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Alain Lieury

Psychologie
de
la mémoire
Histoire, théories, expériences
© Dunod, Malakoff, nouvelle présentation, 2021
www.dunod.com
11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
ISBN 978-2-10-082763-3
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS 1

CHAPITRE 1 HISTORIQUE 5

1 La mémoire dans l’Antiquité 7


1.1 Le culte de la mémoire dans la Grèce Antique 7
1.1.1 Mnémosyne et les muses 7
1.1.2 La légende de Simonide 8
1.1.3 Platon et la réminiscence 9
1.1.4 Aristote et la découverte des associations 10
1.2 Les orateurs romains 11
1.2.1 La Rhétorique à Hérennius : premier traité des images 11
1.2.2 Cicéron et la méthode des lieux 13
1.2.3 Quintilien : l’exercice et la logique 13
1.2.4 Saint Augustin : la multiplicité des mémoires 14

2 Le Moyen Âge et la Renaissance 15


2.1 Le Moyen Âge : obscurantisme et scolastique 15
2.2 La Renaissance : magie et mémoire 16
2.3 Les traités « utilitaires » 18
2.4 L’ordre dialectique 18
VI PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

3 Descartes et l’associationnisme anglais : le primat de l’idée 19


3.1 Descartes et le primat de la logique 19
3.2 Les philosophes et la mémoire : l’empirisme-associationnisme 20
4 La mnémotechnie 22
5 L’étude expérimentale de la mémoire 23
5.1 Ebbinghaus : la mesure de la mémoire 23
5.2 Le béhaviorisme 25
5.2.1 Le couple 26
5.2.2 La série ou chaîne 26
5.2.3 Le réseau associatif 27
5.3 La théorie de la Gestalt 30
5.4 La perspective du traitement de l’information 31

CHAPITRE 2 MÉMOIRE À COURT TERME ET MÉMOIRE DE TRAVAIL 33

1 La capacité limitée : le nombre magique 7 36


2 L’oubli à court terme 37
2.1 La technique Brown-Peterson 37
2.2 La mémorisation en situation de perception bilatérale 38
2.3 Les effets sériels 40
2.4 Le contrôle des deux mémoires 42
3 Modèle des deux mémoires et « trajet » de l’information 43
4 La mémoire à court terme comme mémoire tampon 46
5 La mémoire de travail 48
5.1 Mémoire de travail et mémoire-croquis 48
5.2 Boucle articulatoire et mémoire-croquis 49
5.3 Deux sous-systèmes ou plusieurs ? 50
6 Mémoire fichier et multifenêtrage de la mémoire à court terme 52

CHAPITRE 3 L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 55

1 Les mémoires sensorielles 57


1.1 La mémoire iconique 58
1.1.1 Report total et report partiel 58
1.1.2 Nature visuelle de la mémoire iconique 59
TABLE DES MATIÈRES VII

1.2 La mémoire auditive 60


1.2.1 L’effet de modalité 60
1.2.2 L’effet de confusion auditive 61
1.2.3. L’effet de suffixe 62
1.3 La pluralité des mémoires sensorielles 63
1.4 La mémoire des odeurs et la « madeleine » de Proust 64
2 La mémoire lexicale : interface de la mémoire 66
2.1 Le recodage phonologique dans la lecture 66
2.2 La confusion phonologique sur les mots : stockage auditif
ou lexical ? 68
2.3 Subvocalisation et autorépétition 70
2.3.1 Le rôle de la subvocalisation 70
2.3.2 Les fonctions de la subvocalisation 72
2.3.3 L’autorépétition 74
2.4 Le lexique 76
2.4.1 Accès et temps de recherche dans le lexique interne 76
2.4.2 Les indices de l’accès au lexique 77
2.4.3 Lexique et mémoire sémantique 78
3 La mémoire imagée 79
3.1 La supériorité de l’image sur le mot 79
3.2 Temps de codage et temps de stockage 81
3.3 Discrimination perceptive et stockage des détails 82
3.4 Le double codage des images 84
3.4.1 La théorie du double codage 84
3.4.2 Lecture et dénomination 86
3.4.3 Double codage et temps de dénomination 90
3.4.4 Le caractère composite du double codage 91
3.4.5 Code imagé et traitement séquentiel 93
3.5 Les pictogrammes 94
4 Les mémoires « visuelles » : visuelle et visuospatiale 96
4.1 Mémoire visuelle et mémoire visuospatiale 96
4.2 Variété des mémoires « visuelles » 98
4.3 Mémoire visuospatiale et repérage topographique 102
5 Mémoire de l’action et mémoire procédurale 103
5.1 Mémoire de l’action et codage moteur 103
5.2 Les apprentissages sensori-moteurs chez l’homme 105
5.3 Le transfert d’apprentissage 106
VIII PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

6 Les modèles modulaires de la mémoire 107


6.1 Le modèle des deux mémoires 108
6.2 Le modèle d’Atkinson et de Shiffrin 108
6.3 Niveaux de traitement et stockage 109

CHAPITRE 4 LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 113

1 Les associations verbales 115


1.1 Les normes associatives 116
1.2 Associations par contiguïté et associations catégorielles 117
2 La mémoire sémantique 118
2.1 Le modèle de Collins et Quillian 118
2.2 Fréquence associative, économie cognitive et hiérarchie
catégorielle 120
2.3 Traits sémantiques et prototypes 124
2.4 Mémoire sémantique et image 126
3 Activation et inhibition dans le réseau associatif 127
3.1 Les techniques d’amorçage 127
3.2 L’effet de production 129
3.3 Les associations dans les faux souvenirs 130
4 La mémoire des visages 131
4.1 La familiarité des visages 131
4.2 Visage et expression émotive 135
4.3 Le nœud d’identité personnelle 136
5 Organisation et mémoire 138
5.1 Capacité et organisation 138
5.2 Les modes d’organisation 140
5.2.1 La catégorisation 140
5.2.2 L’organisation verbale 141
5.2.3 Image et organisation 142
5.2.4 L’organisation subjective : un cocktail d’organisations 142
6 L’activité intégrative de la mémoire 144
6.1 Bartlett : la mémoire assimilatrice et reconstructive 144
6.2 Le rôle intégrateur du thème et du titre 146
6.3 L’abstraction au cours du temps 147
TABLE DES MATIÈRES IX

7 Mémoires prodigieuses et mémoires d’experts 150


7.1 Les mémoires prodigieuses 150
7.1.1 Les calculateurs prodiges 150
7.1.2 Inaudi : un calculateur « auditif » 152
7.1.3 Diamandi : un calculateur « visuel » 155
7.1.4 Les mémoires visuelles variées 160
7.1.5 Le syndrome de Williams 162
7.2 La mémoire des joueurs d’échecs 163
7.2.1 Alfred Binet et la mémoire des joueurs d’échecs 164
7.2.2 Échecs et mémoire visuelle 167
7.2.3 Mémoire et connaissance du jeu d’échecs 168
7.3 Mémoire et expertise 173

CHAPITRE 5 LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 175

1 Les indices de récupération 177


1.1 Modes et vitesses de recherche en mémoire 177
1.2 Stockage et récupération 180
1.3 Mécanismes associatifs et codage spécifique 181
2 La mémoire épisodique 183
2.1 Les différents modèles 183
2.1.1 Le modèle d’association-reconnaissance 183
2.1.2 Le concept de mémoire épisodique 184
2.1.3 L’échec à reconnaître des mots rappelés 185
2.2 Mémoire épisodique et mémoire sémantique 186
2.2.1 L’emboîtement des épisodes en mémoire sémantique 186
2.2.2 L’effet des mots composés 188
2.2.3 La relation syntaxique « indice-cible » 189
3 Rappel et capacité de récupération 191
3.1 Capacité et rappel 191
3.2 Les plans de récupération 193
4 Reconnaissance et modules de stockage 195
4.1 La reconnaissance 195
4.2 Contexte et reconnaissance 196
4.3 Pluralité des modules de reconnaissance 196
X PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

5 L’oubli 199
5.1 Les interférences 199
5.1.1 L’interférence rétroactive 199
5.1.2 L’interférence proactive 200
5.1.3 Transfert et interférence 201
5.2 Oubli et mécanismes de récupération 204
5.2.1 L’oubli des indices 204
5.2.2 L’oubli des épisodes 207
6 Abstraction et oubli épisodique 207
6.1 Interférence épisodique et facilitation générique 207
6.2 Oubli épisodique et genèse des idées 209

CHAPITRE 6 SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 211

1 L’évolution de la mémoire 213


1.1 Pierre Janet et l’évolution de la mémoire 213
1.2 Les souvenirs d’enfance 214
1.3 L’amnésie infantile et l’enquête de Waldfogel 215
1.4 Développement cognitif et mémoire 216
1.5 Les faux souvenirs 219
2 Mémoire autobiographique et mémoire collective 221
2.1 La récupération des souvenirs 221
2.2 Événements privés et publics 222
2.3 La mémoire collective 226
2.4 Les souvenirs-flashs 228
2.5 Contexte épisodique et connaissance sémantique 230
3 Émotion et mémoire 233
3.1 La mémoire affective 233
3.2 Les causes affectives de l’oubli 234
3.3 Les émotions dans les souvenirs 236
3.4 Les mécanismes émotionnels dans la mémoire 237
3.4.1 La loi de Yerkes et Dodson 238
3.4.2 L’amygdale, « cerveau » émotif 239
3.4.3 Les mécanismes cognitifs des souvenirs traumatisants 241
3.4.4 La « mémoire affective » 2 : le retour 241
TABLE DES MATIÈRES XI

4 Temps et mémoire 242


4.1 L’évolution des souvenirs en fonction de l’ancienneté 242
4.2 Les séries temporelles et la légende de la régression 244
4.3 La datation des souvenirs 249
4.3.1 Taine et Ribot : le raccourcissement du temps et les repères 250
4.3.2 Les stratégies de récupération : les repères temporels 251
4.3.3 La datation absolue et la contraction du temps 253
4.3.4 La datation relative en fonction des repères 255
4.3.5 Âge d’encodage et effet générationnel 256

5 Le vieillissement de la mémoire 259


5.1 Le vieillissement du cerveau 259
5.1.1 Le vieillissement des neurones 259
5.1.2 Le vieillissement des mécanismes moléculaires 261
5.2 Le vieillissement normal 263
5.2.1 Le déclin de la mémoire 263
5.2.2 Mécanismes de la mémoire et vieillissement 264
5.2.3 La plainte mnésique 267
5.3 Les maladies de la mémoire 272
5.3.1 L’amnésie de Korsakoff 272
5.3.2 La maladie d’Alzheimer 272
5.3.3 Mémoire explicite et mémoire implicite 273
5.3.4 Mémoire procédurale et maladie de Parkinson 275

BIBLIOGRAPHIE 277

INDEX DES NOTIONS 293

INDEX DES NOMS PROPRES 297


AVANT-PROPOS

La mémoire est le thème psychologique dont l’intérêt remonte le plus loin


dans le passé, puisque le mot même est dérivé de Mnémosyne, une déesse
de l’Antiquité grecque dans les légendes du VIIe siècle avant notre ère. De
l’Antiquité à la Renaissance, la mémoire est vue comme la faculté la plus
précieuse. Et si à la suite de Descartes, qui privilégie le raisonnement, elle est
considérée un temps comme secondaire (Yates, 1966), Mnémosyne n’a cessé
de charmer les humains. La mémoire est restée ainsi un domaine privilégié
des philosophes et des pionniers de la psychologie expérimentale, notam-
ment avec la première étude expérimentale menée par Hermann Ebbinghaus
en 1885.
Remplacée par son équivalent comportemental, « l’apprentissage », ce
thème de recherche redevient central chez les béhavioristes. Enfin, après la
révolution informatique des années 1950, les recherches sur la mémoire
explosent, et elle se définit comme l’ensemble des mécanismes qui permet-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

tent le codage, le stockage et la récupération des informations.


Dans ce contexte de renouveau, étiqueté de façon générique « psychologie
cognitive » (de cognitio : connaissance), les publications annuelles sur la
mémoire sont passées d’environ 900 dans les années 1967-1977 à 3 400
entre 1998 et 2004 ; dans le même temps, celles consacrées à l’apprentissage
passaient de 3 300 à près de 5 500 (cf. fig. 1)1.
Les humains n’ont pas déçu Mnémosyne…

1. Merci à Catherine Pichot du service de documentation pour cette recherche statistique sur Psy-
Info.
2 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

6 000 mémoire
apprentissage
5 000
Nombre de publications par an
4 000

3 000

2 000

1 000

0
67-77 78-87 88-97 98-04

Années (1967 à 2004)

Figure 1
Évolution explosive du nombre de publications sur la mémoire
et l’apprentissage (années 1967 à 2004)

Le thème de la mémoire m’a personnellement captivé dès mes premières


recherches, lorsque je fus nommé assistant (c’était alors le premier grade
d’enseignant-chercheur) en 1969 dans le laboratoire de Psychologie expéri-
mentale dirigé par Paul Fraisse. Depuis lors, mes recherches (DEA, thèse de
3e cycle, thèse d’État), articles et livres furent consacrés à la mémoire et ce
thème me passionne toujours 35 ans plus tard. À cette époque, les cours tra-
ditionnels portaient sur les théories associationnistes (béhavioristes). Et je
me souviens d’un de mes cours de 2e année de psychologie à Rouen, en 1967,
où César Florès, lui aussi passionné par la mémoire, s’emballait et disait en
substance : « les associations expliquent 90 %… », puis se reprenant, ayant
le sentiment d’avoir un peu exagéré : « … disons 70 % des mécanismes de la
mémoire » (cf. chap. 5, § 5.1). Mais à cette époque (1960-1970), une révolu-
tion se préparait en Angleterre et aux États-Unis. Des chercheurs de plus en
plus nombreux étaient attirés par la perspective du traitement de l’informa-
tion où chercheurs en psychologie et ingénieurs en informatique étudiaient la
mémoire des ordinateurs et la mémoire humaine, avec les mêmes concepts :
c’étaient les premières recherches montrant que la mémoire n’était pas seule-
ment un réseau associatif mais une grosse machine, constituée de sous-struc-
tures, la mémoire à court terme, la mémoire iconique, etc. Ce fut alors une
succession de découvertes : la mémoire sémantique (1969), les indices de
récupération (1966-1970). Pour ma part, c’est la notion d’indices de récupé-
ration qui m’inspirait le plus et à laquelle j’ai consacré mes deux thèses. Dans
ma thèse d’État, j’avais à titre d’application généralisé les mécanismes de
AVANT-PROPOS 3

récupération aux procédés mnémotechniques (Lieury, 1996) et aux souvenirs


anciens, notamment à la récupération et à la datation des souvenirs, ce qui
permettait de remettre à la mode de vieux auteurs, mais cependant très perti-
nents, de la fin du XIXe siècle. Sous le nom de « mémoire autobiographique »,
ce thème a connu une embellie dans les années 1980-1990. Dans ces années-
là, l’augmentation de la population vieillissante rendait tristement célèbre la
maladie d’Alzheimer qui se caractérise, en début de maladie, par des troubles
sérieux de l’enregistrement en mémoire. À Rennes, à cette époque, je m’asso-
ciais à Hervé Allain, neurologue et pharmacologue, avec qui nous avons mené
de nombreuses recherches sur la mémoire des personnes âgées et des personnes
atteintes de la maladie d’Alzheimer et de Parkinson. C’est cette utilité pour la
médecine qui popularisa le thème de la mémoire. Alors que les mécanismes
fondamentaux de la mémoire n’étaient guère à la mode dans les médias,
l’intérêt médical pour la mémoire la propulsa littéralement sur le devant de la
scène et cette période fût riche en invitations dans les émissions grand public
de l’époque (1980-1990), comme Diagnostic (animée par François de Closets),
La Marche du siècle (animée par Jean-Marie Cavada), Ça se discute (présentée
par Jean-Luc Delarue), etc. Cependant, je ne délaissais pas l’aspect « traitement
de l’information » et des collaborations avec France Télécom et le CCETT
(Centre Commun d’Études pour la Télévision et les Télécommunications)
me permirent de faire des recherches fondamentales, notamment sur la com-
paraison « visuel/auditif », sur l’image et les pictogrammes. La mémoire est
aussi le support des apprentissages scolaires, et bien que « l’apprentissage
par cœur » ait mauvaise presse, au pays de Descartes et de Bergson, de nom-
breuses collaborations avec les institutrices (teurs), professeurs de collège et
inspecteurs ont permis de démonter quelques mécanismes de la mémoire à
l’école (Lieury, 1997), et de montrer, contre l’idée de Descartes, que la
mémoire des connaissances est un meilleur prédicteur que le raisonnement…
Tout passionné est en général curieux des origines de l’objet de sa passion ;
Fraisse m’avait dit un jour en parlant de la psychologie : « L’histoire c’est ma
passion. » Comme pour beaucoup de chercheurs de la mémoire, l’« Art de la
mémoire » de l’historienne anglaise Frances Yates (1975) fut un déclic et un
formidable tremplin. J’ai prolongé ces recherches en allant à la Bibliothèque
Nationale, au British Museum (dont la British Library fait partie), à la biblio-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

thèque de Cambridge et celle de la Sorbonne, lorsque j’ai rédigé l’historique


des procédés mnémotechniques (Lieury, 1996). Et c’est très impressionnant
de constater, à travers des livres, parchemins ou opuscules de parfois quel-
ques pages, cet engouement constant pour la mémoire au cours des siècles.
Ces recherches m’ont permis, entre autres, de découvrir que l’inventeur du
code chiffre-lettre (chap.1, § 2) paraît être un mathématicien français con-
temporain de Descartes, Pierre Hérigone, dont j’ai retrouvé le traité de
mathématiques « tout simplement » à la Bibliothèque de la Sorbonne.
Ce livre, conçu comme un manuel de niveau master, est une intégration de
livres précédents, revus et augmentés au fur et à mesure de l’accumulation
4 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

des résultats de la recherche au niveau international. Un premier ouvrage a


été publié chez l’éditeur belge Charles Dessart en 1975 et augmenté chez
son successeur Pierre Mardaga, en 1992. L’éditeur universitaire Dunod a bien
voulu (malgré son volume) publier ce nouveau livre largement remanié et
augmenté. Contrairement à d’autres chercheurs spécialistes de la mémoire,
comme l’Anglais Alan Baddeley, qui a consacré sa carrière à la mémoire de
travail, le Canadien Endel Tulving qui s’est surtout intéressé aux mécanismes
de récupération et à la mémoire épisodique, ou à Allan Paivio dont le nom
seul évoque l’image, mon intérêt pour la mémoire est éclectique, et ce livre
reflète cette diversité. Le lecteur y trouvera les mécanismes fondamentaux,
l’architecture modulaire (chap. 2 et 3), le fonctionnement associatif et orga-
nisé de la mémoire (chap. 4) et les processus de récupération (chap. 5) ; mais
sont traitées également des questions tout public : la mémoire des visages, les
mémoires prodigieuses, la fascinante mémoire des grands joueurs d’échecs,
les souvenirs anciens, le vieillissement de la mémoire, sans oublier l’historique
qui nous fait découvrir que la mémoire est une vieille passion des hommes…
Ainsi, selon sa profession ou son intérêt, étudiant, médecin, éducateur,
érudit ou simple curieux, le lecteur pourra « zapper » sur les chapitres ou
paragraphes qui attirent sa curiosité.
Chapitre 1

HISTORIQUE
1 LA MÉMOIRE DANS L’ANTIQUITÉ

1.1 Le culte de la mémoire dans la Grèce Antique


Mnemé (mémoire), mnema (monument pour se souvenir), mnemeïon (souve-
nir), lethomaï (j’oublie), la diversité des termes touchant à la mémoire atteste
du caractère fondamental qu’elle avait pour les Grecs. Les traces les plus
anciennes de cet intérêt remontent aux premières œuvres grecques écrites,
L’Iliade et L’Odyssée d’Homère qui sont datées (sans certitude) du VIIIe siècle
avant notre ère. Michèle Simondon (1982) nous montre à travers le voca-
bulaire utilisé par Homère que la mémoire est omniprésente, y compris dans ce
qu’elle appelle les « catégories archaïques » de la mémoire, de la mémoire de
l’action – consignes de guerre, rites religieux – jusqu’aux inscriptions funé-
raires – poèmes et dédicaces – qui prouvent qu’on se rappelle des batailles
passées, des promesses et des êtres chers qui sont morts…

1.1.1 Mnémosyne et les muses


C’est avec le poète Hésiode (VIIe siècle) que nous apprenons que la mémoire
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

est déifiée. Mnémosyne, fille d’Uranus avait un tel charme que Zeus, maître
de l’Olympe, s’unit à elle durant neuf nuits : Zeus « aima encore Mnémosyne
aux beaux cheveux, et c’est d’elle que lui naquirent les neuf Muses au ban-
deau d’or »1. Chacune des muses présidait à un domaine de la connaissance,
Clio pour l’Histoire, Euterpe pour la Musique… Mnémosyne restait près de
Zeus et lui contait les victoires des Dieux contre les Titans ; elle avait une
telle mémoire qu’elle avait la capacité de se souvenir des poèmes et des chansons

1. Merci à ma fille Natacha qui m’a fait connaître le texte d’Hésiode et à Suzanne Allaire, profes-
seur de grec ancien, qui m’a traduit plusieurs termes.
8 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

que lui demandait Zeus, ainsi personnifiait-elle la mémoire. Le culte de


Mnémosyne était, dit-on, répandu dans la région d’Olympie et consistait en
une sorte de cure avec différentes eaux, des eaux pour la mémoire et des eaux
pour l’oubli (Léthé). Sans doute, le fait de ne plus boire du bon vin grec à
pleine amphore était-il en fait le vrai secret des eaux de Mnémosyne, car « le
remède d’oubli apporté par Dionysos a été tôt confondu avec les simples
effets du vin et de l’ivresse » (Simondon, 1982, p. 130) ! Avec l’agrandisse-
ment propre aux légendes, la source devient un lac, comme on le trouve dans
la tablette de Pétélie, datée du IVe ou IIIe siècle avant notre ère : « Tu trouveras
à gauche de la demeure d’Hadès une source […] mais tu en trouveras une
autre : elle vient du lac Mnémosyne, son eau fraîche coule rapidement […]
donnez-moi vite l’eau fraîche qui s’échappe du lac de Mnémosyne… et
ensuite parmi les autres héros tu seras le maître » (ibid., pp. 142-143).

1.1.2 La légende de Simonide


Une tablette de marbre datant d’environ 264 avant notre ère fut découverte
dans l’île de Paros au XVIIe siècle (Yates, 1975). Des dates légendaires de cer-
taines découvertes y sont gravées, telle l’introduction du blé par Cérès et
Triptolème et l’invention des aide-mémoire. L’inscription n’est pas entière-
ment conservée, mais on peut y lire : « Depuis le moment où Simonide de
Céos, fils de Léoprédès, inventeur du système des aide-mémoire, remporta le
prix des chœurs à Athènes… deux cent treize ans » (c’est-à-dire 477 avant
notre ère).
Les circonstances légendaires de cette invention ont été rapportées par
Cicéron (en 54 av. J.-C.) et Quintilien (Ier siècle) d’après des sources grecques
disparues de nos jours. Selon Quintilien :
Simonide avait, moyennant une somme convenue, écrit pour un athlète qui
avait remporté un prix de pugilat, un de ces poèmes qu’il était d’usage de
composer pour les vainqueurs. On refusa de lui payer une partie de l’argent
parce que suivant la pratique commune des poètes, il s’était étendu en digres-
sions dans lesquelles il célébrait Castor et Pollux. Aussi lui dit-on de réclamer
cette part à ces demi-dieux, dont il avait chanté les exploits… En fait, si l’on
en croit la tradition, ils la lui payèrent. En effet, un grand festin étant donné
pour fêter cette même victoire, et Simonide étant invité au repas, on vient le
chercher parce que, disait-on, deux jeunes gens arrivés à cheval le réclamaient
avec une vive insistance. À vrai dire, il ne les trouva pas, mais la suite prouva
la reconnaissance des dieux envers lui. En effet, à peine eut-il mis les pieds
hors de la salle à manger que celle-ci s’écroula sur les convives et mêla leurs
corps au point que lorsque leurs proches voulurent leur donner une sépulture,
ils ne purent malgré leurs recherches, distinguer à aucun signe non seulement
les visages, mais aussi les membres des malheureux écrasés. Alors Simonide,
se rappelant la place des convives à table, rendit leurs corps à leurs parents…
Ce que fit Simonide semble avoir amené à l’observation que la mémoire est
aidée par des cases bien marquées dans l’esprit…
HISTORIQUE 9

Cette méthode, appelée la méthode des lieux (ou des « loci »), a donc été
la première technique pour aider la mémoire. Cette méthode consiste à trans-
former en images les éléments que l’on doit apprendre et à placer chacune
d’elles dans un lieu selon un itinéraire bien connu et représenté mentalement.
Pour rappeler tous les éléments dans l’ordre, il suffit de refaire mentalement
le trajet et de découvrir l’image qui a été placée en chaque lieu (cf. chap. 4,
§ 7.1.4).
Telle est la méthode qui eut, comme nous le verrons, un immense succès
de l’Antiquité jusqu’à la Renaissance, sauf chez quelques réfractaires comme
le général athénien Thémistocle, vainqueur des Perses à Salamine et qui,
refusant à Simonide sa proposition de lui enseigner l’art de la mémoire, lui
aurait répondu qu’il préférait qu’on lui enseignât l’art de l’oubli !
Cependant, la mnémotechnie était certainement plus ancienne et en tout
cas plus répandue, puisque d’autres témoignages concernent un savant de
l’époque de Simonide et de Socrate (Ve siècle avant notre ère) : Hippias.
Platon nous raconte que Socrate s’écrie à propos d’Hippias « Ah ! j’oubliais,
je crois, la mnémotechnie, dont tu te fais le plus d’honneur ». Hippias était,
en effet, capable de citer cinquante noms dans l’ordre et donnait des confé-
rences à Sparte sur toutes sortes de sujets. L’un de ses procédés, toujours
actuels, était de ramener un mot nouveau à quelque chose de connu par une
association phonétique : « pyrilampe » à « feu » (pyro), ou sémantique :
« Pour le courage, rapporte toi à Arès… » (Simondon, 1982, pp. 184-186).

1.1.3 Platon et la réminiscence

Les idées sur la mémoire sont plus étendues chez les savants de l’Antiquité.
Le grand philosophe Platon (427-347 av. J.-C.) était opposé à la conception
d’une aide artificielle de la mémoire (les méthodes), car, pour lui, il existe
une connaissance virtuelle, témoin des réalités que l’âme connaissait avant
de prendre une forme matérielle sur terre. Par exemple, l’idée d’égalité n’a
pas été apprise, elle est une réminiscence divine. Toute évocation n’est que
réminiscence d’une vie antérieure de l’âme. On est d’ailleurs frappé par la
similitude entre cette philosophie de Platon et la métempsycose, c’est-à-dire
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la croyance en la réincarnation dans la religion de l’Inde. Il n’est pas impos-


sible que Platon défende là des idées plus anciennes de Pythagore, le père de
la philosophie, qui, croit-on, avait beaucoup voyagé en Orient et en avait
peut-être rapporté cette philosophie mystérieuse. Ainsi, Platon écrit à propos
de la notion de « général » : « Cette faculté est une réminiscence des choses
que notre âme a vues quand elle cheminait avec l’âme divine et que dédai-
gnant ce que nous prenons ici bas pour des êtres, elle se redressait pour con-
templer l’âme véritable » (Phèdre). Nous verrons comment cette conception
d’une « mémoire-connaissance » qui vient de Dieu inspirera de nombreux
auteurs mystiques de la Renaissance.
10 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

1.1.4 Aristote et la découverte des associations

Aristote (384-322 av. J.-C.), le grand savant de l’Antiquité, préfigure le


mieux, avec ses conceptions empiristes, les conceptions matérialistes de la
mémoire qui s’imposeront au fil des siècles. Dans son livre De la mémoire et
de la réminiscence, le seul livre grec sur la mémoire qui ait été conservé
jusqu’à nos jours, Aristote développe en peu de pages des idées remarquables
pour son époque :
– l’empirisme : il définit les fondements de l’empirisme en admettant, contrai-
rement à Platon, que les objets tels que nous les présente l’expérience sont
des réalités ;
– le rôle des images : la mémoire est fondée sur des images, dérivées des
sensations, qui s’impriment comme un sceau sur la cire (ce qui préfigure
les conceptions matérialistes d’une trace biologique) ;
– les associations : pour retrouver les images, il faut un ordre et un point de
départ, ce qui sera vu chez les philosophes anglais comme la découverte
des associations d’idées : « Il arrive souvent que l’on ne puisse se rappeler
quelque chose immédiatement mais que l’on puisse chercher ce que l’on
veut trouver et finir par le trouver. Mais il faut bien tenir son point de
départ. C’est pour cette raison que certaines personnes utilisent les lieux
pour se souvenir. La raison en est que les hommes passent facilement d’un
point au point suivant : de l’air à l’humidité, après quoi on se rappelle de
l’automne, à supposer que l’on essaie de se rappeler cette saison » ;
– les mécanismes associatifs : pour arriver au souvenir, il faut partir de
« quelque chose de semblable, ou de contraire ou d’étroitement lié », prin-
cipes qui ont été interprétés comme les trois lois fondamentales de l’asso-
ciation mises en relief par les associationnistes anglais, la similitude, le
contraste et la contiguïté (Hume, Mill…) ;
– les processus de récupération : cependant, les philosophes ont peut-être
réduit la pensée d’Aristote en lui prêtant l’idée d’associations automa-
tiques. Aristote lui-même n’emploie pas le terme d’association, mais
développe une conception très proche des théories contemporaines de pro-
cessus de recherche (cf. mémoire sémantique, chap. 4, § 2) : la réminis-
cence est « une sorte de recherche, ce qui par nature ne se produit que chez
les êtres à qui appartient la faculté délibérative ; et en effet, la délibération
est une sorte de syllogisme » ;
– la référence au passé : enfin, il faudra attendre le XIXe siècle avec Hippo-
lyte Taine et Théodule Ribot, c’est-à-dire vingt-trois siècles, pour lier la
mémoire au temps, ce qui était déjà explicite chez Aristote : « c’est du
passé qu’il y a mémoire », « on doit se dire, à l’intérieur de son propre
esprit qu’on a antérieurement entendu ou perçu ou conçu telle chose ».
HISTORIQUE 11

1.2 Les orateurs romains


À Rome, l’art de la mémoire fut développé à des fins utilitaires, notamment
pour plaider. Aussi la mémoire devient-elle un chapitre de la rhétorique, ou
art de plaider, et c’est à ce titre qu’elle est enseignée dans les écoles de droit
et dans les traités. Trois traités ont survécu à la destruction de l’Empire
romain par les Barbares : la Rhétorique à Hérennius (environ 84 av. J.-C.)
d’auteur inconnu, L’Orateur (De Oratore) du célèbre avocat Cicéron, contem-
porain de Jules César, et enfin Institution oratoire de Quintilien (Ier siècle de
notre ère), précepteur des empereurs.

1.2.1 La Rhétorique à Hérennius : premier traité des images


La Rhétorique à Hérennius est le premier maillon subsistant d’une longue chaîne
de traités grecs qui établissaient la tradition de la méthode des lieux depuis
Simonide. Une allusion de l’auteur nous indique qu’il connaissait de nombreux
traités de ce genre : « Je sais que la plupart des Grecs qui ont écrit sur la
mémoire se sont proposés de rassembler les images qui correspondent à un
grand nombre de mots, afin que ceux qui voudraient les apprendre par cœur les
trouvassent toutes prêtes, sans avoir à travailler pour les chercher. » Ainsi ce
livre comprend à la fois des conseils originaux mais aussi des règles tradi-
tionnelles transmises au cours des quatre siècles qui le séparent de Simonide.
L’auteur commence par distinguer la mémoire naturelle (les aptitudes) de
la mémoire artificielle (la méthode des lieux). Cette dernière est elle-même
subdivisée en mémoire pour les lieux (ou cases, ou emplacements et mémoire
pour les images). Pour se souvenir des images, il faut les singulariser, leur
attribuer « une beauté exceptionnelle ou une insigne laideur […] en nous
représentant telle d’entre elles sanglante, couverte de boue ou enduite de ver-
millon », car nous ne retenons pas ce qui est ordinaire mais ce qui est remar-
quable. En ce qui concerne les lieux, l’auteur conseille de les prendre dans un
palais, une colonne, un angle, une voûte. Mais il faut que ces emplacements
soient solitaires, différents, ni trop éclairés, ni trop sombres. On notera le
parallélisme étroit avec les lois de la vision, démontré dans des expériences
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récentes (Denis, 1991).


Le psychologue soviétique Luria (1970) avait noté ce parallélisme chez
Veniamin, doté d’une mémoire prodigieuse. Lorsqu’il se produisit sur scène
comme mnémoniste professionnel, Veniamin se servait de la méthode des
lieux pour perfectionner ses aptitudes exceptionnelles : il prenait des rues
familières de Moscou, notamment la rue Gorki en partant de la place
Maïakovski. Voici comment il expliquait ses quelques oublis sur des listes
d’une centaine de mots :
J’avais placé le « crayon » près de la barrière, vous savez, cette barrière dans
la rue, le crayon s’était confondu avec la barrière et je passai sans l’apercevoir
12 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

[…]. La même chose est arrivée avec « l’œuf ». Il s’était confondu avec la
blancheur du mur contre lequel il était placé. Comment distinguer un œuf
blanc sur un fond blanc ? C’est ainsi que le dirigeable gris s’était confondu
avec la chaussée grise… En ce qui concerne « l’étendard rouge », je l’avais
appuyé contre le mur du Mossoviet qui est rouge, comme vous le savez et je
ne l’ai pas remarqué en passant… Quant à « poutamené, je ne sais ce que
c’est… c’est un mot très sombre et je n’ai pu le distinguer, le réverbère était
loin… (Luria, 1970, p. 37)

Cependant, la méthode des lieux s’adressait aux gens ordinaires, comme


en attestent ces conseils qui traduisent l’intuition, dès l’Antiquité, d’une
capacité limitée de la mémoire (cf. chap. 2) : « Et pour éviter toute erreur
dans le nombre des cases, il faut donner un indice à tous les multiples de 5 ;
par exemple, si à la 5e nous plaçons comme indice une main d’or, à la 10e
(docimo) une de nos connaissances dont le prénom sera Décimus, il sera
facile en continuant la série d’en faire autant pour tous les multiples de 5. »
En pratique, les conseils de la mémoire artificielle étaient donnés pour la
plaidoirie. Ainsi l’exemple suivant de l’auteur nous permettra de nous repré-
senter, vingt siècles plus tard, l’usage pratique de la méthode des lieux :
Par exemple, l’accusateur prétend que le prévenu a empoisonné un homme,
l’accuse d’avoir commis le crime pour s’assurer un héritage et dit qu’il y a,
pour le prouver, beaucoup de témoins, beaucoup de gens ayant été dans la
confidence. Si nous voulons nous rappeler ce premier point, afin de pouvoir
facilement présenter la défense, dans la première case, nous nous tracerons
une représentation de toute l’affaire. Nous nous représenterons, étendu dans
son lit, malade, l’homme même dont il est question, si nous connaissons ses
traits ; ou à son défaut, une personne quelconque… Et, debout, près de lui, à
côté de lui, nous placerons l’accusé, tenant de la main droite le poison, de la
main gauche des tablettes et des testicules ordinaires de bélier, par ce moyen
nous pourrons nous souvenir des témoins, de l’héritage et de l’homme empoi-
sonné. De la même manière, nous rangerons successivement dans des cases
tous les autres chefs d’accusation, en suivant l’ordre où ils se présentent et
toutes les fois que nous voudrons nous souvenir d’une chose, si nous avons
bien disposé les [cases] pour distinguer les images, notre mémoire retrouvera
plus facilement ce que nous voudrons.

Quelle est la raison du succès d’une telle méthode, quasiment inconnue de


nos jours ? C’est qu’il y a vingt siècles, les gens ne savaient pas lire, la
méthode des lieux compensait donc l’écriture. Il nous est donc difficile de
nous représenter cette mémoire, car, chez les « illettrés » de l’Antiquité, des
structures neurologiques utilisées actuellement par le langage écrit fonction-
naient pour des lieux. À l’inverse, l’utilisation généralisée des calculatrices
électroniques fera peut-être que les étudiants des siècles futurs liront avec
étonnement que les gens du XXe siècle savaient de mémoire les tables de
multiplication…
HISTORIQUE 13

1.2.2 Cicéron et la méthode des lieux


Le grand avocat Cicéron reprend dans son livre une partie de ces conseils et
défend particulièrement la méthode des lieux, ce qui montre que, même à
cette époque, il existait des appréciations contradictoires sur l’utilité ou l’effi-
cacité de cette méthode : « Et qu’on ne dise pas – ce sont des propos inexacts
de paresseux – que cette abondance d’images charge et accable la mémoire…
J’ai vu, moi, des hommes de grand mérite et d’une mémoire prodigieuse :
à Athènes Charmadas, en Asie Métrodore de Scepsis, qui est encore vivant
paraît-il. Tous deux m’ont assuré que, à la façon dont on trace des caractères
sur la cire, ils gravaient au moyen des images, dans des emplacements
choisis, ce qu’ils voulaient se rappeler. »
Métrodore de Scepsis est un représentant fameux de cette tradition qui fait
des images le support fondamental de la mémoire. Contemporain de Cicéron
(Ier siècle av. J.-C.), Métrodore faisait partie de la cour de Mithridate, le célèbre
roi de Perse qui s’accoutumait au poison par crainte de son entourage (d’où
le nom de mithridatisation pour désigner cette accoutumance). Quintilien
signale que Métrodore aurait trouvé pour son système de mémoire « trois
cent soixante emplacements dans les douze signes du zodiaque », et il ajoute
« jactance sans doute et forfanterie d’un homme qui, se glorifiant de sa
mémoire, voulait en faire l’honneur à sa méthode plus qu’à la nature ». Quinti-
lien énonce avec une sagacité extraordinaire pour l’époque (Ier siècle apr. J.-C.)
une critique que l’on peut opposer de manière permanente à certains promo-
teurs de méthodes, lorsqu’ils sont mnémonistes professionnels.

1.2.3 Quintilien : l’exercice et la logique


Quintilien fut plus célèbre comme professeur, et ses talents furent déjà
reconnus lorsqu’il était jeune, sous le sinistre règne de Néron. L’empereur
Domitien le choisit comme précepteur pour ses neveux. Il entre dans plus de
détails que Cicéron et consacre un chapitre entier à la mémoire. Mais rationa-
liste, il reste prudent à l’égard de la méthode des lieux avec un argument, le
caractère abstrait de certaines notions, qui anticipe des recherches contempo-
raines : « Ce procédé, je l’avoue, a quelquefois son utilité, par exemple, si
nous avons à reproduire les noms d’un grand nombre d’objets dans l’ordre
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

[…] mais il offrira moins d’utilité pour apprendre par cœur les parties d’un
discours suivi. Car les pensées n’ont pas comme les objets des images pro-
pres. » Dans ce conseil, nous verrons que Quintilien est un précurseur de
recherches modernes qui montrent que les mots abstraits sont moins faciles
à mémoriser à cause d’une faible imagerie. Après avoir examiné d’autres
méthodes, apprendre en murmurant, apprendre sur la même page, etc.,
Quintilien conclut en insistant sur l’analyse logique et l’exercice :
Le moyen presque unique, exception faite de l’exercice, le plus puissant de
tous, c’est la division et aussi l’agencement harmonieux des mots… Un dis-
cours est-il trop long pour être confié à la mémoire, on se trouvera bien de
14 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

l’apprendre par parties. Mais que ces parties ne soient pas trop courtes, autre-
ment elles deviendront à leur tour trop nombreuses. Pour ce que nous avons
trop de peine à retenir, il n’est pas inutile d’y attacher quelques marques pour
que le souvenir serve à rafraîchir et à stimuler la mémoire… une ancre si c’est
d’un navire qu’il faut parler, un javelot si c’est d’un combat.

Ces conseils dénotent une connaissance empirique approfondie de diffé-


rentes notions que nous évoquerons : la répétition de l’exercice qui exerce son
rôle sur le plan biologique, la capacité limitée de la mémoire à court terme qui
rend très efficace un découpage optimum, et d’autre part les indices de récu-
pération, ancre et javelot, pour rappeler différentes catégories sémantiques.

1.2.4 Saint Augustin : la multiplicité des mémoires

L’Empire romain d’Occident va se disloquer sous la pression des invasions.


Par vagues successives, différents peuples déferlent : les Goths et particuliè-
rement les Vandales dont le nom reste synonyme de pillage et de destruc-
tions. Un grand lettré demeure le dernier témoin des richesses culturelles de
l’Antiquité. Saint Augustin, né en 354 après J.-C., est mort à 77 ans en 430
lors du siège d’Hippone (actuellement Annaba en Algérie) par les Vandales.
Sa conception de la mémoire, exceptionnelle pour l’époque, enrichie par de
nombreux ouvrages du monde antique désormais perdus, occupe plusieurs
chapitres de ses Confessions.
Pour Saint Augustin, la mémoire est la base des connaissances et est consti-
tuée d’images : c’est là « où se trouvent les trésors des images innombrables ».
Pendant toute l’Antiquité et jusqu’à la Renaissance, la mémoire est considérée
comme une faculté précieuse, la plus précieuse peut-être et l’analogie d’un
palais ou d’une salle aux trésors est fréquente. Saint Augustin reprend les
idées d’Aristote et présente l’évocation des souvenirs comme une recherche,
les souvenirs étant reliés dans des files régulières, conception qui sera reprise
dans l’empirisme-associationniste anglais, puis dans le béhaviorisme et de
manière plus récente dans le néoconnexionnisme actuel de l’intelligence arti-
ficielle où nos connaissances sont connectées en réseaux associatifs.
Saint Augustin dépasse la conception d’Aristote en montrant que ce ne
sont pas les images, trop fragiles « résidus de la perception » qui constituent
la mémoire (« ils ont cessé d’être »), mais les réalités qu’elles constituent.
Puisque ces notions ne sont pas entrées de façon sensorielle, Saint Augustin
en déduit fort justement que ce sont des notions abstraites (cf. mémoire
sémantique, chap. 4, § 2). Il développe sa notion de mémoire conceptuelle :
– les notions ne sont pas sensorielles : « nulles de ces idées […] ne sont ni
[…] sonores, ni odorantes […] » ;
– elles ne sont pas liées à la forme de la langue (le code lexical dans la termi-
nologie actuelle) : « les idées ne sont ni grecques ni latines ».
HISTORIQUE 15

Cette conception d’une mémoire abstraite, il l’a encore lorsqu’il parle de la


mémoire des sentiments qui est très verbalisée : « parfois, je me souviens avec
joie de ma tristesse ancienne et avec tristesse de ma joie ». Saint Augustin est
encore un grand précurseur de la conception récente de la psychologie cogni-
tive, selon laquelle la plupart des représentations mentales sont conceptuelles :
nous nous rappelons non de l’événement mais de son recodage verbal.
Saint Augustin est, par ailleurs, obsédé par un paradoxe : pour se rendre
compte de l’oubli, il faut avoir de la mémoire. De fait, un malade patient
amnésique ou dément ne se rend pas compte qu’il oublie, il oublie qu’il oublie.
Le souvenir est donc présent : « Il est là, sans quoi, nous l’oublierions… Qui
donc découvrira la solution de ce problème… » Saint Augustin évoque trois
hypothèses : « ce que je me rappelle, n’est pas dans ma mémoire », « l’oubli
est dans ma mémoire pour que je ne l’oublie pas ». Il rejette à tort ces deux
hypothèses comme absurdes et en défend une troisième : « Si incompréhensible
et inexplicable qu’il soit, je suis certain que je me souviens de l’oubli même
par quoi est aboli tout souvenir. » La solution est qu’il n’y a pas, comme les
philosophes l’ont cru, une seule mémoire mais plusieurs. La mémoire est
modulaire comme un vaste palais et le souvenir fragmenté dans différentes
mémoires. Saint Augustin pressent cette complexité, mais cette idée lui fait
peur, car mystique, il croit que la mémoire est un antre profond qui conduit à
Dieu… : « Il y a un je ne sais quoi d’effrayant, ô mon Dieu, dans sa profonde
et infinie multiplicité […] Voyez ce qu’il y a dans ma mémoire : des champs,
des antres, des cavernes innombrables, tout cela rempli à l’infini de toute espèce
de choses, innombrables aussi… »

2 LE MOYEN ÂGE ET LA RENAISSANCE

2.1 Le Moyen Âge : obscurantisme et scolastique


Les destructions, pillages, bibliothèques brûlées, etc. durant les invasions
barbares (Wisigoths, Vandales) vont conduire à près de mille années d’obscu-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

rantisme. Ainsi, Rome détruit en 410 par Alaric roi des Wisigoths, ce n’est
qu’en 1416 que le livre de Quintilien sera retrouvé (Yates, 1975). La pre-
mière Bible étant imprimée par Gutenberg en 1456, le texte de Quintilien
sera publié en 1470. Dans la sombre époque du Moyen Âge, où ne subsis-
taient que des traditions orales, Alcuin, théologien anglo-saxon (735-804)
répond aux questions de Charlemagne sur la mémoire en disant : « La
mémoire est la salle au trésors de toutes les choses » (Yates, 1975). Le plus
souvent, ce sont les hommes d’Église, les moines notamment, qui assurent
par tradition orale, la transmission de quelques connaissances ; les opuscules
les plus anciens sur la mémoire sont les notes du moine franciscain Roger
Bacon datant de 1274 (bibliothèque d’Oxford) et de Bradwardini, évêque de
16 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Canterbury, datant de 1325. Mais c’est une régression générale. Aristote et la


méthode des lieux sont les seules références de la scolastique, enseignement
des théologiens comme Saint Thomas d’Aquin : on prend comme systèmes de
lieux, les monastères, les cathédrales ainsi que des cartes imaginaires des cieux.

2.2 La Renaissance : magie et mémoire


Vers 1500, les bourgs et le commerce se développent à Florence, Venise, etc.
Les armateurs commanditent des grands voyages (expédition de Christophe
Colomb en 1492). La nouvelle culture se tourne vers les religions et philo-
sophies antiques que l’on commence à redécouvrir, c’est l’époque de la
Renaissance. La mémoire est traitée chez certains comme une mission
mystique pour trouver des clés magiques de la mémoire et de façon utilitaire
par d’autres… Un mélange culturel se fait à partir de courants très variés :
– les systèmes magiques : la renaissance culturelle fait apparaître d’autres
religions ou conceptions mystiques ;
– le néoplatonisme : la mémoire est conçue comme la réminiscence d’idées
divines et l’on cherche les « clés » magiques pour accéder à cette connais-
sance divine ;
– la philosophie hermétique de Hermès, dieu égyptien ; la cabbale ou science
secrète juive ; dont certains prendront les signes pour « coder » des formules,
notamment en alchimie ;
– l’astrologie ou astronomie mésopotamienne dont on reprend les signes du
zodiaque : les 12 signes du zodiaque représentent les 12 constellations qui
disparaissent à l’horizon à l’endroit où le soleil se lève (au cours de l’année).

Figure 1.1
Exemple de rotules utilisées pour crypter des messages secrets
(Steganographia, Trithème, Cologne, 1635)
HISTORIQUE 17

Des mystiques vont avoir l’illusion de trouver les clés de la mémoire


divine (Raymond Lulle, Giulio Camillo et Giordano Bruno). Raymond
Lulle utilisera des systèmes de roues concentriques avec des lettres, chiffres
et symboles comme on devait en utiliser pour le cryptage des messages secrets
(figure 1.1).
Ces systèmes sont peu compréhensibles mais ils ont certainement inspiré
les procédés de codage chiffre-lettre, utilisés à partir du XVIIe siècle comme
procédé de mémoire. Giulio Camillo, vers 1530, utilise à nouveau la
méthode des lieux mais dans une conception toute moderne, celle de
l’amphithéâtre comme celui de Florence ou de la Sorbonne. L’originalité de
ce « théâtre de la mémoire » est qu’il est bâti autour du chiffre magique 7
qui a, nous le verrons, une importance symbolique également dans le
domaine de la mémoire : 7 travées, Lune, Mercure, Vénus, etc. et 7 gradins,
le Banquet, la Caverne, etc.
Dans chacune des 49 places (7 piliers × 7 gradins) (cf. Yates, 1975) se
trouvent d’autres divisions qui sont en quelque sorte l’ancêtre de notre classi-
fication universelle. Par exemple, dans la « caverne de la Lune », le lieu
« Neptune » désigne ce qui se rapporte à l’eau et aux éléments composés.
Dans le « Prométhée de la Lune », se trouve « le jugement de Paris » qui
désigne la loi civile, etc.

e
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Les 7 piliers de
SAT
DIANE

la maison de la Sagesse
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

LUNE

URNE

de Salomon

Figure 1.2
Théâtre de la mémoire de Giulio Camillo
(d’après Yates, 1975)

Giordano Bruno poursuit la même mission mystique qui se terminera tra-


giquement sur le bûcher de l’Inquisition romaine. Ses conceptions sur la
mémoire paraissent dans deux ouvrages au style hermétique, Les Ombres et
Les Sceaux (allusion aux empreintes de la mémoire, comme un sceau sur de
18 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

la cire). Les Sceaux, parus en Angleterre en 1584, sont une tentative de syn-
thèse de tous les systèmes mnémoniques connus. Il y a trente sceaux : le
sceau n° 1 est la mémoire et l’imagination dont les vastes replis peuvent fournir
des lieux pour les images (c’est la méthode des lieux). Le sceau n° 8 est « le
ciel » : pour pouvoir graver l’ordre et la série des images du ciel, il faut diviser
le ciel en douze parties comme un horoscope ; le sceau de la « chaîne » doit
aller de ce qui précède à ce qui suit (allusion à Aristote), etc.

2.3 Les traités « utilitaires »

Parallèlement, une efflorescence de publications, de modestes opuscules


aux petits traités, paraissent avec un objectif utilitaire et probablement com-
mercial. Ainsi, avec le commerce, un nouveau besoin, peu connu de l’Anti-
quité, apparaît : les nombres, d’où une nouvelle méthode, basée aussi sur
l’image visuelle, l’alphabet visuel comme celui attribué à Pierre de Ravenne
(1491). Romberch de Kyrpse publiera une compilation de ces procédés à
Venise en 1533. Certains procédés ne sont qu’une méthode des lieux basés sur
des objets ecclésiastiques : lutrin, étole, burette…, mais d’autres listes d’ima-
ges sont destinées à faciliter l’apprentissage de l’alphabet ou des chiffres, pro-
cédés que l’on retrouvera jusque vers 1800 : le 1 est symbolisé par une
bougie, le 2 par un cygne, etc.
Un célèbre traité, beaucoup copié, fut celui du médecin Guillaume Grata-
roli (ou Gratarolus) (1554). Dans la première partie, ce sont les conseils
médicaux qui dominent avec des purgations et des décoctions de camomille ;
les substances bénéfiques pour la mémoire sont le gingembre, le clou de giro-
fle, le sucre et les racines de glaïeul. La deuxième partie, la méthode
« locale » (des lieux) reprend la méthode des lieux et des images de l’Anti-
quité ainsi que la technique des alphabets visuels. Ce type de traité va avoir
un succès permanent jusqu’aux attaques de Descartes.

2.4 L’ordre dialectique

À l’aube du XVIIe siècle, un nouveau courant se dessine, initié par Pierre de la


Ramée (1515-1572), qui en tant que protestant, milite pour une pédagogie de
simplicité. À ce titre, les images et les lieux sont abandonnées pour un
« ordre dialectique », c’est-à-dire des procédés de classification basés sur la
hiérarchie, partant des aspects généraux pour se diviser dans des parties plus
spécialisés, comme un arbre se divisant en branches. Ce courant préfigure les
systèmes de classification qui seront largement utilisés dans la pédagogie,
par exemple, le plan d’un livre mais aussi l’arborescence des théories de la
mémoire sémantique.
HISTORIQUE 19

3 DESCARTES ET L’ASSOCIATIONNISME
ANGLAIS : LE PRIMAT DE L’IDÉE

3.1 Descartes et le primat de la logique

La tradition des méthodes de la mémoire artificielle va continuer et atteindre


son apogée avec Lambert Schenckel dont la renommée fut grande à travers
toute l’Europe. Son œuvre reste mystérieuse car il écrivait dans un latin codé
mais il reste un grand nombre de copies sans doute faites par ses disciples,
notamment Martin Sommer qui assura les conférences à sa place lorsque son
succès commença à décliner. Pour l’essentiel, c’est une reprise des concep-
tions de la mémoire des images de l’Antiquité (on retrouve des conseils qui
ressemblent à ceux de la Rhétorique à Hérennius). René Descartes mit un
coup d’arrêt à ces méthodes :
En parcourant les fécondes sottises de Lambert Schenckel, j’ai réfléchi qu’il
me serait facile d’embrasser par l’imagination tout ce que j’ai découvert : à
savoir, par le moyen d’une réduction des choses aux causes ; lesquelles toutes
réduites finalement à une seule, il est clair qu’il n’est nul besoin de la
mémoire pour toutes les sciences. Car qui comprendra les causes, reformera
facilement en son cerveau, par l’impression de la cause, des fantômes tout à
fait effacés ; tel est le véritable art de la mémoire, tout à fait opposé à l’art de
cet imbécile : non que son art soit sans effet, mais il envahit tout le papier
qu’il faudrait employer mieux et il ne s’établit pas dans le bon ordre ; lequel
ordre consiste en ce que les images soient formées selon des rapports de
dépendance réciproque. Quant à lui, il omet précisément, je ne sais s’il le fait
exprès, ce qui est la clef de tout le mystère. Pour moi, ma réflexion m’a con-
duit à un autre procédé ; ce serait, à partir d’images des choses qui ne soient
pas sans lien entre elles, de s’appliquer à ajouter de nouvelles images commu-
nes à toutes, ou du moins de les réunir toutes ensemble en une seule image,
qui n’aurait pas de rapport seulement avec la plus proche, mais aussi avec les
autres…
(Cogitationes Privatae, 1619-1621 ; cit. Yates, 1975)
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Le « nouveau » procédé de Descartes est ce qu’on appelle aujourd’hui la


catégorisation, qui consiste à apprendre dans un même groupe ou la même
classe, dans la terminologie de la logique, les éléments qui se ressemblent :
comme nous le verrons, c’est effectivement le procédé le plus efficace.
Descartes s’intéresse plus à l’optique et en se basant sur les propriétés des
lentilles convergentes, donnera une explication du phénomène visuel de la
perspective. Bien que croyant en l’âme comme ses contemporains, Descartes
fournit des explications très matérialistes en représentant l’homme comme
animé par des esprits animaux (ancêtres des neurotransmetteurs) avec le
20 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

modèle de l’automate, comme de nos jours nous nous inspirons du modèle


de l’ordinateur.

3.2 Les philosophes et la mémoire :


l’empirisme-associationnisme
Tandis que Descartes sonne le glas de la méthode des images, le mot et l’idée
l’emportent aussi contre l’image dans une nouvelle philosophie anglaise,
l’empirisme-associationnisme. Ce courant accueille en fait des philosophes
dont les conceptions sont très différentes, lorsqu’on les examine en détail.
Cependant, les deux thèses formulées par Hobbes, empirisme et association-
nisme, leur sont communes.

■ Thomas Hobbes (1588-1679)


Reprenant des idées d’Aristote, Hobbes énonce les deux thèses principales
de l’empirisme-associationnisme. L’esprit (contrairement à Platon et aux
idées de la Renaissance d’une mémoire synonyme de connaissance divine)
est produit par l’expérience. Les impressions (sensations) produisent des
images par les organes des sens, qui, affaiblies, donnent les traces de la
mémoire. C’est donc l’expérience vécue qui produit la mémoire, elle n’est
pas innée : c’est le principe de l’empirisme. Ensuite, ces images ne sont pas
sans lien entre elles dans la mémoire, elles sont « associées » comme dans
nos associations d’idées.

■ John Locke (1632-1704)


Il est le premier à exposer systématiquement ces thèses, et il ajoute un chapi-
tre sur « l’association des idées » à la quatrième édition de son ouvrage
Essais concernant la compréhension humaine (en 1700) : « Supposons que
l’esprit soit comme du papier blanc, vide de tous caractères, sans idées ; com-
ment viennent-elles ? À ceci, je réponds en un mot, par l’expérience. Sur elle
tout notre savoir est basé et il dérive, lui-même, d’elle en dernière analyse. »

■ George Berkeley (1685-1753)


Cet Irlandais a écrit ses œuvres très jeune, vers l’âge de 25 ans, et fut plus
tard évêque de Cloyne. On en fait le chef de file de l’idéalisme subjectif, mais
ce subjectivisme ne doit pas être opposé à la conception empiriste. Il postule
que les fonctions psychologiques ne sont pas des produits directs de l’expé-
rience, mais médiatisées par des indices. Il est donc le premier à introduire
l’idée d’abstraction à partir des indices de la situation. Par exemple,
« j’entends un fiacre, je le vois par la fenêtre, je sors et monte dedans ; les
idées introduites par les sens (sensations) sont multiples mais de les avoir
HISTORIQUE 21

observées aller ensemble de façon constante, elles apparaissent comme une


seule et même chose ».

■ David Hume (1711-1776)


Il opère une distinction, latente, entre les impressions (sensations) et les idées
qui sont des impressions affaiblies. C’est le déclin des « images » omnipré-
sentes dans l’Antiquité, remplacées par des « idées ». Hume est célèbre pour
énoncer trois lois de l’association (déjà présentes chez Aristote) : la causalité,
la contiguïté et la ressemblance. Il énonce également la nécessité de l’asso-
ciation : « Toutes les idées peuvent être séparées par l’imaginaire et peuvent
à nouveau être unifiées dans la forme désirée, rien ne serait plus inexplica-
ble que les opérations de cette faculté si ce n’était pas guidé par quelques
principes universels […] Les idées seraient-elles entièrement détachées et
déconnectées, la chance seule les réunirait ; et il serait impossible que les
mêmes idées simples tombent régulièrement dans les complexes – comme
elles le font habituellement – sans qu’il y ait quelque liaison parmi elles,
quelque qualité associante par laquelle une idée en introduit naturellement
une autre. »

■ James Mill (1773-1836)


Avec lui, le point culminant de l’associationnisme est atteint sur le plan dog-
matique. Pour lui, tout est association : « la pensée suit la pensée ; l’idée suit
l’idée, incessamment… ». Il est réductionniste, puisqu’il ramène toutes les
lois de l’association à une seule, la contiguïté, la ressemblance n’étant qu’une
contiguïté dans le réseau d’associations de l’esprit. En prévoyant des indices
de l’association, par exemple, la permanence, la certitude, la facilité, la
fréquence, Mill prépare la voie à la mesure des associations, chère aux béha-
vioristes américains. C’est le père du réductionnisme associationniste qui
prédominera dans le béhaviorisme des années 1920 à 1960 : il n’y a « pas de
raison logique que l’idée de toute chose ne soit pas l’association de toutes les
choses ». Cette affirmation préfigure la définition de la signification par
l’associationniste américain Noble pour qui la « signification » d’un mot est
mesurée par le nombre de réponses associées à ce mot.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

■ John Stuart Mill (1806-1873)


Fils de James Mill, éduqué comme un surdoué avec des textes latins et grecs
comme lectures d’enfant, il n’affirmera l’originalité de ses concepts qu’après
la disparition de son père. Ainsi ajoute-t-il la « similitude » aux lois de
l’association, ce que feront également les associationnistes. De plus, sa
conception est moderne à bien des égards. Esprit universel, il connaît la théo-
rie des atomes de son compatriote John Dalton (1766-1844), qui décrivit
aussi la cécité aux couleurs dont il était victime, le « daltonisme ». En chi-
mie, les propriétés d’un corps composé, par exemple l’eau, ne peuvent être
22 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

déduites des propriétés des atomes constituant ce corps composé, l’oxygène,


d’une part, et l’hydrogène, d’autre part. Ce phénomène, que nous appelons
« interaction », suggère à John Stuart Mill la théorie de la « chimie mentale »,
selon laquelle les idées complexes ne se réduisent pas aux idées simples.
Cette théorie annonce très explicitement les thèses des gestaltistes pour qui
une structure complexe, par exemple un mot, ne se réduit pas à la somme des
parties, les lettres du mot. C’est donc la première théorie de l’organisation.

■ Herbert Spencer (1820-1903)


Ce contemporain de Darwin tentera d’appliquer l’évolutionnisme aux
conceptions psychologiques. Les instincts proviennent de la transmission
héréditaire d’associations. Mais la cognition et la mémoire évoluent à partir
de l’instinct. Sa théorie est complexe et confuse, mais sa conception évolu-
tionniste influencera fortement Théodule Ribot, le père de la psychologie
expérimentale française, qui fit sa thèse sur les philosophes anglais et lancera
ainsi un courant évolutionniste en psychologie, dont les grands successeurs
ont été Pierre Janet puis Jean Piaget.
Avec Descartes et les philosophes anglais, la tradition de la mémoire
« artificielle » a perdu sa dominance avec, on vient de le voir, un remplacement
de l’image par l’idée. C’est probablement une conséquence de l’existence
des livres imprimés. Dans l’Antiquité, les gens ne savaient pas lire à de rares
exceptions près, et on conçoit que le commun des mortels utilisât les images
des objets pour la mémoire.

4 LA MNÉMOTECHNIE

Cependant, la tradition des procédés pour améliorer la mémoire reste vivace


mais se transforme. Le mathématicien français Pierre Hérigone, au siècle de
Louis XIV, observe que les mots sont plus faciles à apprendre que les nombres
et il propose un code chiffre-lettre dont le principe sera le « fil conducteur » de
tous les traités de mmémotechnie du XIXe siècle. La tradition de la « mémoire
artificielle » continue, par des conférences, des ouvrages un peu démagogiques
et l’enseignement des jésuites. Le XIXe, siècle de la technique, n’est pas en
reste avec la mémoire et l’on voit fleurir des traités de mnémotechnie. Dans
son « Exposition et pratique de la mnémotechnie », le Français Aimé Paris
perfectionne le code chiffre-lettre en n’utilisant que les sons consonantiques
pour coder les chiffres. Inspiré de la technique toute récente de sténographie
qui consiste à ne transcrire que les sons prononçables, il veut inventer une
« sténographie » de la mémoire.
HISTORIQUE 23

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9
s t n m r l ch k f p
z d gn j gu v b
ç ge qu

Tableau 1.1
Code chiffre lettre d’Aimé Paris (1825)
Remarque : on prononce les sons consonantiques, ex. « je » et non « ji ».

En remplaçant les chiffres par des consonnes selon le code (tab. 1.1) et en
comblant par des voyelles de son choix, on peut coder des nombres par des
mots plus faciles à apprendre. Par exemple, si l’on veut se rappeler la date du
livre d’Ebbinghaus, on pourra coder 85 (les deux derniers chiffres) par
« vieille » et faire la phrase clé « le livre d’Ebbinghaus est la plus vieille
étude de la mémoire ». Le développement de ces procédés a connu un très vif
succès comme en témoigne la parution de nombreux traités ou manuels de
mnémotechnie (Lieury, 1996). Ces procédés ont d’ailleurs un certain intérêt
théorique car ils correspondent à une réalité des mécanismes (ex. indices de
récupération) que les universitaires ont trop mésestimé, à l’instar de Descar-
tes pour l’image. Mais ces procédés ont le tort de privilégier des liaisons pho-
nétiques et jeux de mots (ex. le mot « vieille » n’a qu’un rapport sémantique
très secondaire avec les recherches d’Ebbinghaus), au détriment de la séman-
tique qui apparaît dans les études contemporaines comme l’aspect le plus
important de la mémoire.

5 L’ÉTUDE EXPÉRIMENTALE
DE LA MÉMOIRE

La fin du XIXe siècle voit la naissance de la psychologie scientifique avec la


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

psychophysique et la psychologie sensorielle, mais aussi la première étude


expérimentale de la mémoire en 1885.

5.1 Ebbinghaus : la mesure de la mémoire


L’Allemand Hermann Ebbinghaus est le premier dans l’histoire à mesurer la
mémoire. Il s’est inspiré de la mesure des sensations de Fechner dont il aurait
trouvé – d’après Boring, l’historien américain de la psychologie expérimen-
tale – une copie chez un bouquiniste à Paris. Dans son livre historique
24 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

La Mémoire : une contribution à la psychologie expérimentale, il déclare


que les événements mentaux sont trop « capricieux » pour donner lieu à des
conditions expérimentales stables et que les processus psychiques n’offrent
pas de moyen de mesure. Mais, ajoute-t-il, les conditions externes de ces pro-
cessus, par exemple dans le domaine de la mémoire, permettent une mesure,
c’est l’apprentissage, la rétention et la reproduction. Il appelle l’indulgence
du lecteur, car « les tests sont tous faits sur moi-même et n’ont seulement une
signification individuelle », mais il pense néanmoins que les phénomènes
démontrés ont une valeur générale. De plus, conscient de la variabilité des
phénomènes, il reproduit plusieurs fois les mêmes tests. Il apprend, dans les
mêmes conditions, dix ou vingt séries, le résultat n’étant, de façon très
moderne, que la moyenne. Sa méthode est originale et aura une longue des-
cendance : les syllabes sans signification. Afin d’éviter les différences de
style et de difficulté des poèmes ou des mots, il utilise des syllabes sans signi-
fication de trois lettres de type CVC (consonne-voyelle-consonne, ex. :
TEV) : il en construit ainsi environ 2 300. Il note cependant, sans pouvoir se
l’expliquer, que, paradoxalement, les syllabes ne sont pas toujours plus diffi-
ciles à apprendre que du matériel significatif, et il trouve avec étonnement
que des vers du poète anglais Byron demandent autant de temps que des
listes de syllabes. Pour mesurer la vitesse d’apprentissage, il mesure en
secondes le temps total nécessaire pour apprendre une série (ex. : 13 ou
19 syllabes). Il a ainsi l’idée originale d’une mesure indirecte de la rétention
en soustrayant le temps original d’apprentissage du temps de réapprentis-
sage. L’« économie » réalisée mesure le souvenir : c’est la célèbre méthode
d’économie. Par exemple, la moyenne de l’apprentissage de 20 listes de
13 syllabes est de 1 115 secondes (temps de récitation compris), et le temps
de réapprentissage est de 892 secondes au bout de d’un mois (soit 31 jours) ;
le pourcentage d’économie est de :

1 115 – 892
--------------------------------- × 100 = 21%
1 115 – ( 85 )*
*85 est le temps de récitation qu’il enlève au dénominateur, puisque les deux
temps de récitation se soustraient au numérateur.

Il étudie ainsi, pour la première fois dans l’histoire, de manière quantita-


tive, un grand nombre de phénomènes : l’effet de la répétition, de la signifi-
cation, etc. Son expérience la plus célèbre reste la première démonstration
quantitative de l’oubli dont on peut tirer la courbe suivante (Ebbinghaus ne
présente pas de courbes mais des tableaux de résultats). Pour mesurer l’oubli,
il apprend 163 séries de 13 syllabes, soit plus de 2 000 syllabes. Il pro-
gramme leur réapprentissage à des délais s’étalant de 19 minutes à un mois.
Pour la première fois, on peut « voir » l’oubli, mais il est effroyablement
rapide, et le « souvenir » mesuré par l’économie n’est plus que de 20 % au
bout d’un mois (fig. 1.3).
HISTORIQUE 25

100

Pourcentage d’économie
80

60

40

20

0
0 1j 2j 4j 6j 15 j 31 j

Figure 1.3
Courbe d’oubli d’après les expériences historiques d’Ebbinghaus
sur lui-même par la méthode d’économie
(d’après Ebbinghaus, 1885)

L’exemple est donné. Sur sa trace, de nombreux pionniers vont se lancer


dans l’étude de la mémoire. Jusqu’à l’époque dogmatique des béhavioristes,
les études s’effectuent dans toutes les directions. En France, Alfred Binet
étudie la mémoire des joueurs d’échec et la mémoire des phrases (1894) ;
Théodule Ribot (1881) se concentre sur les amnésies et se passionne pour les
rapports entre la mémoire et le temps ; Pierre Janet (1928) propose une pre-
mière réflexion sur l’évolution de la mémoire et la mémoire sociale. Victor et
Catherine Henri (1896) réalisent la première « enquête » sur les souvenirs
anciens, sur laquelle Freud fondera sa théorie de l’amnésie infantile. En
Angleterre, Bartlett (1932), loin des syllabes sans signification, étudie la
mémoire des choses complexes, les récits et les cartes ou les souvenirs. Quel-
ques-unes de leurs contributions seront évoquées, lorsque ces thèmes seront
abordés dans les prochains chapitres.

5.2 Le béhaviorisme
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Vers les années 1920, l’Américain John Watson jette les bases d’une psycho-
logie scientifique, opposée à la philosophie, basée sur l’observation des compor-
tements observables et rejetant l’observation des états d’âme, l’introspection.
Ce courant, appelé par Watson le « béhaviorisme » (behavior : comporte-
ment), a pour source d’inspiration le conditionnement. Rejetant le terme de
mémoire, trop mentaliste, les béhavioristes préfèrent celui d’apprentissage
pour désigner la modification du comportement. Le modèle de tout appren-
tissage est le conditionnement qui se présente formellement comme une
association entre stimulus et réponses. De la même manière que le son est
26 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

associé au réflexe salivaire dans les expériences de Pavlov, les béhavioristes


pensent que tout apprentissage, par exemple verbal, est une association entre
lettres ou mots, dont certains sont des stimulus et d’autres des réponses. Ces
Américains de la côte est ont été éduqués dans la lignée associationniste des
philosophes anglais, notamment James Mill, et l’idée que le mécanisme de
base de l’apprentissage est l’association leur paraît naturelle : les béhavio-
ristes sont donc des associationnistes, ce terme étant d’ailleurs plus employé
dans le domaine de la mémoire humaine. La méthodologie des béhavioristes
est calquée sur le conditionnement et le modèle de l’association. Il y a trois
sortes d’association : le couple, la série ou chaîne, et le réseau associatif.

5.2.1 Le couple
Le couple S-R (stimulus-réponse) est dans cette conception l’association
minimale, l’« atome » de l’apprentissage. Reprenant une technique inventée
par Mary Calkins (cf. infra chap. 6), la méthode des couples (paired associates),
ou paires associées – ce qui est un pléonasme –, sera dès lors utilisée dans des
milliers d’expériences avec des variantes et des raffinements qui tiennent de
l’art des échecs. Le stimulus peut être, à l’instar d’Ebbinghaus, une syllabe
ou un mot, il en va de même pour la réponse avec des complications multiples.
Mais, en fait, le couple n’est ni l’unité de l’apprentissage, ni son mécanisme
le plus simple.
Le couple n’est pas l’unité d’apprentissage, et nous verrons que l’unité de
la mémoire est plutôt un bloc d’éléments supérieur à 2. De même, l’association
par répétition, comme dans le conditionnement, n’est pas le mécanisme le
plus primitif. Le gestaltiste Wolfgang Kohler a critiqué les thèses béhavioristes
en faisant remarquer que, dans l’apprentissage de couples de mots, tels que
« chaussure-assiette, fille-kangourou », le sujet d’expérience imagine des phrases
ou des images, par exemple « une chaussure dans une assiette » ou « une
petite fille donnant à manger à un kangourou ». L’apprentissage n’est donc
pas basé sur des associations conditionnées, mais mobilise des processus
mentaux supérieurs de type linguistique ou imagé (cf. chap. 4 à propos des
mécanismes d’organisation).

5.2.2 La série ou chaîne


Lorsque les éléments se succèdent, circonstance très courante (lecture, audi-
tion…), les associationnistes pensent que les éléments s’associent les uns
avec les autres comme dans une série. L’apprentissage sériel (serial learning)
est la deuxième technique la plus employée pendant cette période. L’appren-
tissage d’une série de syllabes (à la manière d’Ebbinghaus) donne une courbe
classique en forme de U mais de forme asymétrique dans laquelle la branche
de gauche est plus élevée (à ne pas confondre avec les effets sériels, cf.
chap. 2).
HISTORIQUE 27

Mais une difficulté énorme surgit bientôt : où est le stimulus ? Deux grou-
pes de théoriciens s’affrontent. Les uns pensent que le stimulus est l’élément
(mot ou syllabe) précédent, un élément étant à la fois le stimulus pour l’élé-
ment suivant et la réponse pour l’élément d’avant, c’est l’hypothèse de la
chaîne. Quel est alors le premier stimulus : le contexte (la salle d’expérience,
etc.) ? Pour les autres, le stimulus n’est pas visible, c’est la célèbre distinc-
tion entre stimulus nominal (celui qu’on voit) et stimulus fonctionnel (celui
qui est utilisé dans l’apprentissage sans que le sujet en soit conscient), et c’est
le numéro de l’élément dans la série : c’est l’hypothèse de la position ordi-
nale. Pour les deux théories, l’expérimentation montre de nombreuses invrai-
semblances. Par exemple, dans l’hypothèse de la chaîne, la série devrait être
acquise si l’on fait apprendre toutes les combinaisons stimulus-réponse dans
un apprentissage de paires : XYG-TAG, TAG-ZEM, ZEM-BOP… Mais,
l’apprentissage sériel requiert encore de nombreuses répétitions !
La seconde théorie, « série-ordre » n’est pas plus heureuse. Dans cette
hypothèse, l’apprentissage par moitié devrait être facilitant (transfert dans la
terminologie associationniste) ; par exemple, soit une liste test symbolisée
par des lettres « A, B, C, D, E, F, G, H » et une liste de remplissage symboli-
sée par des chiffres « 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 » : le groupe expérimental apprend
« A, B, C, D, 1, 2, 3, 4, », puis une liste « 5, 6, 7, 8, E, F, G, H », ce qui est le
bon ordre pour la liste test (A à H). L’inverse est fait pour un autre groupe
« 1, 2, 3, 4, A, B, C, D », puis « E, F, G, H, 5, 6, 7, 8 » qui est un mauvais
ordre pour la liste test. Enfin, un groupe contrôle apprend une liste neutre.
Les trois groupes apprennent enfin la liste test. Le groupe expérimental
devrait être supérieur aux deux autres, mais ce n’est pas le cas : le groupe
« ordre inversé » apprend aussi vite que le groupe « bon ordre », les deux
restant supérieurs au groupe contrôle.
Enfin, les deux hypothèses se heurtent à une difficulté insurmontable :
l’asymétrie de la courbe. Ces difficultés seront résolues dans la perspective
du traitement de l’information, lorsque les recherches auront montré que
l’apprentissage en plusieurs essais d’une série repose sur une multiplicité de
mécanismes qu’il faut dissocier.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

5.2.3 Le réseau associatif


Dans la conception associationniste, l’établissement des associations donne
lieu à un ensemble d’interconnexions qui constitue le réseau associatif, base
de la mémoire. Pour prouver l’existence de ce réseau et mettre en évidence
ses propriétés, on a recours à la technique ancienne des associations libres :
elle consiste à émettre tous les mots associés (ou réponses) qui « viennent à
l’esprit » en fonction d’un mot associant (ou mot inducteur, stimulus, etc.).
Pour les premiers chercheurs en ce domaine, les associations libres consti-
tuaient un révélateur direct des mécanismes mentaux supposés être de nature
associative ; ces associations « mettent en lumière avec une curieuse précision
28 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

les fondements de la pensée de l’homme et exhibent son anatomie mentale


avec plus de crudité qu’il ne souhaiterait lui-même la faire voir » (Galton,
1879, cité par Jodelet, 1965).
En règle générale, on effectue ces épreuves d’association sur un échan-
tillon important de sujets, ce qui permet en dénombrant les mots associés
d’établir une hiérarchie d’associés (Oléron et Legall, 1961-1962 ; Lieury, Iff
et Duris, 1976). Par exemple, les associants « abeille » et « laine » donnent la
hiérarchie d’associés suivants avec leur fréquence d’association sur un
groupe d’environ 300 étudiants :

Abeille Laine

Miel (114) Mouton (60)


Ruche (37) Pull (45)
Pique (11) Chaud (31)
Reine (9) Tricot (26)
Butine (7) Doux (17)
Fleur, vole, travail (6) Chaleur (12)

Bidule, bouteille, danse, Agneau, bateau, bergère, blanche,


dard, essaim… (1) bonnet, couverture… (1)

Tableau 1.2
Exemples d’associés au mot associant « abeille »
pour un groupe d’étudiants (n = 297)
(Lieury, Iff et Duris, 1976)

Dans la conception associationniste, ces réponses reflètent des associa-


tions qui sont des copies du langage tel qu’il est utilisé. Le mécanisme de
l’association est essentiellement la contiguïté, c’est-à-dire que chaque fois
que deux mots sont proches dans un discours, « abeille, miel », « lion, féroce »,
ils sont associés par le mécanisme de contiguïté comme dans le condition-
nement, et la force de la liaison associative est fonction du nombre d’occur-
rences dans la langue. Un certain nombre de faits vont dans le sens de cette
interprétation de type « contiguïté », mais l’analyse des relations associants-
associés souligne que d’autres mécanismes que la contiguïté interviennent.
À partir de différentes classifications faites par divers auteurs, les principales
relations suivantes sont observées :
– opposition (contraste) : chaud-froid, homme-femme ;
– similitude (analogie) : lion-tigre, grand-fort ;
– superordination : chou-légume, homme-humain ;
– subordination : animal-lion, homme-moi ;
HISTORIQUE 29

– causalité : abeille-miel, laine-pull ;


– contiguïté : visage-barbe, montagne-ski.
Ces relations avaient déjà été observées par Aristote et les philosophes
associationnistes. Mises à part des associations personnelles (abeille-bidule,
laine-bateau…) qui s’expliquent par des souvenirs personnels, beaucoup
d’associations supposent des structures plus complexes, logiques en particu-
lier (superordination, etc.), que de simples associations de contiguïté établies
par conditionnement.
Certes, l’opposition ou le contraste ne sont pas exclus dans la conception
associationniste et peuvent être un mécanisme de base au même titre que la
contiguïté (cf. l’empirisme associationnisme du XIXe). Mais, dans ce cas, les
associations par opposition devraient être une constante pour une langue
donnée. Or, il n’en est rien, et l’on constate que si les oppositions sont domi-
nantes dans les réponses des adultes, elles sont peu fréquentes chez les
enfants (Woodworth, 1949).

Enfants 9-12 ans Adultes


Associant Associés
(n = 1 000) (n = 1 000)

Table manger 358 63


chaise 24 274

Sombre nuit 421 221


lumière 38 427

Homme travail 168 17


femme 8 394

Profond trou 257 32


plat 6 180

Doux coussin 138 53


dur 27 365

Montagne haute 300 246


colline 91 184
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Tableau 1.3
Comparaison de réponses associatives d’enfants et d’adultes
(extrait de Woodworth, 1949)

Ainsi dans l’exemple donné (tab. 1.3), la proportion d’oppositions est de


0,6 à 9,1 % chez les enfants, tandis qu’elle est de 18 à 42,7 % chez les adul-
tes. Plus récemment, Fanny de La Haye de l’IUFM de Bretagne a trouvé des
résultats comparables (La Haye, 2003). Chez les enfants paraissent dominer
les liaisons de co-occurrence (table-manger, montagne-haute), ce qui va dans
30 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

le sens des associationnistes : copies en fonction de la contiguïté. Mais,


au cours du développement de l’enfant, ces copies sont subordonnées ou
remplacées par des relations logiques : opposition, superordination, etc. On
trouve la même évolution pour les classes grammaticales, les enfants donnant
peu de couples associant-associés homogènes grammaticalement (nom-nom,
adjectif-adjectif, verbe-verbe), contrairement aux adultes.
Le réseau est donc plus complexe qu’un simple réseau d’associations éta-
blies par contiguïté, mais ce modèle peut être enrichi (cf. la mémoire séman-
tique) et correspond vraisemblablement à certains aspects de notre mémoire.
Curieusement, la perspective du traitement de l’information, qui a mis fin à la
suprématie théorique de l’associationnisme, a redonné vie à cette conception
en réseau dans le cadre de l’intelligence artificielle. Ce courant, qui aurait
pu être dénommé, ne serait-ce qu’en hommage posthume, « néo-association-
nisme », a été dénommé « néoconnexionnisme » ! Voici un premier exemple
qui justifie la place importante réservée dans cet ouvrage à l’histoire. En
science, les faits restent, mais les théories, comme les modes, passent et
repassent…

5.3 La théorie de la Gestalt


La première réaction à l’associationnisme a été lancée par des psychologues
d’origine allemande, plus influencés par les découvertes en physique (notam-
ment les champs électromagnétiques) que par la philosophie associationniste
anglaise. À l’instar de ces champs électriques où toutes les forces sont en
interaction, ces psychologues pensent que les éléments appris ne forment pas
une chaîne mais s’influencent mutuellement : leur conception se résume dans
la formule « le tout ne se réduit pas à la somme des parties ». Les éléments
tendent vers une structure d’équilibre, la Gestalt (forme, structure). Certains
gestaltistes, comme Köhler, supposent que l’électricité cérébrale est le sup-
port des structures mentales. Ce courant a connu une grande influence dans le
domaine de la perception du fait de la structure de champ de la rétine. Dans
le domaine de la mémoire, les formes visuelles, délaissées par les béhavio-
ristes, sont prises en compte et inspireront des tests visuospatiaux. Ainsi, la
conception de structure d’équilibre conduit à penser que l’oubli est une évo-
lution du souvenir vers des lois d’équilibre, tendant vers plus de symétrie, de
régularité.
L’apport positif des gestaltistes, tels Köhler et Koffka, est d’avoir montré
le rôle de l’organisation dans la mémoire. Par exemple, la série 1, 2, 3, 3, 6 ne
s’apprend pas comme une chaîne mais comme une formule : 12 × 3 = 36. Les
couples de mots ne s’apprennent pas comme un conditionnement stimulus-
réponse mais grâce à une organisation mentale, comme l’image d’une chaus-
sure dans une assiette pour apprendre « chaussure-assiette ». Il faudra attendre
les années 1970 pour leur donner raison avec la mise en évidence des méca-
HISTORIQUE 31

nismes d’organisation (cf. chap. 4). Mais leur référence au modèle de forces
électriques n’est pas pertinente. Les neurophysiologistes Lashley, Sperry et
Pribram mettent en effet en évidence que des perturbations électriques
(feuilles métalliques, isolants ou substances chimiques) dans le cerveau du
singe n’empêchent ni l’apprentissage ni la rétention de formes visuelles.

Rappel Rappel différé Rappel différé Rappel différé


immédiat 1 semaine 4 semaines 8 semaines

Reproduction unique 6,9 5,7 4,8 4,4

Reproductions répétées 6,9 6,6 6,6 6,5

Tableau 1.4
Effet de la technique de rappel sur l’évolution du souvenir
(Hanawalt, 1937 ; d’après Woodworth, 1949)

Par ailleurs, l’idée que le souvenir évolue vers des formes d’équilibre
repose parfois sur des erreurs dans la technique de mesure du souvenir. La
stabilité jusqu’à 8 semaines dans le rappel de figures n’apparaît que dans la
technique de reproductions répétées ; comme les mêmes sujets sont utilisés
pour les rappels intermédiaires (1 et 4 semaines), ils remémorisent et « sta-
bilisent » leur propre souvenir en redessinant les figures à chaque rappel.
Mais si l’on utilise une technique de reproduction unique en employant des
groupes de sujets différents pour tester chaque délai de rappel, on constate
que le souvenir s’appauvrit avec le temps (tab. 1.4). On retrouve donc pour
les figures visuelles la même loi d’oubli mise en évidence par Ebbinghaus
pour les syllabes et non une loi d’équilibre.

5.4 La perspective du traitement de l’information


Durant la dernière guerre mondiale, de nouvelles techniques issues de l’élec-
tronique ont connu un développement accéléré, motivé par la nécessité
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

d’améliorer les armements et les moyens de communication ou de décryp-


tage (le premier calculateur électronique, la machine de Turing, faisait partie
d’un plan de Churchill pour décoder les messages de la machine allemande
Enigma). Les ingénieurs Shannon et Weaver fondent la théorie de l’informa-
tion, Norbert Wiener (1948) crée la cybernétique, nouvelle science englobant
les systèmes machines et vivants capables d’autorégulation (feedback) et de com-
munication. Parmi tous ces systèmes, notamment les robots, les ordinateurs
ont connu un développement considérable. La puissance et la miniaturisation
des ordinateurs, simples calculateurs à l’origine, ont permis aux constructeurs
de copier le cerveau humain (calculer, jouer aux échecs, parler). C’est ainsi
qu’on en est venu à évoquer le « cerveau électronique ». Dans un premier
32 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

temps, les ingénieurs s’inspirent du psychisme humain et en empruntent la


terminologie, on parle de « mémoires » vives ou permanentes, d’« intel-
ligence » artificielle, de « langage » machine, de « reconnaissance » automa-
tique. Mais très vite, vers les années 1960, de plus en plus de chercheurs vont
à l’inverse s’inspirer de cette machine pour émettre des hypothèses sur le
fonctionnement des structures mentales. L’analogie « homme-ordinateur » a
considérablement valorisé les recherches sur la mémoire, car sans ses « capa-
cités-mémoire », l’ordinateur n’est rien… L’application de ce modèle a
conduit à de fructueux axes de recherches, dont les trois principaux sont les
suivants :
– les structures : l’ordinateur n’est pas une structure simple, unique, mais il
comporte de nombreux composants, unité centrale, mémoire permanente
(actuellement disquettes, disque dur), écran, carte vidéo, modem, lecteur
CD ou DVD, scanner, imprimante, etc. Pourquoi le cerveau, comportant
cent milliards de neurones, serait-il plus simple ? Il serait donc invraisem-
blable que la mémoire soit homogène et qu’elle ne repose que sur une
structure unique : il y a probablement plusieurs « mémoires ». Une pers-
pective sera donc de chercher à dissocier des composants, des structures
ou modules de la mémoire ;
– les codes : l’étude des moyens de communication – téléphone, disques,
magnétophone, et actuellement numérisation (CD, DVD) – rend évident
que la même information (ex. une musique) peut être transformée, codée
de multiples façons, sous forme d’impulsions électriques, de sillons sur un
disque, de modifications électromagnétiques sur une bande, de cuvettes
sur un disque (CD, DVD) représentant des séries binaires. Dans ce
modèle, le souvenir va être imaginé par certains chercheurs (notamment
par des chercheurs de la compagnie des téléphones Bell aux États-Unis)
comme un message codé ayant des caractéristiques propres. De même que
certains supports musicaux sont plus ou moins performants, fragiles (ban-
des magnétiques), sensibles aux marques de doigts (DVD), etc., les spéci-
ficités des différents codes de la mémoire, fragilité ou résistance dans le
temps, permettront d’expliquer les caprices du souvenir, parfois éphémère,
parfois résistant… ;
– l’adressage : la manipulation des gros ordinateurs, comparables à des
bibliothèques, fait apparaître qu’il ne suffit pas de garder « un fichier » en
mémoire, encore faut-il le retrouver parmi des centaines, des milliers
d’autres, à l’instar d’un livre dans une grande bibliothèque. Dans l’ordina-
teur, des mécanismes des adresses gèrent cette recherche. Ces mécanismes
inspireront des recherches qui conduiront à renouveler les conceptions de
l’oubli, les mécanismes de récupération.
Dans la perspective du traitement de l’information, la mémoire est définie
comme l’ensemble des mécanismes de codage, de stockage et de récupération
des informations.
Chapitre 2

MÉMOIRE
À COURT TERME
ET MÉMOIRE
DE TRAVAIL
De l’Antiquité à l’époque du béhaviorisme, la mémoire était considérée
comme une seule entité, ce qu’on retrouve bien dans certaines expressions
« j’ai de la mémoire » ou « je n’ai pas de mémoire ». Seule exception, le neu-
rologue Charcot au milieu du XIXe siècle observe que des lésions n’affectent
que des parties de la mémoire, les mots, les images. L’idée que la mémoire
est spécialisée s’impose : c’est la théorie des mémoires partielles, défendue
notamment par Ribot dans les Maladies de la mémoire (1881). Mais cette
théorie française est oubliée, et le béhaviorisme dominant impose l’idée
d’une mémoire constituée d’un unique réseau associatif : de nouveau, il n’y a
qu’une mémoire. Dans cette mémoire, l’apprentissage est progressif, consti-
tué de nombreux essais, mais à l’inverse, l’oubli est lent. De même, on ne se
pose pas de questions sur la capacité de la mémoire, vue comme immense,
ayant comme seule limite le temps d’apprentissage.
Vers les années 1950, des chercheurs, influencés par le traitement de
l’information, mettent en évidence deux grands systèmes de mémoire com-
plètement opposés : la mémoire à court terme, caractérisée par une capacité
limitée de stockage et un oubli rapide, et la mémoire à long terme dont la
capacité est immense avec un oubli progressif, parfois sur plusieurs années
(images par exemple). Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, est
d’ailleurs le premier à avoir fait cette hypothèse dix ans avant sa démonstra-
tion expérimentale, en comparant le fonctionnement du cerveau à celui de
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

l’ordinateur : « Cette information est stockée sous une forme physique […]
Mais une part l’est sous la forme de mémoires circulantes, avec un support
physique qui s’évanouit lorsque la machine est éteinte […] et une autre partie
sous la forme de mémoires à long terme… » (Wiener, 1948).
36 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

1 LA CAPACITÉ LIMITÉE :
LE NOMBRE MAGIQUE 7

À la question de savoir combien l’esprit peut saisir d’objets à la fois, le phi-


losophe écossais sir William Hamilton répondait en proposant l’expérience
suivante : « Si vous jetez au sol une poignée de billes, vous trouverez de la
difficulté à en voir plus de six ou sept au plus, sans confusion ; mais si vous
les groupez par deux, trois ou cinq, vous pourrez embrasser autant de grou-
pes que vous pouvez le faire d’unités, car l’esprit n’envisage ces groupes que
comme des unités » (1859, cité par Woodworth, 1959). C’est de cette expé-
rience qu’est venu le terme d’« empan » (span en anglais) pour désigner la
capacité de mémoire car l’empan désignait autrefois la plus grande largeur de
la main.
Peu après la première étude expérimentale d’Ebbinghaus, Jacobs (1887)
étudiait expérimentalement cette capacité (qu’on nomme aussi « d’appré-
hension ») en donnant des séquences de chiffres de plus en plus longues, 3, 4,
7, 8, 9, 10. Appelée mesure de la mémoire immédiate, cette épreuve a été
reprise dans des tests, notamment celui de Wechsler, et constitue ainsi une
mesure classique (mais trop parcellaire) de la mémoire dans les tests.
Le thème de l’appréhension ou de la mémoire « immédiate » a été complè-
tement renouvelé grâce à Georges Miller, qui a interprété cette limitation
dans le cadre de la théorie de l’information. Dans son célèbre article « Le
nombre magique 7 plus ou moins deux : certaines limites de notre capacité
de traitement de l’information » (1956), Georges Miller déclare avec humour
que toute sa vie il a été poursuivi par ce chiffre 7. En effet, étudiant le champ
d’appréhension et la capacité de la mémorisation immédiate, il trouve cette
constance de 7 (plus ou moins deux) pour différentes informations, sons, let-
tres, mots, etc. Miller fait également remarquer l’importance de ce chiffre
dans les traditions culturelles, les 7 Merveilles du monde, les 7 jours de la
semaine, les 7 notes de musiques, Blanche-Neige et les 7 nains, etc., impor-
tance qui peut être liée à cette capacité de notre mémoire à court terme. Dans
une série d’expériences réalisées pour construire un test (Lieury et coll.,
1990, 1991), une liste de mots a été présentée en vidéo (magnétoscope et
télévision) à la vitesse de 2 secondes par mot. Naturellement, le rappel
immédiat varie un peu en fonction des échantillons de mots ou des sujets
mais se situe pratiquement entre 6,5 et 7. Ainsi la moyenne du rappel immé-
diat sur 210 élèves de seconde à terminale (Lieury et Pichon, 1991) d’un
lycée est de 6,91.
Derrière cette simplicité apparente, se cache une complexité de fonction-
nement, car le chiffre 7 ne correspond évidemment pas à une « boîte » conte-
nant 7 mots. Ainsi le rappel différé de seulement 2 minutes occupées par du
MÉMOIRE À COURT TERME ET MÉMOIRE DE TRAVAIL 37

calcul créé tombe de 43 à 28 %. À l’inverse une épreuve de reconnaissance


(cf. chap. 5) qui consiste à présenter à nouveau les mêmes mots, appelés
cibles, mélangés à des pièges (mots qui n’avaient pas été présentés) permet
une détection d’environ 70 % des mots cibles avec très peu d’erreurs (envi-
ron 5 %). Il y a donc constance – depuis les observations de la fin du XIXe
jusqu’à nos jours – du nombre magique 7, mais d’autres épreuves comme la
reconnaissance soulignent que la mémoire a enregistré plus d’informations…

Rappel différé
Rappel immédiat Reconnaissance
(après 2 minutes)

Score sur 16 mots 6,91 4,43 11,41


% 43 % 28 % 71 %

Tableau 2.1
Rappel et reconnaissance sur des mots (moyenne et pourcentages
établis sur 210 lycéens de l’enseignement général)
(Lieury et Pichon, 1991, non publié)

2 L’OUBLI À COURT TERME

2.1 La technique Brown-Peterson


L’existence d’une mémoire à court terme est caractérisée par l’apparition
d’un oubli massif et très rapide, mais il faut des techniques assez précises
pour mettre en évidence cet oubli qui, bien qu’existant dans la vie courante,
passe souvent inaperçu. L’Anglais Brown en 1958 et les Américains Mar-
garet et Loyd Peterson en 1959 ont démontré pour la première fois, par des
techniques similaires, que des informations simples sont oubliées en quel-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ques secondes. Par exemple, dans l’expérience Peterson, une courte séquence
de 3 consonnes (ex. HBX) est présentée à la cadence de 1 consonne toutes les
demi-secondes, et cette séquence est suivie à la même cadence par un
nombre de 3 chiffres. Le sujet doit compter à rebours, à voix haute, de 3 en 3
au rythme d’un métronome toutes les demi-secondes, par exemple, 357, 354,
351, etc. Cette tâche concurrente (fréquemment appelée « tâche Peterson »)
est destinée à empêcher l’autorépétition, activité spontanée qui consiste à
répéter à voix basse les informations verbales. La durée de la tâche de comp-
tage varie selon les conditions de 0 seconde (c’est le cas particulier du rappel
immédiat) à 18 secondes, chaque séquence de lettres étant différente à
chaque fois.
38 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

100

80

Rappel moyen (%) 60

40

20

0
0 3 6 9 12 15 18

Délai de rappel (s)

Figure 2.1
Oubli à court terme
(d’après Peterson et Peterson, 1959)

L’expérience de Peterson a montré un oubli spectaculairement rapide,


puisque le rappel passe de 100 % en rappel immédiat à un oubli total au bout
de 18 secondes. Si des expériences ultérieures ont révélé que cet oubli avait
été exagéré par l’emploi d’un très grand nombre de séquences (provoquant
des confusions de lettres, des interférences, cf. Keppel et Underwood, 1962),
de nombreuses expériences ont confirmé l’existence de cet oubli à court
terme en quelques secondes.
Dans la vie courante, l’oubli à court terme se manifeste fréquemment :
nous oublions un numéro de téléphone que nous venons de lire, si quelqu’un
nous parle, nous oublions une idée dans une conversation, lorsque quelqu’un
d’autre prend la parole, etc.

2.2 La mémorisation en situation


de perception bilatérale
À la même époque que Brown et Peterson, Donald Broadbent de l’université
d’Oxford (1958) met au point une technique originale qui consiste à présen-
ter simultanément deux séquences différentes de chiffres en faisant entendre
chacune d’elle à l’une des oreilles d’un sujet au moyen d’un casque stéréo-
phonique relié à deux pistes d’un magnétophone. La situation étant difficile
MÉMOIRE À COURT TERME ET MÉMOIRE DE TRAVAIL 39

et le système vocal ne permettant pas de prononcer simultanément deux


chiffres, on prévient le sujet qu’il pourra rappeler en premier la séquence de
son choix. Cette première séquence choisie par le sujet est la séquence
« attendue » (cette technique a été développée par les chercheurs travaillant
sur l’attention). Voici un exemple de chiffres simultanément entendus à droite
et à gauche par le sujet : le sujet entend en même temps 4 (oreille droite) et 7
(oreille gauche) :

Oreille droite Oreille gauche

4 7

6 1

9 8

0 2

Voici les résultats d’une expérience utilisant cette technique avec des
séquences de 4 chiffres présentés toutes les demi-secondes (Parkinson, 1974).
Le rappel de la séquence « attendue » est rappelé complètement, tandis que
l’oubli apparaît dans la seconde séquence en fonction de la position sérielle
(le 1er, le 2e, etc.) du chiffre dans la séquence « non attendue » :

Ordre des chiffres Pourcentage de rappel

1er 40 %

2e 45 %

3e 60 %

4e 80 %
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

C’est le début de la séquence qui est le moins bien rappelé, et la fin est
la partie la mieux rappelée. Le premier chiffre a dû rester en mémoire à court
terme plus de temps ; sachant que chaque chiffre est présenté toutes les demi-
secondes, le premier chiffre est « vieux » de 1,5 seconde, puisqu’il y a trois
chiffres qui arrivent après lui (3 fois 0,5 s = 1,5 s) ; de plus, il faut compter le
temps de rappel de la séquence attendue, disons 1 seconde (cf. infra, les
résultats de Fraisse et Smirnov sur le temps de programmation de la réponse
vocale). Au total, le dernier chiffre n’est « vieux » que de 1 seconde, tandis que
le premier chiffre est « vieux » d’au moins 2,5 secondes (1 + 1,5). Le temps
est crucial pour la mémoire à court terme, l’oubli est d’environ 60 % dans un
délai de 2,5 à 3 secondes.
40 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

2.3 Les effets sériels

Il n’existe pas vraiment de situations pures où interviendrait seulement la


mémoire à court terme et, symétriquement, que la mémoire à long terme ;
dans chaque situation, les deux systèmes de stockage interviennent mais de
manière plus ou moins importante. La technique des effets sériels en rappel
libre est très utilisée, depuis les recherches de Bennett Murdock (1962), car
elle permet de « disséquer » les deux types de stockage sous forme de deux
composantes qui s’additionnent. Il ne faut pas confondre ces effets sériels du
rappel immédiat après une seule présentation avec ceux de l’apprentissage en
plusieurs essais des techniques béhavioristes (cf. supra l’apprentissage sériel,
chap. 1, § 7.2.2). Les effets sériels ne sont des indicateurs de la mémoire à
court terme que lorsqu’ils sont obtenus à court terme, c’est-à-dire après une
seule présentation.
La technique est simple : une liste de mots familiers est présentée, mot à
mot, à une cadence régulière (ex. 1 mot toutes les 2 secondes). Le sujet est
averti avant la mémorisation qu’il peut rappeler librement (dans n’importe
quel ordre) les mots dont il se souvient dès la fin de la liste : c’est le rappel
immédiat. Si le rappel moyen est seulement compté, on retrouve le célèbre
chiffre 7. Mais dans la technique des effets sériels, le rappel des mots est
compté en fonction de la position sérielle du mot dans la liste, c’est-à-dire
pour le 1er mot, le 2e et ainsi de suite jusqu’au dernier. On observe (fig. 2.1)
une courbe (sur une moyenne de plusieurs sujets et plusieurs listes pour com-
penser les différences entre mots) en U asymétrique dans laquelle la branche
de gauche atteint 50 à 60 % de rappel : c’est l’effet de primauté. À l’inverse,
le rappel des derniers mots est spectaculaire, atteignant 95 à 100 % de rappel
pour la dernière position : c’est l’effet de récence. L’expérience de Postman
et Phillips (1965), qui compare les effets sériels pour des listes de différentes
longueurs, 10, 20 et 30 mots, permet de constater que l’effet de primauté
baisse avec la longueur de la liste mais que l’effet de récence reste quasiment
constant (cf. aussi Murdock, 1962).
Une variante éclaire les mécanismes en cause. Si le rappel est différé, par
exemple de 30 secondes par une tâche Peterson, la courbe indique un effet
de primauté diminué, alors que l’effet de récence a complètement disparu
(fig. 2.2).
Ce changement radical entre l’effet de primauté et l’effet de récence en
fonction d’un délai de quelques secondes indique l’existence de deux modes
de stockage différents (Murdock, 1962 ; Glanzer et Cunitz, 1966, etc.). L’effet
de primauté et la courbe de rappel différé refléteraient le système de stockage
à long terme, ou mémoire à long terme, caractérisé par un oubli progressif,
alors que l’effet de récence en rappel immédiat refléterait un système à court
terme, ou mémoire à court terme. Certaines estimations de la mémoire à
court terme sont basées sur la soustraction entre la courbe immédiate et la
MÉMOIRE À COURT TERME ET MÉMOIRE DE TRAVAIL 41

courbe différée (Waugh et Norman, 1965 ; Martin, 1978), mais ce type d’esti-
mation conduit probablement à sous-estimer la capacité de la mémoire à
court terme, car on peut supposer que les informations de l’effet de primauté
sont à la fois en mémoire à court terme et en mémoire à long terme.

liste 10
Rappel immédiat
liste 20
liste 30
100
Pourcentage de rappel

80

60

40

20

0
0 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30
Position sérielle

liste 10
Rappel 30 s
liste 20
100 liste 30
Pourcentage de rappel

80

60

40

20

0
0 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30

Position sérielle

Figure 2.2
Effets sériels en fonction du rappel immédiat ou différé (30 s)
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pour des listes de longueur différente


(d’après Postman et Phillips, 1965)

Ainsi, lorsqu’on enregistre sur un magnétophone les autorépétitions (les


autorépétitions sont libres mais à voix haute ; Rundus et Atkinson, 1971 ;
Lieury, Bouly et Cicchi, 1980, cf. chap. 3, § 2.3.3), on observe que le nombre
moyen d’autorépétitions par mot est parallèle à l’effet de primauté, le pre-
mier mot étant par exemple répété 4 à 5 fois par le sujet tout au long de la
présentation de la liste : il est donc en mémoire à court terme. Il est donc plus
vraisemblable de penser que le total de mots rappelés en rappel immédiat
42 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

correspond à la capacité de la mémoire à court terme, mais que seule une par-
tie, environ 3 à 4 mots, est parallèlement stockée dans un système plus per-
manent, la mémoire à long terme.

2.4 Le contrôle des deux mémoires


Les effets sériels sont très sensibles aux conditions de l’expérience et au
degré d’entraînement des sujets. Dans leur première expérience d’effets sériels,
les sujets ont tendance à rappeler les premiers mots, ce qui donne un effet
de primauté plus grand ; ce n’est qu’après cette première liste que l’effet de
récence devient « classique », les sujets ayant (inconsciemment) fait l’expé-
rience qu’il était plus rentable de commencer par rappeler les derniers mots
trop fragiles. Ces effets sont nets en fonction de la consigne. Si le rappel est
libre ou si la consigne est de rappeler dans l’ordre, les effets sont très diffé-
rents comme l’a étudié Geneviève Oléron de l’École Pratique des Hautes
Études à Paris (fig. 2.3).

120 Libre
Ordre

100

80
Rappel moyen

60

40

20

0
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11

Position sérielle

Figure 2.3
Modification des effets sériels en rappel libre ou dans l’ordre
(d’après G. Oléron, 1970)

Dans le rappel libre, l’effet de récence est « valorisé », tandis que, dans le
rappel dans l’ordre, c’est l’effet de primauté qui est valorisé. Cela explique
pourquoi dans l’apprentissage sériel des béhavioristes, l’effet de primauté
était plus important, car la consigne était un rappel dans l’ordre, ce qui est de
MÉMOIRE À COURT TERME ET MÉMOIRE DE TRAVAIL 43

plus renforcé par plusieurs essais. Les béhavioristes ne pouvaient donc, en


leur temps, correctement interpréter l’asymétrie de la courbe sérielle.
De même, si la série de mots est une séquence linguistique (mots associés,
phrases ou texte), l’effet de primauté est valorisé. Ces modifications démon-
trent que les deux systèmes, mémoire à court terme et mémoire à long terme,
peuvent être gérés différemment en fonction de stratégies ou de la nature des
éléments à mémoriser.

3 MODÈLE DES DEUX MÉMOIRES


ET « TRAJET » DE L’INFORMATION

Dans son livre Perception et Communication en 1958, l’Anglais Donald


Broadbent de l’université d’Oxford a été le premier à utiliser la distinction
entre une mémoire à court terme (short term store) et une mémoire à long
terme (long term store) pour interpréter le traitement de l’information en
mémoire et dans l’attention (cf. supra l’écoute bilatérale, § 2.2). Ce modèle
est donc le premier d’une longue lignée de modèles s’inspirant des schémas
électroniques (plus tard, des ordinateurs) : les modèles dits « modulaires ».
Ils sont ainsi nommés, car ils représentent les sous-systèmes mentaux comme
des modules.

Effecteurs

Contrôle
des sorties

Stockage Canal à
Sens Filtre
à capacité limitée
court terme sélectif
Stockage des
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

événements
passés

Figure 2.4
Premier modèle de la mémoire et de l’attention
(d’après D. Broadbent, 1958)

Cependant, ce modèle voulait rendre compte des phénomènes d’attention et de


mémoire (perception bilatérale, notamment), si bien que les auteurs (Murdock,
44 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Norman, Lieury, etc.) l’ont par la suite simplifié en ne représentant que deux
systèmes, la mémoire à court terme et la mémoire à long terme, que je quali-
fierai par la suite de modèle des deux mémoires.
L’interprétation des effets sériels se fait bien dans ce modèle simplifié et
adapté à la mémoire (fig. 2.5). Les mots entrent à la file dans la mémoire à
court terme (MCT). Seuls les premiers mots ont le temps d’être enregistrés,
stockés, en mémoire à long terme (MLT), étant donné la vitesse de présenta-
tion (1 à 2 secondes par mot). Au moment du rappel (rappel immédiat), le
sujet n’a dans ses mémoires qu’environ 7 mots (dont 3 sont à la fois en MLT
et MCT) ; en revanche, après un délai de rappel occupé par une tâche annexe,
la mémoire à court terme s’efface et le rappel différé ne repose que sur le
contenu des mots enregistrés à long terme. Reprenant un tel modèle, Mur-
dock, l’inventeur des effets sériels, compare ce processus au tapis roulant qui
amène les bagages dans la soute de l’avion : si le tapis roulant est trop rapide,
les bagages vont être éjectés en bout de course et ne pas être placés dans la
soute (vue comme la mémoire à long terme dans cette analogie).

Entrée des
Informations

Mémoire à long terme


horloge
bougie
citron
niche
stockage )horloge
tulipe
bougie
poupée citron
écluse

Mémoire à court terme

Figure 2.5
Interprétation des effets sériels par le modèle des deux mémoires

Dans ce modèle des deux mémoires inspiré de Broadbent, l’idée est que
l’information (ex. une liste de mots) passe d’abord par la mémoire à court
terme, puis est enregistrée en mémoire à long terme. Cependant, le phéno-
mène de reconnaissance (et sa supériorité par rapport au rappel, cf. tab. 2.1)
pose le problème du trajet de l’information en mémoire. En effet, dans la
technique des effets sériels, le rappel immédiat est d’environ 40 % de la liste.
Mais la reconnaissance est en général de 70 %. De même, nous verrons que
MÉMOIRE À COURT TERME ET MÉMOIRE DE TRAVAIL 45

des sujets amnésiques retiennent des informations sans pouvoir les rappeler,
ni les reconnaître (cf. chap. 6 sur la mémoire implicite).
Comment donc expliquer, dans le modèle de Broadbent, que des mots cen-
sés avoir été effacés à court terme ou éjectés, soient « repêchés » en mémoire
à long terme par la technique de reconnaissance (ou par les techniques
de mémoire implicite) ? Une solution est de déplacer le sens du traitement de
l’information, comme l’a proposé le premier Donald Norman de l’université
de Californie à San Diego pour répondre à des problèmes d’attention (cf.
Lieury, 2004). Le modèle est inversé par rapport à Broadbent : l’information
est d’abord traitée puis stockée à long terme, et c’est ensuite que la mémoire
à court terme – et le filtre attentionnel – se situe.

Mémoire à long terme


Mémoire à court terme

Mémoire explicite

Récupération Reconnaissance
Mémoire
implicite
Organisation
Rappel
Entrée des
informations

Stockage épisodique
(rôle de l’hippocampe)

Figure 2.6
Sens du traitement de l’information dans le modèle des deux mémoires

En fait, la mémoire à long terme est elle-même composée de sous-systè-


mes (chap. 3), et l’information est d’abord codée dans différents « étages »
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de la mémoire à long terme pour aboutir dans la mémoire à court terme, qui
a un rôle de planificateur (cf. fig. 2.6). Une fois dans la mémoire à court
terme, les informations sont réarrangées pour repartir en mémoire à long
terme de façon organisée. Le processus de mémorisation consiste donc en
des va-et-vient complexes entre mémoire à court terme et mémoire à long
terme. Sur le plan biologique, l’intervention de l’hippocampe crée une
impression de déjà vu, caractéristique des souvenirs explicites (cf. chap. 6 sur
le vieillissement de la mémoire).
C’est en fonction de son rôle d’organisateur que certains chercheurs don-
nent à la mémoire à court terme le nom de « mémoire de travail » depuis
46 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Shiffrin et Atkinson (1969). Mais il existe peut-être plusieurs mémoires à


court terme, car on peut distinguer au moins trois fonctions différentes : la
fonction « mémoire tampon », la fonction « mémoire de travail » et la fonc-
tion « mémoire fichier ».

4 LA MÉMOIRE À COURT TERME


COMME MÉMOIRE TAMPON

Atkinson et Shiffrin de l’université de Stanford en Californie avaient déjà


proposé en 1968 que l’effet « mémoire à court terme » était complexe et
pourrait être expliqué par le modèle de la « mémoire tampon » (buffer) des
ordinateurs. Dans un ordinateur, les composants ne travaillent pas à la même
vitesse. Imaginons, par exemple, que l’unité centrale calcule dix fois plus
vite que l’imprimante ne peut sortir les résultats, comment faire ? Les infor-
maticiens ont donc inventé la mémoire tampon qui garde à court terme les
résultats du calcul, le temps que l’imprimante soit prête.
Or dans notre mémoire, des événements comparables surviennent, car la
programmation de notre imprimante, la vocalisation, n’est pas très rapide. La
mémoire à court terme aurait donc une fonction de mémoire tampon pour
garder en attente l’information le temps de la programmation : comme la
mémoire à court terme est éphémère (quelques secondes), parfois le tampon
est vide lorsque l’« imprimante » vocale est prête. Il ne s’agissait que d’une
hypothèse spéculative d’Atkinson et Shiffrin, avant que, en France, Paul
Fraisse avec la collaboration du chercheur soviétique Smirnov, n’en démon-
tre la vraisemblance en mesurant le temps de la programmation de la
réponse. Le principe de base de l’expérience est de présenter visuellement
une série croissante de lettres : 1, puis 2, puis 3 jusqu’à 8 lettres. À chaque
fois, le sujet doit rappeler le plus vite possible la séquence complète de let-
tres. Un micro relié à un chronomètre électronique permet de capter le son de
la voix au moment de l’émission de la première lettre de la séquence. On peut
donc mesurer le pourcentage de rappel et la vitesse (temps de réaction) de ce
rappel. Dans les tâches de mémoire, les techniques de présentation sont très
fréquemment du « successif » (lorsqu’on parle ou qu’on regarde la télévi-
sion, l’information est donnée successivement) : dans cette condition, chaque
lettre est présentée toutes les 900 ms (ms = millièmes de seconde). Dans
cette expérience, c’est la comparaison du successif avec le simultané qui va
faire apparaître la complexité des choses. En simultané, la totalité de la série
est présentée en 50 ms, ce qui est très rapide (1/20 de seconde) ; on s’arrête
d’ailleurs aux séries de 5 lettres, car en mettre plus serait difficile pour le
sujet.
MÉMOIRE À COURT TERME ET MÉMOIRE DE TRAVAIL 47

Simultané Successif
1 200 1 200

Temps de réaction (ms) 1 100 1 100

Temps de réaction (ms)


1 000 1 000

900 900

800 800

700 700

600 600

500 500

a 0 1 2 3 4 5
b 0 1 2 3 4 5 6 7 8
Nombre de lettres Nombre de lettres

Successif
Simultané
100 100
Pourcentage de rappel

Pourcentage de rappel

80 80

60 60

40 40

20 20
0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 6 7 8
c Nombre de lettres d
Nombre de lettres

Figure 2.7
Modification de la capacité en fonction du mode de présentation
(adapté d’après Fraisse et Smirnov, 1976)
a. Temps de réaction de la 1re lettre en présentation simultanée
b. Temps de réaction de la 1re lettre en présentation successive
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

c. Pourcentage de rappel de la séquence complète en présentation simultanée


d. Pourcentage de rappel de la séquence complète en présentation successive

Les résultats montrent une différence spectaculaire entre les modes de pré-
sentation, simultané ou successif. En successif, on retrouve bien un effet de
« capacité » (qui est ici non pas de 7 mais de 4) visualisé par un plateau sur la
figure (fig. 2.7). Jusqu’à des séries de 4 lettres en successif, les sujets sont
capables de les redonner parfaitement (100 % : fig. 2.7d). Mais, en simul-
tané, ce plateau n’existe pratiquement pas, il n’y a plus de capacité de la
mémoire ! Avec le temps d’émission vocale (temps de réaction de la 1 re lettre
48 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

de la série), un phénomène similaire est observé. En successif, il y a un pla-


teau jusqu’à des séquences de 3 lettres, mais en simultané, le temps aug-
mente dès les séries de 2 lettres. Que s’est-il passé ? Le rappel n’est pas
intemporel mais exige un temps de programmation de la réponse vocale. En
successif, chaque lettre est espacée toutes les 900 ms (dans les expériences
usuelles de la mémoire, chaque mot est espacé toutes les 2 ou 3 secondes), ce
qui permet un début de programmation de la réponse. Les autres lettres sont
dans une mémoire tampon jusqu’à sa limite de stockage. Quelle est la durée
de ce stockage ? En successif, le stockage marche pour 4 lettres, soit pour un
temps maximum de 4 x 900 ms = 3,6 secondes. Dans ce cas, la mémoire tam-
pon permet de garder en « salle d’attente » les lettres pendant 3,6 secondes :
c’est suffisant pour des séries de 4 lettres, mais la dégradation commence
ensuite, c’est l’oubli. En simultané, l’augmentation du temps pour les séries
nous permet de faire une estimation du temps de programmation de la
réponse ; les temps varient de 750 ms à 1 000 ms entre les séries de 1 à 5 let-
tres, soit un temps minimum de 750 ms (articulation, etc.) et une augmen-
tation d’environ 60 ms par lettres supplémentaires (250 ms divisés par
4 intervalles entre 1 lettre et 5 lettres).

5 LA MÉMOIRE DE TRAVAIL

C’est en commençant par l’étude de l’aptitude à travailler sur deux tâches en


même temps dans son centre de psychologie appliquée, que Alan Baddeley
et ses collègues ont proposé leur théorie de la mémoire de travail (Baddeley et
Hitch, 1974 ; Baddeley, 1986, 1993, etc.). Après que la mémoire a été disso-
ciée en court et long terme, Baddeley a émis le premier l’hypothèse que la
mémoire à court terme est elle-même multiple : il reprend le terme de
« mémoire de travail », déjà utilisé (Atkinson et Shiffrin), mais auquel il va
donner un sens plus précis. Selon lui, elle est principalement composée d’un
processeur central qui contrôle deux systèmes esclaves, la boucle articula-
toire (cf. chap. 3) et une mémoire spatiale, le « calepin visuospatial ». La
bouche articulatoire est elle-même composée, on le verra, d’un sous-système
phonétique et d’un sous-système articulatoire (la programmation de notre
mémoire tampon).

5.1 Mémoire de travail et mémoire-croquis


Afin d’expliquer certains types de concurrence visuelle, Baddeley avance
l’hypothèse d’une mémoire « croquis » ou « bloc-notes » ou « calepin visuo-
spatial » mais qui s’avère plutôt spatiale que visuelle d’après une expérience
MÉMOIRE À COURT TERME ET MÉMOIRE DE TRAVAIL 49

de concurrence. La tâche principale visuospatiale – les matrices de Brooks


(1967) – rappelle un peu la méthode des lieux de l’Antiquité et consiste à faire
imaginer l’emplacement de points dans une matrice en fonction des indica-
tions de l’expérimentateur. Par exemple, une fois le tableau imaginé, l’expé-
rimentateur désigne des cases noires : « première case à gauche », « 2 e case
vers la droite », etc. Afin de contrôler l’imagination du sujet, l’ensemble du
parcours représente un chiffre que le sujet doit évoquer. Dans l’exemple suivant,
le remplissage par « imagination » donne le chiffre 3 :

Dans la tâche concurrente visuelle, le sujet doit dire « oui » ou « non » en


fonction de la brillance d’un stimulus sur écran. Au contraire, dans la tâche
concurrente spatiale auditive, le sujet a les yeux bandés et doit toucher un
pendule qui se déplace en faisant un bruit. Seule la tâche concurrente
spatiale-auditive diminue la tâche principale. La mémoire « croquis » est donc
spatiale. Comme l’interprète Baddeley, la mémoire est spatiale pour intégrer
différentes modalités (visuelle mais aussi, auditive ou motrice…).

5.2 Boucle articulatoire et mémoire-croquis


Les deux systèmes esclaves apparaissent nettement dès qu’on inverse les
tâches principales et concurrentes. Dans une autre expérience, la tâche prin-
cipale spatiale consiste à présenter un tableau (damier) de 4 cases, certaines
étant remplies ou non ; le sujet devra dire après la tâche concurrente si une
case test est remplie ou non ; le tableau est à chaque succès agrandi d’une
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

case. On mesure l’empan (ou capacité) par le nombre de cases que le sujet est
ainsi capable de mémoriser. Pour l’empan de lettres, on part de deux lettres,
en augmentant d’une à chaque succès. La tâche concurrente spatiale est une
matrice de Brooks (remplir des cases dans un tableau imaginé visuellement).
La tâche concurrente verbale est simplement un calcul arithmétique.
On constate (fig. 2.8) que seules les tâches de même nature se gênent, ce
qui démontre qu’il n’y a pas une seule mémoire à court terme, mais au moins
deux sous-systèmes dans ce cas. Plus récemment, Catherine Loisy et Jean-
Luc Roulin de l’université de Savoie (2003) ont confirmé cette interaction,
en mettant en évidence que le rappel de mots localisés dans les cases d’un
50 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

tableau est sensible aux deux types d’interférence (articulatoire et visuo-


spatiale), ce qui indique que certaines activités de mémorisation combinent
plusieurs sous-systèmes.

Lettres
100
Visuel

80
Pourcentage de rappel

60

40

20

0
Matrices Comptage
Tâches concurrentes

Figure 2.8
Mise en évidence des deux systèmes esclaves de la mémoire de travail
(d’après Baddeley, 1988)

Ainsi, la technique Brown-Peterson apparaît comme un bon exemple de


tâche de mémoire de travail : le processeur central est mobilisé par le stoc-
kage à court terme des lettres, tandis que la boucle articulatoire travaille sur
le comptage. Sachant que les tâches affectant le processeur central sont forte-
ment diminuées dans le vieillissement pathologique et les lésions du cortex
frontal, ce dernier est considéré comme le support neurobiologique du pro-
cesseur central.

5.3 Deux sous-systèmes ou plusieurs ?


Si Baddeley a attiré l’attention sur la complexité de la mémoire à court terme
(de travail), la supposition de deux sous-systèmes – boucle articulatoire et
mémoire-croquis – paraît nettement insuffisante, lorsqu’on connaît la variété
des mémoires (mots, formes, images, visages, etc.). En particulier, en antici-
pant sur la suite (chap. 3), il est difficile de penser que le sens, la sémantique,
n’est pas utilisé en mémoire de travail. Une expérience de Hubert Tardieu de
l’université René-Descartes à Paris le montre bien, en reprenant la technique
de concurrence de Baddeley et Hitch pour des tâches variées. Voici un extrait
de ses résultats avec le croisement de quatre tâches principales de nature
visuelle et de trois tâches concurrentes de nature auditive.
MÉMOIRE À COURT TERME ET MÉMOIRE DE TRAVAIL 51

La tâche principale est mesurée en rapidité (temps de réaction), le sujet


devant appuyer le plus rapidement possible sur un bouton « oui » ou sur un
bouton « non », qui déclenche la mesure du temps. Dans une tâche « typo-
graphique », deux mots sont présentés soit en minuscules, soit en majuscules,
et le sujet doit répondre « oui » quand les deux typographies sont identiques.
Dans une tâche « rime », la réponse « oui » doit être donnée si les mots ont la
même rime riche (s’écrivent pareil, ex. violon-melon). Dans la tâche « homo-
phone », la réponse « oui » doit être donnée si les mots sont phonétiquement
identiques (ex. mot-maux). Enfin, dans la tâche « catégorisation », le juge-
ment porte sur l’identité de catégorie sémantique (ex. « oui » pour fruit-poire
ou « non » pour poisson-buffet). Ces tâches principales sont croisées avec
trois tâches concurrentes, un simple tapement avec le doigt sur la table, la
répétition des chiffres de 1 à 9 sans arrêt et enfin une tâche de mémoire à
court terme, telle que retenir une séquence de 5 mots.

Tâche principale

Typographique Rime Homophone Catégorisation


minuscule/majuscule violon/melon maire/mer orange/chaise

Tapement 694 765 773 791

Répétition 692 724 894 875

Mémoire 707 871 916 1 087

Tableau 2.2
Concurrence cognitive entre tâches de ressources variées
(temps de réaction en ms) (d’après Tardieu, 1981)

La demande en ressource (complexité du traitement) et la concurrence


s’observent par un allongement du temps de réponse. Avec un simple tape-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ment moteur, avec le doigt, on voit qu’il faut 100 ms de plus pour la catégo-
risation sémantique par rapport à la tâche typographique, qui est la plus
simple. Mais ces temps augmentent dès qu’il y a concurrence sauf pour la
tâche typographique (694 et 707 ms ne diffèrent pas significativement dans
un test statistique). La tâche typographique requiert des sous-systèmes qui ne
sont pas utilisés ou peu par l’activité de répétition ou de mémorisation. En
revanche, dès qu’il y a utilisation des aspects phonétiques et plus encore pour
le sémantique (catégorisation), le temps s’allonge jusqu’à 1 087 ms, soit
380 ms de plus lorsqu’il y a mémorisation. Dans la technique de la concur-
rence cognitive, la qualification de « principale » ou de « secondaire » (ou
concurrente) est évidemment conventionnelle, et si l’on s’intéresse à l’inverse
52 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

à la mémorisation, on peut « sonder » les mécanismes sous-jacents en obser-


vant quel type de tâche interfère le plus. Par rapport à la tâche typographique
prise comme référence (707 ms), on constate que l’addition d’une tâche
« phonétique » ralentit (rime ou homophone) de près de 200 ms, ce qui laisse
entrevoir que la mémorisation utilise le phonétique. Cela dit, le ralentis-
sement avec une tâche sémantique est encore plus important, 380 ms, ce qui
montre l’importance du sémantique dans la mémorisation et la concurrence
cognitive.
Au total, la mémoire à court terme ou de travail est complexe et corres-
pond à une « addition » de nombreux processus. Dans une version récente de
son modèle (2000), Baddeley ajoute ainsi une mémoire tampon « épisodi-
que » (cf. chap. 5). D’ailleurs, beaucoup d’auteurs emploient le terme de
mémoire de travail dans un sens général, sans référence spéciale au modèle
de Baddeley. Une autre façon de voir les choses est, dans le cadre des proces-
sus de récupération (chap. 5), d’interpréter la mémoire à court terme (ou de
travail dans son acceptation générale) comme une mémoire-fichier capable
de récupérer des informations de multiples mémoires spécialisées, articula-
toire et visuelle mais aussi sémantique, imagée, des visages, etc. (Lieury, 1992,
1996).

6 MÉMOIRE FICHIER ET MULTIFENÊTRAGE


DE LA MÉMOIRE À COURT TERME

Le fait même que la capacité de la mémoire à court terme soit à peu près
constante, environ 7 dans les conditions usuelles, n’est pas simple à expli-
quer. En réalité, cette constance dépend de la familiarité ; si l’on fait appren-
dre une série de mots à des Asiatiques ne connaissant pas ou peu le français,
le rappel ne sera pas de 7, et inversement, nous serions incapables de repro-
duire 7 mots chinois après une seule présentation. Comme l’a montré Sté-
phane Ehrlich de l’université de Poitiers (1972), le rappel est relativement
constant, quelle que soit la longueur du mot, voire la longueur de la phrase,
dès lors que chaque unité, mot ou phrase, est familière. L’auteur utilise la
technique de la mémoire immédiate et présente des séries de 10 éléments.
Selon différents groupes de sujets, les éléments sont des mots de 2, 3 ou
4 syllabes ou des phrases de 2, 3 ou 4 mots.
Dans tous les cas (tab. 2.3), on observe une relative constance dans le rap-
pel immédiat de mots ou de phrases, alors que le nombre total de syllabes ou
de mots augmente, par exemple jusqu’à environ 24 mots pour les phrases de 4
(6 phrases x 4 mots = 24). Sur le plan pratique, il apparaît donc que la capa-
cité de la mémoire en situation de mémorisation immédiate est plus déterminée
MÉMOIRE À COURT TERME ET MÉMOIRE DE TRAVAIL 53

par le nombre d’unités familières que par des informations strictement défi-
nies. Mais sur le plan théorique, cette capacité tour à tour constante ou élas-
tique constitue évidemment un paradoxe. Une solution est apportée par la
théorie des mécanismes de récupération (cf. chap. 5) : la mémoire à court
terme fonctionnerait comme une mémoire fichier, en ne stockant pas les
informations en soi mais un indice par groupes d’informations. Ce fonction-
nement serait analogue à celui du fichier de la bibliothèque (ou d’un ordina-
teur) qui stocke une fiche par livre. Que le livre comporte cent ou mille
pages, la fiche ne prend qu’une seule place…

Nombre de syllabes ou de mots

2 3 4

Mots 6,81 6,58 6,20

Phrases 6,75 6,47 6,23

Tableau 2.3
Nombre de mots ou phrases rappelés en rappel immédiat
en fonction du nombre de syllabes ou de mots qui les composent
(d’après Ehrlich, 1972)

Dans cette conception, la mémoire à court terme (ou de travail) fonctionne


un peu comme l’écran de l’ordinateur sous forme d’un multifenêtrage. De
même que nous pouvons ouvrir plusieurs fenêtres sur l’écran, correspondant
à différents logiciels (mots, calculs, images…) ou fichiers, notre mémoire
ouvre plusieurs « fenêtres » sur plusieurs mémoires spécialisées (lexicale, ima-
gée, sémantique, cf. chap. 3) de la mémoire à long terme. Les sous-parties
activées à un moment donné sont en mémoire à court terme, ce qui est
d’ailleurs objectivé en imagerie médicale (potentiels évoqués ou IRM, etc.).
Par la suite, lorsque le terme seul de « mémoire à court terme » est utilisé,
il le sera de façon générique en englobant tous ces aspects : « mémoire tam-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pon », « mémoire de travail » ou « multifenêtrage ».


Chapitre 3

L’ARCHITECTURE
MODULAIRE
DE LA MÉMOIRE
Entre le moment où les informations sont captées sous forme d’énergie phy-
sique (photons, pressions des molécules de l’air, etc.) et le moment où nous
les rappelons sous forme de souvenirs, ces informations subissent de très
nombreuses transformations que l’on appelle codage, dans la perspective du
traitement de l’information. Les étapes de codage sont extraordinairement
variées, et la mémoire apparaît éclatée en nombreux sous-systèmes à l’instar
de l’ordinateur. Sans entrer dans le détail de codes spécifiques à certaines
activités (lecture ou langage, Jamet, 1997 ; Gineste et Le Ny, 2002), il existe
des grandes étapes de traitement au niveau de sous-systèmes ou modules
caractérisés par quelques grandes catégories de codes, qui vont des codes
sensoriels à des codes plus abstraits comme le code lexical ou sémantique.
Chaque code a ses caractéristiques, en particulier une durée de vie différente,
et tout comme la musique n’a pas les mêmes caractéristiques, par exemple de
fréquence, de durée de vie, de dynamique, sur un disque, une cassette ou un
disque laser, la mémoire au sens d’une conservation de l’information peut
être considérée en définitive comme l’ensemble de toutes les informations
codées.

1 LES MÉMOIRES SENSORIELLES


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Les informations sont tout d’abord codées au niveau des systèmes sensoriels,
par exemple la rétine, le thalamus et le cortex occipital pour la vision, et cer-
tains traitements sont assez longs pour produire une durée mesurable, ce sont
les mémoires sensorielles.
58 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

1.1 La mémoire iconique

En théorie (Atkinson et Shiffrin, 1968), il pourrait exister autant de codes


sensoriels impliqués dans la mémoire que de modalités sensorielles, vision,
olfaction, etc., mais certains codes sont difficiles à étudier – nous le verrons
avec l’exemple de la mémoire des odeurs ; les recherches les plus avancées
portent sur le stockage sensoriel de l’information verbale dont le rappel est
facile à mesurer.

1.1.1 Report total et report partiel

La capacité de la mémoire à court terme est environ de 7 dans les conditions


usuelles de présentation, 1 à 2 secondes par information, mais diminue forte-
ment pour des temps plus courts. Georges Sperling des laboratoires de la
Compagnie des téléphones Bell avait trouvé que des sujets entraînés étaient
capables de rappeler en moyenne 4,5 lettres d’un tableau de 12 lettres (3 ran-
gées de 4 lettres) pour des temps de présentation variant de 15 à 500 ms.
Cependant, les sujets déclaraient avoir l’image fugitive d’un nombre de let-
tres plus important. Cette observation suggéra à Sperling l’hypothèse d’un
stockage sensoriel visuel à très court terme (appelé plus tard « iconique »)
mais d’une capacité plus grande. Pour le prouver, il eut l’idée d’une techni-
que d’échantillonnage, appelée report partiel par rapport au report total de
tout le tableau ; immédiatement à la fin de la présentation du tableau de let-
tres, un son aigu signale au sujet qu’il doit rappeler la rangée de lettres du
haut, un son médium la rangée du milieu et un son grave la rangée du bas.
Dans ces conditions (Averbach et Sperling, 1961), on observe que les sujets
rappellent 3 lettres sur 4, ce qui suggère, puisqu’ils ne savent pas quelle
rangée sera testée, qu’ils ont pendant un court instant l’image de 9 lettres
sur 12. Le temps de rappel provoque déjà l’oubli de ce stockage sensoriel.
Quelle est la nature de ce code et sa durée ?
Pour en mesurer la durée, il suffit de faire varier l’intervalle temporel entre
la disparition du tableau de lettres et le début du signal de rappel (son aigu,
etc.). Afin de tester la nature de ce stockage, visuel ou autre, la présentation
du tableau est immédiatement suivie d’un éclairement (postchamp clair) ou de
l’absence d’éclairement (postchamp sombre). En postchamp clair, les résul-
tats (fig. 2.8) montrent un déclin très rapide du stockage sensoriel (surplus lié
au rappel partiel). En moins de 500 ms, le rappel partiel atteint le rappel total
(le rappel partiel est de 1,5 lettre par rangée, multiplié par trois rangées = 4,5
soit le rappel total). En postchamp sombre, le stockage dure plus longtemps,
quelques secondes pour s’annuler vers 4 ou 5 secondes. Le fait qu’un fort
éclairement efface le stockage sensoriel prouve sa nature visuelle. D’autres
expériences sur une seule lettre montrent plus précisément que le stockage
sensoriel de la mémoire iconique ne dure que 250 ms.
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 59

12
Sombre
Total
10
Clair

Rappel partiel ou total


8

0
0 1 2 3 4 5
Délai du signal de rappel (s)

Figure 3.1
Le déclin plus ou moins rapide en fonction de l’éclairement
démontre la nature visuelle du stockage
(d’après Averbach et Sperling, 1961)

1.1.2 Nature visuelle de la mémoire iconique

D’autres chercheurs (Coltheart, Lea et Thompson, 1974) ont bien confirmé


la nature visuelle de ce code en ajoutant à un report partiel par rangée une
condition visuelle par couleur et une condition phonétique. Seules deux ran-
gées de 4 lettres sont utilisées ; dans la condition « couleur », les lettres peu-
vent être de couleur rouge ou noire, tandis que les lettres sont prononçables
en « i » (en anglais ; ex. B, C, D) ou « è » (F, X, S) dans une condition « pho-
nétique ». Le son aigu signale le report partiel de la rangée du haut dans la
condition par « rangée », les lettres de couleur rouge dans la condition « cou-
leur » ou enfin, les lettres en « i » dans la condition « phonétique ». Le son
grave signale symétriquement la rangée du bas, les lettres de couleur noire et
les lettres en « è » ; le son médium est le signal du rappel total.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Report partiel
Report total
Rangée Couleur Phonétique

75 % 67 % 50 % 57 %

Tableau 3.1
Supériorité du report partiel pour les conditions visuelles
(d’après Coltheart et coll., 1974)
60 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Le stockage du report partiel est bien sensoriel et visuel, car le report par-
tiel n’est supérieur au report total que pour l’information de nature visuelle,
rangée spatiale et couleur mais non pour l’information phonétique (tab. 3.1).
Le codage phonétique de l’information ne se fait que dans des étapes ulté-
rieures.
À quel niveau de traitement neurobiologique correspond la mémoire ico-
nique? Certains auteurs l’ont identifié comme étant la rétine en faisant un
parallèle avec la persistance rétinienne (Sakitt, 1976) ; mais les effets consé-
cutifs feraient que l’icône serait de couleur complémentaire (blanc sur noir
pour des lettres noires sur fond blanc), ce qui n’est pas le cas. Une hypo-
thèse de l’implication du cortex cérébral, par une équipe italienne de
l’université de Pise, est plus vraisemblable (Marzi et coll., 1979). Par une
technique particulière, des lettres ou des formes sont présentées dans la tech-
nique de Sperling à un hémichamp visuel. On sait que, du fait du trajet des
fibres optiques, le champ visuel droit (à droite d’un point de fixation) est
traité par l’hémisphère gauche (qui gère également la partie gauche du corps)
et inversement. Or l’hémisphère gauche est dominant pour le langage. Dans
les résultats de l’équipe de Marzi, les résultats montrent en effet une asymé-
trie. Pour les lettres, la supériorité du report partiel est plus grande dans le
champ visuel droit (hémisphère gauche) et inversement pour les formes. Les
auteurs concluent légitimement que la mémoire iconique est liée au cortex
visuel (et non à la rétine ou au thalamus), puisqu’il y a un effet de spéciali-
sation hémisphérique : cerveau gauche pour les lettres, cerveau droit pour les
formes.

1.2 La mémoire auditive

L’existence d’une autre mémoire spécialisée, de type auditif, est attestée par
plusieurs effets : l’effet de modalité (auditive), l’effet de similitude auditive
et l’effet de suffixe.

1.2.1 L’effet de modalité

Dans la technique des effets sériels, l’effet de récence est légèrement supé-
rieur, lorsque les mots sont présentés auditivement (à voix haute ou par
casque) plutôt que visuellement (sur écran) : c’est l’effet de modalité. La
comparaison des durées de stockage est plus évidente avec la technique
Peterson (Peterson et Johnson, 1971 ; Kroll, Parkinson et Parks, 1971, etc.).
Afin d’être certain que les sujets ne subvocalisent pas l’information visuelle,
ils doivent répéter à voix haute les chiffres de 1 à 9 ; naturellement, les sujets
font la même chose dans la présentation auditive (l’audition des séquences de
lettres se fait au moyen d’un casque).
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 61

100

90

Pourcentage de rappel
80

70

60

50 Auditif
Visuel
40
–3 0 3 6 9 12
Délai de rappel (s)

Figure 3.2
Supériorité de la mémoire auditive pour des délais courts
(d’après Peterson et Johnson, 1971)

Dans leurs expériences, Loyd Peterson et Suzanne Johnson de l’université


de l’Indiana mettent ainsi en évidence une supériorité de 10 à 20 % de la pré-
sentation auditive sur la présentation visuelle (fig. 3.2) ; cette supériorité
n’est qu’à court terme et ne porte que sur quelques secondes.

1.2.2 L’effet de confusion auditive


L’importance du code auditif en mémoire à court terme pour l’information
verbale se manifeste également par le fait que la similitude phonétique des
éléments à apprendre crée des confusions (interférences) augmentant l’oubli.
Ainsi Baddeley (1966) a montré qu’il est très difficile de rappeler dans
l’ordre des séquences de syllabes similaires, comme bol, col, sol, vol, etc.,
par rapport à des séquences de syllabes différentes sur le plan phonétique,
comme bol, dé, nid… : c’est l’effet de similitude.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Similitude haute Similitude basse


(B, C, P, T…) (K, M, R, S…)

Condition normale 32 % 82 %

Suppression de la subvocalisation 19 % 45 %

Tableau 3.2
Effet négatif de la similitude phonétique sur la mémorisation
en présentation auditive (d’après Peterson et Johnson, 1971)
62 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Le même effet a été montré avec les lettres (Peterson et Johnson) en pré-
sentation auditive en comparant la mémorisation de lettres présentant une
haute similitude entre elles (ex. B, C, P, T, V) ou non (ex. K, M, R, S, W).
Que les séquences à apprendre soient présentées normalement ou avec une
suppression de la subvocalisation, on constate que la mémorisation est très
difficile lorsque les lettres sont similaires phonétiquement (tab. 3.2).

1.2.3. L’effet de suffixe


L’effet de suffixe a été utilisé par l’Américain Robert Crowder et l’Anglais
John Morton comme un véritable « bistouri » pour disséquer la mémoire à
court terme auditive. La technique consiste à présenter auditivement une
séquence d’éléments (9) que le sujet rappelle dans l’ordre. On trouve dans ce
genre de technique un fort effet de récence. Les auteurs ont alors découvert
que si l’on ajoutait un suffixe à la fin de la liste (l’expérimentateur prononce
« zéro »), l’effet de récence est amoindri de 20 %. En pratique, le suffixe sup-
prime l’avantage de la présentation auditive sur la présentation visuelle. Dans
une première série de travaux, les auteurs montrent que ce stockage supplé-
mentaire (de 20 %) n’est pas sensible à la dimension sémantique : le suffixe
« chat » ne provoque pas de baisse plus importante pour une liste d’animaux
qu’un autre suffixe (ex. zéro). En revanche, cette mémoire est très sensible
aux effets auditifs. Par exemple, l’effet de récence est amoindri, si le suffixe
est prononcé par la même voix que celle de la liste, par exemple une voix
féminine. Ces résultats conduisent Crowder et Morton à émettre l’hypothèse
d’un stockage auditif « précatégoriel » (c’est-à-dire présémantique et même
prélexical en anticipant sur la suite).
Des expériences ultérieures de Crowder allaient le conduire à une curieuse
découverte : le stockage auditif reconnaît les voyelles mais non les conson-
nes. Reprenant la technique de confusion auditive, l’auteur présente auditive-
ment (magnétophone) des séquences de 7 éléments fabriqués à partir de
3 listes de lettres :
– soit des séquences ne différant que par les voyelles (BA, BI, BOU), ce qui
donne par exemple « BA, BA, BOU, BI, BI, BA, BOU » ;
– soit des séquences ne différant que par des consonnes (BA, DA, GA), par
exemple « BA, DA, DA, GA, GA, DA, BA » ;
– enfin, des séquences sont fabriquées à partir de consonnes (C, G, L, K, etc.).
Les résultats sont impressionnants si l’on soustrait le pourcentage de rap-
pel de la présentation visuelle à la présentation auditive (fig. 3.3). L’effet de
modalité auditive (+20 % sur le visuel) n’existe que pour les éléments qui
diffèrent par les voyelles, « BA BI BOU », ou les consonnes qui, sur le plan
phonétique, se prononcent avec des voyelles (ex. X se prononce iX ; K se
prononce Ka). Crowder démontrait ainsi que notre mémoire sensorielle audi-
tive ne distingue que les voyelles et non les sons consonantiques.
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 63

30 Lettres (CGHJKLM…)
Voyelles (BOU, BI, BA)
Consonnes (BA, DA, GA)
Avantage produit par la vocalisation
20

10

– 10
0 1 2 3 4 5 6 7

Position sérielle

Figure 3.3
La supériorité auditif/visuel n’existe que
pour les éléments qui diffèrent par des voyelles
(d’après Crowder, 1971)

Sur le plan linguistique et neurolinguistique, les voyelles apparaissent


comme des sons laryngés simples, tandis que les consonnes apparaissent
comme des transitions sonores. L’analyse des voyelles se ferait ainsi dans
l’hémisphère cérébral droit (de même que les harmoniques des sons), tandis
que l’analyse des consonnes, plus complexes, se ferait dans l’hémisphère
gauche dominant pour le langage phonétique. Le traitement de l’information
en mémoire passe donc par des étapes bien spécifiques et justifie pour une
part une description sous forme de modules.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

1.3 La pluralité des mémoires sensorielles


Alors qu’il semble logique de penser comme Atkinson et Shiffrin qu’il existe
des mémoires à court terme pour tous les sens, il est possible que chaque sens
ait des mécanismes différents. Ainsi la mémoire iconique dure un quart de
seconde, tandis que la mémoire auditive dure 2 à 3 secondes. Certaines expé-
riences laissent penser qu’il existe d’autres mémoires à court terme sensoriel-
les. Ainsi Sullivan et Turvey (1974) reprennent la technique Perterson pour
des stimulations tactiles, en stimulant selon un certain ordre les phalanges
64 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

des doigts. L’oubli est maximal au bout de 5 secondes. L’utilisation de diffé-


rentes tâches interférentes après la séquence tactile montre que l’oubli est
plus grand après un labyrinthe tactile (le doigt suit un labyrinthe) qu’après
une tâche de comptage. Mais de voir le parcours d’un labyrinthe (réalisé par
quelqu’un d’autre) produit le même oubli que si le labyrinthe est tactile, ce
qui suggère qu’il existe une interaction entre les représentations tactiles et
visuelles (cf. infra mémoire visuopsatiale, § 4.1).
De même, une mémoire motrice à court terme semble exister. Dans un dis-
positif semi-circulaire, le sujet tient une manette qui est déplacée par l’expé-
rimentateur ; le sujet doit se rappeler dans quel secteur (chaque secteur
couvre 20 degrés par tranche de 5 degrés) était la manette. Même au bout
de 12 secondes, les sujets retiennent bien la localisation générale (secteur de
20 degrés) mais font environ 30 % d’erreurs sur la distance exacte (tranche
de 5 degrés) par rapport au point de départ de la main par rapport au rappel
immédiat. La plupart des recherches montrent que les mouvements semblent
être fortement médiatisés par le code verbal (Shea, 1977, etc.). Par exemple,
il est plus facile de se rappeler de l’amplitude d’un mouvement circulaire si
l’expérimentateur suggère au sujet de coder le déplacement comme sur le
cadran d’une montre (à 1 heure, à 8 heures, comme les pilotes d’avion ; cf.
Shea, 1977).

1.4 La mémoire des odeurs


et la « madeleine » de Proust
Dans certains cas, il est très difficile de mettre en évidence une mémoire à
court terme. Par exemple, pour les informations gustatives et olfactives, les
preuves viendront probablement d’enregistrement électrophysiologiques, car
c’est une tâche impossible pour le moment par des expériences simplement
comportementales. La simple présentation d’une odeur requiert plusieurs
secondes, et cette lenteur oblige à dépasser les temps très courts d’une hypo-
thétique mémoire olfactive à court terme. Certains auteurs (Engen, Kuisma et
Eimas, 1973) ne se sont cependant pas découragés et ont généralisé la techni-
que Peterson à la présentation d’odeurs. Une odeur est présentée pendant
3 secondes (présentation sous le nez avec un Coton-tige, puis ventilation).
Cette présentation est suivie d’une tâche de comptage à voix haute pour
empêcher une éventuelle subvocalisation pendant un délai de 3 à 30 secondes.
Le rappel n’est pas possible, puisque la plupart des odeurs ne sont pas ver-
balisables ; le test de mémoire s’effectue donc par reconnaissance parmi 2
ou même 5 odeurs. Au total, 100 odeurs de différents types sont utilisées :
odeurs de la maison (vanille, cire…), composés chimiques (alcool, aldé-
hyde…), parfums, etc. Les résultats sont déconcertants, puisque le taux de
reconnaissance est très élevé, voisin de 80 % et qu’il n’y a pas de diminution
avec le délai, ce qui suggère plutôt un enregistrement à long terme. La lenteur
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 65

des temps de présentation et l’absence d’interférences avec d’autres odeurs


(présentation d’une odeur unique) permet probablement un encodage à long
terme.
Les odeurs seules sont donc peut-être enregistrées pour de longues pério-
des. Mais pour autant sont-elles capables de rappeler des souvenirs précis?
On se rappelle en particulier du célèbre épisode de la madeleine de Proust
dans lequel une madeleine trempée dans du thé lui rappelle des souvenirs
d’enfance. En fonction de ce genre d’observations anecdotiques, on pourrait
croire que la mémoire des odeurs est puissante. Dans une recherche très
sophistiquée sur le plan psychophysique, Richard Davis (1977) fait appren-
dre en seize essais (ce n’est donc plus de la mémoire à court terme) l’asso-
ciation entre 6 odeurs et 6 chiffres. Les odeurs sont de deux catégories, soit
des odeurs dites « différentes », facilement discriminables entre elles (ex.
camphre, vanilline), soit des odeurs « similaires » difficiles à discriminer
(ex. propanol, butanol). Par des techniques psychophysiques, l’auteur crée
comme condition contrôle deux catégories de formes différentes et similai-
res, et les sujets apprennent l’association entre 6 formes et 6 chiffres. Après
7 jours, on teste le pourcentage de reconnaissance des odeurs ou des formes
(parmi 3 odeurs ou formes), puis le rappel associatif des chiffres en fonction
des odeurs ou des formes auxquelles ils étaient associés.

Reconnaissance* Rappel du chiffre associé

% Odeur Forme Odeur Forme

Similaires 65 82 25 36

Différentes 71 88 51 73

* La reconnaissance est corrigée (bonnes réponses-erreurs).

Tableau 3.3
Mémoire des odeurs en fonction de la similitude des odeurs et comparaison
avec des figures visuelles abstraites de même discriminabilité
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

(d’après Davis, 1977)

La reconnaissance des odeurs individuelles est importante (tab. 3.3), mais


comme le taux d’erreurs (reconnaissance de pièges) est deux fois plus impor-
tant pour les odeurs (environ 15 %) que pour les formes (7 %), la reconnais-
sance des odeurs s’avère finalement plus difficile que celle de formes pourtant
abstraites. Mais c’est bien pire pour le rappel d’un chiffre associé. La mémoire
associative des chiffres aux odeurs est inférieure à celles des formes pourtant
très abstraites ; cette infériorité est plus grande encore (25 %) pour les odeurs
peu discriminables.
66 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Néanmoins, on peut objecter que le pouvoir associatif des odeurs est peu
favorisé avec des chiffres, aussi avons-nous réalisé dans notre laboratoire une
expérience moins technique que celle de Davis mais plus représentative
d’une situation réelle (Lieury, Cerre, Le Claire, Delahaye et Madiec, non publié).
À chacune de 8 odeurs (santal, citron, mandarine, musc…), chaque sujet
devait associer pendant 2 minutes une action (ou séquence d’actions) décrite
par l’expérimentateur, par exemple « ouvrir une porte, la fermer et empiler
trois chaises », « dessiner quelque chose », « lire L’Iliade d’Homère », etc.
Dans une seconde condition, d’autres sujets devaient mémoriser une photo-
graphie associée à chacune des 8 odeurs, par exemple « une femme montrant
la photo de son fils », « un karatéka », « un parachutiste »… Les résultats
sont encore plus décevants que chez Davis (dans son expérience, il y avait
16 essais d’apprentissage, seulement 1 seul dans la nôtre), puisque 1 seul
sujet sur 13 est capable de rappeler après une semaine une action à une odeur,
les autres associations sont erronées. Dans la condition « photos », il y a
11 % d’associations correctes d’une photo à l’odeur spécifique. On est loin
évidemment de ce que suggère l’épisode de la madeleine. Plus que son odeur,
c’est peut-être la vue de la madeleine qui fut efficace !

2 LA MÉMOIRE LEXICALE :
INTERFACE DE LA MÉMOIRE

Les mémoires sensorielles permettent, en général, un surplus de rappel, mais


éphémère. Ce phénomène est net dans l’effet de modalité où le supplément
de rappel lié à la présentation auditive disparaît en moins de 10 secondes. Au-
delà, ce qui est bien observable dans l’expérience de Peterson et Johnson
(fig. 3.2), le rappel est équivalent, que le mode de présentation soit visuel ou
auditif. De même, dans les expériences de Sperling, le rappel est stable sur
plusieurs secondes (4,5 lettres), après que l’image iconique s’est évanouie.
Ces phénomènes ont été interprétés par le chercheur anglais John Morton
comme le résultat d’un recodage des informations sensorielles dans un sys-
tème commun qui fabrique les mots, d’où le nom de système des logogènes
ou lexique interne (Morton, 1970). Ce système est maintenant appelé la
mémoire lexicale (du grec lexi : mot).

2.1 Le recodage phonologique dans la lecture


Ce recodage a été clairement mis en évidence pour la lecture. La lecture étant
visuelle, on s’attendrait à ce que les erreurs de rappel soient également
visuelles. C’est effectivement le cas mais seulement dans les présentations
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 67

extrêmement brèves ; ainsi lors de présentations visuelles brèves (20 ms) de


lettres, les erreurs sont bien de type graphique, le sujet identifiant un W
comme un M, par exemple (Wolford et Hollingworth, 1974).
Mais lorsque la vitesse de présentation devient plus lente comme dans les
expériences de mémoire, les erreurs sont curieusement de type auditif, comme
l’a montré le premier l’Anglais Conrad (1964). Son expérience comporte
deux phases indépendantes : perception auditive dans du bruit et mémoire
immédiate visuelle. Dans la phase « perception auditive », les sujets (environ
400 personnels des postes) écoutent des lettres diffusées une à une par haut-
parleur mais avec un bruit de fond d’intensité calculée pour que les erreurs
soient fréquentes. Pour chaque lettre réellement présentée, on établit le nom-
bre de lettres données par erreur ; en voici quelques exemples (tab. 3.4).

Erreurs

B P T S N X
Lettres présentées

C 171 350 232 18 21 6

M 11 31 12 23 512 2

F 2 11 14 488 32 245

Tableau 3.4
Exemple d’erreurs dans la perception auditive (d’après Conrad, 1964)
Remarque : en anglais « X » se prononce « èx ».

Ce tableau de confusion auditive fait apparaître des familles phonétiques


ou auditives de lettres à l’intérieur desquelles les lettres se confondent beau-
coup, par exemple, B, P, D, T, C, et peu ou pas d’une famille à l’autre, F avec
B par exemple. La seconde phase expérimentale est complètement différente,
puisqu’il s’agit de mémoire immédiate visuelle de lettres (et non perception
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

auditive). Des séquences de 6 lettres étant présentées sur écran, les sujets
doivent les rappeler sur un carnet avec 6 cases pour écrire les lettres dans
l’ordre. Or l’analyse des erreurs indique curieusement les mêmes confusions
auditives. Paradoxalement, la mémoire visuelle à court terme « donne » des
erreurs auditives ! Afin d’expliquer ces erreurs, Conrad a fait l’hypothèse
que l’information visuelle était recodée grâce à l’activité de subvocalisation
(comme lorsqu’on répète un numéro de téléphone), qu’il appelait « boîte à
écho » (echo-box) et que d’autres désignent d’un nom également très évoca-
teur, « boucle vocale » (verbal loop) ou « boucle articulatoire » (le premier
système esclave de la mémoire de travail de Baddeley).
68 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

En réalité, il ne s’agit pas d’un simple recodage auditif (ou acoustique


selon les termes de Conrad), car d’autres auteurs ont montré l’existence
d’erreurs de type articulatoire (cf., entre autres, Hintzman, 1967). Il s’agit
donc plutôt d’un recodage du visuel-graphique en un code lexical qui intègre
aussi les caractéristiques sensorielles articulatoires (en revanche, la program-
mation de la réponse est probablement un module distinct). Il s’agit donc du
recodage des graphismes dans le système lexical. Le code lexical correspon-
drait à la totalité des caractéristiques du mot : graphique (visuelle), auditive
(image sonore du mot) ; il est en quelque sorte la fiche signalétique du mot et
représente l’interface entre les codes graphiques, auditifs, articulatoires et
sémantiques. Les études récentes sur la lecture conduisent même à différen-
cier le système lexical en différents systèmes spécialisés (Baccino et Colé,
1995 ; Jamet, 1997) : un lexique orthographique, un lexique phonologique et
un lexique morphologique – c’est dans ce dernier sens qu’il est abordé dans
ce livre.

2.2 La confusion phonologique sur les mots :


stockage auditif ou lexical ?
Trois effets mettaient en évidence un stockage auditif de courte durée (2 à
3 secondes) : les effets de modalité, de confusion auditive et de suffixe (cf.
§ 1.2). Cependant, la comparaison de ces effets pour des mots par comparai-
son aux lettres (ou chiffres) a conduit l’Anglais John Richardson à ne pas
attribuer ces effets à un seul stockage auditif mais aussi à un stockage mor-
phologique (ou lexical). Richardson étudie les effets sériels dans le rappel
dans l’ordre de séquences de 6 lettres ou mots ; dans ces expériences, ce sont
les erreurs qui sont comptées. Pour les lettres, on retrouve les résultats qui
ont conduit Crowder et Morton (cf. § 1.2) à supposer un stockage auditif
(PAS = precategorical acoustic storage) :
– la présentation auditive est supérieure à la présentation visuelle ; du fait de
la faible durée de cette mémoire auditive, la supériorité n’existe qu’au
niveau de l’effet de récence (= effet de modalité) ;
– la présentation de lettres phonétiquement similaires (P, T, B, D…) baisse
fortement le rappel (jusqu’à 40 % d’erreurs) pour toutes les positions
sérielles et abolit l’effet de récence (= effet de confusion phonétique,
cf. fig. 3.4 Lettres).
Mais, et c’est là que réside l’originalité de Richardson, ces effets sont dif-
férents pour les mots (fig. 3.4. Mots) :
– les effets de récence et de modalité (supériorité auditive) existent pour les
mots distincts (main, nid, thé…) mais aussi pour les mots similaires pho-
nétiquement (bol, vol, sol…) : ces mots sont donc reconnus autrement que
par une dimension auditive ;
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 69

– à nouveau, comme pour les lettres, la similitude phonétique diminue le


rappel pour toutes les positions sérielles, c’est-à-dire au-delà de la durée
supposée courte de la mémoire auditive.

Position sérielle Position sérielle


0 1 2 3 4 5 6 0 1 2 3 4 5 6
0 0

Mots
Lettres distincts
Pourcentage d’erreurs

Pourcentage d’erreurs
distinctes
20 20

Effet de récence
effacé
Mots
40 40 similaires
Lettres
similaires

60 60
Lettres Mots
Visuel D Visuel S
Auditif D Auditif S

Figure 3.4
Effets différents de la similitude phonétique sur les lettres ou les mots
(adapté d’après Richardson, 1979)
1) La similitude abolit la supériorité de l’auditif sur le visuel
et l’effet de récence pour les lettres mais non pour les mots.
2) De plus, la similitude phonétique diminue le rappel
pour toutes les positions sérielles pour les lettres et pour les mots.

Enfin, dans une autre expérience (exp. 3), l’ajout d’un suffixe en fin de
liste (cf. § 1.2.3) comme « main » diminue bien l’effet de récence pour la
liste de mots, mais il n’y a pas d’effet auditif : le mot présenté par la même
voix (que la voix qui prononce les mots de la liste) ne baisse pas plus l’effet
de récence qu’un suffixe prononcé par une autre voix, alors que Crowder
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

trouvait un tel effet sur les listes de lettres ou chiffres. Le suffixe joue ici un
rôle interférent dans une autre mémoire que le stockage auditif. Il ne s’agit
pas non plus d’une gêne sémantique, car un suffixe significatif (main) ne
gêne pas plus qu’un suffixe non significatif (nam).
Richardson interprète ces effets distinctifs en proposant deux types de
stockage (ou mémoire) : une mémoire auditive (ou code phonologique ou
PAS) qui explique l’effet de modalité sur les lettres et sa disparition en situa-
tion de confusion phonétique (similitude), et une mémoire morphologique
(ou PLS = post lexical storage) ou lexicale (fig. 3.5) qui stocke les unités
reconnues comme mots.
70 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Entrée Entrée
visuelle auditive

Code orthographique Code


Code phonologique
phonologique
Code orthographique
(PAS)
(PAS)

Codemorphologique
Code morphologique
(PLS)
(PLS)

Code
Codearticulatoire
articulatoire

Réponse
ou
répétition

Figure 3.5
Modèle distinguant un stockage auditif (PAS)
d’un stockage morphologique ou lexical (PLS)
(adapté d’après Richardson, 1979)

2.3 Subvocalisation et autorépétition


2.3.1 Le rôle de la subvocalisation
S’il est d’observation courante que l’enfant vocalise en lisant, la lecture chez
l’adulte implique aussi le plus souvent une vocalisation silencieuse appelée
« subvocalisation ». Le rôle fondamental de la subvocalisation dans la
mémoire a été confirmé dans de nombreuses recherches. La supprimer dimi-
nue énormément la mémoire. On peut montrer l’existence de l’activité sub-
vocale, même si le sujet n’en est pas conscient, en enregistrant l’activité
bioélectrique des muscles du larynx (EMG = electro-myographie). Hardyck
et Petrinovitch (1970) ont ainsi montré que l’activité subvocale était plus
importante dans la lecture d’un texte difficile. Afin d’étudier l’effet de la sup-
pression de la subvocalisation, ces chercheurs utilisent de façon originale la
technique de biofeedback en reliant l’enregistreur EMG à un haut-parleur, de
telle sorte que la subvocalisation déclenche un son aigu très intense (renfor-
cement négatif). Ainsi, les sujets apprennent par conditionnement opérant à
ne pas subvocaliser ; on constate que le niveau de compréhension, mesuré
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 71

par des questions, diminue peu pour la lecture d’un texte facile mais forte-
ment pour un texte difficile.
Des techniques plus simples, de concurrence vocale permettent également
de supprimer la subvocalisation (ou de l’atténuer considérablement), comme
l’a montré Betty Ann Levy (1971, 1975) de Toronto : on fait répéter à voix
haute au sujet durant la présentation visuelle (lecture) ou auditive (audition),
une séquence vocale répétitive (peu coûteuse sur le plan attentionnel), par
exemple hi-ya (Levy, 1971), les chiffres de 1 à 9 (Peterson et Johnson,
1971), ou « la, la, la » (Lieury et Choukroun, 1975), etc. La suppression de la
subvocalisation baisse fortement la mémoire.

Rappel Reconnaissance

Situation 26 % 73%

Suppression 15 % 59 %

Tableau 3.5
Baisse du rappel et de la reconnaissance de mots
en fonction de la suppression de la subvocalisation
(simplifié, d’après Levy, 1971)

Ainsi dans l’une des nombreuses recherches réalisées par Betty Ann Levy,
le rappel et la reconnaissance de listes de mots sont moins performants lors-
que la subvocalisation a été supprimée dans la phase de mémorisation (les
sujets devaient répéter sans arrêt hi-ya…). La baisse de mémoire provoquée
par la suppression de la subvocalisation est d’environ 20 (reconnaissance) à
40 % (rappel).
L’expérience de Maria Slowiaczek et Charles Clifton (1980) est également
très illustrative, car elle porte sur la lecture d’un texte. La mémoire est ici tes-
tée par plusieurs types de tests de reconnaissance, les sujets devant choisir
quelle est la phrase du texte parmi deux phrases, la phrase originale et une
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

phrase piège. Voici un exemple de texte :

La journée pluvieuse a détruit l’organisation du festival.


Le clown maquillé range son costume.
Le jongleur amateur est le professeur du collège.
Les étudiants plus anciens étaient venus pour voir son numéro.
Le professeur du collège console les enfants attristés.
Une nouvelle occasion de fête se reproduira.
Pour l’instant le pique-nique va se tenir à l’intérieur.
72 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Différents tests sont utilisés : dans le test de paraphrase « nom » ou


« verbe », le mot original est changé par un synonyme, par exemple profes-
seur par enseignant ; dans le test d’inversion, on permute des éléments des
phrases, par exemple dans la phrase piège, ce sont les étudiants les plus
anciens qui consolent les enfants ; dans le test d’inférence, le choix vrai
dépend de la combinaison de plusieurs informations du texte, par exemple, le
jongleur amateur console les enfants, ce qui est vrai puisque le jongleur est le
professeur du collège.

Test de reconnaissance

Paraphrase Autres

% Nom Verbe Inversion Inférence

Lecture normale 59 68 63 44

Suppression
50 45 36 21
subvocalisation

Tableau 3.6
Pourcentage de reconnaissances (bonnes réponses moins erreurs)
en lecture normale ou sans subvocalisation
(d’après Slowiaczek et Clifton, 1980)

Pour une grande variété de tests de mémoire (sur l’information lexicale ou


sémantique, compréhension), la suppression de la subvocalisation diminue
fortement la performance. Ces résultats contredisent les méthodes de lecture
rapide qui préconisent la suppression de la subvocalisation pour lire plus vite.

2.3.2 Les fonctions de la subvocalisation

La subvocalisation a donc une très grande importance dans la mémoire à


court terme, mais elle est souvent de nature répétitive, acquérant dès lors une
seconde fonction, l’autorépétition (Levy, 1978 ; Lieury et Choukroun, 1985).
La subvocalisation seule assure déjà la fonction de recodage du graphique en
lexical dans la lecture, tandis que l’autorépétition subvocale sert de mémoire
« artificielle » permettant de prolonger la durée de vie de l’information (Run-
dus et Atkinson, 1970 ; Craik et Watkins, 1973). D’ailleurs, dans cette fonc-
tion de « maintien à court terme », l’autorépétition subvocale réinjecte
l’information dans la mémoire, et c’est pourquoi certains auteurs, comme
Baddeley, décrivent fort justement ce système comme une boucle, la boucle
verbale (ou articulatoire).
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 73

En prolongeant les études de Betty Ann Levy de Toronto sur la comparai-


son du visuel et de l’auditif, nous avons pu, dans notre laboratoire, distinguer
les deux fonctions de la subvocalisation (Lieury et Choukroun, 1985). Avec
la technique des effets sériels, des séries de 4 instructions (de type informati-
que ou minitel, ex. « code de fonction illégal ») sont présentées successive-
ment en visuel (sur écran d’ordinateur), en auditif (avec un casque Hi-Fi) et
en audiovisuel (écran + casque). Enfin, pour les trois types de présentation,
les sujets devaient mémoriser soit en condition normale, soit en condition de
suppression de la subvocalisation : les sujets devaient répéter vite et à voix
haute « lalalalala… » pendant la phase de présentation/mémorisation.

Visuel Auditif Audiovisuel


100

80
Pourcentage de rappel

60

40

20 Normal
Suppression

0
1 2 3 4 1 2 3 4 1 2 3 4 4
Position sérielle

Figure 3.6
Effet de la suppression de la vocalisation
en fonction du mode de présentation et de la position sérielle
(d’après Lieury et Choukroun, 1985)
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Grâce à la suppression de la subvocalisation (fig. 3.6), on constate deux


effets distincts :
– d’une part, la « suppression » baisse l’effet de récence seulement en
visuel ; cette diminution indique donc que la subvocalisation a un rôle
spécifique pour le visuel et non pour l’auditif ou l’audiovisuel : c’est la
fonction de recodage lexical qui aboutit à un effet de modalité mental
(recodage), mise en évidence par Conrad ;
– d’autre part, la « suppression » baisse l’effet de primauté pour toutes les
conditions de présentation, visuel, auditif et audiovisuel, c’est la fonction
autorépétition.
74 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

2.3.3 L’autorépétition

La subvocalisation semble donc permettre le codage lexical et le stockage de


l’information lexicale en mémoire. Mais cette subvocalisation en tant
qu’activité spontanée est inégale, sauf si elle est explicitement utilisée
comme lorsque nous répétons sans arrêt un numéro de téléphone ou les vers
d’un poème pour les apprendre par cœur. Dans la technique des effets sériels,
l’enregistrement sur magnétophone des autorépétitions à voix haute du sujet
indique que l’effet de primauté est fonction du nombre d’autorépétitions
(Rundus et Atkinson, 1970). Mais en fait, ce n’est pas la répétition en elle-
même qui permet le stockage à long terme. La répétition n’est qu’un main-
tien « artificiel » en mémoire à court terme, ce qui permet des activités de
codage et d’organisation. Sans les processus d’organisation, la répétition (ou
boîte à écho, ou boucle verbale) n’est qu’une sorte de salle d’attente passive.
De nombreuses expériences l’ont montré. Par exemple, Craik et Watkins
(1973) modifient leur technique du rappel final dans les effets sériels (cf.
chap. 2), en faisant apparaître pour chaque liste les quatre mots de la fin en
capitales pour qu’ils soient répétés. Si la répétition était active, il n’y aurait
pas de suppression de l’effet de récence en rappel final, c’est pourtant ce qui
se produit.

Similaires

100 Différents
Contrôle

80
Rappel moyen

60

40

20

0
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
Position sérielle

Figure 3.7
Décalage de l’effet de primauté en fonction de la désorganisation phonétique
(conditions similaires et différents) par rapport à une condition contrôle
(d’après Lieury et Duris, 1978)
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 75

De même, avec une technique de « désorganisation phonétique » (Lieury


et Duris, 1978), nous avions montré qu’on peut décaler l’effet de primauté.
Avant de présenter une liste de 15 mots bisyllabiques dont on fait toutes les
combinaisons possibles (en supprimant les combinaisons qui ont un sens) ;
par exemple avec Volcan-Index-Merlan, on fabrique Voldex, Vollan, Incan,
Inlan… ; ces non-mots sont présentés avec consigne de les répéter très dis-
tinctement comme « dans un exercice de théâtre » ; puis juste après un signal
« attention » et à la même cadence, sont présentés les 15 mots de la liste test.
Dans une condition contrôle, seule une liste de mots est présentée. Dans la
condition « mots similaires », par construction, les mots de la liste sont simi-
laires aux non-mots de la phase préliminaire, et les effets sériels indiquent
non plus un effet classique de primauté mais un effet de centralité (fig. 3.7).
Tout se passe comme si l’effet de primauté était décalé (c’est notamment bien
visible par rapport à la condition contrôle) à cause de la désorganisation pho-
nétique de la première tâche.
Dans une autre condition (avec d’autres sujets), les mêmes non-mots sont
présentés mais suivis d’une liste de mots différents sur le plan phonétique.
Dans cette condition « mots différents », l’effet de primauté est encore plus
décalé, ce qui suggère que l’enregistrement en mémoire nécessite une phase
de programmation phonétique, ici difficile à réaliser.
En somme, il y a facilitation de l’enregistrement lexical après une répé-
tition de mots phonétiquement similaires.

Similaires
5
Différents
Nombre moyen de répétitions

Contrôles
4

2
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

0
1-4 5-8 9-12 13-16
Position sérielle

Figure 3.8
Indépendance entre le système de l’autorépétition et le système lexical :
l’autorépétition est indépendante de la désorganisation phonétique
(d’après Lieury, Bouly et Cicchi, 1980)
76 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Cependant, dans une autre expérience où nous avons appliqué la technique


d’enregistrement des autorépétitions à voix haute des mots à mémoriser (cf.
supra), il apparaît que le nombre d’autorépétitions en fonction de la position
sérielle (groupés par 4 sur la fig. 3.8) ne montre aucune différence entre les
conditions (expérience réalisée avec Frédéric Bouly et Olivia Cicchi, 1980).
L’autorépétition est donc autonome par rapport au système phonologique-
lexical d’entrée et appartient à un système indépendant de programmation
articulatoire, de même que le clavier de l’ordinateur est indépendant de
l’imprimante.

2.4 Le lexique
2.4.1 Accès et temps de recherche dans le lexique interne
L’effet de désorganisation phonétique et la possibilité d’apprendre des nou-
veaux mots (ou des syllabes sans signification) indiquent l’existence d’un
système phonologique (ou phonétique), mais à l’inverse, la mémorisation de
mots connus relève d’un fonctionnement différent, puisque la morphologie
des mots est déjà stockée et récupérable en tant que telle. L’Anglais John
Richardson (1979) a montré ce fonctionnement distinct, en utilisant ce « bis-
touri » des expérimentateurs de la mémoire que représentent les effets sériels
(cf. § 2.2). Dans une expérience non présentée ci-dessus, des séquences de
phonèmes identiques ne produisent pas d’effet de récence, lorsqu’ils sont
présentés comme des lettres « D, G, K, L… », tandis que l’effet de récence
classique est retrouvé, lorsque les mêmes phonèmes sont présentés comme
des mots « dé-jet-cas-aile… » (exp. 2). Les mots existent donc en tant que
tels en mémoire et certains auteurs ont parlé de dictionnaire, ou lexique.
Dans la perspective d’un lexique de « fichiers-mots », Herbert Rubenstein a
lancé un courant de recherche sur les temps d’accès dans le lexique interne
(internal lexicon). Le principe de la technique est de mesurer le temps de
réaction pour décider si un graphisme est ou n’est pas un mot (Rubenstein,
Garfield et Millikan, 1970).

Mot ex. place


Non-mot
ex. palce
Fréquence Forte Moyenne Faible

Temps de réaction 740 ms 802 ms 899 ms 1 021 ms

Tableau 3.7
Temps de décision « lexicale » pour décider si un graphisme
est ou n’est pas un mot, en fonction de la fréquence des mots
(d’après Rubenstein et coll., 1970)
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 77

Le temps de décision est d’autant plus rapide que le mot est fréquent, ce
qui peut s’interpréter par la présence d’occurrences plus nombreuses des
mots fréquents en mémoire, comme une librairie a des stocks plus importants
pour les livres très demandés. Dans la perspective d’une « recherche » en
mémoire, le temps très long pour les non-mots peut s’interpréter comme
une recherche quasi exhaustive dans le lexique jusqu’à une décision de fin de
recherche.

2.4.2 Les indices de l’accès au lexique

À partir de quels indices, l’accès au lexique est-il réalisé : graphiques ou pho-


nétiques ? En situation d’écoute, l’accès s’opère évidemment grâce aux indi-
ces phonétiques avec correction d’après le contexte sémantique pour les
homophones (mère et mer…), c’est le cas pour les jeunes enfants qui ne
savent pas lire et dans beaucoup de situations de la communication usuelle.
En situation de lecture, la question est beaucoup plus complexe et controver-
sée. La lecture apparaît si complexe qu’elle est devenue un domaine d’étude
en soi (cf. Baccino et Colé, 1995 ; Jamet, 1997). Rubenstein a lancé le pro-
blème dans une expérience de décision lexicale (temps de détection des mots
et non-mots) en ne s’intéressant qu’aux non-mots (les mots sont en nombre
égal mais comme « pièges »). Or les résultats montrent que les homophones
de mots fréquents (ex. « pein » qui ressemble à « pain ») sont moins vite
détectés comme non-mots (en moyenne 1 068 ms) que des non-homophones
(1 013 ms). Comme les non-mots sont présentés visuellement sur écran
d’ordinateur, ces résultats montrent donc que les graphismes sont automati-
quement recodés phonétiquement (cf. Conrad) et que ces indices servent dans
l’accès lexical (puisqu’ils ralentissent la décision en créant un conflit,
tab. 3.8). D’autres auteurs, comme Jean-Pierre Rossi en France, aboutissent à
des résultats similaires (1983).

Non-mots
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Phonologie Graphisme

homophone non-homophone irrégulier


régulier
ex. pein ex. palce ex. gratf

Temps de réaction 1 068 1 013 874 966

Tableau 3.8
Temps de décision « lexicale » en fonction
des indices phonétiques
et graphiques (d’après Rubenstein et coll., 1971)
78 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

L’apprentissage du langage étant oral, jusqu’à l’apprentissage de la


lecture, le système phonétique se construit avant le système graphique et
les connexions neurologiques sont probablement plus développées entre le
système phonologique et le lexique.
Les indices graphiques ne sont pas pour autant négligés, car, en définitive,
les non-mots finissent par être détectés (ce qui ne pourrait pas être le cas en
situation auditive sans contexte). De plus, les non-mots sont plus vite détec-
tés lorsque leurs graphismes présentent des irrégularités (gratf : 874 ms) que
lorsque les graphismes sont conformes aux règles orthographiques fréquen-
tes (barp : 966 ms). Les irrégularités graphiques facilitent donc le rejet ce qui
prouve leur utilisation. Les deux modes d’accès, graphique et phonologique,
sont donc utiles, ce qui ne signifie pas qu’ils sont également utilisés. L’accès
direct par les graphismes a l’avantage de permettre une lecture plus rapide,
mais il n’intervient probablement que chez les lecteurs très entraînés.
Dans l’Antiquité, les rares lecteurs devaient plus ressembler à nos enfants
qui apprennent à lire, lisant à voix haute ou faisant bouger leurs lèvres, car
saint Augustin paraît très étonné du mode de lecture de saint Ambroise :
« Lisait-il, ses yeux couraient sur les pages dont son esprit perçait le sens ;
mais sa voix et sa langue se reposaient […] Peut-être évitait-il une lecture à
haute voix, de peur qu’un auditeur attentif et captivé ne l’obligeât, à propos
de quelque passage obscur, à s’engager dans des explications […] et puis la
nécessité de ménager sa voix, qui se brisait aisément, pouvait être encore une
raison de lire tout bas… » (Confessions).

2.4.3 Lexique et mémoire sémantique

Bien que, dans l’usage courant, nous ayons l’impression que le mot et son
sens sont la même chose, de nombreuses observations ou faits expérimentaux
nous indiquent qu’il existe vraisemblablement deux systèmes séparés, le
code lexical, correspondant à la morphologie du mot (Morton, 1970) et le
code sémantique correspondant aux caractéristiques conceptuelles et abstrai-
tes de l’objet ou de l’idée (cf. chap. 4). Plusieurs observations (ainsi que des
expériences plus complexes) vont dans le sens de cette distinction : le mot sur
le bout de la langue et l’aphasie nominale.
Il arrive fréquemment qu’au moment de donner le nom d’un acteur ou d’un
ami, nous ressentions comme une sorte de blocage. Pourtant, notre impression
de connaître le nom est forte et on dit que ce mot « est sur le bout de la lan-
gue ». Ce phénomène a été étudié par Brown et Mc Neill (1966), et d’autres
auteurs à leur suite, en présentant des définitions de mots rares (ex. bathys-
caphe, sextant). Lorsque le phénomène du « mot sur le bout de la langue » se
produit, les sujets sont invités à donner la première syllabe ou la rime à
laquelle ils pensent, etc. Dans un bon nombre de cas, il s’avère que ces
fragments phonétiques sont exacts. Par exemple, la lettre initiale devinée est
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 79

correcte dans 57 %. Puis dans la vie courante comme dans les expériences, le
mot ou le nom peuvent revenir, ce qui prouve que ces mots étaient bien en
mémoire. La capacité de décrire le sens du mot ou le rôle d’un acteur (séman-
tique) prouve également que des informations sont bien disponibles à partir
de la mémoire sémantique. Il y a donc blocage de la mémoire sémantique
vers la mémoire lexicale, ce qui indique leur indépendance. Ce phénomène
se produit de manière plus persistante dans un trouble neuropsychologique,
l’aphasie nominale : le malade peut comprendre à quoi sert un objet sans être
capable de le dénommer, montrant là encore la distinction entre une mémoire
lexicale et une mémoire sémantique.

3 LA MÉMOIRE IMAGÉE

Depuis l’Antiquité (Rhétorique à Hérennius, Cicéron, Quintilien ; cf. chap. 1),


on a remarqué que la mémoire des images était supérieure à la mémoire des
mots. Cependant, l’intérêt pour les images a diminué après Descartes et pen-
dant la période béhavioriste. C’est sans doute avec l’essor des moyens de
communication de l’image, cinéma, bandes dessinées et surtout de la télé-
vision que la recherche fondamentale sur l’image s’est développée, sous
l’impulsion de chercheurs comme Allan Paivio au Canada, Gordon Bower
aux États-Unis et Paul Fraisse et Michel Denis en France.

3.1 La supériorité de l’image sur le mot


De nombreuses expériences ont démontré une supériorité en mémoire pour
des informations imagées (dessins, photos mais aussi image mentale, Denis,
1980) par rapport aux informations verbales. En voici deux illustrations.
Dans une expérience de Michel Denis et de Pierrette de Pouqueville de
l’université d’Orsay (1976), des sujets voient sur un écran une liste d’actions
présentées (pendant un temps constant de 5 secondes) selon différents grou-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pes sous forme de phrases (« la femme colle un timbre », « la fille taille un


crayon »), sous forme d’un film, ou de 3 photos extraites du film et représen-
tant 3 étapes de l’action, d’une photo en couleurs ou d’un dessin.
Toutes les représentations imagées sont mieux mémorisées que les phrases
(tab. 3.8), et on constate même que pour la mémorisation d’actions, les repré-
sentations des étapes de l’action, film ou plusieurs photos, améliorent encore
le rappel.
Le rappel est ici verbal, mais la reconnaissance des images est également
supérieure à la reconnaissance des mots. En voici un exemple (Lieury et Pichon,
1991) dans une expérience parmi d’autres destinées à la fabrication d’un test.
80 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Rappel
(sur 24 actions)

Phrase 6.90

Dessin 9.20

1 photo 8.85

3 photos 10.40

Film 10.40

Tableau 3.9
Supériorité en mémoire d’informations imagées de supports variés
(d’après Denis et de Pouqueville, 1976)

Les mots (16) ou dessins (16) (dessins en couleurs issus d’un imagier pour
enfant) sont présentés en vidéo grâce à un magnétoscope à la vitesse de
2 secondes par item. Typiquement (tab. 3.10), le rappel moyen des mots est
d’environ 7, alors qu’il est de 9 pour les dessins. En reconnaissance (parmi
des pièges), c’est le pourcentage qui est constant, avec environ 70 % de
reconnaissances pour les mots contre 90 % pour les dessins. De même, le
rappel différé (de 2 minutes dans ce test) est plus efficace pour les dessins.

Rappel immédiat Rappel différé Reconnaissance

6.91 4.43 11.41


Mots
43 % 28 % 71 %

9.06 6.09 13.91


Dessins
57 % 38 % 87 %

Tableau 3.10
Comparaison du rappel et de la reconnaissance pour des mots et des dessins
(moyenne et pourcentages établis sur 210 lycéens de l’enseignement général)
(Lieury et Pichon, 1991, non publié)

Par ailleurs, la capacité de stockage à long terme des images semble consi-
dérable. Standing, Conezio et Haber (1970) ont présenté jusqu’à 2 560 pho-
tos (il a fallu 4 jours) à des sujets qui, dans un test de reconnaissance portant
sur 280 photos, en ont reconnu en moyenne 90 %, ce qui donne à peu près
2 000 photos stockées en mémoire. Néanmoins, il faut un temps de codage
suffisant, ici 10 secondes par photographie, pour le traitement de tous les
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 81

aspects de l’image, détails, couleur, ainsi que les aspects sémantiques et lexi-
caux comme nous allons le découvrir…

3.2 Temps de codage et temps de stockage


Le temps de traitement des images a été soigneusement étudié par Mary Potter
du célèbre MIT (Massachusetts Institute of Technology) dans différentes
expériences (1976), notamment avec Helen Levy (1969). Des séquences de
16 photographies (paysages, scènes variées…) sont présentées à des vitesses
variées avant d’être testées dans une épreuve de reconnaissance où les photos
cibles (celles qui ont été présentées) sont mélangées à des pièges (photos
équivalentes mais non présentées). Les temps de présentation varient de
125 ms (millisecondes), soit une cadence de 8 photos par seconde (au cinéma
ou à la télévision, la cadence est de 24 ou 25 par seconde) jusqu’à la vitesse
usuelle des expériences de mémoire de 2 secondes par photos.

100

80
Pourcentage de réponses

60

40
Identification
Reconnaissance
20

0
60 125 250 500 1 000 2 000

Temps de présentation (ms)


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Figure 3.9
Temps de stockage et d’identification pour des photographies complexes
(d’après Potter, 1976)

On remarque immédiatement (fig. 3.9) que ce stockage des images est loin
d’être instantané. L’efficacité de la reconnaissance à 125 ms est quasi nulle
(11 %) et ne dépasse les 50 % de reconnaissance qu’avec un temps minimum
de 500 ms pour atteindre les performances extraordinaires de 80 à 90 %
auxquelles nous sommes habitués avec des vitesses de présentation de 1 à
82 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

2 secondes. À noter la performance d’environ 35 % au temps de présentation


de 250 ms : rappelons que c’est le temps de pause moyen dans une fixation
oculaire lors de la perception visuelle (cf. Lieury, 2004). Mary Potter l’a
d’ailleurs contrôlé en prenant un film des saccades oculaires lors de la pré-
sentation des photographies : il n’y a plus de saccades en dessous de 250 ms
(le temps d’une saccade est plus rapide, mais une saccade ne peut intervenir
avant la fin d’une fixation…). Cela explique que lorsque les scènes sont com-
plexes, comme un paysage, une scène de la rue, un visage, etc., le temps de
présentation doit être important pour stocker des détails.
Ce temps est-il un temps de stockage ou simplement un temps pour enco-
der et identifier la photographie présentée ? Pour différencier ces deux traite-
ments, Mary Potter emploie une technique d’identification qui consiste à
annoncer une cible au préalable, par exemple « une rue avec des voitures »
afin de la détecter pendant la présentation de la séquence de photographies. À
la vitesse de 60 ms par item (1/16 de seconde), la cible n’est identifiée que
dans 50 % des cas (fig. 3.7), mais cette identification atteint 80 % dès le
temps de 125 ms. On constate donc que l’identification sémantique de la
photographie est très rapide. Mary Potter interprète donc la nécessité d’un
temps de 1 seconde nécessaire pour la reconnaissance comme un temps de
stockage.

3.3 Discrimination perceptive et stockage des détails


Depuis la Rhétorique à Hérennius, différents auteurs ont signalé le parallé-
lisme entre la perception visuelle et la mémoire des images (cf. Denis, 1989,
pour une synthèse). De fait, une similitude « physique » entre des dessins
constitue une gêne pour la mémorisation dans l’ordre.

Dessins
Mots
Différents Similaires

% d’erreurs 17.06 25.81 23.19

Tableau 3.11
Augmentation des erreurs dans le rappel dans l’ordre
de dessins de forme similaire
(d’après Nelson, Reed et McEvoy, 1977)

Lorsque les dessins d’une même séquence sont tous de forme semblable
(rectangulaire : boîte d’allumette, gomme, etc.) ou tous de forme ronde (ballon,
mappemonde…), le rappel dans l’ordre comprend plus d’erreurs (tab. 3.11)
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 83

que si les séquences contiennent des dessins de formes variées, ce qui sug-
gère un encodage de caractéristiques physiques.
La perception visuelle n’est pas « panoramique » et elle n’est précise (avec
l’acuité maximale) que dans un champ visuel de 2 degrés environ (cf. Lieury,
2004). Walter Nelson et Geoffrey Lofus de l’université de Washington (1980)
ont donc voulu estimer les détails « vus » dans une seule fixation. Une scène
complexe (quoique stylisée) est présentée pendant 250 ms, le temps moyen
d’une fixation oculaire. Certains « détails » comme dans les jeux « trouver
l’erreur » sont placés au point de fixation ou à quelques degrés d’angle
visuel, par exemple une batte de base-ball appuyée sur une poubelle au coin
d’un immeuble. Puis une scène test est présentée avec ou sans modification,
par exemple, la poubelle mais sans la batte. Les résultats montrent que le
détail n’est perçu et donc stocké que dans un angle visuel de 1 degré, ce qui
confirme que, comme dans la perception visuelle, les images complexes ne
peuvent être stockées avec détails qu’avec un temps d’inspection important
permettant de multiples fixations en différents endroits de la scène.
Une fois l’image stockée, que reste-t-il des détails dans nos souvenirs ?
Pour le savoir, Jean Mandler et Gary Ritchey de l’université de Californie
(1977) présentent pendant un temps suffisant, 10 secondes, 8 scènes schéma-
tiques complexes, comme dans l’exemple ci-dessous :
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Après un délai plus ou moins long (fig. 3.10), allant d’un test immédiat à
un test après 4 mois, les auteurs présentent la cible inchangée ou des dessins
pièges avec différentes modifications dans les scènes : un piège peut être un
objet ajouté ou supprimé (ex. un 2e arbre ou absence de l’avion : c’est l’addi-
tion ou le retrait) ; de même, la taille ou le sens d’un objet peut changer (ex.
la maison est plus grande ou la voiture est dans l’autre sens) ; et enfin la dis-
tance relative entre les objets peut changer (ex. la voiture et le camion, ou les
deux maisons sont plus éloignés). Comme une réponse au hasard donnerait
50 % de réponses correctes, seul le taux de reconnaissance au-dessus de
50 % est considéré comme témoin du souvenir.
84 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

100 Ajout
Cible
Orientation
Distance/taille
Pourcentage de reconnaissance

80

60

50 %
= hasard

40
Immédiat 1 jour 1 semaine 4 mois

Délai de reconnaissance

Figure 3.10
Oubli des détails dans les souvenirs à long terme
(seules la présence ou l’absence d’objets sont vraiment retenues)
(d’après Mandler et Ritchey, 1977)

Ces détails n’ont pas du tout la même « destinée » en mémoire, comme le


montre le souvenir dans les tests après différents délais (fig. 3.9). Les objets
eux-mêmes sont bien stockés, puisque l’addition ou le retrait d’un objet est
encore détectée à 80 % après 4 mois. Les sujets ne sont d’ailleurs pas si con-
vaincus que la cible soit elle-même inchangée, dans la mesure où la détection
correcte est de 80 % jusqu’à 1 semaine, mais chute à 60 % au bout de 4 mois.
Les caractéristiques des objets sont très mal retenues à long terme : la taille
et la distance relative entre objets ne sont pas détectées du tout (réponse au
hasard), y compris dans un test immédiat, tandis que les sujets ne se sou-
viennent plus de l’orientation après une seule journée. Comment expliquer
cette mémoire des images, tour à tour bonne ou désastreuse ?

3.4 Le double codage des images


3.4.1 La théorie du double codage
Malgré les apparences, la mémoire imagée n’est donc pas une « photogra-
phie » perceptive de la réalité. Si c’était le cas, les différents détails seraient
aussi bien retenus que l’objet lui-même. Non seulement ce n’est pas le cas,
mais l’expérimentation montre que le réalisme visuel entrave parfois la
mémoire. Ainsi les détails ou la couleur diminuent plus la performance de
mémoire ; de simples contours en noir et blanc « donnent » souvent la
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 85

mémoire la plus efficace. Par ailleurs, il faut remarquer que, dans la plupart
des expériences, les dessins et les mots sont présentés « visuellement », ce
qui implique des premières étapes de traitement communes (perception
visuelle et stockage iconique). C’est donc au niveau d’un code plus abstrait
que les images et les mots diffèrent.
Si le traitement « visuel » n’est pas spécifique de l’image, en revanche, la
dénomination explicite ou implicite est fondamentale, comme l’ont montré
les premiers le Canadien Ducharme et Paul Fraisse du laboratoire de psycho-
logie expérimentale de Paris (1965). L’apprentissage de 25 mots concrets
(panier, bonbon, poire, lion, chaise, etc.) est comparé à l’apprentissage de
dessins équivalents, ainsi qu’à une autre condition où l’on demande de les
dénommer à voix haute (condition dessin + mot).

Mot Dessin Dessin + mot

Rappel moyen au 3e essai 16.5 18.1 18.0

Tableau 3.12
Supériorité des conditions « dessin » et « dessin + mot » (dénomination)
par rapport à la condition « mot » (d’après Ducharme et Fraisse, 1965)

Les auteurs ont constaté (tab. 3.12) que curieusement, la condition « des-
sin + mot » (dénomination) ne donnait pas de résultats supérieurs à la condi-
tion « dessin seul », ces deux conditions étant supérieures à la condition
« mot ». Les auteurs proposent l’hypothèse suivante : « l’image évoque
immédiatement le mot et, en réalité, la situation où l’on présente l’image
seule est équivalente à celle où l’on présente l’image et le mot ». Le Cana-
dien Allan Paivio a retrouvé de tels résultats et a en outre remarqué que le
rappel de mots abstraits est inférieur à celui des mots concrets : il en a déduit
la théorie du double codage. De même que l’image évoque le mot, le mot
concret évoque une image mentale, ce qui n’est pas le cas du mot abstrait. Le
fait que le dessin est mieux rappelé s’explique par le fait que le mot évoque
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

moins fortement ou moins fréquemment une image mentale que l’image


n’évoque le mot, ce que résume Paivio (1971) dans le schéma suivant :

Code verbal Code imagé Total

Dessin +++ +++ ++++++

Mot concret +++ + ++++

Mot abstrait +++ +++


86 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Au Ier siècle, Quintilien avait déjà remarqué que l’efficacité de l’imagerie


était limitée aux mots concrets. De nos jours, on « calcule » la valeur d’ima-
gerie en demandant à des sujets de noter, par exemple de 1 à 7, la facilité avec
laquelle ils peuvent imaginer un mot. Voici quelques exemples de Michel
Denis qui a réalisé cette expérience à la suite de Paivio :

Mots concrets Mots abstraits

bougie : 6.78 critère : 2.00

carotte : 6.35 concept : 2.03

soleil : 6.70 causalité : 2.01

Les mots concrets apparaissent être ceux dont la valeur d’imagerie est la
plus grande.

3.4.2 Lecture et dénomination

La lecture du mot est un ensemble complexe de mécanismes impliquant les


codages lexical et sémantique d’un graphisme (ex. la suite de lettres « tor-
tue ») puis un codage articulatoire permettant la réponse verbale (orale ou
écrite). Mais la même réponse verbale, par exemple le mot « tortue », peut
être obtenue à partir du dessin de l’objet (ou de l’objet lui-même) : ce proces-
sus s’appelle la dénomination. Or, on sait depuis James McKeen Cattell
(1885, 1886, cité par Fraisse 1969) que la lecture est plus rapide que la
dénomination, alors qu’on penserait plutôt l’inverse. Des expériences plus
récentes utilisant des techniques plus précises confirment ce fait.
Dans l’une des expériences de Fraisse (1964, 1968, 1969) qui a beaucoup
étudié cette question, la lecture et la dénomination sont comparées pour
15 mots et 15 dessins (contours en noir et blanc) des mêmes concepts : 5 ani-
maux (poule, lapin…), 5 plantes (champignon, arbre…) et 5 objets (clé,
lampe…). On vérifie par une expérience de seuil perceptif qu’il n’y a pas de
différence de discriminabilité perceptive entre les dessins et les mots ; cha-
que item étant présenté dans des temps très courts (5 ms, 10 ms, etc.) qu’on
augmente jusqu’à ce que le sujet identifie le mot ou le dessin (seuil d’identi-
fication). Puis dans une seconde phase, on présente chaque mot ou chaque
dessin, et le sujet doit donner la réponse verbale le plus rapidement possible,
le temps étant enregistré du début de l’apparition de l’information au début
de la prononciation de la réponse verbale (devant un microphone), c’est le
temps de réaction verbale.
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 87

Seuil d’identification Temps de réaction verbale

Mots 25 ms 473 ms

Dessins 21 ms 563 ms

Tableau 3.13
Temps de réaction verbale pour des mots (lecture) et des dessins (dénomination)
de même discriminabilité perceptive (seuil d’identification)
(d’après Fraisse, 1969)

Alors que les seuils d’identification sont du même ordre (21 et 25 ms), ce
qui indique une même discriminabilité perceptive, la dénomination demande
approximativement 100 ms de plus que la lecture, ce qui est assez général
dans les expériences ; par exemple, Fraisse a montré que la même informa-
tion perceptive « O » demande 100 ms de plus dans une situation de dénomi-
nation parmi des figures géométriques (triangle, carré, cercle, losange) par
rapport à une situation de lecture parmi des lettres (X, O, P, T). Comment
expliquer cet allongement du temps pour la dénomination ? Ce n’est pas,
comme on l’a tout d’abord pensé, une question d’ambiguïté des dessins, un
dessin pouvant effectivement être différemment « voilier, bateau, navire ».
En effet, dans certaines expériences, comme celle qui vient d’être décrite, le
sujet est familiarisé avec les dessins et les mots avant l’épreuve de temps de
réaction. Une hypothèse, dans la perspective du traitement de l’information,
est de supposer que dans la lecture, l’accès sémantique se déroule en même
temps que la réponse verbale : c’est la notion de traitement parallèle (Lieury,
1992). Pour les dessins, la correspondance avec une réponse verbale n’est
automatique que dans des cas particuliers : signaux du code de la route, idéo-
grammes chinois ou graphismes des lettres et chiffres de notre alphabet. La
plupart du temps, il n’y a pas de dessin standard pour un concept, et on peut
imaginer toutes sortes de dessins d’un bateau, d’une maison, etc. Il est tout à
fait concevable de penser que, dans le traitement de l’information imagée, il
doit y avoir une identification sémantique avant le codage lexical : dans ce
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

dernier cas, le traitement de l’information est séquentiel et non parallèle, et


va nécessiter plus de temps (fig. 3.11)
Cette supposition s’est trouvée confirmée dans une série d’expériences
d’Éric Jamet (1995) de l’université de Rennes. Tout d’abord, dans une
expérience préliminaire, celui-ci confirme avec une technique utilisant la
précision de l’ordinateur, la différence de temps de réaction verbale entre
la lecture et la dénomination. Employant une large gamme de mots et de
dessins présentés une seule fois (chez Fraisse, les sujets voient plusieurs
fois les mêmes items), le temps de dénomination est de 818 ms en moyenne
contre 525 ms pour la lecture, soit un écart d’environ 300 ms (exp. 2).
88 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Lecture = traitement en parallèle

500 ms Réponse
verbale
Code lexical « tortue »
Tortue
Code sémantique

Dénomination = traitement séquentiel


Réponse
800 ms verbale

Code sémantique Code lexical « tortue »

Figure 3.11
Interprétation des différences lecture/dénomination
en terme de processus parallèle ou séquentiel
(Lieury, 1992)

Utilisant ensuite des techniques d’amorçage, Jamet démontre que la dénomi-


nation nécessite (outre une étape structurelle = codage imagé) une étape de
codage sémantique, puis une étape lexicale (ou phonologique).
La technique d’amorçage consiste à faire précéder une condition de déci-
sion lexicale (décider si « vautour » est ou non un mot ; cf. § 2.4.1) par une
amorce. La plupart du temps, l’amorce est un mot ; par exemple, si l’on pré-
sente le mot-amorce « aigle », le sujet doit juste le lire sans répondre. Par
rapport à une condition contrôle où l’amorce est un mot non lié (ou des
croix), on observe un temps de décision sur la cible (vautour) plus court. Cela
est interprété par le fait que l’amorce (aigle) a préactivé des représentations
(sémantiques) qui sont ainsi plus vite activées lors de la présentation de la
cible (vautour). L’amorçage est sémantique si le lien entre l’amorce et la
cible (en gras) est sémantique (aigle-vautour, lion-panthère), mais il peut
être phonologique si l’amorce et la cible se ressemblent phonétiquement
(aigle-angle, lion-lien). Afin de mesurer la durée de la préactivation, les
expérimentateurs font varier l’intervalle amorce-cible, appelé SOA (= stimu-
lus onset asynchrony).
L’originalité des expériences de Jamet est d’opérer un amorçage avec des
dessins. Comme dans l’exemple ci-dessous, c’est le dessin (ex. lion) qui est
l’amorce. Si après avoir vu le dessin d’un lion, le temps de décision lexicale
est plus rapide pour « panthère », c’est bien parce que l’image du lion a
préactivé le sens de lion ; cette préactivation sémantique facilite la décision
sur un mot de même catégorie (les fauves), par exemple le mot cible
« panthère ». À l’inverse, les effets phonétiques sont en général négatifs.
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 89

Si l’image du lion est codée phonologiquement (ou lexicalement), cela pro-


voque une interférence avec un mot cible phonétiquement apparenté comme
« lien » à place de « lion » (fig. 3.12).

Temps de
SOA = 0 ms SOA = 350 ms cible décision
lexicale

Amorçage panthère
sémantique 350 ms

panthère

Amorçage
phonologique lien
350 ms
lien

Figure 3.12
Exemples d’amorçages sémantique et phonologique
avec deux intervalles amorce-cible (SOA)
(Jamet, 1995)

De plus, dans cette expérience très sophistiquée, deux intervalles amorce-


cible (SOA) sont utilisés :
– soit un intervalle de 0, c’est-à-dire une présentation simultanée de
l’amorce (le dessin lion) et de la cible (le mot « panthère ») ;
– soit un intervalle de 350 ms où l’amorce précède la cible de 350 ms.
Il en va de même dans la condition d’amorçage phonologique (le dessin
d’un lion pour le mot cible « lien »).
Les résultats sont très nets (fig. 3.11). L’amorçage sémantique est facilita-
teur mais seulement dans la présentation simultanée (SOA = 0), ce qui signi-
fie que le codage sémantique de l’image (ex. le lion) est très rapide.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Tout au contraire, l’amorçage phonologique est négatif (fig. 3.13) : le


temps de décision sur la cible est donc ralenti (interférence), lorsque l’amorce
et la cible se ressemblent phonétiquement (dessin du lion et mot cible
« lien »). Notons que seule l’image (ex. du lion) a été présentée et que l’expé-
rimentateur n’a pas demandé de prononcer le mot correspondant ; il y a donc
un processus automatique de codage phonologique (ou lexical, l’expérience
ne permet pas de faire la différence). Mais l’effet d’amorçage ne se produit
nettement que pour l’intervalle long (SOA de 350 ms), ce qui signifie que le
codage phonologique/lexical est plus tardif. Ces résultats démontrent claire-
ment un codage sémantique précoce suivi par un traitement phonologique
(lexical).
90 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Temps de
décision
40
lexicale A. sémantique
(ms) A. phonologique
30

Facilitation 20

10

0
0 ms 350 ms SOA
– 10
Inhibition
– 20

– 30

Figure 3.13
Effets d’une amorce « dessin » sur le temps de décision lexical
(d’après Jamet, 1995, exp. 5)
L’amorçage sémantique provoque une facilitation (temps de décision plus rapide).
L’amorçage phonologique provoque une inhibition
(ralentissement du temps de décision).

Dans cette conception de traitement parallèle (lecture) ou séquentiel (ou


sériel : dénomination), il est facile de comprendre pourquoi les seuils d’iden-
tification des mots et des dessins sont équivalents (à discriminabilité égale),
puisque, dans les deux cas, il y a codage sémantique direct à partir du mot ou
du dessin. En revanche, dans cette théorie, le codage sémantique (l’interpré-
tation sémantique) est obligatoire dans le cas des dessins mais pas dans la
lecture. De fait, on observe que des enfants sont capables de lire à voix haute
sans parfois comprendre ce qu’ils viennent de lire ; de même, fatigué ou dis-
trait, il est courant d’arriver au bas de la page d’un livre sans se rappeler ce
qu’on vient de lire. Sur le plan pédagogique, toute illustration devrait donc
être bénéfique pour le codage sémantique, en particulier chez les enfants.

3.4.3 Double codage et temps de dénomination

À l’époque où Paivio formulait l’hypothèse du double codage (1969), l’inter-


prétation des temps de lecture et de dénomination en termes de traitements
lexical et sémantique n’était pas connue – rappelons que la mémoire lexicale
a été proposée en 1970 et la mémoire sémantique en 1969. En revanche,
Allan Paivio connaissait les résultats de Fraisse sur la différence entre les
temps de lecture et de dénomination. La première démonstration du double
codage fut réalisée par Paivio et Csapo (1969) et s’appuie précisément sur ce
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 91

fait expérimental que la dénomination exige un temps supplémentaire par


rapport à la lecture. Le codage verbal des images en mémoire étant assimila-
ble à une dénomination mentale, il doit être plus long que le codage verbal
des mots (lecture). En théorie, on devrait donc trouver un temps critique de
présentation insuffisant pour permettre le codage verbal des dessins. Paivio et
Csapo ont ainsi montré que les dessins (séquences de 9 dessins) sont mieux
rappelés et reconnus que des mots, concrets ou abstraits, à la vitesse de pré-
sentation de 500 ms par item mais qu’à la vitesse de 200 ms, cette supériorité
n’existe plus : lorsque le codage verbal n’est plus possible, les dessins ne sont
plus supérieurs aux mots (fig. 3.14).

Dessins
9 M. concrets
M. abstraits
Rappel (moyenne sur 8 essais)

5
200 500
Temps de présentation (ms)

Figure 3.14
Mise en évidence du double codage :
« chute » des dessins au temps de présentation rapide
(d’après Paivio et Csapo, 1969)

D’autres expériences ont confirmé ces résultats sur des phrases (Fraisse,
1974 ; Fraisse et Léveillé, 1975) ou sur une gamme de temps plus variée
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

(Lieury et Calvez, 1986).

3.4.4 Le caractère composite du double codage


L’image est donc mieux mémorisée grâce au double codage. Cependant, les
études ultérieures sur le code verbal ont montré que ce dernier était lui-même
complexe et comprenait au niveau le plus abstrait (sans parler des codes gra-
phique, phonologique et articulatoire, cf. supra) un code lexical et un code
sémantique. En reprenant l’augmentation de la vitesse de présentation comme
« bistouri » pour analyser les sous-systèmes, nous avons montré, Françoise
92 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Calvez et moi-même (1986) que le stockage des dessins « cassait » à diffé-


rentes vitesses selon la complexité du codage. Dans cette expérience, seule la
reconnaissance est utilisée (parmi d’autres dessins), si bien que le sujet ne
prononce pas les mots. S’il y a un effet des composantes verbales, c’est que
ce codage verbal est automatique.

10

9
Dessins
8

7
Reconnaissance

6 Mots
5

4 D Si
D Co
3
D Amb
2 Mots

1
0 240 480 720
Temps de présentation (ms)

Figure 3.15
Effet de la vitesse sur les composants du stockage des dessins
(d’après Lieury et Calvez, 1986a)
D Si : dessins dénommables par un mot simple, ex. collier.
D Co : dessins dénommables par un mot composé, ex. fer à repasser.
D Amb : dessins ambigus, peu dénommables, ex. mouchoir ou torchon.

Alors que tous les dessins sont supérieurs aux mots à 720 ms (fig. 3.15),
seuls les dessins dénommables par des mots simples (lapin, collier…) sont
nettement mieux reconnus que les mots à 240 ms. Les dessins de mots com-
posés, pourtant aussi simples à percevoir que les dessins de mots simples (ex.
épi de maïs, fer à repasser…), sont moins bien reconnus à 240 ms que les
dessins de mots simples. C’est un effet « lexical » : les mots composés
demandent plus de temps pour être dénommés (lexicalement) que les mots
simples. Enfin, les dessins ambigus (certains dessins peuvent être interprétés
comme « sucrier » ou « sucre », « mouchoir » ou « torchon », etc.) sont encore
moins reconnus à 240 ms, ce qui souligne l’absence d’un recodage, cette fois
sémantique. Au total, on retrouve bien une confirmation d’un double codage
automatique, le codage verbal des dessins comprenant une composante lexicale
et une composante sémantique.
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 93

3.4.5 Code imagé et traitement séquentiel


Si les dessins sont toujours supérieurs aux mots dans le rappel libre, Paivio et
Csapo avaient trouvé que ce n’était plus le cas lors d’un rappel dans l’ordre.
Paivio en avait déduit que le verbal était adapté pour le traitement séquentiel,
notamment parce que l’auditif-articulatoire est un traitement « successif »
(on ne peut prononcer deux mots en même temps) et que, au contraire,
l’imagé était par nature un traitement global (ou « holistique ») du fait de
l’origine spatiale dans le traitement rétinien.
Néanmoins, sachant que la perception est en réalité une succession de fixa-
tions, je ne partageais pas cette théorie. Suspectant l’intervention de la subvo-
calisation, l’expérience sur le rappel dans l’ordre a été refaite avec deux
variantes (avec Françoise Calvez, 1986 et Régine Poirot, 1987) : dans une
condition de vocalisation à voix haute ou, à l’inverse, en condition de sup-
pression de la subvocalisation. Or si l’on retrouve, comme Paivio et Csapo,
en condition normale (sans consigne), une équivalence du rappel dans l’ordre
des dessins et des mots, en condition de vocalisation et de suppression, les
dessins sont toujours supérieurs aux mots, y compris pour le temps court de
240 ms en condition suppression (fig. 3.16) :

7 Normal Vocalisation Suppression

Dessins
6
Mots

5
Rappel

1
240 480 720 240 480 720 240 480 720
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Temps de présentation (ms)

Figure 3.16
Supériorité des dessins en rappel séquentiel lorsqu’il y a vocalisation
ou à l’inverse suppression de la subvocalisation
(d’après Lieury et Calvez, 1986b)

Ces résultats pourraient s’interpréter par la présence ou l’absence d’une


composante articulatoire. En condition normale, les dessins sont codés
lexicalement et sémantiquement, si bien qu’ils sont donc à égalité avec les
mots. Mais lorsque les dessins sont verbalisés à voix haute, ils sont cette
94 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

fois supérieurs grâce à l’addition de la composante articulatoire. À l’inverse,


si l’on supprime la subvocalisation, seuls les mots en pâtissent et les dessins
restent supérieurs, ce que l’on peut représenter en reprenant le schéma de
Paivio mais en séparant le code verbal en trois composantes, sémantique,
lexicale et articulatoire :

Normale Vocalisation Suppression

Dessin Mot Dessin Mot Dessin Mot

Imagé + + +
Sémantique + + + + + +
Lexicale + + + + + +
Articulatoire + + +

Total 3+ 3+ 4+ 3+ 3+ 2+

Cette interprétation, à l’aide du schéma, rend compte du fait (à 720 ms, cf.
fig. 3.14) que c’est la condition vocalisation pour les dessins qui est la
meilleure, et la condition suppression pour les mots qui est la moins bonne,
les autres conditions étant équivalentes, notamment le rappel des dessins en
condition normale ou suppression. Le traitement séquentiel n’est donc pas
« réservé » au codage verbal.
Ces recherches sur le code imagé, notamment la théorie du double codage,
ont des conséquences importantes sur le plan appliqué (pédagogie, commu-
nication). La mémoire imagée n’est pas contrairement, aux apparences, une
mémoire visuelle ou « photographique ». L’image est meilleure en mémoire
essentiellement grâce à son recodage verbal. En pédagogie, la présentation
d’images seules ne suffit donc pas lorsqu’elles sont complexes, il faut les
commenter et les définir verbalement (ex. schémas de biologie…). Au
contraire, les images étant codées sémantiquement, l’adjonction d’images
simples (objets, animaux) devrait favoriser le traitement sémantique qui n’est
pas automatique chez l’enfant dans la lecture, d’où peut-être l’attrait des
livres d’images et de la bande dessinée.

3.5 Les pictogrammes


Le code imagé concerne des types d’informations multiples. Ainsi, les visa-
ges sont mieux reconnus que les dessins mais sont très fragiles avec le
vieillissement (cf. chap. 4). Il est connu que les capacités visuospatiales se
détériorent très rapidement dans le vieillissement pathologique (ex. figure de
Rey, cubes de Kohs). De plus, on oublie trop souvent (notamment dans les
débats spéculatifs sur l’opposition entre traitement analytique et holistique)
que les mots ne sont eux-mêmes, au départ du traitement dans la lecture, que
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 95

des petits dessins spécialisés : des graphismes. Cette réalité nous saute aux
yeux, dès que l’on change de système graphique, en particulier avec les lan-
gages asiatiques. Mais certains dessins ont également dans nos civilisations
valeur de signes ou de symboles : ce sont les pictogrammes.
Dans certaines civilisations, les dessins ont été utilisés pour la communi-
cation écrite, le langage oral étant toujours par nature phonétique. À vrai dire,
il n’y a guère que dans les pays asiatiques que de tels systèmes, idéographi-
ques, existent, et même au Japon, le kanji, écriture idéographique, a un équi-
valent phonétique, le kana. Les hiéroglyphes en Égypte ont évolué au cours
des millénaires vers une écriture phonétique. Cependant, on assiste depuis
peu à un développement important de systèmes linguistiques basés sur des
dessins : les pictogrammes ou « pictos ». Ce sont les panneaux de signalisation
routière, les pictogrammes des gares et aéroports, les signes et symboles des
cartes géographiques ou routières, les pictogrammes des appareils ménagers
ou vêtements (repassage, essorage…). Le succès de certains micro-ordinateurs
est fondé sur leurs pictogrammes (plutôt appelés « icônes ») qui représentent
des fonctions qu’on sélectionne avec un pointeur. Les pictogrammes sont-ils
plus efficaces que l’écriture phonétique ?

Niveau informatif

Faible Fort
stylisé réaliste
Pictos
71 % 27 %
initiale syllabe
Logos
40 % 58 %

Tableau 3.14
Efficacité inversée des pictos et logos en fonction de leur richesse informative
(Lieury et Clinet, 1985, non publié)

Il semble qu’il y ait encore peu d’expérimentation sur ce point, et je présen-


terai une recherche faite avec Catherine Clinet (1985), réalisée pour le Centre
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

commun d’études de télévision et télécommunication. Nous avons sélectionné


un grand nombre de pictogrammes (80) dans des domaines assez variés :
micro-informatique, panneaux routiers et forestiers, pictos des jeux Olym-
piques et pictos trouvés dans des revues variées. Certains sont réalistes (une
grenouille avec un parapluie pour « météo ») et donc présumés être de fort niveau
informatif, d’autres sont très stylisés (jeux olympiques) et supposés de faible
niveau informatif. Nous les avons comparés avec des logos, c’est-à-dire des
parties de mots, avec un niveau faiblement informatif (initiale) ou fortement
informatif (1re syllabe). Pendant la présentation, les pictos et les logos sont
accompagnés de leur signification (camping interdit, judo, etc.), l’épreuve
consistant à rappeler dans un test la signification des pictos et logos.
96 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Les logos sont d’autant plus efficaces qu’ils sont informatifs (tab. 3.13),
les syllabes rappelant plus facilement le mot complet que l’initiale (résultat
connu antérieurement). Mais paradoxalement, c’est l’inverse pour les pictos :
les pictos réalistes sont beaucoup moins efficaces que les pictos stylisés.
Cela rappelle d’ailleurs l’évolution des idéogrammes chinois de dessins,
qui, après avoir été réalistes (tigre ou dragon), sont devenus au fil des millénai-
res des idéogrammes très standardisés (Wang, 1973). Une explication simple
est que la stylisation est en elle-même un trait distinctif qui avertit du rôle
pictographique : le dessin réaliste d’un avion est dénommé « avion », tandis
qu’un dessin très stylisé évoque un aéroport. Il est amusant de constater que
nous refaisons peut-être avec les pictogrammes le chemin pris il y a des mil-
lénaires par les Égyptiens et les Chinois.

4 LES MÉMOIRES « VISUELLES » :


VISUELLE ET VISUOSPATIALE

La mémoire iconique et la mémoire imagée ne sont pas nos seules mémoires


visuelles. Comment s’en étonner ? Le neurobiologiste David Van Essen
compte jusqu’à 34 aires visuelles dans le cortex visuel du singe (cité par
Lorant-Royer, 2002). Si, au début des recherches sur la mémoire imagée, les
chercheurs pensaient tout expliquer par celle-ci, il semble bien qu’il existe
des mémoires spécifiques pour les formes visuelles et les représentations spa-
tiales, la mémoire imagée ne stockant que les objets mentaux (au sens large,
incluant animaux et plantes). De même, la mémoire des visages possède un
fonctionnement si spécifique qu’elle sera abordée dans le cadre du fonction-
nement associatif de la mémoire (chap. 4).

4.1 Mémoire visuelle et mémoire visuospatiale


La première référence historique concernant la mémoire visuospatiale (et
également la mémoire imagée) remonte à Simonide avec la découverte
légendaire de la méthode des lieux (chap. 1). Mais d’autres activités humai-
nes sont également une référence indirecte à l’utilisation de capacités visuo-
spatiales, comme la représentation du temps sous la forme d’un déplacement
sur un lieu (du cadran solaire à l’horloge et la montre), ainsi que de nom-
breux jeux (jeu de l’oie, jeu d’échecs, jusqu’à nos jeux vidéo actuels). Les
gestaltistes ont été les premiers à s’intéresser systématiquement aux formes
visuelles avec leur théorie des bonnes formes. S’ils sont à l’origine de
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 97

nombreux tests (cubes de Kohs, cf. Lieury, 2004), ils ne distinguent pas une
mémoire visuelle d’autres mémoires, encore moins les béhavioristes qui
réduisent l’apprentissage du labyrinthe à une suite de conditionnements des
réponses motrices à chaque carrefour.
Les premiers à avancer l’hypothèse d’une mémoire visuelle spécifique sont
les Canadiens Murray et Francès Newman (1973). Leur technique consiste à
faire mémoriser trois formes géométriques dans un tableau ou grille (3 ran-
gées × 3 colonnes) et à placer, entre la présentation et le rappel, une tâche
interférente. L’oubli de la position des formes est plus important, lorsque la
tâche interférente est visuelle (copie de flèches différemment orientées) plu-
tôt que verbale (comptage).
Ces recherches ont été poursuivies par d’autres, notamment l’Anglais
Allan Baddeley qui s’est spécialisé dans ce domaine. Pour lui, ce système est
à la fois visuel et spatial et il l’intègre à sa théorie de la mémoire de travail
(chap. 2, § 5) sous le nom de « calepin visuospatial » (cf. Monnier et Roulin,
1994). La plupart des expériences (aussi utilisées comme tests) distinguent
deux épreuves d’empan de mémoire :

Empan visuel Empan spatial

11 4

Figure 3.17
Exemple de grilles utilisées
(Lorant-Royer et Lieury, 2003a)
Empan visuel : le sujet doit mémoriser et restituer l’ensemble des points.
Empan spatial : le sujet doit écrire par un numéro la position successive
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

occupée par un point qui change de position.

Dans la mesure de l’empan visuel (ou tâche de Wilson, du nom de son


inventeur), une grille (4*4 cases) est présentée sur un écran vidéo pendant
1 seconde avec 1 point ; le sujet doit indiquer (par un rond ou une croix)
l’emplacement de ce point sur une grille vide. S’il réussit, le deuxième essai
comporte une nouvelle grille avec deux points (différemment placés), et ainsi
de suite jusqu’à ce que le sujet échoue. Le maximum de points correctement
rappelés définit son empan visuel. Dans l’empan spatial, un seul point se
déplace et le sujet doit restituer par des numéros la position spatiale prise
98 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

par le point à chaque étape ; dans l’exemple de la figure 3.17, le sujet doit
mémoriser 4 positions. L’empan visuel est d’environ 7 (le chiffre magique),
tandis que l’empan spatial est d’environ 4, ce qui souligne que l’épreuve est
plus difficile.

Empan visuel Empan spatial

Empan contrôle 6,79 3,97

Interférence visuelle (couleur) –21 % –1,5 %

Interférence visuospatiale (horloge) –31 % –36 %

Tableau 3.15
Baisse du rappel (en %) par rapport à l’empan de la condition contrôle
en fonction de la nature de la tâche interférente
(simplifié d’après Lorant-Royer et Lieury, 2003a)

Dans une expérience (Lorant-Royer et Lieury, 2003b), une interférence


visuelle (nommer la couleur d’une figure) ne baisse que l’empan visuel par
rapport à la condition contrôle (-21 %, cf. tab. 4.3), tandis qu’une interfé-
rence visuospatiale (indiquer la direction dans une horloge imaginaire corres-
pondant à un horaire, tel que 3 heures ou 10 heures) baisse fortement à la fois
l’empan visuel et l’empan spatial. Ces résultats suggèrent deux types dis-
tincts de stockage. Une interférence visuelle (couleur) gêne le stockage dans
une mémoire visuelle, tandis qu’une tâche de mémorisation visuospatiale
mobilise à la fois une mémoire visuelle et une mémoire visuospatiale. La
mémoire visuelle servirait à stocker des formes de base et des couleurs,
tandis que la mémoire visuospatiale permettrait de se représenter quelques
positions d’éléments stockées dans d’autres mémoires, figures ou images
comme dans le jeu Memory.

4.2 Variété des mémoires « visuelles »


Une autre expérience a été réalisée afin de comparer diverses épreuves repré-
sentatives de courants théoriques différents :
– épreuves issues du double codage (« grilles » type memory-test, cf. fig. 3.18 ;
« mémoire imagée ») ;
– épreuves issues de la mémoire de travail (« matrices » ; épreuve de
mémoire visuelle du test de Wechsler (WMS-R)) ;
– épreuves issues du courant de la Gestalt et de la perception visuelle (test de
jugement de direction de lignes de Benton ; « mémoire visuelle »).
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 99

Ces épreuves comportent des variantes (ordre, couleur…) aboutissant à


12 scores et sont passées à 50 filles et garçons du collège (la moyenne d’âge
est de 14,5 ans).

Figure 3.18
Exemple de grille d’images
(d’après Lorant-Royer et Lieury, 2003b)

L’analyse factorielle en composantes principales (ACP) révèle quatre fac-


teurs principaux :
– mémoire imagée et double codage : un facteur correspondant au maximum
de variance (30 %) est impliqué dans le stockage d’images familières (en
couleurs ou non), donc verbalisables et sans rappel spatial (ex. le test de
mémoire imagée est corrélé à .86 avec ce facteur ; il correspond à la
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

mémoire imagée) ;
– mémoire visuelle : un facteur correspond au stockage d’informations
visuelles comme la matrice de points dans une grille (.89) ;
– mémoire visuospatiale : un facteur correspondant au traitement spatial,
comme le test de Wechsler qui consiste à se rappeler la place de carrés
dans l’ordre d’apparition (.92) ;
– mémoire de travail : un facteur correspond à la mémoire de travail de la
théorie de Baddeley additionnant l’action du processeur central et du cale-
pin visuospatial (ou mémoire visuospatiale) (ex. le test de Wechsler dans
l’ordre inverse).
100 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Composantes de la mémoire

F1 F4
Double Mémoire
Épreuves codage F2 F3 de travail
(stockage Mémoire Mémoire (calepin
imagé visuelle visuospatiale visuospatial
+ codage + processeur
verbal) central)

Grilles .77 .25 .24 .16

Mémoire imagée .86 –.06 –.19 .14

Mémoire visuelle .64 .02 .44 –.15

Benton .04 .61 –.05 .47

Matrice .07 .89 –.007 –.06

Wechsler endroit .07 –.04 .92 .08

Wechsler envers .11 .03 .07 .90

Pourcentage de
30.9 19.1 13.6 12.6
variance (en %)

Grilles : moyenne des 4 épreuves (Images familières, Images non familières Noir/Blanc,
Position spatiale d’images familières, Images familières colorisées)
Mémoire imagée : moyenne (rappel et reconnaissance)
Mémoire visuelle : moyenne (position et couleur)

Tableau 3.16
Analyse factorielle d’épreuves visuelles variées
(d’après Lorant-Royer et Lieury, 2003b)

Au total, nous retrouvons trois mémoires « visuelles » : la mémoire ima-


gée (objets familiers), la mémoire visuelle (formes et couleurs) et la mémoire
visuospatiale (ou calepin visuospatial), stockant les positions et directions
pour des formes ou images issues des deux autres mémoires. Enfin, certaines
épreuves, comme redonner dans l’ordre inverse les positions, indiquent un
autre facteur interprétable comme le jeu de la mémoire de travail dans la
théorie de Baddeley alliant la mémoire visuospatiale (qui retient les positions
dans l’ordre) et un processeur central (qui renverse l’ordre).
En résumé, les activités de mémoire visuelle et spatiale sont loin d’être
simples à comprendre et ressemblent un peu à un puzzle, différents cher-
cheurs les ayant interprétées tour à tour par du visuel, du moteur intériorisé
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 101

(Piaget et Inhelder, 1963), de l’image, du spatial… Cette complexité ne


s’améliore pas si l’on essaie de faire un lien avec les systèmes découverts par
d’autres recherches, comme la mémoire iconique (cf. § 1.1). Voici un essai de
modèle incluant également la théorie du double codage et une mémoire pro-
cédurale (en anticipant sur la suite, cf. § 5) permettant, par exemple, de faire
des mouvements ou de dessiner…
Les expériences confirment une mémoire visuelle spécifique (sensible aux
formes et couleurs), différente d’une mémoire imagée, et amènent à penser
que la localisation spatiale serait traitée par un système spécial que nous
identifions comme du visuospatial capable de traiter les localisations et les
directions. Il y aurait donc (fig. 3.19) deux systèmes (ou mémoires) fonction-
nellement indépendants, opérant seuls ou ensemble. Certaines tâches comme
l’empan visuel ne nécessitent que la mémoire visuelle, tandis que les tâches
d’empan visuospatial nécessitent vraisemblablement l’interaction entre les
deux systèmes – mémoire visuelle et mémoire visuospatiale – pour des tâches
d’empan avec des formes simples (points) ou géométriques ; lorsqu’il s’agit
d’objets dans des emplacements (méthode des lieux, topographie, etc.), il
existerait alors une coopération entre la mémoire imagée et la mémoire visuo-
spatiale, comme dans les épreuves de grilles ou le jeu de société Memory.

tactile
tactile iconique
Moteur
Moteur kinesthésique iconique
kinesthésique

Mémoire
Mémoire Mémoire
Mémoire
visuelle imagée
imagée
visuelle
(formes,
(formes, (objets, animaux,
(objets, animaux,
Mémoire couleurs)
couleurs) plantes)
Mémoire plantes)
procédurale
Procédurale

Mémoire
Mémoire
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

visuospatiale
Visuospatiale

(localisations,
(localisations,
directions)
directions)

Figure 3.19
Représentation modulaire des mémoires « visuelles »
et de leurs interrelations
(simplifié d’après Lorant-Royer et Lieury, 2003b)
102 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

4.3 Mémoire visuospatiale et repérage topographique


La complexité du repérage topographique dans la vie courante pourrait
s’expliquer par la variété des mémoires mises en jeu. L’expérience réaliste de
Kathy Pezdek et de Gary Evans d’une université de Californie le montre
bien. La tâche consiste à mémoriser la nature et la position de 16 immeubles
dans la maquette d’une ville ; les immeubles sont des photos collées vertica-
lement sur des blocs de bois, disposés sur une planche de 1 mètre de côté
environ, avec des représentations de rues, lac et forêt. Les sujets ont 3 minu-
tes pour mémoriser la maquette dans trois conditions : une présentation des
noms d’immeubles, une présentation des photographies sans nom et une
condition avec les immeubles et leur nom. Les épreuves consistent à rappeler
ou reconnaître les noms d’immeuble (parmi des pièges), à reconnaître les
photos d’immeubles (parmi des pièges), enfin les sujets doivent replacer sur
la maquette les 16 immeubles (le score correspondant à l’éloignement en
centimètres par rapport à la position initiale).

Condition de mémorisation

Nom Photo Photo + nom

Reconnaissance noms 85 % 91 %

Reconnaissance photos 67 % 60 %

Erreur de position* 12 % 23 % 14 %
* La maquette faisant au plus 100 cm, l’erreur de position en centimètres est traduite en %.

Tableau 3.17
Reconnaissance des noms et des photos d’immeubles
et reconstitution de leur position sur une maquette
(d’après Pezdek et Evans, 1979, exp. 1)

Cette expérience « réaliste » fournit des résultats assez différents des recher-
ches sur les images (cf. § 3), qui, il faut le rappeler, sont souvent des images
familières (collier, fleur…) facilement dénommables. Dans le cas d’immeu-
bles inconnus, les photos sont un peu moins bien rappelées (67 %) que leur
nom (85 %). Étonnant à première vue, on n’observe pas d’effet de « double
codage » ; au contraire, les photos sont un peu moins bien reconnues (60 %)
dans la condition où elles étaient accompagnées d’un nom, ce qui montre une
légère surcharge d’information ; là aussi, il faut rappeler que dans la mémo-
risation d’images familières (collier, fleur…), le nom est déjà connu et asso-
cié à l’image en mémoire. Quand l’objet n’a pas de nom préalablement
encodé, cela représente une charge en mémoire. Ainsi, nous avons vu que des
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 103

dessins ambigus étaient moins bien rappelés à vitesse rapide (§ 3.4.4). De


même, on s’aperçoit que lorsque les immeubles avaient un nom (nom ou
photo + nom), les erreurs de positionnement sont deux fois moins impor-
tantes. Toutefois, ces erreurs de 10 à 20 cm, relativement à la maquette de
1 mètre d’envergure, sont assez faibles, ce qui montre une bonne mémoire
visuospatiale, puisque la maquette comporte 16 immeubles.

5 MÉMOIRE DE L’ACTION
ET MÉMOIRE PROCÉDURALE

5.1 Mémoire de l’action et codage moteur


À l’inverse des conceptions béhavioristes, qui assimilaient la mémoire à des
conditionnements, la perspective du traitement de l’information a conduit à
valoriser les représentations mentales, verbales et imagées, si bien qu’on a
redécouvert avec un certain retard qu’il fallait bien des « codes » moteurs
pour agir ou dessiner. L’Allemand Johannes Engelkamp de l’université de
Sarrebruck a été l’un des chercheurs qui se sont le plus intéressés au moteur
et à l’action. La technique de base (Engelkamp et Zimmer, 1986) consiste à
présenter une liste d’actions, par exemple « se coiffer avec un peigne », « fer-
mer une porte », soit sous forme verbale (phrase entendue), soit sous forme
imagée (dessin), soit sous forme imaginative (l’action est imaginée à partir de
la phrase), soit enfin sous forme d’un programme moteur, l’action elle-même.

60
Pourcentage de rappel

50
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

40
Phrase Dessin Imaginé Action

Type de présentation

Figure 3.20
Efficacité de l’action par rapport à la présentation
verbale, imagée ou imaginative
(d’après Engelkamp et Zimmer, 1986)
104 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Les résultats de multiples expériences révèlent (cf. fig. 3.20) que l’action
permet un meilleur rappel de la liste par rapport aux autres conditions. Dans
ces autres conditions, la présentation imagée (dessin ou imaginative) est
supérieure à la présentation verbale, comme nous l’avons vu auparavant
(cf. § 3). Engelkamp interprète cette efficacité par un supplément de codage
moteur, et s’inspirant de la théorie du double codage, il pense que l’action
bénéficie d’un triple codage : verbal, imagé et moteur.
La présence d’une composante motrice dans l’action réelle est clairement
démontrée dans une technique de temps de décision d’actions ressemblantes.
Une action est présentée sous trois formes différentes selon trois groupes,
verbale, imagination et action, par exemple « tourner une poignée ». La cible
qui déclenche l’horloge de l’ordinateur est une phrase présentée visuellement
comme « remuer la pâte ». Les sujets doivent imaginer l’action impliquée par
la phrase-cible et décider le plus rapidement possible, si les deux actions sont
similaires ou non (les cibles sont mélangées à autant de phrases pièges dont
le mouvement est différent).

1 200

1 160
Temps de décision (ms)

1 120

1 080

1 040

1 000
Phrase Imaginé Action
Type de présentation

Figure 3.21
Rapidité du temps de décision de similitude en fonction du type de présentation
(d’après Engelkamp et Zimmer, 1986)

Le temps de réaction à décider de la similitude (fig. 3.21) est nettement


plus rapide (100 ms), ce qui montre que la composante motrice facilite la
comparaison. Ces expériences indiquent donc un système spécifique de
codage moteur.
Ces recherches ont le mérite de confirmer le rôle du moteur et de l’action
en terme de traitement de l’information (code, mémoire spécialisée). Mais le
rôle du moteur a depuis longtemps été mis en évidence dès le début de la
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 105

psychologie expérimentale et mis en valeur par les béhavioristes : les condi-


tionnements mais aussi les apprentissages sensori-moteurs, comme faire du
vélo, conduire une voiture, taper à la machine, etc.

5.2 Les apprentissages sensori-moteurs chez l’homme


Lorsque les psychologues ont étudié l’apprentissage de la fin du XIXe au
début du XXe siècle, c’était moins pour des préoccupations théoriques que
pratiques (cf. le taylorisme). Les recherches, avec pour finalité le travail ou
l’éducation, se basaient sur des situations de la vie quotidienne (conduite
d’une automobile, dactylographie, etc.). Mais les résultats étaient souvent les
mêmes et la courbe d’apprentissage chez l’homme avait toujours la même
forme : une montée rapide et un plateau définissant les limites biologiques.
Un bon exemple de cette courbe est donné dans l’apprentissage de la télégra-
phie avec l’alphabet morse, qui requiert 36 à 40 semaines, c’est-à-dire pres-
que 10 mois. Les résultats indiquent une montée rapide de la performance
suivie d’un plateau interprété comme les limites biologiques (fig. 3.22).

120

Phrases
100

80
Lettres/mn

60 Mots

Lettres
40

20

0
0 4 8 12 16 20 24 28 32 36
Semaines d’exercice
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Figure 3.22
Courbe d’apprentissage dans la télégraphie :
vitesse de réception de phrases, mots ou lettres
(d’après Bryan et Harter, 1899, cités par Woodworth, 1949)

Cependant, la vitesse d’apprentissage est très variable en fonction des uni-


tés à décoder (il s’agit de la réception de signaux morse), ce qui s’explique
mieux dans les théories actuelles. L’envoi de phrases permet un décodage
sémantique qui permet d’amorcer le décodage de lettres ; cet amorçage est
moindre pour les mots (niveau lexical) et, naturellement, le déchiffrage de
106 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

lettres une à une ne permet pas d’anticiper sur les suivantes, d’où une vitesse
moindre.

5.3 Le transfert d’apprentissage

La vie serait toujours à refaire s’il fallait un nouvel apprentissage à chaque


activité nouvelle. Imaginez, par exemple, qu’ayant appris à conduire sur une
Ferrari, vous passiez autant d’heures à réapprendre à conduire sur la Fiat
Panda que vous venez d’acheter ! Heureusement, il n’en est pas ainsi grâce à
la flexibilité du cerveau. Le plus souvent, un premier apprentissage facilite le
deuxième (a fortiori si plusieurs apprentissages se suivent), c’est le transfert
d’apprentissage (ne pas confondre avec le « transfert » psychanalytique).
L’éducation tout entière est basée sur le transfert, car il est rare que l’on
trouve dans la vie une activité qui est exactement celle qui a été apprise à
l’école ou à l’université.
Ce thème important a suscité un nombre considérable d’études (Oléron,
1964) dès les années 1900 (ex. Thorndike et Woodworth, 1901, cités par
Woodworth, 1949) jusqu’à l’affaiblissement du courant associationniste dans
les années 1960. Les variétés de transfert sont très nombreuses, du transfert
d’une habileté d’un membre à un autre jusqu’au transfert de stratégie de réso-
lution de problème. Voici un exemple de transfert sensori-moteur. Le sujet
doit taper avec un stylet une ligne verticale placée frontalement sur une plan-
che ; cependant, cette planche est masquée et le sujet ne la voit que par un
miroir qui renverse la droite et la gauche (comme le miroir de la salle de
bain). Un essai constitue dix coups et l’erreur moyenne est mesurée. Trois
groupes sont constitués : le groupe contrôle démarre directement l’épreuve
avec le pied droit (auquel est fixé le stylet) ; le groupe de transfert a déjà réa-
lisé dix essais avec la main droite, tandis qu’un troisième groupe bénéficie
d’un apprentissage théorique grâce à une démonstration visuelle du dispo-
sitif.
Par rapport au groupe contrôle qui commet près de 20 erreurs au premier
essai, on voit bien l’efficacité du transfert. De plus, la comparaison entre la
démonstration théorique (qui correspond au traitement visuospatial) et le
transfert sensori-moteur de la main au pied souligne bien déjà l’apprentissage
d’une composante motrice. Les recherches récentes, dans le cadre du traite-
ment de l’information, permettent simplement de distinguer des composantes
du traitement plus abstraites (imagé, lexical, sémantique), alors qu’à l’épo-
que des pionniers de la psychologie expérimentale ou des béhavioristes,
l’accent était mis sur les coordinations sensori-motrices. Ces recherches sur
l’action ont toujours un grand intérêt, renouvelé par le développement des
machines (ordinateur, bras télécommandé, etc.) dans le secteur de la psycho-
logie du travail (cf. Gaillard, 1997).
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 107

20
Contrôle
Théorie
16 Transfert

Erreur moyenne 12

0
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Essais

Figure 3.23
Transfert dans une épreuve à miroir
(d’après Bray, Woodworth, 1949)

Sur le plan neuropsychologique, une synthèse de recherches, sur l’animal


et chez l’homme, a conduit le neuropsychologue américain Larry Squire
(Squire et Zola-Morgan, 1991) à proposer deux systèmes de mémoire diffé-
rents reposant sur des structures neurobiologiques distinctes. À côté de la
mémoire classique qu’il nomme « mémoire déclarative » (ou explicite) et qui
comprend le rappel et la reconnaissance consciente de faits ou d’événements,
il ajoute une nouvelle mémoire, la mémoire procédurale qui concerne les
apprentissages sensori-moteurs et le conditionnement (cf. chap. 6).

6 LES MODÈLES MODULAIRES


DE LA MÉMOIRE
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Au cours des étapes de la recherche sur la mémoire dans la perspective du


traitement de l’information, certains théoriciens ont proposé des synthèses
des structures, des codes et des processus de la mémoire, en utilisant des
schémas de type informatique représentant les différentes fonctions de la
mémoire sous la forme de modules comme un ordinateur : ce sont les modè-
les de la mémoire. Il en existe de nombreux, chaque auteur insistant sur cer-
tains aspects plutôt que d’autres, mais on peut distinguer trois générations de
modèles.
108 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

6.1 Le modèle des deux mémoires


Le premier modèle de type « informatique », proposé par Donald Broadbent
(1958), établissait pour l’essentiel la distinction entre deux mémoires, la
mémoire (ou stockage) à court terme et la mémoire (ou stockage) à long terme.
Dans ce modèle (cf. chap. 2), la mémoire à court terme est conçue comme
une mémoire d’attente permettant de stocker temporairement l’information.
Ce modèle demeure toujours une bonne représentation de ce qui se passe
approximativement dans l’oubli à court terme et les effets sériels, et nous
verrons à nouveau son utilité dans l’interprétation des mécanismes de récu-
pération (chap. 5). Il suffit de se rappeler néanmoins que le sens du trajet de
l’information est inverse de celui imaginé par les premiers auteurs (Broadbent,
Murdock) et commence par la mémoire à long terme, si l’on veut expliquer la
reconnaissance (cf. fig. 2.6). Cependant, peu de temps après la parution de ce
modèle (1958), la mémoire iconique et le rôle de la vocalisation étaient
découverts, si bien qu’il fallait compliquer la représentation de la mémoire.
Il est frappant de constater combien cette démarche, qui conduit à des
modèles successifs plus compliqués tout en gardant des modèles primitifs
suffisants pour certains phénomènes, ressemble à d’autres sciences. Ainsi un
physicien note à propos des modèles de l’atome :
Les conceptions sur l’atome ont en effet pris la forme d’un certain nombre de
modèles (Dalton, Rutherford, Bohr…) chacun conçu pour expliquer les faits
expérimentaux connus à une époque. Un modèle nouveau est devenu néces-
saire lorsque des faits nouveaux n’ont pu être expliqués par le modèle
jusqu’alors accepté. Ainsi le pouvoir explicatif des modèles successifs a été
de plus en plus grand, au prix, il est vrai, d’une complexité également de plus
en plus grande. […] Il n’est nullement interdit d’utiliser un modèle par
ailleurs dépassé, s’il suffit à expliquer les faits auxquels on s’intéresse (le
modèle de Rutherford rend parfaitement compte de l’isotopie ; le modèle de
Bohr […] et de la liaison chimique […] sont parfaitement « suffisants » pour
rendre compte de nombreux faits chimiques). (Arnaud, 1993, p. 16)

6.2 Le modèle d’Atkinson et de Shiffrin


Dix ans plus tard, le modèle de Richard Atkinson et de Richard Shiffrin de
l’université de Stanford en Californie (1968, 1969) a été le modèle le plus
cité, sans doute parce qu’il exploite explicitement et complètement l’analogie
cerveau-ordinateur sous-jacente à la plupart des recherches. Ce modèle repose
sur la distinction entre structures et processus de contrôle (fig. 3.24), ce qui
est l’équivalent du hardware (composants) et software (logiciels) de l’ordina-
teur. Les structures sont composées de trois types de stockage : les registres
sensoriels, le stockage à court terme et le stockage à long terme et enfin
d’un générateur de réponse (l’équivalent de l’imprimante). Les processus de
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 109

contrôle sont composés de mécanismes d’organisation, de récupération, etc.


(cf. chap. 4).

Réponse Générateur de réponses

Mémoire
Registre sensoriel

Mémoire à court terme à long terme


ou de travail (sémantique)
(verbale)
Entrée

Processus de contrôle
• analyse de l’information
• codage
• autorépétition
….

Figure 3.24
Modèle d’Atkinson et de Shiffrin (version de 1969)

L’idée d’une distinction entre stockage sensoriel à très court terme et stoc-
kage à court terme était dérivée de la découverte par Sperling d’un stockage
iconique, mais Atkinson et Shiffrin pensaient qu’il en était de même pour
toutes les modalités sensorielles. Or on l’a vu, cette idée ne s’est pas trouvée
confirmée, soit qu’on ne parvienne pas à mettre en évidence un stockage à
court terme, par exemple pour les odeurs, soit parce que les caractéristiques
temporelles sont différentes entre modalités, par exemple entre le code visuel
et le code auditif. En outre, la distinction de trois systèmes de mémoire – à
très court terme (sensoriel), à court terme et à long terme – ne paraît pas per-
tinente. Craik et Lockhart (1972) en ont fait une critique remarquée en mon-
trant que pour l’information linguistique, les recherches font apparaître que
le traitement de l’information est plus un continuum de « niveaux de traite-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ment » avec des étapes progressives de traitement, graphique, phonétique,


syllabique, lexical, sémantique, syntaxique, et qu’il est vain de distinguer
autant de niveaux de stockage.

6.3 Niveaux de traitement et stockage


Si la critique de Craik et Lockhart est pertinente, elle ne permet pas néan-
moins de rendre compte de l’oubli à court terme qui demeure un fait indiscu-
table. Une solution différente à ce problème est de disjoindre complètement
110 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

les codes, d’une part, et le type de stockage, d’autre part. En effet, dans les
précédents modèles, l’idée généralement admise était que le stockage à court
terme est le mode de stockage des codes sensoriels, alors que le stockage à
long terme est le mode de stockage du code sémantique.
Cette idée n’est guère vraisemblable. Richardson (cf. § 2.2) a bien démon-
tré un stockage lexical pour l’effet de récence en montrant des effets sériels
différents pour des lettres ou des mots. De même, les temps d’interprétation
sémantique (Potter pour l’image ; différence lecture/dénomination de 300 ms
interprétée par un codage sémantique) paraissent très courts, environ de 100
à 300 ms, ce qui se confirme dans des expériences de catégorisation sémanti-
que (de l’ordre de 1 seconde mais en comprenant le temps moteur de la
réponse du sujet, cf. chap. 4). Par conséquent, dans les temps usuels de pré-
sentation de l’information, comme dans les effets sériels avec une présenta-
tion de mots familiers toutes les 2 secondes, les mots sont tous identifiés
sémantiquement, et il n’y a pas lieu de penser que les mots de l’effet de
récence ne sont codés que dans un code sensoriel (visuel, auditif). Ainsi, lors-
que Glanzer et Razel (1974) montrent des effets sériels classiques pour des
listes de proverbes, il est difficile de supposer que les proverbes de l’effet de
récence n’ont pas été codés sémantiquement. En revanche, l’effet de moda-
lité (supériorité de l’auditif pour l’effet de récence) peut s’expliquer par un
supplément d’informations auditive ou lexicale du fait d’un « résidu »
d’informations dans les modules de traitement précoce.
À l’inverse, il est logique de penser qu’il existe une forme de stockage à
long terme pour des informations sensorielles. Ainsi, nous l’avons vu, les
odeurs sont reconnues après plusieurs minutes, et nous reconnaissons après
de longs délais des odeurs familières comme celles de la fraise, de la cire,
etc. D’ailleurs, dans le cas contraire, il n’y aurait pas de mémoire sensori-
motrice, de mémoire des graphismes des lettres, de mémoire des sons et des
phonèmes, etc.
Une nouvelle génération de modèles consiste à représenter la mémoire
comme un ensemble de systèmes ou modules de traitement (Anderson et
Bower, 1973 ; Lieury, 1980), caractérisés en propre par un code (ou une
famille de codes ayant des spécificités de capacité, de vitesse, d’oubli). Mais
chaque système a un mode de fonctionnement à court terme et à long terme.
On explique ainsi les différentes capacités d’environ 4 pour la mémoire ico-
nique ou la mémoire visuospatiale, d’environ 7 pour le rappel immédiat de
mots, mais de 9 pour des dessins, etc., avec différentes vitesses d’oubli…
Un modèle modulaire des systèmes de traitement (fig. 4.25) comporte, dans
l’état actuel des connaissances, des systèmes de codes sensoriels (visuel,
auditif) et moteurs (réponses vocales ou motrices), un système lexical et
symétriquement de traitement des images, et une mémoire sémantique. Le
traitement visuel, loin d’être homogène comme nous l’avons vu, regroupe
différents sous-systèmes, images d’objets, animaux et plantes, visages, formes
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DE LA MÉMOIRE 111

et mémoire visuospatiale (mais également des pictogrammes, des visages,


cf. chap. 4), de sorte qu’on peut représenter ces modules reliés, comme dans
les gros ordinateurs, par des connexions privilégiées qui permettent des trai-
tements particuliers, autorépétition, double codage.

Mouvements Perceptions

Moteur Iconique Auditif Vocal


Visuel
Lecture Autorépétition
Procédural
Mémoires :
– visuelle
– visuospatiale Lexical
– imagée

Mémoire
sémantique Double codage
Mémoire

Mémoire à court terme :


Mémoire de travail +
Multifenêtrage

Figure 3.25
Modèle modulaire de la mémoire
(d’après Lieury 1992 ; Lorant et Lieury, 2003)
La mémoire à long terme est très complexe et regroupe de nombreux systèmes spécialisés,
les modules. La mémoire à court terme peut être représentée
comme un « multifenêtrage » sur la mémoire à long terme (Lieury, 1990).

La mémoire à court terme ou mémoire de travail reposerait sur deux méca-


nismes indépendants mais qui peuvent s’additionner :
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

– l’activation des informations au moment du traitement de l’information


(indiquée, par exemple, par les enregistrements électriques ou l’imagerie
médicale). Ce type de mémoire à court terme expliquerait les différents
empans et les différences de vitesse d’oubli ;
– une mémoire de travail « vide » (dans le sens du processeur central de
Baddeley) qui permet de combiner différentes informations provenant
d’autres modules, par exemple sémantiques ou imagées.
Au total, l’addition de ces deux processus peut se concevoir comme un multi-
fenêtrage sur l’écran de l’ordinateur (Lieury, 1992) : chaque « fenêtre » rend
112 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

actives des parties de la mémoire à long terme, informations sémantiques et


imagées notamment, pour permettre des processus plus complexes, rappel
inversé, organisation et récupération (chap. 4 et 5).
Sur le plan neurobiologique, l’hippocampe est vraisemblablement l’archi-
viste qui identifie les informations arrivantes, comme anciennes ou nouvelles
(ex. je connais le mot « bateau », mais il m’est présenté une nouvelle fois
dans cette liste). Les modules spécialisés de la mémoire à long terme se
situent dans tout le cortex (ex. mémoires visuelle et imagée dans le cortex
occipital), tandis que la mémoire de travail reposerait sur certaines structures
du cortex frontal.
Chapitre 4

LE
FONCTIONNEMENT
DE LA MÉMOIRE
Dans les années 1950-1960, la plupart des chercheurs ont préféré des modes
explicatifs radicalement distincts de l’explication en terme d’associations des
béhavioristes, en décrivant le fonctionnement de la mémoire sous forme de
modules ou de programmes. Mais une fois que des mémoires spécialisées
sont mises en évidence, il faut bien expliquer le fonctionnement interne de
celles-ci. Personne n’a pensé que les modules étaient des boîtes vides. À
partir des années 1970-1980, les théoriciens ont redécouvert l’intérêt des
explications en terme de réseaux associatifs (reproduisant les réseaux de neu-
rones), si bien que les deux courants d’étude se complètent. D’une part, la
mémoire est décrite comme un ensemble de systèmes spécialisés ou modules
(mémoire iconique, sémantique, à court terme…) s’inspirant de la descrip-
tion de l’ordinateur en sous-systèmes spécialisés : la mémoire vive, le disque
dur, la carte vidéo… D’autre part, le fonctionnement interne des modules est
expliqué par des réseaux associatifs (mémoire sémantique, mémoire des
visages) renouant avec la tradition associationniste. Ceux qui souhaitent se
démarquer de la conception associationniste (notamment dans le domaine de
l’intelligence artificielle) parlent de néoconnexionnisme, le terme de néo-
associationnisme existant déjà.

1 LES ASSOCIATIONS VERBALES


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Selon une longue tradition qui va d’Aristote aux philosophes associationnis-


tes anglais (cf. chap. 1), certains penseurs avaient bien remarqué que des
mots (ou idées) en évoquaient d’autres, comme s’ils étaient accrochés par
les mailles d’un filet. L’apport de ces philosophes a laissé des expressions
courantes : le « fil de la pensée », « perdre le fil de ses idées »… Edgar Poe
l’utilise dans la bouche du premier détective de la littérature pour deviner les
pensées de son ami dans Double assassinat dans la rue Morgue.
116 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Mais c’est l’Anglais Francis Galton, le « père » de la psychologie différen-


tielle, qui eut l’idée d’utiliser les associations pour dévoiler l’esprit, en
l’occurrence les souvenirs d’enfance. À la suite de ses expériences, il disait
des associations qu’elles « mettent en lumière avec une curieuse précision les
fondements de la pensée de l’homme et exhibent son anatomie mentale avec
plus de crudité qu’il ne souhaiterait lui-même la faire voir » (Galton, 1879,
cité par Jodelet, 1972). Les psychanalystes, notamment Jung, ont utilisé cette
méthode, mais en s’attachant plutôt aux associations incongrues permettant
d’éclairer l’inconscient du patient.

1.1 Les normes associatives

Dans le cadre de la psychologie expérimentale, les premières normes furent


publiées en 1910 par Kent et Rosanoff. Elles furent suivies de nombreuses
autres, car les béhavioristes y voyaient le résultat des connexions entre les
mots, dans le système nerveux, par le processus du conditionnement. Les
normes permettent ainsi de mesurer pratiquement le réseau associatif et pré-
voir des résultats. Par exemple, l’apprentissage de couples fortement associés
(ex. abeille-miel) est beaucoup plus facile que l’apprentissage de mots faible-
ment associés (abeille-nid).
Ces associations sont mesurées facilement (bien que le dénombrement lui-
même soit fastidieux) en proposant une liste de mots dits « associants » à un
grand nombre de sujets qui doivent répondre à chaque mot associant par le
premier mot qui leur vient à l’esprit. Tous les sujets ne répondent pas de
manière identique, mais on observe que certaines réponses sont plus fréquen-
tes que d’autres. Voici un exemple dans des normes établies sur 120 mots et
300 sujets (Lieury, Iff et Duris, 1976) :

Abeille

– miel 114

– ruche 37

– pique 11

– reine 9

– bourdonnement, butine 7

– fleur, vole, travail 6

– bourdon, insecte, soleil 5



Tableau 4.1
Exemple d’associations verbales
(Lieury, Iff et Duris, 1976)
Remarque : le nombre d’associés est sur 300.
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 117


Abeille

– bourdonne, bzz, guêpe, nid, piquer, vol 3

– butinante, chaleur, ça pique 2

– danse, dard, douceur, épine, essaim, foule, hydromel, 1


ivre, labeur, langage, pollen, sucre, vitre, etc.

Tableau 4.1
Exemple d’associations verbales
(Lieury, Iff et Duris, 1976)
Remarque : le nombre d’associés est sur 300.

Les réponses sont très variées. Certaines ne sont évoquées que par un
seul sujet sur 300 ou quelques sujets : ce sont des associations faibles.
D’autres, au contraire, sont très fréquentes, comme miel, ruche : ce sont les
associations fortes. Souvent, ces associations sont stables, ainsi, pour le mot
« abeille », c’est à nouveau le mot « miel » qui est le premier mot associé
près de trente ans plus tard (de La Haye, 2003). Les béhavioristes pensaient
que les associations reflétaient directement des associations apprises par
conditionnement du fait de la contiguïté temporelle des mots dans la lan-
gue. Cependant, de nombreuses études ont montré que les associations
étaient de nature variée. Les associations de contiguïté existent bien, par
exemple « montagne-ski », « visage-barbe », mais ce sont les relations
« logiques » qui apparaissent les plus fréquentes chez l’adulte, par exemple
« animal-lion », « chou-légume », notamment les associations de contraste
(cf. Aristote et Hume, chap. 1) pour les adjectifs « chaud-froid » « dur-
doux ».

1.2 Associations par contiguïté


et associations catégorielles
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

L’étude génétique de la construction du réseau associatif chez l’enfant


montre que les associations sont basées chez l’enfant sur des relations per-
ceptuelles (le chien a quatre pattes, le chat miaule…), tandis qu’elles devien-
nent plus « logiques » chez les adolescents. Mac Neill (1966) et Marcia
Lippmann (1971) pensent que c’est la connaissance progressive des proprié-
tés des concepts qui permet de les regrouper en catégories conceptuelles.
Des auteurs ont donc constitué des normes catégorielles, reprenant la tech-
nique d’associations mais en donnant la consigne de fournir des éléments de
catégories (Tardieu et Charles, 1977, cf. tab. 4.2 ; Postal et Lieury, 1994).
118 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Oiseaux

– rouge-gorge 31

– perroquet 28

– moineau, pigeon 22

– aigle, merle 21

– corbeau, pie 20

– rossignol 18

– hirondelle, mésange 15

… …

– angoulevent, bengali, casoar, faucon, mandarin… 1

Tableau 4.2
Exemple d’associations catégorielles (d’après Charles et Tardieu, 1977)
Remarque : le nombre d’associés est sur 54.

2 LA MÉMOIRE SÉMANTIQUE

2.1 Le modèle de Collins et Quillian


Les problèmes de traduction automatique et d’intelligence artificielle (le
robot ou l’ordinateur de bord de la voiture qui parlent) ont stimulé de nom-
breuses recherches fréquemment réalisées de manière conjointe par des
informaticiens et des psychologues expérimentalistes (ou cognitivistes).
Ainsi, Ross Quillian (1969), informaticien, s’associa à Allan Collins, psy-
chologue, pour essayer de valider sur le plan psychologique un premier
modèle. Cette coopération fut à l’origine d’un grand domaine de recherche :
la mémoire sémantique (du grec semantikos : qui signifie). La théorie de
Collins et Quillian (1969, 1970, etc.) repose sur deux grands principes, outre
l’idée désormais généralement admise que la mémoire sémantique est dis-
tincte de la mémoire lexicale (cf. chap. 3 : aphasie nominale, mot sur le bout
de la langue) :
– principe de hiérarchie catégorielle : les concepts de la mémoire sémanti-
que sont classés de façon hiérarchique, les catégories étant emboîtées dans
des catégories plus larges comme dans une arborescence ;
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 119

– principe d’économie cognitive : seules les propriétés (ou attributs) spécifi-


ques sont classées avec les concepts. Leur exemple type est célèbre, un
canari est jaune mais non tous les oiseaux, donc la propriété « jaune » est
classée avec le concept de « canari », tandis que des propriétés générales
comme « a un bec », « a des ailes », etc., sont classées avec le concept
d’oiseau (fig. 4.1).

respire
Animal
mange

vole nage
a des plumes Poisson a des branchies
Oiseau
a des ailes a des écailles

est rose
Canari chante Requin Saumon est comestible
Autruche
est jaune

Figure 4.1
Exemple d’arborescence dans la théorie de Collins et Quillian
(d’après Collins et Quillian, 1969)

Collins et Quillian utilisent une technique de temps de réaction avec l’idée


que le temps de jugement sémantique de phrases de type « un canari est
jaune » ou un « canari a de la peau » sera d’autant plus long que la distance
sémantique sera grande entre les concepts ou les propriétés. La distance repré-
sente un nombre d’étapes appelées « nœuds » dans un fonctionnement tout
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

comme dans l’arborescence d’un logiciel informatique (les répertoires).


Chaque proposition apparaît sur l’écran d’un ordinateur et déclenche une
horloge qui s’arrête avec l’appui par le sujet sur une touche « oui » (la phrase
est correcte) ou une touche « non », c’est la mesure du temps de jugement.
Tous les types de phrases (avec d’autres concepts que canari) sont mélangés
y compris avec des phrases fausses (un requin a des ailes). D’une part, les
temps de jugement sémantique sont relativement courts (fig. 4.2), de l’ordre
de 1 000 ms (1 seconde) à 1 500 ms, y compris le temps moteur de réponse,
et les résultats vont dans le sens des prévisions du modèle. Le temps de
jugement sémantique est plus long en fonction de la distance sémantique.
120 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

D’autre part, le jugement est plus court, lorsque les propositions mettent en
jeu des concepts catégoriels « un canari est un oiseau » plutôt que des pro-
priétés « un canari peut voler » : en effet, les propriétés étant classées avec
les catégories, l’accès aux propriétés exige une étape de plus par rapport à la
catégorie.

Propriété
CANARI
1 600 Concept

1 500
Temps de jugement (en ms)

a de la peau
1 400
vole
1 300
jaune
1 200
Animal
1 100
Oiseau
1 000
Canari
900
D0 D1 D2
Distance sémantique

Figure 4.2
Temps de jugement sémantique en fonction de la distance sémantique
(d’après Collins et Quillian, 1969)

2.2 Fréquence associative, économie cognitive


et hiérarchie catégorielle
Dans l’ensemble, le principe de hiérarchie catégorielle a été confirmé dans
d’autres recherches, ce qui va d’ailleurs dans le sens du rôle important des
catégories dans la mémorisation (cf. § 5.2.1). Par exemple Rips, Shoben et
Smith (1973) confirment en général l’effet de supercatégorie sur deux caté-
gories : des noms d’oiseaux sont plus rapidement identifiés comme apparte-
nant à la catégorie « oiseaux » (1 307 ms) que comme « animaux » (1 456 ms),
de même des noms de voitures comme « voiture » (1 268 ms) que comme
« véhicule » (1 380 ms). Une exception apparaît toutefois avec la catégorie
« mammifère » qui produit des temps plus longs (sauf pour la vache) pour
onze animaux que pour la catégorie logiquement plus générale « animaux ».
Cette exception provient probablement du caractère « technique » du concept
de mammifère. Des études ultérieures (Anderson et Reder, 1974) ont montré
que les temps de réaction étaient corrélés avec l’ancienneté d’acquisition
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 121

génétique des concepts. Les catégories conceptuelles de notre mémoire


sémantique sont donc les catégories que nous apprenons dans notre prime
enfance. À partir de 2-3 ans, les « rayonnages » de notre mémoire sémantique
sont les animaux, les papillons et les étoiles de mer, mais non des catégories
techniques comme les mammifères, les lépidoptères ou les échinodermes.
En revanche, ces auteurs, ayant pris soin de sélectionner de nombreux
exemples par catégories (12 oiseaux…), trouvent une grande variabilité dans
les temps de réaction : « pigeon est un oiseau » demande en moyenne
1 214 ms, tandis que la proposition équivalente « oie est un oiseau » prend un
temps très long de 1 350 ms. En fonction de ces résultats, les chercheurs ont
réintroduit la fréquence associative dans leur analyse. La fréquence associa-
tive se calcule avec une variante de la technique d’associations de mots, en
précisant dans la consigne de ne donner que des noms de la catégorie (de
même pour les propriétés). Par exemple, dans les normes catégorielles fran-
çaises recueillies par André Charles et Hubert Tardieu (1977) de l’université
René-Descartes, on peut distinguer des instances catégorielles très fréquentes
(ou dominantes) et peu fréquentes :

Instances catégorielles

Très fréquentes Peu fréquentes

rouge-gorge autruche
perroquet albatros
Oiseau
aigle pélican
merle martinet

rose giroflée
marguerite digitale
Fleur
tulipe edelweiss
œillet renoncule
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Tableau 4.3
Exemple d’associations catégorielles selon leur fréquence
(d’après Charles et Tardieu, 1977)

La prise en compte de la fréquence associative corrige sensiblement le pre-


mier modèle de Collins et Quillian. Dans une expérience combinant adroite-
ment la distance sémantique et la fréquence, Carol Conrad (1972) montre
que l’économie cognitive ne fonctionne que pour les propriétés peu fréquen-
tes (fig. 4.3).
122 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

un poisson rouge
1 240 a une bouche

1 200
un oignon
1 160 a des vitamines

un chêne
1 120
a des glands
TR (ms)

1 080
une oie
a des ailes
1 040 une orange
est comestible
1 000 un banjo
Élevée
a des cordes
960 Moyenne
D1 D2 D3 Basse

Figure 4.3
Économie cognitive et fréquence associative
(d’après Conrad, 1972)

La distance sémantique ne produit des temps plus longs que pour les fré-
quences faibles ou moyennes (un poisson a une bouche) mais pas pour les
fréquences fortes (une orange est comestible). L’idée de Collins et Quillian
d’une inférence pour les distances sémantiques longues, du type « un poisson
est un animal, donc un poisson a une bouche », ne se produit que pour les
propriétés peu (ou jamais) associées au concept (fig. 4.3). Mais, certaines
propriétés, logiquement éloignées sémantiquement, sont néanmoins stoc-
kées, contre tout principe d’économie (« une orange est comestible », « un
pigeon a des ailes », « une truite a des écailles »…). Donc, les propriétés
fréquentes (plumes pour oiseau, etc.) sont vraisemblablement stockées plu-
sieurs fois. Cela peut sembler peu économique, mais l’accès sémantique,
donc la compréhension, est plus rapide…
Nous avons repris, avec Virginie Postal et Moïse Déro, le même principe
que Carole Conrad mais pour des concepts catégoriels afin d’évaluer la géné-
ralité du principe de hiérarchie catégorielle. De nouvelles normes ont été
constituées à partir de 221 catégories, classiques comme les animaux ou les
plantes mais aussi pour des noms propres, comme les films, les musiciens de
rock’n roll, les pièces de théâtre, etc. (Postal et Lieury, 1994). Les proposi-
tions sont, comme chez Collins et Quillian, du type « tourterelle est un
oiseau » pour les mots communs, ou « West Side Story est une comédie musi-
cale » pour les noms propres (fig. 4.4). L’effet de hiérarchie catégorielle ne se
produit que pour les mots fréquents : « pie » est plus rapidement catégorisée
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 123

1 200 1 200
Forte Comédie musicale
oiseau Faible
1 100 1 100

animal 1 000
1 000
Fil
900 900

TR
TR

800 800

700 700
pie
600 600 Hair
tourterelle West Side Story
500 500
D0 D1 D2 D0 D1 D2
Distance sémantique Distance sémantique

Figure 4.4
Effet de la fréquence (pie) sur la rapidité de catégorisation
pour des noms communs et des noms propres
(d’après Postal, Dero et Lieury, 1996)

comme oiseau que comme animal, ce qui reflète une hiérarchie catégorielle
en mémoire sémantique. Il en va de même, pour les noms propres fréquents
comme « West Side Story » qui est plus rapidement catégorisé comme caté-
gorie spécifique (comédie musicale) que comme catégorie générale. À
l’inverse, cet effet ne marche pas pour les mots moins fréquents, tourterelle
ou Hair, qui sont plus rapidement catégorisés dans la catégorie générale ; on
décide plus rapidement que « Hair » est davantage un film qu’une comédie
musicale ou que « tourterelle » est plus un animal qu’un oiseau. Ces résultats
indiquent que la hiérarchie catégorielle, découverte par Collins et Quillian,
ne fonctionne que pour les concepts très connus.
Paradoxalement les effets de fréquence ont des résultats contraires pour les
catégories et pour les propriétés mais qui s’interprètent facilement en terme
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de richesse du réseau sémantique. Pour les concepts fréquents (pie, West Side
Story), le réseau sémantique est riche et détaillé :
– l’effet de hiérarchie catégorielle se produit pour les concepts fréquents
pour lesquels il y a des catégories plus fines (comédie musicale, oiseau),
et l’on retrouve l’effet de hiérarchie catégorielle montré par Collins et
Quillian : « un canari est un oiseau ; un oiseau est un animal » ;
– au contraire, les propriétés sont répétées et il n’y a pas d’économie cogni-
tive, comme l’a montré Carole Conrad : la propriété « aile » est stockée
au niveau basique de « pigeon » et pas seulement au niveau élevé de
« oiseau ».
124 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Pour les concepts peu fréquents (tourterelle, Hair), le réseau sémantique


est banal et peu détaillé :
– la hiérarchie se compose d’un seul niveau, la catégorie générale : il n’y a
donc pas d’effet de hiérarchie catégorielle ; il est plus rapide de dire
« tourterelle est un animal » que « tourterelle est un oiseau » ;
– de même, l’économie cognitive est la conséquence d’un réseau peu
détaillé : « vitamine » n’est pas stocké au concept d’« oignon », pas plus
que « bouche » à « poisson rouge ». Dans ce cas, il y a inférence, comme
l’avait bien vu Collins et Quillian : « poisson rouge est poisson donc un
animal, donc il a une bouche ».
Les résultats initiaux de Collins et Quillian, ainsi que leurs variantes en
fonction de la fréquence, s’expliquent donc bien en terme de richesse et de
détails d’une arborescence. Cela permet d’expliquer les grandes différences
de performances entre les personnes, telle personne connaissant très bien les
animaux et telle autre le cinéma, et les mémoires prodigieuses ou la mémoire
de l’expert (cf. § 7).

2.3 Traits sémantiques et prototypes


Dans leurs expériences, Collins et Quillian incluaient des propositions faus-
ses, du type « un canari a des nageoires » ou « manganèse est un animal ».
Au début des recherches sur la mémoire sémantique, ces propositions fausses
n’étaient là que par un souci de contre-balancement, mais on s’intéressa vite
aux mécanismes qui permettaient le rejet de ces anomalies sémantiques.
Dans une expérience de catégorisation, Collins et Quillian retrouvent l’effet
de supercatégorie (fig. 4.5) : il faut plus de temps pour affirmer qu’« un épa-
gneul est un animal » (840 ms) que de juger vrai qu’« un épagneul est un
chien » (720 ms), mais deux types de résultats apparaissent pour les proposi-
tions fausses.
Pour certains concepts : « tulipe est un chien » (ou un animal), on retrouve
un effet de supercatégorie mais avec un supplément de temps. Collins et
Quillian l’interprètent selon un mécanisme de recherche dans l’arborescence
(fig. 4.6), en supposant que, pour des concepts proches, animal/plante, il y a
des confusions sémantiques qui ralentissent les temps de recherche. Ces
résultats ont d’ailleurs été retrouvés dans d’autres de leurs expériences avec
des propositions du type « Madrid est au Mexique », etc. (Collins et Quillian,
1972). La confusion sémantique s’interprète donc bien dans le cadre d’un
modèle en arborescence.
À l’inverse, les propositions qui apparaissent plus franchement comme des
anomalies sémantiques, du genre « manganèse est un animal » ou « éléphant
est un oiseau », ne produisent pas d’effet de supercatégorie et sont rejetées
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 125

(réponse non) très rapidement. Ces temps très rapides s’accordent mal à une
théorie de recherche dans une arborescence, car la distance sémantique est
très grande et devrait tout au contraire produire des temps longs (fig. 4.6).
C’est pourquoi d’autres chercheurs, notamment David Meyer (1970, 1976)
et Schaeffer et Wallace (1970), qui ont beaucoup travaillé sur les anomalies
sémantiques, ont proposé un autre modèle en termes de traits sémantiques.

920
Tulipe
880

840 Épagneul
TR (ms)

800
Manganèse
760

720

680
e e
gori gori
até caté
C us-
So

Figure 4.5
Temps de catégorisation d’instances positives ou négatives
en fonction de leur place dans l’arborescence de la mémoire sémantique
(d’après Collins et Quillian, 1970)

La compréhension, les jugements sémantiques ne seraient pas assurés par


une recherche dans une arborescence mais par une comparaison de traits
sémantiques attachés aux concepts. Ces traits seraient ordonnés, de sorte que
la comparaison de « manganèse » et « animal » ferait très vite apparaître
deux traits contradictoires « animé » et « inanimé », ce qui suffit pour rejeter
la proposition « manganèse est un animal ». Dans ce modèle de comparaison
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de traits, à l’inverse de l’arborescence, la décision est d’autant plus rapide


que les traits incompatibles sont nombreux : l’anomalie est d’autant plus fla-
grante que le nombre de traits incompatibles est grand.
En fait, les deux modèles ne sont pas incompatibles et l’on peut penser que
la recherche sémantique s’effectue parallèlement dans une arborescence et
dans les listes de traits stockés au nœud de chaque concept. En effet, dans les
expériences de jugements sémantiques, les propositions vraies et fausses sont
mélangées de sorte que si un seul type de recherche était en cours dans la
mémoire d’un sujet, le sujet serait peu performant pour l’autre moitié des
propositions : par exemple s’il n’y avait qu’une recherche en arborescence, le
126 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

sujet serait très performant pour les jugements vrais mais ne détecterait que
très lentement les anomalies, ce qui n’est pas le cas. En s’inspirant du fonc-
tionnement en parallèle des ordinateurs, on peut donc supposer que les deux
types de mécanismes fonctionnent en parallèle en mémoire, quitte à ce que le
plus lent corrige l’autre (quand on se rend compte, par exemple, de notre
erreur à dire qu’une baleine est un poisson).

Chose

animé non animé

animal plante Minéral


fleur
oiseau arbre manganèse
chien chat
Tulipe
Canari
Épagneul

Figure 4.6
Carte partielle de la mémoire sémantique
(d’après Collins et Quillian, 1970)
Remarque : les sources de confusion sont figurées en pointillés.

Le modèle en traits rend compte également de la variété des temps de réac-


tion à l’intérieur d’une catégorie, par exemple, pour tous les oiseaux. Eleanor
Rosch (1975, 1976) a particulièrement travaillé sur ce problème et a analysé
des compositions sémantiques de nombreux concepts. Elle a ainsi montré
que si des exemples (ou instances) catégoriels étaient catégorisés très rapide-
ment, par exemple « pigeon » ou « aigle », c’est que ceux-ci partagent les
mêmes traits caractéristiques que la catégorie « oiseau » dans notre exemple.
Rosch a appelé « prototypes » ces instances très représentatives de la caté-
gorie. À l’inverse, des exemples peu représentatifs sont jugés moins rapide-
ment, comme « oie » ou « autruche », parce qu’ils n’ont pas pour attribut un
trait caractéristique de la catégorie, comme « vole » ou « petit »…

2.4 Mémoire sémantique et image


La mémoire sémantique est-elle purement sémantique ? Non, la recherche de
significations a certainement recours aux images dans les jugements séman-
tiques, comme Collins et Quillian l’avaient suggéré (1972), par exemple,
dans des phrases telles que : « un canari est rose », « un éléphant a un bec ».
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 127

Il faut se rappeler à cet égard que la construction des connaissances chez


l’enfant (et pendant les millions d’années où l’homme n’avait qu’un langage
rudimentaire) est d’abord imagée – l’origine de la mémoire sémantique est
probablement imagée.
S’appuyant sur de nombreuses recherches de son équipe, Michel Denis
(1989) du Centre de psychologie cognitive d’Orsay a développé une théorie
componentielle de l’image, dans laquelle celle-ci loin d’être une entité sub-
jective insécable, est mieux représentée par un ensemble de traits sémanti-
ques figuratifs. Il existerait ainsi un continuum des traits sémantiques
figuratifs allant des traits sémantiques difficilement imageables (abstraits)
jusqu’aux traits sémantiques imageables qui sont des parties fréquentes des
mots concrets. Reprenant les techniques des componentialistes de la séman-
tique verbale (Rosch, etc.), Denis établit des normes de production de pro-
priétés pour des concepts de différents niveaux de généralité. Une catégorie
est de niveau secondaire comme « arbre » lorsqu’elle partage de nombreuses
propriétés avec beaucoup d’arbres, donc des propriétés figuratives prototypi-
ques, comme un tronc, des branches, de feuilles. Une catégorie primaire, la
plus élevée dans une conception hiérarchique, est plus abstraite, car elle ne
regroupe que des propriétés conceptuelles très générales et peu de propriétés
figuratives, comme les « légumes ». De fait, le nombre de traits (propriétés)
est plus varié dans les termes spécifiques (ex. carotte) par rapport à une caté-
gorie primaire. La suite de l’expérience a consisté à faire estimer la valeur
d’imagerie (à un autre échantillon de sujets) pour chacune des propriétés des
concepts (pétales, tige… du concept « fleur »). Les résultats indiquent que la
valeur d’imagerie moyenne par trait (propriété) est également plus faible
pour les catégories primaires. Dans cette voie, l’auteur poursuit par une ana-
lyse d’un corpus sémantique (les professions) et montre que la valeur d’ima-
gerie d’un mot est en définitive fonction de la richesse des traits sémantiques
figuratifs.

3 ACTIVATION ET INHIBITION
DANS LE RÉSEAU ASSOCIATIF
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

3.1 Les techniques d’amorçage


Si un réseau cognitif reflète le fonctionnement neuronal au niveau des
connexions entre neurones, on doit trouver des phénomènes d’activation et
d’inhibition, spécifiques du fonctionnement biologique. Ce sont d’ailleurs
Freud (médecin) et Pavlov (physiologiste), qui ont été les premiers à appli-
quer ce parallélisme – fonctionnement psychologique/fonctionnement neuro-
128 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

nal. Ainsi Freud interprète-t-il certains lapsus dans Psychopathologie de la


vie quotidienne par des mécanismes d’excitation et d’inhibition.
Le phénomène d’activation n’a été mis en évidence que récemment dans la
technique d’amorçage couplée à une mesure de temps de réaction. Deux phases
se succèdent très rapidement, l’amorçage et un temps de décision lexicale.
Voyons ces phases à l’envers :
– décision lexicale : le sujet doit indiquer le plus vite possible par l’appui sur
une touche d’un ordinateur (mesure du temps de réaction) si la cible qui
apparaît est un mot ou non : on mélange au hasard des mots (cible : ex.
tigre et des non-mots, ex. jalce) ;
– amorçage : la phase de jugement de la cible (tigre dans l’exemple) est pré-
cédée par la présentation d’une amorce qui entretient ou non des liens avec
la cible. Par exemple (Quaireau, 1995), trois types de couples « amorce-
cible » sont présentés : amorces liées sémantiquement aux cibles (rayure
pour « tigre »), amorces non liées (ex. table-tigre), amorce neutre qui défi-
nit la condition contrôle (xxxxx-tigre).
Le délai entre l’amorce et la cible est très important (appelé SOA, stimulus
onset asynchrony, ou intervalle entre stimulus), en général de l’ordre de
150 ms à 250 ms.
Les résultats montrent effectivement des réponses plus rapides lorsque
l’amorce et la cible sont liées sémantiquement (fig. 4.7). La présentation de
l’amorce (rayure) produit une activation du réseau sémantique au voisinage
de la cible (tigre) qui se trouve ainsi « préactivée ». La présentation effective
de la cible permet, par suractivation, un temps de réaction plus rapide. C’est
ce phénomène d’activation qui est à l’origine du jeu bien connu de faire répé-
ter pendant une minute le mot « blanc, blanc, blanc… », puis de demander
« que boit la vache ? » : la réponse est souvent « lait » (amorcée sémantique-
ment par « blanc » dans le réseau associatif). Au fait, que boit la vache, du
lait ou… de l’eau ! Ainsi s’expliquent beaucoup de lapsus – Freud disait lui-
même clairement que tous les lapsus n’étaient pas sexuels.
L’amorçage était réputé impossible avec des images, mais Martine Cornuéjols
de l’équipe de Jean-Pierre Rossi de l’université d’Orsay s’est demandée si
cette absence d’effet n’était pas explicable par l’existence d’un réseau séman-
tique propre à l’image. Cette hypothèse l’a conduite à établir des normes
d’associations à partir de près de 300 images (Cornuéjols, 2001). La tâche
d’associations consiste à présenter l’image (ex. un zèbre) et à demander au
sujet de se représenter le contexte et d’énoncer les images associées (afin
d’empêcher le « réflexe » de donner des réponses verbales). Le dépouille-
ment, sur près de 10 000 images et mots, indique plusieurs types de relation,
dénomination, attribut, catégorie. Cependant l’image associe surtout (43 %)
des images de situation (zèbre : savane ; fourmi : fourmilière), alors que les
mots permettent plus d’associations hiérarchiques : catégorie, attribut, autre
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 129

instance (zèbre : rayure, cheval ; fourmi : cigale). L’utilisation du paradigme


d’amorçage par image (ex. l’image d’un zèbre pour le mot cible « rayure »)
montre cette fois un effet d’activation confirmant la spécificité d’un réseau
imagé. Cependant, on remarque que, dans les associations à partir d’images,
l’erreur fréquente des sujets consiste à dénommer l’image (dire « zèbre »
pour l’image du zèbre) avant d’associer d’autres images, ce qui laisse penser
qu’il n’y aurait qu’un seul réseau sémantique mais complètement abstrait
(amodal) dont les concepts renvoient à d’autres mémoires : lexicale pour les
mots, imagée pour les traits figuratifs ou autres images.

750
Temps de décision lexicale (en ms)

700

650

600

550

500
Amorce Amorce Amorce
liée neutre non liée
Type d’amorce

Figure 4.7
Temps de décision lexicale en fonction du type d’amorce
(d’après Quaireau, 1995)
Un effet de facilitation apparaît lorsque l’amorce et la cible sont liées (SOA=250 ms).

3.2 L’effet de production


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Avez-vous remarqué que dans la vie courante, il est souvent plus facile de
rappeler ce qu’on a dit que d’enregistrer les paroles des autres? Ce phéno-
mène, dénommé « effet de production » (generation effect), a été démontré
de façon expérimentale par l’Américain Norman Slamecka (Slamecka et
Graf, 1978, cités par Charles, 1988). Dans une technique classique, une liste
de couples « contexte-mot cible » est présentée, par exemple « miel-abeille »,
dans la condition contrôle, alors que dans la condition « production », le sujet
doit compléter la cible à partir de lettres « ab-lle ». André Charles de l’uni-
versité de Bordeaux et Hubert Tardieu de l’université Paris-V ont bien étudié
130 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

ce phénomène (1984, 1990), et plusieurs mécanismes pourraient se complé-


ter. Ainsi parmi les hypothèses les plus évidentes, il semble bien que les mots
que l’on génère soi-même amorcent leurs unités dans le système lexical (car
l’effet ne se produit pas pour des non-mots, Charles, 1988) et préactivent
leurs associés dans le réseau sémantique, car l’effet se produit plus pour des
associations fréquentes que rares (Charles et Tardieu, 1990).
Mais Charles et Tardieu observent que la situation de production semble
permettre une élaboration plus élevée dans laquelle les caractéristiques
sémantiques sont plus activées. Dans ce cadre, le rappel est aidé par deux
indices (différents des mots-contextes), soit un indice qui est caractéristique
du mot cible (ex. miel pour « ruche-abeille »), soit un autre exemplaire de la
catégorie (ex. guêpe pour « araignée-abeille ») :

Type d’indice

Exemplaire Caractéristique
guêpe miel

Lecture 3,8 3,65

Production 4,55 5,5

Tableau 4.5
Rappel moyen en fonction du type d’indice
(d’après Charles et Tardieu, 1990, exp. 2)

Les résultats indiquent bien un effet de production pour les deux types
d’indices, mais l’indice le plus efficace est celui qui est caractéristique du
mot cible (miel pour abeille) et l’effet est moins efficace pour un mot séman-
tiquement lié mais appartenant simplement à la même catégorie (guêpe). Un
mécanisme important de l’effet de production pourrait donc être une élaboration
sémantique améliorée par l’activation des associés les plus proches, notam-
ment les traits sémantiques…

3.3 Les associations dans les faux souvenirs

Dans le récit de souvenirs, il arrive parfois que l’on invente des circonstan-
ces, dont on est pourtant certain, jusqu’à la confrontation avec des amis ou
des membres de la famille (cf. chap. 6, § 1.5). Ce phénomène des faux souve-
nirs pourrait avoir comme origine un faisceau d’activations de mots associés
sur un même mot, se trouvant alors activé comme s’il avait été réellement
présenté. D’après une technique des années 1950 (Deese, 1959) remise à la
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 131

mode par Roediger et McDermott (1995, cité par Méric, 2003), une liste de
mots induisant tous un thème, « toile, insecte, velu, tarentule… », est présen-
tée pour une mémorisation. Il se trouve que le mot thématique « araignée »,
qui lui-même n’a pas été présenté, apparaît fréquemment dans le rappel :
c’est un faux souvenir.
Par rapport à la technique ancienne, les chercheurs actuels comme Julie
Méric du laboratoire de psychologie expérimentale de Montpellier font
varier certains paramètres dont le temps de présentation. Il apparaît (fig. 4.8)
que le pourcentage de faux souvenirs est d’autant plus grand que le temps de
présentation est très court ; ainsi le pourcentage de faux souvenirs (araignée)
est de 44 % pour un temps de présentation très rapide de 250 ms, temps où
l’activation est supposée la plus forte (ensuite, il existe des mécanismes de
contrôle de la production associative).

50

40
pièges thématiques
Pourcentage de

30

20

10

0
250 800 Auto
Temps de présentation (ms)

Figure 4.8
Production de faux souvenirs (pièges thématiques) en fonction de la rapidité
de présentation de la liste de mots associés (auto = temps libre)
(d’après Méric, 2003)
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

4 LA MÉMOIRE DES VISAGES

4.1 La familiarité des visages


Les visages sont en général reconnus de façon extraordinaire, avec un score
très élevé voisin de 95 % pour les visages familiers, ce qui est encore supé-
rieur à la reconnaissance pourtant exceptionnelle des dessins. Néanmoins, les
visages sont loin d’être identiques comme nous l’avons montré (avec Caro-
line Pinçon, Sandrine Roulette, Hélène Le Boulch et Laurence Ogier). Une
132 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

très longue série de 165 photos (sélectionnées parmi 400 photos extraites de
magazines télévisés : ex. Louis de Funès, Jessie Norman, Carmel, Indira
Gandhi…) est présentée par diapositives à raison de 7 secondes par photo.
Pendant ce temps de présentation, le sujet doit dire s’il connaît ou non le per-
sonnage, et l’expérimentateur repère chaque photo (par son numéro) pour
chaque sujet individuellement. Si le nom du personnage est donné par le
sujet, le visage est classé comme « visage connu », si le sujet identifie
comme familier un personnage sans pouvoir dire son nom (ex. présentateur
de télévision, chanteur), la photo est classée « visage familier » ; enfin, la
photo est classée comme « visage inconnu » dans le cas où il n’y a aucune
réponse. Ce classement dépend des sujets et les résultats de la reconnaissance
à long terme sont analysés pour chaque sujet en fonction de ses réponses dans
la tâche de présentation-identification. Bien que le classement soit individua-
lisé, certains visages sont en moyenne plus connus que d’autres. Le visage de
« Louis de Funès » est identifié à 100 %, alors que seulement 11 % des sujets
(étudiants) connaissent le visage de la chanteuse d’opéra Jessie Norman.
La même série est présentée à trois groupes de sujets qui diffèrent par le
délai du test de reconnaissance, au bout de 2 jours, 1 semaine ou 1 mois.
Pour le test de reconnaissance, 100 photos sont prélevées au hasard parmi les
165 de la liste de présentation et mélangées avec des photos pièges de diffé-
rentes catégories (cette fois d’après le classement des expérimentateurs). La
reconnaissance des visages diffère énormément en fonction du degré de
familiarité (fig. 4.9). Les visages connus, parfaitement dénommables, sont
peu différents des visages familiers, pour lesquels on peut énoncer une carac-
téristique, actrice, chanteur, homme politique. Les scores maximums sont
atteints par les visages connus avec une reconnaissance de plus de 95 %
après 2 jours et un score étonnant de 85 % au bout de 1 mois. En revanche,
les visages inconnus sont beaucoup plus faiblement reconnus, environ 70 %
au bout de 2 jours (c’est le score habituel de la reconnaissance de mots) pour
un score nettement moindre de 50 % au bout de 1 mois. Cette différence très
grande entre visages connus et inconnus suggère l’existence d’un stockage
spécifique, une sorte de « banque de données » pour les visages que nous
avons déjà enregistrés à maintes reprises. Cette hypothèse a été confirmée par
une autre étude (Lieury et coll., 1991) où l’analyse factorielle sur des sujets
de 20 à 80 ans indique un facteur « visages familiers », les visages inconnus
étant moyennement corrélés à la fois avec le facteur « visages familiers » et
avec un facteur « stockage imagé ». Les visages familiers ou connus seraient
donc directement « identifiés » dans un stock spécialisé, tandis qu’un visage
inconnu serait d’abord traité comme un dessin…
D’ailleurs, le grand neurologue français Henri Hécaen a peut-être été le
premier à suggérer une mémoire spécifique pour les visages, en remarquant
chez certains patients une absence de reconnaissance des visages sans qu’elle
soit accompagnée d’agnosie (absence de reconnaissance) d’objets ou de mots
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 133

(Hécaen et Angelergues, 1962). Pour cette raison, l’amnésie spécialisée pour


les visages a été appelée, la « prosopagnosie » (du grec prosopon : visage).

100
Pourcentage de reconnaissance

80

60

40 Connus
Familiers
20 Inconnus

0
2 jours 1 semaine 1 mois
Délai de reconnaissance

Figure 4.9
Reconnaissance des visages après différents délais en fonction
du degré de familiarité (d’après Lieury, Pinçon, Roulette,
LeBoulch et Ogier, cités par Lieury, 1992)
(« Visage connu » : le sujet peut dénommer le personnage, « visage familier » : le sujet
peut énoncer une caractéristique (profession), « visage inconnu » : aucune réponse)

Cette complexité des visages apparaît lorsqu’on casse les composantes de


traitement, par exemple avec la technique des temps de réaction, comme dans
de nombreuses expériences des chercheurs anglais, notamment Vicki Bruce,
Andrew Young, qui ont été les plus inventifs dans l’étude de la mémoire des
visages. Dans une première série de recherches, Young et Ellis avec d’autres
collègues (1986b) dissocient un code structural (traits visuels propres aux
visages) d’un code sémantique, en mettant en évidence qu’il est plus rapide de
décider qu’un visage est familier que de décider s’il appartient à une catégorie
sémantique définie à l’avance (politiciens ou personnalités de la télévision,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

cf. tab. 4.6). Dans les deux cas, le temps de réaction pour les visages inconnus
est plus long, ce qui s’interprète à la fois par un temps de « construction » du
visage à partir de traits primitifs dans une mémoire structurale par un temps
de recherche très long (puisqu’il n’y a pas de visages à trouver) dans une
mémoire qui contient les visages connus.
Dans une autre série de recherches, Young et ses collaborateurs dissocient
un code sémantique spécifique au visage du code lexical des noms propres,
en montrant qu’il est plus rapide de décider (temps de réaction) qu’un visage
appartient à une catégorie « sémantique » définie à l’avance, homme politique
ou star de la chanson, que de fournir leur nom (cf. tab. 4.7).
134 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Connus
politiciens ou Inconnus
télévision

Familiarité 773 826

Catégorie 928 1 051

Tableau 4.6
Temps de réaction (en ms) pour un jugement de familiarité et pour
un classement dans une catégorie sémantique (politique ou télévision)
(d’après Young et coll., 1986, exp. 1)

Catégorisation Donner
visages le nom

Politiques 685 833

Pop stars 673 744

Tableau 4.7
Temps de classement dans une catégorie sémantique (politique ou chanteur)
et temps de dénomination de visages connus
(d’après Young et coll., 1986a, exp. 3)

En fonction de nombreuses études de ce type, les auteurs aboutissent à un


modèle des étapes de traitement des visages en mémoire. Le jugement de
familiarité reposerait sur un code structural (traits visuels propres aux visa-
ges, cf. fig. 4.10). Deux cas se présentent, le visage non connu (exemple pris
in fig. 4.10) est construit à partir de composants faciaux (code structural), ce
qui explique une moindre reconnaissance dans différentes recherches. Lors-
que le visage est connu, une unité de reconnaissance est activée dans le
stock des visages connus, ce qui permet un jugement de familiarité
(tab. 4.6). L’activation du visage connu renvoie à une analyse sémantique
spécifique qui permet une catégorisation sémantique (c’est un chanteur ou
un politicien, cf. tab. 4.7) ou des jugements sémantiques (ex. les caractéristi-
ques de Superman ou Batman). Dans d’autres publications Bruce, et Young
ont appelé cette étape le « nœud d’identité personnel » (PIN = personal
identity node, cf. § 4.3). Enfin, la découverte de cette identité personnelle
autorise l’accès lexical au nom et permet de donner le nom propre du visage
(ex. Superman ou Batman).
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 135

Codes structuraux Construction des


visages non connus

Codes
d’expression
Unités de Visage connu
sympathique reconnaissance
des visages familiarité

PIN C’est le visage


Nœud d’identité du héros de BD
personnelle
qui a une force surhumaine ….

Codes « Superman »
du nom

Figure 4.10
Modèle du traitement des visages
(synthèse d’après Young et coll., 1986b et c)
Remarque : le visage et les exemples sont ajoutés.

Ce modèle des étapes de traitement rend bien compte du fait que l’on
est plus long à donner un nom qu’à identifier une catégorie sémantique.
Dans le cas des visages familiers ou non, le code structural permet l’accès
indépendant à un code expressif, comme le montrent les recherches sui-
vantes.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

4.2 Visage et expression émotive

Les visages ont une spécificité supplémentaire par rapport à la plupart des
images : c’est l’association à une expression émotive. Cela expliquerait, par
exemple, que sur le plan neurologique (Bruyer, 1983), les visages ne semblent
pas stockés dans le cortex occipital (visuel) mais dans les régions pariétale et
temporale (hémisphère droit), plus proches des régions émotives (cf. le noyau
amygdalien, cf. chap. 6, § 3).
136 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Utilisant la même la technique des temps de réaction, Vicki Bruce et


Andrew Young ont également montré que les visages sont associés à un pro-
cessus indépendant d’analyse de l’expression.

Identification Expression

Visages familiers 952 1 102

Visages non familiers 1 038 1 114

Tableau 4.8
Temps de jugement d’identification ou d’expression
de couples de visages (visages identiques)
(d’après Bruce et Young, 1986)

Dans la comparaison de l’identité faciale de visages, les temps de réaction


sont plus rapides pour les visages familiers que pour ceux qui ne le sont pas,
mais il n’y a pas de différence familier/non-familier lorsqu’il s’agit de ne
juger que l’expression émotive (cf. tab. 4.8). Les auteurs concluent donc que
le traitement concernant l’expression du visage fait partie d’un autre système.
Ce résultat va dans le sens d’observations de cas en neurologie. Plusieurs cas
de prosopagnosie ont été décrits où les patients ont une incapacité à reconnaî-
tre des visages mais sont capables de juger les expressions faciales.

4.3 Le nœud d’identité personnelle

Ne vous est-il pas arrivé en voyant un film de chercher le nom de l’acteur ou


de l’actrice ? Ou plus troublant (et inquiétant pour les personnes âgées) de
« bloquer » sur le nom d’une personne que l’on connaît, par exemple au
retour des vacances. À l’inverse, on ne trouve jamais de cas où il est impossi-
ble de fournir quelques informations sémantiques correspondant à un visage
(c’est un acteur, un collègue, etc.). Aussi, Vicki Bruce et ses collaborateurs
(Bruce et Young, 1986 ; Burton et Bruce, 1990, 1992) ont proposé l’hypo-
thèse du nœud d’identité personnelle. Selon cette idée, il existerait, entre les
représentations faciales et les unités lexicales, un nœud d’identité person-
nelle (en anglais PIN, personal identity node, cf. fig. 4.10) qui active simulta-
nément le visage et le nom – ce qui explique qu’on ne peut casser le double
codage des visages (Burban, 2000).
Le blocage sur les noms propres est ainsi interprété chez plusieurs auteurs
par les nombreux liens entre le nœud identitaire et le réseau sémantique, tan-
dis qu’il n’y a qu’un seul lien entre le nœud identitaire et l’unité lexicale (le
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 137

nom propre). Voici un schéma synthétisant les apports de différents auteurs.


Dans ce schéma connexionniste, sont également représentés les liens avec
l’unité de reconnaissance faciale (visage) et son lien avec le système des
expressions émotives.

Type de représentation

Sémantique Lexicale
Fait du pain
Se lève tôt
« Profession »
Nom
boulanger
commun

Travaille avec
un four

Unité reconnaissance
faciale Expression
émotive

Enseignante
Nom
propre Aime le cinéma
Martine
Nœud Boulanger
Sportive
identitaire
Martine

Figure 4.11
Interprétation connexionniste des blocages sur les noms propres
(synthèse d’après Bruce et Young, 1986 ;
Burton et Bruce, 1992 ; Burke et coll., 1991 ; Schacter, 2003)
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Pour le nom commun, le métier de « boulanger » par exemple (Burke et


coll., 1991, cités par Schacter, 2003), de nombreux liens associatifs renvoient
à l’unité lexicale « boulanger », de sorte que si un lien est indisponible (se
lève tôt), les autres (fait du pain) conduisent au même nom « boulanger » :
c’est ainsi que s’explique la rareté des blocages sur les noms communs.
En revanche pour le nom propre, l’hypothèse du nœud identitaire fait qu’il
n’y a qu’un seul lien entre ce nœud et le nœud lexical, si bien que l’indispo-
nibilité (désactivation par manque d’utilisation, inhibition par utilisation de
phonèmes communs pour un autre nom, etc.) de ce seul lien (représenté par
un pointillé, cf. fig. 4.11) crée alors le blocage sur le nom.
138 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

5 ORGANISATION ET MÉMOIRE

Comme l’avaient bien vu certains philosophes, dont John Stuart Mill en Angle-
terre et Henri Bergson en France, les associations n’expliquent pas toute la
mémoire et il existe des phénomènes d’organisation plus complexes. En psy-
chologie, les gestaltistes ont été les premiers à insister sur le rôle de l’organisa-
tion en mémoire, et lorsque les béhavioristes pensaient que des couples de mots
étaient appris selon un mécanisme de conditionnement, Wolfgang Köhler
(1964) pensait à juste titre que les mots d’un couple étaient organisés en une
image, ou une phrase comme une fille donnant à manger à un kangourou pour
apprendre le couple « fille-kangourou », ou l’image d’une chaussure dans une
assiette pour le couple « chaussure-assiette ». Koffka montrait également que
des séquences logiques de chiffres comme 123 456 789 sont évidemment plus
faciles à apprendre que des chiffres au hasard.

5.1 Capacité et organisation

C’est Georges Miller (1956) qui mit en évidence, dans le cadre de la théorie
de l’information, le rôle de la capacité limitée et comment l’organisation des
informations permet de la dépasser. Il s’appuya sur une expérience de Smith
qui avait étudié sur lui-même la mémoire immédiate de chiffres binaires. Sa
capacité personnelle était de 12, mais il eut l’idée d’utiliser la correspon-
dance entre le code décimal et le code binaire pour tenter de dépasser sa
capacité personnelle.

Séquence binaire 1010001001110011…

Groupe de 2 10 10 00 10 01 11 00 …
2 2 0 2 1 3 0

Groupe de 3 101 000 100 111 001 …


5 0 4 7 1

Groupe de 4 1010 0010 0111 0011 …


10 2 7 3

Groupe de 5 10100 01001 11001 …


20 9 25

Tableau 4.9
Recodage de séquences de chiffres binaires en nombres décimaux
(adapté d’après Miller, 1956)
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 139

Dans le système binaire, la numération s’effectue seulement avec des 1 et


des 0, par exemple 2 s’écrit 10 (on dit un-zéro, et non dix qui appartient au
système décimal, cf. tab. 4.9). Smith va donc apprendre par cœur la corres-
pondance entre les deux codes jusqu’à 25 :

Système décimal Système binaire

0 0

1 1

2 10

3 11

4 100

5 101

etc.

Dans une première phase, il mémorise individuellement les chiffres binai-


res dictés par un collègue. Dans une deuxième phase, il constitue mentale-
ment des groupes de 2 chiffres binaires qu’il code mentalement en chiffres
décimaux ; ainsi dans l’exemple du tableau 4.9, la séquence 10100010… est
morcelée en 10-10-00, etc., et codé mentalement en 2-2-0, etc. ; Smith
s’avère capable de mémoriser jusqu’à 12 chiffres décimaux qui, décodés en
chiffres binaires, donnent 24 chiffres rappelés. Dans une troisième phase, il
constitue des groupes de 3 chiffres et est capable ainsi de rappeler 36 chiffres
binaires. Dans les 4e et 5e phases où il constitue des groupes de 4 et 5 chif-
fres, il se montre capable de rappeler environ 40 chiffres binaires (fig. 4.12).
Dans ces deux dernières phases, le rappel est à nouveau limité, car le codage
atteint une limite : les séquences de 4 et 5 chiffres binaires ne sont plus codées
en 1 seul chiffre décimal mais en 2, par exemple 17 ou 25, ce qui ne représente
plus une économie aussi grande. Quoi qu’il en soit, la performance de rappeler
40 chiffres en rappel immédiat après une seule présentation est considérable,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ce qui démontre de façon spectaculaire le rôle de l’organisation en mémoire.


On se souvient que le philosophe William Hamilton avait déjà observé que le
groupement (Miller parle de chunking, littéralement « faire des morceaux »)
permet d’augmenter la mémoire. Georges Miller fait une démonstration plus
analytique du mécanisme en cause avec le cas particulier des codes binaires
et décimaux. L’organisation comporte deux mécanismes : un mécanisme de
groupement (les chunks, les morceaux) et un codage de ce groupement dans
un code plus économique, c’est-à-dire que chaque groupe est codé par un
nombre de symboles moins grand. C’est cette économie du nombre des sym-
boles qui permet, en réalité, de dépasser la capacité de la mémoire. Pour
140 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Miller, le groupement en unités supérieures est le prototype du mécanisme de


la mémoire. Miller voit ce mécanisme dans nombreuses activités de
mémoire ; par exemple, le télégraphiste code les séquences de sons brefs et
longs du morse dans des symboles d’ordre supérieur, lettres ou mots, alors
que le néophyte n’entend que des sons binaires. Le langage serait ainsi une
hiérarchie de codes d’ordre élevé, les sons ou les lettres étant groupés en
mots, les mots en phrases, les phrases en idées…

48

36
Rappel

24

12

1 2 3 4 5
Éléments binaires par groupe

Figure 4.12
Nombre d’éléments binaires rappelés en fonction de la taille
du groupement opéré (chunks) dans l’expérience de Smith
(simplifié d’après Miller, 1956)

5.2 Les modes d’organisation


La théorie de Miller va influencer de nombreux chercheurs qui vont mettre en
évidence d’autres modes d’organisation basés sur les mêmes principes de
groupement et de codage d’ordre supérieur.

5.2.1 La catégorisation
Bousfield (1953) avait déjà montré peu avant Miller que si la mémorisation
concerne des listes de mots mélangés mais provenant de catégories concep-
tuelles usuelles, fleurs, oiseaux, métiers, etc., les sujets ont tendance à
reconstituer les catégories au rappel sans qu’on le leur demande : c’est le
phénomène de catégorisation au rappel. La catégorisation est donc apparue à
certains comme une possibilité d’organisation et a donné lieu à de nombreux
travaux. Dans une expérience de Gordon Wood (1969), le rôle des catégories
est étudié dans l’apprentissage (3 essais présentation-rappel), en contrastant
un groupe de sujets qui apprend les 54 mots d’une liste groupés en 18 catégo-
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 141

ries à un groupe qui apprend la liste avec les mots mélangés (comme chez
Bousfield).

Essais

1 2 3

Mots groupés 17 28 39

Mots au hasard 11 20 29

Tableau 4.10
Supériorité de l’apprentissage en fonction du groupement
des mots par catégories conceptuelles
(d’après Wood, 1969)

L’effet de la catégorisation sur l’apprentissage est très grand, puisque dès


le premier essai, le rappel est de 17 mots et de 39 au troisième essai (cf.
tab. 4.10). Lorsque les mots sont présentés au hasard, on constate que le rap-
pel au premier essai est quand même supérieur à la capacité de 7, et ceci est
dû au phénomène de catégorisation remarqué par Bousfield. C’est la raison
pour laquelle la mesure de la capacité de la mémoire à court terme s’opère
sur des listes de mots sans relations mais également sur des petites listes (10,
15), car plus le nombre de mots est grand, plus il est probable que des mots
aient des relations entre eux.

5.2.2 L’organisation verbale

Comme l’avait bien vu Miller, le langage est lui-même une organisation


complexe de codes et offre évidemment de grandes possibilités d’organisa-
tion en mémoire. Voici un exemple au niveau simple des mots (pour des
niveaux plus élevés, cf. infra § 6). Garten et Blick (1974) donnent une liste de
couples de mots à mémoriser selon trois conditions : dans l’une, les deux
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

mots du couple, par exemple « microscope-bactérie », sont intégrés dans une


phrase : « le scientifique utilise un MICROSCOPE pour étudier la BACTÉ-
RIE » ; dans une deuxième condition, souvent appelée médiation verbale, les
deux mots sont reliés par un simple mot clé « laboratoire » ; la troisième
condition est un groupe contrôle où le couple est répété.
Le rôle intégrateur de la phrase et du mot clé est très efficace (tab. 4.11) et
a des effets persistants même après plusieurs semaines. En revanche, le fait
qu’il n’y ait pas de différence entre le rôle de la phrase et du mot clé suggère
que la phrase n’a elle-même un rôle intégrateur que parce qu’elle permet
d’établir une relation en mémoire sémantique entre les deux mots à apprendre.
142 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Ceci semble justifier la pratique pédagogique qui consiste à souligner les


mots clés dans le texte ou à les rappeler en fin de chapitre. Beaucoup de pro-
cédés mnémotechniques sont basés sur l’organisation verbale (Lieury, 1996).

Délai de rappel

2 semaines 8 semaines

Phrase 75 55

Mot clé 75 54

Répétition 55 38

Tableau 4.11
Effet intégrateur de la phrase et du mot clé dans la mémorisation
(% de rappel) (d’après Garten et Blick, 1974)

5.2.3 Image et organisation


L’image, tout comme le langage, a de grandes capacités d’organisation de
l’information. C’est surtout Gordon Bower de l’université de Stanford qui l’a
démontré, après que le gestaltiste Wolfgang Köhler l’ait suggéré. En donnant
à mémoriser des couples de mots, Bower (1970) propose aux sujets d’un
groupe de se représenter l’intégration des deux mots sous forme d’une
image, par exemple « un billet qui flotte sur la rivière » pour le couple
« argent-rivière » ; dans un deuxième groupe, la consigne est de constituer
une image séparée pour chacun des deux mots, tandis que, dans le groupe
contrôle, c’est une simple répétition verbale qui est demandée.

Images intégrées Images séparées Répétition

Rappel de 2 mots 53 % 27 % 30 %

Tableau 4.12
Efficacité de l’image en fonction de l’intégration des couples de mots
(d’après Bower, 1970)

L’image a donc, elle aussi, un puissant rôle intégrateur, qui a également été
très utilisé dans les procédés mnémotechniques, mais semble-t-il en attri-
buant cette efficacité à l’image en elle-même et non à l’organisation.

5.2.4 L’organisation subjective : un cocktail d’organisations


Que se passe-t-il dans l’apprentissage par cœur, c’est-à-dire lorsque la liste
comporte des mots avec le moins possible de relations ? Contrairement à ce
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 143

que pensent certains étudiants et pédagogues, l’apprentissage par cœur n’est


pas une simple répétition passive, comme l’ont montré à la même époque
Endel Tulving (1962), au Canada, et Stéphane Ehrlich (1962, cité par Ehrlich,
1972) à Poitiers. Tulving étudie l’apprentissage en plusieurs essais (multi-
essais) en présentant à chaque essai la même liste de mots, par exemple
24 mots, dans un ordre différent pour éviter les effets sériels. On observe une
courbe d’apprentissage classique, le rappel augmentant rapidement puis plus
lentement jusqu’au plafond de 24 mots rappelés – selon les sujets, il faut de
10 à 20 essais au maximum. Mais en analysant les réponses de chaque sujet,
à chaque rappel, Tulving s’est aperçu que malgré le changement d’ordre des
mots, chaque sujet rappelle d’essai en essai des mêmes séquences de mots, et
cela de manière toujours plus stable. Il y a d’ailleurs une corrélation entre la
stabilité des groupements et l’apprentissage. L’apprentissage semble donc
permis par des groupements propres à chaque sujet mais variés selon un véri-
table cocktail de possibilités de groupements : tantôt c’est une image qui
regroupe plusieurs mots (« un ours qui fait du vélo en fumant un cigare »),
tantôt c’est une catégorie conceptuelle (« arbre, tulipe »), ou une phrase etc.,
c’est ce que Tulving appelle « l’organisation subjective ».
Ehrlich a trouvé, sous le nom de « structuration », les mêmes faits expéri-
mentaux et a démontré dans une contre-expérience de déstructuration que la
répétition n’est pas active en elle-même mais seulement parce qu’elle est une
occasion d’organisation. Dans un groupe contrôle, l’apprentissage multi-
essais s’effectue de manière normale pour une liste de 24 mots, mais pour le
groupe « déstructuration », on ne présente à chaque fois que 16 des 24 mots
de base et selon une combinatoire qui empêche le sujet de faire des groupe-
ments stables :

Essai 1 16 mots au hasard

8 mots nouveaux (par rapport à l’essai 1)


Essai 2 4 mots anciens (essai 1) rappelés
4 mots anciens (essai 1) non rappelés
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

8 mots nouveaux (par rapport à l’essai 2)


Essai 3 4 mots anciens (essai 2) rappelés
4 mots anciens (essai 2) non rappelés

Essai 4,
Etc.
etc.

À chaque essai et en tenant compte des rappels de chaque sujet, l’expéri-


mentateur prépare une nouvelle liste de 16 mots, avec 8 mots nouveaux (non
présentés dans l’essai immédiatement antérieur) et 8 mots anciens (de l’essai
144 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

immédiatement antérieur) dont 4 viennent d’être rappelés et 4 mots non rap-


pelés. Ce procédé « casse » tous les groupements des sujets, dès qu’ils sont
en germe, et le résultat est qu’au bout de 25 essais, la moyenne de rappel
n’est que de 12 mots. La répétition n’est donc pas, comme on pourrait le
croire, le moteur de l’apprentissage, mais celle-ci aurait pour fonction (Craik
et Watkins, 1973) de maintenir à cour terme les mots qui vont être reliés entre
eux (cf. la notion d’autorépétition, chap. 3, § 2.3).

6 L’ACTIVITÉ INTÉGRATIVE DE LA MÉMOIRE

Pendant longtemps, les mécanismes d’organisation ont été conçus comme


s’appliquant uniquement aux informations à apprendre, sans interaction avec
les connaissances antérieures. Pourtant, prenant conscience de cette influence
majeure, les chercheurs se sont rappelé des théories originales de l’Anglais
Bartlett, pour qui la mémoire est une assimilation aux connaissances anté-
rieures et le rappel, une reconstruction de la réalité.

6.1 Bartlett : la mémoire assimilatrice


et reconstructive

Dans son livre très original Remembering (1932), sir Frederic Bartlett critique
vivement la conception d’Ebbinghaus d’un apprentissage à partir du néant,
comme il avait l’illusion de le faire avec les syllabes sans signification.
Bartlett pense qu’il n’y a aucune garantie que ce matériel spécial ne soit pas
contaminé par la mémoire de tous les jours, et préfère tout au contraire
employer le matériel « le plus ressemblant à ce qui correspond à la vie
réelle ». Il converge en cela avec des auteurs français originaux comme Janet
pour qui il exprime sa « plus grande admiration » et Halbwachs dont les
conceptions sur la mémoire collective sont assez similaires – nous retrou-
verons ces auteurs à propos des souvenirs anciens (chap. 6).
Bartlett utilise des textes plutôt que des syllabes ou des dessins, emploie
des techniques astucieuses comme la technique de reproduction répétée (jeu
du téléphone), sorte de propagation miniaturisée d’une rumeur, et enfin
s’intéresse à des situations sociales réelles comme son étude du rappel d’une
carte géographique à un an d’écart par un ami géologue ou à la mémoire du
peuple Swazi. Dans de nombreuses expériences, il montre que la mémoire
est d’abord une assimilation, notamment verbale, aux connaissances anté-
rieures, ce qui permet d’expliquer que certains détails sont oubliés et pas
d’autres. Par exemple, des figures abstraites comme des tâches d’encre sont
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 145

interprétées verbalement, « un homme qui donne un coup dans un ballon ».


Barlett se singularise par une grande originalité et aborde les domaines les
plus variés, mémoire de textes, de visages, de figures abstraites, de cartes de
géographie et même de pictogrammes…
Dans son expérience la plus célèbre, car reprise dans des théories sur la
mémoire de texte (Mandler et Johnson, 1977), il analyse le rappel après un
délai de 20 heures d’un texte « La guerre des fantômes » lu à ses étudiants de
Cambridge. Ce texte, extrait d’un recueil de légendes indiennes, est parfois
ambigu dans le cadre de notre culture :
La Guerre des fantômes
Une nuit deux jeunes hommes d’Egulac descendirent à la rivière pour chasser
les phoques, et tandis qu’ils étaient là, le brouillard et le calme s’installèrent.
Alors ils entendirent des cris de guerre et pensèrent : « Peut-être est-ce une
bataille. » Ils s’enfuirent vers la plage et se cachèrent derrière un tronc. Alors
des canoës approchèrent, et ils entendirent le bruit des pagaïes et virent un
canoë venant vers eux… (extrait, Barlett, 1964 p. 65)

Bartlett observe trois caractéristiques des rappels après un délai de 20 heu-


res : l’histoire est considérablement raccourcie, le langage est plus moderne
et enfin l’histoire est plus cohérente. Mettant à profit une rencontre fortuite
6 années plus tard avec l’un de ses étudiants, il lui demande de rappeler l’his-
toire et retrouve les mêmes caractères dans le rappel à long terme – abrévia-
tion, modernisation et cohérence –, avec par exemple une addition de
commentaires « comme dans les croyances égyptiennes ». Mais il note de
plus une succession, sans texte, de mots et phrases « clés » : frères-canoë-
totem-un des frères mourut-je crois qu’il y a une référence à une forêt som-
bre-je ne suis pas sûr que le frère est mort, etc.
Quoique précédé par le sociologue français Maurice Halbwachs, ses étu-
des sur la mémoire sociale ont ceci d’originales qu’elles ont porté sur un
changement complet de culture. Dans le cadre d’échanges diplomatiques, le
chef du peuple Swazi (Afrique du Sud) accompagné de notables fut reçu en
Angleterre, et Bartlett nota dans le récit de leur voyage qu’ils s’étaient parti-
culièrement souvenus des agents chargés de la circulation. La raison en était
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

que la main levée – pour régler la circulation – est considérée comme le signe
de salut amical dans l’accueil swazi. Profitant d’un voyage au Swaziland,
Bartlett fit une expérience en situation réelle en questionnant un gardien de
troupeau sur sa mémoire du bétail, pouvant contrôler le récit par les factures
de son ami propriétaire du troupeau. Le gardien était capable de se rappeler
les détails d’une vente ayant eu lieu un an auparavant, par exemple : de
Magama Sikindsa, 1 bœuf noir pour 4 livres ; de Gamboka Likindsa, 1 jeune
bœuf blanc avec quelques petites tâches rouges pour 1 livre ; de Mapsini
Ngomane et Mpohlonde Maseko, 1 vache rouge, 1 génisse noire et un très
jeune taureau pour 3 livres en tout… Au total, le gardien rappela dix noms de
propriétaires, dix prix et décrivit une douzaine de bêtes.
146 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

La mémoire est donc pour Bartlett essentiellement une assimilation à des


connaissances antérieures : « Le souvenir n’est pas la re-excitation d’innom-
brables traces fragmentaires, fixes et sans vie. C’est une reconstruction imagi-
native, ou une construction. » Il développe l’idée d’un « schéma » (schemata)
qui correspond à une idée directrice sur laquelle s’ajoutent des détails.

6.2 Le rôle intégrateur du thème et du titre


Certains chercheurs ont repris de manière plus méthodique ces idées, en par-
ticulier James Dooling et ses collaborateurs. L’une de ses expériences, avec
Rebecca Mullet, fait apparaître le rôle intégrateur, unificateur du titre, qui
semble jouer pour les textes le rôle que joue le nom de catégorie pour les
catégories conceptuelles.

Titre thématique

Avant Après Sans titre

Rappel phrases 3,0 1,4 1,2

Rappel mots 18,6 11,8 12,2

Tableau 4.13
Efficacité du titre donné avant la mémorisation d’un texte,
en nombre de phrases ou de mots rappelés
(d’après Dooling et Mullet, 1973)

Le texte est, par exemple, un passage extrait du récit de voyage de Christo-


phe Colomb. Le rappel, calculé en phrases ou en nombre de mots rappelés,
n’est efficace que si le titre « Christophe Colomb découvrant l’Amérique »
est donné, et de plus donné avant la lecture du texte (tab. 4.13). Donner le
titre après n’est pas efficace par rapport au groupe contrôle : c’est donc
le titre qui permet l’organisation des informations du texte.
De plus, toute organisation ne concerne pas en soi la liste ou le texte pré-
senté mais est une assimilation aux connaissances antérieures, comme Bart-
lett l’avait montré. Ce n’est que dans la mémoire à long terme (la mémoire
sémantique comme on va le voir) que les catégories des connaissances exis-
tent, non dans la liste. Une autre expérience de Dooling avec Rebecca Sulin
(1974) le met en évidence de manière astucieuse. On lit à deux groupes de
sujets la biographie d’un dictateur, en la présentant à l’un comme celle du
dictateur fictif Gerald Martin et à l’autre groupe comme celle d’Adolf Hitler.
On teste les souvenirs des sujets une semaine plus tard par une épreuve de
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 147

reconnaissance mélangeant des phrases vraies (extraites du texte lu) et des


pièges. Les phrases pièges sont conçues de manière à présenter une relation
croissante avec le thème général du dictateur, de sorte que le piège le plus lié
au thème est : « il haïssait particulièrement les Juifs et les persécutait ».

Pourcentages de fausses reconnaissances 50

40
Hitler

30

20

10
Gerald Martin
0
neutre faible moy. fort

Figure 4.12 bis


La mémorisation est une intégration des thèmes nouveaux
dans les connaissances antérieures
(d’après Dooling et Sulin, 1974)
Remarque : le délai de reconnaissance est d’une semaine.

Une semaine plus tard, les sujets du groupe « Gerald Martin » ne commet-
tent jamais l’erreur de reconnaître cette phrase piège, mais les sujets qui ont
lu exactement le même texte en croyant qu’il s’agissait de la biographie
d’Hitler, reconnaissent à tort cette phrase avec un taux très important de 40 %
(fig. 4.12). Dans cette expérience, on vérifie donc à quel point la mémorisa-
tion est d’une façon générale une intégration, un enrichissement des connais-
sances antérieurement mémorisées, avec l’influence saisissante du titre et du
thème. Comme l’avait bien vu Barlett, il peut y avoir, dans les souvenirs, une
réinterprétation des détails ou une invention de détails pour plus de cohérence.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

6.3 L’abstraction au cours du temps


Que reste-t-il du souvenir d’un roman ou d’un film au cours du temps ? Dès
1894, Alfred Binet et Victor Henri notent avec perspicacité, dans leur étude
sur la mémoire des phrases, une augmentation du remplacement des mots
appris par des synonymes, en fonction de la longueur du texte : « Cette aug-
mentation du nombre de synonymes […] est la preuve que la mémoire ver-
bale, c’est-à-dire que la mémoire des mots exactement entendus, diminue à
148 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

mesure que le morceau à retenir s’allonge et que d’autre part la mémoire des
idées y supplée. » Cette transformation du texte littéral en idées plus généra-
les (anticipant sur le recodage du lexical en sémantique) est retrouvée par
Bartlett au cours du temps.
Cette abstraction des récits a pu être quantifiée grâce à l’application ingé-
nieuse de la technique de comparaison de phrases cibles/pièges dans la
reconnaissance. Dooling et Christiaansen (1977) ont sélectionné un texte sur
la biographie de Thomas Jefferson et un sur Roosevelt, présidents des États-
Unis. Un seul texte est lu à un groupe donné (l’autre servant pour le piège sur
le caractère principal), et sur les trois thèmes principaux, deux seulement
sont lus aux sujets de différents groupes (avec variation des thèmes lus ou
non lus), le troisième thème servant de piège, par exemple :
Thomas Jefferson
– carrière universitaire, intérêts divers, éducation : thème lu
– esclavage : thème non lu
– brevets d’inventeur : thème lu

Après un délai variable selon les groupes, allant de 1 semaine à 8 mois,


une phrase cible (contenue dans le texte) est proposée avec une phrase piège
construite de façon à connaître l’information utilisée par le sujet pour détec-
ter que la phrase est piégée. Il y a un choix forcé de sorte que c’est le pour-
centage de bonnes reconnaissances supérieur à 50 % qui est indicatif d’un
souvenir correct : voici la phrase d’origine et les pièges dérivés (un seul est
donné par groupe) avec le niveau de codage qu’ils permettent d’inférer :
Phrase cible (extraite du 2e paragraphe lu) :
« Jefferson refusa de breveter chacune de ses inventions, désirant en faire,
sans restrictions, des articles utiles pour les gens du pays. »

Pièges
Forme lexicale : information stockée sur la forme lexicale de la phrase :
« Jefferson ne prit jamais de brevet pour aucune de ses créations car il désirait
qu’elles soient librement accessibles à tous les citoyens américains. »
Remarque : le sens est le même, seule la forme lexicale est changée ; le choix
de ce piège indique que les sujets se souviennent du sens mais pas des mots
exacts qui ont été lus dans le texte original.

Phrase : information stockée sur l’essentiel de la phrase :


« Jefferson a toujours été profondément intéressé par l’éducation et il fit des
études systématiques de plusieurs systèmes universitaires européens afin d’en
tirer le meilleur de chacun d’eux. »
Remarque : ce thème a été lu mais la phrase piège ne faisait pas partie du
paragraphe ; son choix est censé indiquer que le sujet ne se rappelle plus les
grandes lignes de la phrase.
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 149

Thème : information stockée sur les thèmes du texte :


« Après être devenu président, Jefferson atteint un de ses buts en apportant une
loi qui interdit strictement tout futur commerce d’esclaves dans notre pays. »
Remarque : ce thème n’était pas dans les paragraphes lus ; ne pas le reconnaî-
tre comme piège indique que les sujets ne se rappellent plus les thèmes des
paragraphes lus « carrière et brevets ».

Titre : information stockée sur le caractère principal du texte :


« Roosevelt prit de nombreuses mesures afin d’arrêter la destruction des éten-
dues sauvages du pays. »

Remarque : si les sujets ne détectent pas ce piège au-dessus de 50 %, c’est


qu’ils ne se rappellent plus que la biographie concerne Jefferson et non
Roosevelt !

100

Titre
Porcentage de reconnaissances

90

80
Thème
Phrase
70

60

Forme lexicale

50
1 sem. 1 mois 2 mois 8 mois

Délai de rappel

Figure 4.13
L’oubli d’un texte en fonction des niveaux de structuration et du délai de rappel
(d’après Dooling et Christiaansen, 1977)
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Quatre délais, de 1 semaine à 8 mois, sont testés dans cette expérience


énorme qui a demandé 744 sujets pour les différents groupes (différents piè-
ges et délais). Les résultats confirment le phénomène d’abréviation qu’avait
observé Bartlett en montrant plus précisément le degré de perte d’informa-
tion en fonction des niveaux de structuration. Les informations lexicales, les
mots originaux du texte sont oubliés au bout de 1 mois, tandis que subsistent
des informations clés. Celles concernant les thèmes sont bien conservées,
puisque les sujets détectent à 75 % un thème étranger au bout de 8 mois, tan-
dis que l’essentiel de la phrase est retenu de façon intermédiaire. Enfin, le
150 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

caractère principal du texte cristallisé dans le titre, le président Jefferson dans


notre exemple, est très bien conservé, puisque la reconnaissance est de 90 %
encore après 8 mois.
Dans cette lignée, d’autres recherches se sont développées, notamment à
propos de la compréhension de texte, certains auteurs parlant de scénarios
(Jagot, 1996), cadres ou macrostructures – cela dit, le texte concernant égale-
ment des processus spécifiques du langage (notamment la syntaxe), ces tra-
vaux dépassent le cadre strict de la mémoire (cf. Blanc et Brouillet, 2003 ;
Gaonac’h, Fayol et coll., 2003).

7 MÉMOIRES PRODIGIEUSES
ET MÉMOIRES D’EXPERTS

De nombreuses mémoires sont « prodigieuses » par la quantité de connaissan-


ces acquises dans un domaine : ce sont des mémoires « professionnelles », celle
du chimiste, de l’historien, du littéraire… Mais la mémoire de l’érudit devient
plus banale avec la popularisation des études et étonne moins que certaines
mémoires prodigieuses qui, par leur spécialisation, frappent les imaginations.

7.1 Les mémoires prodigieuses


D’après Quintilien, Théodecte redisait des vers qu’on lui avait lus, aussi
nombreux fussent-ils. Théodule Ribot citait le cas d’un oligophrène (débile
profond) qui avait retenu depuis trente-cinq ans les dates de tous les enterre-
ments de sa paroisse, le nom et l’âge de la personne décédée et le nom de
toutes les personnes qui avaient participé à la cérémonie. Célèbre aussi est la
mémoire de certains musiciens, celle par exemple de Glazounoff. Alors que
la mort surprit Borodine avant qu’il ait pu écrire la totalité de son opéra
Le Prince Igor, Glazounoff put reconstruire de mémoire l’ouverture et les
détails importants de l’œuvre que le compositeur avait joués au piano devant lui.
Citons encore la mémoire des concertistes virtuoses qui jouent sans partition
des concertos d’une longueur impressionnante, ou celle de chefs d’orchestre
d’exception, comme Toscanini ou Karajan qui ont en tête les partitions
d’opéras entiers…

7.1.1 Les calculateurs prodiges


Alfred Binet, pionnier dans beaucoup de domaines (la mémoire des mots et
des phrases, le test d’intelligence), montra son esprit d’investigateur de génie en
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 151

analysant la mémoire de grands calculateurs de son temps, Inaudi et Diamandi,


dans son célèbre Psychologie des grands calculateurs et joueurs d’échecs,
paru en 18941.
Comme cet ouvrage n’est pas réédité, je donne le plus de détails possibles
sur des observations et expériences inégalées à ce jour. Après Ribot, Binet
rapporte quelques cas historiques souvent tirés de la « remarquable étude de
M. Scritpure » (1881)… Tom Fuller, un esclave noir qui ne savait ni lire ni
écrire, était encore capable à 70 ans de donner en deux minutes, le nombre de
secondes en une année et demie (47 304 000). Jedediah Buxton, né en 1702,
vit un jour Richard III au théâtre ; comme on lui demandait si la pièce lui
avait plu, il déclara que les acteurs avaient prononcé 12 445 mots et exécuté
5 202 pas. Mangiamele, un jeune pâtre sicilien vint à Paris se faire examiner
par le grand astronome de l’époque Arago (vers 1800) ; devant l’Académie
des sciences, il était capable en une demi-minute d’extraire la racine cubique
de 3 796 416 (156).
Mais comme le remarque Binet, ces dons ne sont pas l’apanage de person-
nes sans culture. Ainsi, un autre grand calculateur, Bidder, montra dès l’âge
de 6 ans des dispositions pour les mathématiques et remporta le prix de
mathématiques de l’université d’Édimbourg. Binet cite in extenso le rapport
de l’Académie d’un fils de bûcheron (dans les années 1840), Henri Mondeux,
qui s’amusait déjà tout jeune à faire des calculs dans sa tête lorsqu’il gardait
les moutons. Dans le rapport, est indiqué qu’il « partage souvent ces nombres
par tranches de deux chiffres […] guidé par ces règles, il peut énoncer, à
l’instant même où on le demande, les carrés et les cubes d’une multitude de
nombres, par exemple le carré de 1 204 ou le cube de 1 006. Comme il sait à
peu près par cœur les carrés de tous les nombres entiers inférieurs à 100, le
partage des nombres plus considérables en tranches de deux chiffres lui per-
met d’obtenir plus facilement leurs carrés. C’est ainsi qu’il est parvenu, en
présence de l’Académie, à former presque immédiatement le carré de 755 ».
Ce jeune pâtre utilisait sans le savoir la formule (a + b)2 = a2 + b2 + 2ab ; ainsi
en fragmentant ce nombre en 700 + 55, le carré de 700 est 490 000, le carré
de 55 (puisqu’il connaît par cœur les carrés jusqu’à cent) est de 3 025, et
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

deux fois le produit de 700 par 55 donne 77 000, l’addition de ces trois résul-
tats aboutissant au carré à chercher (570 025). Cette remarque du rapport de
l’Académie montre donc l’un des mécanismes des grands calculateurs : une
mémoire spécialisée contenant un grand nombre de produits, carrés, etc., et
qui permet de calculer à un autre niveau, un peu comme si l’on rappelait dans
l’ordre les lettres d’une fable de La Fontaine. Mais l’Académie note qu’à
l’inverse, « il a peine à retenir les noms des lieux et des personnes. Il lui est
pareillement difficile de retenir les noms […] des figures […] de géométrie… ».

1. Merci à Mlles Binet, petites-filles d’Alfred Binet, pour m’avoir donné une copie de ce livre précieux.
152 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

7.1.2 Inaudi : un calculateur « auditif »


Alors que les mathématiciens de l’Académie s’attachent à attester les proues-
ses des calculateurs et à trouver leurs mécanismes intuitifs, ce qui intéresse
Binet est de l’ordre d’une théorie neurologique.
Binet était passionné à cette époque par la théorie de son « maître » Char-
cot, neurologue qui, le premier, a cassé le bloc monolithique de la mémoire
pour imaginer différentes mémoires liées aux sens. C’est la théorie des
mémoires partielles, et c’est ainsi que l’on parle de mémoire visuelle, de
mémoire auditive, de mémoire olfactive. On pensait naturellement que les
musiciens avaient une grande mémoire auditive, tandis que les joueurs
d’échecs en possédaient une visuelle. Voici d’ailleurs ce qui explique que
Binet rassemble dans un seul livre ses études sur les calculateurs et les
joueurs d’échecs. Or il va trouver deux types de mémoire chez deux calcula-
teurs de renom de l’époque, Inaudi et Diamandi : Inaudi est un « auditif »,
tandis que Diamandi est un « visuel ».

■ La puissance de calcul
Jacques Inaudi est un jeune calculateur de 24 ans : « Il est venu au labora-
toire pendant deux années, en 1892 et 1893, toutes les fois que nous le lui
avons demandé ; il nous a accordé une quinzaine de séances. » Né en Italie
dans une famille pauvre, Inaudi passa ses premières années à garder des
moutons. Particularité intéressante, il calcule non sur ses doigts ou avec des
cailloux (calcul vient du latin calculus : cailloux), mais en utilisant les noms
des nombres (que son frère aîné lui avait récités). Déjà à 7 ans, il était capable
de faire des multiplications de 5 chiffres, et son frère l’emmène en Provence
où il aide, sur les marchés, les paysans à faire leurs comptes, tandis que son
frère joue de l’orgue. Lorsque Binet fait sa connaissance, Inaudi se produit au
théâtre et réalise successivement des calculs mentaux (de mémoire comme
le remarque Binet), par exemple une soustraction entre deux nombres de
21 chiffres, le carré d’un nombre de 4 chiffres, la racine cubique d’un
nombre de 9 chiffres, etc. Son imprésario note les chiffres du public sur un
tableau noir, que ne regarde jamais Inaudi ; il lui dicte lentement les chiffres
et il les redit, les répétant à nouveau pour une vérification ou pour lui-même.
Il met dix à douze minutes pour réaliser l’ensemble des calculs. Pendant ce
temps, l’impresario fait les calculs au tableau noir et le total des chiffres
atteint les 300. Lors d’une vérification à la Salpêtrière, où pendant deux
heures « on lui avait posé différents problèmes, on lui fit répéter tous les chif-
fres ; il le fit sans erreurs ; le nombre total était de 230 ». Mais ce qui frappe
encore plus, c’est, comme le note Binet, qu’Inaudi se produit au théâtre tous
les soirs et deux fois le dimanche.
Les autres mémoires d’Inaudi n’ont rien d’exceptionnelles et Binet note
qu’il « paraît ne pas se souvenir d’une manière fidèle des figures, des lieux,
des événements, des airs de musique ». Les dates d’histoire sont mémorisées
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 153

en tant que nombres mais restent sans connexion avec l’événement et ne rap-
pelle une suite de mots que si elle correspond à l’énoncé d’un problème.
Inaudi a donc essentiellement une mémoire de chiffres que Binet s’attache à
mesurer plus précisément.

■ L’empan de chiffres
Binet mesure le « pouvoir d’acquisition » en une présentation, ce qui corres-
pond dans notre vocabulaire actuel à l’empan. L’un de ses collaborateurs,
M. Gaultier montre que « quand les chiffres sont prononcés avec une voix
monotone : 7 », le fameux nombre magique, toujours actuel nous l’avons vu.
Inaudi lui dit que pour s’entraîner, il a l’habitude de mémoriser 27 chiffres,
mais énoncés par groupe de trois. Binet lui en propose, groupés également par
trois, 36 chiffres (Inaudi les répétant après lui) qu’il redonne en 30 secondes
sans aucune erreur. Et curieusement, Inaudi déclare à Binet qu’il lui est plus
difficile de rappeler cette séquence que de rappeler les 400 chiffres résultant
de différents problèmes chaque soir ! Mais quand Binet veut tester ses limites
en proposant 51 chiffres, Inaudi l’arrête au 26e en lui disant qu’il pense qu’il
oubliera les suivants et, de fait, commet des erreurs sur environ 10 chiffres.

■ Durée de la mémoire
Binet s’intéresse enfin à « l’étendue de la mémoire », nous dirions le rappel
différé à long terme. Il note, par exemple, que les gens ordinaires ayant
mémorisé au maximum 9 chiffres, en les répétant plusieurs fois, les oublient
dès l’apprentissage d’une autre série. Il interroge donc Inaudi sur des séries de
chiffres apprises auparavant, celui-ci est capable de rappeler les 230 chiffres
de la représentation de la veille mais pas ceux des représentations passées,
« le reste a été oublié ».

■ Les stratégies de calcul


Comment fait Inaudi ? « J’entends les nombres, dit-il nettement […] je les
entends résonner à mon oreille, tels que je les ai prononcés, avec mon propre
timbre de voix, et cette audition intérieure persiste chez moi une bonne partie
de la journée », « la vue ne me sert à rien ; je ne vois pas les chiffres… ». Pour
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

le vérifier, Binet, avec son grand sens scientifique, invente les techniques de
concurrence ou d’interférences pendant le délai de rappel (cf. chap. 3). Dans
une première expérience, il fait chanter à Inaudi une « voyelle » pendant son
calcul mental : « Cette expérience cause grand embarras à M. Inaudi ; il
conserve encore la faculté de calculer de tête, mais il met deux ou trois fois
plus de temps […] et il fait à voix basse quelques articulations… »
Pour Binet, Inaudi est « un type auditif modèle ». Cependant, avec nos
connaissances modernes, nous savons que le code verbal, dans la répétition,
est complexe (codes auditif, phonologique, lexical, articulatoire) et surtout de
nature lexicale. Ainsi, une réponse à une question de Binet nous montre qu’il
154 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

ne s’agit pas de mémoire vraiment auditive mais d’une mémoire plus abs-
traite : « Inaudi se représente simplement le timbre de sa propre voix ; il
prétend qu’il ne se rappelle pas les voix des personnes du public qui lui dic-
tent les chiffres. » On pourrait, à la lumière des connaissances actuelles, dire
que ses mémoires – lexicale et sémantique – étaient spécialisées pour les
nombres. Par exemple, l’expérience menée par Binet sur l’empan, avec un
groupement par trois, rappelle singulièrement l’expérience de Smith (cf. § 5.1)
dans laquelle il rappelle une séquence dans l’ordre de 40 chiffres binaires
mais groupés mentalement. En fait, on peut penser que pour Inaudi, les chif-
fres sont des lettres et que des séquences de 3 (ou plus) chiffres correspon-
dent à nos mots ; les résultats partiels de calculs sont alors pour lui comme
des déductions que nous faisons à partir de phrases.
L’analyse par Binet de la manière dont Inaudi réalise ses calculs souligne
ses méthodes personnelles : « […] bien que depuis quatre ans qu’il sait lire et
écrire, il ait appris les méthodes ordinaires de calcul, il ne s’en sert pas ».
Pour la soustraction, il opère à nouveau par groupes de trois, ce qui renvoie à
la remarque précédente que les nombres de 3 chiffres sont peut-être l’équiva-
lent pour nous des mots. Et ce qui fait penser à une sémantique du nombre,
par associations, c’est que la base de tous ses calculs est la multiplication.
Pour la division, il procède par des multiplications approximatives pour trou-
ver le quotient (et le reste). De même, pour les racines carrées et les racines
cubiques, il multiplie des nombres jusqu’à trouver celui qui correspond
le mieux (avec un reste). Ces multiplications, elles-mêmes, sont des sommes
de petites multiplications, dont Binet fournit un exemple frappant : « Soit
325 * 638. M. Inaudi calcule ainsi : »

300*600 = 180 000

25*600 = 15 000

300*30 = 9 000

300*8 = 2 400

25*30 = 750

25*8 = 200

Tableau 4.14
Inaudi transforme mentalement tout calcul
en une addition de petites multiplications
(d’après Binet, 1894)

Afin d’expliquer la vitesse et la puissance du calcul, Binet prend l’analogie


de la lecture des lettres qui donnent des mots vite traduits en sens, « la vision
des caractères écrits devient semi-consciente. C’est à cette demi-conscience
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 155

que doit arriver le calculateur ; il faut que les deux facteurs d’une multipli-
cation, comme 3 et 6, ne soient point lus comme ils sont : “trois et six”,
mais comme s’ils voulaient dire “dix-huit” […] Semblablement, on peut sup-
poser que, lorsqu’on donne à M. Inaudi une multiplication, par exemple
38 972 * 6 385 346, il a l’impression que le produit sera compris entre tel et
tel nombre ».
Par cette analyse d’une remarquable perspicacité, Binet anticipe, en
l’appelant « inconscient », la mémoire sémantique qui, chez Inaudi, devait
associer des milliers de produits de calcul. De même que pour nous, un
« canari » est un « oiseau » et qu’un oiseau a un bec, la mémoire d’Inaudi
comporte probablement des associations fréquentes entre des milliers de pro-
duits, de carrés, cubes et leurs racines.

7.1.3 Diamandi : un calculateur « visuel »

À lire les précédents paragraphes, on pourrait imaginer, ce que du reste le


public et les journalistes croient souvent, que les mémoires prodigieuses
comme les calculateurs sont des petits bergers sans culture qui calculent
dans leur tête comme d’autres rêvent en gardant les moutons. Les biogra-
phies des mathématiciens nous indiquent le contraire (Bergamini, 1965).
Gauss, nom très familier pour les étudiants de psychologie (la célèbre
courbe de Gauss), était un génie des mathématiques. À 3 ans, il relevait une
erreur de calcul dans une feuille de paie de l’entreprise de maçonnerie de
son père. Il déclarait connaître l’arithmétique avant de savoir parler, et lors-
que, à 10 ans, l’instituteur demanda de faire l’addition des nombres jusqu’à
100, Gauss leva de suite son ardoise avec le nombre 5 050 : il avait compris
qu’en additionnant 0 + 100, 1 + 99, et ainsi de suite jusqu’à 49 + 51, il avait
50 fois 100 plus le nombre 50 qui restait tout seul (ou peut-être l’avait-il
calculé de nombreuses fois auparavant). De même, des étudiants sont capa-
bles de tours de force. Un ami, professeur de maths, m’a raconté que
lorsqu’il était en Math Sup., l’un de ses camarades résolvait de tête les pro-
blèmes du niveau de l’agrégation, formulés en trois pages, allongé sur son
lit. Lorsqu’il passait au tableau, il résolvait le problème sans aucune note et
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

sans erreur.
L’histoire de Diamandi montre aussi que les calculateurs ne sont pas des
incultes. Contemporain d’Inaudi, Périclès Diamandi est né en Grèce dans une
famille de commerçants de grains. Sa mère a une excellente mémoire en tou-
tes choses, et sa sœur et son frère partagent ses aptitudes pour le calcul. Il est
toujours premier à l’école en mathématiques, et adulte, il connaît cinq langues,
ce qui le différencie des petits bergers illettrés. Se rendant à l’Académie des
sciences pour montrer ses capacités, celle-ci le renvoie à Binet et à Charcot
pour une étude. Binet complète plus tard cette première étude dans son livre,
dont voici les grandes lignes.
156 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

■ Un tableau mental
Diamandi – et cela captive Binet (et Charcot) – « s’annonce comme un visuel ;
c’est sous la forme visuelle qu’il se représente les nombres, c’est-à-dire que les
nombres lui paraissent écrits sur un tableau mental qu’il regarde, et qu’il lit
quand on lui demande de répéter des chiffres de mémoire ». Binet note après
d’autres que c’est plutôt le cas de tous les calculateurs et qu’Inaudi était le pre-
mier à compter verbalement. À l’époque de Binet, la notion de « schème
numéral » était classique, l’interrogation des « visuels » indiquait qu’il avait
l’impression d’avoir une représentation « visuelle » selon une ligne droite,
courbe, brisée, sinueuse, sous forme d’un escalier, etc.
À sa première visite, Diamandi apporte un grand tableau de 200 chiffres
(40 lignes de 25 chiffres) en disant qu’il peut donner les chiffres de n’importe
quelle position. Questionné par Binet, il dit qu’il ne peut voir le tableau entier
mais par partie en fonction d’un effort d’attention. Mais les expériences de
Binet sur l’étendue d’une liste de chiffres mettent en évidence que cette
mémoire « visuelle » n’est pas simple. Binet lui fait apprendre en temps libre
(mais mesuré) des séries de chiffres pour voir sa limite d’apprentissage, qui
s’avère énorme. Lors d’une première séance, Diamandi apprend sept séries,
entrecoupées de pause, de 10 à 100 chiffres. Ces chiffres sont écrits sur une
seule ligne, la série de 100 sur deux lignes. Diamandi s’en plaint, préférant
qu’ils soient présentés en carré. Cette observation va bien dans le sens d’une
mémoire « visuelle », comme pour effectuer une photographie. Les erreurs
ne sont que d’un chiffre ou deux. La série de 200 occupe un après-midi entier
et le rappel se fait sans erreur. En revanche, les temps d’apprentissage sont de
plus en plus longs (et ceci de façon exponentielle, fig. 4.14), ce qui ne va pas

8 000

7 000
Temps d’apprentissage (en s)

6 000

5 000

4 000

3 000

2 000

1 000

0
15 25 50 20
0
Nombre chiffres appris

Figure 4.14
Temps d’apprentissage de listes de chiffres jusqu’à 200 par Diamandi
(courbe construite d’après le tableau de Binet, 1894, p. 124)
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 157

dans l’hypothèse d’une mémoire visuelle de type photographique ; une photo


prend le même temps que la page comporte un petit nombre ou un grand
nombre de caractères. À l’évidence, il y a des mécanismes de traitement
complexes pour cette performance extraordinaire.
De même, dans le calcul mental, Diamandi a besoin de calme, et les
conversations l’énervent « et quand on le distrait par quelque question…
il perd le fil ; il prétend que ses images visuelles des chiffres disparaissent ».
Si, pour Binet, Diamandi est un « visuel », cette observation nous amène à
une interprétation plus complexe : en effet, une interférence verbale ne
devrait pas baisser la performance, si le traitement de l’information était
purement visuel (chap. 2, § 5.2).

■ Les expériences de Binet


Binet commence peut-être à douter d’une mémoire visuelle « pure », car il
organise une série d’expériences de mémoires de formes, de couleurs et de
positions, qui doivent être plus décisives. « Puisque, encore une fois il s’agit
par hypothèse d’une mémoire qui photographie l’objet, M. Diamandi n’aura
aucune peine à indiquer tous ces détails d’écriture ; il ne lui faudra pas un
surcroît de travail pour se rappeler que tel chiffre est en rouge, tel autre en
bleu », procédure expérimentale sans faille qui évoque les expériences sur la
mémoire iconique (chap. 3, § 1.1) mais plus d’un demi-siècle avant.
Mais en toute objectivité (puisque, au départ, il croit à la théorie de son
maître Charcot), il note :
• Mémoire des formes : « Diamandi ne se représente pas les chiffres dans la
forme où ils ont été écrits sur le papier ; il substitue à cette forme, dont il
ne garde pas le souvenir, celle de sa propre écriture. »
• Mémoire des couleurs : une première expérience indique que Diamandi
est capable de se rappeler les couleurs des chiffres, le 8 e est en rouge, le 15 e
en bleu… Mais Binet, en génie de la logique expérimentale, comprend que
« sous cette forme, l’expérience ne prouve rien », car il suppose que Dia-
mandi peut utiliser la mémoire verbale et, à ce propos, anticipe clairement
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

le mécanisme du double codage (chap 3, § 3.4) et de charge mentale : « Si


on cherche à se rappeler la couleur des chiffres, en même temps que les
chiffres, au moyen de mots…, il faut le double de mots ; quand un 5 a été
tracé au crayon vert, au lieu de se rappeler le mot cinq, il faut se rappeler
deux mots cinq et vert… donc double charge pour la mémoire verbale »
(p. 134). Il mesure donc le temps pour apprendre des chiffres de même
couleur et de plusieurs couleurs. Mais Diamandi met 3 minutes pour
apprendre un tableau de 25 chiffres de couleur unique et 8 minutes, soit
160 % de plus, pour mémoriser un tableau de 25 chiffres avec six couleurs
(rouge, bleu, jaune…) (fig. 4.15). Du reste, Diamandi, pour qui ce genre
158 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

d’expérience est nouveau, raconte à Binet (sans en savoir l’importance


théorique) qu’il « a commencé à apprendre les chiffres sans les couleurs ;
les chiffres une fois appris, il a procédé à la seconde partie… en apprenant
les couleurs ». Binet conclut ainsi : « Rien ne montre mieux qu’il s’agit là
de deux actes de mémoire bien distincts. »

10
9
Temps de mémorisation (mn)

8
7
6
5
4
3
2
1
0
C. unique C. multiples
Type de couleur pour les chiffres

Figure 4.15
Temps de mémorisation d’un tableau de 25 chiffres
d’une seule couleur ou de plusieurs couleurs
(histogramme construit d’après les données de Binet, 1894, p. 135)

• Mémoire des positions : « Un des caractères les plus frappants de la mémoire


visuelle, c’est d’être une vision de l’espace, une perception de la position des
objets. Quand on visualise un ensemble d’objets, on a le sentiment de voir
leurs relations : l’un est situé à droite, l’autre à gauche, ou au-dessus… »
Binet rappelle à ce propos ses expériences sur les écoliers : « j’ai constaté
qu’on se représente visuellement les grands points de topographie, tels que
la place d’un passage au recto ou au verso, au milieu ou au bas de la
page… » Binet refait ce type d’expérience avec Diamandi en lui faisant
apprendre cinq ou six lignes de prose, sans lui annoncer le type de rappel
(positions). Après deux minutes, il les rappelle, en oubliant toutefois un
groupe de mots. Mais quant aux positions des mots, « sa réponse n’était
pas absolument et rigoureusement exacte ». En particulier, du fait de
l’oubli d’un groupe de mots, « les mots qui suivaient étaient indiqués en
avance d’une demi-ligne sur leur position véritable ». Diamandi étant plus
à l’aise avec les chiffres, Binet lui écrit un tableau de 92 chiffres qu’il a
appris deux jours plus tard. Comme on le voit, il y a quelques pièges, des
cases vides, un nombre de 2 chiffres…
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 159

325 824 632 859


462 385 629
42 647 625 863 331
589 817 730 012
638 849 237
539 826 666 534 129
394 318
694 332 499 001 836

Le rappel par ligne, de gauche à droite, prend 64 secondes, mais le rappel


par colonnes descendantes lui paraît compliqué, « il se trompe plusieurs fois,
est obligé de recommencer » : pour un rappel avec peu d’erreurs, le temps est
de 168 secondes, soit deux fois et demi plus de temps que par ligne. Ce temps
allongé, ajouté au fait qu’aucun rappel ne se fait sans erreurs, montre bien
qu’il ne s’agit pas d’une mémoire vraiment visuelle, en tout cas, pas au sens
photographique.

■ Le match Inaudi-Diamandi
Cependant, Binet semble raisonner par tout ou rien, la mémoire est visuelle ou
elle ne l’est pas. Grâce aux recherches modernes, nous avons vu qu’il existe
une mémoire visuospatiale, mais d’une capacité limitée. Il se pourrait donc
que Diamandi ait une mémoire visuospatiale exceptionnelle, mais pas au point
d’apprendre un tableau de 92 chiffres. Binet réalise une petite étude des per-
formances comparées d’Inaudi et Diamandi, mais pour un tableau de 5 lignes
de 5 colonnes, soit 25 chiffres.

Diamandi « visuel » Inaudi « auditif »

Temps de mémorisation 3 mn 45 s

Rappel de gauche à droite 9s 19 s

Rappel sous forme de nombres 9s 7s


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Rappel par colonnes descendantes 35 s 60 s

Rappel par colonnes ascendantes 36 s 96 s

Rappel du tableau en spirale 36 s 80 s

Rappel par des lignes obliques 53 s 168 s

Tableau 4.15
Comparaison des performances d’Inaudi et de Diamandi pour la mémorisation
d’un tableau de 5 * 5 chiffres (d’après Binet, 1894, p. 147)
160 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

On constate qu’Inaudi est plus rapide à mémoriser et à rappeler sous forme


de nombres (souvenez-vous qu’il semble apprendre par chunks de 3). En revan-
che, Diamandi met le même temps de rappel par colonnes descendantes ou
ascendantes (35 et 36 secondes), ce qui est nettement plus difficile pour Inaudi.
C’est le même processus pour rappeler en spirales, de l’extérieur vers l’intérieur,
ou par lignes obliques, alors que Diamandi met le même temps (36 secondes)
ou à peine plus (53 secondes), ce qui semble indiquer qu’il lit un tableau
interne. En termes modernes, on peut supposer d’après les indications très
détaillées de Binet qu’Inaudi avait une mémoire lexicale-sémantique, tandis
que, sans parler de mémoire visuelle « photographique », Diamandi avait vrai-
semblablement une mémoire visuospatiale d’une bonne capacité, ce que l’on
retrouve chez un autre cas extraordinaire, le Russe Veniamin.

7.1.4 Les mémoires visuelles variées


■ Veniamin : une mémoire imagée
Attardons-nous sur le cas de Veniamin, célèbre mnémoniste professionnel
russe dont le numéro consistait à apprendre chaque soir sur une scène de
music-hall des tableaux de chiffres, des listes sans signification, une liste d’une
centaine de mots… Ce cas est très bien connu grâce au psychologue russe
Alexander Luria qui suivit ce sujet extraordinaire durant trente années (1970).
Veniamin lui-même n’était pas conscient de ses aptitudes particulières, et ce
n’est que sur les conseils de l’un de ses employeurs qu’il vint consulter Luria.
Les aptitudes de Veniamin sont pourtant exceptionnelles : d’un tableau de
50 chiffres, en 4 colonnes, il est capable d’énoncer la totalité des chiffres, les
chiffres des diagonales, de chaque partie carrée du tableau (4 lignes de
4 colonnes), les chiffres des bords du tableau. En présence de l’académicien
Orbelin, Veniamin mémorise un tableau de 25 lignes de 7 lettres de l’alpha-
bet, soit un total de 175 éléments répartis au hasard. Il peut mémoriser puis
reproduire 30, 50, 70 mots sans erreur, dans l’ordre original, dans l’ordre
inverse et réciter après quinze ans des listes entières de mots ou d’éléments
sans signification.
Luria s’intéresse à toutes les particularités du comportement, notamment à
la neuropsychologie. Il détecta chez son sujet deux particularités, une percep-
tion synesthésique et une imagination visuelle très riche, qui retentissent sur
tout son comportement et donnent à sa mémoire ses caractères particuliers.
Lorsqu’on le questionne sur la façon dont il mémorise, Veniamin répond
qu’il « voit » le tableau de chiffres ou de lettres. Ainsi s’explique la facilité
avec laquelle il peut rappeler les éléments d’un tableau selon divers points de
départ et directions. Cette « photographie » (que Neisser a appelée plus tard
« mémoire éidétique ») est à ce point précise que Veniamin peut être victime
d’erreurs de « relecture », lorsque le chiffre ou la lettre sont mal écrits. Lors-
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 161

que, après 15 ans, Luria lui demande sans préparation de rappeler une liste,
Vienamin déclare après quelques instants de réflexion : « Oui, c’est bien,
c’était dans votre ancien appartement, vous étiez assis devant la table et moi
dans un fauteuil à bascule. Vous portiez un complet gris et vous me regardiez
comme ça. Voilà ce que vous me disiez… »
Cependant, sa perception est spéciale. Lorsque Luria corrige ses réponses
par « oui » ou par « non », Veniamin prétend voir des taches sur l’image
visuelle du tableau. Ces taches se dilatent pour se transformer en nuages de
vapeur ou éclaboussures qui masquent certaines parties du tableau. Ce type
d’observation traduit bien l’idée que la perception de Veniamin est synesthé-
sique, c’est-à-dire qu’elle mélange différentes modalités sensorielles. Cette
perception synesthésique a lieu surtout lors de la présentation de stimulations
peu significatives : sons, voyelles, chiffres ou graphismes. Pour Veniamin, les
chiffres ont des formes : 1 est un chiffre pointu, 2 est plat, rectangulaire,
blanchâtre. De même, chaque voix fait naître un complexe synesthésique de
sensations gustatives, de couleurs, de lignes, etc.
À l’inverse, les mots déclenchent une imagerie très riche. Un autre psy-
chologue russe Vigotsky lui a donné une liste de mots contenant, entre autres,
plusieurs noms d’oiseaux. Quelques années plus tard, un autre psychologue,
Leontiev, lui fournit une liste contenant plusieurs noms de liquides. Puis on
lui demande de rappeler uniquement les noms d’oiseaux de la première liste
et les noms de liquides de la seconde. Veniamin est incapable de reconstituer
ces deux catégories.
Ainsi, dans le cas de Veniamin, sa mémoire était prodigieusement fidèle ou
prodigieusement déficiente selon les situations. Contrairement à la plupart
des gens qui catégorisent spontanément (§ 5.2.1), Veniamin en était incapable.
En référence aux théories contemporaines, on pourrait avancer l’hypothèse
que chez Veniamin, les mémoires « visuelles », imagée et visuospatiale,
étaient hypertrophiées au détriment de la mémoire sémantique.

■ Un record de mémoire
C’est le même type d’hypothèse que formule un groupe de chercheurs qui
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

s’est intéressé au cas extraordinaire d’un jeune étudiant américain, mainte-


nant professeur dans une université américaine. Rajan Mahadevan a été ins-
crit dans le livre des records dans les années 1980 pour être capable de réciter
31 811 décimales du chiffre pi. Sa mémoire des chiffres est absolument
extraordinaire. Par exemple, dans une université où il participa à une étude, il
regarda pendant trois minutes un tableau de cinq rangées de dix chiffres, soit
50 chiffres et fut capable de le réciter ligne par ligne, ou colonne par colonne,
ou par parties. Plusieurs mois après, il s’en rappelait encore. En revanche
pour des informations autres que des chiffres, mots ou figures spatiales, il ne
révèle pas de supériorité par rapport à d’autres sujets. Remarquant lors d’une
visite de Rajan que celui-ci ne se rappelait plus la topographie de leurs
162 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

bureaux dans leur laboratoire, des chercheurs ont réalisé une expérience avec
sa participation sur la mémoire de la position spatiale et de l’orientation.
L’expérience consiste en la mémorisation de 48 images d’objets, présentées
soit à droite ou à gauche d’un point central (position), soit à l’endroit ou en
miroir (orientation). Par rapport à d’autres sujets, Rajan a une performance
inférieure d’environ 10 % dans la reconnaissance de la position et de l’orien-
tation de ces objets. De même, cinq mois plus tard, sa mémoire paraît tout à
fait ordinaire, car il ne se rappelle que d’un quart de ces objets. Les cher-
cheurs pensent donc que les zones du cerveau habituellement dévolues à la
mémoire spatiale des objets (position et orientation) seraient en partie utilisée
pour la mémorisation spatiale de chiffres. Des performances extraordinaires
sont donc vraisemblablement dues à des différences neurobiologiques.

7.1.5 Le syndrome de Williams

De nombreuses légendes mentionnent de mignons petits personnages à la


mâchoire avancée au sourire marqué et aux petites oreilles pointues, sous des
noms divers comme les elfes et les lutins. Cette description n’est pas si légen-
daire et le cardiologue néo-zélandais Williams a décrit des enfants ayant cette
physionomie mais aussi des déficiences du système vasculaire, notamment
du cœur, et un vieillissement prématuré. Dans ce cortège de caractères appelé
« syndrome de Williams », les compétences cognitives générales sont très
déficitaires, comme les enfants trisomiques (ex. le QI moyen est de 60), mais
ces personnes sont très souvent douées pour la musique (pour toute cette partie,
cf. Lenhoff et coll., 1998).
Identifiée en 1993, l’anomalie génétique semble provenir du chromo-
some 7 qui est endommagé dans la bande qui produit l’élastine, d’où les rides
et le vieillissement prématuré, ainsi que des malformations vasculaires (la
« peau » des vaisseaux et des organes). D’autres gènes sont déficitaires, tel le
LIM-kinase1 qui code des protéines ayant un rôle dans le développement des
aptitudes visuospatiales, ce qui explique le déficit des personnes atteintes à
dessiner des objets courants (ex. un gribouillis pour un éléphant). L’étude du
cerveau (autopsie après décès ou imagerie médicale) révèle de nombreuses
différences, notamment « des caractéristiques anatomiques… [qui] explique-
raient en partie les talents musicaux des personnes ayant un syndrome de
Williams : le cortex auditif primaire [lobe temporal] et la région auditive
adjacente, le planum temporale [prononcer « temporalé »] sont plus volu-
mineux que la normale… De plus, le planum temporale est normalement
plus volumineux dans l’hémisphère gauche [sons du langage] que dans le
droit, mais, chez certaines personnes ayant un syndrome de Williams, il est
anormalement grand dans l’hémisphère [droit], comme chez les musiciens
professionnels » (Lenhoff et coll., 1998). Des talents spéciaux ont donc vrai-
semblablement une origine biologique.
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 163

7.2 La mémoire des joueurs d’échecs

Dans le cortège des mémoires prodigieuses, les capacités des joueurs d’échecs
représentent un cas fascinant. Rappelons quelques règles pour le lecteur peu
familier. L’échiquier est un carré de 8 rangées par 8 colonnes, les cases étant
noires ou blanches en alternance (fig. 4.16). Chaque joueur a huit pions et huit
pièces, un roi, une reine, deux fous, deux cavaliers et deux tours. Un pion se
déplace d’une case à la fois, le fou en diagonale sur autant de cases voulues, la
tour en ligne droite, le cavalier saute une case en ligne droite et une case en dia-
gonale, la reine va dans toutes les directions sur autant de cases désirées, tandis
que le roi va partout mais une seule case à la fois. Le but du jeu est de mettre le
roi adverse en échec (c’est-à-dire qu’il pourrait être pris le coup d’après), puis
en échec et mat (aucune possibilité de partir). Une partie est jugée élégante,
lorsque l’échec et mat est réalisé en prenant un minimum de pièces.
Différents systèmes de coordonnées ont existé pour décrire la position des
pièces et leurs déplacements. À l’époque de Binet, on disait par exemple, je
déplace le fou de la reine (du côté de la reine). Actuellement, les colonnes
sont numérotées de A à H et les lignes de 1 à 8 (à partir des blancs) : au
départ, la reine blanche est en D1, la reine noire en D8.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Figure 4.16
Exemple d’échiquier avec les coordonnées de déplacement

L’une des prouesses extraordinaires dont sont capables les maîtres d’échecs
est le jeu à l’aveugle. Cette démonstration spectaculaire consiste pour le
joueur à faire la partie le dos tourné à l’échiquier en fonction des positions
164 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

des pièces qui sont annoncées avec leurs coordonnées. Harry Nelson Pillsbury,
champion américain vers 1890, jouait souvent pour se « relaxer » douze par-
ties d’échecs et six parties de dames tout en participant à une partie de bridge
avec ses amis. Mais le champion du monde Alekhine en disputa trente-deux
à Chicago en 1932 ; Koltanowski en joua trente-quatre à Édimbourg en 1937.
Enfin, l’Argentin Najdorf en détient le record mondial depuis 1943, ayant
joué à Rosario quarante parties avec le score de trente-six gagnées, trois perdues
et une nulle en 17 heures 35 minutes.

7.2.1 Alfred Binet et la mémoire des joueurs d’échecs

Toujours dans Psychologie des grands calculateurs et joueurs d’échecs,


Alfred Binet (1894) s’intéresse aux grands joueurs d’échecs, vus à cette
époque comme de grands « visuels », dans la théorie à succès de Charcot.
Dans son tour d’horizon des prouesses des joueurs d’échecs, Binet est donc
perplexe lorsque les impressions des joueurs ne rentrent pas dans le cadre de
la mémoire visuelle.

■ Un jeu de « tiroirs » et de calcul


« Parmi les rares joueurs qui avaient eu l’occasion de s’expliquer à ce pro-
pos, quelques-uns comme Zukertort parlaient par énigmes. Quand il jouait
plusieurs parties sans voir, les parties se trouvaient rangées dans sa
mémoire comme dans différents tiroirs. À chaque partie, le tiroir corres-
pondant s’ouvrait pour lui, tandis que tous les autres restaient fermés…
L’explication me paraît si peu intelligible… que je soupçonne Zukertort de
s’être agréablement moqué de ceux qui l’interrogeaient » (Binet, 1894,
p. 207).
Il a cependant l’occasion de questionner un jeune Alsacien, Goetz, qui
venait de jouer dans un café huit parties à l’aveugle : « M. Goetz, consulté
sur cette question, me répondit qu’il avait à cœur de me démontrer que la
mémoire visuelle ne joue aucun rôle dans le jeu sans voir… Je dois avouer
que je ne le compris pas bien » (p. 210), mais Binet lui demande de rédiger
son observation. On voit ici l’ouverture d’esprit et l’objectivité de Binet, le
fait ne rentre pas dans sa théorie (d’alors), mais il s’y intéresse et s’inter-
roge. Ce qui compte pour lui, ce sont les faits et le souci d’une explication
qui rendent compte de la complexité des mécanismes psychologiques. Binet
reproduit les réflexions de Goetz en appendice, mais en voici un résumé
(p. 340), car, à la lumière des connaissances actuelles, plusieurs réflexions
sont très parlantes. Faisant un historique, Goetz rappelle quelques records
du jeu à l’aveugle (« jeu sans voir » disait-on à l’époque), notamment ceux
de Zukertort qui en avait joué 16. Mais, ajoute Goetz, la longueur des
démonstrations en « font réduire habituellement le nombre à 8, ce qui paraît
être le chiffre classique. Pourquoi ? Je n’en sais trop rien ». Le lecteur aura
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 165

sans doute reconnu un chiffre très proche du nombre magique 7 (cf. § 5.1).
Puis il essaie de répondre à la question de Binet : « le jeu d’échecs sans voir
procède-t-il exclusivement de la mémoire visuelle ? », comme semblent
l’indiquer quelques témoignages antérieurs : « Mais j’entends, par contre,
dire à M. Rosenthal qu’en jouant sans voir il procédait exclusivement par
calcul et qu’il ne voyait ni échiquiers, ni pièces. Et moi-même [c’est Goetz
qui écrit] qui suis complètement dépourvu de mémoire locale, qui passerais
deux cents fois dans la même rue sans pouvoir me faire plus qu’une idée très
vague, une fois passé, des maisons qui s’y trouvent […] je parviens facile-
ment à jouer ces parties d’échecs sans voir » (p. 343). Avec justesse, Goetz
rapproche le joueur d’échecs d’autres experts : « Demandez donc à un
joueur de cartes pourquoi il ne confond pas pique avec carreau et cœur avec
trèfle ; demandez à un général pourquoi il ne confond pas, dans le plan de
campagne qu’il poursuit dans sa tête, le terrain avec celui d’une bataille
qu’il vient de se remémorer… » Et Goetz montre que les parties d’échecs
sont des organisations qui paraissent très différenciées au grand joueur
« sauf dans le cas où deux parties offriraient des positions d’une grande res-
semblance, ce serait lui faire injure que de supposer qu’il puisse confondre
le russe avec le chinois ou une église avec une pépinière… C’est une erreur
très répandue que de croire que l’on puisse égarer un bon joueur sans voir en
lui jouant des coups bizarres, extraordinaires ». Ces fines observations, ainsi
que les « tiroirs » de Zukertort dont il dit « certainement, cette explication
est bien rudimentaire, et cependant il paraît difficile de dire davantage sur ce
point », peuvent désormais être interprétés en terme de catégories. Pour le
maître d’échecs, certaines parties équivalent pour nous au rangement de
mots dans les catégories « oiseaux, meuble, vêtements… », et une partie
bizarre correspond à un mot unique d’une catégorie, comme le serait un
nom propre dans les catégories précédentes.
Parlant des joueurs qui pensent avoir une mémoire visuelle, il déclare « en
réfléchissant et en cherchant des analogies, cela me paraît de plus en plus
douteux […] nous ne pouvons pas embrasser en une fois un panorama, parce
que notre perception visuelle n’en est guère capable. La mémoire visuelle,
qui n’en est que le corollaire ou le décalque, ne saurait certes en faire davan-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

tage ». Cette remarque est extraordinaire, puisque Goetz anticipe sur les deux
systèmes de la vision (cf. Lieury, 2004) : les recherches modernes sur la per-
ception visuelle attestent, en effet, que notre vue panoramique est floue et
que seule une région centrale (la fovéa) nous permet de voir avec l’acuité
visuelle de 10/10 mais pour une zone de 2 degrés, soit un mot de quatre
lettres ; on ne peut donc voir avec une bonne acuité un échiquier entier. Il
conclut ainsi : « Mais non, c’est la mémoire des conclusions, la mémoire des
raisonnements qui préside exclusivement aux ébats de notre jeu… Oui, mon-
sieur Rosenthal, vous avez mille fois raison quand vous dites procéder exclu-
sivement par le calcul. Il ne pourrait en être autrement. »
166 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

■ Un joueur qui voit sans voir…

Contrairement à sa méthode pour Inaudi et Diamandi, où il teste des hypothè-


ses par des expériences, Binet a écrit un questionnaire dans une revue
d’échecs, et son analyse s’effectue à partir des témoignages. Mais, finale-
ment, il trouve plus intéressant que certains grands joueurs ou maîtres lui
répondent par une analyse circonstanciée, c’était le cas de Goetz et celui d’un
autre maître, le Dr Tarrasch. Son analyse personnelle est instructive sur un
autre point : celui des erreurs liées à la subjectivité. Tarrasch pense en effet
voir l’échiquier et sa partie : « Je me figure l’échiquier très distinctement, et
pour ne pas entraver la vue intérieure… je ferme même parfois les yeux.
Ensuite, je garnis l’échiquier de ses pièces. » Mais dans son récit, on note
qu’il ne s’agit pas vraiment d’une mémoire visuelle au sens « photographi-
que » : « Je ne saurais, par exemple, dire si les échiquiers employés lors du
dernier tournoi à Dresde [en 1892] étaient en bois ou en carton, mais je sais
par cœur presque toutes les parties que j’y ai faites. » Et une anecdote fami-
liale le prouve clairement : l’un de ses enfants ayant cassé la pointe de la
reine blanche, sa femme doit parfois la recoller avec de la cire, mais « après
la partie je ne saurai jamais dire, excepté le cas où par hasard, j’aurais expres-
sément fait attention, si la pièce, cette fois-ci avait sa pointe ou non »
(pp. 356-357). Ailleurs, il montre bien qu’il se sert de connaissances stratégi-
ques dans le jeu à l’aveugle. « Je commence par me demander quelle est cette
partie quatre. Ah ! c’est ce gambit du cavalier dans lequel la partie adverse
s’est défendue d’après les règles jusqu’au moment où elle fit le coup extra-
ordinaire du P du F de la dame [pion du fou du côté de la dame]… À mesure
que les parties avancent, elles diffèrent entre elles et cessent de pouvoir être
confondues » (pp. 354-355).
Du reste, Binet, en observant des parties à l’aveugle et en questionnant
d’autres joueurs, met bien en évidence l’effet des connaissances stratégiques
et les erreurs dues à l’intégration en mémoire. De même que Barlett et
Dooling (cf. supra § 6) ont montré des erreurs du souvenir liées au mélange
avec des connaissances antérieures, Binet observe une erreur classique du jeu
à l’aveugle ; Cunnock émet, quant à lui, l’observation suivante en réponse à
son questionnaire : « Il arrive que je commande un mouvement, anticipant
une certaine ligne de combat, et que, revenant ensuite à ce même échiquier, je
ne sais si cette ligne a été acceptée ou non » (p. 258), si bien que certains
joueurs en viennent à compter le nombre de coups effectués et, en reconsti-
tuant la partie, jugent si le coup a été réalisé ou non.

■ Mémoire visuelle concrète et abstraite

Afin de résoudre cette apparente contradiction entre les témoignages d’image


visuelle précise et les témoignages contradictoires, Binet avance l’hypothèse
d’une mémoire visuelle abstraite : « cette visualisation a un caractère spécial :
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 167

elle est le plus souvent abstraite, c’est-à-dire qu’elle abstrait, qu’elle détache,
qu’elle arrache de l’objet visualisé les seules qualités nécessaires aux combi-
naisons du jeu » (p. 338). Charcot parlait de « mémoire visuelle géométri-
que », ce qui anticipait bien sûr l’idée d’une mémoire visuospatiale, mais on
a vu que les résultats actuels montrent une grande variété de mémoires visuelles,
iconique, visuelle, visuospatiale et imagée.

■ Érudition et pratique du jeu d’échec


« Pour arriver à se passer de l’échiquier, nous a-t-on dit et répété dans tous les
termes possibles, il faut avoir longuement pratiqué l’échiquier, il faut le
connaître à fond ; un bon joueur sans voir est toujours un fort théoricien… »
Ces théoriciens connaissent – comme un général les batailles célèbres, et
comme un scientifique les expériences et théories célèbres – les parties célè-
bres, les grands types d’attaque, de défense et les fins de parties. Depuis des
siècles où les échecs sont connus, les débuts de partie sont mêmes référen-
cés : « L’ensemble de ce travail, écrit Goetz, s’appelle la théorie des débuts…
Ces débuts se divisent en deux grandes catégories. Par une série de subdivi-
sions, on arrive à classer dans sa mémoire de joueur tous les débuts qui sont
reconnus bons, et les coups qui ne rentrent pas dans ces subdivisions… simi-
litude ou diversité, deux points de repère pour la mémoire. » Et Binet pré-
sente les grandes catégories de son époque, le gambit, un début où l’on se fait
prendre une pièce pour acquérir une bonne position, par exemple le Gambit
Muzio où l’on sacrifie un cavalier. Dans sa conclusion, il ajoute à sa théorie
d’une mémoire visuelle abstraite que la pratique du jeu à l’aveugle nécessite
une érudition et une grande pratique de l’échiquier : « Nous avons montré
qu’elle consiste dans une masse considérable de connaissances dans lesquel-
les le souvenir récent d’une partie en cours vient se fondre […] tout souvenir
récemment acquis n’est qu’un anneau de plus rattaché à une longue chaîne
d’anneaux » (p. 339).

7.2.2 Échecs et mémoire visuelle

Si les recherches contemporaines confirment, comme nous le verrons, le rôle


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de l’érudition et de la pratique de l’échiquier, elles infirment l’hypothèse


d’une mémoire visuelle, sous différentes formes. Parmi de nombreuses expé-
riences (cf. Waters, Gobet et Leyden, 2002), l’étude belge de Frydman et
Lynn (1992, cités par Waters et coll., 2002) sur 33 joueurs d’échecs de 11 ans
indique, dans le test de Wechsler, un QI de 109 pour l’échelle verbale (le QI
moyen étant par définition de 100), tandis que le QI de l’échelle de perfor-
mance est de 129. Si donc ces jeunes joueurs d’échecs ont une intelligence
verbale moyenne, le fort QI (un QI de 130 correspond aux 2 % des individus
les plus forts) de l’échelle de performance indique une intelligence pratique
élevée.
168 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Test visuospatial

Grands maîtres 16,7

Autres joueurs 17,9

Non-joueurs
17,5
recrues US Navy

Tableau 4.16
Performance dans le test de Wechsler pour des joueurs d’échecs
de différents niveaux (d’après Waters, Gobet et Leyden, 2002)

Cependant, cette échelle de performance contient des tests variés, visuo-


spatiaux (cubes de Kohs, puzzle), mais aussi des tests de codage de formes
(code), si bien que Fernand Gobet et une équipe de l’université de Nottin-
gham (là où se trouve la célèbre forêt de Sherwood dans Robin des Bois) ont
testé directement les capacités visuospatiales de joueurs d’échecs de niveaux
variés (tab. 4.16) avec un test de placement de formes en fonction des
positions ou orientations. Sachant que la validation du test visuospatial donne
une moyenne de réussite de 17,5 pour 550 recrues de la marine, ni les grands
maîtres, ni les autres joueurs de différents niveaux ne montrent de capacités
visuospatiales supérieures.

7.2.3 Mémoire et connaissance du jeu d’échecs


■ Parties réelles et hasard
Le rôle des connaissances organisées a été clairement mis en évidence par
De Groot puis Chase et Simon (1973, cités par Frey et Adesman, 1976) qui ont
montré que la mémoire des positions des pièces (et pions) sur un échiquier est
meilleure chez des joueurs chevronnés mais uniquement lorsque les pièces ont
des positions familières comme dans une partie réelle. Lorsque, au contraire,
les pièces sont arrangées au hasard, les bons joueurs ne rappellent pas mieux
que les novices. Cette célèbre expérience de Chase et Simon a été répliquée et
développée par Peter Frey et Peter Adesman, de la Northwestern University
dans l’Illinois (1976). Dans l’une de ces expériences, des joueurs d’échecs sont
sélectionnés d’après leur classement dans la Fédération américaine des échecs.
Trois types d’échiquiers sont présentés pour la mémorisation avec trois
catégories de joueurs classés dans la Fédération américaine des échecs,
des novices à un classement élevé (fig. 4.17). Comme Chase et Simon, les
auteurs montrent que les bons joueurs ont une meilleure mémoire par rapport
aux novices, seulement lorsque les pièces sont disposées selon un arrange-
ment significatif (les chunks de Miller, cf. supra § 5.1). Cette différence due
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 169

aux connaissances antérieures est saisissante, quand l’échiquier présenté


pour la mémorisation est l’état d’une réelle partie en cours, arrêtée au
22e coup (22 coups pour chaque joueur). Le nombre de pièces correctement
replacées de mémoire dépend énormément du degré de compétence des
joueurs : les novices en rappellent environ 9 sur 24 (40 %), tandis que les très
bons joueurs en rappellent une vingtaine, soit plus de 80 %.

24
Pas à pas
Milieu de partie
Nombre de pièces rappelées (24)

20 Hasard

16

12

0
Novice Moyen Expert
Niveau de classement aux échecs

Figure 4.17
Performance de mémoire en fonction de la position, stratégique ou au hasard,
des pièces de jeu d’échecs (d’après Frey et Adesman, 1976)

■ Les ouvertures comme indices catégoriels


Reuben Fine, à la fois psychologue et maître, indique que les joueurs spéciali-
sés dans le jeu à l’aveugle utilisent des stratégies et essayent généralement de
grouper les adversaires par quatre ou cinq à l’intérieur de chaque ouverture.
En effet, depuis l’époque de Binet où les gambits étaient à la mode, d’autres
classifications ont été opérées. Tartakover présente dans son Bréviaire des
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

échecs, l’ouverture italienne, espagnole, la partie française, russe (ou un cavalier


saute par-dessus le rang des pions), etc.
En anticipant sur le prochain chapitre où seront abordés les processus de
récupération, nous pouvons donc interpréter cela comme un plan de récupé-
ration catégoriel où les catégories sont des débuts de parties très connues des
joueurs expérimentés : partie italienne, gambit de la reine, défense des deux
cavaliers, etc. Fine déclare, par exemple, qu’il ne se sent jamais à l’aise tant
que la partie n’a pas encore débuté dans ce qu’elle a d’original ; de plus, il y
a le risque d’interférence avec des parties déjà jouées, lorsque les ouvertures
sont classiques.
170 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Suivant l’exemple d’Ebbinghaus qui était son propre sujet, Fernand Gobet,
lui-même un grand maître de niveau international devenu psychologue (Gobet
et Simon, 1996, note 6), s’est lancé dans une expérience qui a duré un an.
Fernand Gobet et Herbert Simon (un pionnier de l’intelligence artificielle)
ont supposé, comme dans l’idée évoquée plus haut, qu’une partie d’échecs
est, pour un grand joueur, une structure de haut niveau, retrouvée en mémoire
à l’aide d’indices de récupération. Pour le démontrer, Gobet s’est lancé dans
un entraînement basé, pour lui, sur une variante de la méthode des lieux
(cf. chap. 1). Il connaît par cœur l’ordre des 13 champions du monde d’échecs :
1. Steinitz
2. Lasker
2. […]
5. Euwe
6. Botvinnik
2. […]
10. Spassky
11. Fischer
12. Karpov
13. Kasparov

Ainsi pour des blocs de 13 échiquiers, il imagine une association entre le


champion (en fait son visage, appliquant sans le savoir la méthode de Rom-
berch de Kyrspe, 1533, cf. chap. 1, § 2.2) et un trait distinctif de la partie
qu’il apprend ; les parties sont des échiquiers correspondant à une partie arrê-
tée au 20e coup, d’après une banque de données de parties réelles. Voici des
exemples d’associations :

Position de l’échiquier Indice


Exemple d’association
à mémoriser numéral

Échiquier 1 Steinitz Les Blancs ont les deux fous.


Steinitz aime avoir les deux fous.

Échiquier 5 Euwe L’attaque Panov. Les Noirs ont un cavalier
solide en D5, typique du jeu de Euwe.
Échiquier 6 Botvinnik La défense Grünfeld, comme dans le
match Karpov-Kasparov à Séville.
Botvinnik utilise souvent le Grünfeld.

Tableau 4.17
Exemple de procédé mnémotechnique utilisé
au cours d’un entraînement d’un an par un maître d’échecs
(adapté d’après Gobet et Simon, 1996)
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 171

Chaque jour, pendant une heure et pendant un an, Gobet mémorise un


échiquier dans l’ordre de la liste, le nombre d’échiquiers augmentant au fil
des jours, et il en rappelle le maximum à la fin de la liste (13). La condition
contrôle est fournie par son rappel de deux échiquiers sans méthode pendant
l’échauffement. Au fil des semaines et des mois, sa performance s’accroît
puisqu’à raison d’environ 20 pièces par échiquier ; il commence par rappeler une
quarantaine de pièces (2 échiquiers ou parties) pour atteindre vers la 20e semaine
son record de 178 pièces rappelées, soit 9 échiquiers. Mais, après, sa perfor-
mance fléchit pour atteindre 6 à 7 échiquiers, victime, comme on le verra du
phénomène d’interférence (chap. 5). Ainsi, les « tiroirs » si énigmatiques
de Zukertort sont des indices de récupération permettant de rappeler parmi de
multiples parties enregistrées en mémoire, celles, spécifiques, qui viennent
d’être mémorisées.

160 Total échiquiers


2 échiquiers
Nombre de pièces rappelées

120

80

40

0
5 25 50 75 100 125 150
Journées de mémorisation

Figure 4.18
Entraînement à l’aide d’un procédé mnémotechnique (total échiquiers)
par rapport à une condition sans méthode (2 échiquiers)
dans le rappel des pièces de jeu d’échecs
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

(simplifié d’après Gobet et Simon, 1996)

■ Mais comment font-ils ?


Par l’entraînement, les maîtres du jeu d’échecs manipulent, en effet, non seu-
lement les conventions de notation, comme un télégraphiste manipule le
morse, mais ils ont la connaissance de systèmes entiers de déplacements des
pièces : débuts de partie, fins de partie, problèmes, parties modèles, etc. Une
anecdote personnelle le prouve bien. J’avais été invité pour expliquer la
mémoire des joueurs d’échecs lors d’une émission grand public Mais comment
172 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

font-ils ?1. L’invité, un jeune homme de 17 ans, Éloi, champion de France


junior, était accompagné de ses copains du club d’échec. La prouesse, réali-
sée devant les téléspectateurs, était de mémoriser en 5 secondes chacun des
quatre échiquiers sur lesquels jouaient ses camarades du club ; les joueurs
avaient joué 8 coups. Ensuite, Éloi était placé à l’écart avec un bandeau sur
les yeux (pour le côté spectaculaire de l’émission) et devait répondre à diffé-
rentes questions montrant qu’il se souvenait de la place de chacune des piè-
ces. Par exemple, l’animateur lui demandait de jouer le coup suivant comme
s’il avait les Noirs, et Éloi annonçait qu’il avançait son cavalier en F6 ; en
réponse à la question du « pourquoi cette manœuvre », Éloi répondit que
c’était pour menacer le pion du roi. Pour le troisième échiquier, Éloi devait
donner la position du fou noir, ce qu’il fit facilement (C5), et enfin l’emplace-
ment de toutes les pièces blanches de la dernière partie. Lorsque l’animatrice
lui demanda sa méthode, Éloi répondit : « J’ai mémorisé quelques structures,
je vois les éléments principaux… je reconstitue tout le reste par habitude…
j’ai tellement vu de positions depuis que je joue aux échecs, que rien que
quelques positions, ça suffit pour voir le gros de la position… Une fois qu’on
a la position des pions, les pièces viennent avec… » Mais lorsque l’anima-
teur lui demanda s’il a mémorisé le visage des spectateurs (l’émission se
déroulait en public), il répondit « non, si je les voyais dans la rue, je ne les
reconnaîtrais même pas ».
L’enregistrement d’une telle émission est très long, une journée, que j’ai
mise à profit pour parler longuement avec Éloi, sa mère, les joueurs… Or
bien que retransmise en août, l’émission en public s’était déroulée le jour de
l’annonce des résultats du baccalauréat, si bien qu’Éloi et plusieurs de ses
amis étaient très stressés par cette attente. Aussi pour éviter une défaillance
de mémoire, Éloi et ses amis ont-ils eu recours à un stratagème, qui ne dimi-
nue en rien leurs capacités mais qui, au contraire, explique bien les mécanis-
mes de la mémorisation des échecs. Comme je l’ai expliqué plus haut, les
débuts de parties sont répertoriés et sont aussi classiques que le condition-
nement pavlovien ou le conditionnement skinnérien pour un étudiant de
psychologie. Il était convenu que chacune des parties se jouait selon telle
ouverture convenue à l’avance. Bref, Éloi connaissait déjà les parties, ce qui
explique qu’il ait pu les mémoriser en 5 secondes : ce rapide coup d’œil n’était
qu’une vérification destinée à épater les spectateurs. La mémoire pour les
grands maîtres est une mémoire stratégique, ils connaissent des centaines de
parties par cœur. Lorsque j’ai demandé à Éloi combien de temps il s’entraî-
nait, il m’a répondu 6 à 8 heures par jour, soit plus de 2 000 heures par an
depuis l’âge de 4 ou 6 ans, c’est-à-dire plus de 20 000 heures dans sa vie. Il
joue avec ses amis, devant un ordinateur, il apprend des parties célèbres, bref
les parties sont pour lui comme le texte des pièces jouées des centaines de
fois par un comédien. Ces explications n’enlèvent en rien la prouesse, car il

1. Émission présentée par Éric Cachart et Marie Montuir sur TF1 le 28 août 1995.
LE FONCTIONNEMENT DE LA MÉMOIRE 173

faut bien une mémoire à long terme exceptionnelle pour stocker toutes ces
parties et stratégies. Mais cela montre bien qu’il ne s’agit pas d’une mémoire
visuelle « photographique ». Une dernière anecdote le montrera, d’après sa
mère, lorsqu’ils partaient en voiture, Éloi et son copain (champion d’échecs
du Maroc) jouaient de tête dans la voiture en parlant par coordonnées, comme
s’il s’agissait d’une simple conversation…

7.3 Mémoire et expertise


Le rôle des connaissances et de la pratique antérieures a depuis suscité un
intérêt croissant dans d’autres domaines que celui des échecs. Les hauts
niveaux de performance nécessitent de longues durées, comme l’ont bien
montré Anders Ericsson et son équipe (Ericsson et Charness, 1994) dans ses
études sur les experts. Ses études ont débuté par le constat que les hauts
niveaux de spécialisation étaient peu liés à des tests de QI (ex : corrélation de
.20 pour des ingénieurs et docteurs en médecine) et que la mémoire des
« experts » était spécifique à leur domaine de spécialisation. De même, une
autre étude sur des professionnels des courses de chevaux (Ceci et Liker,
1986) souligne une corrélation de .07 entre le QI et le pourcentage de prédic-
tion du cheval gagnant dans une course, et de .04 entre le même QI et le pour-
centage de succès dans les courses de Tiercet (classement des 3 chevaux de
têtes). C’est donc plutôt la durée des apprentissages qui est le facteur primor-
dial. Ainsi, des études sur les joueurs d’échecs, nous l’avons vu, les composi-
teurs musicaux, mathématiciens, tennismen, coureurs de fond, scientifiques,
mettent en évidence que la meilleure performance de l’individu est atteinte
avec un minimum de dix ans d’expérience dans le domaine.
Ericsson et ses collaborateurs (cf. Postal, 1997) ont suivi systématique-
ment des groupes de violonistes de l’Académie de musique de Berlin. Le
groupe des « meilleurs » est composé de violonistes ayant le potentiel de
devenir des solistes de niveau international, le groupe des « bons » est com-
posé de très bons violonistes mais qui ne peuvent, d’après les professeurs,
accéder au niveau international ; ces groupes sont comparés aux « élèves
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

enseignants » qui suivent les études normales de musique pour devenir ensei-
gnants. Les individus de chaque groupe sont étudiés sur le plan biographique et
par différentes estimations du temps passé à la pratique musicale. Les résultats
montrent que tous ces musiciens ont au moins 10 ans de pratique du violon.
Les résultats les plus spectaculaires concernent le temps passé dans l’entraî-
nement. À l’âge de 13 ans, les « meilleurs » s’entraînent 12 heures en moyenne
par semaine contre 8 et 5 heures pour les « bons » et les « élèves ensei-
gnants ». À l’âge de 20 ans, les heures de pratique s’élèvent à près de
30 heures pour les meilleurs, c’est-à-dire autant que chez des professionnels.
Les « bons » s’entraînent de 20 à 25 heures, alors que les « élèves ensei-
gnants » plafonnent autour de 10 heures. Cette différence spectaculaire, du
174 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

double au triple pour les « meilleurs » violonistes, traduit bien pour l’auteur
que ce ne sont pas les capacités innées qui sont déterminantes mais bien
l’entraînement. Sur une très longue période, ces différences cumulées abou-
tissent à des estimations vertigineuses de plus de 10 000 heures de pratique
pour les meilleurs et les professionnels à l’âge de 20 ans, environ 7 500 pour
les bons contre 4 000 chez les élèves enseignants. Victor Hugo avait bien rai-
son : le génie c’est 10 % d’inspiration et 90 % de transpiration !
Chapitre 5

LES PROCESSUS
DE RÉCUPÉRATION
ET L’OUBLI
Dans les ordinateurs, les informations sont munies d’une adresse (par l’inter-
médiaire du nom de fichier ou de programme) pour être retrouvées et récu-
pérées parmi des millions d’informations. Ce mode de fonctionnement,
similaire d’ailleurs à une bibliothèque, a servi de modèle à certains chercheurs
qui ont suggéré que l’oubli pouvait être considéré non pas comme une des-
truction de l’information mais comme l’impossibilité de retrouver une infor-
mation spécifique faute d’adresse.

1 LES INDICES DE RÉCUPÉRATION

1.1 Modes et vitesses de recherche en mémoire

La récupération a pour fonction de retrouver le plus rapidement et le plus


précisément possible une information parmi des milliers d’autres. L’idée
d’un tel processus en mémoire a été inspirée par le mode de fonctionnement
des ordinateurs (Feigenbaum, 1961). Dans la conception des ordinateurs de
cette époque, les informations étaient stockées sur de grosses bandes
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

magnétiques (les disques durs n’existaient pas encore), et il fallait faire


défiler les bandes pour accéder à une information spécifique. Dans l’ordi-
nateur, la récupération est possible, parce qu’il y a adressage au moment
du stockage, par exemple les informations sont munies d’une adresse –
séquence de chiffes binaires – au moment de leur stockage sur bande
magnétique.
De même, pour prendre un modèle analogue, dans une bibliothèque, les
livres sont munis d’une cote – l’adresse – avant d’être rangés sur les rayons.
L’adressage ne permet pas seulement d’expliquer l’efficacité et la rapidité de
la récupération, mais fournit aussi un modèle explicatif de l’oubli. Dans ce
178 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

schéma, l’échec à rappeler les informations peut être imputé à deux types
de cause :
– l’échec peut être dû au codage imparfait ou à la détérioration de l’informa-
tion à l’instar d’une bande magnétique mal enregistrée ou effacée acciden-
tellement ;
– l’échec peut être la non-récupération des informations due à l’emploi
d’une adresse erronée ou incomplète, comme dans la recherche d’un livre
en bibliothèque à l’aide d’un titre erroné.
Dans le stockage des informations en ordinateur, deux systèmes d’adres-
sage sont employés. Le premier, l’adressage par emplacement, consiste à
affecter une information à un emplacement indépendant du contenu de
l’information (par ex. en fonction de sa date). Ce type d’adressage détermine
un accès séquentiel, à la manière d’une bande magnétique qu’il faut dérouler
à partir d’un point de départ jusqu’à ce que l’on « tombe », à l’issue de ce
balayage (en anglais, scanning), sur l’information demandée. Cet accès n’est
pas le plus efficace, car, si l’on n’a pas pris la bonne bande magnétique, il
faut dévider toute la bande avant de s’apercevoir que l’information ne s’y
trouve pas ; dans ce cas, l’accès séquentiel est exhaustif. À l’inverse, dans
l’accès séquentiel, dès que l’information est trouvée, la recherche est arrêtée
à ce point de la bande : la recherche est donc autoterminante (self-termina-
ting). Le second type d’adressage, par contenu, est non exhaustif ; si une
adresse définissant le contenu est programmée, une recherche est entreprise
uniquement dans les emplacements concernés. Le contenu est considéré
comme une liste d’attributs (cf. la mémoire sémantique) et plus l’adresse
contiendra d’attributs, moins le nombre d’emplacements à examiner sera
grand. Ce type d’adressage détermine un accès sélectif, comme dans une
bibliothèque organisée par matières : pour trouver un livre sur les abeilles, on
cherchera successivement dans les parties sciences, zoologie, insectes, etc.
De même, la distribution du courrier s’effectue selon un mode d’accès parfai-
tement sélectif, pays, département, ville, rue, numéro.
Bien que les temps d’accès soient beaucoup plus lents en mémoire –
quelques centaines de ms (millisecondes) en ce qui concerne les mots –, on
retrouve des modes d’accès analogues, séquentiel et sélectif. L’accès
séquentiel en mémoire a été mis en évidence dans une technique inaugurée
par Saul Sternberg (1966, etc.), par la mesure des temps de reconnaissance
en mémoire à court terme. On présente au sujet des listes d’un nombre crois-
sant de chiffres : 3, 4 ou 7 chiffres (une liste à la fois). La liste est présentée
à la cadence d’un chiffre par seconde, puis à la fin de cette phase, un autre
chiffre test est présenté. Le sujet doit appuyer sur un bouton « oui », si le
chiffre appartient à la liste, ou sur un bouton « non » dans le cas contraire.
Dans une technique similaire, Wescourt et Atkinson (l’un des auteurs du
célèbre modèle, cf. chap. 3), présentent des listes de 1 à 4 mots, suivi d’un
mot test.
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 179

650

600
Réponses Non

Temps de réaction 550 Réponses Oui

500

450

400
0 1 2 3 4
Nombre d’éléments

Figure 5.1
Temps de réaction dans la reconnaissance de mots
en fonction des réponses et du nombre de mots dans la liste
(d’après Wescourt et Atkinson, 1973)

Deux résultats sont intéressants. D’une part, le temps de réaction croît


linéairement en fonction de la longueur de la liste (quoiqu’il n’y ait plus de
différences entre les listes de 3 ou 4), passant de 450 ms pour la liste de 1 élé-
ment, à 560 pour la liste de 3 (réponses Oui). Cela indique un balayage en
mémoire à court terme parmi les éléments. D’autre part, le temps est plus
long pour les réponses négatives, ce qui va dans le sens d’un balayage
exhaustif contrairement aux réponses positives, globalement plus courtes, ce
qui s’interprète comme une recherche autoterminante. Le calcul indique que
le balayage s’effectue très rapidement, environ 30 ms par élément.
Ce mode d’accès séquentiel exhaustif paraît essentiellement opérer en
mémoire à court terme, car il n’apparaît pas pour des informations stockées
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

en mémoire à long terme. Ainsi Charles Clifton (1973) a astucieusement uti-


lisé la technique Sternberg avec les prénoms des frères et sœurs. Le nombre
d’éléments par liste est contrôlé par le nombre de frères et sœurs de chaque
sujet ; l’expérimentateur n’a d’ailleurs pu travailler que sur des listes de 1 à
4 prénoms ne trouvant pas beaucoup de sujets issus de familles nombreuses
dans le Massachusetts. Alors que les résultats « Sternberg » sont retrouvés
pour des listes de prénoms venant d’être présentés, l’accès aux prénoms des
frères et sœurs est aussi rapide (environ 400 ms, ce temps comprenant aussi
le temps de production de la réponse), quel que soit leur nombre, ce qui
montre un accès direct. En outre, si nous reprenons les études de temps de
180 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

catégorisation (cf. mémoire sémantique, chap. 4, § 2), ceux-ci s’interprètent


par un mode d’accès sélectif, le temps étant d’autant plus long que la catégo-
rie de référence est lointaine. Le mode d’accès sélectif ne se pose donc plus
en terme de balayage mais d’adresse ; dans le cas de la mémoire, on parle
d’indices de récupération.

1.2 Stockage et récupération


Endel Tulving de l’université de Toronto au Canada a donné une impulsion
considérable à ce domaine par l’originalité de ses idées et de ses expériences.
La première démonstration de l’efficacité des indices de récupération a été
faite par Tulving et Zena Pearlstone (1966).
L’expérience comporte des listes de 12, 24 et 48 mots structurés soit en
catégories de 1 seul exemple (ou instance), soit en catégories de 2, soit
en catégories de 4 :

Catégorie Catégorie
d’un exemple de quatre exemples

ANIMAL ANIMAL
poule poule
cheval
cochon
canard

Les mots sont présentés un par un toutes les 3 secondes sur un écran de
télévision, groupés par catégorie ; les noms de catégorie sont également pré-
sentés mais ne sont pas à apprendre. Chaque groupe est subdivisé au moment
du rappel : dans un groupe, le rappel est traditionnel, sur une feuille blanche,
c’est le groupe de rappel libre, alors que les sujets de l’autre groupe reçoivent
une feuille de réponse où sont imprimés tous les noms de catégorie, c’est le
groupe de rappel indicé. Ce sont les noms de catégorie qui jouent le rôle
d’indices de récupération. Dans l’ensemble, le rappel indicé est très efficace,
parfois le double du rappel libre (fig. 5.2). L’oubli de certains mots n’est
donc pas une perte définitive mais correspond pour une part importante à un
manque d’indices.
À la suite de Tulving, de nombreuses recherches ont été menées et ont
permis de découvrir que les indices peuvent être de nature variée : indices
associatifs (chaud pour froid), indices phonétiques comme la rime, images.
Les photographies constituent aussi de puissants indices pour « repêcher »
des souvenirs parfois très lointains (cf. chap. 6).
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 181

40
Rappel
36 indicé
32

28
Rappel moyen

24

20

16 Rappel
libre
12

1 2 4 1 2 4 1 2 4 Mots/catégorie
12 24 48 Mots

Figure 5.2
Effet des indices de récupération
(Tulving et Pearlstone, 1966)

1.3 Mécanismes associatifs et codage spécifique

Par quels mécanismes les indices opèrent-ils ? La première explication qui


vient à l’idée est que les indices de récupération (ou de rappel, les deux
termes sont synonymes) sont efficaces, car ils permettent d’activer des asso-
ciations préexistantes dans le réseau associatif de la mémoire à long terme.
C’est effectivement le cas comme le démontrent de nombreuses expériences.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Mais Tulving et ses collaborateurs ont découvert qu’un autre facteur était
crucial. Ayant montré, avec Shirley Osler (1968), que des indices faiblement
associants (ex. « terre » pour « froid ») étaient efficaces à condition qu’ils
aient été mémorisés avec le mot cible (mot à rappeler : ici « froid »), Tulving
a énoncé le principe d’encodage spécifique : tout indice n’est efficace que s’il
a été encodé avec la cible au moment de la mémorisation. Au début de ses
recherches, Tulving pensait même que le mécanisme d’encodage spécifique
était le seul vrai mécanisme et il conçut avec Thomson une expérience com-
binant très méthodiquement l’absence d’indices et la présence d’indices,
forts ou faibles au moment de l’encodage et du rappel, soit 9 combinaisons
(avec 9 groupes de sujets).
182 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Indices au rappel
Exemple
terre-FROID sans faible fort
(rappel libre) « terre » « chaud »

sans
Indices à l’encodage

59 46* 79#
FROID

faible
45 65* 58#
terre-FROID

fort
51 38* 84*#
chaud-FROID
* = effet de codage spécifique, # = effet associatif. L’indice est en minuscules (terre),
la cible en majuscules (FROID).

Tableau 5.1
Pourcentages de rappel en fonction de la force associative
des indices au moment de l’encodage et du rappel
(d’après Tulving et Thomson, 1971)

En réalité, les résultats vont dans le sens des deux types de mécanismes.
L’effet d’encodage spécifique est montré par l’efficacité des indices lorsque
ceux-ci sont identiques au rappel et à l’encodage ; en particulier, des indices
faibles apparaissent efficaces (65 %) par rapport au groupe contrôle ayant la
même charge à l’encodage (45 %).
Au contraire, l’effet associatif est démontré par plusieurs résultats :
– par l’efficacité des indices associatifs forts au rappel (tab. 5.1 : colonne de
droite) par rapport aux groupes qui n’ont pas d’indices au rappel (colonne
de gauche), ce que ne prévoit pas l’hypothèse d’encodage spécifique ;
– par la supériorité des indices forts sur les indices faibles, quand il n’y a pas
eu d’indice à l’encodage (première rangée du tableau) ;
– par l’asymétrie des résultats dans les conditions d’encodage spécifique
(diagonales du tableau) ; dans ce cas en effet, les indices forts restent plus
puissants (84 %) que les indices faibles (65 %) ; à l’inverse, lorsque les
indices sont changés (fort à l’encodage et faible au rappel et inversement),
le rappel est moins perturbé avec les indices forts (58 % contre 38 %).
D’autres expériences ont d’ailleurs montré qu’à long terme (Ehrlich et
Philippe, 1976), seules les associations fortes subsistent. Il ne faut donc pas
opposer les deux mécanismes, tous deux sont efficaces. La mémorisation uti-
lise la mémoire à long terme, c’est l’effet associatif, tandis qu’à l’inverse, il
faut bien un mécanisme pour les premières étapes de l’apprentissage (avant
que les associations ne soient fortes), c’est l’effet d’encodage spécifique. La
complémentarité des deux mécanismes est très efficace (84 %).
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 183

2 LA MÉMOIRE ÉPISODIQUE

2.1 Les différents modèles

2.1.1 Le modèle d’association-reconnaissance

Pour rendre compte de ces deux mécanismes, la plupart des chercheurs ont
proposé différentes variantes d’une théorie que Tulving a résumée sous le
nom de modèle de l’association-reconnaissance (Tulving et Thomson, 1973).
Ce modèle (fig. 5.3) s’appuie sur l’existence d’un réseau associatif. Lorsqu’on
apprend une liste de mots, ceux-ci sont généralement connus. En quoi
consiste donc la mémorisation ? L’idée de plusieurs chercheurs est que
l’encodage d’un mot cible (ex. froid) produit un « marquage » de son concept
en mémoire.

Réseau associatif Rappel indicé


=
amorçage par indice
+ reconnaissance
Chaud
Désert

Froid
Chaud terre
Encodage
+ marquage Reconnaissance
=
Froid recherche du marquage

igloo
Froid
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Figure 5.3
Schématisation du modèle d’association-reconnaissance
Remarque : le marquage est symbolisé par une étoile.

Ainsi, dans un test de reconnaissance, la présentation du mot cible (froid)


permet l’accès au concept et au marquage qui produit subjectivement
l’impression de « déjà vu ». Selon ce modèle, l’efficacité d’un indice associa-
tif (ex. chaud) amorce l’association chaud-froid, ce qui revient au cas d’une
reconnaissance interne. Dans cette théorie, le rappel indicé est donc une dou-
ble étape association + reconnaissance.
184 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

2.1.2 Le concept de mémoire épisodique


Tulving a développé une théorie très originale s’appuyant sur l’effet
d’encodage spécifique qui est selon lui plus crucial que l’effet associatif. Sa
conception est que l’encodage du couple « indice-cible » (ex. terre-froid)
est enregistré comme une entité autonome avec les caractéristiques spatio-
temporelles de son contexte (un peu comme une Gestalt, cf. chap. 1). Tulving
dénomme « mémoire épisodique » cette mémoire spéciale qui enregistre de
façon très contextuelle (1972).
Cette théorie rappelle d’ailleurs la distinction que le philosophe français
Henri Bergson avait faite dans Matière et Mémoire (1896) entre deux types
de mémoire, la mémoire vraie (mémoire épisodique) et la mémoire habitude :
J’étudie une leçon, et pour l’apprendre par cœur, je la lis d’abord en scandant
chaque vers ; je la répète ensuite un certain nombre de fois. À chaque lecture
nouvelle, un progrès s’accomplit ; les mots se lient de mieux en mieux ; ils
finissent par s’organiser ensemble. À ce moment précis, je sais ma leçon par
cœur ; on dit qu’elle est devenue souvenir, qu’elle s’est imprimée dans ma
mémoire. Je cherche maintenant comment ma leçon a été apprise, et je me
représente les phases par lesquelles j’ai passé tour à tour. Chacune des lectu-
res successives me revient alors à l’esprit avec son individualité propre ; je la
revois avec les circonstances qui l’accompagnaient et qui l’encadrent encore ;
elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent par la place
même qu’elle a occupée dans le temps ; bref, chacune de ces lectures repasse
devant moi comme un événement déterminé de mon histoire. (3e éd., 1917,
pp. 75-76).

Réseau associatif Mémoire épisodique

terre-Froid
Désert

train-Noir
Chaud terre
Résumé
Froid ...

igloo
...

Figure 5.4
Schématisation de la théorie de Tulving
d’une mémoire épisodique indépendante de la mémoire sémantique
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 185

Selon cette théorie originale, chaque fois que nous apprenons un mot, un
nouvel épisode est stocké avec son nouveau contexte. Tulving explique ainsi
les effets de fréquence qui seraient fonction du nombre d’épisodes stockés au
cours de notre vie. Si le mot « bateau » est plus fréquent que le mot « bathys-
caphe », c’est que nous avons entendu, lu, écrit, vu un très grand nombre de
fois ce mot ou l’objet qu’il désigne. La théorie de la mémoire épisodique
est donc une théorie qui révolutionne la façon de concevoir la mémoire.
Mais qu’est-ce au juste que cette mémoire ? Tulving pensait plutôt qu’elle
était indépendante et que seuls des « résumés » étaient envoyés en mémoire
sémantique (fig. 5.4).

2.1.3 L’échec à reconnaître des mots rappelés


Afin de démontrer le fonctionnement épisodique de la mémoire, Tulving
se place sur le terrain de ses adversaires pour les contredire avec évidence
et propose avec Thomson (1973) une technique qui simule l’association-
reconnaissance. L’expérience se déroule en trois étapes (tab. 5.2) :

1re étape 2e étape 3e étape


Encodage Association + reconnaissance Rappel indicé

Indice-Cible Associants forts Indice de rappel


terre-Froid Chaud : froid, désert, soleil… terre : froid
train-Noir Blanc : noir, craie, linge… train : noir
blanc-Nuage Ciel : bleu, nuage, soleil… blanc : …

cibles associées : 74 % Rappel indicé


Résultats
cibles reconnues : 24 % = 63 %

Tableau 5.2
Mise à l’épreuve du modèle d’association-reconnaissance
(d’après Tulving et Thomson, 1973)
Remarque : les productions des sujets sont signalées en italique.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

La première étape est une étape classique de mémorisation, les sujets


apprennent une liste de 24 couples de mots sachant que le deuxième mot sera
à rappeler (la cible) et que le premier mot servira éventuellement d’indice. La
troisième étape est un test de rappel indicé, également classique où seuls les
mots-indices sont imprimés sur une feuille de rappel, le sujet devant se rap-
peler quels étaient les mots cibles. Le rappel avec les indices est de 63 %
comme dans des précédentes expériences (cf. supra indices faibles). C’est la
deuxième étape qui est cruciale, puisqu’elle simule le modèle d’association-
reconnaissance. Les sujets reçoivent une feuille avec une liste d’associants
forts (ex. chaud) à la suite desquels ils doivent mettre les mots qui leur viennent
186 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

à l’esprit. Ces associations étant finies, l’expérimentateur leur demande de


relire leurs associations et d’entourer les mots cibles qu’ils reconnaîtraient.
Or, si beaucoup de cibles ont été associées (74 %), elles sont très peu recon-
nues, le score étant seulement de 24 %. Ces résultats vont indubitablement
dans le sens de la conception de Tulving. L’indice de rappel réactive l’épi-
sode indice-cible préalablement encodé dans la mémoire épisodique, tandis
que dans l’épreuve d’association réactivant la mémoire sémantique, peu de
mots sont reconnus. En d’autres termes, le mot « froid » qui est encodé en
mémoire épisodique n’est pas celui qui est stocké en mémoire sémantique.

2.2 Mémoire épisodique et mémoire sémantique

2.2.1 L’emboîtement des épisodes en mémoire sémantique

Ce résultat a fait grosse impression chez les chercheurs travaillant dans ce


domaine à l’époque, mais il a suscité de nombreuses critiques, chacun cher-
chant ce qui pouvait avoir produit ce résultat bizarre. Bizarre, car jusqu’à
cette expérience, la reconnaissance a toujours été supérieure au rappel, les
scores habituels étant d’environ 70 % de mots reconnus. Mais Tulving accu-
mulait des résultats (toutefois avec les mêmes listes) allant dans le même
sens. Travaillant moi-même dans ce domaine à cette époque, j’ai, comme
d’autres chercheurs, voulu refaire cette expérience en ajoutant une variante :

1re étape 2e étape 3e étape


Encodage Association + reconnaissance Rappel indicé

Technique Tulving

Indice-Cible Associants forts de la cible Indice de rappel


ciel-Volcan Éruption : volcan, lave… ciel : …
associés + reconnus = 67 % rappel indicé = 45 %

Variante

Indice-Cible Associants forts de l’indice Indice de rappel


ciel-Volcan Bleu : ciel, volcan… ciel : …
associés + reconnus = 82 % rappel indicé = 28 %
intrusions (bleu) = 17 %

Tableau 5.3
Effets du changement de contexte d’association (cible ou indice) (Lieury, 1979)
Remarque : les productions des sujets sont signalées en italique.
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 187

Une première expérience reproduisait la même technique mais sans


retrouver les résultats de Tulving ; en effet, le pourcentage de mots associés
et reconnus était élevé (67 %) avec un pourcentage classique de reconnais-
sance, tandis qu’à l’inverse des expériences de Tulving, le rappel indicé était
plus faible (45 %).
De plus, j’avais fait, dans une deuxième expérience, une variante de la
technique dans laquelle l’associant était un associant fort du mot-indice (bleu
pour « ciel ») et non du mot-cible (volcan). Mon idée était que les résultats de
Tulving étaient peut-être dus au fait que l’épisode « froid » était stocké dans
le réseau associatif du mot indice (terre) plutôt que dans le réseau du mot cible
(froid). Cette idée se trouva confirmée par le fait que beaucoup de mots cibles
furent associés en chaîne à la suite des mots-indices : ainsi, un sujet typique
associait « ciel » à « bleu », puis aussitôt « volcan ». Enfin, les sujets les
reconnaissaient avec une grande efficacité (82 %). À l’inverse, dans cette
variante, le rappel indicé était très pauvre (28 %), car de nombreuses fois,
c’est l’associant (ex. bleu) qui était rappelé par erreur.
Pour expliquer ces faits, j’ai proposé (Lieury, 1979) une théorie mixte
combinant le modèle d’association-reconnaissance et le fonctionnement épi-
sodique de la mémoire, en suggérant que la mémoire épisodique n’était pas
indépendante mais « emboîtée » dans la mémoire sémantique. L’échec à
reconnaître des mots rappelés viendrait du fait que l’épisode « indice-cible »
peut être stocké dans différentes parties du réseau sémantique ; par exemple,
l’épisode « terre-froid » serait plus souvent stocké dans le réseau sémantique
« terre » et non avec le réseau « froid » (fig. 5.5). Il faut s’imaginer que la
mémoire sémantique représente un stock immense de dizaines de milliers de
concepts et que la recherche de mots particuliers n’est pas chose facile ; en
terme de distance sémantique, les concepts de « terre » et de « froid » sont
peut-être aussi éloignés qu’un livre sur l’agriculture l’est dans une bibliothè-
que par rapport à un livre sur le pôle Nord…
Dans ce modèle, les épisodes sont vus comme de petits « satellites » qui
enrichissent le concept en ajoutant les adresses de nouveaux associés. Ce
modèle s’accorde bien avec l’une des idées initiales de Tulving sur le nombre
d’épisodes qui produit les effets de fréquence. Cette idée est généralisée aux
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

associations (fig. 5.6) ; l’association forte serait due au fait qu’il y a un grand
nombre d’épisodes contenant l’adresse des deux mots dans le réseau séman-
tique ; par exemple, de très nombreux épisodes « chaud-froid » créent beau-
coup d’associations entre le concept « chaud » et celui de « froid » dans le
réseau associatif de la mémoire sémantique. Ainsi, les associations sont peut-
être une sorte de jeu de piste dans notre mémoire, les épisodes constituant des
petits messages qui permettraient de cheminer de concept en concept, à
des vitesses de l’ordre de quelques dizaines ou centaines de millisecondes.
À cet égard, il ne faut pas oublier que chaque neurone est en contact avec ses
voisins par 1 000 synapses en moyenne.
188 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Désert Lune Mer

Chaud Terre
Terre
Chaud Chaud Froid
Froid Froid
Chaud Chaud
Froid Froid

Froid

Froid
igloo

igloo

Figure 5.5
Modèle d’emboîtement des épisodes dans le réseau sémantique (Lieury, 1979)
Remarque : la force des associations correspond au nombre d’épisodes.

2.2.2 L’effet des mots composés

Comment expliquer néanmoins les différences entre des expériences en


apparence ressemblantes, c’est-à-dire lorsque l’association se fait dans le
contexte du mot-cible, conformément à la technique « Tulving ». C’est
l’Américain Martin qui le premier signala certaines spécificités des listes de
mots fabriquées par Tulving, celui-ci employant deux listes (pour les contre-
balancements) mais toujours les mêmes. De nombreux couples « indice-
cible » sont en fait des mots composés (environ 1/3) ; par exemple : sun-day
(soleil-jour), head-light (tête-lumière), etc. Mais day, seul, signifie « jour »,
alors que sunday signifie « dimanche », ce qui est très différent pour l’enco-
dage en mémoire sémantique. Cette différence de sens pour le mot simple et
le mot composé permet de comprendre pourquoi le taux de reconnaissance
était bas : le sujet a mémorisé « dimanche » et doit reconnaître « jour ».
De même, head-light signifie « phare de voiture », de sorte qu’il n’est pas
évident que le mot light (lumière) associé au mot « sombre » suscite une
reconnaissance.
La critique de Martin n’étant que théorique, j’ai fait l’expérience (avec
Brigitte Roux), en comparant la reconnaissance et le rappel indicé (avec la
technique précédente de Tulving et Thomson) pour des mots composés
« chauve-souris », « music-hall », « bateau-mouche ». Dans un autre groupe,
une permutation des indices et cibles était effectuée de telle sorte qu’au total,
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 189

les mêmes indices ou cibles, « music-mouche », « bateau-hall », sont combi-


nés au hasard… On constate que la reconnaissance est moins forte lorsque le
mot-cible fait partie d’un mot composé (64 % contre 77 %) et qu’à l’inverse,
la présentation sous forme d’un mot composé rend l’indice très puissant
(67 % contre 30 %) comme dans les résultats de Tulving, ainsi que Martin
l’avait bien supposé.

Reconnaissance Rappel indicé

Mots composés
64 % 67 %
chauve-souris

Mots simples
77 % 30 %
petit-souris

Tableau 5.4
Effets des mots composés sur la supériorité rappel/reconnaissance
(d’après Lieury et Roux, 1980)

2.2.3 La relation syntaxique « indice-cible »


Une autre critique de la liste (Bartling et Thompson, 1977 ; Lieury, 1980) était
qu’elle était fortement composée de couples « nom-adjectif » (environ 1/3,
ex. terre-froid, train-noir), alors qu’il n’y avait qu’un seul couple « adjectif-
nom » (blanc-nuage). Le sens de la relation syntaxique risque d’avoir un effet
puissant, dans la mesure où le nom est certainement un indice plus fort pour
l’adjectif, « train pour “noir” » que l’inverse, « noir pour “train” ».

Indice-cible Reconnaissance Rappel indicé

nom-adjectif
26 103
terre-Froid

adjectif-nom
72 45
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

blanc-Nuage

Tableau 5.5
Effets de la direction syntaxique sur la supériorité rappel/reconnaissance
(d’après Bartling et Thompson, 1977)
Remarque : les taux sont des nombres de mots rappelés ou reconnus.

L’expérience de Bartling et Thomson, avec les mêmes mots que Tulving


(sauf pour les paires adjectifs-noms), montre que l’effet de la relation syn-
taxique est encore plus fort, puisque la reconnaissance des adjectifs (comme
190 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

cible) est très faible par rapport à leur rappel en présence du nom comme
indice. Ce résultat s’accorde bien avec l’idée que l’épisode est plus probable-
ment stocké en référence au nom (ex, froid avec terre) que l’inverse : le rôle
des adjectifs est de « marquer » les noms et non l’inverse.
Au total, la mémoire épisodique, au moins pour l’information sémantique,
paraît emboîtée dans la mémoire sémantique et ne semble pas être une
mémoire indépendante. Endel Tulving a lui-même opté pour cette conception
(Tulving, 1985), en ajoutant que la mémoire sémantique est une sous-partie
de la mémoire procédurale.
Les concepts des mots pourraient être vus comme l’abstraction des pro-
priétés des mots communs à plusieurs épisodes (Schank, 1980 ; Lieury,
1980). Schank remarque, par exemple, que chez un enfant, le mot singe
n’évoque pas une définition générale mais une histoire de singe dans
un zoo qu’il vient de visiter. Dans la genèse d’un apprentissage, en
particulier dans le cadre du développement de l’enfant, les concepts
de la mémoire sémantique sont vus comme l’abstraction progressive à
partir de multiples épisodes (fig. 5.6), ce que j’ai appelé « l’apprentissage
multi-épisodique » (Lieury et Forest, 1994 ; Lieury, 1997).

Oiseau

chante
Canari jaune
Merle

Titi & Gros Minet Collins &


Quillian

Figure 5.6
Abstraction des concepts de la mémoire sémantique
à partir des épisodes
(Lieury, 1997)

Pour reprendre l’exemple célèbre de Collins et Quillian, le concept de


canari pourrait provenir de l’abstraction de multiples épisodes, dessins ani-
més, oiseaux vus dans une animalerie, etc., et pour les étudiants de psycho-
logie, l’épisode « Collins et Quillian ».
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 191

3 RAPPEL ET CAPACITÉ DE RÉCUPÉRATION

3.1 Capacité et rappel


Dans les résultats de Tulving et Pearlstone (fig. 5.1), il y a une exception
apparente à l’efficacité des indices pour la liste de 3 catégories de 4 instan-
ces ; dans ce cas, le rappel libre est aussi bon que le rappel indicé. Curieuse-
ment, un autre chercheur Norman Slamecka (1972) faisant une expérience du
même type mais avec d’autres combinaisons de listes catégorisées trouve que
le rappel libre est aussi bon que le rappel indicé pour la liste de 4 catégories
de 3 instances. Or, dans les deux cas, l’addition du nombre de catégories et
du nombre d’instance donne sept : 4 + 3 ou 3 + 4 = 7, toujours notre nombre
magique. Comme Miller, ce nombre nous poursuit ! On pourrait croire à une
coïncidence, mais Georges Mandler (Mandler et Pearlstone, 1966) a émis
l’idée que la capacité qui limite la mémoire à l’entrée peut, symétriquement,
limiter la mémoire à la sortie.
Dans cette perspective d’une capacité de récupération, plusieurs ont mon-
tré que les indices catégoriels (noms de catégories ; même initiale pour plu-
sieurs mots) ne sont très efficaces que si le nombre de mots est limité par
catégorie (Weist, 1970). L’optimum par catégorie étant d’environ 4, ce qui
suggère un modèle de récupération dans lequel la mémoire à court terme
fonctionne comme une mémoire fichier et stocke pendant les différentes pha-
ses de mémorisation et récupération à la fois des indices et des mots à rappe-
ler ; dans ce modèle idéal, la capacité totale de 7 est à partager, soit environ
3,5 pour les indices et 3,5 pour les mots, ce qui correspond bien aux listes de
3 catégories de 4 instances (ou inversement de 4 catégories de 3, cf. fig. 5.7).

Mémoire à long terme


Mémoire à court terme (sémantique)

OISEAUX merle
canari rugby
SPORTS aigle tennis
récupération
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pie judo
FLEURS
natation
rose
stockage
rose
tulipe tulipe
lys
primevère primevère
lys

Figure 5.7
Illustration de la capacité de récupération
dans la condition 3 catégories de 4 mots
192 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

La théorie de Mandler permet d’interpréter le rappel libre comme un cas


particulier de rappel indicé, dans lequel les indices sont en mémoire à court
terme. Voilà pourquoi le rappel est si pauvre ; dans le cadre de ce modèle, on
prévoit que la mémoire à court terme pourra conserver 3 ou 4 indices mais
pas plus, faute de ne plus avoir de place pour les mots à l’intérieur des caté-
gories. On devrait donc trouver une courbe à optimum (parabole) dans le
rappel libre de listes composées d’un nombre variable de catégories.

24
Rappel libre
Rappel indicé
20
Reconnaissance
Score moyen/24

16

12

0
1 × 24 2 × 12 4 × 6 8 × 3 12 × 2 24 × 1

Catégories × mots

Figure 5.8
Capacité de la mémoire à court terme et efficacité
de différents modes de récupération (Lieury et Clevede, 1991)
Remarque : le rappel libre est limité et décroît après 4 catégories ;
le rappel indicé devient efficace après la décroissance du rappel libre ;
la reconnaissance n’est pas sensible à la capacité limite.

Effectivement, dans une expérience avec Marielle Clevede, nous avons


trouvé que lorsque la liste (24 mots) ne correspond qu’à 1 catégorie de
24 mots (des professions), le rappel s’avère peu efficace, car il y a peu d’indi-
ces (fig. 5.8). Mais à l’inverse, si la liste est composée de 24 catégories, la
mémoire à court terme est alors « débordée » par les indices, et le rappel est
tout aussi pauvre. Le meilleur rappel est obtenu avec une liste composée de
4 catégories. Le rappel indicé devient alors très efficace (cf. supra Tulving et
Pearlstone), puisque les indices sont présentés sur la feuille de rappel. Enfin,
comme d’autres chercheurs l’ont montré, la reconnaissance est peu sensible
aux indices, les mots eux-mêmes étant de meilleurs indices. Dans notre expé-
rience, la reconnaissance est un peu plus faible pour les listes de 1 catégorie
de 24 mots et 2 catégories de 12 mots, car les sujets étant des collégiens de
cinquième, les mots de la liste n’étaient pas tous connus, notamment les
24 professions. L’idée que la mémoire à court terme fonctionne comme une
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 193

mémoire-fichier (cf. chap. 2) explique l’empan mnésique à géométrie varia-


ble, l’empan pouvant être de 7 mots, 7 phrases familières ou même 7 prover-
bes. La mémoire à court terme ne stocke que des indices qui appellent la
totalité de l’information, un peu comme le fichier de la bibliothèque contient
les fiches des livres mais non les livres eux-mêmes. Ce fonctionnement évo-
que bien l’analogie familière de certains joueurs d’échecs qui avaient
l’impression qu’une partie était dans un « tiroir ».
Le rappel libre est donc un cas particulier de rappel indicé, mais dans
lequel les indices sont en mémoire à court terme ; après un long délai, on
pense que ce sont les indices contextuels, lieux, visages, etc., ou des indices
généraux, consigne, questions (ex. les questions d’examen) qui servent de
premiers indices. Godden et Baddeley (1975) ont mis en évidence que des
listes apprises en plongée sous-marine sont mieux rappelées sous l’eau et,
inversement, pour les listes apprises hors de l’eau.

3.2 Les plans de récupération


Le rappel étant limité par le nombre d’indices stockés à court terme, on peut
prévoir que plus les indices pourront être organisés entre eux, plus le rappel
sera maximisé : c’est la notion de plan de récupération, ou plan de rappel.
Gordon Bower et ses collaborateurs (Bower, Clark, Lesgold et Winzenz,
1969) ont étudié l’efficacité d’un plan de rappel hiérarchique en imaginant
une liste superorganisée selon une hiérarchie de catégories (fig. 5.8). Dans
leur célèbre expérience, une liste impressionnante de 112 mots est ainsi pré-
sentée sous la forme de 4 planches d’une quarantaine de mots emboîtés dans
des catégories de niveau croissant, les animaux, les plantes, les minéraux et les
instruments, par exemple, pour la « supercatégorie » des minéraux (fig. 5.9).

Minéraux

Métaux Pierres
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Précieux Communs Alliages Précieuses Maçonnerie

or fer bronze diamant granit


argent cuivre laiton rubis ardoise
platine plomb acier saphir marbre
zinc émeraude sable

Figure 5.9
Exemple d’une planche (sur 4) de mots présentés de façon hiérarchique
(d’après Bower et coll., 1969)
194 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Pour le groupe contrôle, les 112 mots sont mélangés et présentés en colonne
également sur 4 planches.

Essais d’apprentissage

1 2 3 4

Hiérarchie 73 106 112 112

Contrôle 21 39 53 70

Tableau 5.6
Nombre de mots rappelés en fonction de la présentation hiérarchique
ou mélangée (contrôle) d’une liste de 112 mots (d’après Bower et coll., 1969)

Le rappel est exceptionnellement efficace dès le premier essai (tab. 5.6),


puisque le rappel correspond à dix fois la capacité usuelle de 7 ; dès le troi-
sième essai, la totalité des 112 mots de la liste est rappelée, ce qui est une
performance spectaculaire. Par ailleurs, les sujets du groupe contrôle ont un
rappel très correct, ce qui indique une activité d’organisation spontanée.
Notons que, à raison d’une moyenne de 5 lettres par mots, le rappel de
70 mots correspond à 350 lettres rappelées, ce qui explique la mémoire des
calculateurs prodiges pour qui les chiffres sont groupés en nombres aussi
significatifs que des mots…
L’organisation catégorielle et hiérarchique est très utilisée en pédagogie,
ce sont les chapitres, paragraphes, résumés, lorsque l’organisation est basée
sur le langage et que l’organisation est basée sur l’image, ce sont les figures
et les schémas. De nombreuses recherches en milieu pédagogique (Vezin,
1970, 1972) confirment l’efficacité de ces modes de récupération et d’organi-
sation sur la mémoire.
Enfin, la notion de « plan de récupération » démontrée par Gordon Bower per-
met, après coup, de comprendre le mécanisme de beaucoup de procédés mnémo-
techniques. Depuis des siècles, on a cherché à améliorer la mémoire par des
techniques appelées procédés mnémotechniques (chap. 1). Souvent, ces techni-
ques sont des cas particuliers, astucieux, de plans de rappel (Lieury, 1996). Ainsi,
la méthode des lieux consiste à transformer les mots en images et à les ranger
selon un itinéraire connu (ex. magasins d’une rue familière). Le procédé le plus
populaire reste celui de la phrase clé dont les premières syllabes ou initiales sont
des indices de récupération phonétiques dont voici quelques exemples :
– Pour rappeler les périodes géologiques de l’ère primaire :
– Cambronne S’il eut été Dévôt n’eut pas Carbonisé Son Père.
– Cambrien, Silurien, Dévonien, Carbonifère, Permien.
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 195

– L’ordre des atomes dans la classification périodique (2e rangée) :


– Napoléon Mangea Allégrement Six Poissons Sans Claquer d’Argent.
– Na = Sodium, Mg = Magnésium, etc.
– L’ordre des planètes :
– Me Voici Tout Mouillé, Je Suis Un Nageur Pressé
– Mercure, Vénus, Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, Pluton.

4 RECONNAISSANCE ET MODULES
DE STOCKAGE

Depuis la fin du XIXe siècle, la reconnaissance est connue comme le moyen de


sondage de la mémoire le plus puissant (Florès, 1964 ; Tiberghien et Lecocq,
1983). La conception des processus de récupération permet d’interpréter
cette efficacité en terme de richesse d’information. La reconnaissance est le
cas particulier où l’on donne l’indice le plus riche, le plus complet, le mot
lui-même ou l’image d’origine.

4.1 La reconnaissance
Dans la technique de reconnaissance, les mots cibles sont mélangés à des
pièges pour éviter les réponses au hasard. Mis à part les cas où les pièges sont
ressemblants aux cibles (Tiberghien et Lecocq, 1983), les performances sont
étonnamment élevées pour divers types d’information (Lieury et coll., 1990).

Reconnaissance

11,41
Mots
71 %

13,91
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Dessins
87 %

14,44
Visages familiers
90 %

11,98
Visages non familiers
75 %

Tableau 5.7
Comparaison des scores de reconnaissance en fonction de la nature
de l’information (moyenne et pourcentages établis sur 210 lycéens
de l’enseignement général) (Lieury et Pichon, 1991, non publié)
196 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

La supériorité des images est retrouvée avec une reconnaissance d’environ


90 % contre environ 70 % pour les mots (tab. 5.7). La mémoire enregistre
plus d’informations qu’on ne le pense…

4.2 Contexte et reconnaissance

À nouveau, Endel Tulving a démontré le rôle crucial du contexte d’encodage


dans la reconnaissance. Ce contexte peut être spatio-temporel, comme Berg-
son l’imaginait : on se souvient parfois des circonstances de la mémorisation.
Mais le contexte est également sémantique. Si des mots sont mémorisés
par couples (ex. art-fille), les mots individuels sont bien reconnus (62 %),
lorsque le même couple est présenté ; mais si l’on modifie le contexte de
reconnaissance, par exemple « tige-fille », la reconnaissance tombe à 37 %
(Tulving et Thomson, 1971). Des résultats similaires sont trouvés avec le cas
particulier des homographes, mots identiques mais de différentes significa-
tions. Par exemple, « feuille » mémorisé avec le mot de contexte « blanche »
est bien reconnu dans le même contexte (54 %), mais il est mal reconnu dans
un nouveau contexte « feuille d’automne » (35 %).
Dans la vie courante, le changement de contexte nous joue bien des tours, et
il nous arrive de ne pas reconnaître une personne qui a changé de vêtement ou
parfois de coiffure (ex. les amis qu’on revoit sans barbe ou avec des lunettes
différentes). Guy Tiberghien de l’université de Grenoble a réalisé de nom-
breuses expériences sur les effets de contexte sur la reconnaissance (Tiber-
ghien, 1997). Dans l’une d’elle, la variation de contexte se fait de manière
originale en changeant ou non le chapeau coiffant des visages féminins
(Brutsche, Cisse, Deleglise, Finet, Sonnet et Tiberghien, 1981). Non seulement
le changement de chapeau diminue la reconnaissance des visages (de 93 à
41 %), mais un chapeau déjà vu tend à faire reconnaître des visages pièges !

4.3 Pluralité des modules de reconnaissance

La mémoire épisodique doit plutôt être considérée comme emboîtée dans


la mémoire sémantique (Lieury, 1979 ; Tulving, 1985), lorsqu’il s’agit de la
mémoire sémantique. Mais la mémoire épisodique correspond peut-être
aussi au difficile transfert d’informations dans des systèmes différents : ima-
ges, sons, odeurs (cf. chap. 3). L’information verbale elle-même est loin d’être
homogène, et nous avons vu qu’il existe vraisemblablement des systèmes
autonomes de stockages pour différents codes (lexical, sémantique, etc).
Imaginant une variante de la technique d’« échec à reconnaître des mots rap-
pelés » (cf. supra Tulving et Thomson), Guy Tiberghien et ses collègues ont
créé un changement de contexte entre l’encodage et la reconnaissance :
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 197

Contexte de Rappel
reconnaissance indicé

Encodage phonétique sémantique (mouton)


verger-berger 34 % 47 %

Encodage sémantique phonétique (chenal)


selle-cheval 47 % 47 %

Tableau 5.8
Échecs de reconnaissance en fonction du changement
de contexte phonétique/sémantique
(d’après Tiberghien et coll., cités par Tiberghien, 1983)

Lorsque l’encodage est phonétique « verger-berger » (indice et cible riment),


la reconnaissance parmi des associations sémantiques (l’associant est « mou-
ton ») est nettement plus faible (34 %, tab. 5.8) que dans le cas inverse, c’est-
à-dire lorsque l’encodage est sémantique (selle-cheval) et que les associations
pour la reconnaissance sont phonétiques (l’associant est « chenal »). Le rap-
pel indicé est le même dans les deux cas, mais on trouve presque deux fois
plus de mots rappelés mais non reconnus (53 contre 32 %, non cité dans le
tableau), quand l’encodage est phonétique. Une interprétation modulaire est
de penser que l’encodage phonétique a orienté le stockage dans la mémoire
lexicale. Seule une partie des informations aura été « transférée » dans la
mémoire sémantique, ne permettant alors qu’une reconnaissance partielle en
contexte sémantique. L’encodage sémantique produit moins cet effet, car
l’encodage phonétique précède probablement le codage sémantique d’où un
stockage à la fois lexical et sémantique.
Certaines techniques font même apparaître la différente localisation
hémisphérique des modules de stockage sans mettre en œuvre de techniques
neurologiques. Jean-Louis Juan de Mendoza de l’université de Nice a ainsi
très astucieusement combiné la technique de présentation par hémichamps
visuels pour simuler le traitement hémisphérique et différents modes de récu-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pération. Le trajet mixte des fibres optiques fait que toute information présen-
tée dans le demi-champ visuel droit (hémichamp droit) est d’abord traitée
dans l’hémisphère gauche et inversement. Classiquement, le rappel verbal est
très supérieur pour les mots présentés dans l’hémichamp droit, car l’hémis-
phère ou « cerveau » gauche est spécialisé dans le traitement verbal. Or, si le
rappel dépend fortement d’un effet hémisphérique, il n’en est pas de même
pour la reconnaissance (Juan de Mendoza et Grosso, 1980). Juan de Men-
doza interprète cette disparité par une hypothèse de double traitement,
« l’hémisphère gauche traitant préférentiellement les données verbales à
mémoriser selon un mode “linguistique” (sémantique en particulier), alors
que l’hémisphère droit pourrait opérer parallèlement un traitement de type
198 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

“graphique”, lié aux propriétés formelles des mots écrits », d’où son idée de
différencier les modes de récupération.
La présentation de mots imprimés en minuscules s’effectue dans l’hémi-
champ visuel droit ou gauche, mais on change le mode de récupération.
Lorsque le format visuel est identique (minuscules), la reconnaissance est
équivalente, quel que soit l’hémichamp visuel (fig. 5.10). Mais plus le format
de récupération est différent, graphique différent (majuscules), reconnais-
sance auditive des mots ou enfin rappel verbal libre, plus l’écart se creuse
entre les hémichamps visuels de présentation. Les mots passent donc dans
des phases de recodage où l’intervention de l’hémisphère gauche (= hémi-
champ visuel droit) est de plus en plus dominante pour le langage, avec
probablement un recodage lexical pour la reconnaissance auditive et un reco-
dage sémantique pour le rappel verbal. Dans notre laboratoire, nous avons
refait cette expérience fondamentale (avec Nathalie Hervé), en ajoutant une
condition de reconnaissance imagée (on présente les dessins des mots pré-
sentés parmi des pièges) ; nous avons retrouvé les résultats de Juan de Men-
doza, la reconnaissance imagée se situant entre la reconnaissance auditive et
le rappel libre. Identifier des concepts, présentés sous forme de mots, parmi
des dessins, nécessite un transcodage sémantique qui est donc essentielle-
ment assuré par le cerveau gauche (= hémichamp visuel droit). Il n’y aurait

5
Score moyen

4
Champ droit
Champ gauche

3
Rappel Reco Reco Reco
libre Audi Vis.Dif. Vis.Iden.
Mode de récupération

Figure 5.10
Différences de traitement hémisphérique en fonction du mode de récupération
(d’après Juan de Mendoza, 1988)
Remarque : la présentation est visuelle en minuscules (dans l’hémichamp visuel droit ou
gauche) :
– Reco Audi : reconnaissance auditive
– Reco Vis.Dif. : reconnaissance visuelle, graphisme différent (majuscule)
– Reco Vis.Iden. : reconnaissance visuelle identique, graphisme identique (minuscule)
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 199

donc pas une mais plusieurs mémoires épisodiques, chaque module de


codage, graphique, auditif, lexical, imagé, sémantique correspondant à autant
de « mémoires séparées », qui nécessitent des transcodages, avec des pertes
d’information, pour passer de l’un à l’autre.

5 L’OUBLI

Hermann Ebbinghaus est le tout premier dans l’histoire à publier en 1885 les
premières mesures de la mémoire. Son expérience la plus célèbre (chap. 1)
reste la première démonstration quantitative de l’oubli. Mais l’oubli est effroy-
ablement rapide, d’environ 80 % au bout d’un mois (fig. 1.1.). Ce sont les psy-
chologues associationnistes qui trouvèrent l’explication de cet oubli si brutal.

5.1 Les interférences


Mis à part quelques philosophes et psychologues clairvoyants comme Bergson
et Freud, l’oubli était généralement considéré implicitement comme la dégra-
dation des souvenirs avec le temps. C’est l’un des grands apports du courant
béhavioriste que d’avoir démontré qu’au contraire, l’oubli est le résultat de
processus dynamiques : les interférences.

5.1.1 L’interférence rétroactive


C’est John McGeogh de l’université de Chicago qui a donné la première
impulsion à ce domaine qui devint un thème extrêmement étudié, pendant
trente ans, jusqu’à ce qu’on découvre les processus de récupération. La
première source d’interférence découverte par McGeogh est l’interférence
rétroactive, c’est-à-dire l’oubli provoqué par les apprentissages ultérieurs.
Dans une expérience réalisée avec William McDonald (1931), McGeogh
montre que l’oubli n’augmente pas en fonction du temps écoulé, comme on
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pourrait le croire, mais en fonction de la ressemblance entre l’apprentissage


cible (dont on mesure l’oubli) et les apprentissages ultérieurs. Une liste
d’adjectifs est apprise et, en fonction de différents groupes de sujets, l’appren-
tissage ultérieur concerne une liste de nombres, de syllabes, d’adjectifs diffé-
rents, d’adjectifs antonymes (opposés), d’adjectifs synonymes, et enfin pour
un dernier groupe, servant de contrôle, le délai entre l’apprentissage cible et
le rappel est occupé par un temps de repos.
Le rappel diminue graduellement de 45 % à 12 % (tab. 5.9), simplement
en fonction de la similitude entre l’apprentissage cible et l’activité des sujets
pendant le délai de rappel.
200 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Activité intercalée Pourcentage de rappel

Repos 45

Nombres 37

Syllabes 26

Adjectifs différents 22

Antonymes 18

Synonymes 12

Tableau 5.9
Rôle de la similitude de l’interférence rétroactive
(d’après Mc Geogh et Mc Donald, 1931)

5.1.2 L’interférence proactive


Il fallut longtemps pour réaliser que l’interférence rétroactive ne pouvait
être responsable de tout l’oubli. L’un des « grands » dans ce domaine des
interférences, Benton J. Underwood (1957) fit remarquer que, dans le cadre
du laboratoire, avec des étudiants comme sujets d’expérience, l’oubli d’une
liste de syllabes est assez faible après 24 heures, de l’ordre de 10 à 20 %,
alors que pour un même délai de 24 heures, Ebbinghaus subissait un oubli
considérable de 65 % avec des informations comparables (cf. chap. 1).
Était-ce la mémoire d’Ebbinghaus ou son âge qui était en cause ? Non, car
dans d’autres études, on trouve des pourcentages d’oubli très variables. Ce
qui change systématiquement dans ces études, c’est le nombre de listes
apprises, certains sujets n’apprennent qu’une liste, tandis que d’autres en
apprennent plusieurs en fonction des conditions de l’expérience. Le record
est évidemment détenu par Ebbinghaus qui, étant son propre sujet, appre-
nait ainsi des centaines de listes. Underwood eut l’idée de traduire sur un
graphique les résultats des études répertoriées jusqu’à cette époque, en met-
tant en relation le pourcentage de rappel après 24 heures en fonction du
nombre de listes de syllabes apprises antérieurement (pour tester d’autres
délais de rappel).
Il apparaît alors que la courbe de rappel chute de façon spectaculaire en
fonction du nombre de listes qui ont été apprises antérieurement à la liste
cible (cf. fig. 5.11). Underwood avait identifié une nouvelle source d’interfé-
rence : l’interférence proactive. Par rapport aux résultats de différents auteurs
établis sur des moyennes de plusieurs sujets (jeunes), Ebbinghaus montre
une excellente mémoire, puisque, d’après mes calculs, il aurait appris 40 fois
8 séries de 13 syllabes, soit 320 séries (4 130 syllabes) avant d’apprendre les
séries dont il a testé le rappel après 24 heures.
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 201

80 Weiss-Margolius

70 Underwood-Richardson
Williams
60
Pourcentage de rappel
50
Underwood
40
Ebbinghaus
Lester
30
Cheng
Hovland
20
Krueger Luh
10
Youtz
0
0 5 10 15 20 25

Nombre de listes antérieures

Figure 5.11
Interférence proactive au bout de 24 heures en fonction du nombre de listes
apprises antérieurement(simplifié d’après Underwood, 1957)
Remarque : j’ai ajouté le pourcentage de rappel d’Ebbinghaus
après le même délai de 24 heures.

Dans les conditions d’interférence proactive, on observe le rappel d’élé-


ments (syllabes ou mots) de listes antérieures : ce sont les intrusions. Ces
intrusions sont le signe d’une incapacité à discriminer des listes entre elles, le
sujet pouvant, par exemple, se rappeler du mot « collier » sans être capable
de l’attribuer à une liste plutôt qu’à une autre. Dans la vie courante, les deux
sources d’interférences se combinent pour créer l’oubli important dont nous
sommes victimes. Par exemple, pour un étudiant, l’oubli de noms, de dates,
de formules, etc., du programme de première est déterminé à la fois par les
informations apprises postérieurement de la terminale à l’université (interfé-
rence rétroactive), mais aussi par les informations apprises auparavant, pro-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

grammes de seconde, troisième, etc. (interférence proactive).


La conclusion est aussi pessimiste que beaucoup de morales de La Fontaine :
plus on apprend, plus on oublie…

5.1.3 Transfert et interférence

Des très nombreuses recherches réalisées dans ce domaine, il apparaît en réa-


lité que les interférences sont des cas particuliers, fort importants, d’inter-
actions entre plusieurs apprentissages. Une autre interaction importante est le
transfert d’apprentissage qui a lieu lorsqu’un second apprentissage est facilité
202 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

grâce au premier. Ces interactions complexes ne peuvent être distinguées les


unes par rapport aux autres (fig. 5.12) que dans des conditions expérimentales
où la phase d’acquisition de l’apprentissage en plusieurs essais est séparée de
la phase de rétention. Dans la phase d’acquisition, on est capable de mesurer
l’augmentation de la performance en fonction des essais (courbe d’apprentis-
sage), alors que la phase de rétention se mesure après un délai pour intercaler
un autre apprentissage.
Si l’on considère par commodité les interactions entre deux apprentissages
successifs (car il peut y en avoir plusieurs), I et II, on peut avoir les inter-
actions suivantes. Dans l’acquisition, il n’existe que des effets proactifs,
l’apprentissage I pouvant faciliter la vitesse d’acquisition de l’apprentissage
ultérieur II, mais non l’inverse, puisque l’apprentissage II ne peut plus
modifier la vitesse d’une acquisition qui a déjà eu lieu. Ce sont les effets de
transfert, ou effets d’entraînement (comme en sport) : le transfert est positif si
l’apprentissage I facilite l’apprentissage II, comme conduire n’importe quelle
voiture est plus facile après avoir appris à conduire. Le transfert est négatif si
l’apprentissage I gène ou ralentit l’apprentissage II, comme d’apprendre à
taper à la machine avec seulement deux doigts pour apprendre ensuite avec
les dix doigts. Il est nécessaire d’avoir un groupe contrôle pour en évaluer le
caractère positif ou négatif. Dans la vie courante, les effets de transfert ne
sont pas toujours purs, et souvent il existe des composantes positives et néga-
tives. Ainsi dans notre exemple de la conduite automobile, il est courant
d’observer que si certaines réponses font l’objet d’un transfert positif (tenir le
volant, embrayer, etc.), d’autres peuvent être plus difficilement apprises en
fonction d’anciennes habitudes, et l’on sait combien il est facile d’actionner
les essuie-glaces en pensant allumer les phares…

Apprentissages

Acquisition Rétention

I II I II I II I II
proaction rétroaction proaction rétroaction

– impossible + – + –
+
Transfert Transfert Facilitation Interférence Facilitation Interférence
positif négatif proactive proactive rétroactive rétroactive

Figure 5.12
Transferts et interférences sont des interactions entre apprentissages
(d’après Lieury, 1975)
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 203

Dans la phase de rétention, après un délai, les effets rétroactifs s’ajoutent


aux effets proactifs, puisque l’apprentissage ultérieur peut gêner le souvenir
du premier apprentissage. Les effets de loin les plus fréquents sont négatifs :
ce sont les effets d’interférence. Mais lorsque, plus rarement, le souvenir est
meilleur du fait d’apprentissages antérieurs ou postérieurs, on parle de facili-
tation proactive ou rétroactive. La distinction entre acquisition et rétention est
utile, car le transfert, on le voit, est toujours proactif, alors que les interféren-
ces peuvent être pro- et rétroactives. De plus, si le transfert positif est le plus
fréquent pour l’acquisition, les interactions au niveau de la rétention sont
malheureusement presque toujours négatives : ce sont les interférences. Ce
constat un peu troublant apparaît de manière impressionnante dans une expé-
rience de Keppel, Postman et Zavorkink (1968). Ces auteurs ont pu obtenir la
participation de sujets pendant plusieurs mois et ont simulé ce qui se passe
dans la vie courante, lorsqu’il y a une longue succession d’apprentissages.
L’expérience comporte 36 cycles de 2 jours ; chaque cycle commence par
l’acquisition d’une liste de 10 couples de mots jusqu’au critère d’une récita-
tion parfaite de la liste ; on mesure alors le nombre d’essais nécessaires à
l’apprentissage pour chaque sujet dans chaque cycle. Intervient ensuite une
période de repos de 48 heures à l’issue de laquelle le sujet rappelle la liste ;
après quoi recommence un autre cycle avec l’apprentissage d’une autre liste,
etc. L’interférence est ici proactive, puisqu’il n’y a pas d’apprentissage entre
l’acquisition d’une liste et son rappel après 48 heures ; en revanche, les listes
apprises sont de plus en plus nombreuses au fur et à mesure des cycles.
Les résultats sont complètement différents selon la phase d’acquisition et
la phase de rétention (fig. 5.13). Dans la phase d’acquisition, on constate
qu’au fur et mesure des cycles, le nombre d’essais tend à diminuer, pratique-
ment de moitié entre les premiers apprentissages et les derniers apprentis-
sages, d’environ 10 essais à 5 pour apprendre une liste par cœur : c’est un
transfert positif. À l’inverse, au niveau de la rétention, le rappel passe de
70 % à moins de 10 %, soit 60 % d’oubli : c’est l’interférence proactive. Or,
on voit que, tout comme Ebbinghaus, de jeunes étudiants oublient énormé-
ment, dès lors qu’ils apprennent des informations qui se ressemblent. Les
mécanismes du transfert et des interférences ne sont donc pas les mêmes. Le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

transfert d’apprentissage met en jeu des processus d’organisation, comme


l’organisation subjective, qui s’améliorent avec l’entraînement, le sujet
découvrant, par exemple, qu’il peut intégrer des mots en une phrase ou une
image. Les mécanismes d’interférences sont liés aux processus de récupéra-
tion, en particulier les processus du rappel ; par exemple, la capacité limitée
de récupération va être vite saturée avec l’accumulation des listes et les indi-
ces maintenus en mémoire à court terme vont se confondre.
Ces résultats mettent en évidence que transfert positif et interférence coha-
bitent le plus souvent, ce qui amène à une conclusion peu réjouissante :
mieux on apprend, mieux on oublie !
204 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

12 80
Apprentissage Rappel 48h
Nombre d'essais pour apprendre
10

Pourcentage de rappel
60
8

6 40

4
20
2

0 0
0 2 4 6 8 10 12 0 2 4 6 8 10 12
Blocs de 3 cycles Blocs de 3 cycles

Figure 5.13
Effets contraires du transfert et des interférences
(simplifié d’après Keppel et coll., 1968)

5.2 Oubli et mécanismes de récupération


Dans la conception des processus de récupération, l’oubli n’est que la face
cachée de la récupération de l’information : l’oubli, ce sont les informations
non récupérées. Si l’étude des interférences apporte une vision pessimiste
de la mémoire, on sait désormais que ces résultats sont dus au fait que la
mémoire était sondée dans la plupart des expériences par le rappel. Or le
rappel est le moyen de récupération le plus faible, car il est subordonné à la
capacité limitée de la mémoire à court terme et à quelques indices à court
terme ou contextuels. Grâce à des processus de récupération plus puissants
comme le rappel indicé ou la reconnaissance, on constate que les interféren-
ces sont moins fortes ou pratiquement annulées, ce qui rassure sur nos capa-
cités de mémoire. C’est à nouveau Endel Tulving qui a révolutionné notre
manière de concevoir l’oubli. Il distingue deux grands types d’oubli, celui
dépendant des indices et l’oubli des épisodes.

5.2.1 L’oubli des indices


Les nombreuses expériences sur les mécanismes de récupération indiquent
que, dans l’ensemble, l’oubli est dû au manque d’indices. Une expérience
simple de Tulving et Watkins (1973) le résume parfaitement : une liste de
28 mots de 5 lettres est mémorisée par des sujets qui sont ensuite répartis au
hasard en 5 groupes selon le nombre d’indices de récupération. Les indices
sont un nombre croissant de lettres dans l’ordre des lettres de chaque mot, par
exemple, pour TABLE, on donnera aux différents groupes, « T », « TA »,
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 205

etc., jusqu’au mot complet ; dans ce cas, puisque c’est une procédure de
reconnaissance, on ajoutera des pièges ; le rappel libre est le cas particulier
où aucun indice n’est fourni.

Nombre d’indices Rappel indicé

0 (rappel) 24 %

2 lettres 28 %

3 lettres 56 %

4 lettres 70 %

5 lettres (reconnaissance) 85 %

Tableau 5.10
Variation du rappel (et inversement de l’oubli)
en fonction du nombre d’indices
(d’après Tulving et Watkins, 1973)

Les résultats indiquent (tab. 5.10) que le rappel varie de 24 % (soit 7 mots
sur les 28) à 85 % (reconnaissance), uniquement en fonction des indices
fournis. Symétriquement, l’oubli passe de 76 % à 15 %, mais cet oubli est
presque complètement compensé, lorsque les indices sont donnés (reconnais-
sance). On verra à propos des souvenirs que des indices appropriés permet-
tent une reconnaissance impressionnante quarante ans plus tard.
Dans une situation d’interférence, les indices de récupération ont le même
rôle, et c’est à nouveau Tulving qui fut le premier à le montrer dans une
expérience avec Psotka (1971) sur l’interférence rétroactive avec des listes
catégorisées de 6 catégories de chacune 4 instances catégorielles. Selon
6 groupes, le nombre de listes interférentes augmente de 0 (groupe contrôle)
à 5 listes entre la mémorisation de la liste cible et son rappel.
Le rappel des mots diminue fortement (fig. 5.14) de 70 % dans le groupe
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

contrôle qui ne subit pas d’interférences à environ 30 % dans les groupes


qui ont eu 4 ou 5 listes interférentes : c’est la classique interférence rétroac-
tive. Afin d’élucider les mécanismes en cause, le rappel des mots est ana-
lysé en catégories rappelées (rappel d’au moins un représentant d’une
catégorie) et en nombre de mots par catégorie. Alors que ce nombre est à
peu près constant, quel que soit le montant de l’interférence (fig. 5.13),
c’est le rappel des différentes catégories qui subit l’interférence. On peut
donc interpréter l’interférence comme la perte des indices en mémoire à
court terme du fait du stockage à court terme des noms de catégories des
listes ultérieures ; en effet, pour le groupe le plus interférent, c’est un total
206 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

de 36 catégories que les sujets ont successivement mémorisées (6 listes de


6 catégories).

Rap. libre
100
Mots/Catég.
Catégories
80
Rappel moyen

60

40

20

0
0 1 2 3 4 5
Nombre de listes interférentes
(o = groupe contrôle)

Figure 5.14
L’interférence globale est due à l’oubli des catégories (indices)
(d’après Tulving et Psotka, 1971)

Dans cette hypothèse, l’interférence devrait être compensée par la présen-


tation des noms de catégorie comme indices de rappel. C’est ce qui se passe
en effet dans un rappel indicé. Si l’on donne après le rappel libre les noms de
catégorie comme indices de récupération, les sujets rappellent pratiquement
autant de mots que ceux du groupe contrôle (tab. 5.11). Par exemple, le rap-
pel indicé est de 67 % dans la condition la plus interférente avec 5 listes
interférentes, soit 30 catégories nouvelles et 120 mots nouveaux, alors qu’il
est de 76 % dans la condition contrôle où seulement 6 catégories et 24 mots
ont été mémorisés. Ouf, notre mémoire n’est pas si mauvaise…

Conditions Rappel libre Rappel indicé

Contrôle 66 % 76 %

Interférentes (moyenne) 42 % 71 %

Tableau 5.11
Compensation de l’interférence rétroactive par les indices de récupération
(d’après Tulving et Psotka, 1971)
LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 207

5.2.2 L’oubli des épisodes

Les indices ne sont pas surpuissants, et leur efficacité est liée à leur spécifi-
cité : si tous les épisodes ont le même indice, celui-ci ne sert plus à rien,
comme si, dans une bibliothèque, tous les livres avaient le même numéro
d’inventaire, ou si tous les gens d’une ville avaient la même adresse. Cepen-
dant, la spécificité n’est pas stricte, car un indice est encore très efficace
jusqu’à 3 ou 4 épisodes. Différentes recherches soulignent que l’efficacité
des indices diminue graduellement en fonction du nombre d’épisodes par
indice et qu’en deçà d’un optimum, le rappel indicé est moins efficace que le
rappel libre. Marcia Earhard (1967) a fait varier systématiquement, dans
8 groupes, le nombre de mots par indice alphabétique ; le nombre de mots
par indice est respectivement de 24, 12, 8, 6, 4, 3, 2 et 1 ; par exemple dans la
condition 6, sachant que la liste contient 24 mots, il y a 6 mots commençant
par la lettre B, 6 par la lettre S, etc. Le rappel diminue graduellement en fonc-
tion du nombre de mots par indices. L’efficacité des indices semble donc
avant tout limitée par la capacité limitée de la mémoire à court terme (cf.
supra la capacité de récupération, § 3.1).
Cet oubli de type épisodique rend bien compte de nombreuses situations
d’oubli de la vie courante. Si je regarde un épisode de la série Friends, je me
rappellerai d’un bon nombre de situations, de gags, des prénoms (Rachel,
Ross), etc., mais à force de regarder les épisodes et les différentes saisons, il
y aura de plus en plus de confusions (interférences). Le même mécanisme
intervient pour les personnes qui vont en vacances au même endroit, ainsi
que dans la mémoire des faits de la vie quotidienne (« où ai-je posé mes
clés ? », « ai-je fermé la porte à clé ? », etc.). On aurait tort d’attribuer systé-
matiquement ce genre d’oubli au vieillissement, car l’âge ici ne joue son rôle
que parce qu’il est une occasion de mémorisation d’un plus grand nombre
d’épisodes…

6 ABSTRACTION ET OUBLI ÉPISODIQUE


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

6.1 Interférence épisodique et facilitation générique


Il y a un paradoxe dans le phénomène de l’interférence avec le fait que plus
on apprend, plus on oublie, sachant par ailleurs que la connaissance ne
s’acquiert que par une longue succession d’apprentissages. La principale
résolution de ce paradoxe est le processus d’abstraction épisodique en infor-
mation générique. Si des épisodes contenant des informations communes se
répètent, la répétition favorise le stockage générique de ces informations
208 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

communes. À l’inverse, l’oubli va porter sur la différenciation des contextes


de plus en plus difficiles, vu leur nombre, à discerner.
Bonnie Zavortink-Strand (1971) le montre bien dans une variante de
l’expérience de Tulving et Psotka. Elle compare l’interférence (rétroactive)
pour une liste cible et une seule liste interférente, chacune de 6 catégories de
6 instances. Dans un cas, les catégories sont différentes dans la liste cible et
dans la liste interférente (cas Tulving et Psotka), par exemple, la liste cible
contient des fleurs, des pays, des sports…, et la liste interférente des bois-
sons, des écrivains, des poissons… À l’inverse, dans l’autre cas, les catégo-
ries sont les mêmes, seuls les mots sont différents : par exemple, les fleurs de
la liste cible sont « tulipe, pétunia, marguerite… » et celles de la liste inter-
férente sont « rose, chrysanthème, orchidée… »

Conditions Rappel mots Rappel catégories

Contrôle (1 seule liste) 78 % 95 %

Catégories différentes 64 % 68 %

Catégories différentes 64 % 98 %

Tableau 5.12
Interférence et facilitation rétroactive en fonction
de la nature des catégories des listes successives
(d’après Zavortink-Strand, 1971)

Dans les deux cas, l’interférence est la même pour le rappel des mots
(tab. 5.12), mais lorsqu’on compte le nombre de catégories rappelées (rappel
d’au moins un mot représentant la catégorie), on s’aperçoit que l’interférence
n’existe que si les listes sont composées de catégories différentes. Lorsque
les catégories sont les mêmes, le rappel est complet (98 %), il y aurait même
probablement facilitation rétroactive par rapport au groupe contrôle si la
performance n’était pas aussi importante (95 %).
Une telle expérience fournit le prototype de la construction des connais-
sances, avec le développement des concepts communs à différents apprentis-
sages. D’ailleurs, lors d’une interview télévisée1, l’actrice Diana Riggs qui
joue Emma dans la série Chapeau melon et bottes de cuir fut bien embarras-
sée lorsque le journaliste lui posa la question : « Quel est votre épisode
préféré ? » Elle lui répondit ainsi : « Je ne l’ai pas vu depuis si longtemps.
Pour moi, c’est comme s’ils étaient fondus en un épisode unique. Parmi les
plus anciens, je me souviens bien des “cybernautes”. C’était l’un des tout

1. Interview de Diana Riggs, émission Continentales, FR3, 11 août 1992.


LES PROCESSUS DE RÉCUPÉRATION ET L’OUBLI 209

premiers, j’avais le trac, c’est pourquoi je m’en souviens. Pour le reste, il faut
savoir qu’on faisait un épisode tous les dix jours et même les scénarios
étaient parfaits. Ils avaient un moule, c’est donc difficile de faire ressortir un
épisode précis. »
La vie est un grand feuilleton, et notre mémoire fusionne les épisodes pour
extraire des abstractions génériques que sont les mots, les visages de nos pro-
ches, les lieux qui nous sont familiers.

6.2 Oubli épisodique et genèse des idées


Ce processus d’interférence épisodique paraît être la source des idées qui se
dégagent d’un texte (livre, film), ainsi que le montrent Bransford et Franks
dans une expérience spectaculaire où les sujets reconnaissent des phrases qui
n’ont jamais été présentées. Devant un résultat aussi surprenant, d’autres
auteurs ont répliqué avec succès cette expérience de base : en voici un exem-
ple (Singer et Rosenberg, 1973). Plusieurs combinaisons de phrases sont
construites à partir d’une phrase complexe (de niveau 4) avec différents
niveaux inférieurs, des phrases de 1 proposition (niveau 1) à des phrases de
3 propositions (niveau 3) :

Phrase complexe
La vieille voiture tirant une remorque grimpe la colline escarpée.

Phrases de 1 proposition
– A : la voiture est vieille.
– B : la voiture tire une remorque.
– C : la voiture grimpe la colline.
– D : la colline est escarpée.

Phrases de 2 propositions
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

– AB : la vieille voiture tire une remorque.


– BC : la voiture tirant une remorque grimpe la colline.
– CD : la voiture grimpe la colline escarpée.
– AC : la vieille voiture grimpe la colline.

Phrases de 3 propositions
– ABC : la vieille voiture tirant une remorque grimpe la colline.
– ACD : la vieille voiture grimpe la colline escarpée.
– BCD : la voiture tirant une remorque grimpe la colline escarpée.
210 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Lors de la présentation pour la mémorisation, seule la moitié de chaque


type de phrase est présentée, et les phrases sont mélangées avec des phrases
extraites selon les mêmes combinaisons d’autres phrases complexes. Mais les
phrases complexes originales, de 4 propositions, ne sont jamais présentées.

Type de phrases

4 3 2 1 Inter-idée

Pourcentage de fausses
82 % 80 % 67 % 44 % 1%
reconnaissances

Tableau 5.13
Reconnaissance de phrases jamais présentées
(d’après Singer et Rosenberg, 1973)

Dans une phase de reconnaissance, les phrases réellement présentées sont


mélangées à des phrases pièges qui sont des combinaisons non présentées,
ainsi que des phrases interthèmes (ex. le vieil homme fume la pipe sur la col-
line escarpée). Les résultats spectaculaires concernent les fausses reconnais-
sances (tab. 5.13) qui sont très élevées, sauf pour les phrases interthèmes. Le
record est atteint par les phrases complexes (les phrases originales de 4 pro-
positions) que les sujets croient reconnaître dans 82 % des, cas alors qu’elles
n’ont jamais été présentées dans la phase de mémorisation. C’est un cas de
faux souvenir intégral. Comme l’ont mis en évidence par la suite différents
auteurs (Anderson et Bower, 1973 ; Flagg, 1976), la répétition des mêmes
propositions dans différentes combinaisons de phrases a généré la phrase
sous forme d’un concept générique : l’idée. L’oubli épisodique n’est donc
pas en soi négatif, il est la conséquence des processus d’abstraction. La
connaissance, c’est ce qui reste quand on a tout oublié !
Chapitre 6

SOUVENIRS ANCIENS
ET VIEILLISSEMENT
DE LA MÉMOIRE
1 L’ÉVOLUTION DE LA MÉMOIRE

La mémoire n’est ni innée ni universelle, elle est le produit d’une triple évo-
lution : phylogénétique, historique et développementale. Les possibilités
virtuelles de la mémoire humaine sont déterminées par l’évolution phylo-
génétique, mais c’est l’homme, à travers son histoire, qui, en inventant le
langage, la mesure du temps, etc., a fait la mémoire que nous connaissons. Si,
par exemple, la mémoire des images avait une telle vogue dans l’Antiquité,
c’est probablement parce que la plupart des gens ne savaient ni lire ni écrire,
et si nous pouvons dater nos souvenirs, c’est grâce au calendrier.

1.1 Pierre Janet et l’évolution de la mémoire


C’est au grand psychologue français, trop méconnu, Pierre Janet que nous
devons une réflexion sur l’évolution de la mémoire et du développement
cognitif dans son ouvrage L’Évolution de la mémoire et de la notion de temps,
réalisé à partir du compte rendu des conférences prononcées au Collège
de France en 1928. En s’appuyant sur des observations anthropologiques,
pathologiques et développementales, Janet découpe l’évolution de la mémoire
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

en périodes. Après des conduites élémentaires d’attente et de recherche


d’objets, qui sont plutôt du domaine de l’apprentissage, Janet (1928) en dis-
tingue trois qui sont l’action différée, la récitation et la conduite de récit :
– Janet voit dans l’action différée la première forme de mémoire et elle com-
mence par des conduites de conservation : il ne peut y avoir mémoire si les
objets ne sont pas considérés comme existant toujours lorsqu’ils sont sor-
tis du champ visuel. L’action différée elle-même est caractérisée par la
commission physique, c’est-à-dire la possibilité de transporter un objet sur
commande, « l’intelligence d’un petit enfant se manifeste par sa capacité à
faire des commissions » (p. 235). Avec le développement du langage, la
214 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

commission devient verbale, il y a transport des messages ; Janet qui


essaie de trouver un « moteur » social à l’évolution psychologique sup-
pose que la commission verbale est apparue dans les sociétés primitives
dans lesquelles une sentinelle rapportait au village ce qu’il avait vu ;
– la commission verbale aboutit à la récitation. Janet en voit deux exemples :
les mélopées ou prières récitées dans certaines civilisations ou rites reli-
gieux et qui permettent une mémoire orale, seul support parfois des tradi-
tions ; de même, l’écholalie, où les malades répètent inlassablement, lui
paraît relever de ce type de mémoire ;
– la conduite de récit est le stade le plus élaboré de la mémoire, c’est la capa-
cité de raconter des événements, « la capacité de décrire, c’est la vraie
mémoire » (p. 242). En fait, la conduite par description revêt plusieurs for-
mes : les gestes, les dessins, les images et enfin le langage. Janet ne voyait
pas un grand avenir dans les images : « les images existent encore chez
nous. Je crains bien qu’elles ne soient un reste fossile, un reste d’anciens
procédés qui tendent à disparaître », au profit du langage (p. 244) ; de
même, pour lui, la narration est le stade supérieur de la mémoire, car elle
permet de décrire des événements et non plus seulement des objets.
Enfin, comme le notent des chercheurs en psychologie sociale (Laurens et
Roussiau, 2002 ; Laurens et Kozakaï, 2003), Janet est l’un des premiers avec
Maurice Halbwachs (1925, cf. § 2.1.4) à insister sur la dimension sociale de
la mémoire : « Un homme seul n’a pas de mémoire et n’en a pas besoin […].
[Le souvenir] pour un homme isolé est inutile, Robinson, dans son île, n’a
pas besoin de faire un journal. S’il fait un journal, c’est parce qu’il s’attend à
retourner parmi les hommes. La Mémoire est une fonction sociale au premier
chef » (Janet, 1928, pp. 218-220, cité par Laurens et Kozakaï, 2003).

1.2 Les souvenirs d’enfance


Cependant, avant d’être sociale, la mémoire est liée au développement psy-
chobiologique, comme le montrent l’augmentation avec l’âge des souvenirs
d’enfance et l’absence de tout souvenir relatif à la première enfance, l’amné-
sie infantile. La première enquête sur les souvenirs d’enfance est celle des
Français Victor et Catherine Henri (1896), et c’est sur la base de cette recher-
che que Freud élabore ses conceptions sur ce qu’il appelle l’amnésie infantile
(1901). Le questionnaire était publié dans trois revues françaises et deux
américaines, et il était demandé d’évoquer les souvenirs d’enfance, les
images sensorielles qui y étaient associées et l’âge du sujet au moment de
l’événement, ce que j’appellerai de manière plus concise l’âge du souvenir.
L’âge du premier souvenir est assez variable, quelques sujets pensent
qu’ils avaient moins de 1 an, alors que certains n’ont pas de souvenirs avant
6 ou 7 ans. L’âge médian du premier souvenir est 2 ans et demi. La plupart
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 215

des premiers souvenirs sont des images visuelles, parfois précises : il s’agit
d’une vieille porte au fond d’un jardin : « je la vois encore avec ses charnières
de cuir clouées sur un pieu rustique, pourri par l’humidité… ». Les premiers
souvenirs sont souvent associés à des émotions ; l’un des sujets rapporte :
« je viens d’évoquer 12 souvenirs appartenant à une époque très ancienne de
mon existence, vers 6 ans je crois, je ne puis préciser davantage, et je remarque
que ce sont tous des souvenirs émotionnels à une ou deux exceptions près » ;
ces émotions sont la tristesse, la joie, la douleur…
L’essor de la psychanalyse vers les années 1940 a contribué à relancer
l’intérêt pour ce thème aux États-Unis, et différentes recherches confirment
et développent les résultats des Henri. George et Marthe Dudycha (1941) éta-
blissent une synthèse des recherches sur la question et indiquent que l’âge
moyen du premier souvenir se situe entre 3 et 4 ans ; eux-mêmes réalisent
une enquête minutieuse en questionnant l’entourage familial de leurs sujets
afin de vérifier les dates des souvenirs, et retrouvent une date moyenne de
3 ans 7 mois pour le premier souvenir.
En ce qui concerne les émotions ou sentiments associés aux souvenirs, le
résultat général est que les souvenirs agréables prédominent nettement,
comme nous le verrons plus tard (§ 3).

1.3 L’amnésie infantile et l’enquête de Waldfogel


Freud s’est beaucoup intéressé aux souvenirs d’enfance, et il a appelé amné-
sie infantile cette absence de souvenirs sur les premières années de la vie.
Selon une première hypothèse, c’est l’absence de représentations qui expli-
quent cette amnésie, « les scènes aboutissant à l’hystérie se produisent dans
la première période d’enfance, avant la quatrième année, à une époque où les
traces mnémoniques ne peuvent être traduites en images verbales » (Lettres à
Fliess, 1896, publiées en 1956, lettre n˚ 46). Plus tard, Freud a développé une
théorie beaucoup plus spéculative mais plus connue selon laquelle c’est la
répression de la sexualité infantile et des souvenirs de cette période qui serait
la cause de l’amnésie infantile. Cette théorie paraît vraiment fantaisiste au
regard de tout ce que nous savons sur le développement cognitif de l’enfant,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

et il est logique de ne pas avoir de souvenirs au moins avant le développe-


ment du langage et des premières représentations, comme le suggère forte-
ment la recherche minutieuse de Waldfogel (1948).
L’enquête a été menée sur 124 étudiants des deux sexes auxquels il avait
été demandé d’évoquer leurs souvenirs d’enfance jusqu’à 8 ans, leur âge
au moment du souvenir, ainsi que l’évaluation du caractère « plaisant ou
déplaisant » du souvenir. Au total, 6 486 souvenirs ont été reportés, soit en
moyenne 52,3 par sujet, quel que soit le sexe. L’âge moyen du premier
souvenir se situe entre 3 et 4 ans, ce qui confirme les enquêtes précédem-
ment citées.
216 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

20

18

Nombre moyen de souvenirs rappelés


16

14

12

10

6 Souvenirs
Vocabulaire
4 Récit

0
0 1 2 3 4 5 6 7 8
Âge en années

Figure 6.1
L’évocation des souvenirs d’enfance
(simplifié d’après Waldfogel, 1948)
Remarque : le maximum pour le vocabulaire est de 2 400 mots,
le maximum pour le rappel du récit est de 45 items rappelés.

Waldfogel a comparé (fig. 6.1) l’évolution des souvenirs d’enfance avec


l’évolution du nombre de mots connus par l’enfant (vocabulaire) et égale-
ment avec le développement de la mémoire de récit dans un test qui consiste
à raconter de mémoire une situation complexe (non précisée par l’auteur). On
constate que l’évolution des souvenirs est parallèle à la mémoire de récit à
partir de 4 ans et strictement parallèle au développement du vocabulaire de 1
à 7 ans. Ces résultats confirment bien que l’évolution des souvenirs est fonc-
tion du développement général de l’enfant et, en particulier, que l’amnésie
infantile se produit à une période où l’enfant ne dispose pas d’éléments de
représentation linguistique.

1.4 Développement cognitif et mémoire


Il est donc nécessaire d’attendre un certain développement cognitif, notam-
ment des représentations imagées et un vocabulaire suffisamment riche, pour
pouvoir coder des souvenirs. Il en est de même pour la mémoire des faits
quotidiens. Avec Huguette Pyron et Marie-Pascale Tanguy, nous avons choisi
le cas banal du rappel des menus de la cantine chez des enfants d’âge varia-
ble, en les questionnant sur le repas de tous les jours mais seulement en fin de
semaine, le vendredi après-midi.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 217

Vendredi Jeudi Mardi Lundi


J0 J–1 J–3 J–4

6-8 ans 71 5 0 0

9-11 ans 93 64 19 1

12-14 ans 95 71 20 5

15-17 ans 83 65 22 25

Tableau 6.1
Rappel en fin de semaine du menu des jours précédents (%)
pour des enfants de 6 à 17 ans
(Lieury, Pyron et Tanguy, cités par Lieury, 1992)

La mémoire est meilleure avec l’âge (ce qu’on sait depuis Binet, 1911).
Les enfants les plus jeunes, ici 6 à 8 ans, se rappellent seulement ce qu’ils ont
mangé le jour même, ce n’est que chez les adolescents que la mémoire est
fiable avec un rappel de 25 % après quatre jours. Connaissant l’oubli par
interférences (oubli en fonction de l’accumulation des apprentissages), on
s’attendrait à ce que les jeunes subissent moins d’oubli par interférences que
les grands (qui ont enregistré beaucoup plus de menus dans leur vie), ce qui
n’est pas le cas. Ce résultat souligne bien que le déficit se situe au niveau de
l’absence de mécanismes de stockage performants.
Jean Piaget et Bärbel Inhelder (1968) ont montré également que la
mémoire était liée au développement, mais pour Piaget, la mémoire est entiè-
rement subordonnée au développement de l’intelligence qui, pour lui, est
logique (« opératoire ») : les enfants ne rappellent pas ce qu’ils voient mais
ce qu’ils sont capables de coder ; par exemple, une série de baguettes ordon-
nées de la plus petite à la plus grande n’est dessinée par les enfants les plus
jeunes (4-5 ans) que comme une série désordonnée. Cependant, même lors-
que les enfants ne rappellent pas la structure logique, il y a rappel de certai-
nes informations perceptives (qui sont liées à des structures cognitives
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

acquises plus tôt), c’est la raison pour laquelle Piaget et Inhelder établissent
une distinction importante entre les aspects figuratifs et opératifs du souvenir.
Claire Gérard de l’université de Poitiers a réussi à dissocier les composan-
tes figuratives et catégorielles, et a mis en évidence que ces aspects n’ont pas
du tout la même évolution (1974). On présente à des enfants de 3 à 7 ans
6 images d’une même catégorie (ex. moto, avion, camion, vélo, voiture,
bateau). Les caractéristiques figuratives des images sont données par la com-
binaison de la taille (grand-petit) et par la couleur (rouge-jaune). Ainsi dans
un test de reconnaissance de type figuratif, l’enfant devra-t-il reconnaître la
combinaison réellement présentée, par exemple le dessin d’un petit avion
218 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

rouge, parmi toutes les combinaisons (petit-jaune, petit-rouge, grand-jaune et


grand-rouge). L’aspect catégoriel (appelé « opératif » par l’auteur) est repré-
senté par les caractéristiques conceptuelles ; ainsi, le test de reconnaissance
de type catégoriel sera-t-il de reconnaître le bon concept (avion) parmi des
images pièges de même catégorie (ex. train) ou non (robinet) mais identiques
sur le plan figuratif (petit rouge).

100
Catégoriel
Pourcentage de bonnes réponses

80

60
Figuratif

40

20

0
2 3 4 5 6
Âge en années

Figure 6.2
Évolution différentielle des aspects figuratifs (couleur et taille)
et conceptuel (avion, train ou robinet)
(d’après Gérard, 1974)

L’évolution des aspects figuratifs et conceptuels est très différente (fig. 6.2),
les capacités conceptuelles évoluent de manière très forte avec l’âge, passant
de 40 % à 100 % de l’âge de 3 ans à 6 ans, tandis que la mémoire des aspects
figuratifs (mémoire visuelle) est pratiquement stable. Ces résultats expli-
quent les aspects très parcellaires et sensoriels des souvenirs d’enfance, telle
personne ne se rappelant que d’éclairs lumineux et de bruits lors des bombar-
dements ou simplement de la sonnerie des cloches à la Libération. Ce n’est
qu’avec l’accroissement du vocabulaire et des capacités de conceptualisation
(catégories et traits) que les souvenirs vont devenir plus riches.
Plus riches mais pas forcément plus exacts, comme l’a montré Bartlett
(cf. chap. 4, § 6.1), car les fragments figuratifs et conceptuels sont assimilés
dans des connaissances plus générales. L’une de mes filles Sabine m’interro-
geait récemment sur le souvenir qu’elle avait, étant petite (environ 10 ans),
d’avoir été invitée avec moi dans un mariage aristocratique où des enfants en
smoking jouaient du violon. L’événement réel était que des amis musiciens
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 219

de l’université m’avaient invité à un dimanche après-midi de concert « fami-


lial » ; effectivement, l’ambiance générale était assez aristocratique et l’un
des enfants jouait du violon, mais le reste du souvenir était faux : il ne s’agis-
sait pas d’un mariage et les enfants n’étaient pas en smoking. Le souvenir de
Sabine était donc une assimilation avec des films anglais qu’elle affectionne
(du type Quatre mariages et un enterrement)…
La pauvreté des souvenirs de l’enfance, à un stade où les représentations
existent, s’explique aussi par le fonctionnement épisodique de la mémoire.
L’enfant est capable de raconter après un court délai, une heure voire une
journée, qu’il est allé à la plage, qu’il a vu Le Livre de la jungle ou Nemo,
qu’il a mangé des carottes, qu’il a été chez le dentiste, etc., mais après quel-
ques semaines, voire quelques jours, les souvenirs ne semblent plus exister.
En fait, l’étude de l’abstraction des épisodes (cf. chap. 5, § 6.2) permet de
penser que les souvenirs ne sont pas effacés mais restructurés comme les
phrases sont restructurées en une idée générale dans l’expérience de Brans-
ford et Franks. Cette conception a été reprise par Katherine Nelson d’une
université de New York. Dans l’une de ses études, elle a suivi une petite fille,
Émilie, à partir de l’âge de 21 mois. À cet âge, Émilie n’évoque que des frag-
ments d’événements, mais vers 24 mois, Émilie intègre ces fragments dans
des routines de la vie de tous les jours : « après ma sieste [à la crèche] après
Maman est venue, je me suis réveillée, c’est l’heure d’aller à la maison, j’ai
bu de l’eau gazeuse. Hier, j’ai fait çà, maintenant Emmy dort dans son lit »
(Nelson, 1993). Progressivement, jusqu’à 4 ans, Émilie construit des scéna-
rios de la vie courante, comme faire les courses ou aller chez le docteur, et les
épisodes spécifiques se mélangent aux scénarios génériques. Si l’on oriente
différemment les questions en demandant « qu’est-ce que tu manges habi-
tuellement à la cantine », ou « qu’est-ce que tu aimes comme dessins ani-
més », à l’inverse d’axer les questions sur des souvenirs précis, on verra
réapparaître les informations stockées mais sous forme de concepts généraux
ou de scénarios, et non plus de souvenirs épisodiques. C’est probablement
pour cette raison que n’émergent principalement que les souvenirs à forte
tonalité émotive.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

1.5 Les faux souvenirs


Ces mécanismes de développement différentiel, d’abstraction épisodique et
d’assimilation aux connaissances expliquent bien les faux souvenirs. À l’initia-
tive d’une chercheuse américaine, Elizabeth Loftus (1997 ; Loftus et Ketcham,
1997), de nombreuses recherches ont été faites pour essayer de comprendre
l’origine des faux souvenirs mis sur le devant de la scène à cause de procès
retentissants. Plusieurs cas ont ainsi défrayé la chronique. Beth Rutherford,
dans le Missouri, a le souvenir d’avoir été violée par son père pasteur dont
elle a été enceinte deux fois. Mais alors que le père a démissionné de sa
charge sous le poids des accusations, les examens médicaux ont révélé que la
220 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

jeune femme n’a jamais été enceinte, puisqu’elle est encore vierge… Ou
encore, cette jeune aide soignante convaincue, sous hypnose par son théra-
peute, qu’elle a été embrigadée dans une secte satanique qui l’a poussée à
manger des bébés… Elizabeth Loftus décrit ainsi plusieurs cas de patientes
dont les faux souvenirs ont mis en accusation des innocents.

100 E. réels
E. fictifs
80
Pourcentage de sujets

60

40

20

0
1er 2e 3e
Ordre des entretiens

Figure 6.3
Incorporation d’événements fictifs en fonction d’entretiens successifs
(d’après Hyman, cité par Loftus, 1997)

Cette chercheuse avait déjà montré que les souvenirs pouvaient être large-
ment déformés par des événements plus tardifs et notamment par des ques-
tions ultérieures. Ainsi, faisant voir des diapositives relatant un accident de la
circulation, une voiture verte y apparaît, renversant un cycliste pour éviter un
poids lourd. Si l’on pose ce type de question : « Pourquoi la voiture bleue a-
t-elle renversé le cycliste ? » et que plus tard, on demande la couleur de la
voiture, plusieurs « témoins » disent qu’elle était bleue, alors qu’elle était
verte. L’une des raisons de ces faux souvenirs est que nous n’avons pas de
mémoire photographique et que les souvenirs sont construits à partir d’élé-
ments imagés et surtout d’éléments verbaux qui peuvent eux-mêmes se trans-
former en image. Cette construction évolue au cours du temps et peut se
transformer en reconstituant des éléments manquants par associations (cf.
chap. 4, § 3.3), en fonction d’une meilleure logique de l’histoire, ou en
agglomérant des éléments qui proviennent d’autres événements, comme dans
des questions posées par un enquêteur ou un thérapeute.
Ainsi Ira Hyman et ses collaborateurs (cités par Loftus, 1997) ont présenté à
des sujets des histoires concernant leur enfance et racontées par leurs parents ;
mais à ces événements réels étaient ajoutés de faux événements, comme la
venue d’un clown pour leur anniversaire. Lors d’un premier entretien, aucun
sujet ne se rappelle de cet événement ajouté, mais plus tard, lors d’un second
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 221

entretien, 20 % des sujets s’en rappellent et multiplient même les détails,


alors qu’il s’agit d’un faux souvenir. D’autres expériences mettent enfin en
évidence que si l’on demande d’imaginer la (fausse) scène rajoutée (3e entre-
tien, fig. 6.3), l’impression de certitude augmente encore (25 % des sujets).
Cependant, 90 % des sujets se souviennent de l’événement réel et s’y tien-
nent lors des entretiens successifs (fig. 6.3), donc tout n’est pas fabulation et
la mémoire des adultes est plus fiable que fabulatrice.

2 MÉMOIRE AUTOBIOGRAPHIQUE
ET MÉMOIRE COLLECTIVE

Les souvenirs des événements de la vie apparaissent donc comme des com-
plexes d’informations ayant de multiples facettes : figuratives (ou percepti-
ves), conceptuelles, mais également affectives, sociales et temporelles.

2.1 La récupération des souvenirs


Afin d’étudier les souvenirs anciens, Galton (1879, cité par Crovitz et Schiff-
man, 1974) avait imaginé une variante de la technique d’association dont il
est l’inventeur, et qui consistait à associer des souvenirs à des mots que je
qualifierai d’évocateurs. Galton avait notamment trouvé une forte proportion
de souvenirs de jeunesse. Parmi d’autres auteurs qui ont repris cette tech-
nique, Robinson (1976) a plus particulièrement étudié la nature des souve-
nirs dans ce qu’il dénomme la « mémoire autobiographique », terme qui
sera repris plus tard, notamment par l’Anglais Conway et l’Américain
Rubin comme terme générique de ce domaine (Conway, Rubin, Spinnler et
Wagenaar, 1992).
Robinson présente à 24 étudiants des deux sexes âgés de 18 à 21 ans trois
séries de 16 mots évocateurs : une série de mots d’objets (« lettre, livre, dol-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

lar… »), une série de mots d’activité (« ouvrir, couper, travailler… ») et enfin
une série de mots affectifs (« joyeux, étrange, surpris… »). Le sujet doit évo-
quer une expérience de sa propre vie liée à chaque mot. L’expérimentateur
mesure le temps de réaction entre la présentation du mot évocateur et le début
du récit du souvenir. Ensuite, le sujet doit reprendre ses récits et les dater le
plus précisément possible, en année, mois, jour, heure. Au total, 1 100 récits
sont reportés ; l’âge du souvenir va du jour ou de la semaine en cours à
12 ans auparavant. Les souvenirs sont plus étalés dans le temps pour les mots
d’objets et d’activité (en moyenne 1 à 3 ans) que les souvenirs évoqués par
les mots affectifs qui sont plus récents (5 à 8 mois). L’auteur a réparti les sou-
venirs en cinq classes de précision temporelle : l’année, le mois, la semaine,
222 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

le jour et l’heure, comptent chacun pour 1 indice temporel. La précision


temporelle est fonction de la récence de l’événement : les souvenirs (pour les
mots d’objets ou d’activité) ayant 5 indices temporels datent en moyenne de
4 mois et demi, et les souvenirs datant de 1 an et demi n’ont plus que 4 indi-
ces, 3 indices pour les souvenirs datant de 3 ans et, enfin, un seul indice pour
les souvenirs de 5 ans. Ces résultats indiquent clairement que l’oubli des
indices temporels est rapide. Cet oubli est encore plus rapide pour les mots
affectifs, puisque les souvenirs datant de 3 ans n’ont que deux indices.
L’analyse de la nature des souvenirs est intéressante : 116 récits concer-
nent des accidents ou des blessures, 71 sont des épisodes romantiques et 65
sont des « premières » : une date mémorable, un voyage, un récital, etc. Ces
souvenirs ne sont pas évoqués par les mêmes mots et il y a quelques diffé-
rences entre les sexes : 59 % des épisodes romantiques sont évoqués par
les mots affectifs, et les « premières » des jeunes filles leur sont deux fois
plus souvent suggérées par les mots affectifs que pour les hommes (21 récits
contre 10).
Les résultats obtenus grâce à la technique des mots évocateurs sont impor-
tants, notamment parce qu’elle permet la mesure des temps de réaction (dont
nous verrons l’intérêt au § 2.2.1). En revanche, l’utilisation des mots évoca-
teurs présente un inconvénient dans la mesure où ces mots sont susceptibles
de sélectionner certaines catégories de souvenirs à l’exclusion d’autres. Par
exemple, dans les études que nous venons de décrire, les auteurs ne parlent
pas de l’évocation de souvenirs d’événements publics ; et même si la consigne
est comme chez Robinson d’évoquer des souvenirs privés, on s’étonne de ne
pas trouver une proportion notable de souvenirs liés au travail ou aux études,
puisque les sujets sont des étudiants.

2.2 Événements privés et publics


En fonction de ces remarques, une étude du contenu des souvenirs a été
entreprise à partir d’une technique de rappel libre (souvenirs spontanément
évoqués) et en ne prenant pas seulement des étudiants comme sujets mais des
personnes de plusieurs âges et milieux socioculturels. Le questionnaire com-
portait volontairement une question vague pour ne pas biaiser les réponses :
« Quels sont les 3 souvenirs qui vous ont le plus marqué », en fonction de
quatre périodes : 1968 à 1970, 1970 à 1972, 1972 à 1974, et 1974 à 1976,
l’enquête ayant été réalisée au cours du premier semestre 1977 (Lieury,
Richer et Weeger, 1978). L’échantillon compte 68 sujets, à peu près autant de
sexe féminin que masculin, dont la moitié a entre 20 et 30 ans, et l’autre
moitié entre 30 et 60 ans.
Au total, 727 souvenirs ont été rappelés, appartenant à deux grandes caté-
gories : les événements privés qui sont personnels au sujet ou qui ont intéressé
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 223

leurs proches, ce que Robinson appelait la mémoire autobiographique, et


les événements publics qui sont intervenus au niveau international, national
ou au niveau d’un groupe social très important, qui concernent plutôt la
mémoire collective (Halbwachs, 1925, cf. § 2.1.4). Le nombre de souvenirs
concernant des événements privés est particulièrement grand : 593 au total,
soit 82 % des souvenirs évoqués. Le nombre de souvenirs d’événements
publics est de 134, soit 18 % du total d’évocations.
Les souvenirs d’événements privés ont été classés dans des thèmes géné-
raux et subdivisés en thèmes spécifiques qui sont le résumé du souvenir
évoqué : naissance, accident, voyage, etc. La classification des thèmes spé-
cifiques est assez consensuelle ; en revanche, la classification en thèmes
généraux est plus délicate à établir : ainsi le thème « mariage » aurait pu
éventuellement être classé parmi les « épisodes de la vie ». Le critère de clas-
sement a donc été de choisir le thème général qui regroupe le mieux quelques
thèmes spécifiques.

Nombre Pourcentage sur le total


Thèmes du souvenir
de souvenirs de souvenirs privés

• Études et professions 137 23 %

• Vie sentimentale
• – mariage et fiançailles
114 19 %
• – rencontres
• – relations amicales

• Voyages et vacances 109 18 %

• Vie familiale
• – mort
94 16 %
• – naissance
• – divers

• Épisodes de la vie
• – premières ou dates mémorables
58 10 %
• – fêtes, soirées, spectacles
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

• – découvertes

• Situation matérielle
• – déménagement, achat maison 41 7%
• – nouvelle voiture, moto

• Santé
34 6%
• – accident, maladie

Tableau 6.2
Thèmes des souvenirs d’événements privés
(simplifié d’après Lieury, Richer et Weeger, 1978)
224 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Les thèmes évoqués en rappel libre (tab. 6.2) sont donc plus variés que
ceux associés à des mots évocateurs. Ainsi Robinson trouvait trois catégories
– par ordre décroissant, les accidents et blessure, les épisodes romantiques et
les premières –, alors que nous trouvons trois grandes catégories regroupant
chacune environ 20 % des souvenirs : les événements liés au travail, ceux
concernant la vie sentimentale (les épisodes romantiques de Robinson) et les
voyages et vacances. Les premiers n’apparaissent que pour 10 % et fort heu-
reusement les accidents (et maladies) que pour 6 % (alors que c’était le pre-
mier thème chez Robinson).
Mais ce qui apparaît très différent de la technique des mots évocateurs,
c’est l’apparition de souvenirs d’événements publics, cependant en moins
grand nombre (18 % du total). Ces événements ont été classés en en trois
catégories générales : les événements politiques, ceux de la vie sociale, tech-
nique et artistique et enfin les événements économiques.

Nombre Pourcentage sur le total


Thème du souvenir
de souvenirs de souvenirs privés

• Événements politiques
• • Guerre, révolution, coup d’état 63 47 %
• • – mai 1968
• • – fin de la guerre au Vietnam
• • – printemps de Prague, etc.
• • Vie politique 46 34 %
• • – mort de Pompidou
• • – mort de de Gaulle
• • – élection de Jimmy Carter
• • – assassinat de Kennedy
• • – Watergate, etc.

• Vie sociale, technique et artistique


• – hommes sur la Lune
• – jeux olympiques de Munich 14 10 %
• – tremblement de terre
• – à Casablanca, etc.

• Événements économiques
• – crise économique
11 8%
• – action de l’Opep
• – élargissement de la CEE, etc.

Tableau 6.3
Thème des souvenirs d’événements publics
(simplifié d’après Lieury, Richer et Weeger, 1978)
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 225

Les événements politiques sont de loin le plus souvent évoqués parmi les
souvenirs publics (80 %, tab. 6.3), si bien que nous les avons regroupés en
deux sous-catégories. La plus importante (47 %) concerne des événements
qui affectent profondément la vie de peuples entiers ou de groupes sociaux
importants : ce sont des guerres (ou fin de guerre), révolutions, coups d’État.
L’événement le plus fréquent n’est pas le plus important sur le plan inter-
national, notamment par rapport à la guerre au Vietnam ou à la révolution
portugaise, mais il est français, c’est la crise révolutionnaire de mai 1968
(49 sujets l’ont évoqué et il représente à lui tout seul 36,6 % des souvenirs
publics). La seconde sous-catégorie concerne la vie politique. Dans la mémoire
des sujets interrogés, la vie politique apparaît très personnalisée et concerne
particulièrement la vie et surtout la mort d’hommes politiques connus (près
de la moitié de ces souvenirs concerne la mort de présidents de la république
en France, Pompidou et de Gaulle). Enfin, les événements concernant la vie
économique ou culturelle apparaissent peu nombreux (20 %), l’événement le
plus évoqué étant la conquête spatiale avec les premiers hommes sur la Lune.
L’analyse des souvenirs évoqués librement indique donc une hétérogénéité
frappante des thèmes. Il n’y a guère que 20 % de souvenirs évoquant des
événements publics pour 80 % d’événements privés. Même pour ces événe-
ments « publics », il y a un caractère autobiographique, car ce sont les évé-
nements vécus par le sujet qui sont rappelés : guerre de 1940 pour les sujets
les plus âgés, mai 1968 pour les plus jeunes et guerre d’Algérie pour la géné-
ration intermédiaire.
Dans l’ensemble donc, les gens ne rappellent que ce qui les concerne, y
compris dans les événements publics. Beaucoup d’auteurs avaient signalé ce
caractère égocentrique : Freud le premier dont la formule « sa majesté le
moi » cristallise bien le phénomène, ainsi que d’autres auteurs anciens (pour
une revue, cf. Greenwald, 1981), notamment Édouard Claparède ou le gestal-
tiste Koffka qui parle de système égocentrique.
L’expérimentation a confirmé que la référence à soi facilitait la mémoire
(Kuiper et Rogers, 1979 ; Bower et Gilligan, 1979, etc.), en voici un exemple
frappant avec l’expérience de Gordon Bower et Stephen Gilligan de l’univer-
sité de Stanford. Les sujets devaient noter dans un premier groupe « réfé-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

rence à soi » si des adjectifs d’une liste (48) les décrivaient eux-mêmes (pour
un groupe de sujets) ou s’appliquaient à un journaliste vedette aux États-Unis
(l’équivalent de Patrick Poivre d’Arvor). Après une tâche de distraction de
dix minutes (calcul), les sujets devaient rappeler le maximum d’adjectifs sans
avoir été prévenus qu’il s’agissait d’une expérience de mémoire.
Le rappel est supérieur (tab. 6.4) pour les mêmes adjectifs, lorsqu’il y a
référence à soi (60 % contre 43 %), aussi les auteurs émettent-ils l’hypothèse
que la référence à soi est un réseau associatif spécialisé de la mémoire qui,
très intégré depuis notre enfance, sert de référence puissante pour l’asso-
ciation de nouveaux événements. On observe, par ailleurs, que les adjectifs
226 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

agréables (amical…) sont toujours mieux rappelés que les adjectifs désa-
gréables (désobéissant…), ce qui nous renvoie à nouveau à la composante
affective des souvenirs.

Rappel des adjectifs

agréables désagréables

Référence à soi 35 % 25 %

Référence journalistique 26 % 17 %

Tableau 6.4
Rappel incident d’une liste d’adjectifs (48) selon que les adjectifs
étaient censés décrire le sujet ou un journaliste connu
(simplifié d’après Bower et Gilligan, 1979)

2.3 La mémoire collective


Le souvenir, même si la mémoire paraît principalement autobiographique,
est nécessairement structuré par des « cadres sociaux », comme l’a défendu
le premier le sociologue français Maurice Halbwachs (1925, 1941, 1950),
ainsi que Pierre Janet et Charles Blondel (1934).
Pour Halbwachs, nos souvenirs sont collectifs, car « nous ne sommes
jamais seuls » (1950, p. 2) : « La première fois que j’ai été à Londres […]
bien des impressions me rappelaient les romans de Dickens lus dans mon
enfance : je me promenais donc avec Dickens » (p. 3). Halbwachs parle de
« cadres sociaux », car, pour lui, les souvenirs sont liés à la vie d’un groupe
(famille, amis, nation, etc.), même en l’absence apparente des personnes,
puisque les lieux ont une histoire. La mémoire individuelle n’est que la com-
binaison, le point de rencontre original, de plusieurs mémoires collectives,
celle de la famille, de la classe, de la nation, etc. : « Comme le souvenir repa-
raît par l’effet de plusieurs séries de pensées collectives enchevêtrées, et que
nous ne pouvons l’attribuer exclusivement à aucune d’entre elles, nous nous
figurons qu’il en est indépendant et nous opposons son unité à sa multiplicité.
Autant supposer qu’un objet pesant, suspendu en l’air par une quantité de fils
ténus et entrecroisés, reste suspendu dans le vide où il se soutient par lui-
même » (p. 34).
En tant que cadre social le plus vaste, la « mémoire historique », ainsi
dénommée à l’époque de Halbwachs, donne la pleine signification aux
souvenirs, en ce sens que la période historique définit le mode et le niveau
de vie, les mœurs, les préoccupations etc. Pour l’auteur, ce sont d’ailleurs
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 227

les caractéristiques sociales plus que les événements qui définissent la


période historique : « […] c’est sur l’histoire vécue que s’appuie notre
mémoire. Par histoire, il faut entendre alors non pas une succession chrono-
logique d’événements et de dates, mais tout ce qui fait qu’une période se
distingue des autres » (pp. 43-44). Toutefois, certains événements sont diffé-
renciés, « il y a des événements nationaux qui modifient en même temps tou-
tes les existences. Ils sont rares. Néanmoins, ils peuvent offrir à tous les
hommes d’un pays quelques points de repères dans le temps » (pp. 66-67).
Mais selon Halbwachs, il n’y a pas à proprement parler de mémoire histori-
que, car « il n’y a pas de mémoire universelle. Toute mémoire collective a
pour support un groupe limité dans l’espace et dans le temps » (p. 75).
La thèse de Halbwachs a été critiquée, notamment par Charles Blondel
(1934) qui, tout en soulignant l’importance des cadres sociaux de la mémoire,
ne niait pas l’existence des souvenirs individuels. Blondel prend l’exemple
d’un stage qu’il devait faire au cours de ses études médicales, soit dans le
service de Pinard, soit dans celui de Budin. Si l’on accepte la thèse de
Halbwachs selon laquelle le souvenir individuel n’est qu’une reconstruction
à partir de souvenirs de groupe, Blondel rétorque : « on peut admettre que les
règles du groupe dont je faisais partie me fournissent le souvenir d’un stage
d’accouchement accompli chez Pinard ou chez Budin. Mais si, arrivé à ce
point, je n’hésite pas et parle aussitôt du stage que j’ai fait chez Pinard, on
aura beau chicaner et invoquer toutes les circonstances sociales qui m’ont
conduit chez lui, il n’en faudra pas moins toujours, à la limite, aboutir à quel-
que souvenir proprement dit d’une expérience personnelle qui, survenue à ce
point, a spécifié et concrétisé la reconstruction de mon passé » (pp. 41-43).
De même, Blondel remarque que certains épisodes surgissent dans notre
mémoire sans que l’on puisse les situer dans notre vie. On ne peut donc nier
totalement l’existence de souvenirs individuels, mais ceux-ci ne doivent leur
organisation qu’aux cadres sociaux (langage, calendrier, savoir, groupes
sociaux, etc.) : « c’est au fond le même apport collectif qui nous permet
d’appréhender le réel et de le reconstituer dans la suite, une fois qu’il a dis-
paru » (p. 145).
Quelques observations indiquent l’importance des cadres sociaux dans le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

mode de récupération des souvenirs anciens. Tout d’abord, dans l’enquête


précédente, même si les souvenirs sont majoritairement autobiographiques
(privés), un grand nombre sont liés au travail, à la famille ; et on remarque
dans les souvenirs publics, qui correspondent le plus à la mémoire collective
de Halbwachs, l’importance d’événements qui conditionnent la vie indivi-
duelle au point de servir de repère à une génération, comme la mort d’hom-
mes politiques célèbres (de Gaulle, Kennedy, Luther King) ou les guerres et
révolutions (guerre de 1940, guerre d’Algérie, etc.). De même, Williams
(1978) a montré qu’il y avait, dans les stratégies de récupération de souvenirs
anciens, la médiation d’un contexte souvent de nature sociale. Quatre sujets
sont invités à retrouver le nom de camarades de collège. L’expérimentateur
228 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

enregistre le récit des sujets qui doivent penser à voix haute. Certaines des
stratégies utilisées prennent la forme d’un rappel incident, lorsqu’un nom en
évoque un autre, d’une inférence, lorsque le sujet essaie de déduire l’âge
d’un camarade, etc. Mais les stratégies qui paraissent les plus fréquentes sont
la recherche préliminaire d’un groupe social (groupe de copains), d’une acti-
vité (base-ball, orchestre) et de lieux (inventaire des rues de la ville). L’auteur
déduit de ces observations que la récupération d’événements spécifiques est
précédée de la recherche d’un contexte plus précis dans lequel on a des chan-
ces de trouver l’information demandée.

2.4 Les souvenirs-flashs


Ces événements sociaux chocs, susceptibles de bouleverser les vies indivi-
duelles, apparaissent dans ce que Roger Brown et James Kulik (1977), de
l’université d’Harvard, appellent les souvenirs-flashs (flashbulb, le flash
de l’appareil photographique). Leur idée est que, comme le flash met en
lumière la scène photographiée, un événement public exceptionnel rehausse
un événement personnel. Leur recherche est inspirée par l’enquête d’une
revue (type Paris-Match) demandant à des personnalités ce qu’elles faisaient
et où elles étaient lorsqu’elles ont appris l’assassinat du président Kennedy.
Les souvenirs sont généralement très précis : « Julia était dans la cuisine et
mangeait de la soupe », « Billy était sur le court de golf », « Philippe faisait
une course de rallye », etc. Le phénomène avait déjà été remarqué par
Charles Blondel (1934) qui se rappelait avoir composé au concours général
un lundi, Sadi Carnot ayant été assassiné un dimanche.
Les souvenir-flashs sont donc le souvenir des circonstances qui coïncident
avec la nouvelle d’un événement public important. Ainsi dans l’enquête de
Brown et Kulik, 39 Blancs (sur 40) et 40 Noirs (sur 40) ont un souvenir-flash
pour l’assassinat de John Kennedy. Mais on voit l’importance politique de
l’événement selon le groupe social dans le fait que les Noirs ont plus souvent
un souvenir-flash pour l’assassinat de Luther King ou Malcom X, leaders
noirs, et inversement pour la tentative d’assassinat de Gérald Ford (président
américain) ou la mort du général fasciste espagnol Franco (tab. 6.5).
Par ailleurs, la longueur du récit est fortement corrélée (.80 à .90) avec
l’importance qu’a eue l’événement public pour le sujet (mesurée sur une
échelle d’évaluation). Brown et Kulik déduisent de leurs résultats que l’évé-
nement public ne donne lieu à un souvenir-flash que s’il déclenche chez le
sujet un niveau émotionnel élevé.
Par la suite, les souvenirs-flashs ont fait l’objet d’un très grand nombre
d’études (Winograd et Neisser, 1992 ; Conway, 1995), et comme toujours,
dans ce cas, les auteurs ne tombent pas tous d’accord. Neisser et Harsh (cité
par Conway, 1995) ont interrogé par questionnaire des étudiants le lendemain
matin de l’explosion de la navette spatiale Challenger le 28 janvier 1986.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 229

Sujets blancs Sujets noirs


(40) (40)

John Kennedy
Blanc 39 40
assassinat

Martin Luther King


Noir 13 30
assassinat

Malcom X
Noir 1 14
assassinat

Gerald Ford
Blanc 23 16
tentative d’assassinat

Général Franco
Blanc 17 13
mort naturelle

Tableau 6.5
Nombre de souvenirs-flashs en fonction de l’événement
et de la classe sociale (Noirs ou Blancs américains)
(simplifié d’après Brown et Kulik, 1977)

Puis, dans le cadre d’une étude longitudinale, ils ont reposé les mêmes ques-
tions trois ans plus tard aux mêmes sujets. Il apparaît que 40 % des sujets ont
des souvenirs inconsistants avec leurs souvenirs antérieurs, ce qui souligne
que le souvenir-flash n’est pas aussi précis et durable. Mais une étude de
Conway et de ses collaborateurs (Conway, 1995) confirment la justesse du
souvenir-flash en interrogeant les souvenir-flashs liés au départ de Margaret
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Thatcher, soit dans les quinze jours suivants, soit onze mois plus tard, et il
apparaît cette fois que le souvenir reste précis et cohérent. Une étude corré-
lationnelle indique que la précision du souvenir-flash n’intervient qu’en
fonction d’un facteur parmi deux, soit l’importance de l’événement, soit
l’intensité de l’émotion suscitée.
Comme tout souvenir, les souvenirs-flashs peuvent inclure des éléments
erronés (Loftus et Kaufman, cité par Winograd et Neisser, 1992) comme des
erreurs de datation (cf. § 2.3.4), mais ce qui est remarquable, c’est le fait que
le souvenir se détache particulièrement dans la mémoire du sujet, montrant
ainsi l’importance des repères sociaux et de l’émotion dans les souvenirs.
230 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

2.5 Contexte épisodique et connaissance sémantique


Les souvenirs contiennent non seulement des éléments sociaux et affectifs
(cf. § 2.2), mais ils sont également complexes du point de vue de la mémoire
au sens strict. Steen Larsen, un chercheur danois, a proposé un classement en
s’inspirant de la distinction entre la mémoire épisodique et la mémoire
sémantique (1992). En combinant l’élément central (tab. 6.6) et le contexte
de cet événement, selon qu’il est personnel ou non, Larsen aboutit à quatre
types d’évocations :
– lorsque l’élément central de l’événement et son contexte sont personnali-
sés, c’est la mémoire autobiographique ; c’est ce que j’ai décrit comme
souvenir d’événement privé (« je suis allé la pour la première fois à
l’Opéra, j’ai déménagé en telle année… ») ;
– lorsque l’élément central n’est pas personnel comme dans le rappel d’une
liste de mots, la mémoire est narrative ;
– complémentairement, lorsque l’événement est décontextualisé, c’est le fait
autobiographique (comme dans un CV), si l’événement est personnel ;
– et c’est la connaissance générale, s’il s’agit d’un fait non personnel,
comme pour : Neil Armstong est le premier homme à mettre le pied sur la
Lune (souvenirs publics ou mémoire collective).

Élément central de l’événement


Contexte
personnel non personnel

personnel Mémoire Mémoire


mémoire épisodique autobiographique narrative

décontextualisé Fait Connaissance


mémoire sémantique autobiographique générale

Tableau 6.6
Classement d’événements en mémoire
(d’après Larsen, 1992)

Larsen applique cette dissociation afin de mesurer le déclin au cours du


temps de différentes facettes des souvenirs (1992). Dans ce but, il note lui-
même l’actualité marquante du jour avec son contexte autobiographique, en
séparant différents éléments informatifs (d’après une méthode inaugurée par
Waagenar, 1986), comme dans l’exemple de la catastrophe nucléaire de
Tchernobyl :
Quand ? 28 avril 1986.
Quoi ? Accident nucléaire majeur avec un nuage extrêmement radioactif.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 231

Qui ? Centrale soviétique d’électricité.


Où ? Près de Kiev.
Détail (question) : Où le nuage fut-il enregistré la première fois ?
Détail (réponse) : En Suède, à 100 km de Stockholm.
Source : Actualités à la radio, actualités télévisées.
Contexte (question) : Où et quand ai-je appris la nouvelle
Contexte (réponse) : Chez Pia, juste après le travail ; elle était à la maison,
malade…

De même, il note ainsi, un événement autobiographique par jour, soit un


total de 320 événements sur lesquels il s’interroge 5 semaines plus tard et
enfin 4 mois après, soit (avec le décalage des événements) sur une durée
totale de 11 mois. Pour le rappel de l’événement, il prend trois éléments (ex.
quand, qui et où) pour rappeler le quatrième, et se pose les questions de détail
et de contexte…

4 Autobiographique
Événement
Contexte
3
Rappel

0
2 4 6 8 10
Délai de rappel (en mois)
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Figure 6.4
Comparaison entre le rappel d’événements de l’actualité,
de leur contexte et de souvenirs autobiographiques
(d’après Larsen, 1992)

Au fil des mois, le rappel baisse selon une classique courbe d’oubli, mais
de façon pratiquement égale pour les événements publics ou autobiographi-
ques. À l’inverse, le contexte des événements publics (autrement dit les sou-
venirs-flashs) n’est jamais bien rappelé, même dans des délais courts. Larsen
en déduit que le souvenir-flash n’est pas un phénomène général.
232 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Dans cette perspective de dissociation de facettes, Isabelle Piolino, Béa-


trice Desgranges et Francis Eustache de l’université de Caen ont étudié le
retentissement de l’âge sur les composantes sémantiques et épisodiques des
souvenirs autobiographiques. Un souvenir est général (sémantique person-
nelle générale) s’il est décontextualisé (ex. j’ai eu mon brevet, j’ai déjà pris
l’avion…), et il est épisodique s’il est accompagné d’éléments de contexte
(ex. j’ai eu une angine la veille de mon brevet et j’étais chez un copain). Cinq
à neuf périodes de vie ont été explorées par période de dix ans de 1920 à
1999, et des sujets en bonne santé de 40 à 80 ans ont collaboré à cette étude.

14 Sémantique
Épisodique
12

10
Nombre de souvenirs

0
2000 1980 1960 1940 1920
Période de vie

Figure 6.5
Dissociation des souvenirs « sémantiques » et « épisodiques »
chez des personnes âgées de 70 à 79 ans
(simplifié d’après Piolino, Desgranges et Eustache, 2000)
Remarque : les années sont les débuts d’une décennie (ex. 1920 = 1920-1929),
sauf 2000 qui concerne l’année en cours.

Les résultats sont les mêmes, quelles que soient les tranches d’âge (la
figure 6.5 ne présente que la courbe des personnes les plus âgées), et indi-
quent une stabilité étonnante des souvenirs personnels généraux, ce qui peut
s’expliquer par la richesse des liens associatifs de la mémoire sémantique (cf.
la mémoire des visages, chap. 4, § 4.3) ou le mécanisme de catégorisation de
la mémoire (cf. la meilleure rétention des titres, chap. 4, § 6.3). À l’inverse,
les détails de contexte, qui caractérisent les souvenirs épisodiques, sont plus
fragiles ou subissent de nombreuses interférences du fait de la ressemblance
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 233

de leurs contextes (ex. la ressemblance des journées de travail ou des fêtes de


famille).
C’est sans doute pourquoi les souvenirs-flashs, ou beaucoup de souvenirs
spontanément évoqués, sont associés à de fortes émotions.

3 ÉMOTION ET MÉMOIRE

3.1 La mémoire affective


Sous le terme générique de « mémoire affective », les philosophes et pre-
miers psychologues se sont passionnés pour cette question qu’exprime
clairement le philosophe Foulquié : « La mémoire conserve-t-elle des senti-
ments, ou ne conserve-t-elle que les représentations qui provoquent ces
sentiments dès qu’elles reparaissent ? » (1914, p. 348). La plupart des philo-
sophes ou psychologues ne croient pas à une mémoire des émotions, et beau-
coup remarquent qu’il est difficile de se représenter une émotion comme du
passé : « Pour moi, il y a impossibilité de ressentir une émotion comme pas-
sée. État affectif et projection dans le passé sont deux faits incompatibles »
(Claparède, cité par Foulquié, 1914). De même, Herbert Spencer (1899, cité
par Robinson, 1976) pense qu’il est impossible de se représenter directement
la colère ou la joie, mais qu’il faut imaginer des circonstances susceptibles de
produire ces émotions.
Dans le camp adverse, l’écrivain Proust et le pionnier de la psychologie
expérimentale en France, Théodule Ribot, croyaient à une mémoire affective,
c’est-à-dire à l’enregistrement d’émotions : « Parfois, en passant dans tel
endroit, devant telle maison, ou en suivant telle rue, il m’arrive de ressentir
brusquement une impression […] qui réveille le souvenir affectif d’une
période ou d’un épisode de ma vie[…] Le passé affectif a ressuscité et a été
reconnu avant le passé objectif qui en est une addition » (Ribot, « Problèmes
de psychologie affective », cité par Foulquié, 1914).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Cependant, les résultats quantitatifs ne semblent pas confirmer la thèse de


notre grand pionnier Ribot. Ainsi dans l’expérience des mots évocateurs
de Robinson (cf. § 2.1.1), celui-ci faisait évoquer des souvenirs en fonction de
mots associants dont certains dénotaient des affects. L’analyse des temps
de réaction révèle que les réponses en fonction des mots affectifs sont plus
lentes que pour les autres mots. Ces résultats montrent que les émotions sont
plutôt dérivées (temps plus long). L’analyse du contenu des souvenirs est
également indépendante du type de mot évocateur : par exemple, les récits
d’accidents sont aussi bien évoqués à partir de mots d’objets ; de même,
41 % des épisodes romantiques sont évoqués par des mots d’objet ou d’acti-
vité. Robinson interprète donc l’allongement des temps de réaction pour les
234 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

mots affectifs par l’hypothèse que ces mots n’évoquent qu’indirectement les
souvenirs, par des mots d’objet ou d’activité.
D’ailleurs, dès le IVe siècle, saint Augustin observait une certaine indépen-
dance entre ce que nous appelons maintenant cognition et émotion, quand il
remarquait qu’on peut rire d’un événement triste ou, à l’inverse, être triste en
pensant aux épisodes heureux. Stephane Laurens, psychologue social de
l’université de Rennes 2, fait remarquer que le regain d’intérêt pour le domaine
de la mémoire collective pourrait être lié à une nostalgie du passé. Par ce
sentiment fort, « l’individu ou la société se trouvent attachés à leur passé ou
plutôt à une représentation de leur passé. Or cette représentation orientera la
définition, c’est-à-dire l’identité de l’individu ou de la société » (Laurens,
2002). Or comme le notait déjà Halbwachs, le passé est embelli, « les traits
déplaisants sont effacés ou atténués… [l’homme] adopte instinctivement,
vis-à-vis du temps écoulé, l’attitude des grands philosophes grecs qui met-
taient l’âge d’or non à la fin du monde mais au commencement […] un grand
nombre d’entre nous se persuadent que le monde, aujourd’hui, est plus inco-
lore, moins intéressant qu’autrefois, en particulier qu’aux jours de notre
enfance et de notre jeunesse » (Halbwachs, 1925, cité par Laurens, 2002).
Une expérience de Laurens montre de façon frappante ce mécanisme
d’embellissement du passé. Dans un questionnaire, des étudiants doivent
évoquer des événements passés, présents ou même à venir, puis donner un
titre, une date approximative. Enfin, l’auteur mesure, grâce à une échelle en
5 points, les sentiments associés, joie, bonheur, tristesse, peur, regrets, mais
dont il dérive une connotation affective globale (en soustrayant la note des
sentiments négatifs à celle des sentiments positifs). Les événements du passé
très lointain et lointain sont connotés positivement de façon plus forte par
rapport à ceux du passé proche ou du présent.
Mais à quoi est dû cet embellissement du passé ? À une sélection différen-
ciée des événements agréables ou, à l’inverse, à un blocage des souvenirs
désagréables ?

3.2 Les causes affectives de l’oubli


Dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud montre, grâce à une ana-
lyse poussée, que certains comportements erronés : lapsus (mot pour un autre),
mot sur le bout de la langue…, ne sont pas fortuits, mais sont la conséquence
de mécanismes défensifs qui empêchent l’arrivée à la conscience de souve-
nirs désagréables ou de mots évoquant ceux-ci. Dans certaines situations,
Freud est parvenu à l’issue d’une enquête, par le moyen de l’association
libre, à remonter au souvenir primitivement refoulé. Citons deux cas parti-
culièrement riches, le cas « Signorelli » et le cas « aliquis ».
Au cours d’une conversation avec un compagnon de voyage, Freud ne
parvient pas à se souvenir du nom du peintre des fresques de la cathédrale
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 235

d’Orvieto (Signorelli). Les noms « Botticelli », « Boltrafio » lui viennent à


l’esprit. Plus tard, Freud, cherchant les causes de cet oubli, se souvient que la
discussion avait primitivement porté sur les mœurs des Turcs de Bosnie-
Herzégovine, et qu’il s’apprêtait à raconter quelques anecdotes où des propos
contenaient souvent l’invocation Herr (Seigneur). Par association d’idées, les
anecdotes touchant aux mœurs sexuelles lui rappellent un événement désa-
gréable, le suicide d’un de ses malades, résidant dans la ville de Trafoi, qui
souffrait d’un trouble sexuel incurable. Ainsi c’est le refoulement de ce sou-
venir qui a provoqué par déplacement la substitution de Botticelli et Boltrafio
à Signorelli. Ce déplacement est opéré de proche en proche par l’inter-
médiaire de similitudes sémantiques, « Herr-Seigneur, Turcs-sexualité-Trafoi-
suicide, Turcs-Bosnie » et phonétiques « Seigneur-Signorelli, Signorelli-
Botticelli, Bosnie-Botticelli-Boltrafio, Boltrafio-Trafoi ». Nous retrouvons
donc ici les propriétés d’association et d’inhibition de la mémoire lexicale et
sémantique (chap. 4).
Le cas « aliquis » présente les mêmes caractéristiques à ceci près qu’il y a
ici omission du mot à tonalité affective désagréable. Lors d’une discussion
avec Freud sur la postérité dans un contexte d’ambition sociale, un jeune
homme cite un vers latin dans lequel il oublie le mot aliquis. L’association
libre le conduit aux idées et mots suivants : « aliquis-séparation : a/liquis-
reliques-liquidation-liquide-fluide-Simon de Trente dont il a vu les reliques-
article sur saint Augustin-vieillard s’appelant Benoît-saint Benoît-saint
Janvier et le miracle du sang ». Ici Freud lui demande d’expliquer en quoi
consiste ce miracle. Le jeune homme lui explique qu’il s’agit de la liquéfac-
tion du sang à une date déterminée de la relique d’une certaine église ; le
miracle ne se produisant pas devant ses soldats, Garibaldi menaça le curé,
gardien de la relique, et le miracle s’accomplit. Puis le jeune homme déclare
penser à un événement « intime » aussi désagréable pour une dame que pour
lui. Freud devine alors à raison que cette dame a un retard de règles. L’oubli
de « aliquis » est dû ici à la répression des mots récupérés en chaîne à
l’aide de l’indice « postérité » dans ses deux contextes sémantiques, postérité
sociale et biologique (paternité).
La vie courante nous montre le même genre de lapsus, mais il faut être
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

sensibilisé au phénomène pour en rechercher les causes (Van Rillaer, 2003).


Une anecdote personnelle met en évidence un mécanisme analogue à celui
analysé par Freud. Une parente, étudiante, me racontait qu’elle avait été
ennuyée de ne pas pouvoir « blocage du mot » à son professeur absent. En
appliquant, la méthode des associations, elle m’énonça une suite de mots,
que je classe après coup, phonétiquement « sable, sabine (sa nièce)… » et
sémantiquement « donner-remettre… », et puis soudain le mot est venu
« soumettre ». Lorsque, suivant l’exemple de Freud, j’ai approfondi la dis-
cussion, celle-ci m’a raconté qu’elle s’était disputée avec son copain trop
autoritaire et qu’elle ne voulait pas se « soumettre »…
236 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

La communauté entre les caractéristiques de ces cas et les propriétés de


l’organisation sémantique, phonétique de la mémoire, révèle que les mots à
tonalité affective ne font pas partie d’une mémoire différente, mais servent
d’indices de récupération dans le réseau associatif des mémoires lexicale et
sémantique, et ce n’est qu’indirectement que certains mots sont associés aux
émotions. L’inconscient « verbalisable » de Freud n’est autre que la mémoire
lexicale et la mémoire sémantique !

3.3 Les émotions dans les souvenirs


Comme les Henri l’avaient noté dans la première étude sur les souvenirs
d’enfance en 1896, les souvenirs rappelés librement sont fréquemment asso-
ciés à de fortes émotions (cf. supra § 1.2), ce que retrouve Waldfogel avec
l’ordre suivant dans la fréquence des émotions associées aux souvenirs
d’enfance : la joie (30 %), la peur (15 %), le plaisir (7 %) et la colère (7 %).
D’une manière générale, on retrouve le phénomène d’embellissement du
passé, et les souvenirs agréables dominent, comme l’avaient bien observé
Freud et Halbwachs. Waldfogel trouve 46 % de souvenirs plaisants contre
28 % de souvenirs déplaisants ; Henderson (1911, cité par Dudycha et Dudy-
cha, 1941) trouve que sur 1 000 souvenirs, 55 % sont agréables contre 35 %
qui sont désagréables. Comme on peut objecter que la proportion d’événe-
ments agréables est peut-être plus importante dans la réalité, Jersild (1931)
a étudié l’évolution du rappel de ces deux types de souvenirs. Dans une
première étape, il demande un rappel de souvenirs à ses sujets et trouve 16,35
souvenirs agréables contre 13,70 désagréables ; puis trois semaines plus tard,
il demande d’évoquer ces mêmes souvenirs et s’aperçoit que 43 % des sou-
venirs agréables sont à nouveau évoqués, mais que 28 % seulement des sou-
venirs désagréables sont rappelés : il y a bien un oubli différentiellement plus
important pour les événements désagréables.
Afin d’expliquer l’oubli différentiel, plus grand pour les souvenirs désa-
gréables, Freud avait invoqué un mécanisme de répression (ou censure) qui
a entraîné un nombre considérable de recherches expérimentales (très
méconnues dans ce domaine où beaucoup pensent que la psychanalyse n’est
pas testable). Les techniques sont très nombreuses : mots ou items associés à
des événements désagréables (y compris choc électrique), rappel de sou-
venirs, tâches interrompues, etc. Les résultats sont très variables, ce qui a
conduit les auteurs ayant fait des synthèses comme Zeller (1950) ou Holmes
(1974) à supposer l’existence de multiples mécanismes, le concept lui-même
de répression étant à rejeter comme trop imprécis. L’oubli des événements
désagréables, lorsqu’il se produit, ce qui n’est pas général, peut être provo-
qué par différents mécanismes, par exemple, de conditionnement négatif,
d’oubli différentiel d’événements que l’on autorépète moins, d’attention
différentielle, etc.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 237

À cet égard, il faut distinguer, comme nous l’avons vu, les souvenirs
d’événements privés (ou autobiographiques) qui sont en général agréables
(tab. 6.2), et ceux d’événements publics (mémoire collective) qui sont essen-
tiellement constitués de morts et de guerres (tab. 6.3). Il est probable que les
événements autobiographiques désagréables sont moins répétés (provoquant
un oubli différentiel). Mais ce n’est pas le cas des événements publics désa-
gréables qui, au contraire, sont enregistrés comme importants sur le plan
politique (ex. changement de gouvernement) mais avec une intensité émo-
tionnelle moindre, comme la mort d’un homme d’État par rapport à la mort
d’un proche…

3.4 Les mécanismes émotionnels dans la mémoire

L’émotion pourrait donc agir par un degré d’activité neurobiologique. Par


exemple, dans une expérience de notre laboratoire, nous avons présenté des
photos banales (journalistiques) mélangées à des photos de nus et des photos
« chocs » (de guerre ou bizarres).

Photos de nus Photos chocs Photos banales

Pourcentage de
84 81 69
reconnaissance

Tableau 6.7
Effet de l’émotion sur la reconnaissance de photos
(Lieury et coll., cités par Lieury, 1992)

Il y a effectivement (tab. 6.7) une meilleure reconnaissance des photos


à caractère émotif, mais la différence est faible, seulement 10 à 15 %. En
revanche, on note qu’il n’y a pas de censure pour les photos de nus contraire-
ment aux hypothèses de Freud sur une éventuelle censure de la sexualité. De
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

même, une autre étude a montré que les mots grossiers et sexuels comme
« trou du cul, gouine » étaient mieux rappelés que des mots communs
(Lieury et coll., 1997), ce qui ne traduit pas de « censure » spéciale, du moins
chez les étudiants de psychologie du XXe siècle !
Mais comme le suggère Christianson, un chercheur suédois qui s’est spé-
cialisé dans le rôle des émotions dans la mémoire (Chritianson, 1992), les
mémoires émotionnelles ne sont peut-être pas de même nature ou de même
intensité en laboratoire et dans la vie réelle (Christianson, cité par Conway et
coll., 1992) : apprendre des mots grossiers n’est pas la même chose que de se
faire attaquer par des agresseurs armés.
238 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

3.4.1 La loi de Yerkes et Dodson


Les travaux anciens mais toujours actuels de Robert Yerkes et John Dodson
(1908 ; Fraisse, 1968) montraient déjà un effet paradoxal de l’intensité de la
punition (choc électrique) dans l’apprentissage discriminatif. Des souris doi-
vent apprendre, dans un box de 1 m sur 30 cm, à choisir le couloir marqué
par un carton blanc plutôt que par un carton noir. Chaque fois que la souris
s’engage dans le couloir « noir », elle reçoit un choc électrique. Dans une
tâche standard, la luminosité est habituelle, ce qui constitue une difficulté
moyenne, tandis que, dans une autre tâche « facile », l’éclairage est plus
intense, facilitant la discrimination (blanc/noir) ; enfin dans une tâche « diffi-
cile », le dispositif est sombre, ce qui rend la discrimination moins aisée. À
raison d’une série de dix essais par jour, il faut de 50 à 260 essais pour
apprendre parfaitement la discrimination (3 séries de 10 sans erreurs).

300 Difficile
Nombre d’essais nécessaires à l’apprentissage

Moyenne
250 Facile

200

150

100

50

0
0 100 200 300 400 500

Intensité du choc électrique

Figure 6.6
Loi de Yerkes et Dodson (1908)

Les résultats (fig. 6.6) soulignent deux effets remarquables :


– la performance est une courbe en U (parabole) ou courbe à optimum ;
l’apprentissage le plus rapide est atteint pour un choc d’intensité moyenne
(300) pour la discrimination moyenne ;
– quand la tâche devient difficile, l’optimum est atteint pour un choc d’inten-
sité moins élevée. Quand la tâche est facile, il faudrait un choc élevé (ce
que ne font pas les auteurs) pour créer une situation stressante.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 239

En termes généraux, cette loi s’interprète en supposant que la performance


est médiocre quand la motivation est faible (choc faible) ; au contraire, un
choc d’intensité élevée déclenche des réactions émotionnelles qui perturbent
la performance. De plus, la difficulté de la tâche augmente le niveau émotion-
nel, si bien que l’optimum est atteint pour un choc moins intense. Cette loi de
Yerkes et Dodson a été retrouvée chez différents animaux, ainsi que chez
l’homme dans des tâches stressantes où le sujet doit ouvrir le plus rapidement
possible une parmi quatre portes, avec changement au hasard.
Voici d’ailleurs pourquoi, il n’est pas bon de prendre d’excitant (café) pour
un examen qui est déjà en lui-même une situation stressante.

Optimum
Efficience
de la
mémorisation Augmentation
du niveau émotionnel
Augmentation
de la motivation

Faible Elevée

Intensité de la motivation ou de l’émotion )

Figure 6.7
Loi de Yerkes et Dodson (1908) et interactions entre émotion et mémoire.
(adapté d’après Christianson, 1992b)

Ainsi, la loi de Yerkes et Dodson permettrait de rendre compte de l’effet


paradoxal des souvenirs en fonction de l’émotion : bon enregistrement ou, au
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

contraire, mauvais encodage du fait du stress (Christianson, 1992b). Simplifiée


(sans la difficulté de la tâche), la loi s’exprime plus facilement comme une
courbe à optimum (parabole) selon laquelle la mémorisation est meilleure
pour une motivation/émotion modérée (fig. 6.7). La mémorisation est faible
soit par manque de motivation, soit à cause d’une trop forte émotion.

3.4.2 L’amygdale, « cerveau » émotif


La loi de Yerkes et Dodson trouve son explication dans les mécanismes bio-
logiques des émotions. L’émotion est déclenchée dans le cerveau par une
240 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

structure centrale qui est le démarreur des émotions de base (négative ou


positive) : l’amygdale. Le neurobiologiste américain Ledoux (1994) a beau-
coup travaillé sur cette question avec des souris placées dans une situation de
conditionnement à la peur avec un son. Il montre à travers plusieurs recherches
une interaction entre différentes structures du cerveau : le thalamus (pour le
son), l’hypothalamus (déclenchement des réactions de peur), mais aussi
l’hippocampe (enregistrement épisodique) et une structure qui lui est étroi-
tement associée, l’amygdale. Ainsi après conditionnement, une opération
détruisant l’hippocampe dénote que le son produit la peur mais dans
n’importe quel contexte, et pas forcément dans le box où a été appris le
conditionnement. En revanche, s’il y a destruction de l’amygdale, il y a oubli
que le son et la pièce sont associés au choc électrique.
L’amygdale serait donc responsable de la signification émotionnelle de la
situation, ce qui expliquerait que l’on trouve sur le plan psychologique un
axe puissant opposant les émotions positives (agréables) aux négatives (désa-
gréables ou traumatisantes). Le neurologue Damasio (1995) cite le cas d’une
femme, S.M., qui, ayant une lésion de l’amygdale, est incapable de lire la
peur sur un visage.
D’autres recherches sur la chimie des émotions expliquent pourquoi cer-
tains événements émouvants sont mémorisés plus rapidement et durable-
ment. Le neurobiologiste américain James McGaugh (1992), qui a consacré
sa carrière à la biologie de la mémoire, a montré chez l’animal que l’excita-
tion émotionnelle débuterait par le déclenchement de noradrénaline (neuro-
transmetteur activateur), ainsi que des hormones liées au stress, qui activeraient
certains sites de l’amygdale ; ceux-ci interviendraient en retour sur les méca-
nismes neurochimiques qui augmentent la durabilité de la mémoire au niveau
synaptique, la potentiation à long terme. La potentiation à long terme ou LTP
(long term potentiation) est une prolongation de la sensibilité synaptique aux
neurotransmetteurs (ex. noradrénaline, dopamine). La LTP est déclenchée
par un autre neurotransmetteur, le glutamate, sur les récepteurs NMDA du
neurone récepteur. Ainsi le blocage (chimique) des récepteurs NMDA bloque-
t-il également le conditionnement à la peur.
Mais ces mécanismes biochimiques fonctionnent selon une loi à optimum.
Ainsi, une injection de noradrénaline avant l’apprentissage améliore la
performance du rat si la dose est faible, mais perturbe au contraire l’appren-
tissage à forte dose, l’effet ne se produisant plus chez les animaux privés
d’amygdale. Ces mécanismes expliquent ainsi le paradoxe des émotions,
augmentant parfois la force du souvenir ou à l’inverse perturbant la perfor-
mance, comme Yerkes et Dodson l’avait découvert.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 241

3.4.3 Les mécanismes cognitifs des souvenirs traumatisants

Des mécanismes cognitifs interviennent aussi pour produire les effets des
souvenirs fortement émouvants ou traumatisants, comme l’ont mis en évidence
différents chercheurs spécialistes des victimes d’agression (Christianson,
1992b). Un phénomène remarqué par beaucoup de chercheurs est la sélection
par les victimes (contrairement aux témoins non victimes) du caractère central
de l’événement plutôt que des détails de la situation. L’attention est évidemment
l’un des mécanismes explicatifs de ce résultat. Si vous êtes attaqué par un
individu armé d’un revolver ou d’un couteau, votre attention va être focalisée
sur l’arme plutôt que sur les habits de l’agresseur.
Cependant, les facteurs perceptifs sont peut-être déterminants, car la
vision n’a une grande acuité que dans un angle de 2 à 4 degrés, et une percep-
tion détaillée n’est possible que par de nombreuses saccades oculaires (cf.
Lieury, 2004). Or de nombreuses recherches sur le phénomène appelé « foca-
lisation sur l’arme » ont montré que les mouvements oculaires, enregistrés
lors de présentation de diapositives d’agression, sont plus nombreux et plus
longs sur certains objets comme les armes. Par conséquent, si le regard est
centré sur l’arme, les informations périphériques restent floues ou invisibles,
d’autant que les agressions sont généralement rapides.

3.4.4 La « mémoire affective » 2 : le retour

Étant donné la puissance émotionnelle générée par les souvenirs traumati-


ques ou fortement émouvants, je penserais plutôt que ce sont les mécanismes
neurobiologiques de l’émotion qui font la spécificité de ce type de souvenir.
Ainsi, la dissociation entre la mémorisation quasiment inoubliable de la
situation, par exemple de l’agression, et l’oubli des détails au fur et à mesure du
temps, suggère, comme l’a bien vu Ledoux, que le même événement trauma-
tisant a pu être enregistré dans deux « mémoires différentes » : la mémoire
déclarative pour les détails, où l’oubli normal intervient, fait intervenir l’hippo-
campe, alors que la puissante réaction émotive correspond au conditionne-
ment à la peur (cf. mémoire procédurale, § 3.3.4), mobilisant l’amygdale.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Une chercheuse du laboratoire de Ledoux a montré, en outre, que des lésions


du cortex préfrontal rendent inoubliable (extinction impossible, en terme de
conditionnement) la mémoire émotive.
Ces distinctions rappellent les intuitions de Freud avec des émotions
inconscientes (difficiles ou impossibles à formuler) qui sont du domaine du
conditionnement (amygdale) et un surmoi qui essaie de contrôler ces émo-
tions (cortex préfrontal). De même, l’inadéquation entre un récit verbal
contrôlant (j’ai contrôlé ma peur, je vis avec ma peur, etc.) et des émotions
irrépressibles suggère bien la présence de deux mémoires distinctes. Peut-
être faudrait-il réhabiliter le concept de « mémoire affective » de Ribot ?
242 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

4 TEMPS ET MÉMOIRE

4.1 L’évolution des souvenirs en fonction


de l’ancienneté
L’oubli des souvenirs des événements réels est de même nature que l’oubli de
listes de mots apprises dans des conditions de laboratoire, mais il y a une plus
grande variabilité, car les événements n’ont pas la même importance. On
retrouve dans les expériences sur les souvenirs d’événements réels, les
mêmes effets généraux, en particulier la différence entre rappel et reconnais-
sance, et l’oubli en fonction du délai. Dans ce type d’expérience, le rappel est
souvent un rappel indicé, puisqu’on pose des questions sur des événements
relatifs à des périodes chronologiques : « Qui était le Premier ministre en
1966 ? », « Quel est le nom de l’astronaute qui a le premier mis le pied sur
la Lune ? » ; pour la reconnaissance, on donne un choix parmi plusieurs
réponses ; il faut, bien entendu, prendre la précaution de choisir des sujets
ayant un âge suffisant pour avoir connu l’événement au moment où il s’est
déroulé, faute de quoi ce serait une épreuve de connaissance générale et non
une épreuve de mémoire (Warrington et Silberstein, 1970 ; Botwinick et
Storandt, 1974).

100
Reco 50
Reco 70
Rappel 50
Pourcentage de bonnes réponses

80 Rappel 70

60
Reconnaissance

40

20
Rappel

0
1965 1960 1955 1950 1945

Année de célébrité du visage

Figure 6.8
Le souvenir des visages de personnalité
(adapté d’après Warrington et Sanders, 1971)
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 243

Elizabeth Warrington de l’hôpital de Londres a été la première à réaliser ce


type d’expériences. Dans l’une d’entre elles, en collaboration avec Hélène
Sanders (1971), le rappel et la reconnaissance portent sur les noms de photo-
graphies de personnes publiques ; en outre, plusieurs groupes d’âge sont tes-
tés. La reconnaissance est nettement supérieure au rappel (fig. 6.8), et, d’une
façon générale, l’oubli est plus important en fonction de l’intervalle de temps
entre l’événement et la date du rappel ; enfin, l’oubli est également plus
grand, environ 20 %, pour les sujets de 70 ans par rapport aux sujets de
50 ans. Sur le plan méthodologique, ces expériences « écologiques » ont le
mérite de confirmer que la mémoire testée en laboratoire est la même que la
mémoire de la vie de tous les jours.
Harry Bahrick avec Phyllis Bahrick et Wittlinger (1975) a eu l’idée très
originale d’utiliser les archives d’un collège et de retrouver des étudiants de
ce collège, jusqu’à 48 ans plus tard, afin de sonder leur mémoire sur les
noms et les photos de leurs camarades de promotion. Alors que le rappel
des noms est faible (tab. 6.8), les photographies sont des indices de récupéra-
tion très puissants sauf au bout de très nombreuses années : la reconnaissance
est très forte, la reconnaissance des photographies (parmi des photos pièges)
restant étonnamment stable, même après 35 ans. La reconnaissance quasi-
ment équivalente des noms et des photographies s’expliquent bien par la
théorie du « nœud d’identité personnelle », selon laquelle nom et visage sont
stockés ensemble en mémoire (cf. chap. 4, § 4.3). Une légère baisse de la
reconnaissance (10 % à 20 %) intervient cependant au bout de 50 ans, mais il
faut se rappeler que les personnes vieillissent d’autant et ont alors environ
70 ans !

3 mois 7 ans 15 ans 35 ans 48 ans

Rappel libre des noms 15 13 13 12 7

Rappel indicé avec photos 67 51 37 33 18

Reconnaissance des noms 91 85 87 82 69

Reconnaissance des photos 90 92 91 90 71


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Tableau 6.8
Pourcentages de rappel et reconnaissance de noms et de photos
de camarades de collège après des délais de 3 mois à 48 ans
(simplifié d’après Bahrick, Bahrick et Wittlinger, 1975)

Le rôle des émotions et des sentiments s’observe à nouveau très nettement


dans l’analyse du rappel en fonction du type de relation. Le rappel libre est
faible, y compris après seulement 3 mois du départ du collège, pour les
simples camarades ou connaissances (15 %) jusqu’à 10 % de rappel après
244 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

48 ans. Par contraste (fig. 6.9), les souvenirs des relations amoureuses sont
très présents en mémoire, mais seulement après 3 mois (60 %), l’oubli est
ensuite très rapide pour rejoindre le souvenir des simples camarades, alors
que le souvenir des bons copains demeure très vivace (de 40 % à 50 % de
rappel), même 50 ans plus tard.

100 Camarades
Copains proches
Pourcentage de rappel libre

80 Relations amoureuses

60

40

20

0
3 mois 25 ans 48 ans

Figure 6.9
Pourcentages de rappel en fonction de la relation après des délais
de 3 mois à 48 ans (d’après Bahrick, Bahrick et Wittlinger, 1975)

Contrairement à l’image romantique des amours de jeunesse, les relations


amoureuses s’usent plus vite que les relations entre copains. Brassens l’avait
bien dit : « les copains d’abord » !

4.2 Les séries temporelles et la légende de la régression


« Ah, ma grand-mère radote, elle raconte tout le temps ses souvenirs
d’enfance mais ne se rappelle pas du film qu’elle a vu la veille… » Voilà le
genre de récit que l’on entend couramment et qui reproduit de façon stéréo-
typée la loi de régression des souvenirs de Ribot. Dans son ouvrage Les
Maladies de la mémoire, Théodule Ribot (1881) développe une théorie du
vieillissement symétrique à la théorie de l’évolution de Darwin. Selon Ribot,
la mémoire suit, avec le vieillissement du cerveau, un chemin inverse de
l’évolution : c’est l’involution ou la régression. Cette loi de la régression des
souvenirs, devenue populaire (notamment dans le milieu médical où on
l’appelle « loi de Ribot »), explique que la mémoire vieillissante se dégrade à
partir des souvenirs récents pour ne préserver que les souvenirs d’enfance.
À la même époque, Galton (1879, cité par Crovitz et Schiffman, 1974)
avait imaginé, nous l’avons vu, une variante de la technique d’associations
consistant à associer des souvenirs à des mots évocateurs. Galton avait
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 245

trouvé, étant âgé alors de près de 60 ans, que 39 % des souvenirs évoqués
étaient antérieurs à l’âge de 22 ans, que 46 % concernaient la vie adulte et
que 15 % seulement étaient des souvenirs d’événements plutôt récents. Mary
Calkins (1898, l’inventeur de la technique des couples) cite les extrêmes de
ces résultats (omettant les 46 % de la vie adulte) et conclut qu’« une large
proportion d’associations de l’enfance (39 %) » a été trouvée contre « seule-
ment un petit nombre (15 %) d’associations avec des événements très
récents ». Pour vérifier ces résultats, elle emploie la même technique avec
des mots évocateurs, tels que « église, mère, poupée, école, tambour ». Des
étudiants (90) évoquent 14,7 % de souvenirs d’enfance et 32,7 % de souvenirs
récents, tandis que, chez des personnes âgées ou d’âge moyen (87 sujets), les
souvenirs d’enfance sont (à peine) plus nombreux avec 33,4 % contre 30,9 %
pour les récents. Ces résultats vont, en première analyse, dans le sens de la
théorie de l’involution, ou régression.
Néanmoins, si ces anciennes expériences étaient originales, elles n’étaient
pas toujours contrôlées ; Ribot cite d’ailleurs, à l’appui de sa théorie, seule-
ment deux observations qui apparaissent avec les données actuelles comme
des cas d’amnésie (notamment une amnésie rétrograde après une chute de
cheval). Plusieurs facteurs sont mal contrôlés dans les expériences sur les
mots évocateurs. La période de temps invoquée est vague, et on ne sait pas
sur combien d’années porte la période d’enfance et la période récente. Par
ailleurs, les mots évocateurs ne sont pas neutres et évoquent des souvenirs
spécifiques. Lorsqu’on contrôle ces deux facteurs, les résultats sont bien dif-
férents de la loi de régression.
La première recherche sur des âges variés est sans doute celle conduite par
Hélène Franklin et Dennis Holding (1977) de l’université de Louisville dans
le Kentucky (célèbre pour ses études sur les jumeaux, cf. Lieury, 2004), qui
utilise la technique des mots évocateurs avec des groupes d’âge, par décen-
nies, de 30 à 70 ans. Contrairement à la loi de régression, l’âge moyen
d’encodage du souvenir augmente avec l’âge (tab. 6.9). En d’autres termes, si
la moyenne des souvenirs rappelés par les « 30 ans » concerne des événe-
ments qui se sont déroulés lorsqu’ils avaient 29 ans en moyenne (= âge
d’encodage), les « 70 ans » rappellent des souvenirs d’événements encodés
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

lorsqu’ils avaient en moyenne 57 ans, ce qui n’est pas précisément une


régression, mais franchement l’inverse !

30 ans 40 ans 50 ans 60 ans 70 ans

Âge d’encodage 29 35 37 48 57

Tableau 6.9
Âge moyen d’encodage du souvenir selon l’âge actuel
(d’après Frankin et Holding, 1977)
246 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Dans l’une de nos expériences, nous avons opté pour un rappel libre afin
d’éviter le biais éventuel des mots évocateurs (Lieury, Dallet, Demesse et
Queyroux, 1978, cités par Lieury, 1980b). Le rappel des souvenirs était donc
totalement libre, nous demandions aux sujets d’évoquer « les souvenirs qui
les ont le plus marqués dans leur vie tout entière », puis d’indiquer la date ou
l’âge qu’ils avaient au moment de l’événement. Nous avons rangé les souve-
nirs par période de dix ans sauf pour la période d’enfance. En tenant compte
sur le plan pratique qu’il y a peu de souvenirs avant l’âge de 5 ans, la pre-
mière période (10 ans sur la figure) va de 0 à 15 ans ; les autres périodes
durent dix ans (ex. la période de 20 ans va de 16 à 25 ans). Enfin, pour la
dernière période qui se finit inégalement selon l’âge des sujets (ex. un sujet
de 66 ans ou un sujet de 74 ans), nous avons regroupé, pour chaque sujet, les
souvenirs des dix dernières années.

60

50 30 ans
rappelés selon les périodes
Proportion de souvenirs

40

30

20

10 70 ans

0
10 20 30 40 50 60 70

Périodes de vie (dizaines d’années)

Figure 6.10
Pourcentages de souvenirs rappelés en fonction
de la période de vie et de l’âge des sujets
(Lieury et coll., 1978, cités par Lieury, 1980b)

Dans ce cas (fig. 6.10), les résultats de la vie réelle sont différents des
résultats de laboratoire, puisque nous obtenons des effets sériels inverses
pour les jeunes (30 ans) ; j’emploierai donc le terme de « séries temporel-
les », réservant le terme d’effets sériels pour la courbe en U. Les souvenirs
des personnes âgées (70 ans) ressemblent plus aux effets sériels du labora-
toire, quoiqu’assez plats dans l’ensemble. Lorsqu’on prend la précaution
d’égaliser le nombre d’années des périodes, les premiers souvenirs (10-
15 ans) ne sont pas plus nombreux que les souvenirs des dix dernières
années, contrairement à la théorie de la régression.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 247

Pour les 30 ans, la proportion maximale de souvenirs concerne leurs


« 20 ans », ce qui correspond vraisemblablement à une période effectivement
riche en événements et en « premiers » souvenirs, profession, mariage,
enfants… Ce phénomène lié à l’âge d’encodage a été retrouvé par d’autres
auteurs, notamment l’Américain David Rubin qui, en synthétisant différentes
expériences, soulignent aussi des phénomènes de « pics » d’encodage. De
même, le pic d’encodage est retrouvé par l’équipe de neuropsychologie
de Caen pour des âges variés de souvenirs épisodiques entre 20 et 30 ans
(Piolino, Desgranges et Eustache, 2000).
La nature des souvenirs varie d’ailleurs avec l’âge. Tout d’abord, les
« 30 ans » rappellent presque deux fois plus de souvenirs (10,4 %) que
les « 70 ans » (5,9 %). Ce résultat, pour naturel qu’il soit, va évidemment
contre l’exagération populaire de la théorie de la régression selon laquelle les
personnes âgées évoqueraient plus de souvenirs de jeunesse que les jeunes
eux-mêmes ! Les personnes âgées rappellent, en revanche, plus de souvenirs
privés que publics (10 % de souvenirs publics), ce qui dénote un égocen-
trisme encore plus fort que chez les jeunes (20 %). Ce qui est le plus remar-
quable dans les souvenirs privés est la dominance (41 %) des souvenirs de la
vie familiale (naissance d’enfants ou petits-enfants, mort de parents, etc.) en
proportion ; néanmoins, en valeur absolue (tab. 6.10), les jeunes de 30 ans en
rappellent autant. Les souvenirs publics sont, comme nous l’avons déjà vu
(§ 2.1.2), majoritairement des événements politiques majeurs de leur généra-
tion. Ainsi, 81 % des souvenirs des 70 ans traitent de la guerre de 1940-45,
événements encodés lorsqu’ils avaient 30 à 40 ans (l’expérience s’est déroulée
en 1978).

Nature des souvenirs 70 ans 30 ans

Profession, études, retraite 16 13 % 31 16 %

Vie sentimentale 19 15 % 37 19 %

Voyages et vacances 16 13 % 36 18 %

Vie familiale 52 41 % 51 26 %
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Épisodes de la vie 14 11 % 22 11 %

Situation matérielle 2 2% 12 6%

Santé 7 5% 9 4%

Total des souvenirs rappelés 126 198


En gras : nombre absolu de souvenirs rappelés ; en maigre : proportion sur le total d’un âge donné.

Tableau 6.10
Nature des souvenirs en fonction de l’âge des sujets
(Lieury et coll., 1978, cités par Lieury, 1980b)
248 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Dans une autre expérience (Lieury, Aune et Ropars, 1980, cités pat Lieury,
1992), nous avons repris la technique des mots évocateurs de Galton et Calk-
ins avec l’idée que les résultats sont peut-être biaisés par le choix de mots
évocateurs très fréquents comme « église, mère, poupée, école, tambour »,
donc acquis tôt dans l’enfance et pour cette raison associés préférentiel-
lement à des souvenirs d’enfance. Nous avons donc sélectionné des mots
« anciens » de type Calkins « rue, train, orage, chaise, bébé, montagne, église,
fleur… », mais aussi des mots culturellement plus récents comme « télé-
vision, fusée, téléphone, énergie, pollution, parking… ». Nous avons repris
notre méthode de découpage par période chronologique (10 ans, sauf de 0 à
15 ans pour la période d’enfance et les dix dernières années, quel que soit
l’âge pour la période récente). Les personnes devaient situer temporellement
ces souvenirs en donnant l’âge (approximatif) qu’elles avaient au moment de
l’événement. Par exemple, une personne évoque au mot « montagne » un
séjour à la montagne lorsqu’elle avait 32 ans. On situe ce souvenir dans la
période de vie « 30 ans ». Afin d’égaliser les chances d’avoir autant de souve-
nirs dans la dernière période de vie, que les personnes aient 72 ans ou 78 ans,
on compte les souvenirs de la dernière dizaine d’années pour chacun. L’expé-
rience porte sur des sujets « adultes » de 40-50 ans, des personnes âgées de
70 ans vivant chez elles et des sujets du même âge mais vivant en institution.
Les séries temporelles des souvenirs sont très différentes, voire inverses, en
fonction des mots évocateurs. Chez les personnes de 50 ans, les mots anciens
évoquent plus de souvenirs de jeunesse, comme l’avait observé Galton. À
l’inverse, les mots associants récents évoquent de plus en plus de souvenirs
récents. La série temporelle est presque la même chez les personnes de 70 ans
bien portantes, avec une diminution des souvenirs ; les personnes de 70 ans
rappellent même des souvenirs de leurs dix dernières années avec les mots
anciens. Chez les personnes en institution, il y a une grande pauvreté de sou-
venirs, quels que soient la période et le type de mots évocateurs (fig. 6.11).
La « loi » de régression des souvenirs chez les personnes âgées est donc
fausse et dans la technique de Galton, le grand nombre de souvenirs anciens
était dû à des mots anciens, évoquant plus l’enfance que des événements
récents. Pour les personnes âgées (80 ans) et en institution (ayant donc des
pathologies diverses), le rappel des souvenirs est pauvre, quelle que soit la
période. En reprenant une technique similaire de découpage des souvenirs
par période de vie, Pascale Piolino a récemment confirmé (2003) le fait que
la loi de Ribot ne s’observe que dans les pathologiques amnésiques : il n’y a
pas de diminution des souvenirs de la dernière année chez des personnes
âgées bien portantes, alors que des malades, bien identifiés comme Alzheimer
sur le plan neurologique, évoquent environ deux fois moins de souvenirs récents
(dernière année) que de souvenirs d’enfance (0-17 ans). Ce cas, qui correspond
en apparence à la loi de la régression, est dû à une amnésie hippocampique
(cf. § 3.3.2) : l’enregistrement des événements récents ne se faisant plus, il
n’apparaît que les souvenirs enregistrés lorsque l’hippocampe était sain.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 249

Mots évocateurs anciens

Nombre moyen de souvenirs rappelés


3

50 ans
2
70 ans

en institution

0
10 20 30 40 50 60 70 80
Périodes de vie (dizaines d’années)
Nombre moyen de souvenirs rappelés

4 Mots évocateurs récents

50 ans
3
70 ans
2

1
en institution

0
10 20 30 40 50 60 70 80
Périodes de vie (dizaines d’années)

Figure 6.11
Série temporelle des souvenirs en fonction des mots évocateurs
anciens ou récents et de l’âge des personnes
(d’après Lieury, Aune et Ropartz, cités par Lieury, 1992)

4.3 La datation des souvenirs


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Selon une tradition théorique qui remonte à Aristote (384-322 av. J.-C.), la
mémoire humaine se caractérise par une référence au passé et implique la
capacité d’estimer le temps. Dans son ouvrage, le seul de l’Antiquité qui
nous soit parvenu, De la mémoire et de la réminiscence, il déclare : « C’est
du passé qu’il y a mémoire […] On doit en effet, quand on se souvient en
acte, se dire, à l’intérieur de son propre esprit, qu’on a antérieurement
entendu, ou perçu, ou conçu telle chose. […] Par conséquent, les animaux
qui ont la perception du temps sont les seuls à être doués de mémoire, et
l’organe par lequel nous percevons le temps (le cœur) est aussi celui par
lequel nous nous souvenons » (1951).
250 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

4.3.1 Taine et Ribot : le raccourcissement du temps et les repères


Il faut attendre la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire vingt-trois siècles, pour trou-
ver des hypothèses plus précises sur les relations entre le temps et le souve-
nir. L’historien français Hippolyte Taine (1914, lre éd. en 1874) remarque que
si nos souvenirs étaient parfaits, il nous faudrait le même temps pour nous
rappeler un événement que le temps objectif qui nous sépare de lui, « il nous
faudrait donc vingt-quatre heures pour nous rappeler une sensation de la
veille. À cela la nature a remédié par l’effacement que subissent les images et
par la propriété qu’ont certaines images éminentes d’être les substituts abré-
viatifs du groupe où elles sont incluses […] Plus l’événement est antérieur,
plus l’effacement des images est grand » (pp. 213-214). Néanmoins, Taine ne
déduit pas de ce mécanisme d’abréviation du souvenir qu’il conduit à une
localisation temporelle erronée de l’événement, et il souligne que nous avons
recours aux systèmes chronologiques (notamment le calendrier) pour effec-
tuer cette localisation.
Théodule Ribot (1893) reprend ces hypothèses et relie plus explicitement
l’estimation du temps à la localisation du souvenir : « Tout souvenir, si net
qu’il soit, subit un énorme raccourcissement » (p. 44). Il cite comme preuve
les travaux de Vierort sur l’estimation du temps. Dans la situation de repro-
duction des battements d’un métronome, « l’intervalle des battements imités
devenait trop long quand l’intervalle réel était court, trop court quand l’inter-
valle réel était long », et il ajoute qu’« avec la complexité des états de
conscience, l’erreur augmente encore. […] Si je me représente mes dix der-
nières années par une ligne longue d’un mètre, la dernière année s’étend
sur trois ou quatre décimètres ; la cinquième, riche en événements, s’étend sur
deux décimètres ; les huit autres se resserrent sur ce qui reste » (pp. 44-45).
Jusqu’à l’explosion des recherches sur la mémoire autobiographique dans
les années 1990, les études sont rares sur la datation des souvenirs. À l’époque
où je me suis intéressé à la question, je ne connaissais que deux publications.
Dans 1’une, Squire, Chace et Slater (1975) utilisent comme événements des
programmes télévisés (ex. Cimarron, Ma sorcière bien-aimée, etc.). Un titre
cible est présenté parmi deux titres plus anciens de 5 ans, et le sujet doit dire
quel est le plus récent. Six périodes de 2 ans sont constituées : de 1962 à
1973 (l’année de l’expérience est 1974). Les résultats indiquent que la discri-
mination temporelle est assez faible, puisque les sujets ne sont capables de
discriminer que des programmes datant de 1 à 4 ans par rapport à des pro-
grammes plus vieux de 5 ans. De plus, cette discrimination s’affaiblit nette-
ment pour les programmes vieux de 5 à 17 ans : la performance n’est plus
que de 35 à 40 %, alors que le niveau de réponse au hasard est de 33 %.
Dans une autre recherche pionnière, Marigold Linton (1975) a transcrit
elle-même (méthode utilisée plus tard par Wagenaar, 1986, et Larsen, 1992,
cf. supra) à la fin de chaque journée un événement personnel (ex. j’ai amené
la Volvo pour la révision des 50 000 km) au recto d’un carton. Au verso, elle
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 251

a marqué la date de l’événement (c’est le côté « date »), ainsi qu’une évaluation
(importance, degré d’émotion, etc.). Le rappel consiste, au début de chaque
mois, à essayer de trouver la date des événements, après avoir tenté d’ordonner
temporellement des événements pris deux à deux. Pour cela, les cartons sont
pris du côté du récit. En 20 mois, 2003 événements ont été rassemblés, puis
testés. En ce qui concerne la datation des événements, l’erreur en valeur
absolue va de 0 jour d’erreur pour un événement ancien de 2 à 8 jours, à 10 à
12 jours d’erreur pour les événements anciens de 4 mois à 1 an et demi, ce
qui ne représente que 2 à 3 % d’erreurs. C’est très peu, mais une période de
1 an et demi est finalement très courte au regard d’une vie entière.

4.3.2 Les stratégies de récupération : les repères temporels

Dans ces recherches, il n’y a pas d’objectif d’étude des mécanismes de


datation temporelle, simplement une référence à l’oubli. Or en suivant les
conceptions de Taine et de Ribot, et en s’inspirant des études sur la percep-
tion du temps (Fraisse, 1967), on peut distinguer deux grands mécanismes,
comme en géologie : la datation relative et la datation absolue. La datation
relative se ferait grâce à des repères, comme dans la conception de Ribot (et
comme en géologie grâce à des fossiles d’animaux vivant à des périodes pré-
cises), et la datation pourrait s’effectuer de manière absolue (comme en géo-
logie, par les isotopes radioactifs, ex. le carbone 14) de la même façon que
pour une estimation temporelle (Fraisse, 1967). La série d’expériences
conduites dans ce sens est attachée à une anecdote personnelle sur l’effet de
mode dans la recherche. Lorsque dans les années 1977-78, j’ai soumis mon
premier article sur la datation des souvenirs, le rédacteur en chef d’une revue
me l’avait renvoyé, en me disant que c’était intéressant mais un peu trop
vieux comme cadre théorique. Il ne pouvait deviner l’embellie des recher-
ches sur la mémoire autobiographique par la suite…
Dans la conception générale des processus de récupération, nous avons voulu
tester si les repères temporels de Ribot pouvaient fonctionner comme des
indices de récupération particuliers. Dans une expérience avec Bruna Aiello,
Dominique Lepreux et Monique Mellet (Lieury et coll., 1980, exp. 1),
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

32 sujets étaient questionnés sur deux périodes concernant des événements


privés : « Qu’avez-vous fait pendant l’été 1971 ? » et « Qu’avez-vous fait
pendant les congés de Noël 1972 ? », et trois périodes concernant des événe-
ments publics : « Qu’avez-vous fait le jour de la mort de Kennedy ? », et la
même question était posée pour le jour de la mort de de Gaulle et de celle de
Pompidou. Ces dernières questions concernant le contexte des événements
publics correspondent aux « souvenirs-flashs » de Brown et Kulik (1977),
mais je ne connaissais pas leur article à l’époque de la réalisation de l’expé-
rience (1975). Il est important de signaler qu’on ne s’intéresse pas ici à la
véracité du souvenir rapporté mais aux stratégies d’accès, et dans ce but, on
252 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

demande aux sujets de rappeler à voix haute tous les intermédiaires au moyen
desquels ils retrouvent les souvenirs.
Trois grandes stratégies d’accès apparaissent ainsi : un accès direct (13 %
des souvenirs), un accès indirect en remontant à partir du présent dans un
calendrier subjectif (17 %) et un accès indirect à partir de points de repère,
comme l’avait bien vu Ribot, pour la majorité des souvenirs (70 %) :
Accès direct : le sujet trouve d’emblée le souvenir :
Bernard, 19 ans : « C’est l’année de ma vie… Juillet en Allemagne [souvenirs
très précis], j’étais en troisième, j’appartenais à un club de poésie, Nerval,
Aragon, Eluard… »
Hubert, 23 ans : « J’ai réveillonné chez ce mec qui s’est suicidé, qui a écrit un
bouquin, à Neuilly-sur-Marne. On a discuté, on a bu et rebu du mauvais
whisky que son père avait fait… »
La caractéristique de ces réponses est la présence d’un événement marquant,
parfois fortement émotionnel (club de poésie, déménagement, suicide,
cadeaux…). Selon l’heureuse expression de Brown et Kulik, ce sont des sou-
venirs-flashs.
Calendrier subjectif : les sujets remontent dans le temps selon une sorte de
calendrier subjectif :
Anne, 20 ans : « 1975 cet été, 74 au Portugal avec Jean-Lou, 73 avec Pierre,
72 avec Richard, 71 en Normandie, un mois à Dieppe… plein d’histoires avec
Bruno, c’est là que j’ai rencontré Minou… »
Jean, 50 ans : évoque à rebours ses différents lieux de vacances avant de tom-
ber sur la date de la question : « 1974 en Auvergne, Espagne en 73, Norman-
die en 72, 71 en Espagne, à Yansa, jolies balades, pêche au fusil… »
La caractéristique de ce type de reconstitution est vraiment de remonter le
temps, année après année, à partir du présent. Tout se passe comme si les évé-
nements sont « classés » en mémoire selon un ordre que la personne ne peut
raccourcir (Ribot l’appelait la « méthode régressive ») mais en référence à un
calendrier personnel (les copains pour l’une, les vacances pour l’autre, ou
encore les enfants). C’est pourquoi, j’ai appelé cette stratégie l’accès à partir
d’un calendrier subjectif. Chaque personne a peut-être ainsi son propre calen-
drier subjectif en mémoire.
Accès avec points de repère : le plus souvent (70 %), comme l’avait bien vu
Ribot, la recherche dans le passé se fait à partir de repères temporels indivi-
duels :
Sandra, 21 ans, été 71 : « année qui précède mon départ en Argentine, le
7 août 1972 » ; Noël 72 : « en Argentine […] je suis partie en Méhari avec un
copain à travers le Chili […] tout est précis, le soir de Noël […] des histoires
incroyables… »
Roland, 33 ans : « Je peux partir de la naissance de Bertrand né en 1970…
Richard avait 4 ans, nous sommes allés à Strasbourg, Bertrand avait de
l’eczéma, j’ai fait passer mon premier Capes… pas de stage de voile, cam-
ping… la tente s’est envolée… »
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 253

La nature des événements est très variée, il peut s’agir de niveaux d’études,
d’activités culturelles (stages théâtraux), d’épisodes de la vie de famille
(naissances, dont les anniversaires permettent de se rappeler la date exacte),
d’un accident, d’une rencontre amoureuse…

Les souvenirs liés à un événement public mort d’un homme politique


(56 %) correspondent aux mêmes catégories, sauf que le calendrier est sou-
vent social (mémoire collective) :
Roland, 33 ans : Kennedy (la vraie date, qu’on n’indique pas, est le 22 novem-
bre 1963, soit 12 ans avant) : « Si j’ai la date, je retrouverai [il cherche alors
les mandats des présidents Nixon, Johnson], ça devait être en 62, en mai. »
Catherine, 23 ans : Pompidou (2 avril 1974) : « Mort l’année dernière en
avril » (après s’être référée à Poher [président par intérim]).
À propos de la mort de Pompidou (2 avril), beaucoup de personnes se réfèrent
au 1er avril en se rappelant qu’ils pensaient à un « poisson d’avril »…

Enfin, la reconstitution est parfois très laborieuse, ce qui va bien dans le


sens de l’idée de la mémoire reconstructive de Bartlett.
Sophie, 22 ans : Noël 72 « accident, grandes vacances, première année de fac,
deuxième année de Sciences Po. Je ne sortais pas avec Franck. Je connaissais
François, Jean, Louis. Mon pantalon vert, je l’avais quand j’ai gardé des
gamins… c’est par les gens que je me souviens, les habits, je me vois faisant
certaines choses, les examens aussi. J’ai dû aller à la campagne, ça me parais-
sait bizarre, on ne s’occupait plus de la maison… pas à la montagne à cause
de mon accident… Ça y est, Angleterre, j’ai travaillé, je gelais de froid… »

4.3.3 La datation absolue et la contraction du temps


La datation des événements privés ne permet pas la vérification de la
réponse, à moins de travailler sur soi-même comme Linton, Larsen, etc. ;
mais on est à ce moment limité dans le temps, l’expérience pouvant difficile-
ment porter sur des périodes de plusieurs années, et il est impossible de cou-
vrir plusieurs décennies. C’est pourquoi nous avons fait nos expériences sur
des événements publics (Lieury et coll., 1979, 1980). La technique consiste à
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

demander de dater des événements par période chronologique d’intervalle


égal (ex. 5 ans). Une précaution, dans ce genre de technique, est de prendre
des sujets suffisamment âgés pour qu’ils aient eu au moins 10 ans au moment
où l’événement s’est déroulé (faute de quoi, ce n’est plus une épreuve de
mémoire épisodique mais de connaissance générale). Comme l’ont montré
d’autres chercheurs avec d’autres techniques (Linton, Robinson, etc.),
l’erreur temporelle croît avec l’ancienneté de l’événement.
En outre, la datation des événements publics anciens produit également des
erreurs systématiques. Ainsi, lorsqu’on demande de dater des événements
(que le sujet a connus au moment où ils se sont produits), tels que la mort de
254 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Mao Tse-Toung, l’entrée en vigueur du nouveau franc, le naufrage du Torrey


Canyon, etc., on constate qu’il y a contraction du temps pour les événements
anciens (sous-estimation de l’intervalle temporel), comme l’avaient bien
perçu Taine et Ribot, alors que, à l’inverse, le temps semble se dilater (sures-
timation de l’intervalle temporel) pour les événements plus récents (Lieury,
Caplain, Jacquet et Jolivet, 1979 ; Lieury et coll., 1980). En d’autres termes,
la date d’un événement ancien aura tendance à être plus proche du présent, et
cela d’autant plus qu’il est ancien (l’intervalle date estimée/présent est plus
court). D’ailleurs, il nous arrive fréquemment, à l’annonce d’un événement
passé (Tchernobyl, Eurotunnel, etc.), de s’étonner qu’il soit si ancien, on dit
souvent : « Tiens, je ne pensais pas que ça faisait si longtemps ! » À l’inverse,
la date d’un événement récent sera fréquemment reculée dans le passé,
vieillie en quelque sorte (fig. 6.12).

0,8
Surestimation
0,4

0
Année des événements
Erreur relative de datation

1974 1972 1970 1968 1966 1964 1962 1960


– 0,4

– 0,8

– 1,2

– 1,6

– 2,0
Sous-estimation
– 2,4

Figure 6.12
Erreur temporelle relative dans la datation d’événements publics
(Lieury, Caplain, Jacquet et Jolivet, 1979)
Remarque : l’expérience s’est déroulée en 1977. Surestimation (+) = dilatation
du temps (intervalle jugé plus long), sous-estimation (–) = contraction
(intervalle jugé plus court).

L’erreur la plus courante consiste donc à rapprocher la date estimée,


comme si l’intervalle de temps semblait plus court ; par exemple, dans cette
expérience, plusieurs sujets rapprochent de 4 ans la date du naufrage du
Torrey Canyon et de la marée noire (1967) ; l’entrée en vigueur du nouveau
franc (1960) est située en 1963 ou 1964. Cela dit, de tels résultats sont
des moyennes, car il existe une variabilité importante entre les sujets et les
événements : les événements politiques, étant en général assez bien datés,
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 255

forment sans doute pour la majorité des gens une sorte de calendrier subjectif
public, différent de la référence à soi pour les événements privés.
Comment expliquer que l’erreur temporelle change de sens, passant d’une
contraction à une dilatation du temps ? Dans une théorie de chercheurs tra-
vaillant sur la perception du temps (Fraisse, 1967 ; Ornstein, 1969), le temps
estimé est fonction de la densité des événements perçus. Block (1974) mon-
tre, par exemple, que pour un temps constant de 180 secondes, la durée de
présentation de 60 mots est surestimée par rapport à la durée de présentation
de 30 mots. Ainsi, pour les événements anciens, on conçoit que du fait de
l’oubli, la densité des événements stockés (ou récupérés ?) diminue en fonc-
tion de leur ancienneté et que, relativement, la forte densité de souvenirs dans
une période récente nous fasse apparaître cet intervalle de temps plus long.
Comme disait déjà Ribot, « un déchet d’états de conscience est un déchet de
temps ».

4.3.4 La datation relative en fonction des repères


Le temps serait donc fonction de la densité des souvenirs. Mais le temps est-
il fonction de la densité des souvenirs stockés ou récupérés ? Une autre expé-
rience (Lieury, Aiello, Lepreux et Mellet, 1980, exp. 2, réalisée en 1978)
semble indiquer que c’est la densité des événements stockés qui produit
l’estimation subjective du temps écoulé, car retrouvant la même courbe que
dans l’étude précédente (fig. 6.11), des repères ne sont explicitement utilisés
par les sujets que dans 20 % des cas (236 sur 1 092 observations). En revan-
che, lorsque des repères sont utilisés, ils sont source d’erreur temporelle sys-
tématique, car il y a, la plupart du temps, une assimilation entre la date de
l’événement recherché et la date du repère, même si l’intervalle est de plu-
sieurs années. Par exemple, l’élection de Nixon est située en 1963 par un
sujet qui a localisé son élection par rapport à la mort de Kennedy (1963).
L’arrestation du général Salan (épisode de la guerre d’Algérie en 1962) a été
située en 1958, date de l’arrivée au pouvoir de de Gaulle. Le remariage de
Jaqueline Kennedy avec Onassis (1968) a été daté en 1964 par un sujet qui a
de nouveau employé la mort de Kennedy (1963).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

En sociologie et démographie, ces erreurs temporelles sont capitales comme


source d’erreurs dans les questionnaires, comme nous le fait connaître la
Canadienne Nadia Auriat (1996). Ainsi les sociologues confirment le « sim-
ple » oubli en fonction du temps. Par exemple, dans une étude sur les souve-
nirs des hospitalisations réalisées sur 1 500 personnes (Cannell et coll., 1965,
cités par Audiat, 1996) comparés aux dossiers officiels, 5 % des hospitalisa-
tions ont été oubliées si le délai est inférieur à 5 mois, tandis que 24 %, c’est-
à-dire un quart des cas, ont été oubliées sur une période de 1 an. De même,
des sociologues et démographes avaient découvert les erreurs de datation,
sous le nom de « télescopage » du rapetissement des distances vues au tra-
vers d’un télescope. Selon Nadia Auriat, ce sont Neter et Wakesberg (1964)
256 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

qui ont redécouvert (après Taine et Ribot) ce phénomène, sans en chercher


l’explication, mais pour proposer une méthode de correction statistique.
L’originalité personnelle de Nadia Auriat apparaît dans sa théorie des pro-
fils de calendrier de vie, inspirés des repères sociaux de Halbwachs. Ses
recherches ont permis de mettre en évidence que la datation peut être plus
précise, si l’on présente comme repères des saisons ou des mois plutôt que
des années. C’est pourquoi elle suggère pour la technique des questionnaires
sociologiques que la personne recrée les étapes sociales de son passé (école,
lycée, mariage, etc.). Un autre mécanisme évoqué par Nadia Auriat est le
« ferrage » du contexte temporel à certains événements. Selon ce principe, le
temps n’existe pas en mémoire et est complètement reconstruit à partir
d’informations verbales ou imagées fournissant des indices temporels :
« J’avais un pull donc il faisait froid, donc c’était en hiver… » Le temps des
souvenirs n’existe pas, il est une inférence de la mémoire…

4.3.5 Âge d’encodage et effet générationnel

L’Américain David Rubin, l’un des chercheurs les plus actifs dans le
domaine, et ses collègues (Rubin, Wetzler et Nebes, 1986) se sont interrogés
sur la variation du nombre de souvenirs en fonction des périodes de vie.
Réanalysant des résultats antérieurs (ex. Franklin et Holding) avec les leurs,
ils font apparaître que le rappel des souvenirs est une résultante de différents
sous-mécanismes, rappel des événements les plus récents (dernière décennie),
amnésie infantile, etc. Parmi ces sous-mécanismes, le pic de réminiscence
correspond à l’âge d’encodage d’entrée dans la vie adulte, entre 15 et 30 ans.
Comme il a été observé plus haut (cf. § 2.1 sur la nature des souvenirs), les
souvenirs de l’entrée dans la vie adulte (études supérieures, premiers amours,
mariage, premier enfant) sont des événements qui marquent comme des
« premières » et qui sont susceptibles de jouer par la suite le rôle de repères
temporels.
L’âge d’encodage se retrouve bien dans l’étude de Piolino, Desgranges et
Eustache (2000, cf. § 2.1.5) séparant les composantes sémantiques (souvenir
générique : j’ai fait mon service militaire) des souvenirs épisodiques (contex-
tualisés). Cinq à neuf périodes de vie ont été explorées par période de dix ans
de 1920 à 1999 avec des personnes en bonne santé de 40 à 80 ans. Les souve-
nirs sémantiques (non représentés sur la figure) ont un pic d’encodage pour la
période de vie 20-30 ans, suivi d’une stabilité du nombre de souvenirs enre-
gistrés dans les périodes suivantes. Mais, comme chez Rubin, les souvenirs
strictement épisodiques (fig. 6.13) révèlent de grandes variations en fonction
de l’âge d’encodage, qui apparaît toujours entre 20 et 30 ans, mais avec un
« trou » entre 60 et 70 ans (les interférences d’une vie routinière ?) et un effet
de récence des dernières décennies pour les personnes les plus âgées (70-
79 ans).
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 257

12
40-49 ans
70-79 ans
10
Nombre de souvenirs

0
<5 5-9 10-19 20-29 30-39 40-49 50-59 60-69 70-79

Âge d’encodage

Figure 6.13
Âge d’encodage des souvenirs strictement épisodiques
chez des personnes âgées de 40 ou 70 ans
(simplifié d’après Piolino, Desgranges et Eustache, 2000)

Cependant, ces souvenirs sont essentiellement autobiographiques, et il


peut exister d’autres mécanismes, notamment des effets de génération et de
mémoire collective pour les événements publics. Ainsi, dans le rappel d’évé-
nements publics, nous avons vu que les personnes rappellent souvent des
événements publics majeurs (guerre, mort de présidents) qui ne correspon-
dent pas forcément au pic d’encodage. La datation dépend également des
périodes de vie, mais cette fois avec un effet des générations. Dans une com-
paraison des erreurs de datation entre des adultes de 40-50 ans et des person-
nes âgées de plus de 70 ans, nous avions demandé la date d’événements
publics sur une très longue période, puisqu’allant de 1948 (les sujets les plus
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

jeunes avaient 12 ans) jusqu’à 1977 (l’expérience s’étant déroulée en 1978).


Les événements sont, par exemple, Marcel Cerdan, champion du monde de
boxe (1948), l’ascension de l’Everest par Hillary (1953), la chute de Diên
Biên Phu (1954), le premier vol spatial par Gagarine (1961), la révolution
culturelle en Chine (1966), la démission de Nixon suite à l’affaire du Water-
gate (1974) jusqu’à la mort d’Elvis Presley (1977).
Or, si l’on trouve les mêmes effets de surestimation et de sous-estimation,
que dans nos expériences précédentes, on s’aperçoit que le point critique
d’inversion dépend des groupes d’âge. Ainsi (fig. 6.14), les dates les plus pré-
cises correspondent à la période testée 1966-1971 pour les 40-50 ans (ce qui
258 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

coïncide pour eux au pic d’encodage, puisqu’ils avaient 30 ans environ). Au


cours de cette période, des événements remarquables se sont produits comme
les premiers pas sur la Lune (1969), mai 1968, l’assassinat de Luther King,
etc. Pour les personnes de 70 ans, la période la mieux datée (1960-1965) est
celle où l’âge d’encodage est de plus de 50 ans ; mais pendant cette période,
les fameuses années 1960 (les Sixties), Gagarine a accompli le premier vol
spatial (1961), Kennedy a été assassiné (1963), l’indépendance de l’Algérie a
été proclamée (1962), et c’est le début de la télévision, du rock (Johnny, Les
Beatles, etc.). Fromholt et Larsen (1991, 1992, cités par Piolino et coll.,
2000) constatent également que les courbes des souvenirs autobiographiques
et publics ne coïncident pas (dix ans d’écart), trouvant notamment que 50 %
des souvenirs publics concernent la guerre de 1940-45.

2
Surestimation

1
Erreur raltive de datation

Année des événements


0
1976 1972 1968 1964 1960 1956 1952 1948

–1 70 ans

Sous-estimation
–2

–3 40 ans

Figure 6.14
Effet de génération dans la datation d’événements publics
(Lieury, Nadjar et Rougeaux, 1978, cités par Lieury, 1980)
Remarque : l’expérience s’est déroulée en 1978.

Le meilleur âge d’encodage est donc entre 15 et 30 ans pour la mémoire


autobiographique alors que la mémoire collective est différente selon les
générations.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 259

5 LE VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE

Aux côtés de la famille et des personnels de la santé, les psychologues inter-


viennent beaucoup dans le vieillissement, d’où l’importance de ce thème en
psychologie qui débouche maintenant sur des formations professionnelles.
La proportion de personnes âgées devient, en effet, de plus en plus importante
dans nos sociétés grâce à de meilleures conditions de vie (alimentation) et aux
progrès de la médecine. Si le pourcentage de personnes de plus de 65 ans
était de 5 % en 1850, il sera de 20 % en 2025 dans des pays comme la Suède,
la France, le Japon et les États-Unis (Fontaine, 1999). Or, au cours du vieillis-
sement, la plainte mnésique est de plus en plus importante. Ainsi, une large
enquête conduite par le laboratoire Lafon sous la direction de Derouesné
(Derouesné et coll., 1992) révèle un certain nombre de données de base.
1 710 patients entre 45 et 79 ans sans pathologie ont été sélectionnés par
environ 500 médecins. Il apparaît en particulier que la plainte mnésique n’est
pas liée seulement à une pathologie, mais elle se développe en fonction de
l’âge, puisqu’elle est observée chez plus de 50 % des patients après 50 ans et
chez 75 % des patients de plus de 70 ans. Pourquoi la mémoire vieillit-elle ?

5.1 Le vieillissement du cerveau


Pourquoi votre voiture vieillit-elle ? Vous me répondrez facilement qu’avec
un engin complexe possédant 1 001 pièces, tout s’use… le moteur, les joints,
les connections électriques, la peinture de la carrosserie… Il en est de même
pour l’organisme humain, en particulier le cerveau mais de façon démulti-
pliée par la complexité des systèmes en cause, des structures cérébrales aux
molécules qui, lointainement, les composent.

5.1.1 Le vieillissement des neurones


■ La perte neuronale
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Le cerveau contiendrait 100 milliards de neurones et autant de cellules


gliales (« nourricières »). Chaque neurone est en contact avec ses voisins par
1 000 synapses en moyenne. Parmi ces neurones, 5 millions sont des gros
neurones qui assurent le contact par de longs axones aux organes effecteurs.
Chacun de ses gros neurones reçoit des informations par 10 000 synapses
provenant de 5 000 neurones intermédiaires (Robert, 1998). Petits et gros, les
neurones meurent petit à petit à la vitesse de 5 à 7 % par décennie à partir de
20 ans (l’âge de l’apogée de la construction du système nerveux), soit une
perte pouvant aller jusqu’à 50 % après 90 ans. Voici quelques estimations en
fonction de la région du cerveau :
260 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Région Pourcentage de perte Pourcentage de perte


Mémoire
du cerveau petits neurones gros neurones

à court terme/
Lobe frontal 29 51
de travail

Lobe temporal enregistrement


27 41
et hippocampe épisodique

Lobe pariétal lexicale/visage 41 53

Lobe occipital visuelle/imagée – 42

Perte moyenne par décennie 4,6 6,67

Tableau 6.11
Perte neuronale en fonction de différentes aires du cerveau
entre 18 et 90 ans ou plus
(d’après divers auteurs cités par Robert, 1998)
Remarque : les chiffres indiqués sont des moyennes, lorsque plusieurs estimations sont
données, et j’ai ajouté la fonction supposée de ces régions pour la mémoire.

■ Le vieillissement des synapses


Les boutons synaptiques se construisent au cours des apprentissages ou dis-
paraissent dans l’inactivité. Mais l’usure des mécanismes moléculaires per-
mettant l’énergie de la cellule, le transport des matériaux de construction,
etc., aboutit à une diminution allant jusqu’à 50 % du nombre de synapses
dans certaines régions comme l’hippocampe (fig. 6.15), l’archiviste de la
mémoire (cf. infra amnésie de Korsakoff, § 5.3.1).

14
Synapses/neurones (milliers)

12
10

6
4

2
0
Adulte Âgé Alzheimer

Figure 6.15
Diminution du nombre de synapses par neurone dans la région de l’hippocampe
(simplifié d’après Bertoni-Freddari et coll., 1996, cités par Robert, 1998)
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 261

■ Les organites des neurones


Les cellules, les neurones et leurs prolongements (axone, dendrite, synapse)
sont de microscopiques usines qui nécessitent de nombreuses machines et
ouvriers : les molécules. Par exemple, l’énergie est produite par certaines
molécules (ATP) à l’intérieur d’un organite de la cellule, la mitochondrie,
ancienne bactérie qui a élu domicile dans nos cellules. Le bouton synaptique
est, par exemple, très riche en mitochondries, mais celles-ci vieillissent et
disparaissent avec l’âge. Chaque neurone des corps striés a en moyenne
5 millions de boutons synaptiques : difficile de fournir l’énergie pour tout ce
petit monde, alors que l’activité mitochondriale chute de 40 % chez des per-
sonnes de plus de 60 ans (Shulman 20031).

5.1.2 Le vieillissement des mécanismes moléculaires


Comme des grosses usines, les cellules et leur fonctionnement sont des
assemblages plus ou moins complexes de molécules 2. A titre d’exemple, il
existe 100 000 sortes de protéines qui elles-mêmes sont constituées de
quelques acides aminés (le Lego de base) à plusieurs milliers. Certaines
molécules sont simples et ne comportent qu’une dizaine ou quelques dizaines
d’atomes (carbone, hydrogène, oxygène, azote, etc.), comme les acides
aminés ou quelques neurotransmetteurs : la béta-endorphine (l’une des opia-
cées naturelles du cerveau) compte 31 acides aminés. Mais certaines protéi-
nes totalisent des dizaines de milliers d’atomes (ce qui représente à l’échelle
d’une usine de grosses machines-outils ou robots) : la protéine qui sert de
pompe à sodium dans la transmission nerveuse pèse 250 000 fois le poids
d’un atome d’hydrogène (par comparaison, l’hémoglobine pèse 68 000 fois
le poids d’un atome d’hydrogène). Or l’axone contient de 100 à 1 000 pom-
pes à sodium par millimètre carré (Stevens, 1979). Ces quelques chiffres
donnent la mesure de la complexité du système nerveux mais aussi de la mul-
tiplicité des risques de défaillance et d’usure.

■ La diminution de neurotransmetteurs
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

La diminution de la densité des neurotransmetteurs ou de leurs sites de récep-


tion (protéines complexes qui servent de serrures au niveau de la synapse) est
variable selon les âges et les structures de cerveau. Une étude très complète
(Rinne, 1990, cité par Allain, 1992) montre une diminution moyenne énorme
de 150 % au niveau des corps striés (motricité volontaire et mémoire procé-
durale, cf. chap. 3), soit une diminution de plus de la moitié entre l’âge de
10 à 90 ans. Lorsqu’on sait que la dopamine est le neurotransmetteur du

1. Science et Vie, juillet 2003.


2. S’il vous manque des notions, cf. J. Joly et D. Boujard, Biologie pour psychologues, Paris,
Dunod, 2001.
262 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

dynamisme, on comprend pourquoi les enfants sont hyperactifs, et rarement


les personnes âgées.
Timothy Salthouse de l’Institut de technologie de Géorgie (1996) propose
une théorie selon laquelle la forte baisse de certains processus intellectuels
(intelligence fluide) est entièrement due à la diminution de la vitesse de trai-
tement de l’information (vitesse perceptive, vitesse motrice, vitesse de déci-
sion). La baisse de l’activité de la dopamine, et des circuits nerveux
concernés, pourrait être une bonne explication à cette baisse de la rapidité.
Dans certaines activités comme les jeux vidéo, les papys ont du mal à faire de
la résistance…

■ Les radicaux libres : les missiles antimolécules


Depuis quelques années, les publicités pour produits de beauté ont fait
connaître les grands ennemis de la peau, les « radicaux libres ». En chimie,
un radical est un bout de molécule à qui il manque un électron. De ce fait, il
est très réactif, car il cherche à s’associer à une autre molécule, ce qui la
détruit ; par exemple, l’eau oxygénée est un radical libre et est utilisée pour
désinfecter, c’est-à-dire tuer les microbes. Or le métabolisme énergétique
des cellules produit à certaines étapes des radicaux libres (dont le super-
oxyde = 2 atomes d’oxygène libres). Avec l’âge, les cellules produisent de
plus en plus de radicaux libres qui ratent leur cible normale et détruisent
d’autres molécules pour leur voler leurs électrons. Comme les radicaux
libres attaquent principalement les acides gras constitutifs des membranes
cellulaires, certains chercheurs y voient l’origine d’une grande part du
vieillissement, notamment du cerveau dont le métabolisme est très grand.
Chez le rat âgé (100 semaines) par exemple, la densité de radicaux libres
dans le cerveau est 20 fois plus grande qu’à la naissance (Bourre, 1992, cité
par Robert, 1998).

■ L’usure dans la duplication de l’ADN


Les cellules se reproduisent en produisant des cellules-filles à partir de la
transcription de l’ADN des chromosomes. Or le message que contient
l’ADN est très long, comparable à plusieurs encyclopédies (Allard, 1991), si
bien que de copie en copie, le message s’use ou se transcrit avec des erreurs,
produisant des défauts de fabrication. Par exemple, les cellules en « éprou-
vettes » ne se multiplient qu’une cinquantaine de fois, au-delà, des muta-
tions génétiques surgissent, c’est la limite de Hayflick. Pour le cerveau, c’est
encore plus grave, puisque, sauf exception, les neurones ne se reproduisent
pas.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 263

5.2 Le vieillissement normal


5.2.1 Le déclin de la mémoire
L’un des grands points communs entre la psychologie et la neurologie est
l’importance accordée à la mémoire. En effet, que ce soit dans le vieillisse-
ment normal ou pathologique, le déficit mnésique est l’un des symptômes les
plus graves.
Dans le cadre de recherches avec Hervé Allain, psychopharmacologiste et
spécialiste de la maladie de Parkinson, nous avons entrepris un bilan de
mémoire en fonction de l’âge dans le vieillissement normal et en fonction de
différentes pathologies. À cette fin, nous avons construit un test combinant
9 scores (SM9), allant du rappel immédiat de mots à la reconnaissance des
visages, en passant par l’organisation sémantique (Lieury et coll., 1990,
1991 ; Allain et coll., 1993). Les résultats les meilleurs étant ceux obtenus
par les jeunes de 15 à 30 ans, un « quotient mémoire » est calculé en prenant
leur score comme référence. On observe ainsi (fig. 6.16) que la mémoire
décline progressivement en fonction de l’âge pour atteindre un quotient
mémoire d’environ 50 % pour le groupe de personnes âgées de 80 à 90 ans.
Cependant, ce déclin est progressif, puisque les capacités diminuent « seule-
ment » de moitié de 20 à 80 ans. De plus, il faut signaler qu’il ne s’agit que
d’une moyenne, les performances de mémoire étant très disparates chez les
sujets âgés (l’écart type augmente avec l’âge) ; certaines personnes gardent
une mémoire correcte, tandis que d’autres subissent un déficit très prononcé.

100
Vieillissement

80
Normal
Quotient mémoire

60

40
Amnésies diverses
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Parkinsoniens
Alcooliques

20
Alzheimer

Pathologique

0
10 20 30 40 50 60 70 80 90
Âge

Figure 6.16
Déclin de la mémoire en fonction de l’âge dans le vieillissement
normal ou pathologique (d’après Lieury et coll., 1990, 1991)
264 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

À l’inverse, dans différentes pathologies, les déficits de mémoire sont très


graves, voire catastrophiques. Chez des sujets alcooliques de 40 ans, les
performances de mémoire sont aussi basses que celles de sujets normaux
de 70 ans. On sait d’ailleurs que l’alcool, outre ses méfaits généraux dans le
cerveau, atteint plus particulièrement l’hippocampe (cf. infra amnésie de
Korsakoff, § 5.3.1). Les sujets amnésiques s’avèrent incapables de rappeler
l’information verbale. Seule subsiste une capacité moyenne (40 %) de recon-
naissance des images (non montrée sur la figure). Pour d’autres raisons (ex.
perte de neurotransmetteurs, cf. maladie d’Alzheimer, § 5.3.2), l’hippocampe
est en grande partie détruit dans la maladie d’Alzheimer et dans diverses
démences, ce qui explique le caractère amnésique des patients atteints de
cette maladie. Leur baisse de mémoire est catastrophique, environ 20 % pour
des malades en phase débutante (fig. 4.15), la maladie évoluant vers une
démence générale. Au contraire, la maladie de Parkinson est caractérisée par
l’atteinte de noyaux à la base du cerveau (locus niger) qui produisent un neu-
rotransmetteur spécifique la dopamine ; il n’y a pas de lésion de l’hippo-
campe mais des corps striés qui permettent les apprentissages moteurs. Ces
lésions spécifiques expliquent que les malades de Parkinson ont des déficits
dans des apprentissages moteurs, mais leur déficit mnésique est modéré,
environ 20 % de baisse par rapport aux sujets d’âge voisin (fig. 6.16).
Cependant, ce quotient mémoire est une moyenne de plusieurs épreuves,
et l’analyse des scores de chaque épreuve souligne de grandes différences.
Ainsi, les amnésiques et les malades Alzheimer qui ont des rappels quasi-
ment inexistants gardent des possibilités de reconnaissance des dessins fami-
liers d’environ 40 %. De même, dans le vieillissement normal (Lieury et
coll., 1990, 1991), la reconnaissance des dessins est conservée jusqu’à un âge
très avancé, tandis que la reconnaissance des visages et le rappel verbal décli-
nent rapidement avec l’âge.

5.2.2 Mécanismes de la mémoire et vieillissement

Une diminution des capacités mnésiques apparaît donc, mais celle-ci est gra-
duelle, si les sujets ont un vieillissement normal (Pacaud, 1966 ; Botwinick et
Storandt, 1974 ; cf. supra Warrington et Sanders, 1976 ; Bahrick, Bahrick et
Wittlinger, 1975). Botwinick et Storandt (1974) trouvent, par exemple, que
de 20 à 70 ans, par groupes d’âge de dix ans, la capacité du rappel immédiat
en présentation visuelle, baisse de 7,76 à 7,18 pour des chiffres et de 6,70 à
5,45 pour des lettres, ce qui est une baisse relativement faible.
David Schoenfield (Schoenfield et Robertson, 1966) a été le premier à faire
remarquer que la baisse de mémoire chez les sujets âgés apparaît le plus en
rappel libre, mais s’atténue ou disparaît en présence d’indices de récupération,
en particulier en reconnaissance.
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 265

Rappel Reconnaissance
Pourcentage
Mots Dessins Mots Dessins

Jeunes (20 ans) 33 52 73 84

Âgés (70 ans) 17 36 63 83

Tableau 6.12
Rappel et reconnaissance en fonction de l’âge (%)
(Rabinowitz, Ackerman et Craik, cités par Craik et Byrd, 1982)

Par exemple, dans l’une des nombreuses recherches de Fergus Craik de


l’université de Toronto, le rappel des mots est pratiquement la moitié du rap-
pel des jeunes, alors qu’il n’y a pas de différence dans la reconnaissance des
dessins et seulement une différence de 10 % dans la reconnaissance des
mots. De même, la présentation d’indices de récupération, catégoriels (fleur,
animal…) ou associatifs (abeille-miel) permet aux sujets âgés d’obtenir des
performances importantes de l’ordre de 60 à 70 % (Rabinowitz et Ackerman,
1982). Craik pense que le rappel est très coûteux en ressources attentionnel-
les et souligne que le fait d’effectuer une tâche concurrente (décider si le
caractère qui apparaît sur l’écran est une voyelle ou une consonne) en même
temps que la mémorisation, est beaucoup plus néfaste (fig. 6.17) pour les per-
sonnes âgées (Craik et McDowd, 1987). En effet, le rappel nécessite une
organisation en mémoire à court terme (de travail), des va-et-vient avec la
mémoire à long terme, ce qui est plus complexe que la reconnaissance.

2 500
20 ans
70 ans
2 000
Temps de réaction

1 500
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

1 000

500

0
Rappel Reconnaissance

Tâche de mémoire pendant la tâche de décision

Figure 6.17
Temps de décision en double tâche (rappel et reconnaissance)
en fonction de l’âge (Craik et McDowd, 1987)
266 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

Cependant, les sujets « âgés » de Schoenfield n’avaient que 60 ans, ce qui


n’apparaît plus très vieux de nos jours. Ainsi d’autres recherches sur des
sujets plus âgés (80 ans) montrent une baisse, y compris pour la reconnais-
sance (Lieury et coll., 1991). En France, Michel Insingrini et son équipe se
sont également spécialisés dans le vieillissement de la mémoire et ont réalisé
de très nombreuses recherches. Eux aussi trouvent une baisse de la reconnais-
sance pour les personnes très âgées (Isingrini, Hauer et Fontaine, 1996).
S’inspirant du paradigme de reconnaissance/rappel destiné à étudier la
mémoire épisodique (cf. chap. 5, § 2.1.3), les auteurs présentent une longue
liste de mots (36) avec une reconnaissance, puis un rappel pour des sujets
pouvant être très âgés (80-90 ans) mais sans pathologie.

Reconnaissance/rappel
14 Reconnaissance/non-rappel

12

10
Reconnaissance

0
25-45 ans 62-70 ans 71-87 ans

Âge

Figure 6.18
Reconnaissance conditionnelle au rappel
(d’après Isingrini, Hauer et Fontaine, 1996)

Alors que la reconnaissance de type épisodique (reconnaissance sans rap-


pel du même mot) ne diminue pas jusqu’à 60-70 ans mais seulement pour les
personnes les plus âgées (80-90 ans), les mots à la fois reconnus et rappelés
diminuent fortement en fonction de l’âge (fig. 6.18). Ces résultats suggèrent
bien qu’il existe deux grandes catégories de mécanismes, stratégies de récu-
pération complexes, qui sont moins opérantes avec l’âge, tandis que l’accès
épisodique « direct » (reconnaissance « simple ») aux unités stockées semble
très stable et ne diminue chez les personnes saines que dans les grands âges.
Différentes théories se sont succédé pour expliquer le vieillissement, déficit
de la mémoire de travail, déficit des processus de récupération, etc., ainsi que
des hypothèses non spécifiques de la mémoire, déficit de l’attention ou de
l’intelligence fluide (Brouillet et Syssau, 1997). Mais, nous venons de le voir,
le paradoxe est essentiellement une grande différence dans le vieillissement
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 267

entre le rappel, qui décline fortement, et la reconnaissance qui ne baisse que


pour des personnes très âgées. Pour cette raison, nous avons formulé avec
Hervé Allain une théorie « intermodulaire » du déclin différentiel en fonction
du degré d’intermodularité ou d’interfaçage du stockage (Lieury et coll.,
1990 ; Allain et coll., 1993). Dans le cas d’un stockage relativement unimo-
dal, dont la reconnaissance est l’exemple type, la dégradation avec l’âge serait
moindre. À l’inverse le stockage multimodal nécessite l’intervention de plu-
sieurs modules, interfaces et communications entre modules. Par exemple, le
rappel des images implique un double codage, ou encore l’organisation néces-
site des va-et-vient entre la mémoire à court terme et la mémoire sémantique.
Dans certains cas, nous l’avons vu avec la remarquable expérience de Juan de
Mendoza (§ 5.9), le rappel nécessite un changement d’hémisphère. Ainsi, le
rappel des noms de visages exige-t-il l’accès au nœud d’identité personnel,
puis un recodage lexical et articulatoire, en passant vraisemblablement de
l’hémisphère droit (visage) au gauche (stockage lexical et articulatoire). Bref,
plus une tâche de mémoire nécessite de sous-composants et de mécanismes,
plus le risque d’une défaillance devrait être grand avec l’âge. Le vieillisse-
ment normal serait dû à l’addition de microlésions à différents endroits du
cerveau, ce qui expliquerait le vieillissement lent et progressif au fil des
décennies. À l’inverse, la pathologie correspond à des lésions catastrophiques
de zones clés entraînant une cascade d’événements déficitaires : la destruction
des « usines » de neurotransmetteurs ou la destruction de l’hippocampe.

5.2.3 La plainte mnésique

La plainte mnésique est souvent à l’origine de la consultation du sujet âgé.


Comme nous l’avons vu au début de ce chapitre, elle est observée chez plus
de 50 % des patients après 50 ans et chez 75 % des patients de plus de 70 ans
(Derouesné et coll., 1992). Cependant, certaines études ont critiqué la vali-
dité de cette plainte de nature subjective (Sunderland et coll., 1986), tandis
que d’autres semblaient indiquer l’intervention de facteurs affectifs (O’Connor
et coll., 1990). Ainsi chez des sujets jeunes, la plainte mnésique est corrélée
avec l’anxiété ou la dépression mais non avec des tests objectifs de mémoire
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

(Lieury et coll., 1994). Afin d’établir un diagnostic de déclin de mémoire,


le recours à des tests standard de laboratoire est donc fortement conseillé
comme dans certaines recommandations (Derouesné et coll., 1994). Cepen-
dant, il existe un décalage entre le contenu de tests standard rigoureux quant
aux contraintes temporelles et aux mécanismes mesurés, et le contenu de la
plainte mnésique qui porte sur des événements de la vie quotidienne : oubli
d’un menu, perte des clés ou des lunettes, oubli du titre d’un film, etc. Ainsi
les médecins généralistes, personnellement confrontés à des plaintes de ce
genre, peuvent légitimement se demander si les tests standard ont une vali-
dité écologique, en d’autres termes, si les tests standard mesurent bien la
même mémoire que celle de la vie quotidienne.
268 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

C’est pourquoi, avec Hervé Allain, neurologue, nous avons voulu compa-
rer un test standard (SM9, Lieury et coll., 1990) et un test dit de mémoire de
vie quotidienne (MVQ) basé sur la mémoire de scénarios de la vie courante
présentés sur un film vidéo (courses dans une épicerie, repas, film ou publi-
cités à la télévision…). Par ailleurs, l’étude avait pour but de confirmer sur
des sujets âgés l’absence de corrélation entre la plainte mnésique et des tests
objectifs démontrés sur de jeunes sujets (Lieury et coll., 1994). Le question-
naire d’auto-estimation est constitué de 36 items (tab. 6.13) dont certains,
concernant la mémoire, sont extraits de celui de MacNair (adaptation fran-
çaise Derouesné et Bakchine, 1984, cités par Derouesné, 1992). Les sujets
devaient répondre aux questions selon l’échelle suivante : jamais, rarement,
parfois, souvent, très souvent, notées de 4 à 0 : plus la note est élevée, plus la
mémoire est hautement estimée, contrairement à l’évaluation originelle du
McNair qui mesure l’intensité de la plainte.

1) Si je suis interrompue dans une lecture, j’ai du mal à retrouver


) où j’en étais.

2) Quand je fais des courses, j’ai besoin d’une liste écrite.

3) J’oublie des engagements, de me rendre à des rendez-vous,


) des réunions.

) […]

34) J’oublie le nom des chanteurs, des présentateurs de télévision,


) voire même celui des hommes politiques.

35) J’ai des difficultés à me souvenir du fonctionnement


) des appareils ménagers courants.

36) J’ai des difficultés à rappeler les événements d’actualité.

Tableau 6.13
Extrait du questionnaire d’auto-évaluation de la mémoire
(d’après Lieury et coll., 1996)

Le test standard (SM9, Lieury et coll., 1990) est un test de mémoire conçu
pour des tests de pharmacologie clinique. Présenté en vidéo, il se compose de
9 scores de mémoire : rappel verbal et imagé, immédiat et différé ; reconnais-
sance des mots, images, visages familiers et non familiers et un rappel
sémantiquement organisé. De plus, nous avons élaboré un test original de
mémoire construit pour présenter en vidéo des scénarios de la vie quoti-
dienne, appelé pour cette raison MVQ (mémoire vie quotidienne). Le scéna-
rio de la vidéo retrace une séquence de la vie quotidienne d’un personnage
dont on ne voit pas le visage, du petit déjeuner du matin au repas et à la soirée
devant la télévision avec sa nièce. Au total, les séquences-actions donnent
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 269

lieu à la cotation sur 24 réponses (tab. 6.14), la plupart en rappel indicé


(réponse à une question du type : « où ont été posées les clés ? ») et quel-
ques-unes en reconnaissance, la reconnaissance des publicités ou des acteurs
vus dans une séquence de film inconnu – dans ce cas, le nombre de pièges est
égal au nombre de cibles (bonne publicité ou visage correct).

N˚ item Scénario Séquence-action Réponse

1 Petit Déjeuner boit du chocolat

2 confiture de cerise

3 Courses distributeur 300 F

4 boulangerie biscotte

5 Épicerie achète… pâte

6 shampooing

7 éponge

8 lait

[…]

19 Publicités pub A reconnaissance

20 pub B "

21 pub C "

22 Film connu Docteur Jivago

23 Film inconnu visage actrice reconnaissance

24 visage acteur "

Tableau 6.14
Extrait du scénario et items du test « mémoire de vie quotidienne »
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

(Lieury et coll., 1996)

49 personnes d’âge varié, de 20 à 89 ans (dont 11 sujets entre 70-79 ans et


16 entre 80-89 ans), et locataires de foyers ont participé à cette étude.
Comme il n’y avait pas de restriction médicale, quatre personnes sont appa-
rues comme « amnésiques » au cours du test standard et ont été traitées sépa-
rément du point de vue des résultats.
La corrélation s’avère très élevée (.81) entre le test standard de laboratoire
(SM9) et le test de vie quotidienne (MVQ), ce qui indique que les tests de
laboratoire mesurent bien la même mémoire que celle utilisée dans la vie
270 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

courante. Cette corrélation s’observe d’une autre manière par le déclin quasi
identique des performances du test objectif et du MVQ en fonction des grou-
pes d’âge (fig. 6.19) à la différence près que le MVQ est un peu plus facile.

Auto-estimation
100 SM9
MVQ

80

60
Tests

40

20

0
20 50 60 70 80 Amn
Groupes d’âge

Figure 6.19
Scores (en %) dans les deux tests objectifs de mémoire,
MVQ et SM9 et le questionnaire d’auto-estimation, en fonction de l’âge
(Lieury et coll., 1996)

À l’inverse, le questionnaire d’auto-estimation de la mémoire est très fai-


blement corrélé avec les tests objectifs : .35 avec le SM9 et. 29 avec le MVQ.
Nous retrouvons donc l’absence de corrélation entre l’estimation subjective
de la mémoire et les tests objectifs, qu’ils soient standard ou qu’ils représen-
tent les scénarios de la vie quotidienne. Un exemple frappant de cette
absence de corrélation est donné par nos quatre sujets diagnostiqués comme
amnésiques d’après le test standard, alors qu’aucun d’entre eux n’estime « très
mauvaise » leur mémoire et que l’un deux l’estime même très bonne.
S’appuyer sur la seule plainte mnésique pourrait conduire à de graves
erreurs, soignant des sujets se plaignant à tort de troubles de la mémoire et
ignorant à l’inverse les véritables sujets ayant des troubles réels de mémoire.
Enfin, dans une autre recherche, nous avons voulu vérifier si un test de
mémoire de vie quotidienne a bien une réalité écologique (puisque présenté
en vidéo), en étudiant les corrélations entre le test de vie quotidienne avec la
mémoire d’événements personnels et réels, consignés dans un « carnet de
vie » par des expérimentatrices accompagnant les personnes âgées tout au
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 271

long de la journée ; 41 personnes d’une maison de retraite, dont la majorité a


plus de 80 ans, ont participé à cette étude.

Extrait d’un carnet de vie

9 h 00 Levée, habillée ; ensemble pourpre.

9 h 30 Petit déjeuner : café, tartines avec de la confiture.

10 h 20 Rendez-vous chez le coiffeur : coupe + couleur + brushing.

Repas : salade de céleri, langue de bœuf


12 h 00
avec des pommes de terre, fromage, tarte aux poires.

Sortie en ville avec la dame de compagnie


14 h 00
pour acheter des fleurs.

Retour à la maison de retraite :


16 h 20
goûter : chocolat et biscuits « petits-beurre ».

17 h 00 Regarde un reportage sur le cirque dans la salle de télévision.

Retour au salon : discussion avec madame M.


18 h 00
(sujet 14) au sujet de son œil.

19 h 00 Repas.

Questions

1 Qu’avez-vous pris à votre petit déjeuner ?

2 Qu’avez-vous fait après votre petit déjeuner ?

3 Vous souvenez-vous du menu du repas de ce midi ?

4 Qu’avez-vous fait après le repas ?

5 Vous souvenez-vous de ce que vous avez pris pour le goûter ?

Vous rappelez-vous du thème de la discussion


6
que vous avez eue avec madame M. ?
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

7 De quoi s’agissait-il dans le reportage télé ?

8 Vous avez lu le menu de ce soir, qu’allez-vous manger ?

Tableau 6.15
Extrait d’un carnet de vie et questions correspondantes
(Lieury, Pham, Jamey et Allain, 1998)

L’analyse des corrélations avec le questionnaire d’auto-estimation révèle


des corrélations nulles, soit avec le test MVQ (.03), soit avec le carnet de vie
(.08), alors que le test MVQ révèle une corrélation très forte de .88 avec le
272 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

carnet de vie, montrant la validité écologique d’un tel test. Cette étude
s’ajoute à d’autres pour montrer qu’un questionnaire d’auto-estimation, pro-
posé pour mesurer la plainte mnésique, n’a aucune fiabilité et qu’il faut défi-
nitivement lui préférer des tests objectifs, standard ou basés sur des scénarios
de la vie quotidienne.

5.3 Les maladies de la mémoire


5.3.1 L’amnésie de Korsakoff
Une amnésie particulière, l’amnésie de Korsakoff ou antérograde générale
semble correspondre à une interruption entre les deux types de stockage,
court et long terme. Les malades ne peuvent plus rien apprendre à long terme
mais sont capables d’un rappel à court terme, d’une part, et d’un rappel
d’informations anciennes, d’autre part. L’amnésie antérograde, décrite par le
psychiatre russe Korsakoff sur des alcooliques chroniques, est provoquée par
des lésions bilatérales d’une structure du cortex appelée hippocampe. La
Canadienne Brenda Milner (1970) a décrit le cas spectaculaire de H.M., un
jeune homme opéré des deux hippocampes pour enrayer une grave épilepsie ;
depuis son opération, il est incapable d’apprendre des informations nouvel-
les, il lit les mêmes journaux, ne se souvient pas de la nouvelle adresse de ses
parents, etc., mais son intelligence et ses souvenirs anciens restent intacts.

5.3.2 La maladie d’Alzheimer


Le syndrome de Korsakoff s’observe dans l’alcoolisme chronique mais aussi
en début de maladie d’Alzheimer (qui se termine par une démence générale).
Cette maladie est complexe et associée à de nombreux « accidents » sur le
plan neurologique et biochimique. La dégénérescence neuronale est l’une
des principales caractéristiques de cette maladie. Trois mécanismes essen-
tiels semblent être impliqués :
– neurofibrilles et protéine tau : la cellule meurt par accumulation de neuro-
fibrilles (visibles au microscope) produites par un excès de la protéine tau
(Hugon et coll., 1995). Celle-ci est naturellement l’un des constituants des
microtubules (rampes sur lesquelles glissent les protéines nouvellement
fabriquées) ; produite en trop grande quantité, elle génère ces neurofi-
brilles qui étouffent la cellule ;
– plaques séniles et protéine amyloïde : le deuxième mécanisme caractéristi-
que de la dégénérescence dans la maladie d’Alzheimer est la présence de
plaques séniles entre les cellules. Celles-ci sont constituées de la protéine
amyloïde (A4) servant normalement de constituant de la membrane mais
qui, produite de façon anarchique, perturbe ou bouche les espaces inter-
synaptiques ;
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 273

– perte d’acétylcholine : la maladie d’Alzheimer a surtout été connue par le


déficit grave en acétylcholine, neurotransmetteur fondamental (mais non
unique) de l’hippocampe, d’où une nécrose aboutissant à l’amnésie de Kor-
sakoff ; le manque d’acétylcholine est provoqué par la lésion de noyaux de
la base du cerveau, les noyaux de Meynert.
Ces dégénérescences expliquent l’apparition de troubles mnésiques très
importants. En début de maladie, les malades sont caractérisés par une amné-
sie de type Korsakoff et ils perdent la capacité d’enregistrer les événements
récents (cf. fig. 4.15), ne se remémorant que de souvenirs anciens, antérieurs
à la maladie (Piolino, 2003) ; puis par accentuation des nécroses dans diffé-
rentes parties du cerveau, la maladie aboutit à des troubles variés (Brouillet et
Syssau, 1997), en fonction des zones cérébrales atteintes, jusqu’à la démence.

5.3.3 Mémoire explicite et mémoire implicite


Les amnésiques de Korsakoff n’ont pas perdu toute la mémoire, mais seule-
ment celle exigeant la récupération « consciente » d’informations mémori-
sées. Les amnésiques montrent, en effet, des performances préservées dans
des épreuves dites « indirectes » de mémoire : identification perceptive (ex.
orthographe des mots), complètement de mot ou encore décision lexicale. Ce
type de mémoire a été appelé « mémoire implicite », car les sujets savent
mais ne savent pas qu’ils savent (Warrington et Weiskrantz, 1970 ; Graf, Squire
et Mandler, 1984 ; Nicolas, 2002). À l’inverse, le rappel et la reconnaissance
qui impliquent une impression de « déjà vu » font partie de la « mémoire
explicite ». L’illustration entre mémoire explicite et mémoire implicite
s’opère par une comparaison entre une tâche de complètement de mot et
une tâche de rappel indicé (Graf et Mandler, 1984). On présente aux sujets une
liste de mots, par exemple « garage ». Ensuite, on administre l’une des deux
tâches suivantes aux sujets. Pour certains, il s’agit d’une épreuve de com-
plètement de trigrammes : on présente trois lettres de chaque mot (gar_ _ _),
en demandant au sujet de compléter ce trigramme par le premier mot qui lui
vient à l’esprit. Pour les autres sujets, il s’agit d’une tâche de rappel indicé en
leur fournissant les mêmes trigrammes comme indices de récupération, et les
sujets doivent rappeler les mots dont ils se souviennent. Dans les deux tests,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

la réponse est correcte si les sujets répondent par les mots de la liste comme
« garage ». Alors que le rappel (indicé) ou la reconnaissance sont quasiment
nuls chez les amnésiques, la mémoire implicite reste préservée.
De même, les sujets amnésiques sont capables d’apprentissage moteur, par
essais et par erreurs, mais ils ne se rappellent pas ce qu’ils ont appris. Ainsi
H.M. a pu apprendre le test de l’étoile (suivre avec un crayon le tracé d’une
étoile en regardant son tracé dans un miroir, ce qui inverse le haut et le bas).
L’apprentissage est long et pénible, puisqu’il lui faut deux jours avec dix
essais à chaque fois pour passer de 30 erreurs à 4 erreurs, mais le troisième
jour, la performance se stabilise durablement à une ou deux erreurs. Cepen-
274 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

dant, Brenda Milner, la neuropsychologue canadienne qui l’a étudié, précise


ceci : « Pourtant, il était tout à fait inconscient d’avoir répété. Pour lui, c’était
toujours du nouveau. » C’est la Canadienne Suzanne Corkin (1968, cité par
Milner, 1970) qui fera la première l’hypothèse qu’une habileté motrice
puisse être acquise sans le système hippocampique.

Mémoire

Mémoire déclarative Mémoire procédurale


(explicite) (implicite)

Faits Événements Apprentissage


non associatif
Habiletés Conditionnement
Amorçage classique

Figure 6.20
Distinction entre deux systèmes de mémoire :
la mémoire déclarative et la mémoire procédurale
(d’après Squire et Zola-Morgan, 1991)

En synthétisant tous ces faits ainsi que des expériences sur l’animal, le
neuropsychologue américain Larry Squire (Squire et Zola-Morgan, 1991)
proposa la théorie selon laquelle il existe deux systèmes de mémoire diffé-
rents (fig. 6.20) reposant sur des structures neurobiologiques distinctes. La
mémoire déclarative (ou explicite) comprend le rappel et la reconnaissance
consciente de faits ou d’événements, et la mémoire procédurale (ou impli-
cite) concerne les apprentissages sensori-moteurs (faire du vélo, etc.), le
conditionnement, etc.
En simplifiant la représentation de la mémoire à deux mémoires principa-
les (fig. 6.21), on peut interpréter la mémoire implicite comme l’enregistre-
ment dans des systèmes non épisodiques de la mémoire, par exemple les
mémoires sensorielles ou peut-être certains niveaux de la mémoire lexicale,
qui stockent les informations sans contexte, ce qui entraîne une « récupéra-
tion » indirecte sans impression consciente de « déjà vu ». Le fait qu’il y ait
mémoire implicite et reconnaissance (chez les non-amnésiques) de mots qui
ne sont pas rappelés à court terme (rappel immédiat) met bien en évidence
que l’entrée des informations s’effectue d’abord en mémoire à long terme,
contrairement au trajet de l’information imaginé par Broadbent dans son premier
modèle (cf. chap. 2, § 3).
SOUVENIRS ANCIENS ET VIEILLISSEMENT DE LA MÉMOIRE 275

Mémoire à long terme


Mémoire à Long terme

Mémoire
Mémoire à court terme implicite Entrée des
informations

Récupération
Mémoire explicite Rappel &
Stockage
Reconnaissance

Enregistrement épisodique
(rôle de l’hippocampe)

Figure 6.21
Rôle de l’enregistrement épisodique dans la distinction
entre mémoire explicite et mémoire implicite

Sur le plan neurobiologique, la mémoire déclarative nécessite l’inter-


vention du système hippocampique (compare les nouveaux épisodes aux
anciens) pour donner l’impression de « déjà-vu », alors que les recherches
récentes révèlent que plusieurs parties du cerveau interviennent dans la
mémoire procédurale : les corps striés pour les habiletés et apprentissages
sensori-moteurs, le cervelet et l’amygdale pour le conditionnement, le cortex
frontal pour le procédural plus abstrait (amorçage, tour de Hanoi, etc.).

5.3.4 Mémoire procédurale et maladie de Parkinson


La distinction de Squire, entre mémoire déclarative et mémoire procédu-
rale, est très éclairante pour expliquer les déficits inversés chez les hippocam-
piques et dans la maladie de Parkinson où les corps striés sont lésés. En effet,
différentes études ont montré que le manque d’un neurotransmetteur spécifi-
que, la dopamine, entraîne des lésions dans les corps striés. Or comme cette
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

structure du cerveau est impliquée dans la motricité volontaire, il pourrait y


avoir une difficulté spécifique dans les apprentissages moteurs (Thomas et
coll., 1996). De fait, les malades ont peu de perte en mémoire déclarative
(20 %) mais de graves déficits en mémoire procédurale (40 à 80 %, Thomas
et coll., 1996). En voici un exemple avec une épreuve de labyrinthe dans une
série d’études en collaboration avec le neurologue et pharmacologue Hervé
Allain, spécialiste de la maladie de Parkinson.
Un apprentissage du labyrinthe (tactile, sans regarder le parcours) est uti-
lisé comme test, comparant des malades de Parkinson (néanmoins soignés
par un apport de dopamine sous forme de levodopa) et des sujets du même âge
276 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

(65 ans), ainsi que des jeunes (20 ans). La courbe d’apprentissage (fig. 6.22)
traduit clairement la grande difficulté des patients parkinsoniens (pourtant
traités) avec une diminution d’environ 50 % de la performance par rapport à
des sujets jeunes ou du même âge qui ont une efficacité équivalente.

100 20 ans

Succès moyen (%)


80 65 ans

60
Parkinson
40

20

0
0 2 4 6 8 10 12
Essais d’apprentissage

Figure 6.22
Test d’apprentissage du labyrinthe chez des patients parkinsoniens et contrôles
(d’après Thomas et coll., 1996)

La différence entre déclin normal et pathologique est donc si considérable


qu’il est important de respecter une « écologie » de la mémoire en se préser-
vant, par exemple, de toute drogue (tabac, drogues « dures » ou « douces »),
de stress inutile, et en évitant une consommation excessive d’alcool. Comme
l’observait sagement le médecin italien de la Renaissance, Guillaume Grata-
roli dans son célèbre traité Discours notables des moyens pour conserver et
augmenter la mémoire (1555) : « Avant de chercher à augmenter la mémoire,
il faut déjà ne pas la perdre… »
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INDEX DES NOTIONS

A C
accès séquentiel 179 cadres sociaux 226
acétylcholine 273 calculateur 155
activation 127 calendrier subjectif 252
adressage 32 calepin visuospatial 48
capacité
âge d’encodage 256
– de récupération 191
amnésie
– limitée 36
– de Korsakoff 272 carnet de vie 271
– infantile 214 catégorisation 19, 140
amorçage chaîne 26
– phonologique 89 chunking 139
– sémantique 89 codage spécifique 181
amygdale 239, 241 codes 32
apprentissage sensori-moteur 105 concurrence cognitive 51
arborescence 119 confusion phonologique 68
associant 28 contraction du temps 253
associations 10 couple 26
cubes de Kohs 97
– catégorielles 117
– verbales 115 D
associés 28 datation
autorépétition 74 – absolue 253
– des souvenirs 249
B décision lexicale 128
béhaviorisme 25 dénomination 86
boucle articulatoire 48 distance sémantique 122
294 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

duplication de l’ADN 262 L


lecture 86
E
lexique interne 76
économie cognitive 120 loi
effet – de la régression 244
– de confusion auditive 61 – de Ribot 244
– de génération 258 – de Yerkes et Dodson 238
– de la fréquence 123
– de modalité 60 M
– de primauté 40 madeleine de Proust 64
– de production 129 maladie
– de récence 40 – d’Alzheimer 272
– de suffixe 62 – de la mémoire 272
– générationnel 256 – de Parkinson 275
– sériel 40 matrices de Brooks 49
émotion 233 mémoire
– « immédiate » 36
empan
– affective 233
– spatial 97
– assimilatrice reconstructive 144
– visuel 97
– auditive 60
empirisme 10
– autobiographique 221
– -associationnisme 20
– collective 221
épisodes 207 – de l’action 103
événements – de travail 48
– privés 222 – déclarative 274
– publics 222 – des joueurs d’échecs 163
évolution de la mémoire 213 – des odeurs 64
expertise 173 – des visages 131
expression émotive 135 – épisodique 184
– explicite 273
F – fichier 52
facilitation 207 – iconique 58
faux souvenirs 130, 219 – imagée 79
– implicite 273
H – lexicale 66
hiérarchie catégorielle 120 – procédurale 274
hippocampe 241, 275 – prodigieuse 150
– sémantique 118
I – sensorielle 57
indices de récupération 177 – tampon 46
inhibition 127 – vie quotidienne 268
interférence 199 – visuelle 96
– proactive 200 concrète et abstraite 166
– rétroactive 199 – visuospatiale 96
méthode d’économie 24
J Mnémosyne 7, 8
jeu d’échecs 168 mode de récupération 198
INDEX DES NOTIONS 295

modèle simultané 47
– d’association-reconnaissance 183 souvenirs 221
– d’Atkinson et de Shiffrin 108 – d’enfance 214
– de Collins et Quillian 118 – datation 249
– des deux mémoires 43, 108 – faux 219
– modulaires 107
– flashs 228
multifenêtrage 52, 111
– traumatisants 241
N stockage des détails 82
neurotransmetteurs 261 structures 32
nœud d’identité personnelle 136 subvocalisation 70
normes associatives 116 – suppression de la 71
syndrome de Williams 162
O système
organisation 138 – égocentrique 225
– subjective 142 – esclave 48
oubli 199
– à court terme 37 T
P tâche de Wilson 97
perception bilatérale 38 technique
période de vie 246 – Brown-Peterson 37
pictogrammes 94 – d’amorçage 127
plainte mnésique 267 télescopage 255
plan de récupération 193, 194 test
processus – de Wechsler 98
– parallèle 88 – standard 268
– séquentiel 88 théorie
prodiges 150 – de la Gestalt 30
prosopagnosie 133
– du double codage 84
prototypes 124
traitement
Q – de l’information 31
questionnaire d’auto-évaluation de la mé- – hémisphérique 198
moire 268 – séquentiel 93
traits sémantiques 124
R trajet de l’information 43
radicaux libres 262 transfert 201
rappel 191, 265 – d’apprentissage 106
– différé 40
– immédiat 40 V
recherche en mémoire 177 vieillissement
recodage phonologique 66
– de la mémoire 259
reconnaissance 195, 265
– des mécanismes moléculaires 261
réminiscence 9
réseau associatif 27 – des neurones 259
– des synapses 260
S – du cerveau 259
séries temporelles 244 – normal 263
INDEX DES NOMS PROPRES

A C
ALLAIN (H.) 261, 263, 268, 275 CALKINS (M.) 245
ALLARD (M.) 262 CHARCOT (J.-P.) 35
ANDERSON (J.R.) 110, 210 CHARLES (A.) 117, 121, 129
ARISTOTE 10, 115, 249 CHRISTIANSON (S.A.) 241
CICÉRON 13
ATKINSON (R.C.) 46, 108, 179
COLLINS (R.) 118, 124, 126
AURIAT (N.) 255
CONRAD (C.) 67, 123
B CONWAY (M.A.) 228, 229
CORNUÉJOLS (M.) 128
BADDELEY (A.) 48, 61
CRAIK (F.I.M.) 109, 144, 265
BAHRICK (H.) 243 CROWDER (R.) 62
BARTLETT (F.C.) 144, 218
BERGSON (H.) 138, 184 D
BINET (A.) 147, 150, 152, 156, 164 DE LA HAYE (F.) 117
BLONDEL (C.) 226 DEESE (J.) 130
BOURRE 262 DENIS (M.) 79, 82, 86, 127
BOUSFIELD 140 DÉRO (M.) 122
BOWER (G.H.) 110, 142, 193, 194, 210, DEROUESNÉ (C.-H.) 267
225 DESCARTES (R.) 19, 22
DESGRANGES (B.) 232, 247, 256
BROADBENT (D.) 38, 43, 108
DIAMANDI (P.) 155
BROUILLET (D.) 266, 273
DOOLING (J.D.) 146, 148
BROWN (R.) 228, 251
BRUCE (V.) 133, 136 E
BRUYER (R.) 135 EBBINGHAUS (H.) 23, 199, 200
BURTON (M.) 136 EHRLICH (S.) 52, 143
298 PSYCHOLOGIE DE LA MÉMOIRE

ENGELKAMP (J.) 103 LOISY (C.) 49


ERICSSON (A.) 173 LORANT-ROYER (S.) 97
EUSTACHE (F.) 232, 247, 256 LURIA (A.R.) 11, 160

F M
FEIGENBAUM (E.A.) 177 MANDLER (G.) 191, 273
FLORÈS (C.) 195 MANDLER (J.) 83
FRAISSE (P.) 85, 86, 251, 255 MARTIN 188
FRANKLIN (H.C.) 245, 256 MCDERMOTT 131
FREUD (S.) 127, 214, 234, 236, 241 MCGAUGH (J.) 240
MCGEOGH (J.) 199
G MCKEEN CATTELL (J.) 86
GAILLARD (J.-P.) 106 MÉRIC 131
GALTON (F.) 28, 116, 221 MILL (J.) 21
GÉRARD (C.) 217 MILLER (G.) 36, 138
GOBET (F.) 167, 170 MORTON (J.) 66
MURDOCK (B.B.) 40
H
HALBWACHS (M.) 214, 223, 226 N
HENRI (C.) 214, 236 NEISSER (U.) 228
HENRI (V.) 147, 214, 236 NELSON (K.) 219
HÉRENNIUS 11 NICOLAS (S.) 273
HOLDING (D.H.) 245, 256 NORMAN 41
HUME (D.) 21
O
I OLÉRON (G.) 42
INAUDI (J.) 152
INSINGRINI (M.) 266 P
PAIVIO (A.) 85, 90, 93
J PAVLOV (I.P.) 26, 127
JANET (P.) 213, 226 PETERSON (L.) 37, 61
JUAN DE MENDOZA (J.-L.) 197 PIAGET (J.) 101, 217
PIOLINO (I.) 232
K PIOLINO (P.) 247, 248, 256
KEPPEL 203 PLATON 9
KOFFKA 30 POSTAL (V.) 117, 122, 173
KÖHLER (W.) 30, 138 POSTMAN 203
KULIK (J.) 228, 251 POTTER (M.) 81
PROUST (M.) 65
L
LARSEN (S.) 230 Q
LAURENS (S.) 214, 234 QUAIREAU (C.) 129
LEDOUX (J.) 240, 241 QUILLIAN (A.) 118, 124, 126
LIEURY (A.) 52, 97, 111, 117, 123, 187, QUINTILIEN 13
190, 222, 246, 247, 251, 253, 255, 258,
268 R
LINTON (M.) 250 RIBOT (T.) 233, 244, 250, 255
LOCKHART (R.S.) 109 RICHARDSON (J.) 68, 69
LOFTUS (E.) 219 ROBINSON (J.A.) 221, 233
INDEX DES NOMS PROPRES 299

ROEDIGER 131 TARDIEU (T.) 129


ROSCH (E.) 126 THOMAS (V.) 275
ROSSI (J.-P.) 128 TIBERGHIEN (G.) 195, 196
ROULIN (J.-L.) 49 TULVING (E.) 143, 180, 181, 183, 184,
RUBENSTEIN (H.) 76 185, 191, 196, 204
RUBIN (D.) 247, 256 TURING (A.M.) 31

S U
SAINT AUGUSTIN 14 UNDERWOOD (B.J.) 200
SALTHOUSE (T.) 262
SCHACTER (D.) 137 V
SCHOENFIELD (D.) 264 VENIAMIN 11, 160
SHIFFRIN (R.) 46, 108
SIMONIDE 8 W
SLAMECKA (N.) 129 WAAGENAR (W.) 230
SPERLING (G.) 58 WALDFOGEL (S.) 215, 236
SQUIRE (L.R.) 107, 250, 274 WARRINGTON (E.K.) 243, 273
STERNBERG (S.) 178 WATSON (J.) 25
STUART MILL (J.) 138 WIENER (N.) 31
SYSSAU (C.) 266, 273 WOODWORTH (R.S.) 105, 107

T Y
TAINE (H.) 250 YATES (F.) 8, 16
TARDIEU (H.) 50, 117, 121 YOUNG (A.) 133, 136

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