Vous êtes sur la page 1sur 33

Revue d'histoire des sciences et

de leurs applications

La méthode scientifique de Galilée


Dominique Dubarle

Citer ce document / Cite this document :

Dubarle Dominique. La méthode scientifique de Galilée. In: Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, tome 18,
n°2, 1965. pp. 161-192;

doi : https://doi.org/10.3406/rhs.1965.2414

https://www.persee.fr/doc/rhs_0048-7996_1965_num_18_2_2414

Fichier pdf généré le 07/04/2018


La méthode scientifique de Galilée

La science physique moderne commence avec Galilée au moment


où, dans les Discorsi e dimostrazioni matemaliche intorno a due
nuove scienze, celui-ci réussit à poser les premiers fondements et à
rassembler quelques éléments d'une mécanique correctement mathé-
matisée. Ce n'est certes pas encore la mécanique de Newton, mais
un seuil est franchi : avec cette œuvre, la science des processus
physiques n'en est plus à ses balbutiements préalables. Déjà
consciente et sûre de soi, elle fait ses premiers pas en avant. Comme
le dit Galilée lui-même à la fin de la troisième journée des Discorsi :
« maintenant la porte est ouverte, pour la première fois, à une
méthode nouvelle pourvue de résultats nombreux et remarquables
qui, dans les années à venir, s'imposeront à l'attention des esprits ».
Avec Galilée, cet avènement de la science physique moderne
se fait plus clairement même qu'avec Descartes. Chez ce dernier,
en effet, pour scientifiques et mathématiques qu'ils soient, les
principes de physique restent, pour le besoin de la philosophie,
associés à un système d'explications imaginatives de la
réalité. L'exposition que Descartes fait de sa physique se rapproche
ainsi dangereusement de celles que font les systèmes anciens de la
nature. La physique newtonienne éliminera sans retour le « beau
roman de physique » conçu par le cartésianisme. Elle se situera,
par contre, directement dans la perspective de la mécanique de
Galilée.
Ceci n'a pas échappé aux historiens de la science et à ceux qui
réfléchissent sur sa méthode. Au siècle précédent, Galilée a été
d'ordinaire considéré comme le véritable initiateur de l'esprit
scientifique moderne. On a même voulu voir en lui un premier
représentant de l'empirisme et du positivisme tels qu'ils se
concevaient alors eux-mêmes. La tendance apparaît clairement, par
exemple, dans l'exposé qu'E. Mach a fait de l'œuvre de Galilée
T. XVIII. — 1965 11
162 REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

dans son ouvrage sur la mécanique (1). On la retrouve chez d'autres


auteurs.
Puis une réaction s'est faite. L'on est devenu beaucoup plus
attentif à l'idéal que Galilée s'est proposé d'une véritable «
philosophie mathématique de la nature ». On a reconnu que son attitude
intellectuelle devant l'univers est bien moins empiriste qu'on ne
l'a dit parfois et qu'elle est encore plus éloignée de celle du
positivisme proprement dit. Dans les nombreuses études qu'il a consacrées
à Galilée, A. Koyré (2) a été l'un de ceux qui ont fait le plus pour
dégager l'aspect « platonicien » de sa pensée. Peut-être même la
réaction est-elle allée un peu trop loin, en cherchant à minimiser
systématiquement le rôle de l'expérimentation et surtout de sa
pratique effective dans la construction intellectuelle que Galilée
a faite de la science (3).
En réalité Galilée, qui n'est certainement pas un positiviste
avant la lettre, est un esprit scientifique parvenu, tout au moins
dans ses dernières œuvres, à dégager de façon fort équilibrée les
composantes maîtresses de la science physico-mathématique
moderne. C'est ce qui fait encore aujourd'hui l'intérêt de la réflexion
sur sa méthode et, si possible, du contact pris avec son œuvre,
laquelle est généralement fort mal connue des lecteurs français (4).
Lorsqu'on se met aujourd'hui à la lecture directe des écrits de
Galilée, on risque cependant d'éprouver, pour commencer, un
sentiment d'embarras et de déception. On se trouve en effet entraîné
dans un monde de discussions prolixes et minutieuses, relatives à
des idées qui nous sont devenues assez lointaines aujourd'hui.
Il s'agit là soit des conceptions de la physique aristotélicienne, soit
de celles de prédécesseurs ou de contemporains de Galilée qui
tâtonnaient pour leur propre compte, tout comme le savant florentin
a dû tâtonner lui-même. Ces discussions, souvent en forme de

(1) Die Mechanik in ihrer Entœicklung, chap. II, sect. 1. L'ouvrage a été traduit en
français sous le titre de : La mécanique, exposé historique et critique de son développement.
Trad. E. Bertrand, Paris, Hermann, 1904.
(2) Études galiléennes, 3 vol., Paris, Hermann, 1939 ; Galilée et la révolution
scientifique du XVIIe siècle (Conf. du Palais de la Découverte, série I), n° 37). « Le De Motu
Gravium -— de Galilée. De l'expérimentation imaginaire et de son abus », Revue d'Histoire
des Sciences, XIII, 1960, pp. 197-245.
(3) On reviendra ci-dessous sur ce point particulier.
(4) Galilée, rappelons-le, a été très peu traduit en français. Le P. M. Mersenne publie,
en 1634, Les Méchaniques de Galilée, traduction adaptée d'un manuscrit de Galilée non
publié de son vivant et, en 1639, une traduction assez libre des Discorsi, sous le titre :
Les nouvelles pensées de Galilée. Depuis cette époque, très peu de traductions ont été faites.
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 163

dialogue, occupent la majeure partie de l'œuvre, qui ne débouche


qu'assez rarement, sauf peut-être dans les Discorsi, sur ce que nous
jugeons à présent essentiel. Il faut néanmoins se rendre compte du
fait que ces discussions ont joué un rôle capital dans l'esprit de
Galilée et pour l'esprit scientifique de son époque. Elles sont le
fait de sa méthode scientifique et, compte tenu des circonstances,
en sont une action indispensable.
De toute façon, on s'efforcera de présenter dans ce qui suit, de
façon plus schématique et plus simple qu'ils ne paraissent à la
lecture immédiate de l'œuvre, les traits essentiels de l'attitude
intellectuelle et de la méthode de Galilée homme de science. On
verra qu'ils correspondent de façon très prochaine aux grands
préceptes de l'esprit scientifique moderne, à tout le moins lorsque
c'est de physique qu'il s'agit.

I. — La connaissance mathématique de l'Univers

Dès le Saggiatore, Galilée formule de façon très saisissante le


programme intellectuel de la connaissance mathématique de
l'univers. Il faut citer le passage le plus caractéristique à ce sujet :
La philosophie est écrite dans ce très grand livre qui se tient
constamment ouvert devant les yeux (je veux dire l'univers), mais el'e ne peut se
saisir si tout d'abord on ne se saisit point de la langue et si on ignore les
caractères dans lesquels elle est écrite. Cette philosophie, elle est écrite
en langue mathématique ; ses caractères sont des triangles, des cercles et
autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est impossible de
saisir humainement quelque parole ; et sans lesquels on ne fait qu'errer
vainement dans un labyrinthe obscur.
Le texte appelle aujourd'hui quelques commentaires. On lisque
de n'y voir qu'un témoignage parmi d'autres de la permanente
tradition de l'intention mathématicienne face à la réalité. Mais il
ne faut pas s'y tromper. C'est dans un esprit nouveau que le texte
du Saggiatore est écrit, en fonction de l'expérience intellectuelle
faite par une pensée qui a vu se produire (au moins pour son
compte propre) l'effondrement du système de la philosophie
naturelle scolastique. Ce n'est d'ailleurs pas au hasard que le mot
« philosophie » vient sous la plume de Galilée. La science
physicomathématique, pour la première fois établie en sa qualité de
véritable science ďunivers, est ce qui doit se substituer à l'ancienne
philosophie cosmologique de l'école. Avec la mécanique moderne
164 REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

naissante, Galilée attend déjà en esprit ce que la physique newto-


nienne commencera d'apporter cinquante ans plus tard. Nul titre
n'est plus conforme à ce qu'il espère que celui donné par Newton
en 1687 à son œuvre maîtresse : Principia mathematica Philoso-
phiae naiuralis. C'est en reprenant à son compte l'héritage d'une
intention philosophique que Galilée et avec lui l'esprit
scientifique moderne à l'état naissant abordent à l'entreprise de l'étude
mathématique des phénomènes, à commencer par le plus général
d'entre eux au sein du monde physique, le mouvement.
Revenons donc pour quelques instants à la situation
intellectuelle de la fin du xvie siècle. Elle était très immédiatement
fonction de l'acquis de l'Antiquité, mais aussi d'un certain nombre de
perceptions nouvelles qui cherchaient encore leur voie.
L'Antiquité avait prétendu au savoir, le savoir de la réalité
physique tout autant que la métaphysique et le savoir des choses
divines. En fait, elle avait inauguré deux groupes de disciplines :
les disciplines appelées alors mathématiques et la philosophie.
Les mathématiques n'étaient pas seulement ce que nous
appelons aujourd'hui « mathématiques pures » — arithmétique et
géométrie — mais aussi ce que nous rangeons déjà du côté de la
physico-mathématique ou de la mathématique « appliquée » :
astronomie, un peu de statique, quelques rudiments d'optique ou
d'acoustique. Quant à la philosophie spéculative, dont le propos
était d'embrasser intellectuellement la totalité de l'être et d'en
développer convenablement la compréhension, une de ses branches
principales était la « philosophie naturelle ». Cette dernière traitait
de façon raisonnée de l'univers sensible et de tout ce qui s'y présente
à l'observation humaine. Par là, la philosophie naturelle se trouvait
en concurrence avec l'étude mathématique de la réalité sensible.
C'était le cas, en particulier, dès l'âge grec, pour tout ce qui faisait
l'objet de l'astronomie, la branche la plus avancée de la science
physico-mathématique. Il y eut là l'un des faits les plus décisifs
pour toute l'histoire ultérieure de la pensée.
A l'origine, ce fait de concurrence ne posa guère de problèmes.
Cela pour deux raisons au moins. La première était le peu
d'avancement de l'étude mathématique des phénomènes. Seule
l'astronomie avait dépassé le stade des tout premiers et incertains
tâtonnements. Or, c'était une science mathématique des
phénomènes célestes, relevant, pour la pensée ancienne, d'une région de la
réalité imaginée de toute autre nature — incorruptible, glorieuse
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILEE 165

et quasi divine — que celle de notre ambiance terrestre. Le champ


était donc laissé libre aux spéculations relatives à la nature
familière des choses d'ici-bas ; les éléments et leurs processus, les
vivants, leur constitution et leurs actions. La mathématique du
ciel n'était guère gênante pour ce genre de méditation de l'univers.
La seconde raison était que la philosophie naturelle d'Aristote,
dont la tradition fut prépondérante au sein de l'Occident médiéval
et jusqu'au temps de Galilée, avait tenu compte, du plus près qu'il
lui avait été possible de le faire, de l'acquis de l'astronomie
mathématique de l'époque à laquelle elle s'était elle-même constituée. A
ce moment-là, il y avait donc concordance entre l'enseignement
« mathématique » des astronomes scientifiques et l'enseignement
« philosophique » des physiciens spéculant sur le cosmos. La
divergence entre spéculation philosophique et science mathématique de
la nature n'apparut qu'ensuite.
De fait, dès l'Antiquité, elle ne tarda pas à apparaître. La
physique d'Aristote concordait avec l'astronomie d'Eudoxe et de
son successeur Calippe, mathématiciens et astronomes du ive siècle
av. J.-C. Elle ne concordait plus déjà avec l'astronomie de Ptolémée,
astronome du 11e siècle apr. J.-C, dans l'œuvre duquel se rassemble
tout l'acquis de la science astronomique ancienne.
Seulement, de son côté, au moyen d'une théorie de la
connaissance mathématique du monde sensible qui permettait, pour ainsi
dire, de la négliger à volonté au niveau du « savoir » philosophique,
la spéculation philosophique s'arrangea longtemps de cette
discordance, d'une manière qui, aujourd'hui, nous paraît inadmissible.
Le système astronomique de Ptolémée, construit sur la base de
données d'observations exactes, mais décrivant les mouvements
des astres au moyen de procédés géométriques compliqués et ne
correspondant point à des mécanismes physiquement réalisables,
fut considéré comme un simple « formalisme » de mathématicien.
Ce formalisme permettait de mener à bien les calculs de
l'astronomie mathématique avec une précision à laquelle la philosophie,
pour son compte, ne prenait aucun intérêt véritable. Tel donc qu'il
se présentait, l'appareil de calcul était dénué de signification
réelle, et la philosophie spéculative en profitait pour passer
pardessus la discordance, réelle elle, qu'il y avait entre la conception
du système aristotélicien des sphères célestes et les données de
l'observation exacte du ciel.
Cela, remarquons-le, est implicitement un système de « double
166 REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

vérité » : la vérité de la philosophie, alors représentée par la physique


d'Aristote et proclamée la vérité rationnelle tout court ; mais
aussi, par ailleurs, la vérité de la science et de ses calculs
mathématiques appliqués aux phénomènes observables, vérité laissée alors
sans situation définie par rapport à la « vérité » de la philosophie.
L'inspiration fondamentale de l'esprit scientifique moderne, qui se
cherche depuis la fin du Moyen Age jusqu'à l'époque de Galilée,
consiste dans le refus de prendre son parti d'un pareil arrangement,
dont la philosophie de l'école se satisfait. Un concept «
philosophique » de l'univers, si satisfaisant qu'il puisse sembler par ailleurs,
ne peut pas avoir raison contre l'évidence dégagée au niveau de la
perception des choses, ne peut pas être vrai si ce qu'il implique va à
l'encontre de cette évidence. Là-dessus, toute discordance, si
secondaire qu'elle puisse apparaître tout d'abord, doit être prise
en considération. L'astronomie de Ptolémée, en droit, suffît déjà
à montrer qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans la spéculation
cosmologique de l'aristotélisme. De cela, cependant, l'intelligence
scientifique ne prendra que fort lentement une conscience agissante.
Mais, au temps de Galilée, l'essai d'astronomie héliocentrique
de Copernic est venu, et déjà les intelligences les plus compétentes
saisissent bien qu'avec celui-ci il ne s'agit point seulement d'un
nouveau « formalisme » de mathématicien, mais d'une nouvelle
description de la réalité céleste ayant toutes chances d'être plus
juste que celle de l'astronomie ancienne. Les répercussions de l'idée
sont on ne peut plus considérables : pour qui va aux conséquences,
elle sonne le glas, non seulement du système du monde géocentrique,
mais aussi de toute la physique scolastique. L'esprit de Galilée a
vécu avec intensité la désintégration de cette philosophie naturelle
spéculative dont l'enseignement, de son temps, dominait encore
les écoles.
La désintégration le laisse l'esprit libre et armé de
mathématiques face à l'univers physique des temps modernes. L'ancien
savoir philosophique de la nature lui semble désormais à peu près
entièrement illusoire : la seule chose que Galilée et avec lui l'esprit
scientifique moderne puissent en retenir, c'est cette affirmation
déjà faite par Aristote que le mouvement local est le plus
primordial et le plus général des devenirs naturels. La conclusion de
tout ceci est simple : c'est comme science du mouvement que doit
commencer la science mathématique de l'univers ; mais il ne
s'agit plus ici seulement du mouvement des astres et de la région
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 167

céleste ; c'est le mouvement de l'univers entier que la science va


prendre en considération, passant de l'astronomie des anciens à la
mécanique des modernes. La division ancienne du monde sensible
en deux régions, la terrestre et la céleste, doit être récusée. La vérité
des choses est universelle et d'un seul tenant, pour ici-bas et pour
toute l'étendue de la réalité observable. Telle sera, philosophique
en profondeur et mathématicienne en toute sa substance, la
nouvelle doctrine de la Nature.
Il faut rapprocher de tout ceci un sentiment que Galilée exprime
très fortement, à la fin de la première journée du Dialogo dei
massimi sistemi. Emporté par une sorte d'enthousiasme intellectuel,
il lui semble, en effet, que la connaissance mathématique élève
l'intelligence humaine jusqu'au niveau de la science divine :
En extension, c'est-à-dire au point de vue de la multitude des choses
intelligibles, qui sont en nombre infini, l'entendement humain est comme
rien quoiqu'il puisse saisir un millier de propositions ; car mille au regard
de l'infinité est comme un zéro.
Mais en prenant l'acte de l'entendement sous Vangle de son intensité,
l'expression signifiant la perfection concernant telle ou telle proposition,
je dis que l'intellect humain en entend certaines et en a la certitude
absolue tout autant que la Nature elle-même et telles sont les sciences
mathématiques pures, à savoir la géométrie et l'arithmétique. En de
telles sciences, l'intellect divin connaît infiniment plus de propositions,
puisqu'il les sait toutes ; mais de ce peu que saisit l'intellect humain, je
crois que la connaissance (humaine) égale la divine en certitude objective,
puisqu'elle arrive à comprendre la nécessité, au-dessus de laquelle il ne
peut y avoir de certitude plus grande.

On voit bien à quoi tend ainsi Galilée à travers ce qu'il prétend


ainsi. Ce n'est pas à ses yeux la connaissance philosophique de la
spéculation traditionnelle qui assimile l'intelligence humaine aux
pensées divines sur l'univers, mais bien la connaissance
mathématique, et en ce cas, sur le point de la chose connue, c'est d'égalité
plus encore que de similitude qu'il faut parler. La physique
mathématique établie pour de bon dans sa dignité de science d'univers,
c'est, tout au moins d'intention et de propos rêvé, l'univers connu
« du point de vue de Dieu », pour autant que Dieu poursuit en lui,
ainsi que certains Anciens déjà l'avaient dit, sa souveraine
géométrie. Nous avons appris à présent à en rabattre passablement de
ce genre de prétentions et à nous en tenir à un sens plus modeste
de notre façon de connaître. Mais tel fut, en effet, bien souvent,
168 REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

le sentiment, on pourrait presque dire la glorieuse ivresse de l'esprit


scientifique de l'époque classique s'éprouvant capable de traiter de
l'univers physique au moyen d'une mathématique universelle.

II. — La discussion de la vision naïve du réel

Dans son propos de connaissance mathématique, Galilée peut


être dit, à la suite d'A. Koyré, un esprit scientifique « archimédien ».
Archimède, dans sa Statique, se met en présence des faits d'équilibre
entre corps pesants et il tente d'en faire une sorte de géométrie,
aussi pure et rigoureuse que l'était déjà la science des figures.
Prenant le mouvement pour objet, Galilée, pareillement à son
prédécesseur grec, cherche la mathématisation de ce qu'il observe
sans craindre de simplifier et d'idéaliser la fourniture empirique.
A cet égard, la mécanique de Galilée apparaît bien comme le
prolongement intellectuel direct de l'œuvre du plus grand des
mathématiciens grecs. Pourtant, d'Archimède à Galilée, il n'y a
pas seulement continuité et extension de l'inspiration
physicomathématique. Avec l'homme de science moderne, quelque chose
d'autre apparaît, et qui est capital du point de vue de la méthode.
La physique mathématique ancienne se faisait par idéalisation
rationnelle de la perception naïve. C'est le cas très manifeste de
l'astronomie grecque. Le sentiment spontané que l'observateur
terrestre a d'être, solidairement de la Terre, au repos et au centre
de l'ensemble de toutes choses, est intégré au système géocentrique.
Mais c'est le cas également pour l'optique, pour l'acoustique des
Anciens, et de même pour la science de l'équilibre des poids dont
s'occupe Archimède. A chaque fois l'esprit se tient devant ce que
les choses lui montrent, puis, de là, passe directement aux
représentations abstraites, qui suffisent alors à la théorie mathématique.
C'est là, remarquons-le, le prolongement tout naturel de ce que
l'intelligence fait déjà quand elle s'élève de son expérience de
l'espace à la géométrie euclidienne. Or, l'esprit scientifique moderne
devra rompre avec cette conduite intellectuelle trop simple et aller
très au-delà de cette première forme de rationalisation. Ceci
dès ses débuts.
Car, et c'est ici le point important, lorsque l'intelligence s'en
tient à la même façon de faire avec la donnée du mouvement et les
relations dynamiques qui se manifestent concrètement à son sujet,
elle se fourvoie. Rien de plus naturel en un sens que la rationa-
LA METHODE: SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 169

Frontispice de l'édition originale du Dialogo (Florence, 1632)


Les personnages représentés sont Aristote, Ptolémée et Copernic
170 REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

lisation élémentaire de la mécanique déjà tentée par Aristote et


son école, et qui aboutit à l'énoncé d'une proportionnalité entre la
vitesse de déplacement d'un corps et la puissance que paraît
requérir la production de ce mouvement. C'est bien là ce que
fournit tout un ensemble de phénomènes si on veut en faire
l'idéalisation immédiate, et ce grand historien de la mécanique qu'est
Duhem l'a très bien dit (1). Mais cette apparence de naturel est
trompeuse. La physique d'Aristote et des scolastiques s'y empêtrera
irrémédiablement. Il faudra, pour sortir de l'impasse, de très
longues réflexions sur tout un ensemble de phénomènes bien moins
importants en apparence que ceux dont la physique aristotélicienne
tenait compte en première ligne et, à partir de là, des discussions
pleines de difficultés pour un esprit ancien.
La partie la plus volumineuse de l'œuvre de Galilée n'est pas
autre chose, de fait, qu'un rassemblement fait avec soin du meilleur
de ces réflexions dues à une multitude d'auteurs espacés au cours
des siècles qui séparent Aristote des temps modernes, le tout
joint à une présentation très élaborée pédagogiquement des
discussions dont l'issue se montrait désormais. Ces réflexions qui
s'avisent de données nouvelles, ces discussions qui reviennent sur
des conceptions anciennes, ont une portée avant tout critique. Il
s'agit de revenir sur la doctrine aristotélicienne du mouvement. La
critique, à vrai dire, avait commencé fort tôt dans l'Antiquité. Mais
c'est avec Galilée seulement que l'intelligence scientifique est
capable de lui donner sa véritable conclusion, en formulant ce que
nous appelons aujourd'hui le principe de V inertie.
Cependant, en disant ces choses qui sont bien connues, il ne
faut pas oublier à quelle profondeur la critique scientifique devait
porter pour atteindre à ce principe de la mécanique moderne et
combien alors elle est associée méthodiquement, dans la pensée de
Galilée, à cette autre critique des thèses de la perception naïve
qu'il faut faire si l'on se rallie à l'astronomie de Copernic. Pour
Galilée, c'est en effet la doctrine de Copernic qui ouvre la voie à la
science nouvelle du mouvement. Rien ne le montre mieux que le
texte de la seconde journée du Dialogo, l'une des plus belles leçons
de méthode que puisse donner l'esprit scientifique moderne à
l'état naissant.
L'héliocentrisme de Copernic, la chose va à peu près de soi,

(1) Système du Monde, t. I, chap. IV, § X, pp. 194-195.


LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 171

oblige l'intelligence scientifique qui en fait sa propre thèse, à


critiquer le centrage de l'univers sur l'observateur ou sur le lieu
terrestre dont celui-ci est solidaire. Ce centrage est la fourniture
immédiate de la perception visuelle. La représentation héliocen-
trique oblige à la dépasser en pensant explicitement la relativité
des mouvements.
On pourrait alors croire que c'est à cela que se réduit sa leçon.
Or, il n'en est rien. On s'aperçoit même, à lire Galilée et ses
contemporains, que ce n'est point du côté de cette première critique des
thèses de la perception naïve que se trouve l'obstacle intellectuel
qui empêche encore beaucoup d'esprits de faire leur le système de
Copernic. La relativité des apparences optiques était alors déjà
chose bien admise chez ceux qui discutaient de ces matières avec
tant soit peu de compétence. Mais la doctrine copernicienne du
mouvement de la Terre enseigne encore bien autre chose, qui fait
toujours grande difficulté à l'époque et que c'est le génie de Galilée
de discerner clairement : à savoir que nous sommes en réalité en
mouvement avec la Terre sans nous en apercevoir à aucune
impression physiquement ressentie, et ceci nonobstant la thèse spontanée,
mais trompeuse, de la perception naïve persuadée que, lorsque
nous nous tenons au repos dans le système terrestre, nous sommes
absolument au repos.
Le postulat implicite de la pensée ancienne en matière de
mécanique est en effet, que lorsqu'on se trouve immobile ou en
mouvement, on sait bien qu'il en est ainsi, et qu'on le sait parce qu'on
le ressent de façon dynamique, exactement comme l'on ressent
l'effort de la marche et le repos de l'immobilité. Le mouvement
s'accompagne de résistance à vaincre, et lorsqu'il n'y a pas de
résistance perçue, il n'y a pas de mouvement vécu. Or, tant que
cette sorte de persuasion spontanée n'est pas surmontée, la
mécanique scientifique ne peut se constituer. C'est donc une critique du
sentiment naturel que Galilée devra faire et qu'il fera en effet,
éclairé par l'abandon de l'idée que la Terre est immobile. Lorsque
nous sommes emportés par la Terre, nous ne le ressentons pas, parce
qu'en réalité il n'y a aucune force à ressentir. C'est d'ailleurs là
ce qui apparaît, à qui examine les choses de près, dans le cas
d'un transport en bateau, exemple que Galilée allègue comme la
meilleure démonstration naturelle de ce qu'il avance. Tant que le
mouvement se poursuit à vitesse uniforme, tout se passe dans le
navire en mouvement comme cela se passe dans le navire au repos.
172 revue d'histoire des sciences

C'est à cette occasion que, déjà convaincu par l'ensemble de


ses réflexions, Galilée introduit la célèbre « expérience de pensée »
de la pierre lâchée du haut d'un mât d'un navire en mouvement et
affirme alors, contre la doctrine aristotélicienne et contre le
sentiment commun d'alors, qu'elle tombera au pied du mât comme si
le navire était au repos et non point en arrière de celui-ci sur le
pont comme on l'imaginait. L'interlocuteur de Galilée,
l'aristotélicien Simplicio, s'étonne que celui-ci puisse faire cette affirmation
sans même avoir cherché à la contrôler par l'expérience.
Et Galilée de répondre :
Mais moi, sans expérience, je suis sûr que l'effet s'ensuivra comme je
vous le dis, puisqu'il est nécessaire qu'il s'ensuive ; et j'ajoute que vous-
mêmes, vous savez déjà qu'il ne peut s'ensuivre autrement.
Ce texte a été bien des fois commenté, tant pour souligner ce
qui échappe à la mentalité servilement empiriste dans l'esprit
scientifique de Galilée, que pour mettre en doute le fait que celui-ci,
malgré ses dires, se soit jamais attaché de bien près à
l'expérimentation scientifique. En fait, ce que le texte nous dit avant tout,
c'est l'émergence de la pensée scientifique à une conviction
rationnelle, à travers la critique d'une doctrine préalable du mouvement
qui ne sait pas encore aller systématiquement au-delà des données
ordinaires de la perception directe. Plus loin, Galilée reviendra
encore sur cet exemple du navire et, tout près de conclure la
seconde journée du Dialogo, il dira à son interlocuteur aristotélicien :
Vous, Simplicius, à ce que je crois, vous êtes allé maintes fois par
bateau à Padoue et, si vous voulez confesser la vérité, vous n'avez jamais
ressenti en vous-même la participation au mouvement, sinon au moment
où le bateau accoste ou lorsqu'il rencontre quelque obstacle et qu'il
s'arrête, et que, vous en même temps que les autres passagers, vous vous
trouviez alors subitement renversé, non sans quelque péril. Il serait
nécessaire que le globe terrestre rencontre quelque obstacle capable de
l'arrêter, mais je vous assure qu'alors vous vous rendriez compte de
l'impulsion qui réside en vous, au moment où elle vous projetterait aux
étoiles.
Ceci achève de faire comprendre dans quel esprit Galilée
conduit la discussion étendue qu'il fait des idées de la mécanique
véhiculées jusqu'à lui par la tradition ou mise en avant par ses
contemporains. La discussion est tout d'abord l'accueil fait à
toute la variété de l'expérience spontanée, et point seulement de
tel ou tel cas particulier que la pensée risque de prendre trop vite
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 173

pour base d'une théorie conçue encore à la façon ancienne. L'esprit


scientifique sent le devoir d'intégrer tous les faits sans choisir, sans
se résigner à en laisser aucun de côté. La discussion est aussi prise
en considération du sentiment des hommes compétents et tout
particulièrement de celui des observateurs réfléchis, des ingénieurs,
des techniciens, qui ont déjà perçu par quelque biais le caractère
insatisfaisant des conceptions de l'école aristotélicienne. Mais elle
va plus loin : la critique qui s'y exerce effectue une véritable analyse
intellectuelle des phénomènes, analyse préalable à toute idéalisation
théorique. Car le mouvement doit être pensé dans sa relativité,
sa relativité dynamique tout autant que sa relativité optique,
avant même que de pouvoir être constitué en objet de vraie
science mathématique. C'est pour ainsi dire d'une véritable logique
des phénomènes, d'une phénoménologie rationnelle, au sens le plus
fort de l'expression, qu'il s'agit avec ce temps préalable de la
méthode. Ce qui s'en dégage pour finir semble peu ; la critique bien
faite de certaines apparences et de quelques préjugés tenaces,
l'affirmation d'un principe dont le contenu immédiat n'apprend
pas grand-chose, dirait-on. Mais ce peu est d'une portée immense :
c'est la première base d'une science universelle du mouvement et
les siècles qui sont venus depuis n'ont cessé de confirmer la
solidité de cet acquis.

III. — Le travail de la pensée théorique

Ce que l'on vient de dire de la discussion faite à propos des


thèses de la perception naïve montre de façon déjà nette ce qui
doit être l'effort intellectuel de la théorie scientifique moderne.
Les principes de celle-ci ne se laissent pas apercevoir de façon
immédiate dans le donné brut de l'expérience sensible. Il faut
donc aller au-delà de l'idéalisation mathématique ancienne des
phénomènes, en constituer une pensée véritable, plus encore qu'une
simple représentation abstraite, aller dans la ligne du platonisme
et de l'archimédisme, mais aussi la dépasser. Ceci va commander
l'attitude et les conduites de l'intelligence théoricienne, qui ne
sera plus laissée à elle-même, comme c'est le cas avec la géométrie
grecque et comme si toute la science se bornait à poursuivre la
théorie d'un objet abstrait, mais qui sera constamment subordonnée
aux intentions foncièrement réalistes de l'esprit humain au moment
où il se mesure à la donnée de l'univers empirique.
174 revue d'histoire des sciences

a) L'idéalisation simplificatrice comme approximation du réel

Le changement d'esprit apparaît même au moment où Galilée


'
reprend à son compte la pratique ancienne de l'idéalisation
simplificatrice au niveau des représentations. Au moment où il s'attache
à l'étude du mouvement, Galilée s'efforce donc tout d'abord de
penser celui-ci tel qu'il a lieu effectivement dans l'univers. Le pas
de l'idéalisation qu'il convient de faire pour faciliter les tâches
de la théorie mathématique ne sera franchi qu'ensuite. Car c'est
d'avoir la vraie pensée des mouvements qui importe d'abord à la
science. Le reste est secondaire et se juge par rapport à cela.
Montrons comment la chose joue pour Galilée.
On a souvent remarqué que, lorsqu'il arrive intellectuellement
au principe de l'inertie, Galilée n'en donne point encore une
formulation abstraite semblable à celle qu'on peut trouver dans un traité
classique de mécanique. La remarque est tout à fait juste. L'inertie
pour Galilée, c'est la tendance naturelle du corps en mouvement
à continuer de se mouvoir, sans qu'il y ait besoin pour cela d'un
moteur extérieur. Et le premier mouvement physiquement inertial
que le savant florentin entend penser est mouvement d'un corps
à la surface de la Terre. C'est donc un mouvement dont la
trajectoire serait décrite sur une sphère au lieu d'être rectiligne. C'est
donc la sphère qui est physiquement le lieu du mouvement que
Galilée conçoit comme physiquement « neutre », c'est-à-dire inertial
au sein de l'univers concret, n'étant alors ni le mouvement naturel
(au sens ancien de cet adjectif) de chute des corps, ni non plus le
mouvement contraire des projectiles lancés vers le haut.
En langage moderne, nous énonçons d'abord abstraitement le
principe de l'inertie en pensant à un mouvement se faisant « en
l'absence de toute force ». Puis nous disons qu'en présence d'un
champ de gravitation, le principe en question se vérifie
physiquement, non dans le plan, mais sur une surface équipotentielle du
champ : ce qui est physiquement vrai ne correspond pas alors au
schéma abstrait de l'énoncé classique des principes de l'inertie.
Galilée ne suit pas exactement la voie classique. Il va d'abord à ce
qui est physiquement vrai pour la pensée. En quoi il faut non point le
juger encore mal conscient de ce que la mécanique moderne appelle
le « principe de l'inertie », mais bien plutôt le rapprocher
davantage à ce sujet d'Einstein que de Newton : plus primitive en
apparence, la pensée est ici encore plus moderne que celle des classiques.
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 175

Quant à l'idéalisation simplificatrice des représentations, elle


n'est faite qu'ensuite. C'est dans les Discorsi qu'elle apparaît. Au
début de la quatrième journée. Galilée déclare qu'il sait bien que
sa théorie du mouvement parabolique des projectiles est une
théorie idéale et abstraite, qui ne tient pas compte du caractère
sphérique de la surface terrestre, c'est-à-dire de la symétrie sphé-
rique du champ de la pesanteur :
J'accorde que ces conclusions prouvées dans l'abstrait seront
différentes lorsqu'elles seront appliquées dans le concret et fallacieuses à
proportion, et que ni le mouvement sur le plan horizontal ne sera uniforme,
ni l'accélération naturelle dans la proportion assumée, ni la trajectoire
d'un projectile une parabole..., etc. Mais, d'un autre côté, je vous prie
de ne pas chercher noise à notre auteur à propos de ce que d'autres hommes
éminents ont assumé, même si ce n'est pas absolument vrai. L'autorité
d'Archimède, à elle seule, peut satisfaire quiconque. Dans ses Mécaniques
et dans sa première Quadrature de la Parabole, il prend pour accordé que
le fléau de la balance est une ligne droite dont chaque point est à la même
distance du centre commun de tous les corps pesants et que les cordes
par lesquelles les corps pesants sont suspendus sont parallèles entre elles.
Certains considèrent ce postulat comme admissible. Car en pratique,
nos instruments et les distances qu'ils font intervenir sont ici petits au
regard de l'énorme distance du centre de la Terre que nous pouvons
considérer une minute d'arc sur un grand cercle comme une ligne droite
et les perpendiculaires abaissées de ses extrémités comme des parallèles.
Galilée accepte donc parfaitement l'idéalisation rationnelle de
la donnée de pensée. Sans en venir encore à penser le mouvement
inertial « en l'absence de toute force » — ce qui sera le fait de
Newton — il accepte de le penser non pas comme il est réellement
à la surface de la Terre, mais comme il serait en présence d'un
champ de pesanteur aux actions dirigées suivant des droites
strictement parallèles, et donc sur une surface équipotentielle plane. Ce
qui lui permet de développer de façon beaucoup plus simple la
suite de théorèmes dans lesquels consiste sa théorie abstraite du
mouvement des projectiles. Mais l'appel fait ici au précédent
d'Archimède ne doit pas cacher le considérable élément de nouveauté qui
s'introduit tout naturellement à présent : dans le cadre épistémolo-
gique traditionnel, Galilée commence de déployer une pensée inédite.
Car, loin de se reposer dans la théorie abstraite, il se met à
insister sur le caractère d'approximation rationnelle qui est celui
de la théorie dans son rapport à la réalité et il explicite une réflexion
sur les conditions d'application de l'abstrait au concret des choses.
176 - REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

C'est que l'idéalité mathématique n'est plus la fin dernière de la


science. Elle est dominée par la pensée qui en fait usage et qui la
juge en fonction du réel. C'est, à propos même de l'idéalisation,
le primat moderne du donné qui s'affirme. Nous touchons ainsi au
trait le plus important de l'économie intellectuelle de la science
physique, telle que Galilée a commencé de la comprendre.

b) La règle de subordination à l'évidence empirique


En physique, c'est bien le donné sensible que l'on a en vue et
que l'intelligence cherche à comprendre. La théorie aura, certes, à
se développer à partir de certitudes foncières que l'esprit, ainsi
qu'on l'a fait ressortir, découvre être relativement éloignées des
évidences immédiates. Elle n'en va pas moins avoir à la faire de
manière à revenir aux évidences immédiates, dont il lui faudra
finalement fournir une explication construite cohérente avec la
donnée brute de la réalité. L'esprit scientifique inclut alors la
volonté de ce retour au donné à partir des principes de la pensée
théorique, un souci de comparer à la réalité ce qui a bien pu se
mettre sur pied au niveau de la théorie. Cette volonté, ce souci,
que l'on voit déjà si conscients de soi chez Galilée, ne sont pas
moins caractéristiques de l'esprit moderne que la faculté d'aller
au-delà de l'idéalisation directe des phénomènes.
Insistons un peu sur ce point. Le mathématisme ancien voit
dans le perçu l'occasion des intuitions pures qui donnent leur
vraie carrière à la science. Sitôt que celle-ci a trouvé son thème,
c'est-à-dire une matière à construction et à problèmes abstraits, il
n'y a plus qu'à donner congé au perçu, désormais sans intérêt.
Ainsi pense Platon. Archimède lui-même, qui est platonicien en
même temps qu'ingénieur, ne semble guère, dans son œuvre écrite
du moins, dépasser beaucoup l'attitude platonicienne. Une fois
obtenu le thème de ses « théorèmes » de statique, sa pensée s'établit
dans une sorte d'indifférence au perçu et aux essais expérimentaux
que la pensée pourrait faire à ce propos. Ce n'est plus du tout le cas
de Galilée s'appliquant à l'étude du mouvement.
Car, pour Galilée, il s'agit désormais de considérer
systématiquement et comme une chose essentielle à la science physique, un
rapport entre ce qui se tient au niveau de la pensée dont l'esprit
prend possession et ce qui se tient au niveau du perçu. Ce qui
est représenté est pris alors, non plus pour l'objet dernier de la
théorie, mais seulement pour une image du perçu, du réel même
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 177

de l'Univers. Cette image, c'est un dérivé de la connaissance, un


idéal à l'usage de l'esprit, mais c'est surtout une image qui concerne
le réel perçu et qui, chargée d'intelligibilité par l'acte de la science,
doit lui faire retour. La connaissance de l'Univers dans sa réalité
et tel que la perception le fait appréhender tout d'abord est et doit
rester la fin véritable de la prise de possession scientifique et
mathématicienne de tout ce qui y correspond au niveau du
déploiement de la théorie.
La distance qu'il y a entre les deux niveaux de la connaissance,
le niveau empirique et le niveau de la théorie, est bien reconnue
par Galilée, qui hérite cet élément de méthodologie de la tradition
ancienne. Mais la pensée que Galilée a de cette distance est dominée
par la pensée d'une ordination de la connaissance comme théorie
abstraite à la connaissance qui assume la perception effective du
réel, laquelle perception est reconnue régulatrice de tout le
fonctionnement mental de la pensée théorique.
La science ancienne, celle du moins de Platon, d'Euclide et
d'Archimède lui-même, ne connaissait pas de façon expresse cette
puissance régulatrice de l'évidence empirique. En la faisant, au
contraire, intervenir dans sa méthode comme un article essentiel
de celle-ci, Galilée reprend la tradition (jamais perdue) des
praticiens de l'astronomie ancienne, qui ont toujours cherché l'accord
exact de la description mathématique avec les données de
l'observation. Et, non content de faire de la recherche de cet accord le
principe d'un rejet d'une philosophie naturelle qui en prenait à
son aise avec celui-ci, il fait déboucher la tradition dont il se
réclame au niveau de la physique mathématisée, non plus seulement
du ciel et du cours des astres, mais désormais de l'Univers entier.
Or, sur cet Univers, l'homme a quelque prise agissante, si minime
qu'elle soit, loin d'être obligé, comme avec la région céleste, de se
contenter de regarder le spectacle offert. Ce qui va, et c'est là la
très grande innovation par rapport à l'astronomie et à la science
de pure observation des Anciens, introduire ainsi l'expérimentation
dans le circuit de ce gouvernement de la pensée scientifique par
ce qui est perçu du réel.
Laissons cependant de côté pour le moment la question de
l'expérimentation. On discutera ci-après de son rôle dans la méthode
de Galilée. Achevons maintenant de préciser ce que sont, chez
celui-ci, les caractères et les tâches de l'intelligence en quête de
théorie scientifique.
T. XVIII. — 1965 12
178 revue d'histoire des sciences

c) La recherche de l'intelligibilité explicative universelle


La « théorie » grecque est dépassée, avons-nous vu : la science
est un travail intellectuel de l'esprit concernant la pensée d'une
réalité bien plus encore que la représentation d'un objet. Mais le
régime ancien de l'observance du réel tel qu'il est pratiqué avec
l'astronomie mathématicienne d'avant Galilée, y compris Copernic,
est tout autant dépassé.
C'en est fini tout d'abord du « régionalisme » physicien et d'une
mathématique qui ne serait que céleste : telle que Galilée la conçoit,
la mathématique du mouvement, on n'a cessé de le répéter, est la
mathématique d'un fait d'univers, terrestre tout aussi bien que
céleste. Newton et la gravitation universelle achèvent là-dessus de
mener à bien une première tranche du programme galiléen.
C'en est fini également du simple idéal de description géomé-
trisée des apparences, que signifiait la traditionnelle prescription
de « sauver les phénomènes » : ce n'est pas à proprement parler de
cela qu'il s'agit avec la théorie moderne, telle que Galilée l'inaugure,
mais de penser ce qui se passe et de le bien penser. A telle enseigne
que, d'elle-même, la théorie, si elle est correcte, est une virtualité
d'action ; si l'on pense correctement l'action de la Nature, alors on
sait aussi, à proportion, comment exploiter l'agir naturel des choses.
C'en est fini, enfin, dans le principe, de cette epistemologie
boiteuse qui fait de la théorie abstraite un pur et simple formalisme
commode pour l'expédition des calculs exacts et l'organisation des
prévisions, sans nul pouvoir d'enseignement sur la réalité. Il se
peut qu'il y ait une part de formalisme dans la théorie physique.
Mais toute la substance de l'accord avec l'observable appartient
d'ores et déjà au réalisme : cela du moins est acquis, se capitalise
et se transmet, quitte à se retrouver sous une autre forme, en
fonction d'organisations plus profondes ou plus étendues de la
pensée théorique. La philosophie, le tout de la vie de l'esprit, la
théologie elle-même se doivent d'avoir égard à ce réalisme de la
science. Jamais l'intelligence n'en transgressera l'enseignement sans
avoir à s'en repentir amèrement. En ce qui concerne la philosophie
et la théologie, l'aventure même du procès de Galilée sera la
meilleure confirmation de cette transformation de régime intellectuel
que l'avènement de la forme moderne de la science impose au tout
de la pensée.
Il est vrai, certes, de dire que Galilée, théoricien mathématique
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 179

de l'univers et des processus mécaniques qui s'y peuvent observer,


ne cherche pas la compréhension du réel en en cherchant des causes
au sens de la philosophie naturelle de la tradition. Galilée ne cherche
pas un pourquoi de cette sorte. Mais c'est une formule inexacte
que celle qui, tentant d'assimiler sa pensée scientifique à celle
d'un simple positiviste, dit que tout ce que Galilée cherche alors,
c'est à connaître comment les choses se passent, à fixer la forme
mathématique des interdépendances fonctionnelles qui se montrent
entre les diverses grandeurs physiques impliquées dans les
phénomènes. Avec Galilée, l'intelligence théoricienne cherche bien
davantage encore que cela. Elle cherche non seulement à connaître avec
précision mais à bien penser le réel, à comprendre comment les
choses se produisent, sinon à saisir le pourquoi originaire de leur
production.
C'est d'ailleurs parce que l'intelligence comprend ce comment
qu'elle est capable d'en organiser la connaissance et non à l'inverse :
le positivisme strict tomberait ici trop court. Le causalisme ingénu
de la physique ancienne est récusé, certes. Mais, pour Galilée, il ne
s'agit avec cela que d'une façon nouvelle, plus véritablement
physicienne, de faire l'analyse des raisons de la réalité. La tâche
de l'intelligence théoricienne, c'est assurément de faire correspondre
à la fourniture de l'expérience les notions et les propositions
« idéales » d'un discours mathématique. C'est encore de veiller sans
cesse à l'adéquation entre ce qui est pensé théoriquement et ce qui
est perçu empiriquement. Mais c'est surtout, parce que cela
commande en fin de compte tout le reste, de chercher et de fournir
une explication comprehensive de ce que l'univers nous enseigne
de façon sensible, tant par les impressions corporelles que les choses
nous font ressentir que par les apparences extérieures qu'elles
nous montrent. Faire l'univers explicable, tel est, déjà avec Galilée,
le but de la méthode scientifique.

IV. — La construction de l'explication

La substance de l'explication se présente de façon fort simple


en physique classique, où l'on dispose de l'outil de l'analyse
fonctionnelle. La pensée fait appel à des équations formulant les « lois
de la nature », par exemple les équations générales de la dynamique
et de la gravitation. Elle y adjoint une description explicite des
données connues, suffisantes, compte tenu des équations, à déter-
180 REVUE D HISTOIRE DES SCIENCES

miner ce qui a Heu : ces données sont dites « conditions initiales »


ou « conditions aux limites » ; ce seront, par exemple, les positions
et les vitesses des astres du système solaire à un instant donné.
A partir de quoi elle effectue la déduction et le calcul de ce que
la science se propose d'expliquer, ainsi l'évolution future du
système solaire. Chez Galilée, l'explication n'a pas encore pris ce
style, elle ressemble beaucoup plus à ce qui apparaît chez les
géomètres grecs, tels Euclide ou Archimède, à propos du
traitement d'un problème au sens que la mathématique donne alors à ce
terme.
Avec un problème, l'esprit du géomètre se trouve devant une
demande intellectuelle : par exemple déterminer le lieu géométrique
des points du plan équidistants de deux droites de ce plan qui se
coupent entre elles. A cette demande, il ne peut être satisfait qu'en
établissant un résultat plus ou moins complexe. Dans le cas ci-dessus
le lieu cherché est la bissectrice de l'angle formé par les deux
droites ; c'est là ce qu'il faut reconnaître et établir. Au moment où
le problème se pose, on se trouve disposer des axiomes initiaux et

FlG. 1

des divers théorèmes déjà démontrés. Ceux-ci, d'ordinaire, ne


fournissent point la solution immédiate. Il va donc falloir que la
pensée fasse Yanalyse de la question, discerne dans l'acquis ce qui
peut servir à la résoudre et comprenne alors, à partir de celui-ci,
comment la solution peut être construite et en même temps justifiée,
ce qui suppose un accompagnement de démonstrations. Dans le
cas présent, l'analyse est fort simple : la distance d'un point à
une droite est la perpendiculaire abaissée de ce point sur cette
droite (fîg. 1) ; il faut donc que les perpendiculaires abaissées d'un
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 181

point satisfaisant à la question sur les deux droites données soient


égales, de sorte que le point se trouvera sur une droite hypoténuse
commune de deux triangles rectangles égaux. La construction
consiste à construire la droite en question et la démonstration à
faire voir qu'elle est la bissectrice de l'angle donné (égalité des
triangles rectangles).
La méthodologie de Galilée devant les phénomènes et les
processus particuliers du ciel s'inspire très directement de cette
méthode de traitement des problèmes géométriques. La
constatation empirique est, pour la pensée du physicien, la proposition
d'un problème d'explication. La pensée traitera ce problème en
cherchant à faire une reconstruction démonstrative du donné
phénoménologique à partir de certaines assumptions simples.
L'explication n'est donc pas seulement représentation théorique ou
formalisme d'équations et de déterminations positives, s'accordant aux
apparences empiriques : elle est construction, faite
intellectuellement, de ce qui apparaît dans l'expérience, ce qui est tout
autre chose.
Donnons quelques exemples simples de tout ceci. Galilée se
trouve au départ devant toute une diversité de phénomènes
courants : des corps tombent d'une même hauteur et arrivent à peu
près en même temps au sol, mais point tout à fait ensemble ; une
bille roule sur le sol, paraît continuer d'elle-même son mouvement
un certain temps, mais s'arrête assez vite ; les projectiles décrivent
dans l'atmosphère une trajectoire curviligne mal définie..., etc.
A force de tourner et de retourner ces multiples données sous
leurs divers aspects, de discuter aussi les interprétations qui
en ont été proposées par différents auteurs, Galilée parvient à
y discerner d'une part la présence d'un comportement simple
des choses, d'autre part l'influence de facteurs assez compliqués
de perturbation, dus à la résistance du milieu atmosphérique
et aux frottements matériels dont le mouvement d'un corps
s'accompagne.
L'analyse, une première analyse conceptuelle encore difficile à
faire à son époque, lui apprendra alors à voir dans la conduite des
phénomènes observés le jeu constant de facteurs naturels simples :
continuation par inertie du mouvement, chute semblablement
accélérée pour tous les corps. Ce sont là les bases d'une étude
mathématique dont il faudra recombiner les résultats avec le discernement
des résistances du milieu et des frottements parasites, pour expli-
182 REVUE D HISTOIRE DES SCIENCES

quer ce qui se passe en réalité et ce que l'observation constate (1).


Ce n'est là que le début de la méthode. La première analyse
des phénomènes livre à l'intelligence quelques facteurs naturels
simples ou relativement tels, ainsi la continuation inertiale du
mouvement sur le plan horizontal et la chute uniformément
accélérée à la verticale (2). Galilée explicitera alors la description
mathématique de ces processus idéaux, déduction faite de ces
éléments du réel que sont résistances et frottements. Puis il essaiera
alors de penser certains phénomènes comme correspondant à des
combinaisons rationnelles de ces processus idéaux. C'est ainsi qu'il
parviendra à reconstruire par la pensée ce qui se passe dans le
cas des projectiles.
Galilée conçoit tout d'abord un corps pesant, lancé sur un plan
horizontal sans frottement, puis arrivant au bout de celui-ci avec
une certaine vitesse constante à l'horizontale et commençant alors
à subir l'effet de la pesanteur. Le principe de la composition des
mouvements qu'il applique (3) lui montre alors que la trajectoire

(1) « Laissez-moi une fois de plus expliquer que les variations de vitesse observées dans
le cas de corps de poids spécifiques différents ne tiennent qu'à des circonstances extérieures
et en particulier à la résistance du milieu, et que si l'on pouvait éliminer celle-ci, tous les
corps tombei aient à la même vitesse », Discorsi, Ire Journée (1181.
(2) Définie comme suit dans les Discorsi, IIIe Journée (198) : « Nous pouvons nous
représenter un mouvement comme uniformément et continuellement accéléré quand,
durant n'importo quels intervalles égaux de temps, des accroissements égaux de vitesse
lui sont conférés. » La chute d'un corps pesant serait un mouvement de cette sorte si les
influences et les résistances du milieu pouvaient être éliminées.
(.4) De la façon suivante (Discursi, IVe Journée (272-273)) : « Imaginons une ligne
horizontale ou un plan élevé le long duquel un corps se meut à vitesse uniforme de a à b.
Supposons que ce plan se termine soudainement en b ; alors en ce point, le corps, en raison

? <1/ b a

Fig. 2
/
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 183

du corps est une parabole. De là, il passe au cas général où le corps


est projeté suivant une direction faisant un certain angle avec
l'horizontale, la forme de la trajectoire sera également parabolique.
La construction et la démonstration qui lui est annexée fournissent,
compte tenu de l'intervention de la résistance de l'air, l'explication
du mouvement des projectiles et Galilée ne manque pas de noter
au passage que l'explication justifie les constatations empiriques
faites par les artilleurs :
La force des démonstrations rigoureuses comme il n'y en a qu'en
mathématiques me remplit d'admiration et de plaisir. Par les dires des
artilleurs, j'étais déjà informé du fait que dans l'usage du canon et des
mortiers, la portée maximum, c'est-à-dire celle où le corps va le plus loin,
est obtenue quand l'inclinaison du tube est de 45° ; mais comprendre
pourquoi il en est ainsi surpasse de loin la pure information obtenue par le
témoignage des autres ou même par expérimentation répétée (1).
La fin de cette déclaration montre bien quelle est la conception
que Galilée se fait de l'explication : elle est la compréhension
juste, mathématisée, de ce qui se passe au monde, autrement dit
une genèse intelligible de ce qui fait la teneur brute du constat
empirique. Tant que la pensée n'est pas en mesure de reproduire
au-dedans de soi cette genèse intelligible du phénomène, elle se
tient en deçà de la science véritable. La donnée empirique, certes,
est ce qui est à expliquer, tout comme elle est ce qu'il faut
représenter fidèlement par la théorie et ceci dit le rôle régulateur qu'elle
exerce sur tout le développement de la science. Mais c'est comme
de plus haut qu'elle s'explique, en fonction de ce qu'une intelligence

de son poids, va acquérir aussi un mouvement naturel vers le bas le long de la


perpendiculaire bn. Traçons la ligne be qui prolonge le plan bc pour représenter le flux ou la mesure
du temps ; divisons celle-ci en un nombre de serments égaux bc, cd, de, représentant des
intervalles égaux de temps ; des points b, c, d, e, traçons les parallèles à la
perpendiculaire bn. Sur la première de ces perpendiculaires, abaissons une certaine distance ci ; sur
la seconde une distance quadruple df ; sur la troisième, une distance nonuple eh, et ainsi
de suite en proportion des carrés de cb, db, eb. En conséquence, nous croyons que, tandis
que le corps se meut de b à c, avec une vitesse uniforme, il tombe aussi de la distance ci et
se trouve au point i lui-même à la fin de l'intervalle bc. De la même manière à la fin de
l'intervalle bd, qui est double de bc, la verticale tombera à quatre fois la distance ci : car
il a été montré ci-dessus que la distance parcourue par un corps tombant en chute libre,
varie comme le carré du temps... Semblablement, il peut être montré que si nous prenons
des intervalles de temps égaux de grandeur quelconque et que si nous imaginons la
particule emportée par un mouvement composé comme ci-dessus, les positions de cette
particule aux termes de ces intervalles de temps se trouveront sur la même parabole »
(fig. 2).
(1) Discnrsi, IVe Journée, Corollaire de la Proposition VII.
184 revue d'histoire des sciences

dominant la réalité brute porte en elle et assemble de façon


rationnelle au terme de l'analyse qu'elle en a faite.
Il faut noter cependant que tout en faisant preuve d'un sens
très vif du caractère intellectuel de l'explication, insistant sur la
valeur de la compréhension des phénomènes, la pensée de Galilée
est beaucoup plus modeste devant l'Univers que celle de Descartes
ne l'est pour son compte. C'est un point important à mettre en
lumière, si l'on veut saisir entièrement quelle est, chez Galilée,
la méthodologie physicienne.
Devant l'Univers en mouvement, en effet, et fort tôt, semble-t-il,
puisque déjà son Traité du Monde en témoigne, Descartes se sent en
possession d'une connaissance qu'il croit à la fois absolument
fondamentale et absolument élémentaire dans son objectivité. La
connaissance en question est celle qui assimile l'étendue au corps
et le mouvement à une quantité qui se conserve. Tout devra se
déduire à partir et en fonction de ces premières et capitales vérités,
dont Descartes veut faire sur-le-champ la base d'une nouvelle
cosmologie :
... J'ai examiné, nous dit-il dans le Discours de la Méthode, quels étaient
les premiers et les plus ordinaires effets qu'on pouvait déduire de ces
causes ; et il me semble que par là, j'ai trouvé des cieux, des astres, une
terre, et même sur la Terre de l'eau, de l'air, du feu, des minéraux et
quelques autres telles choses qui sont les plus communes de toutes et les
plus simples et par conséquent les plus aisées à connaître.
Galilée, lui, n'a pas la belle assurance de Descartes. Il a le
souvenir de ses hésitations devant une réalité dont la complexité
lui fut difficile à démêler, de la peine qu'il a eue à mettre au net
ce qu'il a pu mettre au net. Il a certes le sentiment d'avoir fait du
progrès (1). Mais jamais pour autant il n'a cru avoir touché aux
principes suprêmes de toute explication. Il possède en lui quelque
chose de la fîère assurance rationnelle. Lorsqu'il est suffisamment
sûr de son fait, l'homme de la théorie qui explique se sent autorisé
à donner congé à l'expérience ou, plutôt à en attendre avec
tranquillité la concordance avec ce que l'explication avance. Mais il
n'exclut nullement que, plus tard, l'analyse n'ait à être poussée

(1) « Notre académicien (c'est Galilée lui-même) me dit tout d'abord qu'il avait été
longtemps à tâtonner dans le noir ; mais par la suite, dit-il, après avoir fait quelques
milliers d'heures à spéculer et à réfléchir là-dessus, il était arrivé à quelques notions qui
sont fort éloignées de nos premières idées et remarquables dans leur nouveauté », Discorsi,
IVe Journée, Commentaire sur la Proposition IV.
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 185

plus loin, que l'explication, la reconstruction du donné, la déduction


démonstrative n'aient à être reprises de plus haut. Ce qui importe,
c'est que la voie soit désormais ouverte à l'explication posément
mathématicienne de la réalité, et pas simplement à cette explication
vague, encore notionnelle et verbale, dont la physique cartésienne
se contente encore trop souvent.
En cela, Galilée donnait à la pensée physicienne un double et
très grand enseignement de méthode. Le premier était celui de la
rigueur dans la construction de l'explication, qui doit être aussi
ferme logiquement que l'est la construction du mathématicien. Le
second était celui de la tempérance intellectuelle dans l'appréciation
de l'acquis de l'explication. Avec la mécanique naissante, l'esprit
commence la conquête d'une intelligibilité nouvelle de l'univers.
Mais il ne fait qu'entrer dans une carrière à parcourir en s'avançant
pas à pas en direction de principes de plus en plus éloignés des
premières idées sur les choses et davantage capables de les assujettir à
la puissance d'e l'explication. L'accès scientifique au niveau de la
théorie n'est pas encore, et de loin, l'entrée de l'intelligence dans
la compréhension dernière du monde, cela même lorsqu'il semble
bien que la science se soit saisie avec objectivité de quelque aspect
ou de quelque loi universels des phénomènes. La physique de
Galilée est physique rationnelle plus que celle de tout autre
contemporain. Mais, plus également que celle de tout autre contemporain,
elle a su rester la physique d'une rationalité commençante, ouverte
sur le cheminement d'une conquête poursuivie de proche en proche,
sans prétendre être partie de quelque principe définitif pour donner
l'explication des faits. Tel est du moins le Galilée des Discorsi ;
car il faut reconnaître que dans des ouvrages d'une période moins
mûre de sa vie, y compris le Dialogue sur les deux principaux
systèmes du Monde, sa tempérance intellectuelle est parfois moins sûre.

V. — Le role de l'expérimentation scientifique

Galilée, contrairement à ce que l'on dit souvent, n'est pas le


fondateur de la méthode expérimentale moderne. Il a fondé la
physique scientifique, mathématisée, sans avoir encore vraiment
recours à la méthode expérimentale proprement dite. Celle-ci ne se
constitue que petit à petit, après lui, avec les générations
contemporaines de Pascal, puis de Huygens. Galilée qui, certes, recourt à
l'expérience et se montre en faire grand cas chaque fois qu'il en est
18G revue d'histoire des sciences

besoin, a, semble-t-il, assez peu pratiqué l'expérimentation


scientifique, même lorsqu'il en conçoit assez clairement la nature et la
portée méthodologique. Ses expérimentations ont été souvent, les
meilleurs historiens de sa pensée ont insisté sur ce point, des
« expériences de pensée », imaginées comme des illustrations et
des vérifications possibles de la théorie, plutôt que comme des
interrogations méthodiques de la réalité. Il faut donc s'entendre au
préalable sur le rôle que Galilée attribue à l'expérience dans le
développement de la science et sans doute également sur les sens
assez variés que le mot expérience prend sous sa plume.
Contre une conception du monde figée dans une tradition
professorale qui se contente de transmettre les enseignements tout
faits de l'école et d'Aristote, Galilée, bien entendu, en appelle à
l'expérience, c'est-à-dire à la connaissance positive des phénomènes
convenablement observés. L'appel à l'expérience signifie alors la
lutte contre l'autorité livresque et magistrale au moment où il
s'agit de la science de la nature. Cette façon de faire 'appel à
l'expérience a été illustrée par quelques récits qui appartiennent à la
légende, tel celui de Galilée laissant tomber des corps pesants du
haut de la tour penchée de Pise, pour démontrer que, contrairement
à l'enseignement d'Aristote, le temps de chute d'un corps ne
dépend pas de leur masse. En fait, il est assuré maintenant que
Galilée ne fit pas la fameuse expérience de la tour de Pise, pas
plus semble-t-il, qu'il ne découvrit les lois du mouvement
pendulaire en observant les oscillations d'un lampadaire fixé à la voûte
de la cathédrale de cette ville. On ne peut donc faire fond là-dessus
pour établir les mérites de la méthode scientifique de Galilée.
Expérience contre autorité : le mot « expérience » ne veut alors
pas dire grand-chose de plus que la volonté de prendre en
considération l'observable plus encore que l'opinion reçue, l'actualité des
phénomènes plus que les garanties d'auteurs. A vrai dire, ce n'est
même pas là que se situe la discordance entre la physique de
Galilée et celle de la scolastique. Les aristotéliciens sont, eux-mêmes,
persuadés de la nécessité de la connaissance empirique, ainsi que
de son primat par rapport à l'autorité des enseignements d'école
lorsqu'il s'agit de physique. Ils sont même, et les historiens avertis
de la pensée scientifique en ont fait la remarque, plus empiristes
que ne l'est Galilée lui-même. Ils entendent se conformer
exactement aux enseignements immédiats de l'observation. C'est alors
Galilée qui fait une analyse des phénomènes bien insolite à leurs
LA MÉTHODE SCIENTIFIOUE DE GALILÉE 187

yeux, écartant par exemple par la pensée les effets de la résistance


de l'air, de la nature particulière des matériaux..., etc., et qui leur
paraît alors prendre de paradoxales et blâmables libertés avec
l'expérience et ses données.
C'est qu'en réalité, au moment où Galilée en appelle à
l'expérience, ce n'est plus de l'expérience toute première de la réalité
physique qu'il s'agit. Il y a une expérience qui donne une sorte de
familiarité « préscientifîque » avec le réel. C'est de cette expérience
que la physique philosophique d'Aristote tient compte ; mais
c'est justement au-delà de cette expérience qu'en matière de
mouvement, Galilée entend s'avancer. L'expérience devient alors
une expérience approfondie, l'expérience de ceux qui ne se satisfont
plus des premières organisations de l'appréhension sensible du réel.
L'expérience que Galilée met alors en avant, c'est l'expérience
collective d'un ensemble de gens et d'auteurs compétents, de plus
en plus nombreux depuis trois siècles à l'époque où il s'agit de
mettre sur pied une vraie science du mouvement. C'est une
expérience approfondie, tâtonnante encore à bien des égards, mais qui
sait déjà que les premières apparences empiriques retenues par la
physique ancienne ne livrent pas le secret de la vérité des choses
— expérience approfondie contre état plus sommaire de l'expérience
et qui prétend alors se renforcer par l'autorité indue de la tradition.
C'est là le vrai conflit qui traverse la vie de Galilée : il faut penser
à deux moments, à deux ordres successifs de l'expérience humaine ;
le savant est l'homme d'un moment de l'expérience en quelque
sorte second, plus avancé, ayant alors à prendre position contre
une pensée qui s'en tient, en s'y fixant, à un moment antérieur,
plus primitif, de l'observation des choses.
Mais l'appel à cette expérience approfondie n'est pas du tout
encore l'institution de l'expérimentation scientifique proprement
dite. Moins encore est-ce l'inauguration de la méthode
expérimentale au sens présent de cette expression. Pour approfondie et
déjà critique qu'elle soit, l'expérience dont il vient d'être parlé,
demeure une expérience préalable à la science. Maintes et maintes
fois dans son œuvre, Galilée en allègue les données qui lui
apparaissent, à juste titre, les plus symptomatiques. Mais, dans le détail
de ces données, il subsiste bien des obscurités, bien des imprécisions
et même bien des interprétations fausses. Il arrive que le canon
de l'expérimentation scientifique y apparaisse enfreint : point
de mesures exactes, point de qualification des circonstances..., etc.
188 revue d'histoire des sciences

Pourtant, c'est bien à l'aide de cela que l'esprit du savant en


marche vers la science a aperçu la vérité. C'est bien sur le vu de
cela qu'il a pensé tenir la preuve de la vérité cherchée, ou plutôt
la raison déjà bonne de choisir celle-ci plutôt qu'une autre thèse
tout d'abord plus vraisemblable. De telles « expériences » ne sont
en rien des expériences conformes à la doctrine étroitement
positiviste de l'expérience. Mais elles sont cependant le déterminant
génétique d'une phase nouvelle de la pensée passant expressément
à la science. Sous cet angle, le mérite global de Galilée, c'est d'avoir
discerné, dans le matériel encore diffus de l'expérience et des
expériences postérieures à la fixation de la physique ancienne, ce
qui était de l'importance la plus grande et de l'avoir amené de
façon décisive à la clarté de la conception scientifique : continuation
inertiale du mouvement, chute des corps, première dynamique de
la force, mouvement d'un projectile dans un champ de pesanteur,
comportement du pendule. Cela suffisait, en effet, pour jeter les
premières bases d'une vraie mécanique scientifique du corps isolé,
et, avec elle, faire naître un premier regard vraiment scientifique sur
l'univers dont la science physique moderne allait prendre possession.
Au-delà cependant de cette façon de faire appel à l'expérience,
Galilée envisage de lui-même une autre manière encore d'y avoir
recours, laquelle présage, en effet, l'expérimentation scientifique
moderne. Nous avons vu que Galilée entend fournir l'explication
de certains phénomènes en en faisant une véritable reconstruction
rationnelle à partir des principes scientifiques qu'il assume. Or,
le pouvoir de la reconstruction explicative n'a pas seulement trait
aux données de l'observation effective de tel ou tel phénomène,
mais aussi à tout un ensemble de réalisations concrètes autres
encore que celles dont la pensée scientifique est partie.
Galilée observe par exemple la chute libre des corps pesants et
il arrive à penser le caractère uniformément accéléré de ce
mouvement. Il connaît par ailleurs la statique du plan incliné et les lois
de l'équilibre d'un corps pesant placé sur celui-ci. A partir de quoi,
pensant au mouvement de descente d'une bille roulant sur le plan
incliné, il est en mesure de combiner ces deux connaissances et de
démontrer alors que ce mouvement sera, lui aussi, un mouvement
uniformément accéléré, mais dont l'accélération constante sera
moindre que celle à laquelle le mouvement est soumis dans le cas
de la chute libre. Les choses se passant plus lentement seront donc
plus faciles à observer. La reconstruction explicative anticipe ainsi
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE DE GALILÉE 189

en pensée sur la réalisation observable du mouvement en question.


Comme tout théoricien, Galilée pense donc à l'avance la vérification
expérimentale. Il décrit alors, dans la troisième journée des Discorsi,
une expérimentation sur le plan incliné. Tout est prévu dans cette
description : les précautions expérimentales pour éviter les
frottements, un dispositif sommaire de mesure des durées et des
distances parcourues, la répétition de l'acte expérimental pour
s'assurer de la constance du résultat.
Tout est prévu. Mais, en fait, il n'est pas du tout sûr que Galilée
ait exécuté point par point ce dont il fait mention dans cette
description. Il est encore bien moins sûr que, s'il a réellement
expérimenté sur le plan incliné, les résultats de l'expérimentation
aient pu être assez précis pour constituer une authentique
vérification de ses déductions théoriques. La méthode de la mesure des
intervalles de durée par des quantités d'eau écoulées, en particulier,
est trop incertaine pour pouvoir fournir de bons résultats. On a
l'impression que Galilée imagine ce procédé expérimental pour les
besoins de la cause, sans l'avoir réellement mis en œuvre dans les
expérimentations qu'il a bien pu faire en observant la descente
d'une bille pesante placée sur un plan incliné. De sorte que, tel un
avant-projet d'ingénieur, l'expérimentation en reste, au moins en
partie, au plan de l'expérimentation conçue sans pouvoir être encore
tout à fait l'expérimentation déjà pratiquée, réellement insérée
dans le circuit de la véritable méthode expérimentale.
A proportion, une chose demeure encore assez absente de la
pensée de Galilée. C'est l'idée d'un véritable dialogue expérimental,
au cheminement progressif et aux détours imprévus, entre l'esprit
physicien et la réalité naturelle. Galilée a l'idée de l'expérimentation
comme confirmation des vues théoriques par concordance entre la
reconstruction conceptuelle des phénomènes et leur donnée effective
dans les conditions que définit cette reconstruction. Mais il ne se
montre pas encore très exigeant sur la réalisation de cette
concordance. D'autre part, il n'a pas encore bien explicitement l'idée du
possible démenti que l'observation expérimentale peut venir
opposer à la conclusion théorique, ni surtout de ce que ce démenti
peut bien enseigner alors à l'esprit. Son sentiment foncier est qu'il
y a, à tout le moins, certains aspects simples de l'intelligibilité des
choses et qu'alors les constructions faites sur de telles bases peuvent
anticiper avec sécurité la confirmation qu'apportera ultérieurement,
une expérimentation quasi infailliblement assurée de succès. Sans
190 REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

expérience matérielle, Galilée est sûr que l'effet s'ensuivra ainsi


qu'il le dit.
Il lui est cependant arrivé parfois, par exemple à propos de la
force de percussion, d'expérimenter et d'obtenir alors un résultat
tout autre que celui auquel il s'attendait a priori. On le voit alors
confesser son embarras devant la constatation qu'il fait, sans
pouvoir dire le parti que la science peut bien en tirer. Ceci n'a rien
de très étonnant : la méthode positivement expérimentale ne peut
prendre son essor qu'à la condition d'avoir plus d'acquis de base
qu'il n'y en a encore dans le cadre scientifique dont Galilée dispose.
Simplement, ce que Galilée propose, en partie par manière de simple
représentation anticipatrice de ce que serait une véritable
expérimentation, fera que, sitôt que ce qu'il suggère sera devenu vraiment
possible, la méthode expérimentale achèvera de se constituer et
alors on aura le sentiment de poursuivre tout naturellement sur les
traces de ce que Galilée avait pensé, et, en somme, déjà prescrit à
l'intelligence. En ce sens Galilée est bien, en effet, celui qui a mis le
plus clairement la pensée physicienne du début du xvne siècle, sur
la voie méthodique qu'elle achèvera de se définir par la suite en
parlant de la méthode expérimentale.
D. Dubarle, O.P.
СТ.
л As А
Ся) >-чо
ъ i
N '-В
5
I
ы
и
О
и
чп
П О ft
H 1—11 О
I1:
о
и 1
W
si
СО < >
H
>—н
ел
Û о
О и
I—( ■ê
<
и <
w
О

Vous aimerez peut-être aussi