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Introduction
1Selon la légende urbaine, dans les années 1980, un Haoussa
nigérien du nom de Garba aurait créé, à partir d’ingrédients de
moindre qualité, une variante moins raffinée du
traditionnel attiéké-poisson frit, un plat très apprécié et
incontournable de la culture alimentaire des peuples côtiers en
Côte d’Ivoire. Il donnait ainsi, malgré lui, son nom à un nouveau
modèle alimentaire qui deviendra alors une figure emblématique
de la gastronomie ivoirienne. Malgré les critiques le qualifiant de
« malbouffe » ivoirienne, le garba est maintenant reconnu comme
un plat de choix dans la restauration populaire. Manifestation
d’urbanité au centre d’enjeux à la fois économiques, alimentaires
et de commensalité, les espaces de sa production-consommation
sont le théâtre de catégorisations sociales.
2Ce chapitre s’organise en trois parties. La première présente
l’innovation alimentaire urbaine qu’est le garba. La seconde
montre comment le garba peut être compris comme une forme de
contestation de l’hygiène alimentaire. La troisième décrit et
analyse les interactions et les représentations sociales autour de
cette manifestation d’urbanité qui renvoie en réalité à des
références culturelles particulières.
Imaginaires de la
consommation de garba
26Pour les amateurs de garba, manger ce plat revêt plusieurs
sens.
Le garba, le « coup KO », bon à
manger
27L’assiette de garba répond d’abord et avant tout à une fonction
utilitaire : calmer la faim. Avec 200 francs CFA, il est possible de
s’offrir un plat qui permet de tenir une journée sans aucun autre
repas. C’est la raison pour laquelle l’imaginaire populaire lui colle
l’image de « béton dur » ou de « coup KO ». D’ailleurs, le choix
stratégique de l’heure de la prise (à 10 h par exemple) permet de
sauter le petit déjeuner et le déjeuner. Les qualités
organoleptiques du garba sont le plus souvent évoquées pour
cacher l’absence d’alternative.
Résilience partielle
des garbadromes aux
exigences de propreté
32Le garba demeure une référence alimentaire et le segment de la
restauration populaire le plus rentable. L’hygiène des lieux, des
ustensiles et des accessoires de service constitue une
problématique que les autorités et les chercheurs ivoiriens tentent
de résoudre depuis 2014. L’épidémie d’Ebola a provoqué des
initiatives de sensibilisation qui ont abouti à la prise en compte de
certaines règles d’hygiène dans les garbadromes.
Un service plus respectueux de
l’hygiène
33Même si beaucoup reste à faire, les garbadromes haoussa
couvrent aujourd’hui le poisson frit. Certains utilisent de larges
tissus plastiques transparents. D’autres exposent les poissons
dans des containers en matière plastique transparente. Des
fourchettes à deux dents déposées dans le container sont
utilisées par chaque client pour choisir le poisson, et redéposées
dans le container, sans être nettoyées, le plus important étant
d’éviter le contact direct entre la main du client et les poissons.
La création de
« garbadromes ivoirisés », plus
sensibles aux normes d’hygiène
34Les garbadromes ivoirisés, identifiables par leurs pancartes et
enseignes marquées « Garbadrome Ivoire », sont des lieux de
production-consommation du mets offrant plus de confort et une
hygiène apparente, avec des couverts plus propres, une
présentation plus esthétique du plat et un attiéké de bonne
qualité. Durant les dernières années, l’entrée de jeunes Ivoiriens
sur ce segment de métier de la restauration semble être une façon
de capter l’opportunité du marché né de la demande
d’un garba plus hygiénique. Il existe deux catégories
de garbadromes ivoirisés.
35La première catégorie se compose de garbadromes contrôlés en
partie par des jeunes entrepreneurs. Les cadres offerts à la
clientèle sont plus confortables et conformes aux normes
hygiéniques. Parfois, dans ces garbadromes ivoiriens, on
remarque aussi une féminisation de la gestion. À la différence
des garbadromes haoussa, l’oignon et la tomate sont offerts, en
plus du piment. Le client qui en désire davantage peut alors
l’acheter en supplément. On retrouve ces structures dans tous les
quartiers, avec des prix du plat pratiquement identiques à ceux
pratiqués dans les garbadromes haoussa.
36La deuxième catégorie est celle des garbadromes choco. Ils
constituent le prototype de garbadrome destiné à capter la
clientèle de la classe moyenne. Ils sont généralement installés
dans les quartiers résidentiels, contrairement
aux garbadromes haoussa installés au bord de la route en ville et
dans les gares routières. Contrôlés par des professionnels de la
restauration, le service minimum y est facturé à plus de
1 000 francs CFA, cinq fois plus cher qu’un garba de base. Ils
offrent en plus du piment vert, des oignons et tomates découpés,
du bouillon cube, de l’eau ou des sodas dans des espaces
d’accueil de la clientèle nettement plus propres.
Garbadromes
haoussa versus garbadromes ivoirisé
s
37Les garbadromes ivoirisés utilisent le même mode de
préparation que ceux des Haoussa : le thon salé est enrobé dans
la farine avant d’être mis à frire dans l’huile de palme raffinée.
L’huile est également surutilisée, comme c’est le cas dans la
plupart des gargotes en Côte d’Ivoire.
38La tentative d’ivoirisation de l’offre de garba par une hygiène
améliorée transforme ce segment de restauration urbaine. Si
certains jeunes y trouvent une opportunité d’auto-emploi,
d’autres s’investissent dans cette activité, encouragés par la
rhétorique politique de « nationalisation » de certaines activités
économiques.
39Pour le moment, la concurrence ne semble pas inquiéter
les garbatigui haoussa : ils détiennent encore la recette mythifiée
du meilleur garba, dont le « goût particulier » serait le résultat
d’un ingrédient secret inconnu des garbatigui ivoirisés.
« Dis-moi où tu manges
ton garba, je te dirai qui tu es »
40Les espaces de consommation du garba sont devenus de fait
des espaces de distinction sociale : selon le langage populaire il y
aurait le « garba des uns » (les riches), le « garba des autres » (la
classe moyenne) et celui des « etc. » (les démunis sociaux).
41Plus l’on tend vers la consommation des « etc. », plus
le garba reste le garba originel des Haoussa. Plus l’on grimpe
l’échelle des catégories sociales, plus le « garba des uns » va
s’écarter du « garba des etc. » ; même si le plat populaire incarné
par le garba est une innovation des gens « en bas d’en bas »
(c’est-à-dire des migrants haoussa ou des déclassés sociaux). En
tant que nourriture de la marge, le garba a pris de la valeur dès
qu’il est devenu une thématique de choix dans la musique
zouglou et qu’il a été revendiqué socialement par l’élite en herbe
que sont les étudiants et les élèves. Présenté comme « la bouffe »
des périodes de soudure et de transition que constitue la vie
estudiantine, il s’est transformé en une nourriture constitutive des
pratiques alimentaires de la classe moyenne urbaine ivoirienne.
Dans le langage populaire, les gens « en haut d’en haut » (les
nantis) et les « milieux d’en haut » (la classe moyenne) se sont
réappropriés à travers le garba l’aliment des gens « d’en bas d’en
bas ». Dans ce jeu de réappropriation, ce n’est plus le Haoussa qui
est le préparateur du garba choco. Néanmoins, le maintien de
l’apparence du « garba des etc. » est essentiel pour conserver
l’appellation de garba, même si la demande de la classe moyenne
en matière d’hygiène oblige le garbatigui ivoirisé à marquer la
différence en rajoutant le qualificatif choco au garba.
42Ainsi, le rapport au garba est également un analyseur des
inégalités de revenus. Autour de la chose mangée dans les
restaurants populaires, les catégories sociales sont ségrégées
dans les espaces de consommation.
Conclusion
43Le garba est non seulement bon à manger mais il est également
bon à penser, en raison de la charge sociologique et économique
contenue dans l’acte de consommer ce produit historiquement à
la marge qui devient pourtant central et constitutif de la culture
alimentaire urbaine ivoirienne. Le modèle du garba a passé les
frontières ivoiriennes et se retrouve dans les pays voisins, voire
au-delà. Véritable symbole du triomphe du plaisir du mangeur sur
les considérations diététiques et d’hygiène alimentaire,
le garba continue de se positionner comme plat préféré au menu
de la restauration populaire en Côte d’Ivoire. Malgré les critiques
qui pointent du doigt les risques toxicologiques liés à sa
consommation, les garbaphiles, issus de toutes les couches
sociales, semblent de plus en plus nombreux. Ce qui avait
commencé comme une réponse ponctuelle à une demande
urbaine d’alimentation consistante est devenu au fil des années
une référence alimentaire en Côte d’Ivoire. C’est également un
signe d’urbanité pour la communauté de « paumeurs », des
mangeurs qui entretiennent un rapport distancé à la diététique et
à l’hygiène. Dans le développement de l’offre de garba (pour
correspondre aux nouvelles exigences de classe des anciens
étudiants devenus chocos), l’on a pu noter une diversification des
acteurs et des sites de production, ainsi qu’une tentative de
féminisation de l’activité, mais la préférence pour le label haoussa
et les garbadromes haoussa demeure.
44Le succès du garba et sa renommée au-delà de ses frontières
nationales traduisent le succès de cette innovation alimentaire qui
a ajouté « par le bas » un savoir-faire porté par des migrants
haoussa à une culture culinaire locale (des peuples lagunaires),
tout en conservant la structure de base du repas : l’attiéké et le
poisson frit.
BIBLIOGRAPHIE