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COMPLEXITE ET AMBIGUITE DE L’ACTION

HUMANITAIRE
O. INTRODUCTION

Souvent loin des projecteurs de l’actualité, et sans rechercher autant de reconnaissance,


l’action humanitaire internationale s’est imposée comme l’un des mouvements sociaux et
politiques les plus importants de la fin de XXème siècle comme du début du XXIème.

En disant ceci, nous n’excluons pas l’immense travail accompli par les premiers bâtisseurs,
de la Croix- Rouge internationale à l’Organisation NANSEN, du nom de l’explorateur qui
conçut et délivra les premiers passeports pour réfugiés au début des années 20.

Nous ne faisons seulement que reconnaître que de condition provisoire (le statut du UNHCR
ne lui donnait par exemple mandat que de continuer ses activités pour une période de trois ans
), l’humanitaire institutionnel s’est imposé, au travers de la diversité et de la durée de ses
manifestations, mais aussi par l’action vitale des agences onusiennes aux grandes ou petites
organisations non gouvernementales (ONG) nationales ou internationales, comme un acteur et
interlocuteur majeur des relations internationales contemporaines.

Cette omniprésence a aussi ses revers , d’une aide qui s’est le plus souvent voulue comme
neutre, impartiale et humaine, il faut parfois aussi reconnaître, à l’instar du Secrétaire Général
des Nations Unies, Mr. Kofi ANNAN, que « l’aide humanitaire a trop longtemps servi de
feuille de vigne camouflant l’absence de volonté politique de s’attaquer aux racines du conflit
».Cette déviance du système des relations internationales, transférant le devoir d’action des
politiques aux humanitaires, ne peut représenter la tendance de fonds d’un nouveau
positionnement des acteurs des relations internationales contemporaines. Il serait même
dangereux qu’il en soit ainsi. Il n’empêche que de par l’importance accrue de la voix des
humanitaires, ceux-ci ne se gênent plus pour interpeller avec plus de force que jamais les
politiques pour les inviter à participer avec force et engagement, à la solution de crises
humanitaro -politiques. C’est une reconnaissance du devoir d’assistance ou d’ingérence pour
les victimes et les populations en détresse ou en danger.

C’est aussi l’expression d’une saine conscience que les humanitaires ne peuvent aussi tout
régler et que des solutions politiques seront toujours préférables à celle de devoir laisser des
humanitaires intervenir en ultime recours. Ils peuvent par contre rechercher une meilleure
complémentarité inter-opérationnelle avec les autres acteurs du système international, les
politiques, diplomates, militaires et autres nouveaux acteurs, la justice internationale, les
organisateurs des processus de démocratisation ou organisateurs d’élections, et évidemment,
les média.

Dans le cadre de cet enseignement, nous développerons une analyse sur la question des «
solutions durables » qui doivent diriger et orienter le travail de tous les acteurs du système
international pour trouver des solutions aux questions humanitaires.

Nous souhaitons aussi réserver une analyse particulière à la question de l’uniformisation de


standards professionnels qui devraient désormais régir les opérations à caractère humanitaire
(Projet SPHERE) ainsi qu’au Code de Conduite pour les opérations humanitaires, qui vise à
faire partager par les membres du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge
comme par les autres agences internationales un minimum de règles d’éthique comme de
comportement communes.

Expliquer l’historique comme les raisons d’être de l’action humanitaire, la nature et les
mandats des différents acteurs qui travaillent dans ce secteur d’intervention, l’environnement
au sein duquel ils évoluent et les principes d’intervention comme de gestion qui les guident.

Nous chercherons aussi à présenter dans leurs grandes lignes, les fondements pratiques de
l’action humanitaire, au travers de descriptions de base des actions qui doivent être entreprises
au niveau des abris, de l’eau, de l’alimentation et de la nutrition ainsi que de la santé comme
de l’assainissement. Nous développerons aussi une analyse sur la question des « solutions
durables » qui doivent diriger et orienter le travail de tous les acteurs du système international
pour trouver des solutions aux questions humanitaires.

Nous souhaitons aussi réserver une analyse particulière à la question de l’uniformisation de


standards professionnels qui devraient désormais régir les opérations à caractère humanitaire
(Projet SPHERE) ainsi qu’au Code de Conduite pour les opérations humanitaires, qui vise à
faire partager par les membres du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge
comme par les autres agences internationales un minimum de règles d’éthique comme de
comportement communes.

0.1. OBJECTIFS DE L’ELEMENT CONSTITUTIF.


A la fin de L’élément constitutif, l’étudiant sera en mesure de comprendre:

- La complexité et l’ambigüité de l’action humanitaire


- les conditions historiques qui ont guidé l’action humanitaire;
- l’historique des premières Conventions du Droit international humanitaire;
- les conditions de la naissance de la Croix-Rouge internationale et des premières
organisations internationales;
- les raisons de la croissance des Organisations Non Gouvernementales humanitaires; et
quelques conditions historiques qui ont permis à l’humanitaire d’occuper un espace
international de plus en plus important.
O.3.PLAN
Introduction
CHAP.I. LES RAISONS D’ÊTRE DE L’ACTION HUMANITAIRE
CHAP.II. LA COMPLEXITE ET L’EMBIGUITE DE L’ACTION HUMANITAIRE
Conclusion
0.4. BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

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Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 13 - - 81.194.43.202 -.


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CHAP.I. LES RAISONS D’ÊTRE DE L’ACTION HUMANITAIRE

I.1 UNE BREVE HISTORIQUE DE L’ACTION HUMANITAIRE

1. Charité individuelle et ordres templiers

L’action humanitaire a-t-elle un âge ? L’action humanitaire, considérée comme le désir de


porter assistance à son prochain à un âge, celui de l’homme. Porter assistance individuelle à
autrui est un geste individuel qui a de toujours habité l’homme. L’action humanitaire se
différencie de la somme de ces gestes individuels souvent inscrits dans des textes sacrés ou de
pratiques religieuses (la zackat propre à l’Islam ou le concept de charité propre aux chrétiens)
dans le sens où elle cherche à systématiser l’organisation comme la mobilisation de différents
moyens humains et logistiques pour porter une assistance indifférenciée à un ou des groupes
de population en particulier. Dans ce sens, il existe dans toute civilisation des groupes qui se
sont dédiés, à leur petite échelle à la compassion et à soulager les souffrances d’autrui.
L’extension du principe d’assistance individuelle a aussi été magnifiée pour devenir un acte
constitutif de l’existence et de la raison d’être de groupes organisés, souvent sous un couvert
religieux.

Plus près de nous, nous constatons la naissance de ce type d’organisations dans la constitution
des ordres religieux et militaires apparus autour de la mobilisation des premières croisades
chrétiennes du 11ème au 14ème siècle de l’ère chrétienne. Les premières croisades voient
ainsi l’apparition, en Occident chrétien, des Templiers, des chevaliers du Saint Sépulcre et des
ordres ibériques (Alcantara, Montesa, Avis, Saint Jacques de Compostelle, Calatrava) dont le
mandat est d’aider ceux qui souffrent dans la longue route vers Jérusalem. Une fois la
croisade réalisée, ces ordres ont continué pour quelques siècles à remplir sur place, dans les
territoires conquis sur les Maures, des établissements à vocation hospitalière. Il est significatif
de constater que plus de 900 ans après les Croisades, un ordre comme celui de l’ordre
souverain militaire et hospitalier de Saint Jean de Jérusalem, Rhodes et de Malte (plus connu
sous le nom de l’Ordre de Malte), continue ses activités hospitalières et d’autres activités
humanitaires de par le monde.

Dans la continuité de cet esprit altruiste, l’Occident, et plus particulièrement les structures de
l’Église, construit au profit de ces pauvres et indigents des structures d’accueil pour dispenser
des soins de santé et d’assistance publique. C’est l’œuvre de Saint François de Paul, mais
aussi la naissance d’hôpitaux publics sous la main de différents monarques.

Plus tard dans le temps, des signes précurseurs des interventions humanitaires modernes se
profilent sous différents continents. En 1793, des aristocrates français chassés de Saint
Domingue par une révolte d’esclaves sont recueillis dans la Floride voisine comme de vrais «
boat people ». Par l’aide qui leur est accordée, votée par le Congrès, les États-Unis initient
leurs programmes d’assistance humanitaire. Ils la continuent en lançant une vaste opération de
secours au profit des victimes du terrible tremblement de terre de Caracas de 1812.

Que ce soit la Grèce luttant contre les Ottomans, ou encore les Irlandais mourant de la famine
sur leur île, la future grande puissance que sont les États-Unis organise les premières
manifestations internationales de solidarité d’un État au profit de populations en danger de
mort. En Europe, le mouvement de colonisation tous azimuts, soutenu par les efforts de
conquête et d’administration d’immenses territoires en Asie et Afrique de la part du
Royaume- Uni et de la France (et marginalement par d’autres), donne lieu à une nouvelle
mission quasi apostolique des humanitaires de cette époque que sont les missions religieuses,
les administrateurs coloniaux et les services médicaux ou sociaux qu’ils créent. L’un des
exemples les plus célèbres de cette époque demeure le fameux Docteur SHWEITZER,
créateur de l’hôpital de Lambaréné au Gabon. L’humanitaire est dominé par un discours
mettant en exergue la « mission de civilisation », lequel masque les intérêts politiques et
économiques des puissances colonisatrices.
2. De Solférino au développement des Croix-Rouges

Plus pragmatique et tout aussi humanitaire, la médecine de guerre, ou la médecine


aux armées, constitue aussi une branche spécialisée et émergente de l’action humanitaire. On
est très loin des découvertes de Henry DUNANT à Solférino, mais la médecine aux armées
vise évidemment à pallier aux souffrances des soldats, comme à protéger les effectifs des
corps d’armée engagés sur le terrain.

Ce fait en rappelle un autre : c’est sur un terrain de bataille du 19ème siècle, celui de Solférino
en Italie, qu’un certain Henry DUNANT, citoyen genevois, effrayé par l’horreur de

40,000 blessés gémissant, conséquence des combats meurtriers engagés entre Français et
Italiens, décide de lutter pour le développement d’un nouveau concept : imposer aux forces
armées et aux États qu’elles représentent un espace neutre d’intervention qui donne aux
blessés de guerre, en toute impartialité, un espace d’assistance où ils peuvent recevoir les
soins qui leurs sont dus. Son idée, exprimée dans un livre fameux, Souvenirs de Solférino, est
à l’origine de la naissance des principes qui guideront le Mouvement international de la
Croix-Rouge, assistance impartiale, neutralité et indépendance.

La mobilisation politique et civile qui suit la publication des Souvenirs comme les efforts de
promotion du premier Comité qui impulsa une campagne publique en la faveur des principes
de la Croix-Rouge (le drapeau suisse inversé) donna vite naissance la première Convention de
Genève en 1864 sur « l’amélioration du sort des blessés dans les armées en campagne ». Sur
la base des principes de neutralité, humanité, impartialité, et indépendance, le mouvement de
la Croix-Rouge étend rapidement son assise dans chacun des 20 premiers signataires et même
au-delà. La Croix-Rouge, de par le développement de ses méthodes organisationnelles, va
rapidement devenir la première organisation humanitaire permanente contemporaine. Dotée
de standards d’intervention professionnels elle repose à la base sur l’engagement bénévole, et
se développe dans le but d’être techniquement capable de mobiliser des ressources humaines
comme logistiques importantes pour aller porter secours aux victimes de conflits, et par
extension aux victimes nationales de désastres naturels ou autres sinistres.
Les guerres balkaniques ou asiatiques confirment à la fin du XIXème siècle la désormais
reconnue universalité et capacité d’intervention du Mouvement. Durant le premier conflit
mondial, la visite des camps de prisonniers et la création de l’Agence Internationale des

Prisonniers comme le rapatriement de 700,000 hommes dans leurs foyers ou encore


l’assistance portée aux populations civiles sinistrées par le conflit offrent au mouvement
humanitaire son premier Prix Nobel en 1917. La fin de la guerre confirme aussi la séparation
du mouvement des Croix-Rouges en deux éléments bien distincts qui sont le Comité
International de la Croix-Rouge (C.I.C.R.), lequel s’occupe essentiellement de la gestion des
opérations du mouvement en temps de guerre, et la Ligue des Croix-Rouges et du Croissant-
Rouge (aujourd’hui Fédération des…), laquelle continuera à s’occuper en temps de paix des
autres types d’opération de santé publique, de formation de personnel secouriste, de réponse à
des catastrophes naturelles, etc.

La première guerre mondiale clôt donc un épisode très riche du développement de la cause
humanitaire sur la planète. Il faudra donc en retenir essentiellement les acquis qui sont:

• Confirmation des premières conventions internationales sur la protection des blessés,


prisonniers et populations civiles en temps de guerre, interdiction de certains types
d’armements et naissance du D.I.H.- Droit International Humanitaire;

• Mise au point de techniques de secours et logistique de masse pour protéger et porter


assistance à ces mêmes populations en temps de guerre;

• Création d’outils de travail et de recherche nouveaux, dont les concepts sont arrivés jusqu’à
nous (Agence de recherche des prisonniers et mise au point des visites de prison, techniques
ambulatoires ou chirurgicales de guerre, visites, lancement de programmes de santé publique
ou prophylactique (comme la tuberculose); et

• Universalisation d’un mouvement humanitaire à vocation neutre, impartiale, indépendante


des pouvoirs politiques et militaires constitués.

Malgré l’augmentation de la puissance de feux des États et le pouvoir de rendre la guerre


encore plus horrible et inhumaine que la Première Guerre Mondiale ne l’a été (apparition des
gaz et chars de combats, de la guerre aérienne, etc.), les États du monde occidental n’auront
de cesse de préparer la guerre suivante. Tout en laissant le mouvement des Croix-Rouges
améliorer ses capacités d’intervention, de nouveaux instruments d’intervention humanitaire
verront progressivement le jour.

I.2 LE DEVELOPPEMENT DE L’ACTION HUMANITAIRE AU 20EME SIECLE

1. Les nouveaux développements de l’action humanitaire au 20ème siècle

Les débuts de l’après-guerre dans les années 1920, puis la gestion des questions de
réhabilitation et d’aide aux populations meurtries par la deuxième guerre mondiale seront
marqués par l’apparition de trois phénomènes importants pour le développement futur des
acteurs humanitaires contemporains.

Le premier phénomène concerne l’apparition de la première agence gouvernementale à


vocation humanitaire, ancêtre et précurseur des principes directeurs de UNHCR avec 30
années d’avance, l’Organisation NANSEN. Du nom du fameux explorateur norvégien
éponyme, l’Organisation NANSEN, émanation de la Société des Nations (S.D.N.)
nouvellement créée, est la première agence qui ait pour vocation de s’occuper des réfugiés,
alors essentiellement russes.

Le premier « Titre de Voyage », destiné à des personnes ne pouvant se prévaloir de l’autorité


de leur pays d’origine pour se voir délivrées un passeport, est créé et leur permet de pouvoir
voyager avec plus de facilité. Cette organisation définit dans son concept les prémisses du
Comité International pour les Réfugiés, créé par le Président américain ROOSEVELT
(rappelons que les USA ont toujours refusé d’adhérer à la SDN), puis à la fin de la guerre
l’Administration des Nations Unies pour les Secours et la Reconstruction (l’UNRRA, minée
par le début de la guerre froide). Suivra ensuite l’Organisation Internationale pour les
Réfugiés (OIR) qui est l’ancêtre direct du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les
Réfugiés (le UNHCR), mandatée pour trois ans… et qui n’a depuis cessé d’adapter textes,
ressources et moyens pour faire face aux défis actuels de la gestion de près de 50 millions de
réfugiés et personnes déplacées au travers de la planète.

Le deuxième phénomène concerne l’apparition des premières grandes agences non


gouvernementales à vocation internationale. Save the Children voit le jour en réponse à la
famine en Ukraine dans les années 1920 dans la nouvelle U.R.S.S.
La deuxième guerre mondiale puis la guerre de Corée alimentent la compassion comme
l’exceptionnelle générosité du peuple américain. Ainsi naissent parmi les plus grosses
organisations non gouvernementales à vocation internationale de ce pays, sur une base très
souvent religieuse, comme Vision Mondiale (WorldVision), International Rescue Committee
(IRC), Catholic Relief Service (CRS), C.A.R.E. Committee for American Remittances
Everywhere ou encore L.W.F. Lutherian Worldwide Federation et A.D.R.A. Adventist
Development Relief Association.

Ces géants de l’aide humanitaire deviendront plus tard des géants de l’aide à la reconstruction
puis de l’aide au développement dans les nouveaux pays décolonisés dans les années 1960. Ils
seront appuyés par une politique américaine efficace qui les appuiera dans leur
développement au sein de plusieurs pays d’intervention, confirmant les connections étroites
entre ONG et États d’origine. A l’inverse en Europe, les anciennes puissances coloniales ont
le plus souvent privilégié le développement de politiques bilatérales de coopération, au
détriment de la naissance de grandes ONG internationalistes appuyées par leurs
gouvernements.

Le troisième phénomène concerne la véritable « révolte contre le père » initiée par un groupe
de jeunes docteurs français en révolte contre l’intransigeance des règles de neutralité et
d’impartialité absolue du C.I.C.R. Au Biafra, en 1969, se déroule une guerre sans pitié au sein
de laquelle les populations civiles meurent d’une terrible famine, et, tentant de les secourir, le
C.I.C.R. ne peut pour autant se délier de son absolue neutralité pour aller au-devant des
populations en détresse. Hors, l’accès aux centaines de milliers de personnes en détresse lui
est alors refusé de la part des autorités officielles. Choqués par ce véritable chantage à la mort
lente que jouait alors les autorités nigérianes face à leurs populations, un groupe de docteurs
français, guidés par le Dr KOUCHNER, décide de fonder une organisation médicale qui
puisse non seulement aller au-devant des populations en danger, mais aussi décider de sortir
du devoir de réserve habituellement lié à l’action humanitaire jusqu’alors, et témoigner
ouvertement de ce qu’ils voient auprès des opinions publiques et des média.

La première organisation médicale humanitaire privée, « Médecins Sans Frontières MSF »,


était née et avec elle la formule des « Sans Frontières ». Sous cette définition internationaliste
naissait aussi une nouvelle génération d’organisations humanitaires à vocation
interventionniste, délibérément engagées à aller au-devant des victimes et prêtes à bafouer le
droit sacro-saint de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État.
Elles s’ouvrent à un nouveau dialogue avec les média comme avec les opinions publiques,
révolution radicale de l’action humanitaire qui allait propulser sur les écrans, les radios et les
journaux des causes oubliées et des conflits lointains sur lesquels personne d’autre, à
commencer par les États souverains, n’avaient de regard.

La vague « sans frontiériste » allait donc connaître un succès de croissance comme de


reconnaissance phénoménale : Pharmaciens Sans Frontières, Vétérinaires Sans Frontières,

Aviation Sans Frontières, Avocats Sans Frontières, Reporters Sans Frontières, Ingénieurs
Sans Frontières, Psychologues… et même Clowns Sans Frontières. Les nouveaux champs du
« Sans frontières » peuplent progressivement l’ensemble des nouveaux secteurs et spécialités
d’intervention de l’action humanitaire. Avec le support des média, le « nouvel humanitaire »
se trouve supporté par des générations de jeunes professionnels et cadres de la société civile
qui ne croient plus à l’action politique multilatérale et voient dans le « sans frontiérisme » une
façon constructive et réaliste d’apporter soutien et appui aux peuples du Tiers Monde ou
d’Occident en situation de détresse.

Dans un résumé rapide des règles du jeu adoptées par les nouveaux « Sans Frontiéristes », il
faut signaler quelques critères généralement partagés par ces derniers: Une origine privée, et
le plus souvent laïque, l’organisation « sans-frontiériste » cherche son financement largement
auprès d’un public fidèle de donateurs. Elle cherche à minimiser son financement public
national ou multilatéral pour préserver au mieux son indépendance et son libre jugement;

• Une participation professionnelle le plus souvent basée sur le volontariat et l’engagement


personnel, plus que sur une vision carriériste professionnelle;

• Un refus parfois radical des règles de non-intervention et de neutralité définies par la

Croix-Rouge Internationale, pour pouvoir se garantir un accès sans limites aux victimes, sans
discrimination de race, couleur ou religion, lequel appui se passe de plus en plus de toute
négociation avec un quelconque pouvoir politique. De cette définition d’intervention naîtra le
concept futur de « droit d’Ingérence »;

• Une internationalisation rapide des représentations nationales des grandes ONG, mouvement
qui s’étend sur tous les continents et donne un poids croissant au ONG dans les forums
internationaux qui débattent des crises humanitaires contemporaines (du Conseil de Sécurité
des Nations Unies au Parlement européen), ainsi que l’accès à de nouvelles sources de
financement;
• Conséquence de cette liberté défendue et revendiquée, une tendance à considérer le «
témoignage » comme une partie intrinsèque de leur mandat, ce qui transforme certaines
agences à être tout autant des défenseurs de « causes justes » (Mines antipersonnel, enfants
soldats, accès aux médicaments ARV, lutte contre les maladies rares), tout autant que des
praticiens humanitaires de terrain; et

• Une transparence dans la gestion qui démontre la bonne utilisation des fonds reçus, en
minimisant les frais de gestion de Siège et d’opérations.

2. Les raisons d’une nouvelle croissance (1970 –2000)

Il est important de s’interroger sur le pourquoi de la croissance exceptionnelle de l’action


humanitaire contemporaine. Cette croissance touche tout autant les institutions du système
onusien que les ONG internationales. Plusieurs éléments, souvent complémentaires ou parfois
discontinus les uns par rapport aux autres, ont transformé l’action humanitaire contemporaine
en l’un des courants les plus forts des relations internationales des 30 dernières années. Sans
que cette liste soit exhaustive, en voici quelques raisons :

• La « conscience humanitaire» : A l’origine de la révolte des French Doctors qui quittèrent


le C.I.C.R. pour fonder la première équipe de Médecins Sans Frontières en 1968, la «
conscience humanitaire» d’agir et de devoir de soulager les souffrances des populations en
danger reste certainement un des moteurs les plus puissants. Nombre d’organisations, à
commencer par les plus grandes, des Hospitaliers du 12ème siècle aux ONG modernes sont
nées d’une révolte face à un drame en particulier, par le désir de porter secours et par volonté
d’agir d’une façon différente et plus efficace que l’action des gouvernements. Cette «
conscience » est toujours vivace et a été à l’origine de l’inflation des ONG à caractère
humanitaire que nous avons pu constater ces dernières années;

• La croissance des conflits : Depuis la fin de la guerre froide, le nombre des conflits sur la
planète s’est accru de manière significative pour atteindre la barre des 85 à la fin des années
2000. Le 95% de ces derniers sont d’origine interne. Une triste corrélation veut que les
conflits les plus longs et les plus meurtriers restent souvent l’apanage des pays les plus
pauvres de la planète (Burundi, Congo, Tchad, Soudan, Birmanie pour n’en citer quelques-
uns);
• Les changements dans la nature de conflits : Les conflits modernes ne sont plus des conflits
entre armées, mais de plus en plus des conflits où les civils sont les premières victimes, en
nombre, en atrocités, en objets de toutes les manipulations les plus odieuses.

Cette nouvelle réalité, avec les réfugiés comme avec les personnes déplacées, a
significativement élargi la gamme de travail des humanitaires. Elle a aussi invité d’autres
acteurs et partenaires (Juristes, policiers, militants des droits de l’homme, etc.) à jouer un rôle
croissant dans le suivi et la gestion d’une crise humanitaire; Les changements dans la nature
des besoins : La multiplication des crises et des conflits ainsi que des exactions sur les
sociétés civiles a progressivement étendu la définition comme la nature des besoins. Cette
croissance a aussi engendré une extension de la demande de services humanitaires souvent de
plus en plus spécialisés (comme les services psychosociaux, ou d’appui à la gestion de l’eau
en milieu urbain, ou à la gestion des abris en Europe, où aux « secours des médecins volants »
comme au Kenya, etc.); et

• L’Humanitaire comme réponse politique : L’humanitaire n’est jamais une fin en soi.

Mais il est vrai que dans beaucoup de conflits récents, à défaut de chercher ou pouvoir
apporter une réponse politique (forcément longue) à un conflit ou une situation de crise
humanitaire, un grand nombre de gouvernements occidentaux ont préféré financer des
opérations à caractère humanitaire plutôt que de trouver une solution politique durable à des
problèmes plus profonds (cas du conflit bosniaque de 1992 à 1995). Ceci a été symbolisé
comme « la substitution du politique par l’humanitaire ».

Pour coordonner cette nouvelle dimension politique de l’action humanitaire, plusieurs


gouvernements ont officialisé en leur sein de certains gouvernements de nouvelles
administrations chargées d’exécuter leurs politiques en ce domaine.

• Le financement de l’humanitaire : Malgré la croissance importante des financements d’ordre


privés, spécialement lors de crises humanitaires, la croissance des financements institutionnels
au profit des agences travaillant dans l’humanitaire a été un incitatif important à la
multiplication de nouvelles agences humanitaires comme à la multiplication d’initiatives
qu’elles se trouvent en mesure de pouvoir financer. En l’espace de quelques années, l’Europe,
avec la création de ECHO, est ainsi devenue le premier bailleur de fonds humanitaire de la
planète;
• L’Humanitaire comme profession et aventure : L’utilisation médiatique de l’humanitaire a
projeté une image du travailleur humanitaire socialement très positive, pour ne pas dire
souvent idéaliste. Au sein de sociétés ou un nombre grandissant de personnes cherchent à
conjuguer aventure et travail, engagement social comme internationaliste, l’humanitaire est
souvent venu apporter une réponse toute tracée;

• L’Humanitaire internationalisé : Pour faire face à la demande soulignée dans les points plus
hauts, les organisations humanitaires se sont multipliées. Un certain nombre d’éléments
participe à la reconfiguration de l’action humanitaire contemporaine ainsi qu’à la constante
internationalisation du phénomène;

• Création de nouvelles structures onusiennes (OCHA – Bureau de coordination des affaires


humanitaires), européenne (ECHO) et/ou nationales;

• Apparition de nouveaux mandats (Convention de l’Enfant - UNICEF ; Personnes déplacées ;


Mines antipersonnel (Convention d’Ottawa) ; Lutte contre le SIDA, Enfants soldats, etc.);

Internationalisation des grandes ONG humanitaires comme M.S.F., CARE, OXFAM,

Médecins du Monde, Vision Mondiale et autres qui multiplient les branches internationales de
leur organisation;

• Implication de nouveaux acteurs internationaux qui s’investissent dans le cadre d’opérations


humanitaires ou civiles (comme les Casques Bleus, l’OTAN, l’OSCE, ECHO, les effectifs de
Police civile internationale, etc.); et

• Internationalisation des financements : croissance en volumes et croissance des secteurs de


financement, ainsi qu’apparition de nouveaux bailleurs de fonds (entreprises, Banque
mondiale, etc.).

CHAP.II. LA COMPLEXITE ET L’EMBIGUITE DE L’ACTION


HUMANITAIRE

II.1. QUELQUES DEFINITIONS

1. Complexe adjectif : Qui contient, qui réunit plusieurs éléments différents. Un


problème très complexe (complexité). Difficile, à cause de sa complexité.
2. Complexité nom féminin : État, caractère de ce qui est complexe.
Selon Morin, la complexité désigne étymologiquement ce qui est « tissé ensemble ». Il s'agit
de comprendre le tout qui est plus que la somme des éléments, sans pour autant déconsidérer
les éléments du tout. La pensée complexe met donc le chercheur dans une contradiction
permanente.

3. Ambigu adjectif : Qui présente deux ou plusieurs sens possibles ; dont l'interprétation
est incertaine.
4. Ambiguïté, substantif. Féminin : Caractère de ce qui est ambigu. Caractère de ce qui
est susceptible de recevoir plusieurs interprétations :

II.2. LA NOTION D’ORGANISATION HUMANITAIRE, UNE IDENTIFICATION


AMBIGUË

En dépit de la grande diversité de leurs vocations, les OSI sont aujourd’hui presque toutes
susceptibles d’être qualifiées d’« humanitaires », au point que le vocable est pratiquement
devenu synonyme d’adjectifs tels que « caritatif », « généreux » ou « solidaire ». Or, compte
tenu de la connotation laudative du mot et du caractère discriminant qu’il continue de revêtir
pour la qualification des lignes budgétaires allouées aux ONG par les bailleurs de fonds
internationaux, son usage extensif est loin de ne constituer qu’une question sémantique de
second ordre.

À l’origine, et dans la lignée de l’action du Comité International de la Croix Rouge (CICR),


l’action humanitaire qualifie les secours dispensés aux personnes victimes de conflits armés.
Les associations humanitaires françaises, quant à elles, ont d’abord référé leur action aux
contextes de « crise », d’origine naturelle ou politique, susceptibles de compromettre les
chances de survie de populations entières. De la sorte, le terme « humanitaire » a initialement
servi à qualifier « l’action d’urgence », forme faiblement institutionnalisée de la coopération
nord-sud, tandis que l’aide au développement (censée élever le niveau de vie de populations
vivant en contexte stable) demeurait très largement paradigmatique, dans le monde des
associations autant que dans celui des institutions publiques de l’après Deuxième

Guerre mondiale. L’antagonisme (idéologique, opérationnel, institutionnel) « urgence »


versus « développement » a longtemps structuré la vision que les acteurs du monde de la
solidarité internationale ont entretenue de leur vocation. À la faveur d’une plus grande
intégration institutionnelle de l’action associative, notamment au travers de nombreux réseaux
, la plupart des OSI admettent aujourd’hui la légitimité, voire la complémentarité des deux
philosophies d’action.

Une raison de ce rapprochement peut être trouvée dans la commune relation de combat
qu’entretiennent les ONG humanitaires, caritatives et « développementalistes » avec la grande
pauvreté, celle-ci devenant l’objet d’une interprétation victimaire, indépendamment de tout
contexte global de « crise ». Or, dès lors que le champ de la « victime » peut être étendu aux
contextes sociaux stables, l’aide « humanitaire » qui lui est accordée perd sa spécificité «
urgentiste » pour se raccorder au champ contextuel du « développement» et surtout, à son
horizon temporel (projets à long terme). Ce glissement sémantique propice à la banalisation
du vocable « humanitaire » permet aux associations de stabiliser leur portefeuille opérationnel
sans avoir à renier leur spécificité culturelle : a priori, les opérations d’urgence sont
d’occurrence ponctuelle et ne permettent pas, à elles seules, d’entretenir une structure pérenne
importante (nous devrons néanmoins amender cette intuition). La globalisation de la «
victime » permet au contraire de dépasser le cadre d’un pool réticulaire de ressources
dédiées à l’urgence pour consacrer à l’aide humanitaire, une organisation pérenne et intégrée,
à l’instar des grandes organisations anglo-américaines (voire françaises) de développement.
Les associations peuvent ainsi fonder leur ambition institutionnelle sur une argumentation
cohérente.

Nous décidons donc de réserver le qualificatif« humanitaire » aux associations qui, nées à
partir des années 1970, ont prioritairement orienté leur action sur les secours d’urgence en
contexte de crise, dans le cadre d’une philosophie d’intervention fortement innovante (voir
plus loin). Ces organisations « humanitaires », quoique toutes singulières, sont notamment
caractérisées par un tropisme médical important, une culture d’entreprise que l’on peut
qualifier de laïque et individualiste (au sens de la philosophie des lumières, dont elle se veut
dérivée), un souci d’indépendance à l’égard de toute institution et un engagement à relayer
l’action opérationnelle par une communication publique d’interpellation et de dénonciation («
témoignage »). Telles que nous les envisageons ici, les OHSI françaises englobent
principalement les organisations du courant « sans frontières » ainsi que quelques
organisations françaises « d’urgence » qui leur ont succédé, dans les années 1980 et 1990.

La vocation originellement et encore aujourd’hui très largement « urgentiste » des


associations humanitaires comporte, en termes de gestion opérationnelle et institutionnelle,
d’importantes inférences:
- Comme nous l’avons évoqué, au contraire des projets de développement, les actions
d’urgence sont théoriquement rétives à la planification opérationnelle et à la programmation
budgétaire. L’usage extensif du concept de « victime » mais aussi, nous le verrons, la
chronicité d’un certain nombre de crises internationales, permettent en réalité de contourner
cet obstacle apparent à la permanence des organisations humanitaires.

- Les opérations d’urgence sont de grandes consommatrices de liquidités : elles imposent


fréquemment le déploiement de moyens considérables destinés à limiter la surmortalité
constatée à la suite d’un désastre et à reconstruire une infrastructure minimale, capable de
pourvoir aux besoins vitaux des populations sinistrées, lorsque la situation de crise aiguë
semble terminée (« réhabilitation»).

- Les opérations d’urgence sont soumises à une tension plus immédiate et plus contraignante
que ne le sont la plupart des opérations de développement. La coordination des actions à
entreprendre en un temps compté et la diversité des besoins à satisfaire exigent
théoriquement, de la part des acteurs, la mobilisation d’importantes compétences
d’organisation.

- Enfin, les opérations d’urgence bénéficient d’une médiatisation intense, qui est refusée aux
projets de développement (Braeckman, 1996). Les organisations humanitaires de solidarité
internationale : une innovation devenue institution

Les principales OHSI françaises ont connu une croissance importante de leurs ressources
annuelles tout au long des années 1980 et 1990, au point de constituer aujourd’hui des
organisations importantes, parfois de dimension internationale.

Signalons que toutes ces associations n’avaient, à leurs débuts, que des ressources modestes :
à titre d’exemple, une association comme Médecins Sans Frontières (MSF) n’émarge, selon
son rapport annuel, « qu’à » un peu plus de 3 millions d’euros de budget annuel en 1981, soit
dix ans après sa création ; autre exemple, l’association Action Contre la Faim (ACF, ex AICF)
affiche un total de ressources de 610 000 euros environ en 1983 (communication personnelle).
L’importance actuelle des ressources de ces associations témoigne donc d’un processus résolu
de croissance interne, dont le taux moyen annuel s’avère considérable environ 19 % par an
pour MSF (1981-1999) et quelques 30 % annuels pour ACF (1983-1999). Il n’est pas
incongru de parler ici de véritables success stories entrepreneuriales.

On peut donc schématiquement scinder en trois décennies distinctes le sentier de croissance


des principales OHSI françaises : une phase de démarrage dans les années 1970 ; une phase
de développement dans les années 1980 ; une phase de maturité dans les années 1990.

Alors que, jusqu’à la fin des années 1960, l’action humanitaire est principalement associée au
Mouvement Croix Rouge et que les grandes urgences internationales (exodes de populations,
catastrophes naturelles, etc.) ne font l’objet que d’interventions « subsidiaires » par rapport à
la priorité donnée aux actions de développement, la guerre du Biafra (1968) va favoriser
l’apparition d’une conception nouvelle de l’aide associative (que l’on peut qualifier d’«
ingérence humanitaire civile »), à laquelle les associations sans frontiéristes françaises en
premier lieu Médecins Sans Frontières (1971) donneront corps.

En tant que structure, MSF demeure, dans les années 1970, une association de taille et
d’ambition modeste. Son management semble correspondre à la « configuration
entrepreneuriale » que Mintzberg (1979, 1989) prête d’ailleurs aux entreprises en phase de
démarrage (rôle essentiel des « leaders », forte culture anti-procédurière). Il reste que MSF
peut être qualifiée de petite organisation innovante, puisqu’elle investit le secteur de la
solidarité internationale en s’engageant dans une stratégie tranchée de différenciation
opérationnelle et institutionnelle (elle entend notamment démarquer son action humanitaire de
celle du CICR, sur trois points essentiels : le souci d’éviter toute dérive bureaucratique, le
refus de conditionner l’aide à l’accord préalable des États et la possibilité de « témoigner »
d’exactions constatées par les volontaires).

Parallèlement, l’association invente une symbolique de l’engagement humanitaire qui croise


des « champs de valeurs » culturellement valorisés tels que ceux de la médecine, du tiers-
monde, du bénévolat et des droits de l’homme. Cette mystique de l’aide recèle, nous le
verrons, un potentiel important de communication institutionnelle. À la faveur d’un
environnement porteur, la synergie existant entre ses différents vecteurs de différenciation
(démarcation opérationnelle, originalité institutionnelle, innovation conceptuelle) va entraîner
l’association MSF sur le sentier d’une croissance considérable.

Selon un cheminement classique, les OHSI françaises s’engagent, au début des années 1980,
dans une stratégie de croissance, partiellement « proactive », que valide un environnement
porteur.

L’environnement opérationnel des associations est en effet reconfiguré par la déstabilisation


durable d’un certain nombre de pays, à la faveur de crises diverses affectant aussi gravement
que durablement les populations civiles, à la fin de la décennie 1970 (Afghanistan, Extrême
Orient, Amérique Centrale, Afrique).

Les associations humanitaires rencontrent là des théâtres d’opérations qui correspondent


spécifiquement et durablement à leur vocation opérationnelle (secourir et témoigner).

Certaines d’entre elles, MSF notamment, y puiseront l’occasion d’une spécialisation dans
l’assistance aux populations déplacées et réfugiées (lesquelles fuient les conflits et exactions
dont elles sont victimes). Paradoxalement, c’est sur la « turbulence pérenne » de ses théâtres
d’opérations que MSF (et d’autres organisations d’urgence, dans son sillage) parviendra à
bâtir une organisation stable et internationalement reconnue.

Si l’on peut considérer l’occurrence simultanée de nombreuses crises humanitaires comme


une opportunité exogène de croissance, les associations ont joué un rôle nettement plus
proactif dans l’intense médiatisation de leurs interventions (il existe une grande connivence
entre journalistes et « humanitaires ») comme dans l’importance occupée par la cause du tiers-
monde dans le débat intellectuel français. Sans s’étendre sur ces questions, on doit donc
retenir que les associations humanitaires ont participé à la valorisation symbolique de leur
action, dans un environnement social globalement réceptif à leur discours.

En fin, la plupart des associations humanitaires contemporaines du début des années 1980 ont
su saisir l’opportunité d’un environnement favorable pour orchestrer leur stratégie de
croissance. Ainsi MSF connaît-elle une « rupture stratégique », en 1979, à la faveur d’un
renouvellement de sa direction, laquelle décide notamment d’engager l’association sur la voie
de l’institutionnalisation, autour de deux axes majeurs : la stabilisation de ses ressources
financières (prospection et fidélisation de donateurs privés) et la professionnalisation de son
action d’assistance. Les associations « sans-frontiéristes » figurent parmi les premières, en
France, à s’initier aux techniques modernes de collecte de fonds.

Elles parviendront également à bâtir une réputation de « sérieux opérationnel » aujourd’hui


reconnue par toutes les grandes institutions, privées et publiques, de la solidarité
internationale.

La fin des années 1980 annonce l’institutionnalisation de l’aide humanitaire, comme modalité
de la solidarité internationale.
Au début des années 1990, à la faveur de crises humanitaires particulièrement graves
Kurdistan irakien (1991), Somalie (1991-1993), Rwanda (1994), ex Yougoslavie (1990-1995)
l’action humanitaire devient un véritable « service public international ». Si les associations
privées demeurent les opérateurs principaux des secours dispensés en situation de crise, leur
action tend à s’intégrer au sein de missions géantes de maintien de la paix, menées par
l’Organisation des Nations Unies (ONU). Les associations pionnières et innovatrices des
années 1980 deviennent donc des opérateurs incontournables dans le cadre de vastes
dispositifs officiels d’assistance internationale.

L’institutionnalisation de l’aide humanitaire se traduit par l’augmentation considérable des


subventions que les bailleurs de fonds publics, internationaux notamment, mettent à
disposition des associations. On doit ici mentionner la création, en 1991, de l’Office européen
d’aide humanitaire (ECHO), lequel devient rapidement le premier donateur mondial de fonds
dédiés à l’aide humanitaire internationale. L’afflux de ces financements institutionnels permet
de relayer la croissance sur fonds privés des années 1980 par un développement sur fonds
publics (principalement européens) dont profiteront, non seulement les grandes associations
françaises et européennes, mais aussi de nouvelles organisations ; pour la France, citons
Équilibre (1984), Pharmaciens Sans Frontières (1986), Solidarités (1991) ou Première
Urgence (1992). De ce point de vue, le début des années 1990 correspond moins à une phase
de maturité institutionnelle qu’à une nouvelle opportunité de croissance, pour de jeunes
organisations souvent spécialisées dans la logistique d’urgence.

La deuxième moitié des années 1990 semble plus nettement correspondre à une phase de
maturité du secteur de l’aide humanitaire associative : concurrence tenace de causes
alternatives (écologie, pauvreté et « exclusion »), stagnation du volume des dons, discours
plus distant, voire critique, de la presse, renouveau paradigmatique du « développement » sont
autant de signes parfois invoqués (par les responsables des associations, notamment) pour
accréditer la thèse d’un durcissement de l’environnement social et institutionnel de l’action
humanitaire. Or, ce discours, nous le verrons, n’est pas neutre sur le management des
associations.

D’un point de vue factuel, il doit être nuancé ; on constate en effet que les grandes OHSI
continuent de développer leur structure et leur audience internationale, dans un
environnement institutionnel globalement favorable.
Corrélativement, certaines tendances à la cartellisation des principaux acteurs de l’aide
humanitaire ainsi que les barrières à l’entrée auxquelles les petites associations semblent
confrontées (effets de réputation, coût d’acquisition d’importants fichiers de donateurs, etc.)
représentent les signes d’une réelle maturité institutionnelle du secteur de l’aide humanitaire
internationale. On peut déduire de cette courte présentation que les grandes OHSI ont suivi
une trajectoire assez classique de petites organisations innovantes, devenues de véritables
entreprises transnationales à la faveur d’un environnement porteur d’opportunités
efficacement exploitées.

L’articulation réussie entre phase de conceptualisation opérationnelle et phase de maturation


institutionnelle a permis aux principales associations françaises d’afficher une prospérité dont
attestent leur crédit social ou leur réputation technologique mais aussi et plus prosaïquement,
l’importance de leurs réserves financières ou le nombre de leurs donateurs.

Il reste que les associations humanitaires n’ont théoriquement pas pour but d’augmenter leur
valeur patrimoniale ou leur part du marché des ressources consacrées à la générosité publique.
D’un point de vue normatif, on peut raisonnablement avancer que leur but réside en la
prestation de l’aide la plus efficace possible, au bénéfice de populations nécessiteuses. Dès
lors, la compréhension des conditions dans lesquelles évolue le management de ces
associations exige d’explorer le lien existant entre la « situation de gestion » des opérations
d’aide humanitaire et celle des organisations chargées de les piloter ; la téléologie des
associations privées de solidarité peut notamment être singularisée par rapport à celle des
entreprises commerciales et des administrations publiques.

II.3. DANS UN PAYSAGE CHANGEANT, L'ACTION HUMANITAIRE EST-ELLE A


LA HAUTEUR DE LA TACHE?

Pour Yves Daccord, directeur général du CICR, l'actualité internationale est dominée par
l'exacerbation du conflit armé syrien et ses conséquences désastreuses pour les populations,
dans le pays et hors des frontières, qui n'entrevoient toujours pas la fin de leurs souffrances. Il
existe, certes, ailleurs dans le monde, de nombreuses autres guerres intestines qui causent des
souffrances incommensurables, loin du regard des médias, mais la situation en Syrie
concentre certains des grands défis auxquels sont aujourd'hui confrontés les acteurs
humanitaires.
Le fossé qui se creuse entre les besoins humanitaires et la capacité d'y faire face d'une manière
efficace en est un. D'un côté, les besoins des personnes touchées par les conflits armés et les
violences prennent de l'ampleur et deviennent plus complexes, en même temps que la crise
financière et économique mondiale s'aggrave. Tandis que la pauvreté et la misère sont plus
enracinées que jamais et sont devenues un phénomène chronique, la diminution des
ressources impose aux gouvernements (et aux organisations humanitaires) des contraintes
sans précédent. De l'autre côté, du fait des difficultés d'accès auxquelles elles se heurtent pour
des raisons militaires ou politiques, les organisations humanitaires ont de plus en plus de mal
à répondre à ces besoins. La Syrie est l'exemple dramatique d'une situation dans laquelle la
population civile de tout un pays subit les conséquences de l'intensification des hostilités sans
que les organisations humanitaires, confrontées à des contraintes de sécurité et des problèmes
politiques considérables, puissent répondre d'une manière un tant soit peu satisfaisante à ses
besoins. Si le fait que les organisations humanitaires sont de moins en moins proches des
populations qu'elles disent vouloir aider tient en partie à des impératifs de sécurité, ainsi qu'à
des raisons de souveraineté nationale et au contrôle exercé sur l'aide par les gouvernements
des pays qui en sont destinataires, il y a cependant une autre raison de poids. C'est le choix
fait délibérément par la plupart des institutions des Nations Unies et de nombreuses grandes
ONG internationales de déléguer leur action à des partenaires locaux, avec les risques qui s'y
attachent. L'allongement de la chaîne des intermédiaires entre le donateur et les bénéficiaires,
en passant par l'Organisation des Nations Unies, l'ONG internationale et le partenaire local,
outre qu'il rend le suivi difficile, pose surtout de graves questions quant à l'efficacité et à la
réalité de l'intervention dans son ensemble, et plus particulièrement celle de savoir qui, en
dernier lieu, en est responsable. Par ailleurs, cet allongement fait disparaître la possibilité
d'avoir une vue directe des besoins et de la résilience des bénéficiaires sur le terrain.

La décentralisation et la fragmentation croissantes de l'intervention humanitaire, qui ne font


qu'attiser la concurrence déjà vive parfois entre les acteurs, constituent une autre difficulté
importante et une caractéristique dominante du paysage humanitaire actuel. Cette tendance a
rendu pratiquement inopérants les mécanismes habituels de coordination, qui sont de plus en
plus souvent remplacés par des arrangements locaux souples, spécifiquement conçus en
fonction du contexte. On ne devrait que s'en féliciter, et se réjouir de la diversité des nouveaux
acteurs apparus sur la scène humanitaire, mais il devient difficile, dans un environnement
aussi dense, de distinguer clairement et de séparer l'action fondée sur des principes
humanitaires des opérations purement de secours. Si celles-ci peuvent être motivées parfois
par des considérations militaires, politiques ou économiques, la première ne peut reposer que
sur des besoins réels. La confusion entre ces deux types d'action finit par empêcher tous les
acteurs d'avoir un accès impartial aux populations des deux camps en conflit, ou du moins
leur complique la tâche. Pour cette raison, les principes d'humanité et d'impartialité doivent
être le dénominateur commun à l'ensemble des acteurs humanitaires, quel que soit leur
mandat ou leur approche.

Se prévaloir des principes humanitaires reste une incantation vaine si cela ne se traduit pas par
une action concrète sur le terrain. Les organisations humanitaires, le CICR compris, doivent
évaluer honnêtement leurs capacités et leurs limites et s'engager concrètement à mettre leurs
actes en accord avec leurs paroles et leurs bonnes intentions. Pour être efficace, la
coordination doit davantage procéder d'une transparence et d'une responsabilité véritable que
dépendre de mécanismes et de procédures toujours plus perfectionnés. Nous devons tous être
capables d'évaluer avec réalisme et sans ambiguïté les capacités dont nous disposons dans les
situations d'urgence ; nous devons notamment savoir où l'accès humanitaire est possible et où
il ne l'est pas, et dans quelle mesure nous pouvons conduire directement nos opérations ou
devons faire appel à des partenaires. Si nous déléguons des opérations, dans quelle mesure en
assurons-nous le contrôle, Nous défaisons-nous en réalité des risques que nous ne sommes
pas disposés à assumer nous-mêmes, Comment faisons-nous pour évaluer les besoins et dans
quelle mesure prenons-nous en considération les bénéficiaires dans notre action ?

Le CICR est convaincu de la nécessité d'être plus en contact avec les autres actions menées,
en nouant des partenariats opérationnels avec les autres composantes du Mouvement de la
Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et avec des partenaires extérieurs. Il est essentiel d'élargir
notre base de soutien en diversifiant nos contacts avec les parties prenantes si nous voulons
que l'aide humanitaire soit mieux acceptée, mieux perçue et plus pertinente.

À défaut de cela, nous risquons d'être marginalisés par l'État, les forces armées, la société
civile ou les organisations confessionnelles. Une assistance mal acceptée pourrait par ailleurs
avoir des répercussions négatives sur la sécurité de notre personnel sur le terrain.

Nous devons aussi investir davantage dans nos ressources humaines, la manière de gérer le
personnel, le soutien à lui accorder et les moyens de le retenir. Trouver le juste milieu dans la
diversité, développer les aptitudes au commandement et rechercher le plus haut niveau
possible de professionnalisme sont des objectifs essentiels pour un personnel de plus en plus
appelé à intervenir dans des contextes particulièrement complexes et difficiles.
La difficulté est, avant tout, de nous ajuster à l'évolution du paysage humanitaire dans une
période où les besoins humanitaires sont particulièrement vastes et complexes, et les
ressources à y consacrer trop limitées. La pression est forte pour que les actions humanitaires
soient menées « sans faute », d'une manière cohérente et efficace. Pour les acteurs
humanitaires, le temps est venu de sceller leurs terrains d'entente, de tirer le meilleur parti
possible de leurs différences et d'aller de l'avant avec la volonté sincère de combler les
lacunes et d'éviter l'aide humanitaire en double, de mettre leurs paroles en actes et d'améliorer
réellement le sort des personnes touchées par les crises humanitaires qui perdurent et par
celles qui apparaissent. Ce n'est qu'à ce prix que l'aide humanitaire sera à la hauteur de la
tâche dans un environnement tumultueux où les besoins deviennent sans cesse plus
complexes.

D'un côté, les besoins des personnes touchées par les conflits armés et les violences prennent
de l'ampleur et deviennent plus complexes. De l'autre côté, du fait des difficultés d'accès
auxquelles elles se heurtent pour des raisons militaires ou politiques, les organisations
humanitaires ont de plus en plus de mal à répondre à ces besoins.

Pour les acteurs humanitaires, le temps est venu de sceller leurs terrains d'entente, de tirer le
meilleur parti possible de leurs différences et d'aller de l'avant avec la volonté sincère de
combler les lacunes et d'éviter l'aide humanitaire en double.

II.4. LE BIAFRA : AU CŒUR DES AMBIGUÏTES DE L’HUMANITAIRE


POSTCOLONIAL

Pour Marie-Luce Desgrandchamps c’est là que tout a commencé : l’histoire et les légendes,
les ambiguïtés et les dilemmes, les principes et leurs limites. À la faveur de son dernier
ouvrage consacré au Biafra, Marie-Luce Desgrandchamps revient sur ce qui s’est joué au
Nigeria il y a cinquante ans. À sa suite, Pierre Micheletti et Bruno-Georges David devisent de
l’évolution des images et représentations de l’humanitaire durant ce demi-siècle.

Scène inaugurale du sans-frontiérisme, la guerre du Biafra est souvent considérée comme un


tournant dans l’histoire de l’humanitaire, voire comme le début de son second siècle. En effet,
il est indéniable que le conflit du Biafra a profondément marqué ceux qui créèrent Médecins
Sans Frontières (MSF) en 1971, une organisation qui a ensuite elle-même influencé le monde
de l’humanitaire tant sur le plan sémantique qu’idéologique. Néanmoins, comme l’ont montré
plusieurs auteurs au premier rang desquels se trouve Rony Brauman, le caractère
révolutionnaire et subversif de l’attitude des médecins français à l’époque à l’égard du Comité
international de la Croix-Rouge (CICR) a été largement amplifié. D’une part parce que de
nombreux organismes et individus décidèrent de se mobiliser et d’agir en dépit des
restrictions imposées par le droit international, et d’autre part parce que leurs témoignages et
leurs engagements intervinrent en réalité dans le cadre d’une stratégie de soutien de l’Élysée à
la cause biafraise.

En France, l’association très étroite entre la création de MSF et ce conflit, puis sa remise en
question n’ont pas manqué de susciter des débats sur lesquels nous ne reviendrons pas ici.
Comme l’a souligné une historiographie récente, d’autres aspects de la guerre du Biafra
méritent d’être soulignés pour appréhender son importance. À partir des cinq thèmes qui
structurent le Focus de ce numéro, cet article revient ainsi sur les spécificités d’une crise qui a
contribué à faire de l’humanitaire un vecteur essentiel de la relation entre l’Afrique et
l’Occident à l’heure postcoloniale.

1. Contexte, guerre civile, crise humanitaire

Le contexte dans lequel se développent les opérations de secours au Nigeria-Biafra contribue


pour beaucoup à expliquer leur complexité et les polémiques qu’elles ont suscitées. Il s’agit
tout d’abord d’une guerre civile opposant l’armée nigériane aux sécessionnistes biafrais. Ces
derniers, emmenés par le général Ojukwu, déclarent l’indépendance de la région située au
sud-est du Nigeria, sous le nom de République du Biafra le 30 mai 1967. S’ensuit un blocus,
imposé par le gouvernement nigérian pour isoler la province, et des hostilités qui durent
jusqu’en janvier 1970. Si la guerre froide épargne le conflit, les États-Unis et l’URSS
demeurant peu impliqués, la France et la Grande-Bretagne rejouent leurs anciennes rivalités
coloniales en soutenant respectivement le Biafra et le Nigeria.

Très vite, les enjeux humanitaires se trouvent au cœur de la guerre et de ses représentations.
Les autorités biafraises justifient la lutte pour l’indépendance en arguant que les populations
Igbo qui composent en partie la région, sont menacées d’extermination en restant vivre au
sein du Nigeria. Elles basent leur argumentaire sur les massacres qui eurent lieu en 1966, sur
la façon dont les hostilités sont menées par les troupes nigérianes, et dénoncent le blocus qui
affame la population. Or, en raison de leur intransigeance, les dirigeants biafrais détiennent
également une part de responsabilité dans la situation de privation vécue par la population
civile, mais le rhétorique victimaire qu’ils développent permet de la masquer.
De plus, en mettant en scène la famine qui sévit dans la province, ils obtiennent une véritable
visibilité sur la scène internationale. Alors que les tribulations des guerres civiles africaines
intéressent peu à l’époque les principaux médias, la diffusion d’images télévisuelles d’enfants
décharnés et affamés à des heures de grande écoute soulève une importante vague d’émotion
en Occident et engendre la mobilisation des sociétés civiles. Récoltes de fonds, de matériels et
de nourriture, manifestations en faveur d’une aide à la population biafraise se multiplient en
Europe et aux États-Unis. Tout en contribuant à la dépolitisation du conflit, les représentations
à l’origine de cette émotion installent durablement dans l’imaginaire collectif l’idée d’une
Afrique que le processus de décolonisation a laissée passive et dépendante de l’aide
occidentale.

1. Humanitaire, nouveau départ et reconfiguration

Alors que les organisations onusiennes demeurent en retrait en raison du caractère civil du
conflit, les acteurs non gouvernementaux se retrouvent en première ligne. Les membres du
mouvement international de la Croix-Rouge, ou encore Oxfam, Christian Aid, Caritas
Internationalis, Save the Children, Das Diakonisches Werk, DanChurchAid, l’Ordre de Malte
et Terre des Hommes sont projetés sur le devant de la scène et se mobilisent en Europe et aux
États-Unis pour récolter des fonds et recruter des volontaires. Toutes ne sont pas
opérationnelles sur le terrain, mais avec ce conflit, les ONG acquièrent une place particulière
et s’imposent progressivement comme des médiateurs privilégiés entre les sociétés
occidentales et les anciens empires.

Concrètement, les opérations de secours s’organisent de la façon suivante. Du côté des zones
reprises par l’armée nigériane, d’entente avec Lagos, c’est au CICR que revient la tâche de
coordonner l’acheminement et la répartition de l’aide humanitaire reçue de l’étranger. Dans
l’enclave biafraise, les secours et les volontaires sont acheminés par le biais de plusieurs ponts
aériens nocturnes établis par le Comité international de la Croix-Rouge avec le concours de
nombreuses sociétés nationales de la Croix-Rouge d’une part, et par des organisations
d’entraide religieuses, regroupées sous le nom de Joint Church Aid (JCA), d’autre part.
Dispensaires, hôpitaux, camps de réfugiés, centres d’alimentation émaillent le territoire et
sont ravitaillés en fonction des arrivages nocturnes. Différents réseaux de distribution
s’organisent (catholique, protestant, Croix-Rouge) pour atteindre les populations en proie à la
famine. En raison de leur fine connaissance du terrain, les missionnaires se révèlent des relais
essentiels dans ces opérations.
Leur examen détaillé permet ainsi de rappeler le rôle incontournable de ces acteurs,
généralement moins associés aux opérations humanitaires postcoloniales qu’à la mission
« civilisatrice » coloniale. Pour eux et ceux qui les soutiennent, à une période où le
missionnariat décline, se tourner vers l’humanitaire s’offre comme une reconversion possible.
La création de l’ONG irlandaise Africa Concern aujourd’hui Concern Worldwide pendant le
conflit, entre autres par des missionnaires et des proches de la branche irlandaise de la
congrégation du Saint-Esprit, témoigne de ces reconfigurations qui s’opèrent avec la fin des
empires.

Les multiples facettes des opérations de secours mises en œuvre par les acteurs non
gouvernementaux illustrent également la diversité des traditions dont est issu l’humanitaire
contemporain. Si l’aide aux prisonniers de guerre et la recherche des disparus s’inscrivent
avant tout dans un processus d’humanisation de la guerre cher à la Croix-Rouge, l’aide
médicale aux soldats blessés et aux victimes civiles se nourrit aussi de la médecine de guerre
et de la médecine coloniale, tandis que la mise en place d’une aide matérielle principalement
alimentaire puise à la fois dans des traditions de charité chrétienne, d’aide aux réfugiés et de
travail médico-social.

3. La Professionnalisation, chasse à l’amateurisme

L’établissement d’une telle action humanitaire pose inévitablement la question du


professionnalisme des organisations volontaires. C’est plus particulièrement le cas pour le
CICR qui se retrouve à la tête d’une vaste opération de secours matériel, une activité qui ne
figure pas à l’époque au centre de ses priorités. Il endosse ce rôle bon gré mal gré, mais sa
gestion de la situation suscite dès l’été 1968 de nombreuses critiques. Elles ne proviennent
pas tant des futurs French doctors qui n’officient pas encore dans ses rangs, mais
d’organisations partenaires et progressivement concurrentes (Croix-Rouge nationales, Églises,
ONG). Paralysie, lenteur, absence de communication, inefficacité, amateurisme, les griefs
sont nombreux. Ce type de critiques est récurrent dans l’histoire de l’humanitaire, chaque
organisation justifiant parfois son propre engagement en soulignant les manquements de ses
semblables.

Néanmoins, à la fin du conflit, le CICR fait lui-même son autocritique et conclut à la nécessité
d’être mieux préparé à des opérations de ce type à l’avenir. Il s’agit, notamment pour l’une
des principales organisations humanitaires de l’époque, de devenir plus opérationnel sur des
terrains d’actions de plus en plus nombreux et lointains. Des mesures sont prises dans ce sens
au début des années 1970, avec entre autres le recrutement de plus de délégués sur une base
pérenne et la mise en place de formations. Ces réformes, qui se révèlent par ailleurs
rapidement insuffisantes, mettent en lumière les dynamiques de professionnalisation, à
l’œuvre déjà avec plus ou moins de succès pendant la Seconde Guerre mondiale, qui
travaillent le monde de l’humanitaire. Certes, celui-ci est à l’époque principalement basé sur
le volontariat, mais cela ne doit pas pour autant signifier amateurisme.

4. Politique, impacts et dilemmes de l’aide

La guerre du Biafra illustre en outre les implications politiques que peut avoir l’aide
humanitaire, notamment dans un contexte de blocus et d’isolement de l’un des belligérants.
Ainsi, aux yeux des dirigeants biafrais, les opérations de secours revêtent une importance
majeure tant sur les plans symboliques, qu’économiques ou militaires. D’une part, en
témoignant de l’intérêt suscité dans le monde par leur cause, elles permettent aux dirigeants
du régime de convaincre sa population du bien-fondé de leur combat et alimentent leur
intransigeance. D’autre part, elles représentent un apport économique considérable, qui leur
fournit entre autres les moyens d’acheter des armes. Si discréditer les humanitaires fait aussi
partie de la stratégie du camp nigérian, il est indéniable que les opérations de secours
contribuent à l’économie de guerre biafraise. De plus, les ponts aériens sont par ailleurs
régulièrement accusés de faciliter, voire de participer aux transports de matériel militaire en
direction de la province. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à utiliser l’humanitaire comme un
véritable outil de soutien au régime biafrais, à l’instar de l’Élysée qui met en place sa propre
opération menée par la Croix-Rouge française à cet effet.

La plupart des acteurs humanitaires sont parfaitement conscients de ces enjeux, mais estiment
qu’ils n’ont pas le choix s’ils souhaitent atteindre la population civile en proie à la famine. Du
côté du CICR, on s’accommode de cet état de fait en cherchant par exemple à limiter les
dépenses des humanitaires sur place et en acheminant également une importante part de l’aide
du côté nigérian. À la fin de la guerre, il a ainsi convoyé 20 000 tonnes de secours par le biais
du pont aérien au Biafra et environ 80 000 tonnes du côté nigérian dans les zones reprises par
l’armée fédérale. Au sein du Joint Church Aid (JCA), dont le pont aérien transporte la
majorité des secours directs à la province sécessionniste (61 000 tonnes), certains
s’interrogent aussi. Dans les derniers mois de la guerre, le Conseil œcuménique des Églises
exprime par exemple ses doutes quant à la décision de continuer à ravitailler la province sans
interroger les conditions d’acheminement imposées par les dirigeants biafrais. La fin du
conflit début 1970 met un terme à ces débats, mais ceux-ci ont contribué depuis à nourrir les
réflexions sur les effets pervers de l’aide, son instrumentalisation ou les dilemmes de
l’humanitaire.

5. Souveraineté comme obstacle incontournable

Alors que la littérature francophone a parfois associé le droit d’ingérence au conflit du Biafra
en raison du rôle joué par Bernard Kouchner dans l’établissement de cette notion, ceux qui à
l’époque bafouent la souveraineté du Nigeria et forcent ses frontières pour imposer des
opérations de secours sont le JCA et le CICR. Une situation qui ne laisse pas le gouvernement
nigérian indifférent et soulève la question souvent négligée de la réception de l’aide
humanitaire. Contraint de les tolérer dans un premier temps, notamment à cause de la pression
qu’exercent les opinions publiques sur ses soutiens britanniques et de la faiblesse de sa
défense aérienne, ce dernier prend une série de mesures en juin 1969 à l’encontre du CICR
qui témoigne de la frustration qu’elles engendrent. C’est tout d’abord le commissaire général
des opérations qui est arrêté, puis déclaré persona non grata à Lagos. L’armée nigériane abat
ensuite un avion du pont aérien de la Croix-Rouge, y mettant ainsi un terme. Enfin, le
gouvernement lui retire la coordination de l’action de secours au Nigeria. Six mois plus tard,
au moment de la chute du Biafra, il complète ces mesures en bannissant les organisations qui
ont participé aux ponts aériens. Dans l’ensemble, ces décisions sont accueillies avec
bienveillance, voire enthousiasme, dans la presse et la population nigériane, où certains
pensent que l’honneur du pays a été bafoué non seulement parce que les ponts aériens ont
contribué au prolongement de la guerre, mais également en raison de la piètre considération
accordée par les humanitaires occidentaux à leurs interlocuteurs africains. Dans un contexte
postcolonial, dans lequel l’État-nation est devenu le symbole de l’émancipation, le
gouvernement nigérian se doit donc de réaffirmer sa souveraineté. L’affaire est d’autant plus
sensible que le Mouvement international de la Croix-Rouge n’a jusqu’alors pas brillé sur le
continent africain pour ses interventions en faveur des populations noires et qu’il est plutôt
associé à la domination blanche.

Néanmoins, regarder de plus près la façon dont se déroule concrètement la reprise en main de
l’action de secours dans les territoires sous contrôle fédéral en révèle les ambiguïtés. Dans un
premier temps, la fermeté est de mise et c’est à un organisme étatique que doit revenir la
gestion de l’aide. Mais rapidement, les réalités financières et matérielles amènent les
dirigeants à revoir leur position et à la confier finalement à la Croix-Rouge nigériane.
Organisation locale, mais insérée dans un réseau international, cette dernière permet à l’action
de secours de bénéficier de la mobilisation et des dons provenant de l’extérieur, tout en lui
conférant un caractère national. Un assouplissement similaire est perceptible en ce qui
concerne les volontaires étrangers qui travaillent pour le CICR. Contrairement à ce que
pourrait laisser croire le discours d’intransigeance tenu par le gouvernement, ceux-ci ne sont
pas systématiquement renvoyés et certains passent simplement sous l’autorité de la Croix-
Rouge nigériane.

Plus généralement, c’est probablement en trouvant une place dans les interstices que
ménagent ces ambiguïtés caractéristiques du moment postcolonial que les acteurs
humanitaires et leurs actions ont continué de prospérer. Paradoxalement, alors que le conflit
du Biafra symbolise les débuts d’un humanitaire plus entreprenant, voire même contraignant,
il en montre également déjà les limites. Revenir sur les spécificités de cette guerre civile
permet donc à la fois de souligner la diversité des origines et des traditions qui ont nourri
l’humanitaire contemporain, de rappeler la récurrence de certaines des questions qui
travaillent encore aujourd’hui le secteur et nous met en garde contre une lecture parfois trop
linéaire de l’histoire de l’aide humanitaire.

II.5. QUESTIONS ET ENJEUX DE L'ACTION HUMANITAIRE

Selon Éric Goemaere (Directeur de Médecins sans frontières Belgique) et François Ost
(Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis), l'action humanitaire ne cesse de poser
question. Mais, entre une pratique de terrain toujours débordée par l'urgence et une réflexion
théorique menacée d'apesanteur, le débat relance le dialogue critique.

S'interroger sur le sens de l'action humanitaire est devenu une nécessité. Soutenue depuis
plusieurs années par une vague impressionnante de l'opinion publique, mobilisant
d'innombrables concours, bénéficiant de capitaux importants, jouissant d'une image
médiatique très favorable, présente sur la plupart des points chauds de la planète, courtisée par
les décideurs économiques et politiques, l'action humanitaire s'est imposée comme une des
rares valeurs positives et largement consensuelles de notre époque désenchantée. Ce succès
inquiète cependant autant qu'il réjouit. Il expose les ONG concernées à de très fortes tensions
et aggrave le risque d'effets pervers et d'inversion de sens. N'est-il pas temps de se recentrer,
de revenir aux sources ? Si, de toute évidence, c'est une interprétation dynamique qu'il
convient de donner de l'humanitaire, ne faut-il pas cependant pointer les limites au-delà
desquelles le sens de l'action s'inverse ? Face aux dérives et aux ambiguïtés, ne faut-il pas
redécouvrir le sens éthique de l'intervention ? Dénoncer l'écheveau complexe qui, ces
dernières années, a emmêlé les fils d'une politique d'aide au développement en crise se
limitant aux sursauts humanitaires, d'une politique étrangère en retrait se contentant, lors des
crises les plus aiguës, de faire revêtir l'uniforme d'infirmier à quelques bataillons de militaires,
et d'une action humanitaire authentique, appelée, à son corps défendant, à remplir tous les
vides laissés par les autres politiques.

Plongée au cœur de ce maelström, l'action humanitaire ne peut plus se retrancher derrière les
valeurs traditionnelles de neutralité et d'impartialité. Quoi qu'elle en ait, elle est maintenant
contrainte d'expliciter son rapport au politique. Schématiquement, on pourrait dire que, si
dans les années 60-70, s'imposait le paradigme du "tout politique" (toute injustice, toute
souffrance était rapportée à une cause politique qui, de proche en proche, finissait par
renvoyer à l'antagonisme Est-Ouest), aujourd'hui nous vivons sous la domination du
paradigme du "tout humanitaire" (les causes économico-sociales des souffrances sont
occultées, seul s'impose le profil de la "victime" - patient anonyme et universel à secourir en
tout lieu et tout temps selon les mêmes modalités). Fatalement, l'action humanitaire
authentique est alors entraînée dans une logique qui la déborde et pourrait bien, si elle n'y
prend garde, la subvertir. Aussi bien en appelle-t-elle aujourd'hui - et ce n'est paradoxal qu'en
apparence à un troisième moment qui se traduirait par un certain retour du politique. L'acteur
humanitaire, écrit R. Brauman, doit apprendre à se défaire de sa blouse blanche pour revêtir
son costume de citoyen, c'est-à-dire apprendre à distinguer les ordres. Il doit retrouver le sens
du politique, s'interroger sur le sens global de son action.

Dans ce point, nous analysons le sens et les limites de l'action humanitaire. Pour ce faire, il
sera procédé en trois étapes. Dans un premier développement, nous rappellerons quelques
éléments du contexte socio-politique nouveau dans lequel cette action trouve à s'inscrire.
Dans une seconde partie, nous réfléchirons aux valeurs dont se réclame l'humanitaire. Enfin,
nous proposerons, dans un troisième temps, une grille d'analyse qui situe l'intervention
humanitaire au carrefour de la sphère juridique de la légalité, de la sphère éthique de la
légitimité et de la sphère pratique de l'efficacité. Ainsi espérons-nous contribuer à une
clarification des débats qui se font jour chaque fois qu'il s'agit de décider d'entamer ou de
poursuivre une intervention sur le terrain.

En invitant ainsi les responsables de l'action humanitaire à faire des choix qui pèsent et
hiérarchisent les trois critères, pas nécessairement convergents, de la loi, du bien et de la
force, nous espérons clarifier les positions de chacun, et notamment départager l'humanitaire
de l'humanitaire d'État, tout en distinguant aussi, au sein de l'action humanitaire elle-même, ce
qui relève du tactique et ce qui appartient à l'éthique, ce qui est du domaine de l'image et de
l'émotion et ce qui appartient à l'analyse et l'engagement durable, ce qui s'inscrit dans
l'urgence immédiate du "prêt à soigner" et ce qui appelle l'action à long terme.

1. Le contexte et éléments d'analyse

 Un monde qui change

Le contexte de l'action humanitaire contemporaine est celui de la globalisation des échanges


et des modèles culturels : les économies sont devenues interdépendantes, les marchés
financiers sont interconnectés en temps réel, les cultures s'uniformisent et les satellites de
communication diffusent les mêmes images sur les cinq continents. Dans ce contexte, on
observe :

- La perte de puissance de certains États : alors que certains États montent en puissance (les
États-Unis et la Chine, par exemple), d'autres au contraire s'effondrent, creusant ainsi l'écart
entre les uns et les autres. Bon nombre de pays issus de la décolonisation ont perdu le soutien
des anciennes métropoles à l'heure où la crise entraîne la tentation de repli sur soi de l'Europe
et où la fin de la guerre froide leur retire tout intérêt géo-stratégique. Sans doute les États
restent-ils des acteurs incontournables, tant sur la scène internationale que dans l'ordre interne.
Mais ils apparaissent souvent impuissants, vulnérables, dépendants et corrompus. Ils
paraissent de moins en moins capables d'imprimer une direction à l'économie et de formuler
un projet culturel et politique mobilisateur. C'est que leur pouvoir est contourné et par le haut
et par le bas. Par le haut : concurrence des organisations internationales, interventions
incontrôlées des opérateurs économiques transnationaux (délocalisations, monnaies nationales
victimes de la spéculation, etc, et pénétration des flux d'information par les médias et les
ordinateurs domestiques. Certains des instruments classiques de l'autorité étatique, telle la
définition d'une politique étrangère et l'entretien d'une armée pour la défense nationale
appellent donc une redéfinition de leur fonction (cf. infra : humanitaire d'État et confusion des
genres). Mais les États sont aussi concurrencés "par le bas" : partout éclatent les
revendications identitaires de groupes ou de minorités qui ne se reconnaissent plus dans l'État-
nation ou qui en rejettent la logique de solidarité. Au nom du droit à disposer d'eux-mêmes,
ces peuples, groupes et minorités contestent l'autorité de l'État, entretenant d'innombrables
foyers de tensions, de guérillas ou de guerres civiles.
Ce déclin de l'État s'analyse aussi comme un déclin du politique, le politique étant ici entendu
comme "gouvernement de la cité" au double sens d'arbitrage entre toutes ses composantes et
d'interaction entre toutes ses dimensions. A ce titre, le déclin du politique entraîne
l'intervention d'acteurs multiples sans tiers arbitre, et l'émergence d'actions inspirées tantôt par
le logique économique, tantôt par un sursaut éthique, mais, encore une fois, sans que se
dégage un projet politique susceptible d'articuler ses différentes dimensions. Tout se passe
alors comme si la fonction politique était remplie tantôt par les opérateurs économiques (FMI,
par exemple), tantôt par les associations à vocation morale.

Le déclin de l'État prend encore une autre forme, moins souvent soulignée : il s'agit de la
concurrence qu'il subit de la part des villes-régions et des nouvelles mégapoles. L'urbanisation
est un des mouvements lourds de cette fin du XXe siècle et conduit, comme on sait, à
l'émergence de villes tentaculaires de plus de dix, voire quinze millions d'habitants. Cette
formidable concentration humaine repose les problèmes économiques, politiques et sociaux
dans des termes inédits, en exacerbant leurs traits les plus extrêmes. La dualisation des
sociétés y apparaît sous une forme radicalement exacerbée, les technopoles y voisinant, quasi
sur un même espace, avec les bidonvilles. Nul doute que l'action humanitaire sera de plus en
plus souvent confrontée avec ces formes paradoxales d'exclusion "interne". Les ONG
humanitaires modernes, nées avec la question du tiers-monde, seront alors à nouveau
confrontées avec leur rapport au politique, dès lors que se posera dans toute son ampleur la
question de leur intervention sur le terrain du quart-monde.

- La montée en puissance de la société internationale : affaiblis sur le plan interne, les États
cherchent, dans les organisations internationales, un instrument d'intervention de substitution,
soit au plan régional (institutions européennes, OTAN…), soit au plan mondial (les diverses
organisations gravitant autour de l'ONU, du FMI, de la Banque mondiale…). L'efficacité de
leurs interventions est très variable : celles de l'ONU notamment souffrent de nombreux
problèmes endémiques (attachement au mythe de l'égalité-souveraineté des États,
bureaucratie, manque de moyens…). En revanche, l'action d'organismes tels le FMI, qui ne
sont pas soumis au principe "un pays, une voix" se confirme d'année en année, posant de
façon urgente la question de leur contrôle démocratique et de leur équilibration par d'autres
organisations à vocation sociale (l'organisation internationale du travail, par exemple).

- La montée en puissance des organisations privées transnationales : qu'il suffise d'évoquer le


renouveau du prosélytisme des Églises (Islam,…), et des sectes, le pouvoir croissant des
organisations criminelles capables aujourd'hui de phagocyter certains États, le renforcement
constant des entreprises transnationales et des marchés financiers affranchis des politiques
économiques et monétaires nationales, et last but not least, l'intervention du secteur non
marchand tant dans le secteur des droits fondamentaux (Amnesty), que de l'écologie
(Greenpeace, WWF…), et de l'humanitaire (MSF, Médecins du monde…). Ces dernières
organisations, qui ont en commun leur caractère privé, l'absence de mandat de la communauté
internationale et leur farouche volonté d'indépendance du politique, entendent représenter une
forme d'opinion publique mondiale. Au nom de ce qu'elles perçoivent comme la défense de
valeurs universelles ou d'un patrimoine commun, elles pratiquent des formes inédites
d'intervention résolument en marge de la souveraineté des États.

 Une action humanitaire qui change

L'action humanitaire est déclenchée par deux types d'événements : les catastrophes naturelles
et les crises politiques.

a. Catastrophes naturelles ou dites "naturelles" (tremblements de terre, éruptions


volcaniques, raz-de-marée,…) : on ne les évoque ici que pour mémoire et non sans avoir attiré
l'attention sur le danger de "naturaliser" des événements qui, à l'analyse, ne se révéleraient pas
étrangers à des causalités socio-politiques. A première vue, on pourrait croire qu'elles
échappent à toute analyse critique, dans la mesure où elles résulteraient seulement de la
fatalité et de la probabilité statistique. La réflexion écologique fait cependant apparaître que
l'homme est devenu un "acteur naturel", et qu'il pèse de plus en plus lourdement sur
l'évolution des phénomènes naturels. On citera notamment son incidence sur l'effet de serre
qui entraînera, au cours des prochaines décennies, une multiplication des typhons et raz de
marée, voire la disparition de certains petits pays, tels les Maldives.

A noter également la multiplication des conflits "verts" ou conflits pour les ressources
naturelles, telles l'eau, dont la quantité et la qualité se raréfient. Impossible de traiter ces
questions comme si elles relevaient seulement de la fatalité. Il faudrait également se demander
pourquoi des populations si nombreuses continuent à investir des "zones à haut risques" :
deltas menacés par les raz-de-marée, pentes de montagnes volcaniques, zones de choc entre
plaques tectoniques. On ne manquerait pas alors de déceler les logiques socio-économiques
qui conduisent ainsi des populations à s'exposer de manière permanente à des risques qui ne
sont plus vraiment naturels.
b. Crises politiques : on aurait pu croire que la fin de l'affrontement Est-Ouest qui a
correspondu, en 1989, à la chute du mur de Berlin et au discrédit des régimes politiques
inspirés par le marxisme, aurait fait apparaître en toute clarté la réalité des affrontements
Nord-Sud et permis de poser enfin les bonnes questions liées au développement. Cet espoir a
été déçu ; ce sont plutôt d'innombrables conflits régionaux qui sont apparus, comme si, libérés
de la tutelle des "deux grands", les acteurs locaux laissaient maintenant s'exprimer leurs
antagonismes multiples. En résulte un tableau d'ensemble complètement brouillé où les causes
de conflit les plus diverses s'enchevêtrent, compliquant considérablement l'identification des
acteurs et la clarification des enjeux. Des conflits interétatiques "classiques", on passe ainsi à
la multiplication des guerres civiles marquées par la guérilla. La violence se déplace à
l'intérieur des États, entraînant des déplacements massifs de populations d'une région à l'autre,
et laissant le plus souvent le droit international (conçu comme droit des rapports entre États)
sans réponse. Du coup se transforme aussi la problématique humanitaire : conçue à l'origine
par Dunant comme l'assistance, sur les champs de bataille, à des soldats réguliers de
puissances étatiques engagés dans des conflits officiels, la voilà maintenant engagée dans des
luttes intestines et de longue durée, opposant souvent dans la plus grande confusion des États
à une fraction de leur population ou des groupes rivaux dont l'identification, l'idéologie et les
alliances ne sont pas aisément définissables.

Si, dans ce contexte entièrement nouveau, l'objectif humanitaire reste sans doute inchangé
(secourir les victimes quelles qu'elles soient et restaurer leur dignité de personne humaine),
l'intervention des O.N.G. ne peut ignorer les effets pervers qu'elle risque de susciter. D'une
part, le risque n'est pas nul que l'aide humanitaire, en assurant la survie des belligérants,
contribue à prolonger le conflit alors que le pays est ruiné et la population exsangue. Dans le
même ordre d'idée, on a également noté le danger que les camps de réfugiés montés par les
associations humanitaires ne servent en définitive de base arrière aux dirigeants d'un régime
déchu, entretenant ainsi la guérilla pour de longues années. Par ailleurs, deuxième effet
pervers, on a également observé, ces dernières années, une collaboration pour le moins
ambiguë entre l'intervention humanitaire des O.N.G. et les opérations "militaro-humanitaires"
montées par certains États. Deux facteurs contribuent à expliquer ces nouveaux cas de figure :
les conditions de plus en plus dangereuses dans lesquelles les O.N.G. sont amenées à
travailler (en Somalie et en Bosnie, notamment), ce qui peut susciter une demande de
protection de leur part et, par ailleurs, le désir de certains États de "faire quelque chose" sur un
terrain de plus en plus déserté par la politique internationale, alors que l'opinion publique,
indignée, réclame qu'on mette fin à une situation qui la scandalise (génocide au Rwanda,
purification ethnique en Bosnie) et/ou que certains impératifs de haute politique commandent
d'opérer, sous couvert d'humanitaire, l'une ou l'autre "retouche" à une configuration politique
donnée (rapatrier les Kurdes au Kurdistan irakien pour soulager la Turquie ou monter
l'opération "Turquoise" au Rwanda pour ne pas abandonner complètement un régime qu'on a
soutenu précédemment). L'expérience a montré que l'ambiguïté de telles situations s'avérait
généralement désastreuse tant dans la logique humanitaire que sur le plan militaire.

Il faut également prendre acte du fait que l'action humanitaire, marquée par l'urgence et la
médiatisation, a très largement pris la place laissée vacante par les politiques de
développement, indexées sur le long terme et opérant dans la discrétion, et qui, dans bon
nombre de pays, ont été emportées dans le tourmente qui balayait les États eux-mêmes avec
lesquelles elles collaboraient.

Alors que s'effondrent les structures étatiques et les "services publics", quand les crises
éclatent, virulentes, il faut agir vite et fort, être capable de rassembler des capitaux importants
et monter des opérations ponctuelles sur un théâtre précis : l'humanitaire prend le relais du
développement. Mais apparaît vite la nécessité de gérer la "sortie de crise" en agissant sur
bien d'autres leviers que le domaine strictement médical : l'humanitaire n'échappe pas, dans
ces conditions, aux questions délicates relatives à la diversification de ses modalités
d'intervention et à son inscription dans le moyen terme nécessaire à la remise en place de
structures viables et à la prévention de nouvelles crises.

C'est également dans ce contexte, mais en amont de la crise cette fois, que s'inscrit la nouvelle
exigence d'une "diplomatie préventive" qui s'efforce d'anticiper et de réduire les causes de
conflit. Mais, comme le remarque J.-Ch. Ruffin, La diplomatie préventive se heurte encore à
un faisceau d'intérêts qui la rend bien improbable en-dehors de la stratégie bilatérale classique
des "zones d'influence" (cf. la politique africaine de la France) : les politiques qui règlent leur
action sur le (très) court terme, les médias qui réclament des images et non des ajustements
préventifs, les pays concernés qui assimilent souvent diplomatie préventive à ingérence. De
sorte que, une fois encore, le terrain est déserté, laissant les ONG devant le dilemme de savoir
s'il leur revient ou non d'occuper l'espace laissé vacant.

Le contexte de l'action humanitaire change également dans les pays d'où elle est originaire.
On citera ici l'action des médias et le contexte culturel.
a. Médias : la violence et la souffrance sont de tout temps ; la différence, c'est qu'avec les
médias, le spectacle de la violence et de la souffrance est porté à la connaissance de la planète
entière, et ce, en temps réel. En résultent, à la fois, des effets positifs et négatifs. Positifs :
sentiment de solidarité planétaire, capacité d'intervention presque immédiate sur le terrain.
Négatifs : effet possible de saturation, banalisation du mal, conscience morale fonctionnant à
l'émotion plus qu'à la réflexion. Les ONG humanitaires sont très dépendantes de l'intervention
des médias : d'eux dépendent souvent la mobilisation de l'opinion publique et donc le sursaut
de solidarité qui permet de rassembler les capitaux nécessaires aux interventions sur le terrain.
Mais se posent alors plusieurs questions :

- Qui contrôle les médias eux-mêmes ? Qui produit, sélectionne et interprète les
informations ?

- Comment éviter la saturation et lutter contre le côté "feu de paille" de l'émotion ?

- Comment promouvoir une information critique au-delà de la communication consensuelle ?

b. Contexte culturel : contrairement à ce qu'on pourrait croire, la souffrance et la guerre n'ont


pas toujours été l'objet de réprobation. Jusqu'il n'y a pas si longtemps, dans nos pays (et
aujourd'hui encore dans beaucoup de pays), la souffrance était, pour une bonne part au moins,
acceptée comme naturelle et inévitable, tandis que la "mort de l'autre" était parfaitement
tolérée dans le cadre de "guerres justes". Tant que le monde était guidé par des idéologies
claires et passablement manichéennes (nous et les autres, les bons et les mauvais), une dose
importante de violence légitime était acceptée.

De ce point de vue, les choses ont changé, dans nos pays à tout le moins. En raison de
l'amélioration des conditions de vie et des progrès de la médecine, de nombreuses formes de
pathologie peuvent désormais être évitées ou enrayées. En résulte l'idée que toute souffrance
qui peut être évitée, doit l'être. (S'y ajoute également une modification d'attitude importante
face à la mort, véritable tabou de nos sociétés, que l'on s'efforce d'occulter par tous les
moyens). Mais on se heurte alors à mille contradictions, dès lors que, bien entendu, on ne peut
ignorer le fait de la souffrance massive et durable de centaines de millions d'hommes pour des
raisons qui ne sont pas toujours étrangères à nos propres modes de vie.

Même ambivalence d'attitude en ce qui concerne la guerre. Les traumatismes du XXe siècle
ont fait mettre la guerre "hors la loi" ("plus jamais cela"), tandis que nous professions une
idéologie officielle liée aux droits de l'homme qui entraîne une large acceptation de l'idéologie
de l'autre. Mais cette attitude nous laisse désarmés face au déferlement de la violence et à
l'affirmation d'idéologies négatrices des droits fondamentaux (Rwanda, ex-Yougoslavie…).
Dans les meilleurs des cas, nous parvenons à réduire les formes les plus brutales du conflit,
mais sans en éradiquer les causes (desquelles nous ne sommes pas toujours étrangers) et en
feignant d'ignorer les idéologies sous-jacentes qui en nourrissent les antagonismes. Tout ne se
passe-t-il pas alors comme si c'était seulement le spectacle de la souffrance et de la guerre qui
était insupportable et hors la loi ? Quand elles se limitent à un rôle d'"ambulanciers du
monde", les associations humanitaires ne collaborent-elles pas à cet effet "cosmétique" ?
Comment passer d'un pluralisme passif ("toutes les valeurs se valent à condition qu'elles en
donnent l'apparence") à un pluralisme actif ("les valeurs se valent si et seulement si elles
favorisent la dignité des personnes" ; dans le cas contraire, il faut dire et traiter les causes des
conflits) ?

 Un droit qui change

Les notions de "droit d'ingérence" (humanitaire), voire de "devoir d'ingérence", récemment


apparues dans la sémantique politique internationale, peuvent susciter l'illusion que,
désormais, le droit international public consacre le droit, pour la communauté internationale,
de se porter au-devant des victimes où qu'elles se trouvent, et ce nonobstant l'opposition
éventuelle de l'État concerné, l'usage de la force pour acheminer les secours étant désormais
autorisé. La réalité est cependant bien plus complexe, et ce tant sur le plan des faits que sur
celui de l'état présent du droit positif. On sait par ailleurs que, derrière les bonnes intentions
affichées, n'ont pas désarmé les prétentions hégémoniques des grandes puissances et des
grands marchés qui n'hésiteront pas à avancer leurs pions sous la couverture de l'alibi
humanitaire.

Il est vrai cependant que, au cours des dernières années, de nouvelles interprétations du droit
international classique se sont fait valoir qui ouvrent des corridors au travers de la forteresse
des souverainetés nationales par où les ONG, qui cependant, il faut le rappeler, ne sont pas
sujets de droit international, pourront tenter de s'engouffrer en vue d'exercer le droit de "libre
accès aux victimes" qu'elles ont toujours réclamé.

D'évidence, deux lectures contrastées et enchevêtrées du droit international public coexistent


aujourd'hui. La première lecture repose sur les principes classiques qui fondent l'ordre
international construit par la Charte des Nations Unies. La pierre d'angle de cet édifice est
l'idée de souveraineté (et donc d'égalité juridique) de chaque État, qui se traduit notamment
par la prohibition de toute ingérence dans les affaires intérieures de cet État : tout se passe
alors comme si chaque État était maître absolu chez lui, y compris de la souffrance de ses
sujets. Le système des Nations Unies est par ailleurs basé sur l'exclusion du recours à la force
comme moyen de règlement des différends internationaux, celle-ci n'étant autorisée qu'en cas
de légitime défense, ou sur autorisation expresse du Conseil de Sécurité.

Bien entendu, ce droit classique n'ignore pas complètement les préoccupations humanitaires,
mais celles-ci ne se sont concrétisées que dans l'hypothèse de conflits armés interétatiques : à
l'instigation de Henri Dunant, un droit international humanitaire dit "de Genève" vise à
protéger, depuis la fin du XIXe siècle, les populations civiles ainsi que les combattants
blessés. Jusqu'à un passé très récent, ce droit humanitaire ne permettait donc pas une
intervention transfrontière dans l'hypothèse de troubles internes ou de catastrophes naturelles.
Tant le droit international classique que le doit humanitaire traditionnel confortent donc
l'intangibilité de la souveraineté nationale et le volontarisme juridique : ce n'est qu'avec
l'accord exprès de l'État concerné que des secours pourraient, le cas échéant, être acheminés
de l'étranger vers ses ressortissants. Le système entier est construit à partir du point de l'État
dont l'intérêt prime sur celui de ses sujets dont le droit à la vie n'ouvre pas une créance
suffisamment solide à l'égard de la communauté internationale pour forcer les frontières des
États et infirmer le principe de non recours à la force dans les rapports internationaux. En cas
de refus de l'État concerné de laisser pénétrer les secours sur le territoire à l'égard duquel il
exerce ses prérogatives de souveraineté, la communauté internationale n'a plus le choix
qu'entre "l'abstention licite mais coupable, et l'action salvatrice mais illicite".

Aussi bien, une autre lecture du droit international est-elle apparue au cours des dernières
années. Il s'agit cette fois de changer de perspective et de reconstruire l'édifice à partir des
intérêts - mieux : des droits - des individus. Pour l'individu, le droit fondamental est le droit à
la vie, reconnu et garanti par plusieurs instruments juridiques de portée universelle. Selon
l'interprétation maximaliste de ce droit, il se traduirait non seulement par la prohibition
classique de l'interdit de la violence ("Tu ne tueras pas"), mais se prolongerait en outre par
l'obligation positive de porter assistance à toute personne en danger. A la limite, la créance
serait exigible à l'égard de la Communauté internationale toute entière. L'État concerné
s'opposerait-il à l'acheminement des secours. Qu'à cela ne tienne : le Conseil de Sécurité
devrait être en mesure de forcer le passage par les armes, si besoin en était ; à quoi servirait-il,
demande-t-on, de fonder un ordre juridique sur la paix externe, alors que la violence se
déchaînerait sans frein à l'abri des frontières étatiques.
On mesure la distance qui sépare ces deux lectures du droit international. La seconde a
cependant cessé d'être purement utopique. Aiguillonnée par des textes novateurs adoptés par
le Conseil de Sécurité, la pratique internationale s'est en effet modifiée partiellement - non
sans ambiguïtés et arrières-pensées, répétons-le - au cours de ces dernières années. Le
tournant décisif fut pris par la résolution 43/131 du 8 décembre 1988 intitulée "Assistance
humanitaire aux victimes de catastrophes naturelles et situations d'urgence du même ordre".
Au bénéfice de la notion d'urgence, la communauté internationale est appelée à garantir le
droit à la vie (et, plus largement, la "dignité") des victimes de catastrophes naturelles et
"situations d'urgence du même ordre" (voile pudique pour viser les conflits internes auxquels,
bien souvent, les États concernés sont eux-mêmes parties). Le paragraphe 5 du préambule de
la résolution exprime le souhait que la communauté internationale puisse "répondre
rapidement et efficacement aux appels à l'assistance humanitaire d'urgence lancés notamment
par le Secrétaire général des Nations Unies.

On sait que, dans les années qui suivirent, le Conseil de Sécurité eut l'occasion d'appliquer ces
nouveaux principes de "libre accès aux victimes" dans une série de conflits, en usant d'une
terminologie de plus en plus comminatoire à l'égard des États concernés : en 1991, à propos
des Kurdes menacés par les troupes irakiennes, il insiste pour que l'Irak permette un accès
immédiat des organisations humanitaires internationales à tous ceux qui ont besoin
d'assistance ; en 1992, dans le conflit somalien, il "prie instamment toutes les factions
somalies de coopérer avec le Secrétaire général et de faciliter l'apport d'une assistance
humanitaire ; la même année, il franchit un pas de plus dans le conflit bosniaque en
"exigeant que toutes les parties créent immédiatement les conditions nécessaires à la
distribution sans obstacle de fournitures humanitaires à Sarajevo et à d'autres localités de
Bosnie-Herzégovine. En 1993, à propos du Liberia, il "enjoint toutes les parties.

L'accumulation de ces résolutions et des prises de position qui l'accompagnent contribue à la


cristallisation progressive d'une coutume internationale consacrant le principe du libre accès
aux victimes. Mais, on s'en doute, bien des ambiguïtés subsistent : ces textes revêtent-ils
vraiment une portée contraignante ? Sur le terrain, comment s'exerce le droit d'accès et
comment se concilie-t-il avec les exigences des États concernés, désireux de préserver
l'intégrité de leur territoire et la responsabilité de l'ordre public sur celui-ci (le droit d'accès se
limite-t-il à l'usage de corridors humanitaires et puis surtout demeure la question centrale du
recours éventuel à la force armée au cas où l'État visé s'opposerait à l'acheminement des
secours. C'est dans ce contexte, le plus dramatique assurément, que s'est fait valoir le "droit
d'ingérence" qui tout à la fois - tel est le paradoxe - tire logiquement toutes les conséquences
de la nouvelle lecture du droit international reconstruit à partir du point de vue des victimes,
de l'éthique et des droits fondamentaux, et en même temps traduit le retour en force du
politique, l'"ingérence" cachant parfois fort mal la volonté des plus puissants de régenter le
nouvel ordre mondial en vue d'y préserver leurs marchés et leurs zones d'influence. En
s'appuyant sur les dispositions du chapitre VII de la Charte des Nations Unies (celles qui
prévoient le recours à la force), le Conseil de Sécurité a confié la protection des convois d'aide
humanitaire aux forces onusiennes chargées du maintien de la paix, et ce tant dans le conflit
bosniaque (résolution 770 et 771 du 13 août 1992) que dans le cas de la Somalie (résolution
794 du 3 décembre 1992). Ici encore surgissent de nouvelles controverses : les troupes
onusiennes sont-elles autorisées à faire usage de leurs armes seulement en cas de légitime
défense, ou, plus largement, chaque fois que le plein exercice de leur mandat l'exigera ?

Où l'on voit qu'à chaque fois apparaissent de nouvelles questions et se développent de


nouveaux différends. Il ne peut en aller autrement dès lors que la question humanitaire fait
directement s'affronter deux conceptions antagonistes de l'ordre international : ou bien prime
le principe de souveraineté et le maintien de la paix extérieure, ou bien prévaut le droit de la
victime, au prix, le cas échéant, d'une certaine violence portée jusqu'au cœur des États. Pas un
texte, pas un principe, pas une procédure qui ne se prête à deux lectures contrastées selon le
parti qu'on aura pris. Et même la lecture progressiste, on l'a vu, n'est pas à l'abri des inversions
de sens et autres retours du refoulé : derrière les grands principes de la morale universelle (et
d'ONG…dans certains cas très gouvernementales) s'avancent parfois les intérêts politico-
économiques des plus puissants.

Aussi bien, au-delà de l'inévitable jeu d'interprétation dont sont tributaires les textes
juridiques, et du militantisme citoyen en vue de leur amélioration, l'esprit critique demeure de
rigueur. Voué à un incessant travail de médiation entre le politique et l'éthique, la force et le
bien, le droit du plus fort (machiavélien) et l'argument le meilleur (habermassien), le droit est
nécessairement conduit à progresser (ou à régresser) par saccades. Et même quand il semble
énoncer le devoir (éthique), il n'est jamais très éloigné du pouvoir (politique). Aussi bien
appartient-il aux ONG de veiller à ce que le principe juridique en formation de "libre accès
aux victimes" consacre un droit universel et désintéressé d'assistance et non une pratique
hégémonique et sélective d'ingérence.

2. Le Sens et la légitimité de L'action humanitaire


D'une certaine façon, il y a évidence du geste humanitaire. Cette évidence n'est pas naïve et
irréfléchie, comme de bons esprits pourraient le croire. Elle renvoie au caractère
inconditionnel de l'exigence éthique dont se font écho tant le commandement juridique
incrimination de la non-assistance à personne en danger que l'élan de compassion qui porte
spontanément et sans discussion à soulager la souffrance d'autrui. Les acteurs de l'humanitaire
soulignent cette évidence du geste d'assistance ; ils se méfient des ratiocinations des
raisonneurs qui pourraient bien être l'alibi savant de l'inaction. Trop de précautions et de
distinguos pourraient bien s'avérer démobilisateurs, nous rendant sourds à l'appel des
victimes.

Il reste que l'enseigne humanitaire abrite aujourd'hui tant de politiques différentes qu'il
convient de revenir aux sources et de dégager, au-delà des motivations psychologiques et des
arrière-pensées stratégiques, le sens éthique du geste d'assistance. Sans doute celui-ci est-il
amené à adopter des modalités différentes au gré des variations du contexte politico-social et
du cadre juridique, au moins convient-il d'en dégager le substrat éthique invariant pour le
préserver des inversions de sens et des effets pervers qui toujours menacent.

Un premier angle d'analyse pourrait être la relecture du serment d'Hippocrate et la reprise en


compte des valeurs de la médecine classique. On retrouverait la probité, le désintéressement,
la compétence, le dévouement, le respect du patient. Valeurs estimables qui n'ont évidemment
rien perdu de leur pertinence. Il reste cependant qu'elles s'inscrivent dans le cadre classique du
colloque singulier qui se développe entre le médecin et son patient, alors que les questions
que soulève aujourd'hui l'action humanitaire sont d'ordre collectif et revêtent donc,
inévitablement, une portée politique. Attention : il ne s'agit pas pour autant de substituer une
éthique politique de la médecine humanitaire aux valeurs individualistes de la pratique
médicale classique ; il s'agit bien plutôt d'articuler à ces valeurs éprouvées une éthique de
l'intervention à une plus grande échelle qui, en dépit du contexte politique dans lequel elle
s'inscrit, conserve sa justesse éthique - justesse qui ne se contente cependant pas de projeter en
"grand" ce que la pratique individualiste réalise en "petit". Quelles sont donc les valeurs dont
se réclame l'humanitaire ?

 Négativement, l'action humanitaire se démarque autant de la charité que de la


solidarité politique.

a. Universel et laïc, l'humanitaire ne se rattache à aucune religion, même si, dans ses formes
occidentales, il ne peut nier certains liens de filiation avec la pratique de la charité chrétienne.
Égalitaire par vocation, il entend aussi se départir de l'attitude paternaliste qui, souvent, a
accompagné le geste charitable ; à la différence de la charité traditionnelle, le geste
humanitaire n'est pas non plus de l'ordre de la compensation de certains effets négatifs d'un
ordre social qu'on s'abstient par ailleurs d'interroger : il débouche, à un moment ou l'autre, sur
une interrogation critique relative aux causes récurrentes des souffrances vers lesquelles il se
porte.

b. Mais l'humanitaire se déprend également de la solidarité politique à l'égard des victimes


qu'il assiste : c'est qu'il s'adresse à l'homme en tant qu'homme et non à la personne engagée
dans un combat politique. C'est que les victimes d'aujourd'hui pourraient bien être les
bourreaux de demain. Les associations humanitaires, farouchement attachées à la valeur
d'indépendance, entendent garder leurs distances à l'égard de toute forme de pouvoir politique,
des groupements, des médias et de l'opinion publique.

Ce n'est qu'à cette condition qu'elles peuvent exercer leur fonction d'assistance et de
témoignage dans le long terme. Il y a donc solidarité humaine une victime est une victime et
non solidarité politique il n'y a pas de mauvaise victime. A cet égard, les mouvements
humanitaires se méfient du droit d'ingérence humanitaire que s'octroient aujourd'hui les États
pratiquant l'humanitaire d’État, cette attitude risque de poursuivre, avec des moyens et un
langage renouvelés, la politique du plus fort qui a toujours été dictée aux populations les plus
faibles. En revanche, les associations humanitaires revendiquent le libre exercice du droit
d'accès aux victimes qui n'est que la réponse à un appel formulé par elles.

Répondre à l'appel des victimes est assurément la plus solide légitimité sur laquelle peut
s'appuyer l'intervention humanitaire des O.N.G. Reconnaissons cependant qu'on n'échappe
pas pour autant à de nouvelles difficultés : comment identifier cet appel ? Qui le formule ?
Comment le décoder ? Comment y répondre adéquatement ?, autant de questions qui ne
manqueront pas de se poser. On se rappellera, par exemple, que les victimes bosniaques
réclamaient plutôt des armes pour se défendre que des médicaments qui, au mieux, "leur
permettaient de mourir en bonne santé.

 Positivement, les remarques précédentes ont déjà fait apparaître quelques-unes des
valeurs fondamentales sous-jacentes à l'action humanitaire :

- Universalisme, égalité, laïcité : l'action humanitaire s'adresse à tout homme en situation de


crise, indépendamment de sa race, sa nationalité, sa religion.
- L'indépendance, l'impartialité, la neutralité : indépendance à l'égard de tous, impartialité à
l'égard des victimes et des camps en présence, neutralité vis-à-vis des États.

A noter cependant que cette exigence de neutralité est, bien plus souvent qu'auparavant,
sacrifiée au profit des exigences du témoignage de dénonciation, lorsque l'État concerné
s'avère auteur ou complice des atteintes aux droits fondamentaux de tout ou partie de sa
population.

Au-delà de ce catalogue de valeurs, l'humanitaire entend "sauver des vies et restaurer les
hommes dans leur capacité de choix. Ainsi est affirmé le primat du geste médical sauver des
vies, mais est souligné en même temps que l'homme ne cherche pas seulement à survivre,
mais à mener une vie bonne, dans la dignité : aussi faut-il restaurer les hommes dans leur
capacité de choix. Ce second objectif précise les modalités du premier : l'aide ne peut être
apportée dans n'importe quelle condition (elle ne peut aliéner les victimes, ni attenter à leur
dignité, ni s'opérer contre leur volonté) ; par ailleurs, l'assistance ne se limite pas au geste qui
sauve : elle vise à restaurer les conditions de la liberté minimales susceptibles de restituer une
capacité de choix aux victimes.

Plus fondamentalement, reste posée la question du sens éthique de l'action humanitaire ; au-
delà des motivations psychologiques, il faut se demander si l'aide humanitaire est un devoir,
ou à tout le moins une responsabilité, à moins qu'elle ne soit un droit (droit dans le chef des
victimes, ou droit d'aider dans le chef de ceux qui les secourent) ; dans tous les cas, il faut
clarifier les valeurs fondamentales qui sont en jeu dans ces questions.

De toute évidence, l'humanitaire renvoie à l'humanité : humanité au double sens,


particulièrement bienvenu ici, de ce qu'il y a de spécifiquement humain en chaque homme, et
d'ensemble de l'humanité. La démarche humanitaire s'inspire de cette double inscription : elle
procède d'une solidarité sans frontières, celle qui devrait s'imposer entre tous les hommes, et
s'adresse à ce qu'il y a de spécifique en l'homme, tant la victime que celui qui l'assiste. En
quoi consiste ce "spécifiquement humain" - ce qui est propre à tout homme sans
discrimination, et ce qui le distingue de tout autre ? Ce quelque chose de spécifique, c'est la
dignité.

Propriété curieuse qui se définit moins par un contenu déterminé (telle la force, l'intelligence
ou l'habileté) que par une aptitude générale, une faculté de faire sens, une capacité de progrès.
La dignité de chaque être humain, quelles que soient ses conditions de vie, c'est ce qui en lui
est digne de respect, c'est ce qui précisément ne se réduit pas à ses conditions de vie, ce qui
échappe au déterminisme parce que renvoyant à sa faculté de se dépasser, de conférer un sens
à son existence, de se donner un projet, aussi minimal soit-il. On le voit : cette dignité n'est
liée à aucun mode vie particulier, à aucune idéologie ou religion ; elle a plutôt affaire avec la
capacité d'autonomie de l'individu ; ce qui faisait dire à Kant que l'homme était une "fin et non
un moyen". Elle est à la fois indéterminée dans la mesure où elle ne présuppose aucune forme
prédéterminée de bien social, elle ne vise pas à réaliser une image a priori de l'homme (qui
sera ce qu'il se fera lui-même), et, en même temps, cette idée d'humanité comprise comme
dignité-autonomie implique une forme de solidarité qui renvoie à son premier sens
(l'ensemble du genre humain).

C'est qu'on ne saurait être homme tout seul (ni au sens spatial, ni au plan temporel) :
l'humanité se déploie dans une double forme de communauté, géographique et
transgénérationnelle. C'est dire que la revendication d'autonomie et la poursuite d'une vie
digne ne sauraient, sous peine de contradiction, se décliner au singulier. Il est de leur essence
de chercher à s'universaliser. Si, poursuivant mon autonomie, j'en viens à nier celle d'autrui,
c'est ma propre humanité qu'en définitive je brade.

Ce point est essentiel pour toute réflexion sur l'action humanitaire, car il dégage une solidarité
philosophique entre bénéficiaires et dispensateurs de l'aide : c'est, en définitive, de leur
commune humanité qu'il y va. Tout se passe alors comme si la souffrance de l'un rejaillissait
sur la dignité de l'autre et qu'ensemble ils luttaient contre l'intolérable qui les frappe l'un et
l'autre. Une forme d'égalité (une égalité au moins morale et philosophique) se restaure alors
au sein d'une relation qui, sinon, resterait marquée par une profonde asymétrie.

C'est une égalité du même genre qui se retrouve dans la plus vieille règle de l'éthique, la règle
d'or qui dit : ne fais pas à autrui ce que tu n'aimerais pas qu'on te fasse. Ce précepte s'inspire
moins de la prudence ou de l'opportunisme que de l'idée que finalement la victime me
renvoie une image de moi-même. En m'abstenant de violence à son égard, on mieux encore,
en venant à son aide, c'est la dignité de notre commune condition que je préserve.

Cette intuition éthique pourrait bien recevoir aujourd'hui une éclatante confirmation pratique
dès lors que s'observe, comme on l'a déjà noté, une forme d'"internalisation" de l'exclusion :
on veut dire que, dans le cadre de la globalisation générale, l'idée d'un "tiers monde" lointain
et étranger s'efface progressivement au profit d'une dualisation de toutes les sociétés, y
compris de celles qui nous sont les plus proches - comme si désormais la ligne de partage
passait au sein de nous-mêmes.

L'idée de responsabilité prend alors le relais de celle d'humanité lorsqu'il s'agit de rendre cette
intuition éthique opératoire. Étymologiquement, la responsabilité c'est la réponse à un appel.
Nous retrouvons ici une des justifications les moins discutables de l'aide humanitaire, qui
entend précisément répondre à l'appel qu'adressent les victimes. Comme le souligne P.
Ricoeur, la souffrance des victimes crée des obligations pour les autres. "La souffrance
oblige", explique-t-il, "elle rend responsable ses témoins. Le premier droit est ainsi du côté de
la victime. Son droit est d'être reconnu". A ce droit originaire correspond l'obligation
inconditionnelle de porter secours. Ce devoir, poursuit Ricoeur, "est un impératif catégorique
qui dérive de celui, plus formel, de traiter les personnes comme des fins et non pas seulement
comme des moyens." Idée du reste familière à l'éthique médicale qui ne s'autorise, pour
intervenir, que du "consentement éclairé" du patient.

La responsabilité dont il s'agit ici est cependant affranchie de ses connotations pénales et
passéistes : il ne s'agit pas de rechercher le coupable d'une faute passée. Il s'agit bien plutôt
d'assumer collectivement une mission pour le futur, de répondre ensemble d'une charge qui
nous engage. Du coup, la responsabilité, libérée de ses aspects culpabilisants et répressifs,
s'enrichit de dimensions positives : la responsabilité-prévention mieux vaut prévenir que
guérir, la responsabilité-couverture du risque (il est normal que celui qui profite d'une
situation qui soumet autrui à un risque, participe à la réparation du préjudice alors même
qu'on ne peut pas lui reprocher de "faute"), la responsabilité-participation (l'aide humanitaire
n'est pas un monopole d'État, c'est une responsabilité partagée).

On peut également songer à appliquer à la responsabilité humanitaire des principes qui ont
fait leur preuve dans d'autres secteurs. Ainsi, le principe de "responsabilité commune mais
différenciée" élaboré dans le domaine écologique (tous nous participons aux déséquilibres
écologiques, mais certains pays y contribuent plus que d'autres), ou encore le principe de
subsidiarité (tout ce qui peut être réalisé dans de meilleures conditions à l'échelon le plus bas
doit être laissé à ce niveau).

Il importe aussi de donner à cette responsabilité toute son extension dans l'espace (on l'a vu,
les enjeux se sont globalisés, et, du point de vue éthique, le concept d'humanité est "sans
frontières") et dans le temps. Ce dernier point mérite quelques développements. La
responsabilité humanitaire s'inscrit dans la durée sous peine de se ramener à des sursauts
sporadiques d'émotion et à céder ainsi à la logique médiatique de l'instantané. Une politique
d'assistance conséquente doit être capable à la fois de mémoire (le passé à ses droits qui
demandent toujours à être établis, comme au lendemain du génocide, sous peine de violents
retours du refoulé) et de projet.

Au-delà de l'action urgente, il faut être en mesure de définir les termes d'un projet : non
seulement sous la forme de la planification pratique, mais également sous la forme d'un choix
de valeurs qui fait sens d'une génération à l'autre. S'en déduisent notamment la nécessité de
communiquer des éléments d'analyse pour nourrir un débat critique au-delà de l'image qui fait
choc, la nécessité également de développer une éducation humanitaire sous la double forme
d'une communication des valeurs qui la sous-tendent, ainsi que d'une recherche scientifique
sur les difficultés qu'elle rencontre. S'en déduit également la nécessité de réfléchir à la prise en
compte des causes des crises appelant l'intervention. Au-delà du noyau dur de l'intervention
d'urgence et en deçà du domaine politique général, n'y a-t-il pas une zone intermédiaire où se
repèrent les facteurs qui sont directement à l'origine des crises et qu'il importerait de traiter
soit à titre de l'action préventive, soit à titre de suivi d'une intervention ? Que dirait-on d'un
médecin qui se contenterait de soigner à chaud les symptômes, négligeant par ailleurs de
maintenir le contact avec le patient ?

3. Légalité, efficacité, légitimité : une grille d'analyse

L'action humanitaire se déploie au carrefour de trois sphères qui constituent autant de critères
nécessaires pour l'évaluer : la légalité, l'efficacité et la légitimité. La légalité est le domaine du
droit, son univers est celui des textes juridiques ; l'efficacité est le domaine du fait, de la force,
de la performance, ses instruments sont souvent l'argent et l'aptitude à mobiliser la force ; la
légitimité est le domaine de l'éthique, son univers est celui de la conscience, privée ou
publique (opinion publique). Pour visualiser cette hypothèse, on peut présenter le schéma
suivant :

A : Le Droit - critère de légalité.

B : La Force : critère d'efficacité.

C : Le Bien : critère de moralité.

Chacune des trois sphères présente, comme on le voit, des zones de recouvrement avec une ou
deux des autres sphères : c'est dire qu'au sein de la même logique s'observe donc un dégradé
qui rend possible l'interaction entre les trois logiques en présence. Ainsi, par exemple, au sein
de la sphère B, la force peut s'entendre comme "force pure" (zone 7), mais aussi comme force
"légalisée" (zone 5), comme force "moralisée" (zone 2) et comme force à la fois "moralisée et
légalisée" (zone 1). L'efficacité ne se réduit donc pas au calcul instrumental de la meilleure
allocation des moyens disponibles au regard des objectifs poursuivis. A côté de cette
efficacité instrumentale se fait valoir aussi une efficacité symbolique dont les résultats
s'observent à plus long terme : un choix non "rentable" à court terme peut en définitive
s'avérer payant après un certain délai. Ainsi un geste symbolique de protestation, lié à un
désengagement sur le terrain, peut conduire, à moyenne échéance, à une modification du
rapport de force que ne produirait pas la poursuite d'une aide humanitaire menée dans une
ambiguïté persistante.

Il convient, par ailleurs, d'avoir une vision dynamique et évolutive du schéma : les rapports
entre les trois cercles peuvent varier (ils peuvent se rapprocher ou s'écarter selon les périodes
et les circonstances), et une même situation (telle intervention humanitaire, par exemple) peut,
au fil des événements, occuper une place différente sur le schéma. On peut, par exemple, faire
l'hypothèse qu'en période calme, l'importance de la sphère A (légalité) est dominante, tandis
que, en période de crise, les sphères B et C ont tendance à s'autonomiser, soumettant le droit
en vigueur à une forte remise en question. Plusieurs dynamiques s'observent donc : à côté de
celles des acteurs, dont les attitudes peuvent se déplacer d'une sphère à l'autre et de la
périphérie du schéma vers son centre ou l'inverse, ce sont encore les sphères elles-mêmes qui
peuvent se concentrer (selon une logique consensualiste d'apaisement) ou, à l'inverse, se
déconcentrer dans un mouvement centrifuge, signe de tension grandissante entre légalité,
légitimité et efficacité de l'action.

On part aussi du postulat que chacune des trois logiques (celle du droit, de la force et du bien)
est indispensable pour caractériser une opération humanitaire signifiante. Même si
l'interaction entre ces trois types de discours et de réalité complexifie les choix à opérer et
suppose sans doute des compromis, nous soulignons d'emblée le danger qu'il y aurait à
dissocier les trois sphères et donc à absolutiser leurs logiques respectives. Ce sera, par
exemple, la tentation du juriste qui ferait du "droit pour le droit", de l'homme politique qui
n'entendrait que le langage de la force, de la "belle âme" qui cultiverait sa protestation éthique
pour la beauté du geste plus que par souci de soulager réellement la souffrance dénoncée.
Inversement - c'est l'aspect positif de l'interaction - il est évident par exemple qu'une attitude
"symbolique" (sphère C) peut finir par présenter, à moyen ou long terme, une utilité pratique
en modifiant un rapport de force (sphère B) ou en suscitant une modification du droit en
vigueur (sphère A).

On pourrait alors se demander où est passée la dimension politique, entre les trois sphères de
la légalité, de la légitimité et de l'efficacité. On répondra que, si on ne réduit pas la politique
au seul langage de la force, mais qu'on la conçoit comme poursuite du bien commun, la
dimension politique tient précisément dans l'articulation des trois sphères : exercice délicat et
nécessaire d'arbitrage entre leurs exigences parfois convergentes, parfois divergentes, et
pratiques du choix, et donc de hiérarchisation, de leurs logiques respectives. Du simple
citoyen à la société internationale, en passant par les ONG et les États, chacun, à son niveau,
est amené à pratiquer, explicitement ou non, ce positionnement politique.

Avant d'appliquer le schéma à l'action humanitaire, encore deux précisions :

- l'utilité du modèle présenté n'est pas de donner une réponse concrète à tel ou tel cas
particulier ; il fonctionne plutôt comme une matrice conceptuelle destinée à clarifier les débats
en classifiant les divers arguments et en suggérant leurs rapports et interactions possibles ;

- le modèle ne prétend pas échapper à la relativité qui caractérise les débats éthico-politiques ;
il ne livre donc pas une sorte de "point de vue de Sirius" susceptible d'engendrer une vérité
contraignante. Chacun peut en effet le remplir et l'interpréter selon sa propre perception des
choses. Un exercice toujours salutaire consisterait par exemple à se demander comment
l'interpréteraient les victimes vers lesquelles se porte l'action humanitaire. On pourrait alors
confronter et superposer la manière dont les différents protagonistes (O.N.G., États, victimes,
…) remplissent le schéma.

A titre de première approximation, on pourrait proposer la classification suivante des


scénarios relatifs à la question de l'aide humanitaire :

- la zone A est occupée, de façon dominante mais non exclusive, par les acteurs respectueux
du droit dans sa lecture classique et qui sont donc peu désireux de s'engager et de prendre des
risques. C'est notamment l'attitude des États "abstentionnistes" qui se retrancheront volontiers
derrière le dogme de la souveraineté des États pour ce qui concerne leurs affaires intérieures.
Langue de bois politique qui utilise l'alibi juridique pour calmer la mauvaise conscience des
opinions publiques. C'est aussi trop souvent l'attitude des organisations onusiennes paralysées
par l'état actuel du droit positif, piégées par une logique des mandats et le respect du principe
de non-intervention. Dans le passé, ce fut le drame de la Croix Rouge qui, faute de texte de
droit international lui permettant à l'époque de se porter au-devant des victimes civiles, resta
impuissante lors de la guerre civile en Espagne en 1936 ; ce fut aussi sa décision malheureuse,
prise au nom du principe juridique de neutralité, de ne pas dénoncer les atrocités commises
dans les camps nazis au cours de la seconde guerre mondiale. Ces divers cas de figure
s'inscrivent dans la zone A6 du schéma, qu'on pourrait décrire comme celle du "repli
légaliste" ; en revanche, on s'aperçoit que, dans les zones A4 et A1 par exemple, la "lettre"
juridique rencontre l'"esprit" éthique (ce sera par exemple le domaine, en expansion, des
droits fondamentaux de la personne) et s'avère dès lors susceptible d'interprétations novatrices
et de progrès juridiques : le principe en formation de "libre accès aux victimes" s'inscrit
évidemment dans ces zones.

- la sphère B, et particulièrement sa zone 7, est occupée, de façon dominante mais non


exclusive, par les États intervenants de façon active sur la scène internationale et dans les
affaires intérieures des autres États (les États-Unis, par exemple), ces États qui réalisent
aujourd'hui, eux-mêmes ou par l'intermédiaire de coalitions qu'ils suscitent ou d'organisations
telles l'OTAN, des opérations militaro-humanitaires dont les objectifs relèvent essentiellement
des intérêts de leur politique intérieure et/ou extérieure. Bien entendu, les responsables de ces
opérations s'emploient à les présenter sous un visage plus acceptable ; ils y parviennent dans
la mesure où ils obtiennent une modification du droit positif en vigueur (de la zone B7 on
passe alors à la zone B5 ; la fameuse résolution 688 qui consacra pour la première fois le droit
d'ingérence par la force militaire à propos de l'intervention en faveur des Kurdes en Irak en est
une bonne illustration) et/ou, grâce à une mobilisation massive des médias, ils réussissent à
fabriquer une légitimité en faveur de l'intervention en question (on peut rappeler ici les
fameuses images du débarquement des troupes US en Somalie en 1993, programmées selon
les règles du spectacle médiatique et à l'heure des journaux télévisés du soir aux États-Unis).

La sphère C est occupée, de façon dominante mais non exclusive, par les O.N.G. préoccupées
d'interventions humanitaires et s'appuyant sur la conscience éthique de l'opinion publique ou
du moins d'une fraction de celle-ci. Souples, plus légères que les agences étatiques, plus
créatives, moins liées par les contraintes juridiques, capables néanmoins de mobiliser
aujourd'hui des fonds importants, et structurées sur des bases transnationales, efficacement
secondées par les médias, ces associations se sont imposées comme des acteurs importants sur
le terrain humanitaire. Comment se situent-elles à l'égard des contraintes juridiques (sphère
A) et des réalités politico-économiques (sphère B), c'est ce qu'il nous faut examiner
maintenant de façon plus précise.
Idéalement, l'action humanitaire devrait se situer dans la zone 1 : autorisée par le droit, appelé
par la conscience éthique universelle, elle s'inscrirait efficacement dans un rapport de forces
qui la favorise ou qui tourne à son avantage. Mais, bien entendu, il n'en va pas toujours ainsi.
Lorsqu'on fait l'épreuve des limites du texte juridique se pose la question de savoir si la
légitimité éthique ne doit pas l'emporter sur la lettre juridique. De même, s'il est nécessaire,
pour monter une opération, de maîtriser le plus complètement possible le contexte socio-
politique (sphère B : la "force"), s'imposera parfois la nécessité de poser un geste symbolique
qui aille à contre-courant de l'efficacité immédiate pour préserver l'avenir ou un intérêt
supérieur.

L'impératif central des associations humanitaires est de se porter au secours des victimes,
quelle que soit la nature du rapport de forces sur le terrain et quels que soient les obstacles
actuellement opposés par le droit en vigueur. Ce faisant, les associations humanitaires
assument leur rôle d'"avant-garde" ou de "conscience critique" de l'opinion publique ; elles
interprètent les exigences du "droit naturel" toujours légèrement en décalage par rapport à
l'état du "droit positif" (ou droit en vigueur). Bien qu'inconfortable, cette situation n'est pas
exceptionnelle : le droit positif n'a jamais progressé que sur ses marges et à l'instigation des
acteurs sociaux ; soit que, entraîné par une logique de force et d'exploitation, il se plie à la loi
du plus fort, soit que, au contraire, interpellé par la conscience critique de l'opinion publique,
il s'emploie à "civiliser" et "moraliser" les rapports sociaux. Les O.N.G. ont leur rôle à jouer
dans cette partie, en assumant la part d'incertitude que le jeu comporte nécessairement.

Lorsqu'est montée une opération caractérisée par une telle "légitime illégalité", on peut
espérer qu'elle satisfasse cependant au critère d'efficacité (zone 2 du schéma) eu égard au
contexte socio-politique dans lequel elle intervient. On ne peut cependant exclure qu'en
définitive elle ne satisfasse pas non plus à ce critère (se cantonnant alors dans la zone 3 du
schéma) : dans ce cas, l'action revêtira une portée essentiellement symbolique, son efficacité
sera de l'ordre de la protestation et du témoignage - geste du rebelle et du dissident.

Une forme de "militantisme juridique" fait donc nécessairement partie de la mission des
ONG : faire pression sur les décideurs pour que se modifie l'état présent du droit positif dans
le sens d'une plus grande exigence éthique constitue, à l'égal du travail pédagogique de
diffusion des valeurs qui les anime, un aspect important du rôle social des associations
citoyennes. Le "lobbying" juridique, mené, en collaboration avec les organisations de défense
de l'environnement, en vue de l'interdiction de la fabrication, de la commercialisation et de
l'usage des mines anti-personnelles en constitue un exemple parmi d'autres.

En résumé, on peut dire que les interventions humanitaires des O.N.G. s'inscrivent dans une
des quatre configurations suivantes :

- soit l'action "gagnante" (zone 1) : à la fois légale, légitime et efficace (ceci soit dit en
relativisant, bien entendu, le sens de "gagnante" appliquée à une opération humanitaire qui
doit toujours se poser la question du traitement des causes d'une crise au-delà du soulagement
de ses symptômes) ;

- soit l'action "légaliste" (zone 4), sans doute légale et légitime, mais néanmoins inefficace ;

- soit l'action "franc-tireur" (zone 2), sans doute en marge de la légalité (ou même illégale),
mais néanmoins efficace ;

- soit l'action "dissidente", hautement symbolique comme geste de témoignage ou de


dénonciation, mais illégale et (provisoirement ?) inefficace.

En définitive, l'application du modèle confronte les O.N.G., à propos de chaque intervention


envisagée, à la question essentielle de déterminer comment pondérer, dans les choix qu'elle
doit faire, son objectif essentiel de nature éthique (la responsabilité pour la commune
humanité des victimes) avec les contraintes et les possibilités du texte juridique et les données
socio-politiques du théâtre concret d'opération.

Tout ceci soulève, bien entendu, une multitude de questions. Parmi les nombreuses
interrogations que ce texte a soulevées, nous voudrions relever les suivantes, dans l'espoir de
nourrir de futurs débats :

- Quelle est la légitimité essentielle de l'intervention humanitaire des O.N.G. ? Comment


doser, dans chaque cas, les critères juridique, pragmatique, et éthique ? Si la référence à
l'appel des victimes constitue la plus solide légitimité de l'intervention, comment faut-il
décoder cet appel ? Comment y répondre adéquatement ?

- L'aide humanitaire se veut universelle. L'est-elle dans les faits ? Est-elle perçue comme
universelle, ou comme occidentale, ou comme un prolongement déguisé de l'œuvre
chrétienne ?
- L'humanitaire développe une solidarité humaine et non pas politique. Mais globalement son
action a un caractère politique (elle concerne les modalités de la vie collective dans la cité) et,
par leur témoignage et leurs analyses, les ONG sont amenées à formuler des jugements de
valeur à propos de situations politiques. Comment doser le geste d'assistance (à la limite, muet
et totalement neutre), et la parole de témoignage (fatalement toujours engagée) ? Par ailleurs,
dès lors qu'elles s'engagent dans une politique de moyen terme, en se préoccupant de
prévention et de suivi, il est fatal que les associations humanitaires nouent des relations avec
les pouvoirs publics, au risque de se politiser. Enfin, dès le moment où les États investissent à
leur tour le domaine de l'humanitaire, comment éviter l'amalgame et la confusion des rôles ?
Comment démêler les rôles de l'humanitaire et du militaire ? Quel rapport établir entre
humanitaire et rétablissement de l'État de droit ?

- L'humanitaire, on l'a dit, entend exprimer les réactions d'une opinion publique mondiale. Or
celle-ci est largement formée par les images et les commentaires diffusés par les médias. Quel
type de collaboration instaurer avec ceux-ci ? Comment maintenir une information critique et
permanente qui aille au-delà du flash et du scoop ?

- A quelle échelle temporelle l'action humanitaire doit-elle intervenir ? Si l'urgence est son
terrain naturel, lui est-il possible d'ignorer les interventions structurelles de prévention et/ou
de restauration ?

4. Gérer les indésirables. L’inquiétante ambiguïté de l’humanitaire

Si l’histoire des camps relève globalement d’un contrôle des déplacements et d’une mise à
distance de certaines populations traitées à part, le plus souvent étrangères, si elle relève donc
d’une pensée policière du confinement et de la mise à l’écart, les organisations humanitaires
se sont fait aujourd’hui une spécialité de « gérer » au quotidien ces espaces et ces populations
à part. L’intervention humanitaire côtoie la gestion policière. Pas de soin sans contrôle.
Aujourd’hui, les organisations non gouvernementales (ONG) se trouvent prises dans un
processus bien trop puissant pour la bonne volonté humaniste et apparemment pragmatique de
toutes celles et tous ceux qui font marcher l’intervention humanitaire.

Le développement des camps de réfugiés depuis les années 1960-1970 au Proche-Orient et en


Asie puis, dès le tournant des années 1980-1990, massivement en Afrique et dans une
moindre mesure en Amérique centrale et en Europe de l’Est, n’aura alors été que
l’anticipation et la préparation « moralement correcte » (parce que, dans le même temps, des
vies vulnérables ont bien été sauvées) d’une stratégie politique et d’une technique de contrôle
fermant les portes du « Monde » à tous les indésirables des « Restes du monde ». Cela
derrière l’écran merveilleux des interventions de sauvetage, de protection, de reconstruction et
de peace building (« construction de la paix ») des organisations humanitaires et onusiennes.
C’est cette évolution, déjà visible aujourd’hui, qui m’a progressivement conduit à
m’interroger sur la formation d’un dispositif mondial que j’appellerai ici
gouvernement humanitaire. Mon propos vise à mettre en relief le contrôle que ce dispositif
assure sur des espaces extraterritoriaux (je les appellerai des hors-lieux), et sur une partie de la
population mondiale les outcasts, parias de toutes origines, autant indésirables que
vulnérables.

Nous soulignons ici les effets d’une solidarité fonctionnelle, ou « organique » au sens
durkheimien, entre le monde humanitaire (la main qui soigne) et la mise en ordre policière et
militaire du monde comme un tout (la main qui frappe). Ce lien ne se confond pas avec un
lien institutionnel, ni surtout avec une intentionnalité manipulatrice qu’il suffirait de dénoncer
pour être quitte d’une critique de l’humanitaire. Le travail de l’anthropologue ne vise pas à
dénoncer des scandales ni à « dévoiler » des intentions cachées qui viendraient alimenter les
condamnations morales ou idéologiques, visant l’action humanitaire, que les uns et les autres
se renvoient régulièrement dans les milieux humanitaires, politiques et médiatiques sur
l’action humanitaire. Contre toute idée de dénonciation, on démontre que le lien est
contextuel et fonctionnel, que l’intentionnalité des individus n’agit qu’à l’intérieur de cette
« place » de l’humanitaire dans un ordre social, moral et politique du monde, et comprendre à
partir de là qu’il en découle toujours une profonde ambiguïté de l’action humanitaire. Celle-ci
a un pouvoir de vie et de mort dans l’espace qui lui est assigné, mais aussi et surtout un rôle
majeur dans la transformation des vies individuelles, des modèles sociaux et culturels des
lieux où elle opère. Cette posture me semble à la fois plus radicale face aux formes de
domination propres au dispositif humanitaire, et plus respectueuse des personnes agissant
dans son cadre, de leurs intentions, sinon toujours de leurs idées.

Moins polémique et plus critique, l’anthropologue peut penser de manière plus inactuelle : sa
critique se fonde sur toutes les données possibles même celles qui ne semblent pas utiles dans
les analyses opérationnelles et sur sa liberté d’action et d’expression fondamentale. Cela ne
signifie pas fataliste ou défaitiste. Bien au contraire. Plus qu’un « système » qui marcherait
tout seul, inconsciemment, l’humanitaire est un dispositif instable fait de réseaux,
de leaderships, de valeurs. Chacun et chacune peut sans cesse critiquer sa propre action au
regard de ses contextes et de ses effets dans le monde actuel. Le cas des camps de réfugiés,
sur lequel nous nous pencherons, en est un exemple, sans doute le plus accompli aujourd’hui
pour ce qui concerne l’inquiétante ambiguïté de l’humanitaire. Mais celle-ci dépasse le seul
espace des camps ; tous les espaces créés aujourd’hui par une intervention déployée sous la
bannière humanitaire répètent partout cette ambiguïté.

II.6. L’HUMANITAIRE AMBIGUË

1. L’humanitaire ambigu : Des usages stratégiques des images des crises humanitaires
africaines

Après une décennie 1980 marquée par la contestation croissante des régimes autoritaires, par
la mobilisation internationale contre l’apartheid et par la forte médiatisation de la crise
éthiopienne, la fin de la Guerre froide a laissé augurer de l’ouverture d’une nouvelle page de
l’histoire du continent africain. En dépit de quelques avancées réelles (conférences
souveraines ; élections démocratiques libres en Afrique du Sud ; résolution de certains
conflits), cette période post-guerre froide est d’abord celle de la résurgence des crises et des
guerres sur le continent, avec ces trois « arcs de crise » majeurs que sont l’Afrique de l’Ouest
(Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire…), l’Afrique centrale (Rwanda, Burundi, Congo…) ou
encore la Corne de l’Afrique (Éthiopie, Érythrée, Somalie).
La majorité de ces conflits ont généré des situations de fragilité extrême pour des millions
d’Africaines et d’Africains.

Celles-ci ont pu conduire à des interventions d’urgence de la communauté internationale qui


constituent aujourd’hui, pour l’historien, un terrain d’étude favorable à la compréhension du
rôle joué à cette époque par les ONG humanitaires dans la mise en visibilité des
conflictualités africaines. Dans quelle mesure la présence des humanitaires et leur stratégie de
communication contribuent-elles à forger les regards occidentaux sur l’Afrique ?

Quelles représentations sont produites et diffusées de ces interventions et des humanitaires par
les journalistes occidentaux ? La communication des ONG occidentales a-t-elle parfois joué
un rôle décisif dans le déroulement de ces conflits ?
Loin de prétendre à l’exhaustivité sur ce vaste sujet des liens entre médias et humanitaires, cet
article livre quelques pistes de réflexion sur les représentations médiatiques produites et
diffusées en France de la scène humanitaire en contexte de conflits et de violences extrêmes.
Quelques études de cas (Rwanda, Darfour, Congo…) permettront de dégager les formes de
narrations médiatiques qui se mettent en place pour couvrir ces situations tout en évaluant le
poids de la communication des ONG humanitaires dans les représentations données d’elles-
mêmes.

2. L’omniprésence de la scène humanitaire dans les conflits africains des années 1990-
2000.

Les années 1990 s’ouvrent avec deux grandes crises majeures : la guerre en Somalie (1992-
1995) et le génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda en 1994. Dans les deux cas, ces
événements multidimensionnels sont d’abord présentés par les médias français et occidentaux
comme de gigantesques crises humanitaires qui nécessitent l’intervention de la communauté
internationale.
La guerre en Somalie a principalement été couverte sous l’angle de l’aide apportée par les
États occidentaux aux populations civiles. Cette couverture donne lieu à de nombreuses
scènes montrant des enfants faméliques recevant des rations de riz, riz parfois débarqué à dos
d’homme politique sous la protection des soldats de l’opération militaro-humanitaire Restore
Hope. Un débat traverse l’historiographie pour tenter de déterminer si les images de la
détresse des populations sur CNN ont convaincu Bill Clinton de décider d’une intervention
américaine ou si celle-ci était déjà en préparation lorsque les médias américains ont
commencé à s’intéresser à la situation somalienne. Il est sûr que la pression de l’opinion
publique a permis au pouvoir politique d’annoncer cette décision dans des conditions
favorables tandis qu’en octobre 1993, les images des corps des soldats américains trainés dans
les rues de Mogadiscio ont contraint le Président américain à un retrait précipité.

L’exemple du Rwanda est tout aussi édifiant quant au poids des représentations médiatiques
de la scène humanitaire. Alors que le génocide des Tutsis est peu couvert entre le 7 avril et la
première quinzaine du mois de mai 1994, c’est la montée de la préoccupation humanitaire fin
mai puis la mise en place de l’opération militaro-humanitaire Turquoise le 22 juin qui braque
les objectifs du monde entier sur la situation rwandaise. Plusieurs centaines de journalistes
français et étrangers couvrent par la suite, en juillet, la fuite de centaine de milliers de civils
hutus vers le Zaïre. Ceux-là mêmes qui viennent de commettre le génocide sont alors
présentés comme des êtres humains fragiles et menacés par le choléra, par l’avancée du Front
patriotique rwandais et par des conditions sanitaires déplorables. Critiquée pour sa proximité
avec les génocidaires, l’armée française retrouve ici son rôle d’institution protectrice des vies
précaires et sa mission salvatrice, ce qui fera dire à Rony Brauman : « Quelle aubaine de voir
un génocide transformé en vaste théâtre humanitaire où tous, rescapés, complices, innocents
ou bourreaux prennent enfin la seule figure désormais convenable, celle de la victime. »

Quelques semaines plus tard, ces réfugiés rwandais ont constitué plusieurs camps dans l’Est
du Zaïre, des camps rapidement pris en main par les anciennes autorités qui ont commis le
génocide et qui bénéficient de l’attention et de l’aide internationale. Après de vives
polémiques à l’automne pour savoir si les ONG devaient continuer d’accorder leur aide à ces
réfugiés bien particuliers, l’est du Zaïre disparait des radars des rédactions occidentales
jusqu’à ce que les camps soient attaqués à l’automne 1996 par une coalition de groupes
rebelles dirigée par Laurent-Désiré Kabila et soutenue par le Rwanda voisin. Comme en
juillet 1994, la communication des ONG et celle des autorités françaises sont à l’unisson pour
dénoncer ces attaques, rivaliser de superlatifs pour qualifier la crise et appeler à la mise en
place d’une nouvelle intervention humanitaire internationale. La logique humanitaire
rencontre ici la logique politique dans la mesure où, pour les autorités françaises, il s’agit de
freiner l’avancée de Kabila et de protéger le régime de Mobutu alors allié à la France. Le
retour d’une partie des réfugiés au Rwanda, la communication habile de Kabila et les
pressions américaines contribuent à enterrer durablement le projet de résolution français. Les
alertes au printemps 1997 de plusieurs ONG lors de la découverte de charniers, à Tingi-Tingi
par exemple, n’y changeront rien.

À partir de février 2003, au Darfour, une rébellion constituée de population Four, Massalit et
Zaghawa se soulève contre le pouvoir de Khartoum. Ce dernier réprime la rébellion dans le
sang en attaquant les villages considérés comme acquis à cette dernière et en exécutant ou
chassant leurs populations. Femmes, vieillards et enfants se regroupent alors à la frontière
voisine avec le Tchad, dans des camps bientôt immenses. Si le conflit ne suscite que peu
d’attention de la part des médias durant sa première année, les alertes des humanitaires et de
l’ONU, dans le contexte de la 10e commémoration du génocide contre les Tutsis, génèrent
une série de reportages de télévision dans les camps de réfugiés au Tchad. Des scènes
répétitives sont alors proposées aux téléspectateurs français, successivement confrontés à
l’isolement des camps, à la précarité des femmes et des enfants du Darfour, à l’expertise des
ONG et du HCR ou encore et à l’évocation de la menace persistante des cavaliers janjawids et
des troupes soudanaises qui empêche toute possibilité de retour.
3. Des représentations médiatiques figées et stéréotypées.

S’il n’est pas possible de revenir de manière détaillée sur la diversité des représentations
médiatiques observées dans les différentes études de cas conduites, plusieurs remarques
doivent à ce stade être mises en avant.

Tout d’abord, bien qu’elle ne soit pas forcément décisive, la communication des humanitaires
est un élément à considérer pour comprendre le choix des rédactions de mettre ou non en
visibilité un conflit. Si ces alertes n’ont pas suffi en avril 1994, lors des débuts du génocide
des Tutsis, elles ont en revanche été fondamentales au Zaïre à l’automne 1996, puis au
Darfour au printemps 2004. Pour parvenir à orienter le regard des journalistes, les ONG
humanitaires doivent d’abord disposer d’une certaine marge de manœuvre autorisant le
déploiement d’une campagne de communication efficace sans mettre en danger leurs équipes
sur le terrain. Cette communication ne bénéficie d’une forte crédibilité et d’une large audience
que dans le cas où leur présentation des événements correspond à celles d’autres acteurs
influents, et en premier lieu à celle de l’exécutif français. Dans le cas contraire, leurs discours
restent le plus souvent peu audibles et peu visibles à moins qu’une polémique ne se crée
comme cela a été le cas lors de la dénonciation à la mi-mai 1994 par MSF des proximités du
pouvoir français avec les auteurs du génocide en cours.

Une seconde remarque importante porte sur la relative stabilité des représentations de la scène
humanitaire observées durant cette période. En dépit de la diversité des contextes, le prisme
humanitaire conduit à une focalisation de l’attention des publics sur les civils et sur la
périphérie des combats, avec la diffusion d’images et de termes très stéréotypés.

Plusieurs grandes figures extrêmement classiques qui rappellent le Biafra ou l’Éthiopie se


répètent alors, quel que soit le terrain d’opération. L’étude des formes iconographiques des
représentations médiatiques a ainsi révélé sept modalités principales de mise en images.

De même, l’évocation de la mort comme menace lointaine, imminente ou comme déjà


effective est aussi un des leitmotivs de la couverture de ces événements, lorsque le prisme
humanitaire s’impose. Enfin, l’étude de la répartition des rôles entre les acteurs représentés
permet de dégager plusieurs structures dominantes dans les formes de mise en narration de
ces conflits. D’abord, la persistance d’une logique binaire dans laquelle les acteurs blancs sont
le plus souvent placés dans une position d’acteurs majeurs livrant expertise, conseil, aide et
soutien et constituant des solutions à la crise ; à l’inverse, les acteurs noirs sont le plus souvent
réduits au rôle de victimes passives d’un destin qui les dépasse ou à celui de bourreaux
responsables de la situation.

Ancrées dans le réel, ces représentations doivent cependant être lues comme une réduction de
la diversité des situations dans la mesure où l’agence des acteurs africains se trouve souvent
euphémisée, voire effacée.

Ces représentations binaires constituent le cadre de mises en narration médiatiques fondé sur
le triptyque classique de la victime, du sauveur et du bourreau.

Dans ce récit médiatique dominant, les acteurs français (responsables politiques, militaires,
humanitaires) tentent de venir en aide à des populations africaines menacées par des groupes
militaires, des miliciens ou une épidémie.

Conclusion

La situation des Organisations Humanitaires peut se décliner en référence à de nombreuses


tensions dialectiques, classiques en gestion : projet/institution, privé/public, dedans/dehors,
entrepreneuriat/bureaucratie, croissance/maturité, etc.

Cette ambiguïté à usage externe incite les OHSI à souffler le chaud de la transparence et le
froid de l’opacité, à ne jamais expliciter de façon exhaustive sans pour autant se permettre de
dissimuler complètement : les bailleurs de fonds ne peuvent pas allouer des fonds publics sur
la seule foi d’une réputation d’héroïsme. Et comment le grand public accueillerait-il une
action qui se résumerait à une ingénierie de santé publique, docilement intégrée à un vaste
système d’assistance.

Nous avons utilisé des concepts tels que l’ambiguïté, le jeu stratégique ou le contrôle des
zones d’incertitude pour tenter de caractériser la situation de gestion des associations
humanitaires.

La plupart des notions que nous avons utilisées pour qualifier leur stratégie sont
habituellement réservées à l’analyse d’un tissu relationnel interne à l’organisation, mettant
aux prises l’individu ou la coalition d’une part, « le reste de l’organisation » d’autre part.
Cette analogie permet sans doute de suggérer que l’association humanitaire est un acteur en
quête d’institutionnalisation et que « l’organisation » dans laquelle elle situe son action n’est
autre que la société globale. Les OHSI sont, à l’égard d’un vaste champ social, tel
l’innovateur d’Alter (1990) ou le professionnel de Moullet (1992), qui, eux aussi, aspirent à
une reconnaissance intra-institutionnelle.

Cette stratégie de reconnaissance s’appuie sur une construction mythique. Si la réalité des
pratiques nourrit indubitablement le discours sur l’aide humanitaire, la rhétorique a
néanmoins pour fonction d’entretenir sa part de mystère. Les organisations humanitaires ont
donc à cœur de segmenter leur communication à l’adresse de publics qui n’ont que très
ponctuellement l’occasion de se rencontrer mais qu’une perception laudative de l’action
humanitaire unit, sur la base d’une information floue ou incertaine. Cette satisfaction
faiblement informée sous-tend vraisemblablement la mécanique de la transcendance.

Dans le cas des grandes associations d’aide internationale, la gestion de la symbolique « multi
éthique » de l’aide humanitaire passe par un management attentif de soi.

Tandis que les sciences de gestion s’intéressent en général à des systèmes de production
d’utilités privées sous contraintes, l’exemple des organisations humanitaires semble indiquer
que le management des valeurs sociales, source des conventions sur lesquelles les acteurs
établissent en partie leurs accords particuliers, peut lui aussi être appréhendé en termes
habituellement réservés aux entreprises commerciales. Bien entendu, l’inexistence d’une
contrainte de rentabilité invalide ipso facto la confrontation d’un grand nombre de théories de
gestion à leur cas. Mais précisément, cette singularité ne peut qu’enrichir le savoir produit à
propos de l’organisation et du management des entreprises.

Un examen attentif des procédures de gestion fonctionnelle des associations (les ressources
humaines, par exemple), de leurs processus de décision opérationnelle ou de la relation
existant entre leur conseil d’administration et leur direction, entre autres, permettrait sans
doute de mieux apprécier l’universalité de certaines théories et de tirer d’intéressants
enseignements de leur éventuelle singularité.

Essentielle à la survie de millions de personnes à travers le monde réfugiées, déplacées,


affamées, malades, etc. l’action humanitaire brasse des milliards de dollars chaque année.
Face aux États, aux associations, aux particuliers, elle constitue souvent un véritable pouvoir
capable d’imposer ses choix et ses normes. Les victimes n’y trouvent pas toujours leur
compte.

En vingt ans, les sommes consacrées à l’action humanitaire dans le monde ont été multipliées
par cinq, pour atteindre désormais 28,9 milliards de dollars (26,3 milliards d’euros) par an.
Cette croissance financière s’accompagne d’une prolifération des structures, de l’association
locale montée par quelques bénévoles à l’organisation non gouvernementale
internationale (ONGI) en passant par les agences et programmes de l’Organisation des
Nations unies (ONU) ou le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-
Rouge. Pourtant, l’écart entre les fonds disponibles et les besoins ne cesse de se creuser, en
raison notamment de la recrudescence des crises : les conflits armés, les catastrophes liées au
changement climatique ou à l’urbanisation accélérée affectent plus de personnes, plus
longuement. On estime à 206 millions le nombre de victimes de catastrophes pour
l’année 2018.

Mais l’écart tient également aux dysfonctionnements propres à l’aide internationale, qui
l’empêchent d’atteindre ses objectifs : manque de coordination, méconnaissance des terrains
d’intervention, contournement des acteurs locaux. Ces anomalies, bien que connues et
identifiées depuis longtemps. Se répètent de façon systémique, opération après opération. Les
habituelles justifications l’obligation d’agir dans l’urgence, le renouvellement rapide du
personnel, l’absence de mémoire institutionnelle masquent des causes structurelles, au
premier rang desquelles l’asymétrie de la relation entre les acteurs.

En effet, en 2017, les deux tiers des financements humanitaires mondiaux ont été attribués à
seulement douze ONGI (notamment Save the Children, l’International Rescue Committee,
Médecins sans frontières, Oxfam, World Vision) et institutions onusiennes.

C’est-à-dire vingt-deux fois plus qu’aux opérateurs nationaux et locaux. Certains organismes
internationaux captent donc la manne qui se concentre au Nord, les États-Unis, l’Union
européenne et quelques États du Vieux Continent étant, et de loin, les principaux.

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