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Astérios Argyriou

Remarques sur un traité contre les hérésies latines attribué à


Anastasios Gordios
In: Revue des études byzantines, tome 27, 1969. pp. 229-234.

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Argyriou Astérios. Remarques sur un traité contre les hérésies latines attribué à Anastasios Gordios. In: Revue des études
byzantines, tome 27, 1969. pp. 229-234.

doi : 10.3406/rebyz.1969.1422

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1969_num_27_1_1422
REMARQUES SUR UN TRAITÉ
CONTRE LES HÉRÉSIES LATINES
ATTRIBUÉ A ANASTASIOS GORDIOS

En juin 1967 je présentais, à la Faculté des Lettres de Strasbourg1,


une thèse de 3° cycle dont l'objet était un traité d'Anastasios Gordios
(1654/5-8 juin 1729). Le traité se veut une série de réflexions sur les
conditions de vie des chrétiens orthodoxes sous le joug musulman,
inspirées du livre de l'Apocalypse. Seules, cependant, les parties I, II
et IV répondent à cet objectif, bien qu'il soit difficile de les considérer
comme une exégèse systématique du livre de l'Apocalypse. La troisième
partie, qui occupe un peu plus de la moitié de l'ouvrage (p. 94a-1766),
constitue un traité contre les hérésies latines et plus spécialement sur
la procession du Saint-Esprit. Sa forme structurée qui contraste avec
la forme plus spontanée de la partie exégétique nous avait alors permis
d'émettre l'hypothèse selon laquelle la partie sur la procession consti
tuait un traité à part qui, de bonne heure, serait inséré à l'intérieur
de l'exégèse, d'autant plus que ni l'introduction, ni l'épilogue ne sem
blent parler de ce traité 2. Cependant, dans les quelques trente mss du
Traité que j'ai relevés, les deux parties forment un ensemble et toujours
dans le même ordre. Seul le Codex 604 du Monastère d'Ivirôn (Mont-
Athos) semblait en faire exception.
Le Codex (écrit après 1774), est composé d'un ensemble de 20 titres
de contenu divers. On y trouve entre autres :
titre n° 6 : « Στηλίτευσες της Αατεινικής αφέσεως εν ε ιδεί διαλέξεως
Γραικού μετά Αατείνου, ποιηθεΐσα παρά [Αναστασίου] Γόρδιου Ιερομονά-
/ου, εις ην ο μέν Λατεΐνος έρωτα, ό δέ Γραικός αποκρίνεται ».

1. Astérios Argyriou : « Sur Mahomet et contre les Latins », une œuvre inédite
d'Anastasios Gordios, religieux et professeur grec (xvne-xvme siècle.). Édition
critique accompagnée d'une traduction française, d'une introduction et des notes.
Vol. 1 Introduction, p. I-CXXI, vol. II, texte, traduction et notes pp. la-218b,
Strasbourg, 1967, (polycopiée). Voir aussi mon article : Anastosios Gordios et la
polémique anti-islamique post-byzantine. « Revue des Sciences Religieuses » 43
(1069) 58-87.
2. Je traite en détail de tous ces problèmes dans l'introduction de ma thèse,
p. xxn-xxvi.
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titre n° 7 : « Προγνωστικά περί του ' Αντίχριστου καί της βασιλείας των
Μωαμεθανών, ερμηνευτικά της Άποκαλύψεως καί τών τεσσάρων βασι
λειών του Δανιήλ καί κατά της αίρέσεως τών Λατείνων ».
titre η° 10 : « Διαθήκη του σοφωτάτου, έπιστημονικωτάτου καί αρίστου
της τε πνευματικής πολιτείας καί έξοχωτάτου πάντων τών ιατρών ψυχών
τε καί σωμάτων του καί προορατικοΰ πολλοίς επιφαινομένου [Αναστασ
ίου] Γορδίου του εξ 'Αγράφων ».

On voit que l'auteur de « Προγνωστικά » n'est pas mentionné, ce


qui est le cas dans plusieurs autres mss. Mais le titre correspond très
bien au contenu de l'ouvrage qui n'est autre que le traité de Gordios
« Sur Mahomet et contre les Latins », excepté l'épilogue. On voit éga
lement que la « Διαθήκη » qui précède le plus souvent ce traité sous le
titre de "Ισον άπαράλλακτον est ici placée après deux autres titres et
que les termes employés à l'égard de Gordios sont particulièrement
élogieux. On voit enfin qu'un autre traité contre les latins, la
« Στηλίτευσις », est expressément attribué à Gordios.
Au cours de la préparation de ma thèse, je n'avais pu consulter
ce manuscrit. L'occasion m'a été donnée lors d'un récent séjour
(12-15 août 1968) au Monastère d'Ivirôn 4
Dans cems « Στηλίτευσις » et « Προγνωστικά » figurent en effet comme
deux ouvrages indépendants l'un de l'autre. Mais Fauteur du catalogue
avait omis de mentionner un petit détail : dans le ms le titre du pre
mier traité se présente de la manière suivante :

« Στηλίτευσις της Αατεινικής αίρέσεως εν ε'ίδει


διαλέξεως Γραικού μετά Λατείνου, ποιηθεΐσα
άπό Μεγάλα παρά Βησσαρίωνος ιερομόναχου, εις ην ο μέν
Βραγιανά Λατεΐνος έρωτα, ό δέ Γραικός αποκρίνεται ».

Le nom Βησσαρίωνος est barré et remplacé en surcharge par le nom


Γόρδιος; cette correction ainsi que l'addition marginale άπό Μεγάλα
Βραγιανά sont d'une écriture différente et nettement postérieure. La
correction ne saurait être attribuée qu'à un lecteur du ms. Mais
pourquoi l'a-t-il faite?

3. Sp. Lampros, Catalogue of the greek manuscripts on Mount-Athos, Cambridge


1900, T. II p. 183.
4. J'exprime à cette occasion toute ma gratitude envers les Pères responsables
de la bibliothèque, ainsi qu'à l'égard du Père Athanasios, pour leur aimable
accueil et l'aide qu'ils ont apportée à mon travail.
A. ARGYRIOr : REMARQUES SUR ANASTASIOS GORDIOS 231

On pourrait avancer trois hypothèses : a) sachant que « Προγνωστικά »


était une œuvre de Gordios, le lecteur avait cru que l'ouvrage précédent
lui appartenait également, en dépit de l'auteur mentionné; b) le
contenu de « Στηλίτευσες » présente, en effet, de nombreuses ressem
blances avec la partie « sur la procession » du traité de Gordios : c) au
début de cette partie, on peut lire « καί κάμνομεν τήν διάλεξιν ώς εν
σχήματι διαλόγου, Λατεΐνος μετά Γραικού» 5 : ce qui se rapprohe du
titre de la «Στηλίτευσις ». Le lecteur aurait donc pris ce traité comme
étant de Gordios et aurait voulu corriger l'erreur du copiste. Cependant
l'erreur revient au correcteur et non pas au copiste, ainsi que nous
tâcherons de le démontrer.
Dans son introduction (fï. 279α-280α), l'auteur de la « Στηλίτευσις »
énumère 12 hérésies principales des latins. Puis, dans les 12 chapitres
qui suivent, il développe ces 12 hérésies pour démontrer leur absurdité
et leur perfidie : voici les titres des chapitres :

1. (f. 281) ΙΙερί της έκπορεύσεως του Αγίου Πνεύματος.


2. (f. 284) Περί της εξουσίας του Πάπα.
3. (f. 288V) Περί τώς άζύμων των λατείνων καί των ενζύμων των
γραικών.
4. (f. 289 v) Περί της μετουσιώσεως των μυστηρίων.
5. (f. 291) Περί του πώς δέν μεταλαμβάνουν οι λατεΐνοι τους κοσμι
κούςάπό τό αίμα.
11 (f. 292) Περί του πώς δέν μεταλαμβάνουν οι λατεΐνοι τά παιδία.
7. (f. 292 v) Περί του καθαρτηρίου πυρός.
8. (f. 294) Περί του βαπτίσματος τών λατείνων.
9. (f. 298) Περί της τών αγίων τελείας μακαριότητος.
10. (f. 298V) Περί του πώς λέγουν οι λατεΐνοι πώς δέν έμέτε/εν ή
Θεοτόκος εκ του προπατορικού.
11. (f. 299) Λέγει 6 Πάπας πώς κάμνει οικονομίας.
12. (f. 299) "Οτι αφαιρεί καί προσθέτει 6 Πάπας.

Non content de l'énumération de ces griefs, l'auteur en ajoute


quelques autres encore : la prosternation pendant la messe dominicale,
l'abolition du jeûne du samedi, le célibat ecclésiastique, changements
(additions ou enlèvement des prières), altération de la messe, etc..
Pour Gordios par contre, les deux hérésies fondamentales des latins
sont la primauté du Pape et le Filioque, hérésies qu'il réfute avant tout.

ο. Λ. AuGYiuor, op. cit. p. \)'t


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Les autres en sont les conséquences désastreuses, en privant l'Église


latine de la grâce du Saint-Esprit. A la liste de Gordios manquent
certaines hérésies de la « Στηλίτευσες » alors que l'on y voit figurer
certaines autres. Fait significatif: dans les fï. 281r-288r, la « Στηλίτευσες»
fait grand état de la papesse Jeanne et l'auteur donne à son interlo
cuteur stupéfié ses sources latines. Gomment croire que Gordios
n'aurait pas exploité un thème aussi favorable à la controverse, s'il
l'avait connu?
Mais c'est également la manière de traiter le sujet qui rend les deux
ouvrages différents l'un de l'autre : Gordios était un grand prédi
cateur populaire et son traité en est le témoin : expressions et images
populaires vivantes, verbiage, répétitions et utilisation de l'Écriture.
L'auteur de la « Στηλίτευσες » ainsi que nous le verrons plus loin,
est un élève du philosophe Eugène Voulgaris. Son langage est plus
mesuré, l'exposé systématique, les arguments numérotés, la démonst
ration syllogistique vigoureuse. Gordios ne tient pas sa promesse
concernant la forme dialoguée de l'exposé, car, après deux ou trois
questions de son interlocuteur latin, le grec se livre à un monologue
obstiné qui se poursuit au long de l'exposé. Dans la « Στηλίτευσες » le
dialogue est maintenu d'un bout à l'autre, quoique dénué de toute
vivacité. Enfin, son auteur, outre la Bible, utilise également les
docteurs de l'Église, les décisions conciliaires et les historiens.
Malgré ces divergences, les ressemblances ne sont pas négligeables
dans les deux ouvrages : ils traitent d'un sujet rebattu par les contro-
versistes grecs et sous forme de dialogue; mais les affinités de détail
sont également frappantes. Ainsi dans les deux textes certains argu
ments sont les mêmes : l'image de l'arbre (racine, branche, fruit) et
celle de l'homme (cœur, parole, souffle) comme images de la Sainte-
Trinité; le Saint-Esprit résultant de l'amour entre le Père et le Fils, dis
tinction entre les termes πέμψες et έκπόρευσες, explication du terme
προβολή; la doctrine du Filioque rabaisse le Saint-Esprit du rang royal
à la condition de serviteur; de plus elle fait exister le Saint-Esprit
moitié dans le ciel avec le Père, moitié sur la terre avec le Fils, etc..
Il en est de même pour d'autres innovations attribuées au Pape et
pour certaines expressions très désobligeantes à l'égard de celui-ci. On
peut ainsi lire dans la Στηλίτευσες: « Quand Pierre a-t-il ordonné qu'on
lui baise les pieds pour que le Pape en fasse autant? Quand Pierre
a-t-il permis qu'il existe tant de signorine, c'est-à-dire de prostituées
dans les cités et que le pape en perçoive les impôts pour les frais de
sa table, ce que fait justement le Pape, se montrant ainsi entreteneur
A. ARGYRIOU : REMARQUES SUR ANASTASIOS GORDIOS 233

et nourricier des prostituées? » — « Le Pape est un monstre composé


d'une forme humaine et d'un esprit démoniaque, ou bien, c'est un
système et une combinaison de toutes les hérésies et impiétés; un
rebelle et un révolté résolu contre le Christ, les apôtres et les saints
pères; un ami et un associé de toutes les hérésies. Abandonnant la foi
du Christ, il a rassemblé toutes les hérésies anciennes et nouvelles et
fabriqué une foi qui lui est propre » — « II a corrompu tous les dogmes
de l'Église ». — « Le Pape est l'apostat au point de s'installer dans le
temple de Dieu réclamant pour lui qu'il est Dieu... c'est pourquoi, il
demande que se sujets croient en lui et l'adorent et on leur pose la
question : « crois-tu au Pape? ». C'est cela votre foi et votre culte et
c'est pourquoi on vous appelle « les papistes ». Vous adorez le pape
et vous devenez ainsi des anthropolâtres, ce que même les grecs
(— païens) n'avaient jamais fait » — « La Bête, c'est le Pape; les deux
cornes ce sont ses deux pouvoirs. Et la phrase « il parlait comme un
dragon » que signifie-t-elle? ... « je placerai mon trône au-dessus des
nuages qui sont l'Église et je serai semblable au Christ très-Haut,
de\'enant comme Lui la tête de l'Église.
On peut lire facilement ces mêmes expressions dans le Traité de
Gordios. Mais cela ne signifie pas que Gordios soit l'auteur de « Στηλί-
τευσις ». Son auteur a pu emprunter ces expressions à Gordios, ou bien
les deux auteurs auraient puisé dans la même ou les mêmes sources.
Étant donnée l'immense littérature anti-latine de cette époque, il est
très difficile de résoudre ce problème.
Dans ce cas, quel est l'auteur de la « Στηλίτευσες »? Sans aucun doute
c'est cet hiéromoine Bessarion dont le nom a été raturé dans le manusc
rit cité. C'est un homme qui connaît bien la question et qui sait la
traiter du point de vue grec, de manière assez satisfaisante. Or, pour
la période d'occupation turque, nous connaissons deux hiéromoines
du nom de Bessarion. L'un est Bessarion Makris de Jannina (1635-
1699) qui fît ses études dans cette ville et à Constantinople. Par la
suite, il fut le secrétaire et le conseiller à Constantinople du drogman
Manolakis Kyritsis de Kastoria, puis professeur et directeur aux
écoles de Jannina. Il a écrit plusieurs ouvrages théologiques et philo
sophiques dont aucun n'a été conservé 6.
L'autre est Bessarion de Rapsani (1735 /8-débuts xixe), bourgade
de la Thessalie, près de Larissa. Il fut l'élève d'Eugène Voulgaris à

ti. P. Arabantinos, Βιογραφική συλλογή λογίων της Τουρκοκρατίας, Jannina, tOfiO


ρ. 108-112. fed. C. Dimatas). K. Savramis Ό Βησσαρίων Μακρής. Dans 'ΓΤττειρω-
:

τικα Χρονικά, 5 (l'.WO), ;{0-^Ι.


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Jannina, au Mont-Athos et à Constantinople et le précepteur à Cons


tantinople des enfants du grand logothète Alexandre. Mais il se retira
très tôt au Mont-Athos où il vécut la vie monastique la plus austère
à la skite de Saint-Paul. Bessarion se mêla à la querelle des collyves 7
et se montra l'un des anti-collyvistes les plus farouches 8. 11 composa
un mémoire sur les collyves qui causa la condamnation des collyvades
par le patriarcat de Constantinople. Il composa aussi une lettre-traité
« Sur l'art d'être évêque » (1790), adressée à Denis, évêque de Plata-
mon. On lui attribue également un traité «Sur les Visions»9 dont nous
n'avons pas pu relever l'existence. A cette petite liste, on doit ajouter
la « Στηλίτευσες ». Ce traité pourrait, en effet, être l'ouvrage d'un élève
de Voulgaris10. Bessarion, dont le nom est mentionné sur le ms, en était
un. Le traité n'est pas extraordinaire et son apport est médiocre à
cette immense littérature qu'est la controverse entre grecs et latins.
Mais inscrit sur la liste des œuvres de Bessarion, il nous permettra de
mieux connaître ce personnage : son savoir assez étendu et surtout la
bonne utilisation qu'il fait des cours de philosophie et de théologie qu'il
avait reçus auprès du grand maître de la nation, Voulgaris.
Quoiqu'il en soit, Gordios ne peut être l'auteur de « Στηλίτευσες »
pour les raisons déjà développées. Cette conclusion nous prive, pour
l'instant au moins, du seul argument en faveur d'une hypothèse selon
laquelle la IIIe partie du grand Traité de Gordios serait un ouvrage
à part. Force nous est donc d'admettre que les deux parties, « Sur la
procession du Saint-Esprit » et « l'Exégèse », n'ont jamais existé sépa
rément, mais qu'elles sortirent des mains de Gordios comme un seul
ouvrage.

Astérios Argyriou.

7. L'étude la plus récente et la plus complète sur la querelle des collyves est
celle de G. Papoulidis, « Nicodème l'Hagiorite » (ch. 2), dans la revue Θεολογία,
Athènes, 1967 (et en tiré à part.).
8. G. Zaviras, Νέα 'Ελλάς, Athènes 1872, ρ, 209-211. S. Sathas, Νεοελληνική
Φιλολογία, Athènes 1868, p. 571-572. Θ H E, 3 (1963) 854.
9. Zaviras, op. c, repris par Sathas, op. c.
10. Le fait aussi que le codex contient des œuvres anti collyvistes militerait
en faveur de notre thèse.

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