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Nobert Elias et l'anthropologie de l'art

Chapter · January 2004

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jean-marc Leveratto
University of Lorraine
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Norbert Elias et l’anthropologie de l'art

Jean-Marc. LEVERATTO

[in Sophie Chevallier et Jean-Marie Privat (dir), Norbert Elias et l’anthropologie,


Paris, CNRS éditions, 2004, p. 204-213]

Selon Roger Chartier, Norbert Elias intéresse particulièrement les sociologues de l’art
car ses écrits constituent les rudiments d’une véritable « lecture historienne des œuvres ».
Cette lecture « vise à déchiffrer dans leurs formes les traits d'une configuration psychologique
spécifique, partant de les inscrire dans la formation sociale qui génère cette économie
psychique » (Chartier, 1985, XXIII).
Il nous semble que l’œuvre d’Elias est, d'abord, une invitation pour les sociologues de
l’art à étudier le rôle du corps dans l’action culturelle et la manière dont il participe à
l’évaluation de la qualité artistique. Les analyses d’Elias sont très utiles pour mieux
comprendre la façon dont nous mesurons la qualité artistique des choses et des personnes que
nous rencontrons pendant nos loisirs. Toutes ces choses ne sont pas des chefs d’œuvre, et
toutes ces personnes ne sont pas des génies. Il n’empêche que beaucoup d’entre elles peuvent
nous toucher esthétiquement. L’intérêt heuristique de la pensée d’Elias consiste dans la
valorisation du rôle d’instrument de mesure que joue le corps dans ces situations.

LE THEATRE COMME AGENT DE CIVILISATION

On sait que dans La Civilisation des mœurs, Elias utilise le théâtre classique français
comme un document qui illustre le rôle historique que la société de cour a joué dans le
processus de civilisation du fait de l’importance qu’elle confère au calcul rationnel de la
conduite en public. « La tragédie classique », parce qu’elle « nous fournit le reflet le plus pur
[…] de la vie de cour » (Elias, 1973, 30-31) nous confirme l’importance de l’autocontrôle de
ses comportements que cette vie imposait à tous ses participants.
[p. 205] Si cette utilisation de la tragédie classique française est, pour un sociologue français,
très conventionnelle (Goldmann, 1956), il n’en va pas de même de l’interprétation qu’Elias
propose de ce spectacle théâtral. D’une part, il définit le théâtre classique comme une
« figuration » ou « configuration » sociale, c'est-à-dire comme un dispositif artistique. Ce
n’est pas seulement un certain genre de texte qui "fait" la tragédie française, mais les
caractéristiques sociales de ceux qui la regardent, et les qualités des acteurs (humains et non
humains) qui servent à la représenter. D’autre part, il valorise la fonction cognitive de
l’événement théâtral, ce qui le rapproche d’une manière étonnante de Bertolt Brecht. La
Société de cour souligne ainsi le fait que le théâtre classique
est un élément intégrant de la vie sociale à la cour, qu’il n’est pas un délassement. Les spectateurs sont
installés sur la scène, ils en occupent le fond et les côtés. La pièce qu’on leur présente se signale par la
même mesure, la même rigueur de développement qui caractérisent toute la vie de cour. Les passions
peuvent être fortes, mais les éclats passionnés sont mal vus. Le contenu du drame importe peu. Les sujets
sont connus. On apprécie avant tout l’art subtil avec lequel les protagonistes viennent au bout de leurs
difficultés et de leurs conflits » (Elias, 1985, 109).

Ce texte présente le théâtre classique comme un lieu d’autoformation pour les


courtisans et la tragédie classique comme une “machine à penser ” les exigences de l’action
en société, pour paraphraser Brecht. Il révèle que le théâtre n’est pas, pour Elias, réductible à
un « appareil idéologique d’État » qui emprisonne les individus dans un « rapport imaginaire
à leurs conditions réelles d’existence » (Althusser, 1976, 101) ou à une « cérémonie » qui
« arrache momentanément le groupe des participants aux banalités de la vie collective » en
faisant surgir « une image pure de ses désirs et de ses passions » (Duvignaud, 1970). Elias
rappelle, en effet, que le théâtre offre au spectateur la possibilité de penser sa propre conduite
au travers de la représentation sur la scène d’une action humaine, ordinaire ou extraordinaire.
Le théâtre est, en ce sens, comparable à un laboratoire où les individus peuvent manipuler des
modèles réduits de situations et étudier les problèmes de justice que soulèvent bon nombre de
décisions dans la vie réelle (Boltanski et Thévenot, 1991).
Cette vision du théâtre se distingue significativement de celle des sociologues français qui,
dans leur majorité, n’appréhendent le théâtre que comme un bien culturel ou une activité
professionnelle.

UNE SOCIOLOGIE DU PLAISIR THEATRAL

Il ne s’agit pas d’une vision intellectualiste du théâtre, comme permettent de le


préciser les écrits d’Elias sur le sport moderne. Il y souligne l’importance de la [p. 206]
formule d’Aristote, dans sa Poétique, sur « l’excitation agréable » que produisent le théâtre et
la musique et « l’effet curatif », ou catharsis, qu’ils exercent sur les individus. Cette
affirmation d’Aristote légitime l’attribution au spectacle sportif contemporain d’une
consistance sociale et d’une fonction culturelle que lui refusent les experts qui le réduisent à
un divertissement sans objet, une perte de temps, une forme d’abêtissement collectif.
Norbert Elias et Eric Dunning valorisent, à l’inverse de nombreux intellectuels
détracteurs de la société du spectacle, « la quête du plaisir dans les loisirs », l’excitation
physique qui caractérise le spectacle sportif et qui sert habituellement à le discréditer. Le
propre, selon eux, du spectacle sportif réside dans cette satisfaction esthétique qu’il confère à
quiconque s’engage personnellement dans cette activité et la prend au sérieux. C’est une
condition sine qua non pour pouvoir éprouver la qualité de l’événement et la faire éprouver à

2
d’autres (Schaeffer, 2000). Le spectacle sportif désigne un moment d’émotion collective,
l’occasion de faire une expérience excitante dans une société non excitante, de vivre des
sensations fortes sans danger pour autrui, et d’augmenter le plaisir procuré par l’excitation en
la partageant avec autrui. Que l’excitation, en effet, « soit souvent appréciée en présence
d’autrui ne fait que rehausser le plaisir » (Elias et Dunning, 1994, 121)1. Considérer le sport
comme un délassement est ainsi, selon Elias, mésestimer l’engagement personnel des
spectateurs dans le jeu sportif et la valeur éthique du plaisir qu’il procure.
Sans doute est-ce, comme il le suggère lui-même, sa formation initiale de médecin qui
lui permet de ne pas s’effrayer du déchaînement du corps observable dans les stades et de lui
reconnaître une fonction positive, au lieu de n’attribuer au corps que le rôle négatif de
l’animal sauvage qui résiste à la domestication, et constitue un risque permanent de
déshumanisation des rapports sociaux. De ce point de vue, le discours d’Elias s’oppose,
comme il le dit lui-même, à toute « une tradition de tabous sociaux » qui fait que « les
problèmes du plaisir en général et du plaisir en particulier sont habituellement traités avec une
extrême précaution, s’ils sont jamais traités, et ce même dans les théories scientifiques de la
psychologie et de la sociologie » (Elias et Dunning, 1994, 105-106).
Or, la sociologie du loisir ne peut être qu’une sociologie du plaisir que nous procure la
mobilisation de notre corps dans le temps de l’événement, ce qu’oublient les sociologues et
psychologues qui définissent le loisir comme un moyen de relâchement des tensions que nous
subissons dans notre vie professionnelle. Ils ne voient pas que « ce que nous recherchons dans
nos activités mimétiques de loisir n’est pas le relâchement de la tension, mais au contraire un
type spécifique de tension souvent liée, comme Saint Augustin l’a si bien vu, à la peur, à la
tristesse et à d’autres émotions que nous essayons d’éviter dans la vie ordinaire » (Elias et
Dunning, 1994, 110).
[p. 207] Elias donne deux beaux exemples de cette structure caractéristique des
événements de loisir, au travers de la description par un poète du concert des Beatles au Shea
Stadium de New York en 1966, et du compte-rendu par un critique de la première
représentation de La Danse de mort de Strindberg en 1967 à l’Old Vic (Elias et Dunning,
1994, 111-112). Dans les deux cas, fait-il remarquer, la situation se clôt par un relâchement de
la tension, mais il s’agit de la tension engendrée par l’événement de loisir lui-même.
La réflexion d’Elias sur le loisir sportif est particulièrement précieuse pour le
sociologue du loisir théâtral ou cinématographique car elle lui propose un cadre d’observation
de l’activité artistique différent des cadres aujourd’hui traditionnels d’observation de la
“ production” et de “ la réception ”, du travail de l’artiste et de la perception par le public de
ce travail. D’une part, elle permet d’opérer une révolution copernicienne dans la sociologie de

1
Le spectacle sportif fait partie pour Elias et Dunning de la « classe des activités ou jeux
mimétiques » qui inclut, entre autres, « le théâtre et le concert, les courses ou le cinéma, la
chasse, la pêche, le bridge, l’alpinisme, le jeu, la danse, la télévision » (1994, p. 92)

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l’art en fondant le sens de l’activité artistique sur le plaisir effectif qu’elle procure et non sur
le projet de l’artiste ou sur la culture du public. Elias affirme que « le plaisir plus grand ou
moins grand de ceux qui participent à une activité de loisir, qu’ils soient acteurs ou
spectateurs, est la raison d’être de l’existence de ces activités », et que ce « critère de la
structure caractéristique du loisir nous permet de distinguer celles qui sont un succès de celles
qui sont un échec » (Elias et Dunning, 1994, 118). Elle permet de ne pas opposer dans
l’évaluation d’un événement culturel les sens et le sens, l’affect et le concept, le corps et
l’esprit, le plaisir et le texte. Reconnaître que le plaisir est la raison d’être d’une activité de
loisir n’est pas incompatible avec la reconnaissance de la valeur éducative de cette activité.
Faire du plaisir esthétique qu’il procure une preuve du manque de valeur artistique d’un
événement, ce qui est malheureusement un lieu commun de la sociologie de la culture, n’est
pas justifiable intellectuellement et confirme le constat d’Elias que « nous sommes encore à
un stade où les idées sur la manière dont les gens devraient occuper leur temps libre ont
tendance à dominer les études portant sur ce qu’ils font en réalité » (Elias et Dunning, 1994,
119).
Son affirmation du plaisir comme raison d’être de l’activité artistique ne doit pas
recevoir, du même coup, un sens critique qui en réduirait l’intérêt herméneutique. Il ne s’agit
pas d’opposer, par exemple, le plaisir qu’elle apporte au spectateur à la douleur du travail de
création et au tragique de la condition artistique, mais d’affirmer la valeur affective que le
spectateur comme l’artiste vont conférer à l’activité artistique, et qui interdit de l’assimiler à
un travail. Le plaisir est, en effet, pour l’acteur comme pour le spectateur ce qui justifie
l’effort que constitue l’engagement personnel dans une action, et le risque d’échec et de
frustration qu’elle entraîne. La recherche d’une certaine forme de plaisir artistique et
l’acceptation personnelle des efforts que requiert son obtention est ainsi la bonne manière de
définir l’activité artistique et de la distinguer « d’une occupation spécialisée d’où l’on retire
de quoi gagner sa vie […] entraînant toutes les contraintes et les obligations caractéristiques
du travail dans notre société » (Elias et Dunning, 1994, 92).
Elle nous fournit, d’autre part, un moyen de relativiser l’autonomie de l’activité
artistique et d’éviter le durcissement de la séparation entre le champ artistique et le champ
social qu’opèrent aujourd’hui bon nombre de chercheurs. L’activité artistique [p. 208] s’ancre
dans la vie sociale par l’intermédiaire du corps de ses usagers, l’art n’est jamais complètement
détaché de vie sociale car « la plupart des événements de loisir éveillent des émotions liées à
celle que les individus expérimentent dans d’autres sphères » (Elias et Dunning, 1994, 106).
Ainsi, certaines activités de loisir sont dites « mimétiques », « non parce qu’elles sont des
représentations d’événements de la vie réelle, mais plutôt parce que les émotions — les
affects — qu’elles suscitent sont liées aux situations que l’on expérimente dans la « vie
réelle » (Elias et Dunning, 1994, 107). Qu’il s’agisse « de la tragédie ou de la symphonie […],
du poker ou de la roulette », il existe un lien que nous avons tous éprouvé « entre les affects

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suscités par des événements mimétiques et ceux créés par des situations sérieuses de la vie.
Ainsi, les conflits, les victoires et les défaites représentés dramatiquement et tragiquement
dans les Troyennes d’Euripide peuvent être ou non en relation avec les situations de vie d’un
public du XXe siècle, mais les affects auxquels ils font appel peuvent être immédiats, forts,
spontanés et si l’on peut dire, complètement contemporains » (Elias et Dunning, 1994, 109).
Cette réflexion d’Elias ouvre du même coup à une autre compréhension de l’histoire de l’art
théâtral que celle qui domine dans les manuels universitaires.

LA DOMESTICATION DE LA TECHNIQUE THEATRALE

Les écrits d’Elias nous convient, en effet, à appréhender le loisir théâtral comme une
« technique du corps », au sens de Marcel Mauss, et à reconnaître le processus de civilisation
du spectacle théâtral, qui a permis de lui conférer, en France et en Europe, la dignité d’un
loisir, au sens grec de la scholé.
Cette nouvelle manière de faire l’histoire du théâtre consiste à rétablir une symétrie
dans l’interaction théâtrale en prenant en compte la contribution du spectateur à l’évolution
historique de la technique théâtrale. Cette évolution est souvent attribuée uniquement au
travail des metteurs en scène en quête de rationalisation de l’efficacité du texte sur le public.
Ce cadre d'analyse conduit les chercheurs à faire peu de cas des entreprises de codification
éthique et esthétique de l’efficacité du corps de l’acteur porté par les spectateurs soucieux
d’assurer la qualité du spectacle théâtral. Or, l'utilisation sur la scène du corps du comédien a
toujours posé le problème du plaisir immédiat qu'il procure aux corps qui sont dans la salle et
du danger physique et moral qu’il représente. C’est ce qu’attestent les officiers de police
chargés dans le théâtre classique d’interdire l’entrée aux hommes armés, les rixes que le
parterre qui n’est pas équipé de sièges favorise (ce que met en scène l’ouverture de Cyrano de
Bergerac) jusqu’à sa transformation à la fin du XVIIe siècle en "orchestre". L’histoire du
théâtre fourmille d’anecdotes qui permettent de prendre la mesure de l’augmentation de
l’autocontrôle par le spectateur de ses affects ; cet autocontrôle caractérise l’évolution du
spectacle théâtral.
[p. 209] Deux événements historiques méritent notamment d’être rappelés. Le premier est la
bataille d’Hernani du 25 février 1830, qui fait partie aujourd’hui de l’iconographie scolaire du
romantisme et qui ne se traduira finalement que par quelques bleus que les spectateurs qui
s’affrontent dans la salle seront fiers d’exhiber. Le second, moins connu en France, est
l’émeute d’Astor Place à New York, le 10 mai 1849, résultant d’une querelle de distribution
pour le rôle de Macbeth entre les partisans de l’acteur américain Edwin Forrest et les partisans
de l’acteur anglais William MacReady, émeute qui se solde par 23 morts et 100 blessés. Ces
deux événements confirment à quel point nous savons aujourd’hui contrôler notre affectivité
lorsque nous assistons à un spectacle théâtral, mais aussi lorsque nous débattons de sa qualité.

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Cet autocontrôle ne nous empêche pas de réagir à ce qui nous touche, nous déplaît, nous irrite,
nous révolte dans ce qui se passe sur la scène. Nous ne réagissons pas seulement au texte mis
en scène, mais à l’emploi qui est fait, sur la scène, de cet objet spectaculaire qu'est le corps de
l'acteur et à la signification éthique de l’événement que nous contribuons par notre
participation à faire exister.

LA MESURE DE LA QUALITE THEATRALE

L’appréciation de la performance de l’acteur ne se réduit pas de ce fait à l’évaluation


de la compétence technique qu’il manifeste dans son jeu. Elle inclut une appréciation morale
des raisons de sa présence sur la scène et de ce qu’il y fait. Les anecdotes critiques du XIXe
siècle sur la pratique de l' « emploi » à la Comédie Française, soulignent le caractère dérisoire
de personnes qui jouaient des « jeunes premières » ou des « jeunes premiers » à cinquante
ans, symptôme de leur aveuglement personnel et preuve du peu de cas qu’elle faisait des
exigences de qualité du public. Ces anecdotes sur des acteurs âgés qui perdent le sens de la
mesure théâtrale et veulent jouer les “ jeunes ” sont particulièrement intéressantes à analyser.
Elles “marchent” parce qu'elles sollicitent le sens de la justesse et de la justice du spectateur
contemporain auquel elles s'adressent. Il ne doit pas, s’il se respecte lui-même, se rendre
complice de cette situation qui représente une offense à l’art du comédien et une iniquité :
l’attachement « à vie » d’un comédien à un rôle interdisant à un jeune comédien plus
talentueux de se l’approprier.
La prise en compte de cette implication personnelle du spectateur dans la situation
qu’il évalue, de son effort pour mesurer le plaisir qu’il y prend et en contrôler la valeur
éthique permet — a contrario du point de vue techniciste aujourd’hui dominant dans la
sociologie de l’art — de valoriser l’expérience esthétique du spectateur ordinaire et de faire
reconnaître sa consistance sociale. Du fait certainement de la méfiance vis-à-vis du plaisir
bien relevée par Elias, les sociologues de l’art mésestiment, au nom de [p. 210]l’incorporation
par les individus des mêmes valeurs collectives, la singularité objective de cette expérience
esthétique et du même coup l’intervention de notre corps propre dans l’évaluation de la
qualité artistique d’une situation. “ Tu ne peux pas savoir comme j’ai pleuré, l’actrice m’a
tellement fait penser à ma mère ” (Montebello, 2001).
Dans cette perspective, l'expertise culturelle que le spectateur fait de l'action d'un
acteur sur la scène ne se réduit pas à une simple mesure de sa compétence technique. Elle est,
en même temps, celle de la compétence personnelle de l'acteur et de la valeur éthique de la
relation qu’il instaure avec le public, et qu’il permet au public d’instaurer. À l’encontre de
l’idée que « le public est toujours en retard sur la création » (Duvignaud, 1973, 535), les
historiens du théâtre doivent donc reconnaître la contribution des spectateurs au
développement du théâtre selon un processus comparable à l’élaboration artistique, décrite par

6
Richard Hoggart, du roman policier et de la littérature érotique sous l’effet de l’augmentation
des exigences de qualité du public (Hoggart, 1970, 301-324).
C'est cette exigence de qualité artistique, qu'exprimaient déjà, au XVIIIe siècle, les textes des
amateurs cultivés soucieux de faire évoluer le métier de comédien en lui demandant d’utiliser
son corps non seulement pour peindre un état, un âge, un sexe, ou un sentiment (Engel, 1979,
32-35), mais pour exprimer une singularité individuelle. Faire authentifier à un spectateur
moderne l'intérêt de la situation théâtrale exige un effort du comédien pour conférer au
personnage, par l'intermédiaire de son propre engagement physique dans l'action, l'opacité
d'une véritable personne, au lieu de dissoudre sa singularité dans la transparence d'une
représentation conventionnelle (Becq de Fouquières, 1884). La qualification artistique du
spectacle théâtral exige ainsi, face à un public bien informé, grâce au développement des
sciences humaines et sociales, de la complexité de la conduite humaine, un travail toujours
renouvelé du comédien en même temps qu’une implication personnelle de tous les instants.
Mais c’est aussi une exigence de qualité éthique qui explique l’évolution historique du
travail du comédien. La fonction de médiation culturelle du comédien apparaît bien, à partir
du XIXe siècle, au travers de l'exemplarité qu'un savoir de la physiognomonie sociale permet
de conférer à son corps propre, et non plus uniquement à son métier. Elle est bien illustrée par
la légende du mélodrame qui met en scène les spectateurs attendant, à la « sortie des artistes »,
l'acteur jouant les méchants pour lui faire payer ses exactions (Przybos, 1987). Ce qui importe
dans cette anecdote, c'est moins la bêtise du spectateur populaire qu’elle sert souvent à
épingler (en le rapprochant des oiseaux de Zeuxis) que le rôle d'éducation morale qu'elle
attribue au corps de l'acteur.
Elle est l'indicateur d'une évolution culturelle qui conduit à attribuer à la personne de
l'acteur une efficacité morale, évolution à laquelle certains grands comédiens du XVIIIe siècle
ont participé en cultivant leur image publique et en transformant, tel Garrick, les hommages
de connaisseurs et les souvenirs d'amateurs qu'étaient auparavant les gravures et portraits
d'acteurs en instruments de démonstration [p. 211] de leur dignité personnelle (Aliverti,
1988)2. Le théâtre moderne va valoriser cette dignité personnelle du comédien jusqu'au point
de lui conférer le statut d'un modèle de comportement et d’attribuer à son succès public une
fonction de réparation identitaire par le caractère moralement exemplaire de sa réussite
sociale. Si, selon la légende, la gloire de Talma est d'avoir le premier osé porter la toge
grecque sur la scène, dans un geste symbolisant, pour ses admirateurs, son rejet de la tradition
théâtrale, sa soif de vérité historique et son esprit républicain (Fabre, 1942, 34-35), la gloire
de Rachel est celle d'une jeune fille juive et laide, ayant réussi à échapper au déterminisme
social pour devenir une des plus grandes actrices du « Français ». Sa métamorphose sur scène

2
David Garrick est le premier acteur « à avoir su mobiliser des images au sens moderne du
terme » c’est-à-dire à avoir su utiliser l’efficacité des images mobiles — gravures, eaux
teintes, etc — à des fins de publicité personnelle »

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et sa réussite exceptionnelle dans le rôle de Phèdre rendent d'autant plus appréciables ses
caractéristiques personnelles — qu'elle ne cesse elle-même de souligner — par la réparation
qu'elle constitue d'une injustice sociale (Dubreton, 1936, 11)3. Le don inné de l'actrice acquiert
dans cette situation le sens démocratique d'un talent cultivé avec ténacité contre un
environnement ignorant et hostile et sa présence admirable sur la scène, le sens artistique d'un
esprit du don qui la distingue pour le spectateur d'une simple actrice de métier. La longue
litanie des anecdotes qui célèbrent tout au long du XIXe siècle cette exemplarité sociale du
geste de l'acteur confirme cette importance reconnue au sens de la justice d'un spectateur
moderne auquel s'adresse le spectacle et au nom duquel Frédérick Lemaître, dans un geste là
encore légendaire, tourne en dérision, au désespoir des auteurs et à la grande joie du public, le
texte du mélodrame de très mauvaise qualité qu'il est obligé de jouer.
Mais l’œuvre d’Elias n’est pas qu’une invitation à faire l’histoire de la culture
théâtrale moderne, trop souvent sacrifiée au profit de l’historiographie, pour ne pas dire
l’hagiographie, de la profession théâtrale. Elle est également une incitation à prendre en
compte le sens local de l’événement théâtral contemporain et la fonction de médiation
culturelle des objets spectaculaires qu’il mobilise, deux réalités souvent mésestimées par les
chercheurs privilégiant une conception républicaine de l’équipement théâtral. Ils sont ainsi
conduits à oublier le rôle que joue le corps des participants dans la construction de la qualité
d’un événement théâtral et les moyens de rapprochement affectif et cognitif que les objets
spectaculaires, dont le corps fait partie, apportent aux individus.

[p. 212] LES OBJETS SPECTACULAIRES

Cette prise en compte de l’efficacité des objets spectaculaires nous permet, par
exemple, de mieux comprendre le sens du soutien que le public apporte à tous les événements
culturels qui mettent en scène aujourd’hui des « jeunes de banlieue ». Le caractère singulier
de ces événements qu’authentifie leur extériorité par rapport aux institutions théâtrales et la
valorisation qu’ils font de l’expressivité physique des jeunes qu’ils mettent en scène,
expliquent leur efficacité sur les spectateurs, émus à la fois par l’impression de modernité que
procurent ces événements et leur sentiment de participer à la réparation d’une injustice faite à
ces jeunes, "racisés", handicapés, etc. L'observation rapprochée de la fabrication de ces
événements révèle un effort particulier de la part de leurs animateurs — souvent de jeunes
plasticiens, comédiens ou musiciens, désireux de démontrer leur compétence professionnelle

3
Dubreton célèbre le caractère exemplaire de la réussite à force de volonté, de cette « jeune
fille maigre et souffreteuse d’un petit colporteur juif et d’une revendeuse à la toilette ».
Rachel est, de ce fait, un modèle d’intégration républicaine en même temps qu’un cas
révélateur des limites de cette intégration, que démontre la valorisation par Dubreton, à la
suite de Musset, de la « nature juive » de cette comédienne.

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— pour garantir la qualité artistique du spectacle proposé, compte tenu des circonstances
singulières dans lesquelles il est produit.
C’est ce qui explique le caractère hybride de la performance des acteurs dans ce type
particulier de spectacle. L’acteur donne à voir le produit d’un travail de répétition — un
personnage et une manière de le jouer — mais aussi la révélation d’un corps singulier et la
justesse de son utilisation dans la situation. C'est un mixte d’“ acteur français ” au sens du
comédien de métier et de “ jeune de banlieue ” que font surgir, le plus souvent, ces spectacles
innovants, leurs animateurs tirant profit par exemple de l’argot, des mots arabes, ou des
techniques du corps particulières (mouvements, postures, gestes, chansons, musiques, danses)
que sont capables de produire sur scène certains de leurs jeunes acteurs.
Associée à un effort pour le rapprocher de l'image habituelle de l'acteur professionnel,
cette singularisation esthétique du jeu de l'acteur permet de valoriser, d'un point de vue
éthique, la compétence personnelle de celui qui ne se conforme pas aux traditions du métier et
offre au spectateur le plaisir de goûter esthétiquement un geste particulièrement expressif, et
qui est en même temps la réparation d'une injustice. Elle autorise, en même temps, à critiquer
le manque d'humanité et d'imagination de ceux qui se soucient uniquement de la reproduction
d’un savoir faire artistique et méprisent, au nom de leur banalité, les objets spectaculaires et le
plaisir qu’ils procurent aux « gens ordinaires ». Une des raisons du succès de ces spectacles
« de banlieue » résident paradoxalement dans le fait qu’ils utilisent les objets spectaculaires
que constituent, dans le cadre théâtral, ces « gens ordinaires ».
Dans cette perspective, les écrits d’Elias contribuent à la réhabilitation du rôle culturel
d’objets spectaculaires souvent méprisés par les spécialistes de l’art, fascinés par ces objets
spectaculaires prestigieux que constituent les œuvres d’art authentifiées par le marché des
biens de luxe ou la protection étatique. Elias mobilise beaucoup d’objets ignorés par les
historiens, et utilise l’efficacité spectaculaire qu’ils reçoivent dans le cadre d'une
communication savante pour intéresser le lecteur à son propos, à commencer évidemment par
la fameuse fourchette de la Civilisation des mœurs. Nombre d’entre nous ont pu vérifier à
quel point elle suscitait immédiatement [p. 213] l’intérêt d’un public étudiant étonné et
finalement ravi qu’on puisse faire de l’histoire, et de la sociologie, avec une fourchette.
Comme le rappelle l’analyse par Elias du sens de l’évolution de la peinture de paysage
en France, de Poussin à Watteau, l'objet spectaculaire constitue un moyen d'intéresser à
l'activité artistique tous ceux que cet objet touche affectivement et qui lui prêtent leur corps
pour le faire parler.
Ainsi, c'est l’efficacité esthétique du paysage “ vosgien ” environnant qui constitue,
tous les habitués du Théâtre du Peuple de Bussang (Lorraine), le savent, le charme particulier
des spectacles qui sy donnent. L’ouverture des immenses portes du fond de scène permet, à
Bussang, d’intégrer dans l’action la colline boisée contre laquelle le théâtre a été construit.
Cet objet spectaculaire sert à authentifier la qualité artistique de l’événement aussi bien pour

9
des familiers de la localité, des proches des acteurs amateurs qui se produisent sur la scène,
que pour des étrangers au lieu. Aller à Bussang, c’est éprouver avec son corps cette magie
particulière du lieu qui saisit, pendant la représentation, les visiteurs et transforme certains
d’entre eux en promoteurs enthousiastes de ce théâtre. Cette magie affecte également, quoi
qu’il en dise, le sociologue qui l’observe et elle oriente son interprétation du sens de
l’événement. Car, comme tous ceux qu’il étudie, il tient compte de ce qui parle à son corps et
de ce qui le fait parler. Voilà pourquoi il ne peut faire abstraction, comme il le prétend parfois,
de son engagement personnel dans la situation.

BIBLIOGRAPHIE
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ALTHUSSER, L., 1976, Positions, Paris, Editions sociales
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BOLTANSKI, L. ET THEVENOT, L., 1991, Les économies de la grandeur, Paris,
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DUBRETON, J.L., 1936, Rachel, Paris, Taillandier
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