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LES ÉTUDES CLASSIQUES

REVUE TRIMESTRIELLE

TOME XLVffl — N° 3 JUILLET 1980

S. AMIGUES — Remarques sur la syntaxe de IIPIN 193

D. DONNET — Psychologie et transitivité chez les grammairiens


grecs 211

J. SCHAMP — Latet anguis in herba. Les développements d'un thème


épigrammatique 217

A. ESPIAU de La MAËSTRE — Bernanos et Renan 231

G. DEJAIFVE — Plaidoyer pour une littérature wallonne 245

A. WANKENNE — Un symposium archéologique à Bruxelles 259

REVUE DES REVUES

REVUE DES LIVRES

LES ÉTUDES CLASSIQUES


Facultés Universitaires N.-D. de la Paix, Namur
LES ÉTUDES CLASSIQUES

Comité de direction : W. Derouau, J. Guillaume, A. Wamkenne, S. J., Facultés


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REMARQUES SUR LA SYNTAXE DE flPIN

C'est un fait bien connu que la subordonnée introduite par irplv


occupe une place particulière dans la syntaxe des temporelles : le
choix de son mode passe pour être déterminé par le caractère affir-
matif ou négatif du verbe qui la régit. Dans la Grammaire grecque
de Koch1, la « règle » est formulée en ces termes : « itpîv, avant que,
a) DOIT être construit avec l'INFINITIF quand la proposition princi
pale est affirmative ; b) quand la proposition principale est négative,
Ttpîv se construit, en règle générale, avec le VERBE FINI. » (En note :
« Après une proposition principale négative, on trouve itpîv avec l'in
finitif : a) quand la négation de la proposition principale n'est qu'une
forme oratoire ; b) quand la proposition secondaire sert simplement
à déterminer une circonstance de temps ».)

La Syntaxe grecque de Bizos2 présente moins catégoriquement un


système analogue : « a) Si le verbe antécédent est positif : -rrpiv se
construit avec la proposition infinitive ; b) Si le verbe précédent est
accompagné d'une négation ou a une valeur négative : 1) On applique
les mêmes règles que pour les autres conjonctions de temps (indicatif
pour un fait déterminé ; subjonctif avec âcv pour un fait éventuel) ;
2) On a, plus rarement, mais de façon correcte, l'infinitif. »

Cette bipartition, un peu gauchie par l'emploi incontestable de l'in


finitif même après proposition principale négative, se retrouve sous
des formes voisines dans la plupart des manuels scolaires et apparaît
si satisfaisante dans sa simplicité que la volonté de la conserver à tout
prix fausse des études par ailleurs estimables. Ainsi, après avoir posé
en principe qu'en grec classique Ttpiv (&v) + subjonctif nécessite la
présence d'une négation dans la proposition régissante, B. L. Gil-
dersleeve3 soumet les exemples aberrants relevés chez les orateurs
attiques à une manipulation qui les ramène à la norme. Prenons le
cas souvent cité4 d'Isocrate, Panég. (IV), 16 : ôariç oOv oîexai toùç
dt\Xouç KOivî) ti irpàÇeiv àyocSôv, Ttplv âcv toùç irpoeoTCÔTaç aùxôv

1. E. Koch, Grammaire grecque" traduite par J. L. Rouff, Paris, 1887, p. 465-


468.
2. M. Bizos, Syntaxe grecque', Paris, 1966, p. 185-187.
3. B. L. Gildersleeve, On itplv in the attic orators, Am. J. Phil. II, 1881, p. 465-
483.
4. Notamment dans Bizos, o.c, p. 185 et J. Humbert, Syntaxe grecque3, Paris,
1960, § 353 Rem.
194 LES ÉTUDES CLASSIQUES

ôiocXXâÇn, Xîocv âirXcôç ëxei «quand on s'imagine que les autres sont
en mesure d'accomplir en commun quelque chose de bon avant qu'on
ait réconcilié leurs dirigeants, on est par trop naïf». Pour rétablir
dans la principale la négation désirée, Gildersleeve écrit (p. 469) :
« Xîocv àuXcôç ëxei = où 6eî oïeaSoa », sans reculer devant l'arbitraire
de cette mise en équation ni prendre garde que la temporelle est régie
par ôcmç oïetcci toùç dtXXouç... TtpâÇeiv... et n'entretient aucun rap
port direct avec la principale présumée négative Xîav âtiXôç ëxei5.
Il applique le même procédé à un passage d'Eschine (C. Timarque (I),
64) qui présente itpîv + indicatif aoriste à la suite d'une proposition
affirmative : ...ôte koù irpoaeiroXé^Ei 'ApLatoçôvu... iipiv ocùtcû...
iv tû &1ÎH9 fjTTEÎXnaev E-rTOcyyeXiav ETiayyeXEÎv... « ... tandis qu'il se
livrait à une polémique contre Aristophon, avant que celui-ci ne l'eût
menacé de lui intenter une action devant le peuple... » Gildersleeve
glose irpooE-iToXÉ^Ei "ApioTCKpûvTi au moyen de oùk èiraûaaTo irpoa-
ttoXeuôv A. (p. 480). Or s'il était légitime de rendre la valeur durative
de l'imparfait (irpooEiroXéuEi) par une expression telle que oùk è-rtocû-
acao, il ne le serait pas moins de transformer inversement oùk ettccû-
aorro... Tipîv + indicatif prétérit (cf. Thuc. II, 65, 3 : où... irpÔTEpov...
èTtaûoocvTO èv ôpyfj exovreç ccùtôv ixplv âÇnutcoaav xpiîuocaiv, Isocr.
Sur l'attelage (XVI), 8 : où... irpÔTepov èitacùaavTO, -ripiv tôv te Trocrép'
èK toû orpaTOTTé&ou uetettéuiJkxvto. .., etc.) en une formule affirmative
du type *5ietéXei... irpiv + indicatif prétérit, parfaitement non con
forme à la règle que, par esprit de système, on s'attache à vouloir
absolue. Le cas extrême où irptv + subjonctif suit une principale irré
médiablement affimative se présente dans le fr. I, 12 Bergk de Simo-
nide d'Amorgos : cpeâvei ôè tôv (ièv YnP0"; âÇnXov XocSôv | irplv Tépu'
ÏKnTai « la peu enviable vieillesse se hâte de le saisir avant qu'il n'ait
atteint le terme de ses jours » ; Gildersleeve voit ici en ÏKnTcct un
« lapsus de scribe » (p. 468), à corriger au bénéfice de l'infinitif atten
du. Il est évidemment plus simple et de meilleure méthode d'admettre
qu'on a érigé en règle une tendance de l'usage classique et qu'il faut
par conséquent reprendre sur nouveaux frais l'examen de la syntaxe
de -nptv.

L'assimilation récemment proposée6 des subordonnées introduites


par irpiv à des conditionnelles négatives procède, elle aussi, d'une
systématisation abusive. L'auteur de cette étude sépare radicalement
du cas où, après principale affirmative, -rtpiv + infinitif « indique sim-

5. Gildersleeve suit l'interprétation de Kiihner ; cf. R. Kuhner-B. Gerth, Aus-


fuhrliche Grammatik der griechischen Sprache3, II 2™<> partie, Hannover-Leipzig,
1904, p. 456 : « der Schriftsteller hat den negativen Gedanken im Sinne : Niemand
môge meinen. »
6. C. Wooten, The conditional nature of trplv clauses in attic prose of the
fifth and fourth centuries, Glotta XLVIII 1-2, 1970, p. 81-88.
REMARQUES SUR LA SYNTAXE DE riPIN 195

plement une relation temporelle entre les deux propositions » (p. 82)
(les faits sont en réalité plus complexes), celui où, après principale
négative, irpîv + mode personnel constitue l'équivalent fonctionnel
d'une conditionnelle. On admet en effet que, par exemple, dans Platon,
Ion, 534 b : itoir)Tf|c; où itpÔTepov olôç te ttoieÎv, irpiv âv evGeoç yé-
vnTca, la relation entre principale et subordonnée est assez fortement
restrictive pour que la temporelle éventuelle équivaille en substance
à une conditionnelle éventuelle négative : « le poète n'est pas capable
de créer avant/à moins de (âàv uf)) recevoir l'inspiration. » Mais il
paraît impossible d'aligner pareillement irpîv + indicatif prétérit mar
quant un fait passé réel (tournure issue du irpiv y' ôte homérique par
allégement de l'articulation conjonctive) sur la tournure irréelle e'i
ur| + indicatif prétérit modal, en alléguant que « la subordonnée par
irptv, comme la subordonnée introduite par e'l ur| en pareilles circons
tances, montre que l'action, ou la non-action, de la principale aurait
continué indéfiniment si elle n'avait été ainsi limitée par la subor
donnée par irpiv, après quoi (c'est-à-dire actuellement) l'action de la
principale est inversée » (p. 86). Autrement dit, la phrase d'Isocrate
(Panath. (XII), 91) citée par C. Wooten : MEcanviouc;... iroXiopKoûv-
teç où itpÔTEpov ETTaiJoavTO Ttpiv âÇÉSaXov en Tfjç, x<i>po«; signifierait
« ils ne cessèrent pas d'assiéger les Messéniens et n'auraient jamais
cessé s'ils ne les avaient pas chassés de leur pays », et non « ils ne
cessèrent pas d'assiéger les Messéniens avant de les avoir chassés
de leur pays ». La gratuité de l'hypothèse est manifeste si l'on consi
dère que la langue aurait ainsi disposé d'un moyen très spécialisé
d'exprimer l'irréel et manqué de matériau correspondant à l'idée sim
ple d'antériorité par rapport à un fait passé réel.

À l'inverse des études faussées par l'esprit de système, l'analyse


que fait J. Humbert des constructions de itpîv7 se fonde sur la seule
donnée linguistique certaine : l'alternance après irptv de l'infinitif
« exprimant le rapport d'antériorité sous sa forme la plus abstraite »,
des temps passés de l'indicatif, qui soulignent « une antériorité effec
tivement constatée » et du subjonctif éventuel, qui marque dans le
domaine du présent-futur « une antériorité attendue », sans compter
les modes de substitution (optatif « concordantiel » ou d'« assimilation
modale », indicatif prétérit en contexte d'irréel). Le caractère affir-
matif ou négatif de la principale est pris en considération dans des
Remarques qui mettent en parallèle pour un examen minutieux de
leurs nuances des exemples des deux types. Ces rapprochements nous
ont suggéré l'idée d'étudier les situations de concurrence modale
créées par les divers rapports d'antériorité, positifs ou négatifs. À
l'aide d'exemples aussi clairs que possible et sans prétendre à

7. J. Humbert, Syntaxe grecque3, p. 214-218.


196 LES ÉTUDES CLASSIQUES

l'exhaustivité, nous tâcherons de saisir la gamme de nuances dont dis


posait le locuteur dans chaque cas.

Les concurrences essentielles sont, en contexte de passé, celle de


l'infinitif et de l'indicatif prétérit (non modal, c'est-à-dire distinct de
l'expression de l'irréel), en contexte de présent-futur, celle de l'infi
nitif et du subjonctif avec ou sans àvs. Accessoirement, l'infinitif est
concurrencé par le subjonctif et par l'optatif « concordantiel » quand
la temporelle éventuelle est incluse dans la relation de paroles ou de
pensées appartenant effectivement au passé ; par l'optatif, dans un
contexte de potentiel ou de souhait ; par l'indicatif prétérit à valeur
modale quand la proposition principale exprime un fait irréel ou un
regret.

I. Concurrence de l'infinitif et de l'indicatif prétérit

1" type d'énoncé : La réalisation du procès principal (A) a / n'a pas


précédé celle du procès subordonné (B).

1) A a précédé B : La subordonnée fournit le repère chronologique


par rapport auquel s'établit positivement l'antériorité du procès prin
cipal. Considéré dans l'abstrait comme simple point de référence, le
procès B s'exprime à l'infinitif, même quand il s'agit de faits incon
testablement réels9 :

a) Faits liés à la vie de la nature : Thuc. IV, 2, 1 : 'Yitô oè toùç


ocùtoùç xpôvouç toO fjpoç, Ttplv tôv oîtov èv cxKLifj elvcci, rieXoiTOW^-
oioi... èoéScxXov èç xfjv 'Attikt^v « Vers la même époque du printemps,
avant le moment où le blé est mûr (trad. J. de Romilly, C.U.F.) ( =
avant la maturité), les Péloponnésiens envahirent l'Attique » ; Thuc.
IV, 67, 3 : irplv r^épocv eîvm uà\iv aûxô... Ko^iîaavxEç èç xô xeîxoç...
èafjyov « avant le jour, ils transportaient en sens inverse la barque
jusqu'au rempart et la rentraient ».

8. En l'absence de statistiques complètes, il n'est pas possible de préciser les


conditions d'emploi de la particule âv dans ce tour.
9. Au contraire, la réalité de faits matériels détermine l'emploi de l'indicatif
dans la subordonnée consécutive où infinitif et Indicatif se trouvent également
en concurrence. Voir M. Delaunois, Contribution à l'étude de la proposition cir
constancielle consécutive en grec classique, A.C. XLI, 1972, p. 78-93.
REMARQUES SUR LA SYNTAXE DE nPIN 197

b) Faits historiques datables, parfois même datés avec précision :


Hdt. IV, 93 : flpiv &à àitiKÉaeai èm tôv "Iarpov, irpanouç atpÉEi (pré
sent historique) réxaç « Avant d'arriver à l'Istros, tout d'abord il
(Darius) soumet les Gètes » ; Lysias, P. Mantithéos (XIV), 4 : ^X9ouev
-irplv xoùç ditô «DuXfjc; eîç tôv flEipaiâ kocteXGeîv itpÔTEpov ttévG' f|ué-
pouç litt. « nous sommes venus avant la descente des gens de Phylè
au Pirée — cinq jours avant ».

c) Faits quelconques dont le contexte montre assez la réalité : par


exemple, Plat. Banq. 214 b (Eryximaque à Alcibiade) : 'H^uv, -rtpiv ai
EÎaeXOeîv, eôoÇe... «Nous avions, avant ton arrivée, décidé...»

2) A n'a pas précédé B : Quand la négation ne sert qu'à invalider


la référence temporelle fournie par la subordonnée d'antériorité, irptv
se construit avec l'infinitif, comme en l'absence de négation. Ainsi
dans Thuc. I, 39, 2, au sujet de la prise d'Epidamne par les Corcy-
réens : où uplv iroXiopKEÎv tô x«pîov, àXX' è-neibr] f\yr\amno f\[iâç, où
■REpiôijJEcrôca, tôte Koci tô EÙirpEitÈç xr\ç, OLKnç TtapéaxovTO « ce n'est
pas avant d'assiéger la place, mais bien quand ils ont eu compris que
nous n'allions pas rester indifférents, qu'ils ont mis en avant la res
pectabilité de la justice ».

Dans le cas où la négation affecte le rapport d'antériorité, la sé


quence chronologique des procès se trouve en réalité inversée et dou
blée d'une relation logique : quand on dit que la réalisation de A n'est
pas antérieure à celle de B, il faut entendre que la réalisation de A
suit et suppose la réalisation effective de B. PIpîv est alors construit
avec l'indicatif, comme il est naturel puisque la réalité de B a une
importance capitale. Les phrases suivantes présentent dans la tem
porelle l'événement déterminant étroitement lié au procès principal
par la locution restrictive où irpôxEpov... irpiv (équivalant en sub
stance à àTtEi&f) uôvov10) : Thuc. V, 10, 9 : où irpÔTEpov âvé&ooocv irpiv
f^ TE MupKlVÎCC KCCl f| XaXKlÔlKT] ÏTTTtOÇ KOÙ ol TTEXTaOTOH... CCÙTOÙÇ
ËTpEtjjav « Ils (les hoplites athéniens) ne cédèrent pas avant le moment
où la cavalerie de Myrkinos et celle de Chalcidique, ainsi que les pel-
tastes, les mirent en déroute » ; Xén. An. III, 1, 16 : Ot... ixoXéjiiOL br\-
Xov ôti où ixpÔTEpov Tipôç t)(j.5ç tôv itôXE|i.ov è£é<pr|vocv, Tipiv èvôuioocv
kocXôç Ta âocuTÔbv iiapocoKEuâaaaGai « Les ennemis ne nous ont évi
demment pas déclaré une guerre ouverte avant le jour où ils ont jugé
leurs préparatifs bien au point ».

10. Aussi J. de Romilly traduit-elle Thuc. V, 10, 9 : « ils ne cédèrent que lors
que... »
198 LES ÉTUDES CLASSIQUES

2m' type d'énoncé : La réalisation du procès principal (A) sous forme


d'une situation positive (A +) ou négative (A -) a précédé celle du
procès subordonné (B) qui a mis fin à cette situation.

1) A + existait avant la réalisation de B :

ripîv est suivi de l'infinitif lorsque la temporelle a pour seule fonc


tion de limiter la situation décrite dans la proposition principale, sur
laquelle se concentre l'intérêt. Cf. Hdt. II, 2 : 01 ôè Aîyû-rmoi, ^pU»
uèv f] YauuriTiKov acpécov paaiÀEÛaoa, ev6(j.iÇov àcouToùç irpÔTouç
yevéa9ai itâvrcov àvôpcomov. 'Eiretôf] 5è Vauur)TiKoc; fJaaiXEÙaac;
f|9ÉXriaE Elôévai. oïtiveç yevoîocto TipcÔTOi, àrtô toutou vouâÇouoi <t>pû-
yaç tipoTÉpouç yEvéaGoa ecoutôv « Les Égyptiens, avant le règne de
Psammétique, se tenaient pour les plus anciens des hommes. Mais
depuis que Psammétique, devenu roi, voulut savoir qui étaient vrai
ment les plus anciens, depuis lors ils tiennent les Phrygiens pour plus
anciens qu'eux-mêmes » (trad. Ph. Legrand, C.U.F.). Il est clair qu'à
ce moment du récit les deux opinions successives des Égyptiens im
portent plus que l'intervention de Psammétique.

L'indicatif prétérit, remplacé à l'occasion par le présent historique,


se substitue à l'infinitif quand le locuteur ou l'écrivain a quelque rai
son, logique ou psychologique, de souligner la réalité du procès B.
Nous avons vu plus haut, à propos d'Eschine, C. Timarque, 64, l'arti
fice d'une manipulation destinée à rendre négatif l'énoncé principal.
Il s'agit en fait d'une construction fort ancienne11 et sporadiquement
attestée tout au long de l'époque classique12, dont l'authenticité res
sort d'exemples rebelles à toute transformation : Soph. O.R. 775-777 :
'Hyôunv &' àvf]p | àorôv uéyiaToç tûv âKEÎ, irpîv (ioi vjyr\ | touxo'
ETTéorn « J'étais tenu pour un homme du plus haut rang parmi les
gens de là-bas, avant le jour où s'abattit sur moi un tel coup du sort ».
L'incident qui détermine Œdipe à s'enquérir de ses origines relègue
à Parrière-plan la considération dont il jouissait à Corinthe. Même
mise en relief dramatique de l'événement brutal marquant la fin d'un
état de faits dans Eur. Aie. 127-129 : ôuaGévraç... àvicrrn, | nplv aÛTÔv
eTXe ôiôSoXov | irXfJKTpov « II (Asclépios) ressuscitait ceux que la mort
avait terrassés, avant le jour où l'atteignit le trait lancé par Zeus ».

11. Cf. Hymne homérique à Apollon, 357 (= Suite pythique, 179) : "Oç tfj y'
dvuàoEiE, (pépeemé ^iv atai^ov f\pap | itpiv yé ol iàv èçfJKev... 'AitôXXgjv. De même,
Plnd. Olymp. IX, 57 ; XIII, 65.
12. Quelques références : Thuc. I, 51, 2 ; I, 118, 2 ; VII, 39, 2 ; VII, 71, 5 ; Eur.
Héc. 131 ; Méd. 1173 ; I.A. 489 ; Xén. An. II, 5, 33.
REMARQUES SUR LA SYNTAXE DE nPIN 199

2) A - existait avant la réalisation de B :

Bien que l'usage favorise dans ce cas l'indicatif prétérit plutôt que
l'infinitif™, les deux modes sont employés parallèlement, chacun avec
sa valeur constante. Comparons Plat. Rép. III, 406 a : tocûtt| xrj vûv
tocTpiKrj Ttpô toD 'AoK\r|Tuàôai oùk èxpûvro... Ttpiv 'Hpô&iKov ye-
véaGca « les disciples d'Asclépios n'usaient pas de la thérapeutique
actuelle avant l'époque d'Hérodicos », et Hdt. I, 13 : Toùxou toû etteoc;
Au&ot te kocI oî |3aaiAÉ£<; aùxâv Xôyov oùôéva èTcoieûvTO, -rtpiv br\
ÈTreTeXÉaÔTi « Les Lydiens et leurs rois ne tinrent aucun compte de
cette prédiction avant le jour où bel et bien elle s'accomplit ». Ici,
tout concourt à souligner la réalité du procès B : le sémantisme ver
bal, la valeur modale, la particule d'insistance br] ; dans la phrase de
Platon, le procès B, encore que réel, est réduit à une donnée de l'in
tellect. Mais l'inverse n'est pas inconcevable : Platon pouvait écrire
*itplv 'HpôÔiKoç éyévETo s'il avait voulu marquer fortement que la
thérapeutique moderne était sortie du néant avec Hérodicos ; par
*TTpiv èmT£A.ea6fjvai = « avant sa réalisation », Hérodote aurait mis
l'accent sur l'incrédulité des Lydiens, se bornant à indiquer l'événe
ment qui les contraignit à changer d'attitude.

En résumé, l'infinitif est seul usuel pour indiquer une simple sé


quence chronologique. La concurrence de l'indicatif prétérit devient
effective dès que le contexte donne au procès subordonné une impor
tance logique ou psychologique justifiant l'expression de sa réalité.
Le choix est alors pour l'écrivain affaire de perspective et de style.

II. Concurrence de l'infinitif et du subjonctif éventuel

1" type d'énoncé : La réalisation du procès principal (A) précède ou


doit précéder / ne précède pas ou ne doit pas précéder celle du
procès subordonné (B).

1) A précède (d'ordinaire) ou doit précéder (dans un cas particulier)


B :

L'infinitif est le terme non marqué de l'opposition modale :


il exprime du procès B l'idée verbale nue comme référence chrono
logique permettant de situer le procès A. B est indifféremment un
fait susceptible de répétition illimitée dans le présent-futur : Thuc. V,
60, 6 : ... èv tô Xapcxôpcp, oCmep ràç carô arpaxeiaç ôikccç itpiv èaié-
vai Kpivouoav (La lapidation de Thrasyllos eut lieu) « au Charadros,

13. Chez Hérodote, par exemple, l'infinitif se rencontre une fois (I, 71), l'indi
catif prétérit huit fois (I, 13 ; VI, 45 ; 79 ; 110 ; VII, 137 ; 239 ; VIII, 8 ; IX, 22).
200 LES ÉTUDES CLASSIQUES

qui est l'endroit où ils (les Argiens) jugent les délits d'une campagne
avant d'entrer en ville », ou un fait unique dont la réalisation est
attendue dans des circonstances précises : Eur. Aie. 281 (Alceste à
Admète) : XéÇoa 9éXco ooi itpiv Gccveîv oc |3oû\ouai « Je désire, avant
de mourir, t'exposer mes volontés ».

Pas plus que la réalité effective d'un fait passé, la réalisation d'un
fait à venir attendue sans la moindre incertitude n'impose le recours
à un mode personnel. À itpiv fjuipoev eîvoci itâXiv... âafjyov de Thuc.
IV, 67, 3, déjà cité, correspond, dans le même ordre d'idées, -irpiv 0eoG
Sûvoci oéXaç, | ... | Tr\ab' e£,eXo:ûv£iv (Eur. Suppl. 469-471) «qu'on
expulse (Adraste) de ce pays, avant que décline la lumière du Ciel ».
Il faut que le locuteur ou l'écrivain veuille donner une consistance
particulière à l'image de la réalité attendue pour exprimer le procès B
au subjonctif. Parce qu'Isocrate estime essentielle la réconciliation
des chefs politiques grecs, il écrit au § 16 du Panégyrique (cf. supra)
ô'eme;... oletoci toùç ôrXXouç Koivrj xi irpd^eiv àyocGôv Tipiv âv xoùç
irpoEaTCOTOcç aùxûv 6iaX\â£r|, Xîav drrrXôç exei. Même (pGâvco, qui
paraît appeler un « complément de sens » sous la forme de -rtpLv +
infinitif14, se construit avec itptv et le subjonctif quand la perspective
de la réalisation du procès B a une importance « dramatique » parti
culière : Eur. Or. 1218-1220 (Oreste à Electre) : çûXocooe ô' f^v tiç,
-rrpiv TeXeuTn6rj tpàvoç, | ... | èXGcbv èç oïkouç cpGfj « Fais le guet pour
le cas où, avant que le meurtre ne soit consommé, quelqu'un nous
devancerait en entrant au palais ». C'est, à la limite, un motif psycho
logique discret qui distingue le subjonctif de l'infinitif dans deux
phrases de sens voisin et de structure analogue : Thuc. I, 78, 1 : ToG
ôè ttoXéuou tôv ircxpâXoyov ôaoç ècm, itpiv èv aîmô yevéaSoa, irpo-
ôiâyvcûxe « Quant à l'aléa de la guerre, mesurez-en bien toute l'im
portance avant d'y être engagés » ; Thuc. VI, 38, 2 : f)ueîç ôè kcckoî,
Ttplv àv tô TTOC0EÎV ô^iev, TtpcxpuXâÇaaôca « Nous sommes, nous, inha
biles à nous mettre sur nos gardes avant d'être en état de pâtir » :
ici, le chef syracusain Athénagoras fustige l'amour-propre de ses
concitoyens par l'image humiliante de leur soumission aux événe
ments.

2) A ne précède pas (d'ordinaire) ou ne doit pas précéder (dans un


cas particulier) B :

L'emploi largement prédominant du subjonctif a pu donner à croire


qu'il existait une liaison nécessaire entre la négation de la principale
et le mode personnel de la subordonnée. En fait, même dans le cas

14. Construction usuelle mais non exclusive, contrairement à ce qu'affirme


Gildersleeve (o.c, p. 468, n. 1) au sujet du fr. I, 12 de Simonide d'Amorgos :
« 09àva with Ttplv (...) invariably takes the infinitive when positive.»
REMARQUES SUR LA SYNTAXE DE nPIN 201

— rare — où est simplement constatée la non-antériorité de A par


rapport à B, le subjonctif s'explique par sa propre valeur modale.
Quand Hérodote décrit ce trait des mœurs perses (I, 136) : ripiv &è
f\ TTEvrocé-rnc; ■yévnxai (scil. ô itoûç), oûk dmiKvéeTou. èç ôipiv tô itcrrpî
« Avant l'âge de cinq ans, (l'enfant) ne se présente pas à la vue de
son père », le choix du subjonctif éventuel est justifié par le commen
taire suivant : xoû&e eïvekoc toûto oûxq ttoiéexoci, ïva, f\v dciTC>8âvT|
TpEÇÔnEvoç, unoeulav dtanv xû itocxpi TtpoaSâXr) « cela se fait ainsi
pour que, s'il vient à mourir tant qu'il est un nourrisson, il ne cause
aucune déception à son père ». Le plus souvent, un lien logique entre
les deux procès s'impose à l'esprit en même temps que leur succes
sion ; on peut alors gloser où... irpiv (àv) par èitEi&àv ^iôvov en met
tant l'accent sur la nuance restrictive : Eur. Méd. 275-276 (Créon à
Médée) koùk cnTEi[ii itpôç &ôuouç nakiv, | Tipiv âcv ae yocîaç XEpuôvcov
ëÇu pdXco « et je ne regagnerai pas mon palais avant de ( = je ne re
gagnerai... qu'après) t'avoir jetée hors des frontières de mon pays».
L'idée de préalable nécessaire en vient même à éclipser la notion chro
nologique fondamentale, notamment dans Eur. I.T. 18-20 : « '
vov, où ufi vaûç àcpopuiar] x6°v°Ç. | "rcplv àv KÔpnv af)v M
"AptE^uc; | XâSr] o<f>ayEÎaav » « Agamemnon, tu n'as aucune chance
de faire sortir tes vaisseaux de la rade, avant qu'Artémis ait reçu ta
fille Iphigénie que tu lui auras immolée » (« à moins d'immoler en
offrande sur l'autel d'Artémis ta fille Iphigénie » traduit H. Grégoire
(C.U.F.) assez librement mais avec un sentiment exact de l'enchaî
nement des procès). La rigueur du raisonnement logique donne un
caractère de condition sine qua non absolue à la temporelle éventuelle
de Plat. Théét. 157 a : Oûxe... tcoioOv èoxî xi ixplv àv xfi> ttâoxovxi auv-
è\6r], oûxe tocoxov irpiv àv xab ttoioûvxi «Rien n'est agent avant
qu'au patient il soit venu s'unir, ni patient avant quelque rencontre
avec l'agent » (trad. A. Diès, C.U.F.).

Les constatations précédentes n'autorisent cependant pas à con


clure que la temporelle éventuelle est commutable avec la condition
nelle négative correspondante. La présence de Tipîv + infinitif dans
quelques exemples du même type prouve qu'il est toujours possible
de ne considérer que dans son principe le procès par rapport auquel
s'établit la non-antériorité du procès principal. Ainsi dans Eur. H.F.
605 : ttôXiv 6è or\v \ uf] npiv xapd£ri<; irpiv tôô' e5 ôéaGou « ne mets
pas ta cité en émoi avant d'avoir bien réglé cette affaire », Plat. Banq.
222 e : où 5r|Tioo èuè iiâXiv èiraivÉOEXOci, Ttpiv un è^ioû uâXXov èitai-
VE0fjvai « II (Agathon) ne va pas, bien entendu, faire de nouveau mon
éloge avant que, plutôt, le sien n'ait été fait par moi ». On saisira
202 LES ÉTUDES CLASSIQUES

mieux encore dans des exemples parallèles la différence de perspec


tive matérialisée par l'emploi des deux modes concurrents :

— Andocide, Myst. (I), 7, déclare aux juges à propos de ses accusa


tions : oùx oI6v te ù^iccç Etôévoci uplv &v kccI âuoO ockoûotite ditoXo-
Youhevou « il ne vous est pas possible de savoir (si elles sont vraies
ou fausses) avant d'avoir entendu aussi ma défense ». où... -rcplv dxv...
àKOÛanTE = «... pas avant d'avoir ( = seulement après avoir) en
tendu...» (comme vous allez l'entendre).

— Isocrate, C. Lokhitès (XX), 14, déplore que les malhonnêtes gens


ne se reconnaissent qu'à leurs méfaits : où/ otôv t* èoriv ctioQéoQai
■npiv kcckôç riva 7ia8£Îv un aùxcôv « il n'est pas possible de les re
connaître avant que quelqu'un ait été leur victime», où... itpiv...
ita9Eîv = «... pas avant qu'il y ait préjudice subi » (considération
théorique).

2"' type d'énoncé : La réalisation du procès principal (A) sous forme


d'une situation positive ou négative précède ou précédera celle du
procès subordonné (B) qui doit mettre fin à cette situation.

À l'inverse de la description d'un état passé antérieur à un événe


ment qui en marque la fin, la projection de ce type d'énoncé dans
le présent-futur ne se rencontre qu'assez rarement. Le système aspec-
tuel du grec confirme qu'il est plus naturel de constater la durée que
de la prévoir : à la distinction fondamentale entre prétérit duratif
(imparfait) et prétérit ponctuel (aoriste) s'oppose l'indifférence du
futur aux considérations d'aspect. Nous nous bornerons à citer deux
exemples15 dans lesquels itpîv ôv + subjonctif indique le terme pro
bable d'une situation présente ou future antérieure, tantôt positive,
tantôt négative : Dém. C. Nausimachos et Xénopeithès (XXXVIII), 24 :
TQ.v ôè toû ur| KocniYopfiaai ToaaÛTa xp^liorr' è-npô^aaSe, irpiv ôv
tocût' ôotoôôte, aicoirâv ècrre 6ÎKaioi « Puisque vous avez touché une
aussi grosse somme pour ne pas les poursuivre, avant de l'avoir ren
due, vous avez le <seul> droit de vous taire » ; Plat. Rép. IV, 426 a :
upiv ô:v ueSùcov koù èu-TuuTrXânevoç KOtî àcppoôiaiorÇcov kccI àpycov
Ttaûar|Tai, oute (pàpuocKcc... oûte TOji.oci... oûôèv ôWioei «avant qu'il
cesse de s'enivrer, de s'empiffrer, de se livrer aux excès de l'amour
et à la paresse, ni remèdes ni opérations ne lui seront bénéfiques ».
L'importance de B dans le rapport de cause à effet entre les deux
procès justifie à son égard une attitude exspectative que traduit pré
cisément le choix de -nplv ô:v + subjonctif.

15. Le traitement de la temporelle dans le tour où -na6Eo6ai ... itptv sera examiné
plus loin.
REMARQUES SUR LA SYNTAXE DE F1PIN 203

m. Concurrence de l'infinitif et des modes personnels dans les cas


d'énoncé indirect et d'à assimilation modale »

II s'agit de faits secondaires, fondés sur un petit nombre d'occur


rences et non spécifiques de la temporelle d'antériorité. On sait que
l'optatif peut remplacer le subjonctif d'une subordonnée temporelle,
conditionnelle, finale, incluse dans un énoncé régi par un verbe de
déclaration, de pensée, de volonté, à un temps du passé ; on sait aussi
que l'optatif de souhait ou de possibilité, l'indicatif prétérit marquant
le regret ou l'irréalité s'étendent volontiers de la principale à une su
bordonnée voisine (notamment temporelle ou finale). Sans insister,
par conséquent, sur le facteur d'égalisation du discours dans le passé
qu'est l'optatif « concordantiel », ni sur les valeurs de potentiel et
d'irréel que présentent respectivement dans certains cas l'optatif et
l'indicatif prétérit de la subordonnée introduite par irpîvlci, nous nous
attacherons à montrer, par le rapprochement des exemples, la concur
rence constante de l'infinitif.

1) Infinitif, subjonctif, optatif dans un énoncé indirect en contexte


de passé :

— Thuc. V, 41, 3 (Des émissaires d'Argos sont venus proposer à


Sparte un traité d'alliance) : 'EkeXeuov o' ol Aockeôociuôvioi, -rcpîv té-
Xoç ti ccùtôv exeiv, èç tô "Apyoç -rcpÔTOv èitocvcxxcopiîocxvTac; ccùtoùç
ôeîÇoci tô ■ttXi!)6ei « Les Lacédémoniens leur dirent de commencer par
retourner à Argos, avant que ce traité entrât en vigueur, pour le pré
senter au peuple » ; Hdt. I, 165 : ô^iooocv uf) iipiv èç Ocôkcckxv qÇeiv
Ttpiv f\ tôv uû&pov toûtov âvccepocvfivcxi « ils jurèrent de ne pas retour
ner à Phocée avant que cette masse-là eût émergé ».

— Thuc. II, 84, 1 : irpoeipnTO &' ccùtoîç (ma (Dopuicovoç ur| èmxeipeîv
irplv àv ocùtôç OTjui'ivn « Phormion les avait avertis de ne pas s'en
gager avant qu'il eût donné lui-même le signal ».
— Isocr. Sur l'attelage, 6 : où/ f|YOÛvr' oùôèv oloî t" elvai kiveîv tôv
KOTEOTcbTGDv, itpiv èKitoôôv èKEÎvoç oojToîc; yévoixo (Les Quatre-
Cents) «ne s'estimaient pas en état de changer quelque chose aux
institutions avant qu'il (Alcibiade) les eût débarrassés de sa per
sonne ».

2) Infinitif et optatif potentiel :

— Plat. Rép. VI, 501 a : toûtco &v eù9ùç tôv dXXcov oiEvéyKOiev, tô
^ir|TE I&icôtou ui*|TE tiôXegùç èSEXfjooci &v ôtyaoQai unôè ypàcpEiv vô-

16. Voir J. Humbert, Syntaxe grecque3, § 354. Les cas d'expression du souhait
et du regret dans la temporelle d'antériorité sont trop rares et trop particuliers
pour être significatifs.
204 LES ÉTUDES CLASSIQUES

uouç, npiv f) -rrapaXaSeîv Koc9apàv f\ ocùtoI iroifjaai (Nos législateurs)


« se distingueraient immédiatement des autres en ce qu'ils n'accep
teraient de s'attacher ni à un particulier ni à un état et de lui rédiger
des lois avant de l'avoir reçu propre ou rendu eux-mêmes tel ».
— Ibid. VII, 515e (II s'agit d'un prisonnier de la caverne) : El 6é...
èvT£Û8£v IXkoi tiç ocùtôv fJtçt... Kod [LT\ àvie(r) itpiv èÇeXKÛaeiev eIç
tô toO f|Mou (pôç, <3pa oôxl (scil. oïei)... <3cv... àyavocKTeîv éXKÔue-
vov ; « Si on le tirait de là par force et qu'on ne le lâchât pas avant
de l'avoir traîné dehors à la lumière du soleil, ne crois-tu pas qu'il
s'indignerait d'être <ainsi> traîné?».

3) Infinitif et indicatif prétérit irréel :

— Eur. A le. 360-362 : ... u' o(39' ô nXoûravoc; kûcov | oû9'... ôcv X6>
pcov | eo/ov, irplv iç <j>ôç oôv KaTaaxfiaai fUov (« Si j'avais la voix
d'Orphée...») «ni le chien de Pluton, ni Charon ne m'arrêteraient
avant que je t'aie ramenée vivante à la lumière ».

— Plat. Théét. 165 e : f]X£yxev ôtv... oùk àvtelç iipiv... ouvetio&îoStic;


Cm" aÙToG (Le discuteur éristique) « te réfuterait sans te lâcher avant
qu'il t'ait pieds et poings lié ».

Les faits ainsi présentés autorisent deux constatations essentielles :


1) La classification des modes verbaux de la temporelle d'anté
riorité d'après le caractère affirmatif ou négatif de la proposition ré
gissante n'a pas de fondement linguistique. S'il est vrai que l'indicatif
prétérit et le subjonctif s'emploient surtout après négation, c'est que
la non-antériorité s'assimile dans bien des cas à une postériorité res
trictive de caractère logique plutôt que chronologique, et qu'il importe
alors d'exprimer comme effectif ou attendu le procès dont dépend
aussi étroitement la réalisation du procès principal. On enseigne tra
ditionnellement que irpîv + infinitif est correct même après néga
tion17 ; nous avons cité aussi d'assez nombreux exemples de itptv +
indicatif prétérit et de irpiv (&v) + subjonctif après principale affir
mative. C'est dire que le sujet parlant restait libre de déroger à l'usage
quand il avait une raison de voir le rapport d'antériorité autrement
que sous son aspect le plus banal, et cela sans produire une phrase
agrammaticale. Un cas particulièrement intéressant à cet égard est
celui du tour où mxÛEoOca... upiv... En contexte de passé, Ttpîv +
indicatif prétérit constitue la norme. Ainsi dans Isocr. Sur l'attelage,
8 : où... TtpÔTEpov ÊTraûaccvTo, itplv xôv... irarép' èK toû axpocroiTÉ&ou
HETETTÉutpocvro, le fils d'Alcibiade met l'accent sur le résultat effectif
obtenu, à force d'acharnement, par les ennemis de son père : « ils
n'eurent point de cesse avant le jour où ils firent rappeler mon père

17. Cf. en particulier M. Blzos, Syntaxe grecque*, p. 186.


REMARQUES SUR LA SYNTAXE DE nPIN 205

de son camp ». Mais Isocrate construit itpîv avec l'infinitif pour in


diquer le but qu'Evagoras s'était fixé comme terme de son entre
prise (Evagoras (IX), 32) : où irpÔTEpov èTtaûaaTO [iaxôuevoc;... irpiv
âXeîv tô |3aoLXetov « il. ne cessa pas de combattre avant de s'être em
paré du palais ». Pour le présent-futur, l'usage courant peut être illus
tré par le mot bien connu de Platon (Rép. VI, 487 e) : où irpÔTEpov
kockôv TTaûaovToa al ttôXeiç, irplv âv èv aÙTaîç oi «piXôaoçcH âp^ooiv.
L'infinitif indique encore une perspective différente dans Eur. Méd.
93-94 : où naùcrEToci | yàXov... ttplv KaxaoKfn)jaL xiva : la nourrice
imagine chez Médée la croissance continue de la colère jusqu'au
crime : « elle ne se départira pas de sa colère avant de l'avoir fait
s'abattre sur quelqu'un ». Le choix du mode de la temporelle dépend
donc essentiellement de la perspective dans laquelle se place le locu
teur ou l'écrivain pour considérer les deux termes du rapport d'anté
riorité.

2) npîv et l'infinitif constituent le matériau linguistique de base


de la temporelle d'antériorité. S'il avait suffi à la langue classique de
pouvoir formuler l'idée d'antériorité, l'infinitif n'aurait pas eu de
concurrent. Mais les types d'énoncé précédemment étudiés, qui se
correspondent d'une zone à l'autre du temps, admettent la prise en
considération de la réalité ou de l'éventualité du procès subordonné :
la possibilité était donnée, au moins aux usagers de la langue les
plus conscients de ses richesses, de nuancer avec bonheur l'expres
sion de l'antériorité.

II n'en va pas de même pour les types d'énoncé suivants qui éta
blissent entre procès principal et procès subordonné totalement dé
pourvu d'existence concrète des relations fort éloignées de la simple
antériorité.

3"" type d'énoncé : La réalisation passée, présente ou future du procès


principal (A) précède celle du procès subordonné (B) réduite à une
vue de l'esprit1*.

1) En contexte de passé, l'infinitif s'impose absolument, puisque


son concurrent habituel, l'indicatif (prétérit), est tout à fait impropre

18. L.'Ausfiihrliche Grammatik3 de Kuhner-Gerth cite (p. 459 Ç) des exemples


de ce type dont il est dit, sans autre précision, qu'ils présentent toujours nplv et
l'infinitif parce que les constructions de iipiv avec les modes finis y sont inadap
tées, nplv suivi de l'infinitif du procès théorique n'a guère retenu l'attention des
grammairiens. M. Bizos, Cours de thème grec', Paris, 1954, ne le mentionne pas
parmi les traductions possibles de «sans que», «sans» (p. 81).
206 LES ÉTUDES CLASSIQUES

à exprimer une « idée de procès ». Pour dégager les caractères de ce


type d'énoncé, il suffit d'analyser quelques-uns de ses exemples, nom
breux chez tous les écrivains classiques :

— Thuc. III, 24, 2 : eloî... tiveç ccùtgûv oï àtreTpâirovro eç tt|v itôXiv


Ttpiv ûiiepêaîveiv « certains d'entre eux étaient retournés dans la ville
avant de (et aussi « au lieu de », « sans ») franchir l'enceinte ». Le
repli (effectif) des Platéens qui ont renoncé à quitter la ville précède,
et de ce fait exclut, la réalisation (théoriquement concevable) de leur
évasion.

— Eur. Ion, 1269-1270 : 'Ea9Xoû ô' EKUpooc bort^iovoç, irpiv èç tiôXiv |


uoXeîv 'A0nvâv xùttô unxpuiàv tteoeïv «J'ai obtenu <la protection
d'> un bon génie, avant d'aller à Athènes et de tomber sous la coupe
d'une marâtre ». On pourrait gloser «... qui m'a préservé du risque...
de tomber sous la coupe d'une marâtre ».

— Plat. Théét. 202 d : ^Ap', & 0£aÎTnT£, vOv ouxco Tf]Ô£ xfj i^àpa
£ÎXr|(j)a(i£v ô iràXoa kocI iroXXoi tûv ocxpcôv Çr|ToOvTEç irpiv EÛpEÎv koct-
eyr|paaav ; « Serait-ce, ô Théétète, qu'à l'instant, — comme cela —,
nous aurions aujourd'hui mis la main sur ce que, depuis si longtemps,
tant de sages ont vieilli à chercher sans le pouvoir trouver ? » (trad.
A. Diès).

Le trait commun à ces exemples est l'hétérogénéité de l'énoncé :


alors que dans les types 1 et 2, les procès A et B se situent l'un et
l'autre, positivement ou négativement, sur le plan du réel ou du réa
lisable, l'infinitif marquant l'indifférence à la réalité de B, dans le
type 3 le procès B, à l'inverse de A, est dépourvu de réalité effective
ou attendue et en conséquence exprimé au mode de l'abstraction
intégrale.

2) En contexte de présent-futur, un écart bien moins considérable


sépare les modes concurrents. Aussi rencontre-t-on le subjonctif dans
des cas où le contenu de la principale ôte au procès de la subordonnée
toute chance de réalisation : Hdt. I, 197 : Ziyfi 5è ttocpeÇeXGeîv tôv
Kâuvovra ou o(pi eÇeoti, irpiv &v èitELpnTai t^vriva voûoov exei « II ne
leur est pas permis de passer à côté du malade et de s'esquiver en
silence, sans lui demander quelle maladie il a » ; VII, 10 : ô ôè dcôiKÉEi
àvaii£i0ôn£voc; itpiv f\ àrpEKécoç èKuàSn « un autre a tort de se laisser
persuader avant d'(= sans) avoir pris connaissance de tous les dé
tails ». Quelle qu'en soit la justification possible, ces emplois du sub
jonctif constituent des cas d'espèce ; Hérodote lui-même distingue fort
bien ailleurs (IV, 117) le procès considéré dans son seul principe de
celui dont la réalisation est attendue : où yauÉExai itocpGévoç oùôeuCcc
itpiv ôcv tôv TtoXEuicov dv&pa àiroKTEÎVT]" al ôé tiveç ocûtécov kocI te-
Xeutwoi ynpaiai itpiv yr|uaa9ai (Chez les Sauromates) « aucune fille
REMARQUES SUR LA SYNTAXE DE F1PIN 207

ne se marie avant d'avoir tué un homme parmi leurs ennemis ; il en


est qui meurent, et mêmes vieilles, avant de ( = sans) s'être mariées ».

D'une manière générale, c'est l'infinitif et lui seul qui est usuel
dans notre type 3 en contexte de présent-futur. Quelques exemples :
— Eur. Héraclides, 501 : iyù> yàp ocùtt) itplv KeXEuaQfjvai « me voici,
de moi-même, sans en attendre l'ordre » (trad. L. Méridier, C.U.F.).

— Plat. Lysis, 205 d : itpiv vevikt]kevcxi ttoieu; te koc! aôeiç e'iç ooojtôv
èyKÔniov ; «avant (= sans attendre) d'être vainqueur, tu composes
des vers et des chants à ta louange ? »

— Xén. Cyr. V, 2, 9 : (scil. iroXXoi dtvGpoirot) àito8vr)OKOuoi TtpÔTE-


pov Tipiv ôfjXoi yîyvEaÔoa oloi Tjoav « (Bien des hommes) meurent
avant de ( = sans) révéler leur personnalité ».

L'infinitif note dans tous les cas de ce type une vue de l'esprit que
la logique des faits suscite naturellement, tandis que les circonstances
en démentent les possibilités de concrétisation.

4"" type d'énoncé : La réalisation passée, présente ou future du procès


principal (A) tend à prévenir celle du procès subordonné (B).

C'est le type d'énoncé le plus abstrait dans lequel figure ttpîv, alors
constamment suivi de l'infinitif. Le rapport de cause (A) à effet (né
gatif) (B) est créé par la pensée active et sous-tendu par la volonté
du locuteur ou du sujet. Plpiv + infinitif se trouve ainsi proche de
cûote [ir\ + infinitif, la conséquence subjective étant elle-même limi
trophe de la finalité.

On lit, en contexte de passé, dans Eur. Suppl. 694-696 : NiKÛvra


&' timoiç cbç ûtteîôeto aTporràv | Kpécov tôv èvSévo', ltéocv XccSqv XzPl I
XcopEÎ, Ttpiv èXÔEÎv ^ufi^iàxoic; 6ua9u^îav « Lorsqu'il s'aperçut que
notre armée prenait l'avantage avec sa cavalerie, Créon s'élança, bou
clier au bras, avant (et « de manière à éviter ») que le découragement
ne gagnât son camp ». Cf. aussi Eur. Phén. 82.

Dans le présent-futur, auquel appartiennent les plus nombreux


exemples, l'énoncé principal est le plus souvent une recommandation.
Le tour est particulièrement favorisé chez Euripide : Hipp. 603 (La
nourrice à Hippolyte) : Zîynaov, S> ttcû, irpîv tu/' aîa9éa9oa pofjc;
« Tais-toi, mon fils, avant qu'on n'entende tes cris » ; Méd. 183 (Le
chœur demande à la nourrice de calmer Médée) : ZTtEÛaov ôé ti -nplv
KocKÛaai | toùç eioco « Mais hâte-toi, avant qu'elle n'ait mis à mal les
gens de la maison » ; LA. 1458 : Tu; \i' eîoiv dÇcov irpiv a-aapàaazaQai
KÔ(ir|c; ; « Qui va venir me conduire, avant que je ne sois traînée par
les cheveux ? » ; etc.

De l'idée d'une action à accomplir de manière à en prévenir une


autre dérive l'idée d'un choix : Eur. I.T. 102 (Oreste à Pylade : « Si
208 LES ÉTUDES CLASSIQUES

on nous surprend en train d'ouvrir les portes... ») : Socvoû^ieG'. 'AXkà


Trpiv Gocveîv, veôç ëiu | (peûyco^iEV « nous mourrons. Mais plutôt que
de mourir, cherchons à fuir sur notre bateau ». Le sens de irpîv a évo
lué vers l'abstrait comme celui de notre locution « plus tôt » devenue
« plutôt ». À ce stade, on n'imagine pas pour le concept exprimé par
le procès subordonné d'autre vecteur possible que l'infinitif.

* *

Son association avec l'infinitif, historiquement fondamentale19, de


meure donc dans la langue classique le trait essentiel de la syntaxe
de irpîv. En schématisant un peu, comme il est d'usage en grammaire
normative, nous pourrions dire que itptv + infinitif est toujours cor
rect, même s'il est des cas importants où seuls les modes personnels
rendent la nuance exacte du sens.

Sur l'origine du tour, l'étude de P. Burguière20 a apporté de pré


cieux éclaircissements. On en retiendra tout d'abord la définition de
la valeur linguistique de base à partir de laquelle se sont développés
les divers emplois de l'infinitif grec (p. 31) : « Quelle que puisse être
sa forme, quelle qu'ait pu être son histoire passée, tout infinitif des
plus anciens documents fonctionne comme élément à'exploitation
d'un contexte verbal ou nominal : en d'autres termes, il prolonge, en
le développant ou en le précisant (...) tel élément du discours qui
nécessite cette information complémentaire. » Cette donnée fonda
mentale rend caduque l'interprétation ancienne de l'infinitif associé
à irpîv comme infinitif d'ordre, cet emploi « impératif » étant évidem
ment dérivé. On lit en effet notamment dans la Griechische Gram-
matik de Brugmann-Thumb, § 586 2)21 que x 63-64 : oùôé kev <Sç ëxi
Xeîpocç è^iàc; Xr|Çcaui <f>6voio, | ixpiv Trâoav u,vnaTfipaç ûirepêaaînv
à-rroTioai aurait à l'origine signifié « même dans ces conditions je ne
laisserais pas encore mes bras se reposer du massacre ; auparavant,
les prétendants doivent expier tous leurs débordements. » Toutefois
P. Burguière concède à ses prédécesseurs que l'origine de l'usage ho
mérique se trouve dans des phrases contenant une principale néga
tive (p. 45) : « on comprendra par exemple en Y 99 ... toû y' I9ù péXoç
ttétet', oûô' dTroXViyEi | Trpiv XP°°Ç àvôpouioio 5iEX8é[iev «... son

19. P. Chantraine, Grammaire homérique, II Syntaxe, Paris, 1963, § 458 :


« L'emploi de itplv avec l'infinitif présente, dès l'époque homérique, une impor
tance considérable (environ quatre-vingts exemples), tandis que l'indicatif ne se
trouve jamais, et le subjonctif ou l'optatif seulement sept fois. »
20. P. Burguière, Histoire de l'infinitif en grec, Paris, 1960.
21. K. Brugmann-A. Thumb, Griechische Grammatik, Munich, 1913.
REMARQUES SUR LA SYNTAXE DE nPIN 209

trait vole tout droit, et ne s'arrête pas (ce qui entraîne) qu'avant (de
s'arrêter) il transperce la peau d'un homme... » Comme les énoncés
affirmatifs ne sont pas justiciables d'une pareille explication22, « ce
serait essentiellement après un énoncé négatif que se serait déve
loppé primitivement l'infinitif accompagné d'un adverbe qui, par sa
signification (on comparera l'histoire de plutôt en français...) revient
sur ce qui a été dit, l'évoque en quelque sorte positivement en en dé
crivant le développement dans ces conditions nouvelles. Pour repren
dre l'exemple de Y 99, on peut le gloser ainsi : « Le trait ne s'arrête
pas, ou plutôt c'est en perçant la peau d'un combattant (qu'il s'ar
rête). »

Avec toute la prudence qu'impose la complexité du problème, on


peut remarquer que le sens abstrait ainsi donné à irpîv a peu de chan
ces d'être son sens premier : d'Homère au grec moderne, l'adverbe
irpîv fournit le plus souvent une indication chronologique : « avant »,
« auparavant »2i. D'autre part, du fait qu'il situe dans le temps un
événement par rapport à un autre, comme ixpô fixe dans l'espace la
position d'un objet devant un autre, irpîv appelle un « complément
de sens ». Or précisément P. Burguière voit dans l'infinitif (p. 31) « le
type même du « complément de sens ». On connaît en effet la fortune
de l'infinitif « final-consécutif » dans le type ôXkiuoc; uâxeaeoci litt.
« vaillant pour ce qui est de combattre », et aussi l'aptitude de l'infi
nitif à jouer le rôle d'un accusatif de relation indiquant à quel égard
une assertion est valable, par exemple en O 642 : (il était supérieur
à son père) %èv ttô&ok;, f\bè uôxeaSoa « qu'il s'agît de courir ou de
combattre ». Rien n'empêche, semble-t-il, de reconnaître dans les plus
anciennes occurrences de irpîv et de l'infinitif la combinaison de l'ad
verbe de temps avec son « complément de sens » : « avant relative
ment au fait de ...» Si cette interprétation est correcte, la formation
de la temporelle d'antériorité s'explique aussi directement dans un
énoncé affirmatif qu'en présence d'une négation antécédente : en
N 172 vocîe ôè flr|ôaiov, itpiv èXSsîv ulaç 'Axouôv, il faudrait com
prendre « il habitait Pédéon avant (relativement à) l'arrivée des fils
des Achéens », et en Y 99, déjà cité, « son trait vole tout droit et ne
s'arrête pas avant (par rapport au fait) de transpercer la peau d'un
homme ». Sans doute est-ce à une hypothèse de ce genre que songeait
P. Chantraine en écrivant24 : « On a supposé que l'infinitif avec irpîv
était originellement un infinitif en fonction d'impératif, notamment
après une phrase négative (...) Toutefois, il est peut-être plus naturel
de voir dans l'infinitif un complément déterminatif de itpîv, ce qui

22. Pour le détail de la démonstration, voir p. 45.


23. Cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique..., s.v.
24. Gram. hom. II, § 458.
210 LES ÉTUDES CLASSIQUES

coïnciderait avec la syntaxe de -riâpoç »2r'. Quoi qu'il en soit, la cons


truction de irpîv avec l'infinitif s'est de bonne heure imposée dans la
langue comme une structure conjonctive dans laquelle l'infinitif forme
le noyau d'une proposition et peut avoir, de même que tout infinitif
en hypotaxe, un sujet propre à l'accusatif.

Entré en usage plus tôt que les constructions parallèles avec des
modes personnels, irpiv + infinitif s'y est aussi maintenu plus long
temps : il est seul attesté dans les papyri d'époque ptolémaïque26 et
prédomine largement chez les Évangélistes-7. Cette stabilité confirme
que c'est bien la structure de base, nécessaire et en principe suffi
sante, de la subordonnée temporelle d'antériorité. L'usage classique
du subjonctif et de l'indicatif prétérit consiste en un jeu de perspec
tives essentiellement stylistique, qui tend à mettre en relief l'éven
tualité ou la réalité du procès subordonné, notamment dans les cas
où la non-antériorité de la principale attire l'attention sur le procès
de la temporelle, effectivement prioritaire. Aussi la concurrence mo
dale dans la subordonnée introduite par irptv apparaît-elle comme un
des raffinements de la langue parvenue à son dtKur), une gamme de
nuances subtiles vouée à un brillant succès plutôt qu'à la pérennité.

Suzanne AMIGUES
Université Paul Valéry de Montpellier.

25. Au § 459, P. Chantraine cite des exemples homériques de nâpoç suivi de


l'infinitif et ajoute : «Cette syntaxe (...) répond à l'emploi de purâs avec l'abla
tif de l'infinitif en sanscrit et doit être fort ancienne. Elle a dû exercer une
influence sur la syntaxe de nptv. »
26. E. Mayser, Grammatik der griechischen Papyri aus der Ptolemàerzeit, II 1
Satzlehre, Berlin-Leipzig, 1926, p. 275 et p. 318-320.
27. R. Funk, A greek Grammar of the New Testament, Cambridge, 1961 (tra
duction et révision de F. Blass-A. Debrunner, Grammatik des neutestamentlichen
Griechisch.'") donne (§ 383 3)) 3 ex. de itpiv (fiv) + subjonctif, tous avec des va
riantes (foç (âv) pour Luc, 2, 26 ; 22, 34 ; l'infinitif pour Hermas, Sim. 5, 7, 3)
et (§ 386) un exemple unique de itptv + optatif « concordantiel » (Actes des Apô
tres, 25, 16), et affirme (8 383 3)) (scil. itp(v) « Elsewhere always with the inf. »
PSYCHOLOGIE ET TRANSITIVITÉ
CHEZ LES GRAMMAIRIENS GRECS

L'exposé des cas régis par les verbes grecs entraîne chez les gram
mairiens des justifications singulières dont le sens ne peut souvent
être perçu que moyennant un retour aux sources. La théorie relative
aux verbes de perception nous en fournit une illustration. Notre pro
pos est de démonter le mécanisme d'une explication pour mettre en
évidence les liens qui l'unissent à une véritable théorie linguistique.
Au passage, nous soulignerons que, faute d'être comprise dans le
cadre de cette théorie, l'explication fut parfois quelque peu malmenée.

Mais sans doute convient-il de présenter d'abord les textes sur les
quels nous fondons cette brève notice car peu d'entre eux sont de
lecture familière...

Il y a, en premier lieu, le Flepl ZuvrâÇecùç d'Apollonius Dyscole,


grammairien de la seconde sophistique (11° s. A.D.) : l'ouvrage a été
édité dans la collection des Grammatici Graeci1 ; vient ensuite le traité
de même sujet Mé6o5oç nepi 1% xoO Xôyou auvrâÇecoç de Michel le
Syncelle de Jérusalem, écrit entre 810 et 813 : nous en avons terminé
l'édition critique avec traduction et commentaire2 ; nous invoquerons
aussi les œuvres grammaticales de deux philologues qui font en quel
que sorte le joint entre la période byzantine et la Renaissance : Cons
tantin Lascaris, dont la Grammaire grecque fut éditée pour la pre
mière fois à Milan, en 14763, et Théodore de Gaza, auteur d'une Intro
duction à la grammaire en quatre livres, dont l'editio princeps est une

1. Apollonii quae supersunt. Volumen alterum : Apollonii Dyscoli De Construc-


tione libri quattuor (Grammatici Graeci, II, 1), éd. G. UHLIG, Leipzig, Teubner,
1910 ; rééd. anast., Hildesheim, Olms, 1965.
2. Cet ouvrage doit paraître cette année dans la collection Études de philo
logie, d'archéologie et d'histoire anciennes publiées par l'Institut historique belge
de Rome. Les références, dans cet article, correspondent aux paragraphes de
notre édition.
3. Cf. R. HOVEN, Enseignement du grec et livres scolaires dans les anciens
Pays-Bas et la Principauté de Liège, de 11,83 à 1600. Première partie : 11,83-1550,
Sonderdruck aus dem Gutenberg-Jahrbuch 1979, p. 79, note 21. Sur la vie et l'ac
tivité de Constantin Lascaris, voir A. DE ROSALIA, La vita di Costantino Las
caris, dans Archivo Storico Siciliano, Série III, 9 (1957-1958), p. 21-70.
212 LES ÉTUDES CLASSIQUES

aldine de 1495*1. Enfin nous avons trouvé matière à alimenter notre


curiosité dans des lexiques syntaxiques anonymes, tels que le Moyen-
Âge byzantin en a connu plusieurs : le lexique dit laurentien, édité
par L. Massa Positano et M. Arco Magri, sur la base d'un manuscrit
du XII1' s. de la Biblioteca Laurenzianar\ et un autre lexique intitulé
Plepi xfjç tôv fbnuctTcov ouvrâÇecoc; koctù toùç TtaXaioùç, que Bach-
mann édita sur la base de manuscrits de la Nationale de Paris".
Il s'agit donc, nous l'avons dit, de la syntaxe des verbes de per
ception. La tradition grammaticale s'accorde pour souligner la diver
gence des constructions que l'on rencontre à l'intérieur de cette caté
gorie : ainsi, des verbes tels que cxkoùco, aîo9dvouai, et d'autres en
core, régissent le génitif, ou éventuellement le génitif et l'accusatif,
tandis que ôpâco et |3Xémo ne connaissent que le seul accusatif. Avec
des nuances qui parfois confinent à l'erreur, avec des retranchements
et des additions, l'explication de cette divergence revient d'abord à
dire que la vision est une opération koct' èkito^itiîv, c'est-à-dire sui
vant une projection vers l'extérieur, tandis que les autres sensations
se réalisent koct1 eiaTiouiTiîv, autrement dit, vers l'intérieur. C'est ainsi
que nous lisons dans le lexique dit laurentien7 :
tô cotô aia9r|aecoc; Xcqiêocvôueva uiâç tcov irévre yeviKfj kccî a'ma-
TiKfj, oîov ôckoûgo ooû KOtî ai, ôacppodvojiai aoû kocî ai... xà Ôè à-rtà
Tf]ç ôpâascoç irpôç uôvnv a'iTiaTiKf]v XauSâvovroa, olov ôpcô ae, p*Xé-
Ttco as... èiiEiôr] al (j.èv aXXoa ata6r|a£ic; koct' £ÎcmouTrr|v yîvovroa tôv
eÇcoGev etç âocuTaç âyouaoa, f] ôè ôpocau; koct' èKi:ouTrf]v yîveTai, cbç
Kai ô TTOinxi')!;"
OUTE TOI ÔÇÛTOCTOV KEÇaXfjC; èvÔÉpKETOV ÔOOE,
olov « où ôûvavTod oou oî 6(p9aXuol èK KEcpaXfic; ettî ttoXù ôtr|KOVTEc;
tiXeiotov tôttov im&EÎv ».
Ce texte, dont la formulation est moins nette qu'il ne semblerait à
première vue, doit, pensons-nous, se traduire ainsi :
« Les verbes dont l'acception est fondée sur une sensation8 se cons
truisent en prenant, dans les cinq cas, le génitif et l'accusatif (...) mais

4. Cf. R. HOVEN, ibidem, p. 79, note 16. Nous avons, de notre côté, étudié
les sources du livre IV de cette grammaire, dans Théodore de Gaza, Introduction
à la grammaire, livre IV : A la recherche des sources byzantines, dans Byzan-
tion, XLIV (1979), p. 133-155 ; Théodore de Gaza et Apollonius Dyscole. Sur un
problème de sources, dans L'Antiquité classique, XLVIII (1979), p. 169-179. Du
point de vue de la problématique de la syntaxe dans cet ouvrage, cf. notre article
Théodore de Gaza. Introduction à la grammaire, livre IV : pour une lecture cri
tique, à paraître dans les Cahiers de l'Institut de Linguistique de Louvain, 1980.
5. Lessico sintattico Laurenziano, Università di Messina, Collana di Studi
Classici, I, Naples, 1961.
6. Anecdota graeca e codicibus manuscriptis Bibliothecae Regiae Parisiensis
descripsit L. BACHMANN, 2">« vol., Leipzig, 1828 ; rééd. anast., Hildesheim, Olms,
1964.
7. P. 82.
8. Que niâç ait le sens de tivoç, n'a pas de quoi étonner puisque telle est déjà
la tendance dans la Koivii.
PSYCHOLOGIE ET TRANSITIVITÉ CHEZ LES GRAMMAIRIENS GRECS 213

les verbes fondés sur la vision s'emploient avec le seul accusatif (...)
car si les autres sensations se réalisent suivant une introduction des
éléments extérieurs qu'elles amènent à elles, la vision par contre
s'opère par projection vers l'extérieur, comme en témoigne ce vers
d'Homère (Y 477) : et de ta tête, les deux yeux ne s'exorbitent pas
dans une vision d'une acuité totalement extraordinaire ; autrement
dit : tes yeux qui balaient un vaste champ ne peuvent pas sortir de ta
tête pour embrasser un immense espace ».

On lit dans l'autre lexique anonyme la même explication, à ceci


près qu'on voit souligner le caractère actif des verbes de sensation
autres que de vision, et que cette insistance constitue probablement
— nous y reviendrons en temps voulu0 — une erreur d'interprétation :

Ta Ttpôç ori'o9r|aiv Xajiêavô^Eva, irpôç dcKor]v, yEÛoiv, ôa(ppr|oiv, Kai


irpôc; y£viKf)v Kai a'maTiKr|v, oîov' ôckoûg) tôv Xôycov kcù toùç Xô-
youç... xà [iévxoi Tfjc; ôpâaEcoç irpôç (iôvr]v aiTiaTiKr]v, olov pXé-rcco
toùç àvepôirouç, ôpô... 'Ettelôt) ai dXXai aia0r)OELç Kcrtà etcmou-nriv
ytvovToa, toutéoti èK tûv èKTÔç eîç tocûtocç ttéuttouoiv, Kai outcoç
ÈvepyoG^iEv, f] &è ôpaaiç Kocrà âKTto^irr|v, cbç Kai ô TtOLr|Tr|(; <vf 477>'

où6é toi ô^ûxaTov KE(paXf|q KaraôépKETai ôooe10.

Texte très proche, on en conviendra, de Michel le Syncelle chez qui


nous lisons11 :

Ta -ripèç aio"9r)ai.v XauêavôuEva, Ttpàc; àKor|v, yEÛaiv, ôocppriaiv, Kai


irpôc; y£viKr)v ouvTâoaExai Kai irpôç aÎTiaTiKi^V ôkoûco aou Kai
ôckoûco oe... Ta ^tÉVTOi Tfjc; ôpâoEcoç irpôc; u6vr|v aÎTiaTiKf)v ouvrâaaE-
xai, oîov' pXÉTtco oe, ôpô oe, etteiôï] aï dXXai alo9r|aEi(; kot' Etcmou-
Ttriv yîvovTai., toutéotiv £k tôv éktôc; eîç TaÛTaç Ttéiiiiouoi, Kai outoç
èvEpycûvrai, xà oè Tfjc; ôpâaEcoc; KaT* èKiiouTrr|v, gdç ô n:oir|Tr|q 5nXoî

oùôé toi ô^ÛTaTov KEcpaXfjc; èK&ÉpKETaL ôaaE.

Théodore de Gaza, quant à lui, n'évoque cette théorie que de ma


nière allusive, se contentant de souligner que ôpô régit l'accusatif à
cause du caractère de « grande manifestation » (vers l'extérieur ? ou
de grande netteté ?) et d'expansion : tô oè ôpô, aÎTiaTiKT], oià tô
èvapy£OTàTr|v EÎvai Tr|v ôi|nv Kai èiti itXéov otV|K£iv, Kai Ta toûtoiç
auvcovunoûvra, ôpô^iai, 9EÔ^ai1=. Formulation appauvrie et trop
concise mais que nous croyons pouvoir inscrire, sous réserve, dans
la tradition dont nous repérons maintenant les jalons.

9. Cf. p. 215.
10. BACHMAN'N, t. II, p. 314.
11. § 89.
12. Pour des raisons pratiques, nous utilisons l'édition de Bâle, 1529, que pos
sède la bibliothèque de l'U.C.L., après avoir vérifié la concordance du texte avec
plusieurs éditions antérieures. Le passage en question figure au f. 133r.
214 LES ÉTUDES CLASSIQUES

Son contemporain, Constantin Lascaris, est heureusement plus


explicite et, grâce à lui, nous pouvons être sûr de démasquer la sour
ce : rà ôè Tfjç ôpâaEGùç (iôva, alxiorriKfj, ôpû, pXéitco, ctkotccô, eî&ov"
Kaxà yàp tôv ôeivôv 'A-rtoXXcôviov al âXXai. aîo9il|a£iç kot' £icm:o(j.Ttf)v
yivôjiEvai, toutéotlv èK tûv èKxôç e'iç éauxàç Xauêàvouaai, èvep-
yoOaiv, f) &è ôpacnç Kax' £KTto[rn:r|V, xouxécmv à(p' êaoxfjç e'iç xà ôpcô-
(i£va xf)v èvépyEiav ttéuttei13.

On a bien lu : c'est à Apollonius Dyscole, le père de la syntaxe


grecque, que Constantin Lascaris attribue la paternité de l'explication.
Ajoutons qu'il est indispensable de remonter jusqu'à lui pour en avoir
la pleine intelligence.

C'est dans le livre III de son rkpi Zuvrâd,£coç (F, 162 à 171)
qu'Apollonius envisage la construction des verbes. D'emblée le pro
blème qui nous occupe est posé : l'action exprimée par les verbes de
perception paraîtra peut-être ne pas recevoir de traitement régulier
(cohérent) puisque le verbe aîa8âvEa9ai et ceux qui correspondent
à un secteur de cette perception, tels que ôckoôeiv, 6a(|>paiv£a0ai, yeû-
EaGai, ôbrxEa6ai, régissent le génitif, alors que |5Xétteiv et ses synony
mes ôpâu,ai, ÔEcôfiai, Xeûooco, ôépHo^ai, ôtcxeûcd, entraînent l'accu
satif14. Et Apollonius d'entreprendre la justification de cette diver
gence qui lui paraît légitime (xal ôokeî ^ioi xà xfjç auvxâÇecoç Ttâvu
ôeôvxcûç Ka9iaxaa6ai. ibidem).

Lisons son raisonnement dans une traduction que nous voulons à


la fois exacte et interprétative, une traduction littérale étant imbu
vable : la référence au texte grec en convaincra le lecteur15 : « Les

13. f. k IVv de l'édition de Florence, 1512 (mêmes justification et précautions


que celles énoncées dans la note 12).
14. r 169. Voici le texte d'Apollonius : touç aô^ei yt\ èÇeoiiaXioSou tf èK tûv a'.o9i^-
aecov êvépyEia ètit'i aùxù tô aio9<ïvEa8ai èiti yEV^Kriv fépEtai, Kai ïti ta iiepiKOTEpov irapa-
Xa(j6ctvôiJEva, tô âxoÛEiv, tô 6a<fpaivEaeai, yEÛEo9at, &rntaSai- où ^v £ti xà f5\éiTEiv (èitl
yàp alTiorriKriv <fép£tai) Kai Ta toûtu ouvuvu(ioûvra, ôpû[ia[ at, SEÛijat ae (...) Xeûooco,
ÔÉpKOtlOU ÔTTTEÛCO.
15. Les écrits d'Apollonius se distinguent par un tour méandreux et tortueux,
coupés qu'ils sont à maintes reprises par des incisions qui, loin d'éclaircir, finis
sent par cacher le fil de l'exposé.
Voici donc le texte grec sur lequel nous nous fondons (F, 170-171) : Aï (ièv oov
ek tôv a'o9i^oE&>v &icc9éoELç iTEÎaiv àvocXanêàvouai T1hv àuô tûv ê^&>9ev, EtyE Kai dKOuoicoc;
èTTEioioûoa Tp àKofj f] (fcùvr) Trpoo6iaT(9rioi tô ôXov oô^ta' oï te yàp tôv -rrpiôvcùv fjxot Kai
ai (Jpovrai oùx ÛTrExonévr)v ^xouai ttiv dcKoi^v Tfî ffcùvrj" toû névroi Trà9ouç èyyi^Ei f] KaTà
yEviKfiv aûvraÇiç, Ka9co<; EÏTrotiev où tiévroi tiExà TTiq ùttô Ta Tfjt; ouvràÇEcùç ytvETai, Ka9ô
Kai âvépytia aûvEcmv i"| yEvo(jévri èK xf)t; 6ta9éaEC0(;, èirsi tô âitTEo9at het" èvEpyEiaç Kai
avTiotoTi9ETai Btà Tfjt; tôv 9ep(xôv èTtaipîjc; f\ t(iuxpôv f\ ôXXav tôv toioûtcov oOtuç éxec
tô ôa<fpalvEo9ai, tô yEÛEoSar itEpiaaôv âv EÎn itEpi tr\q tôv toioûtuv dvri6ia9éoEuç 6ia-
XatiôdvEiv, Ka9ô Ttpô6r|Xôv èoxiv cbq dEi t\ yivo^iévn tôv iriKpôv yEÛaic; àvri&iaTl9r|Oi i?\v
yEÛotv Kai tôv &uoco6ôv < î') ôo^priaiç > tt)V ôaçpr)oiv.
"H yE ^ifjv èK toû ôpâv &tà0EOic; èvapysordcTri èoTiv Kai èiti irXéov 6ia(5iôaÇojiévn, ûç
kcIkeîvo (japTupEÎ
< Y 477 > où té toi ô^ûtotov KEfliaX^c; èK&épKETOv ôooe. Où6è yàp elç tô àvTiira9EÎv
ùttô ê£co9ev EÙ&LàÔETOc;, èîTEi tô irpoo&iari6èv EÎpyETai ûitô Trjc; KaratiûaEcoc; tôv ô(p9aX^ôv.
PSYCHOLOGIE ET TRANSITIVITÉ CHEZ LES GRAMMAIRIENS GRECS 215

dispositions liées aux sensations impliquent une affection que l'on


subit en provenance des éléments extérieurs, puisque (par exemple)
même contre notre volonté, le son qui pénètre par l'audition envahit
de surcroît tout notre corps — de fait, le bruit des scies et le gron
dement du tonnerre ne se limitent pas à une audition liée au seul
son —. Or c'est le génitif qui est le cas connaturel à ce qui est subi ;
non certes précédé de ûttô, car il ne s'agit pas de dispositions pure
ment passives mais de dispositions qui mélangent l'actif et le subi :
ainsi en est-il dans le jeu du toucher, du flair, de la gustation. Par
contre la disposition qu'implique la vision est purement active, et est
plus transitive que celles qui sont liées aux autres sens ; car l'action
de voir exclut toute « agression » subie de l'extérieur : une telle « in
vasion » est barrée par le simple clignement des yeux ».

Nous percevons au travers de ce raisonnement la volonté d'expli


quer de façon décisive ce qui apparaît comme un contraste dans la
syntaxe des cas. Cette volonté de creuser au plus profond amène à
le fonder sur le mécanisme même de la sensation, et cette explication
débouche sur une conception de la transitivité que l'on pourrait résu
mer par l'équation suivante : accusatif = action pure = transitivité
= action dont on a la maîtrise.

Que la sensation dont on a la maîtrise et celle qui nous pénètre


même contre notre volonté ne soient pas rendues par l'opposition
koct' èicn:onirr|v et kcct' eîcmouTrr|v ne nous étonnera pas. Nous som
mes une fois de plus en présence d'un exemple de simplification, en
une formule lapidaire, des théories complexes d'Apollonius. Nous
croyons par d'autres recherches que le responsable de la « mise en
formule » est Michel le Syncelle, mais, dans cet article, nous n'avons
pas à développer ce point de vue, qui est secondaire10.

Au passage toutefois, faisons justice de l'erreur d'interprétation


qui consistait à insister sur l'action à propos des verbes autres que
ceux de la vision17. C'est le contraire qu'il eût fallu faire puisque le
caractère actif des verbes tels que ôckoûw, etc. n'est invoqué par Apol
lonius que pour expliquer l'absence de ûttô propre au pur passif. La
véritable action, pour Apollonius, se trouve dans les verbes de vision,
non dans les autres.

Si discutable que soit l'explication d'Apollonius, on ne peut s'em


pêcher de lui reconnaître le mérite de la cohérence. En effet, le même
principe départage la construction de (piXeîv avec l'accusatif et celle
de èpâv avec le génitif18 : la disposition psychologique impliquée dans
est une action pure sans idée de réciprocité, prouvée du reste

16. Nous renvoyons, sur ce point, à l'introduction de notre édition.


17. Cf. p. 213.
18. r 172.
216 LES ÉTUDES CLASSIQUES

par son aboutissement dans l'éducation ; la disposition impliquée dans


«PiXeîv s'apparente à celle qu'impliquent ttociôeûeiv, Si&âaKEiv, tieîGeiv ;
par contre épâv suppose en plus le retour d'une disposition imposée
par celui qui est aimé (contraste analogue à celui qui opposait les
sensations envahissantes et la vision dont nous gardons la pleine
maîtrise) :

ô' ôti Koci tô (JiiXeÎv toû èpâv ôioiaei kocGôtl f\ [iiv ek toO
èyyivouivn 5iâ9EOiç èvEpyeîaç; ôvoua or|(ia[v£i" ot yoûv <pi-
XoGvteç ■nm&EÙouaiv, TiâXiv xfjç ôiocSeoecoç Koivfjç toîç itpoKei^iÉvoic;
ait' a'iTiaTLKT]v auvTEivoûanc;' outcdç I)(el Kai tô ôi&âaKEiv Kai tô tteî-
Geiv" tô ys ^ir|v ipâv ôuoXoyEÎ tô TtpoaôiaT[0Ea9ai ûttô toG èpcojiévou.

Et cette théorie, comme celle qui concerne les verbes de percep


tion, trouvera écho dans l'enseignement grammatical ultérieur. Ainsi,
Michel le Syncelle19 :

Motéov ôti tô èpû Kai tô (JhXô âXXr|Xcûv &ia(pÉpouoi' tô yàp èpû


Ttâ9ouq uetéxei Kai 5ià toûto upàç yEVLKr]v ouvTâaaETai, tô ôè <piX<2>
Ttpôç aiTiariKTiv" (piXEÎ yàp ô 6EÎva tôv uiàv aÙToû, àXX' oùxi « èpâ ».
Mais bien malin qui pourrait, sans remonter aux sources, saisir la
portée exacte de l'explication et de son ancrage dans les réalités psy
chologiques.

L'accusatif apparaît donc, au travers de ces théories, comme impli


quant une action passant à l'état pur et à sens unique du sujet vers
l'objet. Et telle est bien la caractéristique que le père de la syntaxe
dégage comme fondamentale de ce cas, tel est bien le commun déno
minateur auquel il ramène ses emplois aux multiples facettes :

aï ^ièv o5v èK Tr]ç EÙGeîaq èyyivouévai ôpâaEiç cr^Ebov in aÏTiariKr|V


âîtaaai auvTEivouanv...20 iroXo^iEpEaTécTT] èaùv f] kot' alTiariKf)V aûv-
TaÇiç, èvi auu^covoûaa tô àvaôéx£a6ai tr\v i£, EùGeCaç èvEpyr|TiKf)v
ÔLâ9EC7lV...21

Daniel DONNET,
U. C. L. (Louvain-la-Neuve).

Rue de la Batte, 9
B 6268 Aiseau.

19. I 90.
20. T 159.
21. T 168.
LATET ANGUIS IN HERBA
LES DÉVELOPPEMENTS
D'UN THÈME ÉPIGRAMMATIQUE

À la mémoire de René Henry

Aucun profane ne s'aventure dans le Culex sans crainte d'y lever des difficul
tés de tous ordres. Comme on sait, le poème appartient à VAppendix Vergiliana
qui n'a cessé de poser maints problèmes et a suscité une telle littérature qu'en
moins de cinquante ans, deux éminents spécialistes ont rédigé une mise au point
bibliographique et critique1. Sa lecture nous y a cependant fait découvrir
l'affleurement d'un thème peu étudié jusqu'ici, dont nous croyons pouvoir
esquisser l'histoire.

Nous ne pouvions songer ici à reprendre, après tant d'autres, l'examen com
plet de la structure de l'oeuvre. D'ailleurs, personne n'ignore qu'elle est particu
lièrement touffue. Dans une sorte de récit bucolique, le poète raconte comment
un berger est tiré de sa méridienne par la piqûre providentielle d'un moustique
qui, en l'éveillant, lui permet d'échapper à un dangereux serpent. La nuit sui
vante, l'ombre du cousin que le pâtre a écrasé par mégarde vient hanter ses rêves
et lui réclame une sépulture décente.

D'illustres philologues ont souligné avec bonheur maintes rencontres avec des
textes grecs. Ainsi, l'apparition de l'insecte rappelle celle de Patrocle dans le rêve
d'Achille. La comparaison des textes est éloquente. Dès qu'un sommeil plus
léger eut envahi son corps (se. celui du pâtre) et que ses membres alanguis eurent
pris leur repos dans une torpeur profonde, l'image du cousin descendit devant
lui et en raison de sa fin tragique, lui fit en un chant triste reproche de sa mort2.
À l'heure où le sommeil le prenait, délivrant les soucis de son cœur et répandant
la douceur — il avait tant peiné de ses membres brillants quand il chassait Hector
en direction d'Ilion battue par les vents —, arriva sur lui l'âme du malheureux
Patrocle, en tout pareille à lui pour la taille, les beaux yeux et la voix; et son
corps était vêtu des mêmes vêtements. Elle se dressa donc au-dessus de sa tête et
lui tint ce langage3.

1. R. HENRY, Où en est l'énigme de VAppendix Vergiliana ? dans L'Antiquité Clas


sique 6 (1937), p. 357-394; R.E.H. WESTENDORP-BOERMA, Où en est aujourd'hui
l'énigme de VAppendix Vergiliana? dans Vergiliana. Recherches sur Virgile publiées par
H. BARDON et R. VERDIERE, Leyde, 1971, p. 386-421.
2. Culex, 206-209.
3. HOMÈRE, V 62-68.
218 LES ÉTUDES CLASSIQUES

Approuvé par M. Westendorp-Boerma4, ce rapprochement proposé notam


ment par Ed. Frànkel5 nous paraît un peu court. En vérité, les rêves introduits
par la formule crrfj b' àp' imèp K£(poc\f]ç (Y 68) sont loin d'être rares dans
Vépos homérique. C'est de cette manière aussi que le Songe, sous les traits de
Nestor, apparaît à Agamemnon, Iphthimé à Pénélope, la fille de Dymas à
Nausicaa6. Dans le domaine grec, ce phénomène onirique se répète aussi bien
chez Hérodote ou Pindare que chez Isocrate, voire même, dans les Actes des
Apôtres1. Le reproche du v. 213 tu lentus refoves iucunda membra quiète
répond sans doute à ¥ 69 EuÔeiç, aÙTàp e^eîo XE\aa(iévoç etcXeu, 'A/iX-
XeG mais aussi à d'autres vers analogues, dont il est aisé de dresser la liste8. En
relisant ces textes, on constate que le discours des ombres s'ouvre régulièrement
sur une exhortation colorée de reproche9. La présentation stéréotypée de ces
morceaux ne permet pas de rattacher directement10 le passage du Culex à une
source grecque.

D'autant moins que ce type d'apparition relève d'un genre bien connu, dont
les origines remontent haut. Ainsi, d'après Pausanias", ce fut à la suite d'un
rêve que Léandris, épouse du roi de Sparte Anaxandros, fit édifier un sanctuaire
en l'honneur de Thétis. À propos d'une loi proscrivant l'érection de lieux de
culte par des particuliers, Platon mettait déjà en garde contre ce genre de dévo
tion né de la peur, des visions et des rêves12. Les dédicaces de l'espèce continuè
rent néanmoins de se multiplier par la suite, comme en témoignent les inscrip
tions. Quelques exemples suffiront à le montrer. Ainsi, vers 200 avant notre ère,
un prêtre reçut de Sarapis, lassé de vivre en garni, l'ordre de lui construire une
maison qui lui appartînt en propre13. Ailleurs, on trouve les règles d'une maison
de prières communiquées par Zeus au cours d'un rêve14. À Patmos, on exhuma
une dédicace commandée pendant le sommeil par l'Artémis locale à une pieuse

4. R.E. H. WESTENDORP-BOERMA, o.L, p. 399.


5. Ed. FRÀNKEL, The Culex dans Kleine Beitràge zur klassischen Philologie, t. II,
Rome, 1964, p. 184 = Journal of Roman Studies 42 (1952), p. 2.
6. Respectivement HOMÈRE, B 18-22; 5 795-803; f 20-24.
7. HÉRODOTE, I, 34; II, 139; 141 ; V, 56; VII, 12; PINDARE, Olympiques, 13, 92-
102 ; ISOCRATE, 10 (Éloge d'Hélène), 65 ; Actes, 32, 11. Voir E. R. DODDS, Les Grecs
et l'irrationnel, Paris (trad. M. Gibson), 1977, p. 110-111.
8. Voir, par exemple, B 23-24.
9. Voir, par exemple, & 804 : EO&eiç, nrivtXôiïEice, <pO.ov TETinnévov fjrop ; Ç 25 :
NccuoLKàcc, tl vu o' c5&E heôï^ovoc yElvaxo nnxrip.
10. N'en déplaise à FRÀNKEL, /./. qui écrit sur un ton badin: «I beg your pardon, I
seem to be mixed up with my parallells ; it was not, of cause, the ghost of Patroclus that
came to the goatherd, but a hardly less moving, the ghost... of the deceased gnat.»
11. PAUSANIAS, III, 14, 4. C'est à des interventions semblables que serait due aussi
l'érection de maintes statues cultuelles: PAUSANIAS, III, 16, 1 ; VIII, 42, 7. Le peintre
Parrhasios donna à Héraclès qu'il peignit à Lindos l'attitude sous laquelle le héros lui
apparut en rêve. C'est au moins ce qu'il mentionna dans Pépigramme qu'il joignit au
tableau en guise de signature (ATHÉNÉE, XII, 543 f-544 a).
12. PLATON, Lois, X, 910 a (voir aussi Epinomis, 985 c).
13. DITTENBERGER, S.I.G. \ 663 (trouvée au Serapieum de Délos).
14. 5./.G.3, 985, 1. 4.
LATET ANGUIS IN HERBA 219

Zoïs15. On voit par conséquent que le fantôme du cousin a d'illustres précédents :


ils s'appellent Patrocle, Nestor, Thétis, Sarapis, Zeus, Artémis, et un examen
plus minutieux conduirait sans doute à d'autres découvertes. Cependant, la
genèse de l'épisode paraît aussi tributaire d'autres sources, dont nous voudrions
montrer des développements inattendus. Donat écrit à propos de Virgile16: //
composa aussi la Ciris et le Culex à l'âge de seize ans. Le sujet est le suivant: un
pâtre, fatigué par la chaleur, s'était endormi au pied d'un arbre; sortant d'un
marais, un serpent rampait dans sa direction; un moustique le devança en volant
et lui enfonça son dard entre les deux tempes (sic) ". Mais le pâtre écrasa aussitôt
le moustique, tua le serpent, érigea un tombeau en l'honneur de l'insecte et com
posa un distique. Le savant commentateur cite alors les deux derniers vers du
Culex:

Parve culex, pecudum custos tibi taie merenti


funeris officium vitae pro munere reddit18.
Cousin menu, le pâtre qui te doit un tel service,
en échange de la vie, te rend les honneurs funéraires.
En fait, «tout le poème (a) été composé pour amener l'épigramme finale»19. Le
résumé de Donat laisse deviner les éléments d'un plan que l'on peut analyser
comme suit :

a) Un personnage s'aventure étourdiment en terrain inconnu.


b) II est mis en présence d'un danger inattendu.
c) II doit le salut à une intervention tout à fait fortuite.
d) II remercie par une offrande.

Cette structure narrative caractérise aussi une série de poèmes de l'Anthologie


grecque, dont voici un échantillon20: Quittant Pessinonte en Phrygie, c'était à
Sardes que voulait se rendre, en proie au délire et livrant aux vents sa folle cheve
lure, le chaste Atys, camérier de Cybèle; mais le souffle sauvage de la déesse
ombrageuse qui l'emportait se refroidit, tandis que le galle cheminait dans l'obs
curité vespérale; dans une grotte s'enfonçant dans la terre, il pénétra, déviant
quelque peu de sa route. Un lion s'élança sur ses pas, cause de frayeur pour des
hommes courageux, mais, pour un galle, d'une indicible terreur. Atys, sous
l'effet de la peur, restait alors sans voix; mû ensuite par une inspiration divine, il
allongea les mains vers un tambourin bien tendu. Aux sourds mugissements de la

15. S.I.G.3, 1152 (peu avant le milieu du IVe siècle de notre ère). On trouvera d'autres
références dans E.R. DODDS, o.L, p. 130, n. 31-32 à la p. 113.
16. DONAT, Vie de Virgile, p. 4-5 Brummer.
17. La maladresse figure bel et bien dans le texte du commentaire, qui renvoie implicite
ment au Culex, 185-186. Dans un style fort laborieux, le poète indique que le dard
s'enfonce dans la pupille, à la commissure des paupières.
18. Culex, 413-414.
19. J. HUBAUX, Les thèmes bucoliques dans la poésie latine, Bruxelles, 1930,
p. 105.
20. Anthologie, VI, 220 (DIOSCORIDE).
220 LES ÉTUDES CLASSIQUES

caisse, la bête plus hardie que tous les autres quadrupèdes s'enfuit plus vite que
les cerfs, ne pouvant supporter d'entendre ces bruits sourds. Le galle s'écria:
«Mère, sur les bords du fleuve Sangarios, je t'offre, en rançon de ma vie, une
chambre sacrée et cet instrument sonore qui fut cause de lafuite d'un monstre11.

Comme on voit, l'épigramme a des structures répondant exactement à celles


du Culex:
a) Entrée d'un galle dans une grotte inconnue.
b) Arrivée imprévue d'un lion.
c) Salut dû à un réflexe machinal.
d) Offrande à titre de remerciement.

Comme la plupart des autres22, elle appartient à la Couronne de Méléagre.


Celle que l'on doit à la plume de Léonidas s'inspire d'un tableau. P. Waltz23
voyait en elle la pièce la plus ancienne, qui aurait donné l'idée des autres produc
tions du même style. Nous croirions plus volontiers, avec Wilamowitz et Gow-
Page24, que la priorité revient au poème de Dioscoride. Dans la série, l'épi
gramme de Léonidas est la seule à ne pas mettre un galle en scène. Toutefois,
même celles de Dioscoride, Simonide, Alcée et Antipater pourraient elles aussi
dériver d'une source picturale unique : Varron rappelle l'existence, dans un sanc
tuaire de l'Ida, d'un tableau représentant un lion charmé par le son des tambou
rins et apprivoisé par des galles25. Aussi les vers de Léonidas nous paraissent-ils
une variation sur un thème connu et le fruit d'une recherche d'originalité. Les
dédicaces faites par des galles semblent avoir continué à inspirer les poètes : la
Couronne de Philippe a, elle aussi, accueilli une œuvrette du même genre, d'un
nommé Antistius26.

Néanmoins, l'épisode du Culex fait jouer d'autres images. D'après des sources
paroemiographiques27, un riche berger de Cos, Kissamis, avait tué un serpent qui

21. Nous avouons ne pas comprendre pourquoi P. WALTZ, dans son édition de
VAnthologie grecque, \" partie, t. III, 2e édition, Paris, C.U.F., 1960, p. 4 et n. Il, écrit
que ce poème ne contient pas «la mention expresse d'une consécration».
22. Anthologie, VI, 217-219 et 221, respectivement de Simonide, Alcée, Antipater de
Sidon et Léonidas de Tarente. En fait, quoi qu'en dise P. WALTZ, /./., seule l'épigramme
d'Antipater omet toute mention d'une épigramme.
23. P. WALTZ, o.l., p. 22 et 113, n. 2.
24. WILAMOWITZ, Hellenistische Dichtung, t. II, Berlin, 1924, p. 292 n. 3; GOW-
PAGE, The Greek Anthology. Hellenistic Epigrams, t. II, Cambridge, 1965, p. 246.
25. VARRON, Satires,"Ovo<; Xùpaç.fr. XVII Bucheler = NONIUS MARCELLUS, De
compendiosa doctrina, VIII, p. 561, II, 14-16 Quicherat. Voir aussi, cependant, P.
WALTZ, o.l., p. 116 n. 2.
26. Anthologie, VI, 237. On ne peut le situer chronologiquement : P. WALTZ, o.l., p.
184 (index); GOW-PAGE, o.l., t. II, p. 145, n. 2.
27. ZENOBIOS, IV, 64 Leutsch-Schneidewinn : Ktoaocuiç kûoç- oOtoç ?jv toXo-
8pé[i(iaToC toûto cpocolv êyxE^uv êmipcuvcuiévriv koct' 6to<; tô KàXXicrrov râv npoêàtuv
àpmïÇEiv, Kai tôv K[aoa(nv àvEXeîv ocùti'iv (paivo(iévr|v ôè aùtô koct1 ôvap, keXeGooci
KOrta8<S[i)jai aùxi\v Tàv 6e [xr\ (ppovrCaocvra, itayyEveî âm>Xéo8ai.
Nous ne voyons pas le moyen d'établir pour l'anthroponyme une graphie certaine: voir
aussi HESYCHIOS, s.v. Kpioaniç; PHOTIOS, s.v. Kploatnc; et la Souda, K 2441, s.v.
LATET ANGUIS IN HERBA 221

venait chaque année prélever la plus belle bête de ses troupeaux. Hanté dans ses
rêves par l'ombre du reptile qui lui réclamait une sépulture, l'homme refusa
d'obtempérer. Par la suite, il périt avec toute sa famille. Le motif du rêve rap
proche le Culex du conte coaque mais s'inscrit aussi dans le cadre commun de la
religiosité populaire.

Nous croyons cependant pouvoir affirmer que les épigrammes du recueil de


Méléagre ont éveillé des échos ailleurs que dans YAppendix vergiliana. Un long
poème didactique attribué à tort à Orphée et traitant des propriétés magico-
religieuses des pierres28 raconte une histoire analogue, dans le prologue précé
dant les révélations. Sur le chemin qui le conduit au sanctuaire d'Hélios où il va
faire un sacrifice, le narrateur rencontre un sage appelé Theiodamas. Il invite
celui-ci à l'accompagner et lui fait part de l'aventure qui l'a obligé à rendre régu
lièrement au dieu cet hommage. Un jour de son enfance où il faisait la chasse à
une couple de perdrix, sa poursuite l'entraîna près du sommet d'une colline.
C'est le moment que choisirent les deux oiseaux pour s'élever brusquement dans
les basses branches d'un chêne. L'instant d'après, l'enfant se trouva nez-à-nez
avec un serpent prêt à l'avaler. Par bonheur, il eut l'esprit de grimper sur un
autel que les Anciens avaient dédié au Soleil à cet endroit et d'y saisir une bran
che, qui achevait de s'y consumer, pour se défendre des assauts du monstre.
Toutefois, il n'eût pas échappé à la mort sans l'arrivée providentielle de deux
chiens de son père, qui détournèrent l'attention du serpent. Son père décida de
commémorer désormais le sauvetage par un sacrifice régulier: noble tradition
qu'à sa suite, le fils perpétua. D'ailleurs, ajoute le narrateur, rendons-nous-y
tous les deux, car le site est agréable à souhait. Pour le remercier de son récit,
Theiodamas s'engage à lui révéler des secrets29 qui lui permettront à la fois de se
gagner la faveur divine30 et de se protéger des serpents31.

Dans le poème grec, l'introduction narrative est donc, au point de vue de la


composition, le support d'une œuvre à « tiroirs ». Il en est de même dans le Culex
où l'apparition du cousin prélude à une interminable Nékyian. Toutefois, le

Kplaamç. Le nom propre K ptoamç est bien attesté à Cos. Il figurait notamment dans
la généalogie d'Hippocrate : voir Alf. LAUMONIER, Les cultes indigènes en Carie, Paris,
1958, p. 687. Le rapprochement avec cette anecdote n'est d'ailleurs pas nouveau: voir
SCHANZ-HOSIUS, Geschichte der rômischen Literatur, t. II, 1, 4e édition, Munich,
1935, p. 77 (VIII, 2 du Handbuch de Walter OTTO).
28. La dernière édition critique de ce texte est l'œuvre d'E. ABEL, Orphei Lithica acce-
dit DAMIGERON De lapidibus, Berlin, 1881 (repr. Hildesheim, 1971). Celle de MELY
dans Les Lapidaires de l'Antiquité et du Moyen Age, t. II, Les Lapidaires grecs, fasc. 1
(avec la collaboration d'E. RUELLE), Paris, 1898, p. 135-159 n'est qu'une copie, avec des
erreurs typographiques en plus, du beau travail de son prédécesseur. De notre côté, sous la
direction de M. R. Halleux, nous en préparons une nouvelle édition destinée à paraître aux
Belles Lettres dans un recueil des Lapidaires grecs.
29. Lithica, 91-164.
30. Lithica, 172-328.
31. Lithica, 418-761.
32. Culex, 214-384.
222 LES ÉTUDES CLASSIQUES

plan général du récit des Lithica pseudo-orphiques offre des ressemblances plus
marquantes. Ici encore, la narration se subdivise en quatre phases:

a) L'enfant se risque étourdiment en terrain inconnu (Lithica, 105-118).


b) II est mis en présence d'un danger imprévisible (119-140).
c) II doit le salut à une intervention fortuite, l'arrivée des chiens (141-150).

d) II procède à une offrande (151-159).

Cette structure était déjà celle qui caractérisait les épigrammes de YAntholo
gie. Pourtant, les Lithica aussi bien que le Culex ont le même cadre pastoral que
l'histoire de Kissamis. Dans les trois cas, c'est un reptile qui constitue le péril.
L'auteur du poème grec laisse dans l'ombre le sort du monstre : sans doute fut-il,
en définitive, le même que celui du pâtre coaque33. En revanche, la référence au
rêve est un trait propre au Culex et à l'histoire de Kissamis. En somme, la com
paraison fait ressortir qu'une des trois historiettes, le conte de Kissamis, a en
quelque sorte servi de matrice pour les deux autres. Telle est la démonstration
que nous allons tenter de faire maintenant. Nous tâcherons d'expliquer en même
temps les divergences entre le Culex et les Lithica, ainsi que leur portée.

Les analogies entre les deux poèmes sont patentes. De part et d'autre, le héros
affronte le serpent dans des conditions similaires : Alors il aperçut (se. le berger),
posant sur lui un regard menaçant, le serpent tout proche et, très vite, mort de
peur, il s'enfuit, à peine maître de lui et, de sa main droite, arracha à un arbre
une souche vigoureuse. Quel hasard lui avait prêté son aide ou quel vouloir
divin, on hésite à le dévoiler; il eut la force en tout cas d'abattre avec cette arme
l'horrible dos déroulant ses anneaux écailleux. À coups répétés sur la bête qui
luttait et lançait des attaques traîtresses, il lui brisa les os, là où les tempes se cou
ronnent de la crêteM.

Je n'avais pas jusque-là remarqué, s'élevant sur le sol, sa tête et son corps ter
rifiant: il désirait m'avaler sans attendre. Qui m'aurait alors vu battre en retraite
à toute allure n 'eût pas imaginé que j'étais sur la piste de perdrix aussi rapides
que l'ouragan... Que, dans ma peur, j'eusse aimé être un aigle à la vaste enver
gure ou le souffle du vent ! car c'était à mes pieds que le mal se trouvait. À main
tes reprises, il effleura de ses crocs le bout de mon vêtement. Et le monstre m'eût
sans doute englouti plus qu'à moitié, si je n'avais eu l'esprit de grimper preste
ment au-dessus d'un autel qu'avaient construit les Anciens pour honorer le
Flambeau des humains. Il y restait encore, desséchée par le feu, une fourche
d'olivier qu'avait laissée en mourant la braise dévorante. Pour lors, je m'en sai
sis, résolu à affronter le serpent de malheur, et je fis volte-face. Et l'hôte des
montagnes à l'âme terrible bondit du désir de combattre, me voyant animé d'une
envie identique. Il se mit à rouler son dos allongé en spires serrées et jolies: un
anneau sur l'autre alors se vint lover, et puis un autre encore. Par instant, ildres-

33. Les deux chiens qui ont soustrait le bambin aux assauts du reptile sont dits tueurs de
serpents (Lithica, 158).
34. Culex, 189-197.
LATET ANGUIS IN HERBA 223

sait la tête au-dessus de l'autel et son sifflement couvrait largement les éclats de
ma voix. Je frappais la tête invincible de l'hôte des montagnes, lorsque se brisa
net ma grêle baguette à la pointe enflammée35.

Après lecture de cette page, le lecteur a droit à quelques apaisements : pas plus
que le vieillard du Culex, son destin n'était (...) de périr dans l'assaut du fauve à
robe pourpre36. Pourtant, le bambin ne dut pas le salut à une lutte énergique,
mais à l'intervention providentielle de deux chiens. Mais, ce point excepté, les
ressemblances sont manifestes: surprise, émoi, choix de l'arme et combat
acharné contre le serpent caractérisent les deux œuvres.

On y trouve en outre une allusion à des sites consacrés. Dans le Culex, celle-ci
est toutefois amenée sur un ton ironique, où l'on a cru déceler un écho du scepti
cisme lucrétien37. Les deux poètes attachent d'ailleurs une grande importance à
la description du lieu saint. Auprès du bord de l'eau que cachent les vertes fron
daisons, il (se. le berger) se met avec ardeur à façonner un emplacement. Il lui
donne un dessin circulaire et, à son outil, remet un nouveau manche, pour creu
ser dans le gazon du sol et en tirer un autel verdoyant. Le souvenir dans son cœur
le pressa d'achever le travail entrepris et de mettre en un tas le matériel réuni. De
ce grand monceau de terre sortit un tertre qui prit en croissant la forme d'un cer
cle; il entoura l'autel de moellons de marbre poli, gardant en mémoire le souci de
le faire durer, en le munissant d'un rebord. C'est là que pousseront l'acanthe, la
rosé dont la honte empourpre le visage et des violettes de toutes sortes. (...) Tel
les furent les essences qu'il planta sur le tertre™. Le récit des Lithica se termine
également sur ces beaux vers de tonalité toute théocritéenne : qu 'elle est douce la
joie que l'on goûte à l'entour de l'autel de son maître. Vert y est le sol et moel
leuse la couche d'herbe ainsi que l'ombrage sous les ormes touffus. Tout près
jaillit d'un creux dans la roche tendre l'onde claire et bouillonnante d'une source
intarissable à l'accent mélodieux39. Cette symétrie dans la composition des épi
sodes suggère qu'une description de l'espèce était un élément obligé de ce type de
poème. Dans un cas cependant, le pâtre érige un autel nouveau sur un site
réservé d'abord à Diane40. Dans le poème grec, le jeune dévot contribue à main
tenir vivace un culte déjà constitué mais tombé en désuétude à la génération pré
cédente. Au point de vue du rite, innovation s'oppose à rénovation.

Il est plus malaisé de rendre compte des divergences dans la structure narra
tive. Quoique parfaitement intégrée au récit, la chasse aux perdrix, qui ouvre
l'aventure du bambin des Lithica, n'est pas indispensable. L'auteur doit en avoir

35. Lithica, 117-122 et 124-140.


36. Lithica, 141.
37. Fr. LEO, Culex carmen Vergilio adscriptum, Berlin, 1891, p. 67; Ch. PLESENT,
Le Culex, poème pseudo-virgilien, Paris, 1910, p. 160-161 et in/ra, p. 226.
38. Culex, 390-400 et 411. Entre les deux passages prend place un catalogue d'essences
rares.

39. Lithica, 159-163. La description fait penser au début des Thalysies.


40. Culex, 109-110.
224 LES ÉTUDES CLASSIQUES

tiré l'idée d'une épigramme d'Antipater de Sidon offrant comme un premier


crayon de la scène: Oui, je tirais l'éfourneau et la voleuse de semences, la
grue de Bistonie volant dans les hauteurs; je tendais les bras souples de ma
fronde de cuir, moi, l'Alciménès de jadis, et repoussais bien loin la nuée des
oiseaux. Mais, m'atteignant à la jointure de la cheville, une vipère dipsas ino
cula dans ma chair l'amer venin de ses mâchoires et me ravit au soleil; voilà
comment, en regardant dans l'air, je ne vis point le mal se lovant à mes
piedsM. Les deux passages ont en effet plus d'un point commun. La notation
qui ferme l'épigramme rappelle dans les Lithica: Car c'était à mes pieds que
le mal se trouvait*1. La surprise fatale au pauvre Alciménès annonce celle du
pseudo-Orphée: les oiseaux avaient vu, se dressant devant eux, un horrible
serpent qui ouvrait largement des mâchoires mortelles. Attentif aux perdrix
au moment où la bête s'élançait devant moi, je ne l'avais point vue; mes yeux
étaient captivés par les oiseaux*3.

Dans le récit latin, le rôle attribué à une bestiole comme le cousin déséquilibre
l'œuvre à laquelle elle confère une étrange saveur. Toutefois, l'érection d'un
tombeau à un animal minuscule n'est pas une nouveauté : YAnthologie grecque a
recueilli maintes épigrammes destinées à des tombeaux, vrais ou imaginaires, de
sauterelles44, de cigales45 et de fourmis46. En l'occurrence cependant, c'est le
choix du poète qui étonne, à juste titre. De ses deux victimes, seule la plus insi
gnifiante a fait l'objet de sa sollicitude. Or, déjà chez Plaute, le nom du cousin
prenait valeur d'injure47. Pourtant, la tradition religieuse proposait à l'écrivain
un parti apparemment plus judicieux. En effet, en refusant au serpent les
honneurs funéraires, le pâtre pouvait craindre de connaître à son tour le sort
tragique de Kissamis de Cos. Pareille négligence était d'autant plus grave
que le reptile symbolisait souvent un héros48 et était lié à Asclépios49, voire à

41. Anthologie, VII, 172.


42. Lithica, 125 et supra, p. 222.
43. Lithica, 115-118. En fait, la locution du v. 116 ytwv tiXeItiv eccvàroio, littérale
ment une mâchoire pleine de mort est plus vigoureuse que le v. 6 de l'épigramme ...
TÔV êK YEVUCOV TUKpÔV èV£ÎO(X X°*-ov-
44. Anthologie, VII, 189, 190, 192, 197 et 198.
45. Anthologie, VII, 190.
46. Anthologie, VII, 209.
47. PLAUTE, Cassina, 239 : eho tu, nihili, cana culex. Dans une autre tradition, on se
rappellera Matthieu, 23, 24 : guides aveugles, qui retenez le moucheron dans le filtre, mais
buvez le chameau.
48. Ainsi Kychreus apparut sous forme d'un serpent sur les vaisseaux grecs à Salamine
(PAUSANIAS, I, 36, 1) ; un enfant se transforma en serpent devant les troupes éléennes et
provoqua la fuite de l'armée arcadienne : il reçut de ce fait un sanctuaire où on l'honora
sous le nom de sauveur de la cité (PAUSANIAS, VI, 20, 4-5). Erichtonios était représenté
également sous cette forme (PAUSANIAS, I, 24, 7) au pied d'une statue d'Athéna. Pour
d'autres références, voir E. RHODE, Psyché, Paris (trad. A. Raymond), 1928, p. 162,
n. 3; R. FLACELIÈRE, dans son édition de PLUTARQUE, Vies, t. XI, Paris, C.U.F.,
1976, p. 159 (n. à Cléomène, 39, 6).
49. La guérison de l'aveugle Ploutos résulta de l'intervention d'Asclépios accompagné
de deux serpents (ARISTOPHANE, Ploutos, 727-741) ; à Cos, dans une des grandes suc-
LATET ANGUIS IN HERBA 225

Artémis50. Qu'on se rappelle enfin la description ironique du superstitieux dans


Théophraste51 : Et voit-il un serpent dans sa maison, si c'est un serpent joufflu, il
invoque Sabazios, si c'est un serpent sacré, aussitôt il érige à l'endroit même un
sanctuaire.

Cette substitution d'un pioaoGâvaTOç négligeable à un autre dont le mépris


était gros de risques ne semble pas avoir retenu l'attention des commentateurs.
Pourtant, elle oblige à s'interroger sur la signification respective des épisodes
parallèles du Culex et des Lithica. Dans un cas, l'aventure de l'enfant, narrée au
début sur un ton plaisant, tourne vite au tragique et s'achève en une véritable
conversion. Le père, par reconnaissance, puis le fils bénéficiaire de la rencontre
de l'autel divin deviennent d'ardents dévots d'Hélios. L'historiette tourne à
l'édification. Soulignons d'ailleurs que le poète a placé son récit dans le cadre
significatif d'une montagne53. Dans les Bassarides d'Eschyle54, c'était en raison
du culte qu'il rendait à Hélios sur le mont Pangée qu'Orphée fut dépecé par les
servantes de Dionysos. Même dans la tradition païenne, la montagne était un
lieu saint propice à des révélations. C'est là que Tat entendit de la bouche d'Her
mès Trismégiste un discours secret traitant de la régénération et du silence55. Tel
fut aussi l'endroit où, dans le rêve mystique du futur Julien l'Apostat, Hermès
conduisit son jeune protégé pour lui révéler les merveilles d'Hélios56. Ce dernier
rapprochement permet de conclure que le symbole de la montagne était d'un
emploi relativement fréquent dans la littérature hermétique : en effet, dans les
Lithica, les v. 1-90 apartiennent à la littérature inspirée par cette tradition57.
Toutefois, le passage de Julien permet d'éclairer la signification de l'épisode des

cursales du dieu, Coccalé et Cynno s'acquittent d'un vœu à la suite d'une guérison
obtenue et, sur le point de sortir, l'une d'elles dépose un gâteau dans la gueule du ser
pent (HÉRONDAS, Mimes, 4, 90-91); si l'on en croit les inscriptions miraculeuses
d'Épidaure, c'était un reptile qui avait, durant son sommeil, guéri un consultant d'un
abcès à l'orteil (miracle 17 de R. HERZOG, Die Wunderheilungen von Epidauros,
Leipzig, 1931 = Philologus, Suppl.-Bd., XXII, 3) que traduit Éd. DES PLACES, La
religion grecque. Dieux, cultes, rites et sentiments religieux dans la Grèce antique,
Paris, 1969, p. 237. À son réveil, le malade déclara avoir vu un beau jeune homme lui
appliquer un pansement. L'animal était évidemment un substitut de la divinité (E. R.
DODDS, o.L, p. 119).
50. THÉOPHRASTE, Caractères, 16, 4.
51. Sur les légendes où Artémis est liée à des serpents, voir J. BONNET, Artémis
d'Éphèse et la légende des sept dormants, Paris, 1977, p. 33-35.
52. À ce propos, voir E. RHODE, o.L, p. 331 et Vexcursus 6 des p. 611-613.
53. Lithica, 105 et 157.
54. Ps.-ÉRATOSTHÈNE, Catastérismes, 24 p. 140 Robert = T 113 Kern. Pour
d'autres témoignages, voir A. NAUCK, Tragicorum graecorum fragmenta, 2e (repr. Hil-
desheim), 1964, p. 9-10.
55. Corpus Hermeticum, 13, 1 II, p. 200 Nock-Festugière.
56. JULIEN, 7 (Contre Heracleios), 22, 230 b-d. Pour d'autres références, voir la note
1 de A. D. NOCK et A.-J. FESTUGIERE, dans leur édition du Corpus hermeticum, t. II,
Paris, C.U.F., 1946, p. 200-203.
57. Nous avons traité ce sujet dans un article à paraître dans L'Antiquité Classique 50
(1981) sous le titre Entre Hermès et Zoroastre. Observations sur la datation traditionnelle
du Lapidaire orphique.
226 LES ÉTUDES CLASSIQUES

Lithica. Quand Hélios s'adresse pour la première fois au jeune prince, celui-ci
est toujours à flanc de montagne58. Le dieu précise: mais tu es jeune et non
initié59. En fait, ce n'est qu'au sommet que se fera la révélation suprême, sous la
forme d'une série de recommandations morales60. L'ascension dans les Lithica
correspond aussi, semble-t-il, à l'effort ascétique que requiert tout progrès vers
la connaissance61. En effet, Theiodamas profite de cette longue marche pour
prodiguer son enseignement. In extremis62, le poète ne manque pas de rappeler :
et durant notre marche vers le sommet herbu, ce récit a vraiment adouci pour
nos pas les rudesses du sentier.

Tout autre est le climat religieux du Culex, comme on le voit dès l'entrée du
poème63 : Nous avons joué, Octave, des accords inspirés par la frêle Thalie et
formé, comme l'aragne menue, une esquisse fragile. Ce fut pour nous un jeu.
Qu'on nomme ainsi nos chants, pourvu que l'œuvre garde, en traitant un sujet
enjoué, une ordonnance historique et rappelle l'accent de chefs bien connus.
Qu'importe l'envieux. Qui contre les badinages et la muse s'arme de critiques
leur devra des titres et un renom pesant moins qu 'un cousin. Il était malaisé
d'avouer plus clairement des intentions parodiques: l'idée de jeu est exprimée
aux v. 1, 2, 4; celle de dérision au v. 6. D'ailleurs, d'autres passages portent la
trace de l'humeur sceptique du poète : quel hasard lui avait prêté son aide ou
quel vouloir divin, on hésite à le dévoiler64. La substitution d'un culex minuscule
au serpent auquel le pâtre eût dû réserver sa dévotion nous paraît traduire la
même ironie à l'égard de la religion traditionnelle. D'ailleurs, dans le tissu même
du récit, les vers que nous venons de citer invitent à y prendre garde et indiquent
la véritable portée de l'épisode.

Cependant l'aventure de Kissamis s'achevait tragiquement: c'est là une con


tradiction formelle avec le dénouement du Culex et des Lithica, en sorte que l'on
doit bien supposer un intermédiaire perdu. L'événement banal qu'a constitué le
meurtre d'un serpent suivi de la mort du berger qui le tua et de sa famille a fourni
la trame d'une épigramme à tendance moralisatrice. Cette œuvrette a dû voir le
jour sous la plume d'un écrivain de Cos65. Quant aux analogies de struc-

58. G. ROCHEFORT, dans son édition de L'EMPEREUR JULIEN, Œuvres complè


tes, t.II, 1, Paris, C.U.F., 1963, p. 79, n. 1.
59. JULIEN, o.l., 22, 231 d.
60. Ibid., 22, 233 c - 234 c.
61. L'idée de la montée mystique est préfigurée par le symbole des chevaux haletants
qui conduisent le Soleil en direction de l'Occident, c'est-à-dire d'abord vers le zénith
(Lithica, 88-90). Or le poète a déclaré juste avant (87-88) que Zeus n'accorde pas la clé des
secrets si l'on ne consent un effort au préalable.
62. Lithica, 773-774.
63. Culex, 1-7 : nous adoptons le texte procuré par W. V. CLAUSEN pour l'édition de
VAppendix Vergiliana, Oxford, 1966 des Oxford Classical Texts. L'archaïsme «aragne»
est destiné à rendre l'étrangeté de la voxsingularis araneolus du v. 2 (voir Ch. PLÉSENT,
Le Culex, poème pseudo-virgilien. Édition critique et explicative, Paris, 1910, p. 93).
64. Culex, 193-194 et supra, p. 223.
65. L'hypothèse avait déjà été, au moins à propos du Culex, formulée par KROLL, art.
Krisamis dans R.-E. XI, 2 (1922), col. 1892.
LATET ANGUIS IN HERBA 227

ture que nous avons décelées entre le Culex, les Lithica et les épigrammes déri
vées de Dioscoride, elles signifient seulement que le poème coaque devait être lui
aussi bâti sur un schéma à quatre phases. Rien de plus logique à vrai dire: cette
conformité dans les principes de composition n'autorise donc pas à induire que
l'épigramme coaque était postérieure à celle de Dioscoride.

Est-ce pure hypothèse? Rappelons d'abord que Cos fut, au tournant des IVe
et IIIe siècles, un centre poétique vivace, où maints poètes allèrent chercher
l'inspiration66. Philitas faisait figure de maître de cette école67 à laquelle avaient
appartenu notamment Théocrite et Aratos68. Pour les Lithica, le recours à des
sources coaques nous paraît être plus qu'une simple supposition. Dans l'épisode
que nous avons étudié, le poète a multiplié les références à Théocrite, et, plus
précisément, à cette seule pièce des Thalysies dont l'action se déroule à Cos69. La
rencontre entre le narrateur et Theiodamas évoque les circonstances qui ont mis
en présence Lykidas avec les trois personnages qui se rendent chez des amis pour
célébrer les Thalysies, Eucritos, Amyntas et Simichidas70. Des coïncidences aussi
nettes montrent que l'écrivain connaissait et avait utilisé non seulement Théo
crite mais aussi des poèmes perdus de l'école de Philitas.

L'étrange composition du Culex et la mosaïque d'imitations qui en forment le


tissu rendent la démonstration plus incertaine71. De plus, l'auteur a pris soin de
masquer ses emprunts72. L'endroit où le pâtre goûte sa méridienne rappelle des
sites théocritéens73 : Mais, posés sur les amples ramures, les oiseaux produisent
de douces mélodies qu'ils forment d'accents variés. Au pied des arbres naissait
une source glacée dont l'eau coulait en ruissellements grêles au paisible mur
mure. La description est à rapprocher de celle-ci74 : Ici, il y a deux sources d'eau

66. SUSEMIHL, Geschichte der griechischert Litteratur in der Alexandrinerzeit, t. I,


Leipzig, 1891, p. 174-175; PATON-HICKS, The Inscriptions of Cos, Oxford, 1891, p.
358-360; Ch. PLÉSENT, LeCulex. Étude sur l'alexandrinisme latin, Paris, 1910, p. 264, n.
4 et p. 265. Pour le passage de Théocrite à Cos, on lira les remarques de Ph.-E. LEGRAND,
dans son édition des Bucoliques grecs, t. I, Théocrite, Paris, C.U.F., 1967, p. 2-3.
67. THÉOCRITE, 7 (Les Thalysies), 40 lui rend hommage ainsi d'ailleurs qu'à Asclé-
piade de Samos, ici appelé Sikélidas.
68. Admis par SUSÊMIHIL, /./., le passage à Cos de l'auteur des Phénomènes n'est
cependant pas admis par chacun : voir la discussion de G. R. MA1R, dans son édition de
CALLIMAQUE, LYCOPHRON et ARATOS (Loeb), Londres, 2e édition, 1955, p. 188.
69. THÉOCRITE, o.L, 1 et Ph.-E. LEGRAND, o.l., p. 2.
70. Lithica, 93-94 : je menais en effet une victime à Hélios quand, sur le chemin condui
sant de la campagne à la ville, je fis la rencontre de Theiodamas le sage = THÉOCRITE,
o.l., 1-2 : un jour, Eucritos et moi nous nous rendions à l'Halès, à partir de la ville, et,
avec nous, en troisième, Amyntas et 10-13: et le tombeau de Damas n'apparaissait pas
encore à nos yeux quand, par une faveur des Muses, nous rencontrâmes un voyageur, un
homme distingué de Kydonia appelé Lykidas. La description des Lithica, 159-163 traduite
ici même, supra, p. 222, évoque les v. 6-9 ; la transition du v. 9 Et nous n 'avonspas encore
achevé la moitié de la route a inspiré celle des Lithica, 338 : à présent qu 'il nous reste à par
courir plus de la moitié du sentier.
71. Ch. PLESENT, o.l., p. 113 l'appelle un spicilegium virgilien.
72. Ch. PLESENT, o.l., p. 114-116.
73. Culex, 146-149. J'adopte le texte établi par Ch. PLESENT, Le Culex, poème
pseudo-virgilien... p. 72.
74. THEOCRITE, 5 (Chevrier et berger), 47-48.
228 LES ÉTUDES CLASSIQUES

fraîche et, sur un arbre, des oiseaux gazouillent. Une autre jolie notation : Et
tout tremblait à l'heure ardente dans le babil des cigales15 répond à celle des
Thalysies76 : près des branches ombreuses, les cigales brûlées du soleil babillaient
avec peine. Réunis dans l'épisode qui nous intéresse, ces traits proviennent de
deux Idylles de Théocrite, inspirées peu ou prou par le paysage de Cos77. Comme
celui des Lithica, l'auteur du Culex a dû avoir connaissance de poèmes issus de
l'école de Philitas. De tels remplois par des écrivains relativement tardifs78 ne
sauraient beaucoup surprendre: la plus ancienne collection de bucolica grecs
dont on puisse à peu près définir le contenu fut le fruit du travail d'Amaranthos,
au temps de Marc-Aurèle79 ; dans l'intervalle, maints textes disparus aujourd'hui
devaient encore être accessibles.

Même éparses, de telles survivances prouvent la fécondité de la vieille école


insulaire, centre intellectuel connu par ailleurs pour son activité médicale. La
disparition de l'épigramme inspirée par la mésaventure de Kissamis empêche évi
demment d'en retracer avec pécision les avatars. Toutefois, le poème d'Antipa-
ter de Sidon que nous avons traduit ici même permet de supposer que le thème
du serpent caché dans l'herbe a connu une vitalité nouvelle au sein de l'école
phénicienne80. En tout cas, Virgile semble avoir voulu en faire entendre un écho
ou plutôt une variation en raccourci81 : vous qui cueillez des fleurs et, au sol, les
fraises naissantes, fuyez ces lieux, mes enfants, un serpent froid se cache dans
l'herbe. Dans un poème où il traite le thème à trois reprises, qui sont autant
d'esquisses d'épigrammes possibles ou de rappels d'oeuvres perdues, Bianor82

75. Culex, 153.


76. THÉOCRITE, 7, 138-139.
77. Pour les Thalysies, voir supra, p. 223 ; pour Chevrier et berger, Ph.-E. LEGRAND,
o.l., p. 45: «En dépit du lieu de la scène, l'idylle V ...dut être écrite en Orient.» Nous
n'avons pu consulter G. LAWALL, Theocritus' Coan Pastorals; a Poetry Book, Cam
bridge Mass., 1967.
78. On date aujourd'hui le Culex de l'époque de Tibère : R. E. H WESTENDORP-
BOERMA, o.l., p. 402. N'en déplaise aux savants, dont ce problème a exercé la saga
cité, nous croyons impossible d'assigner à une date précise la composition des Lithica.
On lira à ce propos notre article Entre Hermès et Zoroastre... Toutefois, une série
d'arguments e silentio nous a conduit à supposer que le poème ne pouvait guère être
postérieur à la moitié du 2e siècle de notre ère (voir l'introduction à l'édition que nous
préparons).
79. Ph.-E. LEGRAND, o.l., p. XVIII. D'après A. LESKY, Geschichte der griechi-
schen Literatur, 2' édition, Berne-Munich, p. 779 résumant la Textgeschichte der griechis-
chen Bukoliker de WILAMOWITZ, la première édition fut l'oeuvre du grammairien Arté-
midore, au 1er siècle aCn, bientôt suivie des commentaires de son fils Théon de Chios et
d'Asclépiade de Myrléa.
80. Anthologie, VII, 172 et supra, p. 224. Antipater de Sidon écrivait au tournant des
2e et 1" siècles aCn (A. LESKY, o.l., p. 792-973).
81. VIRGILE, Bucoliques, 3, 92-93. Le rapprochement entre frigidus...anguis et
THÉOCRITE, 15 (Les magiciennes), 58 i^uXpôv ô<piv signalé par F. PLESSIS et P.
LEJAY, Œuvres de Virgile, Paris, s.d. [1945], p. 25 (n. 1 au v. 94) est de pure forme.
82. Anthologie, X, 22 (Couronne de PHILIPPE). La rareté des informations relatives
à cet auteur ne permet pas de savoir s'il s'agissait de Bianor de Bithynie ou de son
homonyme le grammairien. Toutefois, GOW-PAGE, The Greek Anthology. The Garland
LATET ANGUIS IN HERBA 229

donne une idée des limites et des possibilités du genre : n 'avance pas pieds nus au
long d'un sentier boisé en Egypte; fuis les lieux infestés de serpents à robe grise,
agreste chercheur de roseaux; mais que sur la terre ferme, il se garde du venin,
celui qui court tirer un oiseau.

Au terme de cet examen, nous ne pouvons que faire nôtre la conclusion de


J. Hubaux83 : « L'hypothèse d'une épigramme célèbre sur le thème latet anguis in
herba doit être retenue pour l'explication que nous proposerons du Culex.»
Nous ajouterons seulement: et pour celle du prélude au Lapidaire du pseudo
Orphée. Comme on a pu le voir, le motif a connu maints développements
jusqu'à une époque assez récente. Dans ces pages, où nous avons essayé d'en
retracer l'histoire, transparaît la permanence des courants littéraires de
l'ancienne Grèce et l'infinie ingéniosité des poètes à réussir des adaptations judi
cieuses.

28, rue de Bleurmont Jacques SCHAMP


4920 EMBOURG.

of Philip, t. II, Cambridge, 1968, p. 197 donneraient leur préférence à la seconde hypo
thèse. Si telle est la vérité, on ne doit pas s'étonner de trouver sous la plume d'un grammai
rien un poème composé de trois touches disparates, au moins en apparence, ni chercher, à
coup de conjectures, à lui donner une cohérence qu'il n'a probablement jamais eue. C'est
pourquoi les remarques de GOW-PAGE, o.L, p. 207 nous paraissent dépourvues d'inté
rêt.
83. J. HUBAUX, o.L, p. 72.
Maison d'Éditions Ad. WESMAEL-CHARLIER
Rue de Fer, 69 5000 NAMUR S.A.

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BERNANOS ET RENAN

Dans les années 1880-1890, l'ascendant d'Ernest Renan, sur les jeunes intellec
tuels et écrivains de la génération de Claudel et de Péguy, a été prestigieux. Hen
riette Psichari a montré dans son livre Renan d'après lui-même (Paris, Pion,
1937) à quel point il fascinait les esprits les plus divers. Pierre Louys n'est encore
que rhetoricien à Jeanson-de-Sailly qu'au nom de toute sa classe il écrit une lettre
enthousiaste au vieil académicien. À la même époque, Pierre Lasserre trahit la
même admiration. Maurice Barrés en est fanatique. Encore simple «novice» du
Cloître de la rue d'Ulm, Romain Rolland obtient de lui une longue entrevue au
Collège de France, le 26 décembre 1886, et il publie peu de temps après ses Paro
les de Renan à un adolescent. Le Journal de Jules Renard abonde en allusions ou
citations des œuvres de Renan, et il fait en 1903 l'acquisition de ses Morceaux
choisis. Évoquant Les dates et les œuvres, René Ghil met Renan au premier rang
des maîtres qui en 1885 le guident dans ses études sur le langage.

Lecteur précoce et grand admirateur de Renan, Claudel a, on le sait, abjuré


passionnément son enthousiasme de jeunesse pour celui qui n'a plus été à ses
yeux de croyant que le chef des « Infâmes ». La position de Péguy a toujours été
plus nuancée et objective : des études en cours analysent en détail son évolution à
l'égard d'un Renan qui jusqu'en 1905 était pour lui «une sorte d'ambassadeur
extraordinaire et de ministre plénipotentiaire de la Grande République du
Monde Moderne et de la Science infaillible»1.

Bernanos appartient certes à une génération plus récente. Dans son milieu
familial et les établissements scolaires qu'il a fréquentés, l'auteur de la Vie de
Jésus n'était assurément pas en odeur de sainteté. Lecteur assidu de Péguy, au
moins occasionnel de Claudel, il a certainement connu les jugements de l'un et
de l'autre sur un homme passé à l'athéisme, sinon à l'anticléricalisme, historien
considérable, mais qui n'hésitait pas quelquefois à «solliciter» les textes pour les
adapter à ses hypothèses de travail, philosophe enfin dont la pensée évolution-
niste débouchait dans des rêves métaphysiques confus, où la personne humaine
se diluait au sein d'un panthéisme idéaliste évanescent. Sous réserve de

Note bibliographique : en ce qui concerne Bernanos, l'abréviation OE réfère à Œuvres


romanesques, Bibl. de la Pléiade, N.R.F., 1961 ; pour Renan : Œuvres complètes, 10 vol.,
s.d., Calmann-Lévy; pour Claudel: Œuvres complètes, Gallimard, 27 vol., et Prose,
Bibl. de la Pléiade, N.R.F., 1965, Théâtre, id., 1948.
1. Voir dans la RHLF, N° spécial Péguy (Mars-Juin 1973), l'article consacré au pro
blème Renan/Péguy par Simone Fraisse (o.c. 264-280) et la thèse (xérocopiée) Péguy et
Renan de Raymond Winling, récemment soutenue à Strasbourg.
232 LES ÉTUDES CLASSIQUES

travaux en cours, il semble que la formation scolaire et universitaire de Bernanos


n'ait pas encore jusqu'ici beaucoup intéressé les chercheurs. Peut-être la documen
tation est-elle trop pauvre en ce domaine ? Dans quelle mesure les cours suivis par
Bernanos à l'Institut d'Action Française, entre 1906 et son installation à Rouen,
lui ont-il permis une approche de la philosophie de l'Histoire de Renan, qui
recoupe en plusieurs points celle d'A. Comte, familière à Ch. Maurras ?2 L'incerti
tude peut régner sur les composantes de la formation politique du jeune Bernanos
comme sur le fait d'une lecture personnelle de telle ou telle œuvre de Renan. Il en a
connu en tout cas suffisamment la pensée religieuse et philosophique — celle du
moins qu'on lui attribuait communément dans les milieux catholiques et monar
chistes qu'il a fréquentés —, pour en évoquer la figure dans ses romans, en esquis
ser même des types ou antitypes fictifs, intégrés à sa thématique romanesque.
La première mention de Renan est placée par Bernanos sur les lèvres du
philosophe-romancier Saint-Marin, dans la dernière partie de Sous le soleil de
Satan, Le saint de Lumbres. La critique bernanosienne s'accorde à identifier
Anatole France dans «l'illustre vieillard» caricaturé. Son scepticisme souriant
exaspérait Bernanos, qui a dit à Fr. Lefèvre à quel point il méprisait un homme
et une œuvre qui se jouaient cyniquement de « l'espérance des hommes » et com
mettaient ainsi un inexpiable crime (in Les nouvelles littéraires, 17 avril 1926, cf
Crépuscule des vieux, 75 et OE, 1765). Coryphée de la 3e République radicale,
qui venait de lui faire en 1924 des obsèques nationales, il n'est pas surprenant
qu'A. France ait été pris par Bernanos comme objet de son impitoyable satire.
Il demeure à vrai dire assez inattendu qu'il ait confié à Saint-Marin, «le dernier
des Grecs» (Œ, 281), pétri de «sagesse antique» (288), une diatribe inattendue et
violente à l'égard de Renan. C'est Sabiroux, curé de Luzarnes, qui en fournit
l'occasion. Parlant de sa mort, le vieux sceptique l'a assimilée au néant (290);
devant la protestation scandalisée du prêtre, il a souligné avec véhémence son idée :
«Sachez (...) que je craindrais moins le néant que vos ridicules Champs-Elysées»
(291). Il entend par là non le paradis des simples croyants, celui du Saint de Lum
bres, mais la falsification rationaliste que «les plus éclairés» des membres du clergé
croient devoir admettre pour se concilier les intellectuels modernes :

«(...) l'immortalité du sage, entre Mentor et Télémaque, sous un bon


Dieu raisonneur. J'aime autant celui de Béranger en uniforme de garde
national! L'antiquité de M. Renan, la prière sur l'Acropole, la Grèce de
collège, des blagues! (...) Si j'avais à me mettre à genoux, j'irais encore
tout droit à ma vieille paroisse de Saint-Sulpice, on ne me verrait pas faire
des grimaces aux pieds de Pallas-A thénée (sic) comme un professeur ivre !
(...) Un dilettante, moi? (...) Un sage couronné de rosés, moi? (...) Un
bonhomme antique! Ah! (...) il y a un tel moment où l'adoration des
niais vous fait envier le pilori ! » (291-2)

2. Dans son enquête sur Les attitudes politiques de G. Bernanos jusqu'en 1931 (Édi
tions Universitaires, Fribourg, Suisse, 1968), Joseph Jurt évoque le climat socio-politique
de l'Institut d'Action Française (p. 54-7), fait mention occasionnelle d'A. France et de
Renan, mais il ne traite pas le problème d'une possible influence philosophique de Renan
sur le jeune Camelot du Roi.
BERNANOS ET RENAN 233

Et passant à l'attaque, il demande brutalement à Sabiroux :


«La vie future? L'enseignement de l'Église, (...) y croyez-vous, là? Y
croyez-vous sans barguigner? Tout bêtement? Oui ou non ? (293).
Bernanos n'a pas donné au curé de Luzarnes la possibilité de répondre à une
question, dont l'accent révélait «peut-être autre chose qu'(...) un injurieux défi»
(293). Son intention était de stigmatiser en Sabiroux le relativisme dogmatique,
peut-être d'origine moderniste, qui dans l'âme d'un Cénabre atteindra bientôt
son point dernier d'évolution agnostique. Mais il voulait aussi, et d'abord,
démasquer la comédie d'un «vieux jongleur» (280), à qui la pensée de la mort
proche arrache un brusque accès de franchise et de sincérité. Dans la dialectique
du roman, l'analyse est parfaitement logique et, par contraste, la grandeur sur
naturelle de Donissan, sa foi naïve et héroïque en acquièrent un plus puissant
relief.

Il reste au critique à se demander pourquoi le Saint-Marin = A. France de


Bernanos part en guerre contre Renan, dont il a hérité l'immoralisme souriant,
l'humanisme hellénique païen, le scepticisme universel et la célébrité. S'il moque
«la Prière sur l'Acropole, la Grèce de collège» et l'antiquité idéalisée de Renan,
c'est assurément au nom d'une argumentation ad hominem, pour dévoiler le
rationalisme honteux de Sabiroux et de ses pairs. Bernanos a raison, et beau jeu,
de dénoncer l'enthousiasme des niais qui, sur la foi de J. Lemaître, célèbrent en
A. France un «nouveau miracle de la civilisation méditerranéenne», et la cyni
que «coquetterie du hideux vieillard» qui feint d'«attendre la gloire sur les
genoux de l'altière déesse, bercé contre la chaste ceinture où il égare ses vieilles
mains» (281).

Il faut pourtant rappeler que l'hellénisme de Renan avait été d'entrée de jeu
plus véridique et réaliste: il n'échappait pas au scepticisme du néophyte de
l'Acropole. La fameuse profession de foi en la Sagesse païenne et le rejet défini
tif de la «pambéotie» chrétienne amenaient un épilogue dépourvu de toute illu
sion. Aucune société, aucune philosophie, aucune religion ne peuvent se vanter
de posséder «la vérité absolue» (in Revue de deux mondes, 1er décembre 1876,
en vol. 1883, in OE. II, 759). Pallas Athéna est soumise elle-même à l'évolution
du Temps, au processus de l'Histoire : si «vraie, pure, parfaite» qu'elle soit pour
le Renan de 1865, en extase sur l'Acropole, il sait que la cella qui l'abrite crou
lera comme le temple de l'Hagia-Sophia à Byzance (id.). La péroraison de la
Prière renanienne est bien connue : Bernanos et le Saint-Marin = A. France qui
visite Lumbres, ne pouvaient l'ignorer:
«(...) Tout n'est ici-bas que symbole et que songe. Les dieux passent
comme les hommes, et il ne serait pas bon qu'ils fussent éternels. La foi
qu 'on a eue ne doit jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand
on l'a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les
dieux morts» (id. 759).

La leçon du relativisme universel renanien rejoignait le constat pessimiste d'un


Leconte de Lisle et d'un Flaubert, dont les évocations mythologiques constituent
une «sorte de (...) cimetière des dieux» (P. Albouy, La création mythologique
234 LES ÉTUDES CLASSIQUES

chez V. Hugo, Paris, J. Corti, 1963, p. 57), antiques ou modernes, païens ou


chrétiens. On a finalement l'impression que, sans se préoccuper d'exactitude
biographique ni de vérité historique, Bernanos télescope en Saint-Marin un com
primé d'A. France et d'E. Renan, plus ou moins confondus dans un portrait =
type de scepticisme religieux, d'agnosticisme philosophique, de cynique immora
lisme et de cabotinage littéraire. On comprend mieux sans doute dans cette
hypothèse les quelques détails concrets que mentionne ou implique le roman.
Saint-Marin, remarque Bernanos, est né à Paris, «dans une arrière-boutique du
Marais, d'un papa beauceron et d'une mère tourangelle» (CC, 291). On n'a pas
besoin de rappeler les origines bretonnes de Renan. Mais on notera qu'A.
France, né à Paris au quai Malaquais, est d'ascendance angevine; c'est au début
de la 1™ Guerre que, s'installant à la Béchellerie, il est devenu tourangeau. S'il a
jamais réellement « répondu la messe comme un autre », ce ne pourrait guère être
dans sa «vieille paroisse Saint-Sulpice» qu'il irait se «mettre à genoux» sur ses
vieux jours (id. 291). On voit beaucoup mieux Renan dans ce quartier qui est
resté le sien au sortir du Séminaire en octobre 1845, et plus tard où il a habité
jusqu'à la mort de sa mère et de sa sœur Henriette (v. Henriette Psichari, o.c. 16,
21, 54, 74, 78): Saint-Sulpice est avec le recul des années un coin de Paris dont le
nom de Renan demeure inséparable et qui peut servir indirectement à caractéri
ser un personnage romanesque qui plus ou moins consciemment s'en inspire.

Sans disparaître totalement des horizons de l'univers imaginaire bernanosien,


Anatole France n'y paraîtra plus désormais qu'à titre de figure tout à fait margi
nale. Dans le Journal d'un curé de campagne, où l'archiprêtre de Baillœil semble
être un avatar de Sabiroux, il est encore mentionné. Dans la conférence qu'il
prononce sur Ce que j'ai vu à Verchocq, le «charmant vieil homme» qui a
«gardé les innocentes manies de l'ancien professeur de lettres, et soigne sa dic
tion comme ses mains», a donné au curé d'Ambricourt l'impression

« (...) qu 'il espère et redoute tout ensemble la présence improbable, parmi


ses auditeurs en soutane, de M. Anatole France, et qu'il lui demande
grâce pour le bon Dieu au nom de l'humanisme avec des regards fins, des
sourires complices et des tortillements d'auriculaire. » (CE. 1033)

La mention est explicite, mais sans lien organique avec la thématique du


roman. On pourrait faire la même remarque, avec des nuances sans doute, pour
les autres évocations nominatives que Bernanos dissémine dans les confidences
du Curé de campagne, ou dans ses dialogues avec celui de Torcy: M. Gorki (id.
1069-70), Bach et Beethoven (1112), Léo Taxil (1143) ou P. Claudel (1188).

Le nom de Renan n'y est pas à l'inverse prononcé. La lecture des autres
romans de Bernanos semble pourtant indiquer que c'est l'auteur de la Vie de
Jésus qui a le plus habituellement hanté son imagination de romancier. La
seconde mention formelle de Renan se lit en effet dans L'Imposture, en liaison
avec les travaux d'histoire religieuse de l'abbé Cénabre et l'esprit dans lequel la
conçoit «l'auteur des Mystiques florentins». «L'art», remarque Bernanos à
propos des derniers livres de son personnage,
BERNANOS ET RENAN 235

« (...) ou plutôt la formule heureuse de l'auteur, exploitée à fond, peut se


définir ainsi: écrire de la sainteté comme si la charité n'existait pas.
L'homme Renan, de qui le blasphème est toujours un peu scolaire, s'est
contenté d'une simple transposition d'un ordre à l'autre, insérant l'être
miraculeux dans un univers sans miracles, charge facile, dont sa vanité n 'a
jamais perçu le comique énorme. Pour celui qui sait lire, la Vie de Jésus
est un vaudeville, a tous les éléments d'un bon vaudeville, moins le naturel
et la facilité. L'abbé Cénabre, lui, n 'a jamais nié le miracle, et même il a le
goût du miraculeux. Il n 'approche les grandes âmes que dans un senti
ment de vénération, et sa curiosité même a un tel élan qu 'on la prendrait
pour de l'amour. Il lui est simplement donné d'imaginer un ordre spirituel
découronné de la charité. » (Œ., 329)
Entre Renan et son personnage, Bernanos institue donc une différence : Céna
bre accepte encore le «miracle», il prise même le «miraculeux». L'information
de Bernanos est très exacte : une des convictions de base de Renan a été la néga
tion radicale du surnaturel, et spécialement du surnaturel thaumaturgique, le
miracle, produit impensable, impossible, des «volontés particulières» d'un
Dieu, même créateur. Mais ce refus péremptoire n'a jamais empêché Renan
d'approcher, comme Cénabre, «les grandes âmes (...) dans un sentiment de
vénération». Il n'est que de relire la conclusion, pleine d'émotion lyrique sin
cère, de la Vie de Jésus, et les comptes rendus d'ouvrages hagiographiques, rédi
gés par lui dans les revues — La vie des saints (1854), L'auteur de l'Imitation de
Jésus-Christ (1855), St François d'Assise (1866), La Bienheureuse Christine de
Stommeln, béguine (1880) —, sans parler de la familiarité respectueuse et quasi
ment dévote avec laquelle il a toujours évoqué les Saints de son Armor ancestral.
Mais ce sont là écrits renaniens moins connus : on peut se demander s'ils ont été
jamais familiers à Bernanos, qui, lorsqu'il pense à Renan, garde en tête, explici
tement ou implicitement, l'auteur de la Vie de Jésus.
Comparer Cénabre et Renan, même pour les opposer, constitue en tout cas
une référence mentale révélatrice. Tout en lui laissant son autonomie humaine et
littéraire, Bernanos va dans la suite du roman continuer le parallèle : il reparaît à
nouveau, au début de la Troisième partie te L'Imposture. Sans avoir consommé
formellement sa rupture avec sa foi et l'Église, Cénabre a déjà à l'intime de lui-
même fait le pas. Mais à l'opposé de Renan qui, par ses Souvenirs d'enfance et
de jeunesse a, sans doute involontairement, monnayé pour le grand public de la
Revue de Deux Mondes son évolution vers l'incroyance, sa sortie de Saint-
Sulpice et sa profession de foi sur l'Acropole, Cénabre a horreur instinctive
d'étaler son cheminement vers l'apostasie:
«II évitait (...) avec une extraordinaire prudence de tirer vanité, comme
tant d'autres, d'un débat tragique, et il eût été bien certainement incapa
ble d'y trouver matière à littérature. Par instinct, par un mouvement de sa
nature la plus profonde, ainsi qu'une espèce hait une autre espèce, il
détestait Renan, ou plus exactement le méprisait. (Œ, 442)
Voulant faire le portrait véridique d'un «imposteur», Bernanos ne pouvait
donner une autre psychologie à son protagoniste: celui-ci doit être d'un bout à
236 LES ÉTUDES.CLASSIQUES

l'autre de son destin, — héroïquement, pourrait-on dire —, un simulateur, un


dissimulateur. Son secret ne sera connu que de Chevance et de Chantai, c'est-à-
dire de deux âmes mystiques, proches de Dieu, silencieuses et compréhensives
comme Lui. On garde en tout cas l'impression que Bernanos donne ici à Cénabre
une part de ses réactions personnelles à l'égard de l'apostat spectaculaire de
1845. La suite du roman confirme cet aspect autobiographique : elle contient une
analyse lucide et acerbe, impitoyable du propre mépris de Bernanos pour l'éta
lage fait par Renan de sa sortie de Saint-Sulpice :
A quiconque ne (sic) recherche de ce mépris la raison secrète, l'abbé Céna
bre restera sûrement toujours étranger. Les contradictions de Renan, sa
sensibilité femelle, sa coquetterie, son égoïsme sournois, ses brusques
attendrissements, tout dénonce une âme qui se dérobe par une volontaire
dissipation. Ce dérobement perpétuel rend témoignage à Dieu, à peu près
comme les détours de l'animal poursuivi révèlent la présence d'un chas
seur qu'on ne voit point. La vie de l'abbé Cénabre est, au contraire, un
des rares, et peut-être le seul exemple d'un refus absolu. » (Œ, 442-3)
On laissera à Bernanos le détail de son diagnostic, et cette dérobade qu'il attri
bue à Renan devant un Dieu dont il aurait eu conscience d'être poursuivi. Sans
admettre l'idée d'une fuite obsessionnelle, Henriette Renan souligne avec raison
la fascination que n'a cessé d'exercer sur l'âme de son grand-père la personnalité
d'un Messie qu'il avait «découronné» de sa divinité personnelle, incarnée, mais
en qui il voyait et affirmait la personnification la plus parfaite du divin sous une
forme humaine (v.o.c. 193 sq.). Plus radical, on le sait, Claudel n'a supposé en
Renan aucune nostalgie occulte d'un Quelqu'un naguère confessé. Mais comme
Bernanos voit dans la Vie de Jésus un «vaudeville», Claudel y diagnostique un
«roman» (Les aventures de Sophie, Œ. XIX, 214), trahissant comme le com
mentaire renanien du Cantique des Cantiques ce prurit de « satisfaire aux besoins
de romancier doucereux et sentimental qui a toujours sommeillé en lui» (CE.
XII, 12, Préface à P. Claudel interroge le Cantique des Cantiques)3.
Le Cénabre bernanosien est très proche du Renan claudélien, dont l'âme s'est
installée dans le «refus absolu». Bernanos ne l'évoquera plus désormais de
façon explicite. On peut pourtant se demander s'il ne pense pas encore à lui in
petto, lorsqu'il écrit de son apostat et de ses pairs:
«II ne croyait plus. Il avait perdu totalement la foi. (...) Il avait rompu le
contact, et de telle manière que le retour fût impossible, ne se pût même
pas concevoir. 'Le sens métaphysique', a-t-il avoué un jour 'est chez moi
comme aboli'. Et ce n 'était pas assez dire. Un petit nombre de ceux qui lui
ressemblent ont su s'arracher aux douceurs d'un spiritualisme nuancé
pour atteindre aux rivages plus amers de l'agnosticisme. Là encore, à leur
insu, ils vivent au milieu de visages familiers. L'abbé Cénabre pensait
avoir réussi le coup d'audace de se vider en une fois non seulement de
toute croyance, mais de tout espoir. À la limite de son effort, il n'y a plus

3. Sur le problème Renan/Claudel, se reporter à la communication que nous avons


faite au congrès de l'AIEF, au Collège de France, en juillet 1976. Cf Cahiers N° 29, Mai
1977, p. 245-66, et les Études Classiques, T. XLVII, 1979, p. 163-177.
BERNANOS ET RENAN 237

rien. Cette pensée l'exaltait. (...) 'Entre le néant et moi', se disait-il, 'iln'y
a que cette vie hésitante, qu'un souffle peut abolir, la rupture d'un petit
vaisseau'. Le néant, (...) le plus souvent... (...) On l'accepte avec déses
poir, avec dégoût. Mais lui, il donnait vraiment au néant sa foi, sa force,
sa vie. » fOE, 443-4)

Bernanos ne nomme point, il ne donne aucun indice pour identifier ceux qui,
comme Cénabre, «ont su s'arracher aux douceurs d'un spiritualisme nuancé
pour atteindre aux rivages plus amers de l'agnosticisme». Peut-être pense-t-il à
certains des personnages qu'il a mis en scène dans la seconde partie du roman :
intellectuels et hommes politiques, aussi agnostiques que les «grands ancêtres»
Taine, Renan ou Berthelot, mais fort bien informés des doctrines et controverses
religieuses de leur époque. On a l'impression d'un livre à clef: Bernanos y
mélange des noms fictifs à ceux de figures historiques: Combes (id. 383), Loisy
(430). Les allusions à l'actualité sont manifestes: mais il est difficile de juger si
l'arrière-plan politico-religieux et toutes les intrigues auxquelles il est fait allu
sion ont leur cadre avant ou après la lre Guerre mondiale. Du reste, et malgré les
caractéristiques physiques que Bernanos donne à son M. Guérou, — au nom
assez renanien, malgré l'orthographe (v. E. Renan, Lettre à M. Guéroult, 1862,
OE. I, p. 674-9) —, et qui le font ressembler au Renan des dernières années et à
celui qu'il appellera bientôt M. Ouine, nous sommes loin de la période des
débuts de la 3e République, où Renan n'a joué qu'un rôle politique épisodique et
sans gloire.

C'est en fait le dernier héros romanesque de Bernanos, M. Ouine, qui présente


le plus de traits de ressemblance avec Renan. Si Cénabre, inséparable on l'a vu
de Renan par son apostasie, peut faire penser à Mgr Duchesne, «dénicheur de
saints» à l'époque moderniste, et plus encore à l'abbé H. Bremond (v. OE,
1766), le nom et la personne morale de Ouine ont suggéré une identification ima
ginaire avec A. Gide (id. 1857), dont Bernanos a par ailleurs stigmatisé
l'influence pernicieuse dans Un mauvais rêve (OE, 881, 885, 915, 962). Le 'oui'
et le 'non', contracté en 'Ouine' peut en effet symboliser le jeu perpétuel de bas
cule de l'Immoraliste exemplaire, qui se félicitait d'être, selon le jugement de
Claudel, un «esprit sans pente» (Corr. Claudel/Gide, Gallimard, 1951, p. 45,
78). Mais, on le sait, la création romanesque de Bernanos n'est en dépendance
directe d'aucun modèle précis ou unique, et son personnage déborde toute indi
vidualité de la chronique historique4.

4. L'identification ici suggérée entre M. Ouine et Renan n'exclut aucunement l'assimi


lation habituelle entre M. Ouine et Gide: les deux démarches sont complémentaires. On
sait en effet à quel point Gide, devenu de plus en plus critique du style de Renan, « flasque,
au-dessous du médiocre, enfantin » (Journal, OE, Pléiade, 959), est resté toute sa vie fidèle
aux thèses de l'immanentisme et du subjectivisme religieux, caractéristiques de l'auteur de
la Vie de Jésus. Les citations de Renan ne sont pas rares dans le Journal gidien, et dans
Dieu, Fils de l'Homme, dialogue imaginaire inséré dans le Journal de 1942, Gide avoue
explicitement ce que ses propres conceptions du « devenir » de Dieu doivent à la « théolo
gie» renanienne (o.c. in Journal 1942, Ed. Schiffrin, New York, 1944, p. 158-9). À travers
Gide, Bernanos créateur de M. Ouine, pouvait parfaitement viser Renan.
238 LES ÉTUDES CLASSIQUES

S'il s'agit pourtant d'identifier le prototype qui a pu hanter son imagination,


quand il concevait la personne morale et physique de M. Ouine, la référence à
Renan ne peut être écartée a priori ou négligée. Figure suprême, la plus achevée
de la galerie des suppôts du Mal dans son univers romanesque, M. Ouine et son
destin fictif ne présentent assurément aucune ressemblance biographique avec la
vie, l'itinéraire spirituel et la carrière réelle de Renan. Il n'empêche que par ses
traits physiques, les caractéristiques morales et philosophiques que lui donne
Bernanos, il évoque le Renan que par ses lectures et son éducation dans les collè
ges catholiques il a eu en tête.

Laïque, l'ex-professeur de langues retiré à Wambescourt offre à certains


égards les traits d'un ancien ecclésiastique. Préoccupé par le «problème moral»,
il semble se désintéresser de la religion, ou plutôt il garde à ce sujet une réserve
totale : le doyen de Lescure n'a jamais pu obtenir de lui « une parole pour ou
contre la religion» (OE, 1539). Son aspect extérieur répond à cette ambiguïté
d'âme: par petites touches apparemment sans lien, Bernanos esquisse un por
trait qui peu à peu prend forme.

Dans L'avenir de la Science, Renan a dépeint la pauvre et ascétique chambre


où, à sa sortie du séminaire, il travaillait (OE, III, 1051-2). Celle de M. Ouine au
château de Néréis pourrait par son dénuement volontaire être sa voisine (o.c.
1527-8). Élève de collèges libres et d'un petit séminaire, Bernanos sait comment
s'habillent les ecclésiastiques. Ouine a été lui-même jadis interne dans un collège
tenu par des prêtres : il en a même reçu une empreinte sans doute indélébile (o.c.
1472-3) Bernanos tient en tout cas à noter que les «bas de laine grise qu'il porte
tout l'hiver» sont «retenus par des jarretières ecclésiastiques» (id. 1528).
L'expression de son visage et ses manières ont aussi quelque chose de clérical :
Mme Marchai, la sage-femme, fait remarquer à Steeny que « petit à petit, sans en
avoir l'air, avec son sourire de Monseigneur et ses grosses mains qu'il manie si
doucement», il arrive à «tourner la tête des gens» (id. 1532). Florent, le jardi
nier, a naguère éprouvé la même impression: «On ne le voit guère», disait-il à la
sage-femme «(...) on ne l'entend pas, (...) un vrai matou, bien luisant, bien gras.
Et des propos qu'il tient ! Vous croiriez un curé ! » (id. 1535). Peu de jours avant
la mort de M. Ouine, Mme Marchai évoquera encore à Steeny le «bon gros sou
rire de pain bénit» de l'énigmatique malade (id. 1542).
La tuberculose a, — chose étonnante sans doute au regard de la médecine —,
développé en M. Ouine l'obésité et l'enflure générale du corps, en particulier du
cou et du visage. Bernanos a intentionnellement souligné cet aspect de plus en
plus repoussant de son personnage, alors qu'à l'opposé les prêtres authentiques
de ses romans, — c'est sans doute un souvenir du Curé d'Ars —, sont maigres,
efflanqués, émaciés de façon spectaculaire par la pénitence ou la maladie interne
qui les ronge. Cette opposition est manifeste et délibérée: on peut y voir une
sorte de dialectique, ou à tout le moins une symbolique attachée intuitivement à
la maigreur et à l'obésité humaines. Sans être le souvenir obsédant d'une figure
historique, elle a, semble-t-il, pourtant des répondants réels: dans l'univers ima
ginaire bernanosien, le Curé d'Ars devrait avoir un pendant, un antitype. Plus
qu'à Luther mort, dont J. Maritain a dans ses Trois réformateurs (Paris, Pion,
BERNANOS ET RENAN 239

1925, p. 48-9) reproduit le portrait repoussant, c'est à l'image du vieux Renan


que l'empâtement anormal de M. Ouine pourrait se référer.

«Peut-on jouer avec ce vieil homme?» se demande Steeny dès sa première


visite à Néréis,
« Où est le point sensible, vulnérable, de ce cou trop épais, proconsulaire,
de la poitrine massive, des cuisses courtes posées gauchement sur le bord
du lit, — de ce corps enfin que l'on devine gras et fragile, pareil à celui
d'une femme mûre?» (OE, 1369)

À l'adolescent, qui essaie de comprendre la fascination qu'exerce M. Ouine


sur Anthelme et Jambe de Laine, celle-ci répond que la dévotion servile qu'il sus
cite ne doit rien à l'amour : « L'aimer ! », s'écrie-t-elle,
«II est gros, gras, tout gluant, ses mains glissent, pouah! Ignorez-vous
qu'il est malade? Sa vieille voix vibre comme s'il parlait dans un
tambour...» (id. 1423)

Corpulence anormale, évidemment : Mme Marchai, écho du médecin qui le


traite, le dira bientôt crûment à Steeny:
«Méfiez-vous de lui tant qu 'il vivra. Et il peut vivre longtemps encore. A-
t-on jamais vu un tuberculeux garder sa graisse ? Le docteur n 'en revient
pas. » (id. 1534)

M. Ouine lui-même se rend compte de la monstruosité de son anatomie: sans


vergogne, il la détaille à son jeune visiteur, dégoûté au contact de « ses paumes
enflées, glissantes et molles»:
«À l'enfant que je fus, que je suis resté, (la nature) imposa peu à peu des
membres devenus énormes, ce ventre obscène, semblable à une courge, ce
cuir velu, livide, plein de poches et de plis. » (id. 1546)

Le trait est trop appuyé pour n'être pas voulu et parabolique. Il est, croyons-
nous, l'envers symbolique du vide intérieur, de la vacuité totale qui au plan
psychologique est le stigmate du personnage et prépare sa confession finale du
Néant. L'outre (id. 1552) doit être d'autant plus énorme qu'elle ne contient plus
rien. Le même symbolisme ressort de la tête et de la figurcLe visage de M. Ouine
est tellement «gonflé» que «les rides s'effacent» (id. 1528); sa «face bouffie,
paupières closes» a le même «gris livide» que ses mèches de cheveux (id. 1552).
C'est à Steeny que le phénomène apparaît le plus nettement dans son énigmati-
que signification. «Drôle de visage», pense l'adolescent,
«L'ossature en semble détruite, comme si la peau ne recouvrait plus
qu'une sorte de graisse molle. Les chairs affaissées font paraître le crâne
énorme. Les joues, que retient mal la saillie des pommettes pendant vers
le cou, font au niveau des mâchoires deux poches qui élargissent le bas de
la figure au point que le cou (...) a l'air d'être démesurément allongé: on
dirait qu'il fléchit sous le poids, ainsi que la tige d'une fleur monstrueuse.
(...) 'Il ressemble à Louis-Philippe', pense Steeny. » (id. 1540)

Les portraits ou photographies de Renan vieillard sont bien connus : ils révè
lent la même obésité, le même empâtement des traits du visage, l'affaissement
240 LES ÉTUDES CLASSIQUES

des bajoues, l'énormité du cou. Médecin, sensible à la tératologie des êtres, Léon
Daudet a dès longtemps moqué «sa large face d'éléphant sans trompe» (v. P.
Claudel, Journal, II, 1183). Claudel a poussé l'image jusqu'à la caricature de
mauvais goût: «énorme, vêtu de noir, tout petit» (Journal, II, 361), un «gros
bouffi» (P.C. interroge l'Apocalypse, OE, XXV, 75), un homme «en qui la
graisse et la matière avaient tout englouti» (Du sens figuré de l'Écriture Sainte,
OE, XXI, 25, n. 1). Bernanos n'a pas connu ce florilège claudélien. Mais il
n'avait pas besoin de dépouiller la basse littérature antirenanienne pour se faire
une idée d'un prototype éventuel de M. Ouine.
Au moral, certaines caractéristiques sont aussi communes. Au collège, alors
qu'il va être perverti par son professeur d'histoire, le petit Ouine faisait ses déli
ces des œuvres de Spinoza, dans un volume « volé à la chambre des maîtres »
(OE. 1472). Il a alors douze ans: sa précocité intellectuelle n'est pas telle qu'il
puisse arracher à ces «pages arides», à ces «formules abstraites, d'ailleurs pres
que toujours incompréhensibles» (id.), une doctrine cohérente, une vérité. Un
souvenir personnel de Bernanos n'est guère ici vraisemblable. À moins qu'il ne
s'inspire d'une expérience faite par un camarade, on sera porté à se rappeler que
le jeune Renan a été lui aussi un fervent lecteur de Spinoza. Avec son humour
particulier, il fera dire à l'Archange Gabriel, en conversation avec l'Éternel Le
jour de l'An 1886: «Vous rappelez-vous Alexandre Dumas, Balzac, Stendhal
que je vous ai autrefois lus durant des nuits entières, pour vous reposer de Spi
noza?» (OE. III, 700)

Sans doute, les Souvenirs d'enfance et de jeunesse ne mettent pas Spinoza


avec Malebranche, Leibniz, Descartes ou Locke (OE. II, 845-6, 849) au rang des
penseurs qui l'ont formé, alors que les fondements rationnels de sa foi religieuse
n'allaient pas tarder à s'effriter. Mais c'est Renan qui, en 1877, au faîte de la
célébrité, prononce à La Haye la conférence pour le bicentenaire du philosophe.
Il voit en lui, après Lessing, Goethe, Hegel, Schelling et Schleiermacher, «le père
de la pensée moderne», «l'homme qui eut à son heure la plus haute conscience
du divin» (Nouvelles Études d'histoire religieuse, Spinoza, OE, VII, 1025). Et
l'éloge circonstancié qu'il fait de sa pensée théologique et politique, de sa physio
nomie morale, dissimule à peine la confession personnelle, et comme une justifi
cation rétrospective de son propre itinéraire et univers spirituels. Car lui aussi,
proscrit du christianisme comme Spinoza l'a été du judaïsme orthodoxe, peut
dire: «Le devoir (...) est accompli (...), quand on garde un pieux souvenir de
l'éducation qu'on a reçue dans son enfance.» (id. 1029). Dans l'évocation des
lectures précoces, sinon de la formation intellectuelle de M. Ouine, la mention
de Spinoza est insolite, d'autant plus notable que Bernanos a gardé le silence sur
les autres «maîtres à penser» de son héros. Compte tenu des ressemblances
physiques du personnage, une allusion renanienne complémentaire ne saurait
être ici exclue.
Les derniers instants de vie et la pensée finale de M. Ouine paraissent encore
plus caractéristiques. Ses positions à l'égard de la vie future, de la survie d'une
«âme» après la mort, se laissent difficilement définir d'après les indications ou
analyses successives de Bernanos. Haïssant la fraîcheur des matins, «renouvelle-
BERNANOS ET RENAN 241

ment de toutes choses», symbole d'une éternité et jeunesse toujours nouvelles de


la Nature, — au sens hugolien ou claudélien du terme —, M. Ouine s'est orienté
vers la seule certitude qui s'identifie à son être même : «cette foi en lui-même qui
devait jusqu'à la fin lui tenir lieu de (...) tout espoir, de toute joie — aussi dure
que le diamant» (Œ. 1470). C'est pourquoi,
« Si indifférent qu 'il fût à son sort futur — supposé que les morts en con
nussent jamais un — cette foi était sans doute entre tant de biens vers quoi
s'efforcent les misérables hommes, le plus capable de durer, de survivre. »
(id. 1471)
Mais dans ses derniers moments, cette conscience de soi-même s'est vidée de
toute substance: M. Ouine s'achemine vers la profession de foi et l'expérience
d'un nihilisme total. Encore quelques jours, et en relation maintenant non plus
avec la «limpidité» du matin (id. 1471), mais avec la «fraîcheur» trompeuse,
onirique, du «soir mystérieux» (id. 1530), il semble à Bernanos que dans «l'idée
qu'il se forme de la vie future», M. Ouine est trop orgueilleux pour avoir
«jamais accepté la grossière hypothèse de l'anéantissement» (id.). Alors en
effet, «ce tourbillon d'images errantes, affolées » qui constituent encore la cons
cience qu'il garde de lui-même, échappera à la fluence du temps et «se fixera
tout à coup», et «les mille notes de la symphonie éclateront en un seul accord»
(id. 1530). Confuse, aux confins d'un vague panthéisme et d'un personnalisme
tenace, une certaine persuasion de survie dans l'au-delà semble ainsi former une
constante de son être intime. C'est du moins ce qu'une lecture attentive permet
de comprendre de la métaphorique bernanosienne.
Pourtant, la confession ultime est le nihilisme, à la lettre le plus radical.
L'apologue de la «bouteille vide», exposé cyniquement et emphatiquement par
Steeny (id. 1549-50) lui sert d'introduction. Le vide de la bouteille répond au
vide absolu que professe de lui-même le moribond: «Je suis vide, moi aussi»,
d'un vide si vorace et si aspirant, tel l'oeil d'un cyclone des tropiques, que Steeny
«retint son souffle ainsi qu'il eût retenu sa vie» (id.). La déclaration suivante de
M. Ouine confirme ce vertige:
«Jeune homme (...) Je me vois maintenant jusqu'au fond, rien n'arrête
ma vue, aucun obstacle. Il n'y a rien. Retenez ce mot: rien!» (id. 1550).
Une brève rétrospective sur sa vie illustre ce double mouvement d'aspira
tion et de vide béant: « Vainement me suis-je ouvert, dilaté, je n'étais
qu'orifice, aspiration, engloutissement, corps et âme, béant de toutes
parts. (...) Je désirais, je m'enflais de désir au lieu de rassasier ma faim, je
ne m'incorporais nulle substance, ni bien ni mal, mon âme n 'est qu 'une
outre pleine de vent. Et voilà maintenant (...) qu'elle m'aspire à son
tour. » (id. 1551-2)

Le terme de cette involution mentale, peu familière sans doute aux manuels
de psychologie, ne peut être que le néant, l'acquiescement à une mort qui est
anéantissement pur et simple. «Il n'y a pas que la justice», remarque en effet
Steeny, «il y a la miséricorde, le pardon. Ou rien peut-être, absolument rien,
pourquoi pas?». Sur quoi, sans «indignation ni colère», M. Ouine porte le
jugement définitif:
242 LES ÉTUDES CLASSIQUES

«S'il n'y avait rien, je serais quelque chose, bonne ou mauvaise. C'est
moi qui ne suis rien. » (id. 1557)

Cette résorption totale de l'être est tout à fait dans la logique interne, négative
ment existentielle, du personnage, qui est d'une coulée exemplaire, la plus con
sommée sans doute de tous les «dévots du mal» bernanosiens. Mais ce n'est pas
amoindrir son originalité que de rappeler là encore le précédent renanien.

Alors que Bernanos résidait à Nogent-sur-Marne ou à Toulon (v. QE, Biogra


phie, LU), Claudel a évoqué dans Le Figaro (décembre 1937-janvier 1938) les
derniers moments de son ami Philippe Berthelot. Ses ultimes paroles, en pleine
conscience, dites à son collaborateur M. de la Boullaye, auraient été: «(...) je
veux que vous sachiez qu'après la mort, il n'y a rien, et que j'en suis sûr. Il n'y a
rien, il n'y a rien, il n'y a rien ! » (in Prose, 1280-1)5. Et Claudel notait en conclu
sion de son premier article: «Ce sont là presque identiquement les dernières
paroles du grand ami de son père, Ernest Renan. » (id. 1281). Le second article
consacré par Claudel à Philippe Berthelot était intitulé: «II n'y a rien» (1er jan
vier 1938). Claudel ne précisait pas alors la source de son information sur Renan.
En mars 1944, il a noté dans son Journal: «Les dernières paroles de Renan
d'après Barrés (Mes Cahiers). Il n'y a rien, rien, plus rien. » (J. II, 478). Effecti
vement Barrés a relaté là confession finale de nihilisme, attribué à Renan, au
tome XI de Mes Cahiers (1914-18) à la date du 24 septembre 1914 (Paris, Pion,
1938, p. 104).

S'il n'est certes pas invraisemblable que Bernanos ait connu les articles de P.
Claudel, publiés dans Le Figaro, en 1937-8, il a été plus certainement encore un
lecteur de M. Barrés et c'est dans Mes Cahiers qu'il aura lu les dernières paroles
mises au compte de Renan. Dans son Renan d'après lui-même (Paris, Pion,
1937), Henriette Psichari a tenu à ne citer, sur les ultimes moments de son grand-
père, que des extraits du journal de sa femme Cornélie. En raison de son «carac
tère nettement romancé», elle écarte le récit d'un «témoin familial, présent
jusqu'à la dernière seconde», (o.c. 285). Sans nier la permanence, en la pensée
finale du moribond, de l'oscillation entre «le négativisme intégral et la croyance
à l'immortalité» (id. 286), H. Psichari souligne justement qu'on ne peut attacher
une importance décisive à des «phrases détachées», murmurées plus ou moins
dans la demi-conscience ou le coma (id. 289). L'impression dernière est problé
matique et suppose en Renan une attitude d'interrogation sans réponse. «Mieux
vaut la tristesse sombre de la mort chrétienne que le néant », avait dit le vieillard,
peu de temps avant d'entrer en agonie, « J'aime mieux la chance de l'enfer que le
néant.» Et citant Cornélie Renan, la biographe relate:
«Par/ois il lui prenait aussi comme une impatience de savoir ce qu'il y
avait au-delà de ce que nous appelons la mort. À cet égard, il pratiquait le
doute absolu, le doute honnête qui ne penche ni à droite ni à gauche, Use

5. Cf. P. CLAUDEL, La Ville I (1890-2), le «Rien n'est» d'Isidore de Besme (Th. I,


326), et dans La pensée religieuse de Romain Rolland (1948), les citations de R. Rolland :
«Rien n'était...» (Prose, 599), «II n'y a plus rien, plus rien» (ibid. 603).
BERNANOS ET RENAN 243

résignait à ignorer (...). Affirmation = négation, est la note que je trouve


le plus souvent dans ces précieux petits bouts de papier où il écrivait ses
pensées au fur et à mesure qu'elles lui venaient à l'esprit. » (id. 289-90)
Nous laisserons aux renaniens spécialisés le soin de trancher le débat de
l'ambiguïté dernière du philosophe. Celle de M. Ouine n'est pas aussi nette:
mais le nihilisme qu'il professe avant de mourir n'exclut pas, sinon une pointe de
comédie qu'il peut jouer pour Steeny, du moins un reste de l'orgueilleux refus
que Bernanos lui attribue à l'égard de «la grossière hypothèse de l'anéantisse
ment» (OE, 1530). Sur le «nihilisme» de M. Ouine, le dernier mot ne sera peut-
être jamais dit.
Il reste que Bernanos, même si l'agonie et la mort de son héros sont exclusive
ment le produit de son imagination, a porté à Renan, à sa pensée et à son destin,
un intérêt indéniable. « Une génération entière attendait la conclusion du néga
teur» écrit Henriette Psichari en parlant des contemporains de 1892. La généra
tion de Bernanos, comme celle de Barrés et de Claudel, a pareillement concentré
son attention rétrospective sur son cas exemplaire. L'espèce de fixation psycho
logique que Bernanos, romancier, a faite sur lui, en témoigne à notre avis de
façon indiscutable.
Mais redisons-le: cette référence imaginaire n'a imposé à Bernanos aucun
«patron» immuable. Pas plus que Cénabre n'est un avatar d'H. Bremond, M.
Ouine n'est un pastiche de Renan. Par beaucoup de traits, le sinistre professeur de
Fenouille déborde la figure, historique ou enjolivée par la chronique, de l'adminis
trateur du Collège de France. On notera du reste que dans le roman — commencé
en 1931, repris en 1932, puis en 1935 et terminé, au moins dans sa première rédac
tion, au Brésil en 1940 (v. OE, Biographie, L à LUI et 1854) —, le nom de Renan
n'est jamais prononcé, alors que dans les œuvres antécédentes ou intermédiaires
Bernanos a souvent mêlé au destin de ses personnages fictifs les noms d'écrivains,
poètes ou penseurs, modernes et contemporains : Zola (OE. 878, 879, 939), Thérive
(879), L. Daudet (882), P. Reboux (892), S. Freud (918), O. Wilde (927), P. Valéry
(938), Fr. Mauriac (944), L. Taxil (1143), M. Gorki (1069-70), A. France (902,962,
1033), P. Claudel (1188), A. Gide (881, 885, 915, 962).

Par elle-même, l'absence de toute référence explicite ou implicite à l'actualité,


dans la texture de M. Ouine, ne présente aucune signification particulière.
Intemporelle, la «paroisse morte» bernanosienne, parabolique, n'en est que
plus parlante, douée d'une présence plus hallucinatoire. Il serait vain, et peu cri
tique de vouloir rattacher à tout prix un personnage romanesque important à tel
ou tel modèle historique: Bernanos a suffisamment prouvé qu'il possédait une
imagination créatrice indépendante et absolument originale. Mais s'il s'agit
d'identifier le prototype qui a pu donner la chiquenaude initiale, — ou en cours
de gestation, un enrichissement homogène —, à la figure de M. Ouine, l'exemple
de Renan s'offre de façon obvie. Son exploitation littéraire, même inconsciente
ou volontairement camouflée, ne pourrait que confirmer les indices formels,
fournis par les romans antérieurs où il est explicitement évoqué.

André ESPIAU de la MAËSTRE


Maison d'Éditions Ad. WESMAEL-CHARLIER
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PLAIDOYER

POUR UNE LITTÉRATURE WALLONNE

À quoi bon? C'est peine perdue, dira-t-on. Le wallon n'a pas d'avenir. C'est
un dialecte en régression partout, grignoté comme il l'est peu à peu par le fran
çais. D'ailleurs, est-il bien utile de le ressusciter et de lui conférer un statut litté
raire? Notre pays, avec sa riche provende de poètes~francophones — pour ne
parler que de ceux-là — ne prouve-t-il pas que bien des littératures régionales
belges se sont épanouies par le truchement du français? Emile Verhaeren n'a-t-il
pas chanté, de façon inégalée par ses contemporains flamands, sa Flandre
natale? Et, en ce siècle, n'avons-nous pas Maurice Carême, le chantre du Bra-
bant wallon?

Assurément! Néanmoins, l'Anthologie de la littérature wallonne, publiée


récemment par les soins de Maurice Piron (Pierre Mardaga, 1979), oppose un
démenti à cette fin de non-recevoir. Elle nous montre que cette littérature, à
laquelle la noblesse ne dédaigna pas de contribuer, est à peine postérieure à la
naissance de la littérature française et, au cours des siècles, n'a cessé de produire
des œuvres conformes au génie de notre culture.

Au sein des grands ensembles dans lesquels ils ont été intégrés au cours de leur
histoire, les Belges en général, les Wallons en particulier, ont toujours cultivé
leur différence : ce qui est vrai des Flamands par opposition aux Hollandais l'est
tout autant des Wallons par rapport à leurs voisins du sud et de l'est. Ce qui s'est
avéré pour les coutumes — qu'on songe à nos «ducasses» (kermesses) à l'occa
sion desquelles les Belges firent jadis une révolution, secouant le joug — pour
tant léger — de la domination autrichienne, vaut également pour leurs dialectes
et les œuvres qu'ils produisirent.

Au fond, à l'exception du grand siècle en France, qui créa une littérature de


cour, toute littérature est toujours régionale: elle est fille du terroir. Or, un élé
ment essentiel de ce terroir est la langue parlée, la langue du peuple. Savoureuse
comme les vins de certaines régions, elle perd son arôme quand on la traduit en
une autre langue. La Mireille de Mistral ne se savoure bien qu'en provençal
comme la Divine Comédie de Dante dans cet italien médiéval qui reflète si bien la
situation de l'Italie des communes aux passions desquelles le poète communia si
intensément.

Et, parlant de nos régions, il faut préciser. Il s'agit bien des communes qui
naquirent avec la bourgeoisie, à la fin de la période féodale, phénomène
246 LES ÉTUDES CLASSIQUES

qu'Henri Pirenne a retracé avec tant de compétence: «chaque ville, nous dit-il,
forme une petite patrie, repliée sur elle-même, jalouse de ses prérogatives et en
opposition avec toutes ses voisines»1.
C'est précisément dès cette époque qu'on peut dater la naissance de nos littéra
tures wallonnes, dans lesquelles Liège, Namur, Tournai, Mons s'illustrèrent très
tôt. Nos villes forment, en effet, un ensemble qui reflète bien les caractères propres
du tempérament wallon, qu'un profond connaisseur de nos populations et de quel
ques autres, le R. P. Roger Mois, a excellemment décrit, à l'article «wallon» de
l'Encyclopédie L'Europe et ses populations: «au premier rang, nous dit-il, on
mettra un individualisme foncier qui, chez des populations dont la sensibilité poli
tique a toujours été vive, s'enracine dans une longue expérience de la liberté...
Prompt à s'enthousiasmer, il n'en cultive pas moins la pudeur de ses émotions,
d'un autre côté son sens inné de la mesure le conduirait aisément au refus de la
grandeur» (p. 800). Il est bien vrai que cette littérature n'a pas produit de grandes
œuvres: plus proche de Rabelais et de Villon, elle s'est contentée de décrire la
nature humaine avec ses travers individuels ou sociaux, sans guère s'élever au genre
épique ou tragique où s'illustrèrent quelques grandes littératures d'Europe.

Elle est typiquement régionale, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne puisse préten
dre à une certaine universalité.

Pour établir mon propos, on me permettra d'en faire ressortir la valeur singu
lière, à partir d'un point de vue très local, celui de la littérature namuroise,
puisqu'aussi bien, c'est elle qui m'est plus familière et accessible.

* *

Entre les Nerviens tenaces et les valeureux Éburons, les Aduatiques-Namurois


sont doués d'un ensemble de qualités moyennes qui les distinguent des autres
populations wallonnes. Ils ne sont pas « spitants » (vifs et légers) comme les Lié
geois, ni sentimentaux comme les Verviétois, ils n'ont pas la pétulance du Tour-
naisien, ni l'humour caustique de l'Hennuyer ou la réserve du Borain. Ils ne sont
pas «filous» comme les Ardennais. Ils paraîtraient plutôt naïfs. On pourrait
même dire qu'ils aiment à ce qu'on se paie un peu leur tête. Le fait est qu'ils se
moquent pas mal de ce qu'on pense d'eux. Ils sont eux-mêmes. Est-ce de
l'orgueil? Peut-être, car on peut avoir la fierté de sa médiocrité. Je dirais plutôt
familièrement qu'ils se trouvent bien dans leur peau.

Est-ce le fait de leur situation géographique ? Qui sait ? Il est sûr que, sise au
confluent de la Sambre et de la Meuse, le fameux Grognon, où la Sambre
incurve la Meuse vers Liège, Namur, au centre du pays wallon et même de la Bel
gique, enfouie dans une cuvette, entourée de collines harmonieuses (même sa
Citadelle), a conféré de tous temps à ses habitants un équilibre, une « mediocri-
tas» dont les autres Wallons se moquent mais que peut-être on lui envie. Qu'on

1. « La civilisation occidentale du moyen âge » dans Histoire du moyen âge, t. 8, p. 53.


PLAIDOYER POUR UNE LITTÉRATURE WALLONNE 247

me permette d'apporter une fois de plus le témoignage désintéressé du P. Mois :


« Le Namurois est un homme pondéré et placide, un homme de tout repos. Il ne
s'enflamme pas facilement2, il se décide lentement et sait prendre son temps et
même un peu plus. Il est un homme de juste milieu, hostile à tout extrémisme
culturel, politique ou social. Il est poli et aimable, disposé à rendre service. Son
entregent lui facilite les relations humaines. À l'égard de ses voisins, celui du
Hainaut et celui de la Province de Liège, il tient à garder son «quant-à-soi». Sa
conception des choses est davantage à échelle humaine moyenne. Sa religion est
mieux observée, avec de sérieuses différences entre les régions et les classes socia
les, mais avec la même modération qui marque tout son tempérament.3»
C'est ce qui explique ce «bon sens enjoué, partage de la vieille gaieté namu-
roise», comme l'écrivait Charles Wérotte, fondateur de cette fameuse société des
«Quarante Molons» ou Moncrabeau, et qui s'exprime en tant de chansons et de
contes où percent cette drôlerie des joyeux lurons et cet humour souvent taquin,
mais jamais méchant4.
Ce préambule n'avait pas pour objet de prétendre que le Namurois, dans la
famille wallonne «des èfants, c'est mi l'pu bia», comme le dit la chanson namu-
roise célèbre, mais de caractériser un tempérament qui expliquera l'originalité de
la contribution namuroise à la littérature régionale.
En parcourant les quelques extraits d'auteurs namurois que nous offre
l'Anthologie, on s'en convaincra aisément: que ce soit la «Chanson namur-
wèse» de l'Abbé Grisar qui vivait au XVIIIe siècle ou les contes les plus récents
d'un Jules Pirot: «Li farce d'à Rigolet» et surtout «Li prumî flamind», «pas-
quille» un peu rosse que pardonneront à l'auteur ses compatriotes flamands5;
les prédications savoureuses de l'Abbé Hénin et de plusieurs autres qui ne sont
pas cités, on retrouvera sans peine cet humour particulier aux gens de Namur
qu'a si bien décrit Charles Wérotte.
Toutefois, la contribution namuroise ne s'arrête pas à ce genre familier; il
s'est haussé à un genre plus élevé: la poésie.
Je voudrais l'établir en présentant ici brièvement celui que je considère comme
le plus grand poète namurois de notre temps, le P. Jean Guillaume6.

2. Combien c'est vrai ! Il manifeste peu son enthousiasme. J'ai pu encore le constater
aux dernières fêtes de la Wallonie. Quand les gentils « Bersaglieri» de Milan, après avoir
donné un aperçu de leur répertoire, eurent le geste touchant d'exécuter « Li bia bouquet »,
il y eut peu d'applaudissements pour cette preuve de la «gentillezza » italienne. Et pour
tant, je suis sûr qu'ils étaient émus, mes concitoyens, mais voilà, un peu comme les
Anglais, ils n'aiment pas à se donner en spectacle («they do'nt give themselves away»).
3. Article «Namurois» dans L'Europe et les populations, p. 501.
4. Anthologie de la Littérature wallonne, éd. Maurice PIRON, Liège, Mardaga, 1979,
p. 109.
5. Ils nous le renvoient bien. « Flamind » qui, pour tout Wallon, est un peu synonyme
de lourdaud ou de béotien, et «Waelekop» sont des aménités qu'on échange dans les
ménages les plus unis. C'est vrai au sens littéral du mot «ménage» puisque les mariages
entre Flamands et Wallons, qui, il y a peu, n'étaient pas si rares, sont généralement réus
sis, l'épouse flamande par exemple, apportant un peu de plomb dans la cervelle de sa tête
de linotte de mari !
6. L'Anthologie cite comme le plus parfait des poètes wallons Henri Simon (p. 259). À
tout seigneur, tout honneur (pays de Liège) : à en juger par les poèmes qu'on nous présente
(p. 260-275), on en conviendra volontiers avec l'éditeur.
248 LES ÉTUDES CLASSIQUES

Son cas démontre à souhait combien le parler dialectal peut prétendre à un


très haut lyrisme et s'égaler aux productions les plus achevées que nous offre en
poésie la littérature française.

C'est ici pourtant que le risque est le plus grand.

Le poète, en effet, est un «mystique» qui communie à un monde invisible


soustrait à nos regards familiers, mais c'est aussi un artiste des mots qui doit
communiquer son extase.

Si l'on peut définir la poésie avec le Père V. Poucel «une extase achevée par
les mots»7, c'est dans l'expression de sa vision mystérieuse que le poète trouve à
la fois son tourment et, selon les cas, sa réussite. Comment ne pas évoquer ici
Paul Valéry? Or, c'est à propos de ce dernier que le P. Poucel fait remarquer au
sujet du langage poétique ce qui suit. Après avoir cité le vers fameux de Racine :
la fille de Minos et de Pasiphaé (dont la moitié est d'ailleurs empruntée au grec),
il poursuit: «ces êtres sonores, modelés par la bouche antique, à l'image de
l'esprit, ont pris, en s'exerçant d'âge en âge sur les lèvres françaises un tour, une
allure dont le secret est demeuré entre nous. Ni Anglais, ni Espagnols ni qui que
ce soit d'étranger ne jouira jamais de certaines articulations qui nous sont mer
veilleusement propres ou s'ils essayent de les mettre en branle, le bourdon sera
faux, au lieu du menuet vous aurez la danse de l'ours.8»
C'est très bien noté, mais nous pouvons sans crainte appliquer cette remarque
au wallon. S'il est vrai, comme en conviendront tous ceux qui pratiquent le dia
lecte wallon, que certaines choses ne peuvent bien s'exprimer que par des voca
bles du cru, cela s'avère aussi pour la langue poétique.

Prenons, par exemple, le poème de J. Guillaume «I ploût», emprunté à son


premier recueil «Djusqu'au Solia» (p. 32-33). Il pleut beaucoup dans le pays de
Namur, parfois des journées entières. Quel petit garçon namurois ne se souvient
de ces jours pluvieux et gris, où, le nez collé à la vitre, il scrutait dans un ciel
tourmenté ce « coin de ciel bleu » (grand comme un fond de culotte de gendarme,
comme on dit chez nous) qui serait pour lui le signe du beau temps revenu et le
signal de sa libération et d'une escapade vers sa chère citadelle et ses plaisirs
interdits ?9 Transcrivons ce morceau :
Yût djoûs d'asto
Qu 7 nn 'è tchait a gogo !
Sins laukî, sins lachî, sinsfin,
Dispû V matin djusqu'au matin.

1. Plaidoyer pour le Corps, ch. 10 «La poésie et quelques poètes», p. 236.


8. «Les poésies de Paul Valéry et la poésie», dans Études, 210 (1932), p. 24.
9. Encore que bien innocents, à en juger d'après l'étalon de l'adolescence
d'aujourd'hui. Un de ceux-ci consistait à arracher quelques fleurs ou même à piétiner les
plates-bandes des jolis parterres de la citadelle, uniquement (ô malice du cœur humain !)
pour provoquer l'ire et la vindicte du gardien, préposé à leur entretien, un bon vieux que
l'on nommait « Chope-Louis » et qui nous courait sus, en nous menaçant de sa canne. Qui
n'a jamais été poursuivi pour infraction à la loi par un garde-champêtre en colère et sur le
point d'être appréhendé, ne lui a pas échappé de justesse, ignore une volupté.
PLAIDOYER POUR UNE LITTÉRATURE WALLONNE 249

Pont d'tchèt su V voûye


Po s' mète a V rimoûye.

On n' vèt pus qui d'l'aiwe


Brotchîfoû dès saiwes.

N'ètindoz nin corne ça baboûye


Dins lès colères,
Dins lèsgotêres?10.

Qui peut être insensible à ce rythme qui imite si bien la pluie battante, lanci
nante (2e verset), le gargouillis de la pluie dans les gouttières qui se déversent (5e
verset), et puis, après un silence qui fait espérer la fin du déluge, ce nouvel assaut
de pluie (6e verset)? Mais on admirera surtout l'image qui, mieux que tout, évo
que la violence de la pluie : personne sur les chemins pont d'tchèt su V voûye po
s'mète a V rimoûye (comme on laisse essorer dans les jardins le linge lessivé) et
enfin le «finale» qui évoque la scène d'apocalypse de nuages comparés à des
coursiers échevelés.

Même art et même réussite lorsqu'il évoque la bise, dans son poème «Toû-
bion » :
Oyoz bin Ion H bîje qui r'beûle
Corne l'angonîye d'on vîy aveûle? ...

Djibèle, sofèle, zoubèle, roufèle,


Tos l's-ans pus djonne, tos l's-anspufèl!n

Une grande partie des poèmes de Jean Guillaume est la fixation de souvenirs
d'enfance, la source principale, avec le premier amour, de l'inspiration d'un
poète, disait Conventry Patmore.

Un deuil prématuré semble avoir marqué profondément l'enfant et l'a rendu


sensible à la misère autour de lui : les aveugles — auxquels il a consacré toute une
fresque — le plus long de ses poèmes ; les vieux serviteurs, les vieilles servantes de
la ferme paternelle et les mendiants — les bribeûs — éternels vagabonds qui
venaient de temps en temps quémander l'aumône.

Comme elles sont bien évoquées — avec une tendresse qui émeut — les « Vîyès
mèskènes» qui aiment d'aller à une messe matinale:

10. Djusqu'au Solia, p. 32-33. « Huit jours d'affilée qu'il en tombe à pleins seaux ! Sans
cesser, sans lâcher, sans fin, depuis le matin jusqu'au matin. Pas de chat sur la route pour
se faire sécher. On ne voit plus que l'eau giclant des égouts. N'entendez-vous pas comme
ça gargouille dans les corniches, dans les gouttières? Et de temps en temps, comme un
pourboire, quelques louches d'une pluie plus drue qui déchire. Il y a tant de bourbier que
le cœur vous serre... Et nous regardons filer d'hallucinants nuages à l'aventure, comme
des cavales ensorcelées. »
11. Id., p. 63. Tourbillon. « Entendez-vous bien loin la bise qui beugle comme l'agonie
d'un vieil aveugle?... Bondis, souffle, saute, fonce, chaque an plus jeune, chaque an plus
fort ! »
250 LES ÉTUDES CLASSIQUES

Chaltant, bârlokant, trèbukant,


I-gn-a dès-ans et dès razans
Qu'èle vont la strumer leû djoûrnéye
Divant d' bouter djusqu'al vièspréye,
Divant d'flauwi
— Et d' rafrèdi...

Sitôt oubliées :

Dimwin, personne ni s'sovinrè pus d' vos;


Vos n'avozpont yeû d' raculot...
V n 'auroz jamais stî qu 'one vijène
Qu'on fièt cham'ter didins I' cûjène.

enterrées sans cérémonie et sans pleurs :

I-gn-aurè, po sûre vosse vacha,


Rin qu 'one minâbe keuwéye
Di blankes mèskènes an nwâr mantia:
Gn-a pont d'parints aus-ètèrmints d'yût-eûres et d'méye.
Pont d' brèyotrîyes et pont di r'grèt

et ce trait final si saisissant, si bien trouvé:

Et c'est co d'azâr s'on d'manderè


Divant d' rintrer — et d'tourner V pâdje:
'lleèstètd'djad'âdje?12

et ces « bribeûs » si bien évoqués :

Crapus, crawieûs,
Tortos grigneûs...
Riwaitîz Vporcèssion d'misère
Qui s'amwinne an rûtiant 'nepriyére.

Rin qu 'one tène tchimîje


Po l'guère a l'frèdeû;
Qu'est-ce qu'i d'vègnenut tos lès bribeûs
Qu'on vèt chorer tins d'bîje ?n

12. Id., p. 54-56. Vieilles servantes. «Boitant, vacillant, trébuchant, il y a tant et tant
d'années qu'elles vont là etrenner leur journée avant de travailler jusqu'au soir... Demain,
personne ne se souviendra plus de vous ; vous n'avez pas eu de dernier-né... Vous n'aurez
jamais été qu'une voisine qu'on faisait trimer dans la cuisine II n'y aura, pour suivre
votre cercueil, rien qu'une pauvre file de blanches servantes en manteau noir ; il n'y pas de
parents aux enterrements de huit heures et demie. Pas de larmes et pas de regret, et c'est
encore hasard si on demandera avant de rentrer — et de tourner la page : elle était âgée ? »
13. Id., p. 66-67. Mendiants. «Ecoutez geindre les corps noueux, corps de molasses,
corps d'innocents. Ils tendent leurs mains vers les bonnes gens en râlant si fort qu'ils
feraient trembler la mort... Rien qu'une pauvre chemise pour faire la guerre au froid;
qu'est-ce qu'ils deviennent tous les mendiants qu'on voit cingler par temps de bise?»
PLAIDOYER POUR UNE LITTÉRATURE WALLONNE 251

Le thème de l'enterrement revient souvent dans les poèmes de Jean Guil


laume. C'est une cérémonie très fréquentée dans notre pays. Les vieux amis vien
nent rendre un dernier hommage au défunt. C'est l'occasion de se revoir et
d'échanger ses impressions. Et cela donne, sous la plume du poète, cette évoca
tion dont on admirera le réalisme: «R.I.P.»
L'ètèrmint
Passe paujêrmint
Au d'truviè dèl campagne,
Po nn 'aler,
D'on pas odé,
R'piquer V vî cousse è l' dagn.

Waire di djins,
Sacants vijins,
Po roter pa-drî V cwâr,
Et po r'dîre,
A d's-oûtes qu'ayîr:
« Ça fait qu ' Bâtisse est mwârt. »14
Le mort qu'on emmène au cimetière, c'est comme un poireau qu'on repique
en terre et les vieux de se redire entre eux à propos du défunt : il s'est pourtant
bien défendu, mais finalement il y est passé comme tout le monde. Ainsi va la vie
toute simple, chez nous, à la campagne.

Après le rude labeur de la journée, c'est la veillée, où les amis se rassemblent


pour jouer aux cartes et deviser gaiement.

Qu'on relise la pièce: «I djale»


A vie nos-oûtes, lès payisans
Chîjléyenut po conter dès prautes,
Po d'viser avou Piêre ou Djan,
Oufé quék'fîye one mâche di coûtes.
On-z-a drâné dîj eûres au long
An s'rafiant diyèsse al vièspréye
Po-z-ôre lès djiprîyes, lès tchansons
Qui r'chandichenut corne one blaméye.

À l'occasion de la veillée, c'est la fuite des jours qui est évoquée. Minuit sonne, il
est temps de partir :
La-wai, vos-oûtes, qu 7 sone méyegnût !
I faut râler, vèssu, dins V bije.
— L'efant sokîye, ni fianspont d' brut;
Ça passe si rade, en 'don, lès chîjes...

14. Id., p. 30. R.I.P. « L'enterrement passe tranquillement à travers la campagne, pour
aller, d'un pas fatigué, repiquer le vieux cousin en terre. Guère de gens, quelques voisins,
pour marcher derrière le corps, et pour redire, à d'autres qu'hier : « ça fait que Baptiste est
mort. »
252 LES ÉTUDES CLASSIQUES

Ça passe si rade, en'don, lès djoûs,


En 'don qu 'elle è-st-èvoûye, nosse vîye ?
Ça vint si rade, en 'don lès doûs,
En 'don qu ' H p 'tite èstéve djintîje ? "
Ce sens de la fuite des ans est un leit-motiv qui revient souvent dans l'œuvre
du poète. Parfois un seul détail l'évoque comme dans ce poème de veillée : « Chî-
jeléye». Il est temps d'aller dormir:
Lèvans-l' ! On-z-ètind sofler l'bîje
Qui r'moûwe dès cindes dins nosse tokwè.
A moûde di rin, divant V murwè
Poqwè r'waitoz vosse tièssefine grîje?16
Le temps qui passe et qui nous échappe, c'est le temps qui nous glisse entre les
doigts comme du sable. On songe à H. de Régnier et à son poème «Sur la
grève», mais transposé dans le registre de la vie campagnarde, cela devient
comme dans «L'Eure»:
Dire qui ça passe ètur nos pougn
et qu 'on nèl sét jamais r'trover
à s't-ôje — corne on cwârbau qui mougne
dins l'dispoûye d'on bèdot crevé.

C'èstèt ça portant, m'fi, viker.


C'èstèt lèyî l'eûrefé à s' moûde,
c'èstéve, en s'catchant d'ssus V costé,
bèrwèters' cœur dins V cia dès-oûtes. "
Ceci nous amène à l'autre thème qu'un poète ne peut manquer de trouver sur
sa route: l'amour.

On m'a dit que certains refusaient une adhésion sans réserve à Jean Guillaume
parce que, étant religieux, il manquait une corde à sa lyre. Ce préjugé fera sou
rire tous ceux qui se sont voués à Dieu dans la vie religieuse. Comme si le poète,
pour chanter l'amour, devait l'avoir connu charnellement! Ce manque a-t-il
empêché Marie Noël, vieille fille toute sa vie, de chanter l'amour conjugal — son

15. Id., p. 45-46. Il gèle. «Chez nous, les paysans veillent pour raconter des histoires,
pour causer avec Pierre ou Jean, ou faire parfois une partie de cartes. On a peiné dix heu
res au long en se réjouissant d'être au soir pour entendre les rires, les chansons qui réjouis
sent comme une flambée. Voilà-t-il pas qu'il sonne minuit ! Il faut retourner, hâves, dans
la bise. — L'enfant dort, ne faisons pas de bruit ; ça passe si vite, hein, les soirs... Ça passe
si vite, hein, les jours, hein qu'elle est partie, notre vie? Ça vient si vite, hein, les deuils,
hein que la petite était gentille ? »
16. Id., p. 57. Soirée. « Partons d'ici ! On entend souffler la bise qui remue des cendres
dans notre foyer. Mine de rien, devant le miroir pourquoi regardez-vous votre tête toute
grise ? »
17. Anthologie de la Littérature wallonne, p. 594-595, n° 252. L'heure. «Dire que cela
passe à travers nos poings et qu'on ne sait jamais la retrouver à son aise, comme un cor
beau qui mange dans la dépouille d'une brebis crevée. C'était pourtant cela, mon fils,
vivre; c'était laisser l'heure faire à son gré; c'était, en se détournant sur le côté, brouetter
son cœur dans celui des autres. »
PLAIDOYER POUR UNE LITTÉRATURE WALLONNE 253

bonheur et son désenchantement — avec un lyrisme et une vérité auxquels n'a


pas atteint Anna de Noailles?

L'amour conjugal, J. Guillaume en fut témoin et il l'a admirablement exalté,


en plusieurs poèmes, avec cette discrétion bien namuroise qui abhorre tout exhi
bitionnisme : « Nosse boneûr »
Nosse boneûr, on n 'a nin waitî
De V sitofer dins dès bias mots.
Lès-amouch'tûres, lès «s' voûy vol'tî»
C'est po lès cias qu'ont do timps d'trop.

Ce bonheur c'est d'avoir œuvré ensemble:


Nosse boneûr, c'a stî tote li cinse,
Lès cavales, lès poûyes dins l' cûjène,
Li bègnon d'zos V gayî, lès s'minces,
Mèyon qui fortchîye dins l'ansène...

C'est d'avoir élevé des enfants, d'avoir vu naître les petits-enfants et la grâce
d'avoir un fils prêtre:
Nosse boneûr, c'est qu' nos ratindans
Di r'çûre èchone dins sacant mwès,
Foû de l'poûve mwin di noste èfant,
Nosse frumint tourné à bon Diè.18
II y en a bien d'autres : faut-il rappeler cette touche si légère du poème : « I dis
cret» où l'époux s'émeut à l'approche de l'épouse vieillissante que les ans appe
santissent :
Corne vos-èstoz taurdeuwe audjoûrdu...
Qu'est-ce qui vos fait drâner? Lès deûs sayas plins ou lès-ans ?
Vos rapèloz dèl pitite blanke cinse catchîye dizos lès saus
Au d'dilong do ri?

Vos n 'avoz nin todi stî vîye. "


ou ce regret tardif pour l'épouse disparue : « Lèye »
On dit qu ' vos n 'avoz waire soufru.
Est-ce si sûr qui ça ?
Dj'a vèyu tant d'coups si r'ssèrer vos-oûy
Po catchî vos larmes.
Poqwè n ' m'avoz jamais rin dit ?
V's-èstîz trop sainte po ci qu' dj'èstéve.20

18. Grègnes d'Awous', p. 10. Notre bonheur. «Notre bonheur, on n'a pas cherché à
l'étouffer dans les beaux mots. Les mièvreries, les «je t'aime bien», c'est pour ceux qui
ont du temps de trop... Notre bonheur, ce fut toute la ferme, les juments, les poules dans
la cuisine, le tombereau sous le noyer, les semences, Siméon qui fourche le fumier... Notre
bonheur, c'est que nous attendons de recevoir ensemble dans quelques mois, de la pauvre
main de notre enfant, notre froment changé en bon Dieu.»
19. Djusqu'au Solia, p. 47. La fin.
20. Id., p. 48. Elle.
254 LES ÉTUDES CLASSIQUES

C'est vrai, le religieux renonce à l'amour humain sous sa forme conjugale,


mais il connaît le sacrifice qu'il fait. Cette offrande, J. Guillaume l'a chantée en
un des plus beaux poèmes que je connaisse ; heureusement repris dans l'Antholo
gie:
Dj'a lèyi tchêr mi cœur d'èfant
su V brisé.
Dès spiyûres dins mes mwins. Vint-ans.
On-auté...
Et dj'a tôt stichî dins V tchabote
d'on vî tchinne
— djonnèsse, bokèts. Faut bin qu'on rote
su ses pwinnes.
I m ' chone portant qui dj'auréve bon
d'aler voûy
s'i n' court nin saquants gotes di m'song
dins lèsfoûyes.21
Peut-être faut-il connaître d'expérience le sacrifice qu'exige toute vocation
religieuse pour apprécier ici l'image de ce cœur, boule de cristal, l'alternance de
ces vers de huit pieds et de trois pieds, avec cette petite note bien de chez nous
(on est loin du «lèyîz-m' plorer ») : faut bin qu'on rote su ses pwinnes.

Pour autant, un religieux ne renonce pas à l'amitié virile. Je ne renonce pas,


pour ma part, au plaisir de citer un poème inédit (que l'auteur me le pardonne !)
que je me récite volontiers quand je revois, après une absence, un vieil ami, une
vieille amie d'enfance : la vie a continué, les ans se sont appesantis sur nous. Le
corps s'est tassé comme un tas de terre.
Quisèrans-n' quand nos nos r'vièrans?
Onesaquî, one saqwè quét'fiye.
On tchait, jusqu'à tant qu'on s'rèwîye,
Monda qui sondje àfé l'fougnant
Pace qui zèls, do pus fond de /' têre,
Quand c'est leû zine i r'vègnenufoû
Viker, viker à nn'awè s'soû
Divant d'èraler dé lès viêrs.
Qui v's-avoz stî lontinne à v'nu
Et pus rate èvoûye qui V djonnèsse.21

21. Anthologie, p. 590, n° 245. « J'ai laissé tomber mon cœur d'enfant sur le pavé. Des
éclaboussures dans mes mains. Vingt ans. Un autel... Et j'ai tout fourré dans le creux
d'un vieux chêne: jeunesse, morceaux... Il faut bien qu'on marche sur ses peines. Il me
semble pourtant qu'il me plairait d'aller voir s'il ne coule pas quelques gouttes de mon
sang dans les feuilles.» (Poèmes wallons, 1948, p. 37).
22. «Que serons-nous quand nous nous reverrons? Quelqu'un, quelque chose peut-
être. On se tasse jusqu'à ce qu'on se réveille, tas de terre qui veut faire la taupe. Parce
qu'elles, du plus profond de la terre, quand c'est leur envie, elles viennent dehors, pour
vivre, vivre à satiété, avant de retourner chez les vers. Que vous avez été lente à venir et
plus vite partie que la jeunesse...»
PLAIDOYER POUR UNE LITTÉRATURE WALLONNE 255

Ce poème qui me fait songer à Francis Jammes «ce qui n'est plus cela que
nous avons été» (one saqwè quét'fîye), son image de la taupe et son final mysté
rieux se passe de tout commentaire.

Cet art des «correspondances» ou cette unité mystique entre tous les êtres
qu'un même destin réunit, J. Guillaume en use avec une familiarité, un sens de
l'authenticité qui fait de lui un vrai poète du terroir. La vision de J. Guillaume,
c'est cette découverte des réalités dernières dans le quotidien, le terre-à-terre. Il
nous les décrit et puis, tout à coup, c'est le coup d'archet du violoniste qui fait
vibrer la note transportant notre cœur dans le royaume de la poésie.
Qu'y a-t-il de commun entre une brouette et le don de soi? Mais le poète, fils
de fermier, a vu le rapport et la vie lui sera de « Bèrwèter s' cœur dins F cia dès-
oûtes». Que dire alors de cette comparaison audacieuse qui achève le beau
poème «Nosse boneûr»: cette transmutation du froment en eucharistie, comme
on tire le beurre ou le fromage du lait dans la baratte : « nosse frumint tourné
(qu'on note le terme) à bon Diè».

Pour moi, si Marie Noël s'est bien décrite elle-même comme «cette voix de
rossignol dans la nuit close», J. Guillaume évoque l'alouette de mai: comme
elle, il part du sol, du terre-à-terre et puis, d'un coup d'aile, le voilà dans les hau
teurs, joignant le quotidien aux réalités d'en haut. Par là, il rejoint ce que j'ose
rais appeler le regard de Dieu sur les choses qui voit, en elles, comme le poète,
selon Victor Hugo «tout ce qu'il y a d'intime dans tout». C'est bien pourquoi la
vraie poésie est religieuse.

Comme l'a bien dit un autre poète — jésuite et namurois lui aussi — le Père
Hanozin, à propos de Victor Hugo: «l'objet qu'il touche en cette minute
d'infini, c'est Dieu atteint à travers le sensible... après être entrée dans l'homme
sans y être invitée, la poésie le mène au point où transparaît Dieu »23.
Le dialecte wallon, lui non plus n'est pas un instrument inapte pour suggérer
ce lyrisme qui est le plus malaisé à exprimer en paroles. Il n'est que de citer les
derniers poèmes de «Djusqu'au Solia». Ce sont des poèines où l'orphelin
retrouve la tendresse d'une mère trop tôt disparue auprès d'un Dieu qui s'est fait
notre compagnon ici-bas : « Mi p'tit »
Mon Diè, nos vikerans
Onk astok di Voûte.
Dji sèrè l'èfant
Qui r'waite et qui chou te.
Vos sèroz /'bon Diè
Qui mostère si cœur
Et qu'adouve ses brès
Po qui m ' tièsse îd'meure.
Quand dj 'ènn 'ârè m ' soû
Dj'ènn'îrè qwai 'ne bauje,

23. «L'aventure poétique de Victor Hugo», dans Les Études Classiques, 1935, p. 600,
609.
256 LES ÉTUDES CLASSIQUES

Mi stinde su vosse chou


Po sokî a mi-auje.
Et vos m ' dimanderoz
S'i fait malaujîye

Auzès p'tits bèdots


Di sopwârter V vîye...24
Et ces deux poèmes d'abandon dernier, que Camille Melloy dans son Requiem
n'aurait pu exprimer si bien :
« Prumêre rèsconte »

Et dji sèrè d'vant vos,


Divant vos-oûy,
Et vos m ' waitroz
Au coron di m ' roûye.
Et tôt m ' chonerè si doûs
Qui dji n ' voûréve pus qu 'on rikmince
A taper dès s'minces
Po dès novias djoûs.
Et dji n ' f'rè pus qu ' sèrer mès-oûy
Po mia vos voûy.25

«Djwè»

Dji n ' tchanterè nin


Mins dji djondrè mes mwins.
Dji n' vos vièrè nin
Mins dji sint'rè vosse mwin
Dé mi,
Astok di mi.
Et, tot-aufond d' mi-minme,
Vos-minme.26
On a déclaré J. Guillaume «chef de file de l'école namuroise»27. Je doute,
pour ma part, que J. Guillaume fasse jamais école. Il est inimitable. Sans doute,

24. Djusqu'au Solia, p. 113. Mon petit. «Mon Dieu, nous vivrons l'un tout près de
l'autre. Je serai l'enfant qui regarde et qui écoute. Vous serez le bon Dieu qui montre son
cœur et qui ouvre les bras pour que ma tête y demeure. Quand je serai las, j'irai chercher
un baiser, m'étendre sur vos genoux pour sommeiller à l'aise. Et vous demanderez s'il est
difficile aux petits agneaux de supporter la vie... »
25. Id., p. 117. Première rencontre. « Et je serai devant vous, devant vos yeux, et vous
me regarderez au bout de mon sillon. Et tout me semblera si doux que je ne voudrais plus
qu'on recommence à jeter des semences pour de nouveaux jours. Et je ne ferai plus que
fermer les yeux pour mieux vous voir. »
26. Id., p. 118. Joie. « Je ne chanterai pas mais je joindrai les mains. Je ne vous verrai
pas, mais je sentirai votre main près de moi, contre moi. Et, tout au fond de moi, vous. »
27. Jean Lechanteur, «La poésie wallonne au XXe siècle», dans La Wallonie. Le pays
et les Hommes, tome III, 1979, p. 204.
PLAIDOYER POUR UNE LITTÉRATURE WALLONNE 257

on cherchera à découvrir son inspiration chez des modèles français qu'il connaît
bien, puisqu'il enseigne la littérature française depuis des années. On peut déce
ler l'influence du grand poète belge symboliste, le Charles van Lerberge des
« Entrevisions » (beau sujet de thèse), la candeur d'un Francis Jammes, le sens de
la nature d'un Henri de Régnier qui, lui aussi, sut «d'un petit roseau faire chan
ter toute la forêt», auquel on ajoutera paradoxalement le sens artistique d'un
Paul Valéry.

On n'a ici que faire de modèles. Jean Guillaume est un poète de chez nous, qui
a su chanter l'âme de notre peuple avec son tempérament propre, fait de réserve
et de cette tendresse discrète que lui ont donné les hasards de la naissance.

En saluant le second recueil «Grègnes d'Awous'» de Jean Guillaume, le


recenseur A. Thiry citait fort à propos un mot de Cocteau: «plus un poète
chante dans son arbre généalogique, plus il chante juste »28. Si ce jugement se
révèle exact pour l'œuvre poétique de Jean Guillaume, il prouve, en outre, ce
que nous voulions avancer en ce modeste plaidoyer, que le dialecte wallon peut
aborder, sans vaine prétention, les jardins les plus secrets de la Muse, dans
l'espoir que d'autres jeunes talents sauront relever le défi.

Georges DEJAIFVE s.j.


Institut Oriental, Rome.

28. Les Études Classiques, 19 (1951), p. 145.


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UN SYMPOSIUM ARCHÉOLOGIQUE
À BRUXELLES

Le 8 décembre 1979 se tint à Bruxelles un colloque organisé par le Centre inter


disciplinaire de recherches aériennes, que dirige M. Charles Leva. Il proposait à
l'attention des participants les deux sujets suivants: photographie aérienne et
prospections géophysiques. Aux rapporteurs belges se joignaient des savants de
France, d'Angleterre et de Hollande. On sait les renseignements que peuvent
nous fournir les appareils propres à déterminer la résistivité des sols. Celle-ci
naturellement permet de reconnaître les lieux où se cachent par exemple des fon
dations de murs antiques. Plusieurs des exposés s'attachèrent à cet aspect des
investigations. La plupart cependant furent relatifs aux indices que le vol en
avion fait apercevoir. M. R. Agache était des nôtres. Il a joué un rôle d'initiateur
et nous parla en homme qui poursuit infatigablement son travail. Intrigué par
des signes à peine apparents, M. M. E. Mariën découvrit les trois tumuli d'Over-
hespen, qui conservaient une partie des objets ensevelis jadis. Mme W. De Vries-
Metz nous montre en Frise occidentale, au nord des Pays-Bas, de nombreuses
traces, plus facilement repérables, de sépultures qui datent de la fin de l'Âge du
Bronze. Même M. R.P. Regrain songe à utiliser en faveur de l'archéologie la
télédétection par satellite. Le symposium a parfaitement réussi dans l'exactitude
et la diversité des informations qu'il a dispensées à un large auditoire. Nous nous
contentons de recueillir ici certaines données qui nous ont frappé davantage.

A. WANKENNE

COMMUNICATION

Du 1er juin au 14 septembre, se tiendra, au Musée Communal de Diest, une


exposition: Diest et la Maison d'Orange-Nassau, à l'occasion du 750e anniver
saire de l'octroi de la première charte à Diest. Outre les collections appartenant à
Diest, de nombreuses pièces ont été aimablement prêtées par les musées néerlan
dais: le «Koninklijk Huisarchief» et le « Mauritshuis » de La Haye, le «Rijks-
museum» et le musée historique d'Amsterdam, le « Rijksmuseum » Palais «Het
Loo» d'Apeldoorn et le musée communal de Breda; les musées de Siegen et Dil-
lenburg en Allemagne, le musée de Douai en France et nombre de prêteurs parti
culiers. Le catalogue édité par le Crédit Communal de Belgique: 180 F.
Heures d'ouvertures: 9-12 h; 14-17 h (18 h dim. et jours fériés). Entrée: 20 F.
Maison d'Éditions Ad. Wesmael-Charlier, S. A.
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Docteur en Sciences Chimiques

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b) Vingt manipulations b) Quinze manipulations


REVUE DES REVUES

K. ROSEN, Politische Ziele in der friihen hellenistischen Geschichtsschrei-


bung, dans Hermès, 107 (1979), p. 460-477.

Cette recherche est rendue particulièrement difficile par la pauvreté des documents,
auxquels on ne peut souvent accéder que par citation interposée. À cela s'ajoute l'éternelle
difficulté de préciser quelle intention politique une œuvre historique peut poursuivre ; car,
dans la communication entre les deux subjectivités, celle de l'écrivain et celle du lecteur,
les parasites et les interférences ne sont pas rares. Passant en revue les historiens de cette
période, M. Rosen nous aide à comprendre leurs buts politiques, même s'ils sont bien dis
simulés.

K. ALT, Solons Gebet zu den Musen, ibid., p. 389-406.

La première élégie de Solon, qui s'ouvre par la prière aux Muses, pose un certain nom
bre de questions : le rôle de cette prière dans l'œuvre (simple formule épique ou davan
tage?), sa relation à la partie essentielle de l'élégie, l'intention profonde de Sophocle
(s'adresse-t-il à lui-même ou plutôt à ses concitoyens?), la signification politique de ce
texte. Car, conclura Fauteur, Solon a mis la forme poétique au service de ses visées politi
ques, et substitué le chant au discours; il a attiré les Muses dans son parti.

B. MANUWALD, Der Trug desDiodotos (zu Thukydides, 3, 42-48), ibid., p.


407-422.

Diodotos, prenant la parole pour infléchir le destin des habitants de Mytilène, émet des
considérations sur l'imposture et le mensonge, nécessaires si l'orateur veut convaincre
l'assemblée. Cette position n'est pas uniquement celle de Diodotos ; c'est une vérité d'épo
que que Thucydide se plaît à souligner, pour la période qui suit la disparition de Périclès.
Alors que ce dernier pouvait tenir tête au peuple, les orateurs qui lui succèdent se voient
forcés de suivre le peuple dans ses inclinations. Aussi la duperie devient-elle l'arme indis
pensable de l'orateur qui veut conseiller des mesures impopulaires.

E. FANTHAM, On the Use of genus-Terminology in Cicero's Rhetorical


Works, ibid., p. 441-459.

Dans le De Optimo Génère Oratorum, on constate une certaine confusion dans le


maniement des gênera dicendi. Le terme genus est équivoque, car il peut s'appliquer aux
types de discours (judiciaire, épidictique, etc.) comme aux niveaux de style (gravité,
finesse, etc.). La présente analyse ne se cantonne pas au domaine sémantique, mais dégage
le rôle important de cette terminologie dans l'argumentation de Cicéron.

C. DI GIOVINE, Osservazioni intorno al giudizio di Quintiliano su Lucre-


zio, dans Rivista di Filologia e di Istruzione classica, 107 (1979), p. 279-289.

Quintilien (10, 1, 87) porte sur Lucrèce un jugement assez peu favorable. Mais il ne
s'agit pas, en l'occurrence, d'une condamnation globale et sans appel du poète. C'est sur
tout le pédagogue qui parle ; il pense aux conséquences possibles de la fréquentation de
Lucrèce, pour un jeune dont le style n'a pas encore atteint sa maturité.
262 LES ÉTUDES CLASSIQUES

H. HAMMOND, A Famous Exemplum of Spartan Toughness, dans The


ClassicaIJournal, 75 (1979), p. 97-109.

Une anecdote sert souvent d'illustration de la dureté Spartiate. Une mère tend un bou
clier à son fils qui part à la guerre et elle lui dit : « Reviens avec lui ou sur lui. » M. Ham-
mond étudie les différentes versions de cet exemplum, pour en déterminer la portée exacte.

P. HOLT, Aeneid V: Past and Future, ibid., p. 110-121.

D'abord considéré comme une simple transition entre les aventures à Carthage et la des
cente aux Enfers, le Ve chant de VEnéide est plus que cela : il constitue une véritable char
nière entre le passé et le futur. Par de nombreux procédés, ici mis en évidence, le Ve chant
résume le chemin déjà parcouru par Énée et annonce le chemin à venir.

A. ROSE, Seneca's HF: A Politico-Didactic Reading, ibid., p. 135-142.

En composant ses tragédies, Sénèque le pédagogue n'obéissait pas seulement à des moti
vations littéraires. N'oublions pas le nom ni les goûts de son élève ; Néron aimait la poésie
et le drame. Le drame servira donc de véhicule à une instruction, qui, dans le cas de VHer
cules Furens, se voudra surtout politique : comment devenir un souverain bienveillant et
éclairé.

F. JOUAN, Rites et croyances: quelques problèmes chez Pindare et Eschyle,


dans Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 38 (1979), p. 354-367.

Nés dans le dernier quart du VIe siècle, ces deux poètes manifestent avec une netteté par
ticulière l'évolution du sentiment religieux en une période clef. La présente communica
tion vise à illustrer le double aspect, traditionaliste et novateur, de la religion, chez Pin
dare et chez Eschyle ; l'intérêt est centré sur deux points précis : la prière et l'influence des
grands courants contemporains sur les croyances traditionnelles.

A. DAVIAULT, Togata et Palliata, ibid., p. 422-430.

La distinction traditionnelle entre fabula togata (comédie à sujet romain) et la pallia ta


(d'inspiration grecque) mérite d'être repensée. Quelques modifications doivent être appor
tées à la dernière monographie parue sur le sujet (E. COURBAUD, De comoedia Togata,
Paris, 1899). Les recherches amènent à constater que la togata était largement tributaire
du fonds grec et donc, en définitive, très semblable à la palliata.

François-Xavier DRUET

A. GRIMAL, Les allusions à la vie politique de l'Empire dans les tragédies de


Sénèque, Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Comptes rendus, 1979,
avril-juin, p. 206-220.

On pourrait penser que les tragédies de Sénèque, emphatiques et bizarres, n'ont rien à
voir avec les événements du temps. Et pourtant on reconnaît des personnalités impériales à
travers les scènes de ces drames. Tibère est aperçu dans la trame de Thyeste; Caligula à
partir d'OEdipe. L'Hercule furieux nous ramène à Tibère ; mais VHercule sur l'OEta
exprime un espoir, procuré par l'avènement de Néron. Pour les pièces dont il s'agit ici, il y
aurait même des éléments de datation qu'on découvrirait dans de telles allusions aux réali
tés de l'époque claudienne. — A. W.

P. GRIMAL, Dm 'De republica' au 'De clementia'. Réflexion sur l'évolution


de l'idée monarchique à Rome, dans Mélanges de l'école française de Rome,
Antiquité, 1979, 2, p. 671-691.
REVUE DES REVUES 263

L'auteur nous aide à comprendre le passage de la République romaine à l'Empire. Le


De republica de Cicéron appelait un moderator, un princeps. Lucrèce, épicurien, poussait
à s'abstenir des activités politiques. Mais Philodème, de la même école, optait pour un bon
roi, selon Homère. Quant aux Stoïciens, on les prendrait pour des imitateurs de Caton et
des ennemis de l'Empire. Avec Sénèque cependant, nous les voyons désireux d'une auto
rité qui réduise sagement les écarts de la foule. Ainsi les divers courants philosophiques à
Rome, avant et après Auguste, apportaient une approbation du nouveau régime. — A. W

Lâszlô HAVAS, Notes sur la candidature de Catilina en 66 avant notre ère


dans Acta Classica Univ. Scient. Debrecen., IX, 1973, p. 33-40.
Idem, L'arrière-plan politique du procès De Perduellio contre Rabirius, dans
Acta Class. Univ. Scient. Debrecen., XII, 1976, p. 19-27.
Idem, La rogatio Servilia, dans Oikumene 1, 1976, p. 131-156, Acad. Se. de
Hongrie.
Idem, Arrière-plan religieux de la conjuration de Catilina, dans Oikumene, 2,
1978, p. 191-199.

Ces pages du professeur L. Havas éclairent les projets de Catilina ou de son adversaire
résolu, Cicéron. D'abord l'élection consulaire de 66 av. J.-C. : Catilina se proposa comme
candidat, mais il fut exclu des élections. Puis l'auteur examine le mécanisme du procès
contre Rabirius. Cicéron agit en personne, pour défendre la légalité du Senatus consultum
ultimum, qui datait déjà de 40 ans. On peut douter de l'intervention de César dans cette
affaire. La rogatio Servilia était un projet de loi agraire, émanant du tribun de la plèbe
Rullus (64 av. J.-C). Il aurait favorisé une évolution nécessaire de l'agriculture et des
grands domaines. Catilina le soutenait. Mais Cicéron, comme on s'y attend, se montrait
contraire à cette sorte de changement. Une fois de plus, on aperçoit la difficulté de juger
équitablement les idées politiques de Cicéron. Enfin des aspects particulièrement lugubres
de la conjuration fomentée par Catilina, des rites sanglants sont évoqués par Cicéron.
Sans admettre une immolation proprement dite, on serait amené à croire que certaines
pratiques inhumaines, héritées des Etrusques et des Celtes et apparentées au culte de Mâ-
Bellona, auraient servi la propagande des révoltés. — A. W.

Homonoia. Yearbook of the Chair of Greek Philology of the University, I


(1979), Budapest, 14,5 x 20, 226 p.

Une nouvelle revue hongroise est née. Du beau nom d'Homonoia, Concorde, elle rap
pelle une autre revue de l'Est, Eirene de Prague, et s'attache aux trois grand «moments»
de la langue grecque: l'Antiquité, Byzance, l'époque moderne (une minorité de Hongrois
est de race grecque). Les articles sont rédigés en anglais, allemand, italien et grec et concer
nent aussi bien la littérature (les personnages dans VÉlectre d'Euripide) que l'histoire (le
roi Ladislaus et Byzance), l'art (représentation dionysiaque dans la peinture byzantine),
l'histoire des sciences... Des comptes rendus terminent le fascicule. — B. STENUIT
REVUE DES LIVRES

CULTURE GÉNÉRALE

John STEVENS, Music and Poetry in the Early Tudor Court (Cambridge Stu-
dies in Music), 496 p., Cambridge University Press, 1979, 5,95 £.

Ce livre a pour objet la vie musicale à la Cour d'Angleterre entre 1480 et 1530, ce qui
correspond à peu près aux règnes d'Henry VII et Henry VIII. Il nous reste de ce temps 3
manuscrits : à côté de ceux qui contiennent des mélodies d'origine et de style populaire, il
en est un qui appartint à Henry VIII et dont il composa ou compléta lui-même des poly
phonies en contrepoint à 3 voix. Mais on a en outre beaucoup de poèmes, dont la plupart
étaient peut-être mis en musique. Ce sont des cantiques religieux (Noëls, hymnes de la Pas
sion), mais surtout des airs joyeux à danser en rond (carols) ou des strophes courtoises
(lyrics). Quelle évocation vivante de cette noblesse, occupée à plaire et à séduire, prodi
guant danses et chansons, jusqu'à organiser des «cours d'amour» avec juges, avocats et
débats. Mêlés à tout ce monde, des professionnels, strictement hiérarchisés, qui savent
composer ou du moins lire, copier, chanter, jouer d'un instrument. Mais qu'on ne cherche
pas, entre le M.A. et les temps modernes, un rapport entre le chant et les paroles dont il
serait l'expression : les mots ne sont que remplissage ou point d'appui pour la musique ;
leur rôle expressif ne date, en musique sacrée, que de la Réforme, et c'est un anachronisme
de le chercher plus tôt. Un chapitre traite des ensembles instrumentaux qu'on entend à
l'occasion : cuivres surtout pour les solennités, défilés, tournois, banquets, mais encore
flûtes, hautbois et violes. L'auteur s'entend à merveille à faire vivre ces vieux manuscrits
en reconstituant patiemment leur décor et tout ce monde dont le chant fut, avec la danse et
les continuelles intrigues galantes ou politiques, le passe-temps favori et capiteux.
J. LEGRAND

Peter le HURAY, Music and the Reformation in England 1549-1660 (Cam


bridge Studies in Music), 474 p., Cambridge University Press, 1978, 5.95 £.

Chronologiquement, ce volume fait suite au précédent, mais en se bornant à l'histoire


de la musique sacrée dans la vie de l'église anglicane, sous le règne d'Edouard VI et d'Eli
sabeth I, jusqu'à la Restauration de Jacques II en 1660. Par YActe de Suprématie, les sou
verains avaient réaffirmé, en 1549 et 1559, leur pouvoir absolu sur le plan spirituel comme
au niveau temporel. Le Prayer-book avait été imposé dans la liturgie, et peu après, une
psalmodie nouvelle adaptée à l'usage de l'anglais avait été prescrite pour les offices (31,
sv.). L'esprit calviniste ne tolérait qu'à grand-peine le « luxe » de la musique dans le culte :
mais, si le radicalisme puritain lui était hostile — jusqu'à saccager parfois les orgues, — les
monarques veillaient à l'utiliser, dans de strictes limites, exigeant que le chant soit plus
expressif sans nuire à l'intelligibilité des paroles (38, 124/125, et passim) et n'admettant
l'orgue que pour introduire le chœur (164, sv.). Un chapitre est consacré à une institution
centrale, la Chapelle Royale, chargée des cérémonies à la Cour et qui se devait d'être
exemplaire (57-89). Après un aperçu général sur les tendances et influences ambiantes ainsi
que sur les problèmes posés par l'exécution de tout ce répertoire, la dernière partie de ce
livre (227-402) présente l'œuvre des grands musiciens qui se sont succédé pendant ce «siè
cle d'or», à commencer par Tallis et Tye, puis W. Byrd, que suivirent Tomkins et O. Gib
bons, en finissant par évoquer l'infiltration d'un style nouveau, celui du baroque et de la
basse continue, avec W. Child et ses émules. Étude fouillée et puisée aux meilleures sour
ces; nous regrettons de ne pouvoir en esquisser ici le résumé. — J. LEGRAND
REVUE DES LIVRES 265

Chr. W. GLUCK, Orphée, (L'Avant-Scène-Opéra, 23), 114 p., Paris, 32 FF.


Groupés autour de l'étude principale, à savoir l'analyse du livret et de la partition, plu-
sieur articles l'éclairent utilement par des considérations secondaires mais suggestives. Il
s'agit entre autres de situer l'œuvre dans l'évolution du musicien et de son temps et d'en
signaler les différentes versions, viennoise et parisienne (avec une préférence marquée, et
dûment motivée, pour la seconde), comme aussi, tout en signalant les concessions faites à
Paris pour plaire au goût français, de mettre en lumière l'effort délibéré pour changer la
sensibilité du public: Gluck voulait le détourner des vocalises à l'italienne et des règles
surannées de l'opéra séria (4-10). On a souvent opposé en cela Gluck et Mozart en rappe
lant la priorité absolue de la musique sur le livret dans les opéras de ce dernier ; mais on
voit bien ici (15-21 ; 59-62) que leur esthétique en matière de drame musical exige, aussi
bien chez l'un que chez l'autre, l'unité et la simplicité par désir de mettre l'action en pleine
lumière, tout en reconnaissant que la musique, chez Mozart, réalise un approfondissement
beaucoup plus révélateur. Ainsi introduit, le commentaire musical et littéraire, scène par
scène (25-57), se trouve facilité, et tout le fascicule y gagne en cohésion. Faut-il encore rap
peler, ici comme en tout exemplaire de cette collection, l'abondance et l'agrément de
l'illustration, ainsi que l'intérêt de la discographie et de l'histoire de l'œuvre depuis sa
création ? — En supplément (100-112), quelques propos intéressants, en marge de l'actua
lité, sur l'enregistrement de Stiffelio, un des derniers opéras de la première époque de
Verdi (chez Philips) : la conception que les protagonistes se font de leur rôle ainsi que les
impressions du chef d'orchestre et de l'ingénieur du son. — J. LEGRAND

MOZART, Don Juan (L'Avant-Scène-Opéra, n° 24), 218 p., avec ill. cou
leurs, Paris, 27 rue St-André-des-Arts, 1979, 38 FF.

Cette fois encore, la principale contribution à ce fascicule, c'est le commentaire musical


et littéraire (35-125), écrit par J.V. Hocquard, ce grand ami et connaisseur de Mozart:
oui, vraiment, présenté par Mozart, le diable lui-même trouverait grâce à ses yeux ! Lec
ture toujours élevante, interprétation toujours fine et éclairante, où l'on va jusqu'à relever
un bon mouvement chez Don Juan ! C'est ici la reprise d'un sujet déjà traité ailleurs par le
même auteur. Mais son optimisme chaleureux se trouve tempéré et complété par d'autres
articles, comme celui de A. Douault, sur « les circulations du désir » : l'interprétation la
plus développée se trouve par là, croyons-nous, avantageusement nuancée en dévoilant
chez les personnages, comme en contrepoint, les déguisements de l'inconscient. Ailleurs,
le lecteur apprend le malin plaisir que le public tchèque de ce temps devait goûter en
remarquant les allusions piquantes de l'opéra à bien des aspects de l'actualité. Un autre
article encore rappelle le contexte biographique de ce chef-d'œuvre, et la petite histoire de
la partition manuscrite. Mais le mérite de cette série de publications, répétons-le, et ce qui
fait merveille dans le cas présent, c'est la présentation simultanée au lecteur de tous les élé
ments qui doivent lui apparaître à la fois pour se compléter : le livret, dans le texte original
et dans sa traduction française, et au bas de la même page, le commentaire détaillé, semé
de citations musicales ; sans compter mainte illustration, en regard, avec le jeu de scène
correspondant : pareille synchronisation est une trouvaille précieuse et ce dispositif est
aussi simple qu'ingénieux. Signalons enfin les compléments sur la discographie, la biblio
graphie et les représentation mémorables sur les grandes scènes lyriques. — J. LEGRAND

François PLATIER, Benvenuto Cellini de Berlioz ou le mythe de l'artiste,


175 p., 13 x 22, Paris, Aubier Montaigne, 1979.

Benvenuto Cellini est le premier opéra composé par Berlioz pour l'Opéra de Paris en
1838. Qu'on ne s'attende pas à trouver dans cette brochure un commentaire détaillé du
livret et de la partition. Un seul chapitre y est consacré, sous le titre : « Un opéra romanti
que» (91-118). Tout le reste s'ingénie à souligner le parallélisme entre les situations et les
caractères des 2 artistes: Benvenuto Cellini (1500-1571), à Florence et à Rome, en pleine
Renaissance, et Hector Berlioz (1803-1869), en France, en plein Romantisme. Orfèvre et
sculpteur, Cellini se révolte d'abord contre son père, puis contre sa patrie, comme le fera
Berlioz de son côté; et ce qui contribua à fixer le choix de ce dernier, c'est la conscience
266 LES ÉTUDES CLASSIQUES

qu'il prit de leur identification commune à un mythe universel, celui du génie incompris et
persécuté, sacrifiant tout plutôt que de trahir l'appel de son idéal, Cellini pour fondre son
Persée, Berlioz pour écrire et faire exécuter son opéra, en surmontant le manque de
moyens financiers et la médiocrité du public. Ces pages sont bien pensées et bien charpen
tées, et les rapprochements n'on rien de forcé: les «mémoires» que tous deux nous ont
laissés en font foi. Mais l'analyse musicale paraît un peu confuse au lecteur qui ne connaît
encore rien de l'intrigue, car le livret ne lui sera communiqué qu'en appendice, en petit
texte (141-173) ; cette action, d'ailleurs, compliquée d'une histoire d'amour, inventée pour
suivre la mode, manque de véritable mouvement ; mais l'étude de la partition a le grand
mérite de faire entrevoir clairement ce que la musique apporte en fait d'innovations génia
les, tant pour l'orchestration que pour la variété du rythme. — J. LEGRAND

Hector BERLIOZ, La damnation de Faust (L'Avant-Scène-Opéra, 22),


106 p., Paris, 32 FF.

D'un bout à l'autre, le contenu de ce fascicule est riche et captivant. La pièce centrale, à
savoir le commentaire littéraire et musical (24-58), suffirait à le recommander, car le style
vigoureux, imagé, vibrant, et le sens dramatique autant que lyrique de H. Barraud ne ces
sent d'émouvoir ou d'enchanter. Le texte comme la partition sont magistralement para
phrasés et soulignés. On regrette vraiment de se borner à une appréciation aussi som
maire : il faut lire cette étude pour en admirer l'allure superbe. Les réflexions de D. Cairns
et de P. Reliquet se rejoignent pour illustrer la conception psychologique et morale qui ins
pire le fond du chef-d'œuvre, plus intégralement pessimiste chez Berlioz que chez Goethe
lui-même: ce «mal d'isolement», l'enfer intérieur, qui est, jusqu'à la fin, par sa négation
radicale, au cœur du drame. Les problèmes de mise en scène sont clairement évoqués :
comment réaliser une transformation scénique unifiée qui relie, comme la musique, ces
tableaux successifs? Comment grouper — en tryptique (61) ou autrement? — sans réduire
l'ensemble à un poème symphonique par élimination du spectacle qu'il exige? Que de
réflexions judicieuses à ce sujet, et qui donnent à penser ! Ajoutons encore que, selon son
habitude, VAvant-Scène a multiplié ici les illustrations, tantôt charmeuses et d'une intense
poésie, tantôt saisissantes et d'une rudesse brutale. Cet art n'est-il pas d'un goût plus raf
finé que la réalisation actuelle du ballet de Béjart intitulé «notreFaust»? Voyez le com
mentaire qu'en fait Béjart lui-même en fin de livraison (90-105). — J. LEGRAND

Vladimir JANKELEVITCH, De la musique au silence, V. Liszt et la rhapso


die. Essai sur la virtuosité, 183 p., 13 x 21, 16 pi. h.t., Paris, Pion, rel., 1979.

Brillant exploit de virtuosité littéraire et dialectique à propos de virtuosité musicale !


Que ce soit au piano, au violon, à la flûte, ou pour les notes aiguës de la cantatrice (61), la
virtuosité ne vise jamais à battre des records ou à éblouir un public médusé, mais à laisser
jaillir l'inspiration avec son expression la plus saisissante et à exalter la sensibilité de
l'assistance afin de se surpasser soi-même en se laissant emporter par la vague d'enthou
siasme délirant qu'on a soulevée. La virtuosité n'est pas frivolité mensongère, mais inter
prétation fidèle de l'élan et de l'ardeur du chef-d'œuvre. Liszt (1811-1886) a eu ce don
exceptionnel d'être à la fois créateur et exécutant merveilleusement doué et partout célé
bré : il faudrait tout citer, en énumérant les trouvailles dont il a enrichi les capacités de
l'artiste, car il faut relever « chez ce gaspilleur phénoménal d'énergie créatrice, une utilisa
tion paradoxalement économique des 2 mains, à l'effet d'obtenir le maximum de plénitude
avec le minimum relatif de moyens» (21). Ce qui déchaîne les applaudissements, en musi
que, c'est l'admiration pour le délié des doigts, la souplesse tantôt caressante, tantôt éner
gique de la mélodie, le prestissimo (66), qui réalise «la juste visée» (79,81), ou la finesse
impalpable de la grâce et de la légèreté sonore. Ainsi faut-il un virtuose pour évoquer les
musiques du silence comme pour faire souffler la tempête ou scander les marches triom
phales. Pareil volume se lit avec un émerveillement qui ne se dément nulle part, tant la
finesse et l'analyse psychologique suscite partout l'abondance, la justesse et le charme de
l'expression. — J. LEGRAND
REVUE DES LIVRES 267

David BROWN, Tchaikovsky. A Biographical and Critical Study. Vol. I. The


early Years (1840-1874), 348 p., London, Gollancz, 1978, 8,50 £.

L'auteur a entrepris un grand ouvrage sur Tchaïkowsky (1840-1893) : le premier volume


que voici en publie la biographie en même temps que l'analyse de ses œuvres jusqu'à l'âge
de 34 ans. Caractère hypersensible, sujet aux dépressions, capable de travail intense autant
que de laisser-aller et de négligence, vite découragé par l'insuccès, Tchaïkowsky est riche
d'une émotivité toujours pleine d'élan et de fraîcheur. S'il cherche d'abord son inspiration
dans le folklore, et devient ensuite plus cosmopolite, c'est peut-être, nous dit-on, pour
mieux se fuir lui-même et tarir ainsi la source de ses troubles intimes. Il compose surtout
dans le genre symphonique et théâtral. Ce qui nous est très soigneusement commenté ici,
ce sont donc avant tout ses 2 premières symphonies (n° 1: 101-115 ; n° 2: 256-269), ainsi
que son poème symphonique le plus réussi, Roméo et Juliette (186-195). Très captivante
aussi l'analyse approfondie, livret et partition, de ses opéras de jeunesse, dont le dernier
surtout est remarquable, Cherevichki (313-335), sur un conte de Noël de Gogol, humoris
tique et touchant, avec une pointe de fantastique. Dans la fièvre d'une composition hâtive,
le musicien emploie souvent de larges extraits d'oeuvres abandonnées, et s'il en prend le
meilleur, il lui arrive parfois de ne pas l'intégrer parfaitement à ses créations nouvelles. Sa
musique de chambre, pièces de piano, quatuors, romances, musique de scène ou de danse
qui annonce déjà les célèbres ballets de l'avenir, reste encore secondaire à cette époque.
Plus on avance dans la lecture de ce livre si sympathique, plus on trouve cette histoire, et
l'étude de cette carrière artistique, vivante et attachante ; si bien qu'en arrivant aux derniè
res pages, on souhaite impatiemment en connaître bientôt la suite, dans les parties encore
à paraître. — J. LEGRAND '

Manfred KELKEL, Alexandre Scriabine. Sa vie, l'ésotérisme et le langage


musical dans son œuvre, VI + 98 + 96 + 232 p., Paris, H. Champion, 1978.

Musicien russe, né et mort à Moscou (1872-1915), Scriabine vécut longtemps à l'étran


ger. C'est un visionnaire, à la recherche incessante de la nouveauté, en musique et en tout
art, convaincu que tout se tient, que la réalité est tissée de correspondances, et qu'ainsi
l'expression musicale doit s'enrichir d'autres formes insonores (danse, clavier à lumières et
à couleurs, orgue à parfums et à caresses, etc.). C'est un original, mais logique et systéma
tique: s'il s'inspire de doctrines ésotériques, c'est toujours cohérent. Le présent ouvrage
est en 3 parties : d'abord, la biograhie de l'artiste et ses « styles » successifs ; puis, la recher
che des influences de tous genres qui ont formé sa pensée, les thèmes philosophiques,
mystiques, théosophiques même, et toutes les doctrines de l'analogie universelle. La 3e
partie, beaucoup plus technique, et réservée aux connaisseurs, cherche à montrer, dans les
œuvres de la dernière manière, et par une méthode « métrotectonique» (III, 160), les
symétries savantes de ses rapports harmoniques et des corrélations rythmiques. II a com
mencé par écrire pour le piano, d'abord en formes brèves, pour s'entraîner à la sonate;
mais ses créations majeures, de plus en plus hardies, dans leur facture musicale comme
dans leur prétention prophétique et magique, sont des poèmes symphoniques, tels le
Poème divin, op. 42, le fameux Poème de l'Extase, op. 54, Prométhée, op. 60 et il prépa
rait, à la fin de sa vie, un Mystère qu'aurait précédé l'Acte préalable, entraînement à
l'extase collective et emprise souveraine sur la matière. La nouveauté de son harmonie et
son dynamisme lyrique intriguent et fascinent aujourd'hui beaucoup de musiciens et ama
teurs de musique. — J. LEGRAND

Burnett JAMES, Manuel de Falla and the spanish musical Renaissance,


172 p., 14 x 22, London, Gollancz, 1979, rel., 6,95 £.

À peu près au même moment, Bartok en Hongrie, Janacek en Bohême, Sibelius en Fin
lande, Vaughan Williams en Angleterre, et Falla en Espagne, ont été chacun pour leur
pays l'auteur d'une renaissance musicale. Pour l'Espagne il s'agissait de remonter à son
268 LES ÉTUDES CLASSIQUES

prestigieux XVIe siècle et à Victoria, et de faire la synthèse des deux régions qui font la
péninsule, Castille et Andalousie, et des traits dominants qui caractérisent l'Espagnol,
grandeur, fierté et passion, mais aussi nostalgie, mystère et gaieté humoristique. Telles
étaient d'ailleurs les composantes du caractère de Falla lui-même : ferme et sévère dans sa
foi comme dans son art, mais réprimant l'ardeur de ses sentiments, M. de Falla
(1876-1946) compose difficilement. D'autres sont plus séduisants, comme Albeniz et Gra-
nados, mais leur pittoresque donne prise à la vulgarisation facile. Sous les dehors cha
toyants qui aguichent le touriste et passent pour du folklore authentique, Falla recherche
le fond national là où il rejoint à sa façon l'universel. Faut-il rappeler qu'après un essai
prématuré d'opéra, La Vie brève, il composa VAmour sorcier, le Tricorne et les Nuits dans
les jardins d'Espagne, et plus tard l'opéra-miniature El Retablo de Maese Pedro, moins
coloré, mais où l'on voit à quel point il est précieux de bien parler sa langue pour la faire
bien chanter, et pour finir le Concerto pour clavecin. Rarement on trouvera, dans un
volume aussi modeste, une telle richesse de réflexion, qui fait penser et qui fait voir, en
multipliant les rapprochements et les variations sur certains thèmes essentiels.
J. LEGRAND

Eight Urban Musical Cultures. Tradition and Change. Ed. Bruno Nettl, VIII-
320 p., University of Illinois Press, 1978, rel., 10,50 $.

Depuis quelque 20 ans, l'ethnomusicologie a commencé l'étude des grands centres


urbains en voie d'expansion rapide dans des milieux non-occidentaux: c'est l'objet des 8
rapports groupés en ce beau et fort volume : en Asie, l'Iran avec Téhéran et, au N.E., Mes-
ched; l'Inde, avec, au nord, Delhi, et au sud, Madras; en Afrique, d'anciennes colonies
anglaises comme le Ghana ou Freetown ; enfin, en Amérique, Veracruz au Mexique, et à
San Francisco, le ghetto chinois. Notons que toute modernisation n'est pas occidentalisa
tion, que l'influence de notre musique s'exerce par nos œuvres classiques, mais aussi par
l'adoption de nos coutumes, comme les concerts publics (programme et durée), notre
chant choral, nos instruments, etc. Pour l'Iran, p. ex., pays d'ancienne civilisation et d'art
raffiné, notre notation musicale manque de 1/4 de ton, mais paraît aussi trop facile et
déplaît parce qu'elle n'exige qu'une attention superficielle, nuisible à la vie contemplative
(164)... À Delhi, les musiciens sont de groupes sociaux séparés, ne se mariant pas entre
eux, selon qu'on est chanteur ou accompagnateur (196). À San Francisco, on peut enten
dre l'opéra de Canton, celui de Pékin, et tous les orchestres chinois — où seul notre violon
a pu se faire admettre (233) — : on y parle des langues différentes mais on garde la même
culture. À Veracruz, c'est l'origine, urbaine ou rurale, qui spécialise l'artiste ou bien en
airs traditionnels, ou bien en rythmes et accents cubains, à ne pas confondre avec le
«pop», d'importation nord-américaine (262). On n'en finirait pas de citer; et que
d'observations encore sur le rôle de la radio et de la télé! — J. LEGRAND

Yves HUCHER, La musique (Idéologies et sociétés), 176 p., 11 x 18, Paris,


Larousse, 1977.

Anthologie originale, car elle peut être mise à profit en plusieurs sens ou à plusieurs
fins : ou bien au service du professeur de français, là où il ferait volontiers entendre un dis
que en rapport éventuel avec la page de littérature dont il parle ; ou bien c'est le professeur
de musique, inversement, qui, à propos d'une audition, voudrait citer un texte pour mon
trer p. ex. comment concevoir l'analyse littéraire d'une pièce musicale. Outre ces deux cas,
d'ailleurs, tout amateur peut trouver plaisir ou intérêt à en faire usage pour enrichir ses
connaissances. Toutes les citations ici reproduites sont rangées sous les 4 rubriques suivan
tes: «des textes de poètes et romanciers inspirés par la musique; des pages de théoriciens
de la musique, essayistes et critiques; des textes de musiciens, sur eux-mêmes et leurs
œuvres ; enfin des textes se rapportant aux problèmes de notre temps » (7), comme l'évolu
tion du langage musical, la musique électronique ou la musique concrète, jazz, «pop» et
« folk », musique enregistrée et musique de film. Rapide énumération qui dit assez l'utilité
et l'agrément de cette petite brochure. — J. LEGRAND
REVUE DES LIVRES 269

Colloques sur ta Rhétorique. Calliope I (Caesarodunum XIV bis), Université


de Tours, Inst. d'Ét. latines et Centre de recherches A. Piganiol, édité par
R. CHEVALLIER, VII-382 p., Paris, Les Belles Lettres, 1979.
Victime des déviations où la conduisirent, très tôt, certains auteurs, alors qu'elle est au
service de la vérité, victime de l'incompréhension, de l'ignorance et du désintérêt d'une
société qui, en fait de rhétorique, n'éructe que trop celle «du cri et de l'informulé» (Che
vallier, p. 328), la rhétorique semble passée de mode et ne devoir évoquer que des traits
négatifs. N'est-elle pas au contraire l'art de bien parler? À un niveau technique, l'étude et
la maîtrise des moyens d'expression, de la composition et, tout auteur bien né en sent le
besoin, des figures ? C'est dans cette idée, si large et juste, que s'est tenu en 1977 un Collo
que, animé par R. Chevallier et dont les Actes comptent vingt-neuf communications. Le
lecteur y trouvera des perspectives enrichissantes. A. Michel se demande s'il existe une rhé
torique d'Homère et examine la tradition antique, les jugements de Fénelon, Vico et des
Romantiques. Le De Analogia, les discours et les Commentaires de César sont confrontés
par M. Rambaud aux jugements de Cicéron. Selon J. Granarolo, les liens de Catulle avec
la rhétorique résident dans la vie même du poète, dans les relations entre rhétorique, pas
sion et sincérité que renferment ses œuvres. La métonymie ensem multa morte recepit de
Virgile (En., IX, 34), mal comprise des commentateurs, est analysée par P. Heuzé. Autre
chose mal comprise : les discours dans l'œuvre de Tite-Live ; selon R. Girod, ils ne sont pas
de simples ornements, mais ont une réelle valeur historique (exemple: 28, 40-44). A.
Arcellaschi montre toute l'importance exercée sur l'imagination du jeune Ovide par les
Controverses et Suasoires. L'utilisation originale du topos neglectus amator par Ovide
(Met., I, 504-524) a retenu l'attention de A. Thill. V. Poeschl analyse le procédé qui con
siste à mettre au début d'une œuvre un mot évocateur; l'A. distingue ainsi plusieurs
«ouvertures»: provocatrice, caractérisante, dramatique, programme, vignette (tableau).
Les liens entre rhétorique et poésie sont étudiés par D. Joly chez Quintilien, par A. M.
Taisne chez Stace, qui y recourt avec originalité. Les procédés littéraires et l'art des digres
sions des Florides retiennent l'attention de L. Foucher. Hilaire de Poitiers recourut à
l'inventio et à la dispositio dans la défense de l'autorité de l'apôtre Pierre (J. Doignon).
Les procédés de rhétorique contenus dans la Mosella d'Ausone, chère à C. M. Ternes, sont
destinés à convaincre le lecteur de la réussite du pays rhénan, modèle dans la constitution
d'un véritable limes rhénan. Selon S. Viarre, les digressions du De Raptu Proserpinae de
Claudien ne sont pas simples ornements, mais parties intégrantes. Le regretté Jean
Préaux, auquel ce volume est dédié, étudie le couple de sapientia et eloquentia uni par
Cicéron, et son influence sur Martianus Capella, où Philologie rappelle sapientia et Mer
cure eloquentia. Dans le poème In Laudem Iustini Augusti minoris, composé par l'Afri
cain Corippe au milieu du VIe s. ap. J.-C, les ressources de la rhétorique produisent, dans
le cadre des lectures publiques, des effets intéressants que relève S. Antès. J. Fontaine éta
blit la filière qui relie Cicéron, Quintilien, Boèce et Isidore sur la théorie de l'étymologie et
compare cette filière avec les autres pratiques étymologiques de l'Antiquité, «instrument
de formalisation de l'enseignement des savoirs » (p. 203). La « concurrence » des grammai
riens et des rhéteurs dans l'enseignement des tropes et des figures retient L. Holtz.
Plusieurs communications concernent l'influence de la rhétorique antique : sur les Prae-
loquia de Rathier de Véronne (déb. Xe s.) et ses «états de vie» (J. Batany). Le succès, au
XVIe et même après, des ouvrages d'Aphtonius d'Antioche (fin IIIc-déb. IVe?) est exa
miné par J.C. Margolin. G. Kouskoff cerne l'originalité de l'emploi que l'humaniste
polonais Andréas Fricius Modrevius fait des lieux communs de la rhétorique antique. F.
Steyaert propose une méthode d'analyse des drames de la Renaissance selon les catégories
de la rhétorique. Le recours aux euphémismes et autres figures, dans la traduction des
mots scabreux de Pétrone, a retenu l'attention de M. et Mme P. Cogny. Quant à Mme
Marliangeas, elle examine la rhétorique de Robespierre.
Deux approches assez originales : celle de R. Chevallier qui étudie la rhétorique de l'ico
nographie à l'époque trajane, particulièrement riche de témoignages variés (monnaie,
colonne, panégyrique de Pline), et des séries monétaires illustrent les règnes de Louis XVI
et Napoléon I. Pour P. Gros, «un élément relève de la rhétorique en architecture s'il con
tribue à l'articulation d'un ensemble et s'(...) il exprime l'unité rythmique d'un édifice».
270 LES ÉTUDES CLASSIQUES

Une synthèse équilibrée de ce que devrait être la rhétorique judiciaire est présentée par
P. Maurice-Garçon. En quelques pages pleines d'humanité, J. Ramin montre les particu
larités de la rhétorique du P.D.G. La conclusion de M. Fumaroli, esquissant un résumé de
l'histoire de la rhétorique, compare celle-ci tour à tour à Protée et à Prométhée. La biblio
graphie établie par R. Chevallier aidera le lecteur désireux de développer un intérêt nou
veau et revivifié par le présent volume. — B. STENUIT

LOPE Félix de VEGA CARPIO, Nouvelles à Marcie-Léonarde (Les Fortunes


de Diane; La prudente vengeance; Le malheur, rançon de l'honneur; Guzman le
brave). Éd. J. Agnès et P. Guenoun, 345 p.; Adalbçrt STIFTER, Le Château
des Fous, Éd. J. L. Bandet et A. Coulon, 249 p. ; Pi'o BAROJA, Zalacain l'aven
turier, Éd. L. Urrutia et B. Sesé, 341 p. ; Washington IRVING, Contes fantasti
ques (Rip Van Winkle, L'étudiant allemand, Le gouverneur des sept cités), Éd.
H. Parisot et R. Asselineau, 244 p. ; 4 vol. de la Collection Bilingue, 13,5 x 22,
Paris, Aubier, 1978-79.

La Collection Bilingue de chez Aubier nous aide à connaître des œuvres ou des auteurs
moins souvent lus du grand public. Les quatre nouvelles de Lope de Vega, écrites au début
du XVIIe s., révèlent l'imagination débridée, le mélange étonnant de prose et de poésie, de
roman de chevalerie, de conte à l'italienne, de digression, de coq-à-Fâne de ce prolifique
écrivain.

Stifter fit paraître en 1842 «Die Narrenburg», qui raconte la visite fantastique des rui
nes de ce château par le jeune Heinrich et, à travers une histoire d'amour, dévoile le destin
du jeune homme.
«Zalacain el aventurero, paru en 1909, est l'histoire d'un contrebandier basque, depuis
son enfance jusqu'à sa mort dans la guerre carliste; les faits historiques sont mêlés à une
action romanesque, d'aventures et d'amour.
Irving, né à New York en 1783, est un des premiers écrivains américains reconnus. «Rip
Van Winkle » : un homme simple et paresseux, houspillé par sa femme ; Herman Melville y
voyait une parabole sur la place sociale de l'artiste, considéré comme un rêveur improduc
tif, un parasite. «L'aventure de l'étudiant allemand», comparable aux contes macabres
du romantisme allemand, est l'histoire d'une femme au collier noir, dont la tête se déta
che. « Le gouverneur des Sept Cités » raconte les aventures de Don Fernando dans l'île
mystérieuse qui donne son nom au titre. — B. STENUIT

Valéry LARBAUD et Marcel RAY, Correspondance 1899-1937, Introduction


et notes de Françoise LIOURE, tome II, 1910-1920, 340 p., 14 x 12, Gallimard,
Paris, 1980.

Nous avons, dans les Études Classiques de juillet 1979, rendu hommage à madame
Françoise Lioure pour la conscience remarquable avec laquelle elle avait dépouillé et
annoté le premier tome de la correspondance Larbaud-Ray qui s'étendait de 1899 à 1909.
Le même éloge doit être redit pour le tome II qui couvre les années 1910-1920.
On voit mûrir l'amitié de ces deux jeunes Français qui, après vingt ans d'intimité intel
lectuelle, ne parviennent toujours pas à se tutoyer. Larbaud reste paralysé par le climat
familial bourgeois, spécialement par sa mère qui le couve et qui tantôt essaie de lui trouver
une fille bien dotée et tantôt entrave les velléités sentimentales de son fils. C'est seulement
à l'âge de 38 ans que Larbaud commencera à prendre ses distances vis-à-vis de cette mère
un peu abusive.
Mais l'intérêt de cette correspondance déborde le cadre de l'amitié Larbaud-Ray. On
appréciera spécialement les pages relatives à des amis communs qui débutaient alors dans
les lettres et étaient donc inconnus: Jean Giraudoux, à qui Ray promet, en 1911, un bel
avenir, et Saint-Léger-Léger, qui deviendra Saint-John-Perse et pour qui Valéry Larbaud
prévoit la gloire dans cent ans. C'est quelqu'un d'aussi grand et d'aussi prodigieux que
REVUE DES LIVRES 271

Rimbaud, écrit-il en 1911. Ces mêmes échanges de vues nous permettent de voir sous un
jour moins connu des écrivains comme Francis Jammes et Paul Claudel.
À travers les pérégrinations de Ray, ballotté d'un poste de professeur à un autre, nous
pénétrons dans le monde universitaire français d'avant 1914, avec ses grandeurs, mais
aussi ses misères et ses mesquineries. Cette correspondance nous permet également de tou
cher concrètement un phénomène historique bien connu : l'importance des revues littérai
res françaises pendant les premières décennies de notre siècle : chaque numéro de la Nou
velle Revue française, du Mercure de France et de la Phalange était attendu avec impa
tience et comme un événement. Depuis lors, les deux dernières ont sombré, corps et biens,
tandis que la première n'a pas gardé sa vocation. On ne peut que le regretter et souhaiter la
naissance prochaine d'un nouveau périodique qui prendrait, enfin, la place laissée vacante
depuis trop longtemps. — A. DULIÈRE.

GREC ET LATIN

A World of Heroes. Sélections from Homer, Herodotus and Sophocles (The


joint Association of Classical Teachers' Greek Course), X-139 p., 15 x 21,
Cambridge University Press, 1979, 4,50 £.

Après Reading Greek (1978), manuel d'initiation à la langue, destiné aux «grands débu
tants» dont on a grand souci depuis quelques années, le J.A.C.T. (Joint Association of
Classical Teachers' Greek Course) propose dans le présent volume l'étude de trois auteurs,
Homère, Hérodote et Sophocle. Après une courte introduction, l'extrait, toujours long de
quelques pages, est situé dans son contexte ; un extrait supplémentaire (Target passage) est
donné. Les A. ont choisi les passages les plus beaux et les plus représentatifs : Achille et
Hector, la mort d'Hector, Hector et Andromaque; les coutumes des Perses, Xerxès à
Abydos, la bataille des Thermopyles; Œdipe-Roi (300-862 et 950-fin, passim). Le texte
grec est accompagné de son vocabulaire; il n'y a aucun commentaire. Les illustrations
sont particulièrement bien choisies. — B. STENUIT

M.L. WEST, Hesiod. Works and Days. Ed., with Proiegomena and Com-
mentary, XIII-399 p., Oxford, Clarendon Pr., 1978, 15 £.

La présentation de cet ouvrage est semblable à celle de la Théogonie (v. LEC, 1967, p.
199-200), à laquelle l'A. renvoie souvent, par exemple pour éviter les redites sur la langue,
le style et la métrique. L'A. n'a pas modifié sa conviction, exprimée dans le précédent
ouvrage, selon laquelle l'Iliade et l'Odyssée, dans leur forme actuelle, sont post-
hésiodiques. L'Introduction décrit le genre littéraire dont relèvent les Travaux dans les lit
tératures anciennes (« wisdom literature») avant de s'attacher à Hésiode lui-même ; la tra
dition manuscrite est minutieusement étudiée; le texte repose sur une connaissance de
presque tous les mss et papyrus; pour alléger un apparat critique, qui reste long, l'A. use
d'abréviations nouvelles, auxquelles il faut s'habituer. Le commentaire est très développé
et aborde le texte sous différents points de vue : établissement du texte, langue, interpréta
tion, etc. Les index complètent cet ouvrage de référence. — B. STENUIT

EURIPIDES, Hipôlito. Intr., versào do grego e notas de Bernardina de Sousa


Oliveira, 117 p.;
SOFOCLES, Rei Edipo. Ed. Maria do Céu Zambujo Fialho, 157 p. (Textos
clâssicos 5 et 6), Coimbra, Inst. Nac. de Investigaçào Cientifica, 1979.

C'est avec plaisir que nous avons présenté il y a peu les quatre premiers volumes de tra
ductions portugaises de textes classiques (LEC, 1980, p. 84-85). Voici deux nouveaux
livres consacrés à l'Œdipe-Roi de Sophocle et à l'Hippolyte d'Euripide, bien dignes de
272 LES ÉTUDES CLASSIQUES

relancer l'étude des auteurs anciens en un pays dont le redressement paraît s'amorcer. Le
«Centre d'études classiques et humanistes» de l'Université de Coimbra exerce une action
éminemment positive en présentant au grand public des chefs-d'œuvre. On retrouve les
caractéristiques des livraisons précédentes: introduction plus ou moins longue, mais
vivante, tournée vers l'essentiel; traduction portugaise, sur base des meilleures éditions
critiques; notes et bibliographie. — B. STENUIT

SOPHOCLES. Women of Trachis, transi, by C. K. Williams and G. W. Dic-


kerson, XI-97 p.; — Euripides-Rhesos, transi, by R.E. Braun, XII-97 p.,
2 vol., 16 x 24, Oxford Univ. Pr., 1978, 4.25 £ le vol.

La Collection «The Greek Tragedy in new translations» compte déjà plusieurs volumes
des trente-trois prévus et se signale par l'originalité de sa conception. Le travail a été con
fié à des poètes devenus traducteurs, parce qu'eux-mêmes étaient philologues classiques
ou qu'ils avaient collaboré avec un spécialiste — ce qui est déjà un tour de force quand on
songe à l'abîme qui peut séparer deux traducteurs ! C'est la réunion de deux compétences
très différentes, le désir de réaliser une traduction tout à la fois belle et fidèle ; à cet égard,
certains philologues ont viré au scepticisme le plus complet. Le directeur de cette collec
tion, W. ARROWSMITH, a veillé à son unité; chaque volume contient une introduction
d'une dizaine de pages, la traduction (accompagnée d'indications scéniques en italique)
etdes notes sur quelques passages. Puissent ces volumes, dignes d'un haut intérêt, susciter
des frères français, allemands, italiens... — B. STENUIT

The Bacchae of Euripides. Ed. G.S. Kirk, VII-141 p., 13,5 x 20,5, Cam
bridge University Press, 1979, 2.35 £.

Ce livre, primitivement paru en 1970 chez Prentice-Hall, contient une traduction


anglaise vers par vers des Bacchantes, basée principalement sur le texte de DODDS
(Oxford, I9602); les divergences sont reprises en un tableau. Le commentaire suit le texte
et s'adresse à un public qui ne connaît rien de la pièce ; on y trouve dès lors aussi des realia,
des considérations générales sur la structure d'une tragédie, etc. Les problèmes posés par
les mots grecs eux-mêmes — transcrits en caractères latins — ne sont soulevés qu'occa
sionnellement. L'Introduction, d'une vingtaine de pages, précise la date des Bacchantes,
sa place dans l'œuvre d'Euripide, le mythe de Dionysos et son utilisation par Euripide, ce
que ce mythe signifiait pour lui. On a beaucoup écrit là-dessus, les positions les plus con
traires ont été soutenues. Faut-il à tout prix qu'Euripide ait porté un jugement exclusif?
« A great part of the force of The Bacchae, as of most other surviving tragédies, lies in its
dramatic unfolding of events that needed no commentary» (p. 10). Dans cet esprit, l'A.
examine les relations entre Dionysos et Penthée, où il découvre un jeu de dualités qui sont
peut-être le contenu essentiel de cette tragédie. — B. STENUIT

M. PINTACUDA, La musica nella tragedia greca, 235 p., 17 x 24; Tragedia


antica e musica d'oggi, 61 p., 17 x 23,5, Cefalù, L. Misuraca, 1978, 4.000 et
1.500 Lires.

De l'attachante petite localité sicilienne de Cefalù nous parviennent deux livres bien
intéressants. Si l'on considère l'unité idéale de la poésie, de la musique et de la danse dans
la tragédie, on doit admettre que notre étude du drame antique est bien incomplète ; nous
possédons le texte, mais que savons-nous de la danse et surtout de la musique? Certains
refusent dès lors de s'occuper d'autre chose que du texte. Or les musicographes anciens
fournissent des données générales, sur la structure mélodique et rythmique de la musique,
sa fonction éducative, son pouvoir émotif. Il faut ajouter des témoignages dispersés sur les
qualités musicales des grands auteurs tragiques et comiques. Certaines reconstructions
deviennent possibles ; elles paraissent obscures parce que cette musique obéit à d'autres
lois que celles de la musique actuelle. L'A. tâche ainsi de préciser ce qui était récité,
déclamé avec accompagnement de flûte et proprement chanté ; les instruments de musique ;
REVUE DES LIVRES 273

l'adaptation à une tragédie d'un répertoire de formules mélodiques et rythmiques (vô^oi


et (iÉXr|) ; les échelles (très différentes des nôtres) et leur effet (ethos); l'union entre la
musique, la danse et — ce qui est moins évident pour nous — la poésie; celle-ci, de sur
croît, suggère le rythme. Les trois derniers chapitres décrivent la musique dans les œuvres
d'Eschyle, de Sophocle, des innovateurs (Timothée de Milet surtout) et d'Euripide.
Depuis 1904, année où l'on joua Œdipe-Roi au théâtre romain de Fiesole, l'Italie a
redécouvert dans le drame antique un spectacle. Ettore Romagnoli contribua puissam
ment à ce renouveau. Les représentations à Syracuse en étaient à leur 24e cycle en 1976;
elles sont biennales. Bien d'autres villes, possédant le décor suggestif d'un théâtre antique,
voient de telles adaptations, qui touchent un très large public. Depuis 1925, l'Istituto
Nazionale del Dramma antico suscite et coordonne les initiatives. L'A. décrit toutes ces
activités et s'attache, en portant des jugements critiques, à deux aspects importants, la
musique et la fonction du chœur, telles qu'elles apparaissent dans les représentations ita
liennes. Un tableau chronologique des principales représentations tragiques de 1904 à 1977
en Italie clôture ce précieux livre. — B. STENUIT

A. W. A. M. BUDÉ, De hypotheseis der Griekse tragédies en komedies. Een


onderzoek naar de hypotheseis van Dicaearchus, Proefschrift (Nijmegen), 220
p., 's-Gravenhage, Pasmans, 1977.

L'hypothesis est une sorte d'introduction, d'«argument» à un drame grec; on y lit un


résumé de l'intrigue et, selon les cas, des informations sur la régie, les acteurs, la date de la
«première», etc. ; la critigue distingue plusieurs types d'hypotheseis. Parfois rédigées en
vers, elles se trouvent sur les mss et sur de nombreux papyrus. C'est une source précieuse
pour les pièces qui ne nous sont pas parvenues. Beaucoup sont attribuées à Aristophane de
Byzance, mais datations et attributions font problèmes. Les deux premières parties du pré
sent ouvrage offrent un status quaestionis sur le sujet, sorte d'introduction critique à
l'hypothésiographie. La IIIe P. étudie quelques hypotheseis de tragédies, qu'on ne peut
pas ranger dans les types antérieurement définis et que, selon la thèse de l'A. (IVe P), il
faut mettre en relation avec Dicéarque. — B. STENUIT

POLEMONIS Academici fragmenta. Collegit Marcellus Gigante (Société


Nazionale di Scienze Lettere e Arti), 64 p., 17 x 24,5, Napoli, Accad. di Arch.,
Lettere e Belle Arti, 1977.

Polémon, troisième scholarque de l'Académie, n'avait pas encore d'édition de ses frag
ments ; d'ailleurs seuls quelques scholarques ont été édités : Speusippe et Xénocrate qui
précédèrent notre auteur, Carnéade. Il n'existe pas d'édition complète des textes de l'Aca
démie, de Scuola di Platone que semble projeter M. Gigante, comparable aux dix fascicu
les, contenant aussi un commentaire, de Die Schule des Aristoteles de F. WEHRLI (Bâle,
1944-1959). L'A. a écarté la distinction entre les fragments et les testimonia, jugée trop
ténue; il aboutit ainsi à 138 fragments. — B. STENUIT

M. LENCHANTIN de GUBERNATIS, Ennio. Saggio critico (Philologica,


7), VIII-118 p., 16,5 x 24, Roma, G. Bretschneider, 1978 (Ediz. anastatica -1°
éd., Turin, 1915).

Alors qu'aujourd'hui encore, la plupart des études sur Ennius traitent de l'établisse
ment du texte ou d'une œuvre particulière, l'ouvrage de Lenchantin de Gubernatis offrait
une synthèse sûre, bien au courant des recherches, prudente (trop, selon PIOVANO, dans
BFC, 24 [1917], p. 209-210); il ne négligeait pas les œuvres mineures, qu'on a tendance à
étudier à part. Bref, ce livre, que l'on cite toujours, méritait l'admirable réimpression qui
sort de presse. — B. STENUIT
274 LES ÉTUDES CLASSIQUES

L.A. HOLLAND, Lucretius and the Transpadanes, IX-158 p., 14,5 x 22,
Princeton Univ. Pr., 1979.

Malgré l'hégémonie du latin de Rome et la doctrine solide de Vurbanitas, la langue


latine conserva des particularités régionales, et pas seulement dans la langue parlée; ainsi,
les prises de position face à Pélision permettent de tracer une frontière entre la Gaule
Cisalpine et le restant de l'Italie ; chez les écrivains transpadans, Pélision est un procédé lit
téraire; Lucrèce, Catulle, Virgile l'emploient, alors que Cicéron s'y oppose; un certain
silence autour des œuvres de Catulle trouverait là son explication ; il en serait de même
pour Lucrèce. L'examen détaillé de particularités stylistiques de l'élision chez Catulle (l'm
final, v.g.), mises en parallèle avec l'usage fort semblable qu'en fait Lucrèce, conduit l'A.
à restituer la chaîne Lucrèce-Catulle-Virgile, attachée à la puissance sonore des mots. Vir
gile, avant de venir à Rome, s'est pénétré de Lucrèce et de Catulle, sans doute à Crémone,
où ils n'étaient pas ignorés comme à Rome, et, par la suite, il a influencé des poètes augus-
téens comme Horace et Ovide. Que Lucrèce ne soit pas né à Rome ne fait aucun doute
pour l'A.; il était transpadan; son usage de l'élision le montre, de même que son goût
pour les paysages de montagne et de mer, pour les chiens et les chevaux ; là aussi, plusieurs
parallèles avec Catulle et Virgile.
Cornélius Nepos, d'origine transpadane sans doute, a tâché de faire connaître à Rome
l'œuvre de Lucrèce ; il n'y réussira d'ailleurs pas, et il faut attendre Virgile. Cicéron n'a ni
corrigé ni édité Lucrèce, et le jugement de Ad Quint., II, 10, sur lequel se basait saint
Jérôme, est sans importance: Cicéron avait peu d'attrait pour la poésie et pour l'épicu-
risme ; il n'a dû lire que des extraits de Lucrèce et peut-être ne fait-il que parodier, dans
cette lettre, Nepos.
Le De Rerum natura est dédié à Memmius, mais, pendant longtemps, Lucrèce choisit
Jules César, bienfaiteur de la Transpadane à laquelle il voulait accorder indistinctement le
Droit de Cité. L'A. cherche appui à sa thèse dans l'œuvre même : Hymne à Vénus, Aenea-
dum genetrix (et donc de la gens lulia); allusions à César et non à Memmius, etc.
Ce livre fait pénétrer au cœur d'une série de poblèmes très intéressants (l'élision, la vie
culturelle en Transpadane et à Rome), mais les thèses sont avancées avec une certitude dis
cutable. — B. STENUIT

F. DELLA CORTE, Opuscula VI (Pubbl. dell'Ist. di Filologia Class. e


Med., 50), 323 p., 15,5 x 21,5, Genova, Università, 1978.
Trois ans après le précédent (LEC, 1976, p. 283-4), paraît le sixième volume rassemblant
les œuvres de F. Délia Corte ; il s'agit d'articles publiés récemment, sauf la première étude
parue en 1946: une introduction suggestive, que l'A. n'a pas eu le temps d'approfondir,
aux encyclopédistes latins, dont on sait l'importance dans la vie littéraire et la culture
latine. Viennent ensuite trois études sur la comédie : les masques et les personnages chez
Plaute, les influences stoïciennes et épicuriennes décelables dans son œuvre, la typologie
des personnages de lapalliata. L'article « Numa e le streghe» analyse l'opposition de Luci-
lius à la superstition. Les multiples aspects de la vie et de l'œuvre de Varron sont alors pré
sentés en une vingtaine de pages ; toujours sur l'homme natif de Réate : l'idée de la préhis
toire; la première satire ménippée. L'article suivant s'attache à l'attribution des épigram-
mes parvenues sous le nom de Statilius Flaccus dans la Couronne de Philippe de VAnthol.
Pal. ; une hypothèse est émise sur les Graeci versiculi d'Horace (Sat., I, 10, 31 sq.). Ovide
est étudié trois fois: la destinataire de Trist., III, 7; le Geticus sermo; les barbares du
Danube. Le dernier article reconstitue, à partir des Caesares d'Ausone, la vie de Marius
Maximus. — B. STENUIT

Marcello ZICÀRI, Scritti Catulliani, a cura di P. Parroni (Univ. degli Studi di


Urbino), 291 p., 17 x 24, Urbino, Argalia, 1978, 7.000 Lires.
En 1971 mourait M. Zicàri. Se. Mariotti retrace la carrière peu commune de cet homme
né en 1905. En Afrique orientale dès 1935, longtemps professeur particulier, il publie son
premier travail de philologie en 1952 et, à partir de 1964, enseigne à l'Université d'Urbino.
REVUE DES LIVRES 275

Ses collègues et amis ont choisi de rassembler en un volume des études sur Catulle, que
Zicàri étudia plus spécialement ; on trouve dix-huit articles sur la tradition du texte, son
établissement (l'A. émit des conjectures), l'exégèse, la prosodie et la métrique. Viennent
alors quelques comptes rendus. La présentation est parfaite et honore la mémoire du dis
paru. De rares additions ont été rédigées par les éditeurs. — B. STENUIT

Thepoems of Catullus, translatée! by F. Raphaël and K. Me Leisch, 120 p.,


14,5 x 22, Londres, Jonathan Cape, 1978, 3,50 £.
Un exposé sur la vie et l'œuvre de Catulle, rédigé d'une plume alerte, remplit bien son
rôle d'introduction dans un livre destiné au grand public. Le texte latin utilisé est celui de
MYNORS (Oxford, 1958). La traduction anglaise, malgré le désir de fidélité des auteurs,
s'écarte — mais point trop, ce me semble — du texte original ; tel est le danger qui guette le
traducteur, lorsque, c'est le cas, il cherche une expression moderne, vivante. Un exemple,
le court poème 85 :
Odi et amo. Quare idfaciam, fortasse requiris.
Nescio, sed fieri sentio et excrucior.
«I hâte and I love. Why do that? Good question. No answer, save 'I do'.
Nailed, through either hand.»
Par ailleurs, cette traduction nouvelle ne manque pas de trouvailles, ni de souffle.
B. STENUIT

R.L. DALLADAY, Cambridge Latin Course Unit V: Dido et Aeneas, 15 p.


et un coffret de 30 diapositives, Cambridge Univ. Pr., 1978.
L'histoire de Didon et Énée racontée par Virgile est illustrée de trente reproductions de
mss, mosaïques, peintures, sculptures, vaisselle d'argent et monnaies minutieusement
commentées. Les dernières images tentent de replacer \'Enéide dans le contexte politico-
social. Au professeur d'en user avant ou après avoir étudié le texte; de comparer texte et
monuments, par exemple pour cerner les ressemblances ou les différences avec Virgile, sur
le plan de la fidélité aux détails matériels, à l'esprit. Il peut aussi commenter les images par
des extraits de Virgile ; l'A. songe même à Dido and Aeneas de Purcell, à Berlioz. On peut
continuer dans cette voie, tant Virgile a inspiré d'auteurs. — B. STENUIT

Andrée THILL, Alter ab Mo. Recherches sur l'imitation dans la poésie per
sonnelle à l'époque Augustéenne (Coll. d'Ét. Anciennes), XII-546 p., Paris, Les
Belles Lettres, 1979, rel., 152 FF.
Sous un titre emprunté aux Bucoliques, l'auteur s'attache à un grand et vieux problème.
Elle le restreint cependant à l'époque augustéenne et à la poésie personnelle ou lyrique.
Nous allons donc à sa suite relire et commenter Virgile, Horace, Ovide, Properce et quel
ques epyllia. Mais l'Enéide intervient peu dans ces pages. Elles considèrent l'imitation
d'abord dans la foule des exemples, puis sous un aspect théorique.
Virgile, dans son premier poème, s'inspire de Théocrite. Horace se souvient d'Alcée et
de Sappho, de Pindare et de Callimaque. Properce imite Catulle et Ovide à son tour riva
lise avec Properce. L'imitation qui, chez les Latins s'appelle contaminatio, prend volon
tiers la forme d'un concours. J. Heurgon, cité par le présent volume, n'a-t-il pas écrit:
« Les littératures anciennes peuvent se considérer comme un grand chant amébée entre les
générations.»
Nous retirons maintes leçons de notre lecture. D'abord nous avons eu raison naguère
d'estimer les ouvrages d'A.-M. Guillemin et de M. Desport. Il en est fait ici grand cas.
Depuis lors, d'autres illustres Virgiliens se sont signalés aux amateurs de la littérature anti
que. Celle-ci trouve encore une clientèle fervente. Nous retenons aussi des comparaisons
précises et prolongées entre un modèle et sa génération. Les «Thalysies» de Théocrite
renaissent dans Virgile, mais de façon plutôt éparse. Certaine phrase souligne heureuse
ment le rôle de la civilisation romaine, qui a permis et créé le passage entre la Grèce et
l'Europe médiévale. Insistons enfin sur l'importance, voire la nécessité de l'imitation. De
276 LES ÉTUDES CLASSIQUES

nos jours, on tend à une spontanéité prématurée. On prétend apercevoir du génie dans les
dessins peu élaborés des enfants. Que de talents indubitables se sont formés longuement à
l'école des maîtres antérieurs ! Songeons à Virgile et à Homère, à Dante et à Virgile, à
Rubens et à son voyage en Italie. — A. WANKENNE

Léon HERRMANN, Sénèque et les premiers chrétiens (Latomus, 167), 92 p.,


Bruxelles, 1979, 375 F.

Il existe une longue tradition sur les rapports de Sénèque et des premiers chrétiens. Les
Pères de l'Église tendaient à fraterniser avec l'élite du paganisme. Edimus protectorem:
«nous revendiquons un protecteur», s'écriait Tertullien en parlant de Marc-Aurèle. On a
forgé semblablement une correspondance entre saint Paul et l'illustre stoïcien que fit périr
Néron. M. L. Herrmann, dans son dernier ouvrage de la collection Latomus, ne croit pas
à l'authenticité de ces lettres. Par contre, il attribue à Sénèque des connaissances assez pré
cises du christianisme naissant. Les sentiments du philosophe à l'égard de la religion nou
velle auraient varié, un peu d'après la façon dont les empereurs le traitaient lui-même.
Cependant, au temps de la persécution néronienne, il se serait montré miséricordieux
envers les victimes. Puis il aurait pris de nouveau ses distances. Jamais il ne cesse de culti
ver les idées du Portique.
Certes, quand Sénèque, dans son De ira, évoque un «chef», obligé à « étendre son corps
sur les branches d'une croix», on est frappé par une telle allusion. Mené pourtant en des
cheminements très érudits mais subtils, nous avouons quelque doute persistant. Quant à la
science quasi infinie de l'auteur, nous ne lui ménageons pas notre admiration.
A. WANKENNE

ARCHÉOLOGIE ET HISTOIRE

J. VEREMANS, F. DECREUS, Documentatio Didactica Classica, 17-18


(1977-1978), 113 p., 16 x 22,5, Gent, Blandijnberg 2, 300 F.

Les listes bibliographiques, lancées par R.L. Plancke, en sont à leur dix-huitième fasci
cule. Basées sur un choix de livres récents et sur le dépouillement de septante-cinq revues,
elles sont de nature à aider le professeur d'humanités avide d'entretenir et d'enrichir sa
connaissance de l'Antiquité classique. Voici les principales rubriques : ouvrages généraux,
études sur l'éducation, manuels d'apprentissage, histoire, archéologie et sciences auxiliai
res, religion, philosophie, langue, éditions, commentaires, traductions, études de littéra
ture (y compris le latin dans la civilisation européenne), index des œuvres, moyens audio
visuels. — B. STENUIT

Gisela WALBERG, The Kamares Style. Overall Effects (Boreas, 10), 23 p.,
10 pi., Uppsala, 1978.

L'A. a déjà longuement étudié ce genre de poterie (LEC, 1977, p. 84), tirant son nom
d'une grotte de la pente méridionale de l'Ida et que l'on rattache à la période du minoen
moyen; elle montrait l'évolution du genre et en fixait la chronologie relative. Le présent
volume approfondit la compréhension des effets dynamiques de la décoration et de la
forme — la couleur n'est pourtant pas oubliée — afin de dégager plus complètement que
jadis les «overall effects», au nombre de six: torsion; expansion «retenue»; rayonne
ment ; élévation ; contraction ; effets combinés. — B. STENUIT
REVUE DES LIVRES 277

Luca GIULIANI, Die archaischen Metopen von Selinunt, VII-92 p., 24 p. de


pi., 21 x 30, Mainz, Von Zabern, 1979, rel., 68 DM.

Ce livre nous partage entre Sélinonte et Palerme. Car les sculptures dont il nous parle
proviennent de la ville aux multiples temples qu'on visite à l'ouest de la Sicile, alors que le
musée de Palerme réunit les métopes naguère dispersées dans les ruines du site antique. Et
cet ensemble nous révèle de façon vraiment exceptionnelle l'art grec archaïque.
Voici d'abord les métopes du temple C, qui se dressait sur l'acropole de Sélinonte. Elles
nous font ressentir les terreurs de la plus vieille mythologie. Le meurtre de la Gorgone et
les Cercopes emportés par Héraclès appartiennent à un monde de dieux que n'adoucit
aucune clémence. Le temple Y s'appelle encore « le petit temple aux petites métopes ». Le
rapt d'Europe paraît moins effrayant. «Les trois déesses» ont presque le sourire. Elles
nous préparent aux merveilleux visages de Zeus et d'Héra que nous réserve le temple E. Un
chapitre final s'incline d'ailleurs vers le Ve siècle.
Muni de croquis et d'abondantes photographies et fournissant des comparaisons entre
des œuvres de la même époque, le volume de Luca Giuliani nous redit les charmes francs
et spontanés des primitifs, auxquels nos contemporains se montrent souvent sensibles.
A. WANKENNE

J. SUOLAHTI, direct., Lateres signati Ostienses (Acta Instituti Romani Fin-


landiae, VII, 1-2), 2 vol., 391 p. et 224 pi., Rome, Bardi, 1977-1978.

Nous avions rapidement évoqué l'étude des briques signées à Ostie en recensant le petit
ouvrage intéressant qu'un des collaborateurs du Prof. SUOLAHTI, de l'Institut finlan
dais de Rome, T. Helen, avait consacré à ce sujet (LEC, 1976, p. 402-403 ; réédition dans
les Acta en 1977). Fruit d'un patient travail de toute une équipe, présenté et mis en forme
par M. STEINBY, les deux premiers volumes viennent de sortir de presse; les deux autres
contiendront les indices supplémentaires au CIL, XV et les commentaires (formes du
cachet, chronologie, etc.) L'Introduction retrace la découverte des briques signées et les
recherches sur les cachets, qui ont fait un bond décisif à partir de 1965, lorsque l'équipe du
Prof. Suolahti, alors directeur de l'Institut, les étudia sur place, principalement au Cas-
tello Giulio II et aux Horrea Epagathiana. Les membres de l'équipe se spécialisèrent dans
ce domaine en étudiant parallèlement un aspect bien délimité ; mentionnons une recherche
physique et géologique de H. Appelqvist, en préparation. Le catalogue, dont les principes
sont clairement définis, mentionne de façon uniforme 1.305 cachets; les commentaires,
sporadiques, se bornent à des questions de lecture, non d'interprétation ou d'identifica
tion. Voilà un précieux travail en bonne voie d'achèvement, auquel on se référera par
l'abréviation L.S.O., bien méritée. — B. STENUIT

Le « bucchero nero » étrusque et sa diffusion en Gaule Méridionale, Actes de


la Table-Ronde d'Aix-en-Provence (21-23 mai 1975), 171 p., 16,5 x 24,5,
Bruxelles, Collection Latomus (160), 1979, ill., 900 F.

Après une communication très dense de J. M. J. GRAN AYMERICH sur la méthodologie


de cette poterie aux surfaces noires et luisantes, A.-LAPORTE, du Centre d'Études Nucléai
res de Fontenay-aux-Roses, présente les résultats des neutrographies d'échantillons de buc
chero. F. WIDEMAN, du Laboratoire de Spectrométrie Nucléaire d'Orsay, s'est livré à des
analyses par activation neutronique et l'équipe de O. GRUBESSI décrit la technique de pré
paration par le recours à la minéralogie. Voilà relancée l'étude chimique et physique du buc
chero qui devrait permettre de déterminer l'origine des vases trouvés en Gaule méridionale ;
la comparaison avec ceux d'Étrurie n'a pu malheureusement se faire que par un échantillon
nage incomplet de cette dernière production. Malgré cela, on arrive à certaines conclusions ;
il faut recourir à d'autres moyens, comme la typologie (où il y a encore à faire).
Les autres communications s'attachent à la diffusion du bucchero en Grande-Grèce et
en Sicile (M. GRAS), à sa typologie et à sa chronologie en Campanie (C. ALBORE-
LIVADIE). Les données archéologiques de Saint-Biaise sont présentées par B. BOULOU-
278 LES ÉTUDES CLASSIQUES

MIÉ, organisateur de cette table ronde ; celles de la vallée du Rhône et de la Côte d'Azur
par Ch. LAGRAND, de la nécropole de Saint-Julien de Pézenas (Hérault) par A.
ROBERT, de la Liquière et de la Font-du-Coucou (Languedoc) par M. PY. On trouvera
en outre dans ce beau volume de nombreuses planches, des cartes et des schémas, ainsi
qu'un résumé des interventions suscitées par les communications. — B. STENUIT

S. DIEBNER, Aesernia — Venafrum. Untersuchungen zu den Rômischen


Steindenkmalern zweier Landstàdte Mittelitaliens, 2 vol., 303 p. et un vol. d'ill.,
17 x 24,5, Roma, G. Bretschneider, 1979.

Aesernia, aujourd'hui Isernia, dans les montagnes samnites, et Venafrum (Venafro) en


Campanie sont des localités distantes l'une de l'autre d'une vingtaine de kilomètres ; Vena
fro est à moins de trente kilomètres à l'Est de Cassino ; les Anciens y accédaient en quit
tant la proche Via Casilina qui menait de Rome à Capoue et que la route moderne suit
encore, doublée maintenant de l'autoroute. Les Romains établirent en ces deux endroits
des colonies, presque en même temps, au début du IIIe s. av. J.-C. Aesernia devint un
municipe florissant, Venafrum était prospère et réputée pour ses olives.
Après un exposé historique, l'A. analyse les inscriptions et les monuments pour en tirer
des renseignements historico-culturels. Vient alors le catalogue des monuments de chacune
des deux localités ; c'est la partie la plus importante. L'A. mentionne l'origine des pièces,
souvent inédites. Celles d'Isernia proviennent de l'Antiquario comunale. À Venafro, il n'y
a pas de musée, mais des collections privées, souvent inédites, une nouvelle fois. D'où
l'intérêt de cette publication. L'A. décrit avec rigueur les objets, en donne un commentaire
esthétique. Au total, une étude précieuse et de valeur. — B. STENUIT

L. CONSIGLIERE, «Slogans» monetarii epoesia augustea (Pubbl. dell'Ist.


di Filologia Class. e Med., 56), 121 p., 15,5 X 21,5, Genova, Université, 1978.
Voilà un petit livre intéressant. Le sujet n'est pas neuf qui consiste à étudier les mon
naies comme moyen de propagande; un événement (politique, militaire, religieux...),
l'empereur sont ainsi célébrés. On va même jusqu'à comparer cela avec les mass média
d'aujourd'hui. Mais peut-on comprendre sans une autre source la représentation figurant
sur la monnaie? Devant cette difficulté, un spécialiste tel que A.H.M. JONES refuse
toute interprétation politique des monnaies, s'en tenant aux renseignements économiques.
Néanmoins, si l'on admet que les principes de gouvernement, symbolisés sur les monnaies,
étaient d'abord diffusés par la littérature, les lettres et les édits de l'empereur, les monnaies
n'apparaissent plus comme le moyen principal de propagande, mais comme un moyen
accessoire. Voilà qui nous paraît fondé, mais amène une autre difficulté, issue de
l'immense naufrage de la littérature antique ; toutefois, pour l'époque d'Auguste, que l'A.
a choisie, on dispose de sources suffisantes : les Res Gestae Divi Augusti et la poésie, qui
fut un organe de propagande employé par Auguste, Mécène et Messala. L'A. confronte
les informations qu'on y trouve avec des monnaies de l'époque, autour de quelques «slo
gans» : la présence d'Apollon à Actium et aux Jeux Séculaires, la construction et la répa
ration des routes, la restauration de la liberté (en tant qu'elle permet de vivre dans la paix),
Salus, Fortuna, Reditus, Mars Ultor, Ceres et Pax. — B. STENUIT

G. FAIDER-FEYTMANS, Les bronzes romains de Belgique, volume I, texte;


volume II, planches; 223 p., 1 carte; 198 planches; 21 X 27, Mainz am Rhein,
Von Zabern, 1979, rel.

Ces deux volumes présentent un intérêt capital. Le premier nous apporte une étude
d'ensemble, puis les commentaires sur chacun des objets considérés. Nous trouvons leur
image, reprise souvent en des aspects de détails, dans le second volume.
L'auteur montre une grande réserve quant aux datations. Elle peut recourir à des affir
mations plus nombreuses pour les provenances et la diffusion. Et cependant que de sta
tuettes, acquises sans information suffisante sur leur origine ! Un exemple notoire consiste
dans le Jupiter dit de Brée. Des centres de fabrication ont certainement existé dans notre
REVUE DES LIVRES 279

pays, puisqu'un atelier de bronzier fut exhumé à Blicquy. Quoi qu'il en soit, la moisson,
nécessairement incomplète, apparaît abondante et prouve que, chez nous, l'époque
romaine jouissait d'une assez large richesse. Les sujets prêtent à des conclusions instructi
ves. Presque tous indiquent une préoccupation religieuse, qui rehausse souvent une fonc
tion utilitaire. Quelles sont les dévotions ainsi démontrées? Certes des cultes celtiques per
sévèrent aux premiers temps. Ensuite les divinités classiques s'imposent: Jupiter, beau
coup moins que Mars ou Mercure. Pourtant Mars semble perdre sa valeur guerrière et se
muer en dieu sympathique, prometteur d'au-delà. Ces pages bientôt nous étonnent par la
révélation, jadis en nos contrées, des pratiques dionysiaques. La preuve est fournie par des
anses d'œnochoés ou des poteries. Certains témoignages se développent plus amplement.
Attis et Cybèle, Sabazios et Mithra attiraient également la vénération de nos ancêtres.
L'ouvrage de Mme G. Faider ne nous fournit pas seulement une description des bronzes
romains en Belgique. Il nous documente sur la religion de la patrie, au temps de Rome.
Une fois de plus, l'archéologie éclaire l'histoire, la grande histoire. — A. WANKENNE

A. GREIFENHAGEN, Griechische Vasen auf Bildern des 19. Jahrhunderts,


33 p., ill., 17 x 24, Heidelberg, Winter, 1978.
Un petit livre bien intéressant ! Après avoir décrit le goût intense, apparu dès la seconde
moitié du XVIII' s., particulièrement chez les Anglais et les Allemands, pour les vases
grecs, l'A. s'attache à la genèse et à la composition de quelques peintures où sont représen
tés des vases grecs, éléments du décor ou contenant un bouquet de fleurs de nature morte ;
il est parfois possible de retrouver l'original ayant inspiré le peintre. — B. STENUIT

A.B. NEDERLOF, Pyrrhus van Epirus. Zijn achtergronden, zijn tijd, zijn
leven (historié en légende), 329 p., 16 x 23, Amsterdam, Rodopi, 1978, ill.

Ayant soutenu à Leyde en 1940 une dissertation sur Plutarque, un commentaire histori
que de la Vie de Pyrrhus, l'A., un peu malgré lui, absorbé par des tâches de direction dans
l'Enseignement secondaire, dut mettre ses recherches en veilleuse; il ne les abandonna
heureusement jamais et cela lui permit, à l'âge de la pension, d'écrire une riche monogra
phie sur l'Épirote, destinée au grand public ; on retrouve le souci de bien analyser les sour
ces anciennes. Après avoir brossé le tableau du monde hellénistique et de l'Épire après la
mort d'Alexandre le Grand, l'A. retrace la vie de Pyrrhus, qui peut se ramener à trois
grandes périodes : de la naissance au départ en Italie (319-280) ; le séjour dans la Méditer
ranée occidentale (280-275) ; la dernière action militaire en Grèce et la mort à Argos (274-
272). Dès son vivant, la figure de Pyrrhus a joui de prestige. À 39 ans, il commence en Ita
lie sa grande aventure, qui ne durera que huit ans. L'A. interroge les auteurs anciens et
modernes. Une impression d'inachèvement se dégage de toutes les expéditions de Pyrrhus.
Voulait-il vraiment créer un empire dont le centre eût été l'Épire et qu'auraient baigné les
mers Adriatique et Ionienne? C'était un conquérant, au sens militaire. L'était-il dans le
domaine politique, comme P. LEVÊQUE l'a soutenu? L'A. penche pour la thèse con
traire: les pensées et les actions de Pyrrhus sont avant tout militaires. — B. STENUIT

R. DEVELIN, Patterns in Office-Holding, 366-49 B.C., 110 p., 16,5 x 24,


Bruxelles, Collection Latomus (161), 1979, 350 F.

En 366, le consulat est rétabli, un des consuls est plébéien, la préture et l'édilité curule
apparaissent. L'A. étudie la formation et l'évolution du cursus honorum, de 366 à 180, le
nombre d'années séparant deux magistratures ; les étapes ne sont pas scrupuleusement res
pectées ; ainsi a-t-on vu des patriciens accéder au consulat sans passer par l'édilité. On lit
ensuite une étude statistique, accompagnée de nombreux tableaux, sur des consulats et
prétures exercés par les grandes familles patriciennes et les plébéens, sur les liens de
parenté entre consuls d'une même année, la succession des générations dans cette même
charge et l'âge des magistrats. Certaines normes, nées de l'habitude, réglaient le cursus
honorum avant 180, année de la Lex Villia : circonstances, motivations et contenu de cette
loi sont étudiés. La révision du cursus par Sylla et les bouleversement opérés par César ter
minent cet ouvrage, utilisant largement les données prosopographiques. — B. STENUIT
280 LES ÉTUDES CLASSIQUES

Wolfgang HOBEN, Terminologische Studien zu den Sklavenerhebungen der


rômischen Republik (Forschungen zur antiken Sklaverei, 9), VIII-160 p., Wies-
baden, Fr. Steiner, 1978, 54 M.

La célèbre collection promue par Joseph Vogt s'enrichit d'un volume très intéressant.
Son auteur, Wolgang Hoben, s'attache à l'étude du vocabulaire des mouvements serviles
de l'époque républicaine. Selon lui, le soulèvement trouve son origine dans un complot
secret (coniuratio), puis est soumis à un processus de développement : la coniuratio peut
évoluer en latrocinium entraînant une répression pénale ou bien passer par la defectio qui
donne lieu à un bellum se terminant par une victoire ou une défaite.
Les deux versions semblent se retrouver dans les soulèvements serviles. C'est en fonction
de cette constatation que les parties de ce travail s'articulent. Après un rappel des concepts
fondamentaux signifiant une résistance organisée (coniuratio/auva^oala ; latrocinium/
Xri'm'ipiov \defectio/à-nùoTaoiq ; bellum/ •nôX.E^ot;,p. 7-27), l'auteur étudie la coniuratio
en tant que point de départ des mouvements serviles (p. 28-39), ensuite les mouvements
serviles comme délit au sens du droit pénal (latrocinium, p. 40-62), enfin les mouvements
serviles qui ont la prétention de créer des états autonomes (defectio qui mène au bellum,
p. 63-109). W. Hoben termine par un chapitre sur l'usage terminologique officiel et sa
transposition dans les œuvres littéraires (p. 110-136).
L'auteur de cet ouvrage a le grand mérite de ne pas s'être cantonné dans une attitude
purement philologique et statique. L'étude du vocabulaire conduit ici à une meilleure
compréhension des soulèvements serviles. Par ailleurs, on est toujours attentif à l'évolu
tion des concepts, bien sûr, mais aussi des institutions. Ainsi W. Hoben fait-il sans arrêt la
distinction entre la «frùhe und minière Republik» (Ve-IIIe s.) et celle du IIe-I" s. av. J.-C.
si différente car l'État romain a évolué, les sources doivent être utilisées différemment, les
esclaves ont changé (origine, nombre, etc.).
Bref, un livre très utile pour les spécialistes de l'esclavage antique, mais aussi pour tous
ceux qui, lors de l'étude de Cicéron, Salluste, Tite-Live, Diodore, Denys d'Halicarnasse
ou Plutarque, ne manquent pas d'être confrontés avec le problème des soulèvements servi
les. — J.A. STRAUS

Norbert BROCKMEYER, Antike Sklaverei (Ertràge der Forschung), XVI-


392 p., 12,5 x 19, Darmstadt, Wissensch. Buchges., 1979.

Collaborateur efficace de la Bibliographie zur Antiken Sklaverei éditée par J. Vogt en


1971, N. Brockmeyer était sans aucun doute le mieux à même de réaliser ce volume sur
l'esclavage antique dans la collection «Ertràge der Forschung».
Le titre demande à être précisé dès l'abord. En effet, l'auteur a limité le champ de sa
recherche au monde grec et romain depuis les périodes Cretoise et mycénienne jusqu'au
Bas Empire. Par contre, il ne s'est pas tenu à une étude de l'esclavage au sens étroit du
terme, mais il a étendu son enquête aux diverses formes de dépendance si bien que son
livre pourrait légitimement s'intituler «Antike Unfreiheit».
La matière a été distribuée en deux parties. Dans l'une, l'auteur donne un aperçu des
recherches sur l'esclavage depuis la Renaissance en faisant une large place à l'historiogra
phie marxiste. Dans l'autre, N. Brockmeyer établit un état des questions qui sera aussi
utile au spécialiste qu'au profane.
Le nombre impressionnant de publications que l'auteur a consultées est parfois la cause
d'un certain manque de précision. Ainsi, selon N. Brockmeyer (p. 310, n. 45), l'un de mes
articles (Historia, 26, 1977, p. 74-78) mettrait en évidence un développement de l'esclavage
dans l'Egypte romaine plus grand que ne l'imaginaient mes prédécesseurs. Après avoir
relu cet article, il me paraît impossible d'arriver à de telles conclusions. Par ailleurs quel
ques erreurs se sont glissées dans la transcription de certains noms de personnes qui appa
raissent dès lors dans l'index sous une forme fautive : Holkin au lieu de Halkin, Schnabel
pour Schnebel. Enfin, les titres des contributions de langue française me semblent bien
maltraités (e.g. p. 282, n. 48; 286, n. 18; 318, n. 6; 326, n. 47; 339, n. 27; 350, n. l.etc).
Sinon, l'ouvrage est bon et répond parfaitement aux buts de la collection dans laquelle il
paraît. — J.A. STRAUS
REVUE DES LIVRES 281

Arnoldo MOMIGLIANO, Sagesses barbares. Les limites de l'hellénisation.


Trad. M.-Cl. Roussel (Textes à l'appui), 197 p., 13 X 22, Paris, Fr. Maspero, 1979.

Heureuse entreprise que celle de traduire Alien Wisdon d'A. Momigliano. Nous avons
recensé ici-même (1977, p. 88-89) ce livre retraçant de façon suggestive les échanges cultu
rels entre les Grecs d'une part, les Romains, les Celtes, les Juifs et les Perses d'autre part. Le
texte est resté substantiellement le même, deux pages et demi forment le supplément biblio
graphique. — B. STENUIT

Aufstieg und Niedergang der rômischen Welt. II. Principal, Bd. 6, Hrsg. Hil-
degard Temporini und Wolfgang Haase, X-1015, nombr. plans, cartes et pi. h.t.,
Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1977, rel., 460 M.

Le présent volume traite des provinces latines couvrant le bassin du Danube et la pénin
sule balkanique, du Noricum aux rives du Pont Euxin. Au chapitre premier, F. VITTING-
HOFF, Cologne, conteste les critères usuels de datation du passage des agglomérations
danubiennes et balkaniques au statut de cités de droit romain ou de droit latin (p. 3-51).
S. DUSANIC, Belgrade, fait le point des recherches récentes sur les mines romaines en
Noricum, Pannonie, Dalmatie et Moesie Supérieure (p. 52-94). S. MROZEK, Gdansk,
ajoute à la contribution précédente un aperçu sur les mines d'or de la Dacie romaine (p. 95-
109). B. GEROV, Sofia, montre le rapport entre les dépôts de monnaies impériales décou
verts dans l'Est des Balkans et l'extension des invasions germaniques au cours du IIe et du
IIIe siècle (p. 110-181). Les cinq contributions suivantes ont pour objet le Noricum: une
étude d'ensemble sur les rapports de Rome avec cette région, du IIe siècle av. J.-C. au milieu
du IIIe apr. J.-C, par G. WINKLER, Linz(p. 183-262); puis des monographies sur les cités
les plus importantes : le centre urbain méridional le plus ancien, localisé au Magdalensberg,
par G. PICCOTTINI, Klagenfurt (p. 263-301); Virunum, par H. VETTERS, Vienne
(Autriche), (p. 302-354) ; Lauriacum (aujourd'hui Lorsch) par le même (p. 355-379) ; le
municipe Aguntum par W. ALZINGER, Vienne (p. 380-413); Flavia Solva par E.
HUDECZEK, Graz (p. 414-471). Après une étude consacrée à deux populations celtiques,
les Taurisques et les Latobisques, ceux-ci porteurs de la culture des champs d'urnes, venus
des parages de la forêt Hercynienne s'établir au Ier siècle av. J.-C. dans les Alpes Orientales
qui forment l'actuelle Slovénie (p. 473-499), P. PETRU, Ljubljana, expose les différents
aspects, les résultats et les problèmes de la recherche archéologique de son pays
(p. 500-541). Rejetant la date communément admise (13-9 av. J.-C.) de l'occupation mili
taire romaine permanente de toute la Pannonie, y compris le nord de la Drave jusqu'au
Danube, J. FITZ, Székesfehérvar, reporte les faits au règne de l'empereur Vespasien (p.
543-556). A MÔCSY, Budapest, rappelle que « le siècle qui s'écoule depuis la proclamation
de Septime Sévère comme empereur par les troupes de Pannonie jusqu'à la Tétrarchie fut
non seulement celui de la participation de cette province aux affaires politiques de
l'Empire, mais aussi celui de sa grandeur et de sa ruine » (p. 557). Reste à expliquer, pour
suit l'auteur, le parallélisme entre ces deux séries de phénomènes. C'est à quoi il s'applique
(p. 558-582). Trois savants de Vienne consacrent un long développement à Carnuntum
(proche de Vienne), la ville de Pannonie septentrionale aujourd'hui la mieux connue par
l'archéologie : H. STIGLITZ présente un tableau de l'agglomération civile (p. 585-625) ; M.
KANDLER, le camp militaire et ses annexes (p. 626-700) ; W. JOBST, les vestiges de la col
line voisine appelée mont Pfaffenberg (p. 701-720). Viennent ensuite deux chapitres sur la
Dalmatie romaine: la population, par J. WILKES, Londres (p. 732-766); l'économie par
M. ZANINOVIC, Zagreb (p. 767-809) ; puis deux exposés sur la Moesie Supérieure, le pre
mier sur les populations indigènes et les agglomérations romaines, par M. MIRKOVlC,
Belgrade ; le second sur le Limes de Dacie et la défense de la frontière danubienne, de Tra-
jan à Aurélien, par N. GUDEA, Clug-Napoca (p. 849-887). Les quatre derniers chapitres
ont trait à la Dacie. En voici les titres et les auteurs (de Cluj-Napoca). La Dacie et Rome à
l'époque du principat, par C. DAICOVICIU t (p. 889-918). Napoca, Histoire d'une ville
romaine en Dacie, par H. DAICOVICIU (p. 919-949). L'économie rurale en Dacie romaine
par I. GLODARIU (p. 950-989). L'état des recherches sur la persistance de la population
autochtone en Dacie romaine par D. PROTASE (p. 990-1015). Contre les
282 LES ÉTUDES CLASSIQUES

tenants de la thèse de l'extermination des Daces par Trajan, l'auteur démontre que, pen
dant les 165 ans de l'occupation romaine, les Daces ont conservé intactes bon nombre de
leurs traditions et se sont assimilé la culture romaine, plus ou moins complètement selon
les régions : ils sont ainsi à l'origine «d'une romanité au nord du Danube qui a contribué à
la formation du peuple roumain» (p. 1015).
Ce trop bref aperçu donne une idée de la richesse des contributions ici rassemblées. Il
faudrait encore signaler les bibliographies, les cartes géographiques, les nombreuses illus
trations qui font de ce volume comme des précédents un instrument de travail indispensa
ble pour les historiens de Rome. — W. DEROUAU

ACTIVITÉS DU S.O.S. FOUILLES, 1/1980, 172 p., 21 x 29, Ministère de la


Communauté française, Administration du patrimoine eulturel, Bruxelles, 1980.
D'innombrables travaux d'urbanisme ou de campagne découvrent des restes du passé.
Un service a été créé pour des interventions rapides qui reconnaissent les traces d'habita
tion ancienne et sauvent les objets: ustensiles, bijoux, voire débris humains. On nous
apporte ici les résultats de telles activités durant l'année écoulée. La moisson est impres
sionnante. Elle se trouve ici expliquée par des textes et des images et l'on a procédé à un
classement chronologique. Il ne nous est pas indifférent de savoir que le gisement de Spy
appelle encore une fois l'attention. Un long rapport de M. M. Dewez, complété par une
note de M. F. André, occupe une quinzaine des présentes pages. D'autres fois, nous exa
minons le sous-sol de monuments notoires. Dans la collégiale de Dinant (M. P.-P. Bonen-
fant) ou dans la basilique Saint-Martin de Liège (M. R. Iker), on a pu révéler des niveaux
inconnus : à Dinant, le premier dallage de l'église gothique ; à Liège, des éléments du sanc
tuaire construit par Éracle, dès le Xe siècle. À l'heure où l'histoire est bafouée par les tech
nocrates de notre société, l'archéologie satisfait nos désirs de contact avec nos aïeux.
A. WANKENNE

Joseph PHILIPPE, La cathédrale Saint-Lambert de Liège, gloire de l'Occi


dent et de l'art mosan, 304 p., 24 x 32, nombr. ill. en noir et en coul., Liège, E.
Wahle, 1979, rel.

La ville de Liège célèbre le millénaire de la principauté ecclésiastique dont elle fut la


capitale jusqu'à la révolution française. Le moment convient pour l'évocation de son anti
que cathédrale, disparue hélas ! en même temps que le pouvoir politique des évêques. M.
J. Philippe, conservateur en sa cité des musées d'archéologie et d'arts décoratifs, nous res
suscite l'édifice aboli, par la présentation de documents relatifs aux différentes époques de
sa longue existence. On sait qu'on a trouvé sur le site des restes néolithiques ou gallo-
romains. Les Francs l'occupent à leur tour et des fragments de sculpture attestent une uti
lisation du lieu par les Carolingiens. C'est Notger (972-1008) qui construit une grande
basilique, de style ottonien, avec double transept. Un incendie ayant ravagé sa cathédrale,
le monument renaît, mais il a changé de visage et, dans la seconde moitié du XIIIe siècle,
Nicolas de Soissons achève de lui donner un aspect gothique. On respecte cependant le
plan notgérien. Le sanctuaire appartient à ce pays de transition qui est le nôtre. Il gardait à
la fois la marque germanique et la française. La dernière messe y retentit le 28 juillet 1795.
Certes de merveilleux objets furent sauvés de l'anéantissement : les fonts baptismaux
romans de l'église Notre-Dame-aux-Fonts, annexe de la cathédrale; le reliquaire aux figu
rines d'or de Charles le Téméraire et surtout le buste-reliquaire de saint Lambert, ciselé au
temps d'Érard de la Marck (1505-1538). Car le volume ne manque pas de nous rappeler le
meurtre de saint Lambert, patron du diocèse, pu l'institution de la Fête-Dieu, qui devint
une solennité de toute l'Église. Constamment aussi il remet sous nos yeux le profil de la
cathédrale, avec ses deux tours occidentales et son haut et fin clocher qui domine l'autre
extrémité. Le portrait de Bonaparte exécuté par Ingres se dresse sur un paysage qu'orne
obstinément le grand sanctuaire liégeois.
Que notre passé, même détruit, n'attriste pas nos âmes! Ses gloires, au contraire, doi
vent susciter en nous une fidélité renouvelée, reconnaissante, agissante et conforme aux
besoins d'aujourd'hui. — A. WANKENNE
REVUE DES LIVRES 283

Camille-Jean JOSET, s.j., Institutions religieuses sous l'ancien régime, 96 p.,


1980, 300 F.
Chanoine José GENNART, Diocèse de Namur, Paroisse et édifices du culte,
1808-1879, 278 p., 1979, 650 F.
Volumes II et V de la coll. Répertoires Meuse-Moselle, 15 x 23, Rempart de
la Vierge, 8, Namur.
Le R.P. C. Joset a fondé un groupe d'étude qui s'attache à la région Meuse-Moselle. Il
la centre sur l'Ardenne, plus exactement sur la ligne de partage entre les bassins de la
Meuse et de la Moselle. C'est dire que l'Ardenne et l'Eifel feront l'objet privilégié des
recherches. Il s'agit donc de vieux pays où la nature et l'histoire nous convient également.
Douze planches en couleurs et une planche, bistre et bleu, nous sont déjà présentées :
parties d'un atlas historique. Elles illustrent des textes dont nous signalons ici deux volu
mes déjà parus. Le premier mentionne les institutions religieuses, existant sous l'ancien
régime, dans le territoire considéré. Mais une synthèse précède la nomenclature. En lisant
ces pages, nous nous prenons à déplorer les méfaits de la Révolution française, souvent
magnifiée avec excès. L'ouvrage a pour auteur le R.P. Joset. M. le Chan. J. Gennart nous
offre un second tome, relatif aux paroisses et édifices du diocèse de Namur, durant les
deux derniers siècles. Que de renseignements précieux se rassemblent sous sa main ! Les
villages surgissent à nos yeux avec leurs églises, leurs chapelles et leurs presbytères.
Quand sonne l'heure du régionalisme, la collection Meuse-Moselle contribue très intelli
gemment à satisfaire dans le meilleur sens une passion que d'autres pourraient égarer.
A. WANKENNE

R. MUELLER, hrsg., Kulturgeschichte der Antike. 2: Rom, 687 p., ill.,


18 x 25 cm, Berlin, Akademie-Verlag, 1978, 35 M.
On se reportera à notre compte rendu du volume correspondant sur la Grèce (1979, p.
199) pour les caractéristiques de cet ouvrage: large collaboration, nombreuses illustra
tions, schémas clairs, etc. L'histoire de la civilisation romaine est divisée en 8 périodes : 4
pour la République (la première va du 2e millénaire au VIes. av. J.-C), 3 pour l'Empire
(30 av. J.-C.-14ap. J.-C; 14-fin IIe s. ; jusqu'en 284), une pour le « Spàtantike » qui nous
mène à la fin du VIe s. Une cinquantaine de pages traitent de l'influence de la Rome anti
que. Les événements, la vie politique, économique, sociale, littéraire et artistique, les tech
niques et la religion sont décrits pour chaque période. — B. STENUIT

Cambrai et Lille, sous la direction de Pierre PIERRARD, Histoire des diocè


ses de France, 8, 352 p., 22 x 16, Paris, Beauchesne, 1978.

Ce volume captivera beaucoup de Belges. Car le diocèse de Cambrai comprenait


jusqu'en 1559 les régions d'Anvers, de Bruxelles et de Mons et, jusqu'à la Révolution
française, une grande partie de notre Hainaut.
Les origines et le Moyen Âge sont traités par M. H. Platelle. On assiste aux efforts des
premiers évêques : saint Vaast qui réside à Arras, saint Géry présent à Cambrai. Amand
fonde Elnone où l'on vénérera ses reliques. Bientôt les moines vivent en de nombreux
monastères. Au Xe siècle, les empereurs germaniques nomment les évêques qui deviennent
des prélats impériaux. Tout change vers 1050. Des croisés ne tarderont pas à partir pour la
Terre Sainte et les Prémontrés fondent 13 maisons en moins de 30 ans. Les Ordres Men
diants prendront place au XIIIe siècle et la cathédrale de Cambrai pourra rivaliser avec les
plus belles de France. Les grands peintres du Nord au XVe siècle travaillent pour l'Église.
Il y avait eu des signes avant-coureurs de la crise protestante. La Réforme obtient de
nombreux adeptes, dont la réaction catholique fait trop souvent des martyrs. Heureuse
ment l'œuvre des évêques consiste un peu plus tard en activités apostoliques. Fénelon
apparaîtra comme un prélat exemplaire. C'est à M. A. Lottin que nous devons ces vues sur
les temps modernes.
284 LES ÉTUDES CLASSIQUES

À son tour, la Révolution, dont nous parle M. L. Trénard, fait des victimes. L'histoire
contemporaine est étudiée par M. P. Pierrard. Au Gallicanisme succède l'Ultra-
Montanisme. Mais déjà se pose la question sociale, dont l'importance ne cessera de gran
dir. Quand le diocèse est scindé au profit de Lille, qui joue maintenant aussi le rôle de
capitale ecclésiastique, le sort des ouvriers dans le Nord industriel préoccupe constamment
les évêques de Lille et de Cambrai. L'Abbé Lemire est un protagoniste social. On n'est pas
près d'oublier les attitudes du Cardinal Liénard, très attentif aux besoins des travailleurs
manuels.

Ces différents auteurs de l'ouvrage nous ont également intéressé. — A. WANKENNE

Peter BROWN, The making of Late Antiquity, 136 p., 14 x 22, Harvard
University Press, 1978, rel.

M. P. Brown a beaucoup écrit sur le Bas-Empire. Cette période méritait bien un autre
jugement que celui d'une tradition caricaturale, nous invitant à envisager les gens des der
niers siècles romains comme des mangeurs et des buveurs, incapables de faire reculer les
Barbares. Dans ces leçons de l'auteur à l'Université de Harvard, nous apercevons chez les
païens et les chrétiens de l'époque une recherche étonnante de spiritualité. Depuis Marc
Aurèle, on ne cessait de méditer sur la destinée, sur la nature humaine et sur la divine. Un
autre aspect, présenté dans une seconde série de pages, est la nette prédominance des aris
tocraties et de l'empereur lui-même. Dioclétien, Maximien et Constantin après eux se dres
saient quasi jusqu'au ciel, devant leurs sujets, avec des différences, à coup sûr, qui
devaient séparer les adorateurs de Rome et les adeptes de la foi nouvelle. M. Brown revient
ensuite au grand nombre des «amis de Dieu» que l'on compte parmi les habitants de
l'Empire depuis le III' siècle. Ici on les voit entretenir avec la divinité des rapports intimes.
Le vainqueur du Pont Milvius apprendra le succès qui l'attend par une vision surnaturelle.
Le livre s'achève en des évocations de la vie érémitique et cénobitique. Antoine et Pacôme
nous apparaissent fuyant le monde, mais avant tout structurant des personnalités. Les
moines d'Occident apprendront d'eux les convictions et les fortes attitudes qui séduiront
les Francs. Ce portrait de l'Antiquité Tardive nous semble correspondre à sa riche réalité.
A. WANKENNE

N. Z. DAVIS, Les cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances au 16e siè


cle, 444 p., 13,5 x 22 cm., Paris, Aubier Montaigne, 1979.

Cet ouvrage regroupe huit essais composés de 1965 à 1975. Ce n'est pas une synthèse sur
la mentalité populaire de la France au 16e siècle, mais, et c'est là sans doute son intérêt
majeur, une série d'études ponctuelles, qui permettront d'entreprendre des recherches plus
approfondies. Consacrés à une région ou au pays tout entier, à certains groupes profes
sionnels ou sociaux, les chapitres abordent des aspects de la vie culturelle des «paysans et
plus encore des artisans et du menu peuple des villes». Trois axes principaux ont guidé les
recherches de l'auteur : — la Réforme protestante et son impact sur certaines catégories de
personnes (les ouvriers imprimeurs de Lyon, les femmes qui choisissent d'embrasser le
Protestantisme ou de rester fidèles au Catholicisme, et, thème sans doute plus intéressant,
l'influence de cette Réforme sur l'organisation de l'assistance par les pouvoirs publics) ; —
les diverses formes de résistances au pouvoir (carnavals, charivaris, émeutes et violence) ;
— les rapports des cultures orale et écrite.
À noter la présence de notes abondantes en fin de chaque article, d'un index général et
de quelques illustrations. — B. JOASSART

C. FEDERN, Mazarin. 1602-1661, trad. de Pierre-Achille Degon, 1934, 586


p., 14 x 23,7 cm, rééd. 1978, Bibliothèque historique, Payot, Paris.

Personnage fascinant que Mazarin! Ambitieux, avide de pouvoir et de richesses,


machiavélique, en même temps que travailleur infatigable. Après avoir débuté comme
REVUE DES LIVRES 285

capitaine dans l'armée pontificale, c'est dans la carrière politique et diplomatique qu'il
triomphera. Sans la moindre vocation, il s'élève dans la hiérarchie des honneurs ecclésias
tiques et met ses talents au service de la diplomatie du Saint-Siège, apprécié et redouté. En
1630, il rencontre Richelieu qui le remarque. La France l'attire. Nonce extraordinaire à
Paris en 1634, il s'établit définitivement en France en 1640, et, en 1641, sur les instances de
la Cour, il reçoit le chapeau de Cardinal. Désormais, il est «Français».

Durant la Fronde (1648-1653), dont l'A. retrace une vaste fresque, il donne toute la
mesure de son génie. Choisi par Anne d'Autriche comme «premier ministre», il continue
la politique de Richelieu : une France unie et puissante, une monarchie absolue. Mais les
circonstances sont différentes. La France connaît une de ces nombreuses régences, si sou
vent funestes pour le royaume, et elle éprouve de la lassitude après la période d'autorita
risme de Richelieu. Mazarin doit affronter la double révolte de la Robe et de la Noblesse.
«L'une avait été la première manifestation des forces de l'avenir, la seconde marquait un
réveil du passé» (p. 196). La Robe tenta, maladroitement, de faire de la France un État
«constitutionnel», et d'y occuper une place prépondérante, sans pour autant remettre en
cause le principe monarchique. La Noblesse aspira à reconquérir ses droits féodaux. En
fin de compte, le motif de la révolte fut la défense de privilèges, sans grande considération
des aspirations d'autres couches de la population. Malgré leur prestige, les chefs de la
Fronde n'avaient pas l'envergure de Mazarin, ni de ligne d'action strictement définie ni
d'unité. Peu à peu, avec pour seul soutien constant la régente, le Cardinal reprit le pouvoir
qui devint de plus en plus absolu, mettant en place les futurs grands commis de Louis XIV,
tel Colbert. La « rouerie italienne » triomphait.
Mazarin put alors songer à la paix avec l'Espagne. Il rompit avec la politique de Riche
lieu qui voulait une Espagne reléguée dans l'ombre, et il en fit une amie de la France.

Avec une égale habileté, Mazarin mêla la politique aux affaires : alliant ses nièces à de
grandes familles françaises et italiennes, accumulant les charges rentables, il devint l'un
des hommes les plus riches de son temps.
Sans s'attarder sur les petits côtés de l'histoire, l'A. retrace avec vivacité, et non sans
une certaine sympathie, l'une des carrières les plus prestigieuses qu'un étranger ait menée
en France. — B. JOASSART.

Jacques DUPÂQUIER, La population française aux XVIIe et XVIIIe siècles,


(Que sais-je? 1786), 128 p., Paris, P.U.F., 1979.

Protohistoire de la population française (1600-1669), La période classique (1670-1739),


Les prémisses de la révolution démographique (1740-1815), tels sont les trois chapitres de
cet ouvrage. Cette division correspond, non pas à de grands tournants démographiques,
mais à l'histoire de la statistique. Vers 1670, le pouvoir royal s'intéresse de plus près au
nombre de ses sujets et à une meilleure connaissance de l'enregistrement; vers 1740, les
doctrines en matière de population commencent à passionner le public. L'intérêt de cette
petite synthèse ne réside pas seulement dans les données chiffrées, mais surtout dans la
présentation des sources, des méthodes d'approche et leurs résultats, ainsi que les tentati
ves d'explication des comportements démographiques. De nombreux tableaux constituent
un appui précieux à la lecture. Malgré les dimensions restreintes de la collection, l'A. a su
présenter ce sujet très complexe avec clarté sans toutefois verser dans la simplification à
outrance. — J. B.

SCHILLER, Briefwechsel. Schillers Briefe. 1-1-1788 - 28-2-1790 (Schillers


Werke, 25), Hrsg. Eberhard Haufe, XII-833 p., Weimar, Bôhlaus, 1979, rel.

Ce volume contient environ 300 lettres écrites de Schiller entre janvier 1788 et février
1790, époque de son mariage avec Charlotte von Lengefeld. Les lettres sont adressées à 24
destinataires, la plupart à sa fiancée et aux éditeurs Crusius et Gôschen.
286 LES ÉTUDES CLASSIQUES

II n'est pas étonnant que beaucoup de ces lettres parlent surtout de la vie affective et des
problèmes personnels du poète. Le 18 décembre 1789, dans une lettre à sa future belle-
mère, il demande officiellement Charlotte en mariage : « Je mets le bonheur de toute ma
vie en vos mains. J'aime Lottchen. Combien de fois cet aveu a-t-il été sur mes lèvres? Il
m'est impossible que vous n'ayez rien remarqué. Depuis le moment où je suis entré dans
votre demeure (Schiller a fait la connaissance de Louise von Lengefeld en décembre 1787),
son être bien-aimé ne m'a plus quitté... Voulez-vous, chère mère — permettez-moi de vous
appeler par ce nom qui exprime les sentiments de mon cœur et mes espoirs — voulez-vous
confier ce que vous avez de plus précieux à mon amour ? »
À côté de cet amour intense, Schiller vit entre 1788 et 1790 une période de réflexion phi
losophique et artistique. Signalons encore que son jugement sur Goethe dont il deviendra
en 1794 un ami intime est plutôt défavorable : « Je serais malheureux, si je devais être sou
vent dans l'entourage de Goethe. Même vis-à-vis de ses amis les plus proches il ne s'épan
che jamais, il n'y a pas moyen de le saisir. Je crois, en effet, qu'il est d'un égoïsme
extrême. Il possède le talent de captiver les gens et de les rendre dépendants par des petites
et des grandes attentions; lui, par contre, parvient toujours à rester libre. Certes, il est
généreux, mais seulement comme un dieu, sans se donner lui-même. Ceci me semble être
une façon d'agir conséquente et voulue qui est centrée sur le plus haut plaisir d'amour-
propre. Pour cette raison, je le hais, même si j'aime et si j'admire son esprit... » (Lettre du
2 février 1789 à Kôrner).
On peut dire, sans conteste, que le présent volume est une source importante pour
l'étude des «années d'apprentissage» du jeune poète — M. PETERS

Maurice FLAMANT, Le libéralisme (Que sais-je? 1797), 128 p., P.U.F.,


1979.

Cet ouvrage est à la fois une analyse et une histoire du libéralisme — doctrine de la
liberté (p. 3) — qui, bien que faisant figure d'accusé depuis les années trente, est associé
aux valeurs fondamentales de nos civilisations (p. 121) depuis deux siècles. Dans le pre
mier chapitre, l'A. étudie les composantes de cette doctrine, insistant sur la notion de
liberté et ses multiples sens, les aspects politiques et économiques du libéralisme, ainsi que
sur ses rapports — et ses «distances» — avec la démocratie occidentale et le capitalisme.
Les quatre dernières parties retracent l'évolution du concept de libéralisme, de ses applica
tions, de ses crises et remises en question, et sa résurgence sous forme de néo-libéralisme
après la seconde guerre mondiale. Sans faire profession de foi inconditionnelle au libéra
lisme, l'A. a su présenter son sujet avec sympathie, soulignant ses avantages, sans pour
autant négliger ni minimiser ses inconvénients et ses faiblesses. — J. B.
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chaque section est suivie de questionnaires détaillés, dont le professeur
trouvera les réponses dans la partie du maître.

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dire : pour but principal — d'introduire l'élève dans la vision poétique
et dans l'âme de Virgile, d'où le sous-titre. En effet, ce contact est émi
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