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Déployer les styles visant l’agencement des sens dans le

design : de l’ambiguïté fonctionnelle à la performance


rituelle
Angélica Adverse, Adriana Dornas
Dans Sciences du Design 2022/2 (n° 16), pages 30 à 45
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 2428-3711
ISBN 9782130835349
DOI 10.3917/sdd.016.0030
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 186.206.254.193)

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Déployer les styles Angélica Adverse
visant l’agencement Universidade Federal de Minas Gerais
adverseangelica@gmail.com

des sens dans le


design : de l’ambiguïté Adriana Dornas
fonctionnelle à la Universidade Federal de Minas Gerais

performance rituelle
Museu da Cadeira Brasileira
adrianadornasmoura@gmail.com

Multiplying styles to engage the senses


in design: from functional ambiguity to
ritual performance
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Mots-clefs Agentivité
Design
Objet d’Artefact
Ancestralisation
Écologie des savoirs

Keywords Agency
Design
Artifact/Object
Ancestralization
Knowledge Ecology

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Résumé
Au Brésil, durant les trois dernières décennies, le designer brésilien Ro-
drigo Almeida a introduit dans ses recherches les savoirs amérindiens dans son
processus créatif et, dans certains cas, dans l’aboutissement de ses projets.
Il s’agit de modèles d’agentivité dans lesquels le rôle de l’innovation s’intègre
aux valeurs et à l’écologie des savoirs des peuples autochtones. Dans l’objectif
d’analyser la relation entre l’art et le design à partir des travaux intitulés Subli-
minar (2018) et Exu (2019) de Almeida, nous traiterons tout d’abord des deux
questions abordées par Alfred Gell (2018) : le style et l’agentivité (agency).
Ensuite, nous étudierons la façon dont le processus d’ancestralisation dans le
design remet en cause la distinction entre l’artisanat, l’art et le design. Fina-
lement, nous nous interrogerons sur l’insertion du rite dans la transfiguration
de l’objet en artefact.

Abstract
Over the past three decades, Brazilian designers have applied Ame-
rindian forms of knowledge to their processes and practices of research and
design. This approach allows designers to apply models of agency in which
innovation is integrated with traditional values and the ecology of knowledge of
indigenous peoples. In this study, we use Rodrigo Almeida’s Subliminar (2018)
Sciences du Design — 16 — Décembre 2022

and Exu (2019), a performance art piece, as the basis for reflecting on two is-
sues addressed by Alfred Gell (2018): style and agency. Our main objective in
this study is to reflect on how the process of ancestralization in design strains
the distinctions between handicraft, art and design. Finally, we aim to proble-
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matize how rites are applied in design to transfigure an object into an artifact.

nuna ’ã yuhaga nagayanã weisilatwa1

Certains mythes amérindiens et rites afro-brésiliens établissent des liens


entre le sujet, les objets d’artefact2 et les animaux s’insérant dans la conception
animiste de cette culture. En particulier, la question mythique de la relation entre le
sujet et l’objet d’artefact renvoie à la métamorphose corporelle, analysée par Cas-
tro (2014) dans son étude sur la mythologie, à partir de laquelle la dynamique des
corps se confond avec les flux de transfiguration des objets. Selon Lagrou (2009),
ce processus complexe fait référence à la similitude entre l’art et l’artefact dans les
cultures traditionnelles. Pour ces peuples amérindiens du Brésil, la connaissance
sensible (manifeste à travers le chant, le dessin, les images, les gestes et les ob-
jets) n’est que le vecteur de leurs actions relationnelles dans le monde. Toutes les
manifestations supposent un déploiement du « corpus de style » (Ingold, 2012) à
partir duquel s’établit une correspondance de modèles et d’analogies ethnolo-
giques et ethnographiques. Dans cet article, nous avons l’intention de présenter

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une analyse des œuvres de la série Subliminar (2018) et Exu3 (2019) du designer
brésilien Rodrigo Almeida, dont la production en design est basée sur l’expressivité
des savoirs traditionnels des peuples autochtones et sur les rites afro-brésiliens.
Dans son travail, Almeida reprend le processus de fabrication de hamacs pour ré-
fléchir à l’action des artefacts et à leur transfiguration en objets de design. De plus,
le projet provoque une rupture avec l’usage de ces derniers, en les transformant
en objets pouvant être vêtu (wearables) afin de remettre en question les rites des
savoirs traditionnels. Basée sur une performance rituelle, l’œuvre nous permet de
concevoir tout un imaginaire de nouveaux usages sur le concept animiste des corps
présents dans les projets d’objets design contemporains.
La recherche réalisée ici n’est d’ailleurs pas sans liens avec, d’une part, la
culture populaire brésilienne et, d’autre part, une conception du design au-delà de
la rationalité moderne. Grâce à cette pratique d’expérimentations liée aux savoirs
traditionnels, le designer retrouve la puissance de la poétique de la relation entre
l’objet et l’artefact. De plus, les processus impliquant les matériaux, la forme, les
différents langages artistiques et les rituels religieux, dans le travail d’Almeida,
problématisent l’insertion du rite dans la transfiguration de l’objet en artefact. Le
design met en œuvre des processus interdisciplinaires entre l’art et l’anthropolo-
gie. Ce projet en design hors-norme opère systématiquement la transformation
des modes de conception et de production des objets. À partir de cette approche

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proposée par Almeida se dégagent les pratiques vernaculaires qui réactivent les
savoir-faire artisanaux. Dans le contexte postindustriel, l’artiste-designer apporte
une réflexion sur les différentes dynamiques d’une écologie des savoirs4 .
Nous défendons la thèse selon laquelle, dans l’œuvre d’Almeida, il ne soit pas
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possible de distinguer, l’artefact de l’art, dans les sociétés autochtones. Les objets
produits contiennent, comme l’explique Miller (2007), des substances corporelles
étant, donc, indissociables du sujet. Cependant, Ingold (2012) fait une distinction
entre choses et objets. C’est pourquoi, il crique l’idée d’agentivité. Du Il considère le
« choses » comme une essence propre à nos vies. D’un point de vue ethnographique,
certains sages amérindiens du Brésil, considèrent les objets comme la présentation
de l’esprit de leur détenteur. Dans ce cas, les ornements, les vêtements et les autres
décorations corporelles peuvent être considérés comme l’esprit du sujet. Certaines
pratiques chamaniques utilisent même des artefacts pour fixer l’esprit dans le corps.
Nous sommes donc confrontés à l’idée que l’utilisation des objets confère au sujet
le souvenir d’une conscience ancestrale. Une telle prise de conscience équivaut à
l’idée que les objets seraient, dans certains contextes, l’évocation spirituelle du sujet.
Ainsi, analyser les processus créatifs d’Almeida permet d’intégrer les
méthodes de ce projet de design aux savoirs écologiques, et peut montrer aussi
les gestes de la création et du style. Pour Gell, le style est lié à la tradition ; il est
la reproduction du passé et l’un des éléments culturels plus importants, car le
savoir populaire, en tant qu’activité de création, ne peut jamais omettre l’idée de
transmission. Les pratiques se développent dans un échange avec la dimension
ancestralisée qui est inscrite dans le lien avec le style. Nous comprenons chez Gell
(2018) que le déroulement du style ne serait pas centré sur l’individualisation d’une
signature, mais sur les processus de continuité qui renvoient à la perpétuation de
la tradition d’une culture matérielle. Cela justifie le fait qu’il n’y a pas de distinction,

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dans la culture amérindienne, entre le modèle et la réplique. Ainsi, les copies sont
considérées comme un geste créatif du passé qui donne une continuité à l’altérité et
à l’identité des peuples d’une même culture. Le contexte de production est influencé
par la capacité de chaque artisan à proposer une transposition cosmologique du
geste créatif, faisant intervenir l’agentivité de formes stylistiques qui révéleraient
l’identité ethnique d’un groupe. Dans ce cas, le développement du style n’exclurait
pas les imperfections du geste créatif ; cependant, il pourrait dénoter d’innom-
brables correspondances. Il n’est rien de plus qu’un modèle qui explique la relation
de membres d’un groupe ethnique avec leurs ancêtres.
L’article se propose d’analyser trois idées : premièrement, mettre en relation
la formation d’un vocabulaire ancestral englobant l’idée d’une écologie du savoir
grâce à un écosystème qui intègre le designer au processus d’ancestralisation de
son style. Deuxièmement, expliquer la présence, dans ce style génératif, de l’au-
tofiction du sujet, qui relie l’ancestralité à l’innovation. Enfin, nous avons l’intention
d’étudier l’ambiguïté fonctionnelle des artefacts-objets, ayant comme orientation
l’agentivité esthétique provoquée par la performance rituelle.

1. — Vocabulaire ancestral, concept


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d’écosystème du cosmopolitisme
Rodrigo Almeida5 né à Sorocaba, São Paulo, est autodidacte et développe
ses projets dans différents domaines du design, de la mode et de l’art, tels que le
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mobilier, les vêtements et les sculptures. Le point de départ du travail d’Almeida
est la culture brésilienne et, au sein de ce répertoire, il développe des pièces en
édition limitée et des pièces uniques (one-off) qui sont présentes dans des galeries,
musées et collections privées au Brésil et à l’étranger. Chez Almeida, la compétence
technique est basée sur l’expérimentation et la diversification des matériaux ou de
nouvelles façons de présenter ces matériaux tels que : le bois, les fibres naturelles,
le laiton, le verre, les ustensiles ménagers, les plastiques, l’argile, la porcelaine, les
cordes, les tuyaux, le polyester et les tissus, entre autres. Almeida combine art et
technique, teste les limites des matériaux et sauve les processus constructifs de la
tradition ancestrale de l’expérimentation et de l’affirmation d’un langage personnel.
Il les élabore à partir d’archétypes connus et les sort de leur contexte.
Afin d’illustrer les dimensions de son travail, nous tenons à souligner que
les marques des cultures indigènes et africaines sont évidentes, et qu’elles en-
tretiennent un intense dialogue en promouvant l’ancestralité du peuple brésilien.
Pourtant, il est important de noter que son travail révèle une réalité universelle et
une interprétation de notre culture de l’Amérique du Sud. Dans ses créations, nous
constatons à la fois la présence d’une conscience vigoureuse et d’un travail manuel
lié à la matérialité.

1.1. — L’héritage de la culture brésilienne : racines et rhizomes


Rodrigo Almeida reprend l’héritage de la culture brésilienne pour développer
une problématique autour des pratiques et des savoirs ancestraux. Il adopte le no-

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madisme conceptuel6 , ce qui lui permet de se rapprocher de différentes écologies
de savoirs. Il intègre les connaissances indigènes et afro-brésiliennes dans les
processus et méthodes du design. Ses projets articulent l’empirisme technique,
et les connaissances mythologiques et symboliques. Almeida (2019) explique
ainsi son procédé : « Je perçois l’influence de ma culture ancestrale brésilienne,
il existe une fusion mythologique et une charge dramatique qui me conduit dans
cette direction.7 »
Les techniques développées par Almeida prennent place dans une prise
de conscience des épistémologies des tropiques8 qui renforce les pratiques in-
terculturelles et qui encourage la métamorphose des gestes et des formes dans
le temps. Il s’agit d’incorporer au savoir contemporain le langage des racines
culturelles brésiliennes. Du choix de la palette de couleurs à l’étude des matériaux,
les relations interethniques se renforcent. Le dialogue entre les identités les plus
contrastées consolide la devise d’Almeida : « Nous sommes tous différents 9 . »
L’apport de son travail explique les tensions qui existent entre la reprise du culte
ancestral et l’utilisation d’informations issues des savoirs des peuples autochtones
qui rompent avec les chronologies et les stéréotypes culturels. De plus, sur scène,
il unifie les expériences plastiques avec la poétique des correspondances, explo-
rant les différentes alternatives de l’action post-dramatique de sa performance
Subliminal (2018), en utilisant le collage interdisciplinaire, mêlant le design, l’art

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et la mode. L’ambiguïté du geste offre au travail de la scène une possibilité de
déconstruire l’image du hamac et ses usages quotidiens dans la scène présentée
par le chorégraphe Januário. L’événement performique développé ici est de l’ordre
de la transfiguration de la stratégie fonctionnaliste sur le privilège de concéder à
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l’objet de design la capacité de s’approcher d’un rite mythique. Dans sa pratique
du design, le processus d’ancestralisation revendiqué par Almeida rend visible
une reconstruction de l’histoire visuelle des ancêtres indigènes à travers laquelle
émerge une pensée décolonisée. C’est un travail de résistance épistémique basé
sur le design et, par conséquent, la notion d’innovation culturelle est liée à l’inté-
gration des systèmes locaux, réorganisant les agentivités humaines, techniques
et matérielles. Dans son œuvre, il est perceptible que le dialogue avec les corps,
les métamorphoses animales, la transfiguration des choses et avec des divinités,
comme Exu ainsi que la relation fantomatique entre la forme et le récit mythique
sont inhérent aux cosmologies du peuple traditionnel. Ce sont ces traits qui situent
leurs pratiques en tant que recherche sur les origines de l’esthétique indigène ou
afro-brésilienne.
Pour incarner l’expérience de la culture brésilienne, Almeida vise à mettre
en valeur la relation entre ses racines et l’altérité européenne. La poétique de cette
relation est le résultat de la reconnaissance d’un mouvement de décolonisation
très particulier dans lequel il parvient à dépasser la limite de la séparation de soi
et de l’autre. Dans son travail, il n’est pas question de souligner les singularités et
encore moins de vanter l’instance locale basée sur des idiosyncrasies. Au contraire,
la dualité affirme la cosmologie à travers l’ouverture de rhizomes déterritorialisés
e ses pratiques de conception. Comme le suggère Glissant (1990), « c’est bien là
l’image du rhizome, qui porte à savoir que l’identité n’est plus seulement dans la
racine, mais aussi dans la Relation ». Le design, dans un champ élargi des savoirs

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locaux, révèle l’errance dans une instance poétique où la praxis fonde une icono-
logie de la relation. À propos de sa pratique du design, Almeida souligne : « Dans
mon travail, l’important est de créer une histoire, un récit de qui je suis. Je suis fils
de Noirs, d’Indiens et d’Européens. Nous sommes différents. Ces diversifications
des racines sont mon inspiration. Mes pièces doivent être le témoignage de ce qui
me matérialise dans les objets que je conçois10. »

1.1.1. — L’adoption de perspectives indigènes


Almeida réalise une œuvre étroitement liée à son vécu, issue de ses innom-
brables expériences et rassemblant tous les éléments culturels qui jalonnent son
chemin et sa formation. La méthodologie s’inscrit dans un pacte autobiographique
à travers lequel il utilise son expérience pour rassembler intuitivement et émotion-
nellement les différentes cultures qui l’ont influencé et dont le style et les coutumes
sont le fondement conceptuel. En les utilisant de diverses manières, il est capable
de rapprocher les différences, sans les soumettre à un modèle unique. Ici, l’impor-
tance du territoire est mise en évidence, car Almeida réorganise la participation des
acteurs, les modes d’existence et l’intégration entre les objets et la nature.
Le hamac11 appelé Subliminal (2018) — présenté dans une performance de
danse — fait allusion à l’ancestralité des oiseaux originaires des forêts. Par le mou-
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vement de ces animaux, l’objet artisanal active les sens du corps et celui-ci devient
inséparable de l’objet. C’est à partir de cette performance que se déroule le rituel de
transfiguration. Le hamac (fig. 1) couvre le corps du chorégraphe Ricardo Januário
afin d’unifier le corps et l’objet. L’intervention rituelle, dans laquelle le hamac est
transformé en vêtement et le vêtement en animal, renvoie à l’idée d’une fonction
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performative de l’artefact. Dans la performance, un vocabulaire est créé grâce à
un processus d’ancestralisation. Almeida nous dit (2020) : « Je suis conceptuel, car
j’ai besoin de créer un vocabulaire […] le hamac recouvre, protège et enveloppe
le corps, comme un linceul, et nous empêche de bouger. Mais en même temps, le
hamac suspend ce même corps du sol. »
Ce projet est basé sur l’adoption de points de vue indigènes, avec de
nombreuses références à l’ethnographie. Nous retrouvons dans cette œuvre une
conception très particulière de la manière dont les indigènes comprennent la sub-
jectivité, très proche de l’idée de Castro (2014) concernant la difficulté des indigènes
à comprendre la personnification des corps humains. Car il n’y a pas de distinctions
opérantes et binaires dans la cosmologie indigène, puisque chaque espèce est
composée d’une enveloppe de l’esprit qui se matérialise dans la mesure où il est
lié à l’anthropomorphisme (Sztuman, 1999). Ainsi, un corps humain peut être à la
fois un esprit, un animal ou un artefact. La performance de Januário remonte à ce
devenir-animal12 dans lequel s’articule un bloc de coexistence : esprits ancestraux,
chant, corps, animaux, sujet, artefacts, vêtements.
Ce qui est évident, c’est le recadrage du hamac en vêtement, accentuant la
multiplicité de rôles fonctionnelle de l’objet. Cette attitude dialectique permet non
pas d’annuler, mais plutôt d’ajouter et de compléter les multiples configurations,
aussi bien du sujet que de l’objet. La convergence transgressive et émotionnelle
du design renforce ce que Castro (2014) observe : une économie d’altérations. Car
c’est précisément dans la performance présentée qu’une instance relationnelle

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entre les êtres se configure. Pour la pensée amérindienne, la relation entre le sujet
et l’artefact se construit selon la réinterprétation des rites de passage, associés
à différents événements de la vie : naissance, passage à la puberté, vie adulte,
vieillissement et mort. Pour chaque événement, il y a un marqueur temporel qui
symbolise un type différent de devenir.

Fig. 1 — Subliminal. Hamac vestimentaire présenté par le danseur et chorégraphe


Januário (Rodrigo Almeida/Rodrigo Almeida)

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2. — Autofiction, ancestralité
et ancestralisation dans le design
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2.1. — Liberté narrative dans le design
L’autofiction fait partie de la recherche conceptuelle du processus auto-
réflexif sur l’ancestralisation, ce qui veut dire, dans le design, un lieu empirique
du récit du patrimoine où les cultures indigènes et africaines sont associées au
langage des rites. Nous pourrions définir, avec Pradelles-Monod (2001), le proces-
sus d’ancestralisation comme la construction d’un lien d’ascendance qui relie les
membres d’un groupe à des ancêtres originaires. Cette construction s’effectue dans
la mise en œuvre des rites. Rodrigo Almeida adopte comme philosophie d’action
différentes formes de réception : processus de remémoration des formes, des
couleurs et des gestes.
Le point central de son argumentation provient d’un récit à la première
personne, mais ses références ne font pas partie d’un manifeste identitaire. La
poétique relationnelle entre le créateur et sa liberté narrative permet de développer
des pratiques de design dans les domaines de l’autofiction et du processus d’ances-
tralisation. L’espace biographique s’étend à la fiction et parallèlement l’imaginaire
collectif emprunté à l’artefact des peuples traditionnels amplifie le mouvement de
l’œuvre vers le mythe. En ce qui concerne la catégorie d’un style universel, l’œuvre
se distingue non par des fables mythiques, mais par une exploration chamanique
dans laquelle le devenir est toujours puissant face à la poétique de la relation. Lors
de la fabrication d’un hamac, Almeida surmonte la réification artistique, car il in-

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troduit plusieurs entités pour affirmer que les objets artisanaux sont des porteurs
d’esprit. Son projet de design met en valeur la présence d’êtres primitifs incarnés
par le geste chamanique. Il évoque, à travers l’expérience artisanale, des créations
qui brisent la nature utilitaire du mobilier et des vêtements, en inscrivant dans ses
créations un récit formel de divinités ancestrales.
L’œuvre d’Almeida ne déplace pas l’objet de design hors de ses fonctions
utilitaires ou quotidiennes, mais elle propose clairement une indistinction, affirmant
que l’objet peut assumer de nombreuses fonctions. En termes plastiques, compo-
sitionnels et formels, ces objets renforcent le déroulement du style, imitant ainsi la
créativité divine. Le style est essentiel dans le processus d’ancestralisation, car il
remplit le rôle de répétition des modèles mythiques. Un exemple de ces correspon-
dances se trouve dans l’une de ses séries dans laquelle la fonction performative est
intégrée à la contemplation esthétique, et qu’il a nommé Exu13 L’intervention rituelle
est constituée par la logique de fonctionnement d’un produit qui se transforme en
l’image d’une divinité ancestrale. À l’instar de l’analyse présentée par Gell (2018),
Almeida ne s’oppose pas à la contemplation et à l’utilisation. L’agencement se
concrétise par l’esthétique relationnelle dans laquelle l’objet agit en interagissant
avec son utilisateur, le conduisant au rite de passage dans lequel la fonction mène
à la transfiguration. Et c’est grâce à celle-ci que l’artefact stimule sensoriellement
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l’utilisateur en fortifiant les affections. Sous la forme, son style nous montre, la
contiguïté spirituelle de l’ancestralité afro-brésilienne.

2.1.1. — Mythes et images ancestraux


Lorsqu’il utilise ces mythes indigènes et ces images ancestrales afri-
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caines pour évoquer des écologies systémiques, Almeida travaille avec le design
d’urgence14 par opposition au langage universel de la conception coloniale. L’écosys-
tème cosmopolite qu’il nous présente concerne les discours silencieux, l’invisibilité
et les perspectives collatérales qui confrontent les valeurs modernistes dans notre
contemporanéité. La matérialité de l’objet artisanal met en évidence l’évocation du
passé et des ancêtres africains. Le design est devenu l’espace rituel où la question
de l’origine opère la plasticité temporelle. Comme nous l’explique Tall (2014), il est
nécessaire de distinguer la notion d’ancestralité de celle d’ancestralisation pour
comprendre l’importance de l’autorité des morts. L’ancestralité indique une trans-
mission et un enregistrement, dans un groupe héréditaire, de valeurs ancestrales.
Le processus d’ancestralisation révèle, lui, un culte de remémoration des esprits.
Nous voyons ainsi que dans le cas de la production de design qui revendique la
décolonisation des processus de pensée, de théorisation et de praxis de design
au Brésil, il y a une volonté de reprendre un type de coprésence d’ancêtres pour
constituer une relation de culte avec les racines brésiliennes. Dans ce processus
d’ancestralisation, une tension temporelle se révèle par l’unification des pratiques
mémorielles, du culte et de la patrimonialisation.
Ainsi, il vaut la peine de reprendre les propos de Santos (2007) : la traduc-
tion interculturelle peut permettre aux styles dits historiques de ne pas constituer
leurs récits en élevant uniquement le logos, mais de déclencher le mythe pour que
l’instance relationnelle de l’objet opère une construction épistémique à travers la
perception de la magie de l’artisanat. Tout dépend ici des processus de traduction.

37
Comme l’explique Lagrou (2009), les évocations visibles et sensorielles de l’artefact
suggèrent différentes transpositions avec des êtres invisibles. Son agentivité est la
procédure par laquelle il y a un déplacement de l’attention du sens vers l’efficacité.
Dans ce contexte, l’expérience esthétique se déroule dans la « prose du monde15 ».
En conséquence, l’instrumentalisation de l’objet est potentiellement réalisée par
l’agentivité esthétique. De cette manière, le design a la possibilité de rompre avec
la logique de la réification : « Ce n’est que lorsque le design supplantera les arts
purs ou les beaux-arts que dans les métropoles nous aurons une image semblable
à celle des sociétés indigènes. » (Lagrou, 2009)
Si nous consultons les analyses de Lévi-Strauss (2012), nous pouvons com-
prendre que le récit mythique éloigne Almeida de l’interprétation qui individualise le
créateur et qui relie l’idée de style à la notion de paternité ou à la filiation artistique.
Le style des œuvres d’Almeida possède des paramètres culturels qui favorisent une
correspondance spatiotemporelle avec les écosystèmes des peuples amérindiens
du Brésil. L’écologie du savoir représente ici le corpus ethnographique d’un lien entre
le passé et le présent. L’œuvre Subliminal (2018) est basé sur la poétique à partir
de laquelle les choses sont configurées par des relations transformationnelles.
La matière première et la technique constructive du hamac trouvent un équilibre
entre mythe et rituel, régionalisme et cosmopolitisme, corps humain et animal,
objet de design et artefact. Le caractère unique de la pièce révèle la dynamique

Sciences du Design — 16 — Décembre 2022


auratique de l’artisanat en ce qui concerne la relation entre notre passé et notre
présent comme l’affirmait Benjamin (1994). Pour structurer la pièce, est composée
de fibres naturelles16 entremêlées et reliées entre elles qui semblent renverser ou
inverser les lois de la stabilité ; il s’agit d’aller bien au-delà du « confort » exigé par
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l’objet hamac, comme l’explique ici Almeida :
« Après des années à m’exercer à objectiver des idées et des formes, je
commence maintenant à me consacrer à l’approfondissement d’un récit qui trans-
cende la matérialité. Mais ma relation est évidemment métaphysique, je regarde
le […] quotidien, comme des images qui éveillent une exclamation ou un point
d’interrogation, et de la somme de ces innombrables éléments commencent mes
représentations symboliques. » (Almeida, 2019)
Ces compétences sont explorées par ce récit qui transcende la matière.
Almeida trouve cette relation équilibrée entre artisanat et langage contemporain,
et ajoute : « J’ai l’impression que c’est un projet ponctuel que je continuerai de faire
tout au long de ma carrière. C’est une sorte de laboratoire expérimental, qui n’est
pas du vêtement, qui n’est pas du design, qui n’est pas de l’artisanat, mais qui est
tout cela en même temps. » (Almeida, 2021) La transfiguration du hamac en oiseau
provient de l’imaginaire indigène dans lequel les oiseaux sont les maîtres tisseurs
et, en les évoquant, Almeida retrouve l’imagerie mythique des mondes invisibles
amérindiens. En tant que designer-chaman, il raconte une histoire rendant visible
le processus d’ancestralisation des divinités.
Comme l’affirme Lagrou (2009), les objets artisanaux amérindiens sont
comme des corps et les corps sont comme des objets artisanaux. Almeida fa-
brique une corporéité dans le cadre d’un idéal du patrimoine culturel brésilien.
Dans le cas du spectacle Subliminal, le chant rituel des oiseaux revient comme
une métaphore de l’excellence du tissage : « Le chanteur masculin s’appelle aussi

38
Txana Ibu (propriétaire des japims), des oiseaux dits cassiques à épaulettes ». Le
japim, en plus d’être un oiseau tisserand, est celui qui imite le plus grand nombre
de chants d’autres oiseaux et animaux, selon le mythe Kaxinawa (Lagrou, 2009). Le
synchronisme entre l’expérimentation et le mouvement devient l’un des éléments
principaux de ce travail. Lang Ho (2010) pose une question sur le design brésilien :
qui s’attendait à ce que de telles stratégies si personnelles produisent un modèle
pour la pratique du design au 21e siècle ?
La série d’objets intitulée Exu (2019) est le dispositif par lequel l’ancestra-
lité de l’entité Exu est introduite par le processus d’ancestralisation réalisé par les
créations d’Almeida (fig. 2). En cherchant une affiliation à l’origine du Candomblé,
Almeida n’initie pas un rite d’incorporation de l’entité, mais la présente en probléma-
tisant l’autofiction de ses origines ancestrales, une déclaration de son ascendance
africaine.
Sciences du Design — 16 — Décembre 2022
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Fig. 2 — Exu. Série d’objets (Rodrigo Almeida/Rodrigo Almeida)

En suivant la perspective de Pradelles-Monod (2011), nous pouvons com-


prendre la différence subtile entre l’ancestralité et le processus d’ancestralisation
à partir de l’instance temporelle. De manière générale, lorsqu’il s’agit d’ancestralité,
il faut parler d’une succession temporelle générationnelle qui structure l’apparte-
nance. Dans le cas du Candomblé ou de l’Umbanda, être fils d’une entité spirituelle,
comme être le fils d’Exu, signifie établir un lien de succession temporelle avec l’an-
cêtre africain. L’appartenance à l’entité est le mouvement qui constitue la matrice
d’une succession générationnelle. Nous y trouvons une forme d’auto-élaboration
de l’auteur qui, à la manière d’un devenir-animal insère Almeida dans une sorte de
nomadisme fictif. Almeida crée, dans ses objets à l’ascendance d’Exu, une entité
qui cherche à établir une communication vitale avec les êtres dans le monde. Cette
série d’objets évoque la communication symbolique de cette entité spirituelle avec
ses utilisateurs. La fonction de la visagéité17 du devenir est d’imprégner ces objets

39
artisanaux de leur mémoire ancestrale « en fabulant » (Deleuze, 2014) sur les divi-
nités yoruba18 , qui font partie de leurs origines.
Colonna (2014) problématise ce nomadisme dans le domaine de l’autofiction
comme un effet chamanique qui élargit le soi du narrateur. Nous avons constaté que,
dans le cas des créations d’Almeida, des styles de déploiement similaires à un mo-
dèle d’intervention ritualisée et déclenchée par un design fictif fonctionnent. Nous
y trouvons la coexistence et le chevauchement de différents savoirs qui déploient
la généalogie ancestrale de l’œuvre. Le regard ethnologique porté sur les cultures
amérindienne et afro-brésilienne révèle que le design contemporain peut insérer,
dans ses processus, la simultanéité de la complexité systémique d’une écologie
du savoir. Les objets artisanaux, les objets de design, les objets d’art deviennent
inséparables, car ils unissent mémoire et savoirs sensibles, mythe et histoire,
esprit et matérialité, corps et objet, êtres et animaux. Ce serait donc une manière
d’articuler la forme, la pensée et la matière. Comme le stipule Ingold (2012), il s’agit
de transfigurer les êtres en objets artisanaux et les objets artisanaux en choses
vivantes. L’unification de l’entité avec la matière et celle du corps avec l’esprit vont
à la rencontre des fils vitaux (racines) qui apparaissent en surface.

3. — De l’ambiguïté fonctionnelle

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de l’objet à l’agentivité esthétique de
l’artisanat : la vie sensible des choses
dans le design.
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3.1. — La dimension sensible et relationnelle
Ingold (2012), qui réfléchit à « l’agentivité des objets » formulée par Gell
(2018), essaie de surmonter l’ambiguïté fonctionnelle de l’objet. Selon lui, « l’agen-
tivité » montre qu’il existe une vie qui permet aux objets et aux corps de s’exprimer à
travers la dimension sensible et relationnelle. Néanmoins, ceux-ci déclenchent une
poétique relationnelle, car ils sont vivants et reliés par un « fil » qui tente de dépasser
l’idée que le sujet donne vie à la matière. Or, ce que nous pouvons percevoir par la
logique amérindienne est similaire au développement proposé par Ingold. Le monde
matériel a une dimension spirituelle et critique en soi. Coccia (2010) suggère que, le
sens du devenir image de la vie sensible se révèlent par hybridation des corps, car
il est un sort de continuité entre l’imagination et la matérialité des choses.
En rappelant précédemment « l’agentivité » évoquée par Gell, nous pro-
posons d’analyser l’articulation entre les êtres humains et inhumains avec l’idée
d’Ingold et, enfin, en citant la réflexion sur la vie sensible de Coccia, nous prétendons
réfléchir à la faculté spirituelle de la matière (qu’il appelle « phanère »). Nous aime-
rions attirer l’attention sur l’importance du sens de la transmutation qui apparaît
dialectiquement dans l’œuvre d’Almeida. Or, ces réflexions étaient déjà présentes
dans la façon de laquelle les peuples traditionnels agissaient et poétisaient le
monde qui les entourait. À cet égard, le lien commun entre les choses, les êtres et

40
le cosmos est l’esprit. Pour les amérindien du Brésil, la connexion entre les êtres
provient d’une essence spirituelle, mettant en évidence leur configuration en ma-
tière d’artefacts artisanaux.
En ce qui concerne l’œuvre Subliminal (2018), il existe une corrélation basée
sur une existence incorporée entre les êtres : le corps, la fibre de Buriti, le hamac
et l’esprit des oiseaux19. L’œuvre rompt l’opposition entre l’artisanat, le rite et l’art.
L’intercorporéité de l’action conduit l’expérience esthétique à adopter l’idée de vie
sensible du point de vue amérindien. Le spectateur peut, à la manière d’un chaman,
percevoir le corpus invisible des êtres : hamac, corps et oiseau. Les gestes choré-
graphiques, en revanche, conduisent à la construction d’un imaginaire qui dessine la
présence de l’animal par l’ambiguïté fonctionnelle du hamac comme visage hybride.
Suivant la structure du récit mythique des amérindien, tout ce qui se passe dans le
corps est dévoilé par l’esprit. Par conséquent, les choses révéleraient la présence
spirituelle de l’oiseau dans le tissage des hamacs. Les fils seraient donc le lien entre
la vie et la mort, concrétisant avec style le processus d’ancestralisation du travail
de design développé par Almeida. De plus, dans la mythologie amérindienne, les
choses sont en elles-mêmes spirituelles. Si nous revenons à l’idée présentée par
Miller (2007), les artefacts corporels sont conçus comme ayant une agentivité hu-
maine et, pour cette raison, ils évoqueraient l’image d’un être. Cependant, Ingold
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(2012) fait une critique de cette idée et affirme qu’il n’y a pas d’agentivité, mais une
ligne imaginaire entre les êtres, il considère cette ligne comme un champ de forces
écologiques produisant un flux constant dont émerge notre force vitale

3.1.1. —  L’artisanat, le rite et l’art : l’agentivité


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Selon le mythe amérindien, les gens deviennent des choses et les choses
deviennent des animaux. Ainsi, l’image du hamac animé par l’esprit des oiseaux des
forêts renvoie à l’épigraphe de notre article : « Tous les animaux sont faits de per-
sonnes. » Comme l’affirme Miller, les objets fabriqués sont animés par des esprits.
Pour Ingold (2017), les artisans doivent connaître l’essence des matériaux puisque
chaque geste technique est un processus de correspondance avec la nature spiri-
tuelle des choses. Gell (2018) définit cette notion comme un modèle « d’abduction
de l’agentivité », car cette dimension relationnelle crée des signes indicatifs résultant
de connexions établies. Dans le cas de l’artefact, l’ancestralité est déterminé par
l’utilisation de la forme ; une disposition d’intention dans laquelle l’agentivité génère
un événement basé sur la relation. En fait, ce qui est décisif, c’est la transmutation
où, dans un premier temps, les agentivités désignent certains objets comme des
animaux et, dans un second temps, les animaux comme des esprits. Si nous pensons
encore à la querelle entre l’art et l’artisanat, nous pourrions suggérer que la première
instance révélerait l’art par l’expérience esthétique et, dans la seconde, l’artisanat
serait révélé par l’acte fonctionnel de recouvrement des corps. Ces relations sont
hybridées par la magie du processus d’ancestralisation.
Face à un hamac, nous sommes confrontés à de nombreuses probléma-
tiques qui ponctuent la diversité des points de vue et des manières d’investiguer
raisonnablement le design à travers les pensées philosophique et anthropologique
amérindiennes. Adopter l’analyse de la poétique des relations pour réfléchir sur
le travail d’Almeida à travers l’agentivité et la vie sensible de la matière articulée

41
nous fait analyser l’ancestralité et la production de l’expérience esthétique dans
le design comme des enjeux inséparables. Le travail d’Almeida remet en cause
l’ambiguïté de la fonction de l’objet, car le hamac renvoie à l’esprit ancestral par
l’intermédiaire de ceux qui l’utilisent et le fabriquent. La complexité de la pensée
amérindienne pointe vers une interaction écologique structurée dans un modèle de
sagesse écosystémique. L’agencement du hamac ne fait pas partie de la discussion
d’appropriation culturelle, mais au contraire, il améliore le rituel de l’utilisation des
formes dans la vie quotidienne. Dans l’exposition Oracules du Design, organisée
par Li Edelkoort et présentée à la Gaité de Paris, l’œuvre d’Almeida est considérée
comme une espèce de nomadisme :
« Le design se plie à cette exigence de mobilité et s’utilise à plusieurs, parce
que le partage sera l’idéal d’une société d’humains en perpétuel mouvement ; bien
plus qu’un style de vie, il s’agit ici d’une mentalité. La culture du design est définie
par la création de formes empreintes d’une vision à long terme. » (Edelkoort, 2015)
Il s’agit de réfléchir à la coexistence des connaissances dans le design.
Quand les corps reprennent les gestes ancestraux qui unissent les êtres (les plantes,
les animaux et le sujet), le travail réactive une intégration perdue depuis longtemps
en raison de l’opposition moderne entre la nature et la culture. Il nous appartient
de rechercher quelle forme d’interaction est utilisée par Almeida pour réaliser son
œuvre, car ces objets déclenchent un récit entremêlant les multiples matrices de

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la diversité culturelle brésilienne, intégrant les savoirs indigènes à la sémantique
des objets africains. La force du geste de transmutation vient d’un autorécit qui
transfigure la matière première, invoquant la forme de l’objet culturel, comme ma-
trice, ainsi que la force de l’agentivité et son autoréflexion. Ce processus concerne
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la survie des gestes par le processus d’ancestralisation dans le design, ce qui fait
écho aux réflexions de Warburg (2015) qui imaginait l’irruption des gestes à partir
d’images, observant le rituel des serpents à la manière de l’inscription narrative
dans les céramiques Walpi, qui faisaient allusion à l’immortalité et au renouveau
continu des choses dans la cosmologie indigène.
Le travail Subliminal (2018) serait, du point de vue de notre étude, la survie
de formes dont la fonction est révélée par des rites quotidiens à partir des usages
contemplatifs des objets. Les interactions articulées par les choses ne renvoient pas
aux institutions de l’art ou du design. Au contraire, elles représentent un dialogue
ethnographique dans lequel les contextes locaux de la culture indigène et de la
tradition africaine croisent la discussion sur la forme et la fonctionnalité, configu-
rant une tension dialectique entre nature et culture. Il y a un changement dans le
processus de perception et de réception de ces objets, si bien que leur ambiguïté
fonctionnelle est établie dans le processus performatif de la scène. Au moment où
le danseur transfigure les prémisses de la matière et de la forme, configurant ainsi
d’autres assemblages pour le hamac en tant qu’objet d’artefact, il donne vie à une
cocréation présente dans la mythologie de la cosmologie indigène. Le rythme du
corps, lors de la reprise du mouvement des oiseaux et du chant ancestral, place
l’objet dans un autre contexte de design, où le fait d’utiliser l’artefact rencontre
la magie de sa transmutation : hamac-habillement-esprit-corps-matière. C’est
une vision dans laquelle le processus de création du design matérialise le geste
ancestral amérindien.

42
Conclusion
Dans le but de réfléchir à l’émergence d’une cosmologie amérindienne dans
les processus et pratiques de design organisés par Rodrigo Almeida, cet article vise
à explorer l’utilisation de formes qui intègrent le rite, la mythologie, l’artefact, l’art et
le design. Nous avons analysé comment le processus d’ancestralisation mené par
Almeida fait remarquer une indistinction entre matière et esprit, sans pour autant
affirmer les binarismes qui distinguent l’artefact de l’objet et l’artisanat du design.
Les formes développées par Almeida sont liées aux mythes ancestraux indigènes
et afro-brésiliens à travers le dispositif de l’expérience esthétique. Notre propos
n’était pas de présenter seulement l’intérêt pour une écologie des savoirs dans
le design, mais surtout l’idée que la connaissance peut introduire une mentalité
écologique dans les gestes de création, d’expérimentation et de réflexion sur les
usages des formes dans le design.
À partir des notions de la poétique des relations de Glissant (1990), de
l’agencement de Gell (2018), des fils et des choses d’Ingold (2012) et de la vie sen-
sible de Coccia (2010), nous voulions comprendre comment toutes ces questions
dialoguent avec la cosmologie amérindienne sud-américaine. Sur la base du geste
subliminal d’Almeida, nous entendions montrer le tissage de la complexité qui unifie
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le corps, la matière et l’esprit. Tout au long de l’article, nous avions l’intention de


montrer comment se tissent des conceptions qui partagent de manière singulière
les expériences de transmutation des formes dans la création de récits, de formes
et d’images. Nous essayions de définir si les objets du quotidien peuvent entrer
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dans l’espace du rêve sans s’éloigner de leur fonction quotidienne. En ce sens,
notre texte a tenté de souligner que tous les produits manufacturés peuvent être
porteurs du même esprit humain qui les a fabriqués, puisqu’ils révèlent les gestes
les plus ancestraux des amérindiens du Brésil. L’objectif principal de l’article était
de sensibiliser notre perception des récits autofictifs présents dans le design,
qui cherchent à mettre en évidence une écologie des pratiques et des savoirs qui
révèlent comment les sujets, les matériaux, les corps et les objets sont intégrés à
l’esprit. Notre article a donc abordé la manière dont la pensée de la cosmologie
planétaire valorise l’importance écologique des êtres et aussi des choses. L’éloge
du nomadisme dans le design permet de comprendre que la poétique des relations
intègre les correspondances temporelles entre le passé et le présent, les flux de
matières et leurs assemblages. L’articulation de toutes les formes de réflexion sur
le design relie d’un point à un autre toutes les sphères de notre existence.

43
NOTES

1. Tous les animaux sont faits de personnes. N.D.T : 12. Nous pensons ici à l’idée de devenir-animal de
mythe de la tribu indigène Mamaindê. [Tra- Deleuze et Guattari (2012) comme assemblage
duction] de coexistence dans lequel se crée l’espace où
il est impossible de discerner la frontière entre
2. Selon Lagrou (2009, p. 39), l’univers des arte- l’homme et l’animal. Il ne s’agit pas de créer une
facts est de la même nature que le corps humain. mimésis, mais plutôt de créer une image par
La conception de la corporalité ne distingue correspondance.
pas l’objet ni l’artefact du corps. Les objets et
les artefacts partagent les mêmes référents 13. Dans ce cas en particulier, l’entité Exu a été évo-
symboliques. Cela justifie l’utilisation du terme quée par le designer pour mettre en œuvre les
artefacts-objets, puisque sa fonctionnalité a été signes visuels qui révèlent la présence de cette
constituée à partir de l’incorporation de l’altérité divinité à travers la couleur, la forme et la texture.
spirituelle de l’utilisateur. La couleur rouge est récurrente, ainsi que la
couleur noire, et les formes, motifs, textures,
3. Exu est l’un des esprits ancestraux liés aux matières rustiques et bandes expriment tous
pratiques des doctrines africaines : Umbanda les caractéristiques de cette divinité.
et Candomblé. C’est un guide qui propose une
médiation entre les êtres humains et les choses 14. Nous nous référons à la notion de conception
ou les mondes. Exu est également considéré d’urgence pour réfléchir à l’idée de durabilité
comme un protecteur spirituel des voies. et de territoire, car ce terme fait référence à la
préservation de l’environnement, des cultures,
4. Santos (2007) évoque l’écologie des savoirs des savoirs locaux et de leurs traditions.
afin de consolider l’importance de savoir-faire
populaires et la réinsertion des peuples les plus 15. Dans le sens de Merleau-Ponty (1969), « la
vulnérables au centre de la recherche scien- grande prose est l’art de capter un sens qui
tifique. n’avait jamais été objectivé jusque-là et de le
rendre accessible à tous ceux qui parlent la
5. Rodrigo Almeida Design Studio repéré à https:// même langue ».
www.rodrigoalmeidadesignstudio.com/

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16. Le hamac Subliminal était fait de fibres natu-
6. Comme l’expliquent Deleuze et Guattari (2012), relles de Buriti, une sorte de palmier de la forêt
la figure théorique du nomade est liée à l’altérité amazonienne. C’est l’une des principales fibres
du designer car le nomadisme conceptuel est utilisées pour l’artisanat indigène dans le nord
une tactique de ré-sémantisation des objets par du Brésil.
les divergences des normes et de leur contexte.
17. Selon Deleuze et Guattari (2014), « du centre
7. Interview accordée aux autrices le 7 juin 2020. de signifiance, du Signifiant en personne, il y a
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Notre traduction. peu à dire, car il est pure abstraction non moins
que principe pur, c’est-à-dire rien. Manque ou
8. Il s’agit de réintroduire la connaissance de sa- excès, peu importe. C’est la même chose de
voirs populaires comme forme de divergence dire que le signe renvoie au signe à l’infini, ou
face à la rationalité moderne et à la pensée que l’ensemble infini des signes renvoie à un
critique eurocentriste. signifiant majeur. Mais justement, cette pure
redondance formelle du signifiant ne pourrait
9. Dans cette phrase Almeida évoque la diversité
pas même être pensée sans une substance
culturelle du Brésil. Interview accordée aux au-
d’expression particulière pour laquelle il faut
trices le 7 juin 2020. Notre traduction.
trouver un nom : la visagéité. »
10. Interview accordée aux autrices le 7 juin 2020.
18. Ethnie africaine de la majorité des esclaves
Notre traduction.
amenés au Brésil. Youruba est aussi le dialecte
11. Le hamac est un artefact traditionnel de la des cultures religieuses d’origine africaine qui se
culture brésilienne. La première citation ap- sont développées à Bahia, comme le Candomblé
paraît dans la lettre de Pero Vaz de Caminha ou l’Umbanda.
de 1500. Pour Cascudo (2012), le hamac est
19. Le chorégraphe Januário utilise dans sa perfor-
une véritable création des habitants des forêts
mance la musique Amazonas (1973) du musicien
tropicales, qui l’appelaient Amáka. Pendant plus
brésilien Naná Vasconcelos (1944-2016). La
de trois siècles, il a été utilisé comme artefact
composition mêle chants indigènes, dialectes
pour dormir.
africains et chants d’oiseaux de l’Amazonie.

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