée
l'axe des ordonnées ; une intersection des atomes d'hydrogène jusqu'à la limite de quatre atomes serait momentané-
dans la partie positive de cet axe est de l'ionisation, où l'électron se détache ment piégé dans un petit labyrinthe : à
notée +, tandis qu'une intersection dans du proton. Les énergies pour lesquelles chaque atome qu'il rencontre, il peut
la partie négative est notée-. les atomes absorbent du rayonnement aller soit à gauche, soit à droite, de
Avec ce code, une trajectoire est semblent aléatoires (partie supérieure de sorte que chacune des trajectoires pos-
décrite de la même façon que des résul- la figure 3), mais l'analyse de Fourier sibles à l'intérieur de la molécule peut
tats de tirages à pile ou face. Même si on transforme ce fouillis de pics en un être décrite par une succession de pas-
connaît parfaitement le passé-même si ensemble de maxima distincts (partie sages à droite ou à gauche jusqu'à la
7. LA TRAJECTOIRE D'UN ÉLECTRON diffusé dans une molécule est
decritepar une successionde virages autour des atomes de la molé-
cule (a gauche). On mesure un déphasage,proportionnel au temps
mis par l'électron pour atteindre un détecteurfixe (courbe ci-des-
sus), et qui dépend de la quantité de mouvement initiale de l'élec-
tron. Cette variation est régulière ou chaotique selon que les varia-
tions de la quantité de mouvement sont faibles ou fortes.

sortie de la molécule. Toutes ces trajec-


marque du chaos apparaît sous la forme Cette hypothèse a été vérifiée par ordina-
toires sont instables : comme dans un de fluctuations irrégulières à grande teur pour plusieurs milliards de zéros,
billard à plots, où des variations infimes échelle (voir la figure 7). mais on attend encore la démonstration
de l'angle de frappe d'une boule engen- La diffusion chaotique est fascinante, de la conjecture de Riemann. Si elle se
drent des trajectoires très différentes, parce qu'elle pourrait établir un lien révélait exacte, la conjecture de Riemann
après plusieurs rebonds de la boule, les entre le mystère du chaos quantique et permettrait de démontrer de nombreuses
variations, même infimes, de l'énergie des mystères de la théorie des nombres. propriétés des nombres premiers.
ou de la direction initiale de l'électron En effet, la détermination du temps Les parties imaginaires des zéros de la
provoquent d'importantes variations de d'émergence de l'électron conduit à ce fonction zêta forment un ensemble sem-
la direction de propagation, à la sortie de qui est probablement l'objet le plus énig- blable au spectre d'énergie d'un atome, et
la molécule. matique des mathématiques, la fonction l'étude de la répartition des niveaux
Dans ce processus de diffusion, le zêta de Riemann. Le mathématicien d'énergie dans ce spectre se ramène à
chaos naît parce que le nombre de trajec- suisse Leonhard Euler (1707-1783), le celle de la répartition des zéros de la fonc-
toires possibles augmente rapidement « Prince des mathématiciens », utilisa le tion zêta : les nombres premiers jouent le
avec la longueur du chemin parcouru. Un premier cette fonction, au milieu du même rôle que les orbites classiques fer-
calcul purement classique de la diffusion XVIIIe siècle, pour démontrer l'existence mées de l'atome d'hydrogène placé dans
donne des résultats incorrects, mais la d'un nombre infini de nombres premiers un champ magnétique ; ils indiquent la
description quantique est bonne : chaque (des nombres entiers uniquement divi- présence de corrélations cachées entre les
trajectoire classique de l'électron sert à sibles par eux-mêmes et par un). Une zéros de la fonction zêta.
définir une onde qui se propage dans la centaine d'années plus tard, Bernhard Dans le problème de la diffusion, les
molécule ; le résultat quantique s'obtient Riemann, l'un des fondateurs des mathé- zéros de la fonction zêta correspondent
par une somme de toutes les ondes. matiques modernes, reprit la fonction aux valeurs de la quantité de mouvement
J'ai récemment effectué un calcul de zêta pour étudier la répartition des pour lesquelles le temps de traversée
diffusion dans un cas particulier où l'on nombres premiers. Dans le seul article fluctue fortement. Le chaos de la fonc-
peut calculer exactement la somme des qu'il publia sur le sujet, il donna à cette tion zêta est particulièrement manifeste
ondes : un électron de quantité de fonction son nom actuel. dans un théorème qui vient d'être démon-
mouvement connue heurte une molécule La fonction zêta est une fonction de tré : localement, la fonction zêta peut être
et la quitte avec la même quantité de deux variables x et y (qui sont respective- superposée à n'importe quelle fonction
mouvement. Le temps après lequel ment les parties réelles et imaginaires de régulière. Autrement dit, la fonction zêta
l'électron atteint un détecteur dépend nombres dits complexes). Pour com- pourrait décrire la totalité du comporte-
de cette quantité de mouvement selon prendre la répartition des nombres pre- ment chaotique d'un système quantique.
une loi étonnante : pour de faibles varia- miers, Riemann cherchait les zéros de Une meilleure maîtrise des mathéma-
tions de la quantité de mouvement, le cette fonction, c'est-à-dire les valeurs tiques de la théorie quantique permettrait
temps d'arrivée au détecteur varie pour lesquelles elle s'annulait ; sans le de découvrir de nombreux exemples de
de façon régulière, mais, quand on démontrer, il supposa que tous les zéros phénomènes localement réguliers, mais
impose des variations importantes, la avaient une partie réelle égale à 1/2. globalement chaotiques
DES ATOMES ment. Autrement dit, les perturbations du
mouvement sont différentes selon l'aiman-
INTERFÈRENT tation des atomes, comme dans l'effet
Stem-Gerlach, à ceci près que, dans notre
expérience, les forces agissent parallèle-
AVEC EUX-MÊMES ment à la propagation et non perpendicu-
lairement. Les atomes du jet ne sont pas
déviés, mais, comme les ondes associées
aux atomes sont déphasées, on peut
Christian Miniatura montrer qu'ils sont scindés longitudinale-
ment en deux zones où la probabilité de
L'idée Un second polariseur, identique au leur présence n'est pas nulle.
que la lumière soit à la fois
ondes et particules fut proposée pour la premier, filtre la composante de polarisa- Après avoir détecté des interférences
première fois en 1905 par Albert Einstein, tion parallèle à son axe, et un capteur qui d'atomes, notre interféromètre a révélé
mais c'est seulement en 1924 que Louis mesure l'intensité du signal transmis, un effet de phase géométrique, quand le
De Broglie proposa que les particules sub- détecte les frangesd'interférences. champ n'est plus celui d'un cadre bifilaire,
atomiques aient cette même double Dans notre montage, le faisceau lumi- mais celui d'un solénoide et d'une hélice
nature : comme un cylindre, qui apparaît neux est remplacé par un jet d'atomes située autour du solénoïde. Ce système
cercle ou carré selon le profil que l'on d'hydrogène excites, le cristal par un dédouble symétriquement la figure
regarde, les protons, neutrons, électrons, champ magnétique, et la polarisation par d'interférences, en raison du caractère
etc. se comportent parfois comme des l'aimantation des atomes. Les atomes « courbé » de t'espace où prend place le
ondes, qui peuvent notamment interférer. obtenus par bombardement électronique processus. Cette courbure, imposée par la
En raison des difficultés techniques, il de molécules d'hydrogène n'ont pas tous configuration magnétique utilisée, disparaît
fallut attendre les années 1950 pour la même aimantation, mais une méthode quand on remplace l'hélice par un cadre
qu'apparaissent les premiers interféro- de polarisation partielle d'un tel faisceau a bifilaire, alors que l'énergie magnétique
mètres à électrons, et les années 1970 été mise au point par W. Lamb et garde la même valeur. Récemment nous
pour que l'on parvienne à faire interférer R C. Retherford vers 1950 : on fait passer avons également mis en évidence l'effet
des neutrons. Les premiers interféro- les atomes excités dans 1'entrefer d'un Bohm-Aharonov scalaire, à l'aide d'un
mètres à atomes, tels que le nôtre, sont électro-aimant où le champ magnétique, cadre bifilaire et d'un champ pulsé : l'idée
tout récents. L'appareil que nous avons perpendiculaire à la direction de propaga- est de faire agir le champ uniquement
réalisé avec S. Nic Chormaic, O. Gorceix, tion est suffisamment intense pour provo- pendant que les atomes se propagent
J. Robert et J. Baudon, au Laboratoire de quer une désexcitation radiative qui filtre dans une région de l'espaceoù les poten-
physique des lasers de l'Université Paris certains états. Enfin un détecteur compte tiels magnétiques sont homogènes. Les
XIII est fondé sur le même principe que le nombre d'atomes métastables ayant forces magnétiques sont alors nulles, et le
celui des interférences optiques obte- traversé l'interféromètre. mouvement des atomes n'est pas per-
nues avec des cristaux biréfringents : lors Le cas le plus simple que nous ayons turbé ; néanmoins les ondes associéesaux
de la traversée d'un tel cristal, un faisceau étudié est celui où le champ magnétique atomes sont toutes déphasées d'un
de lumière polarisé par un filtre à 45 est créé par deux fils conducteurs paral- même angle, qui ne dépend que de
degrés des axes optiques du cristal se lèles à la trajectoire des atomes et situés l'aimantation des atomes.
divise en deux composantes, polarisées de part et d'autre de celle-ci ( « cadre bifi- Enfin, a l'aide de deux paires de
selon les deux axes ; à la sortie, les deux laires»).Chaque composante d'aimantation bobines parallèles et parcourues par des
composantes sont déphasées d'un angle est soumise à un effet Zeeman, c'est-à- courants électriques de sens opposés,
proportionnel à la biréfringence de la dire, dans notre configuration, à des forces nous avons obtenu un gradient magné-
lame. qui modifient différemment son mouve- tique radial qui transforme une onde
atomique plane en une onde conique.
Avec les valeurs de champ utilisées, le
complément de l'angle du cône est voi-
sin de l'angle de diffraction produit par
les diaphragmes. Nous avons alors
retrouvé un effet analogue à la diffraction
en optique : la diminution de l'ouverture
des diaphragmes provoque un élargisse-
ment du spectre obtenu.
À une exception près, les champs
magnétiques que nous avons utilisés sont
statiques et l'énergietotale est conservée.
Avec des champs qui varient dans le
temps, l'énergie n'est plus conservée et
d'autres effets apparaissent ; nous les étu-
dions aujourd'hui,

ChristianMiniaturaestchercheur
ou laboratoirede physiquedes lasers
Le dispositif utilisé pour faire interférer les atomes avec eux-mêmes. (UitA 282) de l'UniversitéParisXIII.
LA MESURE QUANTIQUE varie avec l'indice du milieu de propaga-
tion. En conséquence, un milieu non-
linéaire crée un couplage entre deux fais-
NON-DESTRUCTIVE
ceaux : la phase de l'un est corrélée à
l'intensité de l'autre.
En principe, on peut donc mesurer
l'intensité d'un faisceau, appelons-le fais-
ceau-signal, en le couplant avec un autre
faisceau, le faisceau-mesure, dont on
détermine la phase à la sortie du milieu
non-linéaire. Puisque l'indice de réfrac-
Est-il possible d'effectuer détermination directe de la position des tion n'affecte pas l'intensité, ce dispositif
une
mesure aussi précise que l'on veut sans miroirs n'est pas indispensable : on laisse intacte la variable d'intensité mesu-
perturber le système observé ? Le prin- déduit les positions relatives des miroirs rée. Toute la difficulté de cette méthode
cipe d'incertitude de Heisenberg sem- de l'allure des franges d'interférences réside dans le choix d'un matériau non-
blait nier cette possibilité. Selon ce prin- produites. Toutefois, certains cher- linéaire et transparent. Les chercheurs
cipe, ta mesure d'une variable perturbe cheurs ont poursuivi des études de ce d'IBM ont choisi une fibre optique de
systématiquement une autre variable, type. silice, où ils ont fait passer deux faisceaux
conjuguée de la première. Par exemple On s'est rapidement aperçu que les laser de longueurs d'onde différentes. Ils
la position x d'une particule et son variables de position et d'impulsion ne se ont mis en application le raisonnement
impulsion p (égale à la vitesse multipliée prêtent pas à ce type de mesures. que nous venons de suivre et ils ont
par la masse) sont deux variables conju- Lorsque l'on mesure de façon précise la obtenu le résultat escompté : la phase
guées. La relation de Heisenberg corres- position d'une particule libre à un instant du faisceau-mesure donne des informa-
pondante établit que le produit Ax.Ap t, elle évolue aux instants ultérieurs avec tions sur l'intensité du faisceau-signal.
des incertitudes sur ces deux variables une certaine impulsion, dont la valeur est Les expériences de M. Levenson
est toujours supérieur à une constante, la entachée d'une incertitude établie par le montrent qu'une telle mesure de l'inten-
constante de Planck divisée par 2#. principe de Heisenberg. Cette incerti- sité d'un faisceau est possible. Toutefois,
Autrement dit, plus on détermine préci- tude sur l'impulsion de la particule se les corrélations obtenues entre les deux
sément une variable, plus la variable répercute sur la position, et on perd au faisceaux dans la silice étaient faibles, et la
conjuguée est perturbée et incertaine. cours du temps la précision de la mesure mesure de l'intensité demeurait impré-
On peut écrire des relations semblables faite à l'instant t. La position d'une parti- cise. Pour obtenir des résultats plus quan-
entre la largeur et la durée de vie d'un cule libre n'est pas une variable obser- titatifs, Philippe Grangier, Jean-François
niveau d'énergie d'un système quantique, vable sans perturbation, car elle ne Roch et Jean-Philippe Poizat, à l'institut
ou encore entre la phase et l'intensité conserve pas la même précision au cours d'Optique d'Orsay, ont choisi un milieu
d'une onde lumineuse. du temps. L'impulsion serait une variable optique fortement non-linéaire : le cou-
observable sans perturbation, mais il plage entre les faisceaux est plus fort, et
Ces l'information sur l'intensité est plus pré-
travaux récents montrent que n'existe pas encore de dispositif expéri-
le principe d'incertitude ne constitue pas mental qui la mesure avec une précision cise. Le matériau non-linéaire utilisé dans
un réel obstacle à la mesure d'une gran- excellente. leur expérience est un jet d'atomes de
deur physique : il est possible de mesu- Les chercheurs ont alors choisi sodium placé dans une chambre à vide.
rer une variable sans la perturber, avec d'aborder le problème de la mesure non Les atomes sont excités par deux lasersà
une précision aussigrande que l'on veut, perturbée en optique. On mesure habi- certaines fréquences propices à la réalisa-
à condition de reporter sur la variable tuellement l'intensité d'un faisceau lumi- tion de transitions à deux photons. C'est
conjuguée toute la perturbation due à la neux, c'est-à-dire le nombre de photons cette transition à deux photons qui induit
mesure. Ainsi, en choisissant judicieuse- qui passent par unité de temps, en pla- la non-linéarité des atomes de sodium,
ment le couplage entre le dispositif de çant un photodétecteur sur le trajet des qui est beaucoup plus grande que celle
mesure et le système étudié, on pourrait photons. De toute évidence, cette de la silice des fibres optiques.
déterminer sa position sans la perturber : mesure est destructive : les photons sont On réalise une transition à deux pho-
l'incertitude sur la variable x serait nulle, absorbés par le détecteur. Existe-t-il un tons de la manière suivante. Nous savons
tandis que l'incertitude sur la variable p moyen d'observer l'intensité d'un faisceau que l'on peut induire des transitions
serait infinie, lumineux sans perturber cette quantité ? entre deux niveaux atomiques en éclai-
L'idée de réaliser des mesures non- La réponse est oui, à condition de per- rant l'atome avec une lumière de fré-
perturbatives, ou mesures QND, de turber ! a variable conjuguée. ! phase.
a quence v convenablement choisie :
l'anglais Quantum non Demolition I'atome absorbe un photon d'énergie hv
Measurement, est apparue dans les Les premières mesures non-des- (h est la constante de Planck), égale à la
années 1970. On tentait alors de détec- tructives de l'intensité d'un faisceau lumi- différence d'énergie entre les deux
ter des ondes gravitationnelles, et la neux ont été réalisées en 1986 par Mark niveaux, et son énergie atteint le niveau
détermination extrêmement précise et Levenson et ses collègues dans les labo- supérieur. Avec deux lasers de fréquence
non perturbative de la position des ratoires d'IBM. Leur idée est d'exploiter adaptée, on induit des transitions entre
détecteurs était d'une importance capi- les propriétés optiques non-linéaires de trois niveaux atomiques, un niveau bas,
tale. Puis les recherches dans le certains matériaux : l'indice de réfraction un niveau moyen et un niveau haut : un
domaine de la détection des ondes gra- d'un milieu non-linéaire dépend de premier laser excite l'atome du niveau
vitationnelles se sont tournées vers des l'intensité de la lumière qui le traverse. bas vers le niveau moyen, et le second
expériences d'interférométrie, où la En outre, la phase d'un faisceau lumineux laser excite une transition du niveau
moyen vers le niveau haut Lorsque l'on niveaux, mais ne lui correspond pas pré- aussi bien définie que ce qu'on a
désaccorde ces deux lasers, leurs fré- cisément. L'intérêt de s'éloigner ainsi de mesuré. La comparaison de l'intensité
quences ne sont plus adaptées, et les la résonnance d'excitation est que le mesurée (sa valeur moyenne et ses
transitions ne se produisent plus. milieu absorbe peu de photons (on veut fluctuations) à Centrée et à la sortie du
Toutefois, en fixant la somme de leurs préserver intensité de la lumière), et milieu non-linéaire montre que le dis-
fréquences à une valeur correspondant à que le système quasi-résonnant est for- positif n'ajoute aucune fluctuation. En
la différence d'énergie entre le niveau bas tement non-linéaire. revanche, la mesure a perturbé la
et le niveau haut, on induit des transitions On augmente encore la non-linéa- variable conjuguée, la phase, d'une
entre ces deux niveaux, par absorption rité des atomes en les plaçant dans une manière que l'on ne peut pas contrôler.
simultanée de deux photons. Chaque cavité optique formée de deux miroirs C'est le prix à payer pour atteindre la
laser agissant indépendamment ne peut sphériques : les faisceaux lumineux précision voulue sur une variable !
pas exciter l'atome, mais la conjonction effectuent plusieurs passages dans la Les recherches sur les mesures non-
des deux lasers induit une transition : cavité, et subissent plusieurs fois l'effet destructives, parties de l'exploration de
c'est une transition à deux photons. dispersif du milieu. Grâce à ce fort cou- principes fondamentaux de la physique
L'idée des chercheurs de l'Institut plage entre deux faisceaux lumineux, classique, sont donc susceptibles de
d'optique d'Orsay est d'utiliser cette cor- on peut mesurer l'intensité d'un des recevoir à terme des applications en
rélation entre deux faisceaux laser. La faisceaux très précisément. Non seule- télécommunications optiques : on pourra
somme des fréquences du faisceau-signal ment la mesure est précise, mais elle ne lire une information codée par la modu-
et du faisceau-mesure est proche de la perturbe pas la grandeur mesurée ; lation d'un faisceau lumineux, sans
différence d'énergie entre les deux après ! a mesure. !'intensité demeure détruire cette information.

L'expérience récrée à l'institut d'optique d'Orsay utilise plage entre les deux faisceaux. Des lames quart d'onde
les propriétés optiques non-linéaires dun milieu constitué séparent t'entrée et la sortie de chacun des faisceaux. Un
d'atomes de sodium. Le faisceau-signal (è droite) change interféromètre compare la phase du faisceau-mesure
l'indice de ce milieu, qui modifie à son tour la phase du fais- d'entrée à la phase du faisceau-mesure de sortie. Les modi-
ceau-mesure (à gauche). Des miroirs sphériques amplifent fications de la phase donnent une information précise et
la non-linéarité du milieu, ce qui augmente encore le cou- non-destructive sur l'intensité du faisceau-signal.
La phase géométrique

Michael Berry

Des circuits tracés dans des espaces abstraits décrivent autre instant (sauf si les prises de vue
sont synchronisées avec l'onde) ; autre-
les décalages de la fonction d'onde des particules ment dit, la phase de l'onde change avec
le temps. La fréquence instantanée d'une
et la rotation du plan d'oscillation des pendules. onde décrit la vitesse de changement de
la phase ; pour un état quantique station-
naire, cette fréquence est proportionnelle
à l'énergie de l'état. Comme la phase n'a
Couchonsun crayon sur Grâce à cette phase géométrique, on aucune relation avec l'énergie ni avec
un méridien d'une map- décrit assez simplement divers phéno- l'étendue spatiale de la fonction d'onde
pemonde, au pôle Nord, mènes quantiques apparaissant dans des d'un système quantique, elle ne se mani-
et déplaçons-le en sui- systèmes dont l'environnement subit des feste pas dans les états stationnaires.
vant le méridien jusqu'à transformations cycliques ; on a notam- La statique quantique, où l'on étudie
l'équateur. Puis en conservant le crayon ment étudié le mouvement de neutrons qui les états stationnaires, ne considère
perpendiculaire à l'équateur, faisons-le traversent un champ magnétique hélicoï- qu'une partie du monde ; la dynamique
glisser jusqu'à un autre méridien et dal, la polarisation de la lumière dans des est l'étude des variations de forces et des
remontons jusqu'au pôle Nord en suivant fibres optiques bobinées et le mouvement transitions entre les états stationnaires. Je
le nouveau méridien. Le résultat de ce de particules électriquement chargéesdans me suis beaucoup intéressé à la frontière
« transport parallèle »est étonnant : on n'a un champ magnétique. L'intérêt de la entre la statique et la dynamique et, plus
jamais fait tourner le crayon, mais il se phase géométrique n'est pas limité à précisément, j'ai étudié l'évolution des
retrouve dans une direction différente de l'extrêmement petit ; en physique clas- systèmes placés dans des environne-
la direction initiale. sique, cette phase permet de décrire sim- ments variant très lentement. Ces lentes
Cette expérience montre que le trans- plement le comportement d'objets banals variations de l'environnement, les chan-
port parallèle d'un vecteur (un vecteur comme les pendules. gements « adiabatiques », font l'objet
est défini par une longueur, une direction d'un théorème important, initialement
et un sens) le long d'un circuit tracé sur imaginé en dehors du cadre formel de la
une surface courbe, modifie certains des Une immuabilité mécanique quantique par Albert Einstein
paramètres du vecteur. Dans l'exemple étonnante et par Paul Ehrenfest, en 1911 ; en 1927,
précédent, le vecteur tourne parce qu'on Max Born et Vladimir Fok ont rigoureu-
l'astreint à décrire un circuit sur la sphère J'ai découvert la richesse de la phase sement démontré ce théorème dans le
en le maintenant parallèle aux méridiens. géométrique, en mécanique quantique, cadre quantique.
Le phénomène est géométrique : I'éner- quand j'ai étudié les états quantiques sta- Le théorème adiabatique quantique
gie et la masse du crayon, par exemple, tionnaires qu'adoptent les systèmes stipule qu'un système qui est initiale-
ne jouent aucun rôle. De surcroît, la rota- microscopiques dans des environnements ment dans un état stationnaire, repéré par
tion est identique quelle que soit la direc- stables. Un atome d'hydrogène isolé est un ensemble donné de nombres quan-
tion initiale ; seules interviennent l'aire dans un tel état stationnaire, par exemple, tiques, restera dans cet état, avec les
et la courbure de la surface délimitée par car son unique électron se déplace dans mêmes nombres quantiques, si son envi-
le circuit. le champ électrique constant du noyau. ronnement change lentement. Le théo-
En 1983, j'ai découvert que les ondes Dans un état stationnaire (que l'on décrit rème est important, car les environne-
quantiques qui décrivent la matière et ses par un ensemble de nombres quantiques), ments initial et final-et la forme des état
interactions à très petite échelle subissent la mesure des paramètres physiques stationnaires correspondants-peuvent
un effet géométrique semblable : la fonc- donne le même résultat à tout instant ; être différents : les variations de l'envi-
tion d'onde d'un système physique seule varie la phase de la fonction d'onde ronnement doivent être lentes, mais la
(c'est-à-dire la représentation mathéma- qui représente le système. transformation peut être notable (si le
tique de l'état du système considéré) est Les variations de phases sont inhé- changement est rapide, le théorème ne
modifiée quand on déplace le point rentes à toutes les ondes, quantiques ou s'applique plus, et le système évolue vers
représentant le système sur un circuit classiques. On comprend ce que décrit la des états repérés par d'autres nombres
fermé d'une surface abstraite de phase d'une onde en considérant les quantiques).
« l'espace des paramètres ».Cet effet cor- ondes qui se propagent sur une longue L'une des applications les plus utiles
respond à ce que j'appelle une « phase corde, fixée à une extrémité et que l'on de ce théorème est la description des
géométriques, une modification de la agite à l'autre bout. Sur plusieurs instan- états quantiques d'une molécule : le
phase de la fonction d'onde (la phase est tanés successifs de la corde, on voit que théorème en donne une intéressante
la quantité qui repère les différents ins- des points qui sont à une crête de l'onde, approximation. Les molécules sont com-
tants d'une oscillation). à un instant donné, ne le sont plus à un posées de noyaux et d'électrons en mou-
vement incessant, et même dans les cas façon adiabatique quand les noyaux sont siciens, de sorte que l'on a longtemps
les plus simples (la molécule d'hydro- en mouvement. On assimile le mouve- ignoré la variation de phase résultant des
gène ionisée, constituée de deux protons ment des noyaux à une suite discontinue transformations adiabatiques.
et d'un électron), on ne sait pas calculer de configurations « gelées », chacune
la solution exacte de l'équation décrivant d'entre elles possédant des états quan-
le comportement de la molécule. tiques donnés par les états stationnaires Une mémoire quantique
Cependant comme les noyaux sont plu- électroniques correspondants.
sieurs milliers de fois plus massifs que Puisque les systèmesquantiques restent Considérons la phase de la fonction
les électrons, on peut considérer qu'ils se dans des états stationnaires, dans les envi- d'onde, pour un système quantique qui
déplacent beaucoup plus lentement, et ronnements évoluant lentement, on serait subit un changement adiabatique cyclique,
comme les noyaux définissent « I'envi- tenté de penser qu'un changement adiaba- c'est-à-dire un changement tel que l'état
ronnement » des électrons, on considère tique n'est pas un changement ; naguère final de l'environnement est identique à
que les états électroniques évoluent de cette opinion était celle de nombreux phy- l'état initial. Malgré l'identité des états ini-

1. LA PHASEGÉOMÉTRIQUE apparaît dans une expériencerealisee accompli une révolution complète.On fait vibrer unetige d'acier ter-
par Moshe Kugler et Shmuel Shtrikman, de l'Institut Weizmann,en minéepar une masselotte dans un plan (à gauche) et l'on fait tourner
Israël. Par un effet géométrique, les variables qui décrivent le sys- le support de la tige perpendiculairement au plande vibration. Après
tème ne reprennent pas leur valeur initiale, après que le systèmea un tour (à droite), la tige ne vibre plus dans le plan initial.
tial et final du système, les phasesinitiale ne changeait pas ; elle résulte simplement fonction d'onde, et j'ai établi, à partir du
et finale de la fonction d'ondes different, du fait que le cycle dure un certain formalisme quantique, la formule décri-
parce que la phase varie simplement en temps. Récemment j'ai montré que toute vant ce déphasage supplémentaire.
fonction du temps. Cette différence de transformation adiabatique cyclique Représentons les lentes transforma-
phase existerait même si l'environnement engendre un déphasage inattendu de la tions de l'environnement par un circuit
fermé d'un espace abstrait ; dans cet
espace, les coordonnées des points sont
les valeurs des variables physiques qui
décrivent l'environnement du système. Si
l'on répète dans cet espace l'expérience
du transport parallèle sur une sphère, du
tout début de l'article, on observe qu'un
déphasage apparaît, parce que l'on fait
décrire au système un circuit sur une sur-
face courbée de l'espace des paramètres.
Barry Simon, de l'Institut de technolo-
gie de Californie, a montré que les équa-
tions décrivant le transport parallèle d'un
vecteur sur une surface courbe ont la
même solution (quand elles sont correc-
tement généralisées) que ma formule du
déphasage quantique. Pour les fonctions
d'onde comme pour le crayon sur la
mappemonde, on peut calculer le dépha-
sage à partir de l'aire et de la courbure de
la surface limitée par le circuit.
2. LES MODIFICATIONS ADIABATIQUES de l'environnement d'un système sont des change- Ce déphasage,qui dépend de la forme
ments suffisamment lents pour que le système resteen équilibre avec son environnement. du chemin, dans l'espace des paramètres,
Dans un environnement ne variant absolument pas, le système se trouve normalement dans
est la phase géométrique ; il est indépen-
un état «stationnaire» (repérépar un ensemblede nombres quantiques). Le théorème adia- dant du
batique quantique stipule qu'un systèmedans un état stationnaire reste dans un état sta- temps de parcours du circuit (à
tionnaire, repéré par les mêmes nombres quantiques, si son environnement change de condition que les transformations soient
facon adiabatique. Ce théorème s'applique même quand l'environnement et l'énergie suffisamment lentes pour être adiaba-
finaux du systèmediffèrent notablement de l'environnement et de l'énergie initiaux. tiques), mais il dépend de la forme du
circuit et de l'état quantique initial. La
phase géométrique est la meilleure
réponse que l'on puisse donner à la ques-
tion : quel chemin le système a-t-il suivi,
dans l'espace des paramètres ?
Autrement dit, la phase géométrique est
une sorte de « mémoire » quantique, où
résident des informations sur les environ-
nements passés du système.

Phases et champs

Depuis que j'ai montré que la phase


géométrique est présente pour toutes les
transformations adiabatiques cycliques,
on l'a calculée dans de nombreux sys-
tèmes suivant des chemins fermés de
leur espace des paramètres. De surcroît,
3. ON CALCULE LA PHASE GÉOMÉTRIQUE d'un système dont l'environnement a subi uneon a mesuré expérimentalement la phase
transformation aduabatique cyclique en représentant l'ensemble des environnements pos- géométrique à l'aide de « spins » que l'on
sibles du système dans un espace abstrait dont les coordonnées sont les variables phy- a fait lentement « basculer ». Le spin
siquesqui décrivent l'environnement. Dans cet « espace des paramètres », une transforma- d'une particule est comme la rotation
tion adiabatique cyclique est représentée par une courbe fermée. Dans le cas le plus d'une minuscule toupie autour d'un axe.
simple, la phase géométrique est égale à l'aire de toute surface s'appuyant sur la courbe. On décrit les états stationnaires de spin
Quand l'espace des paramètres est la surface d'une sphère (à gauche), cette aire est équi-
des particules par un nombre quantique :
valente à l'angle solide qui s'appuie sur la courbe. On peut généraliser la phase géomé-
I'amplitude du vecteur moment ciné-
trique à des espaces de paramètres de dimension supérieure à trois, en utilisant une quan-
tité mathématique appelée 2-forme (à droite). Une 2-forme est comme le flux tique, mesurée dans une direction déter-
(« l'écoulement ») d'une quantité dans l'espace. On calcule la phase géométrique en inté- minée par la symétrie particulière de
grant (en sommant) la 2-forme sur une surface quelconque s'appuyant sur le circuit que l'environnement de la particule (pour
décrit le systèmedans l'espacedesparamètres. des particules sensibles aux forces
magnétiques, par exemple, cette direc- spin par l'angle solide limité par les Pour mesurer la phase géométrique de
tion serait celle du champ magnétique rayons s'appuyant sur la courbe tracée, la fonction d'onde d'une particule, il faut
appliqué). Si la direction de symétrie à la surface de la sphère. d'abord « ajouter » cette particule à une
varie lentement, le théorème adiaba- Comment mesure-t-on la phase géo- autre particule, afin d'obtenir une figure
tique stipule que le vecteur de spin de la métrique de particules ? Bien que la d'interférence. On pourrait effectuer cette
particule bascule en même temps que phase des ondes quantiques soit fonda- addition en séparant en deux un faisceau
l'axe de symétrie ; la projection sur cet mentale, on ne peut la mesurer directe- de particules qui sont toutes dans un
axe du vecteur moment cinétique de la ment ; il faut utiliser plusieurs ondes et même état de spin, en basculant les spins
particule-et le nombre quantique de former ce que l'on appelle des interfé- de l'un des deux faisceaux et en recombi-
spin-ne varient pas. rences. Quand deux ondes se superpo- nant enfin les faisceaux. Les expériences
On peut repérer un axe de symétrie à sent dans l'espace, l'amplitude de de ce type sont réalisables, mais difficiles.
l'aide d'un vecteur de longueur unité et l'onde résultante est la somme des Le plus souvent, le faisceau initial
d'origine fixe. Comme son orientation amplitudes des deux ondes aux points contient plutôt des particules dans divers
est arbitraire, les extrémités de tous les où les crêtes des deux ondes coïncident états de spin stationnaires, correspondant
vecteurs de symétrie possibles forment et aux points où les creux coïncident ; chacun à un nombre quantique de spin
une sphère de rayon unité, dont le aux points où l'on trouve une crête différent. La superposition de ces états
centre est confondu avec l'origine des d'une onde et un creux de l'autre onde, produit un résultat qui dépend des phases
vecteurs de symétrie. La surface de l'amplitude de l'onde résultante est la relatives des diverses fonctions d'ondes.
cette sphère est l'espace des paramètres différences des amplitudes des compo- Comme la phase géométrique des fonc-
pour les spins sur lesquels on agit, car santes. Dans l'onde résultante-la tions d'onde dépend de leur nombre
l'axe de symétrie détermine l'environ- figure d'interférence-, on détecte ainsi quantique de spin, les phases des diverses
nement où l'on mesure le spin de la par- les phases relatives des deux ondes ini- fonctions d'ondes initiales sont différem-
ticule. A tout changement de l'axe de tiales. Le déphasage de deux ondes est ment déphasées lorsque l'on bascule le
symétrie correspond une courbe sur la la partie de cycle que devrait effectuer spin des particules, ce qui modifie la
sphère ; les courbes fermées représen- une des ondes pour que ses crêtes et ses façon dont se combinent les états pour
tent naturellement les transformations creux coïncident avec ceux de l'autre former état final. 11est souvent plus facile
cycliques. En utilisant le formalisme de onde. On mesure généralement ces par- de détecter de telles modifications de
la mécanique quantique, j'ai calculé que ties de cycle en unités d'angle, comme l'état final que des différences sur la
pour une telle transformation, la phase les degrés ou les radians ; un cycle figure d'interférence formée par combi-
géométrique d'une particule est égale complet correspond à 360 degrés, ou naison de faisceaux état quantique déter-
au produit de son nombre quantique de 2# radians. miné, basculés et non basculés.

4. LA SUPERPOSITION de deux mouvements circulaires en sens oppo-de coordonnées (à gauche), la droite est inclinée d'un angle de
sésengendreun déplacementlinéaire. Quandon additionne les coor- 45 degrés.Quandils partent du quadrant supérieur gauche (a droite),
données des points bleus et rouges, qui décrivent des cercles concen- la trajectoire du point vert est portéepar la secondediagonale. Un
triques et de mêmerayon, on obtient les coordonnéesd'un troisième principe équivalent explique comment la superposition de deux
point (vert) qui oscille selon une droite. L'orientation de la droite lumières polarisées circulairement, mais en sens inverse, engendre de
selon laquelle oscille le point vert dépend des phases relatives des la lumière polarisee linéairement. Commepour les points mobiles,la
deux points en mouvement circulaire. Quand ils commencent leur phase relative des lumières polarisées circulairement détermine la
parcours à partir d'un point du quadrant supérieur droit du système direction de polarisalion de la lumière polarisée lineairement.
Du champ à la fibre On peut décrire par le formalisme clas- Généralement la description quan-
sique la rotation qu'ont observée R. Chiao tique complète de l'environnement est
La formule de l'angle solide, qui et ses collègues : elle résulte d'un trans- excessivement complexe et on la
donne la phase géométrique des spins port parallèle du vecteur champ électrique néglige, mais on prévoit un effet curieux
que l'on a bascules, a été vérifiée pour de la lumière le long de la fibre optique. de la phase géométrique d'un système
plusieurs types de particules. T. Bitter, Dans une fibre optique, le déphasage quantique sur la fonction d'onde de son
de l'Université de Heidelberg, et quantique est égal à celui que produit le environnement : la fonction d'onde de
D. Dubbers, de l'Institut Laue-Langevin, transport parallèle du vecteur de polarisa- tout état du système total (le produit des
à Grenoble, ont travaillé avec des neu- tion de la lumière. Selon R. Chiao et fonctions d'onde du système et de son
trons, dont les directions du vecteur de Y. Wu : « On pense que ces effets sont des environnement) doit être une fonction
spin et du vecteur moment magnétique caractéristiques topologiques... dont l'ori- monovalente : elle doit prendre une
coïncident. Grâce au moment magné- gine est quantique, mais qui survivent... seule valeur, notamment de phase, pour
tique des neutrons, on bascule le spin de au niveau classiques». Plusieurs autres tout ensemble donné de paramètres.
ces particules en changeant simplement physiciens ont observé que, dans ce cas, Lorsque le système décrit un circuit
la direction d'un champ magnétique, on obtient également la formule faisant dans l'espace des paramètres, cette
dont les lignes de champ définissent intervenir angle solide en utilisant les condition n'est vérifiée que si la fonc-
l'axe de symétrie. Dans leur expérience, équations de Maxwell, de l'électromagné- tion d'onde de l'environnement est
T. Bitter et D. Dubbers modifiaient l'axe tisme classique. déphasée d'une valeur compensant la
de symétrie de façon cyclique en Robert Tycko, des Laboratoires Bell, a phase géométrique du système sur
envoyant un faisceau de neutrons dans le trouvé un troisième exemple de bascule- lequel on agit.
champ magnétique en hélice produit par ment de spins : à l'aide d'impulsions de Le déphasage compensateur n'est pas
une bobine conductrice, tordue et par- radiofréquence, il a excité des noyaux un « parasite » mathématique résultant de
courue par un courant ; ils faisaient d'atome de chlore, dans un cristal de la séparation entre le système physique
varier l'angle solide sous-tendu par le chlorate de sodium, et a produit une et son environnement ; il engendre des
circuit fermé de l'espace des paramètres superposition d'états. Comme les spins effets physiques observables. On
en changeant l'intensité d'un autre des noyaux sont parallèles à l'axe de observe notamment ces effets lorsque
champ magnétique, parallèle à l'axe du symétrie du cristal, il a basculé les spins les électrons d'une molécule constituent
faisceau. des noyaux excités en faisant tourner le le système physique, dans l'environne-
Les photons (c'est-à-dire les « grains cristal autour d'un axe différent de son ment des noyaux. Deux pionniers de la
de lumière ») ont également un spin, mais axe de symétrie. Dans cette expérience, phase géométrique, Alden Mead et
ils n'ont pas de moment magnétique sur la formule de l'angle solide s'appliquait Donald Truhlar, de l'Université du
lequel on puisse agir pour basculer le aux déphasages entre les états de spin Minnesota, ont observé en 1979 que des
spin. Raymond Chiao, de l'Université de individuel des noyaux. Plus le cristal modifications de la fonction d'onde des
Berkeley, Yong-shi Wu, de l'Université tournait, plus le déphasage augmentait, et électrons (le système) devaient modifier
de l'Utah, et Akira Tomita, des R. Tycko détectait un dédoublement du la fonction d'onde qui décrit le mouve-
Laboratoires AT&T Bell, ont basculé des signal radio réémis ultérieurement par les ment des noyaux (l'environnement), et
spins de photons en se fondant sur le fait noyaux. changer les énergies de vibration et de
que les spins pointent soit dans le sensde rotation des molécules. Ces modifica-
propagation, soit dans le sens opposé ; tions sont observables par des expé-
pour changer le spin d'un photon, il suffit L'environnement riences de spectroscopie, où l'on enre-
de modifier la direction de propagation. des systèmes gistre l'énergie des photons émis ou
R. Chiao et ses collègues ont basculé le absorbés par les molécules.
spin des photons en confinant un faisceau Dans toutes les expériences précé- Guy Delacrétaz et Ludger Wöste, en
de lumière laser dans une fibre optique demment mentionnées, on a supposé que Suisse, Edward Grant et Josef
bobinée ; les deux extrémités de la fibre l'on pouvait déterminer les paramètres Zwanziger, de l'Université Cornell, et
étaient parallèles, de sorte que la transfor- de l'environnement des systèmes avec Robert Whetten, de l'Université de Los
mation était cyclique. autant de précision qu'on le désirait (au Angeles, ont détecté de tels change-
Les expérimentateurs ont également moins en principe), et que l'environne- ments spectroscopiques pour des molé-
considéré que la lumière polarisée linéai- ment n'était pas modifié par le dépha- cules formées de trois atomes de
rement (dont le champ électrique associé sage qu'il créait dans le système. sodium. Dans ces molécules, les noyaux
vibre dans une seule direction) est formée Cependant aucune des deux hypothèses de sodium effectuent un mouvement
de photons dont les deux états possibles n'est justifiée. La première est fausse, cyclique (appelé pseudo-rotation), qui
de spin sont superposés ; la direction de parce que les paramètres, comme toutes confère à l'état électronique d'énergie
la polarisation dépend de la phase rela- les variables physiques, varient selon les minimale une étonnante phase géomé-
tive des deux états de spin (voir la figure lois de la mécanique quantique : la préci- trique de 180 degrés : les crêtes de la
4). De ce fait, tout déphasage relatif des sion avec laquelle on peut les déterminer fonction d'onde deviennent des creux, et
deux ondes, comme celui qu'introduisent n'est pas absolue. La seconde hypothèse vice versa. De surcroît, on a observé que
les phasesgéométriques des deux états de est également fausse, parce qu'il n'existe la phase géométrique de la fonction
spin, se manifeste directement par une pas, en physique, d'action sans réaction. d'onde des électrons modifie égale-
rotation de la direction de polarisation de En toute rigueur, le « système physique » ment la fonction d'onde des noyaux :
la lumière (en 1984, le physicien anglais devrait comprendre le système étudié et pour ces derniers, les niveaux d'énergie
Neil Ross, de Leatherhead, avait observé son environnement, c'est-à-dire les appa- de pseudo-rotation sont décalés, comme
une telle rotation, mais il ne l'avait pas reils de laboratoire qui servent à basculer le prévoyait l'analyse quantique de la
attribuée à la phase géométrique). les spins. phase géométrique.
L'effet Bohm-Aharonov à l'intégrale (la somme) de la 2-forme peut également décrire un effet prévu à
sur n'importe quelle surface délimitée Bristol, en 1959, par Yakir Aharonov et
Une façon élégante de décrire la par le circuit décrit par le système, dans David Bohm.
phase géométrique d'un système qui l'espace des paramètres. Avec cette L'effet Bohm-Aharonov est un
subit une transformation adiabatique formulation mathématique très puis- déphasage de la fonction d'onde d'une
cyclique consiste à utiliser un objet sante, les 2-formes, fantômes invisibles particule chargée résultant du transport
mathématique que l'on appelle 2-forme, cachés dans l'espace des paramètres, de la particule autour de lignes de
et qui représente le flux, c'est-à-dire surgissent soudain lorsque les systèmes champ magnétique isolées. Robert
« I'écoulement » d'une quantité à travers quantiques effectuent un cycle dans Chambers la observé expérimentale-
une surface d'aire unitaire. La phase l'espace des paramètres. A l'aide des ment pour la première fois à Bristol en
géométrique est alors simplement égale 2-formes de la phase géométrique, on 1960. Dans le cas de l'effet Bohm-

5. TROIS EXPÉRIENCES où l'on bascule de façon cyclique


l'état de spin de particules, mettent en évidence la phase
géométrique quantique. T. Bitter, de l'Université de
Heidelberg, et D. Dubbers, de l'institut Laue-Langevin, de
Grenoble, se sont fondés sur la coïncidence de l'axe de spin
des neutrons avec la direction de leur moment magnétique;
ils ont basculé les spins d'un faisceau de neutrons en les fai-
sant passer dans un champ magnétique en hélice dont le pas
pouvait être modifié (en haud à gauche). La phase géomé-
trique correspondait au décalagede l'axe des spins des neu-
trons. R. Chiao, de l'Université de Berkeley, Y. Wu, de
l'Université de l'Utah, et A. Tomita, des Laboratoires AT&T
Bell, ont basculé deux etats superposesde spin de photons
en envoyant de la lumière polarisee rectilignement dans une
fibre optique bobinée (en haut a droite). La rotation de la
direction de polarisation de la lumière correspondait à celle
associée à la phase géométrique. Enfin R. Tycko, des
Laboratoires Bell, a basculé les spins de noyaux de chlore
excités en faisant tourner un cristal de chlorate de sodium
selon un axe différent de celui des spins des noyaux (en bas
a gauche). La phase géométrique des noyaux apparaissait
sous la forme d'un décalage de fréquence des signaux radio
réémispar les noyaux.
Aharonov, l'espace des paramètres L'angle de Hannay est égal à la diffé-
n'est pas un espace abstrait comme celui rence entre la position de la perle, après
que définissent les directions de symétrie, que la boucle a tourné d'un tour, et la
par exemple ; c'est 1'espaceordinaire, où position qu'aurait la bille à ce même ins-
la particule se déplace et que repèrent les tant si la boucle était restée immobile.
coordonnées usuelles de longueur, de Cet angle ne dépend que de variables
largeur et de hauteur. Dans cet espace, la géométriques : il ne dépend que du péri-
2-forme de la phase géométrique n'est mètre de la boucle et de la surface qu'elle
pas une construction mathématique ad définit ; il est notable pour des circuits
hoc ; c'est le produit de l'intensité du longs et étroits, nul pour des boucles cir-
champ magnétique par la charge élec- culaires.
trique de la particule, divisée par la J. Hannay a également étudié un ana-
constante de Planck (égale à 6,626 x 10-34 logue classique de la phase géométrique
joule-seconde). Le déphasage de la parti- des spins que l'on bascule lentement.
cule, quand elle tourne autour du champ Considérons la masselotte d'un pendule
magnétique, dépend du flux du champ oscillant circulairement. Le poids de la
magnétique, qui est une quantité parfaite- masse est parallèle à l'axe de symétrie du
ment admise en physique classique. système ; c'est une ligne verticale passant
Ce que la physique classique 6. LE DÉCALAGE ANGULAIRE de l'oscilla- par le centre de la Terre. Comme la Terre
n'explique pas, en revanche, c'est que la tion d'un pendule, sur la Terre, est un tourne, cet axe tourne dans l'espace (à
phase de la particule électriquement char- exemplede phase géométriqueen physique moins que l'on n'effectue l'expérience à
gée est modifiée par le champ magné- classique, décrit par J. Hannay, de l'un des deux pôles) ; après une journée,
tique, alors que la particule ne croise l'Université de Bristol. On peut penser la position de la masselotte sera décalée
jamais de ligne de champ. En physique qu'une masselottedependule qui se déplace d'un angle-l'angle de Hannay-égal à
classique, les particules chargées ne sur un cercle, à raison d'un tour par l'angle solide défini par les directions de
subissent de forces que lorsqu'elles sont seconde, revient, après 24 heures, à sa posi- symétrie.
tion initiale. Cependantelle sera décalée par
dans des champs électriques ou magné- Le décalage est plus manifeste quand
rapport à cetteposition initiale d'un angle
tiques. Or dans l'effet Bohm-Aharonov, la masselotte oscille dans un plan, et non
(en rouge) égal à l'angle solide sous-tendu
le champ magnétique agit sur la particule par les axes de revolution du pendule (en selon un cercle. Comme pour la lumière
chargée même quand celle-ci n'est pas bleu) ; cet angle est l'angle de Hannay. Le polarisée linéairement et que l'on décom-
dans ce champ ! Le champ magnétique phénomène fut utilisé en 1851 par le physi- posait en deux lumières polarisées circu-
agit sur la particule de façon « non cien Léon Foucault, pour démontrer que la lairement, on peut considérer que l'oscil-
locale ». Contrairement à la rotation du Terre tourne. Le pendule de Foucault lation de la masselotte est la
plan de polarisation, dans l'expérience de oscille dans un plan plutôt que sur un superposition de deux oscillations circu-
R. Chiao et de ses collègues, l'effet cercle ; dans ce cas, la phase géométrique laires en sens opposés. Après une jour-
Bohm-Aharonov est incompréhensible en est une rotation du plan d'oscillation. née, les deux oscillations circulaires du
physique classique. pendule auront subi des décalages angu-
Les 2-formes de phase géométrique laires opposés, de sorte que le plan où
décrivent ainsi des phénomènespurement oscille la masselotte aura tourné.
quantiques dont nous n'avons pas expé- angles augmentent à une vitesse corres- Ce phénomène fut observé pour la
rience quotidienne ; elles décrivent égale- pondant à la fréquence instantanée des première fois par le physicien français
ment des phénomènes de mécanique très oscillations. Léon Foucault, en 1851, quand il démon-
classique, comme les vibrations des res- Ce que J. Hannay a véritablement tra que la Terre tournait. L'expérience est
sorts et les oscillations des pendules. découvert, c'est la contribution géomé- aujourd'hui présentée aux visiteurs de la
John Hannay, à Bristol, a conçu un ana- trique, que l'on appelle aujourd'hui plupart des musées scientifiques du
logue classique de la phase géométrique l'angle de Hannay : il a établi une for- monde, notamment au Musée national
quantique. Il a d'abord considéré des sys- mule pour calculer cet angle comme le des techniques, au CNAMà Paris. Dans le
tèmes macroscopiques de corps oscil- flux d'une 2-forme à travers un circuit mouvement du pendule, la rotation du
lants, que l'on décrivait par des para- fermé de l'espace des paramètres (l'ana- plan d'oscillation est l'équivalent clas-
mètres angulaires variant en fonction du logie avec la physique quantique n'est sique de la phase géométrique, en méca-
temps. Quand on fait varier lentement pas complète, car les mouvements clas- nique quantique ; c'est le résultat d'un
l'environnement des oscillations, les états siques ne sont souvent pas oscillatoires, transport parallèle du plan d'oscillation
initial et final correspondent aux mêmes mais chaotiques ; or pour les systèmes par la rotation de la Terre.
paramètres ; après un cycle, les oscilla- chaotiques, on ne peut pas définir de Revenant ainsi au transport parallèle
tions ont la même amplitude qu'au variables angulaires, et l'angle de par lequel nous avons commencé cet
départ, mais les angles ont changé. Hannay n'existe pas). article, nous avons accompli un cycle.
J. Hannay a découvert que l'on pou- J. Hannay a notamment considéré le Comme pour la phase d'un système quan-
vait décomposer les décalages angulaires cas d'une perle glissant sans frottement et tique subissant un cycle adiabatique, la fin
en une partie dynamique et une partie à vitesse constante sur une boucle en fil est différente du début. Le transport paral-
géométrique, exactement comme les de fer, que l'on fait elle-même tourner lèle illustrait initialement un concept abs-
déphasages de la fonction d'onde d'un lentement d'un tour dans son plan. Dans trait ; nous le retrouvons maintenant dans
système quantique. Les variations angu- ce cas, la variable angulaire décrivant le des systèmesclassiques, dont les lois nous
laires dynamiques sont égales à celles système est la distance entre la perle et sont familières. Nous sommes passésd'un
que l'on calculerait en supposant que les une origine arbitraire, sur la boucle. effet géométrique à un effet dynamique.
L'effet Aharonov-Bohm

Yoseph Imry, Richard Webb

Cet effet contraire à l'intuition joue un rôle une plaque qui absorbe les électrons, mais
qui comporte deux fentes verticales,
important en électromagnétisme et en physique étroites et rapprochées et percées dans la
plaque de part et d'autre de l'axe du fais-
du solide. 11 suscitera peut-être de nouveaux ceau. Un film placé derrière les deux
fentes enregistre l'impact des électrons.
dispositifs micro-électroniques. Après l'émission d'un grand nombre
d'électrons par la source, on observe sur le
film une série de raies claires et sombres,
Bienque vieille d'environ magnétiques ; pour ce que l'on en connais- parallèles aux fentes. Une bande claire au
un siècle, la théorie quan- sait à l'époque, les champs expliquaient centre est flanquée de deux franges
tique dépeint la matière complètement la dynamique des charges. sombres ; celles-ci sont à leur tour enca-
en des termes qui restent Quand les théories de la relativité et de dréespar deux raies claires et ainsi de suite
non intuitifs. Un exemple la physique quantique se sont développées, (voir lafigure 1).
de cet éclairage surprenant est une expé- on s'attendait à ce que ces champs restent Comment les électrons peuvent-ils
rience provocante proposée en 1959 par les entités physiques fondamentales. engendrer un tel motif ? Si les électrons
Yakir Aharonov et David Bohm. Pourtant ces champs n'apparaissaient pas n'étaient que des projectiles, ils ricoche-
Imaginez, disaient-ils, un aimant entouré directement dans les équations de la phy- raient, seraient absorbés par la plaque, ou
d'un blindage de sorte qu'il ne puisse pas sique quantique, et les équations de la rela- passeraient tout droit à travers. Le film
exercer de force sur un autre aimant dans tivité se simplifiaient en une forme mathé- enregistrerait alors une concentration
son voisinage ; en d'autres termes, matique plus dense quand les champs d'impacts dans le prolongement des
aucune manifestation conventionnelle de étaient exprimés en termes de potentiels. fentes et très peu d'impacts ailleurs ; un
ce champ magnétique écranté n'est L'effet Aharonov-Bohm suggère que les tel comportement des électrons
détectable. Pourtant, Y. Aharonov et champs agissent eux-mêmes à distance : n'explique pas le motif observé.
D. Bohm prédisaient une modification de une charge qui passe près d'un champ Une meilleure approche (et qui est en
la phase de la fonction d'onde d'élec- magnétique ou électrique, mais sans les accord avec le comportement des élec-
trons se propageant au voisinage de cet rencontrer, verra sa dynamique modifiée, trons prévu par la théorie quantique)
aimant blindé. de façon subtile mais cependant mesu- serait de supposer que les particules se
Comment expliquer ce déphasagede la rable. La conséquence de l'effet comportent comme des ondes. La quan-
fonction d'onde d'un électron ? Aharonov-Bohm est que ce sont les poten- tité qui caractérise la propagation des
Y. Aharonov et D. Bohm prédirent que tiels, et non les champs qui agissentdirec- ondes est une amplitude qui varie pério-
cet effet était dû à une entité physique tement sur les charges. diquement entre un maximum et un
plus fondamentale que les champs élec- Les physiciens ont examiné les consé- minimum ; la variation instantanée de
triques et magnétiques : un potentiel, dont quences de cet effet dans des domaines l'amplitude, et des autres caractéris-
les variations spatiales et temporelles don- aussi différents que l'effet Hall quantique, tiques de l'onde, sont décrites par une
nent naissance aux champs électriques et la théorie des supercordes et la supracon- fonction d'onde mathématique.
magnétiques. Après trois décennies, duction. Vers la fin du siècle, les indus- Considérons une vague dont la hauteur
l'effet Aharonov-Bohm a été démontré de triels espèrent insérer, sur des puces de change périodiquement, d'un mètre au-
façon convaincante par des expériences silicium d'un centimètre carré, jusqu'à 100 dessus de la surface moyenne à un mètre
faites sur des électrons se propageant dans millions de composants.Pour exploiter de au-dessous. Elle peut-être décrite par
le vide, et ces dernières années l'effet a telles densités, il faudra tirer parti de prin- une fonction cosinus, puisque la valeur
été observé dans de très petits fils conduc- cipes physiques différents et l'effet du cosinus passe de +1 à-1 puis
teurs à bassetempérature. Aharonov-Bohm sera peut-être une des retourne à-t quand l'angle passe par les
L'effet Aharonov-Bohm a profondé- technologie utilisées. valeurs 0, 180 et 360 degrés. L'angle qui
ment modifié les conceptions des physi- correspond à la hauteur instantanée est
ciens sur le rôle des potentiels en électro- L'expérience de Young appelé l'angle de phase.
dynamique. On sait depuis longtemps La fonction d'onde mathématique qui
qu'une charge positive qui passeau voisi- Une expérience d'interférences à deux décrit un électron est définie par une
nage d'une charge négative au repos, sans fentes, une élégante démonstration de la amplitude maximale et un angle de
la toucher, est accélérée : la direction de nature ondulatoire des électrons, éclaire phase. L'amplitude de l'onde d'un élec-
son mouvement est modifiée. En 1846, l'effet Aharonov-Bohm. tron représente une probabilité car la
Michael Faraday a expliqué ce type Dans une telle expérience, une source position et la vitesse d'une particule ne
d'action à distance par des champs qui émet un faisceau composé d'électrons de sont déterminées qu'avec une précision
transmettent des forces électriques et même énergie ; ce faisceau est dirigé sur limitée : le carré de l'amplitude maxi-
1. FIGURES D'INTERFÉRENCES démontrant l'effet Aharonov-Bohm. trons qui ne sont pas passés à travers le trou. Les franges entourées
Une partie d'un faisceau d'électrons passe à travers un aimant torique par le tore sont décalées par rapport à celles situées à l'extérieur alors
recouvert de niobium (I'anneau noir). L'autre partie du faisceau que les électrons ne sont pas directement soumis au champ magné-
passe a l'extérieur. Réunis, les deux faisceaux donnent naissance à tique confiné dans le tore. Quand le champ magnétique au centre de
une figure d'interférence (la région rouge). Le motif d'interférence à l'aimant torique change, la figure d'interférence se décale (en bas).
l'extérieur de l'anneau torique résulte de l'interférence entre des élec- Cette expérience est l'oeuvre d'Akira Tonomura, de la Société Hitachi.
male de la fonction d'onde électronique gauche est égale à la phase de l'onde par- par rapport à celle obtenue en l'absence de
est la probabilité de trouver l'électron en tielle issue de la fente de droite. En un solénoïde, de sorte que des régions ancien-
une position et à un instant donnés. point du film équidistant des deux fentes, nement claires apparaissent plus sombres
L'angle de phase est particulièrement les deux ondes partielles sont en phase : et les zones sombres plus claires. Si l'on
utile pour décrire la relation entre deux elles se renforcent donc mutuellement et coupe le champ magnétique dans le solé-
ondes. Si deux ondes sont en phase, en une frange brillante apparaît au milieu du noïde, la figure d'interférence reprend son
un point ou à un instant donné, les deux film. Il est aussi correct de dire que les aspect initial.
ondes sont au même point de leur cycle : bandes brillantes correspondent aux Dans ce type d'interférences, les
par exemple les deux ondes ont atteint endroits où les électrons ont, en moyenne, phases des ondes partielles gauches et
leur amplitude maximale ou leur ampli- deux fois plus de chance d'arriver qu'en undroites ont apparemment été modifiées
tude minimale. Si les deux ondes sont en point choisi au hasarddu film. même quand le champ magnétique est
opposition de phase, l'amplitude de l'une Pour atteindre un point situé à une entièrement limité à l'intérieur du solé-
d'entre elles est maximale tandis que certaine distance à gauche de la frange noïde. Le changement de la phase de la
l'amplitude de l'autre est minimale. brillante, l'onde partielle de droite doit fonction d'onde d'un électron dans une
L'angle de phase de l'onde électronique parcourir un chemin plus long que son région où n'existe aucun champ magné-
peut aussi être exprimé en termes de homologue de gauche. Les deux ondes tique est une manifestation de l'effet
quantités physiques plus intuitives ; dans sont en opposition de phase, se compen- Aharonov-Bohm.
les cas simples, la phase est reliée au pro- sent mutuellement, et donnent une frange Ce phénomène montre que le change-
duit de la quantité de mouvement par la sombre (les électrons n'ont pratiquement ment de phase d'une fonction d'onde doit
distance parcourue par l'onde et aussi à aucune chance de heurter le film à cet être relié à un facteur physique présent
son énergie multipliée par le temps. endroit). En un point encore plus loin hors d'un champ magnétique confiné.
vers la gauche sur le film, l'onde de Y. Aharonov et D. Bohm ont démontré, à
L'explication droite parcourt un chemin qui correspond partir des équations fondamentales de la
de l'expérience des fentes à un cycle supplémentaire par rapport à physique quantique, que le changement de
l'onde de gauche ; les deux ondes sont à phase est dû à une entité, le potentiel vec-
Ces concepts expliquent correctement nouveau en phase et produisent une teur magnétique, qui existe dans et autour
le motif obtenu dans l'expérience des deux frange brillante (de haute probabilité). d'un champ magnétique. Bien que le
fentes. Puisque la source de particules Pour observer l'effet Aharonov-Bohm, potentiel vecteur soit un champ de vecteur
émet des électrons de même énergie et de on modifie légèrement l'expérience dans la mesure où il a une amplitude et
même quantité de mouvement, les phases d'interférences des deux fentes : on place une direction en chaque point de l'espace
des fonctions d'onde électronique sont juste derrière la plaque et entre les fentes
et peut dépendre du temps, il n'est directe-
égales à une distance donnée de la source un solénoïde très long, où le champ ment observé que par les modifications de
d'électrons-c'est une condition que l'on magnétique est confiné en son intérieur etla phase des fonctions d'onde. Le décalage
appelle la cohérence. Quand une onde qui ne crée aucun champ, ni magnétique ni de phase qu'il engendre peut rendre
électronique passepar les deux fentes, elle électrique à l'extérieur. Quand un faisceaucompte de tous les effets magnétiques
se subdivise en ondes partielles ; puisque d'électrons passepar les fentes et se pro-mesurables sur des particules chargées.
les ondes partielles ont parcouru la même page à proximité du solénoïde, le film Comment le potentiel vecteur a-t-il pu
distance jusqu'aux deux fentes, la phase de enregistre une nouvelle figure d'interfé- agir sur la phase d'un électron dans
l'onde partielle émergeant de la fente de rences : cette nouvelle figure est décalée l'expérience des deux fentes ? Quand les
ondes partielles droites et gauches par-
couraient l'espace sans subir de force au
voisinage du solénoïde, le potentiel vec-
teur modifiait la quantité de mouvement
de l'onde partielle gauche par rapport à
celui de l'onde de droite sans changer
leurs énergies cinétiques. Puisque la
phase d'une fonction d'onde est liée à sa
quantité de mouvement, la phase de
l'onde partielle de gauche est modifiée
par rapport à celle de droite.
Le potentiel vecteur magnétique et
l'effet Aharonov-Bohm ont leurs analogues
pour les interactions électriques : le poten-
tiel scalaire électrique et l'effet Aharonov-
Bohm électrostatique. Le potentiel élec-
trique scalaire n'est pas un champ vectoriel
mais un champ scalaire : à chaque point de
l'espace est associée une amplitude. Bien
que l'on ne puisse déterminer l'amplitude
absoluedu potentiel, la différence de poten-
tiel entre deux points A et B est l'énergie
2. AIMANT TORIQUEET FILM DE NIOBIUM utilisés dans les expériences de A. Tonomura. nécessairepour déplacer une charge unité
L'aimant, d'un diamètre de cinq micromètres, est fait d'un alliage contenant 83 pour cent de A à B ; cette différence de potentiel se
de nickel et 17 pour cent de fer. Une couche de silice isole l'aimant du niobium. mesuregénéralementen volts.
Comme le potentiel vecteur magné- microscope et séparé en deux à l'aide entièrement contenu dans la matière du
tique, le potentiel scalaire électrique d'une fibre de quartz, de 1,5 micromètre tore. Cependant tous les matériaux
décale aussi la phase de la fonction de diamètre, recouverte d'aluminium. La magnétiques possèdent des imperfections,
d'onde d'un électron. L'effet Aharonov- figure d'interférence obtenue ressemblait et un aimant torique réel produit toujours
Bohm électrostatique se traduit par une à celle de l'expérience des deux fentes. un petit champ magnétique non confiné.
modification de la phase de la fonction Quand un filament de fer aimanté était On peut confiner ce champ, que l'on
d'onde d'un électron dû au potentiel sca- placé juste derrière la fibre de quartz, la appelle champ de fuite, en recouvrant
laire électrique dans une région où il n'y figure se décalait. R. Chambers expliqua l'aimant d'un matériau supraconducteur.
a pas de champ électrique. que le champ magnétique créé par le fila- A. Tonomura construisit un aimant
On explique l'effet Aharonov-Bohm ment dans la région traversée par les élec- torique recouvert de niobium qui devient
électrostatique à l'aide d'une expérience trons était trop faible pour rendre compte supraconducteur au-dessous de 9, 1 kel-
de pensée (voir la figure 4). Dans cette de l'amplitude du décalage des interfé- vins. Ce dispositif assurait que moins
expérience, un faisceau d'électrons est rences. Il concluait que le potentiel vecteur d'un pour cent du champ contenu dans
divisé en deux ondes partielles, chacune devait modifier 0 la phase de la fonction l'aimant torique pénétrait dans le trou
étant dirigée dans un cylindre métallique d'onde des électrons comme l'avaient pré- central du tore.
creux ; après que les ondes partielles ont dit Y. Aharonov et D. Bohm. Un faisceau d'électrons produit dans le
pénétré dans chaque cylindre, on établit De nombreux chercheurs contestèrent vide était divisé en deux, de sorte qu'un
une différence de potentiel entre eux ; la conclusion de R. Chambers. Puisqu'il faisceau passait au travers du trou du tore
avant qu'elles ne les quittent, on coupe le n'avait pas complètement confiné le et l'autre à l'extérieur. L'ensemble des
potentiel. Dans ce cas, les ondes ne champ magnétique dans une petite région deux faisceaux engendrait une figure
subissent aucune force. La différence de l'espace, quelques physiciens préten- d'interférence sur un film placé derrière le
d'énergie entre les deux ondes est pour- daient que la force exercée par le champ trou ; une figure d'interférence de réfé-
tant modifiée du produit de la charge de magnétique sur les électrons occultait le rence était engendrée simultanément.
l'électron par la différence de potentiel décalage de la figure d'interférence due Quand on refroidissait le niobium bien au-
entre les deux cylindres. Puisque la phase au potentiel vecteur. dessous de 9, 1 kelvins et qu'il devenait
d'une fonction d'onde électronique est supraconducteur, le champ magnétique
reliée à son énergie et à la durée de par- L'expérience était confiné à une certaine valeur par les
cours, elle est modifiée par rapport à du champ torique lois de la supraconductivité et, par consé-
celle de l'autre onde. quent, le potentiel vecteur dans le trou ne
Des expériences ont été conçues très En 1986, Akira Tonomura et ses col- pouvait atteindre qu'une certaine valeur. Il
peu après la prédiction des effets des lègues de Hitachi Ltd., à Tokyo, résolu- modifiait donc la phase des électrons pas-
potentiels sur la phase des particules rent le problème du confinement du sant à travers le trou par rapport à celle des
chargées par Y. Aharonov et D. Bohm. champ magnétique en suivant une sug- électrons qui se propageaient à l'extérieur.
La première expérience (1960) fut gestion de Charles Kuper du Technion. Aussi, dans les conditions expérimentales
l'oeuvre de Robert Chambers, de A. Tonomura utilisait un matériau magné- choisies, la figure d'interférence derrière
l'Université de Bristol : un faisceau cohé- tique homogène en forme de tore qui le trou correspondait dans certains cas à la
rent d'électrons était produit dans un donne un champ magnétique circulaire référence et, dans d'autres cas, elle se

3. L'EXPÉRIENCE D'INTERFÉRENCE À DEUX FENTES met en au travers des fentes et créent une figure d'interférence (à gauche).
évidence le comportement ondulatoire des électrons. Une source Quand un aimant produit un champ potentiel vecteur (à droite), la
émet un faisceau d'électrons qui se propage vers deux fentes per- figure d'interférence est décalée par l'effet Aharonov-Bohm : le
céesdans une plaque. Les fonctions d'ondes des électrons passent potentiel vecteur change fa phase desondes.
trouvait en opposition, c'est-à-dire que les Interférences et diffusion ses composantes interfèrent. L'effet est
bandes sombres de l'une se retrouvaient en revanche plus difficile à mettre en évi-
sur les bandes claires de l'autre. Il était On observe assez facilement 1'effet dence dans les solides parce que les élec-
ainsi avéré que le potentiel vecteur chan- Aharonov-Bohm sur des électrons qui se trons diffusent sur les imperfections du
geait la phase des ondes électroniques propagent dans le vide : la phase de la réseaucristallin.
dans une région où il ne régnait aucun fonction d'onde électronique reste bien La diffusion est un phénomène qui se
champ magnétique (voir la figure 1). définie quand l'onde est divisée et que manifeste dans n'importe quel solide,
mais on a mis au point ces dix dernières
annéesdes techniques qui réduisent la dif-
fusion à un point tel que les électrons se
propagent presque comme ils le feraient
dans le vide. Paradoxalement, l'étude de
deux types de diffusion dans les solides
conducteurs (inélastique et élastique)
amena les premières découvertes de
l'effet Aharonov-Bohm et d'autres effets
d'interférences quantiques dans les maté-
riaux solides.
Dans le phénomène appelé diffusion
inélastique, les atomes qui constituent un
solide conducteur échangent de l'énergie
avec les électrons : la diffusion inélas-
tique modifie la fonction d'onde des
atomes qui forment le solide, c'est-à-dire
qu'elle introduit un changement de l'état
quantique de l'environnement où se
4. POUR OBSERVER L'EFFET AHARONOV-BOHM électrostatique,on sépare en deux un déplace l'électron. L'électron peut par
faisceau d'électrons et l'on dirige les deux faisceaux obtenus vers deux cylindres métal- exemple absorber ou céder de l'énergie
liques creux qui protègent les électrons de toute force électrique. Quand les électrons aux vibrations des atomes du réseau cris-
traversent les tubes, on applique une différence de potentiel entre les deux cylindres. La tallin ; on réduit cet effet en limitant
figure d'interférence observéesur l'écran est décalée d'une quanhité que l'on peut relier l'énergie disponible pour de telles inter-
directementà la difference depotentiel. actions.
Si l'on extrait suffisamment d'énergie
du réseau et du système électronique
pour qu'ils soient pratiquement au repos,
les diffusions inélastiques seront rares ;
une façon d'y parvenir consiste à refroi-
dir le conducteur. A des températures de
quelques kelvins, les électrons de nom-
breux métaux se déplacent de plusieurs
milliers d'atomes (sur une distance
d'environ un micromètre) sans subir de
diffusion inélastique.
De plus, autre avantage du refroidisse-
ment, la différence entre les énergies des
électrons qui se déplacent dans le solide,
diminue avec la température. A des tem-
pératures suffisamment basses pour que
les événements inélastiques soient impro-
bables, la fourchette d'énergie possible
est si étroite que tous les électrons
mobiles dans le fil ont la même énergie.
Cela fait que tous les électrons de
conduction du solide interfèrent essen-
tiellement de la même façon.
La diffusion élastique a lieu quand un
électron rencontre un potentiel statique,
comme une impureté ou un défaut dans
le réseau. Un tel événement change la
phase de la fonction d'onde électronique
5. COMPARAISON DU CHAMP POTENTIEL VECTEUR (lignes noires) créé par un solenoïde de façon bien déterminée mais ne modi-
(à gauche) et par un fil (à droite). Les lignes de champ correspondent à une intensité fie pas son énergie. Bien qu'une distribu-
constante. La circulation du potentiel vecteur le long d'une courbe est égale au champ tion aléatoire de potentiels statiques dans
magnétique multiplié par l'aire de la surface délimitéepar cette courbe. un solide conduise à une modification
aléatoire des phases, cette modification Toutefois, dans les dispositifs expéri- miner presque toute diffusion inélastique.
sera la même pour tous les électrons de mentaux réels, les électrons qui se dépla- Des expériences ont montré que, bien
même énergie qui se propagent dans le cent dans les conducteurs solides refroi- qu'un fil de métal de 0, 03 micromètre
solide. Quand la température approche du dis à basse température subissent d'épaisseur et d'un micromètre de long
zéro absolu, une fonction d'onde électro- toujours quelques diffusions inélastiques contienne environ 100 millions d'atomes,
nique ne devrait subir que des diffusions qui introduisent une imprécision sur la la phase d'un électron qui le traverse sera
élastiques, qui conduisent à un déphasage phase de la fonction d'onde électronique. presque inchangée aux températures infé-
arbitraire mais constant et qui n'occulte Si la taille du conducteur diminue, le rieures à un kelvin.
donc pas les effets d'interférence électro- nombre d'événements qui modifient la
nique. Ce phénomène est la clef de phase de façon aléatoire décroît. Pour Interférences quantiques
l'observation des effets d'interférence observer des interférences quantiques, le dans les conducteurs
quantique dans les solides. conducteur doit être assez petit pour éli-
Pour mesurer les effets d'interférence
électroniques dans les conducteurs, on
doit étudier la mécanique des ondes élec-
troniques avec des quantités physiques
que l'on peut facilement mesurer. Quand
une onde électronique se propage le long
d'un petit fil à basse température, une
partie de l'onde diffuse d'une extrémité à
l'autre tandis que l'autre rétrodiffuse vers
le point de départ
La résistance électrique (et son
inverse la conductance) mesure la diffi-
culté qu'éprouve un électron à traverser
le fil de part en part. Il y a plus de 30 ans,
Rolf Landauer, du Centre de recherche
IBM Thomas Watson à Yorktown
Heights, dans l'état de New York, a éta-
bli un modèle théorique qui exprime la
conductance en fonction de la probabilité
qu'un électron soit transmis à travers le
fil ; ce travail a montré que la conduc-
tance est approximativement proportion-
nelle à la probabilité de transmission
divisée par une unité quantique fonda-
mentale de résistance : 25 812 ohms.
Cette valeur est égale à la constante de
Planck divisée par le carré de la charge
d'un électron.
Un facteur contribue à la probabilité
de transmission et à la conductance :
l'interférence des fonctions d'onde.
Markus Biittiker, R. Landauer et l'un
d'entre nous (Y. Imry) ont étudié théori-
quement des anneaux métalliques et
montré que la diffusion élastique ne
détruisait pas les effets d'interférence
quantique. Ensuite Yuval Gefen, Mark
Ya. Azbel et l'un d'entre nous (Y. Imry)
ont prédit, en 1984, qu'à cause de l'effet
Aharonov-Bohm, la résistivité électrique
d'un anneau métallique devrait osciller
périodiquement quand un champ magné-
tique appliqué au centre de l'anneau
change graduellement.
Lorsque les fonctions d'onde électro-
niques se propageant dans deux branches
6. ANNEAU DE MESURE DE L'EFFET AHARONOV-BOHM dans des conducteurs solides (en différentes de l'anneau se renforcent
haut). Les ondes électroniques entrent par la gauche et diffusent à travers l'anneau refroidi mutuellement, la probabilité de transmis-
a basse température. Un champ potentiel vecteur dû à un champ magnétique (flèches) sion, et donc la conductance devrait
décale la phase des fonctions d'onde électroniques et change la résistance électrique de croître ; au contraire, quand elles se com-
l'anneau, que l'on détermineen mesurant la tension et le courant. L'effet Aharonov-Bohm pensent, la probabilité de transmission et
rend comptede l'oseillation de la résistanceélectriquede l'anneau (en bas). la conductance devraient diminuer. Ainsi
la conductance ou la résistance d'un fil
devrait osciller entre ces deux extrêmes.
En 1981, Boris Al'tshuler, Arkady
Aronov et Boris Spivak, de l'Institut de
physique nucléaire de Leningrad, ont fait
une prédiction voisine et Yuri Sharvin et
son fils, à l'Institut de Moscou, l'ont
confirmée expérimentalement.
L'un d'entre nous (R. Webb), en col-
laboration avec Sean Washburn, Corwin
Umbach et Robert Laibowitz, du Centre
de recherche Thomas Watson, a observé
pour la première fois l'effet Aharonov-
Bohm dans un petit anneau métallique en
1985. Ces chercheurs ont utilisé un
anneau d'or sur un disque de silicium.
Les diamètres intérieur et extérieur de
l'anneau étaient de 0,78 et de 0, 86 micro-
mètre. On envoyait un courant par un
contact d'entrée établi sur un côté de la
boucle et on le collectait sur un autre
contact de l'autre côté (voir la figure 6).
D'autres fils permettaient de mesurer la
chute de potentiel dans l'anneau. Un
champ magnétique appliqué perpendicu- 7. DISPOSITIFDE COMMUTATIONutilisant d'effet Aharonov-Bohm ilectrostatique : un
lairement à l'anneau engendrait un poten- anneaucarré d'antimoine de0,8 micromètre de côté est flanqué de deux segments. Un poten-
tiel vecteur magnétique dans le plan de tiel scalaireappliqué a l'un dessegmentsou aux deux, change la phase des fonctions d'onde
l'échantillon. desélectrons qui circulent dans l'anneau, et
commandela valeur de la tensionde sortie.
Les chercheurs ont observé que la
résistance électrique de l'anneau oscillait
périodiquement quand on faisait croître environ égales au carré de la charge de quantiques joueront un rôle important
l'intensité du champ magnétique. Cela l'électron divisé par la constante de dans l'avenir de l'électronique. Depuis la
était en accord avec ce que l'on sait de Planck. Une telle universalité (les fluc- découverte du transistor, les dimensions
l'effet Aharonov-Bohm et des potentiels. tuations de résistance sont indépendantes des dispositifs électroniques ont diminué
Les ondes électroniques qui parcourent du matériau et des impuretés qui diffu- au point qu'il y a moins de 1000 atomes
l'anneau d'or dans le sens des aiguilles sent de façon élastique) avait été prévue dans la largeur d'un fil. En même temps,
d'une montre interféraient avec celles qui par B. Al'tshuler et peu après par Patrick la puissance par unité de surface que les
se propageaient dans le sens inverse. Lee, de l'Institut de technologie du puces d'ordinateur dissipent sous forme
Quand la différence de phase introduite Massachusetts et Douglas Stone, de de chaleur s'est accrue. À moins que ne
par le potentiel vecteur variait, la résis- l'Université Yale. soient développés de nouveaux dispositifs
tance de l'anneau fluctuait ; exprimée en L'observation de l'effet Aharonov- à forte capacité et faible consommation,
termes de champ magnétique la période Bohm a ouvert un champ de recherche le nombre de composants par puce sera
moyenne des oscillations était de 0, 0076 nouveau dans lequel la nature quantique limité, de même que la vitesse des opéra-
tesla. Cette valeur multipliée par la sur- d'un électron qui se déplace dans un tions dans les dispositifs électroniques.
face moyenne encerclée par l'anneau solide peut être étudiée dans un domaine Des recherches récentes sur les inter-
donne une quantité fondamentale qui est intermédiaire entre l'atome et les objets férences quantiques montrent que de tels
la constante de Planck divisée par la macroscopiques. De tels systèmes dispositifs dissipant peu d'énergie ont un
charge de l'électron, comme le prévoit la « mésoscopiques » sont beaucoup plus avenir certain. Un prototype fonctionnant
théorie. gros que l'atome ou la molécule, mais sur ce principe a déjà été testé à basse
L'amplitude des oscillations de résis- peuvent être manipulés et mesurés par température. On y commande la résis-
tance dans ce cas était assezpetite : envi- des moyens macroscopiques, et suivent tance et la tension au moyen d'un poten-
ron un pour cent de la résistance totale de les règles du jeu de la physique micro- tiel pour agir sur les caractéristiques
l'anneau. Peu après, Daniel Prober, de scopique. Ces dispositifs illustrent les ondulatoires d'un électron.
l'Université Yale, Supriyo Datta, de étonnants phénomènes quantiques au Dans un proche avenir, comme la
l'Université Purdue, et leurs collègues ont moyen de mesures électriques ordinaires. taille des composants électroniques conti-
confirmé les oscillations de résistancedans C'est un peu comme si l'on mesurait la nue à diminuer, des dispositifs pourraient
d'autres métaux et semiconducteurs. Plus résistance des électrons qui orbitent maintenir le comportement quantique des
récemment, des expériences effectuées par autour d'un atome. Ces dispositifs aide- électrons à plus haute température. Il est
de nombreux autres groupes ont observé ront à répondre à des questions fonda- remarquable que l'effet Aharonov-Bohm
des variations de résistance atteignant 50 mentales telles que : quelle taille doit et d'autres effets d'interférence quan-
pour cent de la résistancetotale. avoir un système pour se comporter tique, découverts, tel le transistor, à partir
En outre, les oscillations de la conduc- macroscopiquement ? des abstractions de la physique quan-
tance de ces échantillons sont indépen- En eux-mêmes intéressants, l'effet tique, aient été vérifiés par des expé-
dantes de la résistance moyenne et sont Aharonov-Bohm et les interférences riences aussi « terre à terre ».
LA SUPRACONDUCTION Le physicien hollandais Kamerlingh
Onnes a découvert la supraconduction
dans le mercure en I 9 I I, bien avant la
superfluidité de l'hélium 4, mais ce phé-
nomène paraissait mystérieux. Le cou-
Julien Bok rant électrique dans les métaux est dû à
des électrons ; or les électrons sont des
fermions, et ils ne peuvent pas se
condenser. Les plus grands physiciens
La
supraconduction fascine par vins, il subit une autre transition vers une E. Schrödinger,A. Einstein,W. Heisenberg,
deux aspects : la condensation des phase superfluide. Les propriétés du etc., ont tenté d'expliquer la supracon-
bosons, qui conduit à un effet quantique liquide superfluide sont étonnantes : sa duction, sans succès car ils n'avaient pas
macroscopique, et l'appariement des viscosité, c'est-à-dire sa résistance à les concepts théoriques de la physique
électrons, sans lequel aucune condensa- l'écoulement, est nulle. Ce comporte- statistique quantique. C'est seulement
tion ne serait possible. Qu'est-ce qu'une ment résulte de la condensation de tous en 1957 que J. Bardeen, L. Cooper et
condensation de bosons, et pourquoi les les atomes d'hélium dans le même état R. Schrieffer ont proposé une théorie
électrons ne se condensent-ils pas ? d'énergie minimum, décrit par la même de la supraconduction.
Les bosons et les fermions sont les fonction d'onde.
La supraconduction s'opère en
deux grandes familles de particules de la
La condensation de Bose-Einstein deux étapes : une étape de formation de
nature. Lorsque l'on rassemble des parti-
cules indiscernables (toutes identiques), est un effet quantique original ; on pen- bosons à partir des électrons et une
on observe deux types de comporte- sait dès l'énoncé du principe de corres- étape de condensation de ces bosons.
ment : soit ces particules souhaitent se pondance de Bohr, qu'un système Deux électrons dans le vide se repous-
trouver toutes dans le même état, soit constitué d'un grand nombre de parti- sent, car ils portent la même charge élec-
elles sont très individualistes et se met- cules avait un comportement classique. trique négative ; en revanche, l'interac-
tent chacune dans un état différent. Les La physique quantique décrit une parti- tion des électrons avec le réseau cristallin
particules grégaires sont des bosons, du cule par une fonction d'onde déterminée d'un solide, amène les électrons à s'appa-
nom du physicien S. Bose qui a étudié par une amplitude et une phase. La pro- rier. Dans un cristal conducteur, les élec-
leur statistique avec A. Einstein. Ces par- babilité de présence de la particule à une trons libres se déplacent entre les ions
ticules portent toutes un moment position donnée est égale au carré de positifs situés aux noeuds du réseau cris-
magnétique intrinsèque, ou spin, de l'amplitude. La phase intervient dans les tallin. Lors de son passage, un électron
valeur entière. Les particules individua- phénomènes d'interférence : les fonc- attire les ions et les écarte légèrement
listes sont appelées fermions, en hom- tions d'onde, quand elles se superposent, de leur position moyenne. 11 forme ainsi
mage à E. Fermi. Leur spin prend des s'ajoutent comme des vecteurs dont un sillage positif derrière lui, qui attire un
valeurs demi-entières. Les électrons. par- l'angle est détenminé par la différence de
ticules de spin 1/2, sont des fermions ; phase.
c'est parce que les électrons ne se met- A haute température, chaque parti-
tent jamais à deux dans le même état cule est indépendante, et décrite par sa
que les atomes possèdent des configura- propre fonction d'onde ; il n'y a aucune
tions électroniques spécifiques dont cohérence de phase entre les particules.
dépendent leurs propriétés chimiques. Lorsque l'on moyenne sur un grand
Les bosons ont un comportement nombre de particules, la phase de
statistique (lorsqu'ils sont en grand l'ensemble est nulle, et la description du
nombre) étonnant. À bassetempérature, système est classique. C'est ce qu'établit
quand l'agitation thermique est trop le principe de correspondance de Bohr.
faible pour lutter contre leur tendance En revanche, dans un système de
grégaire, tous les bosons identiques se bosons condensés, toutes les particules
mettent dans le même état quantique : sont décrites par une même fonction
ils ont intérêt à se mettre dans l'état fon- d'onde, avec la même phase : il y a
damental, de plus basse énergie. Cette cohérence de phase. Dans ce cas, le
transition, qui se produit à une certaine comportement de l'ensemble des parti-
température caractéristique du système, cules n'est plus du tout classique. La
est appelée « condensation de Bose- condensation de Bose Einstein est un
Einstein ». comportement quantique observable à
La superfluidité de l'hélium 4, décou- l'échelle macroscopique.
verte en 1927, est la première condensa-
La principale manifestation expéri-
tion de Bose-Einstein interprétée comme
telle. Les atomes d'hélium 4 sont des mentale de cette condensation dans
1. Mécanisme d'appariement des élec-
bosons car ils se composent d'un l'état fondamental est le phénomène de
trons dans un solide conducteur. Un
nombre pair de particules de spin 1/2. superfluidité, que nous avons mentionné.
électron attire les ions situés aux
L'hélium devient liquide à basse tempé- On observe également des courants de
noeuds du réseau cristallin, et les
rature, au-dessous de 4,2 kelvins (envi- particules chargées : c'est le phénomène déplace par rapport à leur position
ron-269 degrés Celsius). Si on refroidit de supraconduction, où l'électricité cir- moyenne. Un deuxième électron est
encore l'hélium liquide jusqu'à 2, 18 kel- cule sans résistance. alors attiré dans son sillage.
deuxième électron. Ces deux électrons atome, selon sa valence, donc la distance même être supraconducteurs à 200 kel-
sont liés par l'intermédiaire du réseau moyenne entre les électrons est du vins, voire 300 kelvins.
cristallin : ils forment une paire « de même ordre que la distance entre La température de transition vers la
Cooper». Les électrons d'une paire atomes, soit trois angströms. La paire de phase supraconductrice de ces matériaux
orientent leur spin dans des directions Cooper est mille fois plus étendue que la dépend de !'état d'oxydation du cuivre.
opposées, de sorte que le spin total de distance moyenne entre les électrons. L'état normal d'oxydation du cuivre dans
chaque paire est nul : les paires d'élec- Autrement dit, les paires sont imbriquées le cuprate normal CuO2 est Cu2+. Ce
trons sont des bosons. Par conséquent, les unes dans les autres, et forment un matériau est isolant et antiferromagné-
ces paires peuvent se condenser dans un nuage de paires d'électrons. tique. II est isolant, car chaque cuivre
même état quantique au-dessous d'une possède un électron périphérique, qui
certaine température. On vérifie expérimentalement que repousse tout électron s'approchant de
Selon la théorie quantique, les ondes l'objet quantifié contient deux et non son site : cette répulsion électrostatique
associées aux deux électrons d'une paire trois ou quatre électrons en mesurant le gêne le mouvement des électrons, et le
se propagent en sens opposé, l'une vers quantum de flux. Quand une particule matériau ne conduit pas l'électricité.
l'autre, et forment ainsi une onde sta- effectue un tour complet, un électron L'ordre antifenromagnétique, où les sites
tionnaire. On ne peut définir la position dans un anneau conducteur par cristallins portent alternativement des
de cette onde stationnaire, aussi consi- exemple, elle doit revenir dans le même spins opposés, est dû au principe de
dère-t-on son étendue spatiale, appelée état quantique. Cela signifie qu'après un Pauli : deux électrons voisins doivent
« longueur de cohérences».Dans le mer- tour complet, la phase d'une particule avoir des spins opposés. Les chimistes
cure et le plomb, la longueur de cohé- quantique, ou d'un système de bosons qui ont fabriqué ces matériaux supracon-
rence est égale à quelques milliers d'ang- condensés décrits par le même fonction ducteurs ont suroxygéné des cuivres
ströms, longueur grande par rapport à la d'onde, varie d'un multiple entier de 2#. pour les mettre dans !'état d'oxydation
distance moyenne entre les électrons : il Cette caractéristique entraîne que le flux Cu3+. En faisant cela, ils ont enlevé des
y a un ou deux électrons libres par magnétique dans une spire supraconduc- électrons et laissé des places libres ; les
trice est quantifié : il prend des valeurs électrons circulent mieux, et le matériau
égales à un multiple entier du quantum conduit l'électricité. Lorsqu'il y a 20 pour
de flux h/q, où h est la constante de cent de trous, on obtient une phase
Planck et q est la charge de l'objet quan- supraconductrice à une température aux
tifié. La mesure du flux magnétique dans alentours de 100 kelvins.
une spire supraconductrice donne une Ces températures resteront vraisem-
charge q égale à deux fois la charge e de blablement des records. On a vu que la
l'électron. formation des paires est liée à la polarisa-
La mesure du quantum de flux est si bilité du réseau cristallin. Les vibrations
précise, qu'elle est devenue en 1987 la du réseau, qui propagent le déplacement
définition légale du volt. Au Bureau inter- des ions, ont une énergie caractéristique,
national des poids et mesures à Sèvres, correspondant à une température appe-
la pile étalon de sulfate de cuivre a été lée température de Debye. Au-delà de
remplacée par une série de jonctions cette température, le couplage entre les
Josephson. La jonction Josephson. du électrons et ! es déformations du réseau
nom du physicien qui l'a découverte, est n'existent plus. Or, dans les conducteurs.
un circuit supraconducteur avec un point la température de Debye ne dépasse pas
faible qui peut devenir normal. Lorsque 300 kelvins, ce qui donne une limite
l'on met une tension aux bomes de ce supérieure à la température de supra-
point, on fait pénétrer un flux magné- conduction dans les solides. Bien sûr. on
tique dans la spire. ! ! apparaîtun courant pense que la supraconduction existe
afternatif, dont la fréquence est reliée au aussi dans les étoiles à neutrons et les
quantum de flux ; or la fréquence est la naines blanches, où il règne de fortes
grandeur physique que l'on mesure avec pressions de gravité et où la température
la plus grande précision. La mesure d'une atteint plusieurs millions de kelvins ; le
tension se ramène à une mesure de fré- mécanisme physique qui engendre cette
quence, et le rapport entre les deux est supraconduction est sûrement différent.
une constante universelle égale à h/2e. La supraconduction observée dans
les cuprates supraconducteurs présente
Les premiers supraconducteurs étu- ! es mêmes caractéristiquesque celle des
diés étaient métalliques, et leur tempéra- métaux et alliages : des paires de
ture de transition était de quelques kelvins; Cooper se forment, on mesure une
puis on est difficilement monté jusqu'à 20 quantification du flux, etc. Les discussions
kelvins dans certains alliages, et subite- des physiciens portent sur le mécanisme
2. La structure cristalline des cuprates ment, comme un coup de tonnerre dans d'appariement des électrons.

est lamellaire. Cette figure montre la un ciel clair, G. Bednorz et K. A. Müller Deux grandes catégories de modèles
ont découvert les cuprates supraconduc- décrivent la formation de paires de
structure de l'oxyde de cuivre et de
lanthane : les plans contenant les teurs, tels que l'oxyde d'yttrium, baryum Cooper dans les cuprates. Les modèles
oxydes de cuivre sont séparés par des et cuivre (YBaCuO), qui transitent à 100 de la première catégorie expliquent
plans d'atomes de lanthane. kelvins ! Certains cuprates pourraient l'apparition de la supraconduction à
haute température par un couplage plus perpendiculaire aux plans. D'autres théo- sont responsables de l'appariement des
fort entre les électrons et les vibrations riciens supposent que les déformations électrons. Toutefois, ces différents
du réseau cristallin. Le modèle que du réseau cristallin sont plus importantes modèles ne remettent pas en cause
Jacques Labbé et moi proposons attribue que dans les anciens supraconducteurs, l'explication fondamentale de la supra-
ce fort couplage au caractère bidimen- car les atomes d'oxygène sont plus légers conduction, qui est l'appariement des
sionnel de ces matériaux, qui ont tous que les ions métalliques. Enfin, les électrons et la condensation des paires.
une structure lamellaire : les oxydes de modèles de la deuxième catégorie affir-
cuivre se situent dans des plans. Les ment que le système garde la mémoire Julien Bok est chercheurà l'Écolesupérieure
paires de Cooper serait plus solidement des fortes corrélations magnétiques, et de physiqueet de chimie industrielles.
liées dans les plans que dans la direction que ces interactions antifenromagnétiques Ce texte est la retranscriptiond'un entretien.

NOE
L'ARCHE DE non appariés et une électrode séparée
du réservoir par une jonction tunnel.
Cette dernière est constituée par une
QUANTIQUE couche d'un matériau isolant, épaisse
d'un nanomètre seulement : l'isolant est
ainsi perméable aux électrons, mais ces
Michel Dévoret et Daniel Estève demiers ne peuvent y séjourner.
Lorsque l'électrode est dans l'état
normal, non supraconducteur, on
Les observe que sa charge varie par
physiciens parviennent aujour- vent s'interpénétrer. J. Bardeen, L. Cooper
d'hui à détecter des paires d'électrons et R. Schrieffer ont démontré que la marches régulières, qui correspondent à
dans les supraconducteurs. Découverte nature particulière de l'ordre engendré l'entrée des électrons un à un. En
en 1911, la supraconduction est long- par cet appariement dans l'assemblée revanche, quand l'électrode est dans
temps restée une curiosité de labora- des é ! ectrons empêche !'énergie ciné- l'état supraconducteur, les marches sont
toire : c'est seulement depuis 20 ans tique d'un courant de paires de Cooper de hauteur double, et correspondent a
environ qu'elle est utilisée dans l'industrie de se dégrader en chaleur. t'entrée de deux électrons. Cette crois-
pour la réalisation de systèmes d'image- En 1961, leur théorie reçut une écla- sance de la charge de l'électrode par
rie médicale, d'instrumentation de préci- tante confirmation quand on observa la deux électrons est non seulement une
sion et d'accélérateurs de particules. En quantification du flux magnétique dans nouvelle confirmation de l'existence des
dépit des progrès, ce phénomène de un anneau supraconducteur. Un tel paires de Cooper, mais aussi la démons-
nature purement quantique fascine les anneau piège un flux magnétique qui est tration expérimentale que le flou quan-
physiciens, parce qu'il se manifeste par un multiple entier d'un quantum élémen- tique sur le nombre de paires dans un
une sorte de mouvement perpétuel taire, égal à un quantum d'action supraconducteur n'est pas inhérent à la
qu'interdit la physique classique : un cou- (constante de Planck) divisé par la supraconduction.
rant électrique lancé dans une boucle de charge de deux électrons. La présence Cette observation conduit également
fil supraconducteur y persiste indéfini- de deux électrons dans ce quantum de à une nouvelíe mâîtrise du transfert des
ment, sans perte. flux est une signature claire de I'apparie- électrons : bien que le nombre d'élec-
La première explication cohérente de ment des électrons. Une question subsis- trons présents dans l'électrode soit de
la supraconduction a été donnée en 1957 tait toutefois : si, dans un courant supra- l'ordre de plusieurs milliards, on peut
par J. Bardeen, L. Cooper et R. Schrieffer : conducteur, les porteurs de charge contrôler le caractère pair ou impair
les électrons d'un supraconducteur, à la électrique sont des paires d'électrons, d'électrons de conduction en modifiant
différence de ceux d'un métal, sont pourrait-on détecter directement leur l'état de l'électrode, celle-ci restant dans
appariés en « paires de Cooper». Cet charge ? Pour répondre à cette question, l'état supraconducteur : si l'on'impose
appariement supraconducteur des élec- il fallait résoudre un problème de taille : dans la jonction un champ électrique
trons est beaucoup plus subtil que celui un courant supraconducteur correspond d'énergie supérieure à !'énergie d'appa-
des deux atomes d'une molécule diato- habituellement au transfert cohérent riement des électrons, ils n'entrent pas
mique, telle celle d'hydrogène : dans un d'un très grand nombre de paires de simultanément, mais de façon décalée :
récipient rempli de molécules d'hydro- Cooper, ce qui engendre un flou d'ori- la charge de l'électrode augmente;e alors
gène se déplaçant en tous sens, les deux gine quantique sur le nombre de paires électron par électron, mais à la diffé-
atomes d'une même molécule sont rigi- qui passent par un noeud d'un circuit rence du cas non supraconducteur,
dement liés et suivent de conserve la électrique à un instant donné et gène la rentrée d'un électron est plus facile si le
même trajectoire, en revanche, dans le détection des paires de Cooper. nombre total d'électrons est impair que
gaz que forment les électrons d'un métal Avec Philippe Joyez, Philippe Lafarge s'il est pair. En effet, il est plus facile de
supraconducteur, les deux électrons et Christian Urbina, nous venons toute- faire entrer un électron s'il peut trouver
d'une paire de Cooper suivent la même fois de mesurer directement la charge un partenaire.
trajectoire, mais en sens inverse. des paires de Cooper et de montrer
Une telle forme d'appartement n'est qu'on peut les manipuler une à une.
possible que parce que les électrons, en L'expérience consiste à établir un champ Michel Dévoretet Daniel Estève
raison de leur nature ondulatoire, peu- électrique entre un réservoir d'électrons sont chercheursau cE. A. de Saclay.
Les quantiques polarisés
gaz

Franck Laloë et Jack Freed

Le noyau d'un atome peut avoir un spin mécanique quantique, on dit que le
noyau a un spin. Quand on « polarise »les
et tourner sur lui-même comme une minuscule toupie. spins des atomes d'un gaz, c'est-à-dire
quand on fait en sorte que les atomes
Comment les spins nucléaires, influent-ils tournent tous autour d'axes parallèles et
pointent dans la même direction, la vis-
sur les propriétés macroscopiques d'un gaz ? cosité du gaz et sa conductivité calori-
fique sont fortement changées. De plus,
des oscillations des spins, appelées
« ondes de spin », qui n'étaient observées
que dans certains liquides ou certains
es gaz à faible densité, où mécanique quantique au début de ce solides (par exemple les substances fer-
les atomes sont, en siècle ; il faut avouer que, même romagnétiques) peuvent s'y propager.
moyenne, séparés par des aujourd'hui, certains de leurs comporte- Il est étonnant que l'orientation des
distances grandes grandes
rap- ments demeurent énigmatiques. spins nucléaires puisse avoir le moindre
port à leurs dimensions, On pourrait donc croire que l'intérêt de effet sur les propriétés macroscopiques
constituent depuis longtemps un bon ter- l'étude des gaz dilués s'est tari, du fait du gaz alors que ces spins sont si peu
rain d'étude pour les physiciens. Ces sys- même de la simplicité qui a permis tôt couplés au monde extérieur ; pourtant les
tèmes sont d'une particulière simplicité : leur étude. Comme nous allons le voir, il observations expérimentales confirment
les atomes y entrent rarement en colli- n'en est rien : les travaux récents sur les les prédictions de la théorie. De plus, les
sion et il est beaucoup plus aisé d'édifier gaz dilués révèlent des surprises. En parti- gaz polarisés étant des systèmes phy-
une théorie des gaz dilués que des sys- culier, dans certaines circonstances, les siques relativement simples, puisque
tèmes où les atomes sont en constante propriétés macroscopiques de gaz consti- dilués, ils peuvent être l'objet de calculs
interaction ; une partie importante de nos tués d'atomes isolés d'hydrogène ou précis à partir des principes de base et
connaissances sur le sujet est issue des d'hélium peuvent être changées de façon sans qu'il faille recourir à des approxi-
travaux de James Clerck Maxwell et spectaculaire par des effets quantiques liés mations, indispensables dans l'étude
Ludwig Boltzmann au XIXe siècle. à l'indiscemabilité des particules. théorique des solides ou des liquides.
En revanche, bien des propriétés des Au centre de tout atome se trouve un
liquides et des solides, qui sont des sub- noyau, qui se comporte un peu comme Fermions et bosons
stances où les atomes interagissent avec une toupie minuscule tournant sur elle-
de nombreux partenaires, sont restées même, et qui possède ainsi un moment Notre travail porte sur deux gaz :
mystérieuses jusqu'à l'introduction de la cinétique de rotation autour d'un axe ; en l'hydrogène atomique (H) et l'hélium 3
(3He). L'hydrogène atomique, comme
chacun sait, est constitué d'un électron
unique lié à un noyau fait d'un seul pro-
ton. Dans la nature, l'hydrogène gazeux
se présente généralement sous forme de
molécules diatomiques H2, constituées
de deux atomes fortement liés ; au cours
des dernières années, des chercheurs ont
montré que l'on peut empêcher les
atomes de former des molécules, et donc
fabriquer des échantillons stables
d'hydrogène atomique gazeux, en met-
tant à profit les effets de la polarisation
des spins électroniques ; de tels échan-
tillons sont une autre manifestation
d'effets quantiques à l'échelle macrosco-
pique. Nous reviendrons plus précisé-
ment sur ces effets dans la suite.
1. UN GAZ EST quand les noyaux L'autre
POLARISÉ
ATOMIQUE gazont
des atomes lequel
surleurs nous
spins, avons
c'est-à-
dire leurs moments angulaires de rotation, orientés dans la même direction (partie gauche travaillé est l'hélium trois, qui a un
de la figure, où l'on montre le cas où les spins sont tous orientés vers le haut). Pour un gaz noyau constitué de deux protons et d'un
non polarisé (partie droite), les spins sont orientés dans des directions aléatoires. neutron ; autour de ce noyau gravitent
deux électrons. Les atomes d'hélium
sont non réactifs, ce qui veut dire qu'ils
ne forment jamais de molécule diato-
mique ; à basse température, vers 3, 2
degrés absolus, à la pression atmosphé-
rique, l'hélium 3 se liquéfie. À l'opposé,
l'hydrogène atomique est une substance
unique : elle ne se liquéfie jamais à
pression atmosphérique, même à tempé-
rature nulle.
Les comportements de ces deux sub-
stances different. L'hydrogène atomique
appartient à la classe des particules appe-
lées bosons, alors que l'hélium 3 fait partie
des fermions. Les différences entre ces
deux espèces de particules sont considé-
rables ; les bosons tendent, dans certaines
circonstances,à se regrouper, alors que les
fermions ont plutôt tendance à s'éviter.
Ces comportements entraînent les surpre-
nants effets observésdans les gaz polarisés.
L'appartenance d'une particule à l'une
ou l'autre de ces deux classes dépend de
son spin (nous avons mentionné que les
noyaux des atomes ont un spin). selon la
physique quantique le spin, au même titre
que la masse, est une propriété intrin-
sèque de toute particule élémentaire ; les
atomes ne sont pas des particules élémen-
taires mais des objets composites consti-
tués de plusieurs particules. Ils possèdent
cependant un spin égal à la somme des
moments cinétiques de toutes les parti-
cules qui les composent.
On peut comparer le spin d'une parti-
cule à la rotation sur elle-même d'une
bille, bien qu'il y ait d'importantes diffé-
rences. Dans les deux cas, on repère la
rotation par un vecteur, le moment ciné-
tique, parallèle à l'axe de rotation et qui
change de signe quand la rotation change
de sens. Toutefois une particule quan-
tique peut avoir un spin, même si elle est
ponctuelle, ce qui exclut qu'on puisse
dire qu'elle tourne sur elle-même dans
l'espace. De plus, alors qu'en principe le
moment angulaire d'une bille peut avoir
une valeur quelconque, celui d'une parti-
cule atomique obéit à une règle de quanti-
fication : sa longueur ne peut être qu'un
multiple, ou la moitié d'un multiple, de
l'unité fondamentale de moment ciné-
tique de la physique quantique, la
constante de Planck. Par exemple, l'élec- 2. LES EFFETSDE LA POLARISATION des spins ont été mesurésa l'École normale supérieure
tron, le neutron et le proton ont des spins par l'un des auteurs. Un gaz d'hélium 3 est polarisé par pompage optique : un faisceau laser
1/2 ; le photon est le quantum de rayon- polarisé circulairement injecte du moment angulaire dans le gaz. Les atomes polarisés se
deplacentpar mouvementthermique dans un tuyau de verre et pénètrent dans la cellule de
nement électromagnétique, et son spin est
égal à 1 ; d'autres particules ont des spins mesure maintenue à quelques degrés absolus. Une résistance chauffante collée sur la face
inferieure de cette cellule crée un courant de chaleur qui traverse le gaz ; la différence de
plus élevés, 3/2, 2, etc.
température entre les deux faces renseigne sur la conductivité du gaz. On constate que cette
Les particules qui ont des spins différence de température est moindre lorsque le gaz est polarisé que lorsqu'il ne l'est pas :
« demi-entiers »comme 1/2, 3/2, etc. sont l'hélium polarisé est un meilleur conducteur de la chaleur que l'hélium ordinaire. Les
des fermions, nom donné en hommage bobines placees autour de l'échantillon envoient sur les atomes une impulsion de champ
au grand physicien italien Enrico Fermi. magnétiqueoscillant, ce qui détruit leur polarisation nucléaire et permet de mesurer la diffé-
Celles qui ont des spins entiers comme rence deconduction de la chaleur entre gaz polarisé et non polarisé.
0, 1, 2, etc. sont des bosons, pour rappe- L'; ndiscernabilité trons sont dans un même état de spin, ils ne
ler le physicien indien S. Bose. peuvent se trouver au même point de
Pour calculer le spin d'un ensemble Une des propriétés quantiques les plus l'espace ; dans ces conditions, ils vont
composite, comme un atome ou une remarquables des bosons et des fermions s'éviter (par un effet indépendant de leur
molécule, on ajoute vectoriellement les est leur comportement lié à l'indiscerna- répulsion électrostatique). Le principe
moments cinétiques individuels (un vec- bilité. En physique quantique, contraire- d'exclusion appliqué aux électrons des
teur est un être mathématique qui a une ment à la mécanique classique, le fait que atomes sous-tend les propriétés de tous les
longueur et une direction, et représenté des particules soient indiscernables joue élémentsde la classification périodique.
par une flèche). Puisque le noyau de un rôle fondamental. Là intervient le spin Précisons les effets de l'indiscernabi-
l'atome d'hydrogène contient un seul : si les particules sont dans des états de lité quand deux fermions entrent en colli-
proton, son spin ne peut être que 1/2. spin différents on peut, du moins en prin- sion. Tant que les fermions sont éloignés,
Pour le noyau d'hélium 3, qui est fait de cipe, les distinguer en mesurant l'état de on peut suivre chacun d'eux à la trace et
trois particules, toutes de spin 1/2, il se ces spins ; si elles sont identiques et dans les distinguer. Au cours de la collision,
trouve que l'on obtient aussi 1/2 : les le même état de spin, elles deviennent les impulsions des particules changent
noyaux des deux atomes ont le même indiscernables, ce qui entraîne l'appari- leurs « fonctions d'onde » (qui décrivent
spin. Dans l'hydrogène, un seul électron tion d'effets quantiques supplémentaires, leurs variables de position et d'impul-
est à prendre en compte et, globalement, en particulier dans les collisions. Ces sion) se recouvrent de façon inextricable
le spin de l'atome est entier, ce qui fait effets dépendent de la nature des parti- et les particules deviennent indiscer-
qu'il se comporte comme un boson com- cules : fermions ou bosons. nables. Ainsi, après la collision, on a
posite (c'est le cas de tous les assem- Pour les fermions, une règle fondamen- perdu la trace de chacune d'entre elles,
blages d'un nombre pair de fermions). tale régit leur comportement est le principe sauf si elles étaient initialement dans des
Pour l'hélium, on ajoute vectoriellement d'exclusion, découvert par le physicien états de spin différents : il suffit alors de
le moment cinétique de deux électrons, autrichien Wolfgang Pauli. Ce principe est mesurer cet état pour identifier une parti-
et on obtient avec le noyau un moment que, si un fermion occupe un certain état cule après collision (nous supposons que
cinétique demi-entier, de sorte que quantique, aucun autre fermion ne peut les spins ne sont pas affectés par la colli-
l'atome se comporte comme un fermion l'occuper. L'état quantique est spécifié par sion, ce qui est souvent vrai). Si les spins
composite (comme tous les assemblages l'impulsion et le spin d'une particule, ou sa étaient initialement dans le même état,
d'un nombre impair de fermions). position et son spin. Donc, si deux élec- les effets d'indiscernabilité sont inévi-
tables (ce serait d'ailleurs la même chose
pour des bosons). Lorsque les spins des
particules sont parallèles, les effets
d'indiscernabilité se manifestent.
De leur côté, les bosons ne sont pas
soumis au principe d'exclusion, et il n'y
a pas de limite au nombre de bosons que
l'on peut accumuler dans un même état
quantique : quand deux bosons, des
atomes d'hydrogène, sont dans un même
état de spin, ils tendent à s'approcher
plus que s'ils étaient discernables.
Le principe d'exclusion entre les élec-
trons permet d'éviter la formation de
molécules d'hydrogène et de stabiliser
l'hydrogène atomique. Notons que si
l'atome d'hydrogène est un boson com-
posite, ses constituants, les électrons et
les protons, sont des fermions. Dans
l'hydrogène ordinaire, non polarisé, les
spins des électrons pointent au hasard
dans toutes les directions ; si deux
atomes ont des électrons dans le même
état de spin, ces électrons ont tendance à
3. LA PHYSIQUEQUANTIQUEexplique pourquoi la polarisation nucléaire augmente la s'éviter, ce qui prévient la formation des
conduction calorifique du gaz d'hélium 3. Dans l'hélium 3 non polarisé, les atomes subis- molécules : en effet, pour bien participer
sent de fréquentes collisions et le libre parcours moyen (la distance moyenne que les à la liaison covalente entre les deux
atomes parcourent entre deux collisions) est relativement court. L'augmentation de la atomes, les deux électrons devraient être
conductivité provient de ce que les atomes d'hélium 3 sont des fermions : si un fermion proches l'un de l'autre (en gros, situés
occupe un certain état quantique, tous les autres fermions identiques sont exclus de cet dans l'espace entre les protons), ce qui
état. Si deux atomes d'hélium 3 sont dans le même état de spin, ils ne peuvent se trouver
leur est interdit par le principe d'exclu-
en un mêmepoint de t'espace, et les deux atomes tendent à s'éviter, indépendamment de
toute interaction. Il s'ensuit que, dans ungaz d'hélium 3 polarisé, le libre parcours moyen sion de Pauli : les molécules d'hydrogène
tend vers l'infni à la limite des très basses températures (figure de droite). Plus le libre associent toujours des atomes d'hydro-
parcours moyen est grand, plus les atomes « chauds » (ceux dont la vitesse est élevée) gène de spin électroniques différents.
transportent l'énergie sur de grandes distances, et plus grande est la conductivité calori- Si tous les spins électroniques sont
fque de l'échantillon. polarisés dans la même direction, dans un
champ magnétique par exemple, la for-
mation de molécules n'est plus énergéti-
quement favorisée et aucune molécule ne
se crée lors des collisions entre atomes.
C'est dans ces conditions qu'un certain
nombre de laboratoires dans le monde
ont réussi à stabiliser et étudier des
échantillons d'hydrogène atomique à
basse température.

Les effets
de la polarisation

Nous nous intéresserons donc aux


effets qui apparaissentdans un gaz lorsque
les spins sont polarisés. Dans le cas de
l'hélium 3, il n'est pas utile de se préoccu-
per de la polarisation des électrons car les
paires d'électrons se groupent automati-
quement par spins opposes(quand l'atome
est dans son état fondamental), de sorte
que seul compte le spin du noyau.
Dans le cas de l'hydrogène, nous par-
lerons de double polarisation, puisqu'à la
fois les spins électronique et nucléaire
sont polarisés. Pour ces deux gaz, il est
tout à fait remarquable que l'existence
d'une polarisation des spins nucléaires ait
des effets macroscopiques sur les pro-
priétés de ces gaz ; d'autant que la valeur
très petite des moments magnétiques
nucléaires associés à leur spin fait qu'ils
sont pratiquement indifférents à l'envi-
ronnement, qui est celui de l'atome.
Un moment magnétique nucléaire est
en effet à peu près 1000 fois plus faible
que celui d'un électron, et il en est de
même de la force qu'exerce un champ
magnétique quelconque sur ces spins.
Mais il serait inexact de croire que les
effets qui nous intéressent dépendent de
ces moments magnétiques ; ce sont des
conséquences fondamentales des effets
d'indiscemabilité en physique quantique.
Un aspect essentiel de toutes les
expériences que nous allons décrire est
qu'elles se font à très basses tempéra-
tures, quelques degrés au-dessus du zéro
absolu ; ces basses températures sont
nécessaires pour que les effets quan-
tiques soient prépondérants.
En physique quantique, on associe à
toute particule une certaine longueur
d'onde, appelée longueur d'onde de De
Broglie, qui est inversement proportion- 4. LES ONDESDE SPINont été observeesà l'Université Cornell par l'un des auteurs.Il s'agit
nelle à son impulsion (produit de sa masse d'une oscillation collective des spins autour de leur direction moyenne. Pour étudier ces
ondes,on dissociede l'hydrogène moléculaire H2 en atomespar bombardementélectronique
par sa vitesse) ; plus cette longueur d'onde
est grande, plus les effets quantiques sont au sein d'une déchargemicro-onde. Les atomes sont refroidis et polariséspar l'action d'un
champ magnétique intense a très bassetempérature. Les ondes de spin sont détectéespar
marqués. Les basses températures corres-
résonancemagnétiquenucléaire (RMN): de courtes impulsions de radiofréquencefont tour-
pondent à de faibles énergies cinétiques et
ner les spins autour du champ magnétique appliqué, à une fréquence proportionnelle àce
donc de petites vitesses pour les atomes : champ. Les spins créent alors un moment magnétique macroscopique tournant dans un plan
plus la température diminue, plus la portée perpendiculaire à la direction initiale de leur polarisation, moment qui induit une tension
des effets d'exclusion augmente, et ces électrique dans des bobines de réception placées autour de l'échantillon. On amplifie cette
effets apparaissent précisément quand la tension et on analyseson spectrede fréquences caractéristiques des ondesde spin.
distance entre les particules est de l'ordre dans le même état de spin vont s'ignorer une quantité physique importante appelée
de la longueur d'onde de De Broglie. mutuellement puisque, nous l'avons dit, le libre parcours moyen, qui est la dis-
De façon plus précise, les effets ces atomes sont des fermions composites, tance moyenne parcourue par un atome
d'indiscernabilité dans les collisions et que seuls les atomes dans des états dif- entre deux collisions successives. Dans
deviennent importants lorsque cette lon- férents de spin peuvent interagir et entrer un gaz parfait, les atomes n'ont, par défi-
gueur d'onde est supérieure à la portée du en collision. Si l'échantillon est totale- nition, aucune interaction, ce qui corres-
potentiel d'interaction entre les atomes, ment polarisé, tous les atomes sont dans pond à un libre parcours moyen infini :
qui est de quelques angströms (10-10 le même état de spin et vont tendre à les atomes volent en ligne droite d'une
mètre). Il est alors facile de comprendre s'ignorer, ce qui veut dire que les colli- paroi du récipient qui contient le gaz à
les effets de la polarisation des spins sions seront beaucoup moins fréquentes; l'autre.
nucléaires sur la conduction de la chaleur tout se passe comme si une polarisation Dans un gaz réel, les atomes inter-
par le gaz. Supposons en effet que les complète des spins avait pour effet de agissent lorsqu'ils s'approchent suffi-
spins nucléaires des atomes d'hélium 3 « débrancher » les interactions, et ce samment, et le comportement ne devient
soient tous polarisés dans la même direc- d'autant plus efficacement que la tempé- celui du gaz parfait que dans la limite
tion et que l'échantillon soit maintenu à rature est plus basseet la longueur d'onde des concentrations infiniment faibles.
basse température, par exemple à de De Broglie plus grande. Tel est le comportement de l'hélium 3
quelques degrés absolus. Pour un échan- Ce débranchement des interactions totalement polarisé à température très
tillon d'atomes non polarisés, les atomes entre atomes modifie considérablement basse, même à concentration non nulle.

5. LES EFFETS D'INDISCERNABILITÉ QUANTIQUE expliquent I'angle d'inclinaison ne change pas, mais il aura
y cependantrotation
l'existence des ondes de spin. Supposons qu'un atome test soit intro-de spin autour de la direction généraled'orientation, verticale sur la
duit dans un échantillon polarisé avec une orientation de spin qui (au milieu). Une étude détaillée de l'effet global, sur l'ensemble
soit légèrement inclinée par rapport a celle des autres atomes (à- figure
des atomes, de l'agitation thermique aléatoire montre qu'un effet
gauche).Au cours des collisions qu'il va subir avec sessemblables, cumulatif setraduit par une oscillation appelée onde de spin.

6. ON ENGENDRE DES ONDES DE SPIN dans un échantillon gazeuxI'échantillon sont les ondes de spin, représentées schématiquement
en inclinant dans des directions différentes les orientations sur la figure centrale. Au bout d'un certain temps, le caractère
nucléairesdesatomessitués dans des régions distinctes de l'espace : aléatoire du mouvement thermique des atomes l'emporte et l'on
cette situation initiale est illustree sur la figure de gauche. Les assiste à un moyennage de l'aimantation sur tout l'échantillon,
effets de rotation cohérente des spins qui se transmettent à travers c'est-à-dire à une disparition de l'onde (à droite).
On a affaire, dans ces conditions, à un Betts, James Daniels et l'un des auteurs, seule la partie froide des parois est recou-
« gaz parfait artificiel puisque le libre au Laboratoire de physique de l'École verte, mais les effets dépolarisants ne sont
parcours moyen tend vers l'infini sous normale supérieure. La première étape importants qu'à bassetempérature).
l'effet de la polarisation nucléaire. dans ce type d'expérience est la polarisa- La cellule de mesure elle-même a la
Des effets du même type ont été tion nucléaire : dans ce but la méthode forme d'un cylindre plat, d'une hauteur
prédits en 1977 par E. Bashkin et utilisée a été le pompage optique, qui a approximative d'un centimètre, et de
A. Meyerovich, de l'Institut d'étude des été inventée par Alfred Kastler, Prix quelques centimètres de diamètre. La
problèmes physiques à Moscou, pour des Nobel de physique, alors qu'il travaillait paroi plane supérieure est en contact avec
systèmes constitués de solutions dans le même laboratoire. un bain d'hélium 4 liquide, qui agit
d'hélium 3 dans de l'hélium 4 liquide La méthode consiste à envoyer sur les comme réfrigérant, et dont la température
superfluide, liquide où les atomes atomes un faisceau de lumière polarisée peut être réglée à volonté (par ajustement
d'hélium 3 se comportent pratiquement circulairement (où le champ électrique de la pression) entre un et quatre degrés
comme un gaz dilué (I'hélium 4 est l'iso- tourne autour de la direction de propaga- absolus. La face plane inférieure est
tope naturel le plus abondant de l'hélium tion du faisceau) de façon que les atomes munie d'une résistance chauffante qui lui
; un liquide superfluide est un liquide où absorbent non seulement l'énergie des est collée, et elle est en contact avec un
des objets peuvent se déplacer sans résis- photons incidents mais aussi leur bon vide. On envoie alors un courant
tance visqueuse). moment cinétique ; lorsqu'ils reviennent, électrique d'intensité connue à travers la
Au premier rang des grandeurs phy- à leur état fondamental par émission résistance, ce qui force un courant de
siques qui dépendent du libre parcours spontanée d'un photon, les atomes resti- chaleur connu à travers le gaz ; une
moyen, figure le coefficient de conduc- tuent l'énergie absorbée, mais peuvent simple mesure de la différence de tempé-
tion de la chaleur. Si l'on maintient à des garder une partie du moment cinétique, rature entre les deux faces du cylindre
températures différentes deux parois du ce qui revient à dire que leur spin reste permet de connaître le coefficient de
récipient qui contient le gaz, le flux de (au moins partiellement) polarisé. De conductivité calorifique du gaz (compte
chaleur qui traverse le gaz est tout sim- nombreux types d'atomes ont été polari- tenu de petites corrections dues à la
plement proportionnel au libre parcours sés par cette méthode, mais l'hélium a conduction de la chaleur à travers les
moyen : plus ce dernier est long, plus les longtemps posé des difficultés dues à sa parois latérales du cylindre).
atomes « chauds » transportent leur éner- très courte longueur d'onde d'absorption Plus précisément, on réalise l'expé-
gie sur de grandes distances et donc de (dans l'ultraviolet). rience en enregistrant la différence de
façon efficace. Ces difficultés ont été contournées par température entre les deux plaques, et
Il en découle qu'un gaz d'hélium 3 l'invention d'une variante de la méthode surtout ses variations au moment où l'on
polarisé a un coefficient de conductivité du pompage optique due à F. Colegrove, dépolarise brusquement l'échantillon par
calorifique beaucoup plus élevé que celui L. Schearer et G. Walters, qui travaillaient résonance magnétique nucléaire (applica-
d'un gaz non polarisé, coefficient qui alors à la Société Texas Instruments. tion d'un champ magnétique oscillant à
tend même vers l'infini quand le libre Cependant, le mérite d'avoir introduit les la fréquence de résonance des spins
parcours moyen devient lui aussi infini. lasers dans ce domaine et obtenu des pola- nucléaires dans le champ magnétique sta-
Sans entrer dans les détails, mentionnons risations élevées revient à M. Leduc et ses tique où ils sont placés). On vérifie alors
également que le coefficient de viscosité collègues de l'École normale. que la différence de température décroît
du gaz polarisé tend, lui aussi et pour des Le second problème est de créer cette brusquement, alors que rien de tel ne se
raisons semblables, vers l'infini. polarisation dans un gaz à basse tempéra- produit si, initialement, le gaz n'est pas
Pour l'hydrogène, les effets devraient ture-quelques degrés absolus-pour que polarisé. On met ainsi en évidence une
être opposés. En effet, nous l'avons vu, les effets quantiques deviennent impor- conséquence macroscopique des effets
les atomes d'hydrogène ne sont pas des tants. Cette contrainte amène des difficul- quantiques d'indiscemabilité des atomes,
fermions mais des bosons composites, et tés, dont nous ne parlerons pas ici, et qui et une évaluation précise de la grandeur
à basse température ils tendent à ont été résolues à l'École normale par de l'effet permet de vérifier le bien-fondé
s'approcher plus que des particules dis- l'utilisation de récipients spéciaux appelés des prédictions théoriques.
cernables. Dans ce cas, la polarisation « doublescellules ». Il s'agit de récipients
des spins nucléaires rend le libre par- en verre faits de deux cellules, l'une à tem- Les ondes de spin
cours moyen plus court et réduit donc à pérature ordinaire qui contient le gaz
la fois la conductivité et la viscosité ; d'hélium 3 soumis au pompage optique, et Nous avons déjà mentionné que les
cependant, même en l'absence de pola- l'autre à basse température où les mesures effets quantiques qui apparaissent en pré-
risation, les atomes peuvent déjà inter- de conduction sont effectuées ; les deux sence d'une polarisation nucléaire ne
agir, et les effets sont moins spectacu- cellules sont reliées par un tuyau de verre sont pas limités à la conduction et à la
laires et donc moins intéressants d'un mètre de long, où les atomes se viscosité : on observe un phénomène
expérimentalement. déplacent sous l'effet de leur mouvement entièrement nouveau qui n'a pas d'équiva-
thermique aléatoire. C'est donc la diffu- lent pour un gaz non polarisé, les ondes de
Le dispositif expérimental sion gazeuse qui assure le transport de spin. L'origine de ces ondes provient d'un
polarisation nucléaire entre la cellule de effet collectif d'interaction entre les spins,
L'influence de la polarisation pompage à température ordinaire, et la cel- connu depuis longtemps par exemple dans
nucléaire sur la conduction de chaleur de lule de mesure à basse température. Pour les solides ferromagnétiques, mais pas
l'hélium 3 gazeux a été observée et minimiser les interactions des atomes avec dans les gaz.
mesurée expérimentalement par une les parois du récipient en verre, qui risque- Dans un solide ferromagnétique
équipe de chercheurs comprenant Pierre- raient de détruire la précieuse polarisation aimanté, les spins d'une grande propor-
Jean Nacher, Geneviève Tastevin, nucléaire, on recouvre la partie inteme de tion des électrons sont orientés parallèle-
Michèle Leduc, Stuart Crampton, David ces parois d'hydrogène solide (bien sûr, ment, et c'est l'addition des moments
magnétiques de tous les électrons qui d'une région à l'autre et il en résulte, les expériences sur l'hélium 3, de réduire
produit le moment magnétique important comme plus haut, des collisions entre les taux de dépolarisation des spins.
de l'échantillon. Supposons maintenant atomes dont les directions de spin ne sont Ensuite, l'hydrogène atomique pénètre
que, par exemple sous l'effet d'un pas parallèles, d'où des rotations qui dans une cellule, qui a un volume de 0, 3
champ magnétique extérieur, on fasse engendrent également des ondes de spin. centimètre cube, et dans laquelle la tem-
tourner le spin de l'un des électrons, les Plus les effets d'indiscernabilité dans le pérature est extrêmement basse, seule-
autres restant orientés dans la même gaz sont importants, c'est-à-dire plus la ment quelques dixièmes de degré au-des-
direction ; alors cette perturbation de la longueur d'onde de De Broglie des sus du zéro absolu. Cette cellule est
direction des spins ne reste pas immo- atomes est grande, plus l'oscillation de plongée dans un champ magnétique
bile, mais se propage d'électron en élec- ces ondes sera rapide. élevé, qui agit sur les moments magné-
tron à travers tout l'échantillon. Ce phé- Un aspect paradoxal de ce phénomène tiques électroniques des atomes en atti-
nomène de propagation qui rappelle la est que, si ce sont les mouvements ther- rant ceux qui ont un spin antiparallèle au
propagation d'autres types d'ondes (les miques aléatoires des atomes qui créent champ, et en repoussant ceux qui ont un
ondes sonores, par exemple, sont engen- les ondes de spin, ce sont aussi eux qui spin parallèle. Le résultat global est que
drées par une perturbation de la pression les détruisent. En effet, le déplacement la cellule ne contient que des atomes dont
de l'air ambiant) portent le nom aléatoire des atomes entre les régions qui, le spin est de direction opposée à celle du
d' « ondesde spin ». initialement, avaient une polarisation dif- champ ; c'est donc dire que l'échantillon
Pour un gaz, l'explication de la pré- férente, finit par brouiller toute corréla- est polarisé (pour les spins électroniques)
sence de ces ondes est légèrement diffé- tion entre la position des atomes et la et nous avons vu que dans ces conditions,
rente car les atomes, au lieu de rester direction de leur spin. la formation de molécules est bloquée : le
fixés au noeud d'un réseau cristallin Les collisions ramènent le système gaz atomique est stabilisé.
régulier, comme dans un solide, bougent dans une situation uniforme où plus Les spins nucléaires peuvent, a priori,
de façon désordonnée et dans toutes les aucune onde n'est visible. Ce phénomène être, soit parallèles, soit antiparallèles à
directions. De plus, les ondes de spin est d'ailleurs celui qui domine à haute la direction du champ. 11se produit alors
concernent les spins nucléaires, et non les température, lorsque les effets quantiques un phénomène très remarquable de pola-
spins des électrons qui sont beaucoup d'indiscernabilité sont négligeables, et risation nucléaire spontanée de l'échan-
moins protégés des actions du monde l'on parle alors de diffusion de l'aimanta- tillon, grâce à un effet de recombinaison
extérieur que les premiers. Comment des tion et non plus de la propagation d'une moléculaire différentielle. Pour des rai-
collisions aléatoires, dans un système onde. La compétition entre les deux pro- sons qu'il serait trop long de détailler ici,
aussi désordonné qu'un gaz, et qui n'ont cessus, l'un classique et l'autre quan- un des états de spin nucléaire autorise
aucune action sur les spins des noyaux, tique, dépend de façon cruciale de la lon- une faible recombinaison moléculaire,
peuvent-elles les faire osciller ? gueur d'onde de De Broglie des atomes, alors que ce n'est pas le cas pour l'autre.
La réponse est donnée par la physique et il faut opérer à basse température pour La moitié des atomes est donc assez
quantique : même si les collisions entre que le second domine. rapidement perdue et forme un solide
atomes ne font intervenir aucune force d'hydrogène moléculaire qui se dépose
capable de modifier t'état des spins Les observations sur les parois de la cellule, alors que
nucléaires, ces derniers contrôlent en des ondes l'autre reste sous forme atomique, et
quelque sorte « le degré d'indiscernabi- donc gazeuse, doublement polarisée. Cet
lité » des atomes et donc la façon dont ils Les ondes de spin ont été mises en effet a été mis en évidence pour la pre-
vont entrer en collision. évidence à l'Université Cornell par un mière fois par Thomas Greytak et Daniel
Reprenons l'exemple précédent et groupe de chercheurs comprenant Kleppner et leur groupe à l'Institut de
supposons que dans un gaz polarisé nous Burgess Johnson, John Denker, Nicholas Technologie du Massachusetts, il y a
décidions d'incliner un peu l'un des spins Bigelow, Laurent Levy, David Lee et quelques années.
nucléaires ; au cours des collisions ulté- l'un des auteurs du présent article. Le gaz
rieures que va subir l'atome concerné, étudié était l'hydrogène atomique ; Ondes de spin : RMN,
I'angle d'inclinaison du spin ne peut pas l'hydrogène atomique permet de tra- lasers et horloge
changer, mais ce spin incliné peut tourner vailler avec des atomes légers, et donc de
autour de la direction moyenne. La raison longueur d'onde de De Broglie longue. Pour voir les ondes de spin, on a
de cette rotation est que la composante Nous venons de voir que les effets recours à une technique de résonance
du spin qui est dans la direction majori- d'oscillation des ondes de spin dominent magnétique nucléaire, dans une configura-
taire subit des collisions avec des atomes alors la diffusion thermique. On crée le tion particulière mise au point par les cher-
identiques, mais que la composante gaz en dissociant de l'hydrogène molécu- cheurs de Cornell, et qui met en jeu
opposée en subit avec des atomes discer- laire par une décharge micro-ondes. d'importants gradients de champ
nables. Une étude plus détaillée montre Les atomes individuels sont alors magnétique statique appliqués sur
que la somme de toutes les rotations aspirés dans un tube recouvert de Téflon, l'échantillon.
introduites par les différentes collisions le revêtement anti-collage que l'on La méthode fait usage d'impulsions
ne s'annule pas, mais donne une rotation trouve dans certaines poêles à frire, puis courtes de radiofréquence dont le rôle est
globale, entraînant à son tour l'existence pénètrent dans une zone recouverte d'un de faire légèrement tourner les spins
d'ondes de spin. film superfluide d'hélium 4. Comme les nucléaires ; ces derniers tournent (ou pré-
En pratique il n'est pas question d'agir atomes d'hydrogène collent extrêmement cessent) alors autour du champ magné-
sur la direction d'un spin individuel, mais peu sur le téflon ou de tels films tique statique avec une vitesse angulaire
on peut incliner les spins d'une certaine d'hélium, ces enduits permettent de mini- proportionnelle à ce champ. Ainsi l'on
région de l'espace. Le mouvement ther- miser la recombinaison en molécules des crée une aimantation tranverse modulée,
mique aléatoire des atomes les amène atomes sur les surfaces et, comme dans susceptible de produire une tension
7. DANS UN GAZ POLARISÉ D'HYDROGÈNE ATOMIQUF, les ondes dans la cellule sont localiséespar le gradient magnétique, d'un côté
de spin sont localisées sous l'effet d'un gradient magnéfique, par ou de l'autre de la cellule suivant que les particules sont desbosons
un phénomène que l'on peut expliquer en analogie avec les ou des fermions. Comme les atomes d'hydrogène sont des bosons
relations d'incertitude de Heisenberg ; ces dernières stipulent que composites,les ondes sont piégées du côté de la cellule où le champ
la position et l'impulsion d'une particule ne peuvent être mesurées magnetique est maximal (à gauche), alors que c'est l'inverse pour
simultanément, et que de la mesure de l'une résulte une modifica- desfermions où l'onde est concentrée dans la région des champs
tion de l'autre. Similairement, les ondes de spin qui se propagent faibles (à droite).

induite dans des bobines de réception dis- pics étroits superposés à un fond large. caractéristiques des ondes de spin (fac-
posées à cet effet autour de la cellule Ces pics correspondent tout simplement teur de surtension) ont permis de confir-
d'étude. Les signaux électriques ainsi aux ondes de spin qui se propagent dans mer les prédictions théoriques faites par
obtenus sont amplifiés et analysés, en le gaz. Claire Lhuillier et l'un d'entre nous à
particulier par transformation de Fourier, Le gradient magnétique permet plus l'École normale. De plus, des expé-
pour déterminer leur spectre de fré- que la mise en évidence directe de ces riences réalisées à l'Université du
quence, et voir éventuellement apparaître ondes, il agit directement sur elles en les Massachusettspar W. Gully et W. Mullin
les fréquences correspondant aux ondes localisant dans la cellule d'expérience. ont également mis en évidence des ondes
de spin. En l'absence de gradient, toutes les de spin dans des solutions diluées
Le gradient magnétique appliqué sur ondes de spin sont délocalisées dans d'hélium 3 dans l'hélium 4, un système
l'échantillon fait que le champ est rela- l'ensemble de la cellule ; en présence de physique qui, comme nous l'avons
tivement faible à une extrémité de ce gradient, elles se concentrent à l'une signalé, rappelle un gaz dilue par bien
l'échantillon, croît linéairement au des extrémités de la cellule. Suivant qu'il des aspects.
centre de ce dernier, et devient maximal s'agit de fermions ou de bosons, les par- A mesure que progresseront les expé-
à l'autre extrémité. Il en résulte que les ticules sont poussées vers un côté ou riences et la théorie dans ce domaine, il est
spins ne précessent pas à la même l'autre. D'après la théorie développée à possible qu'apparaissent des applications ;
vitesse angulaire aux différents points l'Université Cornell par L. Levy et d'ores et déjà, certaines de ces techniques
de la cellule. Dans une situation ordi- Andrei Ruckenstein, les ondes de spin ont été utilisées pour réaliser un maser à
naire (en l'absence d'ondes de spin), associées à des atomes d'hydrogène dou- hydrogène, qui pourrait constituer une
une situation de ce type est plutôt à évi- blement polarisés sont piégées dans la horloge atomique d'une meilleure préci-
ter pour des expériences de mesure pré- région des champs élevés. Ce fait a été sion que celles dont nous disposons
cise des fréquences, car elle donne lieu confirmé expérimentalement, ce qui a actuellement. En physique nucléaire, plu-
à un spectre large, caractéristique seule- permis de vérifier de façon très nette que sieurs groupes travaillent à l'adaptation
ment des variations spatiales du gra- les atomes d'hydrogène se comportent des techniques du pompage optique dans
dient appliqué. Pour d'autres applica- bien, dans ces conditions, comme des l'hélium 3, à la réalisation de cibles
tions, elle peut cependant être bosons composites. nucléaires polarisées, ou de filtres polari-
extrêmement précieuse : elle est par Pour l'hélium 3, les ondes de spin ont seurspour le spin de neutrons.
exemple à la base des méthodes d'ima- également été observées par un groupe Dans un avenir proche il semble toute-
gerie par résonance magnétique de chercheurs de l'École normale supé- fois que l'intérêt principal des gaz quan-
nucléaire utilisées depuis quelques rieure. Bien que les effets observés tiques polarisés soit l'étude, dans des
années dans les hôpitaux. Dans le cas soient moins spectaculaires que dans conditions bien définies où les effets peu-
étudié à Cornell, il apparaît une caracté- l'hydrogène, leur existence est tout aussi vent être calculés de façon précise, d'effets
ristique unique du spectre : une série de prouvée et, de surcroît, des mesures des quantiques nouveaux.
CAVITE ATOMIQUE
UNE

TAPISSÉE LUMIÈRE
DE

Le refroidissement des atomes par positif de type Perot-Fabry sélectionnant


la lumière, maîtrisé par les chercheurs du les atomes en fonction de leur longueur
laboratoire de spectroscopie hertzienne d'onde de de Broglie.
de l'École Normale Supérieure, permet L'essentiel de la réalisation du réso-
de confiner les atomes. La vitesse des nateur repose sur la possibilité de faire
atomes après le refroidissement est si rebondir les atomes sur une paroi. Les 2. La sphère atomique est poussée vers
basse qu'elle devient négligeable devant le haut par le gradient d'intensité
atomes très froids ont tendance à se col-
lumineuse.
celle acquise par ces mêmes atomes au ler aux parois, et il fallait interposer un
cours d'une chute de quelques milli- dispositif permettant un rebond élastique
mètres dans le champ de pesanteur. des atomes. Pour cela, les chercheurs
Les chercheurs ont ainsi pensé à réa- ont tapissé la paroi d'une onde optique
liser une cavité où les atomes seraient évanescente créée par la réflexion totale
piégés vers le haut par le champ de d'un faisceau laser sur la paroi d'un
pesanteur et vers le bas par un tapis de prisme en verre. Lors de leur chute les
lumière sur lequel ils rebondiraient. La atomes de césium sont repoussés par le
mise en oeuvre de cette expérience gradient d'intensité lumineuse constitué
conçue par Claude Cohen-Tannoudji, par l'onde évanescente et rebondissent
Jean Dalibard et Harmut Wallis (Collège vers le haut avec une énergie cinétique
de France et CNRS) a été menée à égale (idéalement) à l'énergie potentielle
bien : les atomes de césium rebondissent correspondant à leur hauteur de chute.
sur le tapis de lumière comme un sau- Dans la première expérience de ce
teur sur un trampoline ; une dizaine de type réalisée à Stanford (États-Unis) en
rebonds ont été observés. À long terme, 1990, un « trampoline » plan avait permis
ces cavités pourraient constituer un dis- d'observer jusqu'à deux rebonds pour 3. Proportion d'atomes ayant rebondi
une faible fraction des atomes. Dans sur le tapis de lumière.
l'expérience de l'École Normale
Supérieure, les chercheurs ont donné à
la surface du prisme une courbure telle aux Comptes Rendus de l'Académie des
qu'elle refocalise le faisceau atomique Sciences et dans Physical Review Letters.
vers le point où les atomes sont libérés ; Elle est perfectionnée actuellement pour
fonde évanescente suit exactement les augmenter le nombre de rebonds.
contours de la surface. Les atomes ne Cette réussite permet d'envisager un
peuvent alors plus s'échapper latérale- interféromètre Perot-Fabry pour onde
ment et le nombre de rebonds obser- de de Broglie où seuls les atomes dont
vables est spectaculairement augmenté. l'énergie correspond à un mode propre
Le phénomène clef est la répulsion de la cavité seraient stockés. La sélection
des atomes par le gradient lumineux. d'un mode donné se ferait par exemple
Selon une explication classiquedu phéno- par l'intermédiaire de faisceaux laser
mène, l'atome de césium est assimilable à annexes qui éjecteraient les atomes
une sphère diélectrique (pensons à une n'ayant pas exactement la bonne énergie.
sphère de verre) dont l'indice dépend de D'autre part le principe de l'appareil
la différence entre la fréquence de l'onde autoriserait des mesures fines de la
laser et la fréquence d'excitation de constante de gravitation g, et ouvrirait
l'atome. Cet indice est supérieur à un si la des possibilités de test de relativité géné-
fréquence de résonance atomique est rale, notamment du principe d'équiva-
supérieure à la fréquence du laser, et infé- lence (des atomes de masse différente
rieur à un sinon. Dans ce demier cas, la tombent-ils et rebondissent-ils avec la
réfraction des rayons lumineux à la traver- même accélération ?).
sée de la sphère tend à repousser cette Enfin des applications industrielles de
« sphère atomique » des zones de haute mesure de l'accélération g de la pesan-
intensité lumineuse : I'atome rebondit sur teur sont envisageables : les gravimètres
l'onde évanescente. actuels sont utilisés pour déterminer la
L'expérience conduite par nature des composants du soubasse-
C. G. Aminoff, P. Bouyer, P. Desbiolles ment, et un interféromètre Perot-Fabry
1. Les atomes de césium tombent sur et A. Steane a été couronnée de succès atomique autoriserait, en théorie, une
un tapis de lumière où ils rebondissent. et vient de faire l'objet de publications meilleure sensibilité.
OBSERVER tion atomique : après chaque retour à
l'état fondamental, l'ion repasse dans
l'état excité par absorption d'un nouveau
LES TRANSITIONS
photon. On observe ainsi de nom-
breuses émissions spontanées, pendant
D'UN SEUL ATOME une longue durée. Dans de telles condi-
tions, ('ion peut émettre environ 100 mil-
lions de photons par seconde ; même si
Claude Cohen-Tannoudji l'on ne détecte qu'un photon sur 10 000,
cela représente 10 000 photons détectés
par seconde pour un seul ion, et cela se
voit à l'oeil nu !
Le signal détecté consiste en une
En physique quantique, l'état d'un région de l'espace à l'aide de champs série d'impulsions très rapprochées. Si
système est décrit par une fonction électriques et magnétiques. On piège un l'on ne résout pas temporellement ces
d'onde qui varie continûment au cours petit nombre d'ions, ceux-ci entrent en impulsions, on a l'impression que le signal
du temps ; cette fonction obéit à une collision et les échanges de quantité de est continu. On a exploré, ces demières
équation déterministe, t'équation de mouvement font que certains d'entre années, des configurations originales de
Schrödinger. En revanche, lorsqu'on fait eux s'échappent du piège. Lorsqu'il ne niveaux d'énergie, telles que ces trains
une observation sur un système, le résul- reste plus qu'un ion, on stabilise le piège. d'impulsions présentent une structure
tat de la mesure apparaît discontinu. Ensuite, on couple l'ion ainsi piégé au particulière : des périodes d'impulsions
Prenons l'exemple d'un atome excité qui champ de rayonnement d'un laser qui très rapprochées, des périodes brillantes,
se désexcite par émission spontanée excite de manière résonnante une transi- sont séparées par des périodes noires,
d'un photon. Quand on place un détec- tion reliant le niveau électronique fonda- où aucune impulsion apparaît. Les
teur photoélectrique à côté de l'atome, mental d un niveau excité choisi. L'ion périodes noires peuvent durer plusieurs
on observe une impulsion électrique très absorbe la lumière puis la réémet dans secondes, ce qui en facilite l'observation.
brève à un instant que l'on ne peut pas une direction quelconque par émission La méthode utilisée pour obtenir
prédire avec certitude. La physique quan- spontanée. Nous avons vu qu'un atome cette successionde périodes brillantes et
tique permet seulement de calculer la ou un ion excité émet un photon à un noires est appelée la « méthode de l'éta-
probabilité pour que l'impulsion à la sor- instant non prévisible. En fait, il reste gère ». Cette méthode, proposée par H.
tie du détecteur (correspondant à l'évé- excité pendant une durée moyenne G. Dehmelt, consiste à utiliser un ion qui
nement observé) apparaisse dans un cer- appelée « durée de vie », généralement possède un état excité très instable (de
tain intervalle de temps autour d'un de quelques nanosecondes (quelques durée de vie très courte) et un état
instant t donné : cette probabilité peut milliardième de seconde). 11est difficile excité métastable (de longue durée de
être déduite de la fonction d'onde, et de détecter l'émission d'un seul photon ; vie, égale à quelques secondes). Cet ion
elle décroît exponentiellement avec t, heureusement, le rayonnement du laser est soumis à deux faisceaux laser : I'un
l'instant zéro correspondant à celui où peut réexciter en permanence la transi- excite l'état instable, et l'autre, I'état
l'atome est excité. Autrement dit, la rela-
tion entre la fonction d'onde continue et
le résultat discontinu de la mesure est de
nature probabiliste.
Les physiciens des hautes énergies,
qui détectent une par une les particules
subatomiques, sont bien sûr confrontés à
cette distinction entre la fonction d'onde
et le résultat de fa mesure. En revanche,
jusqu'à un passé récent. la plupart des
expériences effectuées à basse énergie
portaient sur un nombre macroscopique
d'atomes. Dans un grand ensemble
d'atomes initialement excités, les com-
portements individuels sont moyennés,
et l'on observe un signal global qui
décroît de nouveau de manière conti-
nue. On retrouve précisément les pré-
dictions de la théorie quantique concer-
nant les valeurs moyennes.
Grâce aux développements expéri-
mentaux des dernières décennies, il est
aujourd'hui possible d'observer la
lumière émise par un seul atome. Ces
La méthode de l'«étagère» consiste à exciter l'ion piégé sur deux niveaux, l'un
expériences sont réalisées avec des ions : instable, de courte durée de vie, I'autre métastable, de longue durée de vie.
puisqu'ils portent une charge électrique, Lorsque l'ion est excité sur l'état métastable, il y reste une longue période,
on peut aisément les confiner dans une comme si on l'avait placé sur une étagère.
métastable. Quand l'ion est excité sur L'interprétation de ces expériences quantique : si le saut se produit, la fonc-
son état instable, il émet des impulsions et les réflexions qu'elles ont suscitées tion d'onde change de manière disconti-
très brèves et rapprochées : on observe ont donné le jour à des nouvelles nue, et une nouvelle période d'évolution
une période brillante. Lorsque l'ion manières de décrire les processus dissi- cohérente commence ; si le saut n'a pas
absorbe un photon qui le place dans patifs d'un petit système couple à un lieu, l'évolution cohérente continue avec
l'état métastable, il reste sur cette « éta- réservoir (ici, l'ion couplé au rayonne- une fonction d'onde renormalisée. On
gère » durant quelques secondes, pen- ment laser dissipe de l'énergie par émis- effectue ainsi une « simulation Monte
dant lesquelles il n'émet aucun photon : sion spontanée). Quand un système est Carlo » de l'évolution de la fonction
le signal détecté est alors nul. couplé à un réservoir avec qui il échange d'onde.
Un ion placé dans ces conditions res- de l'énergie, il forme un tout avec lui. Cette méthode de calcul quantique
semble à un point lumineux, qui, de Alors que l'état du système complet est originale. Jusqu'ici. on utilisait la
manière erratique s'éteint, se rallume, (petit système + réservoir) peut être méthode Monte Carlo en physique sta-
s'éteint, se rallume, etc. Le signal élec- décrit par une fonction d'onde, l'état du tistique pour décrire des systèmes à
trique enregistré est constitué de cré- petit système tout seul ne peut pas en grand nombre de particules soumises à
naux, correspondant aux périodes allu- général être décrit par une fonction des processus stochastiques classiques,
mées et éteintes. La largeur des crénaux d'onde, parce qu'il apparaît des corréla- tels que des collisions ; au cours de ces
est totalement aléatoire ; on ne peut pas tions quantiques entre lui et le réservoir. processus, des grandeurs classiques, la
prévoir avec certitude les instants où le Une description du seul petit système, vitesse et la position, subissent des dis-
point s'allume ou s'éteint. On peut seule- fait perdre l'information associée à ces continuités à des instants aléatoires. Dans
ment calculer la probabilité qu'il y ait, à corrélations ; on doit donc avoir une la simulation Monte Carlo quantique, les
un instant donné, une période brillante description différente. Jusqu'à un passé processus stochastiques sont des sauts
ou une période noire, ainsi que les récent, I'état du petit système couplé quantiques, et entre ces sauts, l'évolution,
durées moyennes de ces périodes. était toujours décrit par un objet mathé- décrite par l'équation de Schrôdinger. est
matique que l'on appelle « la matrice elle aussi quantique.
Il est donc possible, grâce à la densité »,et dont l'évolution est détermi- L'idée de remplacer la matrice den-
méthode de l'étagère, d'observer à l'oeil née par une équation pilote. sité par la fonction d'onde Monte Carlo
nu les sauts quantiques effectués par un Dans les nouvelles approches qui se se révèle intéressante à deux points de
seul atome entre deux niveaux d'énergie. font jour actuellement, comme celle de vue : sur le plan physique, une telle des-
Ces observations s'accordent bien sûr Jean Dalibard et Yvan Castin, à l'École cription donne une image des phéno-
aux prédictions de la physique quantique, Normale Supérieure, et Klaus Molmer, mènes individuels plus conforme à la réa-
mais elles revêtent un caractère specta- au Danemark, on décrit à nouveau le lité ; sur le plan numérique, elle simplifie
culaire, qui nous fait revenir aux sources système par une fonction d'onde, mais considérablement les calculs. En effet, si
de la physique quantique et aux prédic- on lui ajoute un élément stochastique. l'on étudie un système avec un nombre
tions concernant les résultats d'une On fait évoluer la fonction d'onde avec N. de degrés de liberté, la fonction
mesure effectuée sur un système unique ; l'équation de Schrödinger pendant un d'onde est décrite par N nombres com-
on voit apparaître clairement le caractère certain temps, et on tire au sort la pro- plexes, alors que la matrice densité
discontinu de ces mesures. babilité pour qu'il se produise un saut nécessite N2 nombres complexes.
Quand N est grand, il est beaucoup plus
simple de travailler avec des fonctions
d'onde que des matrices densité.

Cette évolution de la recherche


dans ce domaine me conforte dans
l'idée que les progrès dans la compré-
hension de la physique quantique ne
peuvent provenir que d'un développe-
ment expérimental et d'un couplage
étroit entre le développement expéri-
mental et l'interprétation qu'on en
donne. Ces expériences nous ont ame-
nés à réfléchir en profondeur sur le for-
malisme de la physique quantique et à
nous poser des questions fondamentales
sur les processus élémentaires. De ces
réflexions ont surgi de nouvelles
méthodes de calcul auxquelles on ne
pensait pas auparavant.

ClaudeCohen-Tannoudji est chercheur


Sauts quantiques observés sur un ion baryum (Ba+) soumis simultanément à deux ou départementde physique
faisceaux laser selon la méthode de l'étagère. On observe des périodes brillantes, de l'École Normale Supérieure
constituées démissions rapides et rapprochées à partir de l'état instable, et des et professeur au collège de Fronce.
périodes sombres correspondant a l'absence d émission de l'ion placé sur son Ce texte est la retranscription
niveau métastable. La durée de ces périodes successives est aléatoire. d'un entretien.
Electrodynamique
Yq

quantique cavité
en

Serge Haroche et Jean-Michel Raimond

Des atomes et des photons confinés est divisée par deux après une période
de l'« horloge interne » de l'atome, par
ont des comportements inhabituels, quatre aprèsdeux périodes...
En termes classiques, l'électron
qui illustrent les postulats de la physique quantique externe d'un atomeexcité est une petite
antenneparcouruepar un courant oscil-
et permettent de développer de nouveaux détecteurs. lant ; la fréquence des oscillations cor-
respond aux énergiesde transitions vers
les niveaux moins excités. Le photon
émis est alors simplement le champ de
cette antenne. Quand l'atome absorbe
es processus spontanés gnée de photons, d'obtenir, avec ces
sont omniprésents dans systèmes très simples constitués d'un de la lumière et saute sur un niveau
plus excité, il se comporte comme
le monde quantique. Par atome et d'un champ fortement corré- l'antenne d'un récepteur.
les niveaux lés, de nouveaux enseignements sur
exemple,
atomiques excités libè- l'interaction matière-rayonnement.
rent leur excèsd'énergie en émettantun Pour comprendre l'interaction entre L'atome : une antenne
photon qui s'échappeà la vitesse de la un atome excité et une cavité, on doit dans une cavité
lumière. Ces transitions semblent aussi garder présentes à l'esprit la physique
incontrôlables et irréversibles que classique et la physique quantique,qui Quand l'antenne est dans une cavité
l'explosion d'un feu d'artifice. sont des visions complémentaires de aux parois réfléchissantes,son compor-
Toutefois, pendantla dernière décennie, l'émission de lumière par un atome. En tement change. C'est en fait une expé-
les spécialistes de l'optique quantique effet, les ondes de lumière peuvent être rience courante pour ceux qui tentent
ont domestiqué ce caractère incontrô- vues comme des oscillations de champs d'écouter leur autoradio dans un tunnel
lable et créé des situationsoù les transi- électriques et magnétiques se propa- routier : la voiture et son antenne de
tions spontanéespeuvent être ralenties, geant dans l'espace. En ce sens, il réception sont dans un lieu où les ondes
accéléréesou mêmerenversées. s'agit là d'un phénomène classique. longues sont supprimées. Les ondes
Ces progrès ont été rendus possibles Toutefois la lumière peut aussi être incidentes interfèrent destructivement
par le développement des microstruc- décrite en termes de photons, quanta avec les ondes réfléchies sur les parois
tures, en particulier, de petites cavités d'énergie lumineuse. Selon les situa- de béton renforcées d'acier, et un
micro-ondes supraconductrices, ainsi tions, l'une des deux interprétations est champ ne peut se propager dans le tun-
que par l'avènement de nouvelles tech- mieux adaptéeà la compréhensiondes nel que si les parois sont distantes de
niques de manipulation des atomespar phénomènesphysiques. plus d'une demi-longueur d'onde. C'est
laser. En plaçant un atome dans une Quand, dans un atome, un électron la distance minimale qui permet l'exis-
petite boîte dont les parois sont réflé- saute d'un niveau d'énergie à un niveau tence d'une onde stationnaire avec au
chissantes, on impose des contraintes moins excité, un photon est émis, qui moins un maximum du champau centre
sur la longueur d'onde desphotons que emporte la différence d'énergie entre du tunnel. Le champ est alors analogue
l'atome peut émettre ou absorber,donc ces deux niveaux. Ce photon corres- à la vibration d'une corde de violon,
sur les transitions qu'il peut subir. On pond typiquement à une longueur maximale au centre et nulle aux extré-
peut alors forcer un atome unique à d'onde inférieure au micromètre, donc mités. Tout cela s'applique aussi à
émettre un photon plus tôt qu'il ne le à une fréquence de quelques centaines l'émission : une antenne confinée ne
ferait dans l'espace libre ; on peut, au de térahertz,ou encore à une énergie de peut émettre de rayonnementde grande
contraire, le maintenir indéfiniment l'ordre de l'électron-volt. Tout état longueur d'onde.
dans un état excité. On peut enfin blo- excité a une durée de vie naturelle simi- Un atome excité dans une petite
quer par un seul atome un faisceau laire à la durée de vie des isotopes cavité est une telle antenne, quoique
laser. D'autres progrès de l'électrody- radioactifs : on sait calculer la probabi- microscopique. Si la cavité est assez
namique en cavité (CQEDpour Cavity lité pour que l'atome émette un photon petite, l'atome ne pourra émettre : la
Quantum Electrodynamics)permettront dans un certain intervalle de temps, et longueur d'onde du champ qu'il sou-
de créer et de mesurer des champs la probabilité pour que l'atome reste haiterait rayonner est incompatible avec
quantiques ne contenant qu'une poi- excité décroît exponentiellement ; elle la taille de la cavité. Tant que l'atome
ne peut émettre de photon, il reste dans spontanée. Le groupe de Seattle a sup- sans rayonner, aussi longtemps qu'ils ont
le même niveau d'énergie : l'état excité primé le rayonnement d'un électron main- été entre les plaques.
a une durée de vie infinie ! tenu dans un piège électromagnétique. Le Une telle structure, à l'échelle du
Dès 1985, deux groupes, à l'Université groupe du MIT a utilisé des atomes confi- millimètre, est beaucoup trop grande
de Washington et à l'Institut de technolo- nés entre deux plaques métalliques sépa- pour modifier le comportement
gie du Massachusetts (MIT), ont mis en rées d'à peu près un quart de millimètre. d'atomes excités ordinaires qui émet-
évidence cette inhibition de l'émission Les atomes sont restés dans le même état, tent des longueurs d'onde de l'ordre du

1. CE DISPOSITF UTILISÉ dans des expériences d'électrodyna- (au centre). Des détecteurs par ionisation (a droite) détectent
mique en cavité comporte une zone d'excitation (à gauche) où l'état des atomes après qu'ils sont passés dans la cavité. En fonc-
l'on prépare des atomes dans des niveaux très excités et une tionnement, l'ensemble du dispositif est refroidi au-dessous d'un
enceinte contenant une cavite supraconductrice faite de niobium kelvin (-272 °C) par un cryostat à hélium liquide.
2. UN ATOME EXCITÉ entre deux miroirs peut ne pas réussir à tés excités 13 fois plus longtemps que dans l'espace libre. Un petit
émettrede photon (à gauche). L'atome n'est sensible qu'aux fluctua- champ magnétique permet de faire tourner l'axe des dipôles ato-
tions du vide de grande longueur d'onde, de polarisation parallèle miques (à droite), et de modifier la transmission des atomes excités à
aux miroirs, qui ne peuvent exister dans un espace aussi étroit. Des travers la structure. Quand le champ magnétique est parallèle au
atomespassant dans un espacelarge d'un micromètre sont ainsi res- plan des miroirs, le dipôle tourne hors de ce plan et se désexcite.

micromètre. Les chercheurs du MIT lisé des structures similaires pour inhi- moléculaire, qui permettent de bâtir un
durent donc travailler avec des atomes ber l'émission spontanée de molécules échantillon en empilant les couches ato-
préparés dans des états très particuliers, de colorant. miques, permettent de réaliser facile-
appelés états de Rydberg. Ces expériences, effectuées sur des ment de telles structures de taille infé-
Un atome dans un état de Rydberg a atomes entre deux miroirs plans, ont rieure au micromètre. On pourrait tirer
tant d'énergie qu'il a presque perdu son une particularité intéressante : une telle parti des effets d'électrodynamique en
électron externe ! Cet électron, très fai- structure n'impose de contrainte sur la cavité pour réaliser de nouvelles
blement lié, peut se trouver dans de très longueur d'onde des photons que quand sources optiques.
nombreux niveaux dont les énergies dif- leur polarisation est parallèle au plan
fèrent peu. Les longueurs d'onde que des miroirs. L'émission spontanée n'est interférences photon
sans
l'électron émet en sautant d'un de ces donc inhibée que si l'« antenne ato-
niveaux à un autre sont dans la gamme mique » est parallèle au plan des miroirs Un phénomène subtil et contraire à
du millimètre au centimètre ; on prépare (une orientation correcte du dipôle ato- l'intuition sous-tend l'inhibition de
ces niveaux de Rydberg par une excita- mique était essentielle dans les expé- l'émission spontanée. On pourrait
tion laser de longueur d'onde appro- riences au MIT et à Yale) ; les cher- l'appeler « interférences sans photons » :
priée, et ils sont très utilisés dans les cheurs du groupe de Yale ont montré la cavité empêche l'atome d'émettre,
expériences d'électrodynamique en comment l'effet dépendait de l'orienta- parce que le photon qu'il aurait aimé
cavité. tion de la polarisation atomique. Pour émettre, s'il avait pu exister, aurait
Il faut de beaucoup plus petites cavi- cela, ils ont fait tourner la direction interféré destructivement avec lui-
tés pour observer l'inhibition de l'émis- d'oscillation de l'antenne atomique au même. Il y a là une question presque
sion spontanée dans le domaine optique. moyen d'un petit champ magnétique philosophique : comment le photon
En 1986, l'un de nous (Serge Haroche), statique. Dès que cette direction était un peut-il savoir, avant même d'avoir été
en collaboration avec un groupe de peu inclinée par rapport au plan des émis, que la cavité existe et que sa taille
l'Université de Yale, a réalisé une miroirs, la durée de vie de l'état excité n'est pas appropriée ?
cavité d'à peu près un micromètre en était fortement réduite. Une partie de la réponse tient à un
intercalant des feuilles métalliques très L'inhibition de l'émission spontanée autre résultat étrange de la mécanique
fines entre deux miroirs de qualité s'observe aussi en physique du solide, quantique. Une cavité dans son état
optique. Des atomes, envoyés dans cette dans de petites régions de semi-conduc- d'énergie minimale, ne contenant aucun
structure, restaient excités 13 fois plus teurs délimités par des miroirs faits de photon, n'est pas tout à fait vide. Selon
longtemps que dans l'espace libre. Un couches alternées de matériaux diffé- le principe d'incertitude de Heisenberg,
groupe de l'Université de Rome a uti- rents. Les techniques d'épitaxie par jet il existe une limite inférieure au produit
des champs électriques et magnétiques vent renforcées par rapport à ce qu'elles entre deux états quantiques : un atome
dans la cavité (en n'importe quel point sont dans 1'espacelibre. L'émission de ce excité dans une cavité vide d'une part, un
de l'espace, en fait) : ils ne peuvent photon est fortement encouragée, et la atome désexcité dans une cavité conte-
simultanément s'annuler. Le « champ du durée de vie de l'état excité est beaucoup nant un photon d'autre part ; la fréquence
vide » présente donc des fluctuations à plus courte qu'elle ne le serait sans la de l'oscillation entre ces deux états
toutes les fréquences, des ondes longues cavité. Dès 1982, nous avons observé, à dépend de la fréquence de la transition,
de la radio jusqu'au rayonnement l'Ecole Normale Supérieure, cette accélé- de la valeur du dipôle atomique et de la
visible, ultraviolet, X et y. Ces « fluctua- ration de l'émission spontanée sur des taille de la cavité.
tions du vide » sont un concept essentiel atomes de Rydberg dans l'une des pre-
en physique théorique : on peut dire que mières expériences d'électrodynamique Deux oscillateurs couplés
démission spontanée d'un photon par en cavité.
un atome excité est, en quelque sorte, Si les parois de la cavité sont peu Cet échange d'énergie entre l'atome et
induite par ces fluctuations. absorbantes, ou si le photon peut le photon a un analogue classique très
Cet effet d'interférence sans photon s'échapper à l'infini, l'émission dans la simple. Imaginons deux pendules, cou-
est dû au fait que les parois de la cavité cavité n'est pas qualitativement diffé- plés par un petit ressort. Quand le pre-
limitent les fluctuations du vide comme rente de ce qu'elle est dans l'espace libre mier pendule est mis en branle, le second
elles limitent les ondes macroscopiques, : elle est seulement beaucoup plus rapide. commence à osciller, pendant que
classiques, plus connues. Dans une petite Si la cavité, au contraire, est complète- l'amplitude du mouvement du premier
cavité, la propagation d'ondes longues ment fermée et si ses parois sont de très décroît progressivement jusqu'à s'annu-
est interdite : il n'y a pas non plus de bons réflecteurs, on observe des compor- ler. La situation s'inverse alors, et le pre-
fluctuations du vide à basse fréquence. II tements nouveaux. Ces effets, qui résul- mier pendule recommence à osciller pen-
n'y a donc rien pour déclencher l'émis- tent d'une interaction très intime entre dant que le second s'arrête. Un état où un
sion d'un photon basse fréquence par un l'atome et le champ, ont donné naissance pendule oscille et où l'autre est au repos
atome excité. à toute une série de nouveaux dispositifs n'est pas un état stationnaire : l'énergie
Alors que de petites cavités inhibent qui permettent de réaliser des mesures passe sans arrêt d'un pendule à l'autre.
l'émission spontanée, des cavités un peu très délicates de phénomènes quantiques. Le système a pourtant deux états station-
plus grandes peuvent, au contraire, Au lieu d'émettre un photon et de ne naires : dans l'un, les pendules oscillent
l'accélérer. Quand la taille de la cavité plus s'en préoccuper, un atome, dans une en phase ; dans l'autre, ils oscillent en
entourant un atome excité coïncide exac- telle cavité, oscille entre son état excité et opposition de phase. Les fréquences
tement avec la longueur d'onde du pho- l'état inférieur de la transition. Le photon d'oscillation de ces deux « modes
ton que l'atome aimerait émettre, les qu'il a émis, piégé par la cavité, reste à propres » sont légèrement différentes :
fluctuations du vide à cette longueur proximité et peut être réabsorbé. Le sys- dans le premier, le ressort intermédiaire
d'onde envahissent la cavité et se trou- tème complet atome-cavité oscille alors n'exerce pas de force, et le mouvement

3. UN ATOME ET UNE CAVITÉ avec des parois très réflèchissantesde photon dans la cavité (à gauche et à droite). Dans l'autre,
sont modéliséspar deux pendules faiblement couplés. Le système l'atome est désexcité et la cavité contient un photon (au centre).
oscille entre deux états.Dans l'un, I'atome est excité et il n'y a pas L'atome et la cavité échangent continuellementde l'énergie.
4. UN SEUL A TOME peut
modifier la transmission
d'un faisceau laser à travers
une cavité faite de deux
miroirs sphériques très
proches. Quand la cavité est
vide, elle transmet a une fré-
quence fixée par ses dimen-
sions (courbe en pointillés).
Quand un atome résonant
entre dans la cavité, il
constitue avec la cavité un
système d'oscillateurs cou-
plés. La transmission est
alors maximale à deux fré-
quences différentes, corres-
pondant aux modes propres
du système atome-cavité. La
distance entre les deux pics
de transmission est égale à la
fréquence de l'échange
d'énergie entre atome et
cavité.

d'oscillation est un peu plus lent que la transmission présente un pic très pouvait parcourir 100 000 allers et
pour le second, où le ressort est alternati- étroit à la fréquence de résonance de la retours dans la cavité, pendant un quart
vement comprimé et étiré. La différence cavité. Quand la cavité contient un de microseconde, avant d'être absorbé.
entre ces deux fréquences est égale à la atome, la transmission, au contraire, pré- On peut conserver des photons pié-
fréquence de l'échange d'énergie entre sente deux pics symétriques par rapport gés plus longtemps encore-jusqu'à
les deux pendules quand on prépare ini- à la fréquence d'accord de la cavité. quelques centaines de millisecondes-
tialement un état non stationnaire. L'écart entre ces deux pics-à peu près
Une équipe de l'Institut de technolo- six mégahertz-mesure la fréquence de
gie de Californie a observé ces modes l'échange d'énergie entre l'atome et la
propres dans un système atome-cavité. Ils cavité.
envoyèrent un faisceau laser peu intense Ce dispositif est un détecteur très
dans une cavité optique constituée de sensible : quand le laser est accordé sur
deux miroirs sphériques de haute qualité. la fréquence de résonance de la cavité,
Un jet atomique de césium traversait la le passage d'un seul atome réduit consi-
cavité perpendiculairement à l'axe des dérablement la transmission. On pour-
miroirs. Ce jet atomique était si ténu qu'il rait ainsi compter des atomes, comme on
n'y avait, en moyenne, qu'un atome à la compte des voitures qui interrompent un
fois dans la cavité. Bien que cette cavité faisceau infrarouge.
ne soit pas fermée, la fréquence de Si le principe en est simple, une telle
l'échange d'énergie entre l'atome et le expérience est très difficile technique-
champ était plus grande que le taux avec ment. La cavité doit être aussi petite que
lequel les photons pouvaient s'échapper possible : l'écart de fréquence est pro-
de la cavité. Tout se passait donc comme portionnel à l'amplitude du champ d'un
si celle-ci était fermée. photon et inversement proportionnel à la
La distance entre les miroirs était ajus- racine carrée du volume de la cavité. Par
tée à un multiple de la demi-longueur ailleurs, les miroirs doivent être d'excel-
d'onde de la transition entre le niveau lents réflecteurs pour que le photon reste
fondamental du césium et son premier piégé dans la cavité assez longtemps
niveau excité (850 nanomètres). On enre- pour être réabsorbé. Le groupe de
gistrait la transmission du faisceau laser à Caltech utilisait des miroirs ayant une
travers la cavité en fonction de sa fré- réflectivité de 99, 996 pour cent, distants
quence. Pour une cavité vide d'atomes, d'à peu près un millimètre. Un photon
avec des cavités en niobium supracon- structure résonante. Au contraire, les lité, dépendant de sa vitesse, qu'il en
ducteur refroidies au-dessous d'un kel- expériences d'électrodynamique en sorte dans l'état initial, et une probabi-
vin. Ces cavités sont idéales pour stoc- cavité portent sur quelques atomes seu- lité complémentaire qu'il y dépose un
ker les photons émis par des atomes de lement dans une très petite cavité ; photon.
Rydberg dont les longueurs d'onde sont néanmoins, les principes physiques qui Si la cavité reste vide après le pas-
dans le domaine du millimètre ou du les régissent sont les mêmes. sage du premier atome, la situation, et
centimètre (les fréquences sont entre 10 En 1984, des physiciens de l'Institut donc la probabilité d'émettre un photon,
et 100 gigahertz). Dans une expérience Max Planck d'optique quantique, à sont les mêmes pour le second atome.
récente, à l'Ecole Normale Supérieure, Garching (Allemagne), ont fait fonc- Quand un atome libère un photon dans
nous avons envoyé des atomes de rubi- tionner un « micromaser » avec un seul la cavité, la probabilité que l'atome sui-
dium (dans des niveaux de Rydberg), atome en moyenne. Des atomes de vant émette un photon sera légèrement
préparés par excitation laser, dans une Rydberg traversent un par un une cavité différente : la fréquence à laquelle
cavité supraconductrice cylindrique ; supraconductrice. Ces atomes sont pré- l'atome et la cavité échangent de t'éner-
celle-ci était accordée sur une transition parés dans l'état supérieur d'une transi- gie dépend du nombre de photons déjà
à 68 gigahertz vers un niveau plus tion dont la fréquence coïncide avec présents dans la cavité : plus il y a de
excité du rubidium. Nous avons observé celle de la cavité (dans le domaine de photons, plus rapide est cet échange.
un écart d'environ 100 kilohertz entre 20 à 70 gigahertz). Très vite, la cavité contiendra deux pho-
les modes propres du système atome- Dans l'expérience de Garching, les tons, qui modifieront à nouveau la pro-
cavité quand la cavité contenait deux ou atomes ont à peu près tous la même babilité d'émission, puis trois photons...
trois atomes seulement. vitesse et passent le même temps dans En réalité, le nombre de photons
Il y a une similitude frappante entre la cavité. Nous sommes à nouveau en n'augmente pas indéfiniment à mesure
ce système atome unique-cavité et un présence de deux oscillateurs couplés, que des atomes traversent la cavité. Ses
laser ou un maser. Ces dispositifs, qui l'atome et la cavité. Si l'atome restait parois ne sont pas faites d'un conduc-
fonctionnent respectivement dans le indéfiniment dans la cavité, il échange- teur parfait, et plus il y a de photons
domaine optique et dans celui des rait un photon avec celle-ci à la fré- stockés, plus il y a de chances que l'un
micro-ondes, sont constitués d'une quence caractéristique mentionnée plus d'eux soit absorbé. Ces pertes finissent
cavité accordable et d'un milieu ato- haut. Comme l'atome ne fait que traver- par équilibrer le gain dû aux émissions
mique où se produisent des transitions ser la cavité, il y a une certaine probabi- atomiques.
dont la longueur d'onde coïncide avec
la résonance de la cavité. Quand on
fournit de l'énergie au milieu, un champ 5. UN JET ATOMIQUEet une cavité supraconductrice constituent un micromaser, lequel
important s'établit dans la cavité. Tous émet un rayonnement micro-onde cohérent. Un laser (à gauche) excite les atomes prove-
les atomes subissent des transitions sti- nant d'un four dans un niveau de Rydberg de haute énergie. Les atomes passent par
un un
mulées et émettent leurs photons en dans la cavité accordée sur une transition vers un niveau moins excité. Un champ S'établit
phase. Un maser fonctionne habituelle- à mesure que des atomes traversent la cavité et y déposent des photons. La présence de
ce
ment avec un très grand nombre champ se déduit de la lecture de deux compteurs, qui donnent le nombre d'atomes sortant
d'atomes actifs, couplés à une grande de la cavité dans l'état inférieur ou dans l'état supérieur de la transition.
Dans la cavité d'un micromaser, on entre deux niveaux de Rydberg. Stimulé conséquence, le champ ne se construit
peut faire passer environ 100 000 atomes par le champ de la cavité, chaque atome qu'après une période de léthargie. Une
par seconde (chacun interagissant pen- émet alors une paire de photons iden- fois que cette fluctuation s'est produite,
dant environ 10 microsecondes avec le tiques, chacun portant la moitié de l'éner- le champ dans la cavité est suffisamment
champ). La durée de vie d'un photon gie mise en jeu dans la transition ato- fort pour stimuler l'émission des atomes
stocké dans la cavité est de l'ordre de dix mique. Les paires de photons émises suivants, et l'appareil atteint rapidement
millisecondes. Quand le micromaser successivement dans la cavité constituent sa pleine puissance : un milliardième de
fonctionne en régime permanent, la le champ de ce micromaser. milliardième de watt ! Un laser à deux
cavité contient à peu près 1 000 photons ; Ce processus à deux photons est beau- photons, réalisé récemment par un
chacun d'eux a une énergie de l'ordre de coup plus facile quand l'atome a un état groupe de l'Université de l'Oregon, fonc-
0, 0001 électron-volt. L'énergie totale d'énergie situé près du milieu de la tran- tionne selon un schéma différent, mais
stockée dans la cavité ne dépasse pas un sition. En termes très imagés, l'atome présente le même caractère métastable.
dixième d'électron-volt : elle est très passedu niveau initial au niveau final par
petite, plus petite même que l'énergie une « cascade virtuelle »: il passe du pre-
d'excitation de chaque atome, de l'ordre mier niveau au niveau intermédiaire en Forces atome-cavité
de dix électrons-volts. émettant le premier photon, et saute sur
11 serait extrêmement difficile de le niveau final en émettant le second pho- Le succès des micromasers et d'autres
mesurer directement un champ micro- ton. L'état intermédiaire n'est que vir- dispositifs similaires a incité les cher-
onde aussi petit. Heureusement, les tuel, parce que la fréquence du photon cheurs à concevoir de nouvelles expé-
atomes eux-mêmes fournissent une émis, fixée par la résonance de la cavité, riences ; quelques-unes, qui relevaient de
méthode simple et élégante pour observer n'est pas égale aux fréquences des transi- la pure science-fiction il y a seulement dix
le fonctionnement du micromaser. Le tions du niveau intermédiaire vers les ans, sont accessibles maintenant ; les plus
taux de transfert du niveau initial vers le niveaux initial ou final. Comment expli- remarquables, encore à un stade hypothé-
niveau final dépend en effet du nombre quer ce paradoxe ? Le principe d'incerti- tique, portent sur les forces subies par un
de photons dans la cavité : il suffit de tude de Heisenberg permet à l'atome atome dans une cavité vide ou ne conte-
mesurer la proportion d'atomes quittant d'« emprunter » au vide l'énergie qui lui nant que quelques photons.
la cavité dans un état ou dans l'autre pour manque pour émettre un photon résonant La première de ces expériencesde pen-
déterminer l'état de la cavité. La popula- avec la cavité, dont l'énergie est plus sée met en jeu un seul atome et une cavité
tion des deux niveaux peut être détermi- grande que celle disponible lors de la vide accordée sur une transition atomique.
née en ionisant les atomes dans deux transition vers le niveau intermédiaire. Ce système de deux oscillateurs couplés a,
petits condensateurs constitués de deux Bien sûr, l'atome doit rembourser cet comme nous l'avons vu, deux états non
plaques métalliques créant un champ emprunt au vide lors de l'émission du stationnaires : l'un correspond à un atome
électrique. Le premier détecteur fonc- second photon. excité dans une cavité vide, l'autre à un
tionne avec un petit champ et n'ionise Comme toutes les opérations quan- atome désexcité dans une cavité contenant
que les atomes qui sont dans le niveau le tiques, cet emprunt est à très court terme. un photon. Le système a également deux
plus excité. Le second fonctionne avec Son échéance est inversement propor- états stationnaires, somme ou différence
un champ un peu plus élevé, capable tionnelle à la quantité d'énergie emprun- des états non stationnaires. L'état somme
d'ioniser les atomes dans le niveau infé- tée : pour quelques milliardièmes d'élec- correspond au mode d'oscillation en phase
rieur (ceux qui ont laissé un photon dans trons-volts, la durée du prêt est de des deux pendules ; l'état différence au
la cavité). quelques nanosecondes. Plus l'emprunt mode où les deux pendules oscillent en
Avec sa puissance minuscule et avec est important, moins il a de chances opposition de phase. La différence d'éner-
ses conditions de fonctionnement très d'être accordé, et la probabilité de gie entre états stationnaires est égale au
sévères, le micromaser n'est pas vraiment l'émission à deux photons est inverse- produit de la constantede Planck, h, par la
un appareil presse-bouton ! C'est néan- ment proportionnelle à cette différence fréquence de l'échange d'énergie entre
moins un appareil idéal pour illustrer et d'énergie. atome et cavité.
tester certains principes de base de la Dans le cas du micromaser à deux Celle-ci est proportionnelle à l'ampli-
physique quantique. L'émission de pho- photons, la cavité joue un double rôle : tude du champ du vide dans la cavité
tons dans la cavité, par exemple, est un elle inhibe les transitions à un photon qui résonante. En général, cette amplitude
processus quantique, intrinsèquement ne sont pas résonantes et elle favorise la s'annule au voisinage des parois de la
probabiliste (chaque atome « joue aux transition à deux photons. Sans la cavité, cavité et à proximité des trous par où
dés » l'émission de son photon), et les les atomes de Rydberg émettraient, par l'atome entre et sort de la cavité, elle est
prévisions quantiques sont en parfait une transition ordinaire, vers le niveau maximale au centre de la cavité. Le cou-
accord avec l'expérience. intermédiaire. Cette émission viderait le plage atome-cavité (et la différence
niveau du haut avant qu'une émission à d'énergie entre les deux états station-
Le micromaser deux photons ne puisse se faire. naires) est nul quand l'atome entre dans
à deux photons Bien que le principe du micromaser à la cavité ou en sort ; il est maximum
deux photons soit extrêmement voisin de quand l'atome est au centre.
Une variation intéressante sur le celui de son cousin à un photon, son Les lois fondamentales de la méca-
thème du micromaser est celle du maser mode de démarrage et de fonctionnement nique indiquent qu'une force s'exerce
à deux photons. Notre équipe, à l'Ecole est radicalement différent. Pour que le entre deux objets si l'énergie du sys-
Normale Supérieure, a réalisé pour la système démarre, on doit attendre une tème change quand on modifie la posi-
première fois un tel dispositif il y a cinq fluctuation peu probable correspondant à tion relative des objets. L'atome doit
ans. La fréquence de la cavité y est égale l'émission de plusieurs paires de photons donc subir une force attractive ou répul-
à la moitié de la fréquence de transition dans un court intervalle de temps. En sive, certainement très petite, quand il
se déplace dans la cavité vide. Si le sys- sorte de « lame séparatrice pour temps des niveaux d'énergie soit assez
tème est préparé dans l'état stationnaire atomes ». L'état initial, non stationnaire, lente, et que l'énergie du niveau consi-
de plus grande énergie, l'énergie poten- est la somme des deux états station- déré ne coïncide jamais avec une autre.
tielle est maximale au centre de la naires, qui sont soit attirés, soit repous- Ces critères d'adiabaticité sont facile-
cavité, et l'atome est repoussé. En sés par la cavité : la moitié de la fonc- ment remplis par les atomes très lents
revanche, dans le cas d'un système pré- tion d'onde correspond à un atome que nous considérons ici.
paré dans l'état stationnaire de plus réfléchi par la cavité ; l'autre moitié La force entre atome et cavité persiste
petite énergie, l'interaction attire correspond à un atome qui la traverse. tant que l'atome reste dans un état de
l'atome vers le centre de la cavité. Ces Les deux éventualités se produisent Rydberg et que le photon n'est pas
forces furent prédites indépendamment avec des probabilités égales. absorbé. Cet état de chose peut durer un
par le groupe de Garching et par le Pour préparer un état purement attrac- dixième de seconde, suffisamment long-
nôtre. tif ou répulsif, il suffit de désaccorder temps pour que l'atome traverse la
Pour des atomes de Rydberg dans des légèrement la cavité et la transition ato- cavité.
cavités micro-ondes, la fréquence typique mique. Quand la transition correspond à Cette force a un caractère étrange,
de l'échange d'énergie est de 100 kilo- une énergie plus grande que celle d'un presque fantomatique. La cavité est ini-
hertz, et l'énergie potentielle associée photon dans la cavité, l'état correspon- tialement vide, et, dans un certain sens, la
d'un dix milliardième d'électron-volt. dant à l'atome excité dans une cavité force provient du champ du vide, ce qui
Une telle énergie correspond à une tem- vide a une énergie un peu supérieure à pourrait suggérer qu'elle ne coûte rien.
pérature de l'ordre du microkelvin ou celle de l'état où l'atome est désexcité et Bien sûr, cette image est fausse : même si
encore à l'énergie cinétique d'un atome où la cavité contient un photon. Quand la cavité est vide initialement, I'atome
se déplaçant à quelques centimètres par l'atome pénètre dans la cavité, le cou- doit être excité, et il faut payer au moins
seconde. Si la vitesse de l'atome incident plage contribue à augmenter la séparation le prix de l'excitation.
est plus basse que cette limite, la barrière entre ces deux états. L'état atome excité- On peut aussi voir l'origine de cette
de potentiel qu'il ressent dans la cavité cavité vide se transforme progressive- force dans l'échange d'un photon entre
sera suffisante pour qu'il soit réfléchi. ment en l'état stationnaire d'énergie atome et cavité. C'est une image ana-
S'il est préparé dans l'autre état station- maximale, correspondant à un atome logue que l'on utilise pour expliquer la
naire, le puits de potentiel sera suffisant repoussé par la cavité. Si, au contraire, force électrique entre deux particules
pour piéger l'atome au voisinage du l'énergie du photon est un peu plus chargées, par un échange de photons et la
centre de la cavité. On pourrait observer grande que celle de la transition, on pré- force entre deux atomes liés dans une
ces forces avec les atomes lents produits pare sans ambiguïté l'état attiré par la molécule, par un échange d'électrons.
par les nouvelles techniques de refroidis- cavité. Cette évolution du système Une autre interprétation de cette force,
sement laser. atome-cavité repose sur le « théorème fondée sur une analyse plus microsco-
Si l'on envoie des atomes très lents adiabatique » : un système reste dans pique, montre qu'elle n'est pas très diffé-
dans une cavité vide résonante avec la l'état d'énergie où il est initialement pré- rente des forces électrostatiques dont la
transition atomique, on obtient une paré, à condition que la variation dans le démonstration étonna les nobles de la

6. UNE CAVITÉ VIDE peut attirer ou repousser des atomes excités une force subie par l'atome. Si la cavité est exactement accordée
suffisamment lents. Le couplage entre l'atome et la cavité accordée avec la transition atomique, cette force est, soit attractive, soit
s'annule en général sur les bords, et atteint un maximum aucentre répulsive (à gauche). Si la fréquence de la transition atomique est
de la cavité (les courbes de la partie inférieure de la figure repré- un peu plus grande que celle de la cavité, la force est répulsive (au
sentent l'énergie du systèmeatome-cavité en fonction de la position centre). Elle est attractive si la fréquence atomique est plus petite
de l'atome). La variation de l'énergie avec la position correspond à que la fréquence de la cavité (à droite).
cour, à Versailles. Quand on charge élec- micromètres. Savoir lequel de ces en revanche, les atomes interagissent de
triquement une aiguille et qu'on détecteurs donne un signal permet de façon non résonante avec le champ et
l'approche de petits morceaux de papier, dire combien de photons sont présents n'échangent pas d'énergie avec lui de
ceux-ci viennent se coller à la pointe. Le dans la cavité. manière permanente.
très fort champ électrique au voisinage de Avant la mesure, bien sûr, le nombre Ces dernières années, différents
la pointe polarise les morceaux de papier : de photons n'est pas seulement une quan- groupes d'optique quantique à travers le
les électrons sont attirés d'un côté, ce qui tité classique inconnue, il est entaché monde ont suggéré des versions diffé-
fait apparaître une charge positive à d'une incertitude de nature purement rentes d'une mesure sans démolition
l'autre extrémité, et crée un petit dipôle quantique. La cavité contient un champ quantique. Plus récemment, ils ont com-
électrique. L'attraction des charges qui doit être décrit par une fonction mencé à mettre la théorie en pratique. La
situées près de la pointe de l'aiguille d'onde quantique, laquelle attribue à mesure directe du retard atomique est
l'emporte sur la répulsion des charges les chaque nombre de photons une amplitude conceptuellement la méthode la plus
plus éloignées : il apparaît une force glo- de probabilité complexe. La probabilité simple, mais elle n'est pas très sensible.
bale d'attraction. que la cavité contienne un nombre de Des variantes plus prometteuses sont fon-
L'expérience avec l'atome et la photons donné est simplement le module dées sur des effets d'interférence pour
cavité contient les mêmes ingrédients, à carré de l'amplitude correspondante. des atomes traversant la cavité. Comme
un niveau quantique bien sûr. Le champ Les postulats de la mécanique quan- les photons, les atomes ont un caractère
du vide, délimité par les parois de la tique indiquent que, dès que l'un des ondulatoire et peuvent interférer. La lon-
cavité, polarise l'atome de Rydberg, et détecteurs qui mesurent la position de gueur d'onde associée à un atome (lon-
les variations spatiales de ce champ l'atome au sortir de la cavité a donné un gueur d'onde de De Broglie) est inverse-
engendrent une force. Toutefois, le signal, la fonction d'onde du champ ment proportionnelle à sa vitesse. Un
champ du vide et le dipôle atomique dans la cavité ne fait intervenir qu'une atome de rubidium, à 100 mètres par
sont des quantités qui oscillent rapide- seule valeur du nombre de photons : seconde, a une longueur d'onde de 0,45
ment. Pour qu'une force moyenne toutes les amplitudes de probabilité, angstrom.
existe, il faut que ces deux quantités sauf une, s'annulent. Un autre atome Si un atome est ralenti quand il tra-
conservent une relation de phase bien envoyé ensuite dans la cavité fournira verse la cavité, sa phase sera modifiée
précise. En fait, c'est le processus certainement la même valeur du nombre d'un angle proportionnel au retard qu'il
d'échange de photons qui verrouille en de photons. En recommençant l'expé- subit. Un atome retardé de seulement une
phase le dipôle atomique et les fluctua- rience un grand nombre de fois, avec le demi-longueur d'onde de De Broglie
tions du vide. même champ initial dans la cavité, on (0, 22 angström sur un parcours de
La force subie par l'atome dans une peut reconstruire la distribution statis- quelques centimètres) verra sa fonction
cavité contenant déjà des photons est tique du nombre de photons dans ce d'onde complètement modifiée, un mini-
plus grande que celle dans une cavité champ. En revanche, une fois que ce mum à un instant donné étant remplacé
vide : la fréquence de l'échange d'éner- nombre est mesuré, on obtient toujours par un maximum. Une telle modification
gie atome-champ augmente avec le même résultat pour les atomes sui- se détecte facilement dans une expérience
l'intensité du champ. Chaque photon vants dans une même série. d'interférométrie atomique.
ajouté dans la cavité augmente donc, Cette méthode de comptage des pho- Si on prépare l'atome dans une
d'une quantité discrète, la hauteur de la tons réalise en fait le vieux défi d'une superposition de deux états, dont l'un
barrière de potentiel ou la profondeur mesure sans démolition quantique seulement est affecté par le champ, le
du puits. À partir de la mesure du temps (QND pour Quantum non Demolition paquet d'ondes atomiques se séparera
mis par un atome, de vitesse connue, dans le jargon de l'optique quantique) : en deux à la traversée de la cavité. Si
pour traverser la cavité, ou de sa posi- non seulement on détermine parfaite- l'on fait interférer ces deux parties, le
tion à un instant donné, il est possible ment le nombre de photons, mais encore signal résultant fournira une mesure du
de déduire le nombre de photons dans la on le laisse inchangé pour d'autres retard de phase, donc du nombre de
cavité. mesures. photons. Cette expérience est en cours
Bien que cette caractéristique soit ce dans notre laboratoire, avec des atomes
qu'on attendrait à première vue d'une couplés à une cavité supraconductrice
Une mesure idéale, mesure quelconque, elle est impossible dans ce que les atomistes appellent un
démolition quantique à réaliser avec des techniques ordi- interféromètre de Ramsey.
sans
naires. La méthode habituelle pour Cet appareil aura de nombreuses
On pourrait, par exemple, préparer compter les photons est de coupler la applications. Comme il est possible de
dans la cavité un champ d'une dizaine cavité à un photodétecteur qui trans- compter le nombre de photons dans la
de photons et lancer, un par un, des forme les photons en électrons et cavité sans le perturber, on pourra assis-
atomes de Rydberg à une vitesse de compte ces derniers. L'absorption des ter, en temps réel, à la mort naturelle
l'ordre du mètre par seconde. L'énergie photons par le détecteur est un proces- d'un photon : si un photon disparaît,
cinétique de ces atomes est bien supé- sus quantique, essentiellement probabi- absorbé par les parois de la cavité, cette
rieure à la hauteur de la barrière de liste : le détecteur ajoute son bruit disparition se manifestera immédiate-
potentiel due au champ de la cavité, et propre à celui du champ. De plus, la ment par une modification du signal
tous les atomes passent au-dessus de mesure impose d'absorber des photons d'interférence atomique. Avec de telles
cette barrière. Ils subissent toutefois un et de diminuer l'énergie du champ. Une expériences, on peut réaliser des tests
petit retard, qu'on peut mesurer en ioni- mesure répétée plusieurs fois sur le nouveaux de la théorie quantique, et on
sant, à un instant donné, l'atome qui même champ donne un résultat chaque ouvre la voie à de tout nouveaux détec-
traverse un réseau de détecteurs, avec fois différent, chaque fois un peu plus teurs dans le domaine des micro-ondes
une résolution spatiale de quelques faible. Dans la mesure sans démolition, ou de l'optique.
LES SUPERCORDES infinité de particules de charges
(infinie)
oppo-
sées : on divise la charge de
l'écran par le nombre (infini) de parti-
UNIFIENT
cules qui forment cet écran ; ainsi la
charge totale est finie, et en contrepartie,
LES INTERACTIONS la charge de la particule centrale est
nulle.
Grâce aux calculs de renormalisation,
les trois interactions forte, faible et élec-
tromagnétique, ont été unifiées dans le
cadre des théories de Yang et Mills.
bans charges de même signe se repoussent.
les théories de supercordes, Actuellement, il existe un modèle, que
les physiciens remplacent les particules Quand une charge positive attire une l'on appelle « le modèle standard », qui
ponctuelles par des cordes vibrantes, des charge négative, 1'ensemble devient rend compte des résultats expérimen-
points par des cordes de piano. Cela neutre et cet effet d'écran diminue la taux obtenus aux énergies des accéléra-
vous éclaire-t-il ? Guère ! Un mot n'a portée de la force, qui ne s'exerce plus teurs, c'est-à-dire 100 GeV (100 milliards
jamais constitué une explication. Jean- que sur de petites distances. d'électrons-volts). Les calculs du groupe
Loup Gervais, directeur de recherche à de renormalisation appliqués à ce
l'École Nommale Supérieure. qui travaille Une théorie physique complète- modèle prévoient que les différences
sur ces théories depuis leur émergence, capable de décrire les quatre interactions entre les divers types de forces s'atté-
foumit des éléments de réponse. de la nature-doit reposer sur deux nuent quand on augmente l'énergie. A
Au début du siècle, Albert Einstein piliers fondamentaux : la physique quan- l'énergie « de grande unification », lestrois
a établi une théorie complète et cohé- tique, qui décrit le monde à l'échelle des interactions forte, faible, électromagné-
rente de la force gravitationnelle. La atomes et des particules subatomiques, tique, ont la même intensité.
radioactivité bêta et l'étude des désin- et la relativité générale, qui rattache la On comprend cette unification en
tégrations nucléaires ont révélé l'exis- force gravitationnelle à la structure de considérant de nouveau l'effet d'écran.
tence de l'interaction faible. Une autre l'espace et du temps. La théorie quan- Pour voir un objet, il faut l'éclairer avec
force, l'interaction forte, est respon- tique des champs, commencée par P. un rayonnement de longueur d'onde
sable de la cohésion du noyau ; elle Dirac, W. Heisenberg et W. Pauli à la fin comparable à sa taille. En physique quan-
s'exerce entre les constituants du des années 1920, rend compte de trois tique, la longueur d'onde est inverse-
noyau, le proton et le neutron. des quatre forces élémentaires : les inter- ment proportionnelle à l'énergie : plus
La théorie des supercordes a pour actions forte, faible et électromagnétique. l'énergie est grande, plus la longueur
objectif l'inclusion de la gravitation dans La recette générale de quantification d'onde associée est petite. Donc en aug-
la physique quantique. Les physiciens des interactions consiste à introduire des mentant l'énergie, on voit des détails de
aimeraient unifier les quatre forces, élec- grandeurs discontinues, par opposition plus en plus fins. C'est le principe des
tromagnétique, faible, forte, et gravita- aux grandeurs continues de la physique accélérateurs, qui permettent d'observer
tionnelle, comme Maxwell a unifié, au classique, afin de rendre la théorie com- des particules de plus en plus petites, aux
XIXe siècle, l'électricité et le magnétisme patible avec les comportements à énergies de plus en plus hautes.
qui semblaient deux phénomènes diffé- l'échelle microscopique. Un exemple de Prenons une particule de charge
rents, dans une seule théorie, I'électro- quantification est le modèle de Bohr, qui positive entourée de particules de charge
magnétisme. quantifie les orbites de l'électron dans négative ; lorsque l'on regarde l'ensemble
L'interaction forte est, comme son l'atome : selon la physique classique, de plus près, on ne voit plus qu'une par-
nom l'indique, la plus intense des interac- !'é ! ectron qui tourne autour du noyau
tions fondamentales, mais sa portée est devrait perdre son énergie en rayonne-
faible (10-15 m). L'interaction faible est ment et s'effondrer sur le noyau ; pour
d'intensité comparable à celle de l'inter- éviter cet effondrement, Bohr a supposé
action électromagnétique, et de portée que l'électron suit des orbites stables de
encore plus courte que celle de l'interac- diamètre précis.
tion forte (10-17 M). On est confronté à des difficultés
L'interaction électromagnétique et lorsque l'on quantifie les forces, car il
l'interaction gravitationnelle diffèrent par apparaît des grandeurs infinies dans le
un aspect fondamental : il existe deux calcul de certaines quantités physiques,
sortes de charges électriques, négative les charges par exemple. Ces quantités
(-) et positive (+), alors que la gravita- sont généralement proportionnelles au
tion ne possède qu'un seul type de nombre de particules, qui peut devenir
charge, la masse.Toutes les massess'atti- infini dans les théories quantiques des
rent (c'est ce qui fait que nous restons champs. À la fin des années 1940, I. Une particule est ponctuelle en phy-
les deux pieds sur Terre) : aussi l'interac- Richard Feynman, Julian Schwinger et sique classique, et la physique quan-
tique lui associe une onde. En revanche,
tion gravitationnelle, bien que de faible Sinitiro Tomonaga ont utilisé une
intensité, peut-elle engendrer des accu- méthode de calcul, la « renommalisation », une corde contient une infinité de
points, et la description quantique lui
mulations énormes de masse, comme et ont pu interpréter les divergences de associe une infinité d'ondes La corde
une étoile à neutrons par exemple. En certaines théories. les
renormali-
théories quantique semble un objet compliqué,
revanche, deux charges électriques de sables. On renormalise par exemple la mais elle représente une infinité de par-
signes contraires s'attirent et deux charge d'une particule écrantée par une ticules, selon ses états vibratoires.
tie de l'écran qui entoure la particule interactions, forte, faible et électroma- d'une particule est donnée à chaque ins-
chargée (voir la figure 2). Autrement dit, gnétique ne font plus qu'une interaction tant par les coordonnées d'un point dans
plus on monte en énergie, plus la charge « grande unifiée ». l'espace. Lorsque l'on passe de la méca-
apparente de l'ensemble augmente, car nique classiqueà la mécanique quantique,
Malheureusement, les théories
on se rapproche de. la charge positive. uni- on associe une onde à ce point. Dans la
La charge effective d'une interaction ficatrices de Yang et Mills ne prennent théorie des supercordes, la particule est
dépend donc de l'énergie d'observation. pas en compte l'interaction gravitation- décrite à un instant t donné par une
Le fait remarquable est que la charge l'in- nelle. La théorie de la relativité générale corde dans l'espace. Pour préciser la posi-
teraction forte diminue lorsque l'énergie demeure incompatible avec la physique tion de la corde, il faut définir la position
augmente, plus vite que ne le fait la quantique, car elle est non renormali- de tous les points de la corde. Autrement
charge de l'interaction faible, tandis que sable : le résultat de la quantification de dit, ! es théories de supercordes rempla-
la charge de l'interaction électromagné- la gravité donne des grandeurs infinies cent un point par une infinité de points,
tique augmente. On obtient un dia- que l'on ne parvient pas à interpréter. puis, lors du passageà la physique quan-
gramme comme celui qui est présenté Lorsque l'on veut donner un sens à ces tique, associent une onde à chacun de ces
sur la figure 3, où les intensités effectives grandeurs infinies, on est obligé d'intro- points ; chaque point de la corde est en
s'égalisent à une énergie énorme, d'envi- duire un grand nombre de constantes effet un système dynamique indépendant,
ron 1015GeV (équivalent à une force de arbitraires dans la théorie ; une telle associé à une onde différente.
1035tonnes) : c'est l'énergie de grande théorie ne prédit rien. Voilà que le problème paraît beau-
unification, où les interactions électroma- L'unification des quatre interactions coup plus compliqué ! Un nombre fini de
gnétique, faible et forte sont de même impose une révision des concepts aux très variables donne l'état d'une particule ponc-
intensité, et, comme nous allons le voir, petites échelles (ou aux très hautes éner- tuelle ; la description d'un système de
de même portée. gies). C'est là qu'interviennent ! es théories deux particules nécessitedeux fois plus de
En théorie quantique des champs, les de supercordes. La gravitation est unifiée variables ; pour trois particules, il faut trois
interactions agissent par l'intermédiaire avec les autres forces à partir d'une éner- fois plus de variables,etc. En revanche, on
d'agents, des « particules-vecteurs » : par gie encore plus gigantesque, l'énergie de a besoin de connaître une infinité de
exemple la particule-vecteur de l'électro- Planck, égale à 1019 GeV. Gardons cette variables pour décrire une seule corde !...
magnétisme est le photon, et les parti- idée qu'à des grandes énergies,on regarde Est-ce que l'on a vraiment compliqué
cules-vecteurs de l'interaction faible sont des objets avec une longueur d'onde très le problème ? Non, pas tout à fait, car
les bosons intermédiaires. La portée des courte, donc on voit des objets très fins. À maintenant un même objet-la corde-
interactions est une fonction inverse de l'échelle de l'énergie de Planck, ces théo- représente une infinité de particules de
la masse de ces particules-vecteurs. Ainsi, ries affirment que les particules, que l'on types différents. Les états vibratoires de
l'interaction faible a une portée très croyait ponctuelles, sont des objets allon- la corde, ainsi que sa masse, différencient
courte, car les bosons intermédiaires ont gés comme des cordes. Les longueurs les particules entre elles ; le centre de
une masse très élevée, environ 70 GeV d'onde correspondant à ces énergies per- gravité de la corde est interprété comme
en unité d'énergie. Toutefois, 70 GeV est mettraient d'observer un tel allongement la position de la particule. L'état le plus
négligeable par rapport à l'énergie de des particules : en restant dans le cadre simple est celui pour lequel tous les points
grande unification. En ce point de très d'une description classique,on remplace la se déplacent en bloc, formant un bâton
haute énergie, la masse du boson est particule ponctuelle par un objet linéaire. rigide qui toume au cours du temps. Une
nulle, et la portée est infinie ; les trois En mécanique classique, la position corde dans cet état décrit une particule, la

2. La charge effective d'une interaction dépend de l'énergie taille #1, portant une charge effective nulle. lezune énergie
d'observation. En o), l'interaction est électromagnétique. plus grande E2=hc/#2, on se rapproche de la particule cen-
Une particule de charge 3+ est écrantée par des particules trale, et on détecte une charge effective plus élevée, égale 6
de charge négative. Lorsque l'on observe ce système à +2. Dans le cas de la gravitation (b), il n'existe qu'un type
l'énergie E1=hc/#, (h est la constante de Planck, c est la de charge, la masse, que l'on a notée +. La charge effective
vitesse de la lumière, #, est la longueur d'onde du rayonne- observée à haute énergie E2 est cette fois plus faible que la
ment avec lequel on éclaire l'objet on voit un objet de charge observée à l'énergie E,.
particule d'énergie la plus basse.Un autre
état est une corde qui oscille, avec deux
noeuds de vibration : cette corde corres-
pond à une autre particule.

Toutes les tentatives de théories


cohérentes d'objets étendus ont échoué
jusqu'à la découverte des cordes à la fin
des années 1960. Le premier pas a été
une formule conjecturée par le physicien
Gabriele Veneziano. A l'époque, on était
préoccupé par le fait que l'on découvrait
un grand nombre de particules élémen-
taires, en particulier des hadrons, parti-
cules soumises à l'interaction forte. Alors
que l'on ne connaissait, après la guerre,
qu'une dizaine de particules, neutron,
proton, électron etc., aujourd'hui la liste
des particules élémentaires ressemble à
3. Variation des intensités effectives
un annuaire de téléphone : il semble
des interactions non gravitationnelles
paradoxal de prétendre encore que ce d l'énergie de
en fonction de l'énergie.
sont des particules élémentaires. On a Grande unification, les trois interac-
donc cherché une méthode qui s'ap- tions forte, faible et électromagné-
plique à une infinité de particules. La for- tique sont de même intensité.
mule de Veneziano décrivait l'interaction
entre deux particules, et était vérifiée par
un grand nombre de hadrons différents ; l'on revient au point initial, on retrouve
or cette formule revenait à considérer le même état. Une corde fermionique
les particules comme des cordes. est également fermée, mais son compor-
Lorsque l'on a voulu vérifier que tement est plus étrange : après un tour,
cette formule était compatible avec la on ne retrouve pas l'état initial, car son
relativité générale et la physique quan- signe a changé. Dans le cas d'un fermion,
tique, on s'est aperçu qu'elle impliquait il faut effectuer deux tours pour retrou-
d'énormes contraintes. Ces contraintes ver le même état.
nécessitaient une nouvelle interprétation
Les
des cordes, qui a émergé 15 ans plus travaux sur les modèles de
tard. Partant d'une théorie de l'interaction supercordes ont considérablement pro-
forte, on est arrivé à une théorie unifiée, gressé. Toutefois, la vérification expéri-
la théorie des supercordes, qui contient mentale de ces modèles est impossible :
les théories de Yang et Mills et la gravita- !'énergie de visibilité des cordes est
tion. En particulier, la théorie des super- 1017 fois plus grande que l'énergie
cordes prend en compte une symétrie atteinte par les accélérateurs actuels. On
importante, la supersymétrie, qui trans- tente aujourd'hui de relier les super-
forme un boson en fermion et vice versa. cordes aux phénomènes observés dans
Toutes les particules se répartissent les accélérateurs. Le modèle standard
en deux familles, les bosons et les fer- supersymétrique décrit bien ces phéno-
mions. Lorsqu'un grand nombre de mènes, mais il contient des constantes
bosons se trouvent ensemble, ils tendent arbitraires, et, pour cette raison, il n'est
à se mettre tous dans le même état : ce pas pleinement satisfaisant, Il existe une
sont des particules grégaires. En théorie de supercordes qui redonne les
revanche, les fermions sont des parti- caractéristiques essentielles du modèle
cules individualistes, qui refusent de se standard, mais qui laisse beaucoup de
trouver à deux dans le même état. Ces paramètres indéterminés. La prédiction
deux familles de particules se distinguent de ces paramètres constitue un domaine
par leur spin : les bosons ont un spin de recherche important, qui mobilise un
entier, et les fermions, un spin demi- grand nombre de chercheurs.
entier. Les modèles supersymétriques On espère également mettre à
donnent une vision unifiée des fermions l'épreuve ces théories en cosmologie.
et des bosons. Dans les modèles de Au moment du big bang, la tempéra-
supercorde, une corde fermionique dif- ture était sans doute suffisante pour
fère d'une corde bosonique par ses que ces énergies soient atteintes.
conditions aux limites. Un boson est L'observation des trous noirs apportera
représenté par une corde fermée : si l'on peut-être, une confirmation de la théo-
fait un tour le long de la corde et que rie des supercordes.
AUTEURS ET BIBLIOGRAPHIES

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