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L’alimentation

devient
patrimoine
Depuis 2005, valoriser des pratiques alimentaires en
tant que patrimoine immatériel est tendance, notamment

Recherches
en Amérique latine. Atout politique, levier touristique,
argument marketing, affirmation communautaire et
réappropriation culturelle, les enjeux sont multiples et
contradictoires pour les populations locales.

© IRD / Michel Jégu


Un objet de recherche hautement
Vente d’açaï, fruit d’origine amazonienne, très prisé pour son jus, Macapa, Brésil.
politique
'année 1989 marque voire communautaire, lorsqu’il s’agit c’est un modèle d’agriculture qui a mettant en avant les produits locaux d’Amérique du Sud reste en effet la 7
l’affirmation de la sau- de valoriser une cuisine ou un aliment été valorisé ; la diversité des aliments et les traditions culinaires régionales valorisation des racines indiennes des
vegarde du patrimoine d’origine indigène. (haricots, maïs, courge…) produits se multiplient. Paradoxalement, la cuisines locales. « Chose impensable
culturel immatériel Si la patrimonialisation s’entend sur des lopins de terre individuels patrimonialisation sert davantage en France, le patrimoine alimentaire
de l’Humanité par l’Unesco. avant tout au sens de sauvegarde, permettant l’autosuffisance alimen- les États du centre et du Sud, cœur est en Amérique latine un élément
« Les traditions orales, les savoir-faire le concept est un peu différent taire des familles. Avec le repas touristique du pays, que la région du d’affirmation du communautarisme.
ancestraux, les danses cadraient par- lorsqu’il s’applique à l’alimentation. gastronomique à la française, rien à Michoacan pourtant nommément dis- L’alimentation est étroitement liée à
faitement avec la notion d’immatériel. « Patrimonialiser une pratique culi- voir avec le foie gras ou les huîtres, tinguée. Au Brésil, certaines mesures la notion fondamentale de droit à la
Mais le débat s’est compliqué en 2005, naire, ce n’est pas la congeler. Au c’est la convivialité, la conversation à gouvernementales favorisent la terre ; les communautés indiennes,
avec la demande du Mexique pour contraire, pour la faire perdurer dans table ou encore l’ordre de service des transmission des pratiques alimen- qui parlent de patrimoine bioculturel
faire reconnaître sa cuisine tradition- le temps et la transmettre, il faut plats qui est patrimonialisé », détaille taires « Le programme d’acquisition dans un sens très holistique, utilisent
nelle », explique Charles-Édouard de innover. On transforme, on ajoute encore Charles-Édouard de Suremain. d’aliments (PAA) valorise les produits l’alimentation comme un argument
Suremain, anthropologue spécialiste des histoires, des discours pour créer Ce qui n’empêche pas les pays distin- locaux issus de l’agriculture familiale supplémentaire pour leurs revendi-
de l’alimentation. Tensions entre les une valeur ajoutée et faire que les gués d’utiliser ce « label patrimonial » dans les cantines scolaires. Pour cer- cations territoriales », souligne Raúl
différents États face à la mise en générations suivantes continuent à comme argument marketing pour van- tains villages amérindiens isolés de la Matta. Avec quel succès ? Si certains
avant de la cuisine du Michoacan, consommer cet objet patrimonial », ter leurs plats aux touristes comme à forêt amazonienne, cela signifie qu’une aliments indiens bénéficient de l’ef-
considérée comme « représenta- précise le sociologue Raúl Matta. De leur propre population. partie des aliments industrialisés et fervescence patrimoniale actuelle
tive » de l’ensemble du pays, bataille plus, lorsqu’une pratique culinaire est Mais au-delà de cet aspect promotion- acheminées par avion vers l’école est (quinoa, chia…), il n’est pas certain
diplomatique rangée avec la France, inscrite au patrimoine de l’Unesco nel et mercantile, la patrimonialisation substituée par ceux cultivés et pêchés que les petits producteurs locaux
outrée de voir une cuisine tradition- ou de tout autre organisme, ce n’est alimentaire est un puissant vecteur sur place. Les aliments locaux sont ne se retrouvent pas in fine exclus
nelle possiblement reconnue avant pas sa recette qui est gravée dans le de politiques publiques, pour peu que ainsi revalorisés auprès de la jeune de ces nouvelles tendances culi-
sa « gastronomie », les enjeux d’une marbre, ce sont toutes les traditions les acteurs nationaux ou locaux s’en génération », constate l’anthropologue naires. Comment les communautés
distinction par l’Unesco sont en effet de production des matières premières, emparent. Depuis sa reconnaissance Pascale de Robert. paysannes et indiennes auront béné-
considérables pour un pays. Sur le plan de fabrication et de mode de consom- par l’Unesco en 2010, le Mexique L’alimentation étant un fort marqueur ficié ou non du boom gastronomique
culturel, touristique et économique, mation qui sont mises en avant. « Avec a ainsi développé de nombreuses identitaire, l’un des grands enjeux de sera un nouvel objet de recherche, une
bien sûr, mais aussi sur le plan social la cuisine traditionnelle du Mexique, routes gastronomiques et les foires sa patrimonialisation dans les pays fois retombé l’enthousiasme actuel. O

Un marketing patrimonial soigné 3 produits « méprisés » devenus


Même si personne ne
sait vraiment ce qu’est
Les insectes grillés remplissent ces
deux conditions, ils sont riches en pro-
Mais cette mise en valeur a une condi-
tion sine qua non : le reclassement
« branchés » qui l’ont toujours considéré comme
un patrimoine, chacun téines sans exposer au sur-risque de symbolique. « Il faut désindianiser
un aliment sain et fortifiant. « En
y associe des notions de cancers digestifs liés à la viande rouge l’aliment, gommer ses origines
2000, l’açaï a commencé à être
tradition, de famille et in fine et s’inscrivent parfaitement dans la sociales et culturelles pour en faire
consommé dans les bars de
de qualité. C’est donc un label promo- préoccupation environnementale un nouveau produit, chic, bon pour la
surfeurs de Rio comme boisson
tionnel précieux pour les produits », actuelle concernant notre surcons- santé et/ou pour la planète », poursuit
énergisante, puis réputé pour
note l’anthropologue de l’alimentation ommation de viande, intenable à long Charles-Édouard de Suremain. La
ses anti-oxydants, il s’est diffusé
Charles-Édouard de Suremain. Mais terme. « Ce qui n’était qu’un aliment patrimonialisation alimentaire se fait
partout, raconte Esther Katz. A
le discours marketing permettant de d’Indien sans le sou il y a encore 10 donc à double tranchant. « Il y a à la
Brasilia par exemple, où il était
mettre en valeur tel ou tel aliment d’un ans est désormais à la carte des plus fois une désappropriation, du fait que
rare, on en vend maintenant des
patrimoine culinaire va encore plus grands restaurants de Mexico, distin- l’aliment entre à la carte des grands
© IRD / Esther Katz

rues commerçantes jusqu’aux


loin en s’appuyant sur deux arguments guée récemment par le Times comme chefs et échappent à ses producteurs
snacks des universités. Servi
imparables : c’est meilleur pour votre l’une des capitales gastronomiques et consommateurs initiaux dans la
sucré avec de la banane, du sirop
santé et/ou c’est bon pour la planète. du monde », souligne le spécialiste. population défavorisée, mais aussi
de guarana et du granola voire du
une forme de réappropriation par les lait concentré, « cette bombe calo-
Stand de dégustation de pulpe d’agave.
populations locales autour de leurs rique n’a plus grand-chose à voir
valeurs alimentaires mises en avant Le pulque avec le jus consommé sans sucre en
dans les médias, les restaurants et Cette boisson à base de sève d’agave Amazonie », souligne l’ethnologue.
les discours », analyse l’anthropologue fermentée a été consommée par
Pascale de Robert. toute la population mexicaine de La viande de lama
Quant aux arguments employés, ils l’époque préhispanique jusqu’au Autrefois aliment de pauvres méprisé
n’ont pas forcément de fondement 20e siècle. Des intérêts économiques et introuvable au restaurant, la viande
scientifique validé. « La diète méditer- et politiques mettent alors la bière de lama est le pari gastronomique
ranéenne, distinguée par l’Unesco en en avant et dénigrent le pulque qui réussi de la Bolivie. Elle est deve-
2013 et considérée comme protectrice devient une boisson de pauvres et nue en une dizaine d’années l’une
sur le plan cardiovasculaire par le d’Indiens, peu hygiénique et servie des viandes les plus onéreuses et
corps médical, n’existe en réalité nulle dans des tavernes mal famées. les plus prisées des grands chefs.
part sur le pourtour méditerranéen. Ni « Mais depuis les années 2000, « Aujourd’hui exportée sous vide
© IRD / Esther Katz

chez les populations du Maghreb, où cette mauvaise image est en train partout dans le monde, son argument
l’obésité, l’hypertension et le diabète de disparaitre. On vante son côté marketing est tout trouvé : c’est la
explosent. Ni en Grèce, où au vu de sain, riche en protéines, vitamines viande rouge la plus riche en protéines
l’ampleur de la crise économique, et minéraux. Le pulque est servi en et la plus pauvre en cholestérol »,
Criquets grillés au piment, marché d’Oaxaca.
fruits et légumes de saison et poisson cocktail dans les sites touristiques décrit Charles-Édouard de Suremain.
fraîchement pêché ne sont plus à la et les bars branchés fréquentés
portée de tous » rapporte Charles- par la jeunesse dorée », constate Viande de lama.
Contacts Raúl Matta
matta_raul@yahoo.com
Édouard de Suremain. Qu’importe l’ethnologue Esther Katz.
Charles-Édouard de Suremain Université de Gottingen le décalage entre le modèle et la
suremain@ird.fr réalité, discours médical et discours L’açaï
Esther.Katz@ird.fr Pour en savoir plus patrimonial sont désormais alliés Au Brésil, ce jus de fruit du palmier
pascale.derobert@ird.fr https://foodherit.hypotheses.org fait partie de l’alimentation tradi-
© DR

dans un cocktail marketing des plus


UMR PALOC ( IRD, MNHN)
efficaces. O tionnelle des habitants d’Amazonie

Sciences au Sud - Le journal de l’IRD - n° 82 - février à mai 2016

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