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DE VUE
INITIATIQUE S
L'arbre du Ténéré 19
Le Secret Maçonnique 25
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au plaisir de donner ces définitions, que la loge c'était une petite
« hutte », un cabinet où s'habillent les acteurs ou encore une cellule
où l'on enferme les fous dans les maisons d'aliénés.
Pour commencer, retenons cette idée que la Loge c'est le local où
se réunissent les Francs-Maçons et que c'est l'ensemble des Francs-
Maçons qui constituent la Loge maçonnique. Et, de fait, la Loge est la
cellule commune à toutes les organisations maçonniques du monde, On
ne devient Franc-Maçon que si l'on a été admis, intégré, initié dans une
Loge maçonnique, car c'est elle, elle seule, qui fait, qui constitue le
Franc-Maçon. C'est elle qui confère la qualité maçonnique, et cela, dans
tous les pays du monde et à différentes époques de notre histoire, au
XXe siècle, comme au XIXe siècle et au XVIIIe siècle et comme au Moyen
Age, et quelles que soient les multiples obédiences, quels que soient les
rites. S'il existe une universalité maçonnique, c'est bien celle-là, c'est bien
à ce niveau, dans cette instance qu'elle se situe.
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maître d'oeuvre, à la fois entrepreneur et architecte, le magister ou
artif ex ecclesi, qui était responsable devant les autorités ecclésiastiques
de la construction.
C'est dans la Loge que se retrouvaient, se réunissaient, les « maçons ».
Là, ils pouvaient prendre leurs repas, au besoin se reposer et s'abriter
des intempéries. Mais là, surtout, ils se retrouvaient pour travailler, pour
dégrossir, tailler, sculpter « la pierre ». Là, ils recevaient un enseigne-
ment : quelques éléments de géométrie nécessaires à l'architecture et
qui étaient tirés de l'Art de bâtir de Vitruve. Là, ils échangeaient aussi
des mots, des signes de reconnaissance qui leur permettaient d'aller de
chantier en chantier et de se faire reconnaître comme compagnons et
comme maçons instruits dans l'Art de bâtir.
Cette main-d'oeuvre particulièrement qualifiée était une main-d'oeuvre
flottante qui venait de tous les coins de l'Europe d'alors d'Italie, de
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qu'il garderait le métier dessus dit, bien et loyalement en son pouvoir,
aussi bien pour le pauvre et pour le riche et pour le faible et pour le fort ».
Et Maître Guillaume fit la forme du serment. Le maître-maçon, remar-
quons-le, doit prêter serment ; par ce serment, il s'engage à respecter, à
conserver les règles du métier ; c'est là l'aspect professionnel de son
serment, mais, remarquons-le, il s'engage aussi à respecter des règles
morales qui concernent « le pauvre et le riche, le faible et le fort »...
Plus tard, le manuscrit Régius, en Angleterre en 1390, précisera
certaines règles du serment qui concernent en particulier le secret
« Les conseils de son Maître il doit garder et ne pas révéler ainsi que
ceux de ses compagnons. » Et on ajoute même : « Il ne révélera à aucun
homme ce qui se passe dans sa loge, ni ce qu'il entend, ni ce qu'il voit
faire. Il ne dit à aucun homme, où qu'il aille, les conseils du "Hall". »
En 1410, le manuscrit Cook reprend les mêmes prescriptions « Le troi-
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sième point est qu'il ne doit point révéler les discussions de ses compa-
gnons en loge. »
On retrouve de semblables prescriptions dans les statuts de Ratis-
bonne. En 1459, les maîtres tailleurs de pierre de Strasbourg, de Vienne,
de Sa!zbourg, de Constance, de Cologne et d'autres villes de Germanie
sont rassemblés à Ratisbonne afin d'unifier le statut des Loges. Ils repren-
nent les mêmes dispositions et témoignent de la même organisation.
Chaque Loge a son lieu de travail avec la place du maître à l'est. Le
maître, chef de la Loge, est responsable de l'observation des statuts et
de la soumission à la coutume. Il est assisté d'un « panier », forme
germanisée du français « parleur ». Ce parlier est chargé de parler aux
compagnons et aux apprentis, d'être l'interprète du maître.
L'apprentissage est de longue durée, parfois sept ans, puis cinq,
puis réduit à quatre ans.
Les compagnons sont liés par toutes sortes de prescriptions, profes-
sionnelles, morales, religieuses. Ils doivent obéissance au maître et sont
tenus au respect du rituel. Ils paient des amendes en cas de transgres-
sions. L'apprenti peut devenir compagnon et le compagnon qui a voyagé
peut devenir panier.
Or, dans tous ces manuscrits, il est fait mention du « serment ».
Ce serment était solennellement prêté à la fin d'une cérémonie d'admis-
sion, on peut même dire d'initiation, au cours de laquele le compagnon,
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après avoir reconnu sa dette envers Dieu, entendu une histoire générale
du métier, écouté la lecture des devoirs, recevait du Maître de la Loge
un certain nombre de secrets, de « mots », « signes » et « attouche-
ments ». Ce serment était solennellement prêté, la main posée sur les
Evangiles et en présence de toute l'assemblée des Francs-Maçons. Ce
serment est le fait d'un homme libre, car seul l'homme libre peut prêter
serment, et le serment ne peut être prêté que dans la liberté. C'est un
acte situé dans le temps, un acte ponctuel, mais qui engage l'avenir
c'est « le foyer d'une promesse que le temps devra tenir ». De plus, par
le serment, je me lie à moi-même, je me lie aux autres et à cette autorité
qui me dépasse, moi et les autres, et qui est la Loi morale. Il marque le
lien indissoluble que les hommes contractent entre eux et dont ils font
le commencement d'une nouvelle alliance. Il constitue ce que Staro-
binski nommera une « communion instauratrice ».
Par ce serment prêté en Loge, on entre dans un ordre et, en même
temps, on s'associe à tous ceux qui constituent et maintiennent cet ordre
pour participer à l'oeuvre commune, « pour contracter une nouvelle
alliance ».
Ne pouvait-on d'ailleurs, à ce propos, opérer un rapprochement
entre l'Ordre de la Franc-Maçonnerie et l'Ordre de la Chevalerie, entre
le Franc-Maçon et le Chevalier ? A la même époque, il existe aussi en
Europe l'Ordre de la Chevalerie. Celle-ci est uniquement ouverte à des
hommes libres, indépendants de toute attache sociale, de toute subordi-
nation temporelle. On ne peut entrer dans l'Ordre de la Chevalerie
qu'après un long apprentissage ; pour celui-ci, c'est l'art de la guerre,
de la chasse, de l'équitation, du combat. Elle est subordonnée à la recon-
naissance et à l'observance de certains devoirs envers Dieu, envers les
autres, envers soi-même. Le Chevalier jure de défendre « la veuve et
l'orphelin » et il doit être « l'ami du riche et du pauvre » qu'il se doit
de secourir. Le Chevalier jure de consacrer son âme à Dieu, sa vie au Roi
et l'honneur à soi-même. Il jure d'être un homme d'honneur.
La réception dans l'Ordre chevaleresque se fait au cours d'une
cérémonie elle-même précédée par une veillée d'armes consacrée à la
prière et à la méditation, suivie par une confession et par la communion,
car nous sommes en terre chrétienne, et elle se termine par la « collée »
qui consiste, à l'origine, à frapper du poing le Chevalier sur le cou, plus
tard avec l'épée, et par la remise de l'épée, des éperons, enfin du baudrier,
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« outils » du Chevalier, et enfin par l'accolade de celui qui préside à
cette cérémonie. Cet adoubement était suivi d'un repas pris en commun
et d'une fête qui réunissait l'ensemble des Chevaliers.
Ces cérémonies, celle de l'adoubement, comme celle de l'initiation,
ont un caractère sacré et entraînent la sacralisation de la personne qui
en est investie.
Cependant, nous pourrions ici à propos du Maçon opératif
manifester un certain étonnement. En effet, cet homme, qui a été reçu
en Loge, n'est ni un clerc, ni un guerrier, mais c'est un travailleur
manuel, un homme qui travaille et qui travaille de ses mains. La société
du Moyen Age est très hiérarchisée, ordonnée en classes qui concourent
certes à l'ensemble, mais qui doivent être séparées, distinguées dans leurs
structures comme dans leurs fonctions. Dans cette société, il y a en effet
ceux qui prient, les oratores, les clercs, qui sont au service de Dieu et
de l'Eglise, il y a ceux qui combattent, les bellatores, qui sont chargés
de défendre cette société elle-même. Il y a enfin ceux qui travaillent, les
laboratores, soit les paysans et les artisans. Cette troisième catégorie,
que l'on appellera le « tiers état », occupe un rang inférieur et ceux qui
la composent sont à peine considérés comme des hommes car ils exercent
une activité certes nécessaire, mais jugée comme dégradante, comme
inférieure par la plupart des hommes de ce temps. Le travail est en effet
la conséquence du péché originel et la suite nécessaire de la malédiction
divine.
Or, voilà que ce travail lui-même va devenir instrument de rédemp-
tion et moyen de salut.
Comme l'a fait remarquer Jacques Le Goff, à la suite de Georges
Duby, à partir de la seconde moitié du Xe siècle, le travail va conquérir
une certaine promotion dans l'ordre même de la société et des valeurs
qui soutiennent cette société. Dieu lui-même n'est-il pas considéré comme
un travailleur, comme un architecte qui a construit le cosmos et les
hommes ? Et cet homme, qui travaille à l'image de Dieu, voit se trans-
former et son statut et son être même. A côté des mains qui se joignent
dans la prière, à côté des mains qui tiennent l'épée, il y a place mainte-
nant pour la main qui tient l'outil. A côté du clerc et du chevalier, il y a
place pour le travailleur ; à côté de la vie contemplative et de la vie
guerrière, il y a place pour une autre activité et une autre vie, pour
l'activité laborieuse, pour la vie du travailleur.
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Comme le fait remarquer Huizinga dans son ouvrage L'automne du
Moyen Age, « le travail de l'artisan est appelé l'incarnation éternelle du
Verbe et l'alliance entre Dieu et l'âme ». Le maçon, comme le clerc,
est le médiateur entre le créateur et la créature, et cette médiation est le
travail. La Loge maçonnique est le lieu « sacré » de cette médiation, de
cette transformation. En produisant une oeuvre, l'homme au travail
contribue à l'oeuvre du Grand Architecte. De plus, en apprenant à maî-
triser une matière rebelle, en lui donnant forme et finalité, en passant
de la « pierre brute » à la « pierre cubique », il apprend non seulement
à maîtriser la matière extérieure, mais à se maîtriser, à se réaliser lui-
même il devient homme dans cette activité et par cette activité même.
Le travail du maçon opératif ne définit pas seulement une fonction
économique et sociale, mais il définit l'homme dans son essence et dans
sa spécificité. Ce qui lui a permis de s'arracher à son animalité, de
s'élever à son humanité véritable. Et comme un lointain écho reviennent
à ma mémoire ces phrases de Paul Valéry où il décrit, dans Eupalinos,
l'architecte et lui faire dire « De tous les actes, le plus complet est celui
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on le fait trop souvent. Le métier des Francs-Maçons opératifs, nous
l'avons vu, repose sur une certaine technique, fruit d'un certain savoir
l'opératif, en bref, est aussi un spéculatif. Par ailleurs, celui que l'on
appelle un Franc-Maçon spéculatif ne saurait, sans trahir sa philosophie,
rester au stade de la pure spéculation, de la contemplation. Il doit, lui
aussi, porter la lumière hors du Temple et il doit construire ou s'efforcer
de construire le Temple extérieur et intérieur. Il n'en reste pas moins
que l'on ne peut pas méconnaître, entre ces deux formes de Maçonnerie,
une certaine évolution, une certaine transformation.
Pour comprendre cette évolution et cette transformation, il faut
situer la Loge maçonnique elle-même dans son contexte historique.
Aussi nous faut-il rappeler quelques événements qui auront une impor-
tance décisive dans l'histoire du métier.
Tout d'abord, la guerre de Cent Ans (1337-1437), qui oppose le
Royaume de France et le Royaume d'Angleterre, bouleverse le climat
politique de cette époque et entraîne un ralentissement de la vie écono-
mique et, par-là même, un ralentissement dans les constructions des
monuments et autres édifices publics et religieux. Par-là même, elle porte
un coup sérieux aux associations de bâtisseurs, aux Loges maçonniques
elles-mêmes. En conséquence, comme l'écrit un contemporain, « les
secrets de l'art gothique sont peu à peu délaissés ». Les Loges maçon-
niques, peu à peu, disparaissent en Europe, sauf dans un seul pays,
l'Ecosse, où elles se maintiennent, grâce au roi, aux municipalités qui
ont pris en charge ces associations de Maçons, leur fournissent des travaux
et leur permettent de survivre. C'est ainsi qu'en 1598, le roi d'Ecosse
nomme William Schaw Surveillant général des Maçons et dote les Loges
d'un statut qui reprend les vieilles coutumes du métier.
Mais, dans le même temps, s'opère une première transformation
lourde de conséquences. Les Loges s'installent à demeure dans les villes
et les bourgs et, très rapidement, de temporaires, deviennent permanentes.
Très rapidement, et ceci est important, elles vont accepter des hommes
étrangers au métier, ceux-là mêmes que l'on nommera les « Francs-
Maçons acceptés ». Le nombre de ces derniers ne cessera de croître et
ils finiront même par constituer la majorité dans les Loges. C'est ainsi
que la Loge d'Aberdeen, en Ecosse, comprendra seulement dix opératifs
sur les quarante-neuf Frères de la Loge. Comme après la mort de la
reine Elisabeth, le roi d'Ecosse monte sur le trône d'Angleterre, les
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relations entre les deux royaumes vont se développer et des gentilshom-
mes anglais qui avaient été faits Maçons vont tenir Loge à leur
tour pour recevoir Maçons d'autres compatriotes. Ainsi, l'Ecosse est
le seul pays où l'on peut trouver trace d'une certaine continuité entre
ancienne Maçonnerie et Maçonnerie nouvelle. Ainsi, les Loges ont
continué de fonctionner en Ecosse et, plus tard, en Angleterre. De plus,
elles ont été surtout un centre de ralliement pour des hommes que
séparaient et divisaient les convictions religieuses et les partis politiques.
En effet, on oublie trop souvent que, non seulement l'Europe conti-
nentale, mais aussi l'Angleterre, ont été, au XVIe et au XVIIe siècle, déchi-
rées par des querelles religieuses et politiques, dégénérant en guerres
civiles cruelles et meurtrières. Un juriste du temps, Grotius, écrit à ce
sujet « Je voyais dans l'univers chrétien une débauche de guerres qui
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membre était initié à des légendes, à des rites symboliques, à des signes
de reconnaissance. Et cet ordre, qui plongeait ses racines dans l'antiquité,
n'avait pas sombré avec l'unité du monde chrétien ; il avait même survécu
à ses schismes, à ses divisions, à ses luttes sanglantes. »
Pourquoi donc ne pas utiliser cette vieille confrérie ? Pourquoi ne
pas la prendre pour modèle d'une société nouvelle ? Pourquoi ne serait-
elle pas la promesse d'un monde nouveau, fait de liberté et de fraternité
humaine ?
Il ne s'agit plus d'essayer d'unir les hommes autour d'un même
credo ou au sein d'une même église, en les soumettant à une seule auto-
rité, religieuse et spirituelle, à un dogme il s'agit de les rassembler et
de les réunir quelles que soient leurs croyances et leurs convictions reli-
gieuses ou philosophiques. Le chemin de l'unité, tout au moins de l'union,
passe par le chemin de la tolérance, par la voie royale de la liberté de
conscience. C'est la condition sine qua non de l'union. Ce fut là, sans
doute, le trait de génie de Desaguliers. Ce fut l'idée qu'il s'efforcera de
concrétiser et de formuler dans ce que seront les « Constitutions d'Ander-
son » de 1723, charte et origines de la Franc-Maçonnerie moderne, où
l'on retrouve les prescriptions qui régissaient les Loges des Francs-
Maçons opératifs.
Les Constitutions sont un témoignage en faveur de la tolérance, de
la liberté de conscience associée au déisme le plus large et qui ne peut
et ne veut se soumettre qu'à la Loi Morale. C'est l'esprit qui dominera
dans les Loges maçonniques du XVIIIe siècle en Ecosse, en Angleterre,
en France, en Europe, puis, enfin, dans le monde, où la Franc-Maçon-
nerie va se répandre et se développer.
Aujourd'hui encore, la Loge maçonnique se présente ainsi : elle n'a
ni varié, ni changé dans sa structure et dans son organisation. Toute Loge
maçonnique est présidée et dirigée par un Maître, désigné par ses pairs
et assisté par ce que nous appelons des surveillants et par des officiers,
nous voulons dire par des Maîtres qui sont chargés de remplir un office.
La Loge apparaît comme une organisation, une institution structurée,
structure qui repose sur une double hiérarchie, celle des fonctions et
celle des grades, c'est-à-dire comprenant des apprentis, des compagnons
et des Maîtres. Chaque Loge est régie par un ensemble de règles et de lois
intangibles qui remontent à l'origine de l'Ordre, et en particulier aux
célèbres « Constitutions d'Anderson », qui elles-mêmes ont recueilli en
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1723 et transcrit les règles des maçons opératifs transmises par la tradi-
tion. Dans chaque Loge on pratique un rituel et, non seulement dès
l'ouverture des travaux et la fermeture des travaux, mais pendant toute
la Tenue. Enfin, on retrouve dans la Logç ce climat de sociabilité et
cette affectivité qui caractérisaient les Loges des anciens temps et avaient
fait leur succès. La Loge est et veut être Centre d'Union, un point de
convergence, un lieu de rencontre pour des personnes qui seraient restées
étrangères. Encore une fois, on trouve dans toute Loge maçonnique des
hommes qui ont des sensibilités différentes, des idées divergentes, voire
même opposées, mais qui ont au plus haut point le respect de l'opinion
de leurs Frères et le respect de la personne humaine.
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à tous les hommes de bonne volonté qui de par le monde, comme nous-
mêmes, espèrent en la même étoile.
Et là, en ce moment de la Chaîne d'Union, la Loge n'est pas seule-
ment un lieu abstrait et neutre d'une rencontre occasionnelle, un espace
impersonnel et vide, la Loge est un être, un être vivant. Un être vivant
qui vit de la vie de tous ses Frères, soutenus par la même foi, unis par
la même fraternité, guidés par la même espérance. Oui, sans doute, des
êtres qui sont unis par la même idée : l'idéal d'une communauté de
destin, l'idée qu'ils participent à la même oeuvre. Cette amitié fraternelle
(et élective) qui nous rassemble et qui nous unit, au-delà des divergences
et des oppositions, repose sur une certaine idée de l'homme celle-ci,
:
c'est que tout être humain est habité par une conscience libre et souve-
raine et que, dans la mesure où il recherche la vérité, il mérite notre
respect. Il s'agit de reconnaître en tout homme, autre que nous, un
homme comme nous-même, en quête de vérité et d'amour. Car s'il est
vrai que tous les hommes en tant que tels appartiennent à la même
espèce, qu'ils peuvent former la même communauté, il nous appartient,
à nous Francs-Maçons, de transformer cette communauté en communion
fraternelle, en fraternité universelle. Tant il est vrai que « l'homme
n'existe que par l'union à l'humanité », comme l'écrivait le philosophe
français Auguste Comte.
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mystérieux, un mal terrible la peste. Or, si la cité est malade, c'est
:
qu'OEdipe est malade, c'est que sa conscience est malade il a tué son
père et épousé sa mère, crimes qui souillent la cité, mal social qui n'est
que la projection du mal qui habite OEdipe lui-même, l'homme de la
conscience malade.
Or, aujourd'hui, le monde est en proie au mal parce que l'homme
qui l'habite est lui-même malade. Mais alors que dans la cité antique
cet homme apparaissait comme la victime du destin et des dieux, aujour-
d'hui, il apparaît comme la victime de ses propres entreprises, de ses
propres folies : l'homme est malade de lui-même.
Malade de ce qui croyait-il devait le délivrer, je veux dire
malade d'une science et d'une technique qui ne veulent se soumettre et
se subordonner qu'à l'utilité et à la puissance et qui ont parfois oublié
que leur valeur vient essentiellement de la recherche de la Vérité.
Malade des propres mythes, qu'il a lui-même forgés, que sont les
idéologies, « ces pestes noires de notre temps » comme l'écrivait R. Ruyer,
idéologies de la race tristement célèbre, idéologie de l'Etat totalitaire,
ce nouveau Moloch, idéologie de l'histoire à laquelle doivent, paraît-il,
s'ordonner toutes les valeurs.
Malade de tous nos modernes totalitarismes, qui débouchent sur
les plus aberrants fanatismes.
« Nous étouffons parmi tous ces gens qui croient avoir raison, que
ce soient dans leurs machines ou dans leurs idées », écrivait naguère
A. Camus. Et j'ajouterai , qui veulent par tous les moyens imposer aux
autres leurs idées et leur « foi ». Et Camus ajoutait « Nous vivons
dans la terreur parce que l'homme a tout entier été livré à l'histoire
et qu'il ne peut plus (je dirai qu'il ne sait plus) se tourner vers cette
part de lui-même aussi vraie que la part historique » (celle qui dépasse
l'histoire).
Nous vivons dans le monde de l'abstraction, celui des bureaux et
des machines, celui des idées absolues et des messianismes sans nuances.
L'homme est devenu cet « étranger » que nous décrit Camus, étranger
à la nature, étranger à tous les autres hommes, mais peut-être étranger
aux autres et à la nature parce que, justement, il est devenu étranger à
lui-même et qu'il a perdu le sens de sa destinée et la volonté de sa vocation
véritable.
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Entendons-nous, il ne s'agit pas ici de faire le procès, ni de la
science, ni de la technique, et de nier les bienfaits qu'à certains égards
elles ont pu apporter aux hommes. Il ne s'agit pas non plus de mécon-
naître la nécessité d'activités économiques, politiques et sociales. Mais il
s'agit de se demander d'abord si l'homme doit consacrer tout son temps
et toute sa vie à ce type d'activités ; il s'agit aussi de se demander si
ces activités elles-mêmes ne doivent pas être ordonnées à d'autres instan-
ces, à un autre principe celui de l'Esprit, qui constitue l'homme lui-
:
nous-même est esprit qui doit s'ordonner, non plus seulement au monde
et à l'histoire, mais à ce qui dépasse le monde et dépasse l'histoire, la
liberté, l'esprit. Ainsi, la Loge circonscrit l'espace en le sacralisant
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comme elle définit notre conscience en l'orientant. Elle est lieu sacré
où nous expérimentons notre chemin spirituel qui nous conduit de notre
moi à celui d'autrui, c'est-à-dire qui nous entraîne à reconnaître tout
homme comme un Frère. Qui nous conduit, par la conversion à la vie
intérieure, à la conversion à la vie de l'esprit ; à la conversion vers cet
idéal de l'homme que certains appellent Dieu, que nous nommons le
Grand Architecte de l'Univers ou l'Homme Universel.
La Loge juste et parfaite nous permet d'aller du visible à l'invisible
et de comprendre que le visible n'est que la forme obscure et mutilée
de l'invisible, que le symbole n'est qu'une forme de l'Etre, absent dans
sa réalité une et totale, mais en même temps présent dans ses manifes-
tations et ses incarnations que sont pour nous, Francs-Maçons, la Connais-
sance et l'Amour, la Beauté et l'Harmonie.
Or, ce qui nous frappe aujourd'hui, et cela d'autant que la misère
matérielle, c'est la misère morale et spirituelle de l'homme.
En cherchant l'oeil de Dieu, je n'ai vu qu'une orbite
Vaste et noire et sans fond, d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours.
écrivait Nerval (Le mont des Oliviers), il y a déjà un siècle, et ce qu'il
disait est encore plus vrai aujourd'hui.
Oui, la nuit, celle de l'âme, les ténèbres, le chaos, le néant et
l'homme seul, radicalement,, tragiquement seul en face de lui-même, en
face des autres, en face du monde. Seul, effrayé, perdu devant cette nuit,
ce néant et ce chaos. Cet homme, c'est vous et c'est moi, c'est nous tous,
c'est souvent l'homme du XXc siècle. Et, pourquoi ne pas le dire, le Franc-
Maçon est aussi souvent cet homme habité par l'inquiétude et l'angoisse,
tenté par le renoncement et la désespérance.
Mais le FraPe-Maçon est aussi « cet homme qui a le courage de croire
en la lumière, même au plus profond de la nuit », comme le disait Goethe.
Il est aussi et encore ce « fou », cet « insensé sublime », cet « Icare oublié
qui remontait aux cieux » (Nerval). Oui, ce fou (car ne faut-il pas être
fou pour croire ce qu'il affirme ?).
qui, dans ce monde de violence, veut encore croire à la concorde
qui, dans ce monde de haine, veut croire à l'amour
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qui, dans ce monde de fanatismes, veut croire à la tolérance ; et
dans ce monde de désordre et de nuit, veut croire à l'harmonie et à la
lumière et veut les faire triompher.
Ainsi, pour les Francs-Maçons du XXC siècle, pour les Francs-Maçons
spéculatifs, la Loge maçonnique « juste et parfaite » est encore ce qu'elle
a toujours voulu être une sorte de havre, un port. Ne peut-elle l'être
:
HENRI TORT.
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L'ARBRE DU TÈNÉRÉ
Le rallye Paris-A lger-Dakar peut-il être en plus d'une épreuve
sportive un voyage initiatique ? Un joint de culasse cassé pourrait
donc surenchérir sur l'Eau, l'Air et le Feu ?
A chacun d'en décider après la lecture de ce texte inspiré par la
joie de l'effort, le courage et la fraternité. La Loge se réunit dans le
temple à l'heure où l'un des membres de la Loge poursuit au dehors,
dans le désert, l'oeuvre entreprise dans le temple.
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Si j'avais voulu faire ce cinquième Paris-Alger-Dakar. c'était pour
savoir au juste ce que je valais dans des conditions exceptionnelles.
c'était pour me remettre en question. c'était pour connaître la limite
de mes limites, afin de mieux la dépasser. afin de mieui la maîtriser.
Tout allait pour le mieux. et nous avions passé la moitié du
parcours, nous avions en tout cas fait le plus difficile, et cela sans trop
souffrir, avec un moral intact, et une harmonie parfaite régnait dans
la voiture entre mon coéquipier et moi. Nous étions juste épuisés phy-
siquement et, lors des rares heures que nous aurions pu consacrer au
sommeil, le froid humide traversait la plume de nos duvets et venait.
malgré nos anoraks, nous faire frissonner.
Il est 2 heures du matin à Dirkou.
L'étape a été dure, épuisante, beaucoup se sont perdus. et nous
avons vu ce soir, au dîner, un motard à qui l'on tendait un verre de
soupe, demander, hébété, où se trouvait le sud ! ... Encore une nuit où
nous ne dormirons pas. Trop de dégâts à réparer sur la voiture, et
deniain l'étape est longue : 650 km, et difficile : le désert du Ténéré.
dans lequel on se perd avec une facilité déconcertante. Le sable est
mou. Ce n'est pas du sable, c'est du talc, et l'organisateur, en recon-
naissant le parcours, y avait consommé 45 litres d'essence aux 100 km.
Avec les faibles moyens dont nous disposons, nous pouvons prévoir une
moyenne horaire de 35 km/h, cependant, pour ne pas prendre de
pénalité, il nous faudrait faire l'étape en douze heures, soit une
moyenne de 50 km/h. Nous décidons, Patrice et moi, de ne pas fati-
guer la voiture et de rester à 35 km/h, l'essentiel étant d'arriver à
Dakar.
Le départ est donné vers 10 heures et, très vite, la voiture se met à
chauffer. Heureusement, le vent de sable devenu depuis célèbre, se lève
et nous permet, tous les 10 kilomètres, de faire demi-tour et, nez au
vent, de laisser refroidir la voiture. Mais à ce rythme de 10 kilomètres,
plus 10 minutes de refroidissement, nous sommes à 5 heures de l'après-
midi à 200 kilomètes de Dirkou : 7 heures pour faire 200 kilomètres
Si nous ne perdons pas, nous arriverons juste à temps à Agadez
pour éviter d'être mis hors course. Patrice me signale que l'arbre du
Ténéré, qui indique la sortie du désert, n'est qu'à 150 kilomètres, et
qu'une fois passé celui-ci, nous serons sauvés, la piste étant, pense-t-il,
plus roulante après.
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C'est à ce moment précis que la température du moteur nionte à
135°. Le diagnostic n'est pas difficile à établir : joint de culasse cassé.
Au bruit que nous avions tout à l'heure, succède le silence... A la
précipitation, à l'énervement, à la compétition succèdent la solitude
et le calme. Abasourdis, nous faisons le point il faut bien nous
rendre à l'évidence, la course est finie pour nous. Même si nous avions
un joint de culasse de rechange, nous ne pourrions pas le changer,
chose impossible à faire dans cette tempête, et gagner Agadez avant le
départ pour Korogho. Nous sommes dès à présent mis hors course,
et le Paris-Dakar ne sera pour nous qu'un Paris-Dirkou.
C'est alors que l'incroyable de la situation m'apparaît : l'homme
mécanisé, le civilisé, le dominateur, les conquérants du Paris-Dakar
bloqués au bout du monde, au milieu du désert, par une petite pièce,
par une panne mineure. La situation est risible. Nous divisons les
rations alimentaires en trois, puisque nous avons décidé qu'il nous
faudrait tenir trois jours. Pourquoi trois ? Pour la boisson, nos quinze
litres d'eau nous permettent de voir venir.
Nous nous installons dans le silence. Seules les bourrasques de
vent venant littéralement sabler la carrosserie interrompent celui-ci.
La situation est claire, il nous faut attendre le camion-balai, qui ne
peut manquer de nous trouver puisque nous sommes sur la piste.
Celui-ci nous mènera à Agadez, nous en aurons au minimum pour trois
jours... Une aventure.
C'est alors que je comprends que l'épreuve que je souhaitais vient
seulement de commencer.
Lutter contre le sommeil, la fatigue, ma paresse naturelle, mes
instincts et mes passions, je connais, c'est notre réalité quotidienne,
et il n'est pas nécessaire de faire le Paris-Dakar pour se prouver que
l'on peut vaincre tout cela... Par contre, puisque la réalité dérape,
c'est maintenant qu'il va falloir montrer ce que l'on sait faire, et il
n'est pas fréquent de devoir se dépasser lorsqu'on est seuls, abandonnés
au milieu du désert.
Patrice ne me donne aucun souci, mais c'est un homme d'action
qui supporte mal l'inactivité, et je me demande comment va réagir ce
coéquipier glouton qui devient vite grognon quand il a faim, alors
que nous n'avons que quelques figues à manger.
21
Je décide d'oublier mon corps, de me réfugier dans l'esprit, dans
la méditation, dans la réflexion. Certains ne se font-ils pas déposer
dans le désert pour y méditer et réfléchir ? Cela peut durer pour
eux un an, cela durera pour nous deux jours.
Mais quelle leçon. Après quinze jours à vivre comme des bêtes,
à dominer notre corps, il nous faut maintenant dominer notre esprit.
Nous attendons, mais nous ne savons pas au juste ce que nous atten-
dons. Le soleil se couche lentement, puis le vent tombe. Le silence
devient lourd, la nuit vient, les étoiles apparaissent, qui envahissent le
ciel et nous offrent le plus beau firmament qu'il nous ait été donné
de contempler. Nos corps s'engourdissent dans ce silence merveilleux,
et nous glissons dans le sommeil avec une sérénité que nous n'ima-
ginions plus pouvoir éprouver. Puis une lueur apparaît, le soleil se
lève sur le sable, il n'y a aucune dune autour de nous, il n'y a rien,
rien que du sable, du soleil, du ciel, l'infini. Machinalement nous
faisons la mécanique de la voiture, comme si nous allions repartir,
et nous nettoyons et rangeons celle-ci comme nous avions coutume de
le faire quotidiennement, dernier sursaut de l'homme orgueil qui veut
encore se donner l'impression de dominer, d'être maître de son destin.
L'astre solaire continue sa course. Je n'ai jamais été aussi attentif à la
course du soleil. Que deviennent nos valeurs ? Que pèsent nos efforts,
les sacrifices que nous avons consentis depuis un an ? Que sont nos
vie même, comparées à ce désert, auprès duquel nous ne représentons
rien ?
L'anachronisme que nous avons connu hier en doublant une
caravane me revient à l'esprit. Le chamelier nous a regardé passer et a
continué son chemin, serein, corne il le fait depuis cinq mille ans, sans
s'émouvoir davantage de voir ces fous sur une machine qu'il ne pourra
jamais s'offrir, et sans donner l'apparence de comprendre que notre
apparition marquait pour lui la fin d'une ère, d'une époque, et que
bientôt les engins motorisés viendront remplacer les chameaux, et
les carcasses de ces mêmes engins remplacer les carcasses de ces mêmes
chameaux qui tapissent le désert du Ténéré.
Ah ! tu aurais pu rire, chamelier ! car nous qui passions crâne-
ment hier, aujourd'hui nous sommes pius pauvres que toi, plus démunis.
Car toi, le désert dans lequel tu as organisé ta vie, ce désert te fait
peur, tu le respectes, tu es résigné. Nous, nous avons eu l'impudence de
22
croire que notre prétendue civilisation pourrait vaincre à coup sûr,
que nous pourrions traverser ce beau désert sans rien y apprendre,
sans rien y laisser, en ne le considérant que comme une embûche sup-
plémentaire à notre course vers le futile, vers l'inutile, à notre course
vers ce que nous croyions être nous-mêmes.
Je le respecte aussi désormais ce désert, car j'ai compris qu'il
existe de toute éternité et que l'infime grain de sable que j'étais en
son sein n'était rien. J'ai, pour la première fois, fait corps une journée
complète avec la nature, je m'y suis intégré, j'ai vibré à l'unisson de
l'univers et m'y suis confondu. J'ai eu la chance, une journée durant,
de m'élever au-dessus de ma condition de grain de sable, et mon
devenir, et tout ce qui pouvait m'arriver n'avait plus aucune impor-
tance. J'attendais un petit garçon blond, et j'essayais de me rappeler
coniment dessiner les moutons, mais il ne ni'a pas demandé de dessiner.
Et lorsque le camion-balai nous a raniassés et qu'il nous a fallu
une journée pour parvenir jusqu'à l'arbre, j'ai compris, ô Ténéré, que
le voyage n'était pas terminé, et quand jai vu des hommes abandonner,
les larmes aux yeux, 1.200 litres d'essence, l'essence retournant au
pétrole, puis les motos qui avaient été chargées sur le camion, et
d'autres souffrir parce qu'ils abandonnaient derrière eux un an de
travail, de sacrifices et beaucoup d'argent, quand j'ai vu ces hommes
pleurer d'énervement et de fatigue, j'ai compris qu'ils n'étaient pas
sortis vainqueurs des épreuves de l'air, de l'eau, du sable et du feu
que nous avions vécues. J'ai compris qu'ils n'avaient pas saisi la
chance qu'ils avaient eu de vivre ces épreuves, et que nous n'avions
tous travaillés depuis un an que pour préparer cela. J'ai compris
enfin que plus qu'une panne, c'était un rendez-vous que nous avions
dans le Ténéré.
L'effort, le sacrifice n'ont de valeur que s'ils aboutissent sur quelque
chose qui les dépasse, qui les transcende.
L'arbre du Ténéré signifie la fin du désert, l'eau, la vie, la fin des
épreuves, la rentrée dans le monde. Il m'a signifié que pour la deuxième
fois j'avais abandonné mes métaux, et qu'une fois de plus, je ne
pourrai plus jamais regarder les choses de la même manière, car
l'initiation que je venais de revivre n'était qu'une forme pius dense
et plus pure de la première, et que seul le cheniin déjà parcouru
m'avait permis de la recevoir. Aucune main, aucun bras pour me
23
soutenir et nie protéger, niais la conscience de tous ces élans qui
m'accompagnaient m'a été un guide et un carcan qui m'ont évité tout
faux pas.
Mardi, troisième mardi du mois, 19 heures. Nous sommes retournés
dans le Ténéré pour tenter de lui arracher la voiture. En vain, et c'est
dans l'ordre des choses. Je rêvasse tandis que le chauffeur, à mon côté,
saute de bosse en bosse. Je rêvasse et je pense à certains de nies Frères
qui sont en train de se réunir. Il est 19 heures, Mohamed nie le
confirme, et nous soinnies bien niardi. De la voiture, à 10 kilomètres
de l'arbre, je prends ma place sur les colonnes. Le Vénérable Maître
ouvre les travaux, il se découvre... Et c'est à ce moment précis que la
voix de Patrice monte, irréelle, de l'arrière de la voiture
Au fait, Mohamed, l'arbre du Ténéré, c'était qùoi ?
C'était un acacia.
Stéphane BOUILLON.
24
LE SECRET MAÇONNIQUE 1
Nous nous trouvons là, chers amis, devant un des aspects les
plus mal compris de la Franc-Maçonnerie, et ce, tant chez les
Francs-Maçons eux-mêmes qu'à plus forte raison dans le monde
profane. Pourquoi ?
Principalement pour deux grandes séries de raisons
La première relève de 'alliance objective des Frères igno-
rantins de la Maçonnerie et des organisations ou institutions anti-
maçonniques. Cette grande alliance universelle de la bêtise et de
l'ignorance fondée sur une médiocrité, tantôt avide de secrets de
pacotille, tantôt soupçonneuse avec des relents d'inquisition, selon
les camps, a en effet réuni curieusement, et ce, jusqu'à nos jours,
une certaine catégorie de Maçons aux détracteurs systématiques
de notre Ordre.
L'autre série de raisons est nettement plus sérieuse, car
elle relève de la nature même de l'initiation, quand initiation réelle
il y a. Je précise, en effet, réelle, car l'initiation virtuelle, autrement
dit la cérémonie elle-même, avec ses rites et ses symboles, n'initie
pas automatiquement celui qui l'a subie cela, il faut le rappeler
d'entrée de jeu, au seuil de toute réflexion sur la notion de secrets
liés à l'initiation. J'y reviendrai avec plus de détails en abordant la
dernière partie de mon propos.
En guise d'introduction à cette réflexion sur le secret maçon-
nique, je voudrais vous proposer trois références historiques
anciennes, les plus anciennes, même, concernant notre Franc-
Maçonnerie spéculative puisqu'elles remontent aux Constitutions
25
d'Anderson de 1723, au discours de Ramsay de 1736 et aux deux
premières bulles d'excommunication fulminées par les papes en
1738 et en 1751. Ces trois textes présentent en effet l'avantage
de nous donner trois approches différentes de cette notion de
secret à partir de là, nous verrons comment il a évolué.
C'est dans l'article 6 de ses Constitutions qu'Anderson aborde
indirectement le problème dans une série d'indications sur la
conduite à tenir dans un certain nombre de circonstances. Au
travers des points 3, 4 et 5 que je vais vous citer, il me semble
qu'Anderson donne deux grandes justifications du secret l'une :
26
votre propre honneur et celui de l'ancienne Fraternité pour des
raisons qui n'ont pas à être men-tionnées ici. »
27
charmes de l'égalité elle serait plutôt travaillée par la crainte et
l'envie et, pourquoi pas, par le dégoût devant ce qu'elle imaginerait
de trafic sournois, d'influence et d'espionnage. L'image de la Franc-
Maçonnerie ne serait guère rehaussée à l'extérieur ; quant à l'inté-
rieur, cela aurait pour effet, comme cela s'est déjà produit quelque-
fois au cours de l'histoire, de faire fuir des Loges, non pas des
gens ayant honte de leur appartenance maçonnique, mais plus sim-
plement des gens n'acceptant pas l'image que des Frères sans tact
et indiscrets donnaient de leur fraternité.
La seconde raison du secret demandé par les Constitutions
d'Andéidn concerne ce qui se fait en Loge ; son origine est facile
à comprendre, elle remonte au secret du métier de la Franc-Maçon-
nerie opérative. Aussi, peut-on se demander pourquoi Anderson a
mintenu une telle interdiction, alors que dans les Loges qu'il
visait il n'y avait plus de secret de métier. Certainement beaucoup
plus pour resserrer et cimenter les liens 'de fraternité que pour
empêcher la divulgation de vérités dangereuses ; bien sûr, la
Fran'c-Maçonnerie spéculative prétendait, et ce, dès ses origines,
faire accéder à de plus hauts degrés de connaissance ; son spiri-
tualisme tolérant relevant plus du déisme philosophique que du
christianisme dogmatique aurait pu inquiéter des oreilles mal pré-
parées, ainsi que l'archaïsme de certaines formules de serments.
A ce sujet, peut être cité l'exemple en France -, dès le 5 dé-
cembre 1737, du lieutenant de police Hérault qui communique au
Parlement les éléments du rituel maçonnique découvert à la suite
d'une tra'hison. Je cite le texte reproduit par Pierre Chevallier
dans son ouvrage sur l'histoire de la Franc-Maçonnerie française,
premier volume, page 29 « Le tout a été lu et on en a été indigné
:
28
et n'engendre pas que de la moquerie. Cependant, il est permis
de se demander si ce qu'il attire est toujours valable et si les
curieux qui vinrent frapper à la porte des Temples furent toujours
des éléments initiables il est permis d'avoir là-dessus des doutes,
du strict point de vue historique, quand on étudie les déviations
dont l'Ordre maçonnique fut la victime à cause d'aventuriers qui
n'y avaient pas leur place.
Venons-en maintenant au passage du discours de Ramsay
concernant le secret, qui a le mérite de donner une explication
symboliquement satisfaisante à défaut de l'être entièrement sur
le plan historique. Quelques mots, tout 'd'abord, pour situer ce
texte et son auteur. Il s'agit d'un discours de réception après une
initiation prononcé par l'Orateur de la Loge, en l'occurrence le
chevalier Ramsay, orginaire d'Ecosse, réfugié en France pour ses
sentiments stuartistes et converti au catholicisme 'par Fénelon.
En fait, Ramsay était plus disciple de Madame Guyon que de Féne-
Ion. Son catholicisme respectueux des règles de l'Eglise quant à
la forme relevait plus de ce que l'on pourrait appeler un christia-
nisme transcendantal que des dogmes et du magistère de l'Eglise
catholique, apostolique et romaine. Le christianisme de Ramsay
préexiste au Christ il prend à la lettre cette parole de l'Evangile
avant qu'Abraham fut, je suis » et tous ces principes sont conte-
nus pour Ramsay dans la révélation faite à Noé on en trouvera
même des traces dans d'autres religions ; ainsi écrira-t-il dans un
ouvrage paru après sa mort en 1751 :« Les vestiges des plus
sublimes vérités se trouvent chez les sages de toutes les nations,
de tous les temps, de toutes les religions tant sacrées que
profanes et... ces vestiges sont d'une émanation de la tradition
antédiluvienne et noachique plus ou moins voilée ou dégénérée.
Ce qui rappelle, comme le fait remarquer M. Pierre Chevallier,
le passage du discours de 1736-1737, dans lequel Ramsay affirme
à propos 'de l'antiquité orientale et classique « On y célébrait
:
29
nation par Rome sur laquelle nous reviendrons et qui n'est pas
sans rapport avec la question du secret.
Que va apporter Ramsay à la Franc-Maçonnerie anglaise ? En
fait, rien de fondamentalement nouveau, sinon une ouverture expli-
cite vers la mystique et une référence, non moins explicite, aux
croisés dont il fait les fondateurs historiques de l'Ordre maçon-
nique, alors qu'Anderson ne les évoquait que très rapidement à
propos d'une comparaison.
30
des illustres prisonniers ont trouvé des frères où ils ne croyoient trouver
que des ennemis. Si quelqu'un manquoit aux promesses solemnelles qui
nous lient, vous sçavez, Messicts, que les plus grandes peines sont
les remords de sa conscience, la honte de sa perfidie, et l'exclusion de
notre Société, selon ces belles paroles d'Horace
Est et fideli tuta silentio
Merces ; vetabo qui Cereris sacrum
Vulgarit arcan, sub isdem
Sit trabibus, fragilemve mecum
Solvat phaselum ;... (1)
« Oui, Messieurs, les fameuses fêtes de Cérès à Eleusis dont parle
Horace, aussi bien que celles d'lsis en Egypte, de Minerve à Athènes,
d'Uranie chez les Phéniciens, et de Diane en Scythie avoient quelque
rapport à nos solemnités. On y célébroit des mistères où se trouvoient
plusieurs vestiges de l'ancienne religion de Noê et des Patriarches
ensuite on finissoit par les repas et les libations, mais, sans les excès,
les débauches et l'intempérance où les Païens tombèrent peu à peu.
La source de toutes ces infamies fut l'admission des personnes de l'un
et de l'autre sexe aux assemblées nocturnes contre la primitive insti-
tution. C'est pour prévenir de semblables abus que les femmes sont
exclues de notre Ordre. Ce n'est pas que nous soyons assés injustes
pour regarder le sexe comme incapable de secret, mais c'est, parce que
sa présence pourroit altérer insensiblement la pureté de nos maximes et
de nos moeurs
Si le sexe est banni, qu'il n'en ait point d'alarmes,
Ce n'est point un outrage à sa fidélité
Mais on craint que l'amour entrant avec ses charmes,
Ne produise l'oubli de la fraternité.
Noms de frère et d'ami seroient de foibles armes
Pour garantir les coeurs de la rivalité.
(1) La suite de la phrase, non citée par Ramsay, en éclaire le sens. La voici
spe Diespiter,
Neglectus incesto addidit integrum,
Raro antecedentem scelestum
Deseruit pede Poena claudo.
Voici maintenant la traduction du tout
Il est au silence fidèle une récompense assurée mais qui aura divulgué les rites
de la mystérieuse cérès, j'interdirai qu'il vive sous mon toit, ou s'embarque avec moi
sur un fragile esquif souvent Jupiter dédaigné a joint l'innocent à l'impur le scélérat
:
peut prendre de l'avance rarement la Peine, avec son pied boiteux, l'a laissé échapper.
:
31
Comme on le voit donc, ce texte apporte d'utiles précisions
aux recommandations andersoniennes
- D'abord, il rend justice aux femmes sur la question du
secret, à très bon droit me semble-t-il, car l'indiscrétion et les
bavardages ne sont pas affaire de sexe ; nous en avons de bons
exemples dans la Franc-Maçonnerie strictement masculine qui est
la nôtre.
Ensuite, Ramsay insiste sur le rôle protecteur du secret quant
à la Fraternité constituée par l'Ordre maçonnique une telle Fra-
ternité, pour être réelle et active, ne doit pas être ouverte à n'im-
porte qui ; elle doit aussi être défendue de la curiosité malsaine
et intéressée au plus bas sens du terme, d'où l'intérêt qu'apportent
sur le plan symbolique les images des Croisés et des Sarrazins
déguisés. Au milieu des différents masques de la grande comédie
humaine, les Frères ont besoin de pouvoir se reconnaître entre
eux, et, quand je veux actualiser cette image de Sarrazins déguisés,
je ne pense pas seulement, croyez-le bien, à d'éventuels curieux qui
auraient réussi à s'introduire dans l'une de nos cérémonies rituelles
et qui sont toujours vite démasqués, quelles que soient leurs
connaissances livresques.
Je songe aussi à tous ceux qui ont reçu l'initiation virtuelle,
sans rien y comprendre, et qui demeureront, quelle que soit la
couleur de leur tablier, non pas d'éternels Apprentis, comme ils
disent, mais d'éternels Sarrazins déguisés, et qui par là même ne
pourront que nuire à notre Ordre.
Construire une Fraternité universelle qui ne bouleverse pa
l'ordre social établi, défendre cette Fraternité contre qui n'avait
pas qualité pour en faire partie, ou plus simplement contre ceux
qui n'en avaient pas accepté, dès le départ, la règle (lors de la
cérémonie de réception), telles étaient les deux raisons majeures
du secret maçonnique qui portait donc surtout sur les symboles et
les rites des cérémonies de réception et très peu sur les personnes
elles-mêmes. Dans la limite, où, comme je l'ai montré à partir du
texte d'Anderson, cette reconnaissance publique ne risquait pas
de donner une fausse idée de la Fraternité.
Voilà donc tes deux grands motifs du secret esquissés par
Anderson, explicités par Ramsay. A cela, il faut rajouter l'insistance
32
de Ramsay sur la religion universelle dont l'Ordre se réclame ce
fameux christianisme transcendantal dont je parlais précédemment
et qui ne pouvait qu'éveiller la méfiance de dogmaticiens sour-
cilleux, tout particulièrement quand Ramsay fait référence aux
mystères païens, ainsi que lorsqu'il écrit au marquis de Caumont
en 1737 ces mots qui figuraient déjà dans son discours « Que
'Ordre enseigne aux maîtres ou adeptes les vertus surhu-
maines et divines ».
Ramsay, on le voit, plaçait la démarche maçonnique sur un
plan mystique qui allait donner naissance à l'Ecossisme et, par-là
même, à une conception très nettement initiatique de l'Ordre. Cela
ne pouvait que renforcer la notion de secret, en la faisant porter
sur ce qui compte le plus pour nous aujourd'hui : l'expérience
initiatique dans e cadre fixé par notre rite écossais ancien et
accepté. Cependant, avant d'en arriver à cet aspect essentiel du
secret maçonnique qui a vu le jour à partir du moment où la Franc-
Maçonnerie a pris conscience du rôle d'ordre initiatique qu'elle
pouvait jouer (et ce, à mon avis, à partir du discours de Ramsay et
de ses conséquences en France et en Allemagne), il nous faut
parler des mensonges concernant le secret maçonnique, mensonges
venant des ennemis de la Maçonnerie comme des Maçons eux-
mêmes.
Pour cela, commençons par le plus important de ces menson-
ges, parce que on auteur étant une très haute autorité spirituelle,
il a eu par-là même les plus graves conséquences. Je veux parler,
bien sûr, de la condamnation de la Franc-Maçonnerie par le Pape
Clément XII, le 24 avril 1738, dans la bulle In Eminenti. Je ne veux,
ni ne peux, m'étendre ici sur les causes de cette condamnation
car ce n'est pas mon sujet ; je ne l'évoque que parce que la bulle
pontificale fait expressément mention du secret comme grief
contre les Francs-Maçons, à côté de l'accusation d'indifférence en
matière religieuse ; entendez par là, non pas un manque d'intérêt
pour la religion, masquant un athéisme, d'ailleurs assez rare à
l'époque, mais bien plutôt une tolérance religieuse qui découlait
tout naturellement des idées ramsaysiennes sur la religion univer-
selle. Ces deux griefs seront d'ailleurs repris par le pape Benoît XIV
dans l'encyclique Providas. Citons deux extraits de ces deux bulles
tout d'abord la bulle In Eminenti
33
« Nous avons appris par la renommée publique qu'il se répand au
loin, chaque jour avec de nouveaux progrès, certaines sociétés, assem-
blées, réunions, agrégations ou conventicules nommés de Francs-Maçons
ou sous une autre dénomination selon la variété des langues, dans les-
quels des hommes de toute religion et de toute secte, affectant une
apparence d'honnêteté naturelle, se lient entre eux par un pacte aussi
étroit qu'impénétrable, d'après des lois et des statuts qu'ils se sont faits,
et s'engagent par un serment prêté sur la Bible, et sous les peines les
plus graves, à cacher par un silence inviolable tout ce qu'ils font dans
l'obscurité du secret.
Mais, comme telle est la nature du crime qu'il se trahit lui-même,
jette des cris qui le font découvrir et le dénoncent, les sociétés ou
conventicules susdits ont fait naître de si forts soupçons dans les esprits
des fidèles, que s'enrôler dans ces sociétés c'est, près des personnes
de probité et de prudence, s'entacher de la marque de la perversion et
de méchanceté ; car s'ils ne faisaient point le mal, ils ne haïraient pas
ainsi la lumière, et ce soupçon s'est tellement accru que, dans plusieurs
Etats, ces dites sociétés ont été depuis longtemps proscrites et bannies
comme contraires à la sûreté des royaumes.
Réfléchissant donc sur les grands maux qui résultent ordinaire-
ment de ces sortes de sociétés ou conventicules, non seulement pour la
tranquillité des Etats temporels, mais encore pour le salut des âmes, et
que par là elles ne peuvent nullement s'accorder avec les lois civiles et
canoniques ; et comme les oracles divins Nous font un devoir de veiller
jour et nuit en fidèle et prudent serviteur de la famille du Seigneur, pour
que ce genre d'hommes, tels que des voleurs n'enfoncent la maison, et
tels que des renards ne travaillent à détru:re la vigne, ne pervertissent
le coeur des simples et ne les percent dans le secret de leurs dards enve-
nimés; pour fermer la voie très large qui de là pourrait s'ouvrir aux
iniquités qui se commettent impunément et pour d'autres causes justes
et raisonnables à Nous connues, de l'avis de plusieurs de Nos Vénérables
Frères, Cardinaux de la Sainte Eglise romaine, et de Notre propre mouve-
ment, de science certaine, d'après mûre délibération et de Notre plein
pouvoir apostolique, Nous avons conclu et décrété de condamner et
d'interdire ces dites sociétés, assemblées, réunions, agrégations ou
conventicules appelés de Francs-Maçons, ou connus sous toute autre
dénomination, comme Nous les condamnons et les interdisons par notre
présente Constitution valable à perpétuité.
Et voici maintenant un passage de l'encyclique Providas
Or, parmi les causes très graves de la susdite prohibition et
condamnation..., la première est que dans ces sortes de sociétéS..., il se
34
réunit des hommes de toute religion et de toute secte, d'où l'on voit
assez quel mal peut en résulter pour la pureté de la religion catholique.
La seconde est le pacte étroit et impénétrable du secret en vertu duquel
se cache tout ce qui se fait dans ces conventicules, auxquels on peut
avec raison appliquer cette sentence de Ccilius Natalis rapportée dans
Minutius Félix... : « les bonnes choses aiment toujours la publicité; les
crimes se couvrent de secret ». La troisième est le serment qu'ils font
de garder inviolablement ce secret, comme s'il était permis à quelqu'un
de s'appuyer sur le prétexte d'une promesse ou d'un serment pour ne
pas être tenu, s'il est interrogé par la puissance légitime, d'avouer tout
ce qu'on lui demande, afin de connaître s'il ne fait rien dans ces conven-
ticules qui soit contre l'Etat et les lois de la Religion ou du gouverne-
ment. La quatrième est que ces sociétés ne sont pas moins reconnues
contraires aux lois civiles qu'aux lois canoniques, puisque tous collèges,
toutes sociétés, rassemblés sans l'autorité publique, sont interdits par
le droit civil, comme on le voit au liv. XLVII des Pandectes, tit. 22, De
collegiis ac corporibus illicitis... »
Laissant volontairement de côté la toile de fond politique de
cette condamnation, je ne voudrais m'arrêter qu'à l'aspect spirituel
concernant le secret. Au stade d'évolution où en était arrivée la
papauté au dix-huitième siècle, autoritarisme accru de son magis-
tère dans la foulée de la contre-réforme, dogmatisme d'autant plus
méfiant qu'il venait de subir et de condamner l'assaut janséniste,
puis quiétiste (et à ce sujet on ne dira jamais assez le tort grave
causé au catholicisme par ces condamnations qui ne firent que
l'affaiblir face à l'assaut des philosophes), à ce stade d'évolution,
donc, le catholicisme romain ne pouvait que redouter un ordre
maçonnique qu'il ressentait comme un groupe mystique lui échap-
pant groupe dans lequel, crime impardonnable, des catholiques
et des protestants s'appelaient Frères en dehors de tout contrôle
du magistère ecclésiastique ! N'avait-on d'ailleurs par dénoncé à
Clément XII, juste avant la condamnation, les assemblées de
Francs-Maçons comme des assemblées de quiétistes, assemblées
de gens risquant donc de développer entre eux un mysticisme
libéral et réputé adogmatique au sens romain du terme. Il y avait
en outre ce serment concernant le secret qui empêchait l'Eglise,
par confesseur interposé, de savoir ce qui pouvait se dire ou se
faire dans les Loges. Vu ce qu'était Rome à l'époque, la condamna-
tion était inévitable, rien que pour ces seuls motifs religieux. Et
comme vous savez que le catholicisme romain évolua vers encore
plus de rigueur dogmatique, vous comprenez aisément pourquoi
la condamnation des Francs-Maçons fut répétée par plusieurs papes,
y compris par Léon XIII, auteur du texte le plus redoutable contre
notre Ordre l'encyclique Humanum Genus.
Une église qui avait en horreur la liberté de conscience et qui
voulait tout savoir de la vie de ses fidèles, même dans les domaines
les plus intimes 'cette église-là ne pouvait que nourrir les plus
graves soupçons sur le secret maçonnique. Bien sûr, elle sut
rapidement à quoi s'en tenir quant aux rites et aux symboles ne
lui faisons pas l'injure de la croire moins habile que ne le fut le
lieutenant de police du roi de France. Mais elle n'eut pas l'honnê-
teté de ce même lieutenant de police de Louis XV des serments
si terribles pour cacher si peu de choses... Allons ! Il devait y avoir
davantage, et à défaut de trouver des preuves, l'Eglise inventa de
véritables fables question d'habitude, pourraient dire les méchan-
tes langues ! Et ce seront les ouvrages de l'abbé Lefranc, en 1791
Le voile levé pour les curieux ou les secrets de la révolution révélés
à l'aide de la Franc-Maçonnerie en 1792, La conjuration contre la
religion catholique et les souverains en 1790, une Vie de Cagliostro
publiée par la cour de Rome grâce aux aveux du mage dans les
geôles de l'Inquisition en 1797, Histoire de la conjuration de Louis-
Philippe d'Orléans, d'un dénommé Monjoie, continuée par Gadet
de Gassicourt dans son Tombeau de fac ques de Moslay, pour en
arriver enfin au célèbre ouvrage de l'abbé Barruel, ex-jésuite
Mémoires pour servir à l'histoire du /acobinisme, en 1797. Tous
ces textes ont pour point commun de donner pour objet du secret
maçonnique la protection d'un vaste complot politique destiné à
renverser le trône et l'autel. Les Maçons y sont présentés comme
les successeurs des Templiers, accomplissant leur vengeance à
travers la Révolution française en détruisant la monarchie et
l'Eglise, se vengeant ainsi de Philippe Le Bel et du pape Clément V.
Tout ce dont on avait accusé les Templiers était bien entendu
reporté sur l'Ordre maçonnique, magie et sorcellerie en particulier.
Aussi, les Francs-Maçons n'avaient-ils pas hésité à utiliser les
moyens les plus infâmes ainsi que les pires violences pour parvenir
à leurs fins la mort du roi et la constitution civile du clergé.
A l'époque, les réactions des Frères furent unanimes elles :
36
Chevallier à la fin du tome I de son Histoire de la Franc-Maçon-
nerie française. Il ne se trouva donc aucun Franc-Maçon pour ac-
cepter la paternité de la Révolution française à la suite de l'accu-
sation lancée par Barruel en 1797.
37
par Adam Weishaupt, ancien élève des jésuites qui voua à ses
maîtres, comme cela arrive souvent, une haine aussi féroce que
maladive, transformée rapidement en combat à mort contre l'Eglise
et la monarchie. Weishaupt fut effectivement Maçon ; il fut initié
dans une Loge de Munich vers 1781, quand il se rendit compte que
son association ne faisait aucun progrès ; il espéra donc avec
quelques amis utiliser la Maçonnerie et, par la voie d'un de ses
proches, Dittfurth, intervint au Convent de Wilhelmsbad en 1782.
Il fit du bruit, certes, un bruit tel que pour beaucoup de non-Maçons,
d'après la Révolution de 1789, il ne faisait nul doute que quelque
chose s'était tramé en secret à Wilhelmsbad contre la monarchie
et contre l'Eglise. Sur quoi se fondait-on pour affirmer cela ? Sur
les propos du délégué des Templiers français, le baron de Vineux,
qui aurait parlé à l'un de ses amis d'une véritable conspiration,
propos rapporté par Costa de Beauregard et, bien entendu, par
Barruel. Mais rien ne prouve, bien au contraire, que Vineux attri-
buait cette conspiration à la Franc-Maçonnerie et à ses Hauts-
Grades Templiers puisqu'il en resta membre tout en demeurant un
royaliste convaincu de surcroît, le Convent de Wilhelmsbad avait
condamné les idées des « Illuminés de Bavière » ; qu'on en juge
par ce passage de la règle maçonnique édictée par le Convent
L'Etre Suprême confia d'une manière plus positive ses pouvoirs
sur la Terre aux souverains ; respecte et chéris son autorité légi-
time sur le coin de terre que tu habites... Homme sensible tu révè-
res tes parents, révère de même les Pères de l'Etat et prie pour
leur conservation ils sont les représentants de la divinité sur cette
terre ! s'ils s'égarent, ils en répondront au Juge des Rois, mais,
ton propre sentiment peut te tromper et jamais ne te dispense
d'obéir. Le Maçon rétablit la race humaine dans ses droits ; pour-
tant, il respecte les degrés qui séparent les différents états dans
la société civile. La prudence a institué ces degrés, ou du moins
les tolère, et si souvent ils furent inventés par la vanité, il serait
encore plus présomptueux de les railler avec fiel ou même de
les franchir. » (La Franc-Maçonnerie Templière et Occultiste, de
René Leforestier, page 674). Voilà ce qu'affirmait en 1782 ceux qu'on
accuse d'avoir préparé la Révolution et la destruction de la monar-
chie et de la religion. De secret concernant un complot politique
dans les Loges, il n'en est donc point. A la fin du dix-huitième
siècle, il n'y eut seulement que les anti-Maçons pour le croire.
38
Il n'en sera, hélas ! pas de même au cours du dix-neuvième siècle.
Pour des raisons sur lesquelles je n'ai pas le temps de m'étendre
ici, toute une partie de la Franc-Maçonnerie française perdit le
sens du rite initiatique au cours du dix-neuvième siècle et surtout
dans la seconde moitié. Elle alla même jusqu'à supprimer la réfé-
rence au Grand Architecte de l'Univers, tombant ipso facto dans
l'irrégularité la plus totale ; ce qui rassemblait de tels « Maçons »,
ce n'était plus la recherche initiatique, mais l'action politique et
sociale, transformant la fraternité maçonnique en groupe de pres-
sion et d'obtention de prébendes. Alors, on continua à s'entourer
du secret, du secret à but profane, celui-là même que les ennemis
de la Franc-Maçonnerie lui avait reproché à la fin du dix-huitième
siècle, et, comble d'ironie, on vit, à la fin du dix-neuvième siècle,
comme on voit encore de nos jours, certains Maçons se vanter
d'appartenir à un Ordre qui avait préparé la Révolution ; on vit
aussi, sinistre bouffonnerie, des rituels des Hauts-Grades repro-
duire dans la lettre de leur texte ce dont les accusaient les Gadet
de Gassicourt et l'abbé Barruel et mériter ainsi, au bout de plu-
sieurs dizaines d'années, l'accusation d'avoir comploté contre
'Eglise et contre l'Etat. Ces idées eurent la vie dure. Pendant
longtemps, elles donnèrent toute satisfaction à l'Eglise catholique
en la confortant dans ses accusations contre une Maçonnerie dégé-
nérée qui, à défaut d'initiation à proposer à ses adeptes, les ras-
semblait sur un unique projet politique dont on faisait remonter
les origines aux seules affabulations calomnieuses de ses adver-
saires.
39
du public profane inquiète les Frères encore hésitants à la suivre
dans ses innovations et, mieux, les persuade au final d'abandonner
ces anciennes cérémonies au nom du modernisme et du progrès.
40
la guerre perpétuelle car les uns avaient besoin des autres pourvu
que les secrets des initiations ne vinssent pas gêner l'activité des
exotéristcs.
Il est frappant de voir que, dans le conflit qui opposa le pha-
raon réformateur Akhénaton aux prêtres de Thèbes, il fut reproché
à ce dernier d'avoir divulgué les mystères d'lsis et d'Osiris. En
matière religieuse, toute vérité n'est pas bonne à dire à tout le
monde, à tous moments, parce que tout le monde n'a pas la même
capacité de réception et qu'il y a un temps pour tout. La Bible, dans
son ensemble, ne raisonne pas autrement; la notion même d'élec-
tion, de peuple élu, d'hommes appelés le prouve et le christianisme
n'a rien changé à cela. Jésus de Nazareth n'enseignait pas la même
chose à tout le monde, ou plus exactement, n'allait pas toujours
aussi loin dans ses révélations selon les interlocuteurs qui étaient
en face de lui.
La notion même de secret est en toutes lettres dans l'Evangile
quand par exemple, après des miracles, le Christ interdit formel-
lement qu'on en parle et que l'on dise qu'il est le messie, cela
parce qu'il sait fort bien à quel contresens donnerait lieu cette
information.
41
venant d'un pays où le christianisme est totalement inconnu, qui
se trouverait tout d'un coup devant une assemblée tantôt assise,
tantôt à genoux, tantôt debout, suivant les gestes d'un célébrant
portant un costume spécial, apparemment en adoration devant du
pain et du vin ? Serait-ce donner à cet homme une exacte image
du christianisme que de l'inciter à assister à une telle cérémonie ?
Vous conviendrez, je pense, facilement qu'une préparation est
nécessaire, faute de quoi tout peut être tourné en ridicule.
II en est de même pour les rites maçonniques ; vus par des
non-initiés, ils ne pourraient qu'être mal compris ; les garder
secrets, c'est donc, tout en respectant la tradition, respecter aussi
les autres en leur évitant l'erreur de jugement. Dans le même
ordre d'idées, l'expérience initiatique elle-même, au sens où
j'entends la Maçonnerie spiritualiste, relève elle aussi du secret,
tout simplement parce qu'elle est incommunicable, tout comme
l'expérience mystique. Paul, lui-même, dans sa deuxième épître
aux Corinthiens, fait état d'une extase et de choses qu'il ne veut
pas révéler ; l'ineffable ne se dit pas, il ne se raisonne pas, il ne
se décrit pas, il se vit. L'Eglise, pendant longtemps, s'est plus ou
moins bien accommodée de ces types d'expérience tant qu'elle a
eu le sentiment de pouvoir les contrôler ; tant, aussi, que son
magistère a été suffisamment souple pour l'accepter. Malheureu-
sement, le Moyen Age allait voir se durcir le magistère de I'Eglise
catholique romaine, en même temps que les condamnations des
mystiques, ou plutôt, pour être plus exact, les condamnations de
ce qu'on imputait aux mystiques, car ceux-ci étaient généralement
discrets sur leurs expériences et quand, malheureusement, ils en
parlaient, ils tombaient automatiquement dans le piège des mots
inadéquats par nature à l'expression de l'ineffable.
Celui qui recherche l'illumination intérieure directe pour pro-
gresser dans la voie de la connaissance et de l'amour de Dieu est
condamné à se taire s'il parle, il sera pris pour un orgueilleux
dangereux, sous-estimant, voire méprisant, les rites et les ensei-
gnements de l'Eglise. A partir du concile de Vienne, en 1311, qui
condamna le mouvement bégard, l'Eglise catholique romaine ne
cessa de se méfier des mystiques et de les condamner ; aussi
est-il frappant 'de constater que la Franc-Maçonnerie spéculative
est née peu de temps après la condamnation du quiétisme et, en
42
particulier, du livre de Fénelon, le 12 mars 1699, par le Pape
Innocent XII. Comme il est tout aussi frappant de constater que
Ramsay, le père de l'Ecossisme, avait été secrétaire de Fénelon
et converti par lui au catholicisme romain.
Le pape qui avait prononcé la condamnation de Fénelon sentit
d'ailleurs le danger qu'elle faisait courir à la spiritualité chrétienne
qui a autant besoin de mystiques que de dogmatiques. Il voulut
publier des canons sur la vie spirituelle, mais son entourage l'en
empêcha, tant l'appareil ecclésiastique romain de cette époque
avait en horreur la démarche mystique.
Ne pouvant s'épanouir dans l'Eglise catholique, l'idéal mystique
trouva dans la Franc-Maçonnerie écossaise un terrain d'élection.
Ses structures lui garantissaient le secret dont irl avait besoin, les
symboles de la Franc-Maçonnerie opérative servant au départ de
point de réflexion. Mais bientôt, ceux-ci se révélèrent insuffisants,
d'où l'introduction du grade de Maître avec la légende d'Hiram
et des Hauts-Grades écossais. Tous ces rituels sont d'essence
judéo-chrétienne et font largement appel à la kabbale et à l'alchi-
mie. Ils s'adressaient à des esprits religieux en quête d'une mé-
thode, d'une règle pour approfondir leurs connaissances du sacré
autrement qu'au seul niveau intellectuel. Que ceux-ci aient été
mal compris dès leur apparition, en ce sens que les détenteurs
des Hauts-Grades n'ont pas toujours été des hommes en quête
d'une réelle mystique, c'est vrai et c'est normal à partir du moment
où trop de gens sont touchés. La médiocrité étant la chose du
monde la mieux partagée chez les humains, il fallait bien s'attendre
à voir des hommes rechercher les Hauts-Grades pour faire de l'or,
vivre éternellement ou commander aux esprits par égoïsme,
orgueil et vanité. Ce sont les mêmes qui, aujourd'hui, sont en quête
d'une, autre alchimie et qui s'imaginent que la Franc-Maçonnerie
pourra être une utile et pourquoi pas ? fructueuse compen-
sation à leurs nombreux échecs, quand ce n'est pas une assurance
contre le malheur. Beaucoup d'anti-Maçons ne sont d'ailleurs pas
loin de semblables pensées, en particulier chez les esprits sec-
taires, maniaques de dogmes absolus, dont les religieux eux-mêmes
n'ont plus le monopole, bien au contraire, puisqu'un libéralisme
certain s'est manifesté dans I'Eglise romaine depuis le dernier
concile. En revanche, le matérialisme athée et totalitaire a pris
43
le relais et, à titre d'exemple, je signale que le parti communiste
français interdit de fait à ses membres d'être Francs-Maçons (1).
Le secret de nos travaux n'est perçu par de tels esprits, toujours
soucieux de noyautage, qu'en termes de pouvoir ou de puissance
occulte échappant à l'autorité absolue des Etats qu'ils dirigent ou
en lesquels ils espèrent. Vis-à-vis de tels gens, le secret maçon-
nique représentera toujours un danger : celui du pouvoir qu'ils ne
peuvent contrôler, et ils rejoignent par-là, dans leur état d'esprit,
les Maçons alimentaires, gardiens du seul secret de leur profonde
nullité pour qui les prend au sérieux.
De même, il est tout aussi normal que le dix-neuvième siècle,
par bien des aspects anti judéo-chrétien, ait modifié les rituels
maçonniques d'origine, et tout particulièrement ceux des Hauts-
Grades écossais, tout empreints d'alchimie et de kabbale, sciences
auxquelles ce siècle ne voulait et ne pouvait plus rien comprendre,
d'où l'absurdité, pour ne pas dire plus, de certains rituels modernes
et leur nécessaire révision par leur retour à l'origine, voie dans
laquelle s'est engagé le Suprême Conseil de France, auquel je
veux rendre un hommage particulier au nom de la simple vérité
historique. Le même hommage allant aussi à la Commission des
rituels de la Grande Loge de France qui fait le même travail ; car,
ne nous y trompons pas il ne peut y avoir de réelle initiation
sans rite authentique ; il ne peut y avoir de réelle initiation sans
démarche mystique, sans quête du transcendant à l'aide de tout
ce que nous a légué la tradition judéo-chrétienne et que les fonda-
teurs de la Franc-Maçonnerie écossaise nous ont transmis. Et,
comprenez-moi bien, quand je parle de mystique, je ne parle pas
de religion souvent, la confusion se fait à ce propos, inconsciem-
ment chez les uns, consciemment chez les autres, en particulier
chez les ennemis de la Franc-Maçonnerie spiritualiste, dont les
pires sont certains Maçons qui voudraient voir les Loges transfor-
mées, au mieux, en clubs philosophiques, au pire en cours du soir.
Dans ces conditions, il faudrait être logique jusqu'au bout et aban-
donner toute forme rituelle, renoncer à tous secrets. A l'inverse,
la Loge ne doit pas devenir pour autant une mini-chapelle doublant
plus ou moins l'Eglise. Si tel était le cas, un homme religieux
44
conséquent avec lui-même et avec sa foi ne pourrait pas et ne
devrait pas y appartenir. Non, la fonction d'une Loge maçonnique
a été et doit rester celle d'une cellule de recueillement et de
méditation ; un lieu privilégié où, loin de l'agitation du dehors et
des oppositions humaines, des hommes peuvent ensemble pro-
gresser dans la connaissance et la maîtrise d'eux-mêmes, au
moyen de règles et de symboles précis qui ont subi l'épreuve du
temps. Que cette progression les mène à des formes élevées de
sagesse, à la pratique d'une religion ou plus simplement à se
sentir mieux dans leur peau, alors la Franc-Maçonnerie aura rempli
son rôle ; son secret aura été efficace, et ceux qui en auront
bénéficié auront depuis longtemps compris qu'ils ne pourront
jamais le trahir parce qu'il est par nature incommuniquable ils ;
45
A propos d'une reaction concernant
"Le Symbole du Grand Architecte de
l'Univers et la Régularite Maçonnique"
47
de France se réclamant de différentes révélations religieuses pour
avoir ni l'envie, ni le pouvoir de lancer une telle 'accusation. C'est
l'obligation, et l'obligation seulement, de croire en une révélation
religieuse, et ce, dans le cadre 'des devoirs maçonniques, que nous
avons présenté comme restreignant l'universalisme voulu par
Anderson dans l'article premier des Constitutions qui portent son
nom. Nous avons voulu montrer que la Grande Loge Unie d'Angle-
terre comme ceux qui veulent chercher dans sa reconnaissance
les bases de leur régularité font perdre à la notion andersonienne
de Centre d'Union une part importante de sa plénitude. Nous leur
laissons, bien entendu, la responsabilité d'en déduire qu'il s'agit
là d'intolérance. Nous ne voulons pas juger.
Appartient-il à un Ordre initiatique de trancher en matière de
révélation religieuse ? Nous ne le croyons pas, surtout lorsque ce
choix est lié à un livre devant représenter le Volume 'de la Loi
sacrée. Car il ne s'agit pas de poser la question d'une référence
à la Révélation dans l'absolu. Il est bien évident qu'il ne saurait
y avoir d'initiation sans communication entre la transcendance et
l'immanence. Nous tenons donc fermement à l'idée du lien indis-
sociable entre l'initiation maçonnique et une révélation de l'ordre
de l'univers. Mais nous refusons de limiter cette révélation à un
Volume de la Loi sacrée, à une croyance, afin de ne pas nuire à
l'universalisme maçonnique et d'éviter de 'demander à des Frères
de faire des choix dogmatiques qui ne relèvent que des seules
Eglises. Vouloir placer la foi « au-delà et au coeur des croyances »
nous semble en effet relever de l'utopie et engendrer un latitudi-
narisme bien suspect à l'égard de bon nombre d'esprits religieux.
Toute foi religieuse implique en effet des bornes, des dogmes,
sous peine de n'être qu'un brouillard symbolico-théologique où le
syncrétisme règne en maître. Il est permis, de 'plus, de se deman-
der de quel droit une obédience maçonnique pourrait exiger une
foi d'une telle nature. D'où lui viendrait son mandat ? De quoi se
mêlerait-elle ? De plus, parler de Révélation au-dessus de tout
contexte historique déterminé, c'est transformer cette même Révé-
lation en une idée abstraite qui peut tout au plus faire l'objet d'une
croyance, mais certainement pas d'une foi. Une telle conception
a également pour conséquence la pratique de la simplification
abusive en matière d'histoire des religions, et l'on tombe alors
48
dans l'ornière que Ion prétendait éviter celle du syncrétisme
où l'on met sur le même plan de la Révélation toutes les manifes-
tations religieuses de l'humanité, qu'il s'agisse des monothéismes
abrahamiques, des métaphysiques de l'Extrême-Orient ou du boud-
dhisme.
49
temps, les situations individuelles et les circonstances contin-
gentes. II solidarise les réalités apparemment les plus hétérogènes,
en les rapportant toutes à une même réalité plus profonde qui est
leur ultime raison d'être. » C'est parce qu'il accède à l'intimité
même de ce symbole que l'adepte est rendu participant au centre
spirituel, au plan du Grand Architecte de l'Univers.
Où est le « brouillard symbolico- philosophique où le syncré-
tisme règne en maître » dans une telle approche traditionnelle.
En tout cas, une chose est sûre : réduire le symbole à « un moyen
langagier plus affiné que d'autres », c'est se méprendre sur sa
véritable nature et sur la place qu'il occupe dans l'initiation
maçonnique.
Identifier le symbole du Grand Architecte de l'Univers à un
Dieu révélé, imposer la croyance en un Dieu révélé comme condi-
tion de l'initiation, c'est prendre e risque d'un glissement éventuel
de la Franc-Maçonnerie vers un tiers ordre religieux et amputer
son universalité. La conséquence d'une telle doctrine, c'est, nous
semble-t-il, une vision réductrice du symbole, et l'on ne discerne
plus très bien avec exactitude quelle est la place du symbolisme
dans la démarche initiatique.
Enfin, et pour conclure, nous mesurons le chemin qui reste à
parcourir pour que vienne la cohabitation fraternelle entre les
différentes conceptions du Grand Architecte de 'Univers, cohabi-
tations que nous appelions de nos voeux à la fin de notre article.
50
La Grande Loge de France vous parle..
Conversation entre
FRANÇOIS COLLAVERI et ALBERT MONOSSON
sur
LA FRANC-MAÇONNERIE
des
BONAPARTE
Albert Monosson. François Collaveri, le livre que vous venez
de publier dans la Bibliothèque Historique de l'éditeur Payot, avec
une préface de Georges Dumézil, de l'Académie française, est le
développement d'une thèse que vous avez soutenue, l'an dernier,
devant l'université de Poitiers. Vous avez intitulé votre livre La
Franc-Maçonnerie des Bonaparte (1). Pourquoi avez-vous choisi ce
sujet ?
François Collaveri. Parce qu'à mon avis le rôle des loges
maçonniques du Premier Empire n'a pas suscité chez les historiens
le même intérêt que celui des loges d'avant la Révolution.
Or, jamais la Franc-Maçonnerie ne fut associée de si près à
la politique d'un gouvernement que pendant la période impériale.
Elle était patronnée par l'Empereur, placée sous l'autorité directe de
ses frères, de ses parents, de ses collaborateurs les plus proches,
fréquentée par les plus hauts dignitaires du régime. Son rôle a
été considérable, à l'intérieur comme à l'extérieur de notre pays.
52
On peut dire qu'elle fut un instrument du pouvoir, en échange
d'une protection ouvertement accordée. Au sens où nous l'enten-
dons aujourd'hui, elle fut le « parti » de l'Empereur.
A. M. Certains de vos lecteurs s'étonneront peut-être que
la Maçonnerie, connue pour son esprit libéral et dont on aime à
souligner le rôle dans la période pré-révolutionnaire, ait pu devenir
le support d'un pouvoir despotique. C'est sans doute une contra-
diction apparente. Il faut dire que la Révolution l'avait maltraitée.
Elle était rapidement devenue suspecte aux autorités révolution-
naires, à cause, précisément, de son esprit libéral qui ne lui
permettait pas d'approuver les excès de la Révolution.
F. C. Oui, à la veille de la Révolution, la franc-maçonnerie
française comptait près de neuf cents loges à Paris et dans les
différentes villes du royaume, quelques dizaines d'autres attachées,
comme on disait alors, aux drapeaux d'un régiment. Mais, dès
1790, elles se réunirent moins souvent. Leurs locaux furent parfois
occupés et même pillés, leurs archives dispersées ou détruites.
Il faut croire que les maçons restés fidèles à leur association
pouvaient alors craindre le pire puisqu'en 1793 le Grand Orient
projetait la création d'un Comité pour la défense de ses membres
devant les tribunaux. J'ai recherché les noms de ceux qui furent
guillotinés. J'en ai compté, pour le premier semestre de 1794,
soixante-deux, pour Paris seulement. Guillotinés, bien sûr, non pas
parce qu'ils étaient Maçons, mais parce qu'ils furent impliqués
dans des complots le plus souvent imaginaires.
A. M. Après Brumaire, quelques loges reprennent leur acti-
vité et c'est seulement en 1795 qu'un ancien dirigeant du Grand
Orient, Roettier de Montaleau on lui doit d'avoir sauvé une partie
des archives qui sont actuellement à la Bibliothèque nationale
regroupe quelques-uns de ses frères pour amorcer une reprise
géné raie.
C'est une longue et difficile remontée que vous racontez dans
votre livre. A partir d'un effacement presque total, ce sera, sous
le Consulat, mais surtout sous l'Empire, un renouveau, une pros.
périté et un éclat que la Franc-Maçonnerie n'avait jamais connus
auparavant.
Mais cela suppose de bonnes dispositions gouvernementales ?
53
F. C. Oui, mais ces dispositions furent longtemps incer-
taines, si j'en juge d'après les bulletins de police. Pourtant, peu à
peu, les loges sont tolérées. Elles deviennent plus nombreuses,
leur effectif augmente et elles comptent, dans leur sein, d'assez
nombreuses personnalités politiques. Peu de temps avant la procla-
mation de l'Empire, les organisations maçonniques décident de
mettre à leur tête des « grands dignitaires » qui doivent leur
donner un nouveau prestige, en même temps qu'une utile protection.
A. M. Cela ne se fit pas sans difficulté, sans conflit entre
organisations rivales. C'est 'Empereur qui exigea leur regroupe-
ment. Toutes les loges et cela jusqu'à la fin de l'Empire -
furent placées sous l'autorité nominale de Joseph, frère de
'Empereur, lui-même roi de Naples, puis d'Espagne, et sous
l'autorité, réelle celle-là, de Cambacérès, archichancelier de
l'Empire.
54
Mais Napoléon lui-même ? Vous dites vous-même, dans votre
livre, que plusieurs historiens dignes de considération et d'estime
ont contesté son initiation. Pour vous, ce n'est pas une légende ?
F. C. Je crois en effet à l'initiation de Bonaparte. Quand j'ai
commencé mes recherches, je n'avais pas de conviction bien
assurée, mais elle est très ferme aujourd'hui, cette conviction.
Depuis que je dépouille les documents de l'époque ce que je
continue de faire actuellemnt je n'en ai trouvé aucun qui m'ait
fait changer d'avis.
A. M. Et pourtant, on n'a trouvé aucun procès-verbal de
cette initiation ?
F. C. C'est vrai, mais ce n'est pas un argument décisif.
Jusqu'en 1920, les historiens qui s'intéressaient à la Maçonnerie
mettaient en doute l'initiation de Joseph. C'est cent vingt-cinq ans
après son initiation qu'on a découvert qu'il avait été reçu dans une
loge marseillaise, en 1795. Et il n'y a pas de procès-verbal de
l'initiation de deux autres monarques : Louis XVIII et Charles X,
initiés avant la Révolution.
\. WL 'y a, en re\,ance, un assez ar nomïe \e éc\'s
fantaisistes de l'initiation de Bonaparte. On comprend la réserve
des historiens sérieux.
F. C. Vous pensez bien que ce n'est pas sur ces récits extra-
vagants que se fonde ma conviction.
Il y a d'abord que, pendant tout le règne, les Francs-Maçons
n'ont pas cessé de considérer l'Empereur comme étant l'un des
leurs, de le dire, de l'écrire et de l'imprimer en un temps, faut-il
le rappeler, où les publications faisaient l'objet d'une surveillance
soupçonneuse. Dans la plupart des discours maçonniques de
l'époque, son nom était accompagné d'une appellation fraternelle
et son appartenance était proclamée en termes qui sont sans ambi-
guïté. J'en ai rassemblé près d'une centaine, datés de 1800 à 1813.
55
F. C. Je ne citerai qu'un de ces discours, le plus significatif,
le plus convaincant, prononcé dans des circonstances solennelles.
C'est celui d'Étienne de Joly, au cours d'une fête, dite fête des
Victoires, célébrée un peu après le sacre, en 1806, sous la prési-
dence de Cambacérès, le deuxième personnage du régime, entouré,
ce jour-là, d'une demi-douzaine de ministres en exercice et des
plus hauts dignitaires du régime. Toutes les loges impériales ou
presque étaient représentées à cette cérémonie qui eut un éclat
exceptionnel. Un compte rendu fut imprimé et largement répandu.
J'en possède personnellement un exemplaire.
C'est pourquoi je crois que son initiation n'est pas une légende
car je ne vois aucune raison de douter d'une affirmation doublement
cautionnée par le Grand Orient et par le deuxième personnage de
l'Empire.
56
A. M. Le temps nous presse et nous pourrions difficilement
nous attarder sur le culte de la personnalité, comme nous disons
aujourd'hui, dont Napoléon fut l'objet dans les loges.
F. C. Oui, il aurait été difficile d'aller plus loin dans la glori-
fication d'un personnage vivant. Mais les Francs-Maçons ne furent
pas les seuls à pratiquer ce culte qui, pendant quelques années,
fut celui de la majorité des Français.
57
A. M. Les réussites de cette Maçonnerie d'importation ont
pu varier d'un pays à l'autre...
F. C. C'est vrai. En Belgique, en Italie, en Rhénanie, dans
les cantons suisses et les États de la Confédération du Rhin, les
Francs-Maçons français favorisèrent incontestablement et ils en
avaient bien conscience un climat de compréhension et de
collaboration avec les populations. Le résultat fut moins évident
aux Pays-Bas, au Portugal et en Espagne. Mais, d'une façon générale,
on peut dire que les grands commis de 'Empire, comme es chefs
militaires, purent non seulement considérer d'un oeil favorable les
loges qui facilitaient leur tâche, mais très souvent encourager et
même susciter leur création. Il y a de nombreux rapports de préfets
qui le disent expressément. Quelques-uns n'hésitèrent pas à inter-
venir pour épargner à la Franc-Maçonnerie le discrédit qui aurait pu
l'atteindre si certaines manifestations hostiles avaient été tolérées.
A. M. Peut-on dire, finalement, que cette influence qui fut
de courte durée car dix ans, c'est peu dans l'histoire des
nations a laissé des traces profondes en Europe ?
F. C. Je le crois. Ce que nous venons de dire montre l'impor-
tance de cette présence. Ce qu'il faut ajouter, c'est qu'après l'abdi-
cation de l'Empereur, le retour des souverains sur leur trône
s'accompagna presque partout de mesures d'interdiction et souvent
de persécution, ce qui montre l'importance qu'avaient eu les loges
et la crainte que pouvaient inspirer les idées qu'elles avaient
représentées.
A. M. Pour tirer la leçon de la période impériale, il faudrait
approfondir notre réflexion sur les orientations nouvelles que
prirent les loges dans notre pays et les prolongements maçonni-
ques, en Europe, de la présence française. Ce sont des sujets que
vous avez abordés dans votre beau livre. Mais ce qu'on peut dire,
je crois, à la fin de notre conversation, c'est que ces dix ans
d'histoire maçonnique que vous avez présentés éclairent d'un
jour souvent inattendu certains aspects de notre histoire nationale.
FEVRIER 1983
58
La Grande Loge de France vous parle1
. u
59
de Vallès, qui dira d'ailleurs lui-même : « Si j'avais voulu n'être pas
misérable, je ne l'aurais jamais été, moi qui n'avais qu'à accepter
le rôle de grand homme de province, après mes succès de collège. »
Son histoire personnelle se confond avec l'histoire sociale de
la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Né en 1832 au Puy-en-
Velay, fils d'instituteur, il fit ses études successivement à Saint-
Etienne, Nantes et Paris. Instable, voyageur, errant même, il est
très vite mêlé aux luttes et aux complots politiques. En 1848, puis
en 1851, contre le coup d'Etat du prince-président Louis Napoléon.
Partie prenante dans la conjuration de l'Opéra contre l'Empereur
en 1953, ce qui lui vaudra l'incarcération à Mazas.
Coupé de sa famille il déteste son père -, il mène désor-
mais une vie de bohème. A Paris, ayant renoncé aux études après
l'échec aux examens de droit en 1857, il subsiste grâce aux maigres
revenus que lui procure sa plume, sa plume ardente, féroce, acide,
destructrice, aimante. Ennemi juré de l'Empire autoritaire, grand
admirateur de Proudhon et de Michelet, Vallès se révèle comme
étant un brillant journaliste doublé d'un polémiste redoutable. Il
écrit des articles pour « le Temps », « le Figaro », « la Chronique »,
ainsi que dans d'obscures feuilles à l'existence éphémère, en un
temps où la liberté de la presse est loin d'être un acquis comme
aujourd'hui. Mais sa situation reste précaire et ses articles lui
valent bien souvent de nombreuses tracasseries.
En 1857 paraît son premier livre « L'Argent », où transparaît
:
60
Vivantes ou mortes, il n'aime pas les statues Delescluze, com-
munard comme lui, est « le mannequin du jacobinisme, la maquette
du puritain, la carcasse de quatre-vingt-treize, le portemanteau de
la Montagne, le filleul de Bonaparte, le spectre en chair sèche, et
os sans moelle de la première révolution ».
Le chef du Comité de Salut public ne trouve pas grâce à ses
yeux :« Je hais Robespierre le déiste et trouve qu'il ne faut pas
singer Marat le galérien du soupçon, l'hystérique de la Terreur, le
névrosé d'une époque sanguine ».
Vallès n'épargne pas non plus Vermorel, autre communard,
considéré comme un doctrinaire, comme un idéologue dirions-nous
aujourd'hui. Vallès a une méfiance presque instinctive pour les
doctrinaires. Ecoutons-le : « Ce crâne de Vermorel appelle le petit
couvercle pourpre, quoiqu'il y ait mis le bonnet phrygien... Mais il
a tué de son éducation religieuse ce qui sent la bassesse et l'hypo-
crisie ; il a arraché, en même temps que ses bas noirs, les vices
de dessous les dévots, pour garder les vertus féroces, l'énergie
sourde, la tension vers le but et aussi le rêve inconscient du sup-
plice. Il est entré dans la Révolution par la porte des sacristies,
comme un missionnaire allant au-devant de la cangue en Chine
et il y apportera une ardeur cruelle, des besoins d'excommunier
les mécréants, de flageller es tièdes quitte à être lui-même
percé de flèches et crucifié avec les clous sales de la calomnie
Ces paroles très dures sont révélatrices. A l'évidence, Vallès
se méfie des doctrinaires qui enferment la réalité dans leurs sché-
mas réducteurs. L'histoire lui donnera raison, car les idéologies
révolutionnaires véritables messianismes politiques -' nées à
la fin du dix-neuvième siècle, deviendront en fait les justifications
théoriques de dictatures impitoyables et grandes pourvoyeuses de
cadavres, au nom « des lendemains qui chantent ». Le personnage
de Vermorel, sous la plume de Vallès est toujours hélas ! une
figure de l'actualité. De même, Vallès se refuse, au nom du même
principe, aux conceptions « nuageuses » de Karl Marx. Violent et
tendre, exalté, mais profondément humain, le personnage central
de la trilogie, Jacques Vingtras (c'est-à-dire Jules Vallès lui-même)
ne peut être un doctrinaire de sang-froid. Emilien Carassus dira fort
justement que Jacques Vingtras fait plutôt confiance à l'illusion
lyrique, plutôt qu'il ne songe à organiser l'exercice de l'apocalypse.
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Y a-t-il un lien entre la méfiance vallésienne pour les doc-
trinaires et son appartenance à la Franc-Maçonnerie ? Je l'ignore.
Aucun document écrit ne permettant de vérifier cette hypothèse.
Je dirais simplement qu'elle est vraisemblable. Voici pourquoi.
Initié à la Loge « La Justice » immatriculée au Rite Ecossais Ancien
et Accepté sous le numéro 133, Vallès entre dans une Loge qui
reflète pour une bonne part l'état d'esprit de la Maçonnerie d'alors.
On peut dire que les Francs-Macons de l'époque au moins
ceux de Paris sont dans leur grande majorité assez favorables
aux thèses de la philosophie positiviste et sont agnostiques pour
la plupart. C'est le cas de Vallès. Nous n'allons pas aujourd'hui,
dans le cadre de cette émission, discuter des causes de cette
situation. Il me sLlffit de rappeler ici que la responsabilité princi-
pale de cet état de fait incombe largement à l'Eglise catholique
romaine, qui pratique, à l'époque, un anti-maçonnisme virulent allié
à un dogmatisme agressif et intransigeant.
Politiquement, les Frères sont hostiles à l'Empire autoritaire et
il y avait dans la majeur partie des Loges des Frères engagés dans
l'action politique, membres pour la plupart de l'opposition républi-
caine ou libérale » (P.V.I., n° 38-39).
Telle était, en gros, la situation de la Franc-Maçonnerie pari-
sienne à la veille de la chute du Second Empire. La défaite de
Sedan, l'insurrection de la Commune de Paris, vont précipiter sur
le devant de la scène politique un certain nombre de Frères des
deux rites, du Rite Français et du Rite Ecossais, dont Jules Vallès.
Elu du vingtième arrondissement, il entre au Conseil de la
Commune, d'abord comme délégué à l'Enseignement. Il poursuivra
pendant toute cette période une intense activité journalistique,
notamment dans les colonnes du célèbre « Cri du Peuple » dont il
est le fondateur. Disons encore, avant de quitter notre personnage,
qu'il fera oeuvre de modération au sein de la Commune et cherchera
jusqu'au bout à éviter l'effusion de sang.
L'insurrection parisienne opéra un clivage entre les Frères. Ils
sont dans les deux camps, à Paris avec la Commune, à Versailles
avec l'Assemblée et le gouvernement. Et l'appartenance à notre
Rite d'hommes comme Vallès suffit à démontrer que la spiritualité
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du Rite Ecossais Ancien et Accepté n'est nullement synonyme de
désintérêt pour les affaires de la cité.
Expliquons-nous, II y a une règle fondamentale au Rite Ecossais,
que l'on peut exprimer de la façon suivante : l'Ordre Maçonnique
s'interdit toute prise de position politique ou religieuse. La Loge
Maçonnique, ainsi protégée contre l'agitation politique du dehors
ou des clivages religieux, peut s'adonner à son travail initiatique
en toute tranquillité pour le plus grand bien de chacun de ses
membres.
Pour les Francs-Maçons Ecossais, la neutralité politique ou
religieuse de l'Ordre est l'un des critères fondamentaux de sa
régularité initiatique et traditionnelle. La Franc-Maçonnerie Ecos-
saise ne rejette aucune dénomination religieuse, aucune opinion
politique particulière à l'exception toutefois de celles qui visent
à l'asservissement de l'homme.
C'est ainsi et ainsi seulement qu'elle peut jouer vérita-
blement son rôle de Centre de l'Union, car la Franc-Maçonnerie de
Tradition a la volonté d'être ce rassemblement « d'hommes de bien
et loyaux, d'hommes d'honneur et de probité, quelles que soient les
dénominations ou croyances religieuses qui aident à les distinguer,
par suite de quoi, la Maçonnerie devient le Centre d'Union et le
moyen de nouer une amitié fidèle parmi des personnes qui auraient
pu rester à une perpétuelle distance ».
Cette neutralité politique de l'Ordre Ecossais fut réaffirmée au
nom du Suprême Conseil qui avait alors sous sa tutelle les Loges
symboliques écossaises, par le Grand Orateur, le Frère Malapert,
avocat à Paris, au moment même de la guerre civile de 1871.
Cependant, le respect constant de ce principe de neutralité
politique et religieuse de l'Ordre Maçonnique, qui seul répétons-
le une fois encore - permet à la Maçonnerie de jouer pleinement
son rôle de Centre de l'Union, ne doit pas conduire à l'idée que la
spiritualité écossaise s'exercerait, en quelque sorte, hors du temps.
Rien n'est plus faux. Le travail initiatique en Loge a son prolonge-
ment vers l'extérieur, et chaque Maçon a le devoir d'oeuvrer dans
la société des hommes de son temps, quelle que soit la forme
particulière que prenne l'accomplissement de ce devoir. Là encore,
chacun se détermine dans une totale liberté.
63
Les Francs-Maçons Ecossais savent que s'ils s'assemblent
dans les Temples pour travailler, d'abord sur eux-mêmes, à l'aide
des outils symboliques, pour s'édifier conformément au plan du
Grand Architecte de l'Univers comme disent nos rituels, c'est pour
ensuite pouvoir oeuvrer utilement à l'amélioration spirituelle, intel-
lectuelle et morale de l'humanité. Ainsi, vous le voyez, nous som-
mes bien loin de l'exercice d'une spiritualité coupée du monde.
En réalité, les Francs-Maçons Ecossais ont toujours été intime-
ment mêlés à l'histoire de notre pays. Et le personnage de Jules
Vallès que nous avons évoqué aujourd'hui le prouve amplement.
La présence de Frères, aussi bien à Versailles qu'à la Commune,
fit jouer aux Maçons des deux rites un rôle particulier dans cette
guerre civile. Je veux parler des tentatives de conciliation, avec le
célèbre défilé des Frères en avril 1871 où les bannières des Loges
furent plantées aux portes de Paris, avant qu'une délégation ne se
rende à Versailles auprès de M. Thiers. Tentative de conciliation
qui fut d'ailleurs un échec. Je veux parler aussi des appels à la
modération. « Aussi bien les Frères les plus engagés dans l'action
ne perdent-ils pas de vue les principes d'humanité et de solidarité
de leur Ordre. Au lendemain de l'insurrection du 18 mars, Léo
Meillet, membre de la Commune, sauve la vie au général Chanzy,
prisonnier du Comité Central. Il cache chez lui le député Maçon
de l'Aisne Edmond Turquet, qui lui rendra la pareille après l'entrée
à Paris des Versaillais. A ce moment, Jourde et Vallès protesteront
en vain contre l'exécution des otages de la Commune.
(P.V.l., n° 38-39.)
Vallès, après un long exil londonien faisant suite à l'écrase-
ment de l'insurrection parisienne, rentre en 1880 pour reprendre
son combat de toujours, sa plume de journaliste au « Cri du Peuple »
et finir la rédaction de « L'insurgé ». Il meurt à Paris le
14 février 1885.
Ecoutons-le une dernière fois, écoutons-le car cette affirmation
résume à elle seule toute sa pensée : « li faut être soi, jeter au
loin les livres et les drapeaux lourds, affirmer, faible ou forte, sa
personnalité et ne sacrifier le caractère et les droits de l'individu
ni au besoin de la gloire, ni aux raisons d'Etat.
MARS 1983
64
La Grande Loge de France vous parle1
65
Peut-il y avoir de liberté véritable si l'on n'est pas libre d'aller
et de venir, de se déplacer, de voyager de l'occident à l'orient,
du septentrion au midi ? Certainement pas. Hier comme aujourd'hui.
Ces hommes étaient libres aussi en ce sens qu'ils ne dépendaient,
contrairement aux travailleurs de ce temps, ni d'un seigneur laïque
ou religieux, ni d'une guilde, confrérie attachée à un bourg ou à une
ville disons plutôt que ces hommes ne dépendaient que d'un
seul Maître, « la Loge » ; la Loge dirigée par celui que l'on nommait
l'architecte ou le « laird ». Nous savons en effet que lorsque l'on
construisait un édifice religieux on édifiait également à côté de
celui-ci un local de dimension plus réduite : c'était la « Loge ».
Certaines étaient en bois et elles ont naturellement disparu.
D'autres étaient en pierre et elles subsistent toujours, comme la
magnifique Loge de la cathédrale de Strasbourg.
66
Cette philosophie de l'homme, on la trouverait concrétisée dans
la conception que l'on se faisait de la société. Celle-ci était séparée
et hiérarchisée en catégories, en classes dont certaines étaient
étroitement subordonnées à d'autres. On distinguait traditionnelle-
ment les « oratores », les clercs, ceux qui prient, qui sont unique-
ment au service de la Divinité et chargés de la glorifier. Puis les
« bellatores », les chevaliers, les « nobles » chargés de défendre
I la société, la civilisation chrétienne. Enfin les « laboratores «, qu'on
pourrait traduire par les « laborants », ceux qui travaillent de leurs
mains, les paysans attachés à la glèbe, les différents artisans atta-
chés à leur confrérie, soumis les uns et les autres à toutes les
servitudes. Et chaque catégorie sociale devait remplir sa tâche
et uniquement sa tâche voulue par Dieu. Chaque catégorie devait
accomplir une fonction conforme à son ordre.
Certes ces trois états ou ces trois fonctions étaient complé-
mentaires, mais ils étaient rigoureusement séparés et surtout hié-
rarchisés. Et le troisième ordre, que l'on appellera plus tard le
« Tiers Etat », celui qui est composé d'hommes qui travaillent de
leurs mains, occupait dans la hiérarchie le rang inférieur. Or, la
question que nous posons et que nous nous posons est celle-ci
Est-ce que dans la Loge maçonnique de cette époque on ne peut
pas percevoir comme le commencement d'une mutation, d'un
changement dans l'ordre de la Société comme dans celui des
idées ?
Est-ce qu'on n'assiste pas à une sorte de mutation dans le
statut des travailleurs que sont ces « maçons francs », à une
transformation de la nature et de la valeur du travail lui-même ; en
quelque sorte, à une sorte de révolution des valeurs, à la fois
sociale, culturelle et idéologique concernant la fonction laborieuse
ou « laborante », concernant le travailleur lui-même. Celui-ci à son
tour devient un homme libre, dans son travail et par son travail
même. Il accède ainsi à une dignité égale à celle du clerc et du
chevalier et qui fait de lui un homme véritable.
N'est-elle pas significative cette inscription que l'on retrouve
sur le tombeau de Pierre de Montreuil : « Doctor Latomorum » =
« Docteur des maçons », ce titre universitaire élevant cet homme
de l'art à la dignité des savants, des clercs, des docteurs de
l'époque?
67
I
Certes, il faut remarquer que, au sein de la religion chrétienne,
le travail, fruit de la malédiction divine, le travail châtiment, devient
aussi moyen de salut et de rédemption. Le christianisme médiéval
valorise l'activité laborieuse en montrant qu'elle constitue un effort
qui permet à l'homme de se rapprocher de Dieu, analogue à la
prière. Comme le clerc se rapproche de Dieu par la prière, le
bâtisseur s'élève vers lui en construisant, en créant une oeuvre.
L'homme doit bâtir à l'image du Dieu architecte. Comme celui-ci
a créé un monde imparfait, la tâche de l'homme est de parfaire
cette oeuvre. L' Ars humana », comme on la dit, « doit prolonger »,
l'ars divina ». Et la tâche humaine ne consiste pas à se détourner
du monde pour aller vers la seule contemplation « du Ciel des
ldes » mais au contraire à se tourner vers le monde et à participer
à son accomplissement selon les règles de la sagesse et de la
beauté.
Nous assistons ainsi à une valorisation de la vie active par
rapport à la vie purement contemplative, à une valorisation de
l'activité humaine par excellence, celle du travail. Celui-ci n'est plus
seulement considéré en fonction de sa seule utilité matérielle,
disons économique, comme seulement le moyen de produire des
richesses nécessaires à toute vie humaine, mais il est considéré
dans sa finalité humaine et spirituelle. Il n'est pas seulement une
dure nécessité à laquelle aucune société et aucun homme ne peut
échapper, mais il est l'outil qui permet à l'homme de s'arracher à
l'animalité, c'est-à-dire d'accéder à « l'historicité humaine », de
devenir un homme véritable, un homme libre. Il est en ce sens, ce
travail, « l'acte de naissance de l'homme «, ce par quoi il devient
véritablement homme. En effet, c'est bien par son travail que
l'homme d'abord est parvenu à maîtriser la nature et par là à se
libérer en partie de ses contraintes. C'est par son activité labo-
rieuse, comme disent nos vieux rituels, que nous parvenons à
dégrossir la pierre brute, à la faire passer à la pierre cubique.
Il s'agit d'abord ici de substituer à une réalité matérielle sans
forme et sans ordre une réalité qui a forme, ordre et finalité, de
remplacer un monde chaotique et ténébreux par un monde harmo-
nieux et lumineux.
Ainsi le travail nous apparaît comme une médiation (ou un
médiateur), entre l'homme et la nature ; mais il accomplit aussi une
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autre médiation, tout aussi importante, c'est celle qui permet à
un homme de s'unir aux autres hommes. On a dit qu'on ne peut
« laborer » qu'en « collaborant ». Tout travail est travail avec les
autres. La cathédrale n'est pas l'oeuvre d'un seul homme, mais
celle de tous les compagnons, unis dans la même tâche, dans
la même volonté, dans le même dessein. Comme l'a écrit M. Viala-
toux : « Apprendre à penser avec les mains, ce n'est pas seulement
apprendre à penser sur les choses, c'est apprendre à collaborer
avec les hommes «. Et l'on a pu dire que les maçons opératifs
participant à la même oeuvre participeront à l'oeuvre de l'Architecte
de 'Univers.
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et de l'obstacle qu'elle rencontre et qu'elle s'efforce de dominer et
de maîtriser.
AVRIL 1983
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