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MARQUAND Solène

The Minority Body for mad people ?

1. Introduction

Dans son ouvrage The Minority Body: A theory of disability, Elizabeth Barnes aborde la
problématique entre bien-être et handicap physique pour défendre la thèse selon laquelle avoir un
handicap physique, ce n'est pas avoir un corps défectueux mais un corps minorisé. Si elle se
restreint à la question des handicaps physiques, c'est en bonne partie pour simplifier un objet
d'analyse déjà complexe et hétérogène. Elle relève néanmoins certains problèmes à distinguer entre
handicap physique, psychologique et cognitif, mais assume son agnosticisme sur les handicaps non
physiques. Elle n'en cache pas pour autant son enthousiasme à voir ces champs de recherche
explorés  : « My sincere hope, in exploring these issues for physical disability, is that similar
projects for other forms of disability arise in tandem. » (p. 4) Ce sera donc l'objectif ici.
Je vais me concentrer uniquement sur les handicaps dits psychologiques et, plus
précisément, sur la folie. Ce mot porte en lui de fortes connotations et il en existe bien des
alternatives, mais il s'agit d'un choix à la fois historique et politique. D'une part, la folie est le terme
le plus ancien et son histoire est particulièrement féconde pour comprendre le concept dans sa
continuité. D'autre part, ce terme péjoratif est désormais réapproprié par beaucoup de personnes
concernées comme retournement du stigmate et son usage rend ainsi justice au mouvement de la
mad pride. Il est possible cependant que la folie n'englobe pas l'ensemble des handicaps
psychologiques. Néanmoins, selon la méthode même de l'autrice, il me semble plus pertinent de
commencer par un point d'entrée restreint pour éviter les généralisations abusives. Par ailleurs,
j'adopte la terminologie de Barnes (p. 5-6), mais avec des correspondances propres à la folie.
J'utilise donc le terme de handicap dans son acception global, quel qu'il soit. De la même façon, et
pour les mêmes raisons que l'autrice, nous traduirons son expression personne handicapée
(physiquement) par personne folle.
Pour l'autrice, il s'agit de redéfinir le handicap physique pour remettre en question sa valeur
prudentielle intrinsèque supposée et proposer le modèle de valeur neutre comme simple différence.
Elle défend ainsi une théorie consistante avec le mouvement de lutte pour les droits des personnes
handicapées, cohérente avec ledit « paradoxe du handicap »1 et qui veut rendre justice aux

1 Le paradoxe du handicap réside dans la contradiction entre les jugements de valeur négative du
handicap à la troisième personne et les témoignages directs à la première personne qui rapportent
souvent un bien-être comparable aux personnes non handicapées (Albrecht & Devlieger, 1999).
témoignages, à la subjectivité des personnes concernées. L'enjeu pour moi sera donc d'évaluer les
capacités extensives de sa thèse à un objet d'analyse apparemment voisin, en analysant les
rapprochements possibles et les limites de la comparaison, tout en adoptant cet idéal de cohérence
au regard des personnes concernées. Il ne s'agit donc pas ici de remettre en question l'argumentation
de l'autrice, mais de savoir si son argumentaire est valable pour la folie et de trouver des exemples
analogues propres à la folie pour l'illustrer. Les témoignages des personnes concernées ont une
place centrale dans l'argumentation de Barnes, c'est pourquoi nous nous attacherons à en proposer
également ici. Néanmoins, alors que l'autrice propose souvent des témoignages de personnes
connues (activistes ou artistes), je prends le parti de présenter exclusivement des témoignages de
personnes peu ou pas connues. Non pas qu'il soit impossible de faire autrement, mais il me semble
problématique d'une part de classer des personnes éloignées dans le temps et l'espace comme folles,
et d'autre part d'user de la renommée de certain·es pour légitimer un discours.
Dans le premier chapitre, Barnes commence par définir son sujet afin de trouver ce qui
unifie des expériences aussi hétérogènes chez les personnes handicapées physiques. Nous ne
traiterons pas de ce chapitre ici, c'est pourquoi nous admettons les deux objets comme suffisamment
analogues pour proposer une définition semblable. Il faut alors récuser à la fois le modèle médical
majoritaire de la psychiatrie, et celui très minoritaire d'une pure construction sociale. Nous nous
bornerons strictement aux personnes folles qui sont (ou ont été) confrontées à la psychiatrie. De ce
rapport avec la psychiatrie, émerge une reconnaissance entre pair·es comme fondement d'une
solidarité et d'une lutte politique, à l'image du handicap physique tel que défini par Barnes. Nous
nous concentrerons uniquement sur les deux chapitres suivants car ils constituent le cœur de
l'argumentaire quant à l'articulation entre une théorie du bien-être et l'expérience des handicaps
physiques. En effet, le second chapitre clarifie la distinction entre ce qui caractérise les positions de
différence mauvaise et de simple différence. Et le troisième chapitre présente le modèle de valeur
prudentielle neutre comme une thèse particulière de la simple différence, il l'applique au handicap
physique et le met à l'épreuve.

2. Une mauvaise différence ou une simple différence, quelle différence pour la folie ?

Avant même de nous interroger sur la validité du concept de simple différence pour la folie, nous
pouvons déjà questionner l'application de la distinction entre bonne et mauvaise différence. La folie
est aujourd'hui souvent incluse dans la catégorie plus large des handicaps et, à ce titre, la
perspective par défaut est de la considérer comme une mauvaise différence par rapport au bien-être.
Plus encore, les représentations de la culture populaire nous aident à rendre compte de l'imaginaire
collectif quant à la valeur de la folie. Le stéréotype de la personne folle est majoritairement celui
d'une personne dangereuse, en particulier pour autrui (Cross, 2004). Dans la fiction, c'est devenu
une facilité scénaristique d'expliquer un comportement criminel par une maladie mentale. Mais cela
se traduit également dans les médias : d'une part, lors de faits divers, l'accent est souvent mis sur un
diagnostic psychiatrique comme cause principale ; d'autre part, il est fréquent de voir des prises de
position politiques ou journalistiques qui pathologisent des comportements considérés comme
déviants. La question du bien-être se voit alors supplantée par celle de la morale : la folie est une
mauvaise différence puisqu'elle est perçue d'abord comme un obstacle au bien-être collectif.
A l'opposé, en miroir de ce que Barnes appelle « la perspective de Magneto », se dessine le
stéréotype du génie, scientifique ou artistique, qui semble rendre compte de ce que serait la folie
comme bonne différence. Cette image, déjà minoritaire, semble cependant réservée à certains types
de folie, comme l'autisme, et totalement inatteignable pour d'autres, comme la schizophrénie. De
plus, quoique plus attractive, la figure du génie est construite sur une rupture, un décalage avec les
autres, ce qui est représenté communément comme source de souffrance. Même cette représentation
qui se veut valorisante socialement a bien du mal à proposer une valeur prudentielle positive à la
folie. Elle se rapproche davantage de ce que Barnes appelle « la perspective des X-men » : une
certaine compensation entre les coûts et bénéfices prudentiels de la folie. En somme, les
représentations des personnes folles, coincées entre criminel·le violent·e et génie incompris·e,
rendent compte finalement toutes d'une valeur prudentielle négative de la folie, au moins
partiellement. En cela, la folie et le handicap physique se rejoignent : bien que la distinction existe,
la perspective majoritairement adoptée est celle d'une mauvaise différence, et personne ne semble
défendre solidement celle d'une bonne différence.

Cependant, la conception de la folie comme simple différence existe. Elle se traduit entre
autres par les quatre positions particulières que Barnes soulève pour le handicap physique (p. 69-
70). Tout d'abord, certain·es défendent la folie comme une différence du même ordre que le genre,
la sexualité ou encore la race : des activistes faisaient déjà le rapprochement entre le mouvement
antipsychiatrique et les mouvements des personnes noires, homosexuelles, femmes et handicapées
(Chamberlin, 1990). Existe également un argumentaire contre la définition de la folie comme
dysfonctionnement avec en particulier le concept de neurodiversité qui préfère mettre l'accent sur la
diversité neurologique et une continuité à la place d'un dualisme entre personnes folles ou non.
Nombre de psychiatres défendent aussi cette position où le concept de « maladie mentale » est une
pure construction (Wayne Ramsay, 2019). Ensuite, la folie est aussi défendue comme une diversité
humaine qui doit être préservée et même célébrée, comme en témoigne la mad pride initiée
notamment en 1993 à Toronto avec la « Journée de fierté pour les survivant·es à la psychiatrie ».
Enfin, il y a de nombreuses prises de position considérant la psychophobie et/ou la psychiatrie
comme source principale du mal-être des personnes folles, plutôt que la folie même, d'où l'usage
politique des termes de « survivant·es à la psychiatrie ». Des activistes du mouvement de
l'antipsychiatrie vont même jusqu'à affirmer que la folie n'existerait pas sans son oppression
systémique. Nous retrouvons ainsi les mêmes positions que celles défendues dans le cas du
handicap physique. Cependant, il faut souligner que la caractérisation de simple différence selon
Barnes est plus large que ces quatre positions particulières : elle consiste strictement à nier les
conceptions de bonne ou mauvaise différence.

Il me paraît important de m'arrêter sur certains points particuliers de l'argumentaire du


second chapitre. Concentrons-nous d'abord sur l'expérience de pensée de la « fée du handicap » (p.
67-69) : celle-ci nous propose deux propositions consécutives qui sont censées mettre à mal la
position de simple différence en les acceptant. Pour la première, la fée propose d'empêcher la
naissance de nouvelles personnes folles et ce, sans conséquences sur la natalité et sans contrôle
eugéniste. La seconde proposition consiste à prévenir toutes les formes de folie, qu'elles soient
innées ou acquises, et les empêcher d'advenir. Pour Barnes, quel que soit le verdict, il reste
compatible avec une position de simple différence. Il est à noter que si toutes les causes entre
handicap physique et folie ne se recoupent pas entièrement, certaines se rejoignent néanmoins
comme les catastrophes écologiques, les accidents graves, les violences physiques ou la guerre,
pour ne citer que les exemples donnés par l'autrice (p. 68). Le cas de l'addiction aux psychotropes
qu'elle cite aussi est également valable pour la folie. En effet, la consommation de psychotropes
n'est pas seulement symptôme ou maladie dans le cas de la folie, mais elle provoque aussi des effets
considérés comme symptômes psychiatriques : hallucinations, crise paranoïaque, délire
psychotique, épisode hypomaniaque, état dépressif…2 Mais la folie a aussi des causes très
différentes de celles du handicap physique ce qui peut impliquer de nuancer la comparaison avec
ses conclusions éthiques.
La première proposition de la fée pose un problème particulier à la folie (bien qu'il ne soit
pas pour autant forcément si manifeste pour le handicap physique) : il faut admettre qu'il existe des
formes de folie innées. Pourtant, même la psychiatrie a désormais adopté majoritairement un
modèle bio-psycho-social, mettant à mal ce dualisme entre inné et acquis. Admettons pour
l'analogie de comprendre l'inné dans une acception plus large, c'est-à-dire une place prépondérante à
des facteurs biologiques. Il semble que, en adoptant la position de simple différence, nous devrions
refuser la proposition de la fée puisque la folie n'a pas de valeur prudentielle négative en soi.

2 Sur la consommation de psychotropes, la psychiatrie est d'ailleurs inconsistante. Dans le cas des
psychotropes illégaux, la consommation est d'emblée considérée comme problématique. Mais elle
en prescrit elle-même comme traitement pour les personnes folles, alors que leur usage à long terme
n'est pas efficace et même dangereux pour la santé (Hall, 2012).
Pourtant, il n'est pas impossible de l'accepter sans menacer la position de simple différence. Comme
le suggère Barnes, l'utilitariste par exemple peut accepter et se justifier ainsi : même si la folie en
soi est neutre, elle entraîne des souffrances dues en particulier à la psychophobie et ces souffrances-
là seront au moins évitées. Un conséquentialiste, à l'inverse, préférera refuser la proposition car cela
impliquerait selon lui davantage de psychophobie puisque le nombre de personnes folles s'en
trouverait réduit.
La seconde proposition de la fée apparaît comme plus attractive et consensuelle. Mais cela
s'explique du fait que de nombreuses causes de la folie peuvent être considérées en soi comme non
souhaitables. C'est particulièrement manifeste avec le cas du traumatisme : les causes de celui-ci
semblent de fait indésirables vu l'impact durable et néfaste sur le bien-être de la personne (abus
sexuel, violence verbale et psychologique, deuil, etc.). Ainsi, vouloir prévenir tout syndrome de
stress post-traumatique revient nécessairement à supprimer ces causes indésirables, ce qui fera
grandement consensus. Mais il faut distinguer cause et effet : ce n'est pas parce que la cause en soi
est mauvaise que l'effet l'est automatiquement. De plus, certaines causes ne peuvent se voir
supprimer sans bouleverser complètement l'ordre du monde. Prenons l'exemple du deuil : faudrait-il
souhaiter pour autant l’immortalité ? Serait-ce vraiment mieux pour notre bien-être ? C'est pourquoi
accepter la première et/ou la seconde proposition de la fée de la folie n'est pas incompatible avec
une position de simple différence, même si les causes de la folie diffèrent en partie de celles du
handicap physique.

L'argument qui me paraît nécessaire à analyser également est celui de McMahan (p. 76).
Selon lui, le handicap constitue une mauvaise différence de par son caractère agrégatif
nécessairement néfaste : plus une personne cumule les handicaps, plus son bien-être se dégrade. En
effet, dans le cas de la folie, cet argument trouve une force particulière puisque les diagnostics
semblent être des listes de symptômes dont l'accumulation serait un signe de « sévérité ». Nous
admettrions alors assez instinctivement que cumuler des symptômes, quels qu'ils soient, est toujours
pour le pire. Cependant, pour une personne folle, même dans le raisonnement du diagnostic
psychiatrique, développer un nouveau symptôme, ce n'est pas tant un ajout si ce symptôme était
présent dans la liste définissant le diagnostic. Pour d'autres, à l'inverse, un nouveau symptôme
révisera entièrement leur diagnostic. La condition d'accumulation de symptômes psychiatriques
semble donc insuffisante pour caractériser la folie comme agrégative et néfaste. Mais nous
pourrions imaginer que c'est uniquement le cumul de maladies mentales qui compte : les
symptômes ne seraient ainsi pas mauvais en soi, mais la maladie mentale le serait. La frontière entre
symptômes et maladie mentale est pourtant déjà floue en psychiatrie : certains éléments sont tantôt
considérés comme symptômes, tantôt comme maladie mentale, tels que l'addiction, les troubles du
comportement alimentaire ou ceux du sommeil.
Barnes ne considère de toute façon pas l'argument comme valide car le raisonnement ne
tient pas : une combinaison d'éléments peut être mauvaise sans pour autant que chacun de ces
éléments isolément soit mauvais. Mais elle précise aussi que l'argument est faux et le démontre avec
un contre-exemple, c'est pourquoi il me semble important d'en apporter un propre à la folie. Nous
pouvons nous demander par exemple en quoi une personne insomniaque verrait nécessairement son
bien-être diminuer si elle devient également hypersomniaque. Nous pouvons imaginer aussi le cas
d'une personne anorexique qui développe par la suite de l'hypersomnie. Ces combinaisons de
symptômes ou de maladies mentales ne semblent pas empirer leur bien-être respectif. Dans le
second cas, l'hypersomnie pourrait même l'améliorer dans la mesure où l'anorexie amène souvent
une plus grande fatigabilité. Il semble donc que la position de simple différence soit possible pour la
folie, mais il reste à argumenter pour défendre le modèle de valeur prudentielle neutre comme
adaptée à la folie également.

3. Un modèle de valeur prudentielle neutre pour la folie ?

Pour défendre son modèle de valeur prudentielle neutre du handicap physique, Barnes propose
notamment une distinction entre la valeur prudentielle en soi et celle combinée avec des facteurs
intrinsèques et/ou extrinsèques à l'individu. Elle défend par là l'idée que la majorité des handicaps
physiques sont neutres en soi : c'est par la combinaison avec d'autres facteurs qu'ils prennent une
valeur négative ou positive. Si cela s'applique à la folie, il faudrait un contre-exemple à ce qui
apparaît d'emblée comme mauvais en soi. Le cas de l'automutilation est manifeste à cet égard :
perçu comme un comportement mauvais en soi et symptomatique de certaines formes de folie.
Pourtant, il se combine toujours avec des facteurs extrinsèques. De nombreuses pratiques que nous
catégoriserions hors contexte comme de l'automutilation ont en réalité une fonction sociale,
notamment religieuse ou spirituelle : flagellation, don de sang, coupure, autocrucifixion… (Icarus
Project, 2011) Même aujourd'hui, en occident, il n'est pas si simple de circonscrire ce qui relève de
l'automutilation. Par exemple, une personne qui accomplit un exploit sportif, repoussant ses limites
physiques, dégrade des aspects de sa santé. Une objection pourrait être alors que la folie dans
l'automutilation réside dans l'intention délibérée de se porter préjudice, sans qu'il n'y ait de
bénéfices par ailleurs, puisqu'au contraire il y a une stigmatisation de certaines pratiques
d'automutilation.
C'est néanmoins considérer que les seuls facteurs de combinaison seraient extrinsèques. Or
l'automutilation peut répondre à des fonctions propres à l'individu et elle se combine alors avec des
facteurs intrinsèques. L'automutilation répond à un besoin de l'individu et les raisons sont aussi
multiples que variées : rendre perceptible, se punir, se souvenir, ressentir, se calmer, déconnecter, se
reconnecter, oublier… Mais il ne s'agit pas juste de satisfaire un désir ou un besoin. A cet égard, la
distinction que Barnes opère entre une valeur prudentielle locale et celle globale est éclairante.
L'automutilation est souvent un moindre mal (local) nécessaire pour le bien-être de l'individu
(global). C'est ainsi qu'elle peut avoir un rapport coût-bénéfice positif. Plus encore, certaines
personnes défendent l'automutilation comme une forme de résistance (Young Women’s
Empowerment Project). En effet, la combinaison avec des facteurs intrinsèques tels que la volonté
de réappropriation de son corps mène à des pratiques notamment de tatouages et piercings « faits-
maison » qui revalorisent la pratique.3 Ainsi, même un exemple assez consensuel de ce qui serait
une folie mauvaise en soi comme l'automutilation peut tout à fait adopter le modèle de valeur
prudentielle neutre en soi et négatif ou positif selon la combinaison de facteurs intrinsèques ou
extrinsèques à l'individu.

Pour pouvoir admettre le modèle de valeur prudentielle neutre à la folie, il faut surtout qu'il
existe des témoignages positifs de l'expérience de la folie. En effet, selon l'argumentaire
épistémique de Barnes, l'existence même de tels témoignages alors même qu'ils se vivent dans une
société psychophobe montre que la folie est neutre en soi. Cela signifie effectivement que, malgré la
stigmatisation et l'oppression qui font pencher fortement la balance vers une valeur négative, ces
facteurs extrinsèques sont insuffisants pour certaines personnes pour évaluer globalement leur folie
comme négative. Or ces témoignages existent chez les personnes folles et soulignent même des
bénéfices propres à la folie. Par exemple, dans son article « Merveille des sens ou éloge du
stimming », Charlie (2018) parle de son rapport avec ce que la psychiatrie française appelle
« stéréotypies » ou « auto-stimulation » qui sont catégorisées comme symptomatiques de l'autisme.
Y sont listées notamment différentes formes de stimulation répondant à différentes fonctions, en
particulier le besoin de cohérence et d'harmonie, le plaisir des sens, l'aide à la concentration et la
gestion de l'anxiété. Mais l'article souligne surtout la continuité de comportements et de gestuelles
que beaucoup de monde fait machinalement, surtout en situation de stress. Certaines sont juste plus
inhabituelles culturellement ou plus dommageables selon l'individu. C'est donc bien dans la
combinaison avec des facteurs que la folie prend une valeur positive ou négative.
L'objection serait alors de pointer qu'il s'agit ici d'une valeur positive à la folie qui ne serait
qu'instrumentale. En admettant cette distinction entre valeur instrumentale ou non, la valorisation de
la folie ne passe pas uniquement par la valorisation de certains de ses composants ou de ses
conséquences. Pour le handicap physique, Barnes prend l'exemple de Dostoïevski qui avait des

3 De plus, certaines pratiques comme l'épilation mettent à mal même la logique psychiatrique : elle
constitue en soi une automutilation et pourtant, qu'une femme ne soit pas épilée des jambes par
exemple sera souvent considéré dans le cas d'une personne folle comme un signe d'incurie.
épisodes épileptiques imprévisibles et très violents et qui pourtant en parlait en ces termes : « For
several instants I experience a happiness that is impossible in an ordinary state » (p. 91). Et nous
trouvons des exemples analogues dans la folie, notamment avec ce que la psychiatrie nomme
« épisode maniaque » avec le témoignage de Cohen Oryx par exemple :

« The days leading up to the accident were some of the most


interesting/manic/crazy/spiritual days of my life. I was meeting new friends,
speaking up in class like I never had before, attending lectures, and going to parties.
[…] It was much more than I was used to, but before long I felt like I could do
anything. I could charm any woman, out debate anybody on any topic, conquer any
obstacle. Even my perceptions were improved.  » (Mind Freedom, 2001)

Nous trouvons ainsi des témoignages positifs de la folie dans ses composants, ses effets, mais aussi
en soi. Ainsi, il existe bien des témoignages négatifs de la folie mais également positifs et ce, même
dans une société psychophobe. C'est pourquoi la folie peut adopter le modèle de valeur prudentielle
neutre comme le handicap physique pour Barnes.

Barnes aborde néanmoins le cas de handicaps particuliers qui pourraient être effectivement
mauvais en soi, et non neutres. La dépression constitue un cas paradigmatique à cet égard : elle
semble de fait définie par le mal-être. L'exemple a par ailleurs une certaine force argumentaire de
par sa définition relativement stable à travers le temps, au moins en occident, puisqu'elle peut se
rattacher assez aisément à la mélancolie théorisée dès l'antiquité. La définition de la dépression
semble se borner à l'incapacité au bien-être et, en cela, les deux semblent du même coup
incompatibles. Mais une telle caractérisation par le mal-être est problématique car elle suppose en
réalité une définition du bien-être assez singulière : un individu stable, productif, entouré
socialement, adapté en tout temps et en tous lieux. Cela ne semble pas rendre compte de
l'expérience humaine dans sa diversité, surtout à voir la croissance des taux de dépression : il ne
s'agit clairement pas de cas isolés, statistiquement marginaux. Plus largement, la distinction entre
personnes folles ou non tend à répandre une représentation faussée des expériences humaines : sans
émotions fortes, sans croyances irrationnelles, sans pensées suicidaires, sans perceptions troublées,
sans excès ni déviances d'aucune sorte. La dépression ne constitue donc pas automatiquement un
contre-exemple au modèle, mais surtout cela n'aurait pas suffi pour mettre à mal le modèle de
valeur neutre pour la folie. En effet, comme Barnes, il s'agit de défendre ce modèle pour la folie en
général et non pour chaque cas singulier. La folie en général ne se définit pas comme mauvaise
différence. Il se peut que certains cas comme la dépression soient mauvais en soi et cela est coûteux
pour la théorie mais ne l'invalide pas.

Barnes use de beaucoup de comparaisons entre handicap physique et orientation sexuelle ou


genre et elle en vient donc à s'interroger sur la légitimité de cette analogie. La comparaison entre
genre, orientation sexuelle et folie est d'autant plus évidente que certains sont (ou ont été)
catégorisés comme folie. Les écarts aux normes de genre ou de sexualité sont perçus comme folie
par la psychiatrie, même lorsque ces pratiques tendent à être relativement admises socialement. Ce
n'est qu'en 1973 que l'American Psychiatric Association retire l'homosexualité du DSM. En France,
il faut attendre néanmoins 2022 pour que soient interdites les thérapies de conversion, c'est-à-dire
les traitements contre l'homosexualité. Aujourd'hui encore, le DSM conserve des catégories qui
brouillent les frontières entre sexualité, genre et folie : dans le DSM-5 se trouvent toujours les
troubles de paraphilie et la dysphorie de genre par exemple. Dans le cas de la paraphilie, seuls deux
troubles sont caractérisés comme impliquant des personnes non consentantes, à savoir la pédophilie
et le frotteuristic disorder. Les autres pratiques (voyeurisme, exhibitionnisme, sadisme,
masochisme, fétichisme, travestissement) constituent des sexualités alternatives qui, de par leur
marginalité mais aussi leur succès, forment une large sous-culture et celle-ci ne se reconnaît pas
dans l'identité de la folie (et inversement), malgré leur catégorisation très ancienne dans le DSM.
Concernant la dysphorie de genre, celle-ci est également très critiquée en tant que catégorie
du DSM. En effet, rattachée systématiquement à la transidentité, elle est attaquée pour être à la fois
non représentative (toutes les personnes transgenres n'en souffrent pas) et comme une
pathologisation de la sortie des normes de genre. Cela n'est pas sans rappeler la longue histoire de
l'homosexualité comme criminalité et folie, mais également des folies propres à un genre minorisé,
comme l'hystérie4. L'argument principal pour défendre le maintien de cette catégorie en psychiatrie
est souvent celui de la nécessité médicale à répondre à cette souffrance spécifique par un traitement.
Pourtant, il semble que nous ne définissions déjà plus le médical comme réponse à une souffrance :
la chirurgie esthétique ou la contraception n'ont pas pour objectif généralement d'apaiser une
souffrance. Ce sont désormais des outils socialement acceptés comme des moyens de contrôler
notre corps selon notre bon vouloir. Une objection pourrait être qu'il s'agit d'une médecine dévoyée
à des désirs fantaisistes, au lieu de justement soigner. Mais il conviendrait alors de se mettre
d'accord sur ce qui doit être soigné : des personnes ménopausées font usage strictement du même
traitement hormonal que certaines personnes transgenres. Or la ménopause n'est pas pour autant
définie comme une maladie.
En outre, les rapprochements entre sexualité, genre et folie passent également par l'usage
d'une même terminologie pour pointer des phénomènes analogues. Thorneycroft (2020) souligne
déjà l'emploi des expressions de « coming-out » et de « passing » par les personnes handicapées
physiquement et celles folles. Les termes sont particulièrement utilisés par les personnes folles car

4 Aujourd'hui morcelée dans le DSM et le CIM, l'hystérie connaît néanmoins une très longue
histoire nosographique. Comme manifestation émotive spectaculaire, elle fut de fait rattachée
exclusivement (par son étymologie même) aux femmes.
leurs folies sont majoritairement considérées comme des « handicaps invisibles ». Cette
terminologie renvoie alors ici aux normes érigées par le validisme et la psychophobie, à l'image de
l'hétéronormativité. C'est pourquoi il revient à l'individu de « sortir du placard » : il sera sinon
toujours considéré par défaut comme cisgenre, hétérosexuel, valide, non fou. Et il doit répéter ce
même geste encore et encore, au fur et à mesure des changements de ses cercles sociaux. Mais,
puisque la stigmatisation des personnes folles est extrêmement violente, beaucoup d'entre elles
adoptent une autre stratégie qui emprunte aux mêmes terminologies : le « masking ». Il faut le
distinguer du passing qui renvoie aux capacités de l'individu à avoir l'air de faire partie de la norme.
Ces dernières ne sont pas nécessairement volontaires ou conscientes. A l'inverse, le masking est une
stratégie délibérée d'un individu qui, par peur de l'oppression et de ses conséquences, met tout en
œuvre pour faire croire qu'il fait partie de la norme. C'est pourquoi la comparaison entre sexualité,
genre et folie semble encore plus facile à légitimer qu'avec le handicap physique. De plus, Barnes
admet que même s'il y avait une différence de degrés entre ces particularités, cela ne contreviendrait
pas à la validité du modèle de valeur neutre pour le handicap physique.

4. Conclusion

Barnes pose comme principe du handicap physique une différence corporelle, d'où son titre. Nous
serions donc tentés de transposer la différence de ce corps qu'elle définit non pas comme défectueux
mais minorisé à une différence de l'esprit pour la folie. Cependant cette approche pose plusieurs
problèmes. Tout d'abord, elle impose le problème de la définition de l'esprit qui n'a jamais connu de
consensus. De plus, elle s'ancre dans un dualisme corps-esprit qui est lui-même une construction de
la philosophie occidentale. Enfin, elle semble induire que la folie est un handicap nécessairement
invisible ce qui semble assez simpliste. Dans une approche strictement matérialiste, la folie ne peut
se réduire à ce qui se passe dans la « boite noire » de l'esprit, pas plus qu'elle ne peut se distancier
du corps, dans son comportement que dans sa physiologie. Barnes ne donne pas de définition du
corps en soi. Mais c'est parce qu'elle n'en a pas besoin : elle ne définit pas les personnes
handicapées physiquement par leur corps, mais par la reconnaissance entre pair·es. Or l'expérience
de Rosenhan a montré le même phénomène pour la folie : des personnes non folles admises en
psychiatrie sur de fausses déclarations, sans simuler un quelconque comportement à l'intérieur du
service5, sont identifiées comme folles par le personnel soignant mais pas par les personnes folles
autour. La folie, comme le handicap physique, repose donc sur une reconnaissance entre pair·es et
non une identification par la médecine. Du même coup, la légitimité d'une distinction forte entre

5 Au début de l'expérience, les « faux patient·es » se cachaient pour prendre leurs notes afin de ne
pas éveiller de soupçons. Mais la majorité a fini par poursuivre à la vue de tout le service (Minard,
2009).
handicap physique et folie semble difficile à maintenir.
Le terme de handicap lui-même regroupe plusieurs catégories dont la folie. La construction
de ce découpage en embranchements rapproche de fait folie et handicap physique, d'où la
préférence de certaines personnes folles à s'identifier comme « handi ». Les handicaps ne sont
d'ailleurs évidemment pas exclusifs entre eux. Cependant, le terme de polyhandicap est réservé en
médecine majoritairement aux personnes ayant plusieurs handicaps physiques. Les mouvements de
lutte des personnes handicapées s'unissent d'ailleurs souvent car ils partagent nombre de
revendications politiques, comme la volonté en France de déconditionner l'Aide aux Adultes
Handicapé·es des revenus du foyer marital. Les personnes handicapées dans l'ensemble se
reconnaissent donc entre pair·es dans leurs luttes de par la stigmatisation particulière qu'ils
subissent de la part du regard dominant. Mais il faut souligner que ce regard-là est une construction
historique des personnes handicapées comme une altérité radicale. C'est pourquoi il est fécond de
comparer les handicaps avec les questions de genre, de sexualité mais aussi de race. Il ne faut pas
pour autant évacuer les spécificités et problématiques propres à chaque oppression. Mais, dans
chacun de ces cas, il ne s'agit pas de modalités d'être au monde « non standards » car ce n'est pas la
question de savoir quel groupe est majoritaire comme le prouvent les cas du genre et de la race. Il
s'agit bien de phénomènes de catégorisation et de hiérarchisation qui sont à l’œuvre ici. C'est
pourquoi ces phénomènes peuvent tous vraisemblablement adopter la position de simple différence
mais aussi le modèle de valeur prudentielle neutre en soi.
Bibliographie

• Albrecht, G. L., Devlieger, P.. (1999). The Disability Paradox: High Quality of Life Against
the Odds. Social Science and Medicine, 48, 977-988.

• American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and statistical manual of mental


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