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AVANT-PROPOS

Débat autour de l'application du principe de la juste valeur en comptabilité :


esquisse d’une synthèse

JEAN-FRANÇOIS CASTA ET BERNARD COLASSE

Résumé :
Introduite dans plusieurs normes du FASB et de l'IASC, la notion de juste valeur suscite un important débat au
sein du monde des affaires. Paradoxalement, il existe peu de réflexions et de recherches en langue française sur
le sujet. D'où l'idée de cet ouvrage qui rassemble quinze contributions d'universitaires et de professionnels. La
notion de juste valeur y est abordée non seulement sous un angle technique, celui de la confrontation avec la
démarche comptable traditionnelle d'évaluation, mais aussi sous un angle politique, celui de sa signification en
termes de gouvernance des entreprises et de rapports entre acteurs sociaux.
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L’idée de ce recueil qui rassemble quinze contributions de professionnels et d’universitaires1


est née du constat de l’ampleur et de l’intensité du débat suscité au sein de la communauté
comptable et le monde des affaires par l’introduction de la convention (ou du principe) de la
fair value (expression qu’il est convenu de traduire par celle de « juste valeur2 ») dans
certaines normes de l’IASC, et plus particulièrement dans celle relative aux instruments
financiers ; du constat aussi, paradoxal, qu’il n’existait qu’assez peu de réflexions théoriques
et doctrinales en langue française susceptibles d’alimenter la discussion.

Pour autant, ce débat, comme le rappelle Jacques Richard dans sa contribution (« Histoire de
la valeur dans les réglementations comptables allemande et française de 1673 à 1914 »), est
loin d’être nouveau. Il a opposé durant plus de deux siècles, en Allemagne et en France, les
partisans d’une comptabilité dite dynamique à ceux d’une comptabilité dite statique ; les
premiers se prononçant pour l’application combinée des principes du coût historique et de
prudence, les seconds pour la valeur de marché. Comme le remarque Jacques Richard, cette
opposition confrontait deux catégories d’acteurs : les dirigeants d’entreprises soucieux
d’apprécier et de faire apprécier leurs performances dans la durée, les créanciers soucieux
d’anticiper, par une fiction de liquidation, les risques qu’ils couraient.

Le débat n’est donc pas nouveau mais la globalisation financière et les contraintes qu’elle fait
peser sur l’harmonisation comptable internationale et, indirectement, sur les normalisations
comptables nationales augmentent ses enjeux et l’inscrivent dans des stratégies d’acteurs
beaucoup plus complexes.

1
Il nous faut remercier l’Association Française de Comptabilité qui réunit tous les enseignants-chercheurs
2
On note que l’on a traduit fair value de façon littérale, à l’aide d’une expression peu française en ce qu’elle
place le qualificatif avant le substantif ; ceci sans doute pour éviter de parler de valeur juste, car la valeur dont il
s’agit, le plus souvent la valeur de marché, n’est, au regard de l’équité, ni plus ni moins juste qu’une autre. Le
problème n’est pas qu’elle soit équitable mais qu’elle soit pertinente. Ce qui n’interdit pas de se poser la
question : pertinente pour qui ?
1
Avant propos - Juste valeur : enjeux techniques et managériaux, J-F. Casta et B. Colase (eds.), Economica, 2001.
Si la comptabilité générale des entreprises se réduisait à un pur système technique
d'information, comme certains affectent encore de la considérer, les choses seraient déjà bien
compliquées. Mais, à l'évidence, elle n'est pas qu'un pur système technique d'information, elle
participe de façon invisible mais puissante à la régulation sociale, à la fois comme produit
(elle est régulée par des normes) et comme ingrédient (elle régule en ce qu’elle influe sur les
décisions et comportements) de cette régulation, ce qui les complique encore bien plus. Les
discussions qu’elle suscite mêlent donc très naturellement, et de façon inextricable, d'une part
des arguments techniques ou théoriques et, d'autre part, des arguments que l'on peut qualifier
au sens large de politiques. Le débat actuel sur la juste valeur est à cet égard exemplaire et les
textes réunis dans ce recueil en témoignent.

1. Un débat technique et théorique

Le débat technique et théorique tourne autour des avantages et des inconvénients intrinsèques
de la juste valeur. Comme il est difficile de spécifier dans l'absolu les avantages et les
inconvénients d'une convention d'évaluation, ceux de la juste valeur le sont très spontanément
par référence à la méthode traditionnelle d'évaluation, ce que l’on appelle le « modèle en
coûts historiques » et qui est en réalité une application combinée et du principe des coûts
historiques et du principe de prudence.

1.1. Avantages supposés ou avérés de la juste valeur

Comparée à la méthode traditionnelle, l'application de la juste valeur aurait selon ses partisans
trois avantages principaux : elle serait plus objective, elle accroîtrait la valeur informative des
états financiers livrés par les entreprises, elle permettrait un meilleur contrôle des dirigeants.
Ces arguments sont examinés par plusieurs auteurs de ce recueil.

1.1.1. Une plus grande objectivité, une plus grande neutralité ?

On reproche souvent au système traditionnel d'évaluation de reposer sur des estimations très
approximatives (subjectives), notamment des dépréciations subies par les actifs, et de faire
dépendre ces estimations des intentions plus ou moins intéressées des responsables des
comptes. Au contraire, l'application de la juste valeur serait plus objective et plus neutre,
parce que soustraite à l'influence et à l’opportunisme éventuel des responsables des comptes ;
elle serait une protection contre les excès de la comptabilité créative. Toutefois, comme le
rappelle Yves Bernheim («Juste valeur et mesure de la performance financière de
l’entreprise »), l'application de la juste valeur n'éliminerait pas la présence d'intentions en
comptabilité. En effet, l'intention du responsable des comptes ne se manifeste pas qu'en
matière d'évaluation, elle se manifeste aussi en matière de qualification des opérations. Ainsi,
nous dit Yves Bernheim , « une entreprise effectuant des opérations de marchand de biens -
qui achète des immobilisations pour les revendre - peut être amenée, dans le respect de son
objet social et de ses activités courantes, à acquérir des immeubles pour les donner en
location (investissement locatif). Elle peut aussi, en cours de vie, décider d'acquérir
l'immeuble du siège social plutôt que de le prendre en location ». Or la qualification
(intentionnelle) d'une opération n'est pas sans incidence sur le traitement comptable et
l’évaluation ultérieurs des actifs concernés qui deviennent aussi, indirectement, intentionnels.
Il semble donc que l’application de la juste valeur ne puisse être considérée comme une
solution parfaite au problème de l’objectivité et de la neutralité comptable.

1.1.2. Juste valeur et estimation des performances de l’entreprise


2
Avant propos - Juste valeur : enjeux techniques et managériaux, J-F. Casta et B. Colase (eds.), Economica, 2001.
On avance fréquemment que l’application de la juste valeur permettrait de disposer d’états
financiers donnant une meilleure information sur les performances présentes et futures de
l’entreprise et permettrait donc aux décideurs de mieux asseoir leurs décisions. Une telle
assertion amène naturellement à s’interroger sur le lien qui existe entre résultats comptables,
au sens large, et valeur boursière de l’entreprise. Comme le rappellent Gérard Desmuliers et
Michel Levasseur (« Information financière et marchés financiers »), si de nombreuses études
révèlent ce lien, sur la base des états traditionnels, elles montrent également qu’il est
complexe et loin d’être stable dans le temps. Un modèle peu connu en France, le modèle de
Feltham-Ohlson, évoqué par Gérard Desmuliers et Michel Levasseur et développé par
Philippe Dessertine (« Valeur comptable et valeur de marché : le modèle de Feltham-
Ohlson »), peut être considéré comme une sorte d’aboutissement des recherches sur le sujet. Il
fait dépendre la valeur de l’action de la valeur des capitaux propres, d’un multiple des
bénéfices anormaux d’exploitation, d’un ajustement lié au principe de prudence et de l’effet
d’ « autres informations ». Diverses études le valident et montrent l’intérêt des états
comptables traditionnels. Ce qui évidemment ne préjuge pas de l’intérêt et de la supériorité
éventuels d’états comptables évalués totalement ou partiellement en juste valeur.

1.1.3. Juste valeur et contrôle des dirigeants

On évoque moins souvent l’apport possible d’états comptables en juste valeur au contrôle des
dirigeants. Selon Thomas Jeanjean (« Juste valeur et décision »), le calcul d’indicateurs de
contrôle des dirigeants fondés sur la valeur actionnariale, comme l’Economic Value Added
(EVA) ou la Market Value Added (MVA), implique l’évaluation des ressources de l’entreprise
en juste valeur. Par ailleurs, des états en juste valeur permettent de mieux distinguer ce qui,
dans la valeur actionnariale globale, provient d’une part, de la capacité de l’entreprise à tirer
de ses actifs un rendement supérieur aux attentes du marché et, d’autre part, de la simple
détention. En permettant donc un meilleur contrôle des dirigeants, des états comptables en
juste valeur orienteraient donc leurs décisions dans le sens des intérêts des investisseurs.

1.2. Inconvénients et dangers supposés (ou avérés) de la juste valeur

Les principaux inconvénients de la juste valeur résident dans son extrême volatilité et ces
inconvénients sont particulièrement importants dans le cas des établissements de crédit qui
prend valeur d’exemple pour tous ceux qui redoutent son application en comptabilité. D’autre
part, lorsqu’elle n’est pas « donnée » par le marché, elle doit être calculée à l’aide de modèles
et son utilisation s’accompagne de difficultés et de dangers supplémentaires.

1.2.1. Le cas des établissements de crédit

Les contributions de Lionel Escaffre (« Compte de résultat et juste valeur : le cas des
établissements de crédit ») et d’Elisabeth Combes-Thuélin (« L’introduction de la juste valeur
dans la comptabilité bancaire : l’exemple de l’activité d’intermédiation ») éclairent ce cas.
Lionel Escaffre s’interroge en particulier sur la signification et l’utilité du compte de résultat
d’un établissement de crédit qui évalue ses instruments financiers à leur juste valeur : les
notions de produits net bancaire et de marge d’intérêt conservent-elles leur sens et leur
intérêt ? Comment distinguer entre ce qui relève de la gestion et ce qui relève du marché ?
Elisabeth Combes-Thuélin rappelle que les données comptables servent de support à la
réglementation prudentielle du secteur du crédit et qu’en conséquence les critères comptables
d’évaluation sont fondamentaux. Ce qu’elle montre en prenant comme exemple le

3
Avant propos - Juste valeur : enjeux techniques et managériaux, J-F. Casta et B. Colase (eds.), Economica, 2001.
provisionnement des prêts à taux fixes : selon que l’on applique le coût historique ou la juste
valeur, la traduction comptable de ce provisionnement diffère ainsi que le montant du résultat
et des capitaux propres ; ce qui, eu égard à la réglementation prudentielle, peut avoir des
conséquences sur les décisions prises par les établissements en matière de réaménagement de
prêts.

1.2.2. Lorsque la juste valeur doit être modélisée, le « marked-to-model »

Implicitement, d’un point de vue théorique, la juste valeur d’un bien correspond à la valeur
actuelle de la suite des flux de trésorerie attendus de ce bien dans le futur. Les marchés, sous
réserve qu’ils existent et soient efficients, sont sensés la donner immédiatement et à tout
instant. Mais lorsqu’ils n’existent pas ou sont inefficients, elle doit être calculée, c’est-à-dire
dérivée d’un modèle prévisionnel ; ce qui suppose l’estimation des flux de trésorerie du bien
(et donc le recours à des hypothèses plus ou moins explicites, notamment sur leur probabilité
de réalisation) et l’adoption d’un taux d’actualisation. Un exemple d’utilisation de modèles
pour l’évaluation en juste valeur nous est fourni par Toufik Saada qui, dans sa contribution
(« Performance de la firme et juste valeur de la rémunération des dirigeants : les stocks-
options ») présente la solution préconisée par le FASB dans son SFAS 123 émis en 1995 pour
l’évaluation des stocks-options, solution qui fait appel au célèbre modèle de Black et Scholes
(1973). Les difficultés d’application de cette solution expliquent sans doute que, selon une
enquête réalisée en 1999 et citée par Toufik Saada, une entreprise américaine sur trois cents
choisie de façon aléatoire parmi les mille du classement annuel de Fortune évalue ses stocks-
options en juste valeur. Les méthodes proposées par l’IASC pour effectuer cette modélisation
montre également les difficultés du « marked-to-model » et suggèrent, eu égard à ces
difficultés, que la généralisation de la juste valeur comme critère d’évaluation de tous les
actifs et les passifs (« the full fair value ») est sans doute pour longtemps un projet utopique.

Par ailleurs, à l’utilisation pratique d’un modèle est attachée un risque. Par risque de modèle,
il faut entendre l’éventualité de supporter des pertes en raison de l’inadaptation du modèle
utilisé. Cette inadaptation peut, ainsi que le dit Michel Bois (« Juste valeur et risque de
modèle ») résulter de plusieurs causes : les hypothèses sous-jacentes peuvent ne pas être
satisfaites ; la mise en œuvre peut-être défectueuse ; le paramétrage peut être incorrect ; enfin,
le modèle peut manquer de robustesse ou de stabilité. A ces causes involontaires peuvent
s’ajouter des causes volontaires. On peut être tenté de manipuler le modèle à son profit et
l’évaluation redevient alors, et pour le pire, subjective et dénuée de neutralité. Plus le modèle
est complexe, plus la manipulation devient difficile à détecter. Comment remédier au risque
de modèle ? Michel Bois avance deux solutions, l’une organisationnelle, l’autre comptable : le
contrôle interne et…le constat de provisions pour risque de modèle ! Ce qui nous ramène en
terrain comptable connu et dont l’évaluation à la juste valeur devait nous libérer : mais
comment évaluer de manière objective ces provisions ? Ainsi qu’on le voit, le débat technique
recèle des paradoxes.

Il apparaît que l’inventaire des avantages et des inconvénients techniques et théoriques de la


juste valeur ne permet pas d’affirmer sa supériorité sur la démarche traditionnelle
d’évaluation qui, pour beaucoup, a l’énorme avantage pratique du connu. Il semble que le
débat ne puisse déboucher, et de façon toute relative, tant que l'on n'évoque pas les utilisateurs
des états comptables ; car c'est en fonction de besoins d'information pré-définis, ceux
d'utilisateurs concrets, que le choix peut se faire entre modèles concurrents d’évaluation.
Derrière le débat technique, se profile donc un débat politique : avantages et inconvénients
pour quels utilisateurs ? Débat dont il revient in fine aux normalisateurs de choisir l’issue.

4
Avant propos - Juste valeur : enjeux techniques et managériaux, J-F. Casta et B. Colase (eds.), Economica, 2001.
2. Un débat politique et un problème pour les normalisateurs

Ce débat est des plus complexes car il existe une pluralité de parties prenantes (stakeholders)
de l'information comptable diffusée par l’entreprise qui n’en ont pas toutes la même vision et
qui n’ont pas toutes la même conception de sa valeur; et il s'agit, implicitement, pour le
normalisateur d'arbitrer entre les intérêts de ces diverses parties prenantes.

2.1. Juste valeur et primauté de l'investisseur

Il va de soi qu'une pluralité d'agents économiques et sociaux sont directement concernés par
l'entreprise, des actionnaires au personnel en passant par l'Etat, les banques, les clients et les
fournisseurs ; sans parler de ceux qui le sont indirectement, c'est-à-dire, en définitive tout le
monde, si l'on considère par exemple l'impact humain et écologique que peuvent avoir les
activités de certaines entreprises (on se souvient de l’Amoco-Cadiz, du Torrey-Canyon, de
l'Exxon-Valdez, de Bophal, pour ne citer que quelques catastrophes écologiques récentes qui
ont fait la une de la grande presse). Somme toute, l'entreprise doit rendre des comptes à toutes
ces parties prenantes qui, parce qu'elles sont affectées ou risquent de l'être par ses activités,
ont un droit explicite ou implicite à l'information sur celles-ci. Or, il est évident que la
convention de la juste valeur, sensée permettre une meilleure appréciation des performances
boursières de l’entreprise, est avant tout celui des investisseurs, des stockholders . Comme le
note Yves Bernheim, son application découle assez directement de cadres conceptuels, ceux
du FASB et de l'IASC, qui accordent une primauté aux besoins de ceux-ci. Ainsi, l'IASC,
dans le paragraphe 9 de son cadre conceptuel, dresse une longue liste des parties prenantes de
l'information comptable produite par les entreprises mais c'est pour déclarer ensuite et
immédiatement dans le paragraphe suivant que : "Comme les investisseurs sont les apporteurs
de capitaux à risque de l'entreprise, la fourniture d'états financiers qui répondent à leurs
besoins répondra également à la plupart des besoins des autres utilisateurs susceptibles
d'être satisfaits par les états financiers". Rien cependant n'est moins sûr et l’on peut se
demander si cette phrase n’est pas qu’un simple tour de passe-passe rhétorique ; il est en effet
fort peu probable que toutes les parties prenantes aient la même conception de la valeur et de
l’entreprise que les investisseurs.

2.2. Autres dimensions de la valeur et autres parties prenantes

En introduisant dans certaines de ses normes la notion de fair value, l’IASC ne fait-il que
participer à ce que Christian Hoarau et Robert Teller (« De la création de valeur au modèle
comptable de la valeur : fondements et problématiques ») appellent l’idéologie de la valeur
actionnariale ? Cette idéologie, dont les fondements comme ceux de toute idéologie relèvent
davantage de la croyance que de la connaissance scientifique, fait de la maximisation de la
valeur actionnariale l’unique objectif des entreprises. En dépit de la faiblesse de ses
fondements, véhiculée par les médias et de nombreux consultants, elle influence de plus en
plus les comportements des grands groupes cotés français dont une part importante du capital
est détenue par des investisseurs institutionnels étrangers.
Selon Christian Hoarau et Robert Teller, ceci n’est pas sans dangers pour ces groupes et leur
propriétaires car « un pilotage de l’entreprise fondé uniquement sur la maximisation de la
création de valeur pour l’actionnaire risque de freiner la croissance et de favoriser le court
terme au détriment d’une vision stratégique à long terme, de l’innovation et de nouveaux
marchés ou produits ». Ce qui amène les auteurs à souligner les limites d’une
« marchéisation » du modèle comptable et à suggérer, dans l’intérêt même des investisseurs,
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Avant propos - Juste valeur : enjeux techniques et managériaux, J-F. Casta et B. Colase (eds.), Economica, 2001.
une évolution de celui-ci vers ce qu’ils appellent « un modèle de la valeur substantielle ». Un
tel modèle inclurait des informations venues de la comptabilité de gestion, ferait une place
aux informations relatives aux ressources humaines et aux immatériels et devrait permettre
une meilleure vision stratégique du développement de l’entreprise.
Bernard Martory (« La valeur ajoutée sociale : principes et évaluation ») va plus loin dans la
prise en compte des « facteurs non financiers des résultats financiers ». A un indicateur
unique de performance répondant aux besoins d’information d’une seule partie prenante, en
l ‘occurrence l’investisseur, il substitue une matrice fournissant des informations sur la
« valeur ajoutée sociale (VAS) » crée par l’entreprise et intéressant non seulement les
investisseurs mais aussi les autres parties prenantes. Cette matrice restitue l’entreprise dans
toutes ses dimensions et permet aux parties prenantes de confronter leurs points de vue.
Incidemment, cette matrice complexe montre, si besoin était, que la juste valeur (fair value)
n’épuise pas le problème de la valeur.
« A chacun sa valeur, à chacun ses critères », pourrait-on dire. Le Fisc a aussi la sienne et les
siens comme le montre Caroline Sylberztein dans sa contribution (« Vers une définition
fiscale du juste prix : le cas des transactions entre entreprises liées »).

2.3. La normalisation comptable confrontée à la juste valeur

Promue par l’IASC, la juste de valeur est devenue un défi pour le législateur européen et le
normalisateur français et pourrait bien être, comme le suggère Brigitte Raybaud-Turrillo dans
sa contribution, « un grain de sable dans les processus de normalisation comptable ».
Dés lors que la nouvelle stratégie européenne, laquelle doit être entérinée par un règlement,
consiste à faire appliquer d’ici 2005 le référentiel de l’IASC par toutes les sociétés cotées de
l’Union pour l’élaboration de leurs comptes consolidés, il convenait d’introduire dans la
Quatrième (78/660) et la Septième (83/349) directives, lesquelles ignorent la juste valeur, des
dispositions permettant aux Etats membres d’autoriser ou d’imposer à leurs sociétés la
comptabilisation en juste valeur ; d’où la directive adoptée le 31mai 2001 qui les modifient.
Dans le contexte de l’élaboration de cette directive, se sont manifestées un certain nombre
d’oppositions à la juste valeur, émanant en particulier du secteur bancaire ; la nouvelle
directive modifie aussi, malgré l’opposition de la France, la Quatrième bis (86/635)
concernant les comptes annuels et les comptes consolidés des banques et autres
établissements financiers. Toutefois, ces oppositions ne sont pas allées jusqu’à une remise en
cause de la stratégie de sous-traitance de l’élaboration des normes européennes à l’IASC.
En France, au sein même de l’organisme de normalisation, le CNC, notamment dans sa
« section des règles applicables aux entreprises », des oppositions plus ou moins vives
s’expriment à l’encontre de la juste valeur. Elles émanent aussi bien de préparateurs des
comptes que d’utilisateurs. En ce qui concerne ceux-ci, une enquête réalisée par Ali Garmilis
et dont il rend compte dans sa contribution (« Existe-t-il une demande des analystes
financiers pour des comptes en juste valeur ? ») donne un éclairage sur l’opinion que les
analystes financiers ont sur la juste valeur en tant qu’utilisateurs professionnels des comptes
des entreprises : ils se déclarent majoritairement favorables à des informations en juste valeur
mais s’interrogent sur leur fiabilité et préfèrent qu’elles soient fournies dans l’annexe. Le
débat sur la juste valeur, et les normes internationales qui la véhiculent, rend donc plus
difficile la traditionnelle recherche de consensus au sein de l’organisme français de
normalisation et amène à s’interroger sur son fonctionnement3.
Effet en retour, ce « grain de sable » de la juste valeur lancé par l’IASC, n’a t-il pas montré,
comme le remarque Brigitte Raybaud-Turrillo, les limites de la légitimité procédurale de
3
Voir B. Colasse, « Vers une nouvelle réforme du Conseil de la Comptabilité ? », Les Echos, 30/04/01.
6
Avant propos - Juste valeur : enjeux techniques et managériaux, J-F. Casta et B. Colase (eds.), Economica, 2001.
celui-ci et conduit à sa réforme récente ; une réforme qui renforce sa représentativité et qui,
aussi, va dans le sens d’une meilleure articulation de ses travaux avec ceux des organismes de
normalisation nationaux

En résumé et pour conclure…

Même s’il n’est pas prouvé empiriquement que des états financiers en juste valeur permettent
de mieux apprécier et de mieux prédire les performances d’une entreprise, la juste valeur est
sans doute un critère pertinent du point de vue de l’investisseur dans la mesure où son
application est cohérente avec le calcul d’un certain nombre d’indicateurs de la valeur
actionnariale utilisés pour le contrôle des dirigeants. S’il n’est pas sûr qu’elle apporte un plus
pour la décision de l’investisseur, elle peut par contre renforcer sa capacité de contrôle des
dirigeants. Toutefois, en l’absence de marché, sa détermination par la voie de modèles est
techniquement difficile et comporte des risques d’erreur et de manipulation importants.
En ce qui concerne les autres parties prenantes, et notamment celles qui considèrent qu’une
entreprise n’est pas qu’une simple entité financière et a des responsabilités qui déborde la
sphère économique, sociales et écologiques notamment, il est clair que des états financiers en
juste valeur ne peuvent satisfaire tous leurs besoins informationnels.
En définitive, si un débat en apparence aussi technique que celui sur l’introduction de la juste
valeur en comptabilité peut prendre un tour polémique, c’est sans doute parce qu’il est porteur
des interrogations que fait naître la gouvernance de la grande entreprise moderne. Le
normalisateur s’expose s’il quitte son rôle d’arbitre pour embrasser les intérêts de l’une des
parties prenantes à ce débat. C’est ce qu’a fait l’IASC par référence à un cadre conceptuel
qui privilégie les fonds de pensions et autres investisseurs. Il est douteux que les
normalisateurs nationaux, qui doivent tenter de satisfaire les exigences de multiples parties
prenantes, parmi lesquelles l’Etat et ses administrations, puissent le suivre très loin dans cette
voie et adhérer aux objectifs de l’une ou l’autre de ces parties.
Mais dans le social, et la comptabilité en fait partie, rien n’est jamais définitivement joué :
l’histoire nous apprend que le modèle en coûts historiques a su résister à bien des tentatives de
réforme ; on lira pour s’en convaincre la relation que fait Peter Walton de « L’éphémère
introduction du coût de remplacement en Grande-Bretagne ».

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7
Avant propos - Juste valeur : enjeux techniques et managériaux, J-F. Casta et B. Colase (eds.), Economica, 2001.
Liste des contributions
(selon l’ordre de citation dans l’avant-propos)

1. Histoire de la valeur dans les réglementations comptables allemande et française,


Jacques Richard
2. Juste valeur et mesure de la performance financière de l’entreprise, Yves Bernheim
3. Information financière et marchés financiers, Gérard Desmuliers et Michel Levasseur
4. Valeur comptable et valeur de marché : le modèle de Feltham-Ohlson, Philippe
Dessertine
5. Juste valeur et décision, Thomas Jeanjean
6. Compte de résultat et juste valeur : le cas des établissements de crédit, Lionel Escaffre
7. L’introduction de la juste valeur dans la comptabilité bancaire : l’exemple de l’activité
d’intermédiation, Elisabeth Combes-Thuélin
8. Performance de la firme et juste valeur de la rémunération des dirigeants : les stocks
options, Toufik Saada
9. Juste valeur et risque de modèle, Michel Bois
10. De la création de valeur au modèle comptable de la valeur : fondements et
problématiques, Christian Hoarau et Robert Teller
11. La valeur ajoutée sociale : principes et évaluation, Bernard Martory
12. Vers une définition fiscale du juste prix : le cas des transactions entre parties liées,
Caroline Silberztein
13. La juste valeur : un grain de sable dans les processus de normalisation comptable ?,
Brigitte Raybaud-Turrillo
14. Existe-il une demande des analystes financiers pour des comptes en juste valeur ?,
Ali Garmilis
15. L’éphémère introduction du coût de remplacement en Grande-Bretagne : bilan d’une
tentative pour remettre en cause le modèle en coûts historiques, Peter Walton

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Avant propos - Juste valeur : enjeux techniques et managériaux, J-F. Casta et B. Colase (eds.), Economica, 2001.

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