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Prologue

Pour commencer, je tiens à ce que vous sachiez que la compagnie des Vents
de Gris n’était pas un groupe d’aventuriers auquel on pouvait s’attendre. Ils ne
prenaient pas toujours leurs décisions ensemble, ils n’avaient pas les mêmes idéaux
moraux et, par conséquent, ils n’avaient pas les mêmes manières d’agir. Pour
illustrer mes propos​, sachez que j’en ai vu qui n’hésitaient pas à utiliser la violence et
la menace pour obtenir ce qu’ils convoitaient. Et d’autres qui protégeaient des
traîtres au péril de leur vie. Ils pouvaient aller du tout au tout. Néanmoins​, les Vents
de Gris agissaient toujours ensemble​, unis sous la même bannière :​ celle de
l’Aventure.
Avant de nous lancer dans la quête des Vents de Gris dont il est question, il
est bon que je vous les décrive un tant soit peu.

Snorri, surnommé le nain-vengeur, était un guerrier à la barbe noire, réduite


de moitié par une profonde brûlure qui lui mangeait la partie droite du visage. Snorri
aimait l’action et les combats, les nombreuses cicatrices qu’il arborait fièrement en
témoignaient. Néanmoins, l’amitié et le compagnonnage ne lui étaient pas inconnus,
il aurait volontiers donné sa vie pour les autres membres des Vents de Gris.
Aru, de son vrai nom Maruviel Fourbe-sage, était une elfe ayant quitté
Ulthuan, sa terre natale, pour aller vivre aux côtés des humains, en Empire. Aru
dénotait de ceux de son ethnie, blonds pour la plupart, par sa chevelure châtain.
Mais ce que cette archère avait de plus atypique étaient ses yeux noirs, très rares
pour son espèce. De plus, elle s’était coupée les oreilles pointues afin de mieux
passer pour une humaine, et de ne pas subir le racisme contre les elfes, très présent
en Empire. Elle avait pour proche amie Driska, une hermine elfique à deux queues
et au pelage blanc immaculé.
Jacob Silma, le halfelin à qui la chance souriait, était d’un tempérament jovial,
comme beaucoup de ceux de son pays, le Moot. Petit blond d'à peine un mètre de
haut, le teint rosé du bon vivant , optimiste et amical, il avait tout du tranquille et
paisible débonnaire. Mais ne vous laissez pas avoir par son apparence inoffensive.
Jacob usait de sa ruse et de son sens de la déduction pour arriver à ses fins.
Alfred Daskar, second halfelin de la bande, ne venait pas du Moot, à l’instar
de son frère racial, mais d’une cité impériale nommée Averheim. Alfred était discret
et introverti, et n’aimait pas se faire remarquer. Son physique commun, yeux
marrons et cheveux châtains, correspondait parfaitement bien à sa nature timide. Ne
se sentant pas l’âme guerrière, il avait rejoint la compagnie afin de diffuser ses
messages de paix et de bonté. Et, au sein de ce groupe, il y parvint.
Johann Léopold était un adepte du dieu des dieux de l’Empire Sigmar, et le
premier humain décrit de la longue liste qui s’en suit. Ce prêtre-guerrier mesurait un
peu moins de deux mètres, et ses quatre-vingt kilos n'étaient que de muscles. Son

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allure martiale et robuste avait un effet intimidant non négligeable sur ses ennemis.
Johann était un fervent défenseur de son culte, pour lequel il pouvait se sacrifier
sans hésitation.
Wolf Carlott était un jeune hors-la-loi dont les méfaits n’étaient rien comparés
aux bonnes actions qu’il accomplit au sein des Vents de Gris. Wolf n’était pas très
imposant, mais son esprit incorruptible était bien plus fort que moult champions et
guerriers de ce monde. Il était d’ailleurs adepte de Morr, le dieu des défunts et des
songes.
Aldebert Ludmilla était un disciple du dieu de la nature sauvage, Taal.
Comme son ami ecclésiastique, ce combattant avait la constitution d’un ours. Son
culte lui était important, et Aldebert avait un profond respect pour la vie d’autrui.
C’était un guerrier à l’esprit chevaleresque, et son sens poussé de la logique
compensait son intellect limité.
Rudiger Berthold était un noble érudit et mage venant de la cité-état de
Talabheim. Cet instruit s’était joint aux Vents de Gris afin d’obtenir la main de l’élue
de son coeur. C’était un homme qui agissait en préservant sa vie avant tout.
Néanmoins, il écoutait et respectait la plupart des avis des autres membres du
groupe.

Cette compagnie s'était formée au gré de différentes aventures et aléas de la


vie. Ce passé leur avait permis de multiplier les alliances, toutes plus diverses et
variées, dont voici les plus notables.

Hémillya Gilgameish était la Conseillère Impériale, magicienne mondialement


renommée et sorcière primordiale de la magie de l’ombre. Sa bonté et sa puissance
n’avaient d’égales que sa magnanimité et sa clémence.
Morgann Skin était l’Inquisiteur en chef et Général des Armées Impériales.
Morgann était un homme qui parlait peu et agissait beaucoup. Bien qu’il utilisait la
violence pour régler la plupart des conflits, il le faisait pour le bien commun. Pour lui,
la fin justifiait les moyens, afin de bâtir un monde fondé sur l’ordre et la sécurité.
Albert Tröner était un aventurier excentrique connu pour avoir aider l’Empire
par ses hauts faits d’armes. Mais pour lui, point de vie dans les châteaux, parmi la
noblesse et les bals mondains. Il préféra une vie simple, dans une masure construite
de ses mains, à l'écart de l'agitation des villes et bourgs. Il y logeait avec Lyllia,
jeune fille que Hémillya avait exorcisée d’une puissance chaotique qui la rongeait.
Cette enfant de douze ans devint leur fille adoptive, et suivait les traces de sa mère
magicienne.
Cédric Lanfranco était le capitaine de son cher galion : l’Aquilon, bâtiment
renommé qu’il choyait et aimait comme sa femme. Cédric était pirate avant qu’il ne
s’empare de l’Aquilon. Depuis lors, ses nombreuses missions accomplies pour le
bien de l'Empire lui permirent d'obtenir le pardon impérial pour ses crimes passés.

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Cependant, son âme de forban demeurait, et l'argent restait sa principale motivation,
reléguant l'honneur et la gloire à un simple bonus appréciable.
Gregan était un orc rendu sage, sorcier et intelligent par les Hauts-Elfes. Ces
derniers avaient usé de leur magie elfique pour le métamorphoser, lui et son clan,
dans un but inconnu. Gregan était un pacifiste, ne rêvant que d'un bout de terre pour
lui et les siens, et vivre en paix avec le reste du monde. Cependant, leur apparence
d'orcs n'avait point été modifiée, les obligeants à se cacher et à fuir les autres
peuples qui ne comprenaient pas leur différence.
Nicklaus Axel était un halfelin initialement membre des Vents de Gris.
Néanmoins la vie d’aventurier, son lot de violence et de conflits, l’avait fait quitter le
groupe. Il était retourné vivre dans sa terre natale : le Moot.

Mais, sachez-le, les Vents de Gris s’étaient attirés bien plus d’ennemis que
d’amis. Guerriers chaotiques, mutants hérétiques, mages corrompus, dirigeants
contestés, Inquisiteurs extrémistes, et j’en passe… Plus la compagnie évoluait et
gagnait en renommée, plus leurs missions touchaient à la politique et au pouvoir. Ils
n’étaient plus de simples aventuriers, ils étaient partie prenante de l’Histoire. Leur
avis comptait, et cela était loin de plaire à tous.
Néanmoins leur véritable Némésis se trouvait être une organisation très
puissante au sein de l’Empire : la guilde des Lames Rouges. Ce n’était pourtant
qu’une association de malfaiteurs, élevant les vols et les assassinats à un art. Mais
leurs services, très souvent loués par les grands de ce monde, les propulsa au rang
d’intouchables et à un mal nécessaire. Ce groupe, dont le nombre de membres
s’élevait à celui d’un duché entier, était commandé par l’impitoyable, vénale,
mesquine, acrimonieuse et très puissante Camille Striker.

L’histoire de nos héros débuta après une guerre civile, opposant L’Empereur
Karl Franz au Général Morgann Skin. Les Vents de Gris aidèrent le Général du
mieux qu’ils purent, mais le bilan de la guerre fut dévastateur. Hémillya Gilgameish
était portée disparue, alors qu’elle combattait les forces impériales avec des alliés
Hauts-Elfes. Tous disparurent sans laisser de trace. L'Empereur et Morgann
s’entretuèrent, ne laissant derrière eux que mort et désolation. Pire que tout, le Dieu
Sigmar descendit des cieux et reprit le Saint Marteau de Guerre Ghal Maraz des
mains de feu Karl Franz, jugeant les humains indignes de perpétuer l’Empire qu’il
avait bâti deux mille cinq cent ans auparavant.

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Chapitre 1 : L’Empire de Cendres

Le champ de bataille était un charnier putride que la neige tentait de recouvrir


petit à petit pour en cacher la laideur. Quelques survivants encore valides
cherchaient les cadavres de leurs amis, trop las pour les pleurer. D’autres fouillaient
les tas de chair au sang coagulé pour en extirper tous biens vendables. Personne
n’osait troubler le silence des lieux. Non pas par respect pour les morts, mais pour
effectuer les odieux larcins dans l’anonymat le plus total.
Les Vents de Gris ne s’attardèrent pas, juste le temps de rassembler du bois
et de brûler décemment leur ami et Général Morgann Skin, afin de l’honorer une
ultime fois. Wolf et Alfred s’occupèrent du corps de Clarissa​, une amie guerrière aux
ordres de Joey Fergusson, le capitaine des frères à la cape de Morgann Skin. Elle
les avait accompagnés longtemps dans leurs quêtes, les sauvant plus d’une fois,
pour finir sur le champ de bataille aux côtés du Général. Ils lui rendirent hommage,
le cœur serré par le chagrin.
Non loin de là se trouvait un petit bourg épargné par la grande bataille.
L’endroit n’était pas plus joyeux, principalement peuplé par les rescapés moroses
que les villageois tentaient tant bien que mal de réconforter. La taverne du «
Houblon Suintant » était bondée, et les Vents de Gris eurent du mal à se faire une
place à une table. Il était temps de penser à l’avenir, mais les avis étaient mitigés.
Un débat houleux commençait à se mettre en place, quand la serveuse Stéphanie,
jeune et jolie blonde à la poitrine plus qu’arrogante, vint y couper court avec un
plateau chargé de chopes. »
« Et voici mes grands vétérans… vos bières ! », dit-elle avec un sourire
désarmant avant de s’en retourner dans un mouvement de hanche aguicheur. La
présence et la désinvolture de cette jeune femme était un baume au cœur des
nombreux rescapés, profondément marqués par la guerre. Elle symbolisait la vie
dans un monde qui leur semblait mort.
Les Vents de Gris se toisèrent quelques instants quand Aldebert se décida à
prendre la parole :
«Bon, compagnons, il nous faut rendre visite à Joey Fergusson. C’est l’allié le
plus sûr que nous ayons à proximité.
- Nous avons aussi décidé que Hémillya Gilgameish est la plus en mesure de
gérer l’Empire actuel, lança Rudiger, toujours obnubilé par les courbes généreuses
de Stéphanie. Quel rapport entre Joey et la magicienne de l’ombre que nous
recherchons ?
- Il faut bien commencer quelque part, trancha Snorri, la barbe pleine de
bière.
- Mais qu’est-ce qu’il va nous dire de plus ? s’emporta Aru en postillonnant
dans son lait de chèvre. Nous sommes tous sous le choc, personne n’avait imaginé
un tel résultat ! Il n’y a plus de berger pour mener le troupeau…

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- Ho ne t’inquiète pas, les puissants de l’ancien Empire vont tous se quereller
pour reprendre les rênes, grommela Jacob en buvant et faisant des bulles dans sa
bière.
- Joey était le bras droit du grand Maître de l’Inquisition et le Général des
Armées. C’est pour ça qu’il faut aller le voir, pour qu’on s’organise, insista Aldebert.
- Tu proposes quoi ? demanda calmement Wolf, qui n’avait pas touché à son
breuvage. Nous sommes tous d’accord pour dire que la meilleure candidate est
Hémillya. Mais elle a disparu. Où ? Comment ? Pourquoi ? Nous n’en savons rien.
- Nous ne pouvons pas décider seuls de l’avenir de l’Empire, fit Alfred, l’air
égaré. Il faut rassembler les têtes pensantes.
- J’ai bien peur que cette putain de Camille Striker profite de la situation pour
gagner encore plus d’argent et de pouvoir, grommela Rudiger.
- Malheureusement, elle fait partie des plus influents, approuva Johann. Moi,
je voudrais aller prier pour connaître les volontés de Sigmar, savoir s’il nous a
réellement abandonné, ou s’il s’agit d’une simple mise à l’épreuve pour mériter sa
protection.
- Nous n’avons pas le temps pour ça, soupira Aru. Je suis bizarrement
d’accord avec Alfred : il faut rassembler les puissants. Même si cela ne me plait pas,
les Inquisiteurs et Striker en font parties. Joey Fergusson est petit à côté d’eux.
- Mais ils ne nous connaissent pas à notre juste valeur, répondit Snorri en
entamant sa seconde pinte. Ils ne nous écouteront pas et demanderont même de
quoi on se mêle.
- S’ils ne font pas pire, souffla Aldebert. Je me vois mal débarquer devant les
Lames Rouges pour leur déclamer une longue tirade sur l’alliance et la fraternité afin
de reconstruire l’Empire.
- J’aurais bien compté sur Albert Tröner, réfléchit Rudiger. Mais ce saoulard a
disparu, lui aussi. En attendant, Aldebert a raison : nous n’avons que Fergusson. »
Personne n’était réellement satisfait de l’issue de cette conversation, mais
tous étaient finalement d’accord : ils n’avaient pas le choix. Ils avaient besoin de
l’appui d’un allié apprécié et fiable pour avancer.

Après cinq jours de voyage, ils arrivèrent enfin sur les lieux. La forteresse de
Joey Fergusson était la plus septentrionale de l’Empire de Cendres. Joey avait été le
fidèle Capitaine du Général Morgann Skin, obéissant, pragmatique et militaire. Cela
s’en ressentait aux soldats disciplinés, à leur poste maintenus coûte que coûte, aux
aguets et prêts à tout. Ils jonchaient la forteresse comme de parfaits soldats de
plomb.
Les Vents de Gris obtinrent difficilement un entretien, tant le Frère à la cape
Ferguson était surmené. Celui-ci leur annonça ce dont ils se doutaient déjà : étant
donné que l’Empire était déchiré et sans souverain, une avalanche de guerres de
succession entre « empereurs auto-proclamés » était à prévoir. Aussi, les alliés les

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plus influents de Morgann s’étaient d’ores et déjà dispersés : Camille Striker, partie
réorganiser sa guilde au centre du territoire ; et Albert Tröner, lancé en quête de sa
bien-aimée Hémillya, après avoir récupéré leur fille adoptive, Lyllia. Pire encore, les
forces du Chaos profitaient de l’affaiblissement général pour envahir l’Empire de
Cendres, envoyant ses troupes au cœur même des cités du Nord. Joey avait besoin
de renforts, il leur proposa donc d’aller quérir les elfes sylvains de la forêt de
Telliande, non loin de là. Ceux-ci s’étaient rebaptisés les “Émancipés” durant la rafle
des elfes par feu l’Empereur. Un simple échange de regards suffit aux Vents de Gris
pour accepter la mission. Mais avant de prendre congé, Joey s’exprima avec
virulence :
« Une dernière chose, Aru. Etant Frère à la cape, autrement dit Inquisiteur en
devenir, je peux ressentir ta méphitique aura elfique. Dans un territoire où résident
encore moult pro-impérialistes, tu cours un véritable danger. Pour toute l’aide que
les Vents de Gris ont apportée à feu le Général Morgann Skin, je te donne cet
anneau qui fut forgé par les tiens. Cet artefact dissimulera ton aura à toute race
non-divine, y compris la tienne. Prenez congé céans. »
Aru prit l’anneau d’une main tremblante, et après avoir remercié Joey
Fergusson, les Vents de Gris sortirent de la forteresse.

En chemin, ils rencontrèrent un homme en armure noire, dont le heaume


s’apparentait à un crâne humain. Il se présenta immédiatement comme étant le
Seigneur Sombregarde, templier de Morr. Ayant eu vent de leur notoriété et leurs
actes passés, il avait jugé bon que les Vents de Gris s’allient avec son supérieur,
l’Inquisiteur de Morr, Blake Balmorr. Le templier s’était donc donné pour objectif de
les retrouver. Cependant, les Vents de Gris avaient une toute autre tâche à
accomplir. Il n’en fallut pas plus à Sombregarde pour se proposer à les escorter, si
ceux-ci promettaient ensuite de le suivre. Les Vents de Gris acceptèrent et ils
pénétrèrent ensemble dans la forêt de Telliande.
Ils firent halte quelques minutes après avoir passé la lisière : Rudiger
ressentait une aura magique qu’il ne connaissait pas. Soudainement, un spectre à
l’apparence d’une mariée décharnée se dévoila en lévitant lentement vers eux. Elle
montra les Vents de Gris d’un doigt crochu, et vint instantanément traverser le corps
du guerrier Snorri. Malgré son armure de plate et sa musculature développée, le
nain-vengeur ressentit une vive douleur. C’était comme si ses organes internes
brûlaient au contact de la forme éthérée. Ils débutèrent aussitôt la lutte contre ce
spectre du Chaos, mais se rendirent bien vite compte que seules les armes bénies
du Panthéon Sigmarite pouvaient atteindre l’hérétique. Seuls purent se battre le
Seigneur Sombregarde, avec son épée sacrée de Morr, et Johann Leopold,
jouissant des faveurs de Sigmar. Ils en vinrent finalement à bout, désemparés et
sévèrement touchés. Un simple contact avec l’hérétique avait suffi à faire saigner les
oreilles et le nez d’Alfred, Aru et Snorri. Les potions alchimiques de soins leur furent
bien utiles pour stopper l’hémorragie naissante. Ils reprirent leur route, vigilants. Ils

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étaient bien conscients qu’il ne s’agissait que d’un avant-goût du Chaos qui
envahissait petit à petit le domaine des Hommes.

Quelques heures plus tard, ils arrivèrent face à un curieux personnage. Beau
et bien soigné, vêtu d’atours de nobles aux notes violacées . Sombregarde s’arrêta
net, dégainant son épée :
« Prenez garde, Vents de Gris. Je peux sentir que cet individu est éthéré,
bien qu’il parvienne à dissimuler son aspect fantomatique.
- Mais quelle perspicacité, preux chevalier ! susurra le mystérieux individu en
se levant. Et bien ma foi, jouons cartes sur table. Je me nomme Servil. Et en effet, je
suis mort. Je suis un chaotique dont l’âme est captive de votre monde… pour le
moins, fort peu chaleureux. Ma dépouille physique est non-loin, dans une sépulture
que m’ont aimablement léguée les prêtres de Sigmar. Et depuis… je suis coincé ici,
dit-il levant les mains. Allons, nous pouvons nous entre-aider. Mon malicieux petit
doigt me dit que vous recherchez une certaine magicienne du nom de Hémillya
Gilgameish, n’est-il point ? Savez-vous que la magie émane du Chaos ? Je pourrais
vous montrer où votre précieuse amie se trouve… si vous libérez mon corps de ces
‘‘maudites chaînes bénites’’…
- Pour ce qui concerne la magie, cela est exact, affirma Rudiger au reste du
groupe.
- Compagnons, il nous faut en débattre, annonça Aldebert. »
Ils reculèrent de quelques pas, suspicieux, et parlementèrent. Malgré les
protestations de Johann, ils jugèrent que Servil était le seul moyen à disposition pour
commencer sérieusement leurs recherches sur Hémillya. Bien que méfiants, les
Vents de Gris suivirent Servil quelques heures durant vers l’endroit où il fut enseveli :
une large grotte menant au centre d’une montagne. Selon les dires de Servil, sa
dépouille se trouverait au fond de la grotte.

Pendant quelques temps, le manque de lumière était leur seule inquiétude.


Mais sans aucun repère, ils ne savaient plus dans quelle direction ils allaient, ni
depuis combien de temps ils marchaient. Quant au détour d’un couloir, le chemin
s’arrêta net. Une immense fosse, prenant toute la largeur de la voie, s’étalait sous
leurs yeux. Et en approchant un peu plus la lueur de leurs torches, ils eurent un
hoquet d’horreur : d'innombrables goules grouillaient au fond du gouffre…
Bien que peu profonde, la cavité faisait bien une vingtaine de mètres de
long… Le seul moyen de la franchir était de se risquer à escalader les parois
rocheuses. De l’autre côté, le squelette de Servil était pendu par les chaînes des
prêtres de Sigmar...
« Mille excuses, sourit Servil d’une voix suave, on dirait que j’ai omis ce
détail…

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- Peste soit des hérétiques, maugréa Aldebert. Je vais escalader la paroi de
droite avec une corde accrochée à mon ceinturon, puis je l’arrimerais de l’autre côté.
On pourra alors passer cette maudite fosse plus aisément. »
Le guerrier de Taal se risqua lentement le long du mur, une prise après
l’autre… Le poids de son armure le gênait, mais il préférait l’avoir s’il faisait une
mauvaise chute… Et il fut bien inspiré : la roche céda brusquement sous son pied. Il
s’écrasa au sol quelques mètres plus bas et les goules l’ensevelirent aussitôt.
Malgré la maille d’Aldebert, les griffes et les crocs des créatures mortes-vivantes le
lacérèrent de part en part.
Perdu pour perdu, Sombregarde et Snorri sautèrent à la rescousse de leur
compagnon. Les autres Vents de Gris aidèrent les guerriers à distance, tirant flèches
et carreaux, et Rudiger avec ses pouvoirs magiques. Au cœur de ce charnier,
Sombregarde fut lui aussi enseveli peu à peu par les abjectes créatures. Un coup de
griffe lui fit sauter son heaume, et un autre vint lui trancher la gorge. Sombregarde
chuta au sol, tentant d’endiguer le flot de sang qui se déversait. Le combat fit rage
quelques minutes durant. Le chaos était total, personne ne parvenant à atteindre
Sombregarde pour le soigner, ou même savoir s’il était toujours conscient… Une fois
le calme revenu, les Vents de Gris purent tous se précipiter dans la fosse et venir en
aide à leur ami. Mais c’était trop tard : le chevalier de Morr gisait dans une mare
rouge sombre, plus pâle que la mort…
« J’ai failli Vents de Gris, chuchota-t-il avec beaucoup de difficultés. Jurez-moi
que vous irez voir le grand Inquisiteur Blake Balmorr pour honorer notre marché.
Prenez mon épée, il saura que vous dites la vérité… »
Le jeune Wolf prit la lourde arme dont la garde formait des ailes de corbeau,
et faillit basculer en avant sous son poids. Également lié à son culte, il était le plus à
même de comprendre l’étrange sourire qui se dessinait sur les lèvres du mourant. Il
rejoignait son dieu dans l’Au-Delà, sa mission dans le monde des vivants était
achevée. Un dernier soupir, et ce fut fini.
Les rescapés, en piteux état, sortirent du gouffre en silence. Servil se trouvait
déjà près de sa carcasse, attendant patiemment qu’ils le rejoignent. Son air plein de
malice ne plaisait pas du tout à Johann Leopold, le Sigmarite.
« Je vais à présent honorer une partie de notre contrat. Puis ce sera votre
tour, et seulement après, je vous révélerais la totalité de l’information. »
Servil lia son aethyr, sa magie, à celle de Rudiger. La vision du Vents de Gris
commença à se troubler avant de devenir totalement blanche… Puis, des formes
apparurent petit à petit… L’océan… Un ciel bleu limpide… Une plage de sable
blanc… Des arbres inconnus… Et Hémillya. Elle était allongée, inconsciente, devant
une jungle singulière. Des lanciers vêtus de bleus et de blancs s’approchaient et la
cernaient. Le mage tentait de distinguer leur visage quand la vision cessa
brusquement. Il se retrouva de nouveau dans la grotte sombre, nez à nez avec le
visage sournois de Servil.

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« Je vous livrerais la suite une fois mon corps physique libéré de ses chaînes.
Très chers Vents de … »
Johann ne pouvait plus contenir sa fureur envers l’hérétique. Il abattit son
épée sur le crâne du squelette de Servil et le brisa en mille morceaux. La dépouille
tomba en morceau, le corps éthéré de Servil disparut aussitôt. Un silence de mort
s’installa, la poussière d’os retombait lentement sur le sol… Les Vents de Gris
étaient hébétés, incapables de réagir tant l’action avait été soudaine.
« Je ne pouvais plus contenir ma haine contre ce chaotique ! se justifia le
sigmarite en donnant un coup de pied dans les restes de Servil. L’Empire ne peut
traiter avec ses pires ennemis !
- Johann, espèce de sale bâtard ! explosa Aldebert, tremblant et rouge de
colère. Toujours à prendre des décisions seul ! Le reste de la vision est dorénavant
perdu ! »
Le sigmarite n’en démordait pas : il avait eu raison. S’il avait accepté de
pénétrer ces lieux, c’était dans le seul but de détruire le mal à sa source. Le guerrier
de Taal avait beaucoup de mal à retenir la gifle qui démangeait ses doigts. Snorri
cracha par terre de dégoût, et Aru soupira en se massant le crâne. Ce qui était fait,
était fait. Avec un pragmatisme que Berthold eu du mal à garder tant il était
également frustré, il décrivit sa vision avec le plus de précisions possibles. L
​ es Vents
de Gris réfléchirent pendant quelques minutes, quand l’elfe Aru s’exclama :
« Ulthuan ! Hémillya est à Ulthuan ! Les plages de sable blanc, la jungle qu’on
ne retrouve nulle part ailleurs, c’est typique des terres Hauts-Elfes !
- J’foutrais jamais les pieds chez ces sales oreilles pointues, moi, dit avec
dédain le nain Snorri.
- Nous savons désormais où nous devons aller… » soupira Wolf tout en
regardant la magnifique épée de Sombregarde.

Avant de ressortir, ils s’arrêtèrent juste quelques minutes pour inhumer le


chevalier Sombregarde aussi convenablement et respectueusement qu’ils le purent.
Wolf improvisa une prière à Morr dans un silence religieux. Ce lieu n’était plus la
prison maudite de l’hérétique Servil, dont les méfaits ne pouvaient définitivement
plus atteindre le monde des humains. Cette grotte était à présent le tombeau d’un
templier.
Le chemin du retour fut moins long et plus aisé. C’était avec soulagement
qu’ils voyaient enfin la lumière du jour les aveugler… Ils déchantèrent quand ils se
retrouvèrent cernés par une quinzaine d’archers elfes sylvains menaçants. Ils
semblaient les attendre, patiemment. Une femme se remarquait particulièrement par
sa froideur et son hostilité, la main posée sur la garde d’un de ses deux sabres
finement ouvragés, accrochés à sa ceinture.
« Je me nomme Numénoria, dit-elle en s’approchant, calme et assurée. Et me
dois de vous demander la raison de votre présence dans la forêt de Telliande.

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- Bonjour à vous, gente dame, s’inclina Rudiger en suivant l'étiquette de la
noblesse. Nous sommes les Vents de Gris, envoyés parler au chef des Émancipés
au nom de Joey Fergusson.
- Je connais ce nom. Il était de ceux qui s’opposèrent à la rafle des elfes
impériaux. Les amis de mes amis sont mes amis. Suivez-moi, je vais vous mener à
Édorenne Reflet-de-lune, la chef des Émancipés. »
Les guerriers baissèrent leur arme sur ses mots. Alfred, peu assuré d’être
encadré par une telle formation, se plaça près d’Aldebert lorsqu’ils suivirent tous leur
commandante. Aru, au contraire, était tout à son aise au contact de gens de son
espèce.
Le campement se trouvait à quelques heures de marche, et les Vents de Gris
étaient admiratifs : des cabanes aussi bien au sol que dans les arbres, toutes reliées
par des passerelles de bois, formant une gigantesque toile végétale raffinée même
si rustique. Ils furent accueillis dans la hutte principale dans laquelle se trouvait la
dénommée Édorenne, la responsable des lieux. Vêtue d’une fine cotte de maille
coulant sur son torse comme de l’eau, elle polissait avec soin ses deux sabres,
similaires à ceux de Numénoria. A ses côtés, deux enfants et un humain regardait
les nouveaux arrivants d’un air malicieux. L’homme avait sa veste de cuir
entrouverte, et un six-coups à la ceinture.
« Salut à vous ! fit-il en souriant. Je suis Yann Karstein, Capitaine des
Émancipés. La sublime elfe à mes côtés en est la chef, la belle Édorenne
Reflet-de-lune, continua-t-il en regardant la femme en question qui l’ignorait
superbement.
- Bonjour, nous sommes les Vents de Gris, annonça Jacob en parlant au nom
du groupe. Nous étions à votre recherche à la requête de Joey Fergusson. Il vous
demande de joindre vos forces aux leurs.
- J’ai confiance en cet homme, répondit calmement l’elfe en rengainant ses
armes. Le Général Morgann Skin et le capitaine Fergusson nous ont aidé contre feu
l’Empereur. C’est avec joie que les Émancipés rejoindront la forteresse de
Fergusson. Mais à une seule condition, précisa-t-elle en les regardant tour à tour. Le
Chaos grandissant, les maraudeurs des dieux sombres envahissent la forêt de
Telliande. Numénoria a décelé leur campement principal, joignez-vous à nous pour
détruire ces immondices. Yann restera ici avec une garnison tandis que vous,
Numénoria, les Émancipés et moi-même marcherons contre le Chaos.
- Avec plaisir, répondirent à l’unisson Aru et Johann.
- J’ai une dernière requête si vous me le permettez, intervint Rudiger. J’ai en
ma possession une pierre magique qui augmentera considérablement la puissance
de mes sortilèges. Cependant, seule une magicienne de renom peut lier la pierre à
mon grimoire de sorts. Je ne suis pas sans savoir l’affinité inouïe du noble peuple
elfique avec la magie, et votre inestimable harmonie aethyrique. Ainsi, Madame,
j’ose vous demander si vous accepteriez de m’y aider.

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- Bien sûr, cher ami. Nous partirons alors dans deux heures, le temps que je
m’occupe de notre pauvre magicien désespéré, dit-elle d’un sourir espiègle. »
Les sept autres compagnons profitèrent de ce répit pour se reposer et se
restaurer. Snorri testant la bière locale, Aldebert s’entrainant à la fronde, Wolf
admirant sa nouvelle épée, Jacob se renseignant sur de nouvelles recettes de
cuisine, Aru jouant avec Driska, Alfred discutant avec les habitants, et Johann priant
sans relâche. Quand Édorenne et Rudiger les rejoignirent enfin, ils étaient prêts et
d’excellente humeur.
L’escapade ne prit qu’une partie de la journée. Ils mirent d’ailleurs plus de
temps à marcher qu’à se battre : les archers elfiques et les deux danseuses d’épée
Numénoria et Édorenne étaient d’une aide non négligeable. En moins d’une
demi-heure, ils exterminèrent la totalité des hérétiques. Satisfaits et très peu
blessés, ils rentrèrent avec le sourire.
Cependant, lorsqu’ils arrivèrent non loin du campement, une odeur de porcs
grillés parvint à leurs narines… De la fumée leur piquait de plus en plus les yeux, et
une lueur rouge inquiétante s’intensifiait… Édorenne se mit à courir, vite imitée par
Numénoria et leurs archers. Les Vents de Gris les rejoignirent peu de temps après
pour contempler le même désastre : tout n’était que flammes et monceaux de
cadavres... Sous le choc, il leur fallut un certain temps pour comprendre que les
fumerolles blanchâtres virevoltantes dans les airs n’étaient autres que des spectres,
similaires à ceux que la compagnie avait combattus quelques temps auparavant.
Ceux-ci ravageaient le village, détruisant et tuant avec beaucoup trop de facilité. Les
Émancipés n’étaient pas équipés contre ce type d’adversaire...
« Numénoria ! s’exclama tout à coup Édorenne, mettant fin à la tétanie du
groupe. Mène les Émancipés encore en vie dans la forteresse de Fergusson ! Je
vais m’assurer que Yann et les enfants sont en vie. Vents de Gris, votre engagement
a été respecté, adieu ! »
Sans attendre la moindre réponse, elle fonça au cœur de la bataille.
Impuissants face à de tels ennemis en surnombre, les aventuriers étaient
désemparés. Malgré le congé donné par Édorenne, ils aidèrent à rassembler les
survivants pour les mettre en sûreté. Ils ne pouvaient rien faire de plus… Numénoria
les remercia avant de prendre la route vers la forteresse de Fergusson. Derrière eux,
le campement des Émancipés n’était plus qu’un souvenir...

A nouveau seuls, la question de l’avenir de l’Empire revenait. Ils décidèrent


d’honorer leur parole envers Sombregarde et d’aller trouver le grand Inquisiteur de
Morr, Blake Balmorr. Ils cherchèrent plusieurs jours pour connaître sa position. Il
résidait dans la grande cité d’Averheim, ville natale d’Alfred. Grâce à leur notoriété,
ils n’eurent pas de difficultés à obtenir un entretien avec l’Inquisiteur. Le Temple de
Morr n’était pas compliqué à trouver : il s’agissait de l’immense bâtiment surmonté
d’une monumentale statue de corbeau aux ailes déployées. A l’intérieur, il émanait

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une atmosphère monacale si dense que la compagnie marchait de moins en moins
vite. Car Aldebert et Snorri tentaient d’atténuer le cliquetis que faisait leur armure,
résonnant trop fortement dans le silence pesant. Les pratiquants semblaient murés
dans un deuil perpétuel, mais sans la tristesse ni les pleurs. Seulement le respect
des morts.
Près de l’autel se trouvait un homme vêtu d’une armure de plates en
obsidienne d’un noir intense, qui le faisait plus grand et massif qu’il ne l’était déjà. Sa
peau était surnaturellement blanche, des scarifications tout autour de la bouche,
allaient jusqu’aux pommettes et la mâchoire. Sans doute dues à l’opération qui avait
remplacé l’os de ses dents par des morceaux d’obsidienne taillés.
« Je vois l’épée de Sombregarde mais pas celui-ci, dit-il d’une voix profonde
et grave avant même qu’ils n’arrivent à son niveau. J’imagine qu’il est mort et vous a
envoyé vers moi. C’était un fidèle, que Morr est son âme. Il faut un dirigeant pour cet
Empire de Cendres. Et à part moi, seuls les Inquisiteurs Charles Descartes et Uther
Stormfield prétendent au commandement des troupes. Vous m’accompagnerez
demain lors de l’entrevue prévue avec ces deux-là. Puis je déciderais comment je
vous utiliserais.
- Nous n’avons pas notre mot à dire ? » se risqua à demander Aru.
Blake se tourna lentement vers elle, la fixant de ses yeux pâles. Il l’attrapa par
la gorge et commença à la soulever.
« Non » répondit-il.
Les Vents de Gris eurent beau tenter de l’arrêter, Balmorr étrangla la jeune
elfe pendant quelques secondes avant de la jeter au sol. Driska se précipita vers son
amie pour vérifier si elle allait bien, suivie par Alfred et Jacob. Snorri commençait à
dégainer sa lourde hache quand Wolf l’arrêta, posant également une main sur celle
d’Aldebert, non loin de son épée. Il s’agissait d’un Inquisiteur, celui choisi
expressément par son dieu, Morr. Et plus encore, il était sans doute leur meilleure
chance pour reconstruire l’Empire et chasser le Chaos : les initiés au culte vouaient
leur vie à la lutte contre l’hérésie. Pendant ce temps, Balmorr s’en allait calmement
vers ses affaires, laissant Aru cracher ses poumons sur le sol de son Temple.
Une fois que l’elfe put reprendre normalement sa respiration, ils ne purent que
se ranger à l’avis de Wolf. Après tout, il avait dit vouloir rencontrer les autres
possibles futurs intendants de l’Empire, ils pourraient toujours aviser le moment
venu. En attendant, le groupe avait un jour à tuer dans cette grande cité, ils n’allaient
pas se priver pour en profiter. Ils réapprovisionnèrent leurs équipements, se
sustentèrent, dormirent dans de bons lits d’auberges... et prirent surtout un bain.
Curieusement, celle qui s’occupa d’eux à la taverne du “Citoyen Itinérant” s’appelait
aussi Stéphanie, comme la serveuse du nord. Il fallait croire à un jeu des dieux.
Au cours de leurs déambulations, Alfred entendit parler des geôles des
Lames Rouges locaux : elles seraient apparemment bien remplies. Le halfelin pensa
immédiatement à ses frères qu’il savait magouilleurs et pas toujours dans la stricte

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légalité. Il insista fortement pour aller se renseigner au quartier général de la guilde.
Malgré les protestations d’Aldebert, les Vents de Gris le suivirent, et Alfred fut
rassuré : ses frères ne faisaient pas partis des nombreux prisonniers. Cependant, au
moment de sortir, une trentaine de Lames Rouges pointaient leurs arbalètes dans
leur direction. Parmi eux figurait une personne qu’il connaissait bien : John
Nietzsche. Un jeune homme blond d’une trentaine d’année, l’air moqueur et trois
piercings à l’oreille droite.
« Nan mais, c’est trop con les gars, soupira-t-il d’un air faussement las, sans
pouvoir retenir un petit sourire. Vous venez vous-même vous jeter dans la gueule du
loup… La chef m’a déjà coupé le petit doigt parce que j’avais mal agi au cours d’une
mission et je n’ai pas envie qu’elle recommence avec mes couilles. Alors... heu...
ben... je n’ai pas d’autre choix que de vous enfermer dans une geôle jusqu’à ce
qu’elle vienne décider ce qu’elle va faire de vous. Vous aurez pas à attendre trop
longtemps, Camille et Balmorr le blafard doivent s’entretenir demain pour une
réunion avec les grands chefs de l’Empire. Il est question de savoir…qui est le
patron, je crois. Gardes, emmenez ces couillons aux geôles. »
Déjà qu’Aldebert ne voulait pas se rendre chez les Lames Rouges, je vous
laisse imaginer combien il râla contre Alfred. Et ce, jusqu’à ce que les gardes
verrouillent leur cellule. Ils patientèrent plusieurs heures dans les geôles froides et
humides, à ruminer leur colère. Le jeune halfelin se posa dans un coin et se fit le
plus petit possible, il savait qu’une baffe pouvait tomber à tout moment. Enfin, ils
entendirent deux personnes descendre les marches de pierres humides. Camille
Striker en personne, accompagnée de son lieutenant-colonel Kyle Stanman. La chef
des Lames Rouges était une jeune femme de trente-et-un ans, jolie malgré ses traits
durs et ses yeux froids impitoyables. Elle était toujours coiffée d’un foulard
rouge-sang qu’elle enroulait autour de sa tête comme un pirate. Tout le temps une
cigarette dans la bouche, ou en train de s’en rouler une, elle portait un anneau de
métal au milieu de la lèvre inférieure. Elle se posta devant eux, à deux pas
seulement de la grille, et les toisa calmement. Ils avaient l’impression que l’air s’était
encore plus rafraîchi.
« Vous avez un sacré culot de vous pointer ici, tas d’enfants de putains,
dit-elle en soufflant sa fumée vers eux. Mais vous avez aussi de la chance. Je ne
peux pas vous tuer céans, sinon je m’attirerais les foudres d’un Inquisiteur du genre
expéditif. Soyez sûrs d’une chose : je vais tous vous éliminer, peu importe les
moyens. Personne ne vit après m’avoir offensé. Personne. »
Camille Striker jeta son mégot à leurs pieds et leur tourna le dos, Kyle sur ses
talons. Les Vents de Gris patientèrent quelques heures jusqu’à ce que des frères à
la cape de l’Inquisiteur de Morr viennent les quérir. Sans mot dire, ils se firent mener
directement au château d’Averheim, dans une salle de réunion militaire où étaient
présents Camille Striker, Blake Balmorr, Charles Descartes et Uther Stormfield.
Quand ils s’assirent à l’immense table de bois massif, ils comprirent que tous avaient

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déjà abdiqué devant l’Inquisiteur de Morr, et ainsi reconnu sa supériorité
hiérarchique. Il n’y avait plus rien à dire, ni à faire. Ils n’avaient plus qu’à obéir.
« J’irais gérer les armées sur les territoires les plus risqués, soit au Nord,
annonça Blake de sa voix de basse. L’Inquisiteur Stormfield me secondera.
Inquisiteur Descartes, vous gérerez le centre de l’Empire de Cendres avec Striker et
son syndicat du crime. Ne me décevez pas ou vous brûlerez sur le bûcher, comme
les hérétiques. Vents de Gris, où vos compétences pourraient-elles au mieux servir
l’Empire ?
- Et bien… se risqua Alfred comme pour se faire pardonner auprès du reste
du groupe. Nous pensons savoir où se situe la très puissante sorcière de l’ombre,
Hémillya Gilgameish. Et l’avoir à nos côtés décuplera notre puissance. Les
Hauts-Elfes d’Ulthuan la retiennent captive pour une raison ou une autre, et nous
nous proposons de la ramener auprès de vous. Elle pourra vous seconder comme
elle le faisait avec feu votre confrère, Morgann Skin.
- Soit, répondit simplement Blake Balmorr. Il vous faudra passer par le
Royaume de Bretonnie et trouver un navire en ces lieux. Partez dès-maintenant.
Sauf toi, Wolf. Tu as en ta possession l’épée d’un chevalier de Morr défunt. Tu as
changé ta destinée, tu es maintenant voué à être un adepte de Morr. Tu restes sous
mon commandement, et apprendras à servir avec ferveur le dieu de la mort.
- A vos ordres, Grand Inquisiteur Blake Balmorr, » répondit respectueusement
Wolf, une once de tristesse dans la voix.
Tous se levèrent, mettant ainsi fin au court Conseil. Les Vents de Gris
savaient que le plus important s’était produit avant leur arrivée : la prise de pouvoir
implacable du maître d’obsidienne. Ils ne purent qu’exprimer de sincères et
chaleureux adieux à leur compagnon, et quitter les lieux sous le regard mauvais de
Camille Striker. Ils n’allaient pas s’attarder en ville, mieux valait se trouver loin de la
chef de guilde… Et puis, ils avaient une mission.
Direction la Bretonnie !

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Chapitre 2 : Aide au Royaume de Bretonnie

Il fallait franchir les Montagnes Grises pour accéder à la Bretonnie, qui étaient
plus grandes encore que celles de l’Empire. La question était donc de savoir par où
passer : les frontières étaient fermées pour éviter une immigration de masse des
impériaux fuyant l’invasion du Chaos. Et les chemins n’étaient pas tous praticables.
Un guide accepta finalement de les escorter sur des pentes escarpées peu connues.
Il aidait généralement des braconniers et autres brigands cherchant quelques menus
larcins, mais ne fut guère étonné de devoir conduire des officiels en ces temps
troublés. Les Vents de Gris mirent une dizaine de jours à franchir cette frontière
naturelle entre l’Empire et le Royaume. Le voyage se déroula sans grand encombre,
hormis une altercation violente avec des orcs de fer. Ces créatures récupéraient les
équipements de leurs victimes, armes comme armures, méritant ainsi leur
appellation. Leur plus grande difficulté fut de suivre le rythme effréné de leur
conducteur, peu adaptés à ce type de terrain.
Ils arrivèrent finalement au premier village bretonnien : Lysfleur, une
bourgade sans grande prétention, mais qui avait le mérite de proposer une auberge
aux lits moelleux. Le guide s’en retourna à ses affaires, et les Vents de Gris allèrent
aussitôt établir un premier contact avec les autochtones. Même si deux d’entre eux
parlaient la langue, leur accent et leur allure trahissaient leur origine. Et les
impériaux n’étaient pas très bien vus, jugés trop rustiques voir même grossiers. Aru,
surtout, était dévisagée outrageusement. Il leur fallut à peine quelques minutes pour
comprendre que les femmes portaient obligatoirement la robe, et ne devaient jamais,
ô grand jamais, arborer la moindre arme.
Après quelques échanges maladroits, ils finirent par comprendre que la plus
haute autorité des alentours se trouvait à seulement deux jours de marche au
Nord-Ouest : le Duc Arthur de Haute-Lisse, siégeant dans son somptueux château
de Montdargent. ​C’était donc lui qu’ils iraient voir pour exprimer leur requête. Au
pire, il pourrait les rediriger vers une personne capable de les aider. Une nuit de
repos, et ils reprirent la route.
Habitués à l’architecture brute et utilitaire en roches grises de l’Empire, les
aventuriers restèrent quelques instants interdits face à la pierre blanche et aux
rondeurs insolantes de la demeure du Duc. Les douves et les meurtrières leur
indiquèrent pourtant bien que la place était défendable et défendue. Moins connus
dans ce pays, avoir une audience fut complexe, mais ils obtinrent gain de cause
après moults négociations et ronds de jambe du noble Rudiger. Ils furent introduits
dans un cabinet, décoré de grands tableaux de chasse, où les attendait le maître
des lieux, assis tranquillement dans son siège.
« Mon Seigneur, s’inclina respectueusement Jacob après s’être tous
présentés. Nous sommes présents céans afin de vous demander conseils. Nous

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voudrions louer les services du meilleur navire de Bretonnie pour nous rendre à
Ulthuan.
- Voyager jusqu’à la terre des Hauts-Elfes ? s’étonna le Duc d’un sourire
courtois. Cela représente une entreprise fortement périlleuse et peu de capitaines de
vaisseaux accepteraient de s’y risquer. Néanmoins, Vents de Gris, nous pouvons
trouver un arrangement : je me suis renseigné sur vous, et vous me semblez tout
indiqué pour quelques requêtes que j’ai à vous soumettre. Premièrement, je
suppose que vous aurez besoin de pécule pour votre long voyage. L’aide de
puissants est, certes, un secours non négligeable, mais l’argent vous manquera
forcément pour tout l’équipement dont vous aurez besoin. Sans parler des imprévus.
Le chevalier du Royaume, Guillaume de Franche-Joute, a besoin d’assistance pour
une chasse aux griffons. Ce preux chevalier s’est engagé à défendre les serfs,
victimes de ces dangereux volatiles. Les plumes de ces créatures se vendent une
fortune chez les apothicaires. »
Le Duc se leva, observant attentivement les regards de spéculation
qu’échangeaient ses interlocuteurs. Sa fine cotte de mailles, cliquetant à chacun de
ses pas, Haute-Lisse se dirigeait lentement vers la fenêtre pour ménager son effet. Il
les jaugeait, cherchant à savoir s’ils étaient suffisamment désespérés et capables
pour répondre à son exigence principale. La mission des griffons serait comme une
mise à l’épreuve : s’ils réussissaient, ils pourraient peut-être l’aider.
« Mais surtout, continua-t-il enfin en regardant l’extérieur, je pourrais vous
offrir mon assistance si vous me ramenez mon fils. Carloman a actuellement disparu
au sein du duché maudit du Moussillon. Ce malheureux inconscient voulait prouver
sa valeur aux yeux de notre Sainte Déesse, la Dame du Lac. Je vous demande donc
d’aller le secourir et me le rendre, de gré ou de force. Si mon fils est décédé, fit-il, la
voix hésitante une fraction de seconde, rapportez-moi son corps. Nous devons lui
offrir des obsèques digne de son rang. Pour être sincère, je veux surtout savoir ce
qui lui est arrivé. Un père ne peut rester ainsi dans l’incertitude du sort de son fils. Si
vous accomplissez ces deux tâches pour moi, je m’engage à vous offrir le double de
l’argent pour les plumes de Griffons, le nom des capitaines assez fougueux pour
tenter la traversée, et une lettre de recommandation élogieuse qui vous ouvrira de
nombreuses portes. Je vous fournirais un détachement de mes soldats pour vous
escorter jusqu’au Moussillon : c’est à eux que vous remettrez mon fils ou sa
dépouille, et ils vous donneront votre récompense. »
Il se retourna vers eux sur ces derniers mots, examinant attentivement leur
réaction. La corde sensible était clairement touchée, s’il devait en juger par l’air
affecté de la jeune femme et du grand guerrier en armure de plates. Sans surprise,
ils acceptèrent.

Après avoir pris congé, les Vents de Gris partirent quérir le chevalier
Franche-Joute. Comme Arthur de Haute-Lisse le leur avait signalé, ils le trouvèrent à
la forge, achetant de nouveaux fers pour son destrier.

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« Bien le bonjour, noble chevalier, l'interpella Rudiger dans une révérence.
Nous sommes les Vents de Gris, un groupe d’aventuriers impériaux mandaté par le
Duc pour vous épauler dans votre quête.
- Si ce sont les suggestions de monseigneur le Duc, je ne m’y opposerais
point, répondit Franche-Joute en leur jetant un regard froid et dédaigneux.
Cependant, selon les lois en vigueur en Bretonnie, les femmes n’ont pas le droit de
porter les armes. Expliquez-vous, femme, ordonna le chevalier en pointant Aru.
- En Empire, cette loi n’existe pas. Et je ne suis pas bretonnienne,
répondit-elle, agacée.
- Vous ne manquez pas d’audace. Puisse les griffons vous arracher les yeux
pour que vous appreniez enfin quelle est la place d’une femme, lança avec sévérité
le chevalier. »
Décidément, la Bretonnie n’allait pas être une sinécure, ils en avaient de plus
en plus conscience… Tenant malgré tout à la mission, ils gardèrent le silence et Aru
ravala sa fierté qui commençait à être bien entamée...
Et dans cette bonne entente, les Vents de Gris accompagnèrent Guillaume de
Franche-Joute vers la montagne où vivaient les griffons. Occire des griffons ne
convenait pas à Aldebert, partisan du dieu Taal, la divinité protectrice de tous les
animaux naturels. Et les griffons en faisaient partie. Cependant, il avait besoin de
l’aide le Duc. Après tout, il avait accepté la mission autant que ses amis. Ce mauvais
pressentiment le taraudait tout le long du chemin, le faisant marcher derrière ses
amis et non en tête comme il en avait l’habitude. Ce n’était qu’une fois arrivés au
pied du pic que Franche-Joute coupa court à ses ruminations en se tournant vers
eux d’un air princier.
- « Je me charge d’attirer la mère griffon dans cette plaine et de la pourfendre.
Quant à vous, pénétrez dans leur grotte, en haut, et massacrez les jeunes griffons.
Même si je juge vos compétences martiales équivalentes à celles des gobelins, vous
ne devriez point trop en pâtir… »
Il s’en alla au galop et, heureusement, ne prit pas le temps de bien observer
le visage de ses interlocuteurs… Ils étaient tous crispés par la colère contre cet être
suffisant et insultant : visage rouges, poings serrés, narine dilatées et sourcils
froncés. Snorri cracha au sol et grommela dans sa barbe en se dirigeant vers la
montagne. Tous lui emboitèrent le pas, chacun ruminant son énervement. Aldebert,
lui, resta immobile quelques temps, toujours indécis. Puis, il prit une longue
inspiration et rejoignit ses compagnons, décidé.
Ils virent voler plusieurs jeunes griffons au sommet du pic rocheux. La
perspective d’abattre des créatures si gracieuses ne les enchantait guère, mais ils
gravirent tout de même les quelques centaines de mètres les séparant du nid.
Arrivés devant la grotte semblant être leur repère, les élégants animaux étaient
dorénavant p ​ osés aux côtés d’un homme. Celui-ci arborait une immense barbe
masquant en partie son torse nu, et sa main était crispée sur le manche d’une

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grosse massue. Sa large carrure et ses muscles saillants ne permettaient pas de
douter de l’usage qu’il pouvait faire de celle-ci.
« Je vous préviens, gronda-t-il d’une voix profonde et rauque. Si vous êtes
venus ici pour vous en prendre aux griffons, alors vous aurez affaire à moi. Je suis
Gorsedd, druide-ermite de Taal, et je protège la nature au péril de ma vie.
- Faites tout ce que vous pourrez pour épargner ce druide, lança Aldebert,
une immense culpabilité dans l’âme.
- Nous devons tuer les griffons pour nous permettre de retrouver Hémillya
mon ami… soupira Rudiger, suivi d’un acquiescement de Johann.
- Boarf, tu vas pas m’dire que t’as peur de six petits oisillons et d’un type à
poil ! s’écria Snorri avant de charger. »
Le nain guerrier mit un terme au débat en lançant le combat. Les griffons et
l’ermite se défendirent tant et si bien que Jacob, le halfelin, failli être éborgné à
coups de bec. Rudiger, le mage, manqua de perdre la vie suite à une taillade de
serres au niveau de l’estomac. Ironiquement, ce fût Aldebert qui planta à regret son
épée à deux mains dans le cœur de l’ermite. Une mort rapide, certes, mais il fut
persuadé qu’il allait devoir répondre de cet affront envers le dieu Taal, un jour ou
l’autre. Sans aucune gloire ni fierté, ils récupérèrent les rémiges, ingrédients pour les
alchimistes, dans un silence pesant. Berthold en profita pour prendre quelques
serres, au cas où.
Les Vents de Gris rejoignirent le chevalier au centre de la plaine. Guillaume
avait occis la mère griffon seul, et le sang tapissant son armure ne semblait pas être
le sien... Ils rentrèrent au château de Montdargent annoncer la nouvelle et récupérer
leur butin durement acquis. Cela signa leur séparation du chevalier, pour leur plus
grand plaisir. Ils rejoignirent le détachement de soldats qui les conduisit vers le
duché maudit du Moussillon.
Lors d’une halte dans un village à la tombée de la nuit, Johann remarqua
qu’un curieux individu les observait. Il les suivit jusqu’à l’intérieur de l’auberge où ils
s’assirent tous pour se restaurer. Le sigmarite le garda à l’oeil tout le repas, scrutant
discrètement ses moindres faits et gestes. Ses habits grossiers n’étaient pas bien
différents de ceux des paysans locaux. Mais ses mouvements à la fois brusques et
précis révélaient un entraînement de guerrier aguerri malgré sa jeunesse évidente.
Ses profondes cicatrices n’étaient donc pas dues à un mauvais maniement de la
fourche. Il était bien bâti et portait de longs cheveux blonds emmêlés trempant dans
sa soupe.
Trop concentré sur son évaluation, l’adepte de Sigmar vit trop tard le sourire
goguenard que l’homme lui adressait. Celui-ci se leva d’un air désinvolte, son bol de
bouillon à la main, et s’avança vers eux dans une démarche chaloupée.
« Salut les gars, vu vos haillons et le fait que la poulette avec vous porte les
armes, vous devez être des aventuriers de l’Empire. Je m’appelle Thorgal et j’suis
en quête de pognon. Si vous me permettez de vous accompagner et de toucher une

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part de votre mission, peu importe laquelle, vous ne le regretterez pas. Je ne suis ni
un lâche ni un sodomite, et plutôt bon bretteur. Qu’en dites-vous ? »
Il s’installa à leur table sans même demander leur avis, et continua à leur
sourire en mangeant bruyamment. C’était osé, grossier et pas du tout engageant.
Cependant, son comportement était surtout à l’opposé de celui des bretonniens.
Cela en était rafraîchissant pour tous, comme une brise nostalgique. Les Vents de
gris avaient un peu le mal du pays…
Ils débattirent un moment, mais fort peu : l’aspect physique musculeux de cet
inconnu, et son épée que Snorri reconnu runée, était un atout qu’ils ne pouvaient
ignorer. Particulièrement quand ils se dirigeaient vers un lieu dont ils ne savaient
rien, hormis que tous l’évitaient… Du Moussillon n’était ressorti qu’un champion de
la Dame du Lac, et celui-ci n’avait pas été très loquace quant aux écrits qu’il avait
laissé sur le sujet. Ne restait plus alors qu’à accueillir Thorgal comme compagnon de
route.
Six jours supplémentaires furent nécessaires pour atteindre les frontières du
duché maudit. La garnison bretonnienne s’arrêta là, et leur annonça qu’elle
attendrait leur retour un mois durant. Les aventuriers n’étaient pas très rassurés :
l’herbe verte des plaines fertiles de la Bretonnie s’arrêtaient net pour ne laisser voir
que marécages gluants et putrides du côté Moussillon… Tout y semblait gris,
sombre, puant, nageant dans une brume épaisse. Ce n’était qu’un lieu de mort et de
désolation. Ils inspirèrent longuement l’air sain, avant de s’enfoncer avec
détermination dans les marais putrescents...

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Chapitre 3 : Le fief de la mort

Ils marchèrent quelques heures dans les marais, s’embourbant dans la boue
putride. Leurs armures de plates ajoutaient un poids sur leurs épaules, ralentissant
plus encore leur progression. Snorri s’enfonçait jusqu’à la taille, levant sa précieuse
hache au-dessus de sa tête pour ne pas la souiller. Seule l’elfe gardait un minimum
d’agilité pour se mouvoir un peu plus aisément. Mais ce qui faisait traîner Johann
était surtout la sensation que quelqu’un les suivait… D’une façon étrangement peu
discrète, et pourtant de suffisamment loin pour que cela soit signe de prudence et de
méfiance envers eux.
- « Sortez donc ! ne tint plus le sigmarite. Découvrez-vous et osez nous faire
face ! »
Un homme apparut de derrière un tronc pourri, un léger sourire amusé aux
lèvres qu’il perdit aussitôt. Visiblement, il n’était pas surpris : il savait et comptait
même sur le fait qu’ils le remarquent. Grand et d’une carrure un peu plus large que
la moyenne, il avait l’allure du grand voyageur avec son long manteau de cuir
marron et son large chapeau assorti. Une épée, un mousquet et quelques dagues
étaient ses seules armes, témoignant cependant qu’il n’était pas un simple nomade,
comme l’indiquait également son visage couturé de cicatrices.
« Désolé Vents de Gris, dit-il d’une voix calme et sans émotion. Je n’ai rien
contre vous en particulier mais je dois vous tuer pour continuer à protéger l’Empire
des satanés vampires. Je suis Raphaël Van Helsing, et les Lames Rouges ont
dérobé les notes de mon père, Abraham Van Helsing. Sans elles, mon efficacité est
réduite de moitié. Et cette vipère de Camille Striker me redonnera mes effets
seulement si je lui apporte la tête de chaque Vents de Gris. Je ne peux décemment
pas m’en prendre à une guilde entière seul, donc utiliser la force ne servirait à rien.
Par conséquent, j’ai choisi de lui offrir ce qu’elle veut. Il vous faudra donc surveiller
vos arrières, car même si vous ne me voyez pas, je serais toujours là, attendant le
bon moment. N’y voyez rien de personnel. »
Il s’inclina, une note de regrets dans la voix, et disparut à nouveau de leur
champ de vision.
« Bonne chance », entendirent-ils comme un écho.
Là où il semblait s’être tapi, plus rien. Et Johann ne sentait plus sa
présence…
Ils progressèrent une douzaine d’heures dans les marais sans que rien ne
leur arriva. Le moindre petit son les faisait sursauter, et ils passaient parfois
plusieurs minutes à inspecter les alentours. Quand un coup de feu retentit. Un plomb
de mousquet percuta le dos d’Alfred entre l’omoplate et le cœur. Le pauvre halfelin
n’eut pas le temps de crier de douleur, il s’effondra net, et son frère de race Jacob
retint son corps inactif. Les Vents de Gris et Thorgal se mirent aussitôt en position
d’attaque, cherchant à déterminer d’où provenait le tir. Mais le silence s’éternisait. Ils

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n’avaient aucun doute sur l’identité de l’assaillant. I​ ls s’occupèrent d’Alfred, et
miraculeusement, il respirait encore. Ils le soignèrent manuellement via moult
potions alchimiques et autres panacées, il fallait s’éloigner pour ne pas donner une
autre chance à Raphaël Van Helsing de profiter de leur inattention. Le halfelin put
heureusement vite reprendre la marche, bien que très faible.
Ils continuèrent leur périple dans le Moussillon, jusqu’à croiser un curieux
humanoïde gris-bleu qui se déplaçaient autant à deux qu’à quatre pattes. Le petit
être prit peur et alla se réfugier dans son terrier quelques centaines de mètres plus
loin. Johann courut aussitôt à sa poursuite, malgré les mises en garde de ses
compagnons qui lui sommèrent de ne pas se séparer. Le guerrier de Sigmar parvint
à le rattraper dans sa cache semblable à un refuge d’enfant.
« Ne tapez pas le pauvre Judo ! cria-t-il, apeuré. Judo n’a rien fait ! Judo n’est
pas méchant !
- Du calme petit, dit Johann. Je ne te veux pas de mal. Je suis à la recherche
d’un chevalier appelé Carloman. L’as-tu aperçu ?
- Heu… non mais j’ai entendu les méchants soldats du Duc du Moussillon
parler d’un certain Carloman. Il parlait de lui comme ‘’Seigneur Carloman’’…
Attention ! »
Le petit être se réfugia au fond de son terrier, et Johann sentit un coup lourd
dans son dos lui couper la respiration. Il s’effondra au sol, écrasé et à bout de
souffle. Raphaël Van Helsing l’avait suivi, silencieusement et discrètement. Il lui
assena un coup d’épée dans la cuisse , et un autre que Johann para de sa propre
épée. Mais il se prit une profonde estocade au niveau de l’estomac. Il s’écroula dans
une gerbe de sang. Le chasseur de vampires entendit les autres Vents de Gris
rappliquer à la hâte, et retourna se dissimuler dans l’environnement. Les héros se
précipitèrent vers leur compagnon blessé, Snorri, Aldebert et Aru montant la garde
autour du terrier. De nouveaux soins étaient nécessaires, le sigmarite n’étant plus
très loin de la mort comme Alfred un peu plus tôt. Après herbes médicinales et
potions, Alderbert soupira d’un air maussade.
« Règle numéro un : on ne se sépare pas.
- Déjà que ce duché n’est pas bien accueillant, si en plus on doit se coltiner
ce bâtard de Van Helsing… soupira Rudiger.
- Hum, j’aperçois quelque chose là-bas, les gars, dit Aru, usant de ses yeux
d'elfes, perchée sur la tanière de Judo. On dirait curieusement un navire échoué au
milieu des marais, alors que l’océan est fort loin. Il doit être à moins d’un mile d’ici. »
Le nain bourru cracha au sol, maugréant contre les hallucinations des oreilles
pointues. Seule elle parvenait à voir aussi loin, à travers la brume épaisse. Johann
leur expliqua ce que lui avait appris tantôt le petit Judo, encore tremblant au fond de
sa tanière. Impossible de l’en faire sortir… Carloman était donc vivant. Ils décidèrent
de le laisser pour suivre les indications de leur amie elfique.

21
En chemin, Jacob se fit saisir la jambe et disparu dans les marais sans avoir
eu le temps de crier. Guidés par les remous, les Vents de Gris tentèrent de le relever
quand ils comprirent ce qui l’avait attrapé : une espèce d’immense scolopendre de
deux mètres de long dissimulé sous la vase s’enroulait autour du corps du
malheureux halfelin. Snorri inspira longuement en levant bien haut sa grosse hache
à deux mains… et frappa la bête de toutes ses forces, la coupant en deux. ​Un coup
de feu retentit et le nain chuta à son tour dans la viscosité, un plomb s’étant logé
dans la cuisse. Raphaël avait profité de la confusion pour les prendre une fois de
plus par surprise. Snorri se releva aussi vite qu’il put, grognant et pestant, le sang
coulant de la plaie ouverte. Encore une fois, impossible de savoir d’où l’attaque
venait, ni où se trouvait à présent leur adversaire. Jacob eut à peine le temps de
reprendre son souffle qu’ils se mirent à courir à toute allure vers l’épave, c’était le
seul moyen de se mettre à couvert des tirs de mousquet de Raphaël.
Un dôme protecteur magique entourait mystérieusement le bateau échoué. Ils
n’eurent pas le temps de se poser de questions, seul importait de pouvoir se mettre
à l’abri, et cette barrière aethyrique pouvait être une aubaine pour eux. Ils entrèrent
en toute hâte et tombèrent nez-à-nez avec des orcs menaçants et armés. Thorgal
dégaina immédiatement son épée. Ces orcs étaient curieusement vêtus d’une
tunique blanche ou bleue, ne laissant apparaître qu’une seule épaule, mais les
“kikoup” qu’ils brandissaient monopolisaient toute leur attention. Il leur fallut quelque
temps avant de se rendre compte qu’une de ces créatures se détachait du groupe :
Gregan, l’orc devenu sage et intelligent grâce à la magie elfique. Certains des
membres des Vents de Gris avaient sympathisé avec lui lors d’une quête passée ;
celle des Terres Naissantes. Plusieurs années étaient passés depuis, mais une fois
qu’ils se reconnurent tous, le chef des orcs devint plus affable. Ce changement de
posture fut immédiatement compris par ses subalternes qui baissèrent leurs armes.
« Ça pour une surprise, c’est une sacrée surprise ! s’exclama Gregan en
riant, s’approchant d’Aldebert pour lui donner une tape sur l’épaule. Vents de Gris, je
suis bien jouasse de vous revoir mes amis ! Mais que diable faites-vous ici ?
- Sigmar nous a guidé vers toi, ami. Ce n’est point un hasard, répondit Johann
avec ferveur et joie.
- Nous sommes en mission pour l’Empire, comme toujours, ajouta fièrement
Rudiger. Mais nous te retournons la question Gregan, qu’est-ce que ton clan et toi
faites ici ?
- Oh, c’est une longue histoire, répondit-il en les menant vers le centre du
campement. Peu de temps après votre départ des Terres Naissantes, un nain et un
humain sont arrivés à dos de griffon. Le nain s’est mis à massacrer les hauts-elfes.
Tous les hauts-elfes. L’humain aussi savait très bien manier les armes et leur en a
fait voir de belles, entre deux sonnets. C’était aussi un barde, voyez-vous ? Ils
s’appelaient Gotrek et Felix. Étant donné leur puissance, j’ai ordonné à mon clan de
se terrer dans la jungle. Nous avons pris un navire d’Ulthuan, et avons débarqué non
loin avant de tirer le vaisseau jusqu’ici, dans ces marais maudits, afin de l’utiliser

22
comme un campement de fortune. Nous voulions à tout prix éviter les villes
humaines : ils auraient tenté de nous massacrer, nous croyant encore sauvages.
Cependant, j’ai bien peur d’avoir mené mon clan dans un endroit bien plus terrible.
Ces marécages sont extrêmement dangereux et inhospitaliers. Un cruel Seigneur
local nommé Carloman nous… mais qui es-tu, toi ?! »
Tous sortirent leurs armes, humains comme orcs. Le chasseur de vampire
était là, face à eux, nonchalant. Ses armes rangées à la ceinture, les bras croisés
sur le torse, il écoutait le monologue de Gregan avec intérêt. Il s’était glissé derrière
les Vents de Gris et les avait suivis, l’air de rien. Seule la présence d’une
cinquantaine d’orcs armés jusqu’aux dents l’avait sans doute dissuadé d’attaquer
ses cibles.
« A quoi sert donc cette barrière magique si elle ne peut stopper les êtres aux
intentions belliqueuses ? Questionna Rudiger, qui croyait connaître l’enchantement.
- Elle ne bloque que les chaotiques, répondit Gregan, dévisageant toujours
l’inconnu. Parle ! Qui es-tu ?
- Raphaël Van Helsing, et je dois avouer que je suis étonné qu’un orc soit
aussi civilisé que toi, répondit calmement Raphaël. Je suis ici pour tuer les Vents de
Gris. Simple contrat professionnel. Battons-nous céans aventuriers, vous sept contre
moi. Qu’en dites-vous ?
- Voilà ce que j’attendais ! cria de rage le nain vengeur. Comme ça, tu ne
pourras plus nous prendre en traître en nous tirant dessus, comme ces saloperies
d’oreilles-pointues !
- Hey ! fit Aru.
- Je suis pour, ajouta Johann. Sigmar est avec nous, Vents de Gris ! Nous ne
pouvons perdre !
- Je dois me battre aussi ? demanda Thorgal, d’un air inquiet. C’est pas que
je vous aime pas les gars, mais j’ai pas trop envie de me mesurer à lui. Je tiens
encore à la vie.
- Tu n’es pas un Vent de Gris, le rassura Van Helsing. Je ne te veux aucun
mal.
- Ça m’arrange ! Bonne chance les gars !
- J’ai peur de l’issue de cet affrontement, mais il faut qu’on en finisse. Qu’en
penses-tu, Gregan ? demanda Rudiger, l’air inquiet.
- Si tel est votre souhait, le pont de ce navire sera votre arène, répondit
solennellement Gregan. Aucun membre de mon clan n’interfèrera afin de préserver
notre impartialité sur le résultat du combat. »
Alfred déglutit difficilement, et Aru inspira longuement pour prendre courage.
Elle laissa Driska aux bons soins des orcs en attendant l’issue du combat. Jacob
bomba le torse en montant sur le pont du navire échoué, leur lieu de bataille
improvisé. Il avait envie d’en découdre et de prouver sa valeur face à leurs
nombreux spectateurs. Snorri ricanait, heureux d’enfin pouvoir se battre face à face,

23
et Rudiger analysait déjà le terrain pour fournir une stratégie à ses compagnons.
Seuls Johann et Aldebert restaient calmes, le premier persuadé que Sigmar leur
offrirait la victoire, le second faisant le vide en lui.

Les Vents de Gris de gris étaient face à Raphaël Van Helsing. Ils s’étaient
placés de façon à minimiser les risques pour les plus faibles d’entre eux, mais
surtout pour que les trois combattants au corps à corps puissent empêcher leur
adversaire de distraire le magicien et les tireurs. Aldebert, Johann et Snorri étaient
donc en première ligne, Jacob et son arbalète à droite, Aru avec son arc à gauche,
Rudiger brandissait son grimoire à l’arrière, et Alfred préparait les potions de soin au
centre. Ils attendaient tous que Gregan annonce le début de l’affrontement…
« Que le combat commence ! Hurla le chef orc sans plus de formalité. »
Aussitôt, le chasseur de vampire se rua sur ses ennemis à une vitesse
incroyable. Les Vents de Gris tinrent leur position, l’avant garde prête à le recevoir.
Les autres tirèrent pour le stopper, mais Raphaël évita tous les projectiles, se
penchant à droite, puis à gauche sans ralentir une seconde. Il effectua une roulade
vers Alfred, esquivant tous les tirs, brisant la formation de ses adversaires avec une
facilité déconcertante. Il lui planta son arme dans le pied, para un coup de hache de
Snorri, esquiva l’épée d’Aldebert, et empêcha Aru de décocher sa flèche en lui
assénant un énorme coup de poing en plein visage.
Le combat fit rage, Raphaël au centre des Vents de Gris se battait comme un
lion. Au bout de quelques minutes de lutte acharnée, le chasseur de vampires saisit
de son gant de cuir la lame d’Aldebert, et lui taillada l’abdomen. Son épée trancha la
maille, le cuir et la peau comme du beurre : de toute évidence l’arme était runée.
Aldebert chuta, un genou à terre, les mains sur son ventre afin de limiter
l’hémorragie. Rudiger lança un projectile magique en plein dans le thorax de Van
Helsing ; Snorri planta sa hache dans sa cuisse ; Aru ficha une flèche à travers
l’autre jambe ; Johann le blessa au bras ; puis Alfred et Jacob lui logèrent deux
flèches dans le buste. Il tomba enfin à terre, au seuil de la mort, répandant son sang
sur le plancher du navire. Snorri leva sa hache pour l’achever, quand Alfred l’arrêta.
« Non, Snorri ! Van Helsing est un combattant des plus talentueux ! Il serait
plus utile aux Vents de Gris vivant que mort !
- Mais cette putain a bien failli tuer Aldebert ! cria avec colère le nain-vengeur.
- Mais les Van Helsing ont toujours défendu le Moot des vampires. C’est le
protecteur de notre terre natale, à Jacob et moi.
- Bien que j’ai sérieusement envie de l’étriper, je suis d’accord avec lui, Snorri,
intervint avec grande difficulté Aldebert, du sang plein la bouche.
- Pendant ma formation à Talabheim, j’ai étudié l’histoire de la famille Van
Helsing, annonça Rudiger. Une famille puissante, Némésis des vampires, et réputée
pour leur parole d’honneur. Si tu jures de ne plus t’en prendre à nous, nous te
laissons la vie sauve, Raphaël. Qu’en dis-tu ?

24
- Je vous le jure, murmura le chasseur de vampires, à l’article de la mort.
- Et merde ! Hurla Snorri, plantant sa hache à côté de la tête de Raphaël. »
Gregan déclara la fin du combat, sous les grognements de victoire des orcs. Il
fit placer les blessés à l'infirmerie du navire. Grâce aux soins, à la magie de Rudiger
et aux potions alchimiques, les Vents de Gris passèrent de longues heures à se
reposer et se ressourcer. Ils se sustentèrent et profitèrent de ce rare moment de
calme, quand Thorgal vint briser le silence en s’approchant de Raphaël.
« Ça fait longtemps que j’voulais te rencontrer Raph’ ! Salut, moi c’est
Thorgal. Et si jamais t’acceptes des compagnons pour t’épauler, je voudrais bien en
faire partie. En plus, je connais de très très très bons bordels en Empire, les
donzelles y sont fraîches et pas chères !
- Malheureusement l’ami, j’opère seul, sourit Raphaël. Vents de Gris, je dois
vous dire qu’une garnison de Lames Rouges m’attend avec vos têtes coupées à la
sortie du duché du Moussillon. Ils se sont postés non loin des bretonniens qui vous
accompagnaient. Il faudra leur dire que vous m’avez tué. Le commandant du
détachement Lames rouges est votre ami John Nietzsche, je suis sûr que vous
trouverez un arrangement.
- Mais, et toi alors ? demanda Aldebert. Tu ne vas pas pouvoir reprendre le
livre de ton père à Camille Striker la garce ? Nos têtes sont encore sur nos épaules,
il me semble...
- Oui c’est vrai, comment feras-tu pour défendre le Moot des vampires ?
s'inquiéta Alfred. Il s’agit de terres pacifiques, tu es le seul rempart pour nous autres
halfelins.
- Sans les effets de mon père, je serais diminué de moitié, pas inactif. Voyez
comme vous avez eu du mal à m'occire, et je n’ai pas les artefacts d’Abraham Van
Helsing céans.
- Ouais ouais, mais par ma barbe, t’as eu de la chance que mes potes soient
là, affirma Snorri d’un air… jouasse. Sinon, moi, j’t’aurais achevé comme un gobelin.
- Si tu veux te venger un jour, occupez-vous de rester en vie. Je n'atteindrai
plus à votre vie. Mais si vous voulez m’attaquer, je me défendrai. »

Après quelques échanges courtois, les Vents de Gris partirent rejoindre


Gregan. Ce dernier avait la mine basse, et montra du doigt une troupe d’hommes
d’armes à proximité du navire Haut-Elfe. En tête de ce groupuscule armé, figurait un
homme en armure de plates ornée de l’écusson de Haute-Lisse. Ce ne pouvait être
que Carloman, le fils de Arthur de Haute-Lisse, le commanditaire des Vents de Gris.
Le petit Judo leur avait parlé de lui, et même Gregan avait commencé à aborder le
sujet avant que Raphaël n’arrive. Ils le rencontraient enfin, et n’auraient finalement
plus besoin de s’enfoncer au coeur du maudit Moussillon. Mais à la vue de l’air
affligé du chef orc, sa présence devant son campement ne lui faisait guère plaisir.
L’homme les attendait, un sourire affable étirant ses fines lèvres. Nos héros, Thorgal

25
et Raphaël se regardèrent : ils savaient que la rencontre ne serait pas sans
complication... Et ils s’avancèrent, hors du dôme magique protecteur.
« Bien le bonjour, aventuriers, les salua Carloman. Un petit être des marais
nommé Judo m’a affirmé qu’un guerrier portant le signe de Sigmar me cherchait.
Est-ce que cela vous parle ?
- Je suis ce fameux guerrier et voici mes compagnons, les Vents de Gris,
répondit Johann.
- Très bien. Pour commencer je me dois de vous demander la raison de votre
présence parmi ces orcs réticents aux lois du duché du Moussillon.
- Nous ne sommes pas ici pour eux, mais pour vous ramener à votre père,
répliqua sans détour Aldebert.
- J’ai bien peur que cela ne soit guère possible, mes braves, soupira
Carloman en fermant les yeux. Je jouis ici de bien trop de puissance. Je suis enfin le
chevalier que je méritais d’être. Le duc du Moussillon m’a octroyé bien plus que ce
que mon père ne m’a jamais offert.
- On a pour mission de te ramener mort ou vif, alors choisis, menaça Snorri
en tenant fermement sa hache.
- Votre intelligence n’a d’égale que votre insolence… Soldats ! Massacrez ces
intrus ! »
Préparés, les Vents de Gris et leurs deux alliés ne furent pas surpris. Les
deux camps s​ e ​chargèrent mutuellement, entrechoquant leurs armes dans des cris
de guerre. Heureusement, les orcs de Gregan vinrent également leur prêter main
forte. La bataille fit rage, inondant les marais de sang. Soudain, alors qu’Aru bandait
son arc, Carloman vint lui trancher l’artère au niveau de l’épaule gauche. L’elfe
tomba au sol, le bras pendant le long de son corps, des flots de sang abreuvant le
sol boueux du marais. Carloman voulut l’achever quand Thorgal vola à son secours.
Il para le coup d’épée qui aurait dû décapiter l’elfe, esquiva une attaque de taille qui
lui était destinée, mais Carloman parvint à lui planter sa lame dans l’​œ​sophage.
Ainsi périt Thorgal, ses rêves d’aventurier fougueux à jamais disparus… Carloman
se tourna de nouveau vers l’elfe à terre quand Gregan parvint à l’atteindre au torse
en lançant sa hache de toutes ses forces. Raphaël profita de sa surprise et de sa
douleur pour lui trancher la main, et le décapita net. Il resta à combattre ​tout en
maintenant un périmètre de sécurité autour d’Aru, qui tentait de se soigner seule.
La lutte s’acheva une dizaine de minutes plus tard, puis Jacob et Alfred
retirèrent le plastron de Carloman en guise de preuve pour le Duc de Haute-Lisse.
Les autres Vents de Gris allèrent immédiatement utiliser la totalité des potions et
panacées de feu-Thorgal pour arrêter l’hémorragie de leur compagnonne. Bien
qu’elle fut sauve, la blessure de son bras était trop profonde. Depuis ce jour, Aru ne
put jamais plus bouger son bras gauche, et donc encore moins tirer à l’arc…
« Il vous faut partir aux plus vite du Moussillon ! s’exclama Gregan. Une fois
passés la frontière, l’armée du Duc ne pourra plus rien contre vous. Leur malédiction

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les empêche de sortir du duché. Je vais mener mon clan vers une autre sortie que la
vôtre. Bonne chance, mes amis !
- Quant à moi, Vents de Gris, je vais rentrer en Empire de mon côté afin que
notre subterfuge contre les Lames Rouges soit crédible, ajouta Raphaël en fermant
délicatement les yeux de Thorgal.
- Bonne chance à vous ! Gregan, nous espérons te revoir, l’ami ! lança
Aldebert. »
Les Vents de Gris coururent en toute hâte à la frontière du duché maudit,
sans se retourner. Ils espéraient que leurs alliés ne rencontreraient pas d’obstacle.
Ils ne purent souffler qu’une fois hors d’atteinte, une heure plus tard, éreintés. Une
fois arrivés à destination, ils se dirigèrent vers le capitaine de la garnison
bretonnienne. Alfred lui remit délicatement le plastron de feu-Carloman.
« Comme vous pouvez le voir, nous avons trouvé Carloman, annonça Jacob,
la voix pleine de tristesse. Son esprit était sujet à une puissante malédiction et nous
n’avons eu d’autre choix que de l’occire.
- C’est fort déplaisant, mais il a choisi sa destinée, répondit sobrement le
Capitaine. A titre informatif, il y a à proximité les membres d’une guilde qui semblent
vous attendre. Nous n’interférerons pas dans vos affaires d’impériaux. Quoi qu’il en
soit, vous avez rempli votre mission. Voici donc le décret ducal que nous devons
vous remettre. »
Rudiger s’empara du document et le lut à haute-voix.
« “​Je déclare par le présent décret ducal, et jure sur l’honneur, que la cour de
Haute-Lisse s’engage à financer l’intégralité de l’expédition visant à mener les Vents
de Gris à Ulthuan. Chevalier du Royaume et Duc de Montfort, Arthur de Haute-lisse.​”
- C’est intéressant, mais on doit vous mener au lieutenant-colonel John
Nietzsche, intervint soudain le sergent d’un petit détachement de soldats Lames
Rouges, venus à leur rencontre armes dégainées. »
Même s’ils les savaient non loin à les attendre, les aventuriers ne
s’attendaient pas à les voir s’immiscer parmi des militaires locaux pour les
embarquer. Ils auraient pu protester mais la garnison aurait eu un effet dissuasif, ils
se contentèrent plutôt de les insulter copieusement avant de les suivre. Les
bretonniens leur souhaitèrent bonne route, et commencèrent à lever le camp. La
tente de commandement se distinguait nettement au milieu du campement de
fortune Lames Rouges. A l’intérieur les attendait John Nietzsche, tranquillement
assis sur une chaise en toile, sirotant sa chope personnelle de bière.
« Salut les gars ! Bon, vu que c’est vous qui venez radiner vos tronches, et
pas le Raph’ avec vos gueules tranchées, je suppose que vous l’avez buté ?
- Toi et ta chef avez déjà effectué des missions avec nous, non ? répondit
Rudiger avec condescendance. Vous auriez dû savoir que nous ne sommes point
facilement atteignables.
- Ha ouais ? demanda John avec beaucoup trop d’insistance.

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- Ouais, confirmèrent Aldebert et Jacob à l’unisson.
- Bon, se retint-il, clairement pas convaincu. Comme je vous fais une
immense confiance, “extrêmement totale” et “sincère-issime”... disons que je vous
crois. Pour justifier que je ne vous ai pas tué à mon adorable chef Camille Striker, je
vais ordonner à Maline Bélice de vous suivre. Je m’explique : je vais dire à Camille
que Maline vous suit pour vous espionner, jusqu’à ce que vous quittiez la Bretonnie.
Comme ça, vous ne mourrez pas aujourd’hui sous les coups des Lames Rouges, et
moi je passe pour le beau John qui a introduit une taupe parmi les Vents de Gris.
Cela m’évite de buter des potes, et tout le monde est content… pas con, hein ?
- Ouais, commença avec dépit Aldebert, mais on va encore se coltiner une
Lame Rouge. Autrement dit, un serpent dont on devra tout le temps se méfier. C’est
excessivement énervant.
- C’est certes embêtant, mais au moins, avec lui on peut négocier, rétorqua
Aru, sourcils froncés. Si tous les Lames Rouges pouvaient être comme toi, John, la
vie serait quand même beaucoup moins compliquée. »
La dénommée Maline Bélice entra sur ses mots, un sourire goguenard aux
lèvres : elle avait tout entendu, espionnant sans vergogne, même son supérieur.
Une démarche chaloupée dans un uniforme Lames Rouges d’allure militaire ; des
lèvres pulpeuses et yeux étincelants, avec le crâne rasé sur les côtés et une crête
de dix centimètres ; des formes généreuses marquée par un fouet cognant sa cuisse
à chaque pas ; une arbalète de poing masquant sa petite main délicate… C’était une
beauté peu conventionnelle: une criminelle-aventurière au visage délicat de
princesse, avec une coupe de cheveux atypique.
Loin d’être ravis par leur nouvelle associée forcée, les Vents de gris ne
s’éternisèrent pas. Sans même regarder si elle les suivait ou non, ils saluèrent John
et partirent, poursuivant leur chemin vers les plus hauts et prestigieux ports
bretonniens. Un navire pour Ulthuan les attendait.

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Chapitre 4 : Le donjon de Bonchoix

La route du duché de Montfort à celui de Bordeleau, coeur des cités


portuaires, fut longue. Cela faisait déjà une semaine que les Vents de Gris,
accompagnés de Maline Bélice, voyageaient. L’une de leurs haltes les menèrent au
village de Montfleuri. Là se trouvait un homme à l’aura si saisissante qu’aucun
passant ne pouvait le manquer. Il attirait le regard comme le miel pour une abeille.
Soigné, propre sur lui, ses cheveux blonds vénitiens cascadaient autour de son
visage quand il se pencha pour demander les services d’un palefrenier. Son armure
de plates était rutilante, arborant fièrement l’effigie de la Dame du Lac sur son
plastron. Même son épée de combat, pourtant visiblement utilisée fréquemment,
était d’un extrême raffinement. Apparemment connu, son interlocuteur l’appela par
son nom sans même que le chevalier se présente : Tristan de Brionne.
« Pardonnez mon outrecuidance, preux chevalier, commença Rudiger dans
une profonde révérence. Mes compagnons et moi-même nous demandons si vous
seriez tenté par une mission commune, ou un simple bout de chemin ensemble.
Nous nous dirigeons actuellement vers Bordeleau.
- J’ai bien peur d’être dans l’obligation de ne point accéder à votre requête,
répondit Tristan dans un sourire courtois. J’ai moi-même une quête capitale à
accomplir pour la bienveillante Dame du lac, et pour la Bretonnie toute entière. Pour
ne rien vous cacher, j’ai pour ambition de remplacer le Roy actuel, Gilles le Breton,
que je juge plus qu’incompétent à garder la paix du Royaume. Je suis déjà l’auteur
de nombreux faits d’armes visant à protéger le bas-peuple, tout comme la noblesse.
Je suis celui qui récompense le juste et puni le fourbe, je suis le défenseur de la
veuve et de l’orphelin.
- Peut-être nous pouvons vous aider à parvenir à votre but, en échange de
votre parole d’honneur de nous aider en retour ? proposa poliment Jacob.
- Il est bon pour tout chevalier d’être entourés d’alliés. Je suis en mesure
d’accepter votre proposition. Mais je me dois de vous prévenir : la tâche qui
m’incombe n’est pas à prendre à la légère. Il vous faudra être expérimentés, sages
et déterminés.
- Pouvons-nous en savoir plus sur la nature de votre périple ? demanda
respectueusement Alfred.
- Certainement. Afin de pouvoir accéder au trône, les bretonniens doivent être
assurés que le prétendant soit béni par la Dame du Lac. Pour se faire, je me rend au
légendaire donjon de Bonchoix afin d’obtenir l’égide sacrée de la Dame. Ce
labyrinthe est une épreuve divine. Seule l’entrée de ce lieu béni est physique.
Ensuite, la grâce divine de la Dame nous mène vers un autre plan astral où nous
affrontons nos démons et Némésis.
- Avoir un futur Roy en guise d’allié ? Le jeu en vaut la chandelle, Vents de
Gris, affirma Aldebert.

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- Et je dois dire que je suis particulièrement encline à suivre Monseigneur
Tristan de Brionne, ajouta Aru, le sourire aux lèvres. Ce n’est pas un chevalier
arriéré comme nous avons pu en voir, à faire des commentaires sur le port d’arme
‘’illégal’’ pour les femmes.
- Certes, la valeur d’un être se mesure à sa grandeur d’âme, et non à son
physique, dit avec le sourire Tristan. Je vous laisse débattre entre vous si vous
m’accompagnez ou non. Je pars dans une trentaine de minute. »
Il s’éloigna dans une démarche assurée. Pour une fois, tout le monde fut vite
d’accord : ils le suivraient. Et trente minutes plus tard, Tristan les trouva fin prêts
devant l’entrée de l’auberge.
Passé quelques jours de marche, les Vents de Gris, Maline Bélice et Tristan
de Brionne arrivèrent vers une grande tour en ruine. Tristan, à la surprise générale,
affirma que l’entrée du donjon de Bonchoix était en ces lieux.
« Bon les gars, j’ai rien contre le beau chevalier, mais je vais rester là, moi, fit
franchement Maline Bélice. Je vous attends ici. J’ai pas envie de mourir alors qu’il y
a pas de pièces d’or à la clef. Et faut bien quelqu’un pour garder vos chevaux, vos
tentes et tout votre bordel, nan ?
- Comme je ne lui fais pas confiance… affirma Jacob.
- On connaît tous ce qui attend les Lames Rouges qui désobéissent, ajouta
Johann. John lui a demandé de nous accompagner pour nous espionner, non pas
nous voler et s’enfuir dès le début. Elle faillirait à sa mission. Cette garce ne nous
trahira pas. »
Sans plus parlementer, ils suivirent Tristan dans les ruines, laissant leurs
chevaux avec Maline. Ne connaissant pas la Déesse de ce Royaume, trop habitués
aux Dieux de leur Empire, aucun ne savait vraiment à quoi s’attendre. Ils étaient très
intrigués, doutant de pouvoir accompagner le chevalier puisque non pratiquants du
culte.
Au sein de cette tour se trouvait des bassins semblables à des thermes aux
eaux d’une clarté surnaturelle. Tristan descendit les marches de l’un d’eux,
s’enfonçant petit à petit jusqu’à ce que l’eau bénie l’enveloppe entièrement. Sous les
yeux ébahis des Vents de Gris, T ​ ristan devint de plus en plus éthéré, et disparu
totalement. C’était donc à cela que faisait allusion le chevalier en parlant d’une
entrée physique mais d’un passage vers un autre plan astral… Pouvoir y pénétrer
semblait donc déjà un défi en soit : peut-être fallait-il être digne pour pénétrer la
dimension de la Dame… ou bien accompagner l’un d’entre eux ?
Johann fut le premier à se lancer, convaincu que Sigmar serait toujours avec
lui, même dans la demeure d’une inconnue de son panthéon. Ils le suivirent tous,
inquiets, curieux ou tout simplement décidés. L’eau s’opacifiait devant leurs yeux, ils
retenaient chacun leur respiration… Ils sentaient leur corps partir, comme aspiré de
l’intérieur, tout en restant parfaitement immobiles. La sensation était étrange sans
être douloureuse ni inquiétante. Quand tout à coup, apparut devant eux un immense

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hall circulaire ceignant une tour monumentale… Elle se perdait dans le plafond, déjà
haut de trente mètres, allant s’étrécissant. ​Pour pénétrer l’édifice, il fallait lever
quatre herses massives barricadant une entrée de cinq mètres de haut. A quatre
extrémités, quatre statues de pierres blanches. Elles représentaient des hommes ou
femmes aux postures, carrures, allures et même ethnies totalement différentes. Et
entre chacun d’entre elles, deux portes à double vantaux, soit huit accès ou issues
de quatre mètres d’envergure. Sur l’une d’entre elles trônait une représentation du
Graal, surplombé d’une couronne à neuf branches en forme de fleurs de lys. Tristan
s’y dirigea sans hésitation.
« Voici ma voie, affirma-t-il comme une évidence. Vous l’avez sûrement déjà
compris : les sept autres portes représentent vos épreuves personnelles. Je tiens à
poursuivre seul. Je veux prouver ma valeur à ma Dame et pour cela, je suis prêt à
tout. C’est après seulement que nous pourrons trouver un moyen de franchir ces
herses pour grimper en haut de cette tour. Vents de gris, que le courage et la bonne
fortune vous accompagnent. »
Le chevalier du Graal poussa révérencieusement sa porte attitrée, et disparut
dans une salle obscure. Les panneaux se refermèrent sans bruit, et se verrouillèrent.
La question était à présent de savoir par quel autre accès nos héros allaient
commencer. Mais n’ayant aucun moyen de les différencier, ils se dirigèrent vers la
plus proche. Une pièce noire… Un néant absolu. Aldebert, cependant, eut un léger
sursaut en contemplant l’abîme : il voyait parfaitement l’endroit, son sol, ses murs,
son plafond et tout ce qui la composait. Aucun doute n’était permis, c’était là son
épreuve. ​Curieux, Rudiger tenta d’y avancer la main, mais un mur invisible
l’empêchait d’entrer. Les règles divines de la Dame étaient établies : seul le sujet du
défi pouvait en franchir le seuil. Aldebert entra seul, déterminé et prêt à en découdre.
La salle était rectangulaire, à l’image d’un couloir au fond duquel se trouvait
un piédestal massif en pierres brutes. Sur celui-ci, un large et épais bracelet de cuir
et de bois. Mais ce qui attira le regard d’Aldebert en premier lieu, étaient les quatre
ours et les huit loups qui gardaient l’accessoire… Il lui fallut quelques secondes
supplémentaires pour apercevoir ce qu’ils protégeaient. ​La Dame lui présentait une
épreuve similaire à ce qu’aurait pu lui soumettre Taal, son dieu de la nature. Quand
on convoite le bien d’autrui, chez les animaux sauvages, il faut utiliser la force.
Aldebert pouvait accepter la loi de la nature pour obtenir ce bracelet, ou faire le choix
de renoncer. Pour lui, c’était évident. Il dégaina son épée à deux mains et chargea
les bêtes sauvages.
Deux loups se ruèrent sur lui pendant que les autres hurlaient. Aldebert le
téméraire infligea moult blessures mortelles, mais en retour, ses deux adversaires le
griffèrent et le mordirent profondément. Dans la mêlée, il ne se rendit compte de
l’arrivée de ses autres opposants que lorsqu’une patte puissante manqua de lui
arracher un bras. Tout n’était plus que crocs et griffes, et l’humanoïde ne semblait
plus tout à fait humain. Lèvres retroussées et muscles bandés à s’en déchirer, il se
mettait à mordre à son tour le moindre pelage à sa portée. De la salive coulait le

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long de son menton, il voyait rouge et mouvement, ne sentait plus le danger ni ses
blessures, seule l’adrénaline et la survie comptait. Il était dans son élément : la
nature bestiale et violente. C’était simple, il n’y avait pas à réfléchir, juste compter
sur ses réflexes et ses capacités. Car seul le plus fort l’emporterait.
Lorsqu’il n’y eut plus un mouvement, hormis ses propres gestes vifs et
nerveux, son esprit s’éclaircit peu à peu… Aldebert vit alors le carnage à ses pieds,
sang et chair éclaboussant les murs jusqu’au plafond. Il s’effondra. Une fois passée
la fureur du combat, ses sens revenaient petit à petit, dont la douleur. En tâtant
précautionneusement ses membres, il sentit plusieurs de ses os fracturés. Mais
heureusement, point de blessure mortelle. Il se traîna alors vers l’autel, pressé de
retrouver ses compagnons soigneurs. Le bracelet était là, mystérieusement épargné
par la souillure de la bataille qui avait pourtant atteint le piédestal. Il le prit
précautionneusement, et l’attacha religieusement à son poignet, les mains
tremblantes d’émotions et de fatigue. En quelques secondes à peine, il sentit comme
une force brute, sauvage, couler dans ses veines, chatouillant son épiderme… Ses
muscles enflèrent à vue d’oeil, renforçant sa carrure déjà bien épaisse. Il parvint à
tenir debout sans choir, et rejoignit la porte à petits pas prudents...
A la vue de son état, ses compagnons n’attendirent pas d’explications avant
de multiplier les soins nécessaires à son rétablissement. Rudiger par sa magie de
lumière, Snorri et Jacob par leurs bandages, potions et onguents. Quand il put
reprendre son souffle normalement, Aldebert raconta tout ce qui lui était arrivé :
l’autel, les loups et les ours, le combat sanguinaire, et surtout le bracelet et ses
effets. Ils observèrent l’accessoire avec attention, particulièrement le mage curieux
et intrigué. Mais celui-ci ne pouvait détecter les pouvoirs divins et ne vit donc rien
d’autre que du cuir...
C’est avec plus d’appréhension que les Vents de Gris ouvrirent la seconde
porte : si un tel combat devait se dérouler derrière chacune d’entre elles, plusieurs
d’entre eux n’en ressortiraient pas vivants... Cette fois-ci, ce fût le halfelin Jacob qui
en vit l’intérieur. Il prit une grande bouffée d’air et entra, la peur au ventre. Quelques
pas, et la porte se ferma derrière lui...
A l’intérieur de sa salle d’épreuve se trouvaient des personnes bien connues,
assises du même côté d’une table rectangulaire. Camille Striker fumait une cigarette,
et le colonel Kyle Stanman pointait un pistolet à six coups sur la tempe du
lieutenant-colonel John Nietzsche. Jacob déglutit : se retrouver seul face à cette
femme sans pitié lui faisait envier les bêtes sauvages d’Aldebert. La chef de guilde
des Lames Rouges s’exprima aussitôt d’une voix froide et sans émotion.
« On sait que John vous a aidé. Comme tout traître, il crèvera. Mais comme je
tiens plus à la mort des Vents de Gris qu’à la sienne, tu peux le sauver si tu te
suicides céans. Kyle va te donner un six-coups avec une seule balle. Tente quoi que
ce soit de stupide et on vous abat, John et toi. Choisis. »
Le colonel s’avança vers le jeune halfelin, pointant toujours une arme vers
son lieutenant apeuré. Il lui tendit un second pistolet et recula de deux pas…

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- John… commença Jacob, après cinq minutes de réflexion intense. John est
le seul Lame Rouge qui peut protéger la vie des Vents de Gris de toi. Je préfère
mourir que de mettre mes amis en danger. Tu n’es qu’une sale putain, Camille
Striker. »
Soudain saisi d’une résolution sans faille, encouragé lui-même par ses mots
héroïques, Jacob mit le canon du pistolet dans sa bouche et appuya sur la détente.
Cependant ce ne fut pas une balle qui vint heurter son palais. Une pièce se posa sur
sa langue, aussi délicatement qu’une plume. Jacob, qui pensait mourir dans ce
donjon de la Dame, loin de sa terre natale, mit plusieurs secondes à réagir. Il
recracha la curieuse pièce dans la paume de sa main, reculant de plusieurs pas,
sous le choc. Les yeux écarquillés, tremblant de tous ses membres, il vit un petit
rond plus doré encore qu’une couronne d’or. Et sur les deux faces, un seul mot :
“Fortune”. Se rappelant brusquement la situation dans laquelle il était, Jacob leva les
yeux vers Kyle, qui l’observait. Un sourire sincère se dessina petit à petit sur les
lèvres de l’homme, qui pourtant, était toujours de marbre.
« Tu as fait le bon choix. Merci pour John, petit. »
Le colonel s’effaça, disparaissant comme un écran de fumée. Derrière lui,
Camille se dissipa en écrasant sa cigarette, le regard vide… La salle se vida pour ne
laisser plus que la porte et quatre murs nus. Il n’entendait plus que sa respiration
lourde et erratique résonner. Et lui aussi, se mit à sourire. La joie inonda son coeur
d’allégresse, il sauta dans les airs en hurlant son bonheur : il ne voulait pas mourir. Il
avait fait appel à tout son courage pour choisir ce qu’il savait être “pour le bien
commun”. Mais son désir de vivre le plus longtemps possible était très fort
également, bien ancré dans ses gènes. C’est le cœur léger et fier de lui que le héros
semi-homme sortit de la salle d’épreuve, se dandinant et mimant quelques pas de
danse. Ses amis furent tout d’abord surpris de le voir ainsi alors que son collègue
était revenu à moitié mort, quelques minutes plus tôt. Jacob n’attendit pas leurs
questions et se lança dans un récit épique et grandiloquent pour narrer sa victoire.
Ils rièrent de la situation et des mots finement choisis de leur camarade.
« Heureusement que t’as pas eu à te battre, rit Snorri. Un chien errant t’aurait
mis en pièces, gringalet ! »
Cependant, le semi-homme n’était pas dupe de leurs gentilles moqueries : il
voyait dans leurs yeux le respect envers un être qui n’avait pas hésité à se sacrifier
pour un autre. S’il y avait eu un doute, il n’y en avait plus. Le groupe savait pouvoir
compter sur le petit halfelin.
Les Vents de Gris arrivèrent vers la première statue présente dans le hall, et
décidèrent de l’observer avant de continuer leurs épreuves individuelles. Elle
représentait un chevalier bretonnien, le buste bombé et le menton haut. Il était la
parfaite allégorie de la fierté arrogante, à l’image de ceux qu’ils avaient pu rencontrer
dans ce pays. Un message était gravé sur le piédestal. Rudiger ricana.
« Aldebert, j’ai du mal à déchiffrer, peux-tu m’aider ?

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- Très drôle, répondit celui-ci, agacé.
- Ho mais quel maroufle et maladroit butor fais-je ! s’exclama Rudiger en
feignant l’étonnement à outrance. J’oubliais que tu ne savais point lire. Et en plus, tu
ne parles même pas le dialecte bretonnien, toi ! Contrairement à moi. Enfin bref,
voici ce qu’il est inscrit : “La tradition veut que seuls les hommes me possèdent. Mon
nom est le féminin d’une caste sociale uniquement masculine.”
- Une bière ? proposa Snorri avec le premier mot qui lui passait par la tête.
- Mais non enfin, une chevalière, » rectifia Johann après s’être claqué le front
de la paume de la main.
Dès que le guerrier de Sigmar eut fini de prononcer ces mots, la statue de
pierre dégaina son épée et pointa les herses de la tour centrale. Une des quatre
barricades de métal se leva.
« Au moins, une chose que l’on aura trouvé avant Tristan de Brionne, sourit
Aru d’un air suffisant. Allons, rendons nous à la troisième épreuve, maintenant. »
Le nain grommela quelque chose à propos de l’orgueil des elfes et ouvrit la
troisième porte d’un coup rageur. Il fut surpris et heureux de découvrir que c’était
son tour : il voyait enfin la pièce. Il entra d'un pas conquérant, jetant un regard
narquois à ses amis, et Jacob lui disait un au revoir taquin de la main pendant que la
porte se refermait.
Trêve de plaisanterie, il reporta son attention sur son défi attitré. Le lieu lui
était familier, il lui rappelait son pays d’origine. L’odeur était celle de la pierre et du
feu, les sons lourds d’un marteau sur une enclume et la chaleur d’un brasier ardent
ne pouvait être que les témoins d’une forge non loin. Les murs de cette pièce étaient
tapissés d’armes suspendues, toutes plus splendides les unes que les autres,
confirmant ce que les sens de Snorri avaient détectés. Des haches, marteaux de
guerre, masses d’armes, fléaux, morgensterns et tant d’autres, étaient toutes
runées. Un autre nain était présent, derrière un établi de pierre entouré de moult
outils pour graver le métal. Il portait une immense barbe blanche, et semblait n’avoir
aucune cicatrice bien que ses bras soient aussi puissants que ceux d’un grand
guerrier. Il ne jeta pas un regard vers l’intrus dans sa forge, et termina tranquillement
son travail avant de plonger le métal dans l’eau froide. Il attrapa sa chopine, but
goulûment cinq longues gorgées qui lui gouttaient le long de sa toison blanche, et
seulement après daigna lui adresser la parole.
« Ta hache est prête, Snorri. Il m’a fallu trois ans pour la runer, mais tu m’as
demandé de te faire les mêmes inscriptions runiques que sur celle de Gotrek
Gurnisson, ça prend du temps. Alors maintenant, prête le serment de vengeance
des nains. Snorri, le prétendu nain-vengeur.
- Hein ? Comment ça “trois ans” ? ​s’exclama Snorri avec étonnement. On se
connait ? Et j’ai juré de me venger de qui ?

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- Tu as encore forcé sur la Bière des Tueurs ou quoi ? C’est moi, Glòin ! Tu
ne te rappelles pas avoir commandé cette hache pour tuer tes anciens compagnons,
les Vents de Gris qui ont trahi l’Empire ?
- Walalalala…je comprends rien. Bah attends là, je reviens. Il faut que je parle
au V… à des potes.
- Si tu sors de cette pièce et me fais encore attendre trois ans, je donne la
hache au premier nain venu, je te préviens ! Fais ton choix, céans et prestement !
- Et ben je fais pas de choix, voilà ! Comme ça je peux faire ni le bon, ni le
mauvais ! héhéhé… »
C’est sous le regard incrédule de Glóin que Snorri sortit de la pièce, très fier
de lui. Il eut un sourire face à l’air étonné de ses compagnons : il n’était entré qu’à
peine deux minutes plus tôt. Le récit fût très court, même si perturbant… Snorri
voulait se venger d’eux ? Mais pourquoi ? Jacob y trouva pourtant de quoi rire.
« Alors, on dirait que je ne suis pas le seul à ne pas me battre, s’amusa-t-il en
lui donnant un léger coup de coude. Snorri, grand et puissant nain-vengeur ! »
Le nain, décrédibilisé, lui mit un coup de poing amical dans l’épaule. Pour
vérifier, il tenta de rouvrir la porte… Impossible. Il haussa les épaules, et marcha
fièrement vers la seconde statue, ignorant royalement les rires à peine discrets de
ses compagnons. L’oeuvre d’art représentait un halfelin en train de jouer aux cartes,
seul sur une table. Il semblait en intense réflexion, sourcils froncés et doigt sur la
bouche. Cette fois, Rudiger lut l’inscription sur le socle sans se moquer d’Aldebert.
« Je fais partie du champ lexical de la royauté, mais n​ e suis pas noble. Je n’ai
ni fidélité, ni allégeance, mais la plupart des êtres vivants m’adorent.
- Une bière ! répéta Snorri, espérant que cette fois, cela fonctionne.
- Un château ? proposa Alfred avec plus de sérieux.
- Une épée royale ! s’enflamma Johann.
- Un duché ? proposa Aru.
- Un navire de corsaire aussi réputé que l’Aquilon ? proposa à son tour
Aldebert.
- Non, je sais ! Une couronne ! cria Jacob après avoir regardé la pièce qu’il
avait obtenu dans sa salle d’épreuve. »
En effet, la couronne pouvait évoquer le couvre-chef des monarques, mais
était aussi le nom de la monnaie courante de l’Empire. La statue, ​pointa à son tour le
doigt vers les herses, et une de plus s’ouvrit. Plus que deux !
La quatrième porte les attendait, et Alfred vit avec horreur ce qu’il y avait à
l’intérieur. Il se précipita dans sa salle d’épreuve, faisant sursauter ses amis qui se
demandaient encore pour qui était le défi, et tomba nez à nez avec ses deux frères
halfelin. Ils étaient attachés aux murs, torturés mais vivants, entourés de leurs
bourreaux : quatre Frères à la cape, soit les sous-Inquisiteurs.
« Mais pourquoi ? demanda Alfred avec effroi. Pourquoi ?

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- Tes frères ne peuvent plus parler, sous-race, on leur a brûlé la langue,
répondit un frère à la cape. Ces pitoyables êtres inférieurs étaient mobilisés, comme
tout impérial, pour participer à la guerre contre le Chaos. Ils ont déserté. Blake
Balmorr, notre nouvel Empereur, condamne les déserteurs à la torture jusqu’à ce
que mort s’ensuive.
- J’ai de quoi vous payer si vous les relâchez, je vous donnerais tout ce que
j’ai ! Ayez pitié, je suis moi-même adepte de Morr ! J’œuvre même pour Blake
Balmorr !
- L’Empereur ne s’encombrerait pas de misérables comme ceux de ta race.
On a tous des potions de soin sur nous. Montre que tu as des couilles, viens les
prendre. Ou alors viens les achever toi-même, on dira qu’ils sont morts des suites de
leurs blessures. Mais peut-être que pour ça non plus, tu n’as pas assez de courage
? Tu peux aussi partir et les condamner à subir nos travaux pendant des jours. Quel
choix fais-tu ?
- Vous… vous êtes des lâches. Des lâches ignominieux. »
Alfred réfléchit intensément. Il avait les larmes aux yeux. Que faire ? Mais que
faire ? Il n’arrivait plus à se souvenir qu’il était dans le donjon de la Dame du Lac.
Seuls comptaient ses frères, proches de la mort, sous ses yeux embués. Il se sentait
tellement impuissant. Pendant une dizaine de minutes, il resta paralysé de peur.. Il
ne se crut pas capable d’affronter seul quatre guerriers entraînés. Il ne pouvait pas
non plus partir et laisser ses frères agoniser sous les coups des tortionnaires. Un
calme terrible l’envahit. Avait-il vraiment le choix ? Que pouvait-il faire d’autre ? Le
cœur lourd de chagrin, Alfred saisit sa dague. Il se dirigea vers ses frères... et les
égorgea. Le sang coula à flot. Ils se débattaient, les yeux écarquillés d’horreur qu’un
membre de leur propre famille puisse les trahir… Le regard vide, toute émotion
disparue, le halfelin regardait le sang de ses frères couler le long de ses mains et
goûter sur le sol de la prison… Il en était couvert.
« Tu as fais le mauvais choix, dit calmement un des frères à la cape. »
Alfred, effondré, se retira de cette malheureuse épreuve. Il tourna le dos aux
quatre bourreaux qui l’observaient d’un oeil mauvais. Il ne les croyait pas, comment
le pouvait-il ? Il pensait que c’était le bon choix. Ces mots lui rappelèrent où il se
trouvait… Ce n’était pas réel. Il ne cessait de se le répéter, inlassablement : ce
n’était pas réel ! Qu’aurait voulu la Dame du Lac ? Qu’il meurt en se jetant à corps
perdu contre ces quatre bouchers ?
Le sang disparut quand il franchit la porte. Il inspira un grand coup, convaincu
de son bon droit, et narra tout aux Vents de Gris, sans omettre aucun détail. Un long
silence accueillit ses propos. Qu’y avait-il à dire ? Après avoir mis une tape
compatissante sur l’épaule de son congénère, Jacob proposa de se diriger vers la
troisième statue. Il préférait ne pas s'appesantir sur le sujet.
La sculpture était tout aussi réaliste que les précédentes, sans doute
réalisées par le même maître. Celle-ci avait l’apparence d’un chevalier, genou à

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terre et tête baissée. Il émanait de lui toute la solennité d’un moment important. Le
visage de l’homme, bien que les yeux fermés en toute confiance, l’échine courbée,
était comme en transe. Calmé, apaisé, attendant un geste ultime qui l’élèverait.
« Je n’offre ni la fidélité de la mariée, ni les services de la putain, mais un
bénéfice bien plus précieux, lut Rudiger.
- Une bière ! s’exclama Snorri, le point levé. Cette fois je suis sûr que c’est
une bière ! Ca ne peut être que ça ! »
L’ensemble du groupe se tourna vers le nain, l’air dépité et blasé. Le magicien
n’avait même pas terminé l’énoncé de l’énigme. Celui-ci se racla la gorge et reprit : il
était inutile de répondre, cela ne ferait que l’encourager.
« Je n’offre ni la fidélité de la mariée, ni les services de la putain, mais un
bénéfice bien plus précieux. Beaucoup d’hommes me convoitent, mais peu
parviennent à m’approcher.
- Une serveuse comme Stéphanie ? proposa Aldebert, un sourcil relevé.
- Un guerrier invincible ? dit Alfred, un goût encore amer dans la bouche.
- Toutes divinités aiment se jeter des fleurs, non ? Je propose…la Dame du
Lac, lança Rudiger d’un ton décidé. »
La statue leva ses deux bras en direction de la tour, et une herse de plus se
leva. Il n’en restait plus qu’une !
Les Vents de Gris se dirigèrent ensuite à la cinquième épreuve. La porte
s’ouvrit de la main de Rudiger, impatient que son tour vienne. Mais ce fut Aru qui en
vit l’intérieur… où ne se trouvait qu’un gigantesque et magnifique miroir sur pied.
Accrochée à sa hanche droite, Driska sortit sa tête de la besace. Elle émit un petit
roucoulement inquiet en regardant sa compagne, et Aru comprit que Driska avait
peur d’affronter l’épreuve. Elle en était même paralysée de frayeur. Quelque chose
de terrible se trouvait dans cette pièce. La frêle hermine tentait de lui faire
comprendre. L’elfe câlina la petite tête blanche qui poussa sur la main pour
accentuer la caresse.
« Tu préfères m’attendre ici avec les autres ? » proposa Aru en lui souriant
tendrement.
Mais Driska répondit en se pelotonnant au fond de la besace. Quoi qu’il
arrive, elles resteraient ensemble. Aru prit une grande inspiration, et entra dans la
pièce. Elle s’approcha du miroir d’un pas mal assuré, guettant la surface lisse
comme si un démon allait en jaillir. L’image était étrangement floue, et gagnait en
netteté au fur et à mesure qu’elle avançait… Elle vit son reflet, mais ce n’était pas
elle. Dans le miroir, une jeune elfe marchait à la même allure qu’elle, faisant les
mêmes pas, les mêmes gestes… et ressemblait énormément à Aru. Cependant elle
avait l’usage de ses deux bras, elle était plus belle et ses formes étaient plus
avantageuses. D’autant plus qu’elle était presque nue. Seules des bandes de tissu
violet maintenaient sa volumineuse poitrine, et un triangle assorti, plus bas, laissait
entrevoir plus qu’il ne le devrait. Sa ceinture ne servait qu’à portée ses armes : deux

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dagues courbes de belle facture et un fouet noir sur le côté gauche. Son visage était
fin, son teint pâle, ses lèvres pulpeuses, ses longs cheveux détachés noirs de jais, et
ses yeux étaient soulignés d’un khôl noir profond. Aru la reconnut instantanément.
Un frisson glacé remonta le long de son échine, sa vision s’étrécit, un vertige
menaçait de la faire chuter. Tout sauf elle ! Driska se mit à trembler dans le sac,
sentant la panique envahir sa compagne.
Le reflet se mit à bouger indépendamment d’elle. La créature amena deux
doigts vers sa bouche, et envoya un baiser vers la jeune elfe tétanisée. En quelques
pas, elle alla enjamber le cadre du miroir et se dandina outrageusement vers Aru, ne
s’arrêtant qu’à un mètre d’elle. Ses mouvements étaient sensuels et envoûtants, et
son sourire enjôleur ne présageait rien de bon.
« Cela me fait plaisir de te revoir enfin, ma chère sœur adorée, roucoula le
reflet, une douceur malsaine dans la voix.
- Dis-moi en quoi consiste mon choix, vite, fit Aru en tremblant, sa haine
prenant le dessus sur sa peur. Moins je te vois mieux je porte, Méléviel.
- Enfin Maruviel, laisse-moi te demander des nouvelles de nos chères
parents. Comment vont-ils ?
- Silence ! hurla de colère Aru, prise d’un sursaut de détresse.
- Ho j’avais oublié ! dit-elle d’un air faussement affecté. Tu m’en veux
parce-que moi, ta bonne sœur, dans tous les sens du terme, je nous ai débarrassé
de ces pénibles et ô combien misérables hauts-elfes. C’est grâce à moi que nous
avons pu vivre où nous voulions. Toi dans ton Empire qui ne va pas très bien, me
semble-t-il, et moi à Naggaroth, avec mes amoureux et amoureuses elfes noirs.
- Mais que veux-tu ? Que veux-tu ? Et bien que le fait de vivre en Empire fut
mon choix et non le tien, sache que les humains que tu dénigres tant sont de bien
meilleures compagnies que la tienne.
- Étant donné que tu es ma sœur et que j’ai toujours voulu t’aider, je te
propose de venir avec moi de l’autre côté de ce miroir. J’ai préparé un chaudron
rempli du sang de mille êtres innocents. En le buvant, tu retrouveras l’usage de ton
bras. Tu gagneras en puissance de manière considérable, plus personne ne
s’opposera à toi, et tu seras…plus jolie.
- Merci mais garde ta beauté de serpent pour toi, grommela Aru. Et quelle
serait la contrepartie ?
- Tu te feras monter par de beaux mâles qui saliveront devant toi quand tu les
domineras. Et tu seras comme ta sœur chérie : une elfe noire. Alors, que choisis-tu ?
- Va te faire foutre.
- Hummm… bon choix. Mais pas pour ta petite créature. »
D'un geste vif, rapide comme l’éclair, Méléviel planta une de ses dagues dans
la besace où se trouvait Driska, et l’autre dans la cuisse d’Aru. Cette dernière
dégaina son épée de son seul bras valide. Ce fut son premier combat depuis le
Moussillon, soit sa première lutte avec un seul bras. Elle ne parvint à parer aucun

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coup de sa sœur, et moult entailles et taillades vinrent la mettre à terre. Elle
s’escrimait du mieux qu’elle put, mais le rapport de force était loin d’être équitable.
Méléviel était une puissante elfe noire dont la rapidité et l’agilité dépassait
l’entendement. La jeune elfe des cités avait, à l’inverse, beaucoup moins
d’expérience au combat, et préférait la distance. Sans son arc, elle se sentait plus
faible qu’un nourrisson. La furie jouait avec elle, s’amusant de sa détresse. Elle lui
arracha même son sac pour le jeter au loin, augmentant plus encore son inquiétude
pour sa petite hermine. Les coups pleuvaient, elle l’éloignait de sa besace et
l’acculait contre un mur…
En peu de temps, Aru fut mise à genoux, incapable de lever son épée.
Méléviel vint se mettre à son niveau, comme on se baisserait pour parler à un
enfant. L’elfe noire leva le menton de sa sœur, vint lui lécher le sang sur le visage et
l’embrassa langoureusement. C’était le moment ! Aru saisit de ses dents la langue
de sa sœur, et vint l’arracher. Et profitant de sa douleur et de sa surprise, elle projeta
son crâne le plus violemment possible contre le visage de son ennemie jurée,
brisant son nez. Méléviel s’écrasa sur le sol, le visage en sang. Encore un peu
sonnée de son attaque, Aru saisit au plus vite une des dagues de sa sœur, et vint lui
planter droit dans le cœur. Elle la planta et la replanta plusieurs fois avant de se
reculer, haletante. Un filet de sang coulait le long de son visage, dû au coup de tête
qu’elle avait asséné. La jeune elfe n’arrivait pas à en revenir : elle avait réussi ? Elle
avait vraiment réussi ? Elle s’attendait à voir sa soeur se relever à chaque instant…
mais le corps resta immobile.
Quelques secondes lui furent nécessaires pour retrouver ses esprits, et elle
se tourna aussitôt vers Driska. En tentant de se redresser pour se précipiter vers sa
besace, Aru s’écroula. L’adrénaline du combat passée, ses jambes ne répondaient
plus. Ses blessures étaient plus importantes qu’elle croyait, et peut-être qu’un peu
de poison se trouvaient sur les armes de la furie. Peu lui importait. Elle se traîna
comme elle put vers le sac, qui demeurait effroyablement immobile... Le petit animal
baignait dans son sang, inconscient. Aru prit l’hermine tout contre son coeur, et tenta
de stopper l’hémorragie de son seul bras valide. Elle rampa vers la sortie, craignant
plus pour la vie de l’animal que la sienne.
Les Vents de gris, voyant l’état de leur amie, se précipitèrent pour lui
administrer les dernières potions de soins alchimiques. Cependant, Aru leur supplia
de s’occuper de Driska en premier. Rudiger la soigna du mieux qu’il put avec sa
magie, mais Driska semblait insensible aux sortilèges humain. Par chance, les
autres traitements fonctionnèrent, et la petite créature blanche rouvrit les yeux, au
grand bonheur d’Aru qui en versa des larmes de joie. Enfin apaisée, ils purent
panser leur amie. Du poison coulait effectivement dans ses veines, mais
heureusement, un simple antidote put en venir à bout. Aru ne s’étendit pas trop sur
le récit de son défi, préférant taire son lien de parenté avec sa Némésis. Seule
comptait la victoire, et le fait qu’elle pouvait toujours leur être utile au combat malgré
son bras mort. Qu’ils en aient douté ou non, il s’agissait surtout d’un fait important

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pour la jeune elfe. Depuis la perte de son membre, elle avait le sentiment de ne plus
être à sa place dans le groupe. Force était de constater que ce n’était pas le cas.
La prochaine étape fut la quatrième et dernière statue. Elle représentait un
homme ressemblant fortement à leur ami, Albert Tröner. Il avait l’air ivre, en train de
boire une énième chope de bière, les pieds dans l’eau d’une rivière. Son visage était
serein, heureux de vivre simplement au jour le jour, et de profiter de chaque instant
comme s’il s’agissait du dernier. Ils eurent tous un léger sourire face à cette
illustration de leur propre vie. Chacun se reconnaissait dans une facette de cette
personnalité. Et enfermés dans ce donjon, ils en venaient à envier l’air libre et
l’insouciance de l’homme.
Avant que Rudiger ne lise à haute-voix l’inscription, les Vents de Gris
regardèrent tous longuement Snorri. Le nain-vengeur, surpris, leur jeta des coups
d’oeil étonnés… avant de comprendre. Ils grogna et cracha au sol avant de
s’éloigner de quelques pas, grincheux. A tous les coups, bière était la bonne
réponse cette fois-ci !
« Bien ! s’exclama Rudiger après s’être raclé la gorge. Allons-y. “Mon armure
me sied toujours à merveilles, et je ne la quitte jamais. Mais un moindre morceau de
métal peut me conduire à la mort.”
- Quelque chose qui ne quitte jamais son armure, réfléchit Johann, l’air
dubitatif. Les armures du Chaos fusionnent avec la peau donc… un champion du
Chaos ?
- Blake Balmorr à la réputation de ne jamais quitter son armure d’obsidienne
donc je dirais : Blake Balmorr, proposa Alfred à son tour.
- Je pense que l’eau à une importance sur cette statue, pensa à haute voix
Aru. Et s’il était question d’une armure naturelle, alors... un poisson ! »
La statue leva sa chope vers les herses, et la dernière barricade se leva. Le
passage de la tour était dorénavant ouvert. Devaient-ils terminer leurs épreuves,
puisque la voie était accessible ? Mais ils devaient attendre Tristan, c’était pour lui
qu’ils étaient ici. Peut-être auraient-ils pu tout éviter en se contentant des énigmes ?
Malgré tout, le donjon de la Dame du Lac signifiait les règles de la Dame. S’ils ne
choisissaient pas la bonne voie de leur “avenir possible”, ils le paieraient sans aucun
doute. Après tout, il s’agissait du donjon de “BonChoix”.
Le groupe se dirigea donc vers la sixième porte, et ce fut l’épreuve de
Rudiger. Le mage poussa un petit cri de victoire pendant que Johann pestait. Enfin
son défi ! Il était impatient ! Qu’allait-il donc lui arriver ? C’était le moment de se
montrer malin. Il entra dans la salle prudemment, s’imprégnant de toutes les
informations à sa disposition. Il se trouvait dans une salle de bal déserte, peut-être
celle d’un château. Les tapisseries étaient de soie luxueuse, les fauteuils de velours
alourdis de richesses fabuleuses, d’immenses lustres de cristal et d’or éclairaient la
vaste pièce, des sculptures au plafond se mêlaient aux peintures et dorures. Tout

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respirait le pouvoir et l’argent. Le maître des lieux ne pouvait être qu’un grand
Seigneur.
Au beau milieu de l’espace se tenait un homme équipé de plates complètes,
si bien qu’il était impossible de distinguer ne serait-ce que sa couleur de peau.
L’armure était extrêmement raffinée. Et sur son plastron, était le symbole de la
sphère et du croissant de lune. Rudiger pouvait reconnaître ce symbole entre mille :
l’écusson de Tzeentch, dieu de la magie, une des quatre divinités majeures du
Chaos. Cette seule indication avait de quoi donner des sueurs froides, et le mage
n’était plus très sûr de lui. Un sceptre était accroché au côté droit du ceinturon de
l’inconnu, dont l’embout représentait une tête d’aigle tenant une sphère
luminescente bleutée. Même si le Vent de Gris était parfaitement visible, sans
aucune cachette possible, l’homme en armure resta immobile, les bras dans le dos.
« Bonjour Rudiger Berthold, fit-il au bout d’un moment, d’une voix grave et
profonde.
- Qui es-tu, hérétique ? Demanda le mage, tentant de donner l’illusion du
courage.
- Toi. »
Le magicien ne comprit pas tout de suite. Mais quand son interlocuteur leva
les bras pour ôter son casque, son coeur manqua plusieurs battements. L’homme lui
ressemblait vraiment. Un peu trop, d’ailleurs. Il était sa copie conforme avec
quelques années de plus.
« Mais… comment est-ce possible ? Par tous les dieux, dis-moi qui tu es, et
sans subterfuge !
- Je suis toi depuis que tu as accepté la véritable puissance qui est à ta
portée depuis toujours. Lors de la Guerre du Chaos à venir, les Vents de Gris seront
perdants, et tu accepteras enfin le vrai pouvoir. Les autres te suivront car tu es leur
chef. Seul Snorri ne t’accompagnera pas. Il jurera de se venger, puis viendra à toi et
tes sujets, qui étiez anciennement les Vents de Gris. Tu le tueras. Ta puissance sera
telle que tu pourras rivaliser avec les dieux. Je te propose d’accéder à ce pouvoir
dès maintenant. Je te propose d’accepter la force dissimulée que tu as toujours eue.
Met à profit ton côté obscur. Fais le choix de prendre mon sceptre et ta puissance
sera incommensurable, dès maintenant. »
Rudiger saliva à l’idée d’acquérir ce pouvoir. Il fit quelques pas vers son Lui
du futur, mais s’arrêta net. C’était trop facile. Il savait que la Dame du Lac le tentait, il
ne devait donc pas prendre le sceptre. C’était donc si simple que cela ? Refuser
purement et simplement le pouvoir ultime pour correspondre à ses critères de
droiture ? Mais qu’aurait-il fait s’il n’était pas dans le donjon de Bonchoix ? Aurait-il
eu des états d’âme ? Même lui ne savait pas ce qu’il aurait fait si la situation n’avait
pas été une épreuve, mais un choix réel d’avenir. Après tout, son premier réflexe fut
de s’approcher, sans même réfléchir une seconde. Ne voulant pas pousser ses
pensées plus loin, il se concentra et incanta un puissant sort de lumière.

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« Un mage de la lumière ne peut avoir d’obscurité ! cria-t-il en lançant sa
magie vers son ennemi.
- Bon choix. »
Le Rudiger démoniaque répliqua avec un éclair magique. Le faisceau
aethyrique sombre rentra en collision avec celui lumineux. Les deux mages luttèrent
de toutes leurs forces psychiques pour gagner ce duel magique. Tentant le tout pour
le tout, Rudiger des Vents de Gris canalisa la totalité de sa magie, de sa force
lumineuse. Tout ce qu’il avait en réserve, la totalité de son aethyr, il allait donner tout
ce qu’il avait. Il ne pourrait plus soigner et incanter d’autres sorts avant sa prochaine
méditation, mais peu lui importait. Seul comptait la destruction de son homonyme.
Une sphère éclatante de blancheur se matérialisa entre ses paumes, grossissant
petit à petit au fur et à mesure qu’il puisait dans son énergie. Son adversaire sourit
de sa tentative. Il perdit cependant peu à peu son assurance en voyant la puissance
du sort s’accumuler. Il commença à préparer un bouclier d’ombre pour se
préserver… Mais c’était trop tard.
Le mage blanc expulsa sa magie, comme s’il arrachait une partie de son
corps, et envoya le tout sur son adversaire. Il sentait ses forces s’amenuir, c’était à
peine s’il parvenait à rester debout quand le dernier trait de lumière quitta sa chair.
La boule de magie pure se lança à grande vitesse vers le sorcier chaotique, s’étirant
en un faisceau aveuglant, et frappa de plein fouet sa poitrine. Il n’eut même pas le
temps de pousser un cri : en une fraction de seconde, il explosa en million de
particules de cendre.
Cependant, à la grande surprise du mage de lumière, bien qu’il eût utilisé
l’intégralité de ses pouvoirs, il se sentit empli de puissance magique. Tremblant
quelques secondes auparavant, une vigueur nouvelle l’envahit. Ses jambes
s’affermirent, son dos se redressa, ses pensées se clarifièrent... Etait-ce un bienfait
de la Dame du Lac… ? Ou sa propre force obscure ? Il n’était pas très sûr que tout
ceci soit une bonne chose… Voulait-il de cette puissance ? Pourquoi sentait-il ce
malaise ? Il avait vaincu sa part sombre, mais elle n’avait pourtant jamais été aussi
présente en lui. C’était l’esprit complètement embourbé que Rudiger sortit de la salle
de son épreuve.
Il voulut rester vague sur le sujet de son défi, mais ne pouvait manquer
d’expliquer que son lui futur était chaotique. Cela, associé aux découvertes des
autres challenges, ne pouvait manquer de dépeindre un tableau noir de l’avenir. Et
apparemment, cela commençait avec le mage. Ce fut la première fois que ces
derniers eurent un soupçon de méfiance à l’égard du magicien. Un soupçon… pour
commencer. Car ils voyaient bien l’air égaré de leur compagnon. Quelque chose se
passait en lui, ils n’étaient pas dupes. Même si eux étaient persuadés que jamais ils
ne plongeraient du côté obscur, ce n’était visiblement pas le cas de leur magicien.
Le groupe d’aventuriers se dirigea alors vers l’ultime porte, l’épreuve du
guerrier de Sigmar, Johann Léopold. Sans même regarder ce qui s’y trouvait, il entra

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d’un pas décidé, le torse bombé fièrement, prêt à en découdre. Et il ne fût pas déçu :
un homme semblait l’attendre, une épée à deux mains dégainée. Il était en armure
de plate carmine, son casque à corne tellement imposant qu’on ne distinguait
aucune parcelle de son visage, pas même les yeux. Johann dégaina son épée à son
tour, et les deux guerriers s’approchèrent lentement l’un de l’autre. Ils savaient qu’ils
allaient se battre, c’était inévitable. A simplement se regarder, ils comprenaient que
tout les séparait. Ils se retrouvèrent à moins de deux mètres d’écart, ils se mirent en
garde.
« Es tu prêt à périr pour la gloire de Sigmar ? ne put résister de dire Johann.
- Tu vas mourir pour la gloire de ton dieu que tu crois tout puissant ! répondit
le guerrier chaotique d’une violente voix rauque. J’étais comme toi avant : misérable,
fervent défenseur d’un dieu qui abandonne ses fidèles, luttant pour un honneur
perdu. Comme tant de tes semblables, tu succomberas aujourd’hui, aveuglé par ta
foi. Tu peux cependant échapper à ton destin. Non en me suppliant, mais en
t’agenouillant devant le seul dieu véritable. Prête allégeance à Khorne, dieu
primordial du chaos, de la guerre et de la destruction.
- Je fais un tout autre choix, celui de te détruire ! Sigmar n’abandonne pas ses
guerriers, il leur donne la force de vaincre les hérétiques, les partisans du malin, les
monstres chaotiques dans ton genre !
- Sigmar vous a pourtant abandonnés lorsqu’il a repris jalousement son
puissant et divin marteau de guerre Ghal-Maraz, et tu as encore foi en lui ?
- Je ne prétends pas comprendre les volontés du Tout-Puissant, j’exécute
seulement ses commandements… seulement Sigmar prévaut ! »
À ses mots, Johann se rua sur son ennemi. Le chaotique para le premier
coup, puis le deuxième, et le troisième. Johann parvint à dévier les estocades du
chevalier du mal, sans arriver pour autant à percer sa défense. Il était très fort. Ils
s’échangèrent des coups d’épée plus puissants les uns que les autres, se jaugeant
en tentant des feintes ou des bottes. Leurs tentatives se faisaient de plus en plus
virulentes, s’agaçant de ne pouvoir toucher l’adversaire. Leurs forces étaient
parfaitement égales… Jamais Johann n’avait eu affaire à un tel adversaire.
Au coeur du combat, il décida brusquement qu’il était temps d’user de son
autre force : celle que ne pouvait avoir son ennemi. Il se concentra pour réciter une
prière à Sigmar, criant sa dévotion à la face de l’hérétique. Grâce à sa foi et à la
puissance divine qu’il en résulte, Johann invoqua un rocher équivalent à la
puissance d’un météore. Le projectile d’un mètre de diamètre vint percuter de plein
fouet le chaotique qui s’écrasa contre le mur opposé. Le choc aurait tué n’importe
qui, mais pas cet homme-là. L’armure avait absorbé une grande partie des
dommages, et seulement un peu de sang sur son casque montrait qu’il avait été
touché. Le champion de Khorne se releva péniblement. Johann se ruait déjà vers lui,
l’épée brandie pour le coup de grâce. Cependant, le serviteur du mal était prêt à le
recevoir. Se campant bien sur ses appuies, il profita de la course du sigmarite pour

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l’accueillir du tranchant de la lame. Johann ne vit pas le piège à temps, il se fit
transpercer de part en part. Brisé, humilié, Johann glissa le long de la lame jusqu’à
ce que le chevalier du chaos le saisisse à la gorge. Le rapport de force s’inversa,
c’était comme si Sigmar n’était jamais intervenu. L’homme masqué se releva, tenant
fermement le cou du guerrier mortellement blessé qui tomba petit à petit au sol... Il
retira son épée des entrailles de Johann, leva son arme à deux mains pour le
décapiter. Au sol, désemparé, il savait ne rien pouvoir faire pour éviter l’inévitable...
« Pardonne-moi, Sigmar ! hurla Johann Leopold. »
Un geste rapide, sec, puissant… La tête du Vent de gris roula un peu plus loin
sur le sol, provoquant un geyser de sang qui envahit le sol. Le choix était pourtant
bon, mais le guerrier apprenait trop tard que la bonne décision n’était pas pour
autant synonyme de victoire. Sa dernière pensée fut pour son Dieu, pour qui il tomba
loin de sa terre, au sein d’un donjon d’une déesse d’un autre panthéon…
Le reste de la compagnie attendait devant la porte depuis plus d’une heure.
Ils avaient confiance, Johann était l’un des plus puissants d’entre eux, avec Aldebert
et Snorri. Pourquoi échouerait-il alors que même une frêle archère sans bras avait
pu vaincre sa Némésis ? Cependant, le temps s’étirait, et l’angoisse montait. Aussi
brusquement qu’un coup de feu, une porte grinça dans le silence, faisant sursauter
les six héros. Des pas résonnèrent dans la vaste place vide… chacun posa la main
sur son arme, prêts à en découdre. Mais ce n’était que Tristan, revenant de son
épreuve, boitant et essoufflé. Il avait été blessé, du sang émanait de certaines failles
de son armure : aux genoux, au aisselles et aux adducteurs. Néanmoins il y en avait
beaucoup trop pour qu’il n’appartienne qu’à lui seul. Le chevalier de Brionne
s’approcha péniblement des Vents de Gris, venant également à sa rencontre pour lui
prodiguer quelques soins.
« Cela emplit mon cœur de joie de vous savoir en vie, sourit-il à leur adresse
pendant que Rudiger incantait un sort médicinal. Mais je ne vois point le guerrier de
Sigmar, est-il toujours en train d’affronter son ennemi au sein de son épreuve ?
Depuis combien de temps l’attendez-vous ?
- Cela fait… plus d’une heure, chevalier, répondit Jacob d’un ton anxieux.
- Selon ses dires, l’ennemi que j’ai vaincu avait une force équivalente à celle
du Roy actuel de Bretonnie. Il m’a affirmé que mon affrontement allait être le plus
dangereux de tous. Donc, amis, je ne veux point être alarmiste ni défaitiste, mais si
Johann ne ressort pas d’ici deux heures, nous devrons continuer sans lui.
- Alors, attendons-le encore ! s’exclama Aru, craignant le pire.
- Johann est un guerrier redoutable, il reviendra, affirma Aldebert avec un
soupçon d’hésitation dans la voix.
- Mais oui, c’est bon ! confirma Snorri, persuadé. »
Ils attendirent deux heures... puis trois... puis quatre... Ils n’arrivaient pas à y
croire, mais devaient pourtant se rendre à l’évidence : il en était fini de leur ami. Les
yeux d’Alfred brillaient depuis un bon moment, mais le constat officiel du groupe le fit

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craquer. Driska vint essuyer une larme de sa truffe sur la joue de sa compagne.
Snorri pesta et cracha au sol, s’éloignant de quelques pas pour se ressaisir. Jacob
était hébété, incapable de prononcer un mot. Seuls Aldebert et Rudiger parvenaient
à garder un semblant de maîtrise, même si leur mine était basse, et leur mâchoire
crispée. L’adepte de Taal s’avança en premier vers la porte et récita une prière pour
feu son ami. Le mage le rejoignit, et chacun se succéda pour prononcer les derniers
mots en son honneur. Entendant chacun de leurs mots, Tristan ne put manquer
d’être touché par tant de respect et d’amitié. Ils savaient tous que ces éloges étaient
plus un soulagement pour les vivants que pour le mort. Ces phrases qui permettent
de tourner la page et vider le coeur, afin de retrouver une certaine paix. Cependant,
au fond d’eux, ils gardaient l’espoir que Sigmar accueille son si fervent serviteur au
Valaheim, et lui permette d’entendre leurs hommages.
Une fois les âmes épanchées et le deuil accompli, le devoir se rappela à eux.
ils n’avaient pas le loisir du repos pour se remettre de leur perte. Maussades et
moroses, ils se dirigèrent vers la tour centrale dont les herses étaient grandes
ouvertes. Tristan s’en étonna, mais n’osa prononcer un mot devant les visages
toujours fermés de ses compagnons de route. Ils grimpèrent les escaliers à
colimaçon, tournant encore et encore sans voir la fin de leur escalade. Ils ​parvinrent
enfin au sommet, sans trop pouvoir estimer combien de temps ils avaient grimpé.
Leurs jambes étaient douloureuses, et leur coeur lourd : il leur tardait d’enfin pouvoir
sortir de ce donjon…
Ils se trouvaient dans une salle circulaire, toute de marbre blanc. Aucune
décoration ni sculpture, seulement quelques sobres colonnes le long des murs et de
nombreux flambeaux diffusant une lumière chaleureuse. Il y régnait un sentiment de
calme et de paix, appelant au repos mérité plus qu’à la menace voilée. Les épreuves
paraissaient être terminées, mais chacun préférait rester méfiants. Au centre, un
bassin d’eau clair composé d ​ es mêmes marches que les thermes menant à
l’intérieur du donjon. Ils s’approchèrent, observant tout autour d’eux, tentant de
débusquer un ennemi tapi dans l’ombre, ou une énigme à résoudre gravée dans la
pierre. Tant que rien ne prouvait la fin du donjon, les Vents de Gris restaient sur le
qui-vive. Ils en avaient trop vu et trop fait pour se fier à une simple impression. Seul
Tristan avait rengainé son épée, sûr de sa Dame qu’il savait ne jamais faire preuve
de fourberie. Confiant, il marchait vers le bassin, le coeur empli d’une déférence
religieuse.
A quelques pas à peine, le chevalier bretonnien s’arrêta. L’eau, pourtant
limpide auparavant, se mouvait lentement sans que rien ne le présageait. Elle
tournoya légèrement, et s’éleva petit à petit en une fine colonne. Éparpillés dans la
pièce, les six aventuriers étaient saisis, hypnotisés par la mouvance gracieuse et
fluide de l’élément. Une silhouette se forma dans l’élégante gerbe liquide, dessinant
une jeune femme délicate aux gestes d’une douceur infinie. Une robe fine coulait sur
son corps, de molles vagues créant de grands drapés qui se mêlaient à ses longs
cheveux ondulant. Petit à petit, elle leva son visage vers les combattants qui lui

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faisaient face. Elle était d’une beauté à couper le souffle, une pureté et une finesse
irréelle. Personne n’avait de doute sur sa nature divine : c’était la Dame du Lac.
Tristan s’agenouilla aussitôt, n’attendant pas que sa déesse ouvre les yeux : il ne se
sentait pas digne de croiser son regard. Sans chercher à comprendre ni à en savoir
plus, les Vents de gris l’imitèrent instantanément. Le moment était trop intense. Il
était déjà rare qu’ils aperçoivent les dieux de leur panthéon… Croiser celle d’un
autre pays était un miracle en plus d’être un immense honneur.
« Chevalier Tristan de Brionne, commença la mélodieuse voix de la Dame,
dans un chuchotement clair qui semblait venir de partout et nulle part à la fois. Tu as
désormais ma bénédiction pour devenir Roy. Tu es bon, juste et puissant. Tu fais
passer autrui avant ta propre personne. Tu m’as convaincue, il te faudra désormais
convaincre la Bretonnie, et tu seras aimé et respecté. Je suis avec toi et l’ai toujours
été. Depuis que tu es un de mes chevaliers, je vois en toi l’avenir, le berger, celui qui
rassemblera pour construire, et non pour détruire. Ton honneur guidera le peuple
vers la paix. Tu aideras les bons et puniras les mauvais, avec impartialité et justice.
Je le sais, et dorénavant je ne serais plus la seule. Tristan de Brionne, je t’offre mon
égide. Elle prouvera aux vivants que tu es l’élu. Relève-toi céans et accepte ce don.
Tu es mon champion, celui qui combat avec comme protection, l’égide de la Dame
du Lac. »
D’un geste ample et élégant, elle fit apparaître un magnifique bouclier
d’argent face au Bretonnien. Rutilant, un sublime Graal détaillé en son centre, il
restait simple et sobre. Cependant, sa qualité exceptionnelle était une évidence, et
personne ne pouvait remettre en question son appartenance divine. Même un
néophyte tomberait en admiration devant une telle oeuvre d’art.
« Vous m’honorez grandement, sainte et ô combien illustre Déesse. Je jure
de ne point vous décevoir, répondit Tristan avec humilité, contemplant le bouclier
sacré.
- Quant à vous, Vents de Gris, vos âmes me sont inconnues. Mais je ne peux
que louer votre courage et votre détermination. Sachez que les amis de mon
champion sont mes amis. Vous avez été confronté à un avenir possible, vous
mettant face à une réalité que vous préfériez oublier ou ignorer auparavant. Aldebert
Ludmilla, en acceptant l’animal qui est en toi. Jacob Silma, en prenant enfin
conscience de ton courage et jusqu’où tu es prêt à aller pour protéger tes amis.
Snorri, en préférant tourner le dos à la vengeance, choisissant la confiance en tes
compagnons plutôt que le combat et le sang. Maruviel Fourbesage, surnommée Aru,
en affrontant ta peur la plus profonde, celle qui gangrène en toi depuis l’enfance, ta
soeur elfe noire. Rudiger Berthold, en ouvrant les yeux sur l’obscurité qui règne en
ton coeur. Même si tu n’as pas encore réellement décidé ce que sera ton avenir, je
ne suis pas dupe, tes actes et le résultat demeure, à toi de ne jamais l’oublier… »
La Dame du Lac se tourna ensuite lentement vers Alfred, et le toisa
froidement.

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« Quant à toi Alfred, continua-t-elle après un court silence accusateur. Tu as
fais le mauvais choix. Il y a de multiples façons d’agir, tes amis l’ont tous prouvé :
que cela soit combattre ou offrir sa vie en échange de celle des autres, ou
simplement refuser de prendre les armes pour de mauvaises raisons… Tu n’as rien
fait de tout cela. Tu n’as pas eu le courage de risquer ta vie pour tes frères. Si tu
avais combattu tu serais peut être mort à l’heure qu’il est, mais dans l’honneur, tel un
chevalier. A l’image de ton ami Johann, tombé au nom de Sigmar. Il n’a pas flanché
et demeurera un héros dans nos cœurs. Vents de Gris, vos prières à son égard
m’ont touché, et je peux vous assurer que son dieu l’a accueilli en sa demeure. Il
sera heureux, à ses côtés, pour l’éternité. Vous pouvez sécher vos larmes en toute
quiétude. Ainsi, pour votre bravoure et vos âmes vertueuses, exprimez tous un
souhait. Même si vous ne comptez pas parmi mes fidèles, vous avez eu la force
nécessaire pour venir à bout de mes épreuves, réussissant là où certains de mes
chevaliers ont échoué. Vous méritez donc récompense. Relevez-vous, je vous offre
à tous ma bénédiction. Sauf toi Alfred, tu ne la mérites point. »
Humblement, sans parvenir à croire qu’ils étaient dignes d’un tel honneur, les
Vents de Gris se redressèrent. Alfred fit quelques pas en arrière, la tête baissée,
n’osant pas poser les yeux sur la divinité qu’il avait mécontenté. Il se sentait plus bas
que terre, réfléchissant à ce qu’il aurait pu faire pour sauver ses frères. Il comprenait
son erreur et se jura de ne plus la reproduire. Il devait se prouver à lui-même qu’il
était bien plus capable qu’il ne le pensait, à l’image de Jacob. Jamais il n’oublierait
cette leçon.
Le silence s’étira quelques instants. Aucun ne parla directement, pas même le
nain. Comment formuler un voeu à une déesse qui leur offrait un tel cadeau ? Et que
choisir ? Que souhaitaient-ils réellement ? Ils ne pouvaient décemment pas
demander la résurrection de Morgann Skin, ou le retour à la paix en Empire. Elle leur
demandait de faire un dernier choix. Et là encore, ils devaient faire le bon. Tristan
attendit passivement, un sourire sincère aux lèvres. C’était au bout de quelques
minutes que Rudiger inspira longuement et se lança.
« Grande Dame du Lac, fit-il en exécutant une révérence complexe. Nous ne
savons comment vous remercier pour votre don, si ce n’est en honorant votre bonté.
Nous, Vents de Gris, nous sommes lancés dans une quête qui nous dépasse, et
votre aide nous sera assurément utile. Ainsi, je me permets de vous demander
d’influencer notre destin si nous sommes amenés à périr. Influencer notre destin
pour nous donner…une seconde chance, si vous le permettez ?
- Je… ferais le même choix que mon ami le magicien, honorable déesse,
ajouta sobrement Aldebert, reconnaissant tout à coup que cette option était sans
aucun doute la meilleure. Nous en aurons fort besoin.
- Je pourrais vous demander de retrouver l’usage de mon bras, mais votre
épreuve m’a fait comprendre que j’étais bien plus forte que je pensais, réfléchit Aru.
Cet handicap a révélé plus qu’il ne m’a aliéné. Je voudrais pousser plus loin encore
cette leçon. Alors si je dois faire un choix, celui de mes compagnons me semble le

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plus adéquat : préserver ma vie et ainsi continuer à défendre mes amis et l’Empire.
Si vous nous le permettez, noble Dame du Lac.
- Ha ouais moi aussi, dit Snorri sous le regard sévère de Tristan.
- J’ai une tout autre requête si vous le permettez, se lança Jacob apeuré par
son audace. Je fais confiance à ma chance innée pour me maintenir en vie, mais
j’aimerais être plus utile pour mes compagnons et la quête qui nous incombe. Étant
donné que mon intérêt majeur se trouve être ma race que beaucoup apprécient et
ma capacité à me fondre dans la masse, j’aimerais être encore plus discret, plus
léger, plus agile.
- Ainsi soit-il, murmura la Dame de Lac en levant délicatement les mains. »
L'eau du bassin se mit à luire d'une douce lumière bleutée, d'où émanait une
chaleur apaisante. Les Vents de Gris furent touchés par cette grâce divine, et
comprirent qu'ils avaient reçu la bénédiction de la Dame. La déesse sourit, puis
redevint lentement eau claire. Les héros se regardèrent, un mélange de satisfaction
et de pensées envers feu-Johann dans leurs yeux. Malgré son échec, Alfred ne
pouvait s’empêcher de ressentir de la fierté envers ses compagnons. Il était heureux
de se trouver parmi eux. Ne restait plus qu’à prouver qu’il avait lui aussi sa place au
sein de la compagnie. ​Il se jura de ne plus jamais laisser sa peur gagner, devrait-il
en mourir.
Les Vents de Gris et Tristan de Brionne descendirent les marches du bassin
dans la piété, s’immergeant dans l’eau comme ils l’avaient fait pour entrer dans le
donjon. Ils se retrouvèrent dans la tour en ruine où ils avaient laissé leurs effets avec
Maline, qui était toujours là.

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Chapitre 5 : Les prémices du voyage

« Hé ben, déjà de retour ? Je n'ai même pas eu le temps d'attacher tous les
chevaux... Il y a pire comme périple mortel et infaisable, non ?
- Vous ne pourriez pas comprendre, ma demoiselle, répondit calmement
Tristan, en enlevant sa chevalière familiale sous son gantelet.
- Ha, ça doit venir de là alors... dit Maline sans chercher à en savoir plus.
- Quoi qu'il en soit, très chers Vents de Gris, j'ai juré sur mon honneur que je
vous aiderais en retour. Voici ma chevalière, un bien inestimable et représentatif de
mon nom. Je prends un risque considérable en vous remettant cet orfèvrerie, mais je
vous le dois bien. Donnez ceci au capitaine de navire que vous choisirez pour votre
périlleux périple jusqu'à Ulthuan. Faites lui comprendre que le Roy de Bretonnie lui
fera don d'une fortune mirobolante, en plus de faire de lui un membre officiel de la
cour de Brionne et officier de la marine royale. C'est une offre qu'il ne pourra pas
refuser. Ma première souveraine décision, avant même que je m’empare du trône,
bouleversera les moeurs bretonniennes. Aru, aucune femme n’a été chevalier, mais
vous valez bien plus que moult nobles adoubés. Ainsi en tant que Roy, je vous
demande de mettre genou en terre. »
Les Vents de Gris restèrent cois, regardant leur amie d'un air stupéfait, dans
un parfait silence. Aru mit une minute à réaliser l’immense honneur qui lui était
proposé. Elle s’inclina précipitamment devant le Roy, et manqua de chuter en
s’agenouillant tant elle était émue et abasourdie. Tristan dégaina son épée
lentement, affichant un sourire sincère.
« Au nom de la sainte Dame du Lac, et par les pouvoirs qui me sont conférés,
je vous fais chevalier. »
La jeune aventurière se releva en saisissant la main tendue de Tristan. Elle
remercia grandement le Roy en le comblant de louanges. Elle n’en revenait pas :
elle, une elfe ayant perdu un bras, les oreilles mutilées, chevalier de Bretonnie ? Un
pays qui était réputé pour détester ceux de son espèce, en plus de ne respecter les
femmes que lorsqu’elles portent une robe et non les armes… Elle n’arrivait toujours
pas à y croire...
« Nos chemins se séparent, pour l'instant, annonça finalement Tristan,
rengainant son épée. Je dois m'entretenir avec le Roy actuel, et le destituer de gré
ou de force. Je souhaite de tout cœur que vous parveniez à vos fins. Amis, nous
nous reverrons en des circonstances moins martiales. »
Ils le saluèrent respectueusement sans se perdre en conversation futile.
Maline, elle, se contenta d’un clin d’œil. Le chevalier Tristan de Brionne se retira du
groupe d'aventuriers, tournant sa monture vers l’horizon et s’éloignant d’un trot léger.
Rudiger garda précieusement la chevalière du nouveau Roy dans une bourse de
cuir, qu'il scella magiquement. Lui seul pourrait l’ouvrir à nouveau. Aru, quant à elle,

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observait l’homme qui venait de l’élever à un titre qu’elle n’aurait jamais pensé
posséder un jour.
Les Vents de Gris et Maline firent une pause où il se sustentèrent et se
reposèrent. Ils l’informèrent de la mort du Sigmarite, ce qui ne la chagrina guère.
Cependant, elle saisit avec plus de certitude qu’ils avaient vécu plusieurs heures
pour ce qui n’était pour elle que quelques secondes. Le plus grand regret de nos
héros était de ne pouvoir enterrer dignement leur compagnon d’armes, et lui offrir
une sépulture digne de lui. Mais l’heure n’était plus aux pleurs. Ils rangèrent leur
bivouac, empaquetèrent leurs affaires, et se remirent en selle. Direction : le duché
de Bordeleaux, vers la cité portuaire de Montelier.
Le voyage fut long mais sans péripétie. Une semaine passa avant qu’ils ne
distinguent la fumée des cheminées de la grande métropole, et quelques heures de
plus pour passer les murs d’enceinte. Sans s’égayer, visiter ou même se reposer, ils
se rendirent directement à la capitainerie du port où ils se renseignèrent sur le
meilleur équipage bretonnien disponible, capable d’entreprendre un long et périlleux
voyage. On leur indiqua à l’unanimité le capitaine de la Pucelle Mouillée, Thomas
Bergensen. Fiers de cette information, mais légèrement déçus qu’un seul bâtiment
puisse répondre à leurs attentes, les Vents de Gris se rendirent sur les quais en
quête de leur possible futur associé. Parfaitement conscients que s’il refusait le
voyage, ils se retrouveraient dans un cul-de-sac. Malgré tout, ils possédaient tout de
même des arguments de poids entre le décret ducal d’Arthur de Haute-Lisse et la
chevalière du nouveau Roy Tristan de Brionne. Si ce dernier n’avait pas encore
réussi à faire se propager la nouvelle de son nouveau statut jusqu’en ces lieux, nos
héros s’en chargeraient.
Face à ces deux preuves de bonne foi, le contremaître de la Pucelle Mouillée
les fit monter sur le pont et les guida jusqu’à la cabine du capitaine. Celui-ci étudiait
ses cartes étalées sur son bureau, le dos bien droit et l’allure du parfait gentilhomme
bretonnien. Il était vêtu de riches atours, et même si ses manches étaient
retroussées pour ne pas tâcher la soie blanche d’encre, sa mise restait parfaite. Il
demeurait distingué même dans l’ouvrage. Ses quartiers se mariaient parfaitement
au personnage, et n’avaient rien à envier à ceux de Cédric Lanfranco, qui mettait un
point d’honneur à réunir richesse et bon goût. Un grand tricorne en cuir l’attendait
sagement sur une commode, près de la porte, signalant qu’il était toujours prêt à se
rendre sur le pont pour commander.
« Bien le bonjour à vous, grand et célèbre Capitaine dont le prestige n'a
d'égal que le talent, s’inclina très bas Rudiger, préférant se montrer excessivement
pompeux pour gagner ses faveurs. Vous, noble nautonier qui osez, de par vos
immenses qualités, naviguer parmi vents et marées, faisant fi des tempêtes,
ouragans, pirates et Léviathan. Nous sommes les Vents de Gris et requérons vos
services pour un long voyage. Nous avons de quoi vous payer grassement, de la
part de Monseigneur Arthur de Haute-Lisse. Voyez plutôt. Jacob, peux-tu, s'il te plaît,
remettre à ce noble marin le décret ducal, je te prie ?

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- Salutations aventuriers, dit sobrement le capitaine Bergensen, en levant à
peine le nez de ses parchemins. »
Jacob fouilla frénétiquement dans son sac, surpris qu’on lui demande ceci à
l’improviste et nerveux de déplaire au capitaine qui pourrait enfin les mener vers
Hémillya. Tout à ses gestes frénétiques, le nez dans sa besace, il sursauta quand
Aru lui mit le document sous les yeux. C’était elle qui l’avait rangé parmi ses cartes.
Il la remercia en le saisissant, pour le tendre à Rudiger qui attendait avec l’horrible
sourire obséquieux qu’il arborait devant nobles ou grands personnages. De son
côté, Thomas Bergensen patientait poliment en jetant un regard intrigué à son
contremaître, resté à la porte. Ils avaient l’habitude de recevoir moult demandes
d’hommes pour le passage d’une terre à une autre, et les refusaient presque toutes.
Pour que son second les fasse venir jusqu’à lui, il devait forcément y avoir beaucoup
à y gagner. En voyant les visages fatigués et salis des aventuriers par des semaines
de dur voyage, il était d’autant plus perplexe...
Le jour se fit quand il lut la missive d’Arthur de Haute-Lisse qu’ils lui tendirent.
Le personnage était d’importance au sein de la Bretonnie, ces individus ne
pouvaient qu’être de grands héros, ou des gens qui lui avaient rendu un immense
service. Thomas les voyait différemment à présent… Ce décret n’était pas à prendre
à la légère, loin de là. Même un pêcheur et sa barque auraient été obligé d’emmener
ce groupe là où ils le souhaitaient, qu’importent les moyens du bord ou le danger
encouru… Et visiblement, les Vents de Gris n’en savaient rien, puisqu’ils
multipliaient courbettes et paroles mielleuses.
« Hé bien c'est fort intéressant dites-moi... sourit aimablement le capitaine. De
plus, je sais le Duc de Haute-Lisse être un homme de parole. Bien que le voyage à
Ulthuan est risqué, le jeu en vaut la chandelle ! Qui plus est, j'ai besoin
présentement d'acquérir d’avantage de gloire. Depuis qu'il est dans les eaux
bretonniennes, ce satané Capitaine Lanfranco à tendance à tout rafler. Faites moi
savoir quand voulez-vous partir, Vents de Gris ! Je suis votre homme !
- Ma foi, je pense que nous sommes p... commença Jacob.
- Allons mes amis ! le coupa Aldebert, visiblement surpris par sa propre
interruption. Nous avons… une note à régler à l’Auberge ! Si nous partons dès
maintenant, nous devrions aller régler notre nuit passée en ces lieux.
- Oui, c’est vrai ! comprit Alfred. Nous pensions rester quelques jours, le
temps d’affréter le navire, mais si vous êtes déjà prêt…
- Je peux faire embarquer le nécessaire en quelques heures seulement,
s'enorgueillit Bergensen, bombant le torse et aveuglé par la prime et la gloire offerte
par Arthur de Haute-Lisse.
- Le temps de fignoler quelques détails pour nous aussi, sourit Aru. Venez,
allons-y.
- Hein ? De quoi ? s’interrogea sincèrement Snorri.

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- Et, ajouta Rudiger, nous avions promis à la serveuse nommée Stéphanie de
lui faire nos adieux avant de prendre le large.
- Allez, viens Snorri, je te payerais une bière ! l'incita Jacob, une main sur son
épaule. »
Le capitaine les salua et commença à donner ses ordres au contremaître au
sujet des provisions ou des membres d’équipage à récupérer en ville. Les Vents de
Gris ne s’éternisèrent pas, retournant sur terre en compagnie de Maline pour trouver
une auberge quelconque. Snorri voulut comprendre la raison de ce contre-temps,
mais Jacob lui intima de se taire, le temps de trouver un coin tranquille où discuter. A
la Taverne du Raisin des Flots, en centre-ville, ils commandèrent bières et vin et
prirent place à une table isolée. Cependant, avant même que Aldebert puisse leur
expliquer son intervention, Maline prit la parole.
« Bon les gars, ma mission s'achève là. Je devais vous escorter jusqu'à ce
que vous quittiez la Bretonnie et vous vous apprêtez à le faire. Alors soyez sympa
de me faire un mot signé comme quoi j'ai bel et bien rempli ma mission. Comme ça
je pourrais le montrer à John. Connaissant votre réputation, j'avais imaginé un
voyage plus périlleux… Mais enfin, tant mieux que non finalement.
- Ma foi, si nous sommes tous d'accord, je peux lui faire ce qu'elle demande,
proposa Aru sous les regards approbateurs de ses compagnons. »
Aldebert serra les dents, prenant son mal en patience… chose qu’il n’aimait,
ni n’avait l’habitude de faire. L’elfe fit ressurgir ses talents de scribe, métier qu’elle
avait exercé il y a fort longtemps, et écrivit d’une très belle plume la lettre demandée.
Elle prit bien garde de ne mentionner ni le nom des Vents de Gris, ni aucune allusion
aux Lames Rouges, de sorte que cette lettre n’ait du sens que donnée par Maline à
John.
« Hé bien merci les potos, dit Maline en prenant le parchemin. Me prenez pas
trop pour l'une des vôtres, ma prochaine mission consistera peut être à vous buter. »
Sans autre “au revoir” que cette menace à peine voilée, elle quitta l’auberge
en ricanant, fière de sa sortie. Mais surtout heureuse d’en avoir fini avec cet
espionnage. Snorri grommela quelques promesses de décapitation en crachant sur
le plancher, sous les yeux dégoûtés de leurs voisins de tablée.
« Qu'elle essaye un peu pour voir, j'briserais la nuque de cette gringalette
avec deux doigts seulement, moi, dit sérieusement Snorri en buvant sa bière.
- Bon, parlons peu parlons bien, lança Aldebert, soupirant d’exaspération. La
raison pour laquelle je vous ai attiré ici, c'est pour que nous réfléchissions un peu
plus sur le navire qui serait le mieux pour nous emmener à Ulthuan. Grâce aux dires
de Bergensen, nous savons que Cédric Lanfranco est à proximité, et nous
connaissons ses valeurs et le potentiel de l'Aquilon. Que savons-nous de ce Thomas
Bergensen à bord de sa Pucelle Mouillée ? Rien. Je propose que nous nous
débrouillons pour embarquer avec Cédric, avec comme paiement la promesse de
notre nouvel allié le Roy. Nous n’en avons pas parlé tout à l’heure.

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- Oui, je suis d'accord, acquiesça Rudiger en finissant son verre de vin.
- En résumé, nous utilisons le décret ducal pour que Bergensen, qui sera
donc payé par Arthur de Haute-Lisse, nous emmène vers l’Aquilon. Et ensuite, nous
échangerons la chevalière de Tristan pour que Cédric nous escorte à Ulthuan,
récapitula Aru, une main levée. Cela me semble parfait, j’aime bien Cédric. Et il
laisse mes animaux se promener en liberté sans trop de restriction.
- On sait que le Capitaine Lanfranco n'as pas peur de braver les océans et les
dangers, et c'est un homme amoureux de l'or. Il acceptera sans aucun doute,
déduisit Jacob en se roulant une cigarette.
- Oui et en plus, nous savons que nous serons bien traités à son bord, affirma
Alfred. Pour vous, hommes et nains c'est habituel, c'est sûr. Mais pour nous les
halfelins, on nous sous-estime à cause de notre pacifisme. Sans parler de toi Aru :
une femme sur un navire, on ne sait pas comment l'équipage de Bergensen te
traitera… Nous avons tous vu comment ils considèrent la gente féminine... En tous
cas je suis moi aussi pour nous rendre à bord de l'Aquilon.
- Ouais. Dit Snorri en rotant sa troisième bière. »
La décision était prise. Ils payèrent leurs consommations et saluèrent leur
serveuse ; Stéphanie. Ne restait plus qu’à tenir au courant le capitaine de la Pucelle
Mouillée. Ce qui n’allait pas être simple, car annoncer préférer un concurrent à une
âme aussi fière que la sienne semblait être une entreprise délicate. Aldebert et Aru
étaient trop francs et sans fioriture, Jacob et Alfred étaient trop timides et réservés,
Snorri… ce n’était même pas la peine d’y songer… Rudiger était le seul à pouvoir
multiplier les courbettes nécessaires pour passer un baume à l’orgueil blessé du
bretonnien. Et, sans surprise, ce fut le cas. Pendant la négociation, ils eurent peur
que l’argent promis par le duc ne soit pas suffisant pour compenser l’affront, mais le
magicien fit appel à tout son savoir faire d’ancien noble de la cour, et réussi à calmer
l’ardeur du capitaine. Il mit en valeur le fait que la somme promise par le duc était
exorbitante pour un trajet si court et peu dangereux. A présent, il leur fallait se
montrer les plus conciliants possibles pendant la traversée, afin de ne pas s’en faire
un ennemi.
Après avoir accepté à contre-coeur l’ajustement de mission des Vents de
Gris, Thomas Bergensen leur partagea les dernières informations reçues sur
l’Aquilon. Cédric Lanfranco se trouverait amarré aux quais de Bilbali. Une cité
portuaire à la frontière du Royaume de Bretonnie et de celui d'Estalie, là où les
citadins ont un teint basané et où le climat perpétuellement chaud pouvait causer
une fièvre aux visiteurs impériaux. La seconde donnée de grande importance était
que Cédric mouillait dans cette ville depuis longtemps déjà. Pour un homme dont les
voyages étaient son gagne-pain, la chose était des plus surprenantes, voire
improbables. Les aventuriers s’échangèrent des regards entendus : Cédric attendait
quelqu’un ou quelque chose. Cela ne fit que les conforter dans leur choix.

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La Pucelle Mouillée largua les amarres dans les heures qui suivirent, et le
navire commença à sortir du port de Montelier. Cependant, un galion de Lyonesse,
un autre duché de Bretonnie, vint se positionner de sorte à leur bloquer la sortie.
Tout l’équipage se rua sur le pont, le capitaine en tête : jamais ils n’avaient eu affaire
à pareille embuscade, particulièrement à la sortie d’un port de leur Royaume, au vu
et au su de tous. S’en prendre à un bâtiment bretonnien en ces lieux pouvait leur
coûter très cher. De la part d’un duché voisin, avec qui leurs relations avaient
toujours été des plus cordiales, il y avait de quoi être surpris.
Aru sortit sa longue-vue pour observer le pont adverse, guettant un possible
signe hostile avant que la Pucelle Mouillée ne soit trop proche. La surprise la fit
sursauter, inquiétant Driska sur son épaule : Guillaume de Franche-Joute, le
chevalier pourfendeur de Griffons, les regardait également à travers sa lunette
depuis le bastingage. A ses côtés, des soldats tenaient Maline Bélice, inconsciente
et grièvement blessée. Des bandages masquaient les blessures qu'elle reçut par
l'épée, ou les hématomes sur tout le corps. L’elfe prévint ses compagnons en leur
passant la longue-vue. Tout cela ne présageait rien de bon. Comment ce chevalier
avait-il pu s’emparer de la sournoise et débrouillarde Maline ? Et surtout pourquoi ?
Que voulait-il ? Qu’avait-il à leur reprocher ? Les Vents de Gris se mirent sur leur
garde, sans pour autant dégainer. Le capitaine Bergensen était perdu. Il ordonna à
son équipage de se préparer à riposter si besoin, et menaça les aventuriers de
payer les réparations si jamais son navire était touché. Lorsqu’ils arrivèrent à portée
de voix, Franche-Joute s’avança et bomba le torse.
« Depuis que vous avez aidé l'imposteur Tristan de Brionne à accéder au
trône, je ne cesse de vous rechercher, clama-t-il bien haut pour que tous entende.
J’en veux à vos lamentables existences. Les autres duchés semblent oublier à qui
doit aller leur loyauté ! Moi je ne l'ai pas oublié, et tout Lyonnesse non plus ! Seul
Gilles le Breton est légitime ! Il est notre véritable Roy ! Et vous, vermines
impériales, vous osez humilier l'honneur bretonnien en créant une scission au sein
de notre Royaume ? Vous bafouez nos traditions avec vos femmes qui ne se
tiennent pas à leur place, et vos mœurs barbares. Et maintenant vous vous
permettez d'intervenir dans la hiérarchie bretonnienne en élevant un usurpateur sur
le trône ? Vous ne possédez aucun noble sentiment, vous n’êtes que des rats
colporteurs de la peste qui dévastera notre Royaume. Moi, Guillaume de
Franche-Joute, vous condamne à mort ! Non contents d'avoir tuer le seigneur et
maître de votre pitoyable Empire, vous renouvelez vos crimes dans les autres pays
? Vous n'amenez que mort et destruction ! Vous avez apporté la guerre en
Bretonnie. Je ne puis tolérer pareille félonie !
- Mais, qu'est ce que vous nous voulez, bordel ? s'emporta Aldebert en
hurlant. Et pourquoi avoir molester celle qui nous accompagnait ?
- Je veux et exige réparation de votre part. Je ne vais point répéter mes
raisons, vils pleutres. En Bretonnie, la voix d'un chevalier prévaut sur n'importe
quelle autre. En ce qui concerne la gourgandine qui vous accompagnait, sachez que

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c'est elle qui m'a stipulé que vous vous trouverez sûrement sur le navire de
Bergensen. Mais la catin m'a manqué de respect. Elle en a donc subi les
conséquences. Cependant je ne suis point homme à occire les femmes... Je l'ai
simplement remis dans le droit chemin. Elle s’en remettra après une demi année de
convalescence. Contrairement à vous. Je ne peux lancer l'abordage du navire de
Bergensen, qui se trouve être un excellent Capitaine bretonnien. C'est pourquoi je
vous provoque en duel ! Si vous avez un tant soit peu de courage et d'honneur,
allons sur la terre ferme et vous pourrez défendre votre vie. Bien que ce soit peine
perdue.
- Ignorons cet imbécile, compagnons, dit assez bas Aru. Il ne nous portera
pas atteinte si nous restons sur ce navire, il l'a dit lui même. Nous avons déjà perdu
Johann, inutile qu'un autre trouve la mort pour satisfaire cette pourriture. Il ne fera
pas plus de mal à Maline, nous trouverons un moyen de la récupérer. Cet homme a
beau être stupide, il demeure un chevalier pour qui la parole et l’honneur vaut plus
que sa propre vie. Il assure qu’il ne la tuera pas, et je le crois. Si elle se tient à
carreau, elle ne craint rien.
- Boarf, cracha Snorri, je lui règle son compte en moins de deux minutes à ce
couillon-là, moi.
- Mon ami, je sais de part mes études sur la Bretonnie que les chevaliers sont
des hommes extrêmement puissants, déclara Rudiger. Faisons comme l'a proposé
Aru, évitons toutes effusions de sang. »
Les Vents de Gris firent part de leur décision à Thomas Bergensen, et son
navire contourna celui de Franche-Joute. Depuis qu’il avait entendu sir Guillaume
promettre de ne pas attaquer son bâtiment, il se sentait plus serein. Ses passagers
pouvaient bien décider ce qu’ils voulaient, peu lui importait. Comme prévu, il n'y eut
aucun assaut. L ​ e chevalier ordonna cependant à son équipage de suivre la Pucelle
Mouillée. Ce qui arrangea finalement les aventuriers : peut-être auraient-ils
l’opportunité de sauver Maline ?
Le voyage jusqu'à Bilbali​, fut des plus calmes, si l'on omettait la pression
constante de voir le navire de Franche-Joute à moins d'un mile d'eux. C'était au bout
de six jours de navigation près des côtes qu'ils arrivèrent à la cité portuaire
estalienne, à la frontière de la Bretonnie. Les Vents de Gris observèrent le galion de
Franche-Joute, se positionnant non loin du port sans y pénétrer. Ils se demandaient
toujours comment récupérer Maline et si elle n’était pas trop mal traitée. Aru avait
passé la plus grande partie du voyage à guetter le pont ennemi de sa longue-vue
sans jamais trouver aucune faille à leur vigilance. Mais la mission de Bergensen
touchait à sa fin, et ils ne pouvaient s’éterniser. Ils lui firent de brefs adieux, et
descendirent à quai.
Le groupe n’eut aucun mal à repérer le célèbre Aquilon, galion
reconnaissable entre mille. Sa figure de proue représentait une femme vêtue d'un
caban de corsaire à col large et remonté, surplombant toutes les autres. Il émanait
d’elle une assurance digne d’un chef militaire. Les voiles étaient repliées et la

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passerelle principale, déployée. Les Vents de Gris se rendirent sur ce prestigieux
navire et saluèrent le quartier-maître Beaucour et l’équipage qui les connaissaient
bien. Après avoir échangé quelques paroles amicales, ils furent menés aux
appartements du Capitaine Cédric Lanfraco. E ​ n entrant, ils remarquèrent
immédiatement la présence d’une jeune femme en compagnie de leur ami. C'était
une jolie et charmante demoiselle au teint basané, de longs cheveux noirs bouclées,
les yeux d'un vert éclatant et les lèvres pulpeuses. Bien que son chemisier laissait
entrevoir une partie de sa voluptueuse poitrine, elle n'était pas habillée vulgairement
: une longue robe jaune d’or, de fines bottes de cuir brun et ses grandes créoles d’or
témoignaient d’un sens du raffinement. Elle se présenta sous le nom de Rebecca
Delanova, et fut fière d'apprendre au groupe que le Capitaine Lanfranco l'autorisait à
voyager sur l'Aquilon... en échange de services personnels. Elle semblait
parfaitement à son aise, p ​ artageant une délicieuse bouteille de rhum à la table du
Capitaine.
Quant à Cédric, talons sur le bureau et main posée non loin de celle de
Rebecca, il exprima aux Vents de Gris la joie de les revoir et qu'il fut fort jouasse que
Camille Striker ne l'ait pas monté contre eux. Les aventuriers eurent un sourire à ces
mots : même si cela avait été le cas, la somme d’argent promise par les Lames
Rouges en échange de leur tête aurait eu tôt fait de taire ses regrets. Ils le savaient,
mais ne s’en formalisaient pas. Le Capitaine n'avait pas changé d'apparence depuis
la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Il portait toujours son caban de luxe bleu marine,
et son tricorne noir à plume rouge, orné d’une superbe fleur de lys blanche sur le
côté droit. Ses cheveux bruns était soigneusement attachés en catogan, ses favoris
et sa moustache, impeccablement taillées. Il était ​bel homme, malgré deux cicatrices
sur les joues dues à une balle de mousquet reçue en plein visage.
Une fois les politesses d’usage passées, les Vents de Gris expliquèrent la
raison de leur venue. A la mention d’Ulthuan, une étincelle de défi s’alluma dans les
yeux du loup de mer. Mais quand ils dévoilèrent la chevalière de Tristan de Brionne,
avec la promesse que le nouveau Roy de Bretonnie ferait de lui un homme
immensément riche et renommé, ce fut la cupidité de l’ancien forban qu’ils
aperçurent. ​Le capitaine prit le bien du Roy et en observa le fin ouvrage. Il n’avait
pas encore eu vent du coup d’état, mais savait ses interlocuteurs honnêtes. Jamais
ils ne l’avaient berné, et une information aussi énorme ne pouvait être un mensonge
crédible… De plus, l’idée de s’attirer les faveurs du nouveau Roy en place ne
pouvait que lui être bénéfique.
« Mes petits amis, on ne peut plus se passer du majestueux Aquilon, n'est-il
point ? sourit Cédric en un rictus entendu, s’adossant à nouveau sur son siège en
une pose décontractée. Que feriez vous sans mon magnifique galion, mais que
feriez-vous donc ? Héhéhé... enfin bref ! Evidement que je vais accepter le paiement
et les bénéfices de votre nouvel allié si puissant. Pour l'Aquilon, aucun voyage n'est
impossible. D'autant plus qu'il est commandé par le meilleur capitaine que le monde
ait jamais porté, il en va sans dire. Et sachez, mes agneaux, qu'inconsciemment

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vous rendrez service à un homme que j'attends céans et qui veut, comme vous, aller
à Ulthuan pour retrouver la belle Hémillya Gilgameish.
- Cédric… Albert vous a demandé de l'emmener à Ulthuan ? demandèrent
presque simultanément Aldebert et Rudiger.
- Bien que ce ne fut point compliqué, votre sens de la déduction vous donne
raison.
- Voilà une aide armée et un pote qui plus est ! rit Jacob, aux anges.
- Et un buveur de bière presque aussi bon qu'un nain ! ajouta Snorri, le poing
levé.
- Enfin une bonne nouvelle, commenta Aru le sourire aux lèvres, sous les
hochements de tête approbateurs d'Alfred.
- Et pour vous, continua Cédric, ce ne sera pas la seule. Albert nous a fait
parvenir un faucon, à la volière de l'Aquilon. Il nous rejoindra d'ici deux à trois jours.
Donc, en l'attendant, vous pouvez d’ores et déjà prendre vos quartiers à bord du
magnifique Aquilon, en échange d'une modeste somme bien entendu. Vos cabines
habituelles sont prêtes à vous accueillir. »
Les Vents de Gris acquiescèrent avec grande satisfaction, trop las pour
négocier l’argent supplémentaire demandé. Dormir en sécurité, loin des Lames
Rouges et des créatures belliqueuses, leur procurait déjà une sensation de
bien-être. De plus, ils savaient pertinemment que le navire de Franche-Joute ne les
attaquerait pas ici : trop risqué. Restait le cas de Maline, toujours prisonnière du
chevalier. Ils ne pouvaient décemment pas demander à Lanfranco de lancer un
combat naval contre le bretonnien, particulièrement dans le port de Bilbali…
Ils passèrent donc la journée à réfléchir au moyen de secourir la jeune
femme. Ils firent même une tentative, de nuit, mais se firent repérer avant même de
pouvoir monter à bord du galion ennemi. Suite à cet échec, ils décidèrent d’attendre
Albert et le départ de l’Aquilon : à ce moment-là, Franche-Joute n’aurait pas d’autre
choix que de les provoquer à nouveau, il n’allait certainement pas les suivre
jusqu’aux lointaines contrées elfiques. Ils occupèrent donc le reste de leur temps à
se reposer, jouant aux cartes, conversant avec les marins, écoutant les vantardises
de Cédric, et autres loisirs. Autant profiter du répit qui leur été offert pour se
ressourcer.
Au cours du troisième jour, Albert Tröner se présenta comme promis sur le
pont de l'Aquilon. Il était brun, on ne peut plus banal, mal rasé, les cheveux mi-longs,
et d’une carrure plus large que la moyenne. Une cicatrice atypique lui traversait
néanmoins les lèvres sur le côté droit. Cependant, il n'était en aucun cas équipé
comme à l'accoutumé. Ils le connaissaient couvert d'une simple broigne, ou
simplement torse nu, une gourde d'alcool et une épée courte à la ceinture. En
l'occurrence, il se présenta à eux en armure de plates complètes finement ouvragée,
portant son heaume sous le bras. ​La gourde était toujours à sa ceinture, certes, mais
l'épée à deux mains qu’il arborait à présent ne pouvait qu’être portée accrochée
dans le dos tant sa taille était démesurée. Les Vents de Gris reconnurent l'arme :
Sorbar Saurus, la légendaire épée runée de Morgann Skin. Ceci expliquait pourquoi
ils ne l'avaient pas trouvée au moment d'inhumer Morgann. Ce n'était pas l'œuvre
d'un pillard mais bien celui de l'ami du Général, Albert.

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Il était accompagné de sa fille adoptive Lyllia. Une fillette d'une dizaine
d'années. Mignonne et distinguée, elle possédait étrangement les mêmes traits et
cheveux blancs que sa mère adoptive, Hémillya Gilgameish, donnant l’illusion d’un
réel lien de parenté. Ses frêles épaules étaient recouvertes d’un épais chaperon, si
blanc qu’il semblait ne pouvoir accrocher la moindre poussière.
Les retrouvailles furent chaleureuses : les six héros étaient sincèrement
heureux de retrouver le fier aventurier, avec qui ils avaient partagé bon nombre de
péripéties. Cédric s’empressa de les inviter dans ses appartements pour quelques
bières. Ce n’était qu’après quelques partages d’anecdotes et de victoires épiques
qu’ils entrèrent dans le vif du sujet : comment avait-il su où se trouvait Hémillya ?
« Vous savez tous que les pouvoirs magiques de Lyllia et Hémillya sont liés,
ricana Albert, étant le seul qui put poser ses bottes sur l’une des chaises vernies de
l’Aquilon. Alors ma fille est rentrée en stase pendant au moins une semaine, pour
localiser ma gonzesse. Lyllia sentait la magie de Hémi mêlée à l'aura haut-elfe, et en
a déduit qu'elle se trouvait à Ulthuan. La magie de l'Ombre à laquelle ma gonzesse
l'a formée est spécialisée, entre autres, dans la recherche et l'investigation, j'crois.
Enfin, je sais pas ce qu'elle fout là-bas mais je vais pas laisser Hémi avec des
sodomites elfiques.
- Ouais, ça nous étonne pas, commenta Aldebert avec le sourire. En tout cas,
le fait que nous soyons réunis augmente considérablement nos chances de survie.
- Depuis quand et pourquoi tu portes une armure comme ça, toi ? demanda
Snorri en​ t​ oquant sur le plastron d'Albert.
- Pour nous protéger du voyage, et surtout, de la destination, répondit Lyllia
d'une voix calme et posée à la place de son père. Ainsi, Albert a participé à la
périlleuse mission de sauvetage d'une ville bretonnienne qui ne cessait de se faire
attaquer par des géants. Il l'a fait pour protéger d'innocentes personnes. Mais ne
nous le cachons pas, mon père savait que la Dame du Lac le récompenserait de ses
bienfaits. Il a alors demandé une armure bénie par la déesse. Elle lui a donc fait don
de l'armure d'un ancien chevalier bretonnien légendaire : Galaad. Cependant, ce
n'est point tout. J'ai rappelé à mon père que les hauts-elfes sont réputés pour leur
xénophobie et leur condescendance. La raison pour laquelle ma mère est retenue
en ces lieux ne présage donc rien de bon. Etant donné que les hauts-elfes sont les
êtres les plus imprégnés ​de magie au monde, Albert a tenu à ce que mes propres
sens magiques, mon harmonie aethyrique, soient dissimulés. Ainsi, je ne serais à
leurs yeux qu'une simple enfant, et non une magicienne. Une seconde quête pour la
Dame du Lac fut donc nécessaire, et cette dernière lui a fait don de ce que je porte
sur les épaules :​ ​le saint Chaperon de l'Inconnu.
- Elle est bien éduquée ma gamine, hein ? se vanta Albert, en buvant une
bouteille de rhum au goulot.
- Je te le concède, affirma Aru d'un air moqueur. On voit bien que ce n'est pas
toi qui a fait son éducation.
- Heureusement, rit Jacob en se roulant une cigarette. Vous imaginez, il ne lui
aurait appris qu'à boire des litres de bière sans vomir.
- Allons, fi de tes remarques réprobatrices, mon ami ! lança Rudiger d’un ton
faussement outré, avant de fixer Snorri. Il y en a pour qui se sont les bases
fondamentales d'une bonne éducation, ajouta-t-il sans pouvoir s’empêcher de
sourire.

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- Quoi qu'il en soit, je suis content de notre situation actuelle, dit Alfred en
souriant timidement. Albert, il faut que tu saches que nous avons malheureusement
perdu Johann, notre ami et guerrier aguerri.
- Je me disais bien qu’il en manquait un, soupira l’aventurier alcoolique. Il a
sans aucun doute rejoint son dieu, Sigmar. Je suis sûr ‘’qu’il vit bien sa mort’’.
- Mais Albert est maintenant là pour vous protéger, commenta Cédric en
bourrant sa pipe avec le tabac de Jacob. A défaut de votre périple à Ulthuan, le
voyage à bord du magnifique Aquilon va... »
Le capitaine fut couper par des coups à la porte, et le Quartier-maître
Beaucour entra en trombe sans même attendre de réponse. Albert bouchonna sa
bouteille, Cédric se leva instantanément, et Snorri dégaina aussitôt sa hache. Tous
le regardaient, surpris par cette agitation.
« Capitaine ! Nous avons fait monter une jeune femme à bord, trempée
jusqu’aux os et salement amochée. Elle dit être une alliée récente des Vents de
Gris, et à part des soins, elle voulait leur parler de toute urgence.
- Vous avez bien agi, Monsieur Beaucour. Vents de Gris, allons-y ! s'écria
Cédric en se dirigent vers l'infirmerie. »
Ils se précipitèrent au poste de soin de l’Aquilon, et virent Maline Bélice dans
une des paillasses. Sa beauté était ruinée, son corps meurtri, et ses yeux
témoignaient d’une douleur omniprésente.
« Vous me devez de la tune, Vents de Gris, gémit Maline. Le sodomite de
chevalier qui vous en veut m'a fait vivre un enfer, à cause de mon ''insolence'' m'a t-il
dit. Sa plus grande connerie a été de ne pas me buter. Ils sont à la sortie du port
pour vous aborder dès que vous sortirez. Il ne voulait pas détruire un navire
bretonnien mais n'aura pas les mêmes scrupules avec l'Aquilon. Je me suis jetée à
l'eau depuis la lucarne de leur poste de soin, et j'ai saboté le gouvernail le cul dans
la flotte. J'ai fait tout ça pour vous, ou plutôt pour que vous me payez. Franchement,
payez-moi, et ne soyez pas pingres !
- Grâce au sabotage de la demoiselle, ils ne pourront pas manœuvrer et je
pourrais aisément éviter leurs tirs de canons, commenta Cédric. Il est évident que
les médecins de l'Aquilon vous appliqueront les meilleurs soins possibles. Et ce,
gratuitement, en guise de remerciement. Je vous donnerais également cent
couronnes pour avoir​ ​évité une bataille inutile à mon équipage.
- Nous vous soignerons également via notre magie, vous le méritez
amplement, annonça Lyllia d'un ton assuré, en regardant Rudiger qui acquiesçait.
- Mes amis, dit Alfred en regardant ses compagnons. Je propose de donner
une gracieuse compensation pécuniaire à Maline, qu'en pensez-vous ? »
Les Vents de Gris se mirent immédiatement d'accord sur le fait de payer
Maline pour services rendus, soulagés de la savoir enfin sauve auprès d’eux. Même
si elle était une Lame Rouge, membre d'une guilde ennemie, elle les avait
incontestablement aidé. Monsieur Steiger, l'apothicaire de l'Aquilon, usa de moult
potions alchimiques et herbes médicinales pour soigner la jeune femme qui
s’assoupit aussitôt. Une fois assurée d’être récompensée et entre de bonnes mains,
elle relâcha sa vigilance.
Cette mésaventure retarda leur départ de trois jours, mais ils ne s’en
inquiétèrent pas. Qu’étaient quelques jours de plus après ces mois passés à se
préparer ? A la fin de cette attente, Maline put à nouveau se mouvoir par ses
propres moyens. Elle mit pied à terre, ses maigres effets et sa nouvelle richesse en

59
main. Il lui tardait de retourner en Empire et retrouver sa guilde. Un simple geste de
la main fut son dernier au revoir.
Une fois la jeune femme au loin de l'équipage, l'Aquilon largua les amarres et
commença à sortir du port. Cédric Lanfranco sourit quand il entendit les plaintes de
l'équipage du navire de Franche-Joute : ils ne pouvaient pas virer de bord et, par
conséquent, leurs canons n'étaient pas une menace. L'Aquilon passa tranquillement
devant eux. Tous étaient sur le pont, les regardant au passage pour les narguer.
Cédric, insolent, poussa le vice jusqu’à tirer son tricorne à un Guillaume de
Franche-Joute si rouge de colère qu’il en était violacé. Les aventuriers, cheveux au
vent, accoudés au bastingage, souriaient de toutes leurs dents. Le chevalier,
démuni, vociféra les injures les plus fleuries que son éducation lui permettait, y
mêlant menaces et promesses de mort.
Pour les Vents de Gris, le début du voyage vers Ulthuan commençait plutôt
bien.

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Chapitre 6 : Le voyage vers Ulthuan

Les premiers jours à bord de l'Aquilon se déroulèrent sans encombre ni


inconvénient. L'océan et la météo étaient propices à la navigation et au confort. Les
Vents de Gris connaissaient bien l'équipage, et purent se reposer et prendre du bon
temps en leur compagnie. Aldebert aida Aru à s'entraîner au tir à la fronde pendant
que Snorri buvait moult bières avec Albert. Rudiger et Lyllia discutèrent longuement
de la magie et de l'harmonie aethyrique, tandis que Jacob jouait à des jeux d'argent
avec les marins durant leurs moments de loisirs. Quant à Alfred, une véritable guerre
spirituelle faisait rage en lui. Il cherchait à devenir plus qu’il ne l’était. Plus fort, plus
présent, plus utile. Si leurs dernières aventures lui avaient appris une chose, c’était
bien cela : il devait devenir plus capable. Mais comment y parvenir ? Comment ses
amis faisaient-ils pour être ce qu’ils étaient ? Il passa tout son temps à la proue du
navire, observant l’océan, perdu dans ses réflexions. La Dame du Lac lui avait
donné une bonne leçon sur ses choix et sa façon d’être. S’il devait continuer avec
ses compagnons, dont les aventures étaient de plus en plus dangereuses et les
conséquences d’autant plus drastiques… il devait changer. Il devait évoluer.
Le voyage était calme et paisible dans un cadre agréable et avec des gens de
confiance… Pour les Vents de Gris, c’était une chose si rare qu’ils ne se
souvenaient plus de la dernière fois où ils avaient pu montrer tant d’insouciance.
S’entendre rire les surprenait. Et ne plus se réveiller en sursaut au moindre
craquement de bois leur permettait de réellement se ressourcer. C’était quelques
jours de bonheur simple, les faisant goûter au paradis, le temps d’un clignement de
paupière dans leur vie.
La quatrième nuit, alors que Rudiger et Aru entretenaient une conversation au
sujet des hauts-elfes d'Ulthuan, un lourd battement d’ailes leur fit lever les yeux au
ciel. La silhouette d’un immense oiseau était perchée en haut du grand mât, derrière
la toile de la grande voile. Mais même s’ils criaient à la vigie de leur en dire un peu
plus sur la présence de l’animal, William ne comprenait pas. Pire, il les jugeait ivres,
comble pour ce jeune homme un peu trop porté sur la boisson… Quoi qu’il en était,
fort était de constater qu’il ne voyait pas le volatile. Ils passèrent de l’autre côté du
mât pour mieux distinguer la nature de la créature. Aru ne vit rien, mais Rudiger,
habitué au surnaturel, découvrit un grand et magnifique corbeau. Il distingua une
once de la voûte céleste à travers le corps de l'animal é ​ théré. Cela confirma ce dont
ils se doutaient : le corbeau n'était pas animal. De plus, que ferait un corbeau à trois
jours de la terre ferme ? Néanmoins, il n'était pas d'origine magique non plus.
Rudiger ne ressentait pas d'aura aethyrique autour de la créature, il s'agissait donc
d'une manifestation divine. Il n’eut pas le temps de pousser plus loin ses
observations que le corbeau se mit à disparaître lentement. Apparemment, la seule
raison de sa présence semblait d’être vu.
Un échange de regards et les deux Vents de Gris partirent immédiatement

61
prévenir leurs compagnons. Ils n’eurent pas à chercher longtemps, se contentant de
suivre les rires : ils se trouvaient tous en compagnie d’Albert et Lyllia, dans leur
cabine. Ils entrèrent en trombe et coupèrent court à leur conversation. Cela faisait si
longtemps qu’ils n’avaient pas eu d’événement notable que la soudaineté de celui-ci
les mettait dans un état d’étonnement extrême. Leur récit fut haché, chacun voulant
approfondir ce que disait l’autre. Ils ne remarquèrent pas l’étincelle qui s’allumait
dans les yeux d’Alfred, qui prit ce signe comme une réponse à ses tourments
spirituels. Lyllia s’éclaircit la gorge, et avança lentement au centre du groupe :
« Ma mère, Hémillya, m'a enseigné tous genres de domaines surnaturels, et
la religion du Panthéon sigmarite en faisait partie, intervint Lyllia. Je peux vous
certifier que le corbeau est le totem, le symbole-phare du dieu Morr.
- Arf... commença Albert, dès que les dieux entrent en jeu, ça met plus de
complications qu'autre chose. La religion, c'est de la merde.
- Doucement mon gars, protesta Aldebert. Je suis moi-même protecteur du
dieu Taal.
- Et Morr est une divinité appréciée de notre compagnie et de nos amis,
commenta Alfred. J'ai du respect et de la considération pour ce dieu de l'Empire. »
Seule Lyllia jeta un regard intrigué vers le jeune halfelin. Un petit sourire
satisfait illuminait le visage du semi-homme. Alfred pensait à son ami Wolf, et à
l’incroyable templier feu-Sombregarde. Il se remémorait leur courage, leur
puissance… et surtout leur foi ardente. C’était de cela dont il avait besoin : se lier à
un dieu. Ce corbeau était le message qu’il attendait. Taal n’avait-il pas soutenu son
fidèle, Aldebert, en lui offrant un bracelet de cuir décuplant sa force ? Naturellement,
il savait qu’il y avait toujours des contreparties. Cela dépendait du tempérament du
dieu, et la plupart étaient vindicatifs, ne supportant pas que leurs adeptes puissent
tourner le dos ou pire encore, perdre. Cependant, il ne pensait pas que cela soit le
cas de Morr, le dieu des songes et des défunts… Il devait se renseigner.
Dans le reste de la pièce, la récente nouvelle perturba le groupe. Que leur
voulait donc Morr sur la route d’Ulthuan ?
Tous passèrent malgré tout une nuit normale et agréable, comme celles
depuis le début du voyage sur l’Aquilon. Tous… sauf Alfred. Il mit beaucoup de
temps à s’endormir, tant il était obnubilé par sa nouvelle décision. Mais il ne savait
pas comment s’y prendre et n’osait demander conseils à Aldebert. Alfred ne s’était
pas rendu compte qu’il avait fini par s’assoupir. En un clignement de paupière, il se
retrouva au beau milieu d’une immense salle aux grossières pierres grises et
froides… Face à lui, un trône de bois, ancien et usé par le temps. Un homme y était
assis, courbé et décharné, couvert d’un ample tissu noir fripé et élimé qui ne
parvenait pas à masquer l’arête de ses os… Un capuchon masquait ses traits, seul
le bas de son visage révélait sa vieillesse millénaire.
« Jeune halfelin débordant de vie, si tu veux te lier à moi, le dieu des défunts
qui a pour maîtresse la mort, tu te doutes bien que tu dois le mériter. »
Alfred resta sans voix quelques instants, choqué de comprendre face à qui il
se trouvait. Il hoqueta et balbutia des mots inintelligibles avant d’enfin pouvoir
s’incliner avec la plus grande ferveur, le plus honnête respect, la plus profonde
humilité.

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« Je suis honoré que vous daignez vous adresser à moi, Seigneur et Maître
Morr, je vous suis tout ouï.
- Vous allez naviguer à proximité d’un monument établi en mon nom, sur une
île, il y a de cela des siècles : le phare du Braséro des Âmes. C’est une de mes
saintes reliques. Néanmoins, les derniers ermites qui furent chargés de protéger
mon Braséro des Âmes, ont failli. Il ne brûle plus, renversé. Tu te dois de le
redresser, peu importe les dangers qui te feront obstacles. Fais cela pour moi, et
j’octroierais aux Vents de Gris mon aide divine.
- Vos désirs sont des ordres, Seigneur Dieu de la mort. », bredouilla le
halfelin, n’arrivant pas à croire l’honneur qui venait de lui être fait.
Il osa relever le visage… et ne vit que le plafond de sa cabine. Il venait de se
réveiller. Il sauta hors du lit, on ne peut plus motivé à ne pas décevoir Morr. Il s’était
juré au donjon de Bonchoix, lorsqu’il eut échoué face à la Dame du Lac, de ne plus
jamais être un couard. Sa première action fut d’aller prévenir ses amis de son rêve,
leur expliquer tout ce que lui avait communiqué Morr. Ils devaient absolument se
rendre au phare pour redresser le Braséro !
Il dut patienter quelques temps dans la cantine que chacun d’entre eux se
réveille et vienne prendre une collation avec d’autres membres de l’équipage. Alfred
les fit tous attendre à table que chacun soit présent avant de leur annoncer ce qu’il
savait être une grande nouvelle. Cependant, le discours du halfelin ne fut pas
accueilli avec tout l’enthousiasme qu’il pensait mériter.
« Alfred, commença Rudiger avec toute la diplomatie dont il était capable.
Sans vouloir te faire défaut, nous avons une mission plus importante que celle de
favoriser ta nouvelle… illumination.
- Mais nous ne parlons pas que de moi, là ! s’indigna Alfred. Morr va certes
me récompenser de ma foi, mais aussi le groupe qui m’y a aidé ! C’est ce qu’il m’a
dit : “j’octroierais aux Vents de Gris mon aide divine” !
- Il est vrai que ses bienfaits sont pour le moins...efficaces, argumenta Jacob
en souriant à Alfred. Bien que je n’apprécie pas ce personnage, Blake Balmorr n’est
pas devenu si puissant tout seul, mais bien avec l’aide de son dieu.
- Et il faut aussi savoir, intervint Aldebert, que le fait d’aider Morr peut être
bénéfique pour ma religion également. Comme vous le savez, je prêche Taal. Et
Taal est le père de Morr. L’aider aura un effet double.
- Et qui dit “périple divin” dit “baston divine” ! cria Snorri, les yeux pétillants.
- Je pense qu’en effet, cette tâche présente plus d’avantages que
d’inconvénients, continua Aru beaucoup plus calmement.
- Bien, bien, j’ai compris, capitula Rudiger d’un ton insolent. Nous irons alors à
ce phare, si c’est ce que vous désirez... tous. »
Quelques heures s’écoulèrent avant que le guetteur de l’Aquilon, William,
n’annonça qu’une terre était en vue. Bien que les Vents de Gris se doutaient de
quelle île il s’agissait, ils regardèrent tous ce à quoi le phare du Braséro des Âmes
ressemblait. C’était une terre composée uniquement de roches sombres, sans
végétation, ni relief. L’îlot était parfaitement circulaire, de bien deux-cent mètres de
diamètre, et semblait flotter sur l’océan en faisant fi des tempêtes. En son centre
trônait le phare du Braséro des Âmes, le phare de Morr. Une immense tour sans
lucarne ni meurtrière, majestueuse, construite avec les mêmes roches sombres dont
était composé l’îlot. Aucun signe de vie, seulement un gigantesque disque de pierre
isolé face aux cieux.

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Alfred inspira un grand coup et s’enorgueillit. Fier comme un paon, il annonça
solennellement au groupe que c’était à lui de prévenir Cédric Lanfranco qu’ils se
rendraient sur cette terre. Les autres le regardaient sans rien dire, préférant le
laisser annoncer la nouvelle au capitaine qui n’allait être ravi de l’escale. Le halfelin
se pavana sur le pont, en direction du poste de commandement. Morr l’avait choisi, il
était son émissaire, il ne pouvait faillir à sa mission sacrée. Il ne pouvait penser qu’à
cela. A la barre, Cédric riait avec Albert.
« Et elle en demandait encore la Steph’, j’avais ses tresses en mains et... hé
Alfred , tu veux quoi ?
- J’aimerais exprimer une requête au Capitaine Lanfranco. Mon groupe et moi
voulons nous rendre sur cet îlot, afin d’effectuer une quête… divine. Pouvez-vous
nous attendre un moment et nous fournir une chaloupe afin que nous puissions y
accoster ?
- Je sais pas ce que va dire mon pote Ced’, mais vous faites une connerie là,
les poulettes, dit sérieusement Albert d’un air moqueur.
- Mon dieu Morr a promis une récompense qui nous servira à tous, je vous en
donne ma parole, argumenta Alfred avec conviction et certitude. Albert, cela pourra
aussi nous aider à retrouver Hémillya, j’en suis… sûr !
- Albert, commença le Capitaine, celle que vous voulez allez quérir est ta
femme. Tu es prêt à accorder du temps aux Vents de Gris pour vagabonder ? Tu es
mon ami, et cette fois je suivrais tes dires. Je connais l’amour que tu portes à ta
famille. Malgré les apparences, bien sûr.
- Bien, commença calmement Albert en se massant le crâne, l’Aquilon vous
attendra mais revenez vite les gars, et restez en vie.
- Je n’ai jamais eu le pied marin, et un moment à terre me ferait le plus grand
bien ! intervint tout à coup Rebecca Delanova, s’incrustant inopinément dans la
conversation, souriante.
- Rebecca, je ne veux et ne peux rien t’interdire, mais fais attention s’il te plait,
dit Cédric d’une voix grave. Tu es certaine de vouloir les accompagner ?
- Cédric, mon beau, ne t’en fais pas. Je ne suis pas le genre de femme à me
laisser faire, n’est-ce pas ? Et tu ne risques pas d’avoir à tes côtés une compagne
religieuse, tu le sais bien. Je partage le même athéisme qu’Albert et toi, tu n’as rien
à craindre. Je vais juste faire une promenade pour me dégourdir les jambes. Et si je
peux aider les Vents de Gris, je le ferais bien sûr.
- Alors tout est dit, conclut Cédric, la mine basse. Quartier-maître Beaucour !
Jetez l’ancre et faites descendre une chaloupe à l’eau ! »
Alfred se précipita vers ses amis pour leur annoncer la bonne nouvelle.
Rudiger n’était pas très heureux mais eut la délicatesse de ne plus argumenter,
comme il aimait tant le faire. Il avait nourri le secret espoir que Cédric ou Albert se
seraient opposés à l’entreprise. Le Capitaine s’approcha de Aru, et lui adressa un
sourire tout en bourrant sa pipe.
« Ma Demoiselle, je vous vois toujours avec votre sorte d’animal de
compagnie. J’ai en ma volière un faucon, celui dont Albert avait usé pour me faire

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parvenir le message. Il m'est inutile, j’ai déjà moult pigeons voyageurs pour remplir
cet office. Que diriez-vous de le prendre ? De part votre affection envers les
animaux, vous en ferez certainement meilleur usage que moi.
- Je… commença Aru, surprise. Oui Capitaine, je m’occuperais on ne peut
mieux de ce nouvel ami.
- Et bien voilà qui est dit ! Prenez-le dans la volière. Il est à vous, très chère. »
L’elfe, heureuse de ce don inattendu, s’en alla quérir son présent. Elle nomma
l’oiseau majestueux Apodis.
Les Vents de Gris descendirent aussitôt dans l’embarcation et furent étonnés
de voir Rebecca les suivre. Vêtue uniquement de fines cuissardes en cuir et d’un
chemisier blanc de coton léger, avec une simple rapière en guise d’arme. Ils
marquèrent une pause et se regardèrent les uns et les autres : ils étaient tous
équipés de mailles, de plates, de heaumes, de broignes... Rebecca semblait prête
pour se rendre au marché ou converser avec des amis. Snorri haussa les épaules
d’un air dédaigneux, et ils commencèrent à ramer en direction de l’îlot.
Ils ramèrent difficilement jusqu’au rivage : l’océan était beaucoup moins
clément que les fleuves et rivières dont ils avaient l’habitude. Rebecca, elle, se
délassait à la proue, s’amusant des embruns qui l’éclaboussaient. Ils parvinrent
finalement à tirer la chaloupe sur la terre ferme, et sortirent leurs armes. Le lieu était
un peu trop désert et silencieux à leur goût. Ils marchèrent vers le phare du Braséro
des Âmes, sur leurs gardes. A moins de cinquante mètres de la porte en bois
mouillé et pourri de la tour, Jacob, alerté par son sixième sens, eut subitement envie
de regarder derrière lui. Ce qu’il vit lui glaça les sangs : ​une vingtaine de bipèdes
humanoïdes ​les suivaient à trente mètres de distance à peine, dans le plus grand
silence. Voutées, la peau gris-bleue comme de l’ardoise claire, et des doigts palmés
avec de longues griffes crochues. Bien que leurs physionomies étaient semblables à
celles des humains, leurs oreilles et leurs narines n’étaient que de simples fentes, et
leurs larges gueules laissaient entrevoir de fines dents pointues. Sortis de l’océan
sans un bruit, ils les filaient en se fondant dans le décor, tout aussi silencieusement.
Et à la vue de leur visage hargneux, leurs intentions n’étaient pas des plus
rassurantes.
Jacob cria à ses compagnons de courir tout en se précipitant vers le phare. Il
dépassa chacun d’entre eux avant que ceux-ci ne comprennent l’urgence et l’imitent.
L’elfe prit rapidement la tête du groupe afin d’aller ouvrir la porte pour tout le monde.
Malheureusement pour eux, les créatures étaient plus rapides. Snorri para un coup
de griffe de sa hache, Alfred reçut une éraflure sur le haut du crâne, et Rebecca
réussit à s’en sortir avec une simple entaille au bras. Ils arrivèrent à l’entrée du
phare après une course effrénée, et utilisèrent tout le mobilier présent dans la pièce
pour barricader la porte, sans même prendre le temps de regarder dans quelle sorte
d’endroit ils se trouvaient. Les monstres tentèrent d’enfoncer la porte, et le groupe
put s’apercevoir que les créatures n’étaient pas dotées d’une grande force physique

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: leurs fortifications tiendraient quelques temps. Mais cela n’allait pas non plus les
retenir éternellement.
Essoufflés et soulagés, ils se posèrent quelques instants. Pendant que les
blessés s’appliquaient herbes médicinales et bandages, Rudiger fit un tour de
l’étroite pièce ronde : les meubles étaient de fortune, tous vides, et si rares que seule
une table avait échappé à l’élaboration de la barricade. Il n'y avait que deux accès :
un escalier de pierres descendant au sous-sol, et une échelle rustique menant à une
trappe. Le plafond était semblable à la porte : humide, pourri et précaire. Rebecca
serra fortement le bandage de son avant-bras gauche, et mit les mains sur les
hanches :
« Bon, je propose de vérifier les fortifications pour qu’elles tiennent le coup,
pendant que vous cherchez un accès pour sortir de là, clama-t-elle sérieusement.
- Tu n’étais pas censée nous aider ? demanda Jacob, grincheux.
- Tout va bien mon ami, dit Aldebert. Il en faut bien un pour garder l’entrée.
- Et s’il lui arrivait quelque-chose, argumenta Aru. Nous pourrons tirer un trait
sur notre bonne entente avec Cédric.
- Ben fallait pas qu’elle vienne alors, trancha Snorri, les sourcils froncés.
- Ou bien… il ne fallait pas venir du tout ! Comme je l’avais si bien dit ! Lança
Rudiger, une once de fierté dans la voix.
- Mes amis, je propose d’aller d’abord explorer les sous-sol » proposa Alfred,
afin de couper court à la joute verbale qui commençait.
Ne trouvant rien à y redire, les Vents de Gris empruntèrent les escaliers à la
roche glissante. Rudiger fit voleter quelques feux follets magiques, et ils
débouchèrent quelques mètres plus bas sur ce qui semblait être le garde-manger
des ermites. Inondé. Barriques, caisses et moisissures baignaient dans l’océan. Ils
descendirent jusqu’à ce que l’eau leur arrive à la taille, mais les deux halfelins et le
nain préférèrent rester sur les marches. C’était un cul-de-sac.
Cependant, les races non humaines bénéficiant de la vision nocturne, purent
apercevoir qu’une des parois du garde-manger différait des autres. Snorri, de par
son savoir ancestral du peuple des mineurs, reconnu qu’on avait détruit puis
reconstruit une partie du mur gauche. Étant en quête d’informations, mais surtout
étant bien trop curieux, ils détruisirent le mur re-consolidé pour découvrir ce qu’on
avait tenté de dissimuler. Usant et abîmant leurs armes, il ne leur fallut que quelques
minutes pour y parvenir. Ils reculèrent pour échapper au flot de gravas roulant et
cahotant sur le sol de pierre, et attendirent que la poussière retombe. Ce qu’ils virent
les stupéfia. Ils s’attendaient à voir un trésor ou une relique. Mais non. Un homme en
bure, mort et putréfié, chuta dans l’eau devant eux. Une lourde masse noire s’abattit
sur la surface avec lui. L’homme avait été emmuré avec son arme… Ils restèrent
stupéfaits quelques instants, ne sachant comment réagir face à cette révélation.
Rudiger regarda d’abord Aldebert en haussant les sourcils, puis fit une révérence
outrancière à Alfred.

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« Messieurs les ecclésiastiques, j’ai l’honneur de vous présenter la prodigalité
et l’émerveillement des bienfaits ostentatoires de vos saintes religions et croyances
ô combien emplies de magnificence.
- Haaaaa... s’énerva Aldebert, mais tais-toi, pauvre nobliau !
- Laisse-le se pavaner, il n’y connaît que nenni, affirma Alfred en fermant les
yeux, sans même penser que sa très récente conversion ne le rendait pas crédible.
Dites, compagnons. Pourrais-je bénéficier de la masse et de la bure noire du défunt
? Mon dieu Morr a sans nul doute placé ses objets bénis sur ma route, afin que je
puisse au mieux lui faire part de ma ferveur et de ma foi à son égard.
- Ben voyons, pratique... » se moqua Jacob en faisant un clin d’œil à son frère
de race.
Soupirant de lassitude, Aldebert et Aru enlevèrent avec dégoût la bure noire
du corps putride. Elle était étrangement lourde. L’elfe avait beaucoup de mal avec
son seul bras, et fit remarquer qu’il ne s’agissait ni de tissu, ni même de métal.
Qu’était cette étrange matière ? Pendant ce temps, Rudiger fit léviter la masse
d’arme de pierre sombre à l’aide de sa magie, refusant de toucher ce qu’il jugeait
comme étant dégoûtant : cela avait côtoyé un mort en décomposition pendant
on-ne-savait combien d’années, tout de même !
Alfred finit par réceptionner le tout et s’empressa de s’équiper avec ce qu’il
pensa lui revenir de droit. La bure avait bien plus le poids d’une armure de maille
que d’une toge de fidèle, et elle était épaisse de bien deux centimètres. La masse,
quant à elle, était lourde et finement ouvragée. Snorri prit l’arme dans ses mains et
l’observa en détails. Il reconnut des teintes s’apparentant à l’obsidienne, la pierre de
Morr. Il s’agissait de la première preuve trouvée qu’ils étaient bel et bien dans un lieu
dédié à ce dieu.
Concentrés sur cette étude, ils ne virent pas la créature aquatique
s’approcher doucement des trois Vents de Gris immergés… Elle nagea lentement
vers Rudiger… ouvrit sa mâchoire aux longs et fins crocs acérés… et mordit de
toutes ses forces dans l’épaule du mage. Il hurla de douleur et tenta de repousser
son assaillant sans succès. Il incanta alors un projectile magique qui propulsa la
bête dans le mur. Trois autres ennemis firent surface, mais loin d’être discrets, ils
foncèrent à toute vitesse vers les Vents de Gris.
En position peu avantageuse, ils se précipitèrent dans les escaliers pour
revenir au rez-de-chaussée. Ils hurlèrent à Rebecca qu’ils étaient poursuivis, en
espérant qu’elle ferait ce qu’il fallait pour bloquer leurs assaillants. Heureusement,
celle-ci était pleine d’astuces : elle ne posa pas de question, monta à l’étage par
l’échelle et ouvrit la trappe en leur criant de venir. Nos héros grimpèrent aussi vite
qu’ils purent, et manquèrent de refermer la trappe sur le pied d’Alfred, qui avait du
mal à courir avec son nouvel attirail. Ils renversèrent aussitôt tout ce qui leur tombait
sous la main. Des bibliothèques, des commodes, et une table de bois. Ils bloquèrent
l’accès dans un vacarme assourdissant. Les créatures se heurtèrent
douloureusement à la trappe et tentèrent en vain de l’ouvrir. Les Vents de Gris ne

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prirent pas le temps de souffler et regardèrent immédiatement cette nouvelle salle,
toutes armes dégainées et prêts à combattre.
La sombre pièce circulaire était tapissée de bibliothèques rudimentaires
pleines d’épais grimoires poussiéreux. L’atmosphère était lourde et humide, humant
le papier moisi et le cuir décomposé. Aucune lucarne, ni accès vers le sommet.
Seuls les feux follets magiques de Rudiger illuminaient l’endroit. Au centre, trônait un
bureau de chêne brut. Une antique plume sèche et rêche reposait en équilibre dans
un encrier à l’encre solidifiée. Une main d’os était posée non loin… Un squelette
d’homme vêtu d’une grossière bure noire élimée était avachi sur le plateau de bois.
Près de lui, un unique parchemin, plus proche de l’état de poussière que de celui de
vélin.
Les Vents de Gris et Rebecca cherchèrent quoi que ce soit qui puissent leur
être utile, pendant que Rudiger s’appliqua un sort de soin à l’épaule. Alfred, qui
s’était juré de se renseigner sur sa toute nouvelle religion, s’intéressa aux livres. Le
premier qu’il tenta de sortir des rayons tomba en morceaux entre ses doigts. Le
deuxième s’effrita lorsqu’il l’ouvrit. Ce n’était qu’à partir du troisième qu’il commença
à prendre le coup de main. Tout en délicatesse et lenteur, il arriva à lire les premiers
mots d’un volumineux tome, et il ne fut pas déçu. Il s’agissait de l’histoire de Morr, de
ses fidèles, des prières, des rituels, du dogme... Absorbé et fasciné, il dévora les
écrits sur les préceptes du dieu des songes et de la mort sans prêter attention à ce
qu’il se passait autour de lui…
Les autres s’intéressèrent au parchemin aux côtés du défunt. Il était
heureusement ouvert, leur évitant la douloureuse tentative de déplier le fragile
papier... A la surprise générale, seule Aru pouvait déchiffrer le parchemin : il était
écrit en langue classique, le dialecte ancien de l’humanité, l’origine même de celle
qu’ils parlaient : le reikspiel. Aru avait étudié cette langue morte de part sa formation
de scribe. Mais elle n’en fit presque jamais l’usage... hormis en ce jour. Fière de
cette compétence singulière, elle redressa la tête et commença à traduire à haute
voix pour ses compagnons.
« Depuis le jour où ces créatures décidèrent de nous attaquer, notre douce
retraite ne fut plus jamais la même. Frère Alrinach et moi-même vîmes cela comme
une mise à l’épreuve de notre foi envers Morr. Peu importe les blessures du corps et
de l’esprit, nous tînmes bon. Cependant, il n’en fut pas de même pour frère Benoth.
Il ne cessait de blasphémer, clamant que notre Seigneur et Maître de la Mort nous
avait abandonné, qu’il avait envoyé ces légions infernales pour nous occire. Nous
avons de nombreuses fois essayé de le ramener à la raison, mais nos tentatives
furent toutes des échecs. Ce fou était perdu.
Puis le jour sombre arriva. Ce jour où la folie s’empara définitivement de cette
pauvre âme pour tous nous jeter dans un profond abîme de désespoir où même
Morr ne pouvait plus nous toucher de sa grâce. Frère Benoth avait emprunté le
chemin tortueux de l’hérésie et atteint le point de non retour… Cette nuit-là, il gravit
les Saintes Pierres jusqu’au Braséro des Âmes, le feu brûlant que Morr nous avait

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commandé de protéger au péril de nos vies… et le renversa. Il avait osé ! Il avait osé
et nous n’avions point soupçonné un seul instant à quel point il s’était égaré.
Nous n’avions plus le choix. Le mal était fait, et nous ne pouvions réparer
l’affront de notre Frère. Nous n’en étions plus dignes. Pour le punir, Frère Alrinach
encorda Frère Benoth et le livra en pâture aux créatures. Il se fit dévorer vivant, mais
ce n’est rien en rapport à ce que son âme endure en ce moment dans le Brasier
Éternel, au Royaume de notre Seigneur Morr. Honteux de notre aveuglement, nous
décidâmes tous de mourir en guise de pénitence. Puisse le Saint-Père des défunts
nous pardonner notre faute.
Frère Alrinach souhaita être emmuré vivant avec ses effets témoins de sa
gloire passée. Et moi, frère Zagan, je m’engage à me laisser mourir céans de faim et
de soif après avoir tracé ces derniers mots, témoignage de notre péché.
Puissiez-vous ne point douter de ces mots. Puissiez-vous ne jamais commettre les
mêmes erreurs. Puissiez-vous être de meilleurs serviteurs pour notre Seigneur et
Maître Morr, et réparer le mal que nous avons causé. »
Les Vents de Gris se regardèrent mutuellement pendant un instant, en
silence. Morr ne les avait pas envoyé en ces lieux par hasard, il était question de
réparer un blasphème vieux de bien trois siècles. Jacob s’assit en tailleur, plongea
sa tête dans les mains et réfléchit :
« Bon, on a appris que pour redresser le Brasero des Âmes, il faut grimper via
des pierres spécifiques à l’extérieur. Autrement dit, escalader au sommet de la tour,
et il y a au moins cent mètres.
- Que Taal me protège, soupira Aldebert, se remémorant sa chute lorsqu’ils
suivirent Servil dans sa sépulture, je hais l’escalade.
- Qui plus est, cette tâche n’est possible que par Aldebert, Rebecca et
Rudiger, déduisit Alfred, l’air déçu. Étant donné que l’accès au Brasero est conçu
pour des adeptes de Morr humains, cela veut dire que Snorri, nous autres halfelins,
et l’elfe à qui il manque un bras, ne pourront grimper. Nous sommes de trop petite
taille. Et tout le monde se doute pourquoi Aru ne peut pas escalader.
- J’ai bien peur que notre ami ait raison, annonça avec désespoir Rudiger, qui
était loin de vouloir tenter l’ascension. Grand dam que mon sort de lévitation ne me
permet de m’élever à cent mètres.
- Saloperie de duché de Moussillon, si seulement j’avais conservé l’usage de
mon bras... maugréa Aru en caressant Driska.
- Ouais, mais pour aller dehors, il faut d’abord bousiller les monstres pourris
en bas, dit Snorri en regardant sa hache.
- Je propose que les tireurs et le mage aillent au plus loin de la trappe et les
canardent depuis là-bas, calcula Rebecca. Tandis que les guerriers au corps à corps
se tiendront juste à l’ouverture, et nous les cueillerons.
- Ouaiiiiiiiis ! s’écria Snorri, les deux points levés.
- Tant que les tireurs ne nous prennent pas pour cible, ça me va, dit Aldebert
en dégainant son épée à deux mains. »

69
Le groupe se mit alors en place. Le nain fut le premier à se positionner devant
la trappe, impatient de commencer le combat. Les deux halfelins se mirent de part et
d’autre, un peu plus loin. Le guerrier de Taal se prépara à retirer leur barricade
improvisée en regardant si tout le monde était en place et prêt à en découdre. Le
mage se mit bien en face, se campant sur ses appuis. L’elfe se trouva une place
surélevée pour avoir une belle vue plongeante et commença à faire tournoyer la
fronde qu’Aldebert lui avait appris à utiliser. Et Rebecca vient tranquillement se
poster aux côtés de Snorri, dégaînant sa rapière et attendant en souriant que les
hommes se fatiguent à ouvrir l’accès obstrué. Les premières lignes dégagèrent
prudemment l’accès, entendant déjà les bêtes cogner sur le bois. Quand ils
soulevèrent le dernier meuble, la voie s’ouvrit d’un coup sec. Les créatures
montèrent immédiatement à l’assaut, mais elles furent cueillies par une pluie de
projectiles les jetant au sol aussitôt. Jacob planta un carreau dans l’œil d’un ennemi,
Rudiger incanta un projectile magique qui propulsa un autre dans le mur en lui
cassant la nuque, et Aru broya la gorge d’un de ces monstres avec une pierre.
Quant aux combattants au corps à corps, il firent pleuvoir la mort, profitant de leur
position stratégique avantageuse. Snorri brisa le crâne d’un de ces monstres d’un
coup de hache, et éviscéra un second d’un revers, avant de lui écraser la tête au sol
de ses chausses de plates. Les coups de griffes et de crocs n’eurent aucun effet sur
l’armure du nain-vengeur. Rebecca assena moult attaques d’estoc à l’aide de sa
rapière, tout en esquivant les attaques grossières qui lui étaient destinées. Elle visait
la gorge ou le visage, et ne rata pas un seul coup. Aldebert trancha deux créatures
d’un seul mouvement avec sa flamberge. Mais alors qu’il était emporté par le poids
de son arme, une en profita pour lui taillader le visage. Alfred se précipita pour lui
venir en aide et abattit la puissante masse noire de Morr qui brisa la colonne
vertébrale de l’assaillant. M​ ais ​alors que le combat était à l’avantage de nos héros,
un puissant cri suraigu vint percer les tympans des Vents de Gris, et les créatures
restantes prirent instantanément la fuite.
Tout ceci n’avait pas de sens. Que se passait-il donc ? Ils restaient tous
immobiles, sans voix, se demandant si les bêtes bleues allaient revenir à
l’improviste, quand ils auraient baissé leur garde. Force était cependant de constater
qu’il n’en était rien. Après qu’Aldebert se soit appliqué une potion de soin alchimique
sur le visage, Rebecca et le groupe descendirent prudemment, sur le qui-vive et
prêts à en découdre. Ils sortirent lentement du phare, regardant à gauche et à
droite… Quand Aru leva une main tremblante, pointant l’horizon… Tous se figèrent.
Deux gigantesques monstres hybrides étaient sortis de l’océan et se dirigeaient petit
à petit vers eux. Ces immondices humanoïdes étaient pourvues d’une peau
bleue-grisâtre, comme les créatures qui les avaient attaquées. Cependant, celles-ci
mesuraient plus de quatre mètres de haut. Deux pattes palmées, une gueule avec
des petits tentacules sur les joues et le menton, et huit grands bras tentaculaires
aussi longs qu’eux. Tout cela ne présageait rien de bon...

70
Leur lente progression permettait au moins aux Vents de Gris de se préparer.
Luttant contre la peur, ils décidèrent de s’en tenir au plan d’origine. Rebecca,
Aldebert et Rudiger repérèrent les pierres alignées le long du mur extérieur du
phare, à l’opposé de la porte, menant au sommet à la manière d’un escalier en
colimaçon. Elles étaient étroites et espacées d’un mètre environ : difficile à repérer
pour qui ne connaît pas leur présence. L’ascension allait être rude, surtout effectuée
dans cette hâte forcée. Les trois grimpeurs rangèrent leurs armes, se munirent de
cordes et grappins, puis commencèrent à gravir ce chemin de pierres. Couvrant
leurs arrières, les autres tentèrent d’abattre les créatures avec leurs armes à
distance. Mais ni les flèches des halfelins, ni les balles de mousquet de Snorri, et
évidemment ni les projectiles d’Aru, ne causaient d’amples dégâts. Les monstres
étaient criblés de part en part, mais continuaient d’avancer vers eux.
Leur progression lente permit aux grimpeurs d’atteindre presque le sommet
avant que les monstres ne soient au contact du nain-vengeur au sol. Snorri jeta de
rage ses mousquets, dégaina sa hache et chargea les deux immondices. Une
essuya la charge du nain, mais l’autre usa de ses huit bras tentaculaires pour se
hisser d’un saut au niveau des grimpeurs. La créature était dotée d’une force
titanesque, et les ventouses de ses tentacules lui permirent de se tenir avec aisance
sur les parois de pierres du phare. Elle les balaya d’un revers de ses appendices
titanesques. A presque cent mètres de hauteur, si un tombait, il mourrait. Rebecca
fut forcée de lâcher prise et chuta. Mais en-dessous le guerrier de Taal Aldebert l​ a
rattrapa par le bras, lui sauvant ainsi la vie. Le magicien n’eut pas la même chance :
un tentacule s’enroula autour de son ventre, et propulsa Rudiger dans le vide. Le
mage se sentit choir, une fraction de seconde lui sembla une éternité. Il ne voulait
pas mourir... il pensa à Katarina, l’amour de sa vie qu’il ne put jamais avoir... à sa
famille assassinée... à son ami Johann... Non ! Ce n’était pas son heure ! Il saisit
aussi vite que l’éclair le tentacule qui venait de le lâcher, et un heureux hasard fit
qu’il soit propulsé sur une des marches de pierre, à laquelle il s’accrocha de toutes
ses forces.
Au sol, Snorri peina à occire la créature, bien que ses amis l’aidaient à
distance. Le nain vengeur était fort mal en point, sa vision se troublait, son corps
tremblait, il ne cessait de cracher son propre sang. Il coupa un quatrième tentacule
d’un puissant coup de hache, lorsque Aru réalisa un tir dévastateur d’une puissance
surnaturelle. Elle vint loger une pierre dans la rotule du monstre, lui explosant tous
les os du genoux. Il chuta a ​ u sol. Snorri, dorénavant à portée, se rua au niveau de la
tête et lui fendit le crâne. Bien qu’il fût mort, il s’acharna sur ce qui restait de la
gueule de l’immondice, frappant de rage encore et encore.
Bien que Rudiger eut la vie sauve grâce au destin, les grimpeurs en étaient
loin d'en avoir terminé avec leur ennemi. Aldebert ne pouvait se battre, une main
tenant fermement la marche de pierre, et Rebecca de l’autre. Ainsi écartelé, il puisa
dans ses dernières forces et parvint à hisser Rebecca… Taal, à travers son bracelet,
lui vint en aide et lui confia plus de forces qu’il ne soupçonnait : la jeune femme

71
décolla, lancée vers le sommet. Ses réflexes bien rodés, elle profita de son envol
inopiné pour sortir sa rapière et crever un œil de la créature avant d’atterrir
gracieusement tout en haut du phare. Rudiger se dépêcha d’incanter un éclair
magique qui vint percuter le monstre en plein torse. Le rejeton des abysses perdit
l’équilibre, et vint s’écraser sur le sol de pierres sombres. Le guerrier de Taal et le
magicien usèrent de leurs dernières forces pour se hisser au sommet, aux côtés de
Rebecca.
Ils se reposèrent un instant, à bout de souffle, se remettant de ce singulier
combat aérien, avant d’observer le fameux Braseros des Âmes. Comme ils s’en
doutaient et l’avaient lu dans la lettre d’adieu du moine, le Brasero était renversé. Il
mesurait bien deux mètres de diamètre et un mètre cinquante de hauteur, gisant sur
le flanc à plusieurs mètres de son piédestal originel couvert de mousses. Affaiblis, ils
le relevèrent avec grande peine. Même Rebecca y mit du sien pour pousser la
volumineuse coupe d’obsidienne. Taal, à travers le bracelet d’Aldebert, fut loin d’être
inutile, et ils parvinrent à le hisser à sa place initiale. Du feu jaillit soudainement,
faisant reculer de peur les trois aventuriers. Il n’y avait aucun combustible, le brasero
était vide. Et pourtant, un gigantesque brasier de flammes noires ronronnait à
présent au sommet du phare. Tout cela pour ça... les jeux de Morr les dépitaient. Ils
entendirent faiblement le cri de joie d’Alfred, qui voyait le feu brûler depuis la terre
ferme.
Alors qu’ils se dirigeaient vers les marches de pierre au bord de la tour, une
apparition se matérialisa petit à petit devant eux, les stupéfiant. Chacun commença
à prendre ses armes quand Rudiger les arrêta d’un geste. Il reconnaissait le visage
qui apparaissait lentement sous leurs yeux. C’était Blake Balmorr… Mais pas celui
qu’ils avaient croisé quelques mois plus tôt, à Averheim. ​Non, celui là n'avait pas les
cicatrices sur le visage, il n’était pas en armure, mais en élégant pourpoint noir. Il
n'avait pas d’armes, mais les mains soigneusement jointes dans le dos. Blake,
d’habitude autoritaire et sans émotion, esquissait un rictus.
« N’ayez crainte. Sur terre je me dois d’être insensible, sociopathe et violent
pour mener les hommes. Mais vous me voyez tel que j’étais avant ma mort : un chef
charismatique et protecteur de l’Empire. Mon corps en armure de plates
d’obsidienne, et Premier Templier Inquisitorial de Morr, n’est qu’une enveloppe
charnelle.
- Vous êtes... immortel ? interrogea Rebecca d’un air dubitatif.
- Non. Je dois encore sept cent soixante-huit ans de services au Seigneur
Morr. Le Maître m’a fait grâce de son aide de mon vivant, en échange de mille
années de servitude après ma mort physique. Mais je ne suis point présent céans
pour vous narrer mon histoire, mais bien pour vous octroyer un don divin. Morr veut
vous récompenser pour avoir raviver une de ses saintes reliques : le feu spirituel, le
foyer de la mort. Ainsi vous verrez qu’au cœur du Braseros des Âmes est apparu un
fragment d’obsidienne. Cet objet béni purifiera n’importe quel hérétique, et, la guerre

72
contre le Chaos approchant, cela vous sera fort utile pour votre quête. Prenez-le, les
flammes divines ne vous brûleront pas. »
Blake esquissa un faible sourire, si inhabituel qu’il glaça les sangs des trois
vivants. L’âme de l’Inquisiteur se dissipa, les laissant cois quelques instants. Le
mage se tourna brusquement vers le bûcher ardent et observa le milieu des flammes
sans trop s’approcher. Mais il ne voyait rien. Aldebert, ayant confiance en Morr, le
fils de son propre dieu Taal, plongea son bras dans le feu noir… et ne sentit aucune
douleur. Blake ne leur avait pas menti : le feu dégageait certes une forte chaleur,
mais ne brûlait point. Tâtonnant la surface, il finit par trouver une pierre plus grosse
que son poing. Il la saisit et la tint fermement. Il la brandit victorieusement en se
retournant pour la montrer à ses collègues, un grand sourire aux lèvres, quand un
raclement de pierre les surprit.
Les marches de pierres formant le seul accès au sommet se détachèrent pour
venir léviter de façon à recréer un escalier menant au sol. Là se dévoila une action
divine. Mais Rudiger était méfiant : il s’approcha et testa la première marche avec
réticence, mais force était de constater qu’il n’y avait aucun piège ni fourberie
dissimulée. Rebecca passa devant lui d’un pas léger, et descendit les cinq et
uniques marches ainsi formées. Elle se retourna vers les deux compagnons,
attendant qu’ils firent de même. Aldebert la suivit, s’arrêtant à la quatrième, et le
mage maugréa en les franchissant à son tour. Ils virent alors avec plaisir la première
pierre se détacher, puis la seconde, pour former la suite de l’escalier…
Ils parcoururent ainsi le colimaçon divin, une marche lévitante apparaissant
toujours sous leurs pieds. Quand ils rejoignirent leurs amis au sol, ils virent Alfred
frétiller de contentement. Cela leur fit tous plaisir de voir leur ami si heureux, lui qui
dépérissait depuis le Donjon de Bonchoix. Le jeune halfelin exprima son envie de
garder le fragment d’obsidienne, il voulait être le lien entre Morr et son groupe. Les
Vents de Gris y consentirent, et Aldebert lui remit l’artefact. Leur mission était
terminée en ces lieux, il était temps de rejoindre l’Aquilon pour poursuivre leur quête
principale. Ils rembarquèrent sur la chaloupe pour regagner le galion.
Une fois à bord, le groupe prit grand plaisir à raconter leurs exploits, et surtout
à montrer la récompense de Morr. Albert offrit à boire à Snorri, Aru laissa courir
Driska sur le pont et permit de voler à Apodis, Rebecca embrassa langoureusement
Cédric... chacun exprima à sa façon la joie due au succès de l’opération. Le voyage
put reprendre, et les Vents de Gris jouirent d’une convalescence bien méritée.
Trois semaines passèrent jusqu’à ce que William, à la vigie, cria qu’une terre
était en vue. Bien que vacant chacun à des activités diverses, tous se précipitèrent
vers la proue pour observer l’île mythique des elfes. Aru avait une étrange boule
dans le ventre de retourner ainsi dans son pays natal, à la fois heureuse et anxieuse
de l’accueil hostile auquel elle allait devoir faire face. Snorri n’était pas dans un état
d’esprit plus joyeux et cracha en direction de la terre : les elfes et les nains n’étaient
pas réputés pour leur bonne entente…

73
Ulthuan était une immense île en forme de croissant, où les deux extrémités
rapprochées de seulement cent mètres formaient le seul accès. Tout autour, les
côtes n’étaient que d’immenses falaises infranchissables. Après avoir passé le
détroit, il fallait encore parcourir les mers internes, le coeur de l’île, pour rejoindre la
terre ferme. Enfin arrivés à destination, l’équipage était ravi... mais cela ne dura pas.
Sans signe ni présage, le Léviathan creva la surface de l’océan, s’interposant
entre le navire et sa destination. Les remous furent si forts que le grand galion
tangua fortement et manqua de jeter à l’eau de nombreux marins. La panique
envahit plus encore le pont quand la bête gigantesque ouvrit grand sa gueule aux
dents acérées et s’approcha lentement… Des litres d’eau coulaient encore
abondamment de ses cornes, tombant sur le bois ciré. Il jeta une ombre
monumentale sur la moitié du bateau, arrachant mâts et gréements sur son
passage. Impuissants, tous ne purent que l’observer engloutir l’Aquilon… Mais il ne
referma jamais les mâchoires. Le Léviathan cessa d’avancer, la figure de proue au
fond de sa gueule béante, et s’immobilisa. Et un long silence s’installa, plus
personne n’osait bouger.
Le Léviathan faisait plus de cent cinquante mètres de long, soit deux fois plus
que le galion. Ce monstre des océans tant renommé et redouté, n’était pourtant pas
mauvais et vindicatif. Il était comme toutes les bêtes : inéluctablement sauvage. Il
tuait pour manger ou pour se défendre. C’était ce qui rendait son comportement si
étrange et inhabituel. Le navire n’avait rien fait pour provoquer son courroux. Et
même, si cela avait été le cas, l’Aquilon n’aurait déjà été plus qu’un amas de débris
flottants… Le Léviathan demeurait immobile, statique et menaçant sans rien faire de
plus. La créature géante ne pouvait être que manipulée par quelque chose, ou
quelqu’un. Son corps avait perdu ses belles couleurs bleues et blanches, pour
laisser place aux teintes grisâtres et noirâtres. Ses yeux jaunes de la taille d’un
homme toisaient l’équipage, ses dents faisaient plus de trois mètres, ses écailles
épaisses comme vingt écus ne luisaient plus au soleil.
Revenant à lui, Cédric ordonna immédiatement à ce que mousquets et
arquebuses soient braqués sur cette légende des océans. Les Vents de Gris, bien
que se sachant pertinemment impuissants, dégainèrent machinalement leurs armes.
Driska rentra immédiatement dans la besace d’Aru, et grâce au lien télépathique qui
s’était instauré entre les deux êtres, l’elfe sentait que son animal n’avait pas peur
seulement du Léviathan. Mais d’autre chose encore. Elle siffla pour que son faucon
revienne se percher sur son épaule. Quoi qu’il se passe, elle préférait l’avoir près
d’elle pour le protéger. Ce fut à cet instant qu’une folle panique la pétrifia plus
efficacement que le monstre marin lui-même.
Une femme sortit de la bouche du titan des flots, marchant sur la langue
grise, pour sauter sur le pont avec une remarquable agilité. Elle s’avança à moins de
trois mètres des Vents de Gris. Elle était d’une beauté sans pareil : de longs
cheveux noirs de jais, son corps à la peau pâle et violacée avaient des formes plus
qu’avantageuses. Presque entièrement nue, un simple ruban maintenait sa poitrine,

74
et une fine bande de soie s’enroulait sur ses hanches. Seule une ceinture à sa taille
lui permettait d’accrocher ses armes : deux longues dagues courbes, ciselées avec
art. Aru reconnut cette succube parricide, cette engeance du mal, cette elfe noire...
Elle avait été confrontée à elle lors du donjon de Bonchoix, mais cette fois-ci, ce
n’était pas une illusion. Il s’agissait réellement de sa sœur : Méléviel. L'elfe abjecte
sourit amoureusement et souffla un délicat baiser aux Vents de Gris
« Mes agréables salutations, chère sœur, et tout le joli petit monde qui
t’entoure.
- Prenez garde, prévint Aru d’un ton calme mais empli de haine. Le moindre
mot qui sortira de la bouche de cette vipère ne sera que mensonge, calomnie et
tromperie.
- Oui, on se souvient de ce que tu nous as raconté à Bonchoix... confirma
Aldebert sans quitter Méléviel des yeux.
- Puisse Morr nous venir en aide, espéra Alfred à voix haute.
- Pas besoin de dieux, il y a moi ! Dit Snorri les dents serrées.
- On ne se laissera pas faire, prévint Rudiger en saisissant son grimoire
magique. Mais si elle est aussi puissante que les ennemis du donjon de Bonchoix,
cela ne va pas être facile.
- Faites le nécessaire, Vents de Gris, commença Cédric depuis le pont de
commandement. Mais le Léviathan peut envoyer mon cher Aquilon par le fond, d’un
seul renfermement de mâchoire. Alors faites attention à ce que vous dites ou je vais
subitement me mettre à oeuvrer principalement avec les Lames Rouges.
- Avec Morgann, on a déjà buté des furies elfes noires comme cette sale
putain, et ce n’était pas de la tarte, les avertit Albert en tenant fermement l’épée
Sorbar Saurus. Il faut faire gaffe, les gars.
- Mais pourquoi nous avoir tué, ô grand malheureux. Je ne te plais pas ?
roucoula ironiquement Méléviel. Pour sauver le navire de ce pauvre Capitaine, et
vos vies, vous n’aurez qu’à accepter mon marché : je veux simplement que ma
tendre sœur vienne avec moi dans la gueule du Léviathan. Je l’amène à Naggaroth
pour qu’elle devienne à son tour une elfe noire, et nul mal ni aucun dégât ne vous
sera occasionnés. Je sais d'ores et déjà que le Capitaine approuvera, vous semblez
aimer votre galion, non ?
- La vie d’une personne contre l’Aquilon et celles des autres... Désolé Aru,
mais il n’y a pas à hésiter, lança Cédric d’un air maussade.
- Je suis... d’accord avec le Capitaine, mon amie, dit avec regret Rudiger.
Nous ne faisons pas le poids face au Léviathan. Alors avec une elfe noire en plus...
- Pour une fois qu’une elfe m’emmerdait pas trop, elle faut qu’elle se casse,
maugréa Snorri, sincèrement triste.
- Je suis désolée mes amis, fit Aru, la gorge nouée. Je ne peux vous
condamner à la mort, je ne me le pardonnerais jamais. Je dois y aller, pour vous
sauver. »

75
La jeune elfe sortit l’hermine blanche de son sac et la serra fort contre elle.
Puis, elle s’agenouilla pour la déposer au sol. Le petit animal à fourrure leva haut la
truffe pour observer sa maîtresse, un air d’incompréhension au fond de ses yeux
noirs. Aru fit venir Apodis sur sa main gantée et déposa un baiser sur son dos avant
de le poser au sol à son tour. Le faucon sautilla sur place deux trois fois, ne
comprenant pas lui non plus ce qu'il se passait. Elle garda le visage baissé, prenant
difficilement son inspiration en même temps que son courage. Elle était sûre d’une
chose : elle préférait mourir plutôt que de devenir elfe noire. Mais cela, Méléviel
n’avait pas besoin de le savoir. Pas encore.
« Vos vies m’importent plus que la mienne, se reprit-elle en se relevant, le
visage déterminé. Prenez soin de Driska je vous prie... Adieu mes frères.
- Je... elle n’ira pas seule ! annonça Alfred, à la surprise générale. Je ne
l’abandonnerais pas, j’irais avec elle.
- Mais tu n’y penses pas ! s’exclama Aldebert. Nous allons perdre un membre
des Vents de Gris, pourquoi un second ? Pourquoi te sacrifies-tu inutilement ?
Pourquoi ?
- J’ose espérer que cela rachètera mes fautes passées, répondit avec ferveur
et tristesse le jeune halfelin, peut-être que Morr m’accueillera dans son Royaume
avec clémence.
- Ne fais pas cela, mon ami, murmura Aru.
- Ho, un esclave-cadeau ! sourit Méléviel. Viens, petit, viens... »
A la grande stupéfaction de tous, le halfelin de Morr se joignit à l’elfe, faisant fi
des protestations générales. Aru tenta une dernière fois de le convaincre de rester
quand sa soeur les interrompit en indiquant la langue du monstre marin, servant de
rampe d’accès vers la gueule béante, prête à broyer l’Aquilon. Le moment des
négociations était terminé. Aru et Alfred posèrent le pied sur la langue putride du
Léviathan, dégoûtés, forcés d’avancer par la furie elfe noire sur leurs talons. L’odeur
de viandes pourries, se décomposant lentement dans les sucs gastriques, venait
tout droit de l’estomac de la bête.
Alfred s’était juré au donjon de Bonchoix de ne plus jamais faillir, d’eusse-t-il
en mourir. Et il ne faillit point. Arrivés assez proches de la glotte du géant des
océans au point de ne presque plus pouvoir respirer tant la puanteur était
insupportable, il saisit dans sa bourse l’artefact de Morr, le fragment d’obsidienne
béni acquis au phare du dieu des défunts. Jugeant préférable de privilégier la
rapidité d’action au lieu d’expliquer le plan à son amie, il lança la pierre de toutes ses
forces dans la trachée du Léviathan. Avant que la furie ne puisse tenter quoi que ce
soit ou que le monstre n’ait eut le temps de réagir, Alfred agrippa le bras d’Aru et la
tira précipitamment en arrière.
Tout se passa si vite que même Méléviel n’eut le temps de réagir. La terreur
des océans hurla. Son cri résonnait de douleur et ses mouvements devenaient
brusques et nerveux. Alfred, Aru et Méléviel manquèrent de chuter sur la langue
agitée. Le Léviathan commençait à refermer ses mâchoires en tournant la tête pour

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replonger dans les eaux, manquant de faire chavirer l’Aquilon au passage. On
pouvait déjà voir ses teintes blanches et bleues réapparaître peu à peu, effaçant
graduellement les couleurs grises et noires qui témoignaient de sa corruption.
Méléviel sauta à l’eau dès qu’elle le put. L’elfe et le halfelin coururent aussi vite que
possible vers le bateau, sur la langue glissante et poisseuse, et sautèrent sur la
proue de l’Aquilon. Au même moment, le Léviathan parvint à refermer ses crocs
jaunâtres, n’emportant que quelques morceaux de bois sur son passage, et retourna
dans les Abysses.
Aru, de nature agile, parvint à s’accrocher à la figure de proue, mais Alfred
tomba à l’eau. L’elfe appela l’équipage à l’aide en hurlant pour se faire entendre.
Cédric ordonna immédiatement à ce que cordes et bouées soient lancées à l’eau.
Par chance, le Quartier-maître Beaucour prévit des grappins avec les cordages :
Alfred se faisait emporter dans les profondeurs par sa lourde bure et sa masse
d'armes de Morr. S’enfonçant inéluctablement, Alfred parvint à saisir un des crochets
et s’y accrocha de toutes ses forces.
A peine remonté et crachant l’eau salée de ses poumons, tous le comblèrent
de louange et scandèrent son nom. Le halfelin héroïque était extrêmement fier de lui
et émerveillé de toutes ces vies préservées. Il avait sauvé l’Aquilon, l’équipage, ses
amis, la quête en elle-même... il ne put retenir ses larmes de joie. Cédric fit apporter
boissons et victuailles pour fêter le sauvetage de l’Aquilon, et les actions héroïques
d’Alfred. Un verre de vin à la main, sa pipe en bouche et le sourire aux lèvres, le
Capitaine Lanfranco s’approcha vivement du héros du jour, les bras écartés pour le
serrer dans ses bras.
« Petit par la taille, mais grand par les actes ! Encore merci au nom de tout
l’équipage, mon jeune ami.
- A la tienne, mon pote ! cria Albert en lui claquant une tape amicale dans le
dos, manquant de renverser le petit halfelin.
- Tu m’as surprise, lança Lyllia en faisant léviter une chope vers lui. Mais
sache que je n’ai jamais douté de toi, mon ami !
- Je t’en aurais voulu si t’avais fait mouiller ma barbe ! rit Snorri en buvant sa
cinquième pinte.
- Là, j’avoue, bien joué ! admit avec certitude Aldebert, une main sur l’épaule
d’Alfred.
- Je me demandais pourquoi tu me suivais, commença Aru. Et bien j’ai eu ma
réponse ! Je suis tellement contente que tu aie été avec moi. J’ai eu la peur de ma
vie !
- Et voilà les copains, annonça Jacob debout sur un tonneau. La toute
puissance des halfelins de l’Empire !
- Ho, j’aurais pu venir à bout du Léviathan d’un seul coup de baguette
magique… sourit ironiquement Rudiger.
- Mes amis, dit Cédric en tendant une autre chope à Albert. Festoyons encore
pendant une heure, puis il vous faudra prendre une chaloupe pour vous rendre sur

77
terre. Je ne compte pas risquer mon navire plus encore qu’il ne vient de l’être en
pénétrant les mers des Hauts-Elfes.
- Bien sûr, on viendra avec vous, ma fille et moi, précisa Albert en tenant
Lyllia par l’épaule. Hémi est ma gonzesse j’vous rappelle, n’allez pas essayer de me
la piquer !
- Hum hum, et il s’agit là de ma tendre mère, » ajouta Lyllia en fronçant les
sourcils à son père.
Personne n’eut rien à redire, pas même le mage, tant le moment était à
l’euphorie. Dans une situation désespérée, où même les plus valeureux avaient
baissé les bras et s’étaient résignés à perdre un membre du groupe à jamais, un
petit personnage que l’on pouvait penser insignifiant s’était dressé face à
l’adversaire, et avait renversé la balance. C’était une leçon qu’aucun n’oublierait.
Bien plus tard, une barque fut mise à flot. Des rameurs prirent place et
commencèrent à souquer. Bientôt ils fouleraient les terres des Hauts-Elfes : Ulthuan.
Hémillya Gilgameish n’était plus très loin.

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Chapitre 7 : Négociations à Ulthuan

L’un des deux rameurs donna aux Vents de Gris une corne de brume, afin
que nos héros puissent sonner l’Aquilon. Cela serait leur signal pour venir les
chercher sur cette même plage, une fois leur besogne effectuée. Ils mirent pied à
terre, et saluèrent leurs compagnons qui s’en retournaient au navire.
A peine les aventuriers se décidèrent-ils à faire quelques pas sur la plage
qu’ils aperçurent un comité d’accueil. Une troupe armée les attendait de pied ferme.
Les Hauts-Elfes avaient naturellement aperçu qu’un galion humain s’était approché
de leurs côtes. Dix-huit lanciers étaient formés en rangs parfaits, bouclier tenu à
gauche et lance en main droite. ​Equipés d’un heaume en pointe, leurs vêtements
bleus et blancs étaient visibles sous leur armure de mailles.
Seul le meneur, avancé de deux pas, se distinguait de ses comparses. Il était
beau, ses cheveux soyeux et blonds voletaient au vent, ses yeux bleus perçants
témoignaient de son sérieux et de sa sévérité. Une fine armure de plates recouvrait
son corps élancé, et son visage, même si à découvert, avait tout d’un masque froid.
Deux sabres ouvragés à la perfection étaient rangés dans leur fourreau, de chaque
côté de la taille. Cela leur faisait tous penser à Edorenne et Numénoria, qui
possédaient toutes deux le même type d’effets. Cet haut-elfe ne bougea pas d’un
pouce, figé dans une posture stoïque. Il attendit que les Vents de Gris viennent à lui.
Les aventuriers se regardèrent, indécis quant à la façon de réagir face à un
tel déploiement. Surtout Snorri, qui redoutait ce moment depuis longtemps déjà, et
Aru, qui savait être tout aussi bien reçue de par son évasion durant sa jeunesse…
Sans mot dire, ils décidèrent tous d’avancer vers les militaires. Quand ils furent
arrivés à moins de trois mètres, le chef Haut-Elfe daigna avancer d’un demi-pas et
les toisa en levant le menton.
« Je me nomme Silméan, je suis le capitaine de la garde d’Ulthuan, et j’ai
pour ordre de m’occuper de vous.
- Nous sommes les V... commença Jacob.
- Votre impolitesse n’a d’égale que votre arrogance, misérables et ô combien
méprisables impériaux, le coupa net Silméan. Je vous ordonne d’attendre que je
finisse mes dires. Le Roi-Phoenix d’Ulthuan, Tyrion Cœur-Loyal, ordonne que je
vous mène à lui dans vingt heures. Je vais vous escorter aux quartiers
Plaise-Convives. Vous attendrez là bas, surveillés par quatre de mes soldats. Vous
n’avez pas le choix, sinon celui de repartir dans votre… barque.
- Capitaine Silméan, se risqua Aldebert. Nous ne pouvons attendre encore
plus longtemps. Le temps nous est compté, et nous avons parcouru tant de distance
pour parvenir à Ulthuan…
- Les ordres du Roi-Phoenix Tyrion Cœur-Loyal sont absolus. Vous pouvez
décider de vous y plier, ou de prendre congé. J’avoue que cette dernière option me
plait particulièrement.
- Nous allons obéir au... commença Rudiger. »
Un tintement et un cri de douleur, quasiment simultanément, coupèrent la
parole du mage. Snorri venait de prendre une flèche, tirée depuis la lisière de la
forêt, au bord de la plage. Le casque du nain était pourtant très résistant, mais cela
n’avait pas empêché le projectile de pénétrer jusque dans la joue. L ​ es lanciers
vinrent immédiatement faire rempart de leurs boucliers autour des Vents de Gris,
d’Albert et de Lyllia. Snorri retira hargneusement la flèche de son visage, crachant

79
des jurons contre les elfes en khazalid, la langue naine. C’était en observant la
pointe du projectile, sa colère bien alimentée déjà, qu’il remarqua le métal :
impossible de déterminer duquel il s’agissait. Et pourtant, les nains étaient des
experts en la matière. Mais impossible de savoir en quoi était faite cette flèche.
Malgré la situation, Silméan parvint à garder son calme.
« Que six lanciers partent sans plus attendre à la recherche du tireur
embusqué, ordonna-t-il à ses soldats. Que les autres viennent avec moi. Nous allons
escorter ces maudits impériaux à Plaise-Convives. Exécution !
Il se tourna brusquement vers les aventuriers, le regard fulminant d’une rage
difficilement contenue. »
« Ces méthodes ne sont pas celles d’Ulthuan. Où que vous soyez, vous
apportez mort et destruction, satanée race mortelle. »
Ce n’était certainement pas le moment de rétorquer quoi que ce soit. Les
Vents de Gris suivirent Silméan sans discuter. Albert se contenta de cracher au sol,
sous le regard désapprobateur de sa fille.
Ils traversèrent la forêt dont les arbres, certes monumentaux, ne semblaient
pas si différents de ceux qu’ils voyaient sur le continent. Hormis la floraison : des
centaines de milliers de fleurs ornaient la végétation d’une myriade de couleurs
chatoyantes. Ils ne savaient plus où regarder. Seule Aru demeurait la mine basse,
ignorant les environs : elle craignait trop de se faire remarquer.
Deux heures furent nécessaires pour atteindre les fameux quartiers, où ils
purent alors admirer cette fois-ci, l’architecture des Hauts-Elfes. Les bâtiments
étaient tous de pierres blanches, le sol était intégralement recouvert de dalles
assorties, laissant parfois place à des bosquets de fleurs, des arbres majestueux, ou
des fontaines toutes plus splendides les unes que les autres. Chaque sculpture,
chaque détail, était d’une finesse incroyable. Même Snorri, pourtant habitué à l’art
subtil des nains, les maîtres de la pierre, ne pouvait que s’incliner devant tant de
superbe.
Silméan les mena vers une maison à deux étages, devant laquelle les
attendait une haute-elfe. Cette jeune femme était belle et resplendissante : vêtue
d’une longue robe blanche aux ourlets bleu pur, alliant sobriété et élégance avec
grâce et distinction. Ses cheveux blonds étaient soigneusement attachés en
chignons, et s​ on visage fin, souligné de yeux verts émeraudes, étaient empli de
bonté. Tout en elle n’était que gentillesse, avant même qu’elle ne prononce un seul
mot. Les aventuriers se sentaient apaisés et rassurés en sa présence.
Silméan marqua une pause, donna l’ordre à quatre de ses soldats de rester à
proximité de cette bâtisse, et toisa les Vents de Gris. Depuis le début, il ne
plaisantait pas. Mais cette fois-ci, cela semblait vraiment personnel. Il se contenta
pourtant de les prévenir que si jamais l’hôte présente à l’entrée de cette demeure
était amenée à se plaindre d’eux, ils allaient le payer cher. Très cher. Puis, il les
mena à elle. Il s’inclina devant la belle haute-elfe, et les Vents de Gris l’imitèrent plus
ou moins maladroitement. Albert et Snorri, particulièrement, y furent forcés par un
geste de main de Lyllia. C’est alors qu’ils comprirent ce qu’il y avait de si différent
quand la belle elfe s’inclina à son tour et regarda Silméan.
« Bonjour à toi, mon être aimé. Ainsi, voici donc les impériaux attendus par le
Roi-Phœnix, Tyrion Coeur-loyal. Bonjour à vous, je suis Naurielle Chante-voix, et j’ai
grand plaisir de vous accueillir en ma demeure avant votre audience. Jusqu’à
demain, vous êtes ici chez vous.

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- C'est un immense honneur, Madame, s’inclina Rudiger au nom du groupe.
- Pendant votre séjour céans, commença Silméan, quatre de mes lanciers
monteront la garde autour de la demeure de mon épouse. Ne sortez pas, ne
commettez point d’esclandre, patientez sagement.
- Putain d’... commença Snorri avant d’être victime d’un sort de mutisme lancé
par Lyllia.
- Que de démences et ingérences blêmes, maugréa Silméan. Je mettrais
volontiers fin à votre sénescence ici-même. »
Le danseur d’épée austère se retira en ordonnant, comme promis, à quatre
de ses soldats de monter la garde. L’hôte des Vents de Gris, Naurielle, leur sourit et
les invita chaleureusement à entrer dans sa demeure. Dans le salon, elle leur servit
nourritures et boissons d’Ulthuan si copieusement que vingt autres personnes
seraient nécessaires pour terminer les plats. Elle était d’une amabilité exemplaire, y
compris avec le nain. Mais une fois le repas terminé et l’heure de rejoindre leur
chambre venue, Lyllia sortit discrètement pour lancer un sortilège de protection, en
prenant soin que personne ne puisse s’en rendre compte, pas même Naurielle.
Rien ne vint perturber la quiétude de leur repos : ils mangeaient, dormaient,
discutaient, s’entraînaient, se promenaient… Naurielle leur fournissait tout ce dont ils
pourraient avoir besoin, allant même jusqu’à l’excès. Ils refusèrent cependant les
vêtements elfiques qu’elle leur proposa. Et Snorri râlait de ne pas avoir de raison de
râler contre les elfes… Puis, une journée passée, Silméan revint comme convenu, à
l’heure prévue. Ce qui n’était pas prévu, par contre, fut la troupe armée qui le suivait
un peu à l’écart. Et cela ne présageait rien de bon.
« Nous sommes toujours à la recherche du tireur embusqué, fit le danseur
d’épée sans même saluer qui que ce soit, pas même sa femme. J’ai chargé mon
lieutenant Dorgon et dix autres soldats de vous escorter au palais du Roi. Vous
partez dès maintenant. C’est un ordre. »
Sans même attendre de réponse, Silméan tourna les talons, sous le regard
hargneux de Snorri. Avaient-ils vraiment le choix ? Les Vents de Gris firent leurs
adieux à Naurielle, et rejoignirent le détachement de lanciers qui les attendait.
Dorgon eut la délicatesse de retirer son casque et de se présenter aux Vents de
Gris. Plus grand et élancé que les autres soldats, cet elfe châtain-clair avait une
cicatrice sur la joue, témoin de son expérience de combattant. Mais même s’il avait
eu un geste de courtoisie en se découvrant devant eux, il était cependant aussi
sympathique que Silméan. S ​ i ce n’était plus… Pas un sourire, pas un salut, il hachait
le moins de mots possibles et les observait d’un regard dur et sans aucune
clémence. Il les mena sans un mot de plus au palais du Roi, en passant par la forêt
de Feuille d’or.
Ce lieu portait bien son nom : alors que le reste de l’île revêtait ses atours
d’été, les arbres des environs semblaient plongés dans un perpétuel automne. Les
feuillages étaient composés d’un camaïeu flamboyant, donnant une impression d’or
fondu scintillant. Les quelques oiseaux qu’ils aperçurent se fondaient dans ce riche
décor en adoptant des teintes allant du jaune pur au rouge sombre. Une dizaine de
minutes plus tard, alors qu’ils admiraient ce toit enchanteur, ils furent surpris par les
lanciers qui firent soudainement volte-face et pointaient leurs armes en direction des

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Vents de Gris. Immobiles, ils ne comprenaient pas de quoi il était question. Seul
Snorri, toujours à douter des elfes, eut la présence d’esprit de sortir sa hache.
Dorgon s’approcha d’un pas, les yeux pleins de haine.
« Je vois clair dans votre jeu, misérables impériaux. Nous capturons une furie
elfe noire, et quelques heures après, vous foulez notre sol ? Nous prenez-vous pour
des crédules ? Ce ne peut pas être une coïncidence ! Vous en êtes à vous allier à
nos pires ennemis pour semer la discorde en ces lieux. Je ne vous laisserais pas
faire. Je vais vous éliminez céans. Vous ne méritez pas de vivre, encore moins de
vous adresser au Roi-Phoenix. Vous allez mourir, ici et maintenant.
- Ouais c’est ça, viens viens viens ! lança Snorri en faisant tournoyer sa
hache.
- Vous désobéissez aux ordres de votre Roi, s’indigna Aru. Croyez-vous que
vous serez graciés ? »
Sans même daigner répondre, Dorgon ordonna la charge contre les Vents de
Gris. Onze lanciers… contre six aventuriers. Les soldats n’avaient pas encore
commencé à courir qu’Aru commanda à Apodis d’aller alerter Silméan. ​Peut-être les
aidera t-il ? Malgré son austérité et son mépris pour les impériaux, il avait ordonné à
ses troupes de former le rempart de boucliers lors de l’attaque sur la plage. La jeune
elfe connaissait bien Ulthuan et sa population : ils n’étaient déjà pas bien vus,
encore moins acceptés, alors tuer des Hauts-Elfes, même en cas de légitime
défense, n’allait pas plaider en leur faveur. Ils avaient donc besoin urgemment d’un
autochtone pour témoigner.
Aru eût à peine le temps d’envoyer Apodis dans les airs, qu’une pointe de
lance vient lui transpercer la cuisse. Heureusement l’os ne fut pas touché. Elle
dégaina son épée, la fronde étant peu pratique au corps à corps, et para la seconde
attaque d'estoc. Un autre lancier chargea Snorri, en tentant de porter un coup de
lance à travers la visière de son heaume. Le nain vengeur attrapa ​l’arme de la main
gauche, attira brusquement son assaillant vers lui, et planta sa hache dans son
crâne. La puissance du coup était telle que le métal du casque du lancier céda sous
le choc. L’elfe tomba, raide mort. Jacob n’eut pas le temps de charger un carreau
d’arbalète, il se contenta de battre en retraite en esquivant les coups de son
assaillant : il était spécialisé dans le tir à distance, le corps à corps le rendait
totalement vulnérable. Cependant, dans la panique et la précipitation, il se fît
lui-même un croche-pied par ses petits pas rapides, et chuta. Son assaillant,
profitant de son avantage tactique, voulut l’achever au sol. Mais c’était sans compter
Snorri. Le guerrier nain vint lui planter sa hache dans le pied, et une fois l’elfe à
genoux, il enfonça de fureur sa hache dans l’épaule. L’arme du nain vengeur trancha
muscle et os, jusqu’au coeur de la victime. Aldebert décida d’encaisser l’attaque de
son ennemi afin de l'occire d’un seul coup de lame, à l’image du nain. La pointe de
lance vint lui faire une courte entaille dans le bras, mais Aldebert réussit une
puissante attaque de taille qui, grâce au bracelet de Taal, coupa le lancier en deux.
Du sang plein les yeux, il parvint à distinguer Aru, non loin de lui, peinant avec son

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seul bras face à son adversaire. Aldebert vint transpercer le dos de l’assaillant de
son amie, propulsant sang et viscères sur le sol. Plus loin, Lyllia et Rudiger lancèrent
moult sorts offensifs, ne se risquant pas au corps à corps. La fille d’Albert utilisait la
magie de l’ombre pour incanter des poignards aethyriques et les envoyer sur deux
des lanciers. Les blessures occasionnées par de telles armes magiques n’étaient
pas apparentes mais détruisirent les organes internes de deux Hauts-Elfes. Rudiger
lançait projectiles magiques sur projectiles, harcelant un soldat jusqu’à ce qu’il
s’écrase violemment contre un arbre, brisant tous ses os. Albert armé de l’épée
enchantée et bénie Sorbar Saurus, appartenant à feu son ami Morgann, décapita un
elfe et broya la colonne vertébrale d’un second. Alfred, équipé de sa masse de Morr,
fit pleuvoir… la mort. Fi du temps où il était un semi-homme peureux, place au
guerrier du panthéon sigmarite ! Il vint couper le souffle de son assaillant d’un coup
de masse dévastateur en pleine poitrine, et une fois le lancier au sol, il lui brisa le
crâne. Alfred ne sentait même pas la douleur d’une profonde entaille qu’il avait à la
cuisse. Il ne savait même pas quand il l’avait reçue.
Dorgon ne pouvait passer la défense du nain-vengeur, du fait de son armure
de plates complète et de sa constitution de géant. Il changea alors de cible et
s’attaqua à Alfred, à deux pas de lui et moins bien protégé. Le lancier elfique lui
assena une série de coups d’estoc, et bien que la bure de Morr le protégea d’une
attaque mortelle, le halfelin se retrouva le bras et la jambe transpercée. Dorgon
sauta vers lui, visant la gorge pour un coup fatal. Alfred voyait sa vie défiler sous ses
yeux… Ainsi, il n’aurait pas eu le temps de prouver au dieu Morr qu’il était digne de
lui. Cependant, ce dieu ne semblait pas vouloir l’accueillir en ​son royaume, pas pour
l’instant. Silméan surgit soudainement sautant par-dessus Alfred avec une rapidité et
une agilité remarquable, et vint trancher la tête de Dorgon. Il se réceptionna d’une
roulade, rangea ses deux sabres, et se tourna immédiatement vers les Vents de
Gris.
« Que s’est il passé ? demanda-t-il d’une voix puissante, masquant
difficilement sa colère. Expliquez-vous de façon claire et concise !
- Dorgon et ses lanciers nous ont attaqué sans sommation, expliqua
franchement Jacob. Ils ont évoqué la capture récente d’une elfe noire, ils nous ont
accusés d’être de mèche avec elle, et nous ont tout simplement attaqués sans en
savoir plus ! C’est la vérité, je vous le jure !
- Comme je vous le disais, soupira Silméan. Où que vous passiez, ne reste
plus que mort et destruction. Je vais vous mener moi-même au palais du Roi.
Suivez-moi, et ne parlez pas.
- Nan mais… commença Albert d’un ton insolent.
- Hé ! Tu v… s’enragea Snorri.
- A vos ordres, Capitaine Silméan », les coupa net Lyllia.
Les Vents de Gris n’eurent à nouveau pas le choix. Cependant, la plupart
d’entre eux se sentaient bien plus en sécurité avec lui qu’avec une troupe de soldats
inconnus… Apodis vint se reposer sur l’épaule de sa maîtresse, récompensé par

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une friandise pour son efficacité. Ils suivirent donc le Capitaine de la garde dans le
plus grand silence, espérant qu’ils puissent enfin parler une bonne fois pour toute au
Roi afin de plaider la cause d’Hémillya. A chaque fois que Snorri ou Albert voulurent
parler, Lyllia lançait un sortilège de mutisme… ce qui énerva encore plus nos deux
compagnons, prompts à l’agacement bruyant et envahissant.
Silméan les mena en quelques heures à la partie royale de l’île : les Terres
Blanches. Ces lieux étaient réservés au palais. Et comme le nom l’indiquait, tout
était d’un blanc immaculé : les arbres aux écorces pâles faisaient tomber sur eux
quelques pétales de fleurs opalines et de petites feuilles argentées ; la terre claire
était recouverte de graviers en marbre ; les buissons étaient couleur d’ivoire ; et le
chemin était en pavés d’albâtre, composant une complexe fresque abstraite ton sur
ton. Au centre de ce lieu féérique, une montagne immaculée, fleurie dans un
camaïeu de teintes bleutées.
Le palais était au sommet. Le seul accès était un immense escalier orné de
statues de héros hauts-elfes. Toujours entièrement blanc. Bien que Ulthuan n’était
pas en guerre, de stoïques lanciers en armure d’argent gardaient le lieux, présents
par deux toutes les dix marches. Pas un ne bougea un cheveu à leur passage. Tous
demeuraient dans la même posture : droits, au garde-à-vous, parfaitement
identiques.
Ils gravirent le long escalier, observant religieusement le lieu féérique.
Silméan les menait directement dans la salle du trône, en insistant sur le fait de bien
garder les armes rengainées. Si jamais ils mettaient ne serait-ce qu’une main sur le
pommeau de leur épée, le Haut-Elfe ne s’amuserait pas à leur sauver la mise à
nouveau.
La cour du Roi était circulaire, entourée de moult colonnes, le tout dans un
marbre blanc aux marbrures claires parfaites. Aucun mur ni fenêtre, une douce brise
passait tranquillement entre les piliers qui soutenaient une immense et sublime
coupole en vitraux de camaïeux violacés. La vue était imprenable… Tout respirait
grandeur, puissance et élégance. La salle était gardée par dix danseurs d’épées
équidistants les uns des autres. Les Vents de Gris connaissaient la puissance de
cette caste guerrière, ils avaient rencontré quelques-uns d’entre eux : Numénoria,
Edorenne, et récemment Silméan. Le Roi-phoenix Tyrion Coeur-Loyal était assis sur
son trône d’albâtre, le dos droit et ses yeux perçants toisant nos héros. Le monarque
était magnifique : un visage d’une finesse digne des plus belles sculptures, ses longs
cheveux blonds cascadaient sur son dos, et son armure de mithril et d’or brillait de
mille éclats. Bien gardé par ses soldats, il ne portait point d’arme. Il observa les
nouveaux venus pendant presque trois minutes, ménageant son effet avec
beaucoup d’attention. Il savait que les Vents de Gris étaient totalement impuissants,
à sa merci. Puis, il s’adressa à eux d’une voix claire, distincte et curieusement
douce.
« Enchanté, visiteurs impériaux. Avant toute chose, mettez-vous d’accord sur
celui qui sera mon interlocuteur, au nom de votre groupe. Je n’apprécie guère les

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conversations désordonnées. La réputation de vos races ne joue pas en votre
faveur; vous êtes du genre à tous parler simultanément, sans aucun respect pour les
autres. Je ne tolèrerais ceci. Vous avez une minute pour vous décider.
- Moi, j’dis rien, fit franchement Snorri, bien content de ne pas avoir à se
forcer pour être poli avec les Hauts-Elfes.
- Moi, ça me saoule, admit Albert, en regardant sa fille qui jugeait que c’était
bien mieux ainsi.
- Je ne me sens pas l’âme d’un orateur, déclara Alfred.
- Je… préfère laisser ma place à ceux qui ont une meilleure élocution,
consentit Aru, qui n’avait franchement pas envie de se mettre sur le devant, vu son
passé.
- Je suis plutôt bon pour parlementer, moi, déclara Jacob en souriant.
- Mais tu devrais laisser faire le seul Vent de Gris qui connait la noble
étiquette, mon ami, le reprit Rudiger, d’un air fier.
- Je pense que la mieux placée est Lyllia, annonça Aldebert, grâce à
l’éducation de sa mère. Tu en penses quoi, jeune fille ? Et vous les gars, ça vous va
?
- Ma foi, répondit Lyllia en l'absence de réponse des Vents de Gris. Pour ma
part, j’y consens.
- Bien, acquiesça Tyrion, satisfait. Avant que vous ne me décliniez la raison
de votre venue, répondez tout d’abord à quelques-unes de mes questions. Alors
jeune enfant, est-ce une coïncidence si nous avons capturé une elfe noire quelques
heures avant votre venue ? Pourquoi le Léviathan ayant menacé votre navire ne l’a
t-il tout simplement point détruit ? Pourquoi le corps du Léviathan n’arborait-il pas
ses couleurs naturelles ? Pour finir, bien que je connaisse déjà la réponse : pourquoi
êtes vous venus sur nos terres ?
- Je vais répondre le plus honnêtement du monde, mon Seigneur, déclara
Lyllia, pensant chacun de ses mots. L’elfe noire est une engeance alliée avec le
Chaos. Etant donné que nous tentons de sauver l’Empire contre ce même Chaos, la
furie cherche à nous arrêter. C’est une ancienne ennemie d’Aru, la femme impériale
ici présente. Elle voulait en faire une comparse en l’amenant sur Naggaroth, chose
contre laquelle nous avons lutté. Elle maîtrisait le Léviathan par je ne sais quel
maléfice, faisant de lui un être corrompu par les puissances chaotiques. Le halfelin
du nom de Alfred Daskar, fervent adepte de Morr, avait en sa possession un artefact
légué par son dieu. Ce fragment d’obsidienne béni pouvait annihiler toutes traces de
corruption. Il l’a utilisé à bon escient contre cette légende des océans, qui prit la
fuite. Il n’est guère étonnant que l’elfe noire se soit réfugiée sur Ulthuan, seule terre
ferme à des centaines de miles à la ronde.
Pour ce qui est de notre venue en votre demeure… N ​ ous sommes ici pour ma mère,
qui est aussi la femme de l’homme arrogant avec l’armure de Galaad. Il nous faut la
ramener sur notre continent pour sauver notre contrée du chaos. Sans la puissance
d’Hémillya Gilgameish, l’Empire est perdu. Et je vous avoue que s’ajoute aussi un

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désir égoïste de retrouver celle à qui je tiens le plus au monde, avec mon père. Nous
sommes disposés à faire ce que vous voudrez, aujourd’hui et les jours à venir, pour
payer notre dette envers vous, si votre majesté adhère à notre requête.
- Je ne peux point accéder à votre demande, répondit le roi en se levant de
son trône pour faire quelques pas du haut de son piédestal. La très puissante
magicienne de l’ombre Gilgameish doit être jugée pour insubordination. Nous, sages
et puissants Hauts-Elfes, avions jugé bon de participer à la rébellion contre feu Karl
Franz et joindre nos forces aux vôtres. Nos mages et Gilgameish devaient oeuvrer
ensemble contre la flotte impériale, et le mage supérieur d’Ulthuan décida d’incanter
un sortilège si puissant qu’il aurait pu anéantir la totalité de nos ennemis : un
immense raz-de-marée, emportant tout sur son passage. Cela aurait pu être un gain
de temps faramineux, sans parler d’éviter de possibles pertes dans nos rangs. Nous
avions tout à y gagner. Mais cela ne fut pas l’avis de votre amie : elle ne pensait
qu’aux villages littoraux qui auraient été engloutis sous les flots. Elle n’a pas toléré
l’idée d’un mal nécessaire. Mais je dois le reconnaître, cette magicienne est d’une
puissance incommensurable. Elle prit bien soin de ne blesser personne. Pour
stopper notre mage, elle lança un puissant contresort qui provoqua un vortex
magique rarement égalé. Il happa la flotte Haut-Elfe pour la transporter sur un océan
à l’autre bout du monde. Pour ce qui est de nos ennemis, personne ne sait où ils ont
amerri. Mais eux aussi ont été déportés. Il n’y a pas eu de décès suite aux
mauvaises actions de Gilgameish, c’est pour cela que je n’ai pas ordonné sa mise à
mort immédiate, mais elle sera jugée pour ses crimes. Et un procès à Ulthuan est
long, très long.
- Mais nous avons besoin de ma gonzesse, bordel de merde ! hurla Albert en
pointa du doigt le Roi Tyrion.
- Un mot de plus et je te tranche la carotide, pitoyable insecte, le prévint
Silméan en plaçant la lame d’un de ses sabres sous la gorge d’Albert.
- Albert, mais tais-toi ! s’exclama Aldebert, alors que Snorri avait déjà la main
sur le pommeau de sa hache. Tu n’arranges rien, là !
- Père, fit Lyllia le cœur au bord des lèvres. Je te somme de ne plus parler. Je
ne veux pas te perdre, toi aussi ! Mon Seigneur Tyrion Coeur-Loyal, haut
Roi-Phoenix, ne pouvons-nous pas trouver un arrangement ?
- En raison de ma grande magnanimité et clémence, je vous accorde une
audience avec ​Gilgameish l​ e temps d’une journée. Elle est retenue prisonnière en
compagnie d’un de ses lieutenants, sur les terres de l’Attente, ici-même à Ulthuan.
Passé ce délai, vous devrez partir, sans rien oser demander de plus. Afin que vous
ne commettiez point d’impair, chose pour laquelle l’Empire est tristement célèbre, le
Capitaine Silméan et le Champion d’Ulthuan Orion vous accompagneront. Capitaine,
j’attends vos explications sur ​l’arrêt de vos recherches sur la plage, ainsi que sur
votre décision d’escorter vous-même les Impériaux jusqu’à moi. Je suis sûr que vous
devez avoir une bonne raison. Aventuriers, attendez Silméan à l’extérieur du palais.
Orion, restez avec eux. »

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Les Vents de Gris, Albert et Lyllia s'exécutèrent, les sourcils plus ou moins
froncés. Orion n’était pas un homme avec qui on pouvait discuter, moins encore
qu’avec Silméan. Il était un des dix danseurs d’épée et gardes royaux, une vaste
cape bleu-azur de soie fluide drapait ses larges épaules, sans chercher à cacher sa
fine armure de plates. Grand par sa taille et par sa prestance, le menton haut, il
regarda chacun des impériaux dans les yeux pendant une dizaine de secondes.
Comme Silméan le capitaine de la garde d’Ulthuan, son regard était sévère, sans
pourtant témoigner de la haine... juste un profond mépris.
Heureusement, les Vents de Gris n’eurent pas à soutenir ses yeux perçants
trop longtemps, car Silméan revint à peine cinq minutes plus tard. Et à la vue de son
air serein, il ne semblait pas avoir été fustigé d’une quelconque manière. Le
Roi-Phoenix semblait avoir une confiance totale en cet haut-elfe. Un simple échange
de regards entre les deux militaires, et ils commencèrent à marcher. Pas un mot ne
fut échangé, mais les aventuriers comprirent qu’ils devaient les suivre : ils restaient
leur seule possibilité de voir et parler à Hémillya.
Les deux danseurs d’épées les emmenèrent dans un silence monacal
jusqu’aux terres de l’Attente. Le trajet dura moins de trois heures, et nos héros
purent voir ce à quoi ressemblait le milieu carcéral des hauts-elfes : cela ne
ressemblait pas du tout à une prison... C’était une prairie, où étaient construites six
maisonnées en pierres blanches, semblables à celle de Naurielle. Pas de geôle, ni
même de garde. Ce n’était qu’un petit coin bucolique très tranquille, plus proche d’un
lieu de repos que de pénitence. Les hauts-elfes avaient une conception très étrange
de l’incarcération...
Sans un mot, Silméan pointa une des maisonnées du doigt. Orion, quant à lui,
se posta juste derrière les aventuriers, les mains posées sur les manches de ses
deux sabres. Cette vigilance passivement inquiétante attira le regard inquiet de nos
héros. Les surveillait-il ou bien les défendait-il ? Ils craignaient une possible autre
embuscade des Hauts-Elfes, et l’attitude d’Orion n’était pas des plus rassurantes...
Un long et lourd silence pesant s'installa, jusqu’à ce qu’ Albert le brisa d’un ton
enfantin.
« Les gars, Hémi est dans cette bicoque ? »
Les deux danseurs d'épées le toisèrent d’un air condescendant, sans rien
répondre. Albert décida d’ignorer l’insulte, et se tourna en souriant vers ses
compagnons.
« Bon, Vents de Gris, j’vais aller voir. Si Hémi est bel est bien là, je viendrais
vous faire un signe dans… disons… vingt minutes ? Le temps que Lyllia et moi
parlions un peu à celle qui nous a tant manqué. »
Puis Albert se pencha pour chuchoter à l’oreille d’Aru :
« Si les deux cons derrière attaquent, je rapplique direct.»
Le père et la fille se rendirent d’un pas pressé vers la prétendue prison de
Hémillya, main dans la main. Ils dévalèrent la pente, presque courant, pour retrouver
celle qu’ils avaient tant cherché. Cela arracha même un sourire à Rudiger. Le

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bâtiment n’avait pas de porte, juste un simple voile magique bleu, presque invisible,
qu’ils purent passer sans problème. Ils disparurent ainsi de la vision des Vents de
Gris qui ne savaient pas trop quoi faire de leur personne. Ils voudraient eux aussi
rejoindre la magicienne de l’Ombre, mais ne voulaient pas non plus perturber les
retrouvailles de la petite famille… Et puis leurs deux cerbères les perturbaient assez
pour qu’ils n’osent pas bouger le petit doigt : qui sait si cela n’allait pas déclencher
un énième incident diplomatique ?
Nos héros patientèrent dix minutes... vingt minutes... trente minutes… et
commencèrent à s’inquiéter. Ils regardèrent Silméan et Orion, tous les deux placés à
quelques mètres derrière. Ils étaient comme à leur habitude : stoïques. Quand
soudain, Albert sortit enfin de ladite prison. Il avait l’air enjoué, et même surexcité. Il
héla les Vents de Gris, presque riant.
« Hé les gars ! Le soi-disant lieutenant d’Hémi est là lui aussi ! Et vous ne
devinerez jamais qui c’est ! Ram’nez vos trognes ! »
Le soulagement gagna les aventuriers. Non seulement tout allait bien avec
Hémillya, mais en plus ils allaient enfin pouvoir quitter la surveillance oppressante
des deux Hauts-Elfes. Agréablement surpris que la situation n’ait pas dégénérée,
nos héros se dirigèrent en toute hâte vers le mystérieux bâtiment. Ils virent enfin
celle qu’ils avaient tant recherché. Hémillya Gilgameish était là, assise avec sa fille
sur ses genoux et la main d’Albert posée sur l’épaule : un charmant tableau de
famille. La jeune femme était d’une beauté sans pareille, des cheveux blancs
immaculés soigneusement coiffés en chignon laissaient s’évader quelques mèches
qui lui caressaient les joues. Ses yeux bleu ciel étincelaient, ses douces lèvres
affichaient un sourire mêlant douceur, joie et amour. Elle était vêtue, comme à
l’accoutumée, de sa robe des magiciennes de l’ombre. Un vêtement d’un luxe
extrême, aux dominantes grises et noires, faisant ressortir les broderies dorées. Les
teintes sombres de ses tissus établissaient un contraste saisissant avec sa peau
claire et ses cheveux neige.
Hémyllia ne dit mot, mais montra aux Vents de Gris le halfelin que les
hauts-elfes avaient appelé ‘’son lieutenant’’. Une seconde vague de bien-être et de
joie envahie nos héros à la vue du semi-homme captif avec la magicienne. Il était là,
souriant, ses deux jambes battants gaminement sous une chaise peu adaptée à sa
petite taille, les mains jointes dans l’attente. Il avait cet air espiègle de celui qui sait
l’effet qu’il va causer. Dans sa petite chemise de lin et son pantalon de toile, les
cheveux blonds ébouriffés, il ressemblait à un enfant d’à peine un mètre. Il n’avait
pas changé d’apparence depuis qu’il avait quitté le groupe des Vents de Gris, il y
avait de cela un an. Jacob, ne pouvant plus contenir sa joie, se précipita vers son
ami pour l’enlacer ​:
« Niklaus ! Je suis tellement content de te revoir, mon frère !
- Et moi donc ! s’exprima Alfred. Le trio des invincibles halfelins est réuni !
- J’espère que tu t’es entrainé pour me battre ‘’à celui qui boit le plus’’ !
s’amusa Snorri

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- Un visage amical est toujours une bonne chose ! sourit Aru. Surtout quand il
s’agit du tien !
- Je suis sûr que tu as bien profité du tabac du Moot ! lança Aldebert en
posant une main sur l’épaule de Niklaus. J’aurais bien aimé être avec toi, l’ami !
- Moi qui pensais, dit jovialement Rudiger, que tu avais décidé d'abandonner
les armes pour ne manier que ta satané canne à pêche !
- Et bien figures-toi que c’était le but, à la base ! répondit Niklaus. Au Moot, je
n’ai même pas eu le temps de rester un mois avec ma femme et mes enfants, que
j’entend parler d’une rébellion contre l’Empereur ! J’ai vite commencé à vous
chercher, mais vous étiez introuvables ! Jusqu’à ce que j’apprenne que Hémillya se
situait à Middenheim. Je m’y suis vite rendu et elle m’a tout raconté sur vous et le
Général Morgann, commandant de la rébellion ! Vu que je voulais agir et non pas
passer mon temps à vous courir après, j’ai décidé de l’accompagner sur la flotte
hauts-elfes, pour… et bien, la soutenir autant qu’un petit pêcheur le peut, héhé !
C’est alors que Hémillya a déplu aux hauts-elfes, et nous avons atterri ici ! Mais moi,
les potes, j’ai toujours su que vous ne nous laisserez jamais tomber ! D’ailleurs, si
vous êtes là, c’est que vous avez gagné la guerre, hein ? Il est bien l’Empereur
Morgann ? Et où sont passés ces bons vieux Wolf et Johann ? »
L’ambiance chaleureuse cessa soudainement. Inconsciemment, le jeune
halfelin venait de faire ressurgir de sombres souvenirs. Les visages se firent graves,
et ils se regardèrent, effondrés. Lyllia et Albert n’avaient pas du tout abordé les
questions sérieuses, Hémillya et Nicklaus ne savaient donc rien de tout ce qui s’était
produit depuis la bataille. Après une minute de silence extrêmement gênant, ils
expliquèrent tout, n’omettant aucun détail. Au fur et à mesure du récit, ils virent le
visage de la magicienne et du halfelin se décomposer. A la fin, ils avaient l’air
anéantis. Tout était déplorable… Tout. La situation politique, le Chaos envahissant,
la mort de Morgann, de Johann, l'endoctrinement de Wolf par l'Inquisiteur Blake
Balmorr... Hémillya annonça sans préambule qu’elle devait absolument retourner en
Empire. Ce n’était pas le ton d’un énoncé quelconque, ou d’une simple volonté. Sa
voix et son visage criaient son besoin impérieux de retourner sur le continent. ​Elle
devait revenir pour défendre la paix, comme elle l’avait déjà tant fait.
« Je savais que tu déciderais cela, Mère, fit la jeune Lyllia en prenant sa
main. Et j’ai essayé de tout prévoir dans la mesure du possible. Comme nous te
l’avons expliqué, le chaperon blanc qui orne mes épaules dissimule mon aura
magique. Les hauts-elfes ne peuvent donc ressentir le passage de l’Ombre que j’ai
créé et qui nous relie à l’Aquilon. Il ne reste plus qu’à ouvrir l’autre passage céans, et
nous pourrons nous téléporter directement sur le galion de Cédric. Les glyphes
Hauts-Elfes qui annihilent ta magie ne me touchent pas. Ils sauront évidemment que
nous nous sommes enfuis, et je devrais méditer pendant presque un mois, car le
sort m’aura considérablement affaiblie. Mais c’est un moindre mal pour te sauver,
Mère. Tel est le but de notre quête.

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- Que tu es intelligente, ma fille, sourit Hémillya en lui caressant tendrement
les joues.
- Et on peut savoir pourquoi, moi, j’en savais rien ? intervient Albert.
- J’avais peur que, ivre, tu dévoiles mon plan par inadvertance, Père, lui
répondit sobrement Lyllia.
- Peur justifiée, admit Albert. Bon et b…
- Attendez une minute, là ! Le coupa Aldebert, énervé. Et notre engagement
envers Tyrion ? Et notre parole ? Pourquoi ne pas nous avoir consultés avant ? On
n’aurait rien dit, nous !
- C’est bon, mon pote, lança Albert. Sûr que ma fille a fait ça pour le mieux !
- Non, ce n’est pas bon ! s’indigna à son tour Aru. Je nous croyais une équipe
soudée les uns envers les autres ! Pourquoi nous cacher tout ceci ?
- Hé, ho ! répliqua Albert, je n’ai rien à voir avec tout ce bordel moi !
- Qui plus est, annonça Rudiger, nous aurons des problèmes dès que le sort
de téléportation sera lancé. Tu l’as dit toi-même Lyllia, les Hauts-Elfes vont tout de
suite se rendre compte qu’un sortilège a été lancé. Silméan et Orion seront nos
premiers ennemis, et cela ne présage rien de bon.
- Certes, c’est malheureusement une situation très délicate, commenta Alfred.
- On s’en fout ! intervint le nain, hargneusement. Les elfes n’ont aucune
parole, et ils auraient essayé de nous rouler, de toute façon… alors on part d’ici !
J’en peux plus de cette île aux oreilles-pointues, moi !
- J’avoue, acquiesça Niklaus. Je ne suis pas contre partir de cet endroit. Cela
fait des mois et des mois que nous sommes enfermés ici, Hémillya et moi.
- Doucement tout le monde… tenta d'apaiser Jacob. Il y en a contre le fait de
partir comme des voleurs, et il y en a pour. Que proposez-vous les gars ?
- Au vu de la situation de l’Empire, je dois partir, répondit Hémillya d’un ton
solennel. Cela est malheureusement non-négociable, trop de vies innocentes sont
en jeu.
- Je comprends votre désarroi, Vents de Gris, déclara Lyllia. Je peux ouvrir le
portail, et rester avec vous. Avec un autre sort, je me rendrais invisible comme…
une ombre. Je vous aiderais si besoin, quitte à brûler ma couverture. Je vous le jure.
- Ma gonzesse se casse, dit sérieusement Albert, et moi je reste avec ma fille
pour vous aider. Je n’aurais pas de couverture, moi. Si les hauts-elfes se montrent
violents, ils tâteront de Sorbar Saurus. Morgann serait fier que son épée ne rouille
pas dans un coin, héhéhé !
- Donc, nous restons tous ici, et Hémillya se retire ? résuma Rudiger
- Ouais, ça ressemble à ça, acquiesça à contre-coeur Aldebert. Et on n’a pas
vraiment le choix si on veut faire sortir Hémyllia d’ici. Tyrion ne nous a pas vraiment
donné d’autres portes de sortie, je suis obligé de le reconnaître.
- J’avais le secret espoir de pouvoir rallier les Hauts-Elfes à notre cause pour
lutter contre le Chaos, soupira Aru. Si nous procédons à cette évasion, les chances
s’amenuisent…

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- Comme l’a si bien dit Aldebert : on n’a pas vraiment le choix, grimaça
Rudiger. Nous ne pouvons pas prendre le risque que Hémyllia reste bloquée ici.
Mais au moins, si nous restons, peut-être montrerons-nous ainsi notre bonne foi et
gagnerons un peu de leur estime ? C’est risqué, je le conçois.
- Risqué, voire suicidaire, appuya l’elfe. Malgré tout, je suis d’accord. Même si
nous nous exposons à de graves dangers, nous devons le faire. Je ne me vois pas
m’enfuir d'Ulthuan une seconde fois comme une voleuse.
- Donc, on pourrait avoir à casser des elfes ? réfléchit Snorri à haute voix.
J’en suis !
- Mes frères, ne craignons pas la mort : mon dieu nous protège ! clama Alfred,
l’air convaincu.
- Bon et bien, soupira Jacob, je pense que nous sommes bien partis pour
rester…
- Je vous ai trop couru après, râla Niklaus. J’en ai marre, je reste avec vous
les amis. »
La décision était prise. Chacun redoutait qu’elle soit la mauvaise, mais ils ne
se voyaient pas faire autrement : leur honneur à tous en dépendait. Ils n’étaient pas
des Lames Rouges, à agir en criminels. Et organiser l’évasion d’une condamnée au
coeur même d’un puissant Royaume ne leur plaisait pas tellement, même si leurs
intentions étaient louables.
Hémillya aurait souhaité rester également, si la situation avait été différente.
Mais elle ne pouvait rester : le risque d’être définitivement bloquée sur l’île était trop
grand, et l’avenir de l’Empire pouvait en dépendre. Elle ne put que remercier
chaleureusement les Vents de Gris pour leur aide, leur soutien et leur amitié. Elle
s'excusa sincèrement de la façon dont tournait les événements, et leur promit que
leur sacrifice et leur bonté seront récompensés. Le monde se souviendra d’eux
comme des héros bienfaiteurs, parangons de justice et de vertu.
Elle se tourna ​ve​ rs Albert, et l’embrassa tendrement avant de déposer un
baiser sur le front de leur fille. Lyllia incanta le passage aethyrique de l’ombre, et
Hémillya disparut dans le vortex magique. Drainée de presque toute son énergie,
Lyllia lança immédiatement après un sortilège la rendant de plus en plus éthérée,
avant de disparaître totalement.
Le compte à rebours était lancé : Silméan et Orion n’allaient pas tarder à
apparaître à l’entrée de la maisonnée. Les aventuriers, maussades et moroses,
dégainèrent leurs armes et se précipitèrent vers la porte. Seul Albert lança quelques
paroles d’encouragement, approuvé par les grognements de Snorri qui n’attendait
qu’une seule chose : se battre.
Sans surprise, dès qu’ils sortirent de la prison de Hémyllia, les deux danseurs
d’épées se trouvaient à moins de dix mètres d’eux, armes dégainées, parés à toutes
éventualités, et le regard plus froid que la glace. Orion pointa un de ses sabres vers
nos héros :

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« Pourquoi ne suis-je pas étonné ? dit-il d’une voix franche, cruelle et
puissante. Fatalement, les humains et toutes les races mortelles de l’Empire n’ont ni
parole ni honneur. Je l’ai toujours su, de même que le Roi-Phoenix ! Cependant,
dans son immense magnanimité, notre bien-aimé Souverain vous a accordé le
bénéfice du doute ! Mais je n’ai pas sa clémence ! Je ferais ce que je dois faire :
vous éliminer céans !
- Attendez, Grand Champion, intervint Silméan. Nous ne pouvons décider
seuls de leur mort sans le consentement du Roi. Je préconise de les emmener
captifs devant Tyrion Coeur-Loyal.
- Non, ils nous trahiront comme seuls les impériaux savent si bien le faire. Ne
vous mettez pas en travers de ma décision.
- Je ne peux vous laisser agir, cela est contraire à nos val... »
Aussi vif que l’éclair, Orion lui coupa la parole en tournant ses lames contre
lui. Silméan parvint à parer le premier sabre, mais le second lui fit une entaille en
passant dans la faille de l’armure, au niveau de l'adducteur. Le haut-elfe, surpris,
tenta d’esquiver et de riposter, mais en vain. Orion exécuta une danse dévastatrice
des épées et Silméan chut, la cuisse transpercée, le bras entaillé, l’abdomen percé,
l’oreille coupée. Orion rangea un de ses sabres, saisit fermement le second pour
venir l’achever au sol, mais son arme... lui glissa des mains ! Jacob jeta au sol la
pièce de Fortune qu’il avait acquis au Donjon de Bonchoix. Une pièce pour que la
chance tourne en sa faveur… Et ce fut le cas ! Néanmoins le mot ‘’fortune’’ écrit sur
les deux faces de la pièce divine, s'effaça sur l’une d’entre elles.
Les Vents de Gris se ruèrent sur Orion, comprenant pertinemment qu’en
aucun cas ils ne pourraient négocier avec lui. Rudiger prit bien soin de rester en
retrait, et incanta un projectile magique qui propulsa Orion à dix mètres de Silméan.
Sans signe de danger de mort imminent, Lyllia resta discrète comme une ombre et
n’intervint pas dans la bataille. Avant que les guerriers au combat rapproché ne
soient trop proches de leur ennemi, les tireurs firent leur office. A l’aide de sa fronde,
Aru logea une pierre qui malheureusement rebondit sur le plastron du danseur
d'épées. Jacob chargea un carreau d’arbalète et le tir vint percer la spalière pour se
loger dans l’épaule. Quant à Niklaus, il fit mouche avec l’arc prêté par Aldebert, mais
la flèche vint glisser sur la fine armure de plate du champion haut-elfe.
Orion eut à peine le temps d’arracher le carreau planté dans son épaule que
les guerriers au corps à corps lui tombèrent dessus. Aldebert lui asséna une
puissante attaque de taille que le haut-elfe esquiva en se baissant. Il tenta une
attaque d’estoc contre le Vent de Gris, mais celui-ci dévia la lame à l’aide de sa
flamberge. Snorri chargea Orion de plein fouet et vint lui briser deux côtes flottantes
d’un puissant coup de hache. L’ennemi prit une de ses lames comme un poignard,
et la planta dans le pied du nain. Snorri cria de douleur et tomba à genoux. Orion
voulut en finir avec le nain, mais Alfred arriva derrière lui et lui asséna un puissant
coup de sa masse noire de Morr dans le dos. L’elfe fut poussé à deux mètres du
nain-vengeur. Albert en profita pour lui briser le bras. Peu importe la qualité de

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l’armure, l’épée de Morgann broyait et hachait plus qu’elle ne coupait. Orion tomba
une fois de plus à terre. Ce fut Snorri qui l’acheva : pour se venger de la sévère
blessure reçue au pied, il vint lui fendre le crâne d​ e plusieurs coups de hache, tous
plus violents les uns que les autres.
Le calme revint, et tous contemplèrent le cadavre sanguinolent de feu le
Champion. Snorri s’appuya sur sa hache, essoufflé et claudiquant. Rudiger
s’approcha de lui pour le soigner de sa magie de Lumière, aidé discrètement par
Lyllia, toujours dissimulée. Ils allèrent également soigner Silméan, gravement
touché. Ils préférèrent tous ignorer les grognements insultants du nain envers ses
ennemis millénaires. Silméan les avait aidé, il avait voulu les protéger. A​ llongé sur le
sol, pas encore capable de se relever, le Haut-Elfe avait cependant assez de force
pour leur jeter un regard empli de haine :
« Je vous maudis, je vous maudis infiniment... un haut-elfe, autrement dit un
être d’une race bien plus méritable et respectable que vous, est décédé… parce-que
vous venez semer le chaos sur nos terres. Pourquoi me soigner ? Pour me torturer
ou me livrer à votre inquisition sadique et tortionnaire ? Pour m’offrir en offrande à
vos dieux sombres ? Ayez un tant soit peu de bonté et achevez-moi !
- Nous ne voulons pas vous tuer, Silméan… affirma avec tristesse Jacob
- Nous vous sommes infiniment reconnaissants pour votre aide, confirma
Niklaus. Ce n’est pas nous qui avons lancé l’attaque !
- Allez exposer vos calomnies au Roi-Phoenix, menaça Silméan. Vous verrez
ce qu’il pensera de vos dires.
- Vous êtes un guerrier d’honneur, lança Aldebert. Et nous aussi ! Pourquoi
pensez-vous que nous ne sommes pas partis avec Hémillya ? Pour prendre d’assaut
l’île à nous huit ?!
- Nous osons encore demander audience au Roi-Phoenix Tyrion Coeur-Loyal
afin de tout lui expliquer, affirma Aru, tentant vainement de masquer un soupçon de
crainte dans la voix. Pouvez-vous nous y emmener ?
- Et tu pourrais témoigner de ce que t’as vu en plus, dit sérieusement Albert.
- Pourquoi courir à votre perte ? demanda Silméan. Des remords ? Non, cela
ne se peut. Ce sentiment de culpabilité vous est sans nul doute inconnu.
- Nous n’avons ni rancune ni remord, maugréa Alfred. Nous n’avons rien à
nous reprocher !
- Alors soit, abdiqua le danseur d’épées. Je vous accompagne et me
régalerais de votre mise à mort prononcée par le Roi-Phoenix.
- Tyrion est un sage haut-elfe, contra Niklaus. Je doute que ce soit le cas.
- Donc… je ne l’achève pas ? Demanda Snorri avec un peu de tristesse. »
Tous firent comme s'ils n’avaient pas entendu la question du nain-vengeur,
hormis Albert qui sourit. Silméan tint promesse et, pleinement reposé quelques
temps plus tard, mena les Vents de Gris au palais royal. Il semblait plus serein que
la première fois. Peut-être commençait-il à ne plus prendre nos héros pour des
traîtres ? Ou bien était-il si sûr de leur condamnation ? Dans tous les cas, le trajet se

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fit dans le calme. Les Vents de gris préférant réfléchir à ce qu’ils allaient dire devant
le Roi plutôt que d’admirer le paysage comme l’autre fois.
Lorsqu’ils parvinrent au grand escalier blanc menant au palais royal, les
gardes présents sur le chemin pointèrent tous leurs lances en direction des Vents de
Gris. Tout ceci ne présageait rien de bon. Le précédent accueil avait certes été froid,
mais au moins les soldats n'avaient pas été vindicatifs comme à présent. Les
hauts-elfes étaient prêts au combat, mais n’attaquèrent pas. La présence de
Silméan parmi les Vents de Gris avait un effet… dissuasif.
Le Roi était toujours là, juché sur son trône, du haut de son piédestal. Tous
s’agenouillèrent, mais ne manquèrent pas de noter son regard encore plus froid
qu’auparavant. Albert, cependant, dut mettre un coup dans la jambe de Snorri pour
que celui-ci mette genou au sol. Le nain grommela, mais ne chercha heureusement
pas à se relever. Un long silence s’installa... Le Roi ne se leva pas, mais un long
soupir se fit entendre.
« Capitaine Silméan. Parlez.
- Les impériaux ont abusé de votre clémence pour oser vous tromper, Grand
Roi, déclara le haut-elfe Par je ne sais quelle fourberie, la prisonnière Hémillya
Gilgameish a tout simplement disparut dès que les Vents de Gris sont entrés dans
sa prison. Orion et moi-même nous y sommes directement rendus, et le champion
danseur d’épées a voulu les exécuter, sans même vous consulter. Je connais la loi,
et je savais bien que celui-ci la violait en prenant seul cette décision. Je me suis
opposé à lui, et il m’a mis à terre. Les Vents de Gris, leur nouvel allié halfelin et
l’homme en armure de plate se sont défendus et l’ont tué. Je dois avouer à grand
regret qu’ils m’ont sauvé la vie. Orion ne m’aurait pas épargné, et les blessures qu’il
m’a infligé auraient pu m’achever s’ils ne m’avaient pas soigné à temps.
- Visiteurs aigrefins, lança déplorablement Tyrion. Qu’avez vous à ajouter ?
- Nous n’avons rien à ajouter Monseigneur, confirma Aldebert. Silméan a tout
dit.
- Je tiens à préciser, intervint cependant Rudiger, nous ne savions pas que
Hémillya était assez puissante pour contrecarrer vos enchantements
d’emprisonnement. Elle a lié sa magie avec l’âme de l’enfant présente tout à l’heure,
et les deux ont pu s’enfuir. Nous n’étions au courant de rien.
- Je la savais en pleine harmonie avec l’aethyr, déclara Tyrion. La magie est
exceptionnellement présente en elle. Mais je ne la croyais pas fourbe à ce point. Je
ne peux que me fustiger moi-même : j’ai une fois de plus cru en l’humanité, à mes
dépens. Quoi qu’il en soit, vous avez trahi d’une manière ou d’une autre. Venir
affronter votre châtiment est curieusement honorable de votre part, mais je ne peux
faire fi des conséquences de vos actes. La sentence sera la suivante : la mort.
Néanmoins, je ne vais pas vous exécuter sommairement comme vous l’auriez fait si
votre place était la mienne. Je suis bien au-dessus de vos pitoyables conditions.
Vous aurez donc la possibilité de défendre vos vies contre le Maître-exécuteur,

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Hérias Fière-âme. Gagnez, et vous aurez la vie sauve. Vous serez cependant
bannis d’Ulthuan. Que l’on convoque expressément celui qui apportera justice. »
Les Vents de Gris ne cherchèrent pas à argumenter plus loin. C’était perdu
d’avance, ils le savaient depuis le début. I​ ls savaient que jamais ils ne pourraient
prouver leur bonne foi à un être si méprisant envers les impériaux. Au moins, le
Roi-Phénix avait reconnu publiquement leur honneur et honnêteté d’être resté,
c’était tout ce qu’ils voulaient.
Silméan prit place d’un air satisfait à la droite du Roi, et nos héros attendirent
ledit exécuteur. Ils se préparèrent discrètement au combat, se partageant les fioles
de soin, aiguisant épées et hache, testant la corde de leurs arcs ou la résistance de
leurs arbalètes. Ils ne savaient pas à quel point l’homme serait puissant, et s’ils
étaient de taille. Au bout d’une demi-heure, des gardes vinrent les encercler à 20
mètres autour d’eux, boucliers parés et lances pointées. Deux s’écartèrent pour
laisser passer le fameux Maître-exécuteur Hérias Fière-âme, et les Vents de gris le
détaillèrent immédiatement, inquiets de savoir ce qu’ils allaient affronter. Ce guerrier
tenait une svärdstav, lui octroyant ainsi la portée d’une lance et la longueur d’une
lame d’épée. Son armure de plates était aussi ouvragée que ses congénères, mais
bien plus lourde et perfectionnée. On pouvait voir ses cheveux noirs par dessous
son heaume, et deux yeux bleus froids et perçants semblaient luire dans l’ombre. Il
prit sa svärdstav à deux mains, salua le Roi-Phoenix, et se mit en garde contre nos
héros. Sans ne prononcer aucun mot. Les Vents de Gris et Albert se mirent en
position de combat, et l’invisible Lyllia prit bien soin de se tenir au plus loin de
l'exécuteur. Le Roi Tyrion se leva en tendant la main droite.
« Que le combat commence. »
A ces mots, Hérias se rua vers Snorri, étalant sa haine envers l’être du peuple
nanesque. Le guerrier nain ne put parer aucun coup ni même esquiver. Malgré son
imposante armure de plates, le cou, la cuisse et le bras furent sévèrement entaillés.
En trois secondes, Snorri fut propulsé à terre. Mais l'exécuteur faisait durer son
plaisir sadique, et ne chercha pas à l’achever si tôt. Il fit un salto arrière et se
retrouva derrière Alfred. Une attaque d’estoc puissante vint transpercer l’omoplate
du halfelin, impuissant. Son épaisse bure de Morr ne parvenait pas à arrêter la
svärdstav du haut-elfe, il tomba à genoux, poussant un cri de douleur. Hérias lui mit
aussitôt un coup de pied qui manqua de lui briser la mâchoire. Immédiatement
après, il incanta une formule aethyrique en elfique qui vint matérialiser la puissance
de la foudre dans sa paume. Sans que personne n’eut le temps de réagir, il lança
l’éclair magique sur Rudiger qui le prit de plein fouet, le propulsant contre les
boucliers des gardes qui formaient le mur de l'arène.
Albert et Aldebert chargèrent, espérant pouvoir l’occuper quelque temps. Le
guerrier de Taal lança une puissante attaque de taille, mais Hérias se pencha et
l’esquiva. Albert en profita pour lui asséner un terrible coup d’épée de bas en haut,
faisant sauter le heaume de l’elfe en le blessant à la pommette. Empli de rage
envers cet humain qui osait le toucher, l’adversaire mena instantanément ses

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assauts contre Albert, cherchant à venger l’affront qu’il lui avait infligé. Il lui porta une
série d’attaques d’estoc toutes plus rapides les unes que les autres. Notre héros fut
trop lent pour toutes les parer avec Sorbar Saurus, l’imposante épée de feu
Morgann. Il ne put compter que sur ses esquives et la lourde armure de Galaad.
Mais cela ne suffit pas. Épaule, rotule, cuisse et l'abdomen en pâtirent, et il chut
dans son propre sang.
Lyllia, toujours invisible grâce à la magie de l’ombre, se retint de ne pas crier
de peur pour son père. Ravalant ses larmes de détresse, elle se contenta d'incanter
silencieusement des sorts de soin. Elle ne savait quoi faire d’autre et faillit se
dévoiler envoyant la suite. Hérias s’apprêtait à planter son arme dans la gorge de
l’aventurier, quand un carreau d’arbalète vint se loger dans le dos de sa main,
déviant ainsi le coup fatal. Jacob avait fait mouche, bien qu’à la base, il visait la
tête… Le Haut-Elfe fustigea du regard le tireur et lança un sort de la magie des
cieux. L’éclair le propulsa à trois mètres de haut pour s’écraser à son tour sur les
boucliers des gardes les encerclant, et plongea le halfelin dans le coma.
La satisfaction de l’exécuteur fut brève, car une pierre de la fronde d’Aru lui
arriva en plein visage, faisant gicler deux dents. Le but était atteint : il était distrait et
n’allait pas s’occuper de ses précédents adversaires. Mais Aru ne put s’empêcher de
déglutir, sachant que c’était elle qui était visée à présent. Hérias commençait à
réaliser que les Vents de Gris n'étaient pas de simples impériaux, mais bien des
guerriers aguerris. Point n’était plus l’heure du spectacle et de l’amusement. Ce qui
devait être une simple exécution se transformait en véritable combat pour la survie. Il
prit sa svärdstav tel un javelot et la lança sur l’elfe des Vents de Gris. Aru reçut la
lame en plein estomac et s'effondra sur le sol dans un hurlement étouffé par le sang
qui lui remontait dans la bouche. Son faucon Apodis, paniqué, vola du plus haut qu’il
put afin de prendre de la hauteur. Driska quant à elle, sortit de la besace accrochée
à la hanche de son amie et vint lécher la plaie d’Aru, quitte à se couper la langue.
Pendant ce temps, un petit halfelin se tassait dans un coin. Voilà pourquoi
Niklaus avait quitté les Vents de Gris : toujours en danger de mort … toujours. Mais
il avait fait le choix de les rejoindre à nouveau. Il fallait dorénavant assumer. Mais
que lui était-il donc passé par la tête ? Niklaus, peu confiant, décocha une flèche. Un
peu au petit bonheur la chance, un peu visé mais sans conviction… Le tir vint
miraculeusement se ficher à l’arrière de la rotule et fit chuter Hérias. Furieux et de
plus en plus meurtri, l’exécuteur se releva, faisant fi de ses blessures et chargea le
halfelin apeuré. Niklaus prit à peine le temps de ranger son arme et se mit à courir
dans tous les sens pour fuir le combat. Les halfelins étant naturellement une race
agile, il parvint à esquiver, sans le faire exprès, tous les coups de lame. Roulades,
sauts, longues foulées. Droite, gauche, en avant, en arrière. L’instinct prenait le
dessus, et il évita toutes les blessures mortelles, toujours à un cheveu.
Mêlant comique de situation et instant dramatique, Aru profita que Hérias soit
occupé pour retirer la lame de son estomac en retenant sans succès un hurlement
de douleur, les dents serrées. Elle n’avait plus qu’une seule potion de soin qui

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pouvait lui sauver la vie. Mais voyant Albert au sol, elle jugea qu’il serait préférable
pour le groupe qu’un des meilleurs guerriers soit sur pied. Et puis il s’agissait
d’Albert, et Lyllia était non loin... Elle rampa jusqu’à Albert, laissant une traînée de
sang sur son passage. Près de lui, elle n’écouta pas ce qu’il tentait de lui murmurer,
et versa sa potion directement sur sa gorge. L’elfe des Vents de Gris préférant
qu’Albert vive pour sauver ses compagnons, lui versa la potion alchimique sans
hésitation. Alors qu’elle s’écroulait, épuisée, Albert se releva difficilement. Grand
heureusement, Lyllia et Rudiger soignèrent Aru du mieux qu’ils purent de leurs
magies, et ses hémorragies cessèrent partiellement. Aldebert imita ses comparses
et vint utiliser la totalité de ses panacées pour remettre sur pied Snorri et Alfred.
Pendant qu’il stabilisait ses compagnons, Lyllia, toujours invisible, s’approcha
d’Aldebert.
« Dois-je me dévoiler ? Je pourrais alors lancer moult sorts offensifs pour
vous épauler... »
Le guerrier de Taal fit non de la tête : c’était en ultime recours, ils pouvaient
encore s’en sortir. Alfred, Snorri et lui-même furent rejoints par Albert. Tous, hormis
Aldebert, étaient grièvement blessés. Rudiger canalisa ses dernières ressources
aethyriques pour incanter un bouclier magique autour des quatres combattants. Mais
Hérias avait enfin mis la main sur Niklaus qu’il souleva afin de l’empaler sur sa
svärdstav. Snorri chargea directement dans son plastron, propulsant les deux
combattants à terre. Le nain roula sur le sol à deux mètres de l'exécuteur, et
Aldebert ne lui laissa pas le temps de se relever pour lui asséner un coup de taille.
Malheureusement, Hérias le para et lui planta sa lame au niveau de l’estomac. Et
par un habile jeu de jambe, il parvint à entailler la cheville d’Alfred. Pendant sa
chute, le halfelin de Morr eut assez de force et de présence d’esprit pour distraire
son ennemi en lui écrasant sa lourde masse noire sur le pied. Ce dernier tomba
genoux à terre, et Albert vint lui infliger une série d’attaques broyantes avec la
puissante Sorbar Saurus. Une lui fêla le fémur, l’autre lui cassa deux côtes, et la
troisième vint lui fracturer la clavicule. Hérias tenta le tout pour le tout, assiégé, et
lança un éclair magique sur Albert, l'électrocutant facilement à travers son armure de
plates. Mais pendant qu’il se focalisait sur le père de Lyllia, Aldebert vint immobiliser
l’exécuteur de dos en lui ceinturant les bras. C’était le moment ! Il cria à ses
compagnons de se dépêcher, sans trop savoir à qui il parlait. Dans le feu de l’action,
et trop heureux de pouvoir mettre un point final à une bataille contre un elfe, Snorri
vint planter son arme entre les deux yeux d’Hérias. La lame de la hache cassa
l’avant et l’arrière du crâne, et s’arrêta à quelques centimètres seulement de celui
d’Aldebert.
Le calme retomba enfin, et nos héros s’écroulèrent au sol, épuisés et
meurtris. Quelques secondes après la mort d’Hérias, le Roi-Phoenix se leva, raide et
énervé de l’issue de ce combat.
« Capitaine, fit-il à Silméan, la voix dure et sèche. Escortez ces ignominies
sur la plage pour qu’ils regagnent leur navire immédiatement. Impériaux, ne revenez

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jamais, vous êtes bannis d’Ulthuan. Je vous préviens que la moindre de vos paroles
en ma présence est passible de la peine de mort. Et cette fois-ci, j’exécuterais
moi-même la sentence. »
Les Vents de Gris se relevèrent du mieux qu’ils purent, et firent attention de
ne laisser échapper ne serait-ce qu’un gémissement. L’objectif était accompli, mieux
valait ne pas pousser trop loin. Aldebert porta Jacob toujours inconscient, et ils
suivirent Silméan, accompagnés d’une troupe de lanciers.
Ils passaient une dernière fois dans les terres d’Ulthuan, mais ne prenaient
pas le temps d’observer ou de s’imprégner de la magnificence ambiante. Ils tentaient
de se faire les plus petits possibles. Et il leur tardait de retrouver des lieux plus
amicaux envers eux…
Une fois arrivés en vue de l’Aquilon, Aru sonna la corne de brume que lui
avait remise un des rameurs. Rapidement, une chaloupe fut mise à l’eau et
s’approcha de la plage. Pendant l’attente, Silméan les dévisagea.
« Nous allons user de la puissante magie d’Ulthuan pour interroger l’elfe noire
captive. S’il s’avère qu’elle et vous faites équipe depuis le début, le Roi-Phoenix fera
le nécessaire pour vous juger céans. J’espère que je ferai partie des hauts-elfes qui
vous traqueront. Je l’espère de tout cœur. Si ce n’est pas le cas, je prie de ne jamais
vous revoir. Puissiez-vous mourir dans les circonstances les plus atroces.
- Mes amis n’ont jamais été vos ennemis, Capitaine, dit sincèrement Niklaus.
Je le jure sur tout ceux que j’aime…
- Silence, avorton. »
La chaloupe toucha le sable d’Ulthuan, et les Vents de gris embarquèrent.
Tous se retenaient de répondre au seul allié qu’ils avaient eu le temps de leur
séjour. Ils n’avaient rien fait pour mériter un tel traitement et un tel au revoir glaçant.
Ils avaient fait tout ce qu’ils avaient pu pour rester honorables aux yeux du Roi
Tyrion. Mais apparemment, seule leur mort à tous aurait pu avoir un semblant de
sympathie aux yeux du peuple d’Ulthuan. Aru, surtout, gardait un goût amer de sa
terre natale. Snorri laissa un souvenir d’un nain chez les hauts-elfes : il les maudit en
langue naine, en crachant sur leur plage.

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Chapitre 8 : La première tentation

Une fois revenus à bord de l’Aquilon, le soulagement était palpable. Ils


retrouvèrent Hémillya en parfaite santé, et radieuse de les voir sortis indemnes
d’Ulthuan. L’équipage fit la connaissance du nouvel halfelin, Nicklaus, l’accueillant à
bras ouverts sans même le connaître réellement : l’avantage de ces petits hommes,
tout le monde les appréciait toujours. Cédric profita de ce rassemblement pour
ordonner le départ, et fit hisser les voiles à grands cris et encouragements à ses
hommes. Le bonheur se lisait sur tous les visages : ils retournaient au bercail.
L’ancre fut levée, les voiles se bombaient sous la douce brise marine, et l’équipage
se mit à chanter joyeusement sous le balancement de la houle.
Le voyage se déroula sans encombre. Aucun monstre marin, aucune grosse
tempête. Les Vents de Gris se prélassaient de ces moments paisibles. Leur mission
était accomplie, Hémillya était à bord, saine et sauve, l’Empire avait une chance
d’être sauvé. Bien sûr, ils pensaient à la manière dont ils allaient œuvrer pour
combattre le chaos et réunifier leur patrie, mais tout cela dépendait de tant de
facteurs inconnus qu’ils préféraient profiter de ce qui était peut-être leur dernier
calme avant la terrible tempête à venir.
Un mois se déroula ainsi quand William, à la vigie, aperçut la première île du
Royaume de Bretonnie. Plus qu’un jour avant de toucher la terre ferme ! Jacob, qui
eut la permission d’accompagner ce cher Willy dans son perchoir, mit une tape
amicale dans le dos de son ami.
« Alors Willy, tu vas faire quoi une fois sur terre ? J’espère que tu ne vas pas
dilapider toute ta solde dans les tavernes, tu bois déjà assez mon pote !
- Héhé, et vous ? Comment vous allez faire pour la délivrer ?
- Q...Quoi ? s’étonna Jacob en regardant William d’un air ahuri.
- Haha ! Ne joue pas à ça avec moi, l’ami ! Alors, et vous une fois à terre,
vous allez peut-être pas picoler ?
- Mais tu ne m’as pas demandé ça ​! Tu me parlais de délivrer quelqu’un, ou je
ne sais quoi !
- Houla… Il n’y a pas que moi qui picole trop, on dirait. »
Jacob resta coi un moment. Il fallait sérieusement que William arrête de
boire… Il commençait à en perdre la raison.
Sur le pont, Alfred n’arrêtait pas de harceler Rudiger pour des informations
académiques sur le culte de Morr. Loué soit Sigmar, le Quartier-maître vint sauver le
magicien. Rudiger se précipita vers lui, quémandant le sujet de sa venue comme si
sa vie en dépendait. Il espérait surtout que cela l’éloigne de son compagnon
suffisamment longtemps pour que celui-ci se trouve une nouvelle victime. L’officier
Beaucour lui annonça que Hémillya aimerait le voir, dans sa cabine. Le mage s’y
rendit au plus vite, fort jouasse d’être débarrassé d’Alfred l’illuminé, et toqua à la

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porte. Elle était seule, assise derrière son bureau, et referma le livre qu’elle était en
train de lire.
« Merci d’être venu, Rudiger. J’aimerais savoir si toi aussi tu as remarqué
récemment une perturbation au sein des vents de magie ?
- Non, absolument pas, répondit honnêtement le Vent de Gris, intrigué.
Puis-je vous demander pourquoi ?
- J’ai senti, il y a environ une heure, comme une puissance aethyrique tentant
de pénétrer mon esprit. Je voulais savoir s’il en était de même pour vous.
- Pouvez-v… commença Rudiger avant que quelqu’un l’interrompt en frappant
à la porte.
- Je vous en prie, entrez, dit Hémillya, étonnée.
- Mère, Rudiger, commença Lyllia au côté de Cédric. J’ai informé le Capitaine
de nos suspicions concernant les perturbations magiques.
- Et j’ai jugé bon de vous demander si vous pouviez incanter une sorte de
barrière magique autour de l’Aquilon, ajouta Cédric. Mieux vaut prévenir que guérir,
n’est-il pas ?
- Vous avez absolument raison Capitaine, acquiesça Hémillya. Cependant,
avant de proposer mes solutions, j’aimerais que vous fassiez quérir Albert et les
autres Vents de Gris. Je tiens à ce que mes dires soient approuvés de tous. »
Cédric héla le premier marin passant et l’envoya délivrer le message. Les
aventuriers étaient en train de vaquer à leurs occupations, sur le pont. Entraînement
au combat, dressage, jeu, discussions… Ils cessèrent tout pour rejoindre la
magicienne, sachant pertinemment qu’elle ne les dérangerait jamais pour une
broutille. Ils se trouvèrent debout devant le bureau de la magicienne, sans savoir
quoi dire ni faire. Seul Albert s’assit sur le lit en soufflant.
« Tu vas nous faire un tour de magie ?
- Mademoiselle et messieurs, annonça Hémillya faisant fi des remarques de
son homme. Je vous convoque céans afin de vous demander si vous aviez
remarquez des comportements, ou propos étranges de la part de l’équipage.
- Lorsque l’un des matelots me demandait des conseils pour la pêche, il m’a
posé une question n’ayant rien à voir sur l’île que nous voyons, commença Niklaus,
se remémorant immédiatement ce moment étrange. Je lui demandé pourquoi il me
parlait tout d’un coup de l’île, et le bougre ne s’en souvenait plus. C’était… bizarre.
- Ouais pareil, continua Jacob, pensif. J’étais avec Willy, à la vigie, et il m’a
parlé de… délivrer une personne. Je ne sais pas pourquoi il m’a dit ça, mais comme
le marin avec Niklaus, il ne se souvenait de rien après.
- Moi j’ai rien vu, dit Snorri sans émotion.
- Et bien je dois dire que c’est pareil pour moi, confirma Aldebert.
- Cela prouve bien qu’il y a un maléfice à l'œuvre, annonça Hémillya. J’en suis
dorénavant persuadée. C’est une forme de malédiction chaotique qui touche en
premier lieu ceux dont l’esprit est fragilisé. C’est-à-dire ceux ayant subi des
traumatismes, ou sujets à de sombres sentiments tels la colère, la haine, le sadisme

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ou la tristesse. La perturbation magique que j’ai ressenti était assez éloignée : la
source ne se trouve donc pas sur le navire. Tout laisse à croire qu’il est sur cette île.
Mais pourquoi ? Qui est-il ? Que cherche-t-il ? Cela reste à déterminer.
- Quoi qu’il en soit, mère, ajouta Lyllia. Nous nous devons de lancer un
contresort afin de prévenir tout danger.
- Je suis d’accord, ma fille. Je vais incanter un sortilège d'exorcisme sur
toutes les âmes présentes sur l’Aquilon. Cela est valable aussi pour vous : Vents de
Gris, Capitaine, Albert… et toi aussi Lyllia. Nul n'est jamais trop prudent contre le
Chaos.
- Je vais prévenir l’équipage, certifia Cédric. Quelqu’un a quelque chose à
ajouter ? »
Personne ne dit mot : les vacances étaient terminées. Les membres de la
compagnie se regardèrent, prêts à en découdre avec leur mystérieux ennemi. Albert
s’allongea sur le lit, sous les regards désapprobateurs d’Hémillya : Albert ne s’était
pas lavé depuis quatre jours. Les Vents de Gris sortirent et parlèrent de l'étrangeté
de la situation. Alignés le long de la rambarde tribord, regardant l’île mystérieuse. Ils
se demandèrent quels dangers les guettaient. Tous avaient le pressentiment que le
sang allait bientôt couler. Curieusement, Rudiger se sentait… familier avec cette île.
Mais n’osa pas partager son sentiment avant d’en savoir plus.
Quinze minutes s’écoulèrent ainsi, chacun plongé dans ses réflexions, jusqu'à
ce que le Quartier-maître Beaucour vint annoncer aux Vents de Gris qu’ils étaient
attendus. Non pas à la cabine d’Hémillya, mais cette fois-ci, à celle du Capitaine.
Étonnés, et encore plus suspicieux, ils se demandaient quelle autre mauvaise
nouvelle ils allaient apprendre. Albert, Lyllia, Cédric et Hémillya se trouvaient déjà là,
la mine basse, le regard braqué sur une pile de vêtements dont l’appartenance ne
faisait pas de doute : ils étaient à Rebecca Delanova. La fenêtre de la cabine était
ouverte, laissant parvenir le chant de la mer à l’oreille de nos héros. D’un air grave,
le capitaine Lanfranco se tourna vers les Vents de Gris.
« Vous n’avez rien remarqué concernant Rebecca ?
- Non Capitaine, répondit Aru, inquiète. Mais pouvez-vous nous dire de quoi il
en retourne ? Mademoiselle Delanova se serait-elle enfuie ?
- Oui, répondit froidement Cédric. Cela ne lui ressemble pas. Et elle s’est
déshabillée avant de sauter par la fenêtre. Elle n’a laissé que cette lettre derrière
elle, ajouta-t-il en montrant un parchemin. Ce n’est pas de Rebecca. Le Chaos l’a
corrompu, j’en suis sûr. Rudiger, prenez ce parchemin et lisez-le à haute-voix.
- A vos ordres, Capitaine, répondit le mage en prenant le parchemin que lui
tendit Cédric. “ Très chers Vents de Gris. J’ai été choisie pour vous remettre un
présent. Venez me rejoindre sur l’île. Si quelqu’un d’autre met pied à terre, alors
vous ne me reverrez plus jamais. Un ami à moi est là-bas, ledit présent vous sera
remis en sa présence. A très bientôt ”.
- Mais que signifie ceci ? s’interrogea Alfred.

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- Nous ne sommes au courant de rien, tout comme vous tous ! prévint
Aldebert.
- En tous cas, si elle a sauté à l’eau récemment, elle ne doit pas être bien loin,
expliqua Jacob
- C’est encore une manigance du Chaos pour nous occire, déclara tristement
Niklaus. C’est certain. Devrions-nous nous jeter à corps perdu dans la gueule du
loup ? Qui sait ce qui se trouve sur cette maudite île.
- Vents de Gris, lança puissamment Cédric, une colère grondante dans la
voix. Vous n’oseriez pas suggérer d'abandonner Rebecca ?
- Du calme mon pote, tenta d’apaiser Albert. C’est pas du tout ça. On va
trouver une solution.
- Capitaine, demanda Hémillya. Mademoiselle Delanova était-elle sujette à
des traumatismes passés ? Des démences ? Son esprit était-il torturé par quelques
tourments de jadis ?
- Elle n’était pas sujette à la folie, dit honnêtement Cédric. Mais un sombre
passé la hante. Elle m’a raconté qu’elle était chef d’une bande de criminels
estaliens, par le passé. Elle a fait des choses horribles, mais rien en rapport avec le
Chaos.
- Malheureusement, cela a gangrené son âme, expliqua Lyllia. Cette noirceur
la rend plus vulnérable à la corruption chaotique. Elle agit dorénavant pour les dieux
sombres, contre sa volonté. Mais cette lettre nous prouve que sa vie est entre les
mains des Vents de Gris. Le Chaos cherche à les attirer sur cette île. S’ils acceptent
d’y aller, ils pourront sûrement combattre le mal qui s’y trouve et libérer notre amie.
Ou bien répondre à la demande de cette sombre magie, qui n’aura alors plus besoin
de Rebecca et la relâchera...
- Nous combattrons, nous devons la sauver, avoua Rudiger à la surprise
générale : le mage n’était pas du genre à se sacrifier pour un autre.
_ Nous ne pouvons pas abandonner une des nôtres ! lança Aldebert,
parangon de ses principes.
- Rebecca nous a aidé au phare du Braseros des âmes, murmura Aru. A
notre tour.
- Je… hésita Niklaus, tremblant de peur. Je ne pense pas que nous soyons
de taille à lutter contre le Chaos, à nous sept seulement.
- Il faut aller l’aider, affirma Jacob. C’était peut-être une criminelle avant, mais
maintenant, elle est notre alliée. Et on ne laisse pas ses alliés dans le pétrin.
- Morr nous protègera contre le Chaos, mes frères, annonça Alfred, empli de
ferveur.
- On y va, on défonce tout, et on ramène la petite, » trancha Snorri, dans une
simplicité toute naine.
Six contre un pour sauver Rebecca, le choix était fait. Avant que les Vents de
Gris n’embarquent dans la chaloupe mise à l’océan, Aru envoya son faucon en
éclaireur. Quelques minutes plus tard, Apodis revint silencieusement se poser sur

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l’épaule de sa maîtresse. Aucun huissement : il n’y avait rien sur la plage, ils
pouvaient s’y rendre sans crainte. Le danger était donc plus profondément dans les
terres. Les aventuriers embarquèrent dans le canot, et ramèrent pour atteindre l’île.
Leurs équipements et le soleil de plomb les fatiguaient plus vite et plus durement
que l’effort lui-même, et lorsqu’ils y accostèrent, ils étaient déjà trempés de sueurs.
Face à eux, longeant la plage d’un bout à l’autre, une immense jungle tropicale.
Dans le fond, une chaîne de montagne traversait l’île d’Est en Ouest. Ils
s’approchèrent sans plus attendre de la végétation, aux aguets et armes dégainées.
Ils n’eurent pas à avancer trop loin pour remarquer un bâton étrangement planté
dans le sable, juste à la lisière. Au sommet de celui-ci, une dague maintenait un
parchemin… Ils s’en approchèrent avec la plus grande méfiance, et établirent un
périmètre de sécurité pendant que Rudiger saisit le message. Écrite à l'encre bleue,
la calligraphie était parfaite voire même remarquable.
« Le chemin de la surprise est à parcourir au gré du vent. Mais faites vite, le
présent n’est pas éternel...»
Les Vents de Gris se regardèrent les uns et les autres sans comprendre. ​Le
message leur était évidemment destiné, mais que pouvait bien être ce présent
éphémère ? Ils refusèrent de laisser leurs esprits divaguer, et continuèrent de
chercher Rebecca à l’aveuglette. Tout ce qu’il y avait à retenir de ce parchemin était
qu’ils se trouvaient sur la bonne voie.
En quelques heures, ils parvinrent aux montagnes centrales, et cherchèrent
un moyen de franchir ces reliefs. A travers sa longue-vue, Aru remarqua quelques
cols facilement franchissables, de même qu’un canyon. Soudain, elle se figea,
glacée d’effroi. Ce qu’elle vit mêlait le malsain et le macabre : sur la crête d’une
montagne se trouvait Rebecca Delanova. Elle était nue, inconsciente, et semblait
être attachée à des chaînes bleues reliées aux cieux. A côté de la pauvre estalienne
se trouvait un être ressemblant à un homme. Le choc passé, Aru gesticula vers ses
compagnons sans quitter la scène sordide des yeux. Mais comment expliquer une
chose pareille ? Elle donna donc la longue-vue au premier venu, lui indiquant vers
où regarder. Et lorsque Jacob devint blanc comme un linge, Rudiger s’empara de
l’instrument à son tour pour observer… L’un après l’autre, ils découvrirent l’horrible
mise en scène, Nicklaus manqua même de régurgiter son dernier repas. La victime
semblait être aux portes de la mort, comme prête pour un sombre sacrifice.
Ils se précipitèrent vers elle, grimpant le col le plus proche a ​ ussi vite que
possible. Les Vents de Gris n’avaient jamais vécu pareille situation : les chaînes
bleues qui maintenaient Rebecca par les deux poignets menaient à la voûte céleste,
jusqu’à perte de vue. Cependant, l’amie intime de Cédric ne semblait pas avoir été
blessée ou même molestée, bien que son bronzage naturel ne parvenait pas à
masquer la pâleur mortelle de sa peau. Ses pieds étaient à une dizaine de
centimètres du sol, et le semblant d’homme à ses côtés regardait les Vents de Gris
d’un air guilleret. L’individu était plutôt beau, les cheveux courts châtains et peignés
en arrière. Il semblait avoir la trentaine, ses yeux étaient d’un bleu-clair surnaturel.

103
Les sept héros le jaugèrent immédiatement, se préparant à se battre. Il avait une
fine cotte de maille parfaitement ajustée à sa morphologie, une cape bleue foncée,
et des bottes de cuir brun. Il ne portait qu’une seule arme : une épée finement
ouvragée, dont le pommeau représentait une tête d'aigle. Il s’éclaircit la voix, et
attendit quelques secondes, avant de s’adresser à eux.
« Bonjour, mes amis. Avant que vous ne tentiez quoi que ce soit de stupide,
je vous laisse apprécier l’état de cette jolie jeune femme. »
Avant même que les Vents de Gris puissent réagir, les chaînes reliant
Rebecca aux cieux se mirent à luire d’une teinte bleutée. La plantureuse et
ravissante demoiselle changea à vue d'œil. Les chaînes drainaient son essence
vitale. En seulement trois secondes, elle sembla ne pas s’être alimentée depuis des
jours. En six, elle sembla vieillir de quelques années. En neuf, des bubons
apparaissaient sur son corps.
« Par tous les dieux, arrêtez ! s’écria Nicklaus en panique, levant les mains au
ciel. Nous vous écoutons, nous vous écoutons !
- Bien, souffla l’hérétique. Je vois que vous tenez à cette charmante
demoiselle. Parfait. Si vous faites ce que je vous dis, vous pourrez la sauver sans le
moindre mal : les chaînes du dieu du Chaos Tzeentch lui redonneront son aspect et
sa constitution d’origine. La première étape pour préserver la vie de cette délicieuse
créature est un jeu. Jouons, Vents de Gris, jouons. Si vous ne trouvez pas la
réponse à ma charade, il y aura devant vous un cadavre décharné suspendu par ces
chaînes. Etes-vous prêts ?
- Parle, monstre, grogna Alfred.
- Mon premier est un synonyme de dur. Mon second est toujours en contact
avec l’eau. Mon troisième est une mesure du temps. Mon tout est un champion du
Chaos.
- Les énigmes et l’escalade, tout ce que je hais, lança Aldebert, avec colère.
- Une seule mauvaise réponse, et la jeune femme meurt, annonça l’hérétique.
Pesez vos mots, héros de l’Empire. »
Jacob s’assit pour se concentrer, la tête dans les mains. Aldebert, n’ayant pas
confiance en ses capacités, chercha mais savait pertinemment qu’il ne proposerait
rien. Les autres cherchaient, immobiles. Les Vents de Gris réfléchirent pendant au
moins une heure, sans parler. L’heure la plus longue de leur vie. Soudainement,
Rudiger s’approcha lentement de l’hérétique.
« C’est...moi, fit le mage d’une voix blanche, brisant le silence.
Rude-digue-heure : Rudiger.
- Hum, sourit le chaotique. Il vous aura fallu du temps. Mais certes, vous avez
répondu correctement. Vous voyez, vous vous considérez déjà comme l’un des
nôtres, Rudiger. Maintenant, seconde et dernière étape pour sauver la demoiselle.
Etes-vous prêts ?
- Mais ouais, allez ! s’emporta Aldebert

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- Il vous faut choisir entre la manière douce ou la manière forte. La première
consiste à ce que Rudiger accepte la main tendue de Tzeentch. Pour se faire, il doit
me laisser enchanter son âme, qui sera alors liée à mon dieu. Cela le rendra
beaucoup plus puissant, plus sage, et fera de lui un salvateur héroïque. Le pouvoir
de l’Architecte du Destin Tzeentch n’est pas maléfique : il est le Dieu de la magie
pure, l’aethyr que tous les mages utilisent. I​ l est la base de toute chose. Et la guerre
opposant le Chaos au monde entier n’intéresse pas Tzeentch… seul Rudiger et son
immense potentiel l'intéresse. Qu’il vienne à nos côtés. La seconde option est
beaucoup plus violente. Vous pouvez décider de m'affronter, moi, Abbadon, apôtre
de Tzeentch. Mon dieu a permis cette alternative pour me soumettre une épreuve, et
pour contempler la puissance de Rudiger. Mais, bien que j’ai interdiction d’occire
notre ami magicien, je n’ai pas les mêmes commandements pour les autres Vents
de Gris. Vous mourrez. Choisissez bien, aventuriers. Choisis bien, Rudiger.
- Hors de question que l’un des nôtres devienne l’un des vôtres, lança Alfred,
galvanisé par sa foi.
- Vous nous prenez pour des imbéciles ? demanda hargneusement Aru.
- On va te défoncer, affirma Snorri en cognant le plat de sa hache sur son
plastron.
- Et n’y a pas de troisième option ? questionna Niklaus, peureux. On est
encore obligés de se battre ?
- Non, mon ami, dit Rudiger d’une voix grave. Réfléchissons, compagnons. Si
j'accepte son offre, notre groupe sera plus fort, car je resterais avec vous quoi qu’il
arrive. Nous aurons moins de complications pour sauver l’Empire ​et accomplir nos
objectifs !
- Non mais tu n’y penses pas ? s’emporta Aldebert. Je te jure que si tu fais le
choix de te lier à nos ennemis, tu seras considéré comme tel !
- Rudiger, tenta d’apaiser Jacob. Tu ne comprends pas que cet hérétique se
joue de toi ?
- Mais pourquoi ? s’emporta à son tour Rudiger. Pourquoi êtes-vous tous
persuadés que “puissance” rime avec “Chaos” ? La magie émane du Chaos, tout le
monde le sait. Tout le monde : Hémillya, les Inquisiteurs, les Hauts-Elfes ! Tout le
monde le sait, et la magie n’est pas interdite ! Elle est contrôlée, et je peux maîtriser
ce pouvoir ! Faites-moi confiance ! »
Cette longue tirade ne manqua pas de choquer quelques uns d’entre eux.
Pour d’autres, cela ne fit qu’exacerber leur méfiance déjà entamée depuis le donjon
de Bonchoix. Jacob ne pouvait s’empêcher de faire “non” de la tête, Aru regardait le
mage comme si elle le voyait pour la première fois, Snorri serra sa hache à s’en faire
craquer les articulations, Aldebert serra les dents, et Nicklaus ouvrit des yeux si
grands qu’ils semblaient vouloir s’échapper de leur orbite. Les Vents de Gris s’y
opposèrent tous, sans exception. Ce n’était même pas négociable : c’était contre les
fondements même de leurs principes. Rudiger, à contre-coeur, ne put que s’incliner.
S’il souhaitait rester avec eux, il ne pouvait ignorer une telle association de volontés.

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Mais pourquoi ses amis ne pouvaient-ils pas comprendre ? Il aurait fallu que Rudiger
soit seul face à l'apôtre de Tzeentch. Il aurait répondu comme il le pensait, sans
avoir ​peur de se prendre un coup de hache de Snorri, ou une estocade d’Aldebert.
Mais ce n’était pas le cas. Il devait malgré lui se ranger de l’avis de ses
compagnons. Les guerriers commençèrent à encercler lentement Abbadon, l’apôtre
de Tzeentch. Les tireurs prirent du recul, de même que le mage récalcitrant.
L'hérétique sourit, et regarda longuement Rudiger. D’un geste vif, il tendit la
main vers Snorri. Un rayon bleuté partit de sa paume et vint percuter le buste du
nain-vengeur, faisant fi de l’armure de plate. Il fut propulsé à deux mètres en arrière
et se mit à saigner abondamment du nez et des oreilles. Cela aurait presque été
habituel si le nain ne s’était pas mis à cracher du sang et respirer difficilement... La
magie démoniaque le pourrissait de l’intérieur. Aldebert et Alfred poussèrent un cri
de guerre à l’unisson et chargèrent l’apôtre chaotique. Avant qu’ils ne parviennent au
corps-corps, les combattants à distance firent leur office du mieux qu’ils purent.
Niklaus décocha une flèche sans grande conviction, presque en fermant les yeux,
mais celle-ci ne vint qu'effleurer l’oreille de l’hérétique. Jacob tira un carreau qui, lui,
vint se loger dans la cuisse de l’ennemi. Aru lança une pierre avec sa fronde, mais
Abbadon devia le projectile avec sa magie. Cependant, l’elfe avait encore une carte
à jouer : elle ordonna à son faucon Apodis d’attaquer, et le dangereux volatile
manqua de crever l'œil de l’hérétique de ses serres.
Ne pouvant plus faire marche arrière, Rudiger regarda ses mains. Il avait fait
mine de choisir ses compagnons, mais sentait ce moment fatidique où il devrait agir
contre ou pour. Le pouvoir ou ses amis. Il ferma les yeux et prit sa décision. Il
incanta un éclair de lumière, un des plus puissants qu’il avait en réserve, et l’envoya
percuter l’apôtre de plein fouet. Des craquelures commençaient à apparaître sur
l’individu corrompu. Ce dernier perdit son sourire pour laisser place à une expression
de pure haine. Il n’avait pas prévu de recevoir de telles attaques, encore moins de la
part de Rudiger. Abbadon dégaina son épée, et le pommeau en forme de tête d’aigle
ouvrit la gueule. Il s’y dégagea une série de faisceaux bleutés venant heurter Aru,
Niklaus, Jacob, Aldebert et Alfred. Ils s’effondrèrent d’un coup, comme fauchés.
Tous sentaient leurs organes internes se déchirer et s'assécher. Seul Alfred fut
épargné : la bure bénie par le dieu Morr protegea son corps du Chaos.
Le guerrier de Taal fit appel à sa force sauvage et chargea, la gueule en
sang. L’hérétique se servit de son épée pour parer l’attaque de taille, mais la masse
noire d’Alfred le percuta au ventre, le faisant reculer de quelques pas. Abbadon, de
plus en plus haineux, lança un sort qui fit léviter le halfelin de Morr à quelques
centimètres du sol. Il lui assena moult taillades et entailles avant qu’Aldebert ne lui
coupe le bras d’un puissant coup de flamberge. L'hérétique hurla de douleur, son
propre sang noir aspergeant le visage d’Alfred. L’ennemi serra les dents et son
hurlement se mua en grognement. Les yeux injectés de sang, il se mit à grommeler
de manière inintelligible. Ses borborygmes ressemblaient à des mots et même des

106
phrases... Il usait de langage démoniaque, puisant dans ses sombres savoirs pour
incanter un sort contre Aldebert.
Ce fut à ce moment-là que choisit le nain-vengeur pour bondir, sa hache bien
haut vers le ciel. Il lui planta son arme dans le dos, hurlant sa rage et sa hargne.
Jacob, l'arbalétrier halfelin, visait depuis le début du combat, attendant le moment
opportun. Lorsqu’il sentit l’instant parfait venir jusque dans ses tripes, il appuya sur la
détente et envoya un carreau entre les deux yeux de l'hérétique. Abbadon mourut
sur le coup, et dégringola de la crête. Alfred pesta. Il trouvait que c’était une mort
bien trop rapide et douce pour un être aussi abject.
Rudiger, avec l’aide de sa magie de lumière, arrêta les hémorragies des
différents membres du groupe. Lorsqu’il arriva au halfelin de Morr, leurs regards se
croisèrent, et le mage comprit que son compagnon ecclésiaste se méfiait dorénavant
de lui. Et il ne pouvait le nier. Même s’il avait finalement choisi ses amis, il sentait la
tentation se faire plus pressante de jour en jour… Jusqu’à quand allait-il suivre ses
compagnons si ceux-ci l’empêchaient d’accomplir ce qu’il pensait être juste ?
Les chaînes magiques du Chaos retenant Rebecca depuis les cieux
disparurent, et la jeune femme, toujours inconsciente, chuta. D’un geste vif, Aldebert
la rattrapa avant qu’elle ne heurte le sol. La magie du Chaos étant liée à ses
chaînes, la belle avait retrouvé son apparence d’origine, à la grande joie de tous.
Aru, souriante, ressentit le besoin de détendre l’atmosphère.
« Haha, elle a de la chance. Connaissant Ced’, je n’aurais pas donné cher de
sa place sur l’Aquilon si elle était devenue moche. »
Jacob rit, pendant que Niklaus vint envelopper Rebecca d’une couverture afin
de préserver sa pudeur. Ainsi, les Vents de Gris commencèrent leur trajet de retour
vers l’Aquilon. Amochés, mais soulagés d’avoir pu sauver la jeune femme. Pendant
ces quelques heures de marche, ils prirent bien soin de ne pas évoquer la tentation
de Rudiger. Tous voulurent que cela ne se soit jamais passé, mais ne purent pas
pour autant l’oublier. Le mage marcha avec eux, mais légèrement à l’écart. Il était
plongé dans ses pensées.
Nos héros ramenèrent Rebecca, toujours inconsciente, à bord de l’Aquilon.
Elle fut directement placée à l’infirmerie du galion. Cédric remercia chaleureusement
les Vents de Gris, et leur donna à chacun cent couronnes en témoignage de sa
gratitude. Il s’était vraiment beaucoup attaché à la belle jeune femme.
Ce fut les esprits apaisés et les cœurs légers que le voyage put reprendre.
Même si, de son côté, Rudiger avait le sentiment amer d’avoir raté une occasion en
or.

107
Chapitre 9 : La dette

Un jour plus tard, ils arrivèrent en vue des côtes bretonniennes. Le Capitaine
Lanfranco décida de longer la terre ferme pour remonter à Marienburg, cité-état
portuaire de l’Empire. Rebecca s’était bien rétablie, et passa son temps à jouer aux
cartes avec Jacob… ou à d’autres jeux avec Cédric. Les Vents de Gris regardaient
les terres en pensant fortement à Tristan de Brionne, se promettant de revenir très
vite pour soutenir le nouveau Roi. En attendant, ils espéraient que leur pays résistait
encore et toujours au Chaos.
Seulement quelques jours les séparaient de l’Empire, quand une grande et
épaisse flèche vint se planter dans le mât principal, à quelques centimètres d’Aru. Le
projectile venait de la forêt. Après un cri d’alarme et le vacarme des marins courant
vers le bastingage, le silence se fit. Tous tentaient de percer l’obscurité de la
végétation dans l’espoir d’apercevoir la forme du tireur. Ils n’eurent pas à chercher
longtemps : un homme et une femme sortirent du sous-bois, sans chercher à se
protéger d’aucune façon. Ses deux êtres étaient entièrement nus, et seul l’homme
tenait à la main un immense arc composite en bois d’if. L’archer était grand, musclé,
imposant. Il avait les cheveux bruns, longs, emmêlés et sales, de même que son
immense barbe. Son corps était recouvert d’une pilosité abondante. A ses côtés, la
femme n’avait absolument rien à voir avec lui, hormis ses long cheveux blonds tout
aussi peu entretenus. Plus petite que son compagnon, elle était d’une beauté
naturelle et sauvage, sans maquillage ni agrément. L’homme inspira profondément,
bombant le torse, se cambrant, avalant le plus d’air possible comme s’il allait
pousser le plus puissant rugissement possible.
« Aldebert ! »
Tous se tournèrent vers le guerrier du dieu Taal. Albert et Lyllia
s’approchèrent de lui, et l’aventurier excentrique posa une main sur son épaule,
souriant.
« Toi, faut vraiment que tu fasses attention quand tu t’fais des potes !
ricana-t-il.
- En tous cas, s’il avait voulu nous atteindre avec sa flèche, il l’aurait sûrement
fait, commenta Niklaus.
- Bwarf, grogna Snorri. Il fait le malin parce qu’il est grand.
- Je vous certifie que ces deux personnes n’ont aucune aura magique, ajouta
Lyllia. Mais il émane d’eux une tout autre puissance, je ne saurais dire laquelle.
- Je vais aller voir ce que ce barbu me veut, dit Aldebert sans quitter le duo
des yeux.
- Je viens avec toi, affirma Albert, la main toujours sur l’épaule du guerrier. Il
faut bien que je te protège, pucelle...
- On va tous venir », affirma Aru au nom des Vents de Gris.
Une fois le Capitaine renseigné et la chaloupe mise à l’eau, les Vents de Gris
et Albert se rendirent sur la terre ferme sans problème. Ils se dirigèrent avec

108
méfiance mais armes rengainées vers le couple immobile, qui les regardait. La
femme sourit.
« Bonjour Vents de Gris, fit-elle d’une douce voix. L’homme à mes côtés se
nomme Ignir, et moi-même Framir. Nous sommes mari et femme, tout comme frère
et soeur. Nous avons l’honneur d’être les premiers apôtres des dieux Taal et Rhya.
Comme vous devez le savoir, l’un est le Dieu de la Nature Sauvage, l’autre la
Déesse de la Nature Fertile. ​Mon frère est représentant de Taal, et moi-même, de
Rhya.
- Nous sommes là pour toi Aldebert, grogna Ignir d’une voix rauque, puissante
et gutturale. Tu as une dette envers Taal : tu as tué un prêtre-ermite de notre dieu, il
y a de cela plusieurs mois et ici même, en Bretonnie. Taal demande réparation !
- Mais nous n’av… tenta de se justifier Aldebert. »
Ignir ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase. D’un geste vif, il lui agrippa
la gorge et le souleva de terre. Il avait la force d’un ours. Les pieds d’Aldebert ne
touchaient plus terre, et ses compagnons dégainèrent leurs armes pour venir à son
secours. Albert s’apprêta à donner le premier coup, mais Ignir, d’une vivacité
surhumaine, le frappa si fort de sa main libre que l’aventurier fut assommé. Il saisit
ensuite Snorri par la bavière de son armure et le lança violemment sur Alfred et
Jacob, puis il assena un coup de pied dans le ventre d’Aru qui l’a fit vomir et la
propulsa sur Rudiger. Tout ceci avec une aisance et une facilité déconcertante. Il
regarda furieusement le pauvre Niklaus, qui ne put que lever les mains et ne bougea
pas d’un pas. Aldebert commençait à manquer d’air, étranglé et totalement
impuissant face à l’apôtre de son propre dieu. Ignir approcha son visage de celui de
sa victime, comme prêt à le dévorer.
« Un puissant guerrier de Taal du nom de Chiron n’apporte pas son aide dans
la guerre contre le Chaos. Il s’est coupé des hommes et des dieux, et s’est retiré
dans le bosquet béni de l’Entente. L’endroit est à quelques heures d’ici, dans ces
bois. Vas-y et découvre pourquoi Chiron s’est exilé. Ta tâche consiste à le ramener
de gré ou de force dans un temple de Taal, ou de le tuer s’il est corrompu ou
simplement non coopératif. Comme jadis, tu as occis le prêtre-ermite de Taal avec
tes amis, seuls eux peuvent t’accompagner dans ta tâche. N'amène personne
d’autre. Les animaux te guideront. Pars dès maintenant, et ta dette envers notre dieu
Taal sera payée.
- Bonne chance Aldebert, ajouta sincèrement Framir, toujours le sourire aux
lèvres. »
Ignir jeta Aldebert sur le sol, qui hoqueta et cracha en tentant de reprendre sa
respiration. L​ es apôtres se métamorphosèrent en ours, le pelage brun pour le frère
et blanc pour la soeur. Ils disparurent dans l’obscurité de la forêt sans un mot de
plus.
« C’est donc cela, la force des apôtres de Taal ? soupira Jacob qui avait du
mal à se remettre de leur cuisant échec instantané. On n’a rien pu faire…

109
- Je ne suis pas pressée de recommencer, soupira Aru. Mieux vaut ne pas
s’attirer les foudres de ces deux-là.
- Il nous faut aller trouver ce Chiron, acquiesça Rudiger. Pour Aldebert, mais
aussi pour éviter d’autres représailles… Et puis si cela permet de lutter contre le
Chaos envahissant, nous ferons d’une pierre deux coups.
- Allons prévenir Hémillya et Cédric pour leur expliquer, termina Alfred. »
Snorri aida son compagnon à se relever, et ils prirent Albert toujours
assommé pour le déposer dans la chaloupe. Une fois sur l’Aquilon, le Capitaine se
montra très compréhensif et certifia que les marins les attendraient ici-même. Les
Vents de Gris, contraints et forcés, retournèrent de nouveau sur la terre ferme et
entrèrent dans les bois, à la recherche du bosquet de l’Entente.
Comme l’avait annoncé Ignir, les animaux de tous genres guidaient les
aventuriers à la tâche d’Aldebert. Les oiseaux sifflaient en direction du bosquet de
l’Entente, les renards vadrouillaient sur son chemin, les sangliers barraient la route
lorsque les aventuriers prenaient une mauvaise voie, etc. En quelques heures, les
Vents de Gris arrivèrent à ce fameux bosquet, et les animaux se retirèrent aussitôt,
comme pris de panique. Mais nos héros ne virent que nenni à travers les arbres.
Aucune trace de Chiron. Seul le chant lointain des animaux forestiers se faisait
entendre.
Soudain, ils reconnurent le bruit de sabots derrière eux. Ils firent volte face,
armes dégainées et prêts à combattre... mais ne virent rien. Les bruits de sabots au
galop étaient maintenant devant eux, ils se retournèrent et une fois de plus, ils
n’aperçurent que les arbres. Quel était ce cheval de l’ombre ? Comment pouvait-il se
déplacer aussi vite ? Comment faisait le cavalier pour rester dissimulé ?
« Je suis ici, que voulez-vous ? »
La voix puissante et grave venait de leur droite, à une dizaine de mètres. Les
Vents de Gris repérèrent enfin Chiron, et furent à la fois fascinés… et paniqués.
C’était un grand centaure. Il tenait un immense arc d’au moins deux mètres de long,
d’un bois épais et sombre. Son carquois accroché à son dos contenait des grandes
flèches de plus d’un mètre. Ses longs cheveux bruns et sa barbe dissimulaient une
partie de son corps nu. Il n’avait ni ornement ni protection, mais ses muscles
saillants valaient bien la meilleure des armures. Étant le premier concerné, Aldebert
inspira longuement et s’avança.
« Noble Chiron, les apôtres primordiaux Ignir et Framir m’ont chargé d’une
mission divine. Je dois vous escorter dans un temple de notre dieu de la nature
sauvage, Taal. Il faut que vous aidiez l’Empire contre le Chaos.
- Et si je refuse ?
- J’en serais profondément désolé, répondit Aldebert d’une voix craintive.
Mais Ignir m'a très bien fait comprendre que je devais vous emmener… de gré ou de
force.
- Tu oses me menacer ? Gronda le centaure d'un air menaçant.

110
- Non, je vous répète simplement les ordres des apôtres primordiaux. Je ne
veux pas vous affronter.
- Et tu ne le pourrais pas. Partez.
- Mes amis, dit Aldebert, se tournant vers ses compagnons. Vous n’avez pas
à payer ma dette divine. Je m’en voudrais si l’un de vous tombe au combat. Cette
bataille est la mienne avant tout.
- Nous sommes les Vents de Gris, annonça Jacob. Nous nous battons
toujours ensemble
- Mon ami, confirma Alfred. Nous sommes unis pour le meilleur et pour le pire.
- Je suis d’accord, dit à son tour Aru.
- J’en ai plus qu’assez des conditions et tâches divines ! ragea Rudiger. J’en
suis !
- Je n’ai pas envie de me battre, avoua Niklaus. Mais bon, pas le choix.
- Un canasson te fait peur ? Cria Snorri. A l’attaque ! »
A ces mots, vif comme l’éclair, Chiron sortit une flèche de son carquois,
l’encocha, visa à peine, et décocha. Le tout prit moins d’une seconde. Le grand
projectile transperça l’épaule d’Aldebert, faisant fi de l’armure, et le projeta au sol.
Tous comprenaient qu’en face d’eux, se trouvait un ennemi d’une puissance
extrême. Ils prirent leur courage à deux mains et se lançèrent au combat. Snorri
chargea en hurlant, Alfred aida Aldebert à se relever et les deux emboitèrent la
charge du nain-vengeur. Les tireurs envoyèrent une première salve sur le centaure
Chiron, mais elle fut très peu concluante. Nicklaus, tremblant sous l’emprise de la
panique, vint décocher une flèche qui termina dans un arbre. Jacob peinait à
recharger son arbalète sous cette pression constante. Et Aru tira une pierre à la
fronde qui arriva dans le buste de Chiron, sans lui faire aucun dommage. Rudiger fut
le seul qui parvint à porter une attaque. Il incanta un éclair lumineux qui blessa le
centaure, brûlant ses organes internes.
Mais ce dernier était focalisé sur toute autre chose : Snorri arrivait en criant sa
rage. D’un galop rapide, Chiron n’eut aucun mal à éviter le coup de hache, pour
ensuite esquiver la lourde mais lente masse noire d’Alfred. Cependant, il n’en fut pas
de même pour la flamberge d’Aldebert. Le guerrier de Taal vint à contre-coeur
asséner une puissante attaque de taille au centaure, qui vint lui entailler
profondément la patte. Trop proche pour un tir, Chiron utilisa son arc comme arme
de corps à corps et, avec coup d’une force extrême, manqua de fracasser le crâne
de son ennemi. Puis, d’une ruade puissante, il propulsa Aldebert dans un arbre à
quatre mètres, l’étourdissant. Il avait la respiration coupée et plusieurs côtes fêlées.
Mais le centaure n’en avait pas fini : il reprit ensuite son arc en main, le banda à en
casser la corde, et tira une flèche qui transperça la cuisse du moins combatif des
Vents de Gris : Nicklaus. Le pauvre halfelin tomba au sol, tentant vainement d'arrêter
l'hémorragie naissante de sa jambe meurtrie.
Snorri profita que le centaure soit focalisé sur un de ses compagnons. Il se
précipita vers son adversaire pendant son tir et, de fureur, lui asséna un puissant

111
coup de hache dans l’abdomen. Jacob, qui visait depuis le début du combat un peu
en retrait, profita que Chiron soit immobile et criant de douleur. Il tira enfin son
carreau d’arbalète qui se planta dans l’estomac. Le centaure galopa difficilement
pour s’éloigner du nain, et décocha une flèche qui cloua le bras de l'arbalétrier dans
un arbre. Mais, dans sa précipitation pour s’éloigner de Snorri, Chiron ne se rendait
pas compte qu’il se rapprochait d’Alfred. Ce dernier, campé sur ses appuis, attendait
ce moment opportun. Il brandit sa masse noire bien haut et l’écrasa sur la patte.
L’arme bénie du dieu de la mort lui broya un sabot, faisant chuter le centaure au sol.
Il parvint malgré tout à se redresser douloureusement sur seulement trois pattes
valides, et banda son arc en direction du halfelin de Morr. Mais Aru était aux aguets :
d’un coup de fronde bien placé, elle dévia le tir de la créature en lui crevant un œil.
Aldebert, semi conscient, usa de ses dernières forces pour se précipiter vers Chiron,
flamberge au vent et bravoure en campagne. Il vint régler sa dette divine, décapitant
Chiron d’un coup net et précis. Essoufflé et attristé par les circonstances, il s’écroula,
évanoui sur son cadavre. Les deux partisans de Taal se retrouvèrent au sol, l’un
mort, l’autre en vie, mêlant leur sang qui se déversait sur la terre dans un flot
commun.
Les Vents de Gris observèrent la scène quelques instants, également navrés
pour leur ami d’avoir dû en arriver là. Ils s’éloignèrent respectueusement pour
souffler et se soigner. Ils étaient rassurés d’être sortis en vie de ce rude combat.
Après quelques minutes, Snorri et Alfred prirent Aldebert par les bras et les jambes,
toujours inconscient, et les Vents de Gris s’aidèrent mutuellement pour retourner
vers l’Aquilon.
En chemin, ils virent un ours brun et un ours blanc les observer calmement.
Ils constataient que le combat s’était déroulé dans le sang, les maux et la douleur.
Le brun rugit, et les deux ours disparurent dans l’ombre du sous-bois. Peut-être ce
rugissement signifiait-il qu’Aldebert était de nouveau en paix avec son dieu ?
Une fois aux abords de l’Aquilon, l’équipage les aida à embarquer, et Cédric
les fit immédiatement placer à l’infirmerie du navire. Hémillya et Lyllia se joignirent
aux apothicaires du galion afin de soigner magiquement les plus blessés.
Lorsque Aldebert rouvrit les yeux, il comprit où il se trouvait. C’était terminé,
ils avaient réussi. Mais aucun sourire ne vint effleurer ses lèvres : il avait une fois de
plus tué un de ses frères du culte de Taal.

112
Chapitre 10 : Nouvel Empereur, nouvel Empire, nouvel ordre

Les Vents de Gris naviguèrent encore pendant trois jours. Dans le plus grand
des calmes, ils se remettaient de leurs blessures dues au combat contre Chiron.
Hémillya demanda à être amenée jusqu’à la cité-Etat de Marienburg, ​la ville la plus
susceptible d'accueillir des puissants héros à proximité. La sorcière de l’ombre se
devait d’être en lien avec des commandants de l’Empire de Cendres, afin d’être
informée de la situation martiale par des sources fiables. Le Capitaine exécuta la
demande d’Hémillya sans broncher : cela ne lui faisait ni chaud ni froid.
Pour entrer dans le port, l’Aquilon remonta lentement un long estuaire, les
quais se trouvant au plus près de l’embouchure du fleuve. Il était gardé de mille
soldats surplombant des corridors en pierre, hauts de trente mètres. Mais derrière
ses froides constructions martiales, les Vents de Gris purent contempler toute la
splendeur de la cité-état de Marienburg. Après la zone froide du port militaire, ils
arrivèrent dans la partie commerciale où de nombreux déchargements étaient en
cours, et plus loin, les quais de plaisance. Les docks étaient jonchés de toutes
sortes de navires maritimes et fluviaux : galions, frégates, et caravelles se mêlaient
aux bateaux de pêche, barques, et autres petites embarcations. L’activité était
omniprésente : les marchés étaient en effervescence, chaque échoppe proposant
une multitude de produits tous plus différents les uns des autres. L’air sentait bon les
épices et les grillades, les cris des marchands se mêlaient à ceux des goélands se
disputant les restes de poissons... Plusieurs groupes de saltimbanques participaient
à la jovialité de l’endroit, présentant danses ou théâtre de marionnettes du haut de
scènes improvisées avec des planches et des tonneaux. Assurément, la guerre
n’avait pas encore atteint cet endroit. Tout respirait le bonheur de vivre et la sérénité.
La capitainerie surplombait les lieux, hautes de trois étages et gardée de
plusieurs soldats aux uniformes impeccables. Quelques Frères à la cape se
trouvaient parmi eux, des hommes d’armes de l’Inquisition n’ayant rien à voir avec la
garde nationale. Leur présence ne manqua pas d’étonner les Vents de Gris. Mais
que faisaient-ils donc là, avec l’armée régulière ?
L’équipage de l’Aquilon amara le galion, et Hémillya demanda à ce que tous
restent sur le pont, le temps qu’elle se rende à la capitainerie. Elle voulait demander
à être présentée à la plus haute autorité locale, mais Albert insista pour
l’accompagner en tant que garde du corps.
Le temps passa… L’attente était surtout longue pour les marins qui
regardaient l’effervescence du marché avec envie. Passer tant de jours en mer et ne
pouvoir qu’observer la terre ferme et l’activité humaine était une torture. Cédric tapait
du pied sur le pont supérieur, fixant la capitainerie comme s’il voulait voir à travers
les murs.
Au bout de vingt minutes, ce ne fut pas Hémillya qui revint, mais deux frères à
la cape. Ils arboraient fièrement l’effigie du corbeau sur le torse, signifiant qu’ils
étaient sous les ordres de l'Inquisiteur d’obsidienne Blake Balmorr. Ils montèrent à

113
bord sans attendre aucune permission, ni même demander quoi que ce soit. Cédric
crispa mâchoire et poings... Sous son regard accusateur, les hommes armés
annoncèrent aux Vents de Gris qu’Albert et Hémillya les attendaient à quai. Nos
héros commencèrent à poser des questions, mais les sous-inquisiteurs se
montrèrent plus pernicieux et virulents qu'escomptés. Ils ne demandaient pas, ils
ordonnaient : les Vents de Gris devaient rejoindre Hémillya et Albert sur la terre
ferme, et cela se passait de commentaire. Ne voulant point se mettre l’Inquisition à
dos, cet ordre guerrier des plus puissants et cruels, les Vents de Gris s'exécutèrent.
De mauvaise grâce, certes, mais ils ne tireraient rien de plus de ces deux armoires à
glace. Leurs deux amis sur terre seront sans aucun doute plus loquaces. Ils
débarquèrent et virent Albert, un peu plus loin, défier les Frères à la cape du regard.
Les Vents de Gris comprirent très vite que l’aventurier excentrique était très énervé
et rongeait sa colère. La seule raison pour laquelle il n’avait pas encore fait
d’esclandre était la présence d’Hémillya, la seule ayant de l’autorité sur lui.
Les Frères à la cape menèrent nos héros vers le château fortifié de
Marienbourg, la résidence du maire de la ville. Mais être maire d’une Cité-Etat
signifiait être aussi puissant qu’un Duc. ​En se rendant compte de la direction prise,
la magicienne retint un soupir de soulagement : elle avait cru devoir faire face à un
puissant Inquisiteur borné, et non à l’autorité politique compétente locale. Cela était
rassurant.
Le groupe passa sans problème les herses levées du château, mais
néanmoins gardées. Comme à la capitainerie, des Frères à la cape se mêlaient
curieusement aux soldats de l’armée régulière. Ce n’était pas une coïncidence, et
cela étonna de plus en plus nos héros.
Les Vents de Gris, Albert et Hémillya pénétrèrent à l’intérieur de la
gigantesque bâtisse fortifiée, et gravirent les nombreuses marches menant à la salle
de réunion militaire. La lourde porte de bois à double ventaux était, elle aussi,
gardée par des soldats accompagnés de Frères à la cape. Les sous-inquisiteurs
firent attendre nos héros, et l’un d’eux entra dans la salle de réunion pour annoncer
leur présence. Au bout de quelques minutes, le Frère ressortit, suivit de moult
officiers militaires gradés, de quelques nobles et… du maire !
Hémillya, étonnée, demanda audience, mais celui-ci répondit qu’il n’était plus
aux commandes de la ville, ce qui ne manqua pas d’interloquer tous les nouveaux
arrivants, même Albert. Les Vents de Gris devaient s’entretenir avec l’homme qui
occupait dorénavant sa place. Il les attendait à l’intérieur. Nos héros étaient
maintenant plus inquiets que surpris, mais ne se montrèrent pas hostiles. Pas
encore. Ils se regardèrent, méfiants, prêts à en découdre au besoin. Les nombreux
gardes présents étaient équipés de mousquet et auraient eu vite raison d’eux.
Albert, sur ses gardes, poussa alors une des deux lourdes portes de bois, et ils
purent tous voir qui gouvernait à présent. Le teint blafard, des scarifications sur le
visage, une armure d’obsidienne noire, des dents de la même matière, une épée à la

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garde d’ailes de corbeau était suspendue à son ceinturon... Blake Balmorr s’appuya
des deux mains sur la solide table de bois, et toisa les nouveaux-venus.
« Je vois que vous avez réussi votre mission, Vents de Gris. Cela n’aurait pas
été possible sans avoir exécuté votre tâche divine pour Morr, au phare du Braséro
des Âmes. Hémillya Gilgameish, vous voici de nouveau Conseillère Impériale.
- Soit, acquiesça la magicienne de l’ombre. Alors ayez l’obligeance de me
mener au nouvel Empereur, que je puisse jauger la situation.
- Vous l’avez devant vous. »
Les Vents de Gris se regardèrent mutuellement, d’abord étonnés, puis
l’information se fit un chemin dans leur esprit. C’était incompréhensible. Ce n’était
pas du tout ce qui était prévu. Ils avaient l’impression de recevoir une dague dans le
dos. Ils étaient dépités et déçus. Avaient-ils mené une guerre contre le despotisme
de l’Empereur précédent, Karl Franz, pour mener un autre tyran sur le trône ?
Avaient-ils tous risqué leurs vies, leurs âmes, et massacré tant de personnes pour
en arriver là ? Ils étaient découragés, déconfits… et même en colère. Ils avaient
l’impression de retourner à la case départ, voire pire encore. Tout ce qu’ils avaient
fait, ce pourquoi ils avaient tout donné, tant sacrifié, tant combattu, était vain.
Hémillya était la solution. Même si cela n’était pas en corrélation avec ses
principes, elle devait s’opposer à Blake. Elle devait accéder au trône. Elle devait être
Impératrice, et la quête des Vents de Gris aurait eu un sens. Hémillya Gilgameish
leva le menton, inspira profondément, et fixa l'Empereur autoproclamé Blake
Balmorr, mi-défi, mi-résignation.
« Je suis à vos ordres, votre Majesté.
- M.. mais... » commença Jacob avant que Aru ne lui mette la main sur la
bouche.
L’elfe se souvenait quand elle avait osé protester devant Blake, lorsque les
Vents de Gris étaient à Averheim. L’Inquisiteur d’obsidienne avait failli la tuer en
l’étranglant. Et personne n’avait rien pu faire. Pas besoin de renouveler l’expérience
avec un de ses compagnons : les protestations viendraient plus tard. Blake Balmorr
lança un regard noir au halfelin, mais ne bougea pas d’un pouce. Il se contenta de
pointer du doigt les Vents de Gris.
« Votre tâche a été exécutée avec brio. Mais la guerre contre le Chaos est
loin d’être terminée. Votre Empereur a un autre ordre à vous soumettre. J’ai eu
connaissance par des émissaires bretonniens que vous avez participé à l'ascension
du Roy Tristan de Brionne. Nous manquons d’effectifs pour cette guerre, chaque vie
est une force non négligeable dans notre lutte constante. Il nous faut des alliés, et il
est temps que le royaume de Bretonnie se joigne à l’Empire. Qui de mieux que vous
pour porter ce message ? Vous avez aidé le Roy, il vous fait confiance. Vous lui
parlerez donc en mon nom. Vous partez demain à bord de l’Aquilon. Je vais informer
le Capitaine Lanfranco de mes ordres. Chacun d’entre vous touchera deux-cent
couronnes pour service rendu à l’Empire, afin que vous puissiez vous

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réapprovisionner et mieux vous équiper. Maintenant, avez-vous des informations à
me donner ? Commencez par me dire qui est le semi-homme qui vous accompagne.
- Je… commença craintivement Nicklaus. Je suis un ancien compagnon des
Vents de Gris, et je suis fier d’être un des premiers membres de ce groupe si
prestigieux, votre Altesse. Soyez assuré que je suis très compétent dans tout ce que
je fais.
- Mon Seigneur, s’exclama solennellement Alfred. Veuillez savoir que je loue
le même dieu que votre Majesté. Ainsi, vous pouvez avoir pleinement confiance en
mes compagnons, quoiqu’il arrive.
- Mon Seigneur, reprit poliment Rudiger après s’être raclé la gorge pour
retenir son attention. Il est bon que vous sachiez que le Roy Tristan de Brionne est
d’ores et déjà en train de lutter contre le duché de Lyonesse qui, malheureusement,
considère le Roy comme un usurpateur.
- Cela veut donc dire que son armée est déjà bien occupée par une guerre
interne, reprit Aldebert.
- Et donc, mon Seigneur, insista Aru, refusant de se laisser intimider plus
longtemps par Blake. Je doute que le Roy soit disposé à envoyer son armée en
Empire pour le moment.
- Il n’aura pas le choix, dit froidement l’Empereur. Ce sera stipulé dans la
missive impériale qui va vous être remise et que vous lui transmettrez. S’il refuse,
l’Empire annexera la Bretonnie après s’être chargé des armées du Chaos.
Maintenant, profitez de la fin de cette journée avant de repartir en mission. Tron​ë​r,
prends congés également. Gilgameish, restez. J’ai à m’entretenir avec vous au sujet
de la stratégie impériale employée contre le Chaos. »
Un seul regard vers Hémillya fit comprendre à tout le monde qu’il était très
fortement conseillé de s'exécuter sans discuter. Et même si un torrent de
protestations menaçait de franchir leurs lèvres à tous, ils s’inclinèrent et sortirent.
Même Albert et Snorri n’eurent ni geste grossier, ni comportement obscène. Mais
une fois à l'extérieur du château, Aldebert empoigna fermement l'épaule d’Albert. Il
était rouge de rage, même si toute cette colère n’était pas tournée contre lui.
« Dis-moi que Hémillya a un plan ! Dis-moi qu’elle ne va pas servir un autre
despote ! Dis-moi qu’on n’a pas fait tout ça pour de la merde !
- Calme toi, mon pote, rétorqua Albert lentement, aidé par Nicklaus et ses
gestes d’apaisement​.
- Il a raison de s’énerver, pour une fois, confirma Rudiger, la mine crispée par
sa révolte intérieure. Que sommes-nous censés faire à présent ? Suivre gentiment
les ordres ?
- Moi, je veux rentrer au Moot, lança Jacob, la mine basse. J’en ai marre de
tout faire pour des chefs cruels, j’en ai marre de la guerre.
- J’en ai plus qu’assez également, dit Aru, soupirant de dépit. Je me dis que
je ferais mieux de faire comme toi, Albert : fuir la politique et se retirer loin du monde
et des conflits avec Driska comme seule compagnie…

116
- Attendez, attendez les gars, reprit sérieusement Albert. Hémi a sûrement un
plan. Je vous rappelle qu’elle combat elle aussi le despotisme. Bon, certes à sa
manière, et franchement je pige pas toujours… Mais souvenez-vous qu’elle a aidé
Morgann à lutter contre l’Empereur-tyran précédent. Elle a un plan, j’en suis sûr.
Écoutez, allez vous commander des bières dans une des meilleures tavernes de la
ville. Payez-vous des gonzesses et prenez un bon bain chaud. Reposez-vous et
détendez-vous en attendant des nouvelles d’Hémi. Je viendrais bien avec vous,
mais je vais sur l’Aquilon informer Lyllia de la situation. Et j’vais en profiter pour
causer avec mon pote Ced’. Ça vous va ?
- Ouais, allez ! Des bières ! » cria Snorri de joie, semblant réellement
entendre la conversation qu’à son mot clef favori.
Aucun n’avait vraiment le cœur à argumenter. Ils étaient si loin de se douter
que Blake Balmorr leur ferait un coup pareil. C’était donc la mine basse et leur cœur
serré par cette sensation d’impuissance, qu’ils se dirigèrent d’un pas lent vers le
centre-ville. Seul Snorri ne semblait pas être touché par la nouvelle.
Ils allèrent au poste de comptable, quérir les deux-cent couronnes promises
par le nouvel auto-proclamé Empereur. Ils devaient bien avouer qu’être enfin payés
pour tout ce qu’ils avaient entrepris leur procurait un peu de satisfaction, apaisant
légèrement leur frustration. Ils profitèrent du fait d’être dans une grande cité-état
pour passer la journée à faire diverses emplettes. Ainsi, potions alchimiques et
panacées furent achetées, armes et armures furent réparées et aiguisées, rations de
voyage furent commandées, et Jacob racheta un peu de ce bon vieux tabac du Moot
en plus, quitte à faire. Aldebert et Alfred ne laissèrent pas passer l’occasion d’aller
prier aux temples de leur Dieu, respectivement Taal et Morr, afin de peut-être
acquérir leur aide et leur soutien, ou au pire les informer qu’ils étaient toujours leurs
fidèles.
Le crépuscule tomba lorsqu’ils eurent terminé. Les Vents de Gris se rendirent
dans une prestigieuse taverne, Les Tresses d’Or, et se firent plaisir en demandant
moult nourritures et boissons d’une qualité extrême. Mais même lorsque leurs
commandes furent déposées à leur tablée, leurs sourires ressemblaient à des
grimaces, et leurs regards étaient ternes. Ils demeuraient amers et aigris. Sauf
Snorri. Il avait commandé une pinte de chaque bière de l’établissement. Je vous
laisse imaginer sa joie quand Stéphanie, jeune et jolie serveuse, déposa les huit
chopes devant lui. Les Vents de Gris se sustentèrent silencieusement, quand
Rudiger, ne tenant plus, se décida à rompre le silence.
« Et maintenant, que fait-on ?
- On se casse en Bretonnie ! lança rageusement Aldebert en tapant du poing
sur la table. Au moins, là-bas, le Roy n’est pas une enflure.
- Justement, nous sommes envoyés en Bretonnie, commenta Alfred. Pas
pour y vivre, mais pour servir Blake Balmorr, notre nouvel Empereur et Templier de
mon dieu, Morr.

117
- Alfred, soupira Aru avec dépit. Tu comptes juste servir ce fou sans broncher
? Même s’il fait partie de ton culte, c’est un tyran !
- Oui mais nous n’avons pas vraiment le choix, intervint Nicklaus. Blake ne
nous lâchera pas si nous lui désobéissons. Et franchement, franchement ! Je n’ai
pas envie de m’opposer à lui.
- Se rebeller reviendrait à abandonner notre terre natale, confirma Jacob. Le
Moot fait partie intégrante de l’Empire, ne l’oublions pas. Et je ne veux pas que nos
familles, à Nicklaus et moi, nous considèrent comme des traîtres envers la
couronne.
- Vous ne serez considérez comme des renégats seulement si la tâche que je
vais vous confier est dévoilée, et elle ne le sera point. Je vous prie de vous rendre à
bord de l’Aquilon le plus tôt possible. N’ayez crainte, tout ceci n’est qu’un subterfuge
de ma magie maîtrisée de l’ombre. »
Les Vents de Gris sursautèrent simultanément, y compris Snorri qui laissa
s’écouler un peu de bière sur la table, et donc, grogna. La douce voix féminine qui
venait de parler semblait être émise par l’ombre de Jacob. ​Elle avait même bougé de
façon totalement indépendante du halfelin, pantois. Nos héros se regardèrent, puis
observèrent les occupants de la taverne pour vérifier si quelqu’un avait remarqué
quoi que ce soit. Heureusement, personne ne semblait être témoin de ce qui venait
de se produire. Pour qu’un tel événement, à peine discret, ne soit pas vu de leurs
voisins de tablée, signifiait forcément que l’illusion n’était visible que par eux. Bien
plus interloqués que motivés, le groupe s’empressa de finir leurs délicieux mets, ou
leurs délicieuses bières pour certains, et se rendirent en toute hâte sur l’Aquilon.
Lorsqu’ils embarquèrent sur le prestigieux galion, le Quartier-maître Beaucour
leur indiqua immédiatement le cabine du capitaine d’un geste de main courtois, sans
prononcer aucun mot. A l’intérieur y étaient réunis le Capitaine Cédric Lanfranco,
Albert Tröner, Hémillya et Lyllia Gilgameish. La belle magicienne les accueillit d’un
sourire aimable, et s’adressa à eux entre compassion et solennité.
« Du fait de ces circonstances déplorables, je ne peux imaginer à quel point
vous devez être envahis de déception et de désespoir. Néanmoins, très chers Vents
de Gris, j'espère que vous demeurerez à mes côtés pour bâtir un monde meilleur.
Mes amis, j’ai l’audace de vous le demander.
- Hémillya, commença Rudiger, encore plein de morgue. Sauf votre respect, il
vous faudra user de moult arguments convaincants pour me persuader. Peu importe
ce que nous faisons, la situation est toujours autant catastrophique. C’est même de
pire en pire...
- Cette fois, je suis tout à fait d’accord avec lui, confirma Aldebert.
- Ouais. Mais au moins, quand on est avec Hémillya, on se bat toujours
contre des ennemis forts et dignes de moi, héhéhé ! dit Snorri, les yeux plus que
pétillants.
- Et moi, j’aime bien quand t’es là parce que j’ai quelqu’un avec qui m’enfiler
des bières ! affirma Albert en lui mettant une tape dans le dos.

118
- Trève de plaisanteries, lança Aru, à la fois impatiente et agacée.
Qu’avez-vous à proposer Hémillya ? Vous avez donc un plan ?
- J’aurais effectivement une idée, répondit la magicienne avant de prendre
une profonde inspiration. Après mon entretien fort chaleureux avec le nouvel
Empereur, je me suis rendue à un sanctuaire dédié à la magie de l’ombre. Mes
disciples m’ont appris qu’ils étaient fortement sollicités par Blake là où la magie de
l’obscurité excelle : l’investigation, la recherche et l’information. Il y a des rumeurs
fondées sur l'apparition d’un jeune homme empruntant la même voix que Sigmar.
Littéralement. Il marche sur les pas du premier Empereur deux-mille-cinq-cent ans
auparavant, usant des mêmes méthodes et ayant les mêmes pouvoirs. Il a déjà
décimé des orcs par centaines, sauvant des civils impériaux et participant ainsi à sa
renommée. Les dieux semblent l’aider. Sigmar, le chef incontesté de toutes divinités
le protège, cela ne fait aucun doute. Il a la force de dix géants, le pouvoir de cent
rois, et la ferveur de mille fanatiques. Naturellement l’Empire le veut à ses côtés. Il le
recherche assidûment sans jamais parvenir à l’atteindre. Le jeune demi-dieu suit la
voie de Sigmar, seul. Son nom est Mayar. Nous devons absolument le trouver avant
le monarque extrémiste auto-proclamé, Blake Balmorr. Je vous implore de vous
occuper des recherches, mes amis.
- Mademoiselle Gilgameish... commença Niklaus avant de déglutir
difficilement. Vous... Vous nous demandez de trahir l’Empereur ?
- En quelque sorte, oui : trahir l’Empereur au profit de l’Empire. Si vous
combattez toujours pour le bien commun malgré les circonstances, je vous en
conjure, acceptez de lier Mayar à notre cause. Il est d’une importance capitale, à la
fois pour combattre le Chaos, mais aussi pour lutter contre le pouvoir tyrannique de
Blake.
- Mais, nous ne savons rien sur l’endroit où Mayar se trouve ! s’étonna Jacob.
Absolument rien…
- Cela n’est pas mon cas, sourit la magicienne de l’ombre. Mes disciples ont
fait preuve de grande sagesse et courage en retenant plusieurs informations
essentielles pour ne les confier qu’à moi seule. Grâce à eux, je sais que Mayar s​ e
trouve à proximité d’Averheim, et se dirige vers les montagnes naines du Bord du
Monde. Nous savons tous ce qu’il compte faire là-bas : récupérer Ghal Maraz, le
marteau divin forgé par le roi nain et offert à Sigmar. J’ose vous demander de
retrouver le demi-dieu et de le rallier à notre cause. Amis, j’ai conscience que je vous
en demande énormément et m’en excuse d’avance. Néanmoins, accédez vous à ma
requête ?
- Bon, lança Aldebert d’un ton tranchant. Ce sont aux Vents de Gris d’en
débattre, et eux seuls. Les gars, vous en pensez quoi ?
- Je suis entièrement pour, avoua Jacob en toute franchise. Je pense que si
ce Mayar marche exactement dans les mêmes pas que Sigmar, cela ne peut être
que bénéfique pour l’Empire.

119
- Johann Blitz, l’Inquisiteur, a torturé ma famille pour une prétendue juste
cause, maugréa Rudiger Je ne laisserai pas l’inquisiteur d’obsidienne Blake Balmorr
torturer l’Empire pour des raisons similaires. Je serai avec Hémillya contre ce
sadique. C’est une forme de vengeance contre l’Inquisition.
- Je suivrais également la magicienne de l’ombre, ajouta Aru. Mais ma raison
n’est pas que vengeance. Le Chaos est notre premier ennemi, le fait de destituer
Blake fera d’une pierre deux coups.
- Moi aussi je suis pour, dit Snorri en essayant de prendre un verre de rhum
au capitaine Lanfranco, que celui-ci éloigna promptement. Et puis Mayar va aller voir
les nains de mes montagnes du Bord du Monde. Je rendrais enfin visite aux miens,
et je pourrais acheter des armes runées. Je serais plus fort, et ça c’est bien !
- Bon, soupira Aldebert. Je vois que l’avis collectif semble vouloir participer au
plan d’Hémillya. Il y a eu un vote et je suivrais la majorité, comme toujours.
- Je l’ai déjà dit, lança Nicklaus avec le sourire. Maintenant que je suis avec
vous, je reste avec vous !
- Je vous préviens compagnons, avertit Alfred au reste du groupe, la mine
sombre. Je suis évidemment pour détruire le Chaos, mais je ne me rebellerai pas
contre Blake Balmorr. Il s’agit du maître templier de mon ordre de Morr, et je ne peux
m’opposer à lui. Cependant pour le bien de l’Empire, j’accepte de vous suivre, une
fois de plus. Ce qu’il se passera par la suite entre Blake Balmorr et vous sera une
autre histoire.
- Et bien voilà qui est décidé, trancha Aldebert. Bien que nos raisons
divergent, nous acceptons de participer à votre plan. Mademoiselle Gilgameish,
comment allons-nous provéder ?
- Avant votre venue, nous parlions justement de cela avec Albert et Cédric. Je
me permets de vous expliquer. Etant donné que Blake a ordonné votre départ en
Bretonnie à bord de l’Aquilon, c’est ce que vous allez faire. Du moins officiellement.
Officieusement, l’Aquilon vous mènera vers Averheim, qui est proche des
montagnes du Bord du Monde. Vous débarquerez ensuite à proximité de la ville, et
vous pourrez partir en quête de Mayar. Vous devez absolument rester dissimulés.
L’Aquilon pourra être camouflé par un de mes puissants sortilèges de l’ombre
pendant le voyage. Mais quand vous serez sur terre et isolés, il n’y aura plus aucune
couverture magique. Je ne suis malheureusement pas encore assez puissante pour
amplifier à ce point ma magie des ombres. Le Capitaine Cédric Lanfranco, avec la
promesse d’un paiement mirobolant bien sûr, a accepté de vous emmener sans le
moindre problème. D’autant plus que, j’ai demandé à Albert de vous accompagner
sur l’Aquilon, puis dans votre quête en son intégralité. Bien qu’il aurait préféré rester
à mes côtés et à ceux de notre fille. Il pourra combattre avec vous et vous sera, je le
pense, d’une grande aide. Amis Vents de Gris, vous savez dorénavant tout.
Consentez-vous toujours à participer à cette lourde quête ? »

120
Nos héros avaient déjà décidé lors de la conversation. Mais le moment était
fort, ils se devaient d’y réfléchir à deux fois. Il s’agissait de trahir une seconde fois la
personne au pouvoir.
Leur première tentative de coup d’état avait abouti à une guerre sanglante et
une explosion du système en place, favorisant l’invasion du Chaos. Cela avait été
pire qu’un échec, un véritable désastre. Cette fois-ci, ils n’avaient pas le droit à
l’erreur. Ils avaient tous pensé que la personne la plus compétente et apte à prendre
place sur le trône était Hémillya. Mais la douce conseillère ne pouvait lutter contre la
force brute qu’était Blake Balmorr… Mayar pouvait sûrement rivaliser avec lui,
surtout s’il se révélait être ce que tous disaient : le digne héritier de Sigmar.
Cependant, les Vents de Gris ne pouvaient en être absolument certains. Tout miser
sur un inconnu pour occuper le trône était un pari très risqué. Et une fois leur
décision prise, ils ne pourraient plus faire marche arrière…
Blake Balmorr le despote connu ? Ou Mayar, la promesse inconnue ? Jusqu’à
quel point ne pouvaient-ils accepter d’avoir l’Inquisiteur de Morr comme dirigeant
absolu ? Quelques regards, et l’affaire était entendue. Ils ne pourraient rester en
Empire avec un tel homme au pouvoir, ils en étaient convaincus. Soit ils s’enfuyaient
en Bretonnie pour ne plus jamais revenir, soit ils se battaient. Et les Vents de Gris
n’avaient pas l’âme de lâches.
Ils affirmèrent une seconde fois de s’en tenir au plan de Hémillya Gilgameish.
Le Capitaine Lanfranco indiqua que leurs cabines étaient toujours à leur disposition,
et nos aventuriers y déposèrent à nouveau leurs équipements. Par la suite, tout
l’équipage se joignit à Albert, Lyllia, Hémillya et les Vents de Gris pour partager un
dernier repas à bord de l’Aquilon. Ils y parlèrent de tout sauf de l’affaire en cours,
préférant laisser place aux imbécilités d’Albert, aux fiers récits de Rudiger, aux
discours guerriers de Snorri, et bien d’autres sujets qui les faisaient rire ou rêver.
Après ce rare moment de détente, il était temps pour Hémillya et Lyllia de
débarquer. Elles firent de longs aurevoirs aux Vents de Gris en leur souhaitant de
tout coeur bonne fortune. Mais ce fut surtout auprès d’Albert que les embrassades
furent déchirantes. Tous s’éloignèrent de la petite famille pour leur laisser l’intimité
nécessaire à leurs amours et tristesses...
Le lendemain, l’Aquilon sortit du port de Marienbourg, et nos héros étaient
une fois de plus en route pour de nouvelles aventures.
Mais ceci, mes amis, est une autre histoire.

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