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PORTE DE LUMIÈRE 1
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au plaisir de donner ces définitions, que la loge c'était une petite
« hutte », un cabinet où s'habillent les acteurs ou encore une cellule
où l'on enferme les fous dans les maisons d'aliénés.
Pour commencer, retenons cette idée que la Loge c'est le local où
se réunissent les Francs-Maçons et que c'est l'ensemble des Francs-
Maçons qui constituent la Loge maçonnique. Et, de fait, la Loge est la
cellule commune à toutes les organisations maçonniques du monde, On
ne devient Franc-Maçon que si l'on a été admis, intégré, initié dans une
Loge maçonnique, car c'est elle, elle seule, qui fait, qui constitue le
Franc-Maçon. C'est elle qui confère la qualité maçonnique, et cela, dans
tous les pays du monde et à différentes époques de notre histoire, au
XXe siècle, comme au XIXe siècle et au XVIIIe siècle et comme au Moyen
Age, et quelles que soient les multiples obédiences, quels que soient les
rites. S'il existe une universalité maçonnique, c'est bien celle-là, c'est bien
à ce niveau, dans cette instance qu'elle se situe.
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maître d'oeuvre, à la fois entrepreneur et architecte, le magister ou
artif ex ecclesi, qui était responsable devant les autorités ecclésiastiques
de la construction.
C'est dans la Loge que se retrouvaient, se réunissaient, les « maçons ».
Là, ils pouvaient prendre leurs repas, au besoin se reposer et s'abriter
des intempéries. Mais là, surtout, ils se retrouvaient pour travailler, pour
dégrossir, tailler, sculpter « la pierre ». Là, ils recevaient un enseigne-
ment : quelques éléments de géométrie nécessaires à l'architecture et
qui étaient tirés de l'Art de bâtir de Vitruve. Là, ils échangeaient aussi
des mots, des signes de reconnaissance qui leur permettaient d'aller de
chantier en chantier et de se faire reconnaître comme compagnons et
comme maçons instruits dans l'Art de bâtir.
Cette main-d'oeuvre particulièrement qualifiée était une main-d'oeuvre
flottante qui venait de tous les coins de l'Europe d'alors d'Italie, de
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qu'il garderait le métier dessus dit, bien et loyalement en son pouvoir,
aussi bien pour le pauvre et pour le riche et pour le faible et pour le fort ».
Et Maître Guillaume fit la forme du serment. Le maître-maçon, remar-
quons-le, doit prêter serment ; par ce serment, il s'engage à respecter, à
conserver les règles du métier ; c'est là l'aspect professionnel de son
serment, mais, remarquons-le, il s'engage aussi à respecter des règles
morales qui concernent « le pauvre et le riche, le faible et le fort »...
Plus tard, le manuscrit Régius, en Angleterre en 1390, précisera
certaines règles du serment qui concernent en particulier le secret
« Les conseils de son Maître il doit garder et ne pas révéler ainsi que
ceux de ses compagnons. » Et on ajoute même : « Il ne révélera à aucun
homme ce qui se passe dans sa loge, ni ce qu'il entend, ni ce qu'il voit
faire. Il ne dit à aucun homme, où qu'il aille, les conseils du "Hall". »
En 1410, le manuscrit Cook reprend les mêmes prescriptions « Le troi-
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sième point est qu'il ne doit point révéler les discussions de ses compa-
gnons en loge. »
On retrouve de semblables prescriptions dans les statuts de Ratis-
bonne. En 1459, les maîtres tailleurs de pierre de Strasbourg, de Vienne,
de Sa!zbourg, de Constance, de Cologne et d'autres villes de Germanie
sont rassemblés à Ratisbonne afin d'unifier le statut des Loges. Ils repren-
nent les mêmes dispositions et témoignent de la même organisation.
Chaque Loge a son lieu de travail avec la place du maître à l'est. Le
maître, chef de la Loge, est responsable de l'observation des statuts et
de la soumission à la coutume. Il est assisté d'un « panier », forme
germanisée du français « parleur ». Ce parlier est chargé de parler aux
compagnons et aux apprentis, d'être l'interprète du maître.
L'apprentissage est de longue durée, parfois sept ans, puis cinq,
puis réduit à quatre ans.
Les compagnons sont liés par toutes sortes de prescriptions, profes-
sionnelles, morales, religieuses. Ils doivent obéissance au maître et sont
tenus au respect du rituel. Ils paient des amendes en cas de transgres-
sions. L'apprenti peut devenir compagnon et le compagnon qui a voyagé
peut devenir panier.
Or, dans tous ces manuscrits, il est fait mention du « serment ».
Ce serment était solennellement prêté à la fin d'une cérémonie d'admis-
sion, on peut même dire d'initiation, au cours de laquele le compagnon,
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après avoir reconnu sa dette envers Dieu, entendu une histoire générale
du métier, écouté la lecture des devoirs, recevait du Maître de la Loge
un certain nombre de secrets, de « mots », « signes » et « attouche-
ments ». Ce serment était solennellement prêté, la main posée sur les
Evangiles et en présence de toute l'assemblée des Francs-Maçons. Ce
serment est le fait d'un homme libre, car seul l'homme libre peut prêter
serment, et le serment ne peut être prêté que dans la liberté. C'est un
acte situé dans le temps, un acte ponctuel, mais qui engage l'avenir
c'est « le foyer d'une promesse que le temps devra tenir ». De plus, par
le serment, je me lie à moi-même, je me lie aux autres et à cette autorité
qui me dépasse, moi et les autres, et qui est la Loi morale. Il marque le
lien indissoluble que les hommes contractent entre eux et dont ils font
le commencement d'une nouvelle alliance. Il constitue ce que Staro-
binski nommera une « communion instauratrice ».
Par ce serment prêté en Loge, on entre dans un ordre et, en même
temps, on s'associe à tous ceux qui constituent et maintiennent cet ordre
pour participer à l'oeuvre commune, « pour contracter une nouvelle
alliance ».
Ne pouvait-on d'ailleurs, à ce propos, opérer un rapprochement
entre l'Ordre de la Franc-Maçonnerie et l'Ordre de la Chevalerie, entre
le Franc-Maçon et le Chevalier ? A la même époque, il existe aussi en
Europe l'Ordre de la Chevalerie. Celle-ci est uniquement ouverte à des
hommes libres, indépendants de toute attache sociale, de toute subordi-
nation temporelle. On ne peut entrer dans l'Ordre de la Chevalerie
qu'après un long apprentissage ; pour celui-ci, c'est l'art de la guerre,
de la chasse, de l'équitation, du combat. Elle est subordonnée à la recon-
naissance et à l'observance de certains devoirs envers Dieu, envers les
autres, envers soi-même. Le Chevalier jure de défendre « la veuve et
l'orphelin » et il doit être « l'ami du riche et du pauvre » qu'il se doit
de secourir. Le Chevalier jure de consacrer son âme à Dieu, sa vie au Roi
et l'honneur à soi-même. Il jure d'être un homme d'honneur.
La réception dans l'Ordre chevaleresque se fait au cours d'une
cérémonie elle-même précédée par une veillée d'armes consacrée à la
prière et à la méditation, suivie par une confession et par la communion,
car nous sommes en terre chrétienne, et elle se termine par la « collée »
qui consiste, à l'origine, à frapper du poing le Chevalier sur le cou, plus
tard avec l'épée, et par la remise de l'épée, des éperons, enfin du baudrier,
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« outils » du Chevalier, et enfin par l'accolade de celui qui préside à
cette cérémonie. Cet adoubement était suivi d'un repas pris en commun
et d'une fête qui réunissait l'ensemble des Chevaliers.
Ces cérémonies, celle de l'adoubement, comme celle de l'initiation,
ont un caractère sacré et entraînent la sacralisation de la personne qui
en est investie.
Cependant, nous pourrions ici à propos du Maçon opératif
manifester un certain étonnement. En effet, cet homme, qui a été reçu
en Loge, n'est ni un clerc, ni un guerrier, mais c'est un travailleur
manuel, un homme qui travaille et qui travaille de ses mains. La société
du Moyen Age est très hiérarchisée, ordonnée en classes qui concourent
certes à l'ensemble, mais qui doivent être séparées, distinguées dans leurs
structures comme dans leurs fonctions. Dans cette société, il y a en effet
ceux qui prient, les oratores, les clercs, qui sont au service de Dieu et
de l'Eglise, il y a ceux qui combattent, les bellatores, qui sont chargés
de défendre cette société elle-même. Il y a enfin ceux qui travaillent, les
laboratores, soit les paysans et les artisans. Cette troisième catégorie,
que l'on appellera le « tiers état », occupe un rang inférieur et ceux qui
la composent sont à peine considérés comme des hommes car ils exercent
une activité certes nécessaire, mais jugée comme dégradante, comme
inférieure par la plupart des hommes de ce temps. Le travail est en effet
la conséquence du péché originel et la suite nécessaire de la malédiction
divine.
Or, voilà que ce travail lui-même va devenir instrument de rédemp-
tion et moyen de salut.
Comme l'a fait remarquer Jacques Le Goff, à la suite de Georges
Duby, à partir de la seconde moitié du Xe siècle, le travail va conquérir
une certaine promotion dans l'ordre même de la société et des valeurs
qui soutiennent cette société. Dieu lui-même n'est-il pas considéré comme
un travailleur, comme un architecte qui a construit le cosmos et les
hommes ? Et cet homme, qui travaille à l'image de Dieu, voit se trans-
former et son statut et son être même. A côté des mains qui se joignent
dans la prière, à côté des mains qui tiennent l'épée, il y a place mainte-
nant pour la main qui tient l'outil. A côté du clerc et du chevalier, il y a
place pour le travailleur ; à côté de la vie contemplative et de la vie
guerrière, il y a place pour une autre activité et une autre vie, pour
l'activité laborieuse, pour la vie du travailleur.
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Comme le fait remarquer Huizinga dans son ouvrage L'automne du
Moyen Age, « le travail de l'artisan est appelé l'incarnation éternelle du
Verbe et l'alliance entre Dieu et l'âme ». Le maçon, comme le clerc,
est le médiateur entre le créateur et la créature, et cette médiation est le
travail. La Loge maçonnique est le lieu « sacré » de cette médiation, de
cette transformation. En produisant une oeuvre, l'homme au travail
contribue à l'oeuvre du Grand Architecte. De plus, en apprenant à maî-
triser une matière rebelle, en lui donnant forme et finalité, en passant
de la « pierre brute » à la « pierre cubique », il apprend non seulement
à maîtriser la matière extérieure, mais à se maîtriser, à se réaliser lui-
même il devient homme dans cette activité et par cette activité même.
Le travail du maçon opératif ne définit pas seulement une fonction
économique et sociale, mais il définit l'homme dans son essence et dans
sa spécificité. Ce qui lui a permis de s'arracher à son animalité, de
s'élever à son humanité véritable. Et comme un lointain écho reviennent
à ma mémoire ces phrases de Paul Valéry où il décrit, dans Eupalinos,
l'architecte et lui faire dire « De tous les actes, le plus complet est celui
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on le fait trop souvent. Le métier des Francs-Maçons opératifs, nous
l'avons vu, repose sur une certaine technique, fruit d'un certain savoir
l'opératif, en bref, est aussi un spéculatif. Par ailleurs, celui que l'on
appelle un Franc-Maçon spéculatif ne saurait, sans trahir sa philosophie,
rester au stade de la pure spéculation, de la contemplation. Il doit, lui
aussi, porter la lumière hors du Temple et il doit construire ou s'efforcer
de construire le Temple extérieur et intérieur. Il n'en reste pas moins
que l'on ne peut pas méconnaître, entre ces deux formes de Maçonnerie,
une certaine évolution, une certaine transformation.
Pour comprendre cette évolution et cette transformation, il faut
situer la Loge maçonnique elle-même dans son contexte historique.
Aussi nous faut-il rappeler quelques événements qui auront une impor-
tance décisive dans l'histoire du métier.
Tout d'abord, la guerre de Cent Ans (1337-1437), qui oppose le
Royaume de France et le Royaume d'Angleterre, bouleverse le climat
politique de cette époque et entraîne un ralentissement de la vie écono-
mique et, par-là même, un ralentissement dans les constructions des
monuments et autres édifices publics et religieux. Par-là même, elle porte
un coup sérieux aux associations de bâtisseurs, aux Loges maçonniques
elles-mêmes. En conséquence, comme l'écrit un contemporain, « les
secrets de l'art gothique sont peu à peu délaissés ». Les Loges maçon-
niques, peu à peu, disparaissent en Europe, sauf dans un seul pays,
l'Ecosse, où elles se maintiennent, grâce au roi, aux municipalités qui
ont pris en charge ces associations de Maçons, leur fournissent des travaux
et leur permettent de survivre. C'est ainsi qu'en 1598, le roi d'Ecosse
nomme William Schaw Surveillant général des Maçons et dote les Loges
d'un statut qui reprend les vieilles coutumes du métier.
Mais, dans le même temps, s'opère une première transformation
lourde de conséquences. Les Loges s'installent à demeure dans les villes
et les bourgs et, très rapidement, de temporaires, deviennent permanentes.
Très rapidement, et ceci est important, elles vont accepter des hommes
étrangers au métier, ceux-là mêmes que l'on nommera les « Francs-
Maçons acceptés ». Le nombre de ces derniers ne cessera de croître et
ils finiront même par constituer la majorité dans les Loges. C'est ainsi
que la Loge d'Aberdeen, en Ecosse, comprendra seulement dix opératifs
sur les quarante-neuf Frères de la Loge. Comme après la mort de la
reine Elisabeth, le roi d'Ecosse monte sur le trône d'Angleterre, les
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relations entre les deux royaumes vont se développer et des gentilshom-
mes anglais qui avaient été faits Maçons vont tenir Loge à leur
tour pour recevoir Maçons d'autres compatriotes. Ainsi, l'Ecosse est
le seul pays où l'on peut trouver trace d'une certaine continuité entre
ancienne Maçonnerie et Maçonnerie nouvelle. Ainsi, les Loges ont
continué de fonctionner en Ecosse et, plus tard, en Angleterre. De plus,
elles ont été surtout un centre de ralliement pour des hommes que
séparaient et divisaient les convictions religieuses et les partis politiques.
En effet, on oublie trop souvent que, non seulement l'Europe conti-
nentale, mais aussi l'Angleterre, ont été, au XVIe et au XVIIe siècle, déchi-
rées par des querelles religieuses et politiques, dégénérant en guerres
civiles cruelles et meurtrières. Un juriste du temps, Grotius, écrit à ce
sujet « Je voyais dans l'univers chrétien une débauche de guerres qui
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membre était initié à des légendes, à des rites symboliques, à des signes
de reconnaissance. Et cet ordre, qui plongeait ses racines dans l'antiquité,
n'avait pas sombré avec l'unité du monde chrétien ; il avait même survécu
à ses schismes, à ses divisions, à ses luttes sanglantes. »
Pourquoi donc ne pas utiliser cette vieille confrérie ? Pourquoi ne
pas la prendre pour modèle d'une société nouvelle ? Pourquoi ne serait-
elle pas la promesse d'un monde nouveau, fait de liberté et de fraternité
humaine ?
Il ne s'agit plus d'essayer d'unir les hommes autour d'un même
credo ou au sein d'une même église, en les soumettant à une seule auto-
rité, religieuse et spirituelle, à un dogme il s'agit de les rassembler et
de les réunir quelles que soient leurs croyances et leurs convictions reli-
gieuses ou philosophiques. Le chemin de l'unité, tout au moins de l'union,
passe par le chemin de la tolérance, par la voie royale de la liberté de
conscience. C'est la condition sine qua non de l'union. Ce fut là, sans
doute, le trait de génie de Desaguliers. Ce fut l'idée qu'il s'efforcera de
concrétiser et de formuler dans ce que seront les « Constitutions d'Ander-
son » de 1723, charte et origines de la Franc-Maçonnerie moderne, où
l'on retrouve les prescriptions qui régissaient les Loges des Francs-
Maçons opératifs.
Les Constitutions sont un témoignage en faveur de la tolérance, de
la liberté de conscience associée au déisme le plus large et qui ne peut
et ne veut se soumettre qu'à la Loi Morale. C'est l'esprit qui dominera
dans les Loges maçonniques du XVIIIe siècle en Ecosse, en Angleterre,
en France, en Europe, puis, enfin, dans le monde, où la Franc-Maçon-
nerie va se répandre et se développer.
Aujourd'hui encore, la Loge maçonnique se présente ainsi : elle n'a
ni varié, ni changé dans sa structure et dans son organisation. Toute Loge
maçonnique est présidée et dirigée par un Maître, désigné par ses pairs
et assisté par ce que nous appelons des surveillants et par des officiers,
nous voulons dire par des Maîtres qui sont chargés de remplir un office.
La Loge apparaît comme une organisation, une institution structurée,
structure qui repose sur une double hiérarchie, celle des fonctions et
celle des grades, c'est-à-dire comprenant des apprentis, des compagnons
et des Maîtres. Chaque Loge est régie par un ensemble de règles et de lois
intangibles qui remontent à l'origine de l'Ordre, et en particulier aux
célèbres « Constitutions d'Anderson », qui elles-mêmes ont recueilli en
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1723 et transcrit les règles des maçons opératifs transmises par la tradi-
tion. Dans chaque Loge on pratique un rituel et, non seulement dès
l'ouverture des travaux et la fermeture des travaux, mais pendant toute
la Tenue. Enfin, on retrouve dans la Logç ce climat de sociabilité et
cette affectivité qui caractérisaient les Loges des anciens temps et avaient
fait leur succès. La Loge est et veut être Centre d'Union, un point de
convergence, un lieu de rencontre pour des personnes qui seraient restées
étrangères. Encore une fois, on trouve dans toute Loge maçonnique des
hommes qui ont des sensibilités différentes, des idées divergentes, voire
même opposées, mais qui ont au plus haut point le respect de l'opinion
de leurs Frères et le respect de la personne humaine.
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à tous les hommes de bonne volonté qui de par le monde, comme nous-
mêmes, espèrent en la même étoile.
Et là, en ce moment de la Chaîne d'Union, la Loge n'est pas seule-
ment un lieu abstrait et neutre d'une rencontre occasionnelle, un espace
impersonnel et vide, la Loge est un être, un être vivant. Un être vivant
qui vit de la vie de tous ses Frères, soutenus par la même foi, unis par
la même fraternité, guidés par la même espérance. Oui, sans doute, des
êtres qui sont unis par la même idée : l'idéal d'une communauté de
destin, l'idée qu'ils participent à la même oeuvre. Cette amitié fraternelle
(et élective) qui nous rassemble et qui nous unit, au-delà des divergences
et des oppositions, repose sur une certaine idée de l'homme celle-ci,
:
c'est que tout être humain est habité par une conscience libre et souve-
raine et que, dans la mesure où il recherche la vérité, il mérite notre
respect. Il s'agit de reconnaître en tout homme, autre que nous, un
homme comme nous-même, en quête de vérité et d'amour. Car s'il est
vrai que tous les hommes en tant que tels appartiennent à la même
espèce, qu'ils peuvent former la même communauté, il nous appartient,
à nous Francs-Maçons, de transformer cette communauté en communion
fraternelle, en fraternité universelle. Tant il est vrai que « l'homme
n'existe que par l'union à l'humanité », comme l'écrivait le philosophe
français Auguste Comte.
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mystérieux, un mal terrible la peste. Or, si la cité est malade, c'est
:
qu'OEdipe est malade, c'est que sa conscience est malade il a tué son
père et épousé sa mère, crimes qui souillent la cité, mal social qui n'est
que la projection du mal qui habite OEdipe lui-même, l'homme de la
conscience malade.
Or, aujourd'hui, le monde est en proie au mal parce que l'homme
qui l'habite est lui-même malade. Mais alors que dans la cité antique
cet homme apparaissait comme la victime du destin et des dieux, aujour-
d'hui, il apparaît comme la victime de ses propres entreprises, de ses
propres folies : l'homme est malade de lui-même.
Malade de ce qui croyait-il devait le délivrer, je veux dire
malade d'une science et d'une technique qui ne veulent se soumettre et
se subordonner qu'à l'utilité et à la puissance et qui ont parfois oublié
que leur valeur vient essentiellement de la recherche de la Vérité.
Malade des propres mythes, qu'il a lui-même forgés, que sont les
idéologies, « ces pestes noires de notre temps » comme l'écrivait R. Ruyer,
idéologies de la race tristement célèbre, idéologie de l'Etat totalitaire,
ce nouveau Moloch, idéologie de l'histoire à laquelle doivent, paraît-il,
s'ordonner toutes les valeurs.
Malade de tous nos modernes totalitarismes, qui débouchent sur
les plus aberrants fanatismes.
« Nous étouffons parmi tous ces gens qui croient avoir raison, que
ce soient dans leurs machines ou dans leurs idées », écrivait naguère
A. Camus. Et j'ajouterai , qui veulent par tous les moyens imposer aux
autres leurs idées et leur « foi ». Et Camus ajoutait « Nous vivons
dans la terreur parce que l'homme a tout entier été livré à l'histoire
et qu'il ne peut plus (je dirai qu'il ne sait plus) se tourner vers cette
part de lui-même aussi vraie que la part historique » (celle qui dépasse
l'histoire).
Nous vivons dans le monde de l'abstraction, celui des bureaux et
des machines, celui des idées absolues et des messianismes sans nuances.
L'homme est devenu cet « étranger » que nous décrit Camus, étranger
à la nature, étranger à tous les autres hommes, mais peut-être étranger
aux autres et à la nature parce que, justement, il est devenu étranger à
lui-même et qu'il a perdu le sens de sa destinée et la volonté de sa vocation
véritable.
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Entendons-nous, il ne s'agit pas ici de faire le procès, ni de la
science, ni de la technique, et de nier les bienfaits qu'à certains égards
elles ont pu apporter aux hommes. Il ne s'agit pas non plus de mécon-
naître la nécessité d'activités économiques, politiques et sociales. Mais il
s'agit de se demander d'abord si l'homme doit consacrer tout son temps
et toute sa vie à ce type d'activités ; il s'agit aussi de se demander si
ces activités elles-mêmes ne doivent pas être ordonnées à d'autres instan-
ces, à un autre principe celui de l'Esprit, qui constitue l'homme lui-
:
nous-même est esprit qui doit s'ordonner, non plus seulement au monde
et à l'histoire, mais à ce qui dépasse le monde et dépasse l'histoire, la
liberté, l'esprit. Ainsi, la Loge circonscrit l'espace en le sacralisant
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comme elle définit notre conscience en l'orientant. Elle est lieu sacré
où nous expérimentons notre chemin spirituel qui nous conduit de notre
moi à celui d'autrui, c'est-à-dire qui nous entraîne à reconnaître tout
homme comme un Frère. Qui nous conduit, par la conversion à la vie
intérieure, à la conversion à la vie de l'esprit ; à la conversion vers cet
idéal de l'homme que certains appellent Dieu, que nous nommons le
Grand Architecte de l'Univers ou l'Homme Universel.
La Loge juste et parfaite nous permet d'aller du visible à l'invisible
et de comprendre que le visible n'est que la forme obscure et mutilée
de l'invisible, que le symbole n'est qu'une forme de l'Etre, absent dans
sa réalité une et totale, mais en même temps présent dans ses manifes-
tations et ses incarnations que sont pour nous, Francs-Maçons, la Connais-
sance et l'Amour, la Beauté et l'Harmonie.
Or, ce qui nous frappe aujourd'hui, et cela d'autant que la misère
matérielle, c'est la misère morale et spirituelle de l'homme.
En cherchant l'oeil de Dieu, je n'ai vu qu'une orbite
Vaste et noire et sans fond, d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours.
écrivait Nerval (Le mont des Oliviers), il y a déjà un siècle, et ce qu'il
disait est encore plus vrai aujourd'hui.
Oui, la nuit, celle de l'âme, les ténèbres, le chaos, le néant et
l'homme seul, radicalement,, tragiquement seul en face de lui-même, en
face des autres, en face du monde. Seul, effrayé, perdu devant cette nuit,
ce néant et ce chaos. Cet homme, c'est vous et c'est moi, c'est nous tous,
c'est souvent l'homme du XXc siècle. Et, pourquoi ne pas le dire, le Franc-
Maçon est aussi souvent cet homme habité par l'inquiétude et l'angoisse,
tenté par le renoncement et la désespérance.
Mais le FraPe-Maçon est aussi « cet homme qui a le courage de croire
en la lumière, même au plus profond de la nuit », comme le disait Goethe.
Il est aussi et encore ce « fou », cet « insensé sublime », cet « Icare oublié
qui remontait aux cieux » (Nerval). Oui, ce fou (car ne faut-il pas être
fou pour croire ce qu'il affirme ?).
qui, dans ce monde de violence, veut encore croire à la concorde
qui, dans ce monde de haine, veut croire à l'amour
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qui, dans ce monde de fanatismes, veut croire à la tolérance ; et
dans ce monde de désordre et de nuit, veut croire à l'harmonie et à la
lumière et veut les faire triompher.
Ainsi, pour les Francs-Maçons du XXC siècle, pour les Francs-Maçons
spéculatifs, la Loge maçonnique « juste et parfaite » est encore ce qu'elle
a toujours voulu être une sorte de havre, un port. Ne peut-elle l'être
:
HENRI TORT.
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