Vous êtes sur la page 1sur 12

Cahiers du Centre Gustave Glotz

La définition de l'ager occupatorius


Madame Paula Botteri

Citer ce document / Cite this document :

Botteri Paula. La définition de l'ager occupatorius. In: Cahiers du Centre Gustave Glotz, 3, 1992. pp. 45-55;

doi : https://doi.org/10.3406/ccgg.1992.1347

https://www.persee.fr/doc/ccgg_1016-9008_1992_num_3_1_1347

Fichier pdf généré le 13/05/2018


uS

La définition de Vager occupatorius.

Paula Botteri

Ager occupatorius, deux mots apparemment très compréhensibles, mais


dont le contenu cache une réalité difficile à traduire : ager c'est le champ,
nom associé à l'idée de l'extérieur par rapport à domus, comme dans d'autres
langues indo-européennes1 ; l'adjectif occupatorius est dérivé d'un verbe
duratif assez courant : occupare.
On dira encore une fois que l'historien du monde antique doit affronter,
entre autres, le problème de donner un objet à la parole en annulant le
décalage entre le signe et l'idée.
Quand on parle d'ager occupatorius, il est évidemment question de la
terre publique du peuple romain et plus précisément, selon les historiens et les
juristes (au moins à partir de Mommsen), d'une des catégories juridiques de
Vager publicus. Mais, même s'il existe une bibliographie énorme sur la
question agraire à Rome, on n'a pas encore suffisamment étudié les conditions
juridiques et les procédures concrètes qui règlent l'accès à la possession de
Yager publicus, comme le déplorait déjà L. Capogrossi Colognesi2, et plus

récemment
h' agerCl.occupatorius
Nicolet3. revient à travers toute, ou presque toute, la
littérature moderne sur le sujet. Seuls quelques auteurs, étant plus avertis,
expriment leur perplexité sur le sens de cette catégorie de la terre en Italie.
Ainsi, par exemple, G. Tibiletti, dans l'une de ses études exemplaire sur Yager
publicus, avoue que "nous n'avons pas de terme abstrait pour indiquer la
catégorie de Yager occupatorius", qu'il essaie, lui, de décrire comme "un
ensemble d'éléments juridiques, économiques, sociaux et moraux"4 constituant
une unité caractérisée essentiellement par les catégories de la loi "uti fruì
habere possidere"5. Malgré ces précautions, G. Tibiletti, comme d'ailleurs M.
Kaser avant lui6, ne s'interrogent jamais sur la légitimité ou non de l'emploi de

1 E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, 1 1, p. 313 sq.

2 L. Capogrossi Colognesi, "Le régime de la terre à l'époque républicaine", Terre et paysans


dépendants dans les sociétés antiques, is, 1979, pp. 313-388, not. p. 320 sq. ; La terra in
Roma antica. Forme di proprietà e rapporti produttivi, Rome, 1981, 1 1, p. 244 sq.

3 CI. Nicolet, Rendre à César, Paris, 1988, p. 72.

4 G. Tibiletti, "Ager publicus e suolo provinciale", / diritti locali nelle province romane con
particolare riguardo alle condizioni giuridiche del suolo, Rome, 1974, pp. 89- 104. Voir p. 89.

5 S. Riccobono, Fontes iuris romani anteiustiniani, (FIRA), Florence, 1941, 1, pp. 102-121.

6 M. Kaser, "Die Typen der rômischen Bodenrechte in der sp&teren Republik", ZRG
(Zeitschrift der Savigny Stiftungfûr Rechtsgeschichte etc.), 62 (1942), pp. 1-81.
46 P. Bùtteri

l'adjectif occupatorius, qui déterminerait juridiquement une façon de posséder


et d'exploiter Yager publiais1.
Mais il suffit de faire une analyse lexicale pour vérifier les occurrences
du mot qui nous intéresse, remarquant d'abord que, jusqu'à présent, il n'est
attesté que dans le Corpus Agrimensorum Romanorum (CAR). Il faut exclure
une glose de Festus, où il s'agit du lemme occupaticius, complété ainsi par Paul
Diacre "ager desertus a cultoribus propriis ab aliis occupatur" (192-193 L) ;
elle n'appartient pas au même dossier.
Donnons d'abord la liste complète des passages où il est question de
l'emploi a' occupatorius, d'après l'édition encore canonique de K. Lachmann et
celle de C. Thulin8 :

Lachmann (La.) p. 2,20 Thulin (Th.) p. 53,4


-- p. 5,23 = p. 55,30
-- p. 16,25 = p. 64,3
-- p. 115,4 p. 53,4
— p. 124,3 p. 87,5
— p. 137,21 = p. 101,14
— p. 138,3 = p. 102,1
— p. 151,17 p. 115,17
-- p. 153,4 p. 117,2
— p. 154,5 = p. 118,8
-- p. 284,7 = p. 78,5
-- p. 284,9 p. 78,9

Chacun connaît les problèmes que posent les textes démembrés des
agrimensores romains ; d'une part, une tradition manuscrite lacunaire et
corrompue, qui remonte au V-VIIème siècle9 ; d'autre part, un sujet très
technique, traité par des auctores presque inconnus (à l'exception de Frontin),
s'adressant aux techniciens qu'étaient les agrimensores eux-mêmes.
Entre la fin du 1er siècle et celle du Illème après J.-C, se situe la
composition de l'opuscule de Siculus Flaccus sur les différents types d'espace
rural et sur la typologie de làfinitio (l'activité propres aux fines, les limites).

7 G. Tibiletti, "II possesso deU'ager publiais e le norme de modo agrorum fino ai Gracchi",
Athenaeum, N.S., 26 (1948), pp. 173-236 et /. c. 27 (1949), pp. 3-42.

8 K. Lachmann, Gromatici veteres, Berlin, 1842, 2 vol. ; C. Thulin, Corpus agrimensorum


romanorum, (CAR), Stuttgart, 1971.
9 L. Toneatto, "Tradition manuscrite et éditions modernes du Corpus Agrimensorum
Romanorum, Cadastres et espace rural. Approches et réalités antiques", (Table ronde de
Besançon, 1980), Paris, 1983, pp. 21-50 ; "Una tradizione manualistica difficile :
l'agrimensore Igino e gli scritti collegati al suo nome. Attribuzioni e datazioni", Miscellanea, 4
(Università degli Studi di Trieste - Facoltà di Magistero, n. 11), Udine, 1983, pp. 123-151 ;
"Stato degli studi sulla tradizione manoscritta degli opuscoli latini d'agrimensura dal V °' XIII
secolo", Giornale Filologico Ferrarese, 11 (1988), 1-2, pp. 19-33.
La définition de l'ager occupatorius 47

Parmi les gromatici c'est lui qui montre quelque intérêt pour l'histoire de
l'occupation agraire romaine. Il évoque, entre autres, l'activité de Ti.
Gracchus, qui proposa une loi pour limiter l'étendue de la possession de la
terre en Italie (legem tulit, nequis in Italia amplius quant ducenta jugera
possideret)10, parce que, selon Flaccus "il était contraire aux mores de
posséder maiorem modum quam qui ab ipso possidente colipossit" (La. 136, 7
sq.).
Ce n'est pas mon propos ici d'entrer dans les détails de la loi de modo
agrorum de Tiberius Gracchus. Mais une parenthèse s'impose, car l'expression
concernant le rapport entre la surface de la terre que l'on peut posséder, et la
possibilité de l'exploiter, révèle, semble-t-il, un concept normatif archaïque
bien enraciné dans les mœurs. Flaccus nous dit par la suite "singuli deinde
terram, nec tantum occupaverunt quod colere potuissent, sed quantum in spem
colendi reservavere" (La. 137,19). Les terres dont il est question "agri
occupatorii dicuntur" (ib. 21). Un peu plus loin le même texte, si corrompu et
incomplet qu'il soit, explique que "occupatorii. . . dicuntur agri quo s quidam
arcifinales vocant (hi autem arcifìnales dici debeni). Traduisons entièrement ce
passage : "Les particuliers occupèrent la terre non seulement celle qu'ils
pouvaient cultiver mais celle qu'ils se réservaient dans l'espoir de la cultiver.
Ces champs sont donc appelés occupatorii. (Ce nom dérive de arcendo
vicinos). On a créé cette appellation à partir de l'exclusion des voisins" (La.
137, 19 = Th. 101,11). Comme le disait Varron, cette locution dérive "ab
arcendis hostibus", d'après une citation de Frontin (La. 6, 1), le seul auteur
parmi les Gromatici dont la biographie soit relativement connue. Sénateur et
consul à plusieurs reprises, il mourut en 103 ou 104, après avoir composé le
De aquae ductibus Urbis Romae et les Strategemata.
Comme on le verra, l'équivalence agri arcifinales/ occupatorii est une
constante chez les Agrimensores ; cependant, seule cette première définition
semble relever de leur langage technique. Occupatorii nous ramène
évidemment à X occupano, conséquence de la guerre11. Ici, on peut situer en
gros le phénomène historique de X occupation comme l'un des modes
d'acquisition de la terre publique, entre la période de la première colonisation
romaine (fin du IVème siècle), et la loi agraire de 111 av. J.-C. Dans cette
dernière loi, on rencontre l'expression "agrum occupatum", dans un article
interdisant l'occupation de Xager publicus (1. 26/27). Mais, contrairement aux
apparences, ce n'est pas là l'ultime témoignage que nous possédons sur
Xoccupatio ; en effet, dans le Liber coloniarum on rencontre une expression
assez curieuse, ex occupatione - à la suite d'une occupation - qui apparaît
toujours dans des textes concernant des assignations aux vétérans faites par

10 Thulin, 100, 3-4.

11 M. Kaser, s. v., occupano, RE, Stuttgart, 1940, Suppl. VII, col. 682-691 ; Thesaurus
linguae latinae (TLT), Leipzig, 1973, vol. IX, 3, s. v., occupatio, col. 381 sq. ; E. Heck,
Occupano, ZRG, 1967, pp. 355-357. ; B. Albanese, Le situazioni possessorie nel diritto
privato romano, Païenne, 1985, pp. 77-78, note 256.
48 P. Botteri

Sulla dans des oppida. Le Liber coloniarum (ou regionum), source essentielle
de l'histoire agraire de la conquête territoriale de Rome, se présente comme
un inventaire de territoria de l'Italie centro-méridionale. Le livre fait partie,
comme on le sait, du CAR, et comme celui-ci présente les mêmes difficultés
philologiques et historiques12. Il s'agirait ici des cas d'attributions viritanes13,
comme à Bovillae (La. 231,11), dont le territoire fut distribué par tirage au
sort ex occupatione (la notice n'indique pas une déduction coloniale), ou à
Castrimoenium "oppidum fortifié en vertu d'une loi de Sulla. Il n'y a pas de
passage dû à la communauté. Son territoire était détenu à la suite d'une
occupation : par la suite Nero Caesar l'a assigné à des tribuns et à des soldats"
(La. 233, 3)14. A Gabii, en revanche, le terroir ex occupatione fut inscrit au
cadastre {censitus est, La. 234,15), tandis que à Setia, en Campanie, le
territoire ex occupatione est sans arpentage officiel {soluto La. 237.109). La
formule ex occupatione relève ici du vocabulaire technique des agrimensores
et définit le mode d'attribution des agri arcifìnales. Mais c'est à partir de ce
témoignage que nous pouvons, peut-être, en dire plus sur l'origine historique
de X occupano.
En effet, l'installation des vétérans, décidée par Sylla ex occupatione,
semble indiquer, entre autres, une coutume assez archaïque. Dès le début de
l'expansion de Rome - et par conséquent de sa colonisation - les légionnaires à
la suite d'un consul ou d'un pro-consul, ceux-ci toujours pourvus d'imperium,
auraient eu après la victoire, selon quelques annalistes, le droit de s'installer
sur les terres de la conquête. Cette terre, au moins une partie d'entre elles,
faisant partie du butin pouvait être partagée sur place et occupée en vertu de
Yauctoritas de Vimperator. C'était une prérogative du général vainqueur,
prérogative dépourvue de tout caractère exceptionnel, si l'on accorde foi, par
exemple, au récit de Denys d'Halicarnasse (XVII-XVIII 5, 1-2)15.

12 L. Toneatto, "L'editio princeps del Liber regionum I ", DArch, 1 (1983), pp. 87-95 ;
Ancora sull'editto princeps del Liber regionum I : un aggiornamento degli Annali Aldini,
DArch, 3 (1985), 2, pp. 124-129.

13 F. T. Hinrichs, Die Geschichte der gromatischen Institutionen, Untersuchungen zu


Landverteilung, Landvermessung, Bodenverwaltung und Bodenrecht im rômischen Reich,
Wiesbaden, 1974, p. 66 sq.

14 G. Chouquer, M. Clavel-Lévêque, F. Favory, J.-P. Vallat, Structures agraires en Italie


centro-méridionale. Cadastre et paysage ruraux, Rome, 1987, p. 73 sq.
15 D. H., XVII-XVIII, 5, 1-2 : "Οτι ό αυτός Ποστόμιος πρώτον μέν το Κομίνιον έκ
πολιορκίας καταλαμβάνει χρόνον ου πολύν έν ταίς προσβολαΐς διατρίψας ' έπειτα Ούενουσίαν
πολυάνθρωπος καΐ αλλάς πόλεις πλείστος δσας, έ£ ων μύριοι μέν έσφαγησαν, έξακισχίλιοι δέ
καΐ διακόσιοι τα δπλα παρέδοσαν. Ταύτα διαπραζάμενος ούχ δπως χάριτος ή τιμής τίνος
ήζιώθη παρά της βουλής, αλλά καΐ την προϋπάρχουσαν άζιωσιν άπέβαλεν. 'Αποστελλομένων
γαρ είς μίαν των άλουσών ύπ 'εκείνου πόλεων, την καλούμενη ν Ούενουσίαν, δισμυρίων
εποίκων έτεροι της αποικίας ήρέθησαν ηγεμόνες, 6 δέ την πολιν έξελών καΐ την γνώμην της
αποστολής των κληρούχων είσηγησάμενος ουδέ ταύτης άξιος έφανη της τιμής
La définition de l'ager occupatorius 49

En outre, comme l'a récemment remarqué F. Cassola, dans une étude sur
"Aspetti sociali e politici della colonizzazione1 '16 , il existe quelques
témoignages de l'existence d'un principe archaïque, selon lequel les
participants à la conquête étaient privilégiés vis-à-vis à l'assignation des terres.
F. Cassola évoque deux passages de Tite-Live : l'un, qui se réfère au consul
Caeso Fabius Vibulanus, au moment où, après sa victoire sur les Etrusques en
479, il proposa : "captivum agrum plebi quant maxime aequaliter dorent :
verum esse habere eos quorum sanguine ac sudore partus sit" (2, 48, 2) ;
l'autre, où le tribun de la plèbe M. Sestius, tendant à envoyer à Boles une
colonie, annonçait : "dignum enim esse qui armis cepissent, eorum urbem
agrumque Bolanum esse" (4, 49, 11).
D'abord imposée pour des raisons défensives, cette première forme
d'occupation militaire pouvait ainsi durer longtemps... D'où, peut-être,
l'emploi du mot occupatio, dérivé d'un verbe, tel que occupar e , dont l'action
est durative.
Je rappelle, au passage, que dans le CAR on ne parle jamais d'un ius
occupandi ; cependant, il ne faut pas oublier qu'un véritable ius de ce genre
apparaît, par exemple, dans le règlement minier de Vipasca. Cette inscription
de l'époque d'Hadrien est très intéressante pour le régime juridique
d'exploitation des mines impériales, défini par Yusurpatio et Voccupatio. Le
contenu d'un passage de cette loi17 permet de définir le régime général de
l'exploitation par occupatio du sol, dont le fisc est propriétaire et l'exploitant
s'appelle occupator1*.
Voyons maintenant de près les occurrences de l'adjectif occupatorius chez
les agrimensores.
La. 2,18 = Th. 53, 1 : "L'ager arcifinius tire son nom de "repousser les
ennemis", comme le montre plus bas la suite du texte. On l'appelle aussi ager
occupatorius, parce que jadis il a été occupé par le peuple victorieux, et que les
ennemis terrifiés l'ont quitté ; car tout un chacun n'occupait pas seulement ce
qu'il était en mesure de cultiver aussitôt (donc au moment de X occupatio),
mais il traçait le contour (ambiebat) pour délimiter la superficie qu'il pensait
pouvoir cultiver un jour"**.

16 F. Cassola, "Aspetti sociali e politici della colonizzazione11, DArch, 6, (1988) 2, pp. 5-17.

17 FIR A I, p. 500, par. 3 et 4. Parmi les rares usages du mot, voir le texte du Codex
Theodosianus, 9, 42, 19 : Possessions, quae ex bonis Gildonis, aut Satellitum eius in ius
nostrae Serenitatis, retentae sunt ab occupatoribus, nostro patrimonio adgregentur ; ita ut ab his
ex eo tempore, quo indebite retentarunt, praestatìonum simplum inferatur. Qui si conventi intra
Kalendas Octobres possessiones putaverint retinendas, sciant se ad dupli restitutionem
cohortandos, duplos fructus esse reddendos. (405 après J.-C).

18 Voir l'étude passionnante de Cl. Domergue, La mine antique d'Aljustrel (Portugal) et les
tables de bronze de Vipasca, Paris, 1983.
19 Th. 53, 2 = Lap, 2,18 : "arcifinius ager ab arcendis hostibus" nuncupatur, sicut paulo
inferius subsequens lectio manifestât, hic et occupatorius ager dicitur eo quod in tempore
occupatus est a victore populo, territis exinde fugatisque hostibus ; quia non solum tantum
50 P. Botteri

Arcifinius20, dont les anciens acceptaient l'étymologie proposée par


Vairon, correspond donc à occupatorius. Les deux adjectifs se rattachent,
évidemment, à une action militaire. Quant à l'étendue de la terre que l'on
pouvait occuper, on retrouve dans ce passage la même idée que Flaccus avait
attribuée à Tiberius Gracchus (La. 136, 7). Ici, le Pseudo-Agennius (notons
que selon Lachmann il s'agirait d'Agennius Urbicus, commentateur de
Frontin), emploie le verbe "ambire", qui semble bien signifier "tracer
concrètement le contour d'un lieu". Donc, marquer les contours de sa
possession : action qui évoque le rituel des cérémonies de fondation des cités,
des rites des confins21.
La phrase in spe colendi pourrait témoigner de l'évolution de Yoccupatio
plus archaïque : dès que Rome amplifia son territoire par la conquête, elle
amplifia aussi ses disponibilité d'ager publiais, disponibilités de fait et non pas
encore réglées par la loi. Cicéron nous rappelle d'ailleurs "qui tantum agri. . .
occupavit, quantum concupivi?'22, et Isidore de Seville, dans un passage des
Etymologiae dédié aux champs, explique que "possessiones sunt agri late
patentes publici privatique, quos initio non mancipatione, sed quisque utpotuit
occupavit atque possedit" (15, 13, 3-4). La littérature, de Caton, de Virgile et
Columelle jusqu'à Palladius conserve les traces d'une règle morale et sociale :
on peut admirer les grandes propriétés mais il vaut mieux cultiver les petites23.
La. 5,22 = Th. 55,30 : Ager arcifinalis" est celui qui n'est pas mesuré.
C'est celui dont j'ai parlé plus haut que l'on appelle à la fois arcifinius et
occupatorius. H est donc borné (finitur) selon la règle ancienne". Dans ce cas il
y a donc absence de tout arpentage. La règle ancienne se réfère probablement
aux limites matérialisées par des éléments du paysage, tels que cours d'eau,
fossés, chemins, relief etc. Il est intéressant de citer la définition que nous
donne Isidore de Seville à ce sujet : "arcifinius ager dictur est qui a certis
linearum mensuris non continetur, sed arcentur fines eius obiectu fluminum,
montium, arborum..." (Etym., 15, 13, 11-12).
La. 16,25 = Th. 64, 3. Ce texte, qui fait allusion aux inondations
(alluviones), est le seul qui reflète des normes juridiques concernant les
champs dénommés occupatorii : "S'agissant d'inondation, la règle est que si

occupabat unus quisque, quantum colere praesenti tempore poterai, sed quantum in spe colendi
habuerat ambiebat.

20 Arcifinius ou arcifinalis, se rattacherait à arceo, dont le sens attesté dans les sources est celui
de "maintenir", "maintenir au loin". Arcifinius, composé avec -finius, de finis (borne, limite
d'un champ etc.), a été apparemment formé ainsi que, par exemple, confinius, -a, -um (du
neutre confine). Notons encore que finalis, dérivé tardif et assez rare, est en revanche employé
fréquemment par les Gromatici. Cf. Lachmann, t. II, p. 495.

21 Voir, par ex. A. van Gennep, Les rites de passage, Paris, 1909.
22 De leg. agr. 2, 69.

23 Cf. Serv. ad Verg., Georg. 2, 412 ; Col. de agr., 3, 7, 10, etc.


La définition de l'ager occupatorius 51

elle se produit dans les agri occupatomi, ce que la force du courant a arraché
(ou "quelle que soit la quantité de ce que le courant arrache"), personne ne
mène une action en justice pour le récupérer (repetitio = vindicatio). Cette
chose impose la nécessité de renforcer la rive à condition cependant que cela
ne provoque pas de dommage pour autrui"24.
Nous avons déjà cité quelques passages de Siculus Flaccus. On peut
reconsidérer, en son entier, le texte qui résume au mieux soit la définition des
champs occupatorii, soit les mœurs qui réglaient, en quelque sorte, le modus
de la possessio.
La. 138, 3 = Th. 102, 1 : "Sont appelées occupatorii des terres que
d'autres appellent arcifinales (mais on doit dire arcifinales). Le peuple
vainqueur leur a donné ce nom par l'occupation. Les peuples, vainqueurs après
la guerre, incorporaient aux domaines publics toutes les terres dont ils avaient
évincés les vaincus, et ils désignèrent par territorium, le territoire à l'intérieur
duquel s'exerçait la juridiction. Ensuite, ce que chacun occupait pour le
cultiver, on l'appellait arcifìnalis, parce qu'on écarte le voisin. Aucune table de
bronze (aes), aucun cadastre {forma) ne fournit aux possesseurs un titre de
reconnaissance publique, puisqu'on ne recevait pas sa part après une opération
d'arpentage ; mais on cultivait la terre, ou on l'occupait dans l'espoir de la
cultiver"2*.
Ce passage évoque de près le célèbre chapitre où Appien, dans le premier
livre consacré à la guerre civile à Rome, retrace l'histoire de Yager publicus
en Italie, jusqu'aux Gracques. Si l'on compare les textes, les analogies sont
assez frappantes26 ; cependant, il ne faut pas prétendre trouver des
équivalences précises. Ainsi, on ne comprend pas comment, en partant de ce
passage, les commentateurs modernes d'Appien ont fondé une théorie sur
Yager occupatorius27 . Rien ne nous prouve qu'Appien visait Yager

24 Th. 64, 3, sq. : De alluvione observatio est, si haec in occupatoriis agitar agris. quidquid
vis aquae abstulerit, repetitionem nomo habet, quae res necessitatem ripae muniendae iniungit,
ita tamen ut sine alterius damno quicquamfiat.

25 Th. 102, 1 sq. : Occupatorii autem dicuntur agri, quos quidam arcifinales vocant, [hi autem
arcifinales dici debent.j quibus agris victor populus occupando nomen dédit, bellis enim gestis
victores populi terras omnes, ex quibus victos eiecerunt, publicavere, atque universaliter
territorium dixerunt, intra quos fines iuris dicendi ius esset. deinde ut quisque virtute colendi
quid occupavit, arcendo [vero] vicinum arcifinale [m] dixit.
Horum ergo agrorum nullum <est> aes, nulla forma, quae publicae fidei possessoribus
testimonium reddat, quoniam non ex mensuris actis unus quisque modum accepit, sed quod out
excoluit out in spem colendi occupavit.

26 App., B. C, 1, 7, 27 : της δέ γης της δορικτή*του σφίσιν εκάστοτε γιγνομένης την μέν
έξειργασμένην αύτίκα τοις οίκιζομένοις έπιδιήρουν ή έπίπρασκον ή έζεμίσθουν, την δ'άργον
έκ του πολέμου τότε ούσαν, η" δη καΐ μάλιστα έπληθυεν, ούκ άγοντες πω σχολήν διαλαχεΐν
έπεκήρυττον έν τοσωδε τοις έθήλουσιν εκπονεί ν έπι τέλει των ετησίων καρπών ....

27 E. Gabba, par exemple, dans le commentaire au livre 1er du Bellum civile d'Appien,
interprète comme ager occupatorius le mot grec άργόν (/. c. p. 13).
52 P. Bùtteri

occupatorius en parlant de la terre collective du peuple romain : il définit la


terre en friche avec le terme άργόν Le terrain conquis est désigné comme γη
δορίκτητος (par les armes), et il utilise dans son récit des verbes qui
caractérisent des phénomènes bien connus par ailleurs : par exemple,
έκμισθόω Jouer, locare, πιπράσκω, vendre, vente quaestorienne probablement,
επικηρύσσω annoncer par la voi d'un héraut, publicavere ou vendre aux
enchères. En revanche nous ne trouvons rien pour traduire ager occupatorius.
On ne tire rien non plus pour cette notion de la lecture de Denys
d'Halicarnasse, de Plutarque, de Dion Cassius ou, finalement, de n'importe
quel auteur grec28. Ce que je viens de remarquer est très banal, mais il me
semble indispensable de souligner cette donnée, parce que chaque historien a
tendance à fonder ses conceptions de Yager publicus à Rome, comptant sur
l'existence d'un territoire juridiquement classé comme ager occupatorius.
D'après les témoignages dont nous disposons il paraît, donc, tout à fait
impropre de parler d'ager occupatorius, comme s'il était, je le souligne, un
régime juridique.
Passons aux autres textes. La. 151,17 = Th. 115, 17 :
"Tous les genres de délimitation que l'on croit pouvoir trouver dans le sol
à statut occupatorius, on les trouve souvent dans le sol quaestorius, divisus et
assignants ; puisque par l'achat et la vente, par l'échange et le prêt {cambiando
mutuandoque), on peut trouver toute sorte definitiones'"29.
Les deux cas cités en La. 153, 3 = Th. 117, 1 et La. 154, 3 = Th. 118, 6,
montrent comme les agri quaestorii peuvent retomber dans une condicio
occupatoria, lorsque ou bien ils ont perdu leurs bornes, ou bien il y a une
confusion entre les parcelles de terre. On peut ajouter aussi La. 116, 1 = Th.
79, 1, passage d'Hygin tiré De condicionibus agrorum, où il est encore une
fois question de condicio occupatoria, toujours pour les quaestorii.
Dans l'un des codices du CAR (L'Arcerianus B), on trouve rangé parmi
les fragments d'Agennius Urbicus (de la colonne 75 à la colonne 83), un
chapitre intitulé Agrorum quae sit inspectio (examen ou étude des terres).
Lachamnn, n'ayant pas admis la paternité d'Agennius, probablement à juste
titre, incorpora ce texte parmi les anonymes. Finalement Thulin, même si la
question n'est pas tranchée30, pense attribuer le passage qui suit à Hygin.
Au début de notre texte il est question des subseciva ou subsiciva : "ces
terres, bien qu'elles fussent presque de statut collectif ou public, l'empereur

28 par exemple, dans Denys d'Halicarnasse (8, 73, 2) à propos du programme agraire
d'Appius Claudius et les decemvirs, où la terre publique est désigné par des mots banals, tels
que, par exemplejà κοινά, δημόσια etc.
29 Th. 115,17 sq. : Omnia autem finitionum genera, quae in occupatoriis agris videntur
inveniri posse, in quaestoriis et divisis et assignatis agris frequanter inveniuntur, quoniam
emendo vendendoque aut cambiando mut <u> andoque similia finitionum genera inveniri
possunt.
30 L. Toneatto, "Una tradizione manualistica difficile : l'agrimensore Igino e gli scritti collegati
al suo nome. Attribuzioni e datazioni", cf. n. 7.
La définition de l'ager occupatorius 53

Domitien les a alors généreusement attribuées aux propriétés voisines, c'est-à-


dire qu'il accordait aux laciniae (parcelles marginales), le statut {licentia)
ôiarcifihalis ou occupatorius". (La. 284, 4-7 = Th. 78, 3-6).
Ces premières lignes évoquent l'édit par lequel Domitien avait donné en
toute propriété aux possessores les subseciva}1 : "Domitianus per totam
Italiani subsiciva possidentibus donavit" (Hygin 133,13). Ainsi les subseciva,
soumis au droit commune ou publicum (il s'agit de iura subsecivorum, selon le
possessor : une colonie, la res publica p. R., les urbes peregrinae etc., cf.
Frontin, 8, 1 sq. ; et 22, 2 sq.), une fois assimilés à d'autres domaines sont
considérés, quant au statut, au même titre que les terres arcifinales.
Ayant donc nommé la licentia, soit arcifinalis, soit occupatoria, désormais
Vauctor explique à son public le sens primordial de ces formules dans une
perspective historique.
Voici ce qu'il dit : "sont appelées arcifinales les terres qui ont reçu leur
nom de l'action d'éloigner, c'est-à-dire, d'interdire l'accès au voisin". L'auteur
répète donc ce que nous avons déjà vu par ailleurs. "Pour ce qui est des agri
occupatomi, ils possèdent cette appellation pour la raison que les peuples ou les
possessores voisins des cités - quand aucune limite n'était encore marquée par
des bornes" (donc on se réfère à un moment où il y a absence de limites) "dans
l'hypothèse d'un combat" {certamen, conflit armé réel : en d'autres cas, quand
il s'agit d'une controverse, les arpenteurs disent précisément controversia ou
lis) "lorsqu'ils combattaient à propos d'emplacements (de locis agere), contre
ceux qui tentaient de les repousser (adversum se répugnantes), étaient poussés
jusqu'au point où, ayant cédé du terrain, ou ayant maintenu leur position
(restitissent, ce qui signifie arcere vicinos), ce point était la borne de la
victoire et la protection d'une colline, ou bien l'intervalle d'une rivière, ou la
défense constituée par un fossé, permettaient aux vaincus de résister, et
instruits par cet élément naturel ou fluvial, ils s'assuraient la perpétuité d'une
paisible possession"32 (La. 284, 8-17 = Th. 78, 7-17).
Les confins ainsi établis étaient alors des bornes naturelles. L'emploi de
mots comme populi et urbes au lieu de gentes, par exemples, ou civitates etc.,
que l'on trouve ailleurs, évoquerait peut-être les populi veteres qui fondent des
cités italiques, ou encore, une phase très archaïque de l'histoire de Rome, dont
on garde l'écho par les souvenirs des rites de l'établissement de bornes, comme
le faisait celui qui ambiebat son terroir.

31 Subseciva ou subsiciva, notion technique utilisée pour désigner les terres comprises entre le
territoire cadastré et la ligne de frontière situées à l'intérieur d'une centurie et par une ligne
représentée sur la forma. Parmi la vaste bibliographie en la matière, voir par ex., F. T.
Hinrichs, o. c, p. 131 sq.

32 Th. 78, 7 sq. : Occupatorii vero ideo hoc [estj vocabulo utuntur, quod, vicini urbium populi
seu possessores, cum adhuc nihil limitibus terminaretur, praesumptione certaminis cum de locis
adversum se répugnantes agerent, quo usque pulsi vel cedere <n>t vel restitisse<nt>, victoriae
terminus fieret, victos out praesidium collis out rivi interstitium aut fossae munimem resistere
pateretur et hoc genere naturae aut cursus docti securae perpetuitatem possessionis efficerent.
54 P. Bùtteri

Dans ce cas Yoccupatio, ne concernerait pas le régime de l'assignation de


Yager publiais ; elle serait plutôt l'acquisition d'un lot de terre, résultant de la
volonté individuelle de l'occupant, celui-ci n'étant jamais appelé occupator33.
Cette forme de possessio - mot attesté seulement au début du Ilème siècle34 -
est précaire. Ajoutons encore que Yoccupatio est un acte accepté par la
communauté, tant qu'elle ne provoque pas de trouble pour autrui, comme on
l'a vu, par exemple, dans le texte concernant les inondations.

En conclusion, je dirai que notre dossier ne nous permet pas de définir


Yager occupatorius comme une catégorie juridique. Entre autres choses, cette
formation en -torius elle-même pose des problèmes, car elle dérive du
substantif occupator35. Il est à peine utile de mentionner l'abondance en latin
de noms d'agent en -tor mais, apparemment, l'emploi de ce mot est presque
inconnu. Les sources portent l'accent sur arcifinalis36. C'est en ces termes que
Frontin commence son traité : "agrorum qualitates sunt très ; una agri divisi
et adsignati, altera mensura per extremitatem comprehensi, tenia qui nulla
mensura continentur" (La. 1, 3-5 = Th. 1, 3-5). Π s'agit bien évidemment de
catégories strictement techniques, employées par les arpenteurs eux-mêmes.
Quand les agrimensores veulent analyser l'histoire de la terre italienne, c'est
alors que fait surface la tradition plus archaïque, celle qui prend ses origines
dans les conséquences immédiates de la conquête, c'est-à-dire au moment ou
les nouveaux possédants s'installent sur ces terres et commencent à les
exploiter. Ce n'est que plus tard que put s'établir un système de catégories
juridiques et administratives de Yager publicus : l'attribution des terres par le
droit constituant le fondement même d'un régime oligarchique.

33 Dans la loi de Vipasca, occupator (l'une des rares occurrences de ce mot, cf. n. 17), est
d'après la conclusion de Cl. Domergue "le colon qui exploite une concession selon la procédure
de Yoccupatio", mais si à Vipasca tous les occupatores sont des coloni, l'inverse n'est pas
obligatoirement vrai (ibid., pp. 128-31). Cf., S. Lazzarini, Colonus, occupator, socius. Note
di diritto minerario romano, Corno, 1989.

34 Procédant de possidere, la forme de la possessio est témoignée dans des documents


juridiques à partir du Ilème siècle (voir, par exemple, le décret de L. Aemilius Paulus, en 189 :
FIRA, I2, n° 51) ; tandis que, dans la langue littéraire le verbe possidere est attesté au moins à
partir de Naevius et de Plaute.

35 II s'agit d'un substantif en - -tor (dérivé d'un thème verbal) du type recuperator,
"récupérateur", "celui qui reprend", "juge" ; "usurpateur". L'adjectif en -ius, ressemble à
d'autres adjectifs de ce type sur des noms en -tor, désignant des métiers ou fonctions diverses :
mercator- ius, messor- ius, olitor- ius, saltator- ius, sutor- ius etc. Cf. O. Gradenwitz, Laterculi
vocum latinorum, Leipzig, 1904 ; M. Leumann, Lateinische haut- und Formenlehre, Munich,
1963, I, p. 213. Je veux ici remercier la courtoisie de Mme M. Fruyt pour ses utiles
renseignements sur ces suffixes.

36 Arcifinalis est posé comme synonyme de arcifinius, occupatorius, occupaticius. Ces


adjectifs, comme on l'a vu, désignent une terre tombée au pouvoir de l'ennemi, terre que
quelqu'un s'est appropriée après conquête militaire. On trouve, en outre, l'idée que cette terre
n'a pas encore été mesurée, et qu'elle est seulement délimitée par des bornes matérielles.
La définition de l'ager occupatorius 55

Cependant, nous ne pouvons pas exclure que les Romains aient connu
assez tôt toute une série de normes juridiques, peut-être d'origine étrangère,
concernant les différentes modalités de la possession de la terre soit à titre
public soit à titre privé. Ainsi, n'oublions pas les Grecs, qui habitaient l'Italie
méridionale. On pourrait, avec les réserves d'usage, évoquer une situation que
l'on rencontre dans la table d'Héraclée, au IVème siècle av. J.-C. Π s'agit d'une
occupation illégale par des particuliers d'Héraclée des terres consacrées aux
dieux37. La cité désigne alors des magistrats pour récupérer ces territoires. Ce
qui nous intéresse ici, c'est la procédure très élaborée de récupération des
terres divines, après une opération de cadastre et de véritables contrats ayant
pour résultat une forme d'emphytéose38. On peut constater qu'à notre
connaissance, il n'existe rien de tel à Rome, à la même époque. Mais, ces
règles juridiques déjà très perfectionnées et l'établissement du bail
emphytéotique dans un pays dont Rome deviendra la conquérant, n'ont-elles
pas influencé le système agraire romain ?

37 F. Sartori, Eraclea di Lucania. Profilo storico, (Mitteil. d. Deutschen Arch. Inst. Rôm.
Abt.\ Heidelberg, 1967. A. Uguzzoni - F. Ghinatti, Le tavole greche di Eraclea, Rome, 1968.

58 G. P. Scaffardi, Studi sull'enfiteusi, Milan, 1981.

Vous aimerez peut-être aussi