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MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE, DE L’ALIMENTATION, DE LA PÊCHE, DE LA RURALITÉ

ET DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE
Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche

MINISTÈRE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION


Service de la coordination des politiques culturelles et de l’innovation
AVRIL 2011

(24) Culture,
AlimentAtion
et insertion
soCiAle
en outre-mer
(24)
Culture,
Alimentation
et Insertion
sociale
en Outre-mer
Sommaire
p.03 Éditorial
Marion Zalay

Culture et dynamiques sociales


p.05 Le voyage de Sib
Michèle FIELOUX, Jacques LOMBARD
p.10 Mon engagement pour une ouverture interculturelle
Geneviève CECCALDI

Panorama et enjeux des formes


artistiques en Outre-mer
p.17 En quête de.. Enquête sur l’art. Du lieu Martinique,
une réflexion sur la poïétique
Valérie JOHN
p.21 Enjeux artistiques et formes contemporaines en Outre-mer
Fabienne POURTEIN
p.26 Kréyol Factory
Claude DAVID-BASUALDO
p.30 Musiques Métisses, un festival autre
Damien GREGOIRE
p.34 Libérer la parole. La résidence d’artistes :
outil pédagogique et lien avec le territoire
Isabelle BOURSIER
p.37 Agir sur l’environnement culturel local,
l’exemple du lycée agricole de Pouembout
Lêdji BELLOW-LAVIGNE

Insertion sociale et scolaire


p.43 L’appropriation des situations : une condition d’insertion
Patrick MAYEN
p.50 Apprendre dans un contexte de bilinguisme :
récit d’expérience
Marie BEAUPRE
p.52 Histoires de vie au quotidien :
Accompagner les situations d’illettrisme
Amélie PENNINCKX-NIQUE

Agriculture et alimentation
p.57 Quels enjeux pour l’Outre-mer après les États Généraux
de 2009 ?
Jean-Pierre BASTIE
p.60 La politique agricole en Outre-mer :
éclairage historique et agro-économique
Paul LUU
p.65 L’alimentation dans les DOM-TOM :
l’importance des dimensions culturelles
Laurence TIBERE
p.69 Pommes ou bananes ?
Pistes de réflexion autour de l’alimentation des jeunes
Marie-Hélène NEGRE
////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////
3

éditorial

/////////////////////////////////////////////////////// La revue Champs Culturels traite depuis une quinzaine d’années de


thématiques relatives aux champs éducatif, culturel et social à tra-
vers les projets portés par l’enseignement agricole et ses partenaires.
Les collectivités et départements d’Outre-Mer apparaissent peu dans
Directrice de la publication : ces débats.
Marion ZALAY L’enseignement agricole est pourtant bien présent et actif dans
Directrice générale de l’enseignement et de la
les cinq départements d’Outre-Mer que sont la Guadeloupe, la Mar-
recherche.
tinique, la Réunion, la Guyane et depuis peu Mayotte, et dans les
Ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation, de
collectivités d’Outre-Mer que sont la Polynésie-Française et Wallis et
la Pêche, de la Ruralité et de l’Aménagement du
Futuna ainsi qu’en Nouvelle-Calédonie.
Territoire.
Les projets existent, les partenariats avec les structures culturel-
Ministère de l’Agriculture, de l’Alimen- les, les associations, l’Education nationale sont dynamiques et ce
tation, de la Pêche, de la Ruralité et de nouveau numéro de Champs Culturels a l’ambition de mieux faire
l’Aménagement du Territoire connaître ces initiatives en publiant les actes du séminaire de forma-
Direction Générale de l’Enseignement
tion intitulé « Action culturelle et insertion en Outre-Mer ». Celui-ci
et de la Recherche (DGER)
s’est tenu en janvier 2010 à la Villette avec le soutien du ministère de
Sous direction des Politiques de Formation la Culture et de la Communication.
et d’Éducation. L’alimentation, l’action culturelle et les enjeux artistiques contem-
Bureau de la vie scolaire, étudiante et de l’insertion
porains de même que l’insertion sociale et scolaire sont au cœur des
Réseau « Animation et Développement Culturel »
contributions que vous découvrirez au long de ces pages.
1ter, avenue de Lowendal 75007 PARIS.
Les récits d’expériences éclairées par des lectures sociologiques,
École Nationale de Formation
scientifiques ou économiques, permettent de mutualiser des infor-
Agronomique (ENFA)
BP 87 – 31326 Castanet Cedex
mations, des savoir-faire et des connaissances peu diffusées en de-
hors des territoires concernés.
Responsable de la rédaction : Claire Latil,
réseau Animation et Développement Culturel. Ce numéro se donne pour tâche d’assurer cette diffusion et pro-
pose, par ses contenus, d’alimenter les débats.
Ministère de la Culture À tous une bonne et passionnante lecture pour bien commencer
et de la Communication cette année 2011, année des Outre-Mer.
Secrétariat Général
Service de la coordination des politiques culturelles
et de l’innovation. Marion Zalay
Département de l’éducation et du développement Directrice Générale de l’Enseignement et de la Recherche
artistique et culturel.
182, rue Saint-Honoré 75033 PARIS Cedex 01

Conception graphique et illustrations :


Fresco François Cadeau/Pauline Redoulès
Toulouse.

Illustrations conçues à partir des œuvres


de Valérie John.

Impression : Midi Pyrénées Impression - Toulouse


Tirage : 4500 exemplaires
N°ISSN : 1253-0352
Culture et
dynamiques
sociales

p.5 Le voyage de Sib
Michèle Fieloux, Jacques Lombard
p.10 Mon engagement pour une ouverture
interculturelle
Geneviève Ceccaldi
Culture et dynamiques sociales 5

Le voyage de Sib
Michèle Fieloux
anthropologue (CNRS-laboratoire d’anthropologie sociale), GDR Image et anthropologie

Jacques LOMBARD
anthropologue et cinéaste, IRD, GDR Image etanthropologie

La contribution qui suit est un commentaire développé autour du film « Le Voyage de
Sib », 2005, réalisé par Michèle Fiéloux et Jacques Lombard, deux anthropologues éga-
lement cinéastes. Leur propos vient questionner le champ de l’inter-culturalité et les
conditions d’un dialogue entre les cultures, à travers le regard posé par un homme,
Sib Tadyalté, sur une autre culture que la sienne et les effets engendrés sur sa propre
culture par cette rencontre.

autel est une bonne façon d’aborder ce chef de maison responsable. L’autel
Le film. sujet, puisque la maturation sociale d’un sera descendu à l’intérieur de la maison
Sib Tadyalté, devin et guérisseur, homme lobi se fait en intrication avec la et garni progressivement d’objets, en
originaire du pays lobi au Burkina Faso construction des autels et avec les ob- fonction des événements, comme une
a été invité à reconstruire son autel jets de ces autels. sorte de projection ou de mise en scène
lignager original à l’aide de copies de de l’histoire de la personne. À sa mort,
Tout homme de cette société décou-
ses différents éléments, à côté d’une une partie de l’autel est transmise à ses
vre à un moment donné de son enfance
soixantaine d’autels du monde entier héritiers masculins.
un objet qui va attirer son regard, gé-
dans le cadre de l’exposition inaugurale néralement un objet en métal ; quand il L’objet le plus important de l’autel,
« Les autels du monde. De l’art pour deviendra jeune homme, on découvrira caché à la vue de tous, est enterré dans
s’agenouiller » organisée à Düsseldorf à l’occasion d’un événement particulier l’autel. Il n’a aucune valeur marchande,
en septembre 2001 par le Musée d’art que cet objet était un signe envoyé par il représente l’emblème de la puissance
contemporain. Le film, « Le Voyage de une certaine puissance du monde invi- (ici, c’est le bracelet).
Sib », est le récit de notre rencontre avec sible, qui sera un jour identifiée comme
Sib qui se développe à travers sa dé- Le film témoigne du fait qu’aucune
un ancêtre du groupe matrilinéaire de la
couverte de l’Europe, des autres autels culture ne peut être enfermée en elle-
personne (un oncle, une grand-mère…),
présents dans l’exposition, des regards même, parce que chaque culture est un
cet ancêtre devenant en quelque sorte
différents posés sur son propre autel outil qui nous permet d’approcher une
son répondant, son protecteur, son dou-
transformé à cette occasion en « objet autre culture. Chacun acquiert, à travers
ble de l’au-delà.
d’art » et qui va prendre place de cette sa culture, une manière d’être au monde
manière dans un marché mondial. qui permet de communiquer avec les
Le premier autel est installé sur la ter-
rasse de la maison, alors que l’intéressé autres, donc de changer soi-même et
« Le Voyage de Sib », Sélectionné au est encore un jeune homme célibataire. de changer les autres. En faisant ce film,
Bilan du Film ethnographique de 2006 ; Celui-ci dépose à cet endroit l’objet qui notre regard a lui-même changé.
au Festival du film ethnographique de le désigne comme un élu de l’ancêtre, et
Belgrade 2 007 et pour Le Mois du docu- On a beaucoup tenu à accompagner
il va y adjoindre deux éléments volon-
mentaire en France, École Normale Supé- Sib et Binaté Kambou, son assistant.
tairement sculptés de façon malhabile
rieure, Lyon. 2007, et au Musée du quai qui correspondent à son
Branly en 2008. Réalisateurs : Michèle statut : un jeune homme
Fiéloux, Jacques Lombard. Producteur :
Le film témoigne du fait qu’aucune culture
encore immature et sans ne peut être enfermée en elle-même, parce
IRD. pouvoir social.
que chaque culture est un outil qui nous
Visionner un extrait du film : Un autre objet, situé permet d’approcher une autre culture.
http://www.audiovisuel.ird.fr/fiches_ sur la terrasse, une clo-
film/voyage_sib.htm chette, est essentielle
pour ouvrir la communication avec On suivait leur regard et l’intérêt qu’ils
l’au-delà et reste muette tant que son portaient à telle ou telle chose. Nous
détenteur est un jeune homme sans n’avons pas été des guides, mais des ac-
Préambule, pouvoir. compagnateurs : on se laissait surpren-
Dans le cadre de nos recherches, dre, tout simplement, par leurs étonne-
Vers l’âge de trente ou trente-cinq
nous nous intéressons à la question de ments, leurs interrogations, par tout ce
ans, son père lui donnera son autono-
la construction du sujet social. Or, un qu’ils trouvaient très différent de chez
mie économique, et il deviendra un
6 Culture et dynamiques sociales

eux. Alors que nous avions nous-mêmes en quelque sorte, puisque vraisem- le consultant va voir un sculpteur et lui
tenté de comprendre, pendant des an- blablement volées quelque part, avec demande de fabriquer une sculpture de
nées, le fonctionnement de sa société, autour un dispositif de mise en specta- telle ou telle facture, sans lui expliquer
nous nous trouvions dans la position cle qui assure leur fabrication comme la raison de ce choix. Il existe à la fois
contraire avec Sib. objet d’art. un langage plastique relativement codé
(par exemple une sculpture avec les bras
C’est pour cela que nous avons laissé Or, ce qui nous a intéressés, c’est de
écartés signifie barrer le passage à tout
de la lenteur dans ce film, pour que le montrer un autel dans son ensemble,
ce qui peut apporter la mort, la maladie,
spectateur accompagne le mouvement, c’est-à-dire une construction extrême-
l’accident etc.) mais il est très difficile
les découvertes. ment élaborée, un formidable outil de
de connaître la raison exacte pour la-
communication à l’intérieur de cette
Nous avons utilisé deux musiques quelle cet objet sera mis dans l’autel à
société. Quand Sib reconstruit son autel,
pour le film. Le jazz est lié au voyage, au tel moment.
on ne peut pas lui demander comment
voyage de Sib, il fait le lien entre ce qu’il
il fait, puisque c’est en construisant Au cours de notre enquête nous
vit quand il est de retour en pays lobi
l’autel qu’il dit quelque chose, et que avons cherché à saisir, dans une certaine
avec les souvenirs qu’il a gardés de son
c’est à nous de comprendre. Par contre, mesure, les circonstances pour lesquel-
voyage.
le fait qu’il le reconstruise était une ma- les chaque objet avait pris place dans
La deuxième musique, c’est le bala- nière pour lui de le penser. Son autel a l’autel. Les questions posées étaient
fon, que l’on entend au moment où il été construit en 30 ans et personne n’a toujours formulées sur un mode indi-
prend ce bateau pour touristes sur le jamais passé 30 ans à étudier les diffé- rect, selon la logique d’expression com-
Rhin, le meilleur souvenir de son voya- rentes étapes de la construction ! Dans mune : quelle puissance (puisqu’il y en
ge : le voyage sur le Rhin le ramenait à la ce travail, le temps était subitement a deux dans l’autel de Sib) a demandé
Volta Noire, le fleuve frontière entre le raccourci… cet objet particulier, pourquoi l’a-t-elle
Ghana et le Burkina Faso, le fleuve que la demandé, etc. ? C’est en conservant ce
population lobi en provenance du Ghana mode d’énonciation qu’on a progressi-
a traversé dans la deuxième moitié du M. Fiéloux - On ne peut pas lui deman- vement compris que l’ensemble de ces
XVIIIe siècle. C’est auprès de cette Volta der comment il fait, ni lui demander objets constituait une somme d’infor-
Noire que se trouvent les sites cultuels « qu’est-ce que c’est que cet objet, à mations sur l’histoire de la personne et
les plus importants, ainsi que les lieux quoi ça sert ? », car on est absolument plus largement sur celle de son groupe
de l’initiation. C’est quelque chose de certain de n’avoir aucune réponse. Com- lignager.
tellement important pour Sib, qu’il n’a me dans la possession, la personne n’est
Et c’est d’ailleurs le motif de notre
voulu représenter en aucune manière ce pas censée vouloir elle-même mettre tel
voyage à Düsseldorf : que va « produi-
lien à la Volta Noire dans son autel de objet dans son autel, mais elle est cen-
re » dans la vie de Sib le fait de mettre
Düsseldorf, alors que, dans son propre sée répondre à la demande d’un ancêtre
en spectacle pour un large public « un
autel, ce lien est représenté par le fait qui intervient d’une certaine manière
autel » qui ne peut être vu que par
qu’il va de temps en temps chercher de dans son existence.
certains, tout en reconstituant l’ordre
l’eau dans la Volta Noire, à la source de
Il peut arriver dans la vie de Sib qu’il chronologique dans lequel ces objets
l’identité lobi et la verse ensuite dans les
fasse un cauchemar ou bien que se cu- avaient été installés dans son propre
poteries de son autel pour les régénérer
mulent un certain nombre d’incidents autel ? Nous nous sommes aperçus qu’il
en quelque sorte.
ou d’accidents qui paraissent bizarres en n’a pas respecté l’ordre chronologique
sorte qu’il consulte un devin (lui-même, pour nombre de raisons. Il y avait un
en tant que devin, peut dans une large danger pour lui à faire une copie trop
Question
mesure assurer une auto-consultation, parfaite de son autel original, il a « in-
Qu’est-ce qui vous a conduit dans l’ac- mais quelquefois il va voir un autre venté » un autel qui soit ressemblant
compagnement de ce voyage, est-ce devin pour confronter ses propres inter- mais pas identique, il a réalisé une sorte
que c’est la place particulière de Sib prétations). À cette occasion il peut ap- de reconstitution en trompe l’œil. Nous
(vous avez dit qu’il était devin et gué- prendre que tel ancêtre demande, pour avons pu comprendre cela, alors qu’il
risseur), ou est-ce, dans le fond, cette répondre à son problème particulier, ne nous a donné aucune explication.
perspective même de la confrontation qu’une sculpture, qu’un objet de telle D’ailleurs, ce qui est surprenant, c’est
des autels, à Düsseldorf avec dès le dé- facture soit fabriqué et mis dans l’autel. que personne n’ait posé la question de
part cette dimension de l’inter-culture ? C’est très important car dans la chambre savoir ce que pouvait bien signifier un
de divination et dans le cadre de cette tel autel. Lorsqu’à la fin du séjour, on a
relation triangulaire (le devin, le consul- demandé à Sib quelles étaient ses im-
J. Lombard - Les statuettes lobi que tant et le tiers invisible matérialisé par pressions sur ce voyage, il a fait remar-
vous voyez dans l’autel sont très prisées tel ou tel artefact), c’est toujours au de- quer que les gens semblaient réagir à
sur le marché des arts premiers. On pou- vin de deviner la raison pour laquelle le son autel, mais il se demandait pourquoi
vait les trouver pour des sommes fara- consultant est venu le voir. on ne lui en avait pas parlé…
mineuses il y a deux ou trois ans du côté Si nous faisons des images, c’est
Le consultant ne vient pas dire « je
de l’école des Beaux-arts à Paris. Ce qui parce que le discours ne peut arriver
viens vous voir parce que j’ai fait un rêve
donne une idée de l’aspect marchand à épuiser le sens des choses, même
qui me trouble », c’est au devin d’ex-
des choses. s’il est un élément déterminant pour
pliciter ses raisons par une procédure
Mais ces statuettes, dans ce contexte de divination. Une fois qu’il a été établi construire le sens, mais - et là l’exemple
commercial, ne sont présentées qu’indi- qu’une sculpture répondant au pro- de la construction d’un autel est très
viduellement, c’est-à-dire désincarnées blème posé doit être mise dans l’autel, important – nous voulions, à travers ces
Culture et dynamiques sociales 7

réalisations plastiques, tenir un autre la clientèle de son oncle Manko avait cet autel et le fait qu’il n’y avait aucune
type de discours, pour mettre en éviden- beaucoup augmenté, et qu’il fallait des explication, cela donnait envie de savoir
ce la manière dont, dans toute culture, aides, des personnes qui puissent l’aider ce qui était ressenti, ce qui passait mal-
un individu est aussi construit à travers pour aller chercher les plantes médicina- gré tout.
sa sensibilité : si on évacue le champ du les, recevoir les patients, etc.
sensible de ce que l’on a à dire des cho-
L’autel mettait en scène ce qui lui J.Lombard - L’hypothèse que l’on peut
ses, on évacue une partie fondamentale
était arrivé de bon après ce voyage, faire, exactement comme on le lit dans
de la réalité des choses. On ne peut pas
c’est-à-dire un renforcement de son la littérature coloniale ou précolo-
parler d’un groupe humain si on ne parle
statut de guérisseur, une niale – c’est-à-dire venant de gens qui
reconnaissance plus éten- possèdent eux-mêmes un sentiment
… dans toute culture, un individu est aussi due de ses compétences. religieux- est l’idée selon laquelle les
construit à travers sa sensibilité : si on éva- L’autel était son image. Africains disposent de liaisons directes,
cue le champ du sensible de ce que l’on a à immédiates, avec les forces obscures ;
dire des choses, on évacue une partie fonda- que c’est à la fois fascinant et dange-
mentale de la réalité des choses. J.Lombard - Il faut ajou- reux, et que la réaction que manifestait
On ne peut pas parler d’un groupe humain si ter à cela quelque chose le public, montrait que cet autel qui
on ne parle pas des affects qui lient les indi- d’important qui est le avait une force (et c’est là-dessus que
vidus entre eux. développement du tou- le commissaire de l’exposition voulait
risme. On a parlé de Sib, amener le public : il ne s’agissait pas
du film, de ce qu’on a tant, comme nous essayons de le faire,
pas des affects qui lient les individus
écrit sur lui – ainsi on a découvert un de donner des explications, que de lais-
entre eux. Et ces affects sont le produit
jour en se promenant dans les jardins ser fonctionner l’imaginaire européen
d’un apprentissage qui est le propre de
du Luxembourg trois grandes photos de dans une sorte d’introduction vers le
la culture : ce qui fait qu’un être humain
Sib- cela veut dire qu’il est maintenant monde de l’au-delà tel que présenté
apprend le chemin de sa propre liberté
« globalisé » dans le marché mondial dans un exemple de ce type. C’est com-
dans le monde dans lequel il vit. Ça ne
du tourisme. Vous pouvez consulter plexe à développer, mais c’est un élé-
passe pas simplement par le langage,
sur Google « autel de Sib » et vous allez ment de réflexion important s’agissant
par le discours, cela passe aussi par des
voir un certain nombre de choses. C’est des traductions entre cultures. Qu’est-ce
expressions matérielles qui permettent
une autre entrée qui est extrêmement qu’on lit dans une culture, par rapport
justement à des éléments sensibles de
intéressante parce que vous savez bien à ce que l’on connaît de proche, de
s’exprimer, et qui permettent aux gens
que les agences de tourisme cherchent différent ?
de communiquer entre eux. Et c’est pour
à vendre de l’authentique, et que l’accès
ça que le cinéma est important puisque
pour les touristes aux autels de ce type
l’image nous permet aussi de restituer
est extrêmement difficile. Donc Sib est Question
ou de tenter de restituer cela.
devenu une interface. D’ailleurs, dans un
Nous avons construit le film avec superbe exemple de l’architecture afri- Quelle approche inter-culturelle faites-
l’idée du pétrissage de soi qui va de caine qui servait d’« éco-musée », on a vous quand vous dites que les sociétés
pair – en miroir – avec le pétrissage d’un proposé à Sib de fabriquer aussi un faux ne peuvent pas rester enfermées et
objet, lequel renvoie en réalité à une autel, un autel bidon, en trompe l’œil, sont vouées à s’ouvrir pour survivre ?
puissance (là un ancêtre, Manko) qui est qui aurait pu être présenté dans une
le répondant, le double de Sib. maison traditionnelle.
J.Lombard - Les termes d’assimilation
Nous étions restés sur place de et de choc culturel pour moi ne veulent
décembre 2001 à février 2002. À no- rien dire, ils ne m’intéressent pas du
Question/réflexion
tre retour quelques années plus tard, tout. Aucun être humain n’est un indi-
en 2006, des centaines d’orpailleurs Le problème posé ici est celui de ces vidu perdu dans la nature, il appartient à
avaient envahi la région lobi, et on a objets qui ne sont pas des œuvres d’art, une communauté. Qui dit communauté
trouvé Sib très occupé : les orpailleurs qui sont transférés dans un espace qui dit une culture. Avoir une culture ce
venaient chercher auprès de lui des talis- est un espace « musée », qui leur donne n’est pas simplement avoir lu Molière,
mans protecteurs (il y avait beaucoup de un nouveau statut, et surtout qui les non, c’est avoir appris dans sa société à
conflits entre orpailleurs). Du coup, Sib décharge de toute sacralisation. être un être humain, parce qu’on com-
était devenu un véritable juge de paix, munique avec les autres, parce qu’on
il était celui qui résolvait les problèmes, sait survivre, parce qu’on sait fabriquer
qui pouvait répondre aux problèmes de M. Fiéloux - Il y a un point très impor- des choses, et parce qu’on sait produire
malchance, de jalousies etc. tant à évoquer : Sib, n’a pas emporté l’avenir.
Comme nous connaissions son autel un seul objet venant de
par cœur, nous nous sommes aperçus son autel original. Pour
autant, son autel muséo- Avoir une culture ce n’est pas simplement
qu’il y avait de nouvelles sculptures dans
graphié a créé une fasci- avoir lu Molière, non, c’est avoir appris dans
son autel. Il avait construit deux person-
nages en terre, qui étaient des neveux nation vis-à-vis du public. sa société à être un être humain, parce
de son ancêtre utérin, Manko. Nous lui On a calculé que chaque qu’on communique avec les autres, parce
avons demandé pour quelle raison son visiteur regardait dans le qu’on sait survivre, parce qu’on sait fabri-
oncle Manko lui avait demandé de faire Musée entre 5 et 7 minu- quer des choses, et parce qu’on sait produire
venir ses neveux. Il nous a expliqué que tes l’autel de Sib. Étant l’avenir.
donné la complexité de
8 Culture et dynamiques sociales

Chaque société est bâtie sur cet en- curiosité nous avions compté le nombre et que nous étions complices parce
semble qui fait que tout être va pouvoir de visiteurs et on s’est rendu compte que nous leur fournissions les poulets.
survivre. Dans certaines communautés qu’il gagnait énormément d’argent, Tout cela paraît totalement anecdo-
animales on peut lire certains modèles alors que c’était une société à tendance tique, sauf que la situation a pris un
de vie sociale, mais on ne peut pas lire égalitaire, sans chefferie centralisée, où tour presque dramatique puisque Sib
des modèles de vie culturelle au sens tout est fait pour qu’il y ait un relatif et son compagnon sont entrés dans
d’un imaginaire partagé même si cer- équilibre entre les personnes. une grande colère. Tous les Africains,
tains voudraient bien les voir. environ une vingtaine de présents, sont
Se mettre sur le devant de la scène
immédiatement devenus solidaires et
En sorte que cet héritage-là, c’est c’est prendre un risque pour soi et pour
ont demandé au directeur de l’hôtel de
un outil qui est donné à chacun pour les siens. À la fin de notre séjour, nous
présenter des excuses. Et cela a eu des
communiquer avec l’autre. C’est notre lui avons demandé ce qu’il avait l’inten-
effets évidents sur Sib : lui qui était tout
liberté. Notre outil c’est d’être ce que tion d’acheter, s’il avait un projet : il ne
content d’être en très bonne santé, car
nous sommes et à partir de là de pou- s’agissait plus pour lui d’investir en têtes
cela prouvait qu’il était bien à la bonne
voir échanger ; mais en échangeant on de bétail puisqu’il avait déjà acheté
place par rapport à ses puissances, s’est
se transforme ; et la transformation est plusieurs têtes de bétail qui avaient été
senti mal après cette histoire (mal à la
indispensable à la survie d’une culture. volées (le vol pouvant être pris comme
gorge, fatigue…) ; c’était un véritable
Aucune société du monde, aucune une sanction). Donc il avait renoncé au
choc. Si le directeur de l’hôtel n’avait pas
culture du monde ne peut vivre enfer- bétail mais il voulait faire construire en
présenté ses excuses, la presse aurait
mée sur elle-même. face de sa vieille maison dont il avait
été convoquée et les Africains auraient
hérité de son père, exactement en
Prenez l’exemple du Canada ; je pense arrêté de construire leurs autels.
face, comme une sorte de miroir, une
aux populations Kwakiutl, populations
maison sur le modèle de celle que font
aborigènes de la côte Ouest du Canada
construire les planteurs de café et de
qui ont perdu leur langue. Ce sont des Question
cacao à leur retour de Côte d’Ivoire, une
sociétés qui ont presque disparu parce
maison en parpaings avec couverture en Sib est filmé en train de découvrir une
qu’elles ont perdu leur langue. Mais
tôle etc. Pour Sib c’était important de société occidentale dont il ne connaît
elles ont survécu, et leur histoire est
construire une maison de ce type non pas les codes, on peut se demander
encore profondément présente dans le
pour y habiter mais en tant qu’objet de pour qui, pour quoi montrer Sib dans
Canada actuel, mais d’une manière dif-
prestige. une telle situation ?
férente. Cette population est devenue
canadienne, elle s’est transformée mais Par ailleurs, je voudrais apporter des
elle a constitué un apport très impor- informations à propos de la séquence
M. Fiéloux - Ce film n’est pas une com-
tant à la société canadienne, tout en se du sacrifice. On voit dans le film un
mande, nous sommes pleinement res-
transformant. prêtre vaudou venir photographier Sib
ponsables du film.
au moment où il tentait de dire à ses
Les Kwakiult sont connus de nous,
puissances que l’autel du Musée était C’est important de s’interroger sur
car ce sont les créateurs des superbes
un faux autel ; il se rassure (en les ras- la honte ou l’inconfort que l’on peut
totems avec les aigles. À Vancouver,
surant) et cela passe par un sacrifice. ressentir à voir telle ou telle scène. Nous
un musée leur est consacré. Ces prati-
Cet épisode avait été prévu par Sib, qui avons été confrontés depuis trente ans
ques-là ont totalement disparu en tant
avait demandé, comme condition de sa que l’on travaille sur cette société, sys-
que pratiques sociales, religieuses, éco-
venue, le droit de sacrifier trois volailles tème religieux, rituels funéraires etc., à
nomiques car elles étaient liées à une
de couleurs différentes ; chaque couleur de nombreuses situations de ce type.
ancienne organisation de leur société ;
ayant un sens : rouge, blanche et noire. Il
elles demeurent pourtant à travers des En 1990 nous avions réalisé un film
était impossible de trouver un seul pou-
productions artistiques, ce qui fait que sur les deuxièmes funérailles d’une
let noir dans tout Düsseldorf et nous
malgré tout, même si elle a perdu sa personne qui avait joué un rôle très
avons attendu avec Sib pendant douze
langue, c’est une communauté - et une important dans cette communauté,
à quatorze jours face à l’autel vide, puis-
culture - qui continue à exister et qui a puisqu’elle a été le premier chef de can-
que Sib avait refusé de commencer la
fécondé, à plusieurs niveaux, la culture ton sous l’administration coloniale, alors
construction de l’autel tant que les pou-
américaine. Culture américaine, appe- que la très grande majorité de la popu-
lets du sacrifice n’étaient pas apportés.
lons-la européenne, qui a d’ailleurs un lation a résisté pendant plus de trente
Comme Sib restait imperturbable, les
sentiment complexe à l’égard de ces ans. Et dans les archives qui concernent
organisateurs finirent par satisfaire sa
communautés. l’histoire de toute l’Afrique de l’Ouest,
demande.
la population lobi apparaît comme un
exemple tout à fait remarquable pour
M. Fiéloux - Pour en revenir à Sib, on ses capacités de résistance.
J.Lombard - Puis un débat s’est engagé
peut s’interroger sur son destin.
sur le rapport de l’animal à l’humain, les Donc c’était un personnage un peu
En effet, lorsque nous sommes re- mauvais traitements infligés aux ani- particulier qui a eu des funérailles spec-
tournés le voir en février 2009 pour maux etc. taculaires, que nous avons pu filmer ; il
compléter l’enquête avec lui, il était en avait plus de vingt femmes et plus de
Et le bruit a couru dans toute la ville
permanence dérangé par des touristes cent enfants.
qu’il y avait des sacrifices d’animaux
qui se succédaient chez lui pour voir
dans le musée et qu’il y avait des sacri- À cette époque, cela nous paraissait
et photographier les autels intérieurs
fices dans l’hôtel où nous étions logés, important de montrer ce film dans le
et extérieurs. Sib recevait pour chaque
que les murs étaient couverts de sang, lieu même où nous avions filmé.
visite tant de francs CFA par visiteur. Par
Culture et dynamiques sociales 9

Nous avons organisé une fête à base Le public lobi quant à lui, n’est pas
de bière de mil, un grand tissu blanc a écarté, nous sommes en relation avec
été mis sur le mur et puis, juste avant de les personnes qui travaillent dans le
montrer le film, des jeunes lobi de vingt, musée lobi, nous avons fait faire des
vingt-cinq ans qui vivaient à la ville et ne reproductions de toutes les photos an-
connaissaient pas grand-chose de leur ciennes retrouvées, nous avons fait faire
société, voire qui refusaient beaucoup une collecte systématique de tous les
de choses de cette société, nous ont dit travaux de recherche menés depuis 30 à
« j’espère que vous n’allez pas montrer 40 ans afin d’enrichir le musée.
des femmes portant des feuilles ». Nous
Des visites de lycéens sont organisées
avons répondu que bien évidemment
et ceux-ci sont ravis de découvrir des
ce serait le cas, puisqu’on les voit ainsi
éléments de leur histoire, de poser des
pendant le rituel.
questions à leurs parents etc.
Le ton est monté, « quelle image vous
Nous avions organisé un colloque
voulez transmettre de notre société au
à Ouagadougou où nous avions réuni
monde, c’est scandaleux… »
pratiquement tous les films qui avaient
Suite à cet échange, il a été décidé été faits sur ce pays depuis les années
qu’après la projection, un débat aurait trente, pour que les gens puissent dé-
lieu dans une radio locale sur cette couvrir quelle image on donnait d’eux à
question : ce que l’on peut montrer ou telle période.
ne pas montrer.
Quant à notre positionnement,
À cette occasion les veuves ont été même si on ne nous entend pas dans
invitées à participer au débat. Celles- le film, notre présence est dans la
là même que l’on voyait portant des construction du film et dans le travail
feuilles, parures lobi par excellence, que nous avons mené pour fabriquer le
puisque les femmes lobi ne s’habillent film. Un véritable travail d’anthropologie
avec des pagnes que depuis les années sans s’encombrer de commentaires, le
soixante-dix. Auparavant elles portaient film parle à sa façon par l’image.
un bouquet de feuilles attaché à une
ceinture en paille tressée. Les femmes
sont venues à la radio pour remercier les Pour visionner un extrait du film :
réalisateurs du film ; elles n’étaient pas http://www.audiovisuel.ird.fr/fiches_
du tout honteuses de s’être montrées film/voyage_sib.htm
comme cela puisque nous ne remettions
////////////////////////////////////////
pas en question les coutumes, les ma-
nières d’être… et que pour les lobi « les Propos tenus dans le cadre du Séminaire
morts » ne peuvent aller dans le pays « Action Culturelle et insertion en
des morts vêtus avec des costumes mo- Outre-Mer » retranscrits
dernes. Le mort doit porter les mêmes par Adrien Toreau.
parures que ses ancêtres. Finalement
le débat s’est poursuivi entre les jeunes
lobi et les femmes de la famille.
La question de la dignité d’un homme
ne tient pas au fait de le montrer se
servant d’une brosse à dents pour la
première fois, - c’était le cas de Sib. Par
contre il était intéressant de montrer
qu’il s’était adapté à la vie très conforta-
ble qu’il y avait dans cet hôtel. La dignité
était simplement de montrer que les
pratiques religieuses lobi étaient tout
autant recevables que n’importe quelle
autre pratique religieuse et qu’il faut
savoir comprendre et recevoir ces pra-
tiques à égalité de ce que sont d’autres
pratiques religieuses sous d’autres hori-
zons. Notre rôle en tant qu’observateurs
est de transmettre non pas de manière
brute, mais de rendre sensible à un pu-
blic européen en quoi une culture dif-
férente est aussi très proche de ce que
nous sommes.
10 Culture et dynamiques sociales

Mon engagement pour


une ouverture interculturelle
Geneviève Ceccaldi
enseignante en éducation socioculturelle, LEGTA de St Paul, La Réunion

Comment la question interculturelle peut être traitée avec les jeunes à partir de leur
propre territoire et avec des territoires plus éloignés ? Quelles entrées thématiques,
quels supports d’expression peuvent être mobilisés pour développer un travail sur le
dialogue des cultures ? Le récit d’expériences proposé ci-après évoque quelques élé-
ments de réponse à travers des exemples de projets et de réalisations.

Ma contribution n’a d’autre légiti- voie de développement afin de consti-


mité que celle d’encourager mes jeunes Un constat tuer un fonds documentaire mis dans
collègues à s’engager sans réserve dans
leurs propres projets, et à enrichir par
désolant un premier temps à disposition d’écoles,
associations et bibliothèques du dé-
leur créativité une démarche à réactua- partement, avant d’être affecté à une
liser sans cesse, et d’autant plus dans le bibliothèque en Afrique rurale. Cette
L’un des premiers projets d’action
contexte tant national qu’international dernière motivation a été le moteur de
éducative est né d’un constat désolant,
que nous connaissons, favorable au repli leur implication : ces réfractaires au livre
suite à l’exploration des rayons jeunesse
frileux et au rejet de l’autre. et spectateurs passifs d’informations té-
de bibliothèques du département :
lévisuelles réductrices se sont transfor-
Mon engagement par rapport à la contrairement aux multiples ouvrages
més en acteurs de débats animés sur les
question de l’inter-culturalité remonte sur les animaux disponibles, si peu de
critères de sélection, fiers d’apposer sur
au moment où dans l’enseignement références récentes sur la vie de jeunes
leur planisphère les vignettes fléchées
agricole se mettait en place le réseau à travers le monde !
qui situaient les régions du monde
d’éducation au développement. Nous
Mes élèves de seconde, invités à évoquées dans leurs lectures… La nais-
étions invités à participer aux cam-
réaliser de mémoire une carte d’Afrique sance d’une conscience de « citoyens du
pagnes de sensibilisation à l’occasion
schématique et à y situer des références monde » allait de pair avec le plaisir de
des différentes journées mondiales, et
personnelles, ne proposaient, sur la pa- manipuler des livres avec une intention
par ailleurs souvent sollicités pour des
tate informe qui représentait ce conti- solidaire. Le déclic interculturel fut par-
collectes d’outils agricoles, fournitures
nent, que la masse jaune du Sahara bar- fois inattendu : pour un élève, un livret
scolaires, pour organiser des « repas bol
rée du mot DESERT, parfois griffée d’un sur la pomme de terre et ses origines
de riz » au profit de d’actions solidaires…
trait – l’itinéraire du Paris Dakar – ; plus ébranla sa certitude bien établie de
Ces incitations ponctuelles et un peu
bas, parfois, une silhouette d’éléphant « manger français » ! La confrontation
naïves à la prise en compte de l’autre ne
ou une tête de lion… La référence aux fut pour un autre « Veau, vache, zébu » :
me semblaient pas très convaincantes
humains n’existait qu’à travers les mots sa fibre d’éleveur ne pouvait rester
tant au niveau coût logistique que co-
GUERRE, FAMINE, « POVRETE », SIDA, insensible… Ce petit album, plus tard,
hérence pédagogique, et déclenchaient
qui étaient jetés en vrac sur la feuille ou déclencherait la même expectative de
par ailleurs l’hostilité sourde d’élèves,
estampillaient la carte de façon dissua- la part d’enfants et d’adultes pasteurs
l’ironie de collègues…
sive. Un premier projet « Lire l’Afrique » sahéliens, aussi perturbés dans leurs
Face à l’indifférence, aux représen- a permis de mobiliser ces jeunes a priori références esthétiques et culturelles par
tations réductrices ou à la méfiance réfractaires tant au thème qu’à la lectu- la vision d’un Charolais « si gonflé, il est
envers l’autre, comment construire une re, à travers une démarche responsable : malade ! Où est sa bosse ? ! », que l’avait
curiosité et une empathie durables et après l’analyse critique d’ouvrages em- été mon élève par celle d’un zébu !
contribuer, avec nos élèves, à faire évo- pruntés, il s’agissait de sélectionner des
luer le regard d’une communauté plus albums et romans récents parlant de
large ? la vie quotidienne d’enfants de pays en
Culture et dynamiques sociales 11

Un changement « Un voyage « Passeurs


de regard ! pas comme les de parole »
autres »3
L’impact de cette première action Encouragée par ces expériences po-
m’a entraînée, sur sollicitation de jeunes sitives, et face au rejet latent, parfois
motivés, dans une démarche de longue Je m’efforçais par ailleurs de concer- exprimé ouvertement, tant du bûche-
haleine : chaque année, pendant 15 ans, ner un public étudiant plus large que ron turc, que du fermier hollandais ou
des élèves, étudiants et collègues ont mes quelques volontaires, face aux normand, j’ai voulu tenter de créer les
pu s’initier aux réalités quotidiennes premières vagues significatives de votes conditions d’une rencontre, au plus près
vécues par les populations sahélien- pour le Front National dans le dépar- de chez eux, entre mes jeunes et ces
nes qui nous accueillaient, et à la riche tement où j’enseignais, alors que les « étranges étrangers ». La mission était
complexité d’une démarche d’aide au étrangers, en particulier les Maghrébins de collecter auprès d’eux une parole
développement. Cette expérience a été et les Africains, cibles privilégiées des sensible, souvenirs forts liés au pays na-
déterminante pour quelques-uns. propos racistes que j’entendais, étaient tal et au pays d’exil, de transit ou d’ac-
rares dans cette région très rurale. Dans cueil qu’était pour eux la France puis de
Dans le cadre des journées d’éduca- ce contexte, j’ai opté pour un travail la restituer à la première personne. Pour
tion au développement, j’intervenais dans le champ du sensible. prévenir toute objection comme « Il n’y
avec ces jeunes auprès de publics de
L’exposition « Un voyage par comme a pas d’étrangers sur ma commune ! »,
primaire et secondaire. L’animation était
les autres », initiée par La Villette, sorte j’avais, avec l’aide d’associations locales
interactive, et, après collecte des repré-
d’installation en interaction avec le pu- d’entraide, d’accueil des migrants, éla-
sentations de l’auditoire sur l’Afrique et
blic, nous proposait de vivre le parcours boré une liste de personnes susceptibles
le Sahel, mettait en scène, sous forme
de combattant d’un demandeur d’asile d’être interviewées. Ce travail s’inscri-
de jeu de rôle, les nombreuses diapositi-
en adoptant dès l’entrée l’identité d’une vait à part entière dans ma progression
ves réalisées au fil de nos séjours. Nous
personne de notre choix parmi six situa- en « Techniques » de Communication,
leur proposions de fermer les yeux, puis
tions réellement vécues, et en suivant et associait des intervenants en théâtre
de les ouvrir pour naître dans un petit
son itinéraire (rétention, expulsion, qui ont animé des séances d’expression
coin d’Afrique, y grandir et découvrir
champ de mines, attentes et procédures préparatoires dans le cadre d’un projet
leur environnement, les tâches des uns
interminables…). global autour du corps. À mon heureuse
et des autres, le mode d’éducation là-
surprise, au jour dit, chaque étudiant
bas. Cela fonctionnait au-delà de tout Trois classes de BTS de différentes avait réalisé dans sa commune ses deux
espoir, ils entraient vraiment dans le jeu filières se sont prêtées avec plus ou interviews, et restitua sans réticences,
de rôle et en sortaient à regret, riches moins de réticences à cette expérience et souvent avec émotion, le contexte,
d’une approche sensible, concrète, ni humaine. Si quelques jeunes ont affiché les paroles collectées, les réactions
misérabiliste, ni rousseauiste. Un jour beaucoup de résistance distanciée à observées.
des collégiens m’ont interpellée : « C’est entrer dans une dimension sensible qui
trop bien, mais quand vous partez il ne les dérangeait, pour la majorité des étu- Une deuxième phase, plus aventu-
reste plus rien, il faudrait faire un livre diants, dont quelques-uns se disaient reuse encore, s’engageait : il s’agissait
avec toutes ces photos, et ce que vous jusque-là ouvertement racistes, l’expé- pour chacun d’incarner dans une courte
nous avez raconté ! ». Mais à cette épo- rience a créé un grand bouleversement séquence théâtrale le témoignage qui
que, si les familles sahéliennes nous de leurs représentations initiales. l’avait le plus touché lors de la mise
autorisaient à utiliser leur image lors en commun. Cette proposition, que je
des conférences, elles ne souhaitaient Ces mises en situation sous forme de pressentais périlleuse, a cependant été
pas qu’elles circulent librement. Suite jeu de rôle, ce travail sur la capacité à saisie au-delà de mes espérances par
à ces réflexions, j’ai écrit un petit ro- se mettre en empathie, sont des outils la grande majorité des étudiants, qui
man, conçu comme outil d’éducation à pédagogiques d’une efficacité durable. se sont réellement mis au service de
l’inter-culturalité. Lors de sa réédition1, J’ai rencontré depuis d’anciens étudiants ces paroles, nous offrant leur propre
il a été illustré par Aliette Guionnet2, pour lesquels cette expérience était sensibilité avec une force d’autant plus
collègue acquise à la cause depuis la vraiment LE souvenir de leur forma- convaincante qu’elle était sobre, non
première heure et artiste. tion. Or cette démarche me semblait mimétique du témoignage initial. Peu
d’autant plus importante qu’existait, d’entre eux ont choisi les témoignages
non loin du lycée, un centre de transit collectés par eux-mêmes, beaucoup
pour demandeurs d’asile, dont certains, n’ont pas tenu compte du sexe de la per-
après une attente indéfinie, pourraient sonne interviewée… ces paroles d’exil,
peut-être enfin reconstruire un jour leur de désillusion, de détermination ou
vie dans ce département. d’espoir se chargeaient d’une humanité
universelle…
Ce moment reste ancré dans ma
mémoire comme l’un des plus intenses
1 Une adolescence au Sahel Ed Harmattan de ma carrière ! Au-delà de ma propre
Jeunesse
exaltation de pédagogue exaucée, les
2 Professeur d’Éducation Culturelle, elle a permis
pendant plus de 15 ans à des jeunes du LEGTA bilans des étudiants ont confirmé que
d’Angoulême de s’initier à l’interculturel et aux 3 http://www.fluctuat.net/glossaires/expos/ cette aventure humaine ne les avait pas
problématiques de développement en France villette/voyage.htm
laissés indemnes : assurance née de la
et au sud du Burkina
12 Culture et dynamiques sociales

confiance qu’ils avaient su installer, fier- occidentales, ou envoyés dans le cadre


té de la mission de « passeur » accom- d’actions humanitaires : cela relevait « Ancrés à
plie, ébranlement des convictions, curio-
sité amorcée pour tous ces « autres » à
souvent davantage du vide-grenier, que
d’une réelle analyse du contexte et des
Mafate, ouvert
découvrir… attentes et besoins des populations. De
ce constat démoralisant est né :
sur le monde,
regards
La Réunion ? d’enfants »
Livres sur l’Autre,
Mon choix de solliciter un poste à
livres pour
la Réunion s’inscrivait dans un pro- l’Autre :
jet précis : après avoir porté presque
seule pendant des années cette mission
d’Éducation à l’interculturel et au déve- Inscrit dans trois des missions de
loppement, au point de devenir, l’unique l’enseignement agricole : Formation ini-
destinataire-alibi ? de toute circulaire ou tiale, Animation Rurale et Coopération
appel à projet, m’inscrire enfin dans une internationale, il voulait développer chez
démarche pluridisciplinaire intégrée à les élèves une curiosité active envers
part entière dans la formation. Au LEGTA des acteurs culturels agissant tant au
de ST Paul, une équipe dynamique enca- niveau de la promotion du livre que de
drait en effet en BTS des séjours dans le la solidarité internationale, les impliquer
cadre du module D45. en retour dans une réflexion puis une
animation, puis dans une réalisation
J’ai pu dans ce nouveau contexte Le premier album jeunesse que nous
aboutie à l’issue d’un partenariat inter-
reconduire en Afrique du Sud puis à avons réalisé s’est inscrit dans notre
culturel avec des jeunes d’un pays de la
Madagascar les mises en situation mission d’animation du territoire. Il est
Zone Océan Indien. Contribuer enfin à
d’immersion, au plus près des villageois le résultat d’une collecte de travaux
favoriser une synergie de réflexion et de
concernés par notre approche, avec les d’écriture et réalisations plastiques
partenariat en matière de coopération
réajustements liés aux réalités socio- engrangés par deux enseignantes pas-
régionale, par la promotion d’une soli-
culturelles de chacun de ces pays et à la sionnées dans deux écoles situées dans
darité attentive et « durable » au-delà
prise en compte impérative du fait que Mafate, seul cirque de l’île accessible
d’élans caritatifs ponctuels et d’initiati-
les étudiants n’étaient plus sur le terrain seulement à pied… ou en hélicoptère.
ves souvent inadaptées.
sur la base du volontariat. Avec les jeunes du Club solidarité, nous
Initialement proposé sous la forme avons valorisé ces paroles d’enfants sur
d’un atelier de pratique, ce qui nous leur environnement particulier, et, plus
aurait permis d’impliquer les élèves largement, sur leur île et sur le monde.
20 ans après… le de façon plus aboutie tout au long du Il s’agissait, là aussi, d’enrichir les repré-
projet, faute d’être validé, ce projet s’est sentations parfois réductrices expri-
même constat ! réalisé dans le cadre d’un club Solida- mées par des réunionnais du littoral sur
rité, Éducation au Développement. À les habitants de ce cirque enclavé, et de
l’occasion de la semaine de la Solidarité contribuer à favoriser un autre regard
Lors de mes recherches bibliographi- internationale, des jeunes volontaires sur les jeunes mafatais à leur arrivée en
ques pour préparer ces voyages d’étude, ont proposé dans la presse locale leur collège. D’où le titre ce premier album,
j’ai été amenée à explorer les rayons des sélection « coup de cœur » de romans qui fut une très belle aventure humaine.
bibliothèques et médiathèques locales, pour adolescents. D’autres ont réalisé
et à faire le même constat que celui fait des animations auprès de scolaires dans
vingt ans auparavant en métropole, en une médiathèque, fidèle partenaire.
particulier en ce qui concerne le rayon
À l’issue de notre sélection d’ouvra-
« Zeina, une
jeunesse, alors qu’une offre éditoriale
bien plus riche existait à présent sur ges, et de la création d’un fonds do- adolescence au
ces sujets ! Comment construire une cumentaire sur le thème : « Ouverture
solidarité de citoyen de l’Océan Indien, à l’Autre, aux différentes cultures et Sahel »
et au-delà, de citoyen du monde, sans réalités à travers le monde », nous avons
références documentaires (albums do- présenté nos acquisitions et les avons
cumentaires, romans, CD, films) ? Nous mises à disposition des bibliothèques, Notre deuxième album est né d’un
étions par ailleurs nous-mêmes sollicités associations et écoles intéressées par dialogue improbable, noué malgré la
lors de nos séjours par différents par- la démarche. À notre grande déception, distance géographique et culturelle, en-
tenaires potentiels à Madagascar pour notre initiative déclencha très peu d’in- tre de jeunes réunionnais et des adoles-
un apport en matériel pédagogique. térêt, mais les 2 écoles primaires les plus cents africains du Burkina Faso, citadins
Or sur le terrain, j’avais pu constater le réactives devinrent les partenaires d’une de la capitale Ouagadougou, ou fils de
caractère décalé et inadapté de nombre nouvelle aventure autour de la création nomades sahéliens.
de dotations, ouvrages issus du « dés- d’un album jeunesse.
Il y eut d’abord, pour les collégiens et
herbage » de rayons de bibliothèques
lycéens réunionnais, l’accroche créée par
Culture et dynamiques sociales 13

la lecture du roman « Une adolescence


au Sahel » et une première rencontre
au Salon du Livre Jeunesse de l’Océan
Indien ; puis l’envie d’approfondir en-
semble la découverte de cet ailleurs si
lointain… si proche. Grâce à l’implication
de Tataina Boleis et Alexandra Cuiconi4,
une adaptation théâtrale « Zeina, une
adolescence au Sahel » a été montée à
la Réunion, jouée par des collégiens, puis
reprise par mes lycéens. Cette démarche
a été proposée parallèlement aux jeunes
burkinabés ; les costumes et éléments
de décor ont été acheminés jusqu’à eux
et la pièce a été jouée une première fois
à Ouagadougou, la capitale, À l’issue
de cette action, les jeunes citadins bur-
kinabé ont manifesté le souhait d’aller
découvrir cette région sahélienne. L’une
de mes élèves, particulièrement impli-
quée, a monté un dossier Défi-Jeune, et
obtenu une subvention de Jeunesse et
Sports pour aller jouer la pièce avec les
jeunes de la capitale, dans le village qui
avait inspiré le roman. Ce court séjour
a été un événement marquant pour et adolescents alphabétisés en français
tous ! La communauté villageoise a été a pu écrire elle-même la vie quotidienne, Parcours de vie…
sensible au déplacement d’une déléga-
tion de jeunes de Ouagadougou et de
la culture et l’évolution de sa société,
apporter sa propre vision, au-delà des
projets de vie…
la Réunion et à son choix d’interpréter
une pièce évoquant leurs réalités de vie
images et du filtre d’un regard étran-
ger. Au total, plus de cinquante jeunes
Réunion, terre
quotidiennes. La caution morale a été réunionnais et à peu près autant de col- d’accueil ?
apportée par le chef traditionnel, qui a légiens de la capitale burkinabé et d’en-
lu avec une attention soutenue l’inté- fants du Sahel ont participé au projet
gralité de l’album, en a validé le contenu d’écriture. Les jeunes du club Solidarité Ce projet s’inscrit en cohérence et
et la forme. ont contribué par des textes personnels. continuité des précédents ; cette fois,
Puis ils ont classé la masse de docu- par une ouverture à l’Autre favorisée
ments iconographiques et de textes par un regard porté au plus près de
récoltés et participé à l’élaboration du chez nous. Il s’agissait de rendre plus
D’une rive à fil conducteur de l’album. Ils ont réalisé concrète, vivante, ouverte et évolutive la
des propositions de mises en page pour notion de Réunion « arc en ciel, creuset
l’Autre, regards les chapitres qui les inspiraient. L’info- culturel… ». En effet, si la notion his-
graphie de la maquette a pu aboutir
croisés sur le grâce à l’investissement bénévole consi-
torique de contribution de différentes
communautés à la construction de la
Sahel dérable et la patience de Françoise An-
dré, alors secrétaire au LEGTA. Une ex-
Réunion semble acquise, l’importance
et la diversité des afflux de population
position en panneaux souples plastifiés contemporains donnent lieu de la part
L’aventure ne s’est en effet pas arrê- de grand format explique les choix et de certains à une attitude allant du
tée à cet échange théâtral ! Nous avions les étapes concrètes de la réalisation5. regard réducteur au repli défensif voire
décidé de créer un album collectif pour Le matériau initial (textes manuscrits, au rejet.
qu’il fasse trace et mémoire de nos dessins, cartes, photos), plastifié, a été
sauvegardé. Cette initiative s’efforçait de mettre
rencontres, du partage de nos cultures. en évidence la part de deuil, de courage
Notre choix s’est porté sur une présen- Au final, ce qui m’a semblé remar- et de dynamisme qu’implique toute
tation sous forme de regards croisés quable dans cette démarche, c’est le migration, d’enrichir le regard porté, sur
entre jeunes réunionnais et sahéliens. travail de maturation de l’empathie, les « étrangers » à l’île, de le faire évo-
Certains des textes les plus sensibles plus efficace que tout discours. À travers luer vers une démarche de connaissance
proviennent de jeunes originaires un jeune touché à la capitale du Burkina et d’enrichissement mutuel. L’objectif
d’autres îles et se sentant parfois eux- comme à la Réunion, c’est environ une poursuivi était bien de passer d’une
mêmes « déracinés » à la Réunion. Au quarantaine de personnes pour lesquel- tolérance indifférente à une implication
Sahel, la première génération d’enfants les le Sahel ou l’Afrique, sont sortis de citoyenne dans des initiatives favorisant
façon durable d’une vision réductrice. l’accueil et l’intégration…
En tout début d’année scolaire, dans
4 Enseignantes en charge d’une classe « Ambi- le cadre du module « Techniques de
tion réussite » d’élèves en grande difficulté 5 Disponible sur demande dans le cadre d’un
avec la langue française projet pédagogique, nous contacte communication », les étudiants en 1re
14 Culture et dynamiques sociales

année de BTS ont été invités à solliciter linguistiques au service de la parole de traductions en corse, en créole marti-
et réaliser des entretiens auprès de per- l’Autre, tout en les initiant au monde de niquais, en tahitien et en breton, reste
sonnes de leur environnement proche la création, de la production et de l’édi- à trouver des volontaires pour les en-
identifiées comme « non réunionnai- tion. Un premier CD « Océan Indien » registrer. Une enseignante au LEGTA
ses ». Outre la collecte de souvenirs comportant six versions du conte (fran- d’Oponuhu en Polynésie est prête à pro-
forts, heureux ou difficiles, liés au pays, çais, créoles réunionnais, rodriguais et poser ce travail à ses élèves en atelier de
à la région d’origine, aux évènements seychellois, mahorais et malgache) est langue tahitienne. Le texte de ce conte
déclencheurs de leur migration vers cet- paru en décembre 2010 6. « Le pays d’en bas la mer » se prête
te Réunion de rêve, de transit ou d’exil, particulièrement à une réappropriation
Je conclurai ce long témoignage au
il leur était demandé de faire évoquer par des jeunes évoluant à proximité
goût de passation, par une invitation à
les objets, sons, odeurs, saveurs « repè- de l’environnement marin : bienvenue
nous rejoindre pour donner à cette ini-
res », associés à ces différentes étapes donc aux Antillais, Calédoniens, Poly-
tiative une nouvelle dimension :
de vie, afin d’alimenter notre inspiration nésiens, Saint-Pierrais et Miquelonnais,
en matière de scénographie. Cette ex- 2011, année des Outre mer : l’oppor- Wallisiens et Futuniens… mais aussi aux
périence humaine valorisante, vécue tunité d’une synergie plus large autour Basques, Bretons, Corses, Occitans… et
en tout début de cycle scolaire, s’est de ce projet solidaire : en fonction de aux musiciens qui enrichiront les tra-
avérée déterminante dans leurs prises la réactivité des partenaires potentiels, ductions par un environnement musical
d’initiative ultérieures. Quant à l’objectif sortie d’un CD spécial « Outre-mer » ou original !
d’intégration plus rapide des étudiants d’une compilation de toutes les contri-
butions « Langues régionales » disponi- Bienvenue aussi aux versions en
venus d’ailleurs, il a été rempli.
bles 7. anglais, allemand, italien, espagnol,
Pour les jeunes du club Théâtre Soli- portugais… La traduction et l’enregis-
daire, il y a eu la magie de voir un texte Il s’agirait pour les collègues de mo- trement du conte dans d’autres langues
prendre forme, puis vie, à partir des biliser les acteurs de la promotion des européennes seront un atout pour
pépites glanées ici ou là dans les textes langues et cultures régionales et les convaincre des éditeurs des pays concer-
et de leurs propres paroles spontanées. enseignants de langue pour réaliser une nés de s’impliquer dans des coéditions
Puis, avec l’aide de Lolita Monga, met- traduction et ou une adaptation audio ou des adaptations en noir et en braille
teur en scène et directrice du Centre musicale du petit conte « Le pays d’en du conte.
Dramatique de l’Océan Indien, une bas la mer » écrit par, Colette Gillieaux,
scénographie épurée a été élaborée auteur des Seychelles et thérapeute.
traduisant ces ressentis sous une forme Celle-ci a travaillé plus de 20 ans au Pour plus d’informations :
à la fois sensible et distanciée, sans sur- service d’enfants défavorisés ou handi- genevieve.ceccaldi@educagri.fr
charge affective. capés et conçu de petits textes de sensi-
bilisation sur le droit à la différence et à ////////////////////////////////////////
l’intégration, malheureusement épuisés
depuis longtemps.
À vos sens !… Il s’agirait également d’offrir au pu-
blic jeune, auditeur du CD l’occasion de
À vos langues ! goûter à la riche diversité de la franco-
phonie et des différentes langues ré- Bibliographie
gionales pratiquées par les populations
La notion de théâtre Solidaire étant • « Ancrés à Mafate ouverts sur le
d’outre mer… ou culturellement liées à
pour les jeunes du club solidarité un monde, regards d’enfants »,
la mer.
Éditions Orphie
facteur de motivation supplémentaire,
elle a inspiré à la rentrée 2009-2010 la Le CD regroupant toutes les versions • « D’une rive à l’autre… Regards
proposition d’adaptation d’un conte sur audio du conte sera édité parallèlement croisés sur le Sahel… »
le thème du handicap sous une forme à la publication d’albums bilingues Éditions Orphie
audio, tactile et visuelle adaptée à un français-langues régionales (en fonction • « Le Pays d’en bas la mer » :
public déficient visuel. Le succès de des partenariats établis), et d’un album -- version CD : Club Solidarité
cette initiative, nous a incités à élargir tactile dont le texte en français (en gros LEGTA St Paul
le projet initial par une dimension « lan- caractères et en braille) et les illustra- -- album jeunesse bilingue créole
gues et cultures régionales ». Il s’agit par tions seront accessibles à un public défi- réunionnais-français sortie fin
là d’offrir à tout enfant à la fois le plaisir cient visuel et non voyant. mai Orphie
de goûter à ce conte dans sa langue Hélène Labrousse, nouvellement en -- version française illustrations
maternelle, et l’opportunité de partir à poste au LEGTPA de Macouria en Guya- tactiles et braille : sortie début
la découverte de la riche diversité des ne, a adhéré avec enthousiasme à ce 2012 Ed Les Doigts Qui Rêvent
accents, des langues, des rythmes et projet (cf. ENCADRÉ).
instruments mobilisés au service de ce
message d’ouverture à l’autre dans sa Des bénévoles ont produit des
différence.
En impliquant nos jeunes dans la 6 Disponible sur demande.
création d’un CD et d’albums bilingues 7 Me contacter pour toute info complémentaire
pour la Jeunesse sur ce thème, nous les concernant les modalités et le calendrier de
incitons à mettre leurs compétences réalisation .
Culture et dynamiques sociales 15


Lettre de Guyane
d’Hélène Labrousse, professeur d’éducation socioculturelle au
LEGTPA de Macouria, Guyane
à Geneviève Ceccaldi, professeur d’éducation socioculturelle
au Legta St-Joseph, à la Réunion

le projet vu de Guyane : complexe, convi-


vial… passionnant !
Nous n’avons toujours pas eu la réponse pour le finance-
ment de l’enregistrement en studio du conte avec accompa-
gnement musical. Mais avec l’aval de la direction nous avons
commencé les répétitions. Nous aurons donc une lecture en
français et en créole guyanais accompagnée de musique tra-
ditionnelle guyanaise. Pour l’instant nous répétons la lecture
en français et j’ai demandé aux élèves de traduire le texte en
Créole mais pour eux tout cela est difficile.
En réalité, le créole qu’ils parlent le plus souvent, est celui
de la rue, avec beaucoup de néologismes.
De plus, ici, il y a de très nombreuses langues parallèles
(ethnies bushiningués soit 5 langues) plus le créole haïtien,
le créole des Caraïbes (Martinique, Guadeloupe) et, au fil du
temps, il y a eu de très nombreux emprunts ici ou là. Bref le
créole guyanais pur n’est pas vraiment connu des élèves.
Je vais donc devoir passer par un traducteur plus officiel de
l’université de Cayenne ;
Pour terminer sur une note positive : les répétitions sont
drôles et conviviales ! Contente de voir que le projet global
avance bien.
Panorama
et enjeux
des formes
artistiques
en Outre-
mer
p.17 En quête de.. Enquête sur l’art.
Du lieu Martinique, une réflexion sur la
poïétique
Valérie John
p.21 Enjeux artistiques et formes contempo-
raines en Outre-mer
Fabienne Pourtein
p.26 Kréyol Factory.
Claude David-Basualdo
p.30 Musiques Métisses, un festival autre
Damien Gregoire
p.34 Libérer la parole. La résidence d’artis-
tes : outil pédagogique et lien avec le
territoire
Isabelle Boursier
p.37 Agir sur l’environnement culturel local,
l’exemple du lycée agricole de
Pouembout
Lêdji Bellow-Lavigne
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 17

En quête de…
Enquête sur l’art.
Du lieu Martinique, une
réflexion sur la poïétique
Valérie John
est déléguée académique pour les arts et la culture à l’académie de Martinique,
plasticienne et commissaire d’exposition.

L’auteur propose dans ce texte de s’interroger sur la naissance d’une histoire de l’art
en Martinique, en mobilisant le contexte politique et historique des Martiniquais et de
leur terre.

L’histoire politique de la Martinique a avec la répression sur les plantations


fait naître une histoire de l’art singulière, Peut-on écrire des traditions culturelles et cultuelles
ni tout à fait tournée vers ses racines
africaines, ni soluble dans la culture
une histoire de importées d’Afrique par les esclaves,
complétée par l’œuvre d’évangélisation
européenne. Cette histoire compte des
artistes qui ont porté chacun à leur ma-
l’art du lieu des missionnaires chrétiens. L’esclavage
a mis fin à leur activité créatrice et la
nière et selon les soubresauts du monde Martinique ? période esclavagiste est restée stérile à
un art réapproprié, parfois très ancré toute création picturale et sculpturale.
dans son territoire. Aujourd’hui, Valérie Cependant l’esclave n’est pas resté un
John questionne le nouveau « territoire » Notre histoire du lieu, la Martinique, être passif. Il va cacher au plus profond
des artistes qui pourrait être celui de leur n’est pas fondée sur une tradition et de lui ces racines Africaines, il les fera
pratique. une évolution culturelle continue. L’art ressurgir sous la forme de contes et de
en Martinique se présente comme le mythes dans lesquels l’homme africain
Je souhaite mener une enquête sur
produit d’un affrontement entre les est libre. Il va grâce à cela se construire
l’art à la Martinique ou plutôt je veux
représentations occidentales et les va- des repères culturels et symboliques.
comprendre comment l’histoire de l’art
leurs culturelles non européennes. Ces « Les nègres d’Afrique comme l’écrit Dany
de la Martinique, depuis 1945 entre en
valeurs importées d’Afrique ; les propo- Bédel-Gisler dans le réel canne dans
résonance avec celle du politique, des
sitions culturelles engendrées par les l’imaginaire guadeloupéen vont s’adap-
comportements et des mentalités. Ce
esclaves sur les habitations ; les circula- ter et adapter leurs langues et leurs
demi-siècle semble marqué par la sépa-
tions indiennes et asiatiques ; travaillent cultures premières au système de référen-
ration du monde en bloc, la décolonisa-
à l’émergence, à la construction, à la ce colonial qui avait brusquement pris la
tion, la « mondialisation » d’une part, et
permanence d’une culture singulière, place des systèmes africains. Ils vont mo-
par l’avènement d’une consommation
d’un réel martiniquais, d’une identité. biliser toutes leurs forces pour s’organiser
de masse, la libération des mœurs, la
collectivement en fonction du présent et
revendication culturelle des minorités,
du passé, pour créer une langue, le créole,
l’affirmation de l’individu d’autre part.
élaborer un rapport propre au corps, bref,
Notre histoire conférer par une volonté de cohésion et
d’unité, un sens à ce monde imposé, don-
commence ner naissance à une culture »8.

par une perte.


8 Dany Bedel-Gisler, « Réel canne dans l’imagi-
naire guadeloupéen », in Actes du Colloque
Cette perte commence après la des- Canne à sucre et littérature, A.P.E.S., Fort-de-
truction des civilisations amérindiennes, France, 1991, p. 300.
18 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

Après l’abolition, et malgré l’abolition • Au troisième plan, le quartier du


la prépondérance de la culture euro- Fort. C’est à partir
péenne demeure. Selon Jean Bernabé,
Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant
Anne Pérotin-Dunon écrit dans son
livre intitulé (la ville aux îles, la ville dans
de cette date,
dans Éloge de la créolité « Notre vérité
s’est trouvée mise sous verrou ; à l’en-bas
l’île ; Basse-Terre et pont à Pointe-à-Pi-
tre, Guadeloupe, 1650-1820).
1945, que le fil
du plus profond de nous-même, étran-
« La rivière Roxelane qui traverse la de l’histoire
gère à notre conscience et à la lecture
ville de Saint-Pierre, des centaines de
blanchisseuses besognent
se délie.
« Notre vérité s’est trouvée mise sous ver- quotidiennement, Saint-
rou ; à l’en-bas du plus profond de nous- Pierre apparaît ici sous un
L’atelier 45 ; ce groupe né en 1943
même, étrangère à notre conscience et à la tout autre jour que le port
remet en question l’exotisme. Il se
lecture librement artistique du monde dans ou le gouvernement de compose de messieurs : Honorien, Myr-
lequel nous vivons. Nous sommes fonda- l’époque, qu’on a jusqu’ici
tille, Tiquant, ils sont les anciens élèves
mentalement frappés d’extériorité. » étudié. Le peintre Bassot
d’artistes européens immobilisés en
a su le voir, se faisant il
R.Confiant Martinique pendant la guerre qui ont
ouvre les yeux des his-
pour noms Denusière, Baldjean, Hibran,
toriens, trop longtemps
librement artistique du monde dans Lepage. Leur ambition : être soi-même
attentif à la seule réalité du travail mas-
lequel nous vivons. Nous sommes fonda- dans son pays11. Il y a chez ces artistes
culin et qualifié, lié au gouvernement et
mentalement frappés d’extériorité. Cela la conscience que l’art martiniquais est
au négoce. »
depuis les temps de l’antan jusqu’au jour à créer et que le faire exister, c’est se
d’aujourd’hui. Nous avons vu le monde « En 1936, le père Delaware observait doter d’une arme fondamentale pour un
à travers le filtre des valeurs occidenta- qu’aucune création originale, picturale affranchissement véritable et définitif.
les, et notre fondement s’est « exotisé » ou sculpturale, n’existait en Martini- Cela met en évidence le fait que notre
par la vision française que nous avons que »10 même si dès les années trente histoire commence quand le paysage de
dû adopter. Condition terrible que celle et 40 il y a déjà une prise de conscience l’art occidental change du tout au tout.
de percevoir son architecture intérieure, de ce que nous sommes.
son monde, les instants de ses jours, ses Dès lors se manifeste une Cela met en évidence le fait que notre
valeurs propres, avec le regard de l’autre. volonté d’assumer notre histoire commence quand le paysage de l’art
Surdéterminés tout du long, en histoire, histoire, en même temps occidental change du tout au tout.
en vie quotidienne, en idéaux (même de dénoncer le rôle tragi-
progressistes), dans une attrape de dé- que de l’assimilation sur
De 1945 à 1995 on passe d’un monde
pendance culturelle, de dépendance poli- l’histoire culturelle de ce pays.
de l’art dont le rayonnement est bien
tique, de dépendance économique, nous
En 1932, un pas est franchi avec la circonscrit par la compartimentation de
avons été déportés de nous-mêmes à
publication de la revue légitime défense la guerre froide, à un monde pluraliste,
chaque pan de notre histoire scripturale,
par un groupe de martiniquais, on y et multiculturel, la mondialisation tou-
picturale et sculpturale ». 9
dénonce la condition sociale et écono- che aussi l’art.
Si les écrivains ont pris très tôt parti mique des travailleurs noirs antillais ; on
En 1947 naît l’Inde indépendante,
pour les colonisés, l’autonomie des pra- y affirme l’existence d’une culture noire ;
le premier conflit vietnamien. En 1960
tiques plastiques a été plus tardive, au on y fait l’apologie de la production
l’empire colonial français disparaît
XVIII et XIX siècles ce sont des peintres artistique du monde noir, on y parle de
avec l’accession des pays africains à
officiels de la marine qui peignent nos jazz noir américain, d’art populaire afri-
l’indépendance. En 1962, on assiste à
paysages et certains aspects de la vie cain, d’œuvres littéraires afro-américai-
la décolonisation de l’Afrique du Nord,
quotidienne dans les îles. Parmi ces nes. Cela montre bien que nous sommes
avec l’indépendance de l’Algérie. Ce pro-
peintres, Joseph Vernet, Louis Philipe un peuple jeune ; que notre histoire de
cessus de décolonisation coïncide avec
Crépin, Nicolas Marie Ozanne ; une par- l’art ne peut que l’être aussi. L’histoire
l’avènement des temps postmodernes.
tie importante de ces œuvres se trou- de l’art du lieu commence véritablement
On assiste à un changement. Il apparaît
vait dans les foyers urbains aisés de la après la seconde guerre mondiale. C’est
rétrospectivement que les années 1968-
ville de Saint-Pierre et allait disparaître à ce moment que l’on peut noter le
1970 auront été des années cruciales de
en 1902 du fait de l’éruption de la mon- développement d’un art qui prend en
basculement.
tagne Pelée. Une de ces œuvres les plus compte la réalité des lieux.
anciennes est une toile d’un dénommé En Martinique, les années soixante
Bassot. Elle date de 1765 et donne à voir voient l’apparition d’artistes portés par
trois plans successifs : le désir de légitimer leurs racines, et de
• Au premier plan, la société nouer à la question de l’identité une
coloniale. recherche plastique où s’impose une
double volonté d’avoir une nécessaire
• Au deuxième plan, les lavandières
distance avec la France et de déchirer
dans la rivière de Saint-Pierre.
le voile jeté sur les attaches africaines

9 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël 11 Jean Marie-Louise, « L’école négro-caraïbe », in


Confiant, Éloge de la créolité, Paris, éd. Galli- 10 René Louise, peinture et sculpture en Martini- revue du C.E.R.E.A.P.-IUFM centre Martinique,
mard, 1993, p. 14. que, Paris, éditions Caribéennes, 1984, p. 2. n° 5, 1999, p. 116
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 19

de l’Antillais, pour réhabiliter ce que


se regroupent pour fonder le groupe vigilante, de cette autre contrainte : celle
nous tenons de l’Afrique12. La nouvelle
Fwomajé : Victor Anicet, Bertin Nivor, d’un enracinement identitaire exclusif.
François Charles-Edouard, René Louise,
conscience de soi déjà présente dans la Contre ce péril, la pensée de la trace
Yves Jean-François et Ernest Breleur. Ils
littérature et la poésie s’affirme peu à s’oppose à l’enfermement identitaire. La
posent le problème d’une pratique en
peu dans la peinture. On voit l’émergen- pensée de la trace est une résistance aux
relation avec leur milieu et souhaitent
ce d’une nouvelle génération d’artistes défaillances de la mémoire collective et
explorer toutes les com- individuelle14. »
Le terme négritude si l’on se fie à la dé- posantes de celui-ci. Ils
Édouard Glissant à ce propos écrit
finition de Léon Gontran Damas serait que s’engagent dans la mise
ceci : « la trace, c’est la manière opaque
le noir chercherait à se connaître, qu’il sou- en œuvre pour une esthé-
d’apprendre la branche et le vent : être
haiterait devenir un acteur culturel et non tique caribéenne. L’épo-
soi, dérivé à l’autre. C’est le sable en vrai
point simplement un objet de domination que est à la contestation,
désordre de l’utopie. La pensée de la
ou consommateur de culture. à l’engagement politique
trace permet d’aller au loin des étrangle-
et existentiel.
ments de système. Elle réfute par là tout
Sur le vieux continent les mêmes comble de possession. Elle fêle du temps.
plasticiens marqués par la problémati-
problèmes existent. Comme d’autres, Elle ouvre sur des temps diffractés que
que de la négritude. Le terme négritude
les artistes mettent en cause leurs héri- les humanités d’aujourd’hui multiplient
si l’on se fie à la définition de Léon
tages. Ils tentent de se débarrasser des entre elles, par conflit et merveilles.
Gontran Damas serait que le noir cher-
leçons, ils mêlent militantisme politique Elle est l’errance violente de la pensée
cherait à se connaître, qu’il souhaiterait
et engagement artistique. qu’on partage15. »
devenir un acteur culturel et non point
simplement un objet de domination • L’objet artistique doit supporter des
tensions contradictoires. L’artiste Martiniquais d’aujourd’hui
ou consommateur de culture. L’antillais qui est-il ? Il sait que d’autres avant lui
veut se réapproprier sa part nègre. Des • Le matériau. ont tracé des chemins, doit-il les em-
artistes iront au bout de ce voyage, au • Le concept. prunter ? Doit-il les occulter ? Je prends
contact de l’Afrique 5. Nous sommes le parti de parler à la première personne
• L’attitude artistique.
dans les années 1970. du singulier. Car c’est sous le couvert de
• Le corps de l’artiste.
Ils sont trois : Serge Hélénon, Louis ma pratique que je me permets d’avan-
• Le milieu d’existence de l’œuvre, ses cer certains propos.
Laouchez, et Gensin (celui-ci n’ayant
conditions sociales de réception.
appartenu que très peu de temps au Tout individu a besoin d’effectuer des
La notion d’artiste elle-même s’en
mouvement). Ils fondent l’École Négro - rites de passage, de faire ses humanités,
voit renouvelée. Nous assistons alors à
Caraïbe. Leur projet : créer au plus près en Afrique on dirait passer par la case de
la pluralité des formes d’expressions. Le
de la réalité et du réel martiniquais. Ce l’homme. Cette case de l’homme quelle
peintre et le sculpteur se voient rejoints
projet est nourri par l’idée que l’art mar- est-elle ? Elle est le lieu où il pourra se
par le chaman, le sorcier, le performer,
tiniquais doit conquérir sa dignité d’art construire une identité particulière et
l’actionniste, le conceptuel, le minima-
en prenant pour son propre compte ce singulière. Pour l’artiste cette identité
liste. En dépit des facteurs d’homogé-
qui est le propre de l’art : un travail qui singulière est très importante. Elle lui
néisation internationale, les diverses
remplace la réalité subie par la réalité permet de charger sa pratique de ce
cultures font valoir leurs différences.
entièrement désirée. qu’il est. Un individu qui veut que sa
En 1989 Ernest Breleur quitte le Groupe
Serge Hélénon dit : « on nous a im- Fwomager. pratique donne à voir ce qu’il charrie de
posé comme outil la culture occidentale plus personnel et si cela rencontre le
mais notre manière de penser n’a jamais monde c’est très bien.
été tout à fait en connivence avec cette Peut-on parler
culture imposée. On nous a obligés à
ignorer notre histoire. Nous sommes un
d’une aire nouvel- « Il s’agira donc de ne pas s’arc-bouter à
peuple qui va à la recherche de sa Vérité le ; d’un position- cette seule singularité de souffrance, à ce
intérieure. En tant qu’artiste, j’ai trouvé nement autre ? gouffre premier dont le vertige, toujours
une sorte de mission qui est de retrouver aussi vif, doit être dépassé afin qu’il soit pos-
les sources occultées, secrètes, pour les sible d’aller, s’il se peut, au-delà de l’enfer-
faire revivre (…) notre combat est de re- Comme l’écrit Priska mement et des impossibilités conjuguées de
trouver notre authenticité, de faire valoir Degras dans son texte
l’histoire. Il faudra se garder, de la manière
notre identité, de la montrer ».13 dont le titre est Édouard
Glissant : La pensée archi-
la plus vigilante, de cette autre contrainte :
Chacun des trois peintres poursuit
pélique « Il s’agira donc celle d’un enracinement identitaire exclusif.
cette recherche, aujourd’hui séparé-
de ne pas s’arc-bouter à Contre ce péril, la pensée de la trace s’oppo-
ment, à Abidjan, à Nice et à Fort-de- se à l’enfermement identitaire. La pensée de
cette seule singularité de
France. la trace est une résistance aux défaillances
souffrance, à ce gouffre
En Martinique, quelques années premier dont le vertige, de la mémoire collective et individuelle. »
après, précisément en 1984, six artistes toujours aussi vif, doit Priska Degras
être dépassé afin qu’il
soit possible d’aller, s’il se 14 Priska Degras, « Édouard Glissant : la pensée ar-
chipélique », in poésie 2002 n° 93/juin, Editeur
12 Idem, p. 116. peut, au-delà de l’enfermement et des Association Maison de la Poésie, Paris, 2002,
13 André Parinaud, « Entretien avec Serge Hélé- impossibilités conjuguées de l’histoire. Il p. 17.
non », in Hélénon, éd. vision Nouvelle, Paris, faudra se garder, de la manière la plus 15 Édouard Glissant, « Traité du Tout-Monde »,
1991, p. 141. Gallimard, Paris, 1997, pp. 19-20.
20 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

L’artiste veut être un arpenteur, tou-


jours à la recherche de quelque chose,
Valérie John mais c’est de lui qu’il parle indirecte-
ment. Il veut être errant. Seule sa prati-
que est son territoire ; elle le territoria-
lise et le déterritorialise à la fois.
repères biographiques
Née à Fort de France en 1964, Valérie John étudie Un territoire qui n’en est pas un, car
les arts plastiques à l’Université Paris I Panthéon- il est fluctuant, en déplacement, sur-
Sorbonne et s’intéresse dès la Maîtrise, au pagne prenant, c’est la terre de l’errance, cette
avec comme sujet « Objet d’un mythe : le pagne ». terre où l’on rencontre l’imprévisible,
Ce sera le début de sa réflexion sur la mémoire et l’incertain, c’est l’errance qui ouvre le
ses strates, le « faire-mémoire pour faire-œuvre », champ des possibles.
la conquête d’une identité individuelle à construire. Dans la préface au Cahier d’un retour
C’est pour elle l’occasion d’un retour aux sources, au pays natal, André Breton écrit : « tout
d’un retour en Afrique. Elle fait du Sénégal son port grand art vaut au plus haut point par le
d’attache, son espace de création. pouvoir de transmutation qu’il met en
œuvre et qui consiste, à partir des ma-
De retour sur son île natale, titulaire du CAPES, elle
tériaux les plus déconsidérés, parmi les-
enseigne les arts plastiques à la Martinique tout en quels il faut compter les laideurs et les
continuant sa recherche à la fois plastique et esthé- servitudes, à produire on sait assez que
tique. Elle obtient par la suite un D.E.A d’arts plasti- ce n’est pas l’or de pierre philosophale
ques dont le thème de recherche sera « Errance du mais bien la liberté16 ».
lieu, Dépaysement-Rapiècement » intimement lié à
son travail plastique dans lequel la question du lieu, Il n’y aurait plus ni centre, ni péri-
de l’errance et du déplacement est omniprésente. phérie, ni dominant, ni dominé, mais la
Elle a exposé en France, en Afrique, aux États-Unis, pratique. C’est pour cela que l’art doit
au Canada, à la Martinique et dans la Caraïbe. Elle se définir en se mettant en permanence
est actuellement Déléguée académique aux arts en situation de regardeur actif, car toute
et à la culture pour l’académie de la Martinique et œuvre d’art est un événement, un es-
membre de l’association internationale des criti- pace polysémique, singulier ; il doit être
ques d’art section sud (AICA Sud). considéré comme un lieu en mouve-
ment, dynamique à questionner.

////////////////////////////////////////

16 André Breton, Préface au Cahier d’un retour au


pays natal d’Aimé Césaire, Paris, éd. Présence
Africaine, 1971, p.19.
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 21

Enjeux artistiques
et formes contemporaines
en outre-mer
Fabienne Pourtein
est consultante en ingénierie culturelle et directrice de projets auprès de structures associatives et de collectivités locales dans
des projets culturels de territoire. Elle accompagne des artistes de différentes disciplines (danse, théâtre, arts visuels) dans le
montage et le développement de leurs projets, notamment des artistes d’Outre-mer, ainsi que des Compagnies émergentes en France
hexagonale.

L’auteur nous propose d’identifier dans ce texte les enjeux artistiques en Outre-mer
dans leurs aspects de diffusion, de production, et de création. Ils rejoignent par bien
des côtés ceux rencontrés par les artistes en France hexagonale, notamment lorsqu’il
s’agit de faire entendre sa singularité artistique parfois en décalage avec les codes
esthétiques portés par l’époque. Par contre la question des lieux de diffusion, celle de
l’accès à la formation et plus généralement les questions de structuration de projets
artistiques et culturels sont de véritables enjeux de développement artistique pour
les artistes d’Outre-mer.

qui, assimilant l’Outre-mer à la culture


Introduction « franco-française » qu’ils connaissent, 1 - Contexte
attendent des artistes ultra-marins un
alignement sur leurs propres critères
historique 17

La question des enjeux artistiques et esthétiques.


des formes contemporaines en Outre-
mer est aussi celle, plus générale, des Au-delà des incompréhensions, la Le modèle français de l’art et de la
enjeux et formes artistiques de l’Outre- question n’est pas d’attendre un regard culture est l’héritier d’une histoire sé-
mer. « particulier », qui pourrait aisément culaire. Il est basé, depuis la naissance
conduire à une baisse d’exigence qua- du ministère de la culture (De Gaulle/
En effet, ayant travaillé en plus de litative, voire à un paternalisme hors Malraux 1949), sur un postulat de trans-
25 ans, successivement aux côtés de de propos, mais bien de demander une cendance quasi mystique de l’art. « La
chorégraphes (souvent originaires des ouverture du regard et de la pensée, fréquentation des œuvres proposées
Antilles, du Brésil ou d’Afrique), dans un intérêt réel pour la diversité des par hypothèse au plus grand nombre
différentes parties du secteur artistique cultures, qui permettraient aux artistes possible, doit générer une sorte de
et culturel, puis à la Scène Nationale de et aux productions d’Outre-mer une frisson sacré, accessible à tous sans mé-
Guadeloupe et enfin dans deux agences égalité d’accès aux lieux continentaux diation autre que sociale pour les plus
d’ingénierie culturelle, l’une en Gua- de débat, de création et de diffusion défavorisés », ce qui éloigne d’une dé-
deloupe, l’autre en France hexagonale, artistiques. marche éducative. Ce concept réactivé
cette question a toujours croisé mon par Jack Lang, imprègne la conception
chemin : elle est posée par les artistes L’art est ici défini comme une ac-
de l’art sous-jacente dans les politiques
lorsqu’ils cherchent à exprimer leur tivité autonome, la plupart du temps
publiques actuelles notamment cel-
sensibilité, leur réalité, et par le regard individuelle, parfois collective, produit
les de l’État (Ministère de la Culture).
porté sur eux par les professionnels d’un regard particulier. La culture est,
Les régions, devenues les grands ac-
de France hexagonale. Car en même parallèlement, un ensemble de savoirs
teurs de la culture à l’occasion de la
temps qu’ils expriment leur individua- et de pratiques qui se partagent et se
lité créative, les artistes d’Outre-mer transmettent socialement au sein d’un
inventent des formes et des contenus groupe donné.
en rapport avec leur lecture de l’histoire 17 Ces réflexions ont été développées, pour une
part, dans le mémoire écrit en 2002 : de la créo-
et de la réalité dans laquelle ils s’inscri-
lisation du monde : esquisse d’une relecture
vent. Ces dernières sont le plus souvent de l’histoire de la culture et des arts créoles.
méconnues de leurs interlocuteurs Master Développement Culturel et Direction
de Projet – Université Lyon 2 Lumière/ARSEC.
22 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

décentralisation et des choix qu’elles méthode pour l’analyse des cultures afro- La construction d’un regard
ont opérés, ont des conceptions plus américaines consiste non pas à partir de autonome
ouvertes : elles ont bien compris les l’Afrique pour voir ce qui reste en Amé-
multiples rôles de l’art et de la culture rique, mais à étudier les cultures afro- Cette vision a surgi au grand jour
pour le développement de leur territoire. américaines existantes pour remonter dans le monde artistique avec la Né-
Aménagement harmonieux du territoire progressivement d’elles à l’Afrique » gritude : les étudiants noirs venus des
à travers les services culturels offerts Antilles et d’Afrique, les Césaire, Damas,
aux habitants, attractivité, auprès des Une culture du manque : soutenu par Senghor, maîtres de la langue française,
visiteurs, image de la Région auprès des le regard colonialiste, le regard social inventèrent une littérature magnifique
entreprises, visibilité à l’international, pointait l’absence d’histoire, l’absence pour dire leur sensibilité et leurs terres
etc. autant de bonnes raisons pour de tradition (autres que des survivances d’origine. À l’occasion du passage d’An-
diversifier les contenus artistiques et extérieures), l’absence de racines, et dré Breton en Martinique en 1941, sur
culturels des politiques culturelles qu’el- l’absence de culte des morts et de reli- la route de l’exil de guerre, la rencontre
les assument directement, ou qu’elles gion spécifique, ces derniers éléments entre l’imaginaire surréaliste et celui de
soutiennent à travers les partenariats étant censés être fondateurs d’une la Négritude fut détonante, et se trans-
croisés entre collectivités et État 18. « vraie » culture. forma en catalyseur pour les caribéens,
renforçant leur détermination à explorer
Dans ce contexte global, la culture En 1952, Michel Leiris19 repère déjà
et étendre leurs propres voies.
comme pratique sociale a connu deux l’inadéquation d’un enseignement fran-
mutations importantes : co-français, qui tendrait à affermir le La culture des Antilles/Guyane
sentiment d’infériorité hérité de l’épo- construit dès lors ses propres défini-
• Les mutations intrinsèques de la que esclavagiste. tions, parallèlement au regard de l’Autre
société française, qui a vu évoluer
porté sur elle.
sa structure sociologique, et les Le regard artistique a largement
conceptions artistiques (succession contribué à la remise en cause de cer- La culture créole Le terme « créole »,
de courants, jusqu’à ceux de l’art taines idées : là où résidait l’idée de utilisé depuis le XIIe siècle a connu plu-
contemporain actuel). progrès, de haut vers le bas (art « pre- sieurs sens, à l’image de l’évolution du
• Et la présence durable de multiples mier »), concomitante avec le regard regard anthropologique et ethnologique
communautés d’origine immigrée : négatif sur les pratiques artistiques et posé sur les société créoles. Appropriée
elle rend visible et inscrit dans la culturelles des cultures non-occidenta- par les habitants des terres créoles,
réalité contemporaine d’autres les, les artistes modernes ont affirmé cette nouvelle définition met en exer-
faits culturels qui n’existaient pas, que l’art procède par ruptures et sauts. gue la création originale que sont les
ou étaient précédemment occul- L’art moderne (dont Picasso, Matisse, cultures créoles, mettant l’accent sur
tés, parfois tout en imprégnant le etc.) est allé se « ressourcer » dans les l’oralité (« l’oraliture »), dans ses dimen-
substrat culturel existant (culture arts « primitifs » : danse, arts visuels, sions populaires, qui les distingueraient
anthropologique – culture comme théâtre, musique… : la fonction de l’art de la scripturalité française. Paradoxa-
pratique sociale), ainsi que les prati- n’est pas de représenter le réel, ni de lement, la créolité a été reconnue dans
ques des artistes nés dans ce cadre décorer, mais c’est « un instrument pour les années quatre-vingt à travers ses
culturel. tracer des lignes de vie. (…). Défaire les écrivains (Patrick Chamoiseau, Raphaël
formes, préférer l’animal, accepter les Confiant)…
fissures qui violentent l’organisme, les
Le regard sur la culture des intensifier »20 est le fon-
Antilles/Guyane françaises : dement de la démarche il (E. Glissant) oppose à l’idée de « racine
Il a connu plusieurs épisodes. Bien
artistique. unique » à l’origine de la sédentarité, de
que le monde culturel de ces territoires L’Art comme mou- l’appropriation d’un territoire, y compris par
ait été peu étudié, du fait de la démar- vement : « l’art brut, la la conquête, le « rhyzome, racine démulti-
che assimilassionniste française, la sauvagerie, la liberté, ne pliée étendue en réseau (…) sans qu’aucune
culture des Antilles/Guyane a été vue doivent pas se concevoir souche y intervienne en prédateur irrémé-
successivement comme : comme des lieux, ni sur- diable », ouvrant sur le nomadisme, le scep-
Une culture de la survivance. Les pra-
tout des lieux fixes, mais ticisme, postures caractérisant les sociétés
comme des directions, créoles. Appliqué à la pensée, ce concept est
tiques culturelles étaient vues comme des aspirations, des ten-
un ensemble de restes des cultures à l’origine de la « Poétique de la Relation,
dances… (Dubuffet).
africaines et françaises portées par les selon laquelle toute identité s’étend dans un
habitants arrivés à partir du XVe siècle. rapport à l’Autre »
La posture a changé avec Roger Bas-
tide, qui dans son ouvrage les Amériques La créolisation L’idée est issue de la
Noires (1967) indique que « la meilleure pensée de l’écrivain Édouard Glissant,
s’inspirant des philosophes Deleuze
et Guattari : il (E. Glissant) oppose à
19 Il a réalisé pour le compte de l’Unesco une l’idée de « racine unique » à l’origine de
18 Financements croisés que la réforme des longue mission d’études, relatée dans son
collectivités territoriales restreint de façon la sédentarité, de l’appropriation d’un
ouvrage :
drastique, ce qui risque d’être particulièrement territoire, y compris par la conquête, le
20 Pierre Sterckx : de l’art moderne aux arts pre-
dangereux pour les artistes dø’Outre mer, pour
miers – hors série Télérama « les arts premiers
« rhyzome, racine démultipliée étendue
qui les collectivités sont la plupart du temps
les seuls partenaires financiers, aux côtés des entrent au Louvre » en réseau (…) sans qu’aucune souche y
DRAC aux crédits de plus en plus restreints intervienne en prédateur irrémédiable »,
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 23

ouvrant sur le nomadisme, le scepticis- la relation à l’espace qu’on pouvait « trahir » une appartenance si dure-
me, postures caractérisant les sociétés entretenir dans un territoire comme ment conquise ?
créoles. Appliqué à la pensée, ce concept la Guadeloupe où les limites géo- • Interroger le regard porté sur
est à l’origine de la « Poétique de la graphiques finies sont visibles en l’Outre-mer, le réactualiser à la
Relation, selon laquelle toute identité permanence, par rapport à un pays fois pour les ultramarins qui re-
s’étend dans un rapport à l’Autre »21. Et que trois jours de train suffisent à laient souvent très bien les images
celle-ci est en relation directe avec la peine à traverser (la Russie). d’Épinal les concernant, et pour
posture de l’artiste, chez qui « la ren- • Interroger des thèmes ayant trait les « autres » . Le travail en noir et
contre de l’Autre suractive l’imaginaire à l’histoire particulière de l’Outre blanc de photographes de Guade-
et la connaissance poétique »22. Partant, mer, notamment l’esclavage, ainsi loupe comme Daniel Goudrouffe,
le concept de créolisation trouve plus que son cortège de non-dits, de Jean-François Manicom, Nicolas
facilement des échos universels, et paradoxes, idées reçues etc. tout Nabajoth par exemple, contribue à
nombreux sont ceux qui se réclament en inscrivant ces questionnements détourner le regard des clichés (à
désormais de la pensée d’Edouard Glis- dans une universalité. Nombreux tous les sens du terme) vantant en
sant, surtout depuis que la bataille fait sont les artistes exposés dans les couleur plages et cocotiers, vision
rage autour des questions d’identité, en différentes éditions de Latitudes unique de l’Outre-mer.
bien des endroits du monde. qui ont adopté cette démarche23 . • Faire entendre et apprécier des
Tout comme le film : « le Pays à expressions aux socles originaux.
l’envers » de Sylvaine Dampierre 24 , Pour ma part, il m’a semblé que
qui a fait œuvre de documentaire
2 - Les enjeux sensible, à partir de la réalité histo-
la culture orale dont sont issues
les cultures d’Outre-mer, orientait
artistiques rique de la construction des noms
en terre d’esclavage ;
l’imaginaire et la sensibilité sur des
priorités, des expressions, différen-
• Créer un regard « de nous sur tes des cultures écrites dont relève
Pour les artistes d’Outre-mer, les en- nous », dans un contexte où l’ha- majoritairement l’Occident. Cela
jeux sont à la fois semblables à ceux des bitude est du regard de l’Autre sur passe en premier lieu par une quali-
autres artistes et particuliers dans un nous. Cette attitude est toujours té de présence corporelle, physique,
rapport à une réalité historique : à l’œuvre. Nous en voulons pour différente de celle vécue en d’autres
preuve le fait qu’à quelques excep- lieux, et s’exprimant notamment en
tions près (M. Jacky Dahomay, Mme  danse, y compris la danse se voulant
Françoise Vergès), les intellectuels contemporaine.
donner forme à une créati-
interrogés lors des mouvements
vité individuelle :
sociaux qui ont mar-
Comme tous les artistes, ceux de qué l’Outre-mer de dans des sociétés où E. Glissant définit
l’Outre-mer ont à formuler leur propre Janvier à mars 2009 la tradition comme un « arrière-pays où
regard sur le monde, sur les questions étaient majoritaire- s’embusquer », qu’est-ce que la tradition
qui les interpellent, les amenant à in- ment de l’Hexagone, aujourd’hui ? comment produire du sens et
venter les formes qui disent cette vision. alors que l’Univer-
des pratiques contemporaines ? comment
Parfois, les artistes contemporains se sité Antilles-Guyane
trouvent en posture difficile vis-à-vis (pour ne parler que
s’y livrer sans « trahir » une appartenance si
de leurs sociétés ultramarines : la sen- de ce que je connais durement conquise ?
sibilisation à l’art contemporain y est à mieux) regorge d’his-
peine entamée, les lieux de monstration toriens, de sociologues, etc. qui
Ces enjeux artistiques sont partagés
manquent, et certaines questions qui travaillent sur ces questions depuis
entre ici et là-bas : faire entendre son
font débat dans la société peinent à être longtemps (Raymond Gama, Daniel
originalité culturelle est en France hexa-
entendues, y compris dans le champ Justin, Julien Mérion, Serge Mam
gonale aussi un enjeu, parce que cela ne
artistique ; Lam Fouk, Alain Yacou, M. Rauzduel
va pas de soi. L’histoire de l’art et de la
etc.)
culture en France, qui ont culminé, d’une
• Interroger les rapports, voire certaine façon, dans la formulation
faire entendre, à travers les tensions entre tradition et de « l’exception culturelle française »
cela, des problématiques modernité : dans des sociétés tendent à figer un regard, des codes
identifiées comme étant im- où E. Glissant définit la tradition artistiques à partir desquels toutes les
portantes, ici et maintenant : comme un « arrière-pays où s’em- productions artistiques sont jugées.
busquer », qu’est-ce que la tradition
• Interroger les formes et les sup- aujourd’hui ? comment produire Ceci n’est pas seulement valable
ports en relation avec un environne- du sens et des pratiques contem- pour les productions de l’Outre-mer :
ment donné : Le photographe Jean- poraines ? comment s’y livrer sans c’est un combat de la première heure
François Manicom, par exemple, des artistes qui s’écartent du chemin
s’est interrogé dans un projet sur (expérience vécue dans les années qua-
tre-vingt, dans le dialogue avec des jour-
23 Latitudes est une exposition d’art contempo-
rain, sur les Outre-mers dans leur environne- nalistes et diffuseurs autour d’un spec-
ment http://www.latitudes-ocea.org/ tacle de chorégraphes contemporains
21 Édouard Glissant « Poétique de la Relation », 24 Prix du patrimoine de l’immatériel au Festival français qui s’étaient aventurés à parler
Paris, Ed. Gallimard, 1990, p.23 du Cinéma du Réel à Beaubourg, en 2009
22 Édouard Glissant d’après Victor Ségalen, idem
24 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

d’une expérience africaine25), ou qui ne mobilité, à l’exportation, DLA 26, par les institutions en charge de la
proviennent pas du sérail (productions etc.) culture, les critiques, les publics,
artistiques issues d’artistes émergents -- la mise en place de véritables sans être enfermé dans des images
dans les banlieues, spécialement dans le filières de formation aux mé- d’Épinal27 : on attend de l’Africain
spectacle vivant). tiers artistiques, techniques, qu’il soit en costume traditionnel,
administratif et que son énergie nous emporte.
-- l’aide à la structuration, notam- Trop souvent encore on n’attend
ment l’ingénierie de projet : les pas grand-chose de l’Antillais,
4 - Les enjeux ultra-marins démontrent réguliè- puisqu’il est acculturé… Un col-
rement qu’ils sont capables de re- lectif de conteurs caribéens né en
professionnels : muer des montagnes à l’occasion Île de France en 2008, expliquait
d’un temps fort, mais la concep- qu’aux yeux de la plupart des pro-
tion et la mise en œuvre de projets grammateurs, on conçoit qu’il y
Il s’agit aussi pour les artistes pérennes demande un autre type ait une diversité d’expression chez
d’Outre-mer, c’est-à-dire de territoires les conteurs africains, mais qu’ils
où la reconnaissance de estimaient souvent qu’après avoir
l’art comme pratique Il s’agit aussi pour les artistes d’Outre- vu un conteur antillais, ils considé-
professionnelle est ré- mer, c’est-à-dire de territoires où la recon- raient les avoir tous vus…
cente, d’arriver à en faire naissance de l’art comme pratique profes-
• L’enjeu de cette acceptation, c’est
respecter les cadres pro- sionnelle est récente, d’arriver à en faire l’accès au champ professionnel
fessionnels et à en vivre. respecter les cadres professionnels et à en
Or, aujourd’hui encore, français et européen voire inter-
vivre. national : programmation, subven-
nombreux sont les par-
tenaires/acheteurs qui tions, co-productions, tournées…
rechignent à payer le juste prix – voire à Pour l’heure, les représentants
d’énergie, d’autres compétences, hexagonaux du Ministère de la
payer tout court – pour une exposition qui pour la plupart font défaut. Or
ou un spectacle. Des arguments du Culture, embarrassés, renvoient
à ce jour, aucun plan de formation, encore trop souvent les artistes et
type : « ça va vous faire de la publicité » aucune politique concertée entre
ou « pourquoi paierais-je quand je peux acteurs culturels domiens de France
l’État et les Collectivités n’arrivent Hexagonale vers les DRAC d’Outre
avoir la même chose ou presque d’une à émerger.
association de ma commune » sont en- mer…
core présents… Notons que des dispositifs parti-
culiers doivent être pensés (ou des
• Passer de l’amateur au profession-
nel : il existe en France des cadres
adaptations de cadres existants) dans Les enjeux
certains cas : le cadre social des prati-
économiques, sociaux, profession-
nels qui devraient s’appliquer en
ques culturelles traditionnelles ne relève sociétaux
ni des pratiques amateurs, ni du cadre
Outre-mer (déclarations sociales,
fiches de paie, cadres horaires,
professionnel, alors qu’ils en sont sou- et territoriaux :
vent le socle, sont porteurs d’une charge
prise en charge des défraiements,
symbolique forte et d’une vitalité réelle.
licences, etc.). Au-delà des moyens Vivant de plain-pied dans la proxi-
Par exemple, en Guyane, les pratiques
financiers limités des « acheteurs », mité des problématiques de leurs terri-
artistiques et culturelles du tembé dans
il est encore trop souvent difficile toires, les artistes d’Outre-mer sont plus
la culture Noir Marron, celles des Amé-
d’obtenir leur prise en compte par étroitement imprégnés des questions
rindiens ; aux Antilles : les danses et mu-
les partenaires locaux. sociétales et territoriales, qu’ils doivent
siques du ka et du bélè…
• Faire entendre les démarches, re- souvent affronter dans leur propre
• Faire reconnaître leurs pratiques
cherches et productions des artis- pratique :
par les institutions locales, notam-
tes et acteurs culturels comme des • Problèmes de formation : manque
ment les municipalités : un long tra-
champs professionnels, nécessitant de compétences dans les métiers
vail reste à accomplir pour aboutir à
des dispositifs d’appui, de diffusion d’appui à l’art (administration, tech-
une reconnaissance de l’art et de la
et des moyens, comme : nique), manque de formation artis-
culture autrement que comme ob-
-- des financements dédiés à l’art tique pour les productions d’équipe
jet de loisir, et à les dissocier d’une
et à la culture, dans leur pré- (théâtre, danse).
revendication identitaire au sens le
sence quotidienne (au-delà des
plus strict du terme : l’un et l’autre • Difficultés d’accès à l’art pour les
événements-phares comme les
enferment l’art dans des limites qui enfants et adultes de zones rurales
festivals),
l’empêchent de jouer son rôle, dans isolées ou de certains quartiers ur-
-- la mobilisation de dispositifs
la sphère individuelle comme dans bains : c’est ainsi que dans tous les
nationaux d’appui à l’art et à la
la sphère collective territoires d’Outre-mer, des artistes
culture (aides à la diffusion, à la
• Être accepté dans son originalité, essaient d’inventer des formes ou
du côté de la France hexagonale, des projets qui leur permettent de
toucher le public – majoritaire – qui

26 DLA : dispositif local d’accompagnement – 27 Notamment dans le spectacle vivant, le champ


25 Pierre Doussaint et Isabelle Dubouloz, dans http://www.culture-proximite.org/rubrique. musical et les arts visuels ayant connu d’autres
« Kossi Akossiwa » php3?id_rubrique=78 évolutions
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 25

ne fréquente pas les lieux dédiés à artistes ne bénéficient pas des op- réseaux (européens, internationaux),
la culture : portunités offertes par la trame du auxquels jusqu’ici les artistes d’Outre
-- projet de la chorégraphe Léna secteur en France (petites salles, mer ont assez peu accès, du fait de leur
Blou : spectacles de danse échanges de services, diversité des méconnaissance de cette réalité, et des
moderne dans les communes expériences…) moyens de s’y inscrire, et/ou de l’ab-
(Guadeloupe) • Faiblesse des moyens mobilisables : sence ou l’insuffisance d’intérêt pour
-- Gerty Dambury, auteur et metteur la fragilité économique des territoi- les artistes d’Outre mer des institutions
en scène : Création de la pièce res d’Outre-mer vaut aussi pour le en charge de l’appui aux échanges
« Confusions d’Instants » dans secteur artistique et culturel : il n’y internationaux.
la cour d’une cité aux Abymes a pas de véritable co-productions
(Guadeloupe) possibles à l’intérieur des terri-
-- Programme d’art dans l’es- toires. Les productions s’appuient
pace public (Mairie de Fort de quasi exclusivement sur les finan- 6 - Et pour ne pas
France - Martinique)
-- Cie KS and Co en Guyane : travail
cements croisés de l’État et des
Collectivités.
conclure…
théâtral à partir des différentes
cultures présentes en Guyane, Dans ce contexte, l’importance de la
dans une démarche de théâtre présence de l’art en milieu scolaire, dès Bon nombre des enjeux traités ici
solidaire, qui a sollicité un label le plus jeune âge fait l’unanimité, sur le sont communs à l’ensemble des ar-
de l’Unesco, au titre de la sauve- principe. Tous ceux et celles qui ont l’ex- tistes, de l’Outre-mer ou d’ailleurs.
garde de cultures en danger de périence de la rencontre entre l’enfant Mais à l’heure où le secteur culturel
disparition et l’art, lorsqu’elle est convenablement d’Outre-mer cherche ses voies de dé-
-- Jo Ferly, plasticienne : ouverture construite, en connaissent les impacts veloppement professionnel, quand le
d’un lieu de résidences artistiques potentiels : modèle économique du secteur culturel
accompagné d’un programme • augmentation de la créativité hexagonal est en crise, et que la réforme
de sensibilisation des publics individuelle, des collectivités territoriales menace
(Guadeloupe) leur précaire équilibre, il serait intéres-
• impact positif sur la posture scolai-
-- Il est à noter que cette problé- sant que, dans ce domaine comme dans
re, réévaluation de soi-même dans
matique existe aujourd’hui en d’autres, artistes, acteurs culturels et
les cas d’échec scolaire,
France métropolitaine aussi, pour institutions cherchent à construire des
• impact sur la capacité d’insertion cadres innovants, s’appuyant sur des
d’autres raisons : il faut renouer
sociale, analyses fines des réalités ultramarines :
avec un public populaire qui a été
capté par des supports comme • capacité à intégrer des données leurs contraintes économiques, leurs
la télévision, alors que l’art et la culturelles nouvelles, capacité à besoins sociaux et territoriaux, leurs
culture s’orientaient vers des for- construire une vision critique. positions aux carrefours géographiques
mes pointues, sans qu’une média- de différents continents, leurs solida-
tion soit installée. Elle prend une rités et leurs dynamiques particulières,
importance particulière sur des 5 - Les enjeux les richesses de leur diversité.
territoires d’Outre-mer où d’autres
facteurs s’ajoutent : problème internationaux Plus d’informations sur les artistes de la
de langue, d’accessibilité (insuf-
fisance des transports publics), Caraïbes : www.gensdelacaraibe.com
de moyens financiers (une large Du fait de leur économie de petite
partie de la population vit avec les taille, les régions d’Outre-mer doivent Pour contacter Fabienne Pourtein :
minimas sociaux, sans parler de la impérativement tisser des relations avec La Maison des Suds -ingénierie cultu-
jeunesse qui n‘y a pas accès), d’autres pays, d’autres territoires, no- relle : contact@maison-des-suds.org
• Isolement de l’insularité : diffi- tamment ceux de leur environnement
cultés à monter des tournées, à géographique, pour que leurs initiatives ////////////////////////////////////////
sortir de l’une ou l’autre île, ou de soient viables, et pour entrer dans de
circuler à l’intérieur des régions véritables circuits d’échanges artisti-
plus grandes. Or la répétition des ques et culturels, qui nourrissent les
représentations, la confrontation pratiques professionnelles, sous toutes
avec différents regards critiques les latitudes.
(publics et professionnels) sont es- L’Océan Indien pour la Réunion, les
sentiels pour qu’une création vive, Caraïbes pour les Antilles et la Guyane,
et pour que l’artiste grandisse… ainsi que l’Amérique Latine pour cette
S’installe alors un cercle vicieux : dernière région (notamment le plateau
l’artiste en manque d’expérience des Guyanes : Surinam, Brésil) sont
pratique ne convainc pas les pro- les premiers terrains « naturels » de
fessionnels de l’Hexagone. À force dialogue pour les artistes et acteurs
de rencontrer les mêmes manques, culturels.
ces derniers tendent à généraliser
les insuffisances rencontrées, et Mais l’art aujourd’hui évolue dans
ne programment pas d’artistes la confrontation critique des regards,
d’Outre-mer… Sans voir que ces des cultures, à travers les échanges, les
26 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

KrÉyol Factory
Exposition au Parc
de la Villette
avril-juillet 2009
Claude David-Basualdo,
est conseillère artistique, chef de projet des expositions à la direction de la programmation culturelle du Parc de la Villette

Retour sur l’exposition Kréyol Factory, présentée en 2009 dans la nef de la Grande Hal-
le dont l’objet était d’inviter des artistes à questionner les identités créoles. Claude
David-Basualdo nous propose ici un éclairage sur l’élaboration de cette exposition,
l’approche thématique, les choix artistiques et les langages esthétiques présentés par
les soixante-deux artistes.

Situé au cœur d’un quartier en pleine Martinique, Guadeloupe, Guyane,


mutation, l’Etablissement Public du Parc La construction mais aussi Jamaïque, Porto Rico, Haïti,
et de la Grande Halle de La Villette ins-
crit sa programmation culturelle dans
d’un propos République dominicaine – côté atlanti-
que –, La Réunion, Maurice – côté Océan
une ouverture aux mondes, qu’ils soient Indien- ont été pris comme lieux d’ex-
proches ou lointains, avec un engage- ploration privilégiés, KrÉyol Factory, par
Yolande Bacot, commissaire géné-
ment affirmé auprès d’artistes dont les son approche thématique, n’ambition-
rale, Christian Coq, Sandrine Le Guen
œuvres (en) témoignent. nant aucune exhaustivité géographique.
et moi-même, préparant l’exposition,
Ainsi, soucieux de tra- avions une préoccupa- Le propos était d’interroger du point
vailler sur les liens entre interrogeant la tion première : interro- de vue de l’imaginaire collectif et des
art, culture et société, le geant la représentation identités, ce qui est commun et parti-
représentation de
Parc de la Villette pour- de l’« Autre », comment culier à des espaces qui ont été peuplés
suit son programme d’ex-
l’« Autre », comment penser les identités par la traite, l’esclavage, l’engagisme
positions relatives aux penser les identités culturelles ? Ce sont des (concernant principalement les pauvres
faits sociaux. Les propos culturelles ? processus toujours en du sud de l’Inde, venus remplacer les
de ces expositions sont construction, élaborés esclaves après les abolitions) et ont
toujours axés sur les référents politi- non seulement dans des rapports à un connu diverses modalités de coloni-
ques et culturels, sur le vécu et les prati- territoire géographique, politique, éco- sation. Ces sociétés insulaires étaient
ques des populations concernées. nomique, mais aussi à des territoires appréhendées aussi bien dans la spé-
mentaux et affectifs -mémoire, croyan- cificité de leur vie sociale et culturelle
En 2009, l’exposition KrÉyol Factory
ces, attachements, désirs…-, territoires que dans leurs rapports avec leurs (ex)
a été présentée du 7 avril au 5 juillet
constituants de la dynamique des liens métropoles ou l’attraction vers d’autres
2009 dans la nef de la Grande Halle sur
d’une société au monde. mondes, notamment par les diasporas
2800 m . Dédiée à la mémoire d’Aimé
2
contemporaines.
Césaire, l’exposition a ouvert la saison Deux ans de préparation, des voya-
créole initiée par Jacques Martial, pré- ges et les contributions de conseillers
sident du Parc de la Villette et Florence scientifiques 28 et artistiques 29 nous
Berthout, directrice générale, saison
créole qui, au cours de l’année, a aussi
ont amenés à définir l’orientation de
l’exposition.
L’exposition
proposé aux publics des concerts, du
théâtre, des films… KrÉyol Factory dont le sous-titre an-
28 Conseillers scientifiques : Audrey Célestine,
Christine Chivallon, Justin Daniel, Denis-Cons-
nonçait « Des artistes interrogent les
tant Martin, Stéphanie Mulot, Molly O’Brien identités créoles » donnait ainsi la pa-
Castro, Jean Marie Théodat, Françoise Vergès role à des artistes contemporains -pour
29 Conseillers artistiques : Johanna Auguiac-Célé- certains de la jeune génération- dont
nice, Régine Cuzin
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 27

Philippe Thomarel
« Histoires parallèles », 2001-2008
© photo Jean-Marc Sicard

l’œuvre est liée à ces questions. L’expo- sur l’ensemble du parcours. Soit un en- soi – de loin, donnant à voir, à sentir
sition rassemblait les créations de 62 semble de 80 œuvres d’art plastique, les complexités d’un questionnement
artistes – plasticiens, vidéastes, photo- installations, deux vidéo-art et 250 pho- identitaire liées à l’histoire, à des pro-
graphes – originaires des Caraïbes et du tographies. Cette muséographie était cessus de créolisations et aujourd’hui
monde i ndo-océanique mais aussi pour complétée par 9 espaces de projection, aux effets de la mondialisation.
certains, d’Afrique ou des États-Unis. distribués selon les différentes théma-
Nos peuples trouvent leurs racines - ou
tiques, et présentant des montages
Qu’ils travaillent sur leurs terres plus exactement, peuvent retracer leurs
audiovisuels de documentaires - dont
d’origine ou dans un pays d’élection, ces « routes » ici et là - aux quatre coins du
certains produits spécialement pour
artistes, par leurs créations, écartent globe, en Europe, en Afrique et en Asie,
l’exposition -, films centrés principale-
tout regard en quête d’exotisme, toute et furent contraints de cohabiter dans
ment sur des témoignages de Caribéens
approche ethnologique située dans le quatrième « coin » : ainsi se forma la
et d’Indo-océaniens.
une perspective idéelle, sans lien avec « scène primitive » du Nouveau Monde.
l’histoire ou les contacts avec d’autres Pour la réalisation de cette expo- Les racines et leurs routes sont tout sauf
sociétés. Leurs œuvres, reformulant les sition, le Parc de la Villette a engagé, « pures ». La grande majorité est d’ori-
langages plastiques contemporains, outre sept commandes photographi- gine africaine, mais c’est une origine qui,
s’avèrent les témoins d’un réel dyna- ques, des commandes spécifiques comme l’aurait dit Shakespeare, va du
misme qui, par les voies de l’imaginaire auprès de plasticiens martiniquais. « nord au nord-ouest ». Nous savons que
et de l’esthétique, crée autant d’univers (Thierry Alet, Bruno Sentier), d’origine ce terme, « Afrique », est, en tout état de
symboliques. Se forgeant à l’écoute et réunionnaise (André Robèr) et haïtien cause, une construction moderne qui fait
dans la pensée du monde, les « identités (Mario Benjamin). référence à toute une variété de peuples,
créoles » se révèlent des espaces d’hy- de tribus, de cultures et de langages dont
L’exposition, scénographiée par Ray-
bridations et de possibles infinis. le point commun originel principal réside
mond Sarti, s’ouvrait par l’œuvre de Jane
dans la confluence du trafic d’esclaves […]
KrÉyol Factory permettait de décou- Alexander Intégration Programme : Man
vrir de nombreuses installations, certai- with TV, évoquant un des fils rouges de L’« Afrique » présente dans cette partie
nes faites d’accumu- du monde est ce que l’« Afrique » est de-
lation (Jean-François Se forgeant à l’écoute et dans la pensée du venue partout dans le Nouveau Monde.
Boclé, Ernest Breleur, Elle est passée, en même temps que des
monde, les « identités créoles » se révèlent des
Bruno Pédurand…), de éléments issus des cultures espagnoles,
espaces d’hybridations et de possibles infinis.
transformation et de anglaises, françaises, hollandaises, portu-
recomposition d’objets gaises, indiennes, chinoises et libanaises,
ou d’images (Mario Benjamin, Jorge Pi- à travers le vortex violent du syncrétisme
neda, Limber Vilorio…). KrÉyol Factory, l’imposition des valeurs colonial, dans une hybridité concoctée au
de la culture dominante dans le contex- cœur même de la marmite coloniale.
D’autres œuvres – huiles sur toile, te de la colonisation. Puis, l’extrait du
photographies, sculptures – procédaient Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Ce résultat hybride ne peut plus désor-
d’un registre autre : celui du détourne- Césaire, transposé plastiquement par mais être à nouveau séparé des éléments
ment/retournement d’images, de codes, Thierry Alet, signait l’hommage de l’ex- originaux « authentiques » qui le compo-
de signes religieux ou publicitaires, position au poète de la négritude. sent […] La logique culturelle ici à l’œuvre
réalisé sur le mode de l’humour, de la est manifestement transculturelle, c’est
causticité ou encore de la provocation La pensée de Stuart Hall, sociolo- celle d’une « créolisation »…
(Renée Cox, Bruno Peinado, Miguel Lu- gue britannique d’origine jamaïcaine,
« père » des Cultural Studies, a inspiré Stuart Hall
ciano, Fred Wilson…).
la structure de KrÉyol Factory en sept In Identités et cultures,
Des séries photographiques, desti- séquences : Traversées, Le trouble des Éd. Amsterdam - Paris, 2 007
nées à actualiser les représentations des genres, L’Afrique « communauté imagi-
mondes caribéens et indo-océaniques, née », « Noir Comment ? », Des îles sous
venaient ajouter un « effet de réel » influences, Les nouveaux mondes, Chez
28 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

L’Afrique « communauté « Noir Comment ? »


Quelques œuvres imaginée » Avec Bruno Peinado/Philippe Tho-
par thème… Avec Jack Beng-Thi/Fluoman (dit marel/Fred Wilson/Jean-Ulrick Désert/
Antoine Tricon )/ Patrick Vilaire/André Jorge Pineda/et les photographes Michel
Pierre/Prince Jeanjo/Louis Juste/Mario Vanden Eeckhoudt/Jane Evelyn Atwood/
Traversées Benjamin et Eugène André, Jean-Herard Polibio Díaz
Celeur, Frantz-Jacques dit Guyodo/So-
Avec les artistes David Damoison
kari Douglas Camp/et les photographes
(photographe ) / Audry Liseron-Monfils/
Patrick Cariou/Phyllis Galembo/Leah
Marcos Lora Read/Patrick Vilaire/Ma-
Gordon
thieu Kleyebe Abonnenc

Bruno Peinado
“The Big One World”, 2000
Collection FRAC Poitou-Charentes
© Adagp, Paris 2009/photo Christian Vignaud

Patrick Vilaire
« Baron Samedi », 1992
Audry Liseron Monfils © photo Rafaelle Castera/Imagine Ayiti
« Rétrovision IV », 2 007
© Photo Audry Liseron Monfils

Le trouble des genres


Avec Belkis Ramirez/et les photogra-
phes Claudine Doury/Lyle Ashton Harris.
Extraits du film Full-time Fever, Philippe
Lafaix, 2001

Philippe Thomarel
« Histoires parallèles », 2001-2008
© photo Jean-Marc Sicard

Extraits des films Noir comment ?


Jack Beng-Thi Marie Binet, 2001/Les Descendants de la
“Nostalgique Sweet Vacoa”, 1992 nuit, Christiane Succab-Goldman, 1999/
© photo Jack Beng-Thi Haïti, République Dominicaine : deux
négritudes en miroir, Jacques Kébadian,
Jean Marie Théodat, Yolande Bacot (pro-
Extraits des films Les Illuminations de duction Parc de la Villette), 2008
Madame Nerval, Charles Najman, 1996/
Port-au-Prince - Jacmel, Jacques Kéba-
dian, Jean Marie Théodat,Yolande Bacot
(production Parc de la Villette), 2008
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 29

Des îles sous influences Toujours soucieux que « des artistes


interrogent les identités créoles », nous
Avec Thierry Fontaine/Jean-Yves Ade-
avons souhaité que les textes de l’ex-
lo/Jean-François Boclé/Renée Cox/Miguel
position soient constitués de citations
Luciano/Pepón Osorio/Marina Gutiérrez/
d’auteurs – écrivains, poètes, essayistes
Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla/et
– caribéens et indo-océaniens.
les photographes Nicolas Nabajoth/Jean-
Luc de Laguarigue/Daniel Goudrouffe/ Le catalogue édité à l’occasion de
Pierrot Men/Yo-Yo Gonthier KrÉyol Factory (Ed. Gallimard), préfacé
par Maryse Condé, était également
conçu sur ce principe, avec une sélection
de textes choisis dans le corpus de la
littérature créole contemporaine.
Parmi les publics de l’exposition, les
« Français de souche », peut-être trop
peu sensibles au passé commun des
mondes créoles, la colonisation, s’ils ont
été les moins nombreux, ont apprécié le
propos de l’exposition et la qualité des
œuvres présentées.
La majorité des visiteurs, liés aux
cultures créoles par des vécus person-
nels, des liens familiaux, a beaucoup
Miguel Luciano aimé ce parcours, en ce qu’il leur faisait
« Plátano Pride », 2006 retrouver des pratiques, des cultures
Collection de l’artiste
auxquelles ils sont attachés. Mais aussi
Limber Vilorio parce que l’exposition leur a donné
“Sexy Muffler”, série “Hombres Muffler l’opportunité d’une réflexion sur les
Extraits des films Sucre Amer, Yann Le 3ra. Generación”, 2 007 identités créoles via la découverte d’une
© photo Limber Vilorio richesse artistique qui a émerveillé
Masson, 1963/L’Avenir est ailleurs, An-
toine Léonard-Maestrati, 2006/Maloya, beaucoup d’entre eux.
les racines de la liberté, Marie-Claude Extraits des films Les Indiens de la Ainsi, les œuvres, les paroles des ar-
Lui Van Sheng, 1998/Life and Debt, Ste- Guadeloupe et de la Martinique, Bar- tistes, les témoignages présentés dans
phanie Black, 2001/Il était une île, Diego cha Bauer, Gérard César, 2004/Quatre l’exposition ont permis de comprendre
Garcia, Michel Daëron, 2006/Vieques : chemins, Raymond Philogène, 1993/ que la question des identités créoles se
Worth Every Bit of Struggle, Mary Pa- Frankétienne (écrivain haïtien), Jacques pose, au-delà des revendications, sur un
tierno, 2005 Kébadian, Jean Marie Théodat, Yolande plan plus complexe, celui de réélabora-
Bacot, Interview (production Parc de la tions permanentes dans les flux de la
Villette), 2008/Carnaval, antan, lontan, contemporanéité.
Les nouveaux mondes Geneviève Wiels, 2003/Carnivals of the
Ce « récit », dont KrÉyol Factory a
Avec Alex Burke/Valérie John/Bruno Carribean, Sonia Fritz, 2004/Calypso témoigné, se révèle un enjeu précieux
Pédurand/Sentier/Wendy Nanan/Thierry at Dirty’s Jim, Pascale Obolo, 2005/Des pour aimer à vivre un monde multiple,
Fontaine/Marcel Pinas/André Robèr/Wil- femmes antillaises racontent leurs re- à s’engager peut-être dans la voie d’un
hiam Zitte/Thierry Tian-Sio-Po/Limber cettes, Antoine Léonard-Maestrati (pro- « Tout-monde ».
Vilorio/Patrice Cujo/Ernest Breleur/Tony duction Parc de la Villette), 2008-2009/
Capellan/et les photographes Yo-Yo Gon- La Boutik chinois, Marie-Claude Lui Van
thier/Pierrot Men Sheng, 2000/Le Bouillon d’Awara, César ////////////////////////////////////////
Paes, 1996/Nous, de ce pays bouleversé,
Christiane Succab-Goldman, 2003 Lorsque j’ai présenté cette exposition
à l’occasion du séminaire de formation
« Action culturelle et insertion en Outre-
Mer » le 28 janvier 2010 au Parc de la Vil-
Chez soi – de loin lette, le séisme qui a ravagé Haïti venait
Avec Terry Boddie/et les photographes de se produire.
Susan Meiselas/Stanley Greene/Alex Ma-
C’est dans l’émotion et avec une pen-
joli/David Damoison
sée toute particulière pour les artistes
haïtiens et les personnes habitant l’île
que nous avons reçues et avec lesquelles
Alex Burke nous avons travaillé, que j’ai participé à
“The Spirit of Caribbean”, 2006 la table ronde « Panorama et enjeux des
© Adagp, Paris 2009/photo Franck Girier-Dufour- formes artistiques contemporaines en
nier/courtesy of the artist Outre-mer ».
30 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

Musiques Métisses :
un festival autre
Damien Gregoire,
chargé de communication 2007-2010 de Musiques Métisses
et chargé de production de l’événement Musicas Mesticas à Salvador de Bahia (Brésil)

L’année 2010 fût l’occasion de fêter l’anniversaire d’un festival d’un âge
honorable : 35 ans, trente cinq années en effet, que le festival Musiques
Métisses d’Angoulême existe et accompagne les artistes du monde entier.
Profitons de cet anniversaire pour tenter de mieux cerner cet événement
atypique.

L’idée force consiste à ne laisser aucun quar- et offre la possibilité


Comprendre tier de la ville abandonné : le festival a lieu d’écouter d’autres artis-
le festival partout, des actions sont menées dans tous les tes, de s’ouvrir à d’autres
courants musicaux tout
quartiers d’Angoulême et surtout les habitants
en partageant un instant
sont largement impliqués. convivial. Le but est aussi
Le festival Musiques Métisses est
la ville abandonné : le festival a lieu par- de développer le tissu
un festival de musiques urbaines du
tout, des actions sont menées dans tous social en permettant la rencontre des
monde, pour utiliser un raccourci facile :
les quartiers d’Angoulême et surtout les publics et des associations locales, ex-
un festival de world music. Premier festi-
habitants sont largement impliqués. posant sur le Village du festival.
val du genre, il fait partie des plus vieux
festivals de musique en France. Depuis Une simple diffusion de concerts Nombre d’artistes sont venus en Eu-
les années 1980-1990 d’autres initiatives n’aurait pas forcément réussi à fédérer rope et en France métropolitaine grâce
du champ artistique sont nées : Africo- toute une ville et tout un département. à ce festival : Salif Keïta, Cesaria Evora,
lor en Seine Saint Denis, Les Suds dans Le projet soutenu par toutes les col- Touré Kounda, Johnny Clegg, Rokia Tra-
la ville d’Arles, Villes des Musiques du lectivités locales et l’État prend une oré, Dédé Saint Prix, Granmoun Lélé…
Monde en Seine Saint Denis, Rio Loco à dimension sociale certaine. C’est ainsi
Toulouse, que naissent dans le prolongement
de cette première action, les projet de
Créée par Christian Mousset l’associa-
tion « Musiques Actuelles » organisait
Cuisines du Monde, d’Etik en Musique,
l’Espace des Solidarités, le Village de Mu-
Ancré sur un
des concerts de jazz. Très vite Christian
Mousset et ses complices décident d’or-
siques Métisses et toutes les initiatives territoire avec
créées, impulsées ou accompagnées par
ganiser un festival. Jazz en France naît
en 1976.
l’équipe de cette association dirigée par vue au-delà des
Christian Mousset et présidée par Oli-
Après 10 ans d’existence, en 1986, et vier Cazenave. frontières
après avoir accueilli les européens et
En 1998, Musiques Métisses lance sa
américains les plus réputés et recon-
décentralisation à travers le départe- Angoulême fut la cité industrielle la
nus aujourd’hui encore, le festival est
ment de la Charente. Depuis, et chaque plus importante de la Région Poitou-
re-nommé Jazz en France et Musiques
année, un mois avant l’ouverture offi- Charentes. Plusieurs quartiers-com-
Métisses. L’ouverture aux musiques
cielle du festival, les artistes sont invités munes bordent Angoulême. La ville
africaines est devenue une évidence
à travers tout le territoire de la Région d’Angoulême et son agglomération
musicale, artistique et humaine. Trois
Poitou-Charentes pour rencontrer le pu- comptent 100 000 habitants. Le dépar-
ans plus tard (1989), l’événement déjà
blic autrement, le temps de résidences tement de la Charente compte au total
réputé au-delà des frontières, s’intitule
permettant une médiation culturelle en plus de 600 000 habitants.
définitivement Musiques Métisses.
immersion pour aborder de nouveaux
En 1992, le Ministère de la Culture publics et les inviter ensuite à venir sur Le dynamisme culturel et l’attache-
et Musiques Métisses inaugurent l’opé- le site du festival. En accueillant ces ment des collectivités de cette région
ration Quartiers Lumières. L’idée force publics nouveaux, le festival devient au développement culturel et aux
consiste à ne laisser aucun quartier de moins impressionnant, moins inconnu manifestations qui y contribuent sont
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 31

mise en relation avec des profession-


nels, des programmateurs, et des jour-
nalistes nationaux et internationaux. Le
passage à Angoulême est une véritable
tribune et l’équipe s’attache à ce que ce
passage devienne un tremplin pour les
formations les moins connues.
En étant invités à Angoulême, parfois
pour la première fois en Europe ou en
France, les artistes gagnent une nouvel-
le reconnaissance et peuvent partager
leur talent.

Supplément
d’âme : le village
indéniables. Le public est lui-aussi fidèle internationale – dans son champ artis- Quartiers Lumières - opération bien
aux événements alentours. tique et tous ont participé à l’irrigation nommée – imaginée par Jack Lang,
culturelle de leur territoire de proximité. ancien ministre de la Culture, vise à ce
Pour le seul département de la Cha-
rente, trois exemples réputés : qu’aucun quartier ne soit laissé dans un
silence ségrégateur ; l’organisation de
• Festival de Confolens (arts et tradi-
tions populaires du monde) : 53 ans Les artistes concerts et d’actions dans toute la ville
et l’agglomération est chaque année
• Festival International de la Bande chaleureusement accueillie par le public.
Dessinée d’Angoulême : 37 ans
Pionnier dans la programmation d’ar- Pour rendre encore plus visibles et
• Blues Passion à Cognac : 18 ans
tistes stars pour les diasporas (Youssou populaires les actions, le festival a ima-
N’Dour pour les sénégalais, Salif Keïta giné le Village, comme point d’orgue à
Et un peu plus loin : pour les maliens, Kassav pour les an- chaque édition de Quartiers Lumières.
• Les Francofolies de La Rochelle : tillais…), Musiques Métisses valorise les
Le Village est le lieu de rencontre de
26 ans artistes en leur offrant des conditions
tous les publics, des artistes, des an-
• Les Francophonies en Limousin : de jeu, de répétition et parfois de créa-
goumoisins, des familles, des jeunes,
27 ans tion de qualité toujours professionnel-
des vieux… Durant le temps du festival,
les. L’accompagnement des artistes est
c’est tout le site de la manifestation
Chacun de ces festivals est devenu très souvent orienté vers une profes-
(Île de Bourgine, au pied d’Angoulême)
à sa manière une référence – parfois sionnalisation de leur pratique et une
qui devient une vraie et grande place
32 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

de village. On y trouve Véritable âme du festival, le Village est un Les publics cibles sont les personnes
plusieurs espaces de dis- lieu de rencontre et de partage, un lieu de défavorisées ou n’ayant aucun accès
cussion, de palabres, de détente et de découverte, d’éducation et de à la culture. Chaque année près de
débat. On y vient pour les 1 000 passeports sont ainsi distribués
citoyenneté.
concerts, les animations et donnent accès aux concerts à 3 000
de rue, les expositions, personnes.
pour manger et se désaltérer, pour écou-
ter des écrivains, participer aux débats,
se renseigner sur les associations… L’Espace des
Ciné Métis
Véritable âme du festival, le Village Solidarités
est un lieu de rencontre et de partage,
un lieu de détente et de découverte, En partenariat avec les salles de ci-
d’éducation et de citoyenneté. Catalyseur de forces et d’initiatives néma du département et l’association
de développement local ou interna- Ciné Passion 16 qui les fédère, nous
tional, cet espace est l’âme du Village. organisons une programmation de ci-
Jusqu’à trente associations par édition néma africain. Une première sélection
Cuisines sont accueillies et proposent exposi-
tions, animations, rencontres. Cette
est faite grâce à notre partenaire Poi-
tou-Charentes Cinéma (Région Poitou-
du Monde mise en avant est une vitrine annuelle Charentes) puis nous laissons les salles
exceptionnelle, qui permet de dynami- décider du choix de leurs films dans
ser significativement le tissu associatif cette sélection.
Projet impulsé par et pour le festival, régional.
Cuisines du Monde est le projet phare né Chaque projection est présentée par
de l’opération Quartiers Lumières. Tou- un intervenant (journaliste, sociologue,
jours dans l’idée de n’écarter personne, cinéaste), et se poursuit par un débat
avec les spectateurs.
de partager une même ville tout en va-
lorisant artistes et cultures Cuisines du
Littératures
Monde valorise les gens, les habitants. Métisses
Ici, il s’agit d’un collectif de femmes
habitant plusieurs quartiers populaires Un mois avant
d’Angoulême qui assurent la restaura- Comment écrit-on lorsque l’on vit
tion du festival et font découvrir leur dans un pays qui n’est pas le sien ? le festival :
cuisine, partie intégrante de leur culture. Comment écrit-on et décrit-on son pays
d’origine ou d’accueil ? Dans quelle lan-
opération
En proposant plusieurs plats à la
carte par repas pour l’équipe et les fes- gue ? Pourquoi ? décentralisation
tivaliers, Cuisines du Monde est vite de- Cet événement littéraire fait la part
venu un exemple d’initiative d’insertion belle à la découverte d’auteurs, de leurs
éco-citoyenne. œuvres, de leurs univers… En lien avec Depuis 12 ans, les opérations décen-
la programmation musicale, Littératures tralisées du Festival Musiques Métisses
Cuisines du Monde existe toujours :
Métisses a depuis 10 ans une thématique se sont affirmées comme de véritables
c’est aujourd’hui un projet d’insertion
qui permet aux auteurs de se découvrir outils de développement territorial et
qui fonctionne à l’année avec un restau-
des points communs à travers leur his- d’élargissement des publics.
rant ouvert midi et soir.
toire personnelle et leur écriture. L’enracinement des résidences d’ar-
tistes sur les territoires du département
a permis d’ouvrir ces actions au plus
Etik en Musique Passeport
grand nombre et de structurer de lar-
ges partenariats avec les collectivités
locales et les relais locaux : Pays, Com-
Il s’agit d’une association intimement
pour Tous munautés de Communes, Communes,
associations, écoles, lycées, collèges,
liée à Musiques Métisses, avec pour idée
structures culturelles…
principale la promotion d’un commerce
Imaginée il y a 12 ans plus tôt « Pas-
équitable, éthique, à base de produits Logés « chez l’habitant », les grou-
seport Pour Tous » est une opération
bio. Précurseurs de cette vague actuelle, pes invités animent, durant une à deux
qui fait appel à la générosité et à la phi-
Etik en Musique fut parmi les premiers semaines, des ateliers, débats, master
lanthropie d’entreprises, d’institutions
défenseurs de ces valeurs. On trouve classes en milieu scolaire ou associatif,
et de particuliers de la région. Le prin-
donc sur le stand du textile bio et équi- en amont d’une soirée spectacle orga-
cipe est simple : Musiques Métisses vend
table, du café et des produits équitables. nisée localement. Toutes les conditions
des « passeports » (pass 3 jours, soit 3
À l’ombre du stand, des débats sont de rencontres et d’échanges entre les
accès aux concerts payants de la Grande
organisés pour sensibiliser et question- publics et les artistes en résidence
Scène) à ces opérateurs ou particu-
ner le public sur la démarche, sur des sont réunies autour de ces opérations
liers qui les redistribuent ensuite aux
thèmes de société, et sur les questions interculturelles, pédagogiques et de
partenaires du festival agissant dans
de développement durable. diffusion. Au-delà de ces échanges, ces
le champ social et celui de l’insertion.
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 33

Logés « chez l’habitant », les groupes invités Christian Mousset Festival Musiques Métisses
animent, durant une à deux semaines, des ate- préside actuellement 36e édition - du 10 au 12 juin 2011
liers, débats, master classes en milieu scolaire Zone Franche, le ré- île de Bourgines – Angoulême
seau des Musiques www.musiques-metisses.com
ou associatif, en amont d’une soirée spectacle
du Monde qui vient
organisée localement. Toutes les conditions de de mettre en place
rencontres et d’échanges entre les publics et une cellule spécifique
////////////////////////////////////////
les artistes en résidence sont réunies autour de « visas artistes » pour
ces opérations interculturelles, pédagogiques aider les membres du
et de diffusion. réseau à débloquer les
situations complexes
actions permettent de tisser des liens
concernant la délivrance des visas.
entre des publics ruraux et urbains, de
travailler à la mise en place de relations Le réseau est aussi constitué des pro-
durables entre les différentes commu- fessionnels de la production que le fes-
nautés du territoire charentais. tival a su accompagner ou pour lesquels
il a contribué à déclencher la création
d’activités. Le passage à Angoulême
étant devenu une petite consécration
Un festival pour certains artistes, tout du moins un
tremplin à la diffusion et à la circulation
en réseau de leurs œuvres, les lauréats du prix RFI
et prix de l’Océan Indien sont invités à
chaque festival.
Le développement de Musiques Mé-
tisses est lié aux soutiens de longue date
des partenaires financiers, logistiques et
techniques. Pour conclure,
En premier lieu la complicité des col-
lectivités locales permet d’imaginer et
d’inventer de nouvelles actions tout en Le lien créé entre le festival, le public,
s’assurant du maintien de l’existant. les artistes, les partenaires, les profes-
sionnels a permis de maintenir et déve-
La ville d’Angoulême, la Communauté lopper un projet citoyen autour d’une
d’Agglomération, le Département de la programmation musicale exigeante. Il
Charente et la Région Poitou-Charentes est ambitieux de proposer des artistes
sont les premiers partenaires de la dé- rares, parfois méconnus à un public de
centralisation. Ces territoires sont acti- 50 000 à 60 000 personnes par an, dans
vement impliqués dans les actions hors une ambiance familiale.
les murs, notamment l’accueil d’artistes.
Le soutien financier qu’ils apportent aux L’ancrage territorial est extrêmement
actions et au fonctionnement du festi- important. Le travail de médiation date
val est indispensable à la pérennité de du début du festival, en 1976, et s’ampli-
l’association. fie chaque année. Les décentralisations
et l’élargissement à la littérature, au
Avec la DRAC, les collectivités finan- cinéma, permettent de toucher un pu-
cent le fonctionnement de l’association, blic toujours plus large et d’attirer ainsi
nécessaire à l’organisation et la coordi- l’attention sur les artistes qui se croisent
nation du Village, travail qui nécessite à Angoulême, depuis maintenant 35 ans.
des relations annuelles régulières avec
tous les intervenants. Cet événement s’est construit durant
35 années et le chemin est encore long
Les Ministères de la Culture et de espérons-le. D’ailleurs aujourd’hui, le
la Communication, des Affaires Étran- festival n’est plus seulement appré-
gères, l’Organisation Internationale hendé comme un lieu de diffusion de
de la Francophonie, Cultures France et concerts, mais comme un lieu de ren-
les Sociétés Civiles (SACEM, FCM, SPE- contre, de découverte, de solidarité et
DIDAM, ADAMI, CNV) apportent très de mixité.
régulièrement leur aide au montage de
la programmation musicale et d’actions Voilà un aperçu et un survol du
artistiques. festival au travers d’un texte… mais la
plus belle façon de découvrir Musiques
Le festival est membre de plusieurs Métisses reste de vivre l’expérience d’un
réseaux et contribue à améliorer ainsi festival. Vous y reviendrez !
la circulation et la diffusion des artis-
tes. À l’origine de nombres d’entre eux,
34 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

Libérer la parole,
La résidence d’artistes,
outil pédagogique
et lien avec le territoire
Isabelle Boursier,
Enseignante d’éducation socioculturelle, lycée agricole Saint-Joseph, La Réunion

Vavanger’s est le nom de la création collective en musique, chant et conte, qu’ont


réalisée des jeunes du lycée Saint Joseph à La Réunion dans le cadre d’une résidence
d’artistes. L’intérêt du projet tient dans la dynamique éducative créée par la résidence
au sein de l’établissement, mais aussi dans le lien que celle-ci a généré avec les parte-
naires du lycée sur le territoire.

Le référentiel du Baccalauréat Profes- problème mais la création artistique, l’ex- Tout le monde s’affaire ; oubliés, les
sionnel laisse une marge de manœuvre position au regard des autres… il avoue horaires habituels ponctués par l’agres-
confortable au professeur d’éducation sans honte être angoissé. Les explica- sive sonnerie ; le stage se tient dans les
socioculturelle pour la mise en place tions ont été données à maintes reprises vestiges de l’ancienne salle de spectacle,
d’une pédagogie de projet. À Saint-Jo- à ces lycéens, mais la méthode de travail transformée en salles de cours le temps
seph, dans le sud sauvage de l’île de La est tellement étrangère à leurs habitudes de la réhabilitation de l’établissement,
Réunion, la formule retenue et recondui- scolaires qu’il ne faut pas négliger une mais dont il reste une scène envahie par
te depuis plusieurs années parce qu’elle mise en sécurité psychologique, indis- du mobilier scolaire. Le soir, les trois ar-
fonctionne bien, est celle de la résidence pensable à leur adhésion, destinée aussi tistes proposent une répétition publique
d’artistes. Les élèves des trois classes à amoindrir la pression de l’évaluation du « vrai » Vavanger’s30 à leurs quaran-
de Bac Pro, mélangés pour l’occasion, (contrôle en cours de formation) et de la te-six stagiaires qui, petit à petit, pren-
participent ainsi à un stage intensif représentation finale devant leurs cama- nent conscience de l’ampleur du travail
d’une semaine, en fin de premier semes- rades et les adultes de l’établissement. nécessaire à la création d’un spectacle.
tre. Déconnectés du rythme scolaire
L’après-midi, Fabien ne se souvient Apprendre à dire, avec l’intonation, en
habituel, ils travaillent dans le domaine
plus du groupe auquel il appartient. Les adoptant une attitude corporelle adé-
artistique proposé par leur professeur
trois classes de terminale sont mélan- quate.
avec l’objectif d’une production collec-
gées pour recréer, de manière aléatoire, Faire vivre son texte,
tive, présentée en fin de semaine à un
trois groupes d’atelier. L’un se trouve avec Regarder son auditoire,
public composé des élèves de classes de
Sylvain en atelier d’écriture, un autre Trouver la dynamique, la rythmique ;
Première, de personnels de l’établisse-
avec Alex sur une composition musicale Être à l’écoute des autres,
ment et de partenaires de l’action. Au
autour d’un morceau d’Alain Peters inti- Avoir conscience de l’espace scénique.
commencement de l’action, la peur ; à la
tulé « Kaloubadia », le dernier avec Maya Mettre en musique, faire une ligne de
fin, le bonheur.
pour une mise en musique des premiers voix, tenir le morceau…
textes écrits le matin à partir des té-
Progressivement, les voix sortent, les
moignages qui avaient été recueillis en
corps se libèrent en passant par ce vec-
Ambiance-terrain amont par les jeunes.
teur magique qu’est la musique qui, par
Deux élèves sont concentrées sur contre, ne souffre pas l’approximation
l’écriture du film du stage qu’elles vont et exige une concentration implacable.
Le premier matin, les questions fu- réaliser en « tourné-monté » et deux
sent : « Madame, mais qu’est-ce qu’on autres lycéens sont avec Papa Kouyaté
va faire cette semaine ? J’ai un peu peur, en train de réfléchir aux questions scé-
moi ». Ludovic est un grand gaillard, niques, qu’elles soient techniques ou de 30 Vavanger’s : création collective (musique,
auquel le travail agricole ne pose aucun décor. chants et conte) en hommage à Alain Peters,
artiste réunionnais
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 35

Une chance dans cette aventure,


nous avons trois excellents musiciens
parmi nos élèves : basse, guitare et syn-
thétiseur, les trois instruments accom-
pagnent les voix.
Les décors se construisent, les pro-
jecteurs sont installés, les vidéo-projec-
teurs sont enfin réglés ; c’est l’heure, le
public s’installe et apprécie dans une
salle surchauffée le résultat de la magie
qui s’est opérée pendant cette semaine
de stage.
En sortant de scène, nos artistes se
lâchent et la joie explose : la satisfaction
d’avoir vaincu trac et a priori. Quant à
leur prof, elle se frotte tranquillement
les mains d’avoir réconcilié ces lycéens
avec Alain Peters31 ; dans les couloirs du
bahut, elle entend fredonner et siffloter
les mélodies de cet artiste méconnu des
jeunes.

« Vavanger’s » :
création musicale
et patrimoniale
À l’origine du projet, nous trouvons
une résidence artistique accueillie par
la commune de Saint-Joseph et finan-
cée par la DRAC. Elle réunit trois jeunes
artistes : Sergio Grondin, conteur ; Maya
Pounia, auteur-compositeur interprète -
elle chante accompagnée de sa guitare
ou de sa takamba32 ; et Alex Sorrès, mu-
sicien rappeur, réputé pour son heureux
métissage de rap et de maloya33 .
Le prétexte : Alain Peters et les 40 ans
du Cinéma Royal de notre petite com-
mune rurale et dynamique du Sud de la
Réunion. Alain Peters, installé à l’époque dans responsable du service culturel, me
le quartier de la Rivière Langevin, y en- souffle l’idée d’une résidence d’artis-
En 2008, la ville reprend la salle
registra de nombreux titres fredonnés tes. Brigitte Harguindeguy, conseillère
« quasi mythique » de plus de 400 fau-
aujourd’hui encore par les Réunionnais. DRAC, finance le projet ; le lycée agricole
teuils, en location, pour y relancer l’ac-
Le « poète maudit » a largement in- s’investira également et fera en sorte
tivité cinématographique en régie mu-
fluencé et contribué à la modernisation d’organiser au mieux emplois du temps
nicipale. Cinéma réputé dans les années
de la musique de l’île de La Réunion, et et disponibilité des salles.
quatre-vingt, l’endroit renfermait aussi
fut reconnu, tardivement, au-delà des
les Studios « Royal » dans ses sous-sols,
frontières de son île. Pour célébrer les
studios d’enregistrement de 1976 à 1979,
quarante ans du Cinéma Royal, la com-
véritable lieu de bouillonnement cultu-
rel et d’expérimentation musicale.
mune commande donc en 2009 une Contenu du projet
création collective autour des textes
d’Alain Peters aux trois jeunes artistes,
par le biais d’un partenaire culturel, « Vavanger’s » est un projet qui ré-
31 Alain Peters, artiste réunionnais, auteur-com- l’association « En Faim de Contes ». En pond aux recommandations pédagogi-
positeur-interprète, précurseur de l’ouverture septembre 2010, la première de « Vavan- ques du module d’éducation sociocultu-
musicale réunionnaise aux influences mondia- ger’s » est donnée au festival « Rumeurs relle de Bac Pro et vise à permettre aux
les dans les années soixante-dix
Urbaines » à Colombes. À Saint-Joseph, élèves de :
32 Luth africain utilisé par les griots du Sahel
les liens sont forts entre le lycée agri- • se découvrir, s’accepter et dévelop-
33 Musique traditionnelle réunionnaise, inscrite
au Patrimoine mondial de l’UNESCO cole et son territoire. Christine Assing, per leur sensibilité artistique
36 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

• pratiquer des modes d’expression


corporelle et vocale impliquant un Redécouvrir Pour conclure,
travail d’imagination et de créa-
tion, accompagné par des artistes
le créole témoignages
professionnels réunionnais
• découvrir les lieux culturels de La Cécile Virlouvet, enseignante en an-
Réunion glais et français : « Les effets de ces sta-
• prendre conscience que la pratique Les jeunes sont allés à la rencontre ges sont indéniables en termes de libé-
artistique peut permettre l’ouver- d’un artiste qui a compté pour leur île ration de la parole, d’élocution, d’écoute
ture vers des métiers divers. et, chacun, en atelier d’écriture, a rédigé et d’échange. Les élèves découvrent
un texte commençant par : « Pour moi, que dans une langue, on peut faire des
La réalisation du projet a permis aux Alain… ». Créole réunionnais ou français, bruits bizarres ; ils osent enfin les sons
élèves d’aborder, grâce à une collabo- aucune directive n’est donnée à ces nouveaux en anglais ».
ration avec les artistes professionnels élèves auxquels on demande depuis tou-
que sont Sylvain Gérard34 (poète), Maya jours de parler quasi exclusivement en Daniel Morel, CPE : « C’est une vérita-
Pounia (auteur-compositeur interprète), français à l’école. Instinctivement, c’est ble opération de libération de la parole
Alex Sorrès (musicien rappeur) et Papa leur langue maternelle- le créole - qu’ils qui leur est ensuite très utile au mo-
Kouyaté (scénographe), les arts de la utilisent mais pas tous, car certains ment de leur soutenance de rapport de
parole en tant que spectacle vivant, éprouvent des difficultés à s’exprimer stage ou des oraux à l’examen »
les lieux culturels, l’écriture, la mise en à l’écrit en créole dont la graphie n’est Guy Sommer, Proviseur et Directeur
musique, le chant et la mise en scène, pas fixe. adjoint de l’EPLEA : « Chaque année,
les différents modes d’expression
« Le créole est manifestement leur c’est la même surprise, je découvre des
artistique.
langue première, celle dans laquelle ils élèves que je croise tous les jours sous
Gilbert Pounia, leader du groupe Zis- s’expriment le plus facilement, le plus une autre facette. Libérés, créatifs,
kakan, est également intervenu, pour librement, surtout à l’oral », témoigne surmontant leurs émotions, ils nous
évoquer l’artiste Alain Peters et ses Sylvain Gérard. offrent un spectacle de qualité. Mon
créations. regret, c’est de ne pas pouvoir program-
Revisiter les textes d’Alain Peters, mer plusieurs actions de ce style au
Pour atteindre ces objectifs, il a été artiste maniant la langue créole et ses cours de leur cursus ».
procédé à : métaphores avec un grand talent, a
• une approche de la représentation présenté un autre avantage de taille : sPascal Nouvet, Directeur de l’EPLEA :
musicale et théâtrale en tant que « ce stage m’a permis d’approfondir « Comme à chaque fois, je suis bluffé
spectateurs mon créole, de découvrir d’anciens mots par la capacité de nos élèves à produire
qui ne sont plus utilisés aujourd’hui », en un temps aussi court un spectacle
• une pratique de l’écriture, du
reconnaît Odile Damour, l’une des élèves de qualité. Cela passe à la fois par une
chant, de la musique et de la scé-
de Terminale option Productions Anima- relation de confiance avec les adultes
nographie encadrée par les artistes
les. Alex Sorrès conclut sur la question référents et par une levée individuelle
professionnels
linguistique : « je pense que nous som- et collective des craintes, des peurs,
• une initiation à la méthode de des inhibitions. Ces actions soudent un
mes le peuple le plus jeune au monde,
création, expérimentée par les ar- groupe, créent du souvenir et balisent
La Réunion étant le dernier bout de terre
tistes, lors de la résidence qui les a leurs progressions.
à avoir été peuplé. En conséquence, il n’y
accueillis à Manapany.
a pas un million de personnes sur la pla- Certes, tous les ans, la question est
nète qui parlent notre créole réunion- posée de savoir si un projet de ce type
nais. Même s’il nous faut aussi maîtriser doit être mis en place car l’investisse-
le français, l’anglais ou encore le manda- ment des enseignants est lourd et le ris-
rin, nous devons préserver notre langue que de ratage existe. Merci à tous pour
qui a beaucoup évolué, de nombreux cette prise de risque et bravo encore aux
mots ont déjà disparu, en particulier élèves de Term Bac Pro ».
ceux qui sont empruntés au malgache ».

////////////////////////////////////////

34 Sylvain Gérard a remplacé Sergio grondin en


déplacement en métropole à la période du
stage.
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 37

Lycée agricole de Pouembout

Agir sur l’environnement


culturel local : l’exemple du
lycée agricole de Pouembout,
Nouvelle-Calédonie
Lêdji Bellow-Lavigne,
enseignante d’éducation socioculturelle, lycée agricole de Pouembout, Nouvelle-Calédonie

Un exemple nous est proposé ici de positionnement d’un lycée agricole sur son terri-
toire comme un acteur de développement culturel local. Le lycée agricole de Pouem-
bout en Nouvelle-Calédonie fonctionne, dans le cadre de son volet culturel, comme un
centre culturel proposant à la communauté éducative du lycée, mais aussi à tous les
acteurs de ce territoire, (habitants, associations, collectivités…) une offre culturelle
diverse et régulière, que l’on peut qualifier de saison culturelle.

Il me semble important de préciser Centre Culturel Tjibaou35 qui allait se


Éléments de comment je suis arrivée au Lycée Agri- mettre en place.
parcours profes- cole de Nouvelle-Calédonie. Après une
licence de Lettres modernes et trois
Dans cette optique de communica-
tion et de diffusion globale, en plus des
sionnel : de années d’enseignement du français au
Togo, mon pays natal, j’ai poursuivi des
outils classiques (affiches, dépliants, re-
lations de presse etc.), j’ai conçu et mis
l’Agence de études de journalisme à Lille et j’ai tra-
en place une série d’animations desti-
vaillé, pendant 6 ans comme rédactrice
Développement de en presse écrite au groupe Jeune Afri-
nées à répondre à un cahier des charges
spécifique : contribuer à un travail de
que, à Paris. C’est à ce titre que j’ai dé-
la Culture Kanak couvert la Nouvelle-Calédonie où j’ai été
ressourcement culturel, de restitution
voire de reconnaissance de la culture
engagée, par la suite, en 1990, comme
au Lycée Agricole chargée de communication à l’Agence
kanak, longtemps délaissée, auprès du
grand public, y compris auprès d’une
de Nouvelle- de Développement de la Culture Kanak
(A.D.C.K.). J’y ai travaillé pendant six
certaine frange de la population kanak
elle-même. Parmi ces outils, conféren-
Calédonie, à ans, notamment, à la médiatisation du
ces, séances de contes, journées du livre
Pouembout !
35 Site du centre culturel Tjibaou : http://www.adck.
nc/
38 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

kanak et océanien constituaient des nous permettent de gagner la confiance


animations clés en main que des éta- Actions culturelles des institutions grâce à la fréquence
blissements scolaires n’hésitaient pas à
demander.
au lycée agricole et à la qualité de nos activités. Les
subventions ont été assez rapidement
C’est dans ce contexte que le Lycée de Pouembout. accordées, tout d’abord par la Province
Nord – 10 000 euros à l’année, puis par
Agricole de Pouembout, en la personne
la M.A.C. (Mission aux Affaires Cultu-
de la responsable du C.D.I., Marie-Pierre
Depuis son ouverture en 1992, ce ly- relles, équivalent de la D.R.A.C., dans
MARLOT, a sollicité le partenariat de
cée fonctionne comme un centre cultu- les régions) – près de 5 000 euros - de
l’Agence de développement de la culture
rel ouvert sur la région, d’autant que, façon quasi permanente et ponctuelle-
Kanak (A.D.C.K.), afin d’accueillir ces
pendant près de 10 années, aucun équi- ment par le Gouvernement de la Nou-
animations, sorte de mallettes péda-
pement culturel digne de ce nom n’avait velle-Calédonie en fonction des projets
gogiques très prisées à l’époque. Pour
existé. Nos élèves ont ainsi l’opportunité présentés. Je dois souligner que tous les
l’inauguration du C.D.I., par exemple,
de rencontrer des artistes du pays et la proviseurs que j’ai connus ont soutenu
le support événementiel « Journée du
possibilité de fréquenter régulièrement et accompagné les actions culturelles
livre Kanak et océanien » a permis de
des œuvres artistiques variées. menées par les enseignants d’E.S.C. – et
décentraliser, au lycée, une partie de
c’est tout à leur honneur ! Nous dispo-
la médiathèque de l’A.D.C.K., avec ses
sons d’une ligne budgétaire spécifique
beaux livres et autres ouvrages traitant
dans le budget général de l’établis-
des Arts et des cultures océaniens, ses
sement. Elle est soumise au Conseil
vidéos… Pour couronner l’ensemble, des
Intérieur et au Conseil d’Administration
personnes-ressources pouvant apporter
pour l’animation culturelle ; nos sub-
de l’information sur la culture Kanak
ventions sont ainsi gérées en interface
étaient invitées : écrivains, conteurs…
avec le ou la gestionnaire de l’établis-
Marie-Claude TJIBAOU, en personne, a
sement, suivant les projets inscrits aux
présidé les festivités, aux côtés du provi-
D.M. (délibérations modificatives). Les
seur du Lycée…
intervenants sont directement rémuné-
Exposition, projection de films, séan- rés par le Trésor Public sur la base d’une
ces de conte ont émaillé la journée lar- Depuis 5 ans, maintenant, un centre convention avec le lycée.
gement ouverte au public de la région. culturel provincial est en place, à Koné,
ainsi qu’une médiathèque au village Nous travaillons, au quotidien, en re-
C’est la première fois que j’assistais à
de Pouembout. L’ouverture d’un com- lation avec l’association des élèves, Plan-
un tel mouvement de foule au sein d’un
plexe culturel est annoncée pour 2010, tule, qu’un des collègues E.S.C. encadre
établissement scolaire, un vrai défilé de
intégrant un conservatoire de musique. directement. Suite à l’augmentation du
bus scolaires et aussi de navettes ame-
Nous accueillons cette nouvelle comme nombre d’élèves au lycée, près de 350,
nant des personnes en provenance des
un enrichissement intense pour des fré- en 2009, nous disposons, depuis 3 ans,
tribus et d’autres communes environ-
quentations culturelles d’envergure. de deux postes et demi. Au mois de no-
nantes (Poya, Koné, Voh et Koumac).
Nous poursuivons néanmoins notre vembre, nous présentons aux financeurs
C’est dans ce contexte que j’ai décou- animation sous la forme de saisons le bilan moral de nos activités ainsi que
vert le lycée agricole de Pouembout, et il culturelles, d’avril à novembre, avec les les projets et budgets prévisionnels pour
m’a vraiment enchantée par son ouver- différents responsables du C.D.I. et les l’année suivante. Selon la nature des
ture à la culture et par sa mission d’ani- collègues d’éducation socioculturelle projets, nous pouvons également faire
mation du milieu rural. Après une telle qui se relayent tous les deux ou quatre des demandes auprès des communes ou
expérience, une convention de partena- ans. Les opportunités ne manquent pas : d’autres structures professionnelles.
riat a été mise en place entre le lycée et le lycée dispose d’un espace polyvalent,
l’A.D.C.K. Trois fois par an et pendant 4 le hall de l’administration, qui sert de
années successives, je suis intervenue lieu d’exposition et d’animation ; sans
avec des programmes divers, en soirée, oublier un très beau faré, vaste espace
Quelques
sur la culture kanak et océanienne : des
conférences, des séances de conte, des
couvert où se tiennent des projections
de films, des spectacles de théâtre et
exemples
projections de films. Les animations des-
tinées au public lycéen étaient toujours
aussi des soirées-talents d’élèves. de projets
ouvertes au grand public.
J’ai su plus tard qu’un poste d’éduca- Projet 1 :
tion socioculturelle se libérait dans ce Le financement
Les recommandations pédagogiques
lycée et je me suis présentée. J’y ai été
recrutée en 1996.
des projets des référentiels favorisent la prise en
compte de l’environnement culturel
local et nous permettent d’ancrer no-
Nos actions sont largement suivies tre fonctionnement sur le terrain et de
et portées par le territoire, les médias, rayonner dans la région.
la population, les élus et les artistes,
lesquels intervenaient parfois béné- Le patrimoine a été notre outil de
volement dans les premiers temps. Le prédilection pour amener les élèves à
lycée dispose de quelques moyens qui appréhender leur propre culture, tout en
découvrant les patrimoines de la région,
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 39

du pays, de l’Océanie et du Pacifique. Un comédiens, à une émission sur RFO-ra- est venu animer un atelier d’écriture
des tout-premiers projets d’utilité so- dio à Nouméa… De la même manière, pour les amener à réécrire les histoires
ciale que j’ai conduit a été une construc- certaines de nos actions ou réalisations dans un style littéraire. Sur les 24 textes
tion de case traditionnelle de 7 mètres peuvent être extériorisées. J’accompa- proposés par les élèves, l’intervenant en
de diamètre, au sein du lycée, avec la gne souvent des collègues d’Économie a choisi trois qui allaient être portés sur
contribution des anciens de la région. Familiale et Sociale (EFS), comme Isabel- scène par les jeunes.
Par ailleurs, nous avons valorisé le tres- le PY, dans des actions visant à valoriser
Parallèlement, la première promotion
sage et la vannerie en faisant intervenir des activités qu’elles mettent en place
de Bac Pro, accompagnée d’un interve-
des femmes des tribus pour apprendre et nous intervenons auprès de person-
nant en arts visuels, a eu à traduire les
aux jeunes à tresser. nes âgées, de personnes handicapées
trois histoires en images, pour en faire
et de la petite enfance, notamment
Afin de sensibiliser les élèves à cette des albums de jeunesse et concevoir
avec les classes de BEPA Services aux
pratique qui a tendance à disparaître, également des planches devant servir
Personnes.
nous avons effectué avec eux une visite de décor au spectacle des BTA.
au Musée de Nouvelle-Calédonie et au
Comme pour la réécriture, les illustra-
Centre Culturel Tjibaou ; ils ont mené
Projet 2 : tions sont réalisées lors d’une semaine
des recherches documentaires pour
banalisée. L’année d’après, les mêmes
réaliser des panneaux-photos explicatifs Avec une autre collègue d’EFS, une élèves ont pu bénéficier d’un autre sta-
sur le sujet. Les jeunes ont également classe de Bac Pro Services en Milieu ge collectif en infographie et proposer
participé, avec une association parte- Rural a participé au deuxième Salon de une mise en page pour chacun des trois
naire - Jë Vë Fata - à la confection de la l’horticulture, à Pouembout. Les élèves albums de jeunesse. Ils passeront le relai
plus grande natte du pays (50 mètres de ont été amenés à réaliser : un ques- à la promotion suivante qui sera char-
longueur sur 4 mètres de large). tionnaire en vue d’une enquête de sa- gée de la mise en son des trois histoires,
Au fil des années, et grâce aux pro- tisfaction, un dépliant comme support des enregistrements et de la réalisation
ductions collectives issues des pratiques de communication, une conférence de d’un premier film d’animation. Une
artistiques, nous avons constitué un presse en vue de la médiatisation et l’ac- dernière promotion de la même filière
patrimoine intéressant pour l’établis- cueil sur le site (billetterie, orientation réalisera les deux autres films d’anima-
sement. Les réalisations d’élèves sont et entretien avec le questionnaire). Les tion sur deux années consécutives et
régulièrement exposées au lycée et, élèves étaient enthousiastes et telle- toujours avec le même engouement que
parfois, à l’extérieur. Il nous arrive aussi ment impliqués qu’ils en sont venus, de chez les premières promotions.
de valoriser des travaux d’autres éta- leur propre gré, à réclamer des brouet-
blissements, comme ce fut le cas d’une tes pour transporter les plantes pour les
maquette de pirogue traditionnelle réa- visiteurs- acheteurs.
lisée dans un lycée de l’Éducation Natio- Tous les ans, une autre collègue d’EFS, La question de
nale, occasion de motiver nos élèves à Touriya TIDJINE, amène une classe de
effectuer des recherches sur le peuple- cette même filière à participer à la Foire
la valorisation
ment de la Nouvelle-Calédonie et sur la de Bourail, l’un des plus anciens salons
civilisation du Lapita36. Nous recevons d’agriculture et parmi les plus prisés du
régulièrement des expositions d’artistes Sur une initiative de la responsable
pays. Quant à moi, je les accompagne
du pays et parfois de la région Pacifique du CDI, Christine DAVEE, les élèves ont
parfois au niveau de la communication,
– comme l’exposition internationale été invités, par la bibliothèque Ber-
de la médiatisation (dossier de presse,
que nous a confiée, en 2007, le Consulat nheim, à prendre une part active au
conférence de presse, revue de presse
d’Australie, avec d’authentiques gra- 2e Salon International du Livre Océanien
etc.). Lors des conférences de presse
phismes du Détroit des Îles Torres. Nous (S.I.L.O.), dans le grand Nord, à Hienghè-
destinées à avoir un écho important
avons aussi la chance de continuer à ne. Ils étaient chargés d’accueillir le pu-
dans les médias (presse écrite – radio
travailler avec le Centre Tjibaou qui nous blic scolaire - 300 jeunes et moins jeu-
et télévision), les élèves sont en tenue
prête parfois des expositions et nous nes en deux matinées – et d’assister des
professionnelle.
fait profiter de l’accueil de certains ar- professeionnels du livre et de l’édition,
tistes comme ce fut le cas avec la com- à l’encadrement d’activités. Une démar-
pagnie de théâtre TALIPO, de la Réunion, che de communication grandeur nature
Projet 3 : a été mise en place : constitution d’un
qui s’est produite au lycée pour le plaisir
du grand public et avec qui nous avons Il concerne la conception et la réalisa- dossier de presse, conférence de presse
vécu des instants fabuleux : invitation tion de trois albums de jeunesse, abou- au lycée pour expliquer la commande et
et communication, accueil des acteurs tissement d’un investissement collectif l’action aux journalistes. Cela a supposé
et installation, participation des élèves, intense. Ce projet a associé, sur cinq un entraînement à la prise de parole
depuis Pouembout, en duplex avec les années, huit classes issues de quatre devant un public de professionnels, et la
promotions de la même filière « Services réalisation de jeux de rôles pour simuler
en Milieu Rural ». l’accueil du jeune public.
36 Civilisation du Lapita : le terme Lapita a été attri- Il a commencé avec la dernière pro- Cette initiation à l’action profession-
bué à la culture des populations austronésiennes
motion de BTA. Les élèves ont eu à col- nelle avait aussi pour objectif avoué,
originaires de Taïwwa qui ont peuplé l’Océanie, il
y a environ 3500 ans. C’est le nom donné au site lecter des contes, des légendes et des la promotion des albums de jeunesse
archéologique de Koné par où les premiers habi- mythes, dans leurs langues respectives en cours de réalisation. Nous avons
tants sont arrivés en Nouvelle-Calédonie. C’est avec leurs traductions en français. L’an- rendu service mais nous nous n’avons
là que les premières poteries de cette culture,
reconnaissables à leurs décors spécifiques, ont née d’après un intervenant en théâtre pas oublié de valoriser nos propres
été découvertes.
40 Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer

productions : dessins, tableaux de pein- Le projet est également présenté recherches sur les musiques tradition-
ture et autres écrits d’élèves… Nous au département « Langues et Cultures nelles à partir de bambous pilonnants
avons donc sollicité un espace d’expo- Régionales » (L.C.R.) de l’Université de la appelés aussi bambous « tempérés »38.
sition lors de ce salon ; notre stand a Nouvelle-Calédonie, où nous sommes Il s’agit d’une production collective qui
connu un beau succès et nous avons invités. nécessite une bonne cohésion du grou-
eu des encouragements de la part de pe. Les élèves ont ainsi créé plusieurs
Les étudiants présents sont enchan-
tous les visiteurs. Mon apport personnel mélodies pour les deux films d’anima-
tés du travail effectué. Nous avons éga-
concernait la communication et l’anima- tion issus des histoires kanak.
lement l’occasion d’échanger avec des
tion. Nous avons mis deux mois à conce-
tout-petits et leurs parents dans une Dans un premier temps nous avons
voir des tenues d’accueil ainsi que des
maison de quartier, à Montravel, en re- travaillé avec les moyens du bord. L’en-
chapeaux et des casquettes en feuilles
lation avec l’association S.E.L. (Solidarité registrement est effectué au lycée : les
de pandanus37 tressées.
par l’Échange Local). élèves sont conteurs, d’autres sont pre-
L’année d’après, la même classe neurs de son. Mais la qualité médiocre
Par la suite, le projet est présenté au
poursuit la publicité autour des albums du son obtenu, nous a amenés à faire
premier salon « Espace Oralité », puis
ainsi que la recherche de financements appel à R.F.O. Tous les enregistrements
au festival culturel du Mont Dore, une
pour l’édition des albums, sous la forme des voix et des musiques sont repris en
commune du Sud, dans le
studio avec un ingénieur du son ; ce qui
Grand Nouméa, et, enfin
Le projet est également présenté au dé- garantit aux trois films, une qualité so-
au Carrefour des associa-
partement « Langues et Cultures Régiona- tions, plus près du lycée, à
nore irréprochable.
les » (L.C.R.) de l’Université de la Nouvelle- Pouembout. Le projet est En conclusion, on peut avancer que
Calédonie, où nous sommes invités. bien reçu partout, aussi le plus important dans l’ensemble de
bien par les enfants que ces projets, n’est pas tant la production
d’une action professionnelle conduite
par les jeunes et les adultes. – même s’il faut avoir une exigence de
en pluridisciplinarité avec une collègue,
qualité - que l’assurance et la confiance
enseignante d’économie, Elisabeth LA- Nous poursuivons notre recherche de
que les élèves finissent par acquérir et
MARTINE. Des contacts sont pris auprès financements, avec la ferme intention
par réinvestir dans d’autres occasions
des institutions : courrier, téléphone, de passer à l’édition et à la publication
de leur vie scolaire, personnelle voire
fax, exposé oral, d’abord devant notre des trois albums accompagnés de leurs
professionnelle.
principal bailleur de fonds qu’est la Pro- CD et DVD, en français et mais aussi
vince Nord, puis en différents lieux, à dans les langues d’origine des contes. La Enfin, il est important de rappeler
Nouméa, la capitale. toute nouvelle structure, l’Académie des que l’ensemble de ces projets et la mul-
Langues Kanak, s’est engagée à nous tiplicité des partenaires impliqués ont
La classe est organisée en groupes de
faire traduire les textes par des locu- conduit, au fil du temps, à situer le lycée
4 ou 5 jeunes. Chaque groupe dispose de
teurs attitrés. Aujourd’hui, les albums comme un établissement ressource au
son propre diaporama et présente, selon
sont presque prêts et deux films sont sein de son territoire, tant vis-à-vis de
les lieux d’accueil, le projet des albums
terminés. Le troisième est en cours de la population proche, que des autres
de jeunesse ainsi que le film réalisé par
montage. Chacun des films est réalisé établissements scolaires ou des acteurs
toute la classe : Internat du Lycée du
sur 2 ans. culturels.
grand Nouméa, où nous sommes héber-
gés pour la semaine, collège Champa- Concernant les histoires figurant
gnat (catholique) où nous échangeons dans les albums de jeunesse, l’une vient Cela contribue à construire
avec une classe audiovisuelle ; Lycée de d’Ouvéa, en langue iaai ; elle raconte une image très positive de l’éta-
Do Kamo (protestant) ; Collège de Ma- la malédiction d’un enfant qui n’a pas blissement, comme un lieu de
genta (public) et Lycée Jules Garnier (pu- respecté les interdits de son clan. La
formation ouvert sur son envi-
blic). Les hôtes font remarquer l’aisance deuxième provient d’une langue de
des élèves dans la prise de parole devant Pouébo, au nord de la grande terre, le
ronnement et pleinement acteur
des publics différents. Ils sont surtout djawe ; elle raconte les souffrances et la
d’une politique de développe-
enchantés de visionner un film d’élèves délivrance d’une femme éprouvée par ment local.
et d’échanger directement avec les réa- la méchanceté de son mari. Quant à la
lisateurs qui sont aussi jeunes qu’eux- troisième, elle a été proposée par une
mêmes. élève originaire de Wallis et Futuna, un ////////////////////////////////////////
archipel polynésien dans le Pacifique. La
légende raconte l’aventure d’un enfant
né sous la forme d’une noix de coco et
rejeté ses parents ; il revient régulière-
ment hanter son île natale, à chacun de
ses anniversaires.
Les musiques d’accompagnement de
cette dernière histoire, ont été jouée par
des élèves Wallisiens et Futuniens du 38Bambous « tempérés » : instruments tradition-
lycée. Pour les deux autres histoires, des nels remis au goût du jour par Hervé LECREN.
rythmes sont produits grâce à l’assis- Ce sont des petits morceaux de bambous dé-
37 Pandanus : une plante tropicale à fibre de la coupés de différentes dimensions dont les jeu-
famille des Pandanaceae, répandue dans le Pa- tance d’un intervenant du Conservatoire nes jouent en frappant le sol. Les sons obtenus
cifique. Ses longues feuilles vertes et luisantes de musique, Hervé Lecren, qui a fait des - des sonorités vibrantes - sont différents selon
servent à faire de la vannerie (natte, sac…) la taille de chacun des morceaux de bambou.
Panorama et enjeux des formes artistiques en Outre-mer 41

Éléments de bibliographie et sitographie

« Où en est la France d’Outre- L’institut du Tout-Monde rend hom-


mer ? », Le Monde, Hors Série. mage à Édouard Glissant, mort le
Entretien avec Lilian Thuram et les 3 février 2011 à Paris avec la publica-
témoignages d’Édouard Glissant et tion de deux textes : « L’affectueuse
de Patrick Chamoiseau. révérence », de Patrick Chamoiseau
et « La belle parole du monde »,
d’Ernest Pépin.
Œuvres à l’affiche
« Outre-mer : regards croisés » http://tout-monde.com/index.html
Un portfolio d’images des Outre-
mer français, des pistes vers diffé-
rents dossiers (BnF, Rmn, direction La Fabrique Insomniaque,
des archives de France), une invita- site de promotion et d’accompagne-
tion à puiser dans les nombreuses ment de jeunes artistes, musiciens,
ressources des musées pour une comédiens, met également à la
approche culturelle de l’Outre-mer. disposition des chercheurs ou des
personnes intéressées une banque
http://eduscol.education.fr/ d’ouvrages de la Caraïbe francopho-
cid54577/outre-mer-regards-croises. ne, anglophone et hispanophone.
html
http://www.lafabriqueinsomnia-
que.com/index.php?page=deux
« Potomitan »,
site de promotion des cultures et
des langues créoles Gens de la Caraïbe :
Annou voyé kreyòl douvan douvan Créé en 1999, sous la forme d’une
association loi 1901, Gens de la Ca-
http ://www.potomitan.info/ raïbe est un réseau qui s’est donné
pour mission de valoriser, pro-
mouvoir, inscrire les cultures de la
L’Institut du Tout-Monde Caraïbe dans la marche du monde,
a été créé à l’initiative d’Édouard en partenariat avec ses acteurs et
Glissant et avec le soutien du organisations culturelles.
Conseil Régional de l’île de France
et du Ministère de l’Outre-Mer. Il se http://gensdelacaraibe.org/
propose de faire avancer la connais-
sance des phénomènes et proces-
sus de créolisation, et de contribuer Université des Antilles et de la
à diffuser l’extraordinaire diversité Guyane
des imaginaires des peuples, que Centre de Recherches Interdiscipli-
ces imaginaires expriment à travers naires en Lettres, Langues, Arts et
la multiplicité des langues, la plu- Sciences Humaines
ralité des expressions artistiques et
l’inattendu des modes de vie. http://www.univ-ag.fr/fr/recher-
L’Institut du Tout-Monde est à la che/equipes_et_laboratoires/
fois un site d’études et de recher- equipes_d_accueil2/crillash.html
ches, un espace d’invention et de
formation, un lieu de rencontres, et
un espace dédié aux mémoires des
peuples et des lieux du monde.
Insertion
sociale
et scolaire
p.43 L’appropriation des situations : une
condition d’insertion
Patrick Mayen

p.50 Apprendre dans un contexte de


bilinguisme : récit d’expérience
Marie Beaupré

p.52 Histoires de vie au quotidien :


accompagner les situations
d’illettrisme
Amélie Penninckx-Nique
Insertion sociale et scolaire 43

L’appropriation
des situations :
une condition d’insertion
Patrick Mayen,
Professeur, Unité de Recherche « Développement professionnel et formation ». Eduter, Agrosup Dijon

L’auteur propose dans cette contribution de s’intéresser à la question de l’appro-


priation de situations sociales, pour montrer de quelle manière cette appropriation
constitue un enjeu d’insertion ou d’exclusion sociale. Il montre ainsi en quoi les
situations ordinaires de la vie – scolaire, professionnelle etc. – loin de mobiliser des
capacités innées ou naturelles, sollicitent chez chacun d’entre nous des compétences
construites, fruits d’un processus d’apprentissage susceptible d’être relancé à tout
moment d’un parcours de vie.

La capacité de fréquenter les situa- se débrouiller, ou des Les situations sociales ordinaires nous
tions de la vie sociale et professionnelle situations qu’il pouvait sont si familières qu’elles nous paraissent
avec succès est une condition d’inser- assimiler à des situations naturelles et qu’il ne nous vient pas à l’esprit
tion sociale, scolaire, professionnelle connues mais qui lui ont
que cette familiarité résulte d’un processus
et citoyenne. Les déplacements hors demandé un gros effort
de son espace familier, les transactions d’adaptation. La situation
d’apprentissage.
administratives, les démarches de re- qui consiste à traverser innées ni des capacités qui se dévelop-
cherche d’emploi, les interactions de la rue dans une ville présente toutes les peraient de manière spontanée et iden-
soin, les situations professionnelles, caractéristiques d’une situation familiè- tique pour tous. Les situations sociales
les situations scolaires ou même les re. Nous n’avons pas besoin de réfléchir ordinaires nous sont si familières qu’el-
situations dites de loisir telles qu’entrer pour agir surtout quand nous nous trou- les nous paraissent naturelles et qu’il
au musée, à la piscine, au concert ou au vons dans un environnement familier. ne nous vient pas à l’esprit que cette
restaurant et bien d’autres encore, sont En revanche, dès lors que nous chan- familiarité résulte d’un processus d’ap-
susceptibles de causer de grandes, voire geons de pays, de système de signes prentissage. Pour chacun d’entre nous,
d’insurmontables difficultés. Le terme et de langue nous sommes obligés de certaines situations essentielles de la vie
d’exclusion prend alors tout son sens. changer de pratiques et d’adapter nos sociale ont été appropriées sans qu’il ait
modes de raisonnement et d’action aux été nécessaire d’y penser. Les conditions
conditions culturelles qui composent la ont été telles que de l’apprentissage
situation devenue moins familière. Tra- s’est fait, que des compétences se sont
Agir en situation, verser une rue devient alors une tâche construites (Goffman, 1974, 1991).
difficile ou plus risquée et nous devons
des capacités reconstruire le système de connaissan- Envisager les choses dans cette pers-
pective permet de considérer les situa-
méconnues ces, de règles et d’opérations en prenant
en compte les conditions particulières tions de la vie sociale et professionnelle
du nouveau contexte. comme des situations sociales, histori-
ques et culturelles, produits de l’histoire
Il est difficile pour ceux qui sont Nous voudrions insister sur le et de l’activité humaine. Se débrouiller
relativement bien insérés dans un en- constat, plutôt méconnu, selon lequel de ces situations relève de connaissan-
vironnement relativement stable de ces situations font l’objet, au cours de ces et de compétences définissables et
se représenter qu’il puisse être difficile la vie, d’un processus d’appropriation et non pas de savoir être ou de qualités in-
à d’autres de se repérer et d’agir dans que l’action dans ces situations exige définissables, renvoyant le plus souvent
de telles situations. Pourtant, chacun connaissances et compétences. Parler de à des caractéristiques personnelles :
devrait se souvenir des occasions où il processus d’appropriation signifie que intelligence, sens de ceci ou cela, pour
s’est trouvé dans des situations nou- les connaissances et compétences socia- lesquelles il n’y aurait rien à faire. En-
velles avec lesquelles il a eu du mal à les ordinaires ne sont pas des capacités tendues ainsi, les situations sont donc,
44 Insertion sociale et scolaire

pour les formateurs et les éducateurs, important. Nous avons des routines de conventions, les savoirs spécifiques à
également analysables et il est possible pensée et des routines d’action ; routi- la catégorie de situations qu’est la si-
de les prendre comme des objets d’ap- nes signifiant ici « automatismes ». tuation scolaire lui restent obscurs ou
prentissage et d’appropriation. inconnus. Je voudrais insister ici sur un
Nous sommes aussi confrontés à des
point essentiel : dans cet exemple de
Pour tout un ensemble de raisons qui situations nouvelles pour lesquelles
la situation scolaire de résolution d’un
relèvent des histoires individuelles ou de nous disposons de repères, même si
problème, dire que les connaissances
celles de groupes sociaux, le processus nous n’avons pas rencontré ces situa-
des « règles du jeu » de la situation sont
d’appropriation de telle ou telle classe tions auparavant, et nous arrivons plus
« très pratiques » est à prendre au pre-
de situations ne s’est pas déroulé de la ou moins vite et plus ou moins bien à
mier degré : elles sont pratiques parce
même manière pour tout un chacun, no- construire des comportements adaptés
qu’elles sont économiques (en temps et
tamment lorsque certaines conditions à partir de nos propres ressources. Nos
en effort) et satisfaisantes parce qu’el-
ont fait défaut. Les capacités qui assu- propres ressources ne sont pas faites
les sont presque toujours opératives.
rent un niveau satisfaisant de maîtrise que des modes de comportement que
des systèmes de signes, notamment les nous maîtrisons mais aussi de connais- L’école, ses situations et leurs règles
capacités de lecture, représentent une sances et compétences. constituent des situations peu familiè-
bonne part des capacités de maîtrise res, étranges et étrangères pour un cer-
Nous avons ainsi plus ou moins déve-
des situations. Mais il en existe un cer- tain nombre d’enfants et d’adolescents.
loppé des connaissances « secondes »,
tain nombre d’autres qui leur sont étroi- Une partie de ce qui s’y passe, de ce qui
non pas sur des types de situations,
tement liées dont nous allons parler ici. doit s’y faire, du pourquoi les choses
mais sur ce qu’est une situation et
se passent ou doivent se passer d’une
Dans ce texte, nous allons d’abord comment on peut faire pour y agir avec
manière et pas d’une autre, et comment
revenir sur le caractère familier et étran- pertinence et efficacité. Nous savons
on peut le faire leur échappe. Les efforts
ger que peuvent prendre les situations par exemple que toute situation sociale
qu’ils ont pu déployer se sont souvent
qui composent le fond de la vie sociale. publique a ses propres règles, qu’elles
avérés peu productifs. Ils ne se sont
Nous donnerons ensuite une définition peuvent être découvertes et connues,
appropriés ni la fonction, ni les lois de
de ce que nous entendons par situation ne serait-ce que par l’observation at-
fonctionnement, ni les règles. Ils n’ont
puis nous nous arrêterons sur certaines tentive du comportement des autres.
pas construit les manières de raisonner
connaissances et compétences sociales, Ce type de connaissance à portée géné-
et notamment sur ce qu’Oléron (1981) rale ne va pas de soi et il
appelle des « savoirs et savoir-faire n’est pas construit chez L’école, ses situations et leurs règles
psychologiques ». Nous verrons enfin chacun avec la même constituent des situations peu familières,
comment des médiations peuvent être efficacité, en particulier étranges et étrangères pour un certain nom-
mises en place pour relancer le déve- avec le même niveau de
bre d’enfants et d’adolescents.
loppement des capacités sociales et conscience.
l’appropriation de celles-ci. Le processus
L’un des exemples de différence et d’agir dans ces situations, ou bien ils
d’appropriation des situations peut,
entre ces deux types de connaissances ont construit des manières de raisonner
en effet, toujours être relancé et pour
vient de l’école. Un élève peut avoir des et d’agir qui ne semblent pas produire
chaque personne quel que soit son âge :
connaissances et comprendre l’énoncé les effets attendus, par eux-mêmes et
être repris, encadré, guidé et étayé. Les
d’un problème de science, de techno- par les autres. Il faut penser que nombre
conditions peuvent être organisées afin
logie ou de mathématiques, mais il de situations scolaires prennent des
que des apprentissages se produisent
lui est aussi très utile de savoir qu’une formes parfois un peu étranges pour
et permettent de conduire le processus
partie des réponses est contenue dans qui veut bien les regarder d’un peu
d’appropriation un peu plus loin.
l’énoncé ou encore que la lecture at- près. Leurs lois et règles de fonction-
tentive de l’énoncé correspond à une nement, les jeux de langage (façons
étape importante – et très pratique – de de parler et vocabulaire employé), les
Les situations : la résolution du problème. Il sait en ef-
fet, que poser le problème représente
modes de comportement semblent bien
spécifiques.
des univers un grand pas vers la découverte de sa
solution. Enfin, il sait qu’un énoncé,
familiers et des dans le contexte scolaire correspond
Les situations de
toujours à une leçon et que les moyens
univers étranges pour répondre aux questions posées par
la vie sociale : des
l’énoncé sont à rechercher dans la leçon.

Nous pouvons considérer que le cours


En d’autres termes, on peut dire que
l’espace du problème est fortement dé-
formes saturées
de la vie conduit chacun d’entre nous à
fréquenter un certain nombre de situa-
limité et que les solutions sont à portée
de la main.
de règles et de
tions, familiales, sociales, profession-
Or, certains élèves semblent ignorer
signes
nelles. Certaines d’entre elles nous sont
tout cela. Leur activité, et, d’abord leur
familières et nous semblons les fréquen-
attention, est orientée vers le problème
ter avec aisance. Nous agissons sans Il en va de même dans les situations
et la résolution du problème sans prise
avoir besoin de penser ; ce qu’il faut fai- scolaires et dans les situations de la
en compte de tous ces aspects de ce
re et ce qu’il faut dire nous vient sponta- vie : les connaissances et les compé-
qu’est un problème en situation scolaire.
nément et sans effort d’attention trop tences résultant de l’appropriation des
En d’autres termes, les buts, règles et
Insertion sociale et scolaire 45

situations sont pratiques, autrement Nous ne risquons pas ainsi d’attendre (par rapport à un médecin, en tous les
dit, fonctionnelles, économiques et poliment ou de sonner jusqu’à ce que cas) mais suffisantes pour faire bonne
efficaces. On n’a pas besoin de penser quelqu’un arrive. Nous savons que la figure et coopérer avec efficacité.
à ce qu’on doit faire ou penser ; en quel- règle sociale générale qui veut qu’on at-
Aaron Cicourel (1974) a réalisé une
que sorte, ça pense et ça agit tout seul. tende que quelqu’un nous accueille pour
étude dans un quartier de New York
Nous pouvons donc nous consacrer à entrer, n’est pas en vigueur dans cette
dans lequel des pédiatres étaient ame-
l’essentiel. situation. Nous savons
On n’a pas besoin ensuite que nous allons nés à recevoir de nombreuses mères
Nous savons ainsi, par d’origine portoricaine et récemment
de penser à ce qu’on attendre et repérons
exemple, nous comporter arrivées aux États-Unis, avec leur jeune
comme des patients effi-
doit faire ou penser ; la salle d’attente. Mais enfant. Une partie de ces pédiatres
caces lorsque nous allons
en quelque sorte, ça imaginons un instant que avaient tendance à dire que ces mères
chez un médecin. Pour pense et ça agit tout nous ne soyons jamais ne prenaient pas soin de leurs enfants.
seul. allés dans un cabinet
cela, nous disposons de Ils se basaient sur leurs observations
médical. Même si nous
nombreuses connaissan- pendant les consultations et déploraient
savons lire les mots, la notion de salle
ces dont nous n’avons même pas idée : les comportements manifestés par
d’attente n’est peut-être pas aussi évi-
nous savons lire le nom de la rue et le ces jeunes mères. L’étude de Cicourel
dente pour un novice qu’elle l’est pour
numéro du bâtiment où nous pouvons montre que celles-ci ne se comportent
ceux qui ont l’expérience de cette situa-
trouver le médecin car nous savons qu’il effectivement pas comme il est attendu
tion. Nous savons aussi que nous devons
existe des annuaires et une certaine de se comporter dans une situation de
attendre et que, s’il y a d’autres person-
façon de s’en servir. L’ordre alphabétique consultation pédiatrique en Amérique
nes, nous devrons surtout nous pré-
n’est pas qu’une convention pour ordon- du Nord. Elles ne connaissent pas les
occuper de repérer la personne qui est
ner les lettres. C’est aussi une conven- règles du jeu propres à la situation de
entrée immédiatement après nous pour
tion pour ordonner un grand nombre de la visite médicale et de coopération
veiller à ce qu’elle ne passe pas avant
phénomènes de la vie pratique. Cette avec leur interlocuteur médecin dans la
nous, mais nous devons aussi repérer
convention nous permet facilement et situation. La coopération avec les autres
tous ceux qui attendaient avant nous,
de manière économique de trouver des dans une situation donnée relève de
afin de ne pas risquer de vouloir passer
informations, de nous repérer dans des règles. Dans certains cas de situations
avant eux, ce qui serait une source assu-
tâches de la vie et également d’échan- inédites, les règles doivent être définies,
rée de conflit. Nous savons même que
ger des informations pratiques avec les négociées et ajustées au fur et à mesure
l’heure exacte du rendez-vous ne prime
autres selon cette même convention. de l’action, mais dans la plupart des si-
pas – la plupart du temps – sur l’ordre
Ces conventions, signes et systèmes tuations sociales, le système de règles,
d’arrivée. Toutes ces connaissances sont
de signes fonctionnent dans la société comme son nom l’indique, sert à réguler
des connaissances « d’arrière-plan »,
comme des instruments et des systè- les activités des uns et des autres, pas
rarement exprimées comme telles. Elles
mes d’instruments. seulement ce qu’ils font effectivement
résultent d’un processus d’apprentis-
ensemble : ajuster des mouvements, des
Continuons avec notre exemple : si sage dont il est difficile de retracer la
gestes et des paroles, mais aussi réguler
nous ne faisons pas confiance à notre dynamique précise.
l’interprétation de l’action de l’autre et
mémoire, nous pouvons consulter notre
Une fois entré dans le cabinet du la production de sa propre action. La
agenda ou un morceau de papier qui
médecin, nous connaissons le scénario : fluidité – relative – des interactions so-
nous sert de mémoire déléguée pour
nous nous assiérons là où le médecin ciales en dépend. Lorsqu’une personne
retenir les coordonnées précises du
nous le dira puis nous attendrons qu’il ignore trop et trop souvent les règles
cabinet médical. Nous pouvons même
nous donne la parole en nous deman- des situations avec lesquelles elle est
faire un nœud à notre mouchoir pour
dant ce qui nous amène dans son ca- en interaction, elle se retrouve dans le
qu’il nous rappelle que nous devons
binet. Nous savons que nous devons cours d’une vie de laquelle la fluidité
aller chez le médecin. Cet agenda ou
décrire les symptômes que nous ressen- sociale est absente : chaque situation
ce morceau de papier ou ce nœud au
tons, préciser les circonstances d’appa- reste mal déchiffrable, les interactions
mouchoir ou n’importe quoi d’autre
rition des symptômes, notamment en avec les gens et avec les choses et les
peut nous servir d’instrument. Plus
insistant sur le temps, et enfin exposer instruments sont heurtées, difficiles,
exactement, le véritable instrument est
ce que nous avons fait (prise de médi- tout demande un effort et les efforts
composé de notre mémoire, du moyen
caments, de température, etc.) Nous ne sont pas toujours couronnés de suc-
qui stimule ou soutient notre mémoire
savons que le médecin va nous poser cès. Les incompréhensions réciproques
et des connaissances que nous avons
des questions, nous dire de nous lever. sont nombreuses. En outre, le risque est
qui opèrent le lien entre le moyen artifi-
Cet inconnu nous demandera de nous grand de perdre la face, avec le cortège
ciel et notre mémoire « naturelle ». Nous
déshabiller et cela nous semblera tout de vexations et d’humiliations qui en
pouvons remarquer ici que les moyens
naturel et nous précéderons quelques- résulte.
sont « empruntés » au patrimoine social
unes des consignes en respirant fort,
disponible : agenda, nœud au mouchoir. Lorsque nous y sommes adaptés,
en toussotant, en ouvrant la bouche, en
D’autres peuvent être inventés par nous finissons par oublier, ou, plus
disant A ou 33.
chacun. exactement, il ne nous vient même pas
Nous disposons de connaissances qui à l’esprit que les situations familières
En arrivant devant la porte d’entrée
nous permettent d’agir de manière adé- que nous vivons ont pu nous être étran-
du cabinet médical nous pouvons lire
quate pour coopérer avec le médecin, gères, ou, pour le moins, pas tout à fait
que nous pouvons sonner et entrer, ce
et de connaissances pour interpréter ce familières et que nous nous en sommes
qui signifie implicitement que personne
qu’il se passe, interprétations plus ou approprié les caractéristiques, les règles,
ne se déplacera pour ouvrir la porte.
moins vagues et plus ou moins exactes les fonctions, les codes ; que nous avons
46 Insertion sociale et scolaire

développé des gestes et des routines système plus vaste : une situation admi- temporelles relèvent d’une catégorie
et que nous avons pu être malhabiles nistrative ou une situation de travail ne très particulière, tout comme c’est le cas
ou hésitants. Nous oublions aussi que sont que des sous- ensembles d’un sys- d’une livraison pour un professionnel,
nous avons appris ces situations dans tème plus vaste par rapport auquel elles ou d’une tournée de distribution de
un environnement qui nous a aidé à les existent et fonctionnent. Sans une idée, courrier pour un facteur : où commence
apprendre, qui a dirigé et soutenu notre même partielle, de ce fonctionnement la tournée ? Lorsque le facteur arrive sur
apprentissage. Pour certains d’entre d’ensemble, il est souvent impossible son secteur ou bien dès qu’il reçoit les
nous, l’apprentissage a été facile, im- de comprendre les buts et les règles, ce objets postaux (lettres, recommandés,
plicite, pour d’autres, il a été difficile. qu’on peut attendre et ce qui est exigé colis…) qu’il doit trier et organiser pour
Certains, enfin, n’ont par une la distribution ? Un trajet débute bien
pas réussi à s’approprier Certains, enfin, n’ont pas situation avant le déplacement effectif qui le
suffisamment certaines réussi à s’approprier suffisam- spécifique. concrétise.
situations pour pouvoir ment certaines situations pour Une si- Une situation est définie par des
y agir et en obtenir les pouvoir y agir et en obtenir les tuation est tâches à accomplir, mais les tâches ne
résultats légitimes aux-
résultats légitimes auxquels ils aussi défi- sont pas toujours définies, et pas ex-
quels ils auraient pu pré-
tendre. Dans une certaine
auraient pu prétendre. Dans une nie par un plicitement définies. Même dans une
mesure, ils en ont été ex- certaine mesure, ils en ont été espace. Cet situation professionnelle organisée
clus. Ils ont pu renoncer à exclus. espace est par des procédures strictes, une partie
physique : des tâches et des actions attendues ne
fréquenter ces situations
il occupe une certaine place relative à sont pas complètement définies. Dans
qu’ils n’ont pas réussi à s’approprier. Ils
d’autres espaces, il est situé en un lieu, les situations sociales et socio - profes-
s’en sont exclus ou s’en sont trouvés ex-
un bâtiment, une pièce dans un bâti- sionnelles, dans les situations scolaires,
propriés. Ils ne peuvent plus participer à
ment possédant certaines caractéristi- une grande partie des règles, des lois,
la vie sociale.
ques. Cet espace est aussi et toujours est implicite. Une partie des tâches
Il est difficile de décrire comment « institutionnel » et culturel. Il occupe garde un caractère peu ou mal justifié.
nous avons pu apprendre à nous com- une place dans un espace social plus Parler de tâche suppose que des objets
porter chez le médecin ou à traverser la vaste, et comporte des caractéristiques, et phénomènes sont en jeu. Les situa-
rue. Toutefois, pour prendre ce dernier notamment des caractéristiques sym- tions, parce qu’elles ont des fonctions,
exemple, il est sûr que nous ne l’avons boliques qui le qualifient comme espace « servent » à agir sur certaines choses.
pas appris seulement par essais et er- social ayant une certaine fonction. Une Des résultats peuvent être attendus,
reurs. Nous avons appris à traverser en grande partie des caractéristiques sym- des effets envisagés. Pour réaliser ces
compagnie de personnes adultes qui ont boliques relèvent du langage écrit et tâches, des outils sont disponibles et/ou
parlé, expliqué, montré, qui ont tiré ou de toutes sortes de systèmes de signes requis et leur usage doit être maîtrisé.
retenu avec le bras, qui ont exercé une que nous savons plus ou moins bien C’est une évidence en situation profes-
pression de la main pour donner le si- reconnaître. Les magasins ont des for- sionnelle mais c’est aussi vrai en toute
gnal de traverser et une autre pour mar- mes spécifiques qui les distinguent des situation sociale : utiliser les transports
quer une interdiction, etc. Nous avons bâtiments administratifs. Nous arrivons publics est une utilisation instrumentée
aussi, parallèlement appris à interpréter à distinguer une gare d’un hôpital, bien qui suppose aussi de savoir utiliser le
les systèmes de signes relevant du code que certaines formes architecturales ticket et le composteur, la carte des li-
de la route, des espaces publics et cela puissent nous induire en erreur. Mais au gnes et celle des horaires, les indications
nous a soutenu dans la construction de bout du compte, quand nous savons lire affichées dans et à l’extérieur d’un bus,
nos capacités pour traverser des rues. et quand nous savons rechercher puis par exemple.
interpréter les signes conventionnels
Une situation est définie par des
adéquats, nous arrivons à nous repérer.
règles et des principes (ou lois de fonc-
Quand nous n’y parvenons pas, nous
Qu’est-ce qu’une savons que nous pouvons demander et
tionnement). Celles-ci peuvent être
définies par la loi, par des règlements
nous savons comment le faire. Pourtant,
situation ? là encore, tout le monde ne dispose pas
ou par des règles et normes sociales.
Les règles définissent ce qui peut et
des mêmes ressources et même lorsque
doit être fait, ce qui est autorisé ou
nous disposons de certaines ressources
Une situation (Mayen, 2005) peut non, ce qui est admis ou pas, ce qui est
pour un environnement donné, nous
être définie d’abord par une fonction : obligatoire. Comme nous l’avons vu
pouvons nous retrouver très dépourvus
elle est là pour un certain usage. La dans l’exemple de la situation médicale,
dans un autre. Interroger quelqu’un
fonction est donc étroitement liée à un un grand ensemble de règles est en vi-
pour nous aider à nous repérer constitue
ou plusieurs buts. Une situation a donc gueur, qu’il faut connaître pour pouvoir
une situation enchâssée dans le cours
généralement une fonction dominante, interpréter les événements, les lieux,
d’une autre situation et cela suppose
et (au moins) un but socialement défini. les comportements, les propos, les do-
aussi des compétences qui ne se rédui-
Toutefois, socialement défini ne signifie cuments, les signes, puis pour pouvoir
sent pas seulement à parler à peu près
pas toujours explicite et le fait que plu- produire des actions, des propos adé-
la même langue.
sieurs buts puissent ou doivent cohabi- quats et efficaces. Lorsque nous maî-
ter, dont certains sont moins explicites Les limites d’une situation ne sont trisons une situation, nous n’avons pas
et certains moins dominants, ne facilite pas toujours faciles à définir, y com- besoin d’agir de manière consciente et
pas les choses lorsqu’une personne pris en terme d’espace, après tout un volontaire, l’action adéquate nous vient
cherche à se repérer. Les situations so- déplacement en métro ou un bus est sans que nous ayons besoin d’y penser.
ciales sont souvent inscrites dans un une situation et ses limites spatiales et Contrairement à ce qu’on pense parfois,
Insertion sociale et scolaire 47

les situations sociales sont toujours ou résulter d’autres expériences. Mais


extrêmement réglées et obéissent à des Des formes il se peut aussi qu’elles résultent d’un
principes et lois de fonctionnement.
Les règles peuvent être tout aussi puis-
nombreuses de manque d’appropriation des expérien-
ces vécues. C’est pourquoi les dispositifs
santes, qu’elles découlent de la loi ou
des coutumes des groupes. Les normes
désappropriation et les occasions de réappropriation de
son expérience peuvent être si perti-
d’une bande d’adolescents peuvent être ou d’expro- nents et si aptes à relancer l’activité.
tyranniques comme peuvent être impi- Se réapproprier son expérience signi-
toyables les règles administratives de priation fie concrètement reconnaître et faire
délivrance d’un formulaire. sien ce qui a été vécu, d’une manière
consciente. Ce n’est pas seulement une
Les situations sont saturées de sys-
L’appropriation des situations les plus prise de conscience qui aboutirait à
tèmes conventionnels, notamment
ordinaires de la vie ne peut donc pas mieux se connaître soi-même, c’est faire
de systèmes de signes. Les règles de
être considérée comme
comportement, les jeux de langage, les
évidente et facile (Mayen,
documents, signes et signaux, les sys-
2009). On peut identifier
Se réapproprier son expérience signifie
tèmes de calcul, de mesure, de temps, y
des formes différentes concrètement reconnaître et faire sien ce
sont présents. À propos des documents,
de non-appropriation qui a été vécu, d’une manière consciente.
nous devons savoir ce qu’ils représen-
qui débouchent, de fait,
tent, quelle est leur fonction, leur orga-
sur ce qu’on peut appeler une expro- de l’expérience passée une ressource
nisation, la manière de nous en servir,
priation des situations, c’est-à-dire une pour des expériences à venir : identifier
comment les obtenir et les conserver, à
limitation, des empêchements de les les expériences, les capacités qu’on y a
quelle occasion s’en munir, etc.
fréquenter et de pouvoir y agir, comme déployées, les résultats qu’on a obtenus,
Enfin, les situations sont sociales un citoyen a le droit et le devoir de les les conditions par lesquelles on a réussi
au sens où elles engagent d’autres fréquenter. ou échoué, est de nature à réaménager
participants. Ces participants « parti- les modes de pensée et d’action de ma-
L’appropriation signifie « faire sien ».
cipent » à la situation en fonction d’un nière à les rendre disponibles pour les
S’approprier une situation, comme s’ap-
grand nombre de caractéristiques : ils expériences futures.
proprier les instruments qui composent
sont partie prenante de la situation
les situations et ceux qui permettent Des situations actuelles peuvent
par leur statut ou leur fonction, ils sont
d’y agir, signifie pouvoir y agir de ma- ainsi apparaître moins étrangères, plus
soumis à certaines règles, ils utilisent
nière satisfaisante, non pas seulement familières lorsqu’elles sont assimilées à
donc des jeux de langage, des systèmes
pour produire les bonnes réponses aux des situations anciennes dans lesquelles
d’instruments. Ils ont aussi des sys-
bons stimuli, mais aussi pour pouvoir y certaines réussites étaient au rendez-
tèmes d’attentes : de comportement,
trouver les moyens d’en faire quelque vous. À l’inverse, des situations actuelles
de demandes, d’usage, de langage et
chose pour soi, voire pour contribuer peuvent apparaître différentes, en tous
s’attendent à ce que l’action des autres
aux fonctions propres de la situation et les cas présenter des différences suffi-
participants soit adéquate, c’est-à-dire
à son évolution. santes pour ne pas être trop rapidement
en accord avec les fonctions et règles
assimilées à des situation anciennes
de la situation. Les autres participants
d’échec. Un double risque est en cause :
ont aussi des modes de fonctionnement
social et psychologique dont l’interpré- Une des formes les plus cou- assimiler à partir de certains traits de
tation n’est pas toujours facile. Elle n’est rantes de la désappropriation, surface, ou de certains traits « dou-
pas facile car les modes de fonctionne- nous l’avons déjà évoqué, réside loureux » des situations actuelles ou
ment sont toujours situés. Cela signifie dans les modes d’auto exclusion. futures à des situations déjà vécues de
manière difficile et généraliser certains
que les modes de fonctionnement de la
traits qui s’y apparentent. Le processus
pensée, les modes de fonctionnement
de généralisation en cause ici n’est pas
langagiers, les modes d’usage du corps, Les situations ne sont parfois pas
une source de plasticité et de richesse
sont communs à un groupe d’humains. fréquentées, parce qu’elles sont considé-
de la pensée, mais une source d’enfer-
Mais ils sont aussi très liés aux situa- rées par certains comme des situations
mement et de rigidité.
tions et au statut, à la position occupée pas faites pour eux et/ou parce qu’elles
dans la situation, à la culture du pays, de recèlent de trop grands risques : ne pas Un bon exemple est donné par Hes-
la région, du secteur d’activité, du ser- savoir comment se comporter, comment chema dans une recherche en cours : elle
vice ou de l’atelier. Or, la compréhension faire, comment agir avec les objets, les montre comment de jeunes adultes en
de ce qui se passe en situation dans les instruments, les règles, les autres, avoir situation sociale difficile, engagés dans
interactions avec les autres suppose de le sentiment de ne pas savoir faire, de un dispositif d’insertion, tendent à in-
disposer de moyens adéquats d’inter- ne pas avoir de ressources en soi pour terpréter ce qu’il faudrait appeler « non-
prétation. Certains psychologues appel- le faire, ne pas comprendre, ne pas sa- acceptation » comme un refus définitif
lent « théories de l’esprit » les théories voir interpréter les comportements, les et attribué à toutes les personnes de la
que chacun construit concernant le signes, les paroles des autres, leur lan- même catégorie. La situation est celle
fonctionnement de ce qui se passe en gage, leurs actes, les phénomènes. de demande d’un rendez-vous pour faire
nous-mêmes et dans les autres, particu- un stage dans un milieu professionnel.
Ces « idées » concernant certaines
lièrement à propos de la pensée et des Alors même qu’un jeune se présente,
situations peuvent avoir été construites
émotions (Astington, 1999). sans rendez-vous, le fait que le respon-
par expérience, après des échecs plus
sable ne puisse recevoir le jeune adulte
ou moins marqués dans ces situations
est interprété comme un refus, définitif,
48 Insertion sociale et scolaire

qui est étendu à tous les responsables groupes d’élèves, d’adolescents, de jeu- activité. En l’absence de ces ressources
de la même catégorie d’entreprises, voi- nes adultes, à manifester des capacités que sont les connaissances et compé-
re à tous les employeurs potentiels. Le et des qualités inattendues pour les tences que nous pouvons qualifier de
refus est attribué à un rejet de soi, tout autres et pour eux-mêmes alors qu’ils sociales et de maîtrise des instruments
aussi global ou à un rejet de la catégorie n’avaient jamais été mis en situation essentiellement culturels et sémioti-
à laquelle on appartient : jeune ou ap- (et en conditions) de le faire. Les jeunes ques, nombre de situations peuvent
partenant à tel groupe social. adultes concernés se révèlent alors en- rester étrangères, menaçantes, insécuri-
gagés, intéressés et motivés, capables santes ou encore peuvent paraître « pas
Le travail des formateurs consiste
d’attention de longue durée, d’effort et faites » pour soi. Une des stratégies
alors à construire ce qu’on pourrait ap-
de travail au-delà des horaires prévus. intelligentes consiste à se tenir à l’écart,
peler des interprétations modalisées en
Ils se montrent capables de prendre soin en évitant de les fréquenter. Dans une
procédant à des entretiens relativement
des autres, lorsque les
serrés de co-interprétation de la situa- Le processus d’expropriation conduit au
projets concernent des
tion : il s’agit d’interpréter la non-accep- développement d’un cercle vicieux puisque
personnes à qui ils appor-
tation : peut-être le responsable est-il
tent quelque chose, ils l’appropriation d’une situation exige d’abord
absent, ou bien indisponible, mais plus
tard peut-être accepterait-il de recevoir
sont organisés, soigneux, de la fréquenter pour pouvoir l’apprendre.
minutieux, inventifs,
le jeune adulte, ou de lui donner un
apprennent ce qu’il faut
rendez-vous (pour plus tard), ou bien un
très rapidement, trouvent des solutions certaine mesure on peut parler d’expro-
autre employeur serait-il plus disponible
inédites et manifestent surtout des priation puisque la fréquentation des
à un autre moment. Le jeune adulte
capacités qu’ils n’avaient pas encore eu situations de la vie sociale est supposée
a-t-il observé s’il y avait du monde ou
l’occasion de manifester jusque-là. ouverte à tous. Le processus d’expro-
pas dans la boutique à ce moment-là ?
priation conduit au développement d’un
Quelle heure était-il ? Comment lui a-t-
cercle vicieux puisque l’appropriation
on formulé les choses, etc.
d’une situation exige d’abord de la fré-
On voit ici que ce sont les modes L’appropriation quenter pour pouvoir l’apprendre. C’est
de comportement sociaux qui sont pourquoi l’une des premières étapes
interprétés, et, en même temps le sys- des situations : de la médiation consiste à engager les
tème de connaissances des lois com-
portementales sociales en jeu. Ce type
une situation personnes à aller vers une situation, à
assurer une certaine sécurité pour le
d’intervention est accompagné d’un
soutien et d’une exigence qui incitent à
de formation faire, puis à proposer des moyens pour
connaître et agir avec et dans cette
recommencer, ailleurs, autrement, pour et d’éducation situation.
découvrir la variabilité des situations et
Dans certains cas, les difficultés ne
la possibilité de trouver des manières
proviennent pas d’une insuffisance
d’agir qui produisent des effets. Mais il La première partie de ce texte cher- de ressources. Il suffit de construire
comporte aussi un travail d’analyse avec chait à montrer que les situations de les conditions pour franchir le pas et
les jeunes adultes de ce qui a été dit, au la vie professionnelle, de la vie sociale, « pousser la porte d’une situation »
mot à mot. Cela semble constituer, en de la vie scolaire ne sont pas à prendre pour que les capacités arrivent de ma-
somme, une première pour certains qui comme des situations d’évidence que nière inattendue. L’aide consiste alors
découvrent un pan de ce qui se passe tout le monde maîtrise de la même à construire les conditions suffisantes
dans l’esprit des autres, dans leur pro- manière. Elles ne sont pas naturelles pour franchir le pas.
pre esprit, dans les conversations. Ils mais sociales, historiques
travaillent pour la première fois sur les et culturelles. Elles sont Dans certains cas, les difficultés ne pro-
mots, leurs significations, leurs possibili- constituées de règles et viennent pas d’une insuffisance de ressour-
tés, comme s’ils découvraient aussi une de conventions, et elles
part de leur pouvoir instrumental. On
ces. Il suffit de construire les conditions pour
sont saturées de signes
pourrait aussi évoquer l’utilisation du et de systèmes de signes.
franchir le pas et « pousser la porte d’une
téléphone, dont tous ont une maîtrise L’usage d’un grand nom- situation » pour que les capacités arrivent
sociale à la fois très développée et li- bre d’instruments, no- de manière inattendue
mitée. Elle est très experte dans les ré- tamment d’instruments
seaux familiers et réduite pour d’autres sémiotiques (langue écrite, documents Chacun des composants de ce qu’est
usages dans d’autres champs sociaux. de toutes natures, langue orale, lan- une situation peut être un objet d’ap-
Toutefois, il existe des continuités qui gages techniques, signaux, schémas, prentissage parce qu’il se peut que des
ne sont pas toujours perçues et des diagrammes, cartes, etc.) y est constam- besoins de connaissances et de compé-
différences ou ruptures qui doivent être ment sollicité. De nombreux systèmes tences y soient en jeu. Traiter chacune
travaillées. de connaissances et compétences sont des catégories de composantes n’exclut
requis pour s’en débrouiller et y agir pas de traiter ensuite l’ensemble de la
L’appropriation des situations peut
avec efficacité et de manière sociale- situation. Apprendre des situations sup-
aussi passer par la construction des
ment acceptable, même si ces connais- pose d’apprendre par confrontation et
conditions pour s’engager dans l’ac-
sances ou compétences sont souvent activité avec et en situation. Certaines
tion. On sait assez bien comment la
implicites, rarement présentes à la lois et certaines règles propres à des
proposition de s’engager et de réaliser
conscience. Elles sont le plus souvent situations ne peuvent pas être entiè-
des projets concrets, réels, utiles, et un
« incorporées », mais cependant organi- rement découvertes ou retrouvées par
encadrement minimal peut amener des
satrices des différentes formes de notre les personnes qui ne les connaissent
Insertion sociale et scolaire 49

pas. Leur explicitation, c’est-à-dire leur


énoncé et les raisons qui les justifient,
est parfois nécessaire surtout si l’objec-
tif est d’apprendre en peu de temps ce
qui s’apprend implicitement sur le long
terme. Par exemple les lois et règles
pour traverser la rue, prendre un rendez-
vous, participer activement à un entre-
tien, s’orienter dans un métro, acheter
un billet, etc.
Les formateurs, éducateurs et en-
seignants qui se sont penchés sur ces
questions et ont eu à aider des person-
nes, plus ou moins jeunes à s’approprier
des situations de la vie sociale, savent
que l’on éprouve toujours des surprises
en découvrant ce qui fait obstacle, pose
problème, entrave ou limite leurs possi-
bilités d’agir. Il est difficile d’établir un
programme ou de faire un référentiel
des situations et des compétences pour
chaque domaine de la vie sociale. Cela
signifie que la solution se trouve d’abord
dans la capacité de ceux qui ont pour
fonction d’aider à l’appropriation des
situations, à porter un intérêt à l’activité
des personnes, ce qu’ils font ou pas et
ce qu’ils disent et manifestent. Pour
cela, il peut être intéressant, d’une part, Repères bibliographiques
d’analyser les situations et leurs carac-
téristiques et d’analyser l’activité des • Astington, J.W. (1999)
personnes avec ces situations et avec ce Comment les enfants découvrent la pensée
qui les compose. Paris : Retz
• Cicourel, A. (1974)
Un point essentiel consiste, à mon
La sociologie cognitive
avis, à tenir une position qui n’est pas
Paris : PUF
courante en limitant le plus possible
le recours à des notions comme celles • Goffman, E. (1974)
de savoir-être. En effet, la plus grande Les rites d’interaction
part des compétences dont nous avons Paris : Éditions de Minuit
parlé ici relève de connaissances, que • Goffman, E. (1991)
l’on peut énoncer, transmettre ou faire Les cadres de l’expérience
découvrir et échanger, et de capacités Paris : Éditions de Minuit
ou savoir-faire concrets, identifiables, • Mayen, P. (2004)
que l’on peut aussi énoncer, transmet- Le couple activité/situation : sa mise en œuvre
tre, faire découvrir et entraîner. Cela dans l’analyse du travail en didactique profes-
suppose de penser que s’approprier des sionnelle. In J.-F. Marcel & P. Rayou (ed) : Recher-
situations n’est pas inné, n’est pas le ches contextualisées en éducation
produit d’une évolution spontanée et Paris : INRP.
naturelle. Cela suppose aussi de croire
• Mayen, P. (2009)
que cela peut être appris car ce n’est pas
Conditions et processus de réduction de l’ex-
une « lacune » irrémédiable. Enfin, cela
périence tout au long du parcours de VAE. In P.
suppose de penser que agir en situation
Mayen & A. Savoyant (coord.), Élaboration et
ne relève pas de problèmes psycholo-
réduction de l’expérience dans la validation des
giques ou physiologiques qu’il faudrait
acquis de l’expérience (142-154). Relief 28
traiter comme tels.
Marseille : CEREQ.
• Oléron, P. (1981)
//////////////////////////////////////// Savoirs et savoir-faire psychologiques chez l’en-
fant.
Bruxelles : Mardaga.
50 Insertion sociale et scolaire

Apprendre dans un
contexte de bilinguisme :
récit d’expérience.
Marie Beaupre,
ex-enseignante en Guadeloupe de 1984 à 2002,
Adjointe au directeur de la DRAC Guadeloupe de 2002 à 2009
Responsable du service du développement et de l’action territoriale à la Drac Île de France.

L’auteur de ce texte nous propose de partager quelques réflexions issues de son expé-
rience de dix-huit années d’enseignante en Guadeloupe – notamment à la Désirade –,
sur le statut de la langue créole et sur son évolution.

Les propos que je tiens ne sont basés Le créole ayant une place subalterne italien, que c’est mal parce qu’il risque
que sur l’expérience que j’ai vécue pen- dans le registre des langues, il n’est pas de faire des fautes eu égard à la proxi-
dant vingt-cinq ans en Guadeloupe où rare qu’il soit de surcroît taxé de vulgari- mité des langues. Bien au contraire,
j’étais maîtresse d’école pendant dix- té, de médiocrité voir d’ignorance. C’est on l’encouragera car on trouvera qu’il
huit ans, dont onze à la Désirade. ainsi que certaines personnes com- possède là un véritable atout, y compris
mencent par s’excuser de ne pas « bien pour maîtriser encore mieux les deux
Il ne s’agit là que du témoignage
parler », alors que leur propos en créole langues qu’il parle.
d’une expérience et pas d’une analyse
est de grande qualité. Elles ressentent
scientifique. Pour ma part, j’ai choisi dans ma
une forme de honte de ne pas maîtriser
classe de passer du créole au français
En 1984, le créole ne bénéficiait pas le français et s’en excusent en préam-
et inversement pour permettre à mes
de la reconnaissance actuelle et était bule comme pour attirer l’indulgence de
jeunes élèves de maîtriser les notions
considéré au mieux comme un patois. Il l’interlocuteur.
enseignées quelle que soit la matière.
était interdit aux enfants de s’exprimer
Ma réflexion porte d’ailleurs plus sur Entre les deux langues, de nombreux
en créole à un adulte, qui considérait
la valeur que l’on donne au créole car si, faux amis sont présents et par exemple
alors cela comme un manque de res-
partout ailleurs, le bilinguisme est consi- le verbe « baré » en créole se traduit par
pect. Pourtant c’est bien la langue de
déré comme une richesse, en outre-mer, « entourer » en français. Vous pouvez
communication la plus usitée par les
la pratique du créole était – est toujours aisément imaginer les contresens que
adultes comme par les plus jeunes.
– dévalorisée par rapport à celle du fran- cela peut provoquer, en mathématiques
Il faut dire aussi que la langue est un çais. On trouverait tout à fait normal comme en français. Certains ensei-
symbole politique et il n’est pas rare que qu’après six mois passés en Angleterre, gnants d’ailleurs, ne comprenant pas
les syndicalistes s’expriment en créole je parle anglais couramment. En Guade- la langue, invalidaient l’exercice car la
pour marquer et affirmer consigne était mal comprise. Même
leur différence et ainsi On trouverait tout à fait normal qu’après sans enseigner en mode bilingue, il
donner un poids identitai- six mois passés en Angleterre, je parle anglais suffirait souvent que l’enseignant
re à leurs revendications. n’ait pas d’a priori sur la cohabitation
couramment. En Guadeloupe, même après
des deux langues pour que tout se
Pourtant, force est de vingt-cinq ans, on me demandait où j’avais ap- passe bien, ce qui est heureusement
constater que les enfants pris à parler le créole. parfois le cas.
qui fréquentent l’école,
parlent plus facilement Il est évident que les poncifs vé-
le créole que le français, qu’ils compren- hiculés par le plus grand nombre (« si
loupe, même après vingt-cinq ans, on
nent d’ailleurs parfaitement, puisqu’ils mon enfant parle créole, il apprendra
me demandait où j’avais appris à parler
regardent la télévision en français sans mal à l’école » ; « le créole et le fran-
le créole. On ne dira pas à un enfant qui
difficulté. çais sont trop proches et les langues
parle français et espagnol ou français et
Insertion sociale et scolaire 51

se mélangent, donc il vaut mieux que qui n’est pas la leur et que la leur, leur message que le créole a toute sa place
mon enfant parle français car le créole fait honte. Par contre, dès qu’ils sont en dans la communication, la littérature ou
ne l’amènera nulle part », « parler créole confiance et reprennent leur langue ma- la recherche. Mais les habitudes et les
c’est vulgaire et ça ne sert à rien… ») ternelle, ils sont expansifs et communi- croyances sont souvent difficiles à faire
sont vite balayés d’un revers de main si quent parfaitement. évoluer et force est de constater qu’en
on considère la valeur des langues. vingt-cinq ans, la place du créole a évo-
Cela va d’ailleurs de paire avec le fait
lué certes, mais il reste encore beaucoup
Le créole n’est pas une « sous lan- que les programmes ne sont pas tou-
à faire.
gue » et comme toute langue, mais de jours adaptés à l’environnement de l’en-
façon peut-être encore plus prégnante fant. Les enseignants ont l’obligation de Ainsi, comme toute langue, le créole
qu’ailleurs, c’est le véhicule de la culture se référer aux programmes nationaux est vivant et évolue avec son temps
et de l’identité. et s’appuient souvent sur des manuels pour nommer des appareils ou des
pour faire cours. Mais ces manuels ne concepts nouveaux, à l’instar de toutes
Longtemps relégué au second rang,
prennent pas en compte le contexte les langues.
le créole a conquis sa place au registre
local et freinent parfois l’apprentis-
des langues grâce au militantisme de Pour ma part, le créole m’a souvent
sage de certains élèves qui n’arrivent
nombreux écrivains, philosophes, hom- permis de communiquer avec des Domi-
pas à trouver le point d’identification
mes et femmes de lettres mais aussi et nicais, des Haitiens, des Saint Luciens.
nécessaire. Je connais des adultes qui
surtout grâce aux auteurs/compositeurs
décryptent seulement maintenant À titre personnel, sans le créole, je ne
à l’instar de Pierre Édouard Décimus
certains concepts ou certains textes me sentirais pas en phase avec la cultu-
avec Kassav ou Patrick Saint Eloi qui ont
restés enfouis dans leur mémoire, qui re si riche de la Guadeloupe.
fait passer le message qu’on pouvait
ne voulaient rien dire pour eux quand ils
parler d’amour en créole sans manquer Il faut continuer à véhiculer l’idée que
étaient enfants, par exemple des phra-
de respect à l’autre. les outremers sont des pays bilingues
ses comme « la soupe qui fume dans
où l’enseignement doit être abordé en
Aujourd’hui, une option « langue et la cheminée », « le bûcheron qui part
prenant en compte cette situation parti-
culture régionales –LCR » et un CAPES dans la neige avec ses grosses bottes »,
culière, mais non exceptionnelle.
créole ont été mis en place à l’université ou encore « le pont d’Avignon où l’on
Antilles-Guyane. Mais cela ne veut pas danse » ? ? ? Autant de notions qui vo-
dire que toutes les difficultés sont apla- laient loin au-dessus de leur tête et qui
gênaient à la compréhension de ce que ////////////////////////////////////////
nies même si on parle maintenant de
« français régional ». le maître disait.
Il n’est pas rare de constater que cer- Les écrivains, poètes et enseignants
tains élèves sont totalement introvertis ont encore fort à faire pour briser la
en français car ils utilisent une langue barrière de la langue et faire passer le
52 Insertion sociale et scolaire

Histoires de vie au quotidien :


accompagner les situations
d’illettrisme
Amélie Penninckx-Nique,
enseignante-formatrice ESC, chef de projet de Lutte contre L’Illettrisme, Conseiller en formation continue (CFC), EPL de Guadeloupe

L’auteur nous propose ici un témoignage de son parcours de formatrice-accompagna-


trice dans le cadre de formations de lutte contre l’illettrisme.
Elle y développe une analyse très vivante des situations rencontrées et fait part de
pratiques d’animations pédagogiques co-construites avec les bénéficiaires, notam-
ment la pédagogie fonctionnelle du « coup de main ».

L’objet de mon propos est de présen- En effet, une grande partie des béné- cas d’échec. En effet, je ne connaissais
ter mon analyse de pratique relative à ficiaires avait besoin de sa carte d’iden- pas encore les problématiques liées à
la lutte contre l’illettrisme, et plus pré- tité pour écrire son nom et ne savait pas l’illettrisme, c’était un sujet peu connu,
cisément à l’éducation socioculturelle écrire le nom de sa commune. tout comme les questions d’« analpha-
comme outil au service des acteurs de bétisation ». D’ailleurs, la confusion est
ce champ, qu’ils soient formateurs ou souvent faite entre les deux termes.
bénéficiaires.
Je suis professeur d’ESC au CFPPA de
Mes débuts… Un analphabète est un individu qui
n’a pas été scolarisé. Les individus que
la Grande Terre en Guadeloupe et j’ai j’encadrais avaient été à l’école mais ils
conduit une mission sur la lutte contre Je suis venue à cette mission car avaient perdu leurs savoirs notamment
l’illettrisme durant huit ans. j’avais déjà travaillé avec des publics la capacité à écrire, le vocabulaire et la
qui devaient s’installer en tant que jeu- capacité à s’exprimer correctement à
Un jour, alors que je parlais avec un
nes agriculteurs et je m’étais aperçue l’oral. Cependant ils possédaient une
jeune, celui-ci me remet une pochette
que ces personnes porteuses d’une facilité à calculer mentalement assez
m’informant que tout ce que j’étais sus-
expérience de terrain n’arrivaient pas impressionnante.
ceptible de lui demander était dans cet-
te pochette. Je répliquai alors que tout à passer le seuil des tests d’entrée
ce que j’allais lui demander se trouvait permettant de suivre une formation
dans sa tête, que nous allions travailler
ensemble, que nous étions partenaires.
de 200 heures ouvrant les droits à
installation.
Me former moi
Un autre jour, il me tend à nouveau J’ai donc analysé les tests et j’ai avant d’aider
cette mallette. Cette fois-ci, je l’ouvre, essayé de comprendre ce qui posait
saisis un ensemble de documents et lui problème.
les autres…
dit :
Dans les consignes par exemple, j’ai
« Mais tout cela est personnel, même cherché à déceler d’éventuelles interac- J’avais déjà travaillé avec un public
si tu as confiance en moi, est-ce que tions par rapport aux situations profes- de toute nationalité en alphabétisation,
moi j’ai besoin de savoir ce qu’il y a sionnelles afin de faire des liens entre mais je voulais acquérir une formation
dedans ? » un cas d’étude et une situation profes- universitaire en illettrisme (DUIA Di-
« Mais il y a une dame j’ai l’habitude, sionnelle. J’ai également pris le temps plôme Universitaire en Illettrisme et
je lui donne tout, elle fouille elle prend de discuter avec les personnes, retenues Apprentissage avec une spécialité en lin-
ce dont elle a besoin. » ou non, afin de cibler les notions qu’elles guistique et médiation) même si ma ti-
devaient retravailler en formation et tularisation comme professeur de Lycée
Je lui dis alors que ce n’était pas ainsi vers qui elles pouvaient se tourner en
que nous allions travailler. Agricole en Éducation Socioculturelle et
Insertion sociale et scolaire 53

Technique d’Animation m’avait donné Tout d’abord, je ne maîtrisais pas à se demandaient même comment ils
une autre culture de l’apprentissage. l’époque les codes de ce public et les étaient parvenus à écrire de tels textes
éducateurs les connaissaient beaucoup et souhaitaient montrer au grand public
Pour autant, je tenais à améliorer ma mieux que moi. Par ailleurs, ce public leurs réalisations. Nous avons profité de
capacité d’intervention. Cette forma- était habitué à la rue mais pas au fait de « la journée des citoyens » à Pointe-à-Pi-
tion nécessitait d’avoir une expérience rentrer dans un « cadre » institutionnel. tre pour créer des panneaux et un film.
auprès d’un public en situation d’illet- Tous les gens du quartier les félicitaient
trisme. C’est ainsi que j’ai fait la connais- C’est en conservant une trace écrite
par des propos du type :
sance d’éducateurs de rue, en Guade- de toutes les entrevues et les discus-
loupe ; ils faisaient partie de l’équipe du sions réalisées (par enquête, avec eux « Tiens on t’a entendu et on t’a vu.
SERI (service d’équipe rue et d’insertion) et les éducateurs) que j’ai appris à com- C’est bien toi que j’ai vu ? Comment vous
et travaillaient avec des jeunes en diffi- prendre leur personnalité, à connaître qui étiez toujours debout, là, avaient pu
culté, déscolarisés. leurs centres d’intérêts, leurs projets, écrire et faire de si belles choses ? »
L’environnement géographique du Certaines personnes du quartier,
projet était celui des jeunes, leur quar- qu’ils connaissaient, ont décrété que
tier « d’habitation » : le quartier de Mor- ce n’était pas eux qui avaient fait les
A la rencontre des tenol à Pointe-à-Pitre. Je connaissais peu panneaux. Cela les a énormément
jeunes de rue… ce quartier, nous avons donc fait une
sortie pédagogique de découverte du
contrariés.
Nous avons donc fait un bilan. D’une
milieu qui m’était personnellement des-
manière générale, il en est ressorti un
Pour ce public, je savais que l’éduca- tinée en quelque sorte. Je les écoutais
aspect très important dans ce genre
tion socioculturelle par les situations parler, expliquer, décrire leur quartier.
de situation : la place accordée à la
pédagogiques qu’elle implique, par les Ils avaient des repères dans ce quartier.
confiance réciproque et à la confiance
champs qu’elle couvre (éducation à L’un de ces repères fut le bik : espace
que l’on s’accorde à soi-même.
l’environnement social, éducation artis- de parole libérée, lieu de rencontre et
tique, communication) pouvait m’aider. d’échange où d’autres individus se trou- Ces jeunes n’écrivent pas car ils ont
Cependant je manquais d’expérience sur vaient. Nous avons discuté avec ceux-ci. énormément de freins psychologi-
les aspects relatifs à l’illettrisme. Leur ressenti était exprimé clairement. Il ques, notamment certains souvenirs
y a une lutte de pouvoir qui règne dans douloureux de stigmatisation de leurs
Je me suis donc demandé ce qui ces quartiers : les jeunes engagés dans incapacités, de leurs échecs par certains
pouvait intéresser un public de rue pos- le projet allaient suivre une formation, enseignants. En effet, un certain nom-
sédant des codes spécifiques et très à allaient donc devenir plus « intéres- bre, « voit dans sa tête et à des difficul-
l’aise dans le « management de la rue ». sants » et allaient donc certainement tés pour dire ou écrire ». Lorsqu’ils me
Trouver un élément commun entre eux quitter le bik… faisaient part de leur incapacité, je leur
et moi était essentiel. répondais toujours qu’on allait d’abord
essayer. En parallèle de l’action, du « fai-
J’ai donc débuté par un projet cen-
re », lié au projet, j’ai beaucoup travaillé
tré sur l’environnement. Mon objectif
était de passer « en douceur » de l’oral
Les travaux et avec eux sur un plan plus cognitif, les
notions d’explicitation et d’évocation.
à l’écrit, en faisant émerger un ensem- les difficultés… Assez souvent, je leur demandais :
ble de connaissances communes leur
permettant de se socialiser. Cela leur « Quand tu fais ça, qu’est-ce que tu
permettrait aussi de sortir du premier - Le premier groupe était constitué fais ? Quand tu dis ça, qu’est-ce que tu
degré39 de leur situation d’illettrisme. par des jeunes de 14 à 18 ans. Le plus jeu- veux dire ? »
Les trois jeunes concernés étaient ne n’aurait pas dû faire partie du groupe Ils n’arrivaient pas toujours à for-
d’accord pour mener ce projet, savaient puisque l’illettrisme n’est officiellement muler des réponses mais au moins
que celui-ci se déroulait dans le cadre déclaré qu’à partir de 16 ans mais nous l’interrogation restait. Et c’est le début
de mon cursus de formation, et me per- l’avons accepté car il avait arrêté l’école d’une réflexion sur soi. Nous avons aussi
mettrait d’obtenir un diplôme. Je tra- et refusait d’y retourner. beaucoup travaillé la reformulation, le
vaillais avec eux le mercredi après-midi L’objet de l’un de mes travaux avec cadrage, les notions spatio-temporelles
et le samedi en salle. eux, a consisté à leur faire écrire un ré- car ce sont des éléments qui ne sont pas
cit d’après des images de leur quartier. acquis.
J’avais adressé une convention à la
responsable de l’équipe du SERI, lui ex- Dans le cadre de ce projet, les jeunes ont Par exemple, un jour, alors qu’ils
pliquant mon projet avec les jeunes et la souhaité que je fasse la connaissance de étaient toujours ponctuels, ils sont arri-
nécessité pour moi d’avoir deux éduca- leurs parents alors que les éducateurs vés avec trois quarts d’heure de retard.
teurs à mes côtés. de rue eux-mêmes n’avaient jamais Je leur ai fait part de mon inquiétude.
rencontré leur famille. De plus des élé- Ils m’ont répondu qu’ils étaient juste
ments de leur vie, de leur parcours qu’ils allés au supermarché. Ils n’avaient pas
n’avaient jamais évoqués auparavant calculé le temps nécessaire pour faire
39On ne parle pas « d’illettrisme » dans une ont émergé ce jour-là. Un pas a été l’aller-retour. Ces notions de repères
formation, on parle de « situation d’illet- franchi dans la confiance réciproque. spatio-temporels de la vie quotidienne
trisme » parce qu’il y a des degrés. Le degré
2 correspond à des personnes qui essayent J’ai été très agréablement surprise, viennent obligatoirement impacter le
de se débrouiller. Le degré 1 ressemble à de et les éducateurs également, par les travail plus « scolaire » d’écriture, de
l’analphabétisme. lecture, d’expression.
écrits qu’ils ont réalisés. Les jeunes
54 Insertion sociale et scolaire

- Avec le second groupe, qui était De manière générale, je les laissais parfois trop poussées et c’est alors très
composé d’adultes et de jeunes, j’ai dé- s’auto-corriger et n’intervenais que si contre-productif. Ils feignent parfois
cidé de travailler à partir des techniques cette correction était fausse. Le travail d’avoir compris en acquiesçant pour se
et problématiques proposées par le sur le texte et l’image a été très utile en débarrasser de la confrontation. Mais il
théâtre de l’opprimé 40. L’objectif était de terme d’apprentissage. Il a permis aux faut toujours passer par la reformula-
créer des apports socioculturels et des jeunes d’entrer dans l’écriture par le tion de ce qu’ils font ou disent.
échanges. support visuel, moins paralysant qu’un
J’ai instauré ce que j’appelle la
sujet à développer directement à partir
Deux raisons m’ont poussée à faire « pédagogie du coup de main ». Les
de son imaginaire.
ce choix. La première raison est liée aux échanges de savoirs favorisent la mise
relations problématiques entretenues Une chose est aussi très importante : en place d’activités selon une méthode
par ces publics à l’administration et s’appuyer sur le collectif pour valider pédagogique du « coup de main » par
inversement. des compétences et ne pas avoir peur de l’échange et le Programme d’Enrichisse-
valider des compétences très basiques, ment Individualisé (PEI).
La seconde a été exprimée par des
par exemple : associer un texte à une
adultes qui souhaitaient écrire à leurs
image. Nous avions à ce sujet, une es-
enfants qui vivaient loin d’eux mais
qui pour cela, étaient obligés d’avoir
pèce de boîte, que l’on pourrait appeler : Chacun est susceptible de
recours à des employés de La Poste. Il
« réserve de compétences ». donner « un coup de main »
y avait donc une perte de confidenti- « Tu sais faire ça ? Et bien c’est un et donc d’être en situation de
alité (et de temps) par le recours à ces acquis. Est-ce qu’il y en a d’autres qui pédagogue.
intermédiaires. savent le faire ? Si oui, ceux-là seront
responsables de cet atelier » atelier dont
La Poste est un relais important pour
ils maîtrisent la compétence associée. La Car les manques ne sont pas les
eux, ils s’y rendent régulièrement, c’est
responsabilisation de ces publics est une mêmes chez tous, et dans certains
l’endroit où ils récupèrent leur argent.
clé de réussite. domaines ces personnes ont une vraie
Stratégiquement, ils s’y font même des
expertise (exemple : les nouvelles
« amis », des employés avec lesquels ils Pour travailler les règles de gram- technologies). Mais face à leurs diffi-
ont développé un lien de confiance, ou maire, dont souvent ils se souvenaient cultés, ils élaborent des stratégies de
plus simplement qui savent être à leur – ce qui prouve qu’une mémoire est là « contournement ». Si nous n’étions pas
écoute. et qu’elle demande juste à être activée vigilants, nous n’aurions pas pu détecter
– nous nous servions des textes qu’ils certains problèmes. Par exemple, « les
Un jour, ils m’ont dit :
avaient rédigés comme base de travail grands mots » (des mots longs qui leur
« Mais Madame, les gens font comme
(au lieu d’aller récupérer de la documen- paraissent compliqué à écrire voire à
s’ils ne savaient pas que
tation). Nous prenions comprendre), comme ils les appelaient,
dans le pays il y a des « Mais Madame, le temps de les relire, étaient une de leurs principales difficul-
personnes qui ne savent
les gens font comme d’identifier les problèmes tés. Parfois devant ma propre difficulté
ni lire ni écrire. Quand
on va quelque part, ils
s’ils ne savaient pas éventuels dans la lecture. de compréhension de leurs termes,
font comme si on savait que dans le pays il y Ensuite, on travaillait ils me répondaient : « C’est l’écriture
tout. » a des personnes qui le contenu : le vocabu- contractée », stratégie pour masquer
ne savent ni lire ni laire, l’organisation, la l’ignorance de certaines orthographes
La chose intéressante à
écrire. Quand on va syntaxe… Cet exercice de mots.
relever dans le cadre de ce
projet théâtre tient dans quelque part, ils font participait à une remise
en mémoire de certaines
le fait que les participants comme si on savait
connaissances. J’adaptais
ont appris à mieux uti- tout. »
liser leurs corps (et par
cet exercice en fonction
du niveau. Si c’était un
Quels
conséquent à développer une meilleure
expression orale : son, prononciation)
niveau 3 ou 4, j’insistais sur la ponctua- changements
tion, les accords, les verbes, etc.
car les jeunes sont à l’aise en danse et
en musique et sont valorisés dans cette Par ailleurs, j’ai remarqué qu’ils
après la
compétence d’expression. avaient des difficultés avec les phonè- formation ?
mes (les sons). Leur difficulté à écrire
venait en partie de cela. Ils me disaient
assez souvent : Au début de la formation, beaucoup
Pour conclure sur « Madame, l’image que j’ai dans la
tête, je n’arrive pas à l’exprimer ».
d’entre eux « jobbaient 41 » et signifiaient
que la formation en elle-même « ne les
les deux exemples Je leur répondais alors :
« Si tu n’arrives pas à le dire, essayes
dérangeait pas » du moment qu’ils ga-
gnaient leur vie, mais le maigre salaire
peut-être de l’écrire, écris-le comme tu qu’ils touchaient les révoltait quand
peux ». même. Cependant, après la formation
Et nous repartions de là, de quel- ils ne sont pas restés figés dans une op-
40 Il s’agit d’une technique de théâtre participa- ques bribes, de quelques mots pour tique « job », parce qu’en formation, je
tive qui vise à la conscientisation et à l’infor- progresser… leur rappelais régulièrement qu’il fallait
mation des populations opprimées. Voir les
écrits d’Augusto Boal et son ouvrage publié en J’ai compris tout au long de ce travail
1971, « Le théâtre de l’opprimé ».
que les exigences à leur égard étaient
41 Avaient des emplois temporaires et précaires
Insertion sociale et scolaire 55

profiter de cette situation d’appren- épauler, de les accompagner d’être dans Quatrième point : la possibili-
tissage pour faire des démarches. Les une posture de pédagogue bienveillant. té de structurer les activités
démarches de ce type sont en général quotidiennes autour de com-
faites par téléphone car ces personnes
pétences et de capacités
ne sont pas à l’aise dans le face à face Deuxième point : l’éducation
avec un recruteur. Dans la situation où L’aspect cognitif pour le raisonne-
socioculturelle
l’entretien est inévitable, elles se font ment logique, le repérage dans l’espace
accompagner d’une personne qui se pré- Elle est un facilitateur social et a servi et dans le temps, la dimension linguisti-
sente et s’exprime bien. à donner du goût, à accompagner, à que pour la communication orale, écrite,
faire vivre le projet d’apprentissage par la lecture, le champ des mathématiques
La formation leur a permis d’acquérir la transversalité de ses domaines et sa pour le raisonnement et l’appréhension
davantage d’autonomie dans leur dé- finalité, pour que chaque homme puisse du réel, et le développement de « com-
marche professionnelle. Mais trouver œuvrer dans la vie sociale, culturelle et pétences sociales » pour favoriser l’es-
un emploi pour eux s’annonce difficile citoyenne. prit d’entreprise, l’autonomie…
sachant que la situation socio-économi-
que n’est pas stable et le chômage élevé. La formation tout au long de la vie
demeure aujourd’hui un moyen d’action
Je travaille avec les fiches ROME, ce Troisième point : La pédagogie dans la lutte contre l’illettrisme et ses
qui leur permet de mieux appréhender fonctionnelle du « coup de conséquences sociales d’exclusion et de
les métiers et les diplômes nécessai- main » discrimination.
res pour y accéder. Mais souvent, ces
Par son ancrage dans le milieu rural,
personnes ne mesurent pas l’état
puisqu’elle tire sa pratique de l’entraide,
du marché du travail et les nouvelles ////////////////////////////////////////
elle régule la vie du groupe, favorise la
contraintes liées à l’éloignement, et au
prise de parole, la tolérance, l’expres-
déplacement.
sion orale et écrite, démystifie l’erreur,
renforce le travail de groupe, en équipe.
Chaque membre devient une personne
Les autres à part entière, identifiée par son prénom
et ses compétences.
objectifs J’ai ainsi touché du doigt l’interrela-
tion entre l’environnement du formé
qui lui sert d’ancrage, le moment de la
Beaucoup de femmes venaient en rencontre avec le référent et la problé-
formation. Pour certaines, leur but était matique des attentes du candidat.
d’obtenir une qualification profession-
nelle, de travailler, de ne pas rester en
Guadeloupe. Mais pour la majorité,
l’objectif était de pouvoir travailler avec
leurs enfants le soir, pouvoir lire, com-
prendre, écrire à ceux qui sont en métro-
pole, aller à La Poste en autonomie.
De plus, avec l’informatique, certai- Éléments de sitographie :
nes femmes sont arrivées à retrouver
une complicité avec leurs enfants, avec
qui elles peuvent dorénavant passer « Parler Apprendre Réfléchir Lire Ensemble pour Réussir » (PARLER)
plus de temps. Inscrit dans le cadre de prévention de l’illettrisme et de l’échec scolaire
le programme P.A.R.L.E.R, a été réalisé par une équipe de recherche du
Laboratoire des Sciences de l’Éducation de l’université Pierre-Mendès-
France de Grenoble et menée par Michel Zorman (médecin et chercheur,
Ce que je retiens groupe cogni-sciences, de cette université et du centre de référence des
troubles du langage du Centre hospitalier universitaire de Grenoble).
de cette Une expérimentation académique en lien avec la recherche (académie
de la Martinique)
expérience…
http://eduscol.education.fr/cid54810/experimentation-parler.html
… et ce qui m’accompagne aujourd’hui http://www.cognisciences.com/rubrique.php3?id_rubrique=1
dans ma pratique professionnelle

Enseigner Outre-mer
Nouvelle rubrique : présentation de l’année des Outre-mer français et
Premier point : l’observation.
ouverture sur les ressources du Scéren-CNDP
Il est très important, avec les person-
nes en situation d’illettrisme, d’observer http://eduscol.education.fr/cid50309/outre-mer-accueil.html
les tâches qu’elles effectuent et de leur http://www.cndp.fr/outre-mer/
demander pourquoi elles les font, de les
Agriculture
et
alimentation
p.57 Quels enjeux pour l’Outre-mer
après les Etats Généraux de 2009 ?
Jean-Pierre Bastié

p.60 La politique agricole en Outre-mer :


éclairage historique et agro-
économique
Paul Luu

p.65 L’alimentation dans les DOM-TOM : l’im-


portance des dimensions culturelles
Laurence Tibère

p.69 Pommes ou bananes ?


Pistes de réflexion autour de l’alimenta-
tion des jeunes
Marie-Hélène Nègre
Agriculture et alimentation 57

Quels enjeux pour


l’Outre-mer, après les
États Généraux de 2009 ?
Jean-Pierre Bastie,
inspecteur général de l’Agriculture, conseiller pour l’Outre-mer à la Direction générale
des politiques agricoles, agroalimentaires et des territoires

Suite au déroulement des ateliers des États Généraux de l’Outre-mer, plus de trois
cents propositions concrètes ont été examinées et analysées à la lumière des grands
enjeux pour ces territoires et des possibilités concrètes d’évolution vers un dévelop-
pement endogène, facilité, encouragé, et mieux maîtrisé.
Les lignes qui suivent proposent d’éclairer quelques aspects de la conduite des poli-
tiques publiques – notamment agricoles – en Outre-mer en développant une analyse
des écueils à éviter et des projets à développer.

De l’analyse des travaux issues des une avancée capitale pour les dévelop- mesures standardisées alors que leur
États Généraux de l’Outre-mer, est res- pements agricoles dans les territoires diversité est très forte. Il ressort très
sorti un ensemble de propositions porté d’Outre-mer, pour lesquels les problè- clairement des rapports des ateliers
par le rapporteur national, et regroupé mes sont depuis longtemps identifiés que cette logique doit cesser. Un traite-
en 10 thèmes que constituent les grands sans qu’il n’y ait eu encore une véritable ment standardisé aboutit en effet à une
enjeux identifiés : volonté politique de changement et un application de mesures généralement
• Favoriser la production locale face vrai début de solutions concrètement non optimales pour chacun des terri-
aux importations mises en œuvres. toires. Si les problématiques auxquelles
ceux-ci doivent faire face peuvent se
• Soutenir l’organisation des filières Il est cependant nécessaire, à ce
regrouper en dix fiches thématiques
de production locale stade du processus qui se rapproche de
communes, en aucun cas les disposi-
• Mieux valoriser la biomasse agri- la décision politique, d’éviter de tomber
tions opérationnelles qui découleront
cole et forestière et mieux gérer les dans quatre pièges bien connus et ayant
d’un engagement politique ne devront
déchets montré leurs conséquences négatives
être standardisées. Il est donc essentiel,
par le passé : 1) la généralisation « outre-
• Appuyer une effort de recherche- après cette première étape de remontée
mer », 2) la poursuite d’un modèle
développement et de formation des informations des territoires vers
préexistant, 3) l’absence de stratégie
• Diminuer le coût des intrants et la Paris, et de synthèse des propositions en
territoriale de développement et 4) la
dépendance énergétique grands thèmes fédérateurs, de redonner
vision à court terme.
la main aux priorités locales, notam-
• Protéger et développer le foncier
ment pour la définition des modalités
agricole productif
opérationnelles, dès le lendemain des
• Faciliter le financement des sec-
teurs agricole, forestier, et de la
Éviter la engagements pris lors du Comité In-
terministériel pour l’Outre-Mer (CIOM)
pêche
généralisation du 6 novembre 2009. Ce dernier devra
donc être un moment fort d’engage-
• Développer et valoriser la pêche et
l’aquaculture « outre-mer »  ment politique- à traiter les problèmes
• Renforcer les rôles, missions et identifiés et à assurer la mise en œuvre
financements des Chambres
et répondre aux des solutions proposées, notamment
par l’identification des procédures et
d’agricultures spécificités des crédits nécessaires- qui devra néan-
• Appuyer la mise en œuvre d’un plan
moins laisser la définition des modalités
de développement agricole accéléré
de mise en œuvre se décliner librement
à Mayotte Trop souvent et depuis trop long- en fonction des spécificités de chaque
temps les territoires d’outre-mer ont territoire.
La mise en œuvre de ces proposi- été gérés par l’État comme une entité
tions concrètes sera sans nul doute unique et se sont vus appliquer des
58 Agriculture et alimentation

schémas empruntés à d’autres temps leur coordination, entre eux, et avec


Ne pas vouloir et à d’autres territoires. L’exercice est l’État lui-même – afin qu’ils puissent
certes complexe, puisqu’il s’agit à la fois
atteindre d’utiliser des outils d’interventions qui
définir leur projet de territoire, d’où dé-
coulera leur projet de développement
un modèle ont fait leur preuve, tout en leur per-
mettant une souplesse indispensable
agricole.

préexistant mais d’adaptation, voire d’inventer de nou-


veaux outils face à des réalités com-
accompagner plexes et différentes de l’hexagone, et Sortir de
spécifiques à chaque territoire.
les dynamiques la logique
locales « court terme » 
Ne pas accumuler
L’appui de l’administration française les mesures Tout processus de développement
au développement des territoires ultra- est long et se décline sur des décennies,
marins a trop souvent souffert d’une sectorielles et celui des territoires ultra-marins
comparaison avec le développement n’échappe pas à la règle même si on a
agricole hexagonal. L’ensemble de la sans soutenir pu souhaiter que celui-ci soit « accélé-
ré ». Il est donc illusoire de croire que la
rhétorique en termes de « retard de
développement » et de « handicaps à
l’élaboration de mise en œuvre de mesures sur quelques
surmonter » en témoigne. Depuis un de-
mi-siècle d’appui au développement de
véritables projets années suffira à enclencher un véritable
développement durable dans le temps.
ces territoires, la posture politique a été de développement Celui-ci ne pourra s’autonomiser que si
le soutien aux projets de développe-
de tenter d’implanter à marche forcée
des outils de développement qui avaient territorial ment de ces territoires se construit sur
fait leurs preuves dans l’hexagone (en le long terme. À une autre échelle, il est
oubliant au passage le contexte social impossible de demander à des structu-
et économique foncièrement différent Toutes les mesures proposées sont res d’appui au développement agricole
et le pas de temps historique nettement utiles, mais ne trouveront leur pleine va- dans ces territoires d’être autonomes
plus long). La longue litanie des échecs leur ajoutée que si elles sont au service financièrement au bout de quelques
apporte à elle seule la preuve que cette d’un projet de développement bien dé- années, comme c’est souvent le cas
approche n’est pas la bonne et qu’il fini. Or, les territoires ultramarins souf- avec les aides dégressives actuelles. Une
convient d’en changer. Cette vision frent généralement, à des degrés divers, logique de court terme qui reviendrait à
des choses est souvent confortée par d’un manque de définition d’un projet mettre en place des mesures de soutien
le succès partiel de certains outils dans politique de développement économi- pour les diminuer ou les annuler dans
certains territoires, tendant à laisser que et territorial, et donc d’un projet quelques années n’aurait que peu d’ef-
croire que le modèle qui a partiellement bien défini de développement agricole. fet concret sur le terrain. Il s’agit donc
pris racine dans un département peut et L’accumulation de mesures ayant pour de penser les appuis sur des pas de
doit se reproduire dans les autres. but de combler des « handicaps » a trop temps compatibles avec les processus
longtemps fait office de politique de lents de développement économique.
Concrètement, l’exemple récurrent En terme de financement de l’accom-
développement, de fait inexistante, au
de la Réunion qui réussirait mieux là où pagnement technique des agriculteurs
niveau local ou au niveau national. Et
les autres échouent, et de la Martinique, par exemple, il s’agit pour les Pouvoirs
les plans juxtaposés de développement
meilleure élève des Antilles, sont des Publics de s’engager sur du long terme
des filières ont finalement servi de pro-
réalités de plus en plus mal vécues par à soutenir les structures ad hoc et/ou
gramme de développement.
les habitants des territoires qui seraient de mettre en place une mutualisation
les « mauvais élèves ». C’est encore une Les difficultés de pilotage politique des financements professionnels entre
fois faire l’économie de l’analyse des local, ainsi que de coordination entre l’outre-mer et l’hexagone pour que la
facteurs de succès dans un territoire les différents acteurs du développement pérennité de ces structures indispensa-
spécifique et oublier la grande diversité (Collectivités locales, État, profession- bles soit assurée.
sociale, économique, géographique, et nels) expliquent en grande partie cette
institutionnelle des différents territoires absence de projet global et partagé. Enfin, de façon plus générale, la
ultramarins. France doit repenser sa relation avec ses
L’objectif étant de favoriser le déve- « morceaux d’elle-même » Outre-mer
Or, nos outils d’aide au développe- loppement endogène, il est indispen- que sont les ROM ou avec ses parte-
ment ont été créés et formatés pour cet sable que le pilotage de ce développe- naires privilégiés TOM et COM. Ceux-ci
objectif. Il convient de les adapter, voire ment soit clairement laissé au niveau sont trop souvent considérés comme
de les réinventer, pour accompagner local. Mais cela ne doit pas aller de pair des territoires lointains, compliqués à
réellement les dynamiques spécifiques avec un désengagement de l’État. Celui- gérer, ne rapportant que peu de riches-
qui se mettent en place dans chaque ci a donc un réel enjeu à se positionner ses et coûtant beaucoup. Outre que
territoire. Pour que le développement en facilitateur de ce développement, les conclusions seraient identiques si
soit réellement endogène, il s’agit pour en appuyant résolument les acteurs le même raisonnement était appliqué
l’État de l’accompagner en respectant locaux- notamment en renforçant leurs à certains départements hexagonaux
ses spécificités et non d’imposer des compétences techniques et en facilitant (ce que nous trouverions avec raison
Agriculture et alimentation 59

absurde), il convient une fois pour toute


de les penser autrement, de voir en eux
les premières frontières de la France
dans le Monde, la France qui fait partie
intégrante des Amériques, de l’Océan
Indien aux portes de l’Afrique, du Pa-
cifique, la France qui possède grâce à
ces territoires le plus grand domaine
maritime d’Europe, les premières portes
d’entrées du Monde en Europe et les
voix de l’Europe dans le Monde. Outre
l’immense richesse sociale qu’ils appor-
tent à la France, ils peuvent et doivent,
être des vecteurs de développement
économique importants. Non seule-
ment pour eux-mêmes, ce qui est une
évidence, mais aussi pour la France et
l’Europe qui ont tout intérêt à dévelop-
per les échanges avec le Monde à partir
de ces territoires.
Quels meilleurs points de départ pour
les exportations françaises et européen-
nes que ces territoires intégrés au sein
d’autres continents, et quels meilleurs
points d’entrée et de transformation
pour les matières premières issues de
ces continents afin d’approvisionner la
France et l’Europe ?
Quels meilleurs territoires, dans toute
leur diversité, pour affiner et exporter
une recherche d’excellence française qui
servira l’ensemble des zones tropicales
du monde ?
Comment ne pas accompagner avec
conviction un territoire qui nous permet
de développer nos programmes spa-
tiaux et qui par sa forêt primaire nous
donne accès au plus grand réservoir de
biodiversité du monde ?
Il est temps que politiquement, so-
cialement, et économiquement, ces
territoires soient pleinement valorisés
dans un sens qui permettra à la fois leur
développement et fera d’eux un maillon
économique important de la France et
de l’Europe.

////////////////////////////////////////
60 Agriculture et alimentation

La politique agricole
en outre-mer :
éclairage historique et
agro-économique
Paul Luu
Directeur de l’ODEADOM.

L’ODEADOM est un établissement public national chargé d’œuvrer au développement


durable de l’économie agricole des départements d’outre-mer et collectivités d’outre-
mer de Saint-Barthélémy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon.

L’agriculture est un enjeu majeur de développement des départements et collectivités


d’outre-mer, et ce texte propose un éclairage tant historique qu’agro-économique de
la situation agricole dans les DOM-COM. Atouts, contraintes, dispositifs d’accompagne-
ment, notion d’ultrapériphéricité, le tour d’horizon est vaste mais n’omet pas de consi-
dérer la spécificité de chacun des territoires.

dans quelques cas. De manière globale, totales. Des grandes tendances peuvent
Les évolutions on peut différencier plusieurs profils de être dégagées et sont à nuancer selon le
de l’agriculture couverture pour les filières agricoles et
agroalimentaires :
département ou la collectivité d’outre-
mer :
ultramarine • une autosuffisance pour les gran-
• une réduction du montant des ex-
portations agricoles et agroalimen-
des cultures d’exportation ;
taires globales ;
• une quasi-couverture des besoins
Bilan économique • une baisse de la part des exporta-
pour certaines cultures vivriè-
tions agricoles et agroalimentaires
L’évolution de la situation écono- res (manioc, igname, banane
dans les exportations totales ;
mique des filières agricoles et agroa- plantain…) ;
limentaires de l’outre-mer peut être • une stabilité ou un développement
• l’importation de l’Union européen-
appréhendée notamment par l’analyse du poids de l’industrie agroalimen-
ne et notamment de métropole de
de plusieurs grands indicateurs : taire compensant partiellement
la très grande majorité des produits
l’érosion des exportations de pro-
• la couverture des besoins alimen- alimentaires transformés consom-
duits de l’agriculture et de la pêche.
taires locaux ; més, du fait du faible développe-
• les exportations de produits agrico- ment de l’industrie de transforma-
La contribution à la valeur ajoutée
les et agroalimentaires ; tion agroalimentaire, induit par les
handicaps de l’ultrapériphéricité : Le poids du secteur agricole et agroa-
• la contribution à la valeur ajoutée.
coûts de revient élevés et étroitesse limentaire peut s’évaluer de manière
des marchés locaux. synthétique par sa contribution à la
La couverture des besoins alimentaires
valeur ajoutée totale des économies
locaux
Les exportations de produits agricoles régionales concernées. Des évolutions à
Pour de nombreuses filières, des pro- et agroalimentaires long terme peuvent être dégagées, tra-
grès ont été réalisés en termes de cou- duisant la tertiarisation de l’économie
L’importance des productions agrico-
verture des besoins alimentaires des dé- ultramarine, avec une importance crois-
les et agro-alimentaires ultramarines,
partements et collectivités d’outre-mer. sante des secteurs tertiaires marchands
la présence de débouchés commerciaux
La situation, très contrastée selon les (commerce, transport, tourisme, servi-
et leur compétitivité se reflètent direc-
filières et les territoires, reste cependant ces financiers…).
tement dans l’évolution observée des
toujours largement insuffisante, même
exportations, tant en volume et valeur, Les caractéristiques les plus notables
si une quasi-autonomie est atteinte
qu’en poids relatif dans les exportations de cette évolution sont les suivantes :
Agriculture et alimentation 61

• une forte réduction pour les DOM La Réunion Par ailleurs, les productions tradition-
(hors Mayotte) du poids de la valeur nelles, exportatrices et dominantes en
La Réunion a réussi à se doter depuis
ajoutée représentée par l’agricul- outre-mer, la canne à sucre et la banane,
25 ans d’une économie agricole diver-
ture et secondairement la pêche et ont enregistré une baisse marquée de-
sifiée. La filière exportatrice tradition-
la sylviculture (secteur primaire), puis 25 ans, renforçant ainsi la fragilité
nelle canne-sucre-rhum conserve une
avec une baisse relative minimale structurelle de l’économie agricole
importance significative malgré un net
de 30 % depuis dix ans, du fait des ultramarine.
recul. Les productions végétales, à l’ins-
difficultés des grandes filières de
tar de l’ananas, sont en progression et Le poids économique relatif de l’agri-
production
représentent un véritable potentiel de culture dans les régions ultramarines
• une légère progression, voire une diversification. Par ailleurs, les diverses est en recul face à la tertiarisation crois-
stagnation, du poids des industries filières animales ont su se professionna- sante des économies locales :
agroalimentaires, qui représentent liser et se structurer et contribuent de • les secteurs agricoles et agroali-
entre 1,6 % et 2,2 % de la valeur manière significative à la couverture des mentaires ne représentent qu’une
ajoutée totale. besoins locaux. part très limitée et décroissante de
Mayotte la valeur ajoutée des départements
Les évolutions par territoire et collectivités d’outre-mer ;
L’agriculture de Mayotte est tou-
La Guadeloupe • la balance commerciale agroalimen-
jours traditionnelle et vivrière. Elle
taire est très largement déficitaire ;
L’agriculture de la Guadeloupe reste reste caractérisée par des exploitations
familiales de petite taille, peu d’inves- • la couverture des besoins alimen-
toujours très dépendante de ses deux taires locaux est toujours trop par-
filières exportatrices traditionnelles. Si tissements et des filières encore trop
peu professionnelles et structurées. tielle, malgré des progrès observés,
après un cycle de baisse, la production à l’exemple des filières animales à la
de canne à sucre a quasiment doublé Les productions traditionnelles expor-
tatrices (ylang-ylang, vanille) subissent Réunion.
en 25 ans, la filière banane a subi depuis
près de quinze ans une chute sévère de un déclin depuis 25 ans. L’aquaculture
Évolutions contrastées selon les régions
son potentiel de production. Par ailleurs, représente une activité agricole récente
des succès notables ont été obtenus mais avec un fort potentiel commercial Un recul de l’activité agricole dans les
dans la filière fruits et légumes avec à l’exportation. DOM, tant en termes de potentiel global
des productions ciblées, alors que les de production que d’exportation, est
Saint-Pierre-et-Miquelon
filières animales doivent poursuivre leur observé depuis 25 ans à la Guadeloupe,
structuration. Malgré des conditions naturelles à la Martinique et même à la Réunion.
défavorables, les productions maraîchè- En Guyane, l’agriculture s’est fortement
La Guyane res, l’élevage principalement avicole et développée depuis 25 ans et peut bé-
l’aquaculture représentent pour Saint- néficier d’une extension de la surface
L’économie agricole de la Guyane est
Pierre-et-Miquelon une diversification agricole utilisée.
toujours duale, une agriculture tradi-
tionnelle et vivrière coexistant avec une économique, certes limitée en potentiel
Le potentiel agricole de Mayotte
agriculture mécanisée localisée sur la mais réelle, face au déclin irrémédiable
bénéficie d’une relative stabilisation,
bande littorale et qui a bénéficié d’un de la pêche.
tandis que les cultures demeurent à ce
fort développement depuis 25 ans. Dans jour trop peu mécanisées, intensives et
un contexte de progression démogra- professionnalisées.
phique marquée, la surface agricole uti- Synthèse sur les évolutions
À Saint-Pierre-et-Miquelon, le secteur
lisée (SAU) et le nombre d’exploitations constatées
ont fortement augmenté. Les filières agricole, qui a connu historiquement
L’agriculture ultramarine est au glo- des variations, était redevenu relative-
végétales, fruits et légumes et riz, se
bal en net recul malgré son importance ment marginal. Il a pu se développer
sont structurées et ont développé leurs
stratégique. Les principaux facteurs de plus récemment avec un potentiel li-
productions.
production de l’économie agricole ul- mité, à l’échelle de son marché local.
La Martinique tramarine sont fortement orientés à la
baisse depuis 1984 : La dépendance de l’agriculture
L’économie agricole de la Martinique ultramarine
est toujours dépendante de la filière • la surface agricole utilisée (SAU) et
banane exportatrice, qui a su se res- le nombre d’exploitations sont en L’économie agricole ultramarine est
tructurer et se professionnaliser pour très fort recul, hormis en Guyane et toujours caractérisée par son extrême
maintenir ses débouchés commerciaux, à Saint-Pierre-et-Miquelon ; dépendance. Celle-ci est multiple :
malgré l’impact d’une succession d’aléas • la population active agricole • dépendance produit, via une spécia-
climatiques. La filière canne-sucre-rhum, poursuit une évolution à la baisse lisation agricole de fait des DOM,
malgré le maintien d’une production de similaire. avec la concentration des activités
rhum significative et la mise en place Dans ce contexte, les exploitations se productives sur un petit nombre
de l’AOC, est pour sa part en net recul concentrent de manière croissante : de produits et de filières tradition-
depuis 25 ans. Hormis quelques produc- • les exploitations de plus de 20 hec- nelles historiquement dominantes :
tions de niche, les filières animales et tares ont un poids relatif accru en canne à sucre et banane ;
végétales de diversification n’ont pas termes de SAU et de production ; • dépendance commerciale, vis-à-
enregistré au global un développement vis de débouchés essentiellement
• l’agriculture ultramarine a ac-
marqué sur la période. limités à la France métropoli-
centué sa mécanisation et sa
professionnalisation. taine et à quelque pays de l’Union
62 Agriculture et alimentation

européenne avec un accès marginal Différenciation sur les mar- vis d’un petit nombre de produits,
au marché régional immédiat ; chés à l’export, couverture des essentiellement agricoles ;
• enfin, dépendance vis-à-vis des besoins en produits alimentaires • l’histoire de ces différents territoi-
fournisseurs, avec une limitation sur ses marchés locaux, sont res, qui est à l’origine de contraintes
des options d’approvisionne- les deux enjeux fondamentaux socioculturelles.
ment constituant un des han- et toujours d’actualité pour les
dicaps structurels des régions
filières agricoles et agroalimen- La reconnaissance par l’Union
ultrapériphériques.
taires de l’outre-mer. européenne
L’émergence progressive de la no-
Le besoin d’actions d’organisation et de
tion d’ultrapériphéricité s’est traduite
promotion
par la prise en compte progressive par
Le développement pérenne de l’agri- Des politiques les pouvoirs publics et la Commission
culture en outre-mer nécessite des européenne de la spécificité des RUP, de
actions fortes d’organisation et de pro- publiques leurs handicaps et de leurs conséquen-
motion. Tout d’abord, un programme de ces économiques négatives.
développement accru de la formation adaptées à Ainsi, le paragraphe 299.2 du Traité
professionnelle agricole locale est né-
cessaire, afin de doter du professionna- l’ultrapériphéricité consolidé des communautés euro-
péennes, intégré dans le Traité d’Ams-
lisme requis les futures ressources du
terdam en 1997, stipule que du fait de
développement agricole et de promou-
« facteurs dont la permanence et la
voir les carrières des filières agricoles et L’ultrapériphéricité
combinaison nuisent gravement à leur
agroalimentaires. La caractérisation de la notion développement », des « mesures spé-
La poursuite et l’intensification de la d’ultrapériphéricité cifiques » doivent être arrêtées pour
structuration des filières, avec le plus Les régions ultrapériphériques (RUP) limiter l’impact des conséquences éco-
grand nombre possible d’acteurs fédé- de l’Union européenne, comme les pays nomiques des handicaps des régions
rés au sein de groupements, d’organisa- et territoires d’outre-mer (PTOM), sont ultrapériphériques.
tions de producteurs et d’interprofes- caractérisées par des handicaps struc- Cette reconnaissance officielle justi-
sions, est une nécessité pour l’ensemble turels permanents spécifiques, dont la fie pleinement l’accès aux fonds structu-
des productions ultramarines. Par combinaison marque leur vulnérabilité rels et aux programmes horizontaux de
ailleurs, des stratégies marketing adap- et nuit à leur développement économi- l’Union européenne.
tées doivent être mises en œuvre afin de que. Cet état de fait traduit la notion
mettre en avant la qualité et la typicité « d’ultrapériphéricité ». Perspectives d’évolution
des productions ultramarines, via no-
Parmi les nombreux handicaps Les régions ultrapériphériques vont
tamment des actions de labellisation.
structurels qui frappent l’économie des devoir répondre dans les années à venir
Conclusion régions ultrapériphériques, dont font à de nouveaux défis dans un contexte
partie les DOM, et des pays et territoires économique et d’échanges commer-
Au final, l’agriculture ultramarine doit
d’outre-mer français, dont font partie ciaux en pleine mutation.
impérativement poursuivre sa mutation
et développer sa compétitivité et sa les COM, on peut évoquer : Les RUP vont devoir en effet faire
différenciation. En effet, le développe- • leur faible superficie, qui se traduit face, de manière encore plus forte que le
ment continu de la compétitivité est un par une limitation des surfaces agri- reste de l’Union européenne, à :
impératif constant dans un contexte de coles disponibles ; • une croissance démographique
concurrence internationale et d’ouver- • l’éloignement des grands marchés importante ;
ture accrues des marchés. internationaux : il constitue un • des effets du changement
Cette compétitivité pour l’économie facteur d’augmentation du coût climatique ;
agricole ultramarine doit passer, plus des intrants importés, des frais de
• la libéralisation croissante des
que par la recherche d’une seule pro- transport à l’exportation et gé-
échanges commerciaux dans
ductivité pénalisée d’emblée par des nère des coûts supplémentaires de
le cadre d’accords bilatéraux et
structures de coûts défavorables (han- stockage ;
multilatéraux ;
dicaps des régions ultrapériphériques), • l’insularité : elle se traduit par
• l’augmentation des coûts des ma-
par la différenciation de ses productions l’étroitesse des marchés locaux,
tières premières et de l’énergie.
et leur valorisation par le marché et les empêche le jeu des économies
consommateurs. d’échelle et renchérit les coûts de
transport ;
Il s’agit, par ailleurs, d’intensifier
largement les progrès récents, mais • les difficultés de climat et de relief :
somme toute encore limités, des pro- érosion des sols à vocation agricole,
ductions de diversification, qui peuvent effets dévastateurs des cyclones
bénéficier d’une demande alimentaire sur les équipements et les infras-
locale en croissance et de divers dispo- tructures de communication, créant
sitifs nationaux et communautaires de une plus grande pénibilité du travail
soutien à l’économie agricole de l’outre- et des freins à la productivité ;
mer. • leur dépendance économique vis-à-
Agriculture et alimentation 63

La reconnaissance de la spécificité productions (actions de diversification,


Des politiques des DOM a été solennisée par une aides à la mise en marché) et d’organi-
agricoles déclaration, annexée au Traité de
Maastricht, concernant les régions
ser et professionnaliser les structures
collectives (production et commerciali-
nationales et ultrapériphériques. sation). À cet effet, un ensemble de me-
sures d’aide complémentaires a été mis
Le cadre juridique d’assistance aux col-
communautaires lectivités d’outre-mer
en œuvre à un niveau uniquement na-
tional, puis à un niveau communautaire
adaptées En tant que collectivité d’outre-mer après 1991 et l’adoption du POSEIDOM
(COM), depuis la révision constitution- agricole.
nelle du 28 mars 2003, Saint-Pierre-et-
Les grands dispositifs actuels d’aide
La mise en place d’un cadre Miquelon a une situation très différente
à l’agriculture ultramarine, au niveau
spécifique adapté au regard du droit communautaire. Elle
national, contribuent à :
appartient à la catégorie des pays et ter-
Le statut de DOM ritoires d’outre-mer (PTOM) et à ce titre, • mettre en œuvre une politique de
ne fait pas partie du territoire douanier développement durable véritable
Par la loi du 19 mars 1946, la Guade-
communautaire et la politique agricole dans les différents secteurs agrico-
loupe, la Guyane, la Martinique et la
commune ne s’y applique pas. les, via notamment l’aide à l’inves-
Réunion ont été érigées en département
tissement pour les exploitations
français. Depuis le 31 mars 2011, Mayotte Dans un premier temps, les relations agricoles et à l’encadrement des
a également le statut de département avec l’Union européenne étaient régies producteurs ;
français. À ce titre, dès l’application sur le modèle de la Convention de Lomé
du Traité de Rome signé en 1957, les • promouvoir les productions agri-
conclue avec les États ACP. Aujourd’hui,
départements d’outre-mer (DOM) en- coles ultramarines et faciliter leur
un régime plus avantageux est octroyé
trent logiquement de plein droit dans la mise en marché ;
aux PTOM, sans toutefois leur accorder
Communauté économique européenne le bénéfice des fonds structurels réser- • développer la recherche et
(CEE). Par ailleurs, l’article 227 du Traité vés aux régions communautaires (FEA- l’expérimentation ;
prévoit la possibilité de prendre des me- DER, FEAGA, FSE, FEDER et FEP). • apporter un éclairage sur la situa-
sures particulières en leur faveur dans tion des filières agricoles et agroa-
l’application des politiques communes. limentaires en vue d’élaborer des
La reconnaissance des spécificités des Des politiques nationales et programmes de développement
régions ultrapériphériques communautaires cohérentes adaptés et de prendre des décisions
d’orientation stratégique pertinen-
En réalité, jusqu’à l’arrêt Hansen de la et complémentaires
tes pour ces filières.
Cour de justice des communautés euro- L’outre-mer français bénéficie au glo-
péennes en 1978, la situation juridique bal d’un ensemble de dispositifs d’aide Les acteurs économiques
des DOM est restée très confuse. C’est complémentaires et adaptés notam- locaux élaborent notamment
ainsi qu’ils ont continué à bénéficier ment à la situation des régions ultrapé-
du Fonds européen de développement
des programmes sectoriels en
riphériques. Les politiques publiques,
(FED), comme les États ACP. Cet arrêt tant nationales que communautaires, de
cohérence avec les programmes
très important rappelle la pleine appar- soutien aux régions ultrapériphériques
approuvés par la Commission
tenance des DOM à la Communauté se sont mises progressivement en place, européenne
européenne et la nécessité de leur selon une prise de conscience et des
appliquer l’ensemble des politiques avancées qui ont permis notamment
communes. En outre, il précise que des les efforts de communication et d’ar- UNE POLITIQUE
mesures spécifiques restent possibles gumentation des professionnels et des COMMUNAUTAIRE D’AIDE
pour répondre aux besoins de ces dé- États membres de l’Union européenne A L’OUTRE-MER STRUCTUREE
partements, et que des exceptions à concernés, la France au premier chef, ET MULTIDIMENSIONNELLE
l’application des dispositions du Traité ainsi que l’Espagne et le Portugal.
peuvent également être admises, si le Les dispositifs d’aide dans le cadre
développement économique et social Des politiques nationales conduites communautaire sont principalement
de ces régions l’exige. De cette appro- en cohérence avec les programmes organisés autour des fonds structurels.
che va naître le concept de « région communautaires Ce sont les instruments financiers de la
ultrapériphérique » de la Communauté politique structurelle communautaire,
Les pouvoirs publics ont historique-
européenne. avec pour premiers objectifs la réduc-
ment étendu les dispositifs d’aide au
tion des écarts de développement au
Le programme POSEIDOM développement agricole régional aux
sein de l’Union européenne et l’atteinte
quatre départements d’outre-mer en
Fondé sur l’article 227 du Traité CEE, le d’une cohésion économique et sociale.
1964, puis aux collectivités d’outre-mer
POSEIDOM – programme d’options spé- de Saint-Pierre-et-Miquelon (1978) et de Dans le cadre de la politique agri-
cifiques à l’éloignement et à l’insularité Mayotte (1980). cole commune (PAC), l’agriculture
des DOM – adopté en décembre 1989, ultramarine bénéficie actuellement du
est devenu le nouveau cadre de réfé- De manière constante, divers pro-
programme POSEI France, héritier des
rence pour l’obtention des dérogations grammes d’aide dans le cadre national
programmes POSEIDOM précédents,
et modulations jugées nécessaires dans ont eu pour objectifs de soutenir les
ainsi que de mesures relevant du déve-
l’application des politiques communes. producteurs des filières agricoles (op-
loppement rural.
timisation de revenus), d’orienter les
64 Agriculture et alimentation

Le programme POSE I France, relevant D’autres fonds européens non struc-


du FEAGA (1er pilier de la PAC) turels sont des sources complémentai-
res de financement comme le Fonds
Le programme d’options spécifiques
européen de développement (FED) et le
à l’éloignement et à l’insularité (POSEI),
Fonds de cohésion.
pour sa quatrième version, est entré en
vigueur en octobre 2006. Son objectif En coordination avec les mesures
est d’améliorer les conditions de pro- allouées directement par les États mem-
duction et de commercialisation des bres, le cadre communautaire propose
produits des DOM. un véritable arsenal de dispositifs d’aide,
soit transverses, soit spécifiques à des
Le programme POSEI France, com-
secteurs ou filières agricoles et agroali-
prend deux volets majeurs :
mentaires. L’économie agricole ultrama-
• un dispositif destiné à permettre rine peut bénéficier d’une multiplicité
d’alléger le coût de certains appro- de mesures d’aide inscrites soit dans des
visionnements nécessaires à la pro- programmes dédiés (exemple du pro-
duction agricole et agroalimentaire gramme POSEI), soit dans des program-
des DOM, au travers du régime spé- mes plus généraux.
cifique d’approvisionnement (RSA) ;
De ce fait, l’économie ultramarine
• un dispositif destiné à développer
a pu bénéficier depuis 1991 d’une très
et soutenir l’agriculture locale via
forte progression du montant des
des mesures en faveur des pro-
financements communautaires, carac-
ductions agricoles locales (MFPA),
térisés par l’intégration des dispositifs
décliné en quatre volets qui corres-
d’aide dans des approches régionales.
pondent aux grands secteurs de
L’utilisation optimale de l’ensemble de
l’agriculture ultramarine :
ces dispositifs repose sur leur complé-
-- filière banane ;
mentarité, leur cohérence et l’utilisation
-- filière canne-sucre-rhum ;
appropriée des financements proposés
-- filières de diversification végétale
pour l’économie agricole ultramarine.
(fruits et légumes, cultures vivriè-
res, fleurs, riz, plantes aromati-
ques, à parfum et médicinales) ;
////////////////////////////////////////
-- filières animales (primes ani-
males, importation d’animaux
reproducteurs et structuration de
l’élevage).
Le programme de développement rural,
relevant du FEADER (2e pilier de la PAC)
Les départements d’outre-mer, en
tant que régions ultrapériphériques
(RUP) de l’Union européenne, bénéfi-
cient à ce titre d’un traitement propre
lié à leurs spécificités. Son objectif est
de renforcer les structures des exploi-
tations agricoles et de favoriser plus
généralement le développement rural
des RUP. Les mesures de développement
rural relèvent du FEADER. Pour la pé-
riode 2007-2013, la France a élaboré un
Plan stratégique national (PSN) articulé
autour de quatre programmes décon-
centrés : les Programmes de développe-
ment ruraux régionaux (PDRR).
D’autres fonds structurels complètent
la politique communautaire de soutien
à l’outre-mer
Au fur et à mesure de la construction
européenne, d’autres fonds structurels
ont été mis en place, dont peuvent
bénéficier les DOM contrairement aux
COM, à savoir le Fonds social européen
(FSE), le Fonds européen de développe-
ment régional (FEDER) et le Fonds euro-
péen pour la pêche (FEP).
Agriculture et alimentation 65

L’alimentation dans
les DOM-TOM : l’importance
des dimensions culturelles
Laurence Tibère,
Maitre de conférences en sociologie (Certop-CNRS, Université de Toulouse 2).

Ce texte propose d’interroger le statut culturel de l’alimentation dans les sociétés


ultramarines à travers deux approches ; l’une relative à la culture alimentaire et à
ses transformations dans un contexte de mondialisation, l’autre, aux enjeux économi-
ques d’une patrimonialisation de l’alimentation.

Manger n’est pas seulement une Au sens premier du terme, la créo- une société exprime sa structure et par
opération nutritionnelle ; c’est aussi et lisation alimentaire correspond aux lesquels ses membres construisent leur
sans doute avant tout, un acte social et formes d’entrecroisements culturels rapport au monde et aux autres (Tibère,
culturel, un acte symbolique par lequel intervenus après leur colonisation dans 2009). Partant de ce constat, je propose
se construisent et s’entretiennent les ces sociétés pour donner ce que l’on de réfléchir à la prise en compte du
identités collectives et les relations en- appelle localement les cuisines créo- statut culturel de l’alimentation dans
tre les hommes. Dans le cas des sociétés les ; ces hybridations se
ultramarines, le fait alimentaire s’inscrit poursuivent aujourd’hui À côté des raisons d’ordre matériel qui
dans des contextes socio-anthropologi- encore avec la globalisa- orientent les emprunts ou les rejets, les di-
ques singuliers du fait des interpénétra- tion et les migrations plus
mensions symboliques interviennent égale-
tions qui y ont eu lieu entre des groupes récentes. Plus largement,
d’origines culturelles différentes, dans le la créolisation alimentaire
ment, rappelant que la cuisine est un langa-
cadre de rapports sociaux inégalitaires, renvoie aux processus
ge, un système de signes et de symboles par
tendus voire violents et d’un contexte identitaires cristallisés lesquels une société exprime sa structure
politique particulier. En l’espace de trois dans les univers alimen- et par lesquels ses membres construisent
siècles, les métissages ont contribué taires des sociétés mul- leur rapport au monde et aux autres (Tibère,
à la création de sociétés complexes ticulturelles créoles. Elle 2009).
et variées, ayant pour dénominateur concerne les mécanismes
commun, la créolisation (Tibère, 2006). identitaires par lesquels un ingrédient, les sociétés d’Outre-mer dans deux
La créolisation est ainsi liée aux grands un aliment, une technique culinaire, un domaines dans le cadre desquels je suis
mouvements de globalisation interve- ustensile, un contenant, un mode de intervenue sur le plan professionnel. Le
nus à partir du XVIIe siècle, mettant en consommation sont adoptés ou non, premier concerne les transformations
circulation des ressources matérielles, ou mis en avant ou non, par tel ou tel des modèles alimentaires et les enjeux
des hommes et leurs cultures. Des uni- groupe cohabitant en situation de di- en termes de santé publique qu’ils im-
vers sociaux et culturels multiples se versité culturelle. Elle souligne le rôle pliquent. Le second porte sur la sphère
sont côtoyés, se sont souvent entrecroi- structurant de l’alimentation dans l’or- économique, plus précisément sur les
sés (Bastide, 1967). Ils ont donné nais- ganisation du vivre-ensemble entre dy- conditions de valorisation économique
sance à des productions matérielles et namiques intégratives et expression de des cultures alimentaires locales sur le
immatérielles, ainsi qu’à des formes de la différence. À côté des raisons d’ordre marché touristique.
cohabitation originales. Dans ce proces- matériel qui orientent les emprunts ou
sus, l’alimentation joue un rôle majeur les rejets, les dimensions symboliques
en tant que support de construction et interviennent également, rappelant que
d’expression identitaires. la cuisine est un langage, un système
de signes et de symboles par lesquels
66 Agriculture et alimentation

Le travail socio-anthro- Le rapport à la sait qu’elle amplifie la


D’une éducation pologique permet la mise santé, à l’alimenta- prise de poids et le mal
nutritionnelle à au jour des représenta- tion, à la corpulence être (Poulain et al, 2003).
tions et des croyances L’une d’elle proposait de
sont des construits
une éducation des populations cibles
mais aussi des acteurs du
sociaux et ne sont
relativiser l’usage même
de l’Indice de masse
pas neutres.
alimentaire monde médical et para- corporelle (IMC) en com-
médical. Le rapport à la muniquant sur sa simple
santé, à l’alimentation, à la corpulence fonction de diagnostic et en soulignant
Les sociétés d’Outre-mer ont connu sont des construits sociaux et ne sont la relative validité. À côté des mesures
d’importantes et brutales transforma- pas neutres. Les positions du monde visant à promouvoir l’activité physique,
tions au cours des dernières décennies. médical sont elles-mêmes inscrites dans des messages valorisant les aspects
Leurs populations se sont rapidement un système de représentations culturel- de la culture polynésienne relatives à
trouvées en situation d’abondance ali- les, lesquelles s’opposent parfois à celui la corpulence (légendes et héros, lutte
mentaire, situation entretenue par le des populations. Dans le face à face en- maori, rugby) étaient construits. Des
développement d’un important système tre les familles (et leurs enfants) et les formations adressées aux milieux de la
import-distribution. Cette transforma- acteurs impliqués, le nombre de repas santé étaient organisées sur le dépis-
tion est concomitante de l’importation quotidiens, l’attitude face au hors repas, tage de l’obésité et sur les conditions
de modèles et d’influences culturels l’idée même du « régime » et l’idéal de d’utilisation des outils anthropométri-
exogènes, métropolitains et plus glo- minceur, s’inscrivent dans des manières ques mais aussi sur la stigmatisation
balement, mondiaux. Le contexte de différentes d’appréhender le monde. (mécanismes, impacts, aide pour faire
consommation de masse a entraîné, face) et sur l’alimentation (conseils nu-
à côté des pathologies carentielles tritionnels tenant compte des aspects
propres aux pays en développement, Dans les efforts entrepris pour chan- sociaux et culturels).
d’autres pathologies, caractéristiques ger les habitudes alimentaires et mettre
L’école constitue un autre lieu d’in-
des pays développés et des régions ou en place des programmes dans ce do-
tervention possible, dans le cadre du-
groupes qui sont passés rapidement de maine, trois principaux écueils doivent
quel l’alimentation peut être à la fois
la privation à l’abondance alimentaire. être évités : le premier serait de sous-
objet et levier d’apprentissage (ou de
Les maladies coronariennes, le diabète estimer le statut culturel et identitaire
réapprentissage). Notamment, à travers
de type 2 et l’obésité comptent parmi des nourritures dans les
les pathologies repérées comme résul- représentations ; le se-
cond serait d’imposer L’école constitue un autre lieu d’interven-
tant des mutations dans les modes de
vie et l’alimentation. des normes alimentaires tion possible, dans le cadre duquel l’alimen-
et des modèles esthé- tation peut être à la fois objet et levier d’ap-
Robert Bindon a montré comment, tiques véhiculés par le prentissage (ou de réapprentissage).
dans certaines sociétés du Pacifique, la monde médical, modèles
prise de poids importante était une ré- qui mêlent souvent étroitement santé,
ponse sociale et culturelle à la moderni- la mise en place d’ateliers culinaires,
morale, et progrès ; et enfin, l’attitude
sation. Par ailleurs, l’organisation struc- ou encore de parcours amenant les
qui consiste à vouloir transposer, dans le
turelle de ces sociétés a connu certaines enfants ou les adolescents à parcourir
contexte local, des problématiques exo-
mutations liées à la modernité, parmi la filière alimentaire locale, en synergie
gènes (métropolitaines en particulier).
lesquelles la transition socio-économi- avec différentes matières (économie,
que et l’évolution de la cellule familiale, D’un point de vue opérationnel, dif- géographie, biologie) et en collaboration
qui ne sont pas sans impacts sur les ha- férents types d’actions sont possibles avec les services de restauration sco-
bitudes alimentaires. pour sensibiliser et former les différents laire. Par ailleurs, l’univers alimentaire
publics. constitue un levier pédagogique pour
Les dispositifs de santé publique ten- la découverte de l’Histoire des sociétés
tent d’agir sur les comportements ali- Je pense par exemple aux séminaires
d’Outre-mer. Ainsi, à l’occasion du 150e
mentaires des populations concernées, mais aussi à la mise en place de for-
anniversaire de l’abolition de l’esclavage,
à travers diverses préconisations d’ordre mations de type diplôme universitaire,
des actions avaient été organisées par
nutritionnel. Sans la prise en compte des intégrant les dimensions historiques,
les instances départementales dans
cadres sociaux et culturels dans lesquels socio-anthropologiques, mais aussi les
des écoles élémentaires de l’île de La
s’inscrivent ces comportements, et sans outils méthodologiques (techniques
Réunion (CE1, CE2) autour de l’alimenta-
une articulation des dimensions médi- d’entretiens ou d’enquête…) à l’adresse
tion. Il s’agissait de retracer l’histoire du
cales aux approches socio-anthropolo- des acteurs du monde médical, paramé-
peuplement de l’île à partir d’épices, de
giques de l’alimentation, ces tentatives dical et des travailleurs sociaux interve-
plantes, de plats. Mais aussi de repérer
sont vouées à l’échec. Cela invite à pas- nant auprès des populations concernées
les points communs dans l’alimentation,
ser d’une éducation nutritionnelle à une par le diabète ou l’obésité. L’élaboration
entre les différentes composantes de
éducation alimentaire intégrant les dif- des contenus doit se faire de façon par-
la société réunionnaise. Le partage des
férents horizons de l’acte alimentaire : ticipative. Ainsi, dans un programme
repas constitue un temps concret et
son lien à la santé et au plaisir, ses di- mené en Polynésie française au début
hédonique de découverte et d’ouverture
mensions sociales et symboliques dans des années 2000, les préconisations
à la diversité et aux différences.
le respect des processus de socialisation mises en place avec les acteurs de santé
et de construction des identités qui ar- publique intégraient des mesures visant Enfin, les dispositifs ayant pour cible
ticulent les particularismes alimentaires à limiter la stigmatisation des popula- les parents sont aussi importants. Savoir
sociaux, régionaux et religieux. tions obèses, stigmatisation dont on acheter, savoir cuisiner, savoir nourrir…
Agriculture et alimentation 67

autant de compétences fragilisées au d’innovation dans les dynamiques de Je me suis intéressée aussi à ce qui
sein de certaines populations soit parce recomposition des patrimoines alimen- est choisi pour être proposé aux tou-
que les mutations sociétales ont été taires (Bessière et al., 2009). ristes, un peu comme des emblèmes
trop rapides pour que les dynamiques de cette spécificité créole : à côté des
J’illustrerai mon propos à travers
de transmission inter et intra-généra- préparations culinaires jugées emblé-
un exemple réunionnais, le réseau
tionnelles se déploient de façon satis- matiques et « abordables » par le client
« Villages Créoles », un dispositif de
faisante ; soit parce que les difficultés extérieur, à côté d’ingrédients ou de cer-
valorisation des patrimoines naturels
économiques et la précarité orientent taines techniques « incontournables »
les choix alimentaires vers des aliments telles que la cuisson au
qualitativement inférieurs. Les ateliers Autant d’aspects qui nous rappellent que feu de bois, on repère des
culinaires de type « roulotte du goût », le patrimoine n’est pas donné, il est sociale- composantes de la cultu-
ou « ateliers du mieux manger » à La ment construit et évolue au fil des reformu- re alimentaire locale plus
Réunion, ou encore, ateliers intergéné- lations liées aux contextes historiques et so- « exotiques », demandant
rationnels, mettant en situation d’ap- ciaux et aux interactions car sous le regard un effort d’adaptation
prentissage culinaire, enfants et parents du touriste, il se trouve réactivé. plus important de la part
voire même grands parents, en Polyné- du touriste métropolitain.
sie française en sont des exemples. Mais Ainsi certains professionnels proposent
et culturels locaux sur le marché touris-
d’autres supports tels que la télévision, à leurs clients de chambre d’hôte du
tique, adossé à une démarche de déve-
à travers des émissions de cuisine locale, riz chauffé, le matin ou l’après-midi. Le
loppement durable. Notre intervention
intégrant à la fois tradition, santé, mo- riz chauffé constitue aujourd’hui une
visait à accompagner les restaurateurs
dernité peuvent être intéressants. pratique résiduelle dans le quotidien
du réseau dans une réflexion sur le re-
alimentaire des Réunionnais et à ce titre,
nouvellement de l’offre de restauration
le choix de ces restaurateurs s’inscrit
dans le respect de la « tradition » créole.
pleinement dans une action de patrimo-
La valorisation Elle s’organisait autour de deux princi-
pales missions.
nialisation. Il est intéressant d’observer
l’attitude des touristes face à cette
économique et La première était de tracer avec les offre.
symbolique d’un acteurs impliqués dans l’offre de restau-
ration les contours de la « cuisine créo-
La seule évocation du « riz chauffé
que l’on fait revenir dans l’huile avec du
patrimoine le » : doit-on, à côté des plats tels que le
cari, le rougaï, composantes incontes-
sel, du piment et un peu d’ail » fait par-
fois grimacer le mangeur métropolitain
tées de l’univers culinaire créole, en pro-
dont certains sociologues soulignent la
poser d’autres tels que le massalé ou le
L’intérêt des touristes pour les cultu- « lipo-phobie » croissante. Les réactions
shop suey par exemple  ? Les échanges
42
res alimentaires locales constituent immédiates face à tel ou tel plat, telle
et les débats autour de cette question
des leviers de développement local et ou telle pratique constituent des indica-
font écho au statut des populations
participent à la redynamisation des ter- teurs de proximité et de distance cultu-
réunionnaise, indiennes et chinoises,
ritoires en offrant des espaces de diver- relle, de la capacité à s’adapter. Autre
arrivées après la formation du « creuset
sification pour la production agricole dimension de la culture alimentaire, les
créole » (après 1848, après l’abolition
mais aussi l’artisanat (objet de la table, manières de table : certains profession-
de l’esclavage). Ils montrent bien le
ustensiles de cuisine…), les métiers de nels rencontrés n’hésitent pas en effet
rôle structurant de l’alimentation dans
bouche ainsi que les petites et moyen- à faire manger avec les doigts, « dans
les relations entre les membres des
nes entreprises agro-alimentaires. Ces les feuilles de bananier, comme le veut
sociétés. Un consensus s’est finalement
dynamiques de valorisation socio-éco- la tradition ». Manger avec les doigts
construit autour d’un « cœur » d’offre
nomique se prolongent dans l’univers demande un apprentissage que n’ont
créole et des éléments « créolisés »
du souvenir mais aussi grâce à la com- pas la plupart des touristes venant de
réunionnais.
mercialisation de ces produits dans les l’extérieur pour lesquels cette pratique
lieux de vie d’origine des touristes. est parfois difficile tant sur le plan tech-
nique que culturel.
A côté de ces aspects économiques,
d’autres, immatériels et symboliques 42 Cari : préparation à base d’oignon, ail, curcuma, La valorisation des manières de table,
thym, à partir de laquelle on prépare viandes ou
sont repérables localement. La mise en produits de la mer. Cari désigne plus générale-
en particulier le fait de manger avec
marché touristique des cuisines, des ment le repas, voire, « le manger ». Rougaï : le les doigts lors des piques niques trans-
plats, des ingrédients, des manières même terme désigne 2 types de préparations ; forme véritablement le « touriste de
l’une est un ragoût épicé (contenant moins de
de tables, des objets de la table etc. spectateur en acteur, il lui permet une
sauce généralement que le cari) servi en plat
s’accompagne en effet d’une prise de principal, l’autre est une préparation froide à rencontre intime avec une autre culture
conscience culturelle et participe de la base de piment et de condiments variés qui dans ce qu’elle a de plus concret et de
construction d’identité collective autour a fonction d’accompagnement. Le massalé plus savoureux, retrouvant la confusion
désigne à la fois un mélange d’épices amené
de l’alimentation. Autant d’aspects qui par les réunionnais originaires d’Inde et les étymologique de la saveur et du savoir »
nous rappellent que le patrimoine n’est préparations à base de ces épices ; aujourd’hui (Morin, 1962). L’univers des nourritures
pas donné, il est socialement construit sa consommation est largement répandue permet au touriste d’accéder à un autre
au sein de toute la population. Le shop suey
et évolue au fil des reformulations liées est originaire de Chine ; il s’agit d’un mélange
espace social alimentaire et de compren-
aux contextes historiques et sociaux de légumes sautés le plus souvent associé à dre comment le sien est organisé. Ici pas
et aux interactions car sous le regard de la viande ou des crustacés. Le shop suey de distance entre l’appareil photo et
s’est transformé dans le contexte local, il s’est
du touriste, il se trouve réactivé. Le tou- l’objet, pas de spectacle auquel on assis-
créolisé.
risme peut être envisagé comme vecteur te de loin, mais une situation qui plonge
68 Agriculture et alimentation

véritablement le corps et les sens du d’éléments venant d’autres espaces


visiteur dans d’autres univers sociaux et culturels. Conclusion
culturels.
Ainsi, des restaurateurs servent en
Les initiatives en matière de patrimo- apéritif des préparations issues des cui- Grâce sans doute à leur ancrage
nialisation me paraissent intéressantes sines créoles antillaise ou mauricienne dans le quotidien, qu’il soit privé ou
également parce qu’elles marquent « parce que c’est très demandé ». Bien public, la cuisine, les manières de table
un changement dans le regard que les entendu, l’addition d’éléments nou- et les représentations qui s’y agrègent,
Réunionnais portent sur leur propre veaux ou exogènes peut être facteur constituent une voie d’accès infiniment
culture, longtemps dévalorisée face au d’innovation et je n’ai rien contre cette riche à l’effervescence des dynamiques
métropolitain (Vergès, 2002). Dans le ouverture à d’autres composantes sociales et culturelles. Leur statut social
contexte postcolonial réunionnais la de l’univers créole (au sens large), à et culturel ne doit pas être sous-estimé
scène touristique constitue un espace condition qu’elle soit présentée comme et invite à la plus grande attention tant
possible de repositionnement culturel. telle aux visiteurs ; d’autant que dans dans le domaine de la prise en charge
L’organisation de l’offre alimentaire face de nombreux restaurants créoles en des pathologies alimentaires liées à la
au touriste métropolitain peut participer métropole, la confusion est souvent modernité, que dans celui de la mise en
à la réhabilitation d’un patrimoine dans faite entre préparations antillaises et marché touristique et de l’organisation
le cadre d’une rencontre, d’un chemine- réunionnaises. de l’offre de restauration.
ment de part et d’autre.
Enfin, la forme du service fait l’objet
La deuxième mission consistait à de transformations. Certains presta-
repérer des voies pour l’innovation et taires proposent en effet un service à ////////////////////////////////////////
la créativité, dans une perspective de l’assiette, formule qui, si elle ne dérange
diversification et de renouvellement des pas les touristes extérieurs, présente
cartes. La réflexion a débouché sur la l’inconvénient de réduire les portions et
construction d’un éventail de sources et de transformer l’indispensable piton de
de formes d’innovation autour de deux riz 44 en un monticule ridicule aux yeux Bibliographie
niveaux d’innovation correspondant à de la clientèle locale, laquelle consti-
des types de restauration différents. La tue également une cible commerciale. • Bastide Roger, 1967,
créativité s’est déployée sur les produits, Certains interviewés soulignent l’im- Les Amériques noires,
leurs usages, sur les techniques et les portance de considérer les Réunionnais première édition 1967, Paris,
appellations culinaires, sur le dressage, [locaux] comme « les premières cibles L’Harmattan, 1996.
sur les contenants mais aussi sur les ma- visées » par Villages Créoles. • MacCannell Dean, 1986,
nières de table. L’histoire, la géographie « Tourisme et identité culturelle »
(paysages...), les cultures de l’océan in- Les logiques d’adaptation com-
Le croisement des cultures,
dien mais aussi les gastronomies chinoi- portent donc des limites : la prise en
Communications, n° 43
ses et françaises ont souvent fourni la compte des touristes locaux (dont il
faut aussi respecter les normes et la • Morin Edgar, 1962,
matière pour l’innovation.
demande) en est une, l’intégrité cultu- L’esprit du temps,
Je me suis par ailleurs intéressée aux relle, en particulier sur le plan religieux, Paris, Grasset, p. 82-83.
phénomènes d’adaptation dans l’offre en est une autre ; par exemple, certains • Poulain Jean-Pierre, Tibère Lau-
des restaurateurs. Ainsi, la structure restaurateurs réunionnais de confession rence, « Alimentation et corpulence
synchronique du repas créole 43 se trans- tamoule, respectant l’interdit carné, en Polynésie Française (Îles de
forme la plupart du temps en une forme ne proposent pas de viande à certaines la Société)
séquentielle de type apéritif + entrée périodes du calendrier religieux. – Étude socio anthropologique de
+ plat principal + dessert parfois précédé l’obésité, des représentations du
de fromage. Certains restaurateurs évo- L’accès à la culture alimentaire peut
corps, des modèles et des pratiques
quent clairement la demande des tours contribuer à une meilleure connaissance
alimentaires » –(2001-2003).
opérateurs de proposer ce type de menu par les touristes métropolitains de la
richesse et de la diversité des DOM-TOM • Tibère Laurence, 2006,
pour satisfaire des clients peu habitués
tout en permettant de renouveler leurs « Manger créole. Interactions iden-
à manger du riz à tous les repas. Ces
regards sur ces « anciennes colonies ». titaires et insularité à La Réunion »,
phénomènes soulignent également le
La valorisation des patrimoines alimen- Iles réelles, îles rêvées,
rôle des professionnels du voyage dans
taires peut transformer les perceptions Revue Ethnologie française n°36,
le « formatage » de l’offre en matière
de part et d’autre. Paris, PUF.
touristique ; ils balisent le voyage et
conditionnent « l’imaginaire alimen- • Tibère Laurence, 2009,
taire ». Les professionnels qui procèdent L’alimentation dans le vivre-ensem-
à ces adaptations sont en général luci- ble multiculturel. L’exemple de
des face aux opérations leur permettant La Réunion,
d’exercer leur métier tout en gardant l’Harmattan.
vivante (et forcément changeante), la • Vergès Françoise, 2002,
culture alimentaire. L’adaptation se fait « L’Océan Indien, un territoire de
également sous la forme d’introduction recherche multiculturelle »,
in Wolton D. et al., dir., La France et
44 L e « piton » est l’un des termes utilisés par les
Réunionnais pour décrire la topographie que les outre-mers. L’enjeu multicultu-
43 Le repas créole normal est composé de riz + lé- forme le riz au fond de l’assiette. rel, Hermès, n° 32-33, Paris, CNRS
gumineuse + cari ou rougaï. Éditions, p.454.
Agriculture et alimentation 69

Pommes ou bananes ?
Pistes de réflexion autour
de l’alimentation des jeunes
Marie-Hélène Negre,
ingénieure d’études, spécialiste du fait alimentaire, École Nationale de Formation Agronomique, Toulouse

Ce texte nous propose d’aborder la question de l’alimentation chez les jeunes notam-
ment dans le cadre scolaire, d’après deux enquêtes menées en 2003 et 2005 dans des
établissements agricoles de Midi-Pyrénées. Ces enquêtes abordent les comportements
alimentaires des adolescents, tant dans leurs pratiques que dans leurs représenta-
tions associées.

Stéphane, jeune martiniquais étu- en métropole au colloque de l’OCHA 46,


diant à Toulouse, déclare ne pas prendre Comment cite plusieurs facteurs influençant leurs
de bananes ici à la cantine… « envie de
varier…,car c’est un produit beaucoup
les jeunes pratiques : la disponibilité et le coût des
aliments, le goût plus fade des aliments
consommé aux Antilles ! ». Il préfère la
pomme aujourd’hui.
choisissent-ils en métropole, le froid ressenti (cité
également souvent comme un frein aux
Qu’est ce qui a guidé son choix ? Que leurs aliments ? sorties), la nécessité d’adaptation, l’im-
portance des colis alimentaires…
représente cet aliment ?
Un jeune collégien toulousain, évo- La notion de choix est importante
quant son repas de midi à la cantine du pour les jeunes : « avoir le choix » est un
collège déclare avoir pris une banane à critère cité par 90 % des jeunes inter-
Manger cela
la fin du repas… il aime bien les bananes.
« les pommes c’est pas pratique, j’ai la
rogés lors des deux enquêtes réalisées.
Ils déclarent choisir leur repas selon
veut dire quoi ?
flemme de les peler ; les pommes il y en a l’aspect et le goût ressentis pour les
tout le temps ! » Envie de varier lui aussi ? aliments proposés (77 %). Dans l’étude
Plus globalement nous nous sommes
Ces appréciations différentes nous portant sur la consommation de fruits,
intéressés aux représentations de l’ali-
démontrent encore une fois que les 65 % d’entre eux déclarent les choisir
mentation chez les jeunes interrogés.
seuls besoins biologiques ne suffisent par leur goût et leur aspect mais égale-
pas à expliquer nos comportements ment par leur origine pour 16 % d’entre Les sociologues de l’alimentation, in-
alimentaires. eux. terrogés par le corps médical depuis les

Tirons quelques fils, évoquons quel- La température des plusieurs dimensions pour l’acte alimen-
produits peut influencer
ques caractères des comportements taire : la dimension biologique (manger pour
les choix des jeunes dans
alimentaires des jeunes auxquels nous
certains contextes. Lors
développer son organisme), la dimension
nous intéressons depuis quelques an- psychologique (la recherche du plaisir à tra-
nées à l’ENFA. Nous illustrerons notre d’un voyage en Finlande,
en fin d’hiver, (tempéra- vers son alimentation) et la dimension so-
intervention avec quelques résultats
tures négatives et mer ciale (la rencontre de l’altérité lors des prises
statistiques obtenus lors de deux en-
quêtes réalisées dans des lycées agrico- Baltique gelée) les préfé- alimentaires)
les de la région Midi-Pyrénées en 2003 rences des étudiants pour
années quatre-vingt-dix pour compren-
des aliments chauds ont été relevées.
et 2005 45 . Dans un second temps nous dre nos comportements alimentaires
Les jeunes interrogés alors déclaraient
évoquerons l’alimentation au lycée et ont identifié plusieurs dimensions pour
que « manger chaud » était le critère
les liens avec les enseignements. l’acte alimentaire : la dimension bio-
premier « du bien manger ». Sylvia Eloi-
logique (manger pour développer son
din, dans sa description des comporte-
ments alimentaires d’étudiants Antillais
46 O CHA : Observatoire Cniel des Habitudes Ali-
45 Pour plus d’informations sur ces enquêtes, mentaires, crée en 1992 par l’interprofession
marie-helene.negre@educagri.fr des produits laitiers
70 Agriculture et alimentation

organisme), la dimension psychologique identitaire ? A la fois signe de dis-


(la recherche du plaisir à travers son Faisons un zoom tanciation vis à vis de l’alimentation
alimentation) et la dimension sociale
(la rencontre de l’altérité lors des prises
sur les sauces adulte ou signe de reconnaissance
entre jeunes ? Parfois rite initiatique
alimentaires). Chez les lycéens enquê-
tés, les deux premières dimensions sont
adolescentes, lorsque les jeunes se lancent des
défis concernant la quantité étalée.
bien identifiées alors que la dimension Remarquons au passage les capaci-
sociale est encore parfois faiblement Ou comment évoquer les modernités tés des jeunes à déambuler avec un
exprimée. Alors qu’à l’extérieur du lycée alimentaires ? sandwich dégoulinant à la bouche
les repas sont majoritairement pris en sans aucune tâche ensuite sur leurs
famille, parmi la population interrogée Les sauces depuis toujours amènent vêtements !
cette dimension se lit dans la façon dont du liant, voire du goût aux préparations. • La sauce comme marqueur de
les jeunes se regroupent pour partager Souvent très acides au Moyen-âge, ca- mondialisation de la jeunesse. Les
leur repas : organisation du lieu de res- mouflant les goûts gras et faisandés, mêmes variétés se retrouvent main-
tauration, occupation de l’espace par elles ont souvent et jusqu’à il y a peu de tenant sur les tables des lieux de
le groupe classe ou selon les affinités temps, nappé les morceaux tout en les restauration d’Helsinki, Marrakech,
entre individus, petits groupes souvent reliant. À travers l’exemple de la « sauce Lima ou Paris…
au repas du soir… du chef », Jean-Pierre Corbeau décrit
l’incorporation du pouvoir du chef, et • Les sauces actuelles comme symbo-
La question du genre… avec lui, de l’ordre du culinaire dans la le de modernité en comparaison de
sauce servie, et la lecture de « l’esprit la place des sauces dans l’histoire
« Il faut nourrir son corps » se décline
de nation, de patrie, la volonté du chef de l’alimentation.
différemment selon le sexe : l’aspect
énergétique de l’alimentation et le plai- cuisto ». Il poursuit en introduisant les • Certaines sauces peuvent aussi
sir sont cités en premier par les garçons notions de socialités du registre du témoigner d’un mouvement de re-
alors que chez les filles le critère relatif « lié », et les sociabilités du registre du localisation. L’étudiant martiniquais
à l’esthétique corporelle est en tête « liant ». évoque le « ketchup de banane »
ainsi que le plaisir de consommer les lorsqu’on l’interroge sur un produit
Les socialités, selon lui évoquent qu’il aimerait bien ramener de chez
aliments sucrés de l’enfance. La notion l’image d’un tatouage et correspondent
de plaisir est citée par 38 % des filles et lui.
à un « façonnement culturel qui inscrit
62 % des garçons. Elles déclarent par les actes dans des trajectoires plurielles
ailleurs moins souvent que les garçons qui explique notre positionnement et
prendre un repas complet au lycée par nos appartenances sociales ». Le chef se Et le goût dans
restriction volontaire. Le diktat de l’es- donne à la socialité en réalisant la dé-
thétique corporelle les conduit à avoir clinaison parfaite de la sauce nommée
tout cela ?
peur de grossir et elles peuvent réduire qui donnera l’identité au plat, souvent
leurs prises alimentaires lors des repas mélange de morceaux.
(et parfois augmenter leurs prises hors Il est difficile de donner une défini-
des repas en compensation…). Les sociabilités, qui renvoient au liant, tion précise tant il fait appel à des sen-
correspondent à l’évocation des stra- sations personnelles. Décrit comme un
La difficulté à faire un choix apparaît tégies individuelles mises en place et le « objet complexe sous toutes ses formes,
concrètement dans l’acte alimentaire. choix éventuel d’interrelation. Le chef va ses manifestations, ses fonctions… même
Ingérer un aliment, c’est-à-dire l’incor- donner sa touche personnelle et le nom dans ses fonctions nutritionnelles, saveur
porer dans notre être le plus profond à la sauce… du chef. et flaveur s’expriment de façon très diffé-
signifie également incorporer ses pro-
rentes » (Jean-Jacques Boutaud) le goût
priétés, ses « composants imaginaires… Avec la nouvelle cuisine, tout est évoqué par la qualité gustative dans
selon le processus de la pensée magique » est dégraissé, la sauce devient le Programme National Nutrition Santé
comme le décrit Claude Fischler en in- transparente, parfois servie à 2 «…qualité qui englobe ici toutes les
troduisant le principe d’incorporation. part ; l’individualisme est à son propriétés organoleptiques accessibles à
Les identités individuelle et collective comble ! Le liant, liant social éga- un consommateur et non uniquement les
peuvent être touchées. Le choix d’incor- lement, s’efface. propriétés qui relèvent de la gustation ».
porer tel ou tel aliment peut être source Rappelons que l’analyse sensorielle (exa-
d’anxiété, ce qui fait davantage appel au La sauce n’a plus de lien avec le plat,
men des propriétés organoleptiques
champ de la psycho-sociologie, qu’à la mais les sensations fortes sont là.
d’un produit par les organes des sens
cacophonie des discours nutritionnels. Les adolescents adorent les sauces : selon NF V00-150 juin 1980) est basée
tomates épicées, mayonnaise etc. té- sur l’analyse des perceptions sensoriel-
moins des socialités qui les caractéri- les des individus (sélectionnés dans un
sent. Mais des stratégies de distinction, panel), de l’appétence à la dégustation
d’individualisation peuvent apparaître. du produit.
Plusieurs déclinaisons sont possibles :
Claude Fischler évoque la polysémie
• La sauce pour chasser le dégoût ou du terme du goût qui selon lui représen-
exhausteur de goût ? Et pourquoi te « les choix alimentaires plus les affects
pas pour uniformiser les goûts des et l’hédonique, plaisir/déplaisir qui s’y
adolescents ? associent… » et s’exprimant au sujet
• La sauce comme marqueur du plaisir de manger il poursuit « et ce
Agriculture et alimentation 71

parle-t-on d’alimentation en cours ?


Goût naturel Goût culturel Goût cultivé Question souvent posée… Réponse gé-
néralement négative et si ce n’est pas le
cas c’est l’alimentation animale qui est
Ce que la nature Construit par la Phénomène de
principalement citée (calcul et adapta-
donne prescription sociale distinction
tion des rations).
Défini par une relation Défini par un code La mise en place des selfs et la sup-
Sauvage
à un état naturel culturel dominant pression des distributeurs ont conduit
les équipes à se questionner, mais beau-
Résulte de la Résulte de la
coup d’interrogations restent présentes.
Éléments naturels bruts manipulation manipulation
Le développement de projets éducatifs
des éléments naturels des codes sociaux
autour de la dimension environnement
Aliment cuisiné et permet souvent d’aborder des questions
Aliment Aliment cuisiné liées à l’alimentation (origine des ma-
pratiques alimentaires
tières premières, gestion des déchets…).
Ce que la culture élabore Plus récemment les démarches d’éduca-
tion et de prévention de la santé offrent
un vaste champ d’exploration mais c’est
encore souvent une approche par le dis-
cours nutritionnel et par les pathologies
qui est proposée (tabagisme, alcoolisme,
obésité…) et non réellement une dé-
plaisir dérive soit du goût et de l’appétit produit localement), le modèle familial marche de promotion de la santé. Les
satisfaits, soit de la rencontre et de la versus le groupe de pairs… dimensions culturelles et sociales qui
commensalité » Remarquons que dans nécessitent un travail pluridisciplinaire
L’homme est un mangeur pluriel
nos sociétés le plaisir de manger peut permettraient de porter un regard glo-
nous le savons. Évoquons maintenant
aussi être suscité par la convivialité. bal sur les enjeux de notre alimentation.
quelques éléments de l’alimentation au
Les travaux de Lévi-Strauss (1964) et lycée.
Bourdieu (1979) ont permis de mettre
à jour la dualité nature versus culture
dans les concepts de goût sauvage et
Les liens avec les
de goût élaboré et de pointer le rôle de L’alimentation enseignements
l’habitus dans l’apparition des signes
cultivés du goût. au lycée
Par un phénomène de distinc- Les liens entre alimentation et en-
seignement agricole sont présents bien
tion, déplacement des signes Elle concerne des individus, élèves,
sûr avec une prise en compte variable
culturels vers des signes cultivés, apprentis ou étudiants mais plus large-
des équipes éducatives. De l’informa-
un goinfre pourra se transformer ment toute la communauté éducative.
tion nutritionnelle à l’éducation ali-
en gourmet. Elle mobilise des lieux et des mo- mentaire se présente un vaste champ
Par transformation ensuite de la ments, des lieux de vie et d’appren- d’expériences :
prescription sociale un goût plus per- tissage, le self, mais également des • Dans le cadre du 5e Schéma pré-
sonnel prend jour. L’individualisation lieux où l’on mange sans que cela soit visionnel de l’enseignement agri-
qui se développe alors est identifiable institutionnalisé, par exemple l’internat, cole (insertion, projets innovants,
dans les comportements alimentaires le moment du goûter. Le partage à l’in- durabilité…)
des jeunes : leur choix de type de sauce ternat est assez symbolique du retour
• Dans le cadre de modules d’ensei-
(ketchup de banane…) ou de quantité de à la nourriture familiale transportée
gnement (BEPA, bac pro, STAV M7
sauce en est un exemple… et souvent partagée, symbolique de
ou stages pluri, BTSA dont un des
l’alimentation plaisir avec des aliments
Rappelons que le goût comme critère thèmes culturels et socio-économi-
sucrés de l’enfance pour certains.
de choix des aliments est cité par 60 % que porte sur les défis de l’alimen-
des jeunes interrogés ici. L’alimentation au lycée est tation, mais aussi modules santé…)
aussi un acte personnel et col- • Dans le cadre des rénovations de
Avec le cas des sauces et celui du
lectif, acte d’apprentissage. programmes telle que la mise en
goût nous percevons des évolutions
place du baccalauréat profession-
dans certaines pratiques adolescentes. Les jeunes incorporent la nourriture
nel en 3 ans dans lequel figure un
de l’autre pour mieux le connaître ou
En lien avec les évolutions sociétales, module d’éducation à la santé et
s’approprier un peu de lui. Les jeunes
nous retrouvons des ambivalences dans au développement durable d’une
peuvent aussi rechercher la matrice fa-
les modernités alimentaires, telles que semaine chaque année.
miliale ou le retour au pays, lointain ou
l’uniformisation des goûts versus la • Des moments et programmes
pas (évocation de la cuisine de la mère,
recherche de sensations personnelles privilégiés au niveau national
transmission des techniques, ou partage
fortes ; la mondialisation des pratiques (semaine du goût, semaine du
du colis alimentaire). Le lien avec les en-
(consommation de sauces par exem- développement durable, semaine
seignements sont rarement faits. Vous
ple) versus la relocalisation (l’aliment fraich’attitude…).
72 Agriculture et alimentation

• Dans la cadre du projet qu’ils avaient. Les normes d’esthétique tous les acteurs. Dans nos établisse-
d’établissement. développées chez les adolescentes par ments les élèves sont accompagnés vers
• Avec des partenaires territoriaux/ un phénomène d’auto surveillance (D. des choix éclairés de consommation,
acteurs et collectivités Guilhem et M. Sellami) les mènent vers y compris dans leurs comportements
des restrictions alimentaires. L’esthéti- alimentaires. Il parait juste d’insister sur
• Avec des professionnels, parents,
que et la diététique se rejoignent pour les liens inter et intra-disciplinaires mais
anciens élèves, experts sollicités.
diaboliser certains aliments et culpabi- aussi de valoriser toutes les démarches
liser certains mangeurs. Des processus et actions collectives portées par l’insti-
Citons également des démarches in-
de dévalorisation de soi se mettent en tution ou les groupes de pairs pour met-
novantes, pouvant servir d’appui,
place (L. Tibère). tre en place des situations d’échanges
• La note de service DGER N2009- qui permettront aux jeunes d’analyser
2065 du 10 juin 2009 « inciter les Dans nos enquêtes nous avons mis en
et de comprendre les enjeux de l’alimen-
établissements à participer aux évidence un lien entre l’état ressenti des
tation aujourd’hui et demain.
plans d’action régionaux pour une jeunes et leurs pratiques alimentaires,
politique de l’offre alimentaire sûre, ceux qui se sentent seuls ou trop mai- L’alimentation au lycée dépasse les
diversifiée et durable. » gres déclarent manger beaucoup plus prescriptions des référentiels et cette
fréquemment dans la journée. thématique peut être un terrain d’étude
• Les actions de la Direction Gé-
pour initier les communautés éduca-
nérale de l’Alimentation, comme Il serait juste d’évoquer la place de
tives à la prise en charge globale d’un
« un fruit pour la récré », le Pôle l’alimentation dans une stratégie de
fait d’actualité en lien avec leur projet
Accessibilité qui vise les populations promotion de la santé. La charte d’Ot-
d’établissement.
défavorisées tawa propose d’agir sur l’ensemble
• Les appels d’offre régionaux et ceux des déterminants de santé (biologie Les microcosmes que représentent
de réseaux de l’enseignement tels humaine, environnement, organisation nos établissements peuvent nous per-
que RESEDA… des soins de santé, modes de vie…) où la mettre d’observer comment ces espaces
dimension éducative n’est qu’une appro- sociaux sont investis par l’alimentation,
La cacophonie des discours nutrition- che parmi d’autres. L’émergence d’une et pourquoi pas, de les comparer avec
nels a perturbé les repères alimentaires. vision positive de la santé (selon l’OMS) d’autres lieux, d’autres territoires.
Les prescriptions peuvent conduire permet d’introduire une vision globale
Le bouleversement des pratiques
les adolescents à perdre des repères de la promotion de la santé perçue par
alimentaires que peut amener un éloi-
gnement de la matrice familiale ou
culturelle permet également de saisir
les spécificités de chacun. Les adapta-
tions individuelles et les métissages qui
Bibliographie en découlent permettent aujourd’hui
de faire un festin de nos diversités ali-
• Boutaud Jean-Jacques,
mentaires. Nous pouvons penser que
« Sémiopragmatique du goût », Cultures, nourri-
manger un Chawarma47 à Marrakech ou
ture ;Internationale de l’imaginaire n° 7,
un Chao men48 sur le port de Tahiti peut
maison des cultures du Monde, Babel, 1997
avoir une signification commune pour
• Corbeau Jean-Pierre, nos jeunes. Ces mises en scène codi-
« Socialité, sociabilité… sauce toujours ! », Cultures, fiées, à travers par exemple l’alimenta-
nourriture ; Internationale de l’imaginaire n° 7, tion de rue, témoignent d’une culture
maison des cultures du Monde, Babel, 1997 identitaire chez les adolescents. Et
• Eloidin Sylvia, nous, adultes, éducateurs, quel regard
« Alimentation des jeunes migrants originaires portons-nous sur l’alimentation de nos
des Antilles françaises, étudiants en France métro- élèves, étudiants et apprentis ?
politaine »,
texte exclusif mis en ligne sur
www.lemangeur-ocha.com, février 2009 / ///////////////////////////////////////
• Fischler Claude,
« l’Homnivore », éditions Odile Jacob, 1990
• Guilhem Dorothée et Sellami Meryem,
« Embellir son corps en mangeant- représenta-
tions et pratiques alimentaires des adolescents »
Alimentations adolescentes en France/Princi-
paux résultats d’AlimAdos, Cahier de l’OCHA
n° 14, sous la direction de N. Diasio, A.Hubert,
V.Pardo, septembre 2009
• Tibère Laurence,
« Obésité des adolescents : entre désamour et ac- 47 Sandwich fourré de viande grillée, garnie de
ceptation de soi », texte exclusif mis en ligne sur salade verte,tomate, oignons et frites, arrosé de
sauce ; origine Moyen-Orient
www.lemangeur-ocha.com, juin 2007
48 Sandwich composé de porc sauté, garni de
vermicelle, chou et verdure, arrosé de sauce ;
origine de la population chinoise de Tahiti
De
lieu(x)
en
lieu(x)

Provoquer… éprouver sa pratique… Je voudrais être cet-


te plasticienne capable de prendre des risques, sortir de
son atelier, « atelier-œuvre » à la recherche de ce qu’elle
nomme des « hors-lieux »
Réparer… Repriser… Réconcilier… fonde le travail d’édi-
fication du support, élément fondamental. Dépayser…
Voyager… Désorienter… jusqu’à l’Errance anime les gestes
de la métamorphose. L’œuvre est le lieu d’innombrables
chevauchements, strates et traces, résidus de gestes sim-
ples… « Volés à l’Afrique ».
Mon domaine est celui de la superposition de papiers
et des manipulations de colle à bois qui me permettent
de faire « naître » le « corps de l’œuvre ». L’œuvre s’inscrit
dans l’épaisseur. Les structures se perdent. Elles sont re-
couvertes. Les choses deviennent tour à tour révélées et
enfouies.
Je tisse ma « toile ». L’œuvre élaborée horizontalement
se dresse ; elle est inclassable dans les catégories ancien-
nes ; elle provoque cette idée du recto verso ; elle dépasse
la mesure.
Je vais m’engager… me perdre parfois… douter ; mes
travaux vont traduire cette expérience, vont être l’em-
preinte d’un passage…

Valérie John

///////////////////////////////////////////////////////
Merci à Valérie John d’avoir accepté qu’une partie
de ses œuvres constitue l’identité visuelle de ce numéro
de Champs Culturels.
Contact
Coordination Alsace Champagne-Ardenne Cité Adm BP 505
59022 LILLE Cédex

Correspondants régionaux
Claire LATIL Marc OBERHEIDEN Fabienne MONTARON Tel : 03 20 96 42 20
Chargée de mission réseau LEGTA de Pflixbourg LEGTA de Troyes francis.bourbier@educagri.fr
« animation et développement 2 lieu dit Saint Gilles Route de Viélaine
culturel » 68920 WINTZENHEIM 10120 ST POUANGE Basse-Normandie
DGER Tel :03 89 27 06 40 Tel :03.25.41.64.00
S/D des Politiques de Formation marc.oberheiden@educagri.fr fabienne.montaron@educagri.fr Stéphane BILLARD
et d’Éducation LEGTA de Sées
Bureau de la vie scolaire, Aquitaine Franche-Comté Rue du 11 novembre 1918
étudiante et de l’insertion 61500 SEES
EPL agro-environnemental Martine HAUTHIER DRAAF-SRFD Tel :02.33.8.74.00
du Tarn CRARC – DRAAF /SRFD Josiane DUVERNOY stephane.billard@educagri.fr
Site d’Albi Legta de Bergerac Immeuble Orion
Route de Toulouse Domaine de la Brie 191 rue de Belfort Haute-Normandie
81000 ALBI 24240 MONBAZILLAC 25043 BESANCON cx
Tel : 05 63 49 43 75 Tel : 05.53.24.69.37 Tel : 03 81 47 75 30 Marion GIRAT-QUIBEL
claire.latil@educagri.fr martine.hauthier@educagri.fr josiane.duvernoy@educagri.fr Lycée du Bois
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Contact DGER Auvergne Île de France 76630 ENVERMEU
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et d’Éducation Site de Marmilhat - BP45 94234 CACHAN cédex Pays de la Loire
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Languedoc-Roussillon
1 ter, avenue de Lowendal catherine.heritier@educagri.fr LEGTA La Roche sur Yon
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