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initiatiques Cahiers de la

Grande Loge de France

PAUL LAGET
1922-1994

t
C,)

ri n°104

C Trimestriel

décembre 1996

janvier, février 1997


SOMMAIRE
Hommage à Paul Laget
1922-1994
Pages
Editorial : Paul Laget, notre Frère, par Henri Tort-Nouguès,
ancien Grand Maître de la Grande Loge de France 3
Pensée maçonnique et pensée contemporaine 9
La philosophie de l'initié 27
Déterminisme profane et liberté initiatique 35
Connaissance, science et tradition 53
Le franc-maçon face à l'histoire et à la tradition 63
La franc-maçonnerie : une éthique ? une sagesse ? 79
Mystique et secret 97
Philosophie romantique et pensée maçonnique 113

***
Livres et revues 125

LA GRANDE LOGE DE FRANCE VOUS PARLE 127


Le chemin caché 129
EDITORIAL
Paul Laget, notre Frère (1)
Paul Laget naquit à Toulon, le 10 novembre 1922. Il fréquenta l'école
communale de sa ville, puis pourvuivit ses études au lycée, et passa son
baccalauréat en 1940 à Besançon (comme il disait). Il entreprit des
études de biologie, obtint une licence et maîtrise puis l'agrégation et fut
d'abord professeur au lycée de Lons-le-Saunier. Enfin, après avoir
obtenu un doctorat ès sciences et un doctorat en médecine, il enseigna
comme agrégé la «psychophysiologie» à l'université de Reims, puis celle
de Pierre et Marie Curie à Paris. Il écrivit dans sa discipline, où son
savoir et sa compétence étaient unanimement reconnus par ses pairs,
de nombreux articles dans des revues de science et médecine, et écrivit
des ouTages, qui font autorité.

Notre Frère Paul Laget fut un maçon éminent. Il avait été initié à la loge
392 «Les Libérateurs». Apprenti en 1955, il fut élevé au deuxième
rade de compagnon en 1956, et exalté à la maîtrise en 1958. Il
cccupa différents plateaux dans sa loge et en fut Vénérable en 1983.

Dans sa vie maçonnique, Paul Laget remplit trois mandats du Conseil


F&ra1 de la Grande Loge de France de 1984 à 1986, puis de 1987 à
. enfin de 1992 à 1994. Il fut au sein du Conseil fédéral, Grand

::eur adjoint. Grand Chancelier adjoint et Grand Chancelier. Il fut un


xxi particulièrement actif au sein de la Grande Loge et toujours pré-
fi collabora avec bonheur aux Points de Vue Initiatiques qui
berinent de lui des articles riches et denses (2). Il a participé aux
Z r izr'rage simple et émouvant a été rendu à Paul Laget par la loge "Les Libérateurs'>,
a 1995 au Grand Temple de la Grande Loge de France, en présence du
i-rx Ma.e Jean-Louis Mandinaud, de l'ancien Grand Maître Henri Tort-Nouguès,
.as talité du Conseil Fédéral et de frères de la Grande Loge de France.
2 :- 2 t-is grande partie fait aujourd'hui l'objet d'une réimpression dans le présent

3
La revue Points de Vue Initiatiques, en consacrant un numéro spécial
à PAUL LAGET, accomplit ainsi un devoir de mémoire. Ce faisant, les
frères de la Grande Loge de France rendent hommage à l'un des leurs
qui a occupé les plus hautes fonctions maçonniques et a participé acti-
vement à la vie de ïobédience. Ils entendent enfin rappeler, à travers les
textes publiés à cette occasion, ce qu'est la franc-maçonnerie telle qu'elle
est conçue et pratiquée au sein de la Grande Loge de France, et ce qui
la distingue des autres obédiences maçonniques françaises, dans son
identité et dans sa vérité.
Le Comité de rédaction
émissions de radio «Divers aspects de la pensée contemporaine». Il prit
souvent la parole aux Conférences Condorcet-Brossolette du samedi et
aux journées d'études de Royaumont.

Il fut un des créateurs, un des artisans et le premier Vénérable Maître


de la loge de recherche «Jean Scot Erigène». Il donna là la mesure de
son talent, de sa culture et de sa foi maçonnique. Avec ses frères de
«Jean Scot Erigène», il fit publier l'essentiel des travaux de cette loge
dans des Cahiers Jean Scot En gène, oeuvre à laquelle il était profon-
dément attaché.

Il fut aussi de l'équipe qui élabora la cassette «Jardin Secret» de la


Grande Loge de France, qui s'efforce de présenter une image de la
franc-maçonnerie éloignée de toutes les caricatures malveillantes que
l'on en donne si souvent, plus conforme à sa réalité historique.

Mais là ne se limitèrent pas ses activités. Il fut à l'origine (et certains de


nos frères l'ont peut-être oublié et c'est l'ancien Grand Maître qui tient
à le rappeler) des Colloques et des Rencontres organisés par la Grande
Loge de France à l'UNESCO. Un soir, il était venu me rejoindre dans
mon bureau et m'avait exposé son intention, son projet. Il voulait que
la Grande Loge de France qui avait été à l'écoute de certains pro-
blèmes qui se posent à l'homme contemporain, puisse (et veuille) faire
entendre sa voix et non pas seulement sur des problèmes d'actualité
politique et sociale mais aussi sur des problèmes de large culture, sur
des questions qui touchent l'homme dans ce qu'il a de plus profond et
de plus «intemporel», des problèmes qui touchent l'homme d'aujour-
d'hui, mais aussi l'homme de tous les temps.

Et après un long et approfondi échange de vue, après avoir examiné


trois ou quatre thèmes, d'un commun accord notre choix s'est porté
sur celui du «Temps et de l'Evolution«. Comme l'écrivait notre frère
dans l'énoncé de son projet «Parmi les problèmes qui préoccupent la
conscience de l'homme, la perception, l'appréhension du Temps
occupe aujourd'hui, comme elle a occupé' hier, une place essentielle
dans toutes les cultures tant dans leur diversité géographique qu'histo-
rique». Et il ajoutait : «Une réflexion sur ce thème engagée à la lumière
des données actuelles de la nature et de la vie s'inscrit dans la droite
ligne de la double préoccupation de notre Ordre, à la fois enraciné

4
dans une Tradition et soucieux de l'évolution de l'homme vers le Bien,
le Beau et le Vrai».

La salle de l'UNESCO était pleine, le public sensibilisé et attentif.


Grâce à l'initiative de Paul Laget, la franc-maçonnerie donnait d'elle-
même une image qui rompait avec la caricature que le monde profane
en donne d'habitude. Ce premier colloque était encourageant, et très
rapidement notre Frère Paul Laget revenait à la charge pour préparer
un autre colloque, pour 1986. Nous en discutâmes longuement et d'un
commun accord, notre choix se porta sur un autre aspect de la per-
sonne humaine, sur le problème de l'Art. «Art Espace de l'Homme»,
tel en était le titre. Et là encore il faut rappeler le projet rédigé en
grande partie par Paul Laget : «L'Art, écrivait-il, apparaît comme un
témoignage de la condition existentielle de l'homme et sa plus belle vic-
toire sur le temps...». «Toutes les civilisations, poursuivait-on, nous
révèlent des traces de la manifestation de l'Art. Il dépasse la recherche
du Beau pour atteindre le monde invisible du Vrai. Pour l'Homme, en
face du chaos de sa vie, il est recherche d'un Ordre construit selon une
suprême vérité». N'est-ce pas justement ce que les francs-maçons nom-
ment l'Art Royal ?

Tout cela fut l'oeuvre de Paul Laget, bien évidemment aidé et soutenu
par les frères de la Grande Loge de France. Mais tout cela, qui fut
important, notre Frère Paul Laget l'accomplissait dans la discrétion, la
simplicité, avec une certaine retenue, mais aussi avec quelle sensibilité,
quelle intelligence et quelle foi avec un dévouement auquel peut-être
nous n'avons pas assez rendu hommage.

Et puisque j'évoque la mémoire de Paul Laget, me sera-t-il permis de


rappeler un fait, un événement, que semble-t-il beaucoup de nos frères
ont oublié et qui avec le recul du temps me semble important et qui à
l'époque m'apparaissait riche de promesses... hélas déçues...

En 1984, notre Très Respectable Frère Paul Laget alors Vénérable


Maître de la loge »Les Libérateurs» reçoit au Grand temple de la Grande
Loge de France sept loges appartenant à la Grande Loge d'Ecosse des
Orients d'Edimbourg et d'Aberdeen, dans une tenue solennelle. Les tra-
vaux furent ouverts au »Rite Ecossais», en langue française et clos en
langue »écossaise». Moment, on peut dire exceptionnel de la vie maçon-
nique de la Grande Loge de France.

5
Ces faits sont oubliés de nos frères le temps passe... et lasse et
casse... Mais ils apportent le témoignage et de l'engagement et de
l'action profonde qui fut celle de Paul Laget. Faits souvent méconnus
parce que Paul Laget faisait tout dans la discrétion et le silence, éloigné
de toute publicité tapageuse et de toute autosatisfaction, encore moins
de toute autoglorification.

Notre Frère Paul Laget, je le revois, tel que je le vis pour la première
fois dans les jardins de l'Abbaye de Royaumont, au milieu de ces arbres
centenaires, de ces ruisseaux, dans la douce lumière d'un ciel pâle due
de France. Royaumont, cette vieille abbaye qui fut un des hauts lieux de
la spiritualité chrétienne au Moyen Age et qui depuis 1970 maintenant
réunit pour la Pentecôte des frères de nos provinces, de Paris et
d'outre-mer pour des Journées dEtudes et de Réflexion est devenu pour
nous tous un lieu de rencontre et de communion fraternelles.

Paul Laget... je revois encore sa silhouette fragile et cette élégance natu-


relle et discrète, celle du coeur et de l'âme j'entend une voix chaude où
parfois, il me semblait percevoir des résonances méridionales (il était
provençal) je vois un regard attentif et bienveillant, et en même temps
lucide et qui laissait passer des lueurs d'un humour souriant, un regard,
un son de voix, un sourire que l'on ne peut oublier.., une intelligence
brillante et vive, une culture étendue et riche et qui n'était jamais enfer-
mée dans sa spécialité, mais était curieuse de tout. Humaniste, «à qui
rien de ce qui est humain n'était étranger...».

Notre Frère Paul savait parler et savait écrire (ce sont des disciplines qui
sapprennent comme les autres) et il les maîtrisait parfaitement. Mais il
savait aussi écouter (vertu assez rare aujourd'hui, à notre époque de
«communication»). Il était homme de communication et de dialogue jus-
tement parce qu'il savait écouter lautre, «l'entendre». Et c'est parce qu'il
savait écouter et entendre qu'il pouvait répondre à nos questions et à
nos interrogations. Et sa réponse n'était jamais indifférente et apportait
à propos de chaque problème posé un éclairage riche et souvent nou-
veau, Peut-être parce qu'il savait et voulait garder vis-à-vis de lui-même
une certaine distance. Proche de nous, parce que distant de soi... Et
c'est ainsi qu'il fut parmi nos frères, l'ami le plus fidèle et le plus proche
de chacun de nous.

6
Paul Laget nous a quitté rapidement, brutalement, après de grands cha-
grins familiaux, dûs au mal inexorable qui avait frappé son épouse
Renée. Il est mort en la soignant, succombant à sa tâche et à son
dévouement.

Et pour ma part, chaque fois que je reviens à Paris, je sais que je ne le


verrai plus, que jamais plus nous ne pourrons nous entretenir familiè-
rement, fraternellement comme nous le faisions si souvent. Et je me
sens plus seul parce qu'il n'est plus là.

*
* *
«Ainsi, nous passerons, ne laissant que notre ombre sur cette terre
ingrate où les morts ont passé».

Notre Bien-Aimé Frère Paul a quitté ce monde de misères et de larmes


et qui fut à la fin de sa vie un monde d'angoisse et de douleur.

Il laisse un vide immense que rien ne peut et ne pourra combler, une


sorte d'absence essentielle. Mais pourquoi n'y aurait-il pas au coeur de
cette absence et de ce néant, une présence mystérieuse ? une présence
qui nous habite encore et le fait revivre dans notre souvenir ? celle d'un
homme véritable, celle d'une âme exceptionnelle.

'Pourquoi», s'interroge le poète devant la mort, «pourquoi, cet éton-


nant mystère ne serait-il pas l'indice de notre immortalité ? Pourquoi
la mort n'aurait pas gravé sur le front de la victime les secrets d'un
autre univers ? Pourquoi n'y aurait-il pas dans la tombe quelque
vision d'éternité>',

Alors, mon Cher Paul Laget, adieu, ou au revoir mon Frère : "Rien ne
meurt. Tout est vivant>'.

Henri Tort-Nouguès
Ancien Grand Maître
de la Grande Loge de France

7
Médaille de Loge de Paul Laget,
frappée à l'occasion de ses 33 ans de franc-maçonnerie
à la Grande Loge de France.
Pensée maçonnique
et pensee
contemporaine (1)

Le sujet même de cette conférence peut paraître présomptueux. Il


semble indiquer en effet quil est possible dans le temps imparti de vous
démontrer l'existence dune pensée maçonnique à la fois assez ample et
assez évolutive pour être confrontée au foisonnement des concepts, au
développement incessant des connaissances, aux remises en question
caractérisant la pensée contemporaine.

Cest aussi signifier que je puisse vous donner de cette dernière, sans
simplification outrancière, une esquisse de ses principaux traits.

Chacun de vous je crois, est bien conscient de vivre une époque à la fois
insatisfaisante et de profonds changements. La montée de la violence,
le rejet des valeurs éthiques fondamentales, la désintégration de la
famille, le désarroi et l'appauvrissement spirituel des Eglises, offrent à
tous sujets d'inquiétude, de réflexions, de commentaires.

Cependant si brillantes que puissent être les broderies sur ces thèmes,
elles demeurent trop souvent superficielles ou ne sont qu'une approche
trop parcellaire, voire à la limite un refus d'aborder les problèmes de
fond. Les maux dont souffrent les sociétés occidentales ne reflètent pas
seulement les difficultés d'adaptation aux changements trop rapides des
conditions de vie, de travail, de communication, à la concentration
urbaine, à la surpopulation, à l'égoïsme des peuples nantis, à la volonté
de puissance des états.

(1) Conférence prononcée le 14 avril 1984 au Cercle Condorcet-Brossolette.

9
La crise est bien davantage dans les esprits, dans l'incapacité des
hommes d'aujourd'hui non pas tellement à se forger de nouveaux
idéaux qu'à redonner vie à certains de ceux qui ont nourri longtemps
notre civilisation et peut-être plus encore à se débarrasser d'autres qui
ont démontré éventuellement leur malfaisance, sûrement leur obsoles-
cence, en tout cas leur inaptitude à répondre aux questions et aux pro-
blèmes posés,

La franc-maçonnerie trahirait son rôle et sa vocation si elle se refusait à


cette prise de conscience, si elle se refermait frileusement sur elle-
même ou si elle abandonnait ses traditions et ses inspirations fonda-
mentales pour, moulin à vent parmi d'autres, tourner au souffle des
modes intellectuelles du moment.

On dit souvent que la franc-maçonnerie spéculative demeure,


aujourd'hui encore, la fille quelque peu flétrie, quelque peu ridée et sur-
tout devenue pauvrement féconde de la pensée des lumières. A
l'inverse la pensée contemporaine serait la fille vigoureuse de Marx et
de Freud, pleine encore de la sève robuste, voire inépuisable de ses
pères fondateurs, Ce genre d'énoncé est bien sûr exagérément simplifi-
cateur mais il a le mérite de fournir un cadre à la réflexion,

Prononcer les noms de Marx et de Freud, n'est pas seulement faire


référence à des explications nouvelles de l'histoire et du destin des
sociétés non plus qu'à une méthode thérapeutique destinée à guérir ou
à expliquer certains troubles psychiques,

Ceux qui se rangent sous la bannière de l'un, de l'autre ou des deux à


la fois pensent en fait qu'il s'agit là de vérités globales et définitives, Ni
le cosmos dans sa nature et son évolution, ni l'homme dans sa person-
nalité, ni les sociétés dans leur devenir ne sauraient s'interpréter autre-
ment qu'à travers ces approches et les outils conceptuels mis par elles à
notre disposition,

Le poids et l'autorité de ces idéologies sont tels que même de bons


esprits, aujourd'hui encore, éprouvent le plus grand mal à s'en dégager.
Il est toujours difficile de refuser ou de réfuter les dogmes. Leur appa-
rente solidité, l'autorité de leurs fondateurs et parfois de leurs continua-
teurs, le consensus sur lequel ils prétendent s'appuyer, fournissent une
sécurité intellectuelle qui en rassure et en comble beaucoup.

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Une des originalités et un des fondements même de la pensée maçon-
nique ont justement tenu dans le rejet de ces facilités et dans le refus de
la pensée dogmatique, l'un et l'autre gages assurés du maintien de la
liberté de l'esprit et du respect de la libre discussion.

Fidèles à ces principes essentiels nous devons en conséquence sou-


mettre ces nouveaux dogmatismes à une critique rigoureuse, sans parti
pris certes, mais aussi sans indulgence et sans timidité.

On oublie trop souvent que Marx comme Freud dans le temps de leur
formation intellectuelle et de l'expression de leur imagination créatrice,
ont été les contemporains d'un remarquable développement des
sciences expérimentales et de ce que l'on n'appelait pas encore les
sciences humaines, développement à la source d'une véritable révolu-
tion idéologique et technique. Sa radicalité corrosive rejetait dans
l'ombre les philosophies idéalistes et spéculatives de la nature
qu'avaient illustrées en Allemagne en particulier, des penseurs tels que
Schelling ou Hegel et les remplaçait par un matérialisme s'étendant à
tous les domaines : explication et interprétation du monde phénomé-
nal. de l'Homme, de son esprit, de ses moeurs, de son histoire. Ce
mouvement d'une extraordinaire puissance ne devait pas s'arrêter de
sitôt. L'explication totale du réel grâce aux méthodes et à l'esprit scien-
tifique n'était qu'une question de temps et leur valeur universelle trou-
vait sa justification quotidienne dans les réussites techniques.

Dans le sillage de ces triomphes et de ces conquêtes indéfiniment pour-


suivis et multipliés, l'humanité tout entière marchait vers une nouvelle
:erre promise, un paradis où chacun pourrait enfin s'asseoir à la table
chargée de toutes les nourritures terrestres et s'y rassasier à sa guise.

Un mouvement aussi ample et aussi profond ne pouvait laisser intou-


ché la pensée maçonnique. Son originalité et ses particularités en ont
été souvent occultées, ses racines spirituelles négligées au profit d'enga-
gements philosophiques, politiques ou sociaux trop spécifiques ou trop
ponctuels pour que ses membres demeurassent fidèles à sa vocation
d'universalité et d'anti-dogmatisme. Dans la mesure où, en France en
particulier, elle n'a pas su prendre alors suffisamment de champ par
rapport au scientisme régnant, le courant rationaliste, un de ceux qui
l'ont irrigué au cours de son histoire, s'est gonflé en un torrent matéria-
liste. Plus tard, sous l'influence conjuguée du marxisme et de l'existen-
tialisme, ce dernier privilégiant l'engagement surtout politique, il n'est

11
pas surprenant que beaucoup de bons esprits, d'hommes et de femmes
au coeur généreux se soient détournés de la franc-maçonnerie ou l'aient
considérée comme une sorte de fossile vivant du radicalisme du début
du siècle. Nombre de maçons eux-mêmes ont pu, un temps au moins,
confondre de bonne foi leur engagement dans notre ordre avec une
sorte de subsitut à l'activisme socio-politique et aujourd'hui encore, des
traces de cette attitude dépassée subsistent,

Je dis dépassée car ce flot qui avait associé dans son déferlement les
conceptions totalement matérialistes des phénomènes naturels comme
de l'homme et de son destin, les vidant de tout contenu spirituel ou
sacré, se retire depuis maintenant plusieurs décennies,

Ce retrait apparaît clairement déjà dans la pensée scientifique, en parti-


culier dans les représentations qu'elle fournit de la matière et du cos-
mos. C'est probablement là qu'on mesure le mieux le chemin parcouru
et sur lequel j'aimerais qu'ensemble nous fassions quelques pas.

Dans la claire et éblouissante lumière de la raison, la démonstration


d'une causalité et d'un déterminisme sans faille, apparaissait la néces-
sité même, à la base de toute explication du monde manifesté, Elle était
inséparable d'une appréhension totale de la réalité, appréhension reflet
dans l'ordre de la connaissance, de cette finitude dont l'exploration ter-
minée de notre globe installait l'image.

Mais c'était là trop facilement oublier que la révolution galiléenne et


newtonienne, point de départ de la conception moderne de la science
et de l'image du monde qu'elle propose, se fondait sur la croyance,
certes sécularisée mais implicite suivant laquelle l'homme est dans une
situation charnière entre l'ordre naturel et l'ordre divin, celui-ci étant
par essence législateur, rationnel et intelligible, reflet d'une pensée
architecte souveraine et conçue à notre image ou nous à la sienne. La
référence à cette représentation remontait aussi loin qu'Aristote et Pla-
ton au premier en raison de l'importance qu'il accordait à l'organisa-
tion hiérarchisée et finalisée de la nature, au second par l'affirmation
que la physique des éléments pouvait être mathématisable.

Or les évolutions les plus récentes de la physique, qu'elles intéressent


les atomes ou les galaxies tendent à donner de l'univers une vision bien
éloignée de celle du ciel newtonien où les astres décrivaient leur orbe
parfaitement déterminée, majestueuse et éternelle.

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Sans m'appesantir sur des concepts d'une telle abstraction qu'ils échap-
pent aux représentations de nos sens et que celles-ci doivent céder la
place à des formulations purement mathématiques, je voudrais cepen-
dant mettre l'accent au passage sur quelques idées-forces que ces
concepts impliquent. Nous pourrions ainsi indiquer que ceux-ci donnent
au temps et à la durée une signification à travers laquelle la distinction
entre le passé et le futur devient étrangement floue et bien loin en tout
cas de ce que nous avons pour habitude de concevoir, de même qu'ils
impliquent un réexamen des notions de déterminisme et de causalité.

Nous indiquerons aussi que les progrès considérables de l'astro-phy-


sique. les applications de la relativité généralisée ont conduit à avancer
des hypothèses neuves et hardies, par exemple celle sous-tendant le
principe anthropique'<. Ce dernier développé depuis bientôt dix ans a
amené certains de ses tenants tels Wheeler à avancer, je cite «que :

lorsque nous considérons l'univers et repérons dans celui-ci les si nom-


breux phénomènes physiques et astro-physiques qui se sont produits à
notre bénéfice, il semble presque qu'il savait que nous devions appa-
raître». Certes un tel principe ne peut éliminer la disproportion vertigi-
neuse existant entre le cosmos et nous-même mais elle écarte au moins
le sentiment d'absurdité auquel cette disproportion a souvent conduit,
Si nous n'occupons plus cette position centrale et privilégiée à laquelle
se référait les anciennes conceptions géocentriques, nous ne sommes
plus pour autant emportés dans une évolution cosmique qui ne nous
concernerait pas. Pour nous abriter, l'univers aurait dû en quelque sorte
se plier aux contraintes imposées par notre existence. Mettre en évi-
dence cette connexion profonde entre lui et nous c'est en tout cas
conférer un sens à notre existence et l'on ne saurait trouver théorie
plus à l'opposé des conceptions défendues par Jacques Monod par
exemple, lorsqu'il affirmait que la matière n'était pas grosse de la vie,
ni celle-ci grosse de l'homme et que l'un comme l'autre n'étaient que
les enfants nés du seul hasard et d'une aveugle nécessité.

Bien sûr les théories sur lesquelles nous venons de nous arrêter
quelques instants font peut-être la part trop belle à l'hypothèse mais,
quoiqu'il en soit, dans l'importance attribuée par la mécanique quan-
tique à l'observateur comme à son rôle actif et capital de participant à
la définition de la réalité et à la genèse de l'univers, tel qu'il est suggéré
dans le "principe anthropique", on voit resurgir le courant philoso-
e*iUSeTVons h est en un cer-
tain sens que le reflet de nous-même. Or de telles conceptions dans la

13
mesure où elles tendent à réintroduire la notion de l'homme micro-
cosme reflet du macrocosme et l'enfermant en lui sont bien plus
proches de la pensée traditionnelk à laquelle la franc-maçonnerie se
réfère que celles d'un scientisme réductionniste.

De telles résurgences constatées dans les évolutions les plus récentes


des sciences de la matière peuvent être aussi bien retrouvées dans les
sciences de la vie.

Celles-ci depuis plus d'un siècle sefforçaient de mettre leurs pas dans
ceux des sciences physiques et chimiques. Une des grandes exigences
de la biologie moderne a été d'en ramener l'explication et d'en plier les
phénomènes aux règles imposées par une rigoureuse causalité et un
strict déterminisme. L'un comme l'autre ont paru triompher à travers les
théories darwiniennes de l'évolution et les progrès de la biologie molé-
culaire. Dans la mesure où la complexité et la diversité du vivant sont
telles que les données expérimentales sont peu mathématisables et
offrent peu de possibilités pour s'intégrer dans des théories explicatives
générales, les biologistes encore aujourd'hui, montrent une grande répu-
gnance à s'écarter des chemins bien jalonnés et bornés par les principes
et les règles ayant si bien réussis aux physiciens du XIXème siècle. Il en
résulte une multiplication infinie de découvertes ponctuelles et une
décomposition en mécanismes de plus en plus ténus du fonctionnement
et de l'organisation du vivant.

Cependant les inconvénients méthodologiques et épistémologiques


d'une telle approche commencent à être perçus par nombre d'hommes
de science appartenant ou non aux disciplines biologiques et des inter-
rogations naissent. Les sciences de la vie ne doivent-elles pas comme
celles de la matière, opérer une remise à jour de leurs concepts géné-
raux et n'est-ce pas l'heure de proposer pour elles aussi de nouveaux
paradigmes?

Parmi ceux-ci, certains s'inscrivent dans des conceptions de la réalité


familière à la pensée maçonnique et à l'opposé des vues réductionnistes
de la pensée dogmatique.

Evoquons par exemple cette brève sentence «Ordo ab Chao» que l'on
trouve inscrite dans certains de nos temples. Elle est souvent entendue
dans son sens le plus historiquement littéral faisant référence à la créa-
tion du monde manifesté à partir du chaos originel : mais une réflexion

14
sur les préoccupations et les évolutions de la biologie contemporaine lui
donnera une signification actuelle et profonde sur laquelle certains de
nos biophysiciens d'aujourd'hui tels Nenri Atlan se sont penchés.

Ainsi, tournons-nous un instant vers l'organisme vivant le plus rudimen-


taire : une bactérie, un protozoaire. Leur examen y fera apparaître des
emboîtements de structures, de plus en plus réduites en dimension à
l'image de quelque poupée russe. Nous ne pourrons que nous émer-
veiller «un semblable agencement et être enclin à croire qu'il ne peut
découler que de combinaisons rigoureusement déterminées d'éléments
plus simples à l'image de celles offertes par un quelconque cristal.

Ce n'est là qu'une vue simpliste, car ce que nous admirons ainsi, ce


n'est pas, ce n'est plus la vie. Cette merveilleuse architecture n'est en
effet rien d'autre que celle d'un instant éternisé et fixé dans la mort par
un procédé d'examen.

Si au contraire la vie est conservée, une autre image va apparaître.


Lorsque la cellule se construit, il est vrai que sans cesse des structures de
plus en plus complexes apparaissent, édifiées à partir des molécules
simples. voire des atomes qu'elle va puiser dans son propre milieu ou à
l'extérieur. Mais parallèlement et synchroniquement, cette organisation
ne pourra s'accomplir qu'au prix de la destruction d'architectures pré-
existantes appartenant à cette même cellule ou à des cellules voisines et
ces deux activités complémentaires se réaliseront au travers de méca-
nismes physico-chimiques rigoureusement déterministes, Ainsi ce qui fut
capté au hasard retourne-t-il au hasard, ce que le chaos apporta
retourne au chaos.

Cette association indissoluble du hasard et du déterminisme nous appa-


raîtra plus frappante encore si nous nous tournons vers l'extraordinaire
'iistoire de l'évolution du vivant.

A travers elle, on constate que la plus rudimentaire des structures douée


de ce que l'on appelle la vie, s'est en effet transformée pour donner peu
à peu les organismes de plus en plus complexes dont les règnes végétal
et animal nous offrent la gamme immense. Or les théories modernes de
l'évolution font reposer cette extraordinaire succession sur l'apparition
d'événements fortuits, imprévisibles que sont les mutations génétiques. Il
nous faut donc essayer d'associer des données radicalement hétérogènes:
une structure auto-stable et auto-régulée qui tend à maintenir à travers la

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reproduction sa propre configuration et un événement totalement aléa-
toire : la mutation génétique favorable (ce qui est loin d'être toujours le
cas). Celle-ci ayant eu lieu, le nouvel organisme retrouvera des condi-
tions d'auto-stabilité suffisantes pour perdurer à travers la succession des
générations à moins qu'un autre événement d'aussi faible probabilité tel
un changement du milieu de vie n'amène à l'extinction de l'espèce. Si
abandonnant ces perspectives macroscopiques nous nous penchons
maintenant sur ce microcosme : l'individu et son développement, nous
allons retrouver la même étrange association de déterminisme et d'indé-
termination, de hasard et de programmé, de fixité et de changement.

L'aspect le plus frappant de l'embryogenèse est bien sûr la reproduction


presque parfaite des parents, ce que l'on a savamment appelé le déter-
minisme génétique. Mais celui-ci semble curieusement reposer sur
d'étranges aléas. Les recherches les plus récentes n'ont-elles pas montré
par exemple que la construction du système nerveux, système haute-
ment organisé s'il en fut, s'effectue à travers certaines disparitions frap-
pant au hasard des groupes entiers de cellules comme les relations qui
s'étaient déjà installées entre elles.

De telles «catastrophes» exigées par la réalisation de la «forme» adulte


évoquent aussitôt de surprenantes convergences. Si l'une des racines du
symbolisme maçonnique attribue à la forme même de l'objet une signifi-
cation qui le transcende, le sacralise, le rend autre, une telle conception
ne surgit-elle pas aussi des préoccupations d'un René Thom, mathéma-
ticien parmi les plus féconds et les plus originaux de notre temps. Celui-
ci en effet appliquant à la biologie certains des concepts mathématiques
dont il est le découvreur, ressuscite la notion de l'importance de la
forme par rapport à celle de force. Reprenant l'idée aristotélicienne sui-
vant laquelle la matière aspire à la forme, redonnant à celle-ci un statut
ontologique privilégié, René Thom ouvre les portes, jalonne des voies
probablement plus fécondes que celles indéfiniment suivies par la plu-
part des embryologistes contemporains et plus à même de répondre aux
questions non résolues concernant la morphogenèse animale.

A un stade plus avancé du développement, celui où se constitue le


registre de comportements et de conduites caractérisant l'individu
adulte, la même surprenante association de répétitif et d'aléatoire, de
déterminisme et d'indépendance, de programmé et d'autonome peut
être mise en évidence. Ainsi le carnivore dépend-il de l'existence et de la
capture des proies dont il se nourrit, mais c'est dans la mesure même où

16
il subit cette dépendance qu'il y échappe en ayant développé dans son
système nerveux des capacités à analyser son environnement, à s'en
rendre davantage autonome comme à développer et à diversifier ses
stratégies d'action.

Cette relation complémentaire de dépendance et d'autonomie na cessé


d'être un des traits fondamentaux de la vie et de l'évolution. Culminant
dans le processus d'hominisation, elle a amené la formation de ce gros
cerveau dont le fonctionnement demeure mystérieux par tant d'aspects.
Certes, les progrès les plus récents de la neurobiologie peuvent encore
donner lieu chez quelques spécialistes, à des interprétations mécanistes
étroitement réductionnistes dans l'esprit du XIXeme siècle finissant. Mais
pour dautres tout aussi éminents, les découvertes auxquelles ils ont eux-
mêmes largement contribué les amènent au contraire à concevoir une
différence qualitative essentielle entre le cerveau humain et celui des
autres espèces. De son immense accroissement de complexité sont nées
en effet des propriétés entièrement nouvelles suscitant l'émergence de
la conscience du moi avec pour corollaire l'apparition du langage et de
la culture comme la naissance de la liberté. Or celle-ci suppose un uni-
rs où existent à la fois des déterminismes, des constances, des régula-
rités sur lesquels l'action peut s'appuyer mais aussi des potentialités de
jeu. des incertitudes, des aléas permettant à l'action de se diversifier.

.Accordée à ces nouveaux cheminements, à ces remises en question de


F édifice scientifique, la franc-maçonnerie offre une fois de plus son
approche globale de l'homme et de l'univers où se conjuguent son
ogmatisme et sa confiance dans l'esprit.

Je dis «une fois de plus» car on peut rappeler ici une situation quelque
peu comparable. A la fin du XVIII»me siècle en effet, notre ordre avait su
comprendre et inspirer les grands courants de pensée qui traversaient
l'époque. Il avait pris alors parfaitement conscience que le développe-
ment des sciences de la nature, en particulier à travers l'oeuvre de New-
ton, imposait à l'esprit humain un nouveau cours et présentait le Cos-
mos non plus comme une révélation mais comme une immense
mécanique dont il convenait d'expliquer les rouages. Ainsi le Dieu dont
s'esquissait l'image n'était plus celui imposé par les églises du temps. Il
échappait aux conceptions théologico-mythologiques et s'exprimait bien
mieux sous l'aspect de ce Grand Architecte Ordonnateur du monde. La
raison humaine libérée pouvait ainsi se développer à son aise. embras-
sant tous les domaines de la réalité. Mais d'un même mouvement et

17
dans un surprenant synchronisme, l'inspiration maçonnique du temps
sut donner vie à un nouveau souffle spirituel et mettre l'accent sur un
sacré non clérical. Prévoyant ou sentant déjà la déception et le retrait
des consciences devant l'espace trop clair de la lucidité rationnelle,
devant l'image d'un créateur trop «intelligent», elle sut réintroduire le
surnaturel, insister sur la valeur de la quête initiatique et du symbole,
rétablir la primauté de l'intuition sur le raisonnement et préférer la voie
de l'Amour à l'orgueil de la science. Elle fit tout cela à travers l'éclosion
puis l'épanouissement de ce qui est souvent appelé avec une nuance
péjorative l'illuminisme, mais bien davantage à travers les grandes voix
inspirées du romantisme allemand et sa trace explicite ou souterraine
s'en retrouve facilement, bien sûr dans l'oeuvre de Goethe mais plus
encore dans celle de Novalis ou de Jean-Paul.

Je n'hésiterai pas à dire que la crise de notre temps rappelle par


quelques traits celle de la fin du XVIIIeme siècle et que par là elle se doit
de réinstaller en son coeur même les grandes inspirations de la pensée
maçonnique. Nous venons de le voir à travers les évolutions de la pen-
sée scientifique, nous allons y être confrontés à nouveau en nous pen-
chant sur le destin de l'homme et l'évolution des sociétés.

Regardons le paysage des théories socio-politiques d'il y a seulement


quarante ans ; l'idéologie marxiste prédomine alors et s'impose aux
intellectuels du temps. A travers les interprétations que le matérialisme
dialectique en fournit, la franc-maçonnerie doit être considérée comme
une de ces superstructures érigées par les possédants pour propager et
perpétuer les idéaux bourgeois, devenant ainsi un instrument privilégié
de domination et d'oppression de classe. L'accent mis par notre ordre
sur le perfectionnement de l'humanité à travers celui de l'individu par le
truchement de l'initiation, apparaît pour le marxiste comme une sorte
de provocation puisque le bonheur futur des hommes ne peut passer
que par une réforme radicale des rapports économiques et sociaux. Le
monde nouveau qui en résultera ayant résolu tous les problèmes, la
construction du Temple sera donc achevée et les francs-maçons ses
ouvriers, devenus de ce fait inutiles, voire néfastes, On comprend ainsi
fort bien que tous les régimes s'inspirant du marxisme aient d'une part
interdit et persécuté la franc-maçonnerie et d'autre part que, dans nos
pays occidentaux à régime libéral, certains membres de cette dernière
aient cru pouvoir se protéger d'une critique à leurs yeux fondamentale
en évacuant largement le contenu initiatique et spirituel de notre ordre
pour au pire en faire une sorte d'activisme socio-politique, au mieux

18
adopter une attitude timide et repliée, dans le refus d'affirmer son origi-
nalité et sa spécificité.

II est à peine besoin de dire que les temps ont bien changé. Les bases
prétendument scientifiques et rationnelles du matérialisme dialectique
ne se sont pas révélées à l'expérience beaucoup plus solides que celles
de la vision scientiste de l'univers proposées par le XIXème siècle finis-
sant. Les croyances généreuses faisant reposer la désaliénation de
ïhomme, condition préalable à son bonheur futur, sur les changements
des rapports de production se sont effondrées sous le vent de l'histoire
durant ces dernières décennies. En face de vérités provisoires érigées
en dogmes, d'un prophétisme millénariste qui semblable au char de
Jaggernauth accepte d'écraser dans sa marche vers un avenir triom-
phant des millions d'hommes, beaucoup se sont aperçus que la concep-
tion marxiste du monde n'a servi en fait que de religion désacralisée de
substitution.

Cependant le désenchantement qui en résulte ne va pas sans trouble,


es utopies et les dogmes sont en effet pour nombre dhommes de pré-
ceux refuges et un moyen de donner un sens à une vie trop vide ou
insatisfaite. Remplir ce vide, combler cette absence si sensible dans le
monde d'aujourd'hui, la franc-maçonnerie peut y contribuer largement.
Non pas certes en proposant de nouveaux dogmes ou une nouvelle
chatologie. La construction du temple ne s'achèvera jamais, car elle
recommence en chaque homme s' 'éveillant à la vie de l'esprit. Il n'y a
donc point de solution miracle et toute faite à projeter dans un avenir
plus ou moins éloigné. Notre seule méthode, notre seul enseignement
sont de faire comprendre à des coeurs généreux que la désaliénation ne
saurait passer par la voie d'une quelconque idéologie politique quelles
ien soient les séductions apparentes, La lutte pour le bonheur, contre
la souffrance, la violence, la faim, la pauvreté ne peut triompher par le
seul rassemblement des hommes de bonne volonté mais exige de cha-
cun l'abandon de tout préjugé et de tout dogmatisme. Cette lutte ne
saurait être limitée à une classe sociale non plus qu'à une nation ou à
une race. Elle nécessite pour celui qui y prétend une vue d'ensemble suf-
smment haute et large qui ne peut lui être donnée que par une
approche spirituelle de la réalité, celle-là même que la franc-maçonnerie
s'efforce de promouvoir et de faire vivre par le biais et les méthodes de
sa tradition initiatique.

19
Cependant devant une telle affirmation, certains peuvent s'interroger.
N'est-ce pas là, faire une fois de plus la preuve d'un conservatisme
avéré. Passe encore de trouver insatisfaisante ou incomplète l'image du
monde fournie par la science classique, de réaffirmer que le marxisme
n'offre pas la solution idéale pour réformer la société et promouvoir le
bonheur de l'homme mais insister sur le spirituel, s'y référer sans
cesse, n'est-ce pas faire bon marché des découvertes et des affirmations
d'un autre père fondateur de la pensée d'aujourd'hui en l'occurence
celles de S. Freud,

Si nous nous reportons à l'analyse apparemment pertinente opérée par


celui-ci du développement comme de la nature profonde de la psyché
humaine, n'y trouve-t-on pas la preuve que toute aspiration spirituelle
n'est que la métamorphose inconsciente de nos fantasmes, de nos pul-
sions refoulées, de nos désirs archaïques, d'une image préalable d'un
père bienveillant ou hostile. Longuement exposées dans les deux
ouvrages «L'avenir d'une illusion» et «Totem et Tabou», ces concep-
tions s'inscrivaient trop bien dans le cadre du matérialisme et de l'évolu-
tionisme ambiants pour ne pas recevoir bon accueil, Mais c'était là aussi
souscrire une fois de plus à une vue dogmatique et réductioniste de
l'infinie richesse de la psyché humaine comme oublier combien, même
des penseurs originaux et puissants. peuvent être plus ou moins
consciemment dociles aux modes intellectuelles régnantes, aveugles aux
pièges tendus par les failles de leur propre personnalité ou de leur his-
toire familiale. Freud n'a pas évité ce genre de chausse-trappe. Très
influencé par le mécanisme et le physicisme de ses maîtres universi-
taires, il voulut plaquer les mécanismes physiologiques rudimentaires
mis en lumière par ceux-ci sur l'activité du psychisme, sans voir l'artifi-
ciel de sa démarche.

Il allait ainsi faire dériver tous les processus mentaux de l'interconnexion


de forces qui se complètent, s'associent ou s'inhibent dans un jeu aussi
rigoureusement déterministe que celui des autres activités et fonctions
biologiques.

Il n'est pas bien sûr de mon propos de vous développer ici les divers élé-
ments de la théorie psychanalytique non plus que les avatars et des
modifications nombreuses que lui ont fait subir les disciples de son fon-
dateur. La littérature bonne et moins bonne, puis les mass media en ont
largement répandu les rudiments. Les termes de «libido», de «refoule-
ment», les expressions de complexe d'OEdipe ou de castration sont

20
entrés dans le langage courant sans d'ailleurs que ceux qui les emploient
soient bien au fait de leur signification réelle ni surtout des critiques que
l'on peut avancer.

Si un des mérites indiscutables de Freud et sa principale originalité


demeurent la mise en évidence du rôle de certains souvenirs archaïques
dans l'évolution et le dynamisme de la personnalité, il est par contre
facile de montrer les aspects simplificateurs, approximatifs et par bien
des points erronés des conceptions psychanalytiques. Depuis longtemps
déjà, les critiques ont insisté sur l'erreur qu'il y a à considérer toute la vie
psychique sous-tendue par l'instinct sexuel, à s'exagérer l'importance
des événements de la petite enfance, à rapporter aux seules causes
sexuelles, au complexe d'OEdipe ou de castration, la genèse des
névroses, à assimiler aspirations spirituelles ou croyances religieuses à
des formes mineures de névrose obsessionnelle et cette liste n'est pas
limitative.

Je crois cependant qu'il n'est pas vraiment utile d'aller plus avant dans
ces querelles de spécialistes mais qu'il convient de se placer sur un plan
différent. Nous rappellerons une fois de plus que la pensée maçonnique
est résolument adogmatique et qu'en conséquence elle ne saurait adhé-
rer à une théorie unique de l'esprit humain, ni accepter les excommuni-
cations et les anathèmes proférés par les tenants du freudisme à
l'encontre de tous ceux qui ne partagent pas les opinions du maître.
D'autre part soucieux du bonheur réel de l'homme et de son améliora-
lion, nous nous devons de constater que par la suspicion jetée sur toutes
les règles éthiques et morales, par la tendance affirmée de donner à tout
élan affectif, généreux ou spirituel une interprétation fondée sur la
sexualité, le freudisme a largement contribué à accroître le malaise et les
difficultés d'être ressenties par l'homme occidental, La véritable question
dont il nous faut trouver la réponse est celle du sens de la vie et elle ne
réside pas dans l'organisation ou la mise au jour de nos pulsions plus ou
moins conscientes. Je reprendrai ici les termes mêmes de Cari Gustav
Jung. qui d'abord ami et disciple de Freud, s'en écarta et en devint un
de ses critiques parmi les plus pertinents : «Qu'en est-il lorsqu'un
homme n'a pas d'amour mais seulement une sexualité, pas de foi parce
qu'un prétendu aveuglement l'effraie, pas d'espérance faute d'avoir
reconnu son propre sens et son vrai destin ? Le noyau de toute repré-
sentation du monde implique pour l'homme d'apprendre à s'accepter
lui-même avec ses côtés d'ombre, ses aspects irrationnels, son non-sens
et son mal, Freud a complètement ignoré qu'il n'existe pas d'époque où

21
l'homme ait été capable de maîtriser les puissances du monde souter-
rain, c'est-à-dire de son inconscient. Il a toujours eu besoin pour cela de
l'élan spirituel qui seul peut le délivrer de sa situation malheureuse».

Au début de cette conférence, j'avais voulu sous une forme quelque peu
provocatrice vous rappeler une affirmation souvent avancée selon
laquelle la pensée contemporaine dans l'image qu'elle prétend donner
au monde, de l'homme, de ses sociétés, de son destin serait fille de
Marx et de Freud. Je crois avoir pu vous montrer qu'un tel énoncé
s'enracinait en fait dans des idéologies dépassées relevant pour une
large part du scientisme du XIXerne siècle et qu'il était facile de mettre en
lumière ses apriorismes, ses contradictions, ses erreurs, ses simplifica-
tions abusives,

Mais à travers ces critiques j'ai voulu surtout vous faire sentir que nous
ne saurions soulever si peu que ce soit le fardeau de doutes, de craintes,
de désarroi qui pèse sur l'homme d'aujourd'hui, si nous ne prenons
d'abord conscience du vrai niveau où se situe la crise que traverse la
pensée occidentale,

A l'inverse de la pensée profane, la pensée maçonnique dans la mesure


où elle s'enracine dans la Tradition ne peut se satisfaire d'une analyse
ponctuelle des problèmes. Elle a bien conscience que dans le domaine
de l'action, au-dehors du temple, nous ne pouvons oeuvrer avec quelque
efficacité qu'en nous appliquant à trouver des réponses à des questions
précises et limitées, Mais à l'intérieur du temple, c'est-à-dire au niveau
même de l'esprit, les seules interrogations qui vaillent sont celles qui
s'appliquent à l'essentiel. Or cette crise que nous venons d'évoquer je
voudrais en conclusion vous faire saisir qu'elle s'enracine aussi dans les
incertitudes et les ambiguïtés actuelles de la notion de «progrès de la
connaissance».

Depuis maintenant plus de deux siècles, nous avons vécu sur des
conceptions simplistes la première était que le «plus» était toujours le
«mieux». On a cru ainsi que la croissance économique en mettant sans
cesse plus de produits à la disposition de l'homme, augmentait en
même temps sa qualité de vie, notion qui aujourd'hui est loin d'être évi-
dente tout au moins pour les peuples nantis,

Nous avons été d'autre part habitués à associer l'idée de progrès avec
celle de rationnalité, d'ordre, d'organisation et non leurs contraires. Or

22
cette croyance encore si largement admise ne paraît pas reposer sur des
fondements beaucoup plus solides que la précédente. En effet, la
démonstration dans l'univers physique d'un principe de dispersion, de
dégradation, de désordre insparable de celui d'organisation «est plus à
faire depuis la découverte du principe de dégradation de l'énergie. De
même au niveau du vivant, ce que nous appelons le progrès est insépa-
rable de son contraire. Le perfectionnement des espèces s'est accompa-
gné de la régression et de la disparition d'autres, peut-être aussi nom-
breuses. L'évolution biologique s'est faite à travers une hécatombe.
Quant au progrès dans les sociétés humaines, nous en avons une vue
:ptimiste lorsque nous nous tournons vers le passé, alors que l'idée
.rverse l'emporte lorsque nous regardons notre présent.

même ambiguïté va se retrouver lorsque nous nous appliquons à cer-


er la notion de connaissance.

D.re que depuis le début du développement des sciences, les progrès de


connaissance reposent sur l'accumulation des données ponctuelles est
.rie banalité. Or, nous commençons à nous rendre compte qu'entasser
:es informations n'aboutit pas forcément à un approfondissement dans
tre approche du réel. Les structures mentales de l'homme deviennent
.suffisantes pour saisir et traiter le flux sans cesse croissant des don-
nous plongeant finalement dans un «nuage d'inconnaissance».

D autre part dans la mesure même où les progrès de la connaissance


posent très largement sur la notion d'organisation, les principales
thodes pour y parvenir ont été essentiellement : la théorisation, la
:rnp'iification et 1a formabsation. Or toute théorie pour être sinon juste
au moins intelligible et ceci quel que soit le domaine où elle
applique, ne peut prendre en compte elle aussi, qu'un nombre limité
: informations. Il en résulte évidemment une floraison de théories
:ntradictoires dont chacune prétend détenir la vérité ou s'efforce d'y
arvenir en négligeant toutes les autres données (les plus nombreuses)
:ii en prouveraient facilement la fausseté.

Quant à la simplification, elle a été surtout le fait des sciences expéri-


"-ientales et humaines. Son procédé le plus habituel a consisté à prendre
objet ou un être et à le mettre dans des conditions totalement artifi-
::Iles pour essayer de contrôler les variations qu'on peut y provoquer et
'rs conséquences. Une telle mutilation du réel aboutit évidemment à
,r',e véritable occultation de celui-ci, Dans la mesure où par exemple,

23
l'explication de la vie ne peut être fournie qu en décomposant le vivant
en mécanismes de plus en plus élémentaires, il est devenu impossible
I
d'opérer une réintégration qui donne un sens et une réalité au concept
de vie ce qui heurte évidemment le sens commun car chacun de nous
perçoit intuitivement la différence essentielle entre le vivant et l'inanimé.

Le même raisonnement peut s'appliquer à l'homme dans la mesure où


pour mieux l'étudier nous le réduisons artificiellement à son seul aspect
d'être biologique ou psychologique ou social. A travers ces simplifica-
tions, des dislocations, ces réductions, le concept d'homme s'évapore et
nous savons trop bien à quoi mène ce genre de changement d'état

Quant à la formalisation des théories scientifiques dont les sciences de


la matière sont le domaine privilégié, on ne saurait nier sans ridicule
qu'elle n'ait constitué un progrès incontestable, Grâce à elle, la concep-
tion d'un univers composé de substances distinctes, fixes et stables a
été abandonné pour devenir un système de relations, Mais en même
temps, dans la mesure où la formalisation a progressé, elle a entraîné
une désincarnation du monde qui le réduit à un ensemble d'idéalités
mathématiques, Il s'ensuit un résultat surprenant, celui de voir nombre
de scientifiques revenir à une sorte de conception platonicienne du cos-
mos d'après laquelle la seule réalité serait finalement les équations qui
s'appliquent au réel mais surtout pas le réel auquel les équations
s'appliquent.

Il nous faut donc aujourd'hui nous accomoder d'une conception


ambigue de la connaissance comme du progrès. admettre que si les
efforts conjugués de simplification et de formalisation ont amené à des
résultats incontestables ils ont entraîné aussi une dislocation de la
connaissance en territoires isolés conduisant à une véritable incommuni-
cabilité entre les disciplines. Les aspects du réel que chacun propose
sont ainsi séparés de tous leurs voisins par des fossés d'ignorance qui
tendent à se creuser, à s'approfondir au point que la réalité elle-même
risque de s'y ensevelir,

Je ne voudrais cependant pas vous laisser sur l'impression d'un constat


d'impuissance et de doute. Essayer d'analyser les éléments d'une crise,
c'est aussi s'efforcer d'en tirer les leçons et la franc-maçonnerie trahirait
sa vocation si elle ne s'intéressait pas aux remèdes. Le plus important à
vous proposer sera celui de l'humilité, A travers les théories scientifiques
comme les idéologies sociales, les penseurs et les savants s'étaient plus

24
ou moins rêvés ce démon laplacien omniscient, contemplant du dehors
le tourbillonnement des mondes et pouvant par la seule puissance de
son esprit prédire à partir de la trajectoire de l'un d'eux, le passé. le pré-
sent et l'avenir de tous, Comme de tous les rêves ils ont dû s'en
réveiller. Les voici non plus extérieurs mais réintégrés à un univers
étrange et contradictoire. Ils doivent se concevoir tourbillon organisé et
conscient d'amas d'énergie à la réalité aléatoire. Ils ne pourront plus
échapper aux affinités, aux correspondances, aux interactions entre les
phénomènes qu'ils observent, l'instrument de mesure qu'ils emploient et
l'oeil avec lequel ils le regardent. Cette révolution qui angoisse tant
d'entre eux aujourd'hui doit nous être plus facile à accepter qu'à beau-
coup d'autres, Nous n'avons jamais eu l'orgueil de croire que la seule
démarche rationnelle pouvait nous fournir les clés de l'univers.
L'homme n'a jamais été pour nous cet exclu, cet omniscient, sans héri-
tier et sans parentage, Plus que quiconque, nous devons savoir que
l'univers n'est pas cet être muet et silencieux déserté par les anciens
eichantements, monde horloger sur lequel nous aurions reçu juridiction.
II doit être pour nous au contraire, celui d'une perpétuelle alliance sou-
vent rejetée mais aussi toujours renouée entre la nature, processus
ouvert de production, d'invention de destruction et l'homme, ses
savoirs, ses sociétés, ses doutes, ses certitudes et sa quête fondamentale
e la suprême unité.

25
La philosophie
de l'initié (1)

_as définitions données de l'initiation ont été innombrables. Si l'on recen-


sait tous les ouvrages qui lui ont été consacrés, on trouverait probable-
ment que le sujet est un de ceux le plus souvent traité dans la littérature
.riiverselle. N'appartient-il pas à un patrimoine culturel et spirituel com-
mun de l'humanité, depuis que celle-ci s'est dégagée de l'animalité ? Aussi
:ourriez-vous penser qu'il y a quelque outrecuidance à revenir une fois de
:ius sur ce thème, mais n'est-il pas la raison d'être de notre Ordre et si
:nacun de nous n'en est pas intimement et profondément convaincu,
-otre présence ici ce soir m'apparaît de bien peu de signification.

Je dis bien «chacun de nous», car l'initiation ne peut agir que comme
.ne mystérieuse alchimie rigoureusement individuelle et c'est la raison
:our laquelle j'ai souhaité vous parler non pas de l'initiation en général,
flais de ce que «pour moi» elle pourrait et devrait faire de celui qui l'a
-cue. car je ne pense pas que pour deux maçons son action puisse
:re conçue de façon identique et de ce fait, mon propos sera très
-2ntaché de subjectivité.

Saurais tout d'abord pour souci d'insérer cette philosophie de l'initié dans
lici et maintenant». On ne saurait en effet concevoir et nous maçons
moins que tout autre, que l'initié s'installât hors du temps. Certes l'initia-
:on est en soi intemporelle et elle a pu être conférée à des hommes du
ius lointain passé comme elle pourra l'être à ceux du plus lointain ave-
nir. Mais, en revanche, l'initié doit la vivre et la réaliser dans Je monde qui
I entoure et transmettre à ses contemporains ce qu'il a saisi de son sens et
de son messaqe, tout en sachant cue ['un et l'autte s'inscvb.jent dans un
2VflS sact, sSue\, q\. a peu \)oir a'ec ceui des physiciens.
U Publié pour la première fois en 1985 dans le numéro 59 de Points de Vue Initiatiques.

27
Ce sont là autant de raisons qui vont m'amener dans la suite de cet
exposé à vous montrer à plusieurs reprises l'initié confronté à des pro-
blèmes posés de tout temps à l'homme mais pouvant prendre une
actualité plus frappante, plus prégnante pour celui qui s'est engagé
aujourd'hui dans la voie initiatique.

Je vous dirais ainsi tout d'abord que notre initiation doit nous faire saisir
profondément ce que notre individualité, notre personnalité comme
celle de chaque homme qui nous entoure, peuvent avoir d'unique. Cette
affirmation peut d'une part vous sembler comme allant de soi, car cha-
cun de nous se sait et se sent distinct de l'autre et d'autre part vous pen-
sez peut-être qu'elle tend à exagérer notre importance ou à exalter notre
orgueil. Ne nous y trompons pas cependant, sur cette apparente évi-
dence, le monde, la société qui nous entourent exercent plus qu'il ne fût
jamais, une pression à la fois subtile et puissante pour la détruire ou
nous la faire oublier. Pour cela il s'efforce tout d'abord de nous persua-
der qu'une des pires épreuves qui puisse atteindre l'homme d'aujourd'hui
est d'éprouver sa solitude et pour nous l'épargner, il nous propose un
remède pire que le mal, celui de l'uniformisation de nos pensées, de nos
moeurs, de nos espaces culturels. Ce dont on veut nous convaincre par
le biais des procédés de la communication dont la puissance et l'ubiquité
s'accroissent sans cesse, c'est de nous faire accepter la disparition de
l'originalité et des particularités de notre être profond, de nous amener à
nous rendre avec notre accord inconscient, aussi peu distincts les uns
des autres que le termite ou la fourmi des autres membres de sa colonie.

Aussi n'hésiterai-je pas à dire que le premier message de l'initiation doit


être l'affirmation d'un refus, celui de notre immersion dans un océan de
molécules humaines toutes semblables, sans destin qui leur soit propre
et sans plus d'importance que telle ou telle autre dans la vague qui
s'enfle et s'écroule.

L'initiation a conféré à chacun de nous une imminente dignité car elle


nous a mis en marche sur un chemin qui nous appartient en propre, qui
nous amène à choisir un itinéraire différent de tout autre, sur lequel
nous allons à notre propre pas et sur lequel nous couvrirons notre
propre distance. Prendre pleinement conscience de cette dignité c'est
aussi du même coup comprendre qu'elle peut appartenir à tout homme
et par là même nous faire faire le premier pas sur la voie d'une tolé-
rance et d'une compréhension authentique vis-à-vis de l'autre.

28
NIais c'est affirmer aussi le sens et la valeur de notre liberté. Quand je dis
liberté, j'entend bien qu'il ne saurait s'agir de celle affirmée ou réclamée
par un quelconque anarchisme libertaire qui amènerait chacun à rejeter
toute contrainte morale, à s'arroger le droit de faire n'importe quoi sans
se soucier jamais de la conséquence de ses actions ou de ses responsabi-
lités vis-à-vis de ceux qui l'entourent.

La liberté que l'initiation doit nous apporter est la liberté intérieure.


Nous convaincre que celle-ci demande certes un effort fondamental de
réflexion. C'est qu'en effet, hors un petit nombre de spécialistes,
l'homme occidental vit encore intellectuellement courbé sous le poids
du déterminisme étroit que le développement des sciences physiques
au XIXme siècle a imposé. Celui-ci a confronté les penseurs de cette
époque à une contradiction fondamentale, celle de la conciliation du
fatalisme de la causalité dans la nature à la revendication de la liberté
pour l'homme. Parce qu'ils ont échoué dans cette conciliation, la plu-
part de ceux occupés des mécanismes de l'esprit humain, des rouages
des économies et des sociétés, de la prédiction des évolutions histo-
riques, n'ont trouvé d'autre solution que d'enfermer ce qu'il est convenu
d'appeler les sciences humaines, dans le même carcan déterministe que
les sciences de la nature. Et je n'hésiterai pas à dire qu'au sens de la
maçonnerie elle-même, la perte ou l'occultation temporaires du sens
initiatique ont souvent mis celle-ci à la remorque des mêmes concepts
dans l'oubli de sa spécificité.

Cependant, mes frères, cette inféodation à des modes de pensée ne


représentant au plus qu'une étape de l'interprétation du monde phéno-
ménal n'a plus lieu d'être. Il serait en effet facile, mais ce n'est pas le
lieu ici, de vous montrer que les évolutions modernes de la pensée
scientifique dirigent cette dernière vers des approches plus ouvertes,
moins rigides, laissant davantage de jeu aux possibles plus conscientes
des mystères et des problèmes irrésolus, posés par la nature dans
toutes ses manifestations.

Ainsi confortés (s'il en était besoin pour quelques esprits timides !), nous
pouvons redire que la lumière apportée par l'initiation est entre autre
celle de la liberté intérieure, celle qui nous affirme et nous convainc que
nous ne devons accepter et faire nôtre, rien de ce qui peut nous être
apporté de l'extérieur : modes, dogmes, idéologies, sans les avoir soi-
;neusement examinés au préalable et sans avoir pris clairement et plei-

29
nement conscience quaucun d'entre eux ne saurait renfermer l'absolue
vérité ou exprimer la totalité de la réalité humaine comme du reste du
monde manifesté.

Il est beaucoup insisté dans nos loges sur la nécessité du rejet de tout
dogme, de toute révélation. Cette exigence est parfaitement saine en
soi et doit être en effet une des pierres d'angle de la philosophie de
l'initié. Malheureusement elle a été trop souvent entendue comme
impliquant seulement les dogmes religieux et plus spécialement judéo-
chrétiens. Je pense qu'il s'agit là d'une relique, d'un fossile de la paléon-
tologie maçonnique. La liberté intérieure est elle aussi un refus, celui
d'accepter n'importe quelle vérité révélée par d'autres hommes qui s'at-
tribueront ensuite, eux-mêmes ou leurs disciples, le droit d'en vouloir
tirer des règles impératives voire légales de conduites, d'organisations
sociales, économiques, politiques susceptibles d'être imposées à leurs
semblables. J'en dirais d'ailleurs autant pour toute théorie philoso-
phique ou scientifique.

Un des pièges tendus par le monde contemporain à la liberté intérieure


de l'homme tient aussi à la prétendue nécessité sans cesse proclamée et
affirmée à propos de tout et de n'importe quoi, de ne faire confiance
qu'au spécialiste, au technicien, parce qu'il serait le seul «à savoir» et en
conséquence de devoir nous en remettre à lui sans réserve, de lui aban-
donner notre destin. A ce piège il doit nous être plus facile d'échapper
que quiconque, car nous savons qu'il n'existe ni spécialiste, ni technicien
de l'initiation à suivre aveuglément. Même si certaines voies tradition-
nelles font toujours appel à un maître spirituel, la première leçon de
celui-ci sera d'enseigner au disciple la nécessité de se détacher de lui et
de marcher dans sa propre voie. Il est vrai qu'une telle nécessité n'est
pas facile à admettre. Prendre conscience que, laissés à nos seules
forces, il nous faut savoir déceler le fugitif, le contradictoire, le relatif de
tant d'affirmations prétenduement définitives et absolues est une
épreuve redoutable. L'apprentissage du doute n'aboutit pas à nous pro-
poser le repos sur un mol oreiller car il n'a rien de confortable. Les certi-
tudes seules sont rassurantes, accueillantes, endormantes et il est doux
de s'y réfugier. Le véritable initié devra lutter durement, tendre sa
volonté pour échapper à son absorption dans le tout fait de la pensée et
du discours, rejeter s'il lui semble devoir le faire les modes et les théories
à la mode, rejet et refus qui sont les pierres de touche et le fondement
de la liberté intérieure.

30
Prendre pleinement conscience de celle-ci, c'est se trouver d'un seul
coup transporté sur un sommet où nous sommes soumis au vent rude et
âpre de notre solitude, de notre responsabilité, c'est saisir d'un regard le
Paysage étendu devant nous du tragique de l'existence humaine. A ce
souffle immense, à cette vision, bien des penseurs livrés à leurs seules
forces n'ont pu résister. Submergés par l'angoisse, ils ont pu croire que
:eur seule échappatoire était de se jeter dans l'océan du collectif, du
nombre, de la foule. A l'inverse, l'initié doit trouver en lui les ressources
pour se refuser à ce désespoir comme à sa fausse guérison. Il sait en
effet que sa solitude existentielle n'est qu'apparente car il est en réalité le
maillon d'une chaîne qui plonge au plus profond des générations
humaines, celle faite de tous ceux qui se sont engagés sur la même voie
que lui, de tous ceux qui se sont refusés au «pour rien», à l'absurde, au
néant, à l'absence de signification. Même si celle-ci lui demeure appa-
remment cachée, il sait qu'il a repris le chemin que d'autres ont par-
couru avant lui et sur lequel d'autres s'engageront après lui ; cette voie
qui offre à chacun les nombreux paysages des diverses traditions initia-
tiques mais dont l'horizon et le but sont l'unique et absolue réalité. Ainsi,
au gré de sa nature la plus profonde et la plus authentique, dans l'es-
pace ouvert aux souffles de sa liberté intérieure, l'initié pourra choisir
telle ou telle tradition aux origines de la maçonnerie spéculative.

Ce pourra être celle privilégiant l'espace du relationnel, celle qui pleine-


ment consciente de l'existence du mystère sait concilier celle-ci avec les
exigences de l'intelligibilité. La réalité de cette conciliation ressortira de
la perception d'une unité de sens de l'existence humaine à travers l'écou-
lement du temps. Pleinement sensible à la brièveté de la vie, l'initié
saura aussi que durant celle-ci il doit accumuler un capital de connais-
sances, perfectionner ses moyens de les acquérir et que quand il dispa-
raîtra ses efforts ne seront pas perdus car ce qui est vrai des individus
lest aussi des sociétés qui lui survivent et des disciplines intellectuelles et
morales qui survivent aux sociétés. Profondément conscient de la chaîne
infinie des apports que chaque homme est à même de verser aux béné-
fices des générations qui vont venir, il saura aussi qu'elle ne peut être
faite d'une simple accumulation de biens culturels ou de données sur la
nature et le fonctionnement du réel objectif mais qu'elle s'inscrit dans
une perspective surnaturelle qui peut seule donner un sens à ces acquisi-
tions : celle d'une ascension de l'homme et par voie de conséquence,
es sociétés qu'il constitue vers le spirituel.

31
Pour le maçon, dans les sens divers qu'il peut donner à son initiation,
celui de lutter pour ce que l'on appelle communément le progrès doit
être orienté et traversé par une finalité interne, certains diront même
par une intention unique.

Dans cette perspective, la vision de ce progrès la plus souvent offerte à


nos contemporains, nous apparaîtra dans son ambiguité fondamentale.
N'implique-t-elle pas en effet l'émancipation du devenir humain vis-à-vis
de tout impératif transcendental ? N'est-elle pas trop souvent affirmée
comme un seul accroissement des valeurs matérielles et des seules
connaissances phénoménales ? Ainsi, l'homme d'aujourd'hui en retirera-
t-il peut-être la croyance en une poursuite indéfinie de ce mouvement
mais sans en être pour autant capable d'en saisir le sens ou d'en prévoir
la direction car il n'est conscient que de la seule horizontalité de la flèche
du devenir humain. A l'inverse l'initié saura que ce dernier ne prend sa
signification que dans la mesure où la flèche redresse sa trajectoire vers
la voûte étoilée.

Cette double lecture du concept de progrès rappelle et impose facile-


ment à nous ce distinguo qu'introduisait Marcel Proust dans un passage
d' A la Recherche du Temps perdu, n'y disait-il pas : «Le seul véritable
voyage n'est pas d'aller vers d'autres paysages, mais d'avoir d'autres
yeux». Ces autres yeux sont ceux de l'homme spirituel, de celui qui per-
çoit que la seule conscience intellectuelle est fermée sur elle-même alors
que la conscience initiatique est au contraire co-naissance au monde et
à soi-même. Il m'apparaît qu'une des difficultés mais aussi des grandeurs
de notre initiation tient à ce que celui qui l'a reçue doit à travers elle per-
cevoir conjointement deux réalités. Il ne saurait d'une part sans tomber
dans un mysticisme le mettant trop à l'écart du domaine de l'action,
refuser que le sens habite la nature, d'admettre que celle-ci est agrégat
de phénomènes dont l'esprit humain est capable de déterminer cer-
taines des lois et combinaisons. Mais d'autre part il doit aussi percevoir
que cette approche seulement rationnelle, même s'il s'associe à d'autres
pour élargir son champ de conscience ne peut espérer un succès total.
L'esprit humain ne saurait posséder un pouvoir radical parce qu'il est lui-
même créature parmi les créatures, issu des ténèbres et destiné à y reve-
nir. Dans le cours de sa vie il ne saurait bénéficier que de lueurs fugitives
sur les mystères de l'être.

A partir de cette prise de conscience, la voie initiatique qui l'amènera à


acquérir un autre regard, celui ouvert sur l'espace du dedans, celui qui

32
perçoit que la claire lumière de la raison ne peut à elle seule révéler la
:jtalité du sens des phénomènes, que son explication de la nature n'est
:uun ensemble des reflets d'un être qui se dérobe derrière les apparences
:ans le moment même où il s'offre à nous et qu'elle ne saurait répondre
Dar ses propres et seuls moyens à la question fondamentale posée par
.eibniz de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.

A cette lumière du regard intérieur, se dessinera peu à peu pour l'initié


. sens de son être et de sa présence au monde. A travers la compré-
nsion lentement acquise de la symbolique de la renaissance initia-
que il donnera un autre sens à la mort à «sa» mort. Il ne souhaitera
en fuir la présence toujours tapie au fond de lui en acceptant la
:analisation des massacres, en tendant de l'enfouir sous les débris du
:'iotidien, en prétendant la nier par une sorte de jeu de mot logique tel
Epicure affirmant que «la mort n'existe pas car tant que je suis là elle est
sente et quand elle est là, je ne suis plus». Il comprendra au contraire
:'je la relation entre la vie et la mort n'est pas univoque, n'est pas un
:rnple rapport d'exclusion réciproque mais qu'elle est un problème
:..main posé à chaque individu dans des termes qui lui sont propres,
:jur lequel il ne saurait y avoir de réponse valable pour tous et où il ne
::nt qu'à lui de choisir la solution d'une ouverture sur le néant ou sur
e autre lumière. Et nous pouvons ici nous souvenir de la parole du
ros balzacien de la Recherche de l'Absolu qui, après avoir englouti sa
:rtune et gaspillé sa vie dans la poursuite désespérée de l'impossible
a;oir. achève son agonie en murmurant "j'ai trouvé».

A travers la lente conquête de la véritable nature de son moi, l'initié


.Ûrira lentement la conviction de n'être pas un quelconque débris pante-
sur l'étal toujours sanglant d'une histoire sans fin prolongée vers un
sn toujours repoussé. Il se percevra au contraire chaînon distinct, signi-
ant. à sa place et dans sa dignité au sein du déroulement conjoint de
istoire sacrée et de l'histoire profane. De même que l'univers se pro-
:ose à nous à la fois dans une expansion infinie mais aussi dans la cour-
:cre de l'espace-temps se refermant sur lui-même, l'initié se pénètrera de
:: inconcevable, être à la fois dans l'éternel retour du temps sacré et
s l'éternel futur de sa progression spirituelle et de celle de l'humanité.

la méditation de cette apparente contradiction, il prendra


::science d'une des lectures que le mythe lui propose. Saisissant le fil
: cette véritable <'ontogenèse» de l'initié qui passe d'abord par la
= : :.science de son unité, de sa spécificité, de sa liberté, il accèdera pro-

33
gressivement à une autre évidence : celle de son incomplétude fonda-
mentale, de son insuffisance d'être. Celle-ci appelle pour lui en compen-
sation de sa propre carence un supplément ou plutôt un complément
qu'il ne pourra obtenir s'il ignore ou refuse l'autre, s'il néglige ou s'il
ignore l'appel de l'amour. Car et c'est peut-être là, à la fois le plus
simple et le plus grand précepte de la philosophie de l'initié. Je le résu-
merai dans cette citation empruntée à la première épître de Jean <(Per-
sonne n'a jamais vu Dieu, mais si nous nous aimons les uns les autres,
Dieu demeure en nous... Nous connaissons alors que nous demeurons
en Lui et qu'il demeure en nous et qu'Il nous donne Son Esprit».

Mes frères, me voici arrivé au terme de cet exposé. Je ne sais si j'ai


répondu comme il convenait à votre attente et à la demande qui m'avait
été faite. Si vous me permettez encore quelques mots, je voudrais
conclure en vous citant ce passage emprunté à un texte de V. Flugo.
Même si certains traits de son écriture peuvent nous agacer, je crois qu'il
exprime néanmoins un des sens ultime de l'initiation «Tout homme a
en lui son Patmos. Il est libre d'aller ou de ne point aller sur cet effrayant
promontoire de la pensée d'où l'on aperçoit les ténèbres. S'il n'y va
point, il reste dans la vie ordinaire, dans la conscience ordinaire, dans la
vertu ordinaire, dans la foi ordinaire ou dans le doute ordinaire, et c'est
bien. Pour le repos intérieur, c'est évidemment le mieux. S'il va sur cette
cime, il est pris. Les profondes vagues du prodige lui sont apparues. Nul
ne voit impunément cet océan là. Désormais il sera le penseur dilaté,
agrandi mais flottant. Il touchera par un point au poète et par l'autre au
prophète. Une certaine quantité de lui appartient maintenant à l'ombre.
L'illimité entre dans sa vie, dans sa conscience, dans sa vertu, dans sa
philosophie. Il devient extraordinaire aux autres hommes. Il s'obstine à
cet abîme attirant, à ce sondage de l'inexploré, à ce désintéressement de
la terre et de la vie, à cette entrée dans le défendu, à cet effort pour
tâter l'impalpable, à ce regard sur l'invisible, et c'est ainsi qu'on s'en va
dans les élargissements sans bornes de la méditation infinie».

34
Déterminisme profane
et liberté initiatique (1)
Vous êtes aujourd'hui en ces lieux parce que vous espérez que s'y tien-
:ront des propos où il sera peut être dit que l'homme contemporain ne
saurait apaiser ou chasser son angoisse existentielle en s'étourdissant
:ans les occupations et les gadgets sans cesse renouvelés offerts par
civilisation et une société techniciennes, Parce que soucieux de
réflexion, perplexes, sinon inquiets devant l'évolution du monde et les
perspectives qu'elle vous ouvre, vous avez conscience qu'il n'est pas
offert de bonnes réponses par les partis, les églises, les idéologies,
Parce que saturés d'informations de tous ordres, venant des horizons
les plus divers, à un degré que l'homme n'avait encore jamais connu, le
chiffre de notre destinée vous apparaît néanmoins plus que jamais voilé
et mystérieux.

Avec un profond malaise, nous nous sentons entraînés vers un futur


certes imprévisible mais issu d'un enchaînement de causes marquées du
sceau d'un déterminisme incontournable alors qu'en même temps la dis-
parition ou les modifications trop rapides de la plupart des normes
éthiques nous laissent désarmés face à nos choix individuels, Apparem-
ment libres de tout faire plus que nous ne l'avons jamais été, nous nous
éprouvons plus que jamais prisonniers de forces, d'événements, de
mécanismes, de structures qui se combinent et s'enchaînent implacable-
ment, semblant nous retirer toute possibilité d'influer sur nos propres
:estinées. Confusément conscients de cette contradiction, nous pou-
''ons entendre s'élever de notre société contemporaine la revendication
:ésespérée d'une liberté sauvage passant par le rejet de toute obligation
morale, individuelle ou sociale, par la dénégation désespérée d'un déter-
inisme oppressant les hommes et leur destin,

Conférence prononcée dans le cadre du Cercle Condorcet-Brossolette le 18 janvier 1986.

35
Chacun de nous est confronté à ce conflit, à ce questionnement, cha-
cun de nous en perçoit le tragique avec plus ou moins d'acuité. Les
institutions établies religieuses, culturelles, voire politiques souhaite-
raient y répondre, chacune à leur manière mais dans la mesure où
elles gardent quelque honnêteté intellectuelle elles sont aussi
conscientes que leurs solutions ou leurs remèdes ne sauraient y parve-
nir que très imparfaitement.

Devons-nous alors devant ces carences nous contenter de désespérer ?


Ne convient-il pas plutôt à notre dignité d'homme de trouver à la fois en
nous et dans ce que le passé nous a enseigné, une lumière qui nous aide
à éclairer si peu que ce soit, l'obscurité de l'avenir?

Le monde change, certes, mais n'est-ce là rien d'autre que l'affirmation


d'une évidence ? Du jour où l'homme occidental sortit du cadre des
sociétés primitives traditionnelles, ses moeurs, ses cultures, ses concepts
firent-ils autre chose que changer ? Il y eut bien sûr des époques où ces
changements furent plus rapides, plus perceptibles, plus importants qu'à
d'autres et par là même davantage porteurs d'inquiétude et de crainte.
Mais les temps qui les connurent furent aussi les plus féconds. Lorsque
les schémas d'intelligibilité sont en train de se défaire et de se refaire,
lorsque deux images du monde et de l'homme, deux systèmes de valeur
se trouvent en concurrence, le sort et l'existence même d'une vérité
paraissent en question.

Il en allait ainsi au début du Moyen Age lorsque l'exigence chrétienne


s'opposait à la culture antique puis parvint à la reprendre à son compte
moyennant un renouvellement de la sensibilité intellectuelle. Le XIVème
siècle fut lui aussi un âge de dissolution et de reconstitution où la culture
cherchait sa voie sur le chemin fécond des essais et des erreurs et cette
quête devait se poursuivre pendant presque deux siècles pour finalement
fleurir dans ce que l'on appelle, par un certain abus de langage, la
«Renaissance)>.

Il en fut largement de même, plus près de nous lorsque grâce au déve-


loppement scientifique issu de la prévalence de la méthode expérimen-
tale, s'épanouissait la civilisation technique qui règne sans partage
aujourd'hui. Instruits
par ces évolutions, nous devons prendre
conscience que chaque vérité relative à l'homme dans l'univers n'est
qu'une vérité partielle, inséparable d'une vérité globale de l'humanité en
devenir le long du temps.

36
J'ai dit «devenir» mais celui-ci à l'image du mouvement des astres, est-il
rigoureusement déterminé et devons-nous en croire ceux qui nous l'affir-
ment de science sûre?

L'homme contemporain s'imagine souvent avec quelque naïveté que le


concept de déterminisme est une notion récente issue du raisonnement
scientifique et des explications du monde phénoménal que celui-ci en
:urnit. C'est se montrer oublieux ou ignorant d'une autre conception
:. déterminisme qui régna longtemps.

s spécialistes de la philosophie scolastique, en particulier E. Gilson,


= -it bien montré que ce qui retardait la pensée médiévale dans ses
'-ogrès ne fût certainement pas une sorte de tiédeur dans sa croyance
déterminisme. La place faite au merveilleux, aux miracles, aux
Jnstres, aux prodiges, dans la vie de tous les jours comme dans les
:rits des voyageurs ou des chroniqueurs ne doit pas être perçue
= :mme tenant à la naïveté d'esprits encore enfants, indifférents au
-:ionnel.

au contraire, toute indétermination tend à disparaître de la nature


diévale. Pour le penseur chrétien, il ne saurait y avoir ni monstre, ni
isard, car si l'on peut et doit maintenir ces notions sur le plan tout
--:atif de notre expérience humaine, elles perdent tout sens lorsqu'on
: :rr l'univers du point de vue de Dieu. Parce qu'elle est Son OEuvre, la
=re chrétienne ne saurait commettre de faute. Les «defectiones
lorsqu'il s'en produit, ne sauraient être que voulues en vue
: certaine fin les monstres humains par exemple, naissent en
;

:asequence des lois qui gouvernent la nature déchue. Les scolastiques


:rmeront donc que les philosophes païens ont préféré nier les des-
de Dieu plutôt que d'avouer les ignorer et ont accusé la nature
: tre irrationnelle là où elle n'a fait que suivre les lois supérieures qui lui
nt imposées par son Créateur. Le philosophe chrétien doit au
r'aire s'efforcer de resserrer le déterminisme naturel en réduisant
lois d'une raison supérieure l'apparent désordre de la nature. Tout a
_r raison suffisante mais ce ne peut être qu'une «raison» et la volonté
±'e de l'homme mise à part, philosophes scolastiques et théologiens se
=cc: volontiers accordés pour admettre par exemple un déterminisme
'oogique universel. Contrairement à ce que l'on imagine trop facile-
aujourd'hui, bien loin d'être le reflet d'une pensée magique,
-:cgie apparaissait aux hommes, non seulement au Moyen Age

37
mais plus encore de la Renaissance et jusqu'au beau milieu du XVIIéme
siècle, comme une tentative exemplaire pour ramener la diversité des
affaires humaines à un principe commun d'intelligibilité. Réduisant le
variable à l'ordre, sa terminologie aux concepts ambitieux, simplifiait le
chaos de l'existence, apportait un trésor de renseignements et annon-
çait à la société dans son ensemble comme à chaque homme en parti-
culier, leur destin tant individuel que collectif.

Les apparitions d'une nouvelle étoile telle la nova de 1572 ou de


diverses comètes dans le ciel du XVIême siècle, furent certes contempo-
raines d'un remarquable développement de l'astronomie véritable avec
Tycho-Braché, Képler ou Galilée, mais il y a quelque aveuglement à
croire que ceux-ci considéraient l'astrologie avec le mépris d'un astro-
physicien du XX<e siècle finissant. Képler conseillait à Wallenstein
l'examen des étoiles et conférait une âme à la terre comme à l'uni-
vers, tandis que Galilée composait des horoscopes. La substitution
dans les esprits de l'héliocentrisme au géocentrisme fut tardive et
insensible. Il semble même que, pour une part au moins, la foi dans la
valeur prédictive de l'emplacement des étoiles et le déterminisme
implacable du mouvement des astres, contribua à reléguer le Dieu de
l'Incarnation, très personnel et proche de l'humain, dans un lointain
empyrée où il allait emprunter bien plus de traits au premier Moteur
immobile d'Aristote qu'au Verbe Incarné des Evangélistes et des Pères
de lEglise. Encore Législateur Universel, la découverte des lois de la
gravitation par le très chrétien Newton, allait en faire un Roi quelque
peu fainéant et tout prêt à devenir ce Grand Architecte de l'Univers
auquel se rallierait si facilement la franc-maçonnerie spéculative à ses
commencements. Ce ne fut certainement pas par hasard si l'un des
principaux fondateurs de celle-ci, Jean Théophile Désaguliers, fut non
seulement le conservateur des oeuvres de Newton mais voua à celui-ci
un véritable culte, lui consacrant par exemple tout un poème allégo-
rique «Le système newtonien du monde, meilleur modèle de gouver-
nement» où l'on trouve ces vers surprenants «La nature contrainte se
soumet à son esprit pénétrant et lui révèle complaisamment toutes ses
voies secrètes. Contre les mathématiques elle ne saurait se défendre et
cède au raisonnement expérimental». Cependant Désaguliers était
pasteur et comme son maître à penser, bon chrétien ; Newton en
effet s'il réfutait le dogme de la Trinité a par contre consacré beau-
coup de son temps à des études d'exégèse biblique portant sur les
prophéties de Daniel ou sur l'Appocalypse. A ses propres yeux,

38
l'expérience et le calcul devaient déchiffrer la présence de Dieu dans
le monde. C'était la puissance divine rayonnant à travers l'espace qui
assurait à la fois la cohérence et la permanence de l'univers. Il ne
considérait son oeuvre que comme un commentaire de la Parole du
Psalmiste suivant laquelle : «Les Cieux racontent la Gloire de Dieu et
la Nature est sa Révélation». Il vient tout naturellement à l'esprit que
ces concepts physico-théologiques d'ailleurs partagés par bien d'autres
savants anglais tels Boyle. un des fondateurs de la chimie moderne,
ourraient expliquer pourquoi les Pères fondateurs de la franc-maçon-
-erie spéculative entendaient interdire son entrée aux «athées stu-
::des», ceux-ci ne refusaient-ils pas en effet de croire à la nécessité
une Providence dont le pouvoir essentiel de maintenir une exacte
régularité dans le système du monde et sans laquelle l'intelligence et la
auté de celui-ci disparaîtraient,

iependant dans la mesure où Galilée tout d'abord, a prétendu éman-


::er la connaissance du monde physique de la Révélation biblique de
n réalisme mythique et la débarasser de toute référence théologico-
"étaphysique, puis lorsqu'un peu plus tard Newton a affirmé lautono-
":e de la physique mathématique, dissociant les domaines du savoir et
la foi, il n'est pas surprenant que les futurs lecteurs des «Principia»,
:eis Voltaire ou d'Alembert et plus encore Laplace avec tous les
-embres de la puissante école qui se forma autour de lui, aient jugé
'.'tiles ce Grand Architecte qui avait supplanté dans beaucoup
esprits évolués le Dieu de la Révélation chrétienne. Même si par la
s,,iire. les physiciens du XIXme siècle allaient découvrir et décrire de
icmbreux phénomènes dont les caractères et les lois les gouvernant
TC pouvaient être assimilés par le paradigme newtonien, à travers le
:veloppement de la dynamique, branche royale de la physique théo-
-ue. s'est imposée l'idée que l'impossibilité effective d'une prédiction
:eterministe du cours des choses n'avait pas en soi d'importance fon-
:amentale et que seule comptait sa possibilité de principe en tant que
ite définissant une série de descriptions de précision croissante.

nest pas de mon propos de vous montrer ici comment les décou-
e rtes de la fin du XIXemC siècle et du début du XXéme, allaient rendre
:aduques les conceptions d'une physique strictement déterministe et
poser définitivement une physique «non-newtonienne». Nous pen-
sens par contre qu'il nous appartient de vous faire saisir toute
:mportance que le triomphe de la raison newtonienne allaient avoir

39
dans tous les domaines de la pensée et de la culture occidentales, y
compris dans l'évolution et certains des principes directeurs de la
franc-maçonnerie.

Partout où l'on enseignerait comme vérité immuable les formules de la


gravitation universelle et le déterminisme sans faille de sa fille directe la
dynamique laplacienne, s'insinuerait aussi comme un halo accompagna-
teur, la croyance que l'homme n'est que le spectateur chétif et localisé,
le produit sans grande importance d'une machine automatique, infinie,
qui avait existé de toute éternité avant lui, comme elle existerait de toute
éternité après lui, Réduisant à l'impuissance toutes les sollicitations ima-
ginatives, gouvernant des masses brutes se déplaçant sans but dans un
espace-temps impossible à explorer, une telle dynamique va se trouver
dépourvue de toute qualité sensible apte à donner satisfaction aux vrais
intérêts de la nature humaine en dehors des spécialistes de la physique
mathématique.

Mais l'instrument séduisant d'intelligibilité fourni par le paradigme new-


tonien ne se contentera pas d'opérer au sein des domaines astrono-
miques ou physiques, il étendra son empire et son déterminisme à
l'essence même de la personne et le concept d'attraction sera une des
idées maîtresses du XVIIPme siècle finissant, employée à toutes fins
utiles. Plus tard, d'autres concepts tendront au même rôle, tel le prin-
cipe d'évolution, lorsque Darwin aura su lui donner des fondements
descriptifs et rationnellement acceptables sinon expérimentaux, Nous
n'en avons pas encore fini avec la dialectique depuis qu'Flegel en pro-
clama l'empire au début du XIX" siècle, pour ne rien dire du structura-
lisme mis aujourd'hui à toutes les sauces, Sans doute en se populari-
sant, ces concepts ont-ils perdus toute signification rigoureuse et
relèvent alors de pseudo-sciences faussement explicatives, mais celles-
ci ont toutes prétendu ou prétendent enfermer l'humain et la connais-
sance de l'homme dans le carcan d'un déterminisme simplificateur.

Nous avons tenté de vous montrer dans ce rapide survol, le remar-


quable parallélisme existant entre l'évolution de la pensée scientifique
et son discours et le retrait progressif d'une présence spirituelle au
sein de l'univers, Du Dieu de la Révélation chrétienne, Créateur de
toutes choses, au Grand Architecte de l'Univers garant seulement de
leur ordre intelligible, puis au recul de celui-ci au fond d'un cosmos
fonctionnant sans son intervention, pour finir par sa totale disparition

40
ou sa réduction à une entité vide de sens, le chemin est facile à retra-
cer. Nous pouvons retrouver le même itinétaire dans certaines évolu-
tions de la franc-maçonnerie, en particulier dans notre pays, sous
l'influence conjuguée de l'école laplacienne et d'un scientisme exi-
geant relayé par les vicissitudes des luttes politiques. La coupure qui
saffirma en 1877 entre une maçonnerie désirant maintenir la réfé-
rence à un Grand Architecte de l'Univers, principe spirituel et une
autre qui la rejetait, reflétait certainement en profondeur beaucoup
plus de désir de fondre cette dernière dans le courant du déterminisme
et du monisme matérialistes, idéologies dominantes dans la politique
et l'université, que pour toute autre raison beaucoup plus superficielle,
issue de luttes d'influences ou de querelles de personnes.

Cependant bien plus encore que le déterminisme scientifique, le déter-


rninisme historique et son corollaire le mythe du progrès. allaient
peser lourdement sur le destin de nos sociétés et investir l'horizon et
l'espace culturel du monde occidental.

Il est facile de montrer que comme pour le monde des phénomènes,


le déterminisme historique avant de se laïciser trouva aussi son origine
dans la pensée judéo-chrétienne. Sa notion est en effet totalement
étrangère aux sociétés traditionnelles et pour une large part à la civili-
sation gréco-latine préchrétienne. Dans cette dernière, le thème de
l'âge d'or passé ou futur demeure au niveau du mythe, des projections
eschatologiques. Le déterminisme transcendant des dieux qui du haut
d ciel régissent les événements du monde, s'organise sous forme de
modèles astrobiologiques. A une même conjonction des planètes
toutes puissantes, correspond comme nous l'avons dit, une identique
disposition des hommes et des choses. De même que se succèdent
régulièrement sous l'impulsion de la cause solaire les phases de
l'année, il existe aussi une Grande Année, horizon du retour éternel à
l'issue duquel le ciel ayant retrouvé sa configuration initiale, l'ordre
terrestre se retrouvera aussi dans le même état, Cependant la durée
du cycle est telle (Cicéron ne l'avait-il pas fixée à treize mille ans) que
la brièveté de la vie des hommes, l'arc qu'il trace leur donnera
l'impression d'une continuité linéaire lorsqu'il s'agira de leurs entre-
prises. Si lointaine est la fin du cycle que l'horizon du passé comme
celui du futur, se perdent dans la confusion, débouchant ainsi très vite
vers l'arrière comme vers l'avant dans le mythe. Du même coup, la
conscience du progrès s'inscrit-elle tout au plus dans une représenta-

41
tion du devenir cosmique assujetti à la loi de la circularité et l'espèce
humaine ne saurait faire autrement que l'homme individuel.

Lui aussi après s'être perfectionné de sa naissance à son âge adulte,


décline puis disparaît pour être remplacé par celui des générations sui-
vantes dont les caractères peuvent se rapprocher de ceux qu'elles pré-
sentaient dans le passé ou s'en révéler différents.

A ses débuts, la pensée chrétienne ne rompit pas d'emblée avec ces


conceptions mais le thème d'une unité de sens de l'existence humaine
à travers la succession du temps se fit rapidement jour. On peut même
admettre qu'il se trouvait déjà contenu dans l'inspiration messianique
du judaïsme de la fin de l'ère préchrétienne, et plus encore dans
l'attente eschatologique des millénaristes chrétiens. La Parousie, retour
final du Christ en Gloire, ne devait-elle pas transfigurer toutes choses,
assurant à la limite la coïncidence de la Terre et du Ciel ? A partir de
ces concepts théologiques, St-Thomas d'Aquin lui-même était tout
naturellement amené à affirmer la réalité d'un progrès dans l'ordre
économique et social comme il y en avait un dans les sciences et la phi-
losophie. «Chaque génération bénéficiant des vérités accumulées par
les prédécesseurs, tirant profit de leurs erreurs mêmes et transmettant
à celles qui allaient venir, un héritage accru par leurs efforts» comme le
fait remarquer E. Gilson qui ajoute que St-Augustin comme Pascal,
comparaient le genre humain tout entier à un homme unique passant
par des états successifs, depuis Adam jusqu'à la fin du monde, vieillis-
sant au long des âges en même temps que la somme des connais-
sances ne cesse de s'accroître jusqu'à l'âge de sa perfection qui sera
aussi celui de sa gloire future.

Ainsi l'histoire de l'homme apparaît-elle ordonnée et traversée par une


finalité interne, une «intention unique» (et cette conception sera
d'ailleurs reprise sous une forme modernisée par Theilhard de Chardin).
Ne s'offrant plus seulement comme une succession d'événements acci-
dentels, elle prend dès lors un sens intelligible.

Comme il en a été du déterminisme dans le monde des phénomènes,


celui de l'histoire et du devenir de l'homme se laïcisera progressivement
et s'émancipera de tout impératif transcendant. N'étant plus guidée par
une volonté extérieure à elle, l'humanité deviendra et se sentira respon-
sable de sa progression à travers chaque homme en particulier, et celui-

42
ci puisqu'il en est l'auteur s'en attribuera le mérite dans son autonomie
par rapport à toute prédestination divine,

Ainsi à partir de chaque homme toute humanité accède à la conscience


de soi, devenant capable de rétrospection et de prospection et c'est ce
mouvement centré sur le présent qui permet d'en définir le sens de la
marche et d'en faire l'objet d'un jugement de progrès, Si vous me le
permettez, j'aimerais illustrer ce propos par cette citation tout à fait
surprenante pour nous, empruntée à Turgot car elle illustre bien cette
conception d'une histoire ne pouvant que tendre vers un avenir
meilleur, Certes dit-il «l'histoire humaine manifeste bien des vicissi-
:

tudes et celles-ci peuvent pendant un certain temps, voiler son véritable


sens mais malgré les ravages dus aux passions humaines, les moeurs
s'adoucissent, l'esprit humain s'éclaire, les nations isolées se rappro-
chent le commerce et la politique réunissent enfin toutes les parties
du globe et la masse du genre humain par des alternatives de calme et
d'agitation, de biens et de maux, marche toujours quoique à pas lents
vers une perfection plus grande».

On ne peut qu'apprécier l'humour involontaire d'un tel optimisme


qu'allaient si vite démentir les échafauds de la Terreur comme les
guerres et les souffrances de la Révolution et de l'Empire, Cependant
dans la mesure où le XIXerne siècle verrait se manifester une améliora-
tion générale du sort des hommes et la disparition de nombre d'injus-
tices ou d'institutions révoltantes, on peut comprendre pourquoi la foi
dans la réalité du progrès comme moteur de l'histoire put continuer à
habiter nombre d'esprits et de coeurs généreux, en particulier dans
nos temples et permettre à la franc-maçonnerie toute entière de
s'affirmer l'héritière du déterminisme optimiste du Siècle des
,,umières.

,e messianisme apocalyptique attendait le passage d'un extrême à


autre, de l'accablement à la totale libération ; le déterminisme idéolo-
gique qui animait Condorcet ou Lessing postulait la poursuite du mou-
vement selon l'ordre d'un devenir où les lumières finiraient par dissiper
totalement les ombres. Délivrées des aliénations magico-religieuses, les
sociétés humaines assureraient enfin le contrôle de leurs destinées
selon les indications d'une raison adulte et la franc-maçonnerie devait
avoir pour seul but «de les amener à un stade de perfectionnement tel
:..,e plus rien n'y blesserait l'individu, que ni les sociétés ni les individus

43
n'opprimeraient plus qui que soit, ne nuieraient à quiconque, que cha-
cun pourrait se développer pleinement, que la charité deviendrait sans
objet parce que la misère aurait disparu et que la justice ne serait plus
perpétuellement violentée par les intérêts particuliers» pour reprendre
les termes d'un commentaire introductif de Pierre Grappin à l'Educa-
tion du genre humain de notre Frère Lessing.

Je suis persuadé que personne ici ne rejeterait de telles perspectives si


l'histoire récente ne nous avait pas infligé de si cruels démentis et intro-
duit en nous les doutes les plus légitimes vis-à-vis d'un tel schéma, fai-
sant la part trop belle à la raison et oublieux de la structure mythique
des consciences individuelles et collectives.

Nous devons nous défendre cependant de tout réductionnisme simplifi-


cateur et garder présent à l'esprit qu'en une même époque et dans une
même société, si celle-ci est politiquement et idéologiquement suffisam-
ment libre, de nombreux courants de pensée coexistent et s'affrontent.
Ainsi ce même XIXeme siècle qui se présentait largement comme celui
du laïcisme et du positivisme triomphants, de la libération de l'homme,
allait nourrir en son sein bon nombre de prophètes retrouvant les voies
et les prétentions des messianismes apocalyptiques. Les Babuf, les
Fourier, les Proudhon, les Marx, chacun à leur manière ont illustré les
étonnantes correspondances persistant entre le présent sécularisé et les
peurs, les espoirs ou les songes du passé religieux, éléments d'un ima-
ginaire puisé aux sources de l'inconscient collectif. Le marxisme en
particulier, y a trouvé l'essentiel de sa dynamique malgré son appa-
rence de rationnalité et plus près de nous les diverses formes de l'inté-
grisme musulman. Au sein de pays façonnés par la civilisation euro-
péenne ou soumis quelque temps à elle, l'activisme révolutionnaire de
forme apocalyptique conserve ses prestiges et a conquis dans bon
nombre de jeunes états des adeptes sans cesse plus nombreux fascinés
par des perspectives de régénération et d'unité. Nous avons mainte-
nant bien conscience que le marxisme en représente et en a surtout
représenté la forme la plus dynamique par son déterminisme universel
qui a rempli les fonctions autrefois assurées par le système astrolo-
gique. Au même moment et pour une large part au moins, jouant un
rôle lui aussi emprunté aux arrière-plans obscurs et mythiques de la
nature humaine, les généralisations des psychologies des profondeurs
comme les théorisations diverses infiltrant les sciences humaines, ont
rendu les services de l'ancien occultisme en reliant les pluralités des

44
conduites, des cultures, des sentiments, des angoisses à des concepts
parfaits et thérapeutiques. Leurs rivalités méthodologiques apparentes
importent infiniment moins que la parenté profonde de leurs missions.
Alors que les fidèles les plus éclairés des religions révélées acceptent
de mettre en question les textes et les dogmes de celles-ci et de les
soumettre aux critiques de l'archéologie, de la philologie ou de l'his-
toire, de nouveaux textes sacrés sont apparus. Il est criminel de discu-
ter en psychanalyse ou en sociologie, du moindre point-virgule de
leurs révélations. Statufiés à l'infini ou transformés en stars des mass-
média, leurs auteurs prestigieux et infaillibles sont devenus les objets
de véritables cultes.

Perçue seulement comme fille de la pensée rationaliste directement


souchée sur l'optimisme positiviste des Lumières, la franc-maçonnerie
aurait été bien vite étouffée ou proscrite par des idéologies prétendant
mieux y parvenir par d'autres moyens. De même si elle s'en était tenue
(comme elle en eut et en a parfois encore la tentation) à n'être plus
quun des affluents alimentant les courants déterministes successifs,
phénoménologiques, culturels ou sociaux aux prétentions universelles,
elle s'y serait depuis longtemps perdue et ne serait plus qu'objet
détudes érudites au même titre que toute autre société de pensée
représentative d'un moment de l'histoire culturelle de l'occident.

Ce qui en allait assurer le dynamisme, la pérennité et l'actualité, elle l'a


du et le doit encore à la présence en elle dès son origine, d'une source
vivante et qui ne s'est jamais tarie, celle issue de ses références et de
ses inspirations initiatiques.

Nous nous contenterons d'admettre que celles-ci étaient déjà présentes


au sein de la maçonnerie opérative, d'autres que moi ont développé ce
thème avec compétence. Des opinions inverses ont été parfois avan-
cées, suivant lesquelles il n'y était pas fait clairement allusion dans les
premiers textes concernant la maçonnerie spéculative, mais il est facile
de répondre que nous savons de science sûre que dès la seconde moi-
né du XVIII siècle, apparaissaient en elle des courants montrant que
ses membres ne se satisfaisaient pas d'être seulement ceux d'une
société de pensée chargée de répandre les lumières et les concepts
physico-théologiques newtoniens, non plus que d'une société de bien-
faisance ou d'un instrument occulte de pression politique.

45
Elle fut en réalité dès cette époque habitée d'autres inspirations que
celles d'un rationalisme réductionniste. Celui-ci avec la science gali-
léenne et newtonienne, non seulement prenait possession d'un monde
dont il entendait contrôler l'organisation mais aussi revendiquait le
domaine humain, voulant soumettre la vie mentale à sa juridiction.
Contre cette menace d'une aliénation qui aboutirait à dissoudre l'en-
semble de la personnalité, à en faire la simple résultante de détermi-
nismes intrinsèques et finalement élucidables, des maçons pleinement
conscients de la valeur de la tradition initiatique, élevèrent la protesta-
tion d'une subjectivité tenant en échec par la vertu de son libre arbitre,
toutes les prétentions scientifiques réductionnistes. Cette protestation
fut entre autre celle de l'existence d'un regard jeté sur la nature. Louis-
Claude de Saint-Martin le revendiquerait dans la controverse bien
connue l'opposant au médiocre Garat alors professeur de cette pre-
mière Ecole Normale fondée par la Convention et dans laquelle il
enseignait la philosophie officielle du moment. Cette revendication fut
exprimée mieux encore par le poète Novalis dans cette page inspirée
des Disciples à Saïs «Un aveugle n'apprend pas à voir malgré tout ce
que l'on peut lui dire de la lumière, des couleurs, des formes. De même
nul ne comprendra la nature qui ne possède l'organe nécessaire, l'ins-
trument intérieur qui crée et analyse nul ne la comprendra qui sponta-
nément ne 1a reconnaît et ne 1ia distingue en toutes choses... Majs celui
qui possède vraiment le sens de la nature et qui l'a exercé en jouit tan-
dis qu'il l'étudie et prend plaisir à sa complexité infinie et à ses joies
inépuisables... Le chercheur véritable ne devient jamais vieux ; toute
passion éternelle est hors du domaine du temps et plus l'enveloppe
extérieure se fane et se dessèche, plus le noyau devient éclatant et
puissant. Il y eut partout et de tout temps, des hommes que la nature a
élus pour en faire ses enfants préférés et qui furent favorisés du don de
la perception intérieure».

Arrêtons-nous un instant sur cette dernière phrase qui nous donne de


la nature et de l'esprit humain une vision radicalement «autre» par rap-
port à ce qui nous est trop souvent offert aujourd'hui.

Comme il en a été pour l'interprétation du monde matériel ou la pré-


diction du devenir des sociétés, les explications fournies pour l'esprit
humain se sont voulues déterministes et réductionnistes. L'application
du démontage de ses mécanismes de la méthode expérimentale direc-
tement issue de celle employée à l'explication du monde de la matière,

46
a fait tout d'abord disparaître la nécessité transcendante d'une organisa-
tion de la personne humaine obéissant aux desseins du Créateur telle
que l'avait conçu l'humanisme médiéval ; puis a largement occulté les
notions de liberté et d'initiative de l'être humain dans l'aménagement du
monde et le modelage de soi qu'avaient exaltés la Renaissance et le
Classicisme et il n'est plus enfin resté pour expliquer la conscience du
moi, que les schémas ne pouvant rendre compte de celle-ci qu'en en
faisant disparaître la réalité.

Bien souvent et sans vouloir ou savoir toujours reconnaître leurs


sources, les spécialistes contemporains n'ont fait que rajeunir les
conceptions de Locke suivant lesquelles l'esprit humain à son origine
peut être comparé à une page blanche et se définir simplement comme
lieu d'inscription et de recoupement d'informations venues du dehors.
\aguère point d'ancrage par la vertu d'un accès direct à la Divinité, la
conscience ne devient plus qu'un répertoire de données. L'enchaîne-
ment convenablement analysé des phénomènes modèle l'ordre des pen-
sées et seule leur accumulation lorsqu'elle atteint un certain niveau
impossible d'ailleurs à définir) est responsable du surgissement de la
conscience.

Plus simplement encore et se ralliant à un réductionnisme naïf et totali-


:aire, notre moi et la conscience que nous en avons, nous sont présen-
:es comme le produit inexplicable mais certain de mouvements
:niques, de flux, de réactions et d'échanges de molécules. Ou bien
encore en des hypothèses plus élaborées mais non moins réductrices,
construction et l'identité du moi ne sont vues qu'à travers les ins-
:ances rigides de la sexualité enfantine et du refoulement.

Cest en puisant aux sources de la tradition initiatique, que nous pou-


vons trouver les motifs à refuser les facilités du carcan des détermi-
i:smes génético-hormonaux et la subordination de l'homme aux tech-
cologies comme aux prétentions de transformer lui-même et le monde
ar voie d'une autorité prétenduement rationnelle, car c'est le plus sûr
moyen de dénaturer la nature et de déshumaniser l'homme.

C est cette tradition qui doit nous inciter à ne plus reconnaître que
-cdre des choses et l'ordre des pensées fonctionnent selon des méca-
:smes bien huilés sous la prédiction souveraine de la raison c'est elle
:ii doit nous faire rejeter les vues trop optimistes sur le devenir des

47
sociétés et les recettes de bonheur en gros que voulaient nous inculquer
les penseurs des lumières et ceux combien plus redoutables qui leur ont
succédé.

Bien comprise, elle nous rendra davantage conscients de ce que le


vivant ne saurait se laisser réduire en facteurs communs ni se laisser
enfermer dans les espaces aseptisés des axiomatiques scientifiques ou
sociales.

Le déchaînement des violences et des fanatismes auxquels nous assis-


tons ne doit pas nous réduire au désespoir ou à la terreur mais nous
devons à travers eux saisir le message qu'ils nous font entendre. Ils
signifient que l'homme est un être confus et contradictoire, qu'il est
absurde sinon dangereux de vouloir le soumettre au parti pris de l'éluci-
dation rationnelle et que son salut ne saurait être assuré par le culte des
idoles abstraites et majuscules du Progrès, de l'Etat, de la Science, de la
Technique, des Idéologies. Devant le rejet des disciplines morales et
sociales, l'apologie du plaisir renouvelée de l'hédonisme des anciens,
l'exaltation du désir nu, la dénonciation de cet «homme unidimension-
nel», de ces «interdits d'interdire» qui fleurissaient si bien sur les campus
de mai 68, nous n'avons pas à nous sentir des enfants effrayés et per-
dus. Dans ces variétés agressives de l'appel à une liberté descendue au
niveau de la revendication libertaire, nous devons ressentir l'appel et le
souffle d'une autre liberté.

Celle-ci s'enracine dans une nature humaine dont il ne peut être rendu
compte par les démontages neurobiologiques ou psycho-physiolo-
giques, car il s'agit d'une nature spirituelle affirmée dans les chemine-
ments intérieurs.

L'acquisition de la véritable liberté, celle à laquelle nous pouvons don-


ner le nom «d'initiatique» est un combat que nous avons à mener à un
niveau différent de celui destiné à la conquête des libertés formelles car
elles ne sauraient à elles seules permettre à l'homme d'atteindre à ses
véritables fins.

La véritable liberté de l'esprit a toujours posé un problème insoluble


pour les philosophes rationalistes. Les meilleurs penseurs en ont eu
conscience et Bergson lui-même disait que toute définition de la liberté
en la rationalisant mène à sa disparition.

48
Il nous faut en effet comprendre qu'elle est la vie même, que comme
elle, elle est dynamisme dans son essence et que nous devons l'analyser
dans sa destinée intérieure, dans sa dialectique tragique, dans ses diffé-
rentes époques spirituelles et dans les détours qui peuvent l'amener à
sa ruine ou à se muer en son contraire. Ce qu'il nous faut saisir, c'est
qu'elle n'est pas un état naturel à l'homme car dans son être physique
comme dans sa démarche intellectuelle, il demeure soumis aux lois de
la nature qui la limitent de tous côtés. La véritable liberté est une péné-
tration dans un autre monde de l'être, dans un ordre spirituel. Elle ne
peut être qu'auto-détermination issue du dedans, opposée à toute
détermination extérieure. Mais affirmer cette liberté ce n'est pas
emprunter la voie de la facilité. C'est nous trouver d'un seul coup trans-
porté sur un sommet où nous sommes soumis au vent âpre et rude de
iotre solitude et de notre responsabilité. C'est saisir d'un regard le pay-
sage étendu devant nous du tragique de l'existence humaine et nous
devons alors prendre conscience que cette liberté intérieure ne peut
flaître en nous que si nous savons dépasser les deux concepts de la
:berté que St-Augustin déjà appelait liberté mineure et liberté majeure.

premier en effet est lié à cette liberté initiale précédant le bien et le


mal. irrationnelle et insondable qui pousse l'homme à vivre selon sa
propre volonté, à renverser tout ordre imposé, toute harmonie, qui
tous précipite dans le monde de la division et de l'affirmation égoïste
:... moi, nous rendant esclaves des éléments inférieurs, nous replon-
:ant par là-même dans la nécessité irréductible, nous soumettant et
sociétés humaines avec nous, aux dangers de l'anarchie et de la
: sagrégation définitive.

cette liberté originelle mais aveugle et farouche, il est facile d'en


:Dposer une autre, celle qui apparaît comme un but à atteindre, la
-:rté intelligente que nous proposait Socrate et qui trouve sa fin dans
Bien et dans la Vérité, sommet et couronnement auxquels nous
:.ons tendre, celle qui s'obtiendra par le triomphe des principes supé-
de la vie. La seule souhaitable à travers un travail patient sur
:us-même et sur le monde, elle nous amènera au bon choix, celui du
.en et de la Vérité. Mais là encore un piège étrange est tendu à la
ure humaine, celui-là même qui nous est révélé par l'intuition du
:ie d'un Dostoïevsky, lorsque dans les «Frères Karamazov«, il nous
entendre le mystérieux dialogue du Christ et du Grand Inquisiteur.

49
La vraie liberté en effet, la liberté initiatique, ne saurait résider dans
une acceptation passive. Il faut bien saisir que l'homme renonce aisé-
ment à la vraie liberté au nom de sa tranquillité et de son bonheur, qu'il
en supporte difficilement le fardeau excessif et qu'il est prêt à l'aban-
donner à des épaules plus robustes qui lui proposent les moyens
simples et aseptisés de son affranchissement. Ce fut cette sorte de
renoncement qui permit au cours de l'histoire la constitution des socié-
tés théocratiques dont nous observons aujourd'hui de surprenantes
résurgences, tandis que leur laïcisation nous fournit aussi bien les para-
dis socialistes que ceux de la société technocratique et consommatrice.
Pour les uns comme pour les autres, la liberté est en fait devenue le
résultat d'une nécessité, donc d'un déterminisme, pour les premières
celle de la nécessité divine, de la grâce organisée, pour les secondes
celle de la nécessité sociale ou du profit.

C'est au rejet de l'une et de l'autre que nous convie la tradition initia-


tique authentique dont la franc-maçonnerie s'est toujours voulue dépo-
sitaire. Ce rejet s'exprime dans notre refus de tout dogmatisme où l'on
ne saurait voir l'exclusion banale d'une quelconque autorité religieuse,
politique ou philosophique, mais bien l'incitation à une compréhension
profonde du véritable esprit de liberté.

Celui-ci n'est accessible que dans l'expérience de la vie, car il échappe


aux catégories de la raison, il est l'atmosphère de la vie spirituelle, ima-
ginative, créatrice, il en est son caractère essentiel. Auto-détermination
issue du dedans, de la profondeur, il s'oppose à toute détermination
extérieure. En lui se révèle et se perçoit le mouvement intérieur de la
vie universelle. Il se manifestera dans les créations de la pensée et de
l'art qui en donnent les plus hautes expressions et pour lesquelles nous
savons que toutes les tentatives de leur explication rationnelle ont
échoué. Même si l'on peut retrouver des influences ou des nécessités
déclenchantes, dans l'infinité des possibles, on ne peut en effet jamais
saisir par quelle alchimie, telle combinaison de notes, de formes, de
couleurs ou de mots, éveille tout à coup en nous une résonance qui
nous touche au plus profond et qui nous rend conscients au-delà du rai-
sonnement, de toute analyse, d'être brusquement mis en présence d'un
reflet du beau absolu.

Cet esprit de liberté nous dira aussi que si nous savons l'acquérir, nous
comprendrons par lui que chaque homme est porteur d'une ambigté

50
fondamentale. Il est vrai que l'esprit qui nous habite ne saurait s'empê-
cher de rechercher une explication de l'univers où nous nous trouvons;
mais nous devons savoir que même si l'amélioration de celle-ci ne cesse
de se poursuivre, et de s'affiner, elle ne peut être que provisoire car en
tout moment et en tout lieu, une nouvelle indication peut en transfor-
mer l'image.

Mais nous devons accepter aussi l'évidence qu'en chaque homme réside
un abîme émotionnel insconscient qui lui est propre mais aussi com-
mun à toute l'humanité et qu'au fond de cet abîme réside une vérité
éternelle à laquelle chacun aspire et dont il nous est donné d'avoir par-
fois une image incomplète et fugitive, à travers la prophétie, la poésie
et la tradition qui unit l'une à l'autre.

Ces deux exigences contradictoires apparamment impossibles à conci-


lier si nous nous en tenions à la seule logique de la raison, l'esprit
humain ne saurait cependant renoncer à l'explication de leur mystère,
à tenter leur réconciliation. Or de celle-ci, la véritable liberté nous offre
la voie qui peut y conduire, car elle nous fait accéder à une autre évi-
ence, celle de notre incomplétude fondamentale, de notre insuffi-
sance d'être. Celle-ci doit appeler pour nous une compensation à notre
Dropre carence, complément que nous ne saurions obtenir si nous
:norions ou refusions l'autre, si nous négligions ou ignorions l'appel
:e l'Amour. Cet amour authentique qui n'est ni l'affirmation passion-
e d'une demande égocentrique, issue du moi sauvage antécédent au
Dien et au vrai, ni le souci autoritaire de plier l'autre à ses propres
choix de représentation du destin de l'homme, mais bien celui qui est
la véritable liberté, celle du don librement offert et librement reçu.
Ainsi prendrons nous alors conscience, comme il est dit dans l'Epître
de Jacques «que celui qui fixe son regard sur la Loi parfaite, la Loi
d'Amour qui est la Loi de liberté et qui l'y tient attaché, celui-là trou-
vera le bonheur en l'accomplissant».

51
Paul LAGET
4
599f-5994
4

Médaille remise à Paul Laget,


Conseiller Fédéral de la Grande Loge de France.
Connaissance,
science et tradition (1)
Pendant des siècles, le mot «science» a signifié la connaissance en
général avant d'en désigner un mode particulier tout d'abord, puis pri-
vilégié. Le sens fort qu'on lui donne aujourd'hui et qui paraît le seul
capable d'accréditer son autorité sociale, renvoyait dans l'image tradi-
tionnelle au degré suprême de la connaissance. «La science concerne
le nécessaire et l'éternel» disait Aristote dans l'Ethique à Nicomaque et
la philosophie scolastique la voudra possession absolue de la vérité.
Dans la mesure où, pour le monde médiéval, la vérité ne peut qu'être
dordre religieux, le terme de «science» désignera le plus souvent alors,
la connaissance absolue que Dieu a du monde, tandis que l'homme ne
saurait posséder celle-ci autrement que parcellaire et incomplète.

Lorsque vieillira puis déclinera la philosophie scolastique pour laquelle


la science se reconnaissait à la valeur de son objet et ne pouvait donc
être d'ordre théologique, une dérive progressive de sens se produira.
Se détachant de toute ontologie, la science se définira bien plus alors
par ses procédures, ses règles, ses méthodes de constitution que par le
domaine auquel elle s'applique.

Cette évolution ébauchée à la jonction des XVIeme et XVIPme siècles,


s'amplifiera avec la pensée des lumières, s'épanouira au XIXème siècle
et trouvera finalement son expression la plus extrême dans le positi-
visme )ogique du Cerc)e de Vienne dont Carnap et W)ttgenste)n sont
entre les années vingt et trente de notre siècle, les représentants les
plus significatifs. Pouvant ainsi se définir par la «manière» de savoir
plus que par '(l'objet>) du savoir, tout nouveau domaine de connais-
sance se déclarera '<science'> en affirmant son caractère d'ordonnance-
ment logique, en se voulant '<recherche de jugements susceptibles

(1) Publié pour la première fois en 1988 dans le numéro 69 de Points de vue Initiatiques.

53
d'obtenir l'assentiment universel" (Encyclopoedia Britannica). Cet
élargissement de sens ne manquera pas cependant d'être discuté,
voire d'être l'objet d'une suspicion de "détournement sémantique".
Celui-ci se traduira par le maintien de la distinction entre "sciences de
la nature" et "sciences humaines», distinction justifiée par leurs modes
d'élaboration, leurs statuts sociaux, leurs rapports très différents avec
l'idéologie dominante.

Même si, de nos jours, la formation du savoir scientifique dépend large-


ment de la société dans laquelle elle s'effectue, trait que les épistémolo-
gistes marxistes ont eu le mérite de bien mettre en lumière mais sur
lequel ils ont insisté avec exagération, le contenu des sciences de la
nature ne pourra en raison, qu'être totalement neutre, sans apparte-
nance sociale, nationale ou politique, ceci à la différence des sciences
humaines, A celles-ci, il sera reproché d'assumer le désenchantement
de la personne, d'être soumises aux pressions socio-politiques, aux
idéologies pour ne pas dire aux modes du moment, On se doit aussi
d'ajouter que dans les sciences humaines proprement dites, le phéno-
mène à connaître à un moment donné, ne peut être isolé de l'interven-
tion du sujet ou du groupe, alors qu'on ne demande pas l'opinion de
l'atome, du rayon lumineux ou de l'astre observé.

Dans la mesure où nous souhaitons ici nous limiter aux sciences de la


nature, une autre distinction devra être faite, celle séparant sciences
formelles et empirico-formelles. Les premières concernent unique-
ment les sciences mathématiques. Construisant leur objet en le décou-
vrant, leur unique critère de validation est que tout ce qui est démon-
trable est acceptable dans la mesure où le principe de non-contradiction
est respecté.

A l'inverse, les sciences empirico-formelles, telles la chimie et surtout


la physique, se rapportent à ce qu'il est convenu d'appeler la "réalité
matérielle» (ou objective), Elles utilisent largement la formalisation
mathématique associée à l'empirique de l'expérimentation et les théo-
ries jouent un rôle essentiel dans leur développement. Celles-ci en
effet ne doivent pas être considérées comme de simples généralisa-
tions opérées à partir de cas individuels mais être valablement issues
de principes organisateurs d'origine formelle posés a priori (le prin-
cipe de la relativité par exemple) et validés a posteriori par les élé-
ments empiriques.

54
Quand ces derniers viennent à contredire la théorie ou lorsqu'elle ne
parvient plus à les interpréter, elle se trouve tôt ou tard rejetée puis
remplacée par une autre plus satisfaisante, comme s'est efforcé de le
démontrer Thomas Kuhn dans son livre : La structure des révolutions
scientifiques.

Quant aux sciences biologiques, elles appartiennent aussi au type


empirico-formel, mais la formalisation mathématique n'y joue qu'un
rôle très secondaire, la valeur prospective et anticipatrice des théories y
est faible et ces dernières ne vivent durablement que dans la mesure
où, telle la théorie néo-darwinienne de l'évolution, elles échappent à la
vérification expérimentale, seul critère adéquat de validation.

Récusant toute conception traditionnelle de l'univers pour infantilisme


ou au mieux pour obsolescence, les historiens des sciences ont généra-
lement imposé l'idée d'une apparition soudaine de ce «monde critique
des processus naturels)> et l'ont considéré progrès définitif dans la rela-
tion de l'homme avec le monde, aurore brutale traduite dans les termes
de «révolution» copernicienne ou galiléenne.

Les plus modérés d'entre eux tel Cassirer, voudront démontrer que
celle-ci transforme jusque dans ses fondements la conception de la
vérité. A côté de celle de la révélation entre en scène une vérité
propre et originaire, une vérité physique et indépendante. Elle ne sau-
rait s'habiller de simples paroles et la seule expression qui lui
convienne et lui corresponde se trouve dans les objets mathématiques,
les figures et les nombres. Assurant la destruction du cosmos, c'est-à-
dire remplaçant le monde fini et hiérarchiquement ordonné d'Aristote
et du Moyen-Age, par un univers infini, lié par l'identité de ses élé-
ments composants et de ses lois, elle substitue à l'espace concret,
celui tout abstrait, de la géométrie euclidienne et le mouvement-pro-
cessus au mouvement-état,

Mais ce sera dans l'oeuvre de Newton qu'elle trouvera son expression


la plus complète. Tandis que Descartes était demeuré attaché à un
mode de raisonnement déductif fermé sur lui-même qui, à partir des
idées claires et distinctes pénétrerait à travers toutes les données de la
nature, conduisant ainsi des causes les plus hautes et les plus géné-
rales jusqu'aux moindres effets, Newton inversait le sens de la
démarche, S'il croyait, lui aussi, que des principes mathématiques

55
régissent le cours de la nature, il se refusait cependant à ramener à la
géométrie toute la physique et défendait la spécificité de cette dernière
qui doit se fonder sur la méthode expérimentale et le raisonnement
inductif. Le chemin ne va plus du haut vers le bas, des axiomes et des
principes vers les faits, mais bien de ceux-ci à ceux-là et l'idéal de l'ana-
lyse et de l'induction doit s'opposer à celui de la déduction.

L'importance majeure de ce renversement de perspective sera nette-


ment perçue par les contemporains de Newton, ce qui explique l'extra-
ordinaire succès que rencontrèrent ses théories, comme l'admiration et
presque le culte qu'il suscita d'abord en Angleterre puis dans toute
l'Europe des Lumières. Nouveau Moïse, il était aussi le premier à pro-
mouvoir avec le mot «attraction», le "véritable mot de la Création». On
peut y voir le premier exemple de ces discours inspirés et prophétiques
auxquels vont se complaire les physiciens à l'occasion de chaque inno-
vation conceptuelle et dans lesquels le «véritable mot de la Création» est
prononcé dans le langage de l'époque théorie des champs, énergie,
particules subatomiques...

A cette révolution conceptuelle, la jeune maçonnerie spéculative ne


demeura pas étrangère. Elle aussi va peu à peu s'écarter de la vision
astrobiologique et alchimique du monde que lui avait léguée la Renais-
sance finissante par la voie peut-être du Rosicrucisme. En l'absence de
données historiques sûres quant à la composition des loges durant le
XVIIeme siècle, on peut recueillir des informations précieuses à partir de
la composition de la Royal Society, véritable Académie des Sciences
créée à Londres en 1660. Les travaux et les préoccupations de ses
premiers membres s'inscrivaient encore pour une large part dans la
tradition de Paracelse, de John Dee et de Robert Fludd. Elias Ashmole,
disciple de ce dernier, dont l'appartenance conjointe à une loge et à la
Royal Society est certaine, en est un bon exemple. Newton lui-même,
de 35 ans son cadet, fleuron de la Royal Society, consacrera encore à
l'alchimie une bonne partie de son activité,

Par contre, quelques années plus tard, il reviendra à Théophile Désagu-


lier, lui-même membre de la Royal Society et dont nous connaissons
bien le rôle et l'importance, de se faire à travers l'Europe le propagan-
diste de cette nouvelle vision d'un monde entièrement expliqué par
'<l'attraction» newtonienne et dont le Grand Architecte de l'Univers
n'est plus que le garant de son explication rationnelle. Les plus

56
célèbres physiciens post-newtoniens tels Laplace, Boltzmann, Einstein
lui-même, ne renoncèrent jamais à cette image d'un monde simple,
limpide, sans ombre comme sans épaisseur, indépendant de l'activité
expérimentale, qui ne saurait en être que la révélatrice et dans lequel
l'homme, en tant que participant à son devenir est inconcevable.

Cependant, devant la proposition d'un univers où l'homme n'est plus


qu'un exclu, qu'un étranger, l'habitant par hasard dans une solitude
hallucinée, la protestation ne s'est pas faite attendre et elle résonnera
chaque fois que les avancées de la science voudront nous y ramener.

Ecoutons par exemple celle, presque lyrique, de l'astrophysicien


Schatzmann introduisant la rubrique «Science» dans l'édition de 1974
de l'»Encyclopaedia universalis» : «Il n'est pas de culture par la science
seule. Bien qu'elle soit en elle-même une réussite admirable, elle ne
saurait conduire qu'à une technologie sans humour, sans fantaisie,
contre laquelle s'élèvera toujours la protestation de l'artiste, du mora-
liste, du mystique, voire du révolutionnaire...!».

Ne croit-on pas entendre reprise dans la langue d'aujourd'hui ce que


dès la fin du XVIII»m siècle, le romantisme naissant allait proclamer
l'obligation de défendre et d'illustrer la subjectivité contre les menaces
de la science et de la technique, contre les entreprises qui tendent à
neutraliser les prérogatives inaliénables de l'existence personnelle.

Il réaffirma que le savoir sur l'être humain ne peut aller sans une recon-
naissance de sa destination spirituelle qui ne saurait être du domaine de
l'histoire naturelle. La doctrine abstraite du devoir développée par Kant
puis par Fichte ne saurait suffire à combler le vide moral laissé par la
science, pas plus que les schémas mécaniques, mathématiques et maté-
rialistes ne sauraient être capables de pénétrer l'essence de la nature et
de la vie, ou encore que le déisme rationaliste ne saurait remplacer
dans sa froideur la tradition d'une spiritualité cosmique. La lecture des
phénomènes par les sciences expérimentales demeure à la surface du
réel, elle est de l'ordre de l'illusion. Elle en appelle une autre où les
relations mathématiques céderont la place à des relations symboliques,
à des implications analogiques. Ainsi se trouvera jalonné un autre axe
de compréhension du monde qui sera celui de la Naturphilosophie.

57
Ce grand dessein d'une autre conception de l'homme, de l'univers et
de Dieu, proposé par le savoir romantique, trouvera aussi son parallèle
dans l'évolution de la franc-maçonnerie. Rêvée telle qu'elle le fût par
certains écrivains romantiques tel Jean-Paul, on y trouvera les courants
ésotériques et théosophiques qui n'avaient jamais cessé de l'irriguer
depuis ses origines mais qui devaient trouver dans les Allemagnes leur
terre d'élection et donner naissance à ce que j'appellerai pour simpli-
fier la maçonnerie Rectifiée.

Sans m'étendre sur cette histoire fort complexe, j'avancerai seulement


que sa conception du monde et du Grand Architecte est beaucoup plus
proche de la Naturphilosophie que du mécanisme rationaliste, de
l'empirisme expérimental et du Dieu horloger d'où devaient se dégager
dans les deux sens du terme, les concepts de la connaissance scienti-
fique telle que nous l'entendons aujourd'hui. Les réussites spectacu-
laires de celle-ci tant dans l'explication que dans l'exploitation de la
nature, allaient d'ailleurs faire bientôt litière de l'épistémologie roman-
tique.

Dans la seconde moitié du XIXerne siècle, enhardis par l'accumulation


des découvertes, les hommes de science considérèrent les prétentions
de la Naturphilosophie non seulement outrancières, insoutenables mais
pire encore, ridicules. Ils se forgèrent une métaphysique de l'anti-méta-
physique et passèrent d'un rationalisme positif au positivisme et de
celui-ci au scientisme, De l'amoncellement des données devenu amas
inconsistant de «vérités pulvérulentes», ils affirmèrent alors pouvoir tirer
un principe de jugement, une norme universelle, Il y aura donc »une
morale de la science», une »religion de la science». Renchérissant sur le
»caractère manifeste de la vérité», concept que leur avaient légué les
philosophes optimistes des XVII et XVIIIerne siècles, ils iront jusqu'à
leur faire ce que Popper appelle de façon pittoresque «la théorie du
:

complot obscurantiste» d'après laquelle, l'ignorance n'est pas un simple


défaut de connaissance, mais oeuvre de puissances inquiétantes dont
les influences impures contamineraient les esprits et les inciteraient de
manière insidieuse à opposer une résistance à la connaissance. Ajoute-
rais-je que la maçonnerie, pour une part au moins et plus particulière-
ment en France, régla sa démarche sur »cet esprit du temps» et l'on
peut interpréter dans ce sens et sous cet éclairage l'abandon que fit
alors le Grand Orient de la référence au Grand Architecte de l'Univers.

58
En fait cette «résistance à la connaissance» n'allait pas, au début du
)<)Keme siècle provenir d'un quelconque «complot» mais bien des phéno-
mènes naturels que les physiciens étaient en train de découvrir.

Je ne saurais m'étendre sur la cascade de faits nouveaux qui devaient


amener cette «crise de la physique» que connurent les trente premières
années du siècle. Découlant des travaux de Planck, de Niels Bohr, de
Broglie, d'Heisenberg, l'extraordinaire monument de la physique
quantique allait introduire le ver dans le fruit et un ver de quelle taille
puisqu'il obligeait à remettre en question l'aptitude pour l'homme à
saisir le réel.

La science classique, celle débutant avec Galilée et Newton, a toujours


postulé la possibilité pour l'esprit humain, d'une connaissance totale du
réel et que pour y parvenir, l'expérimentation y suffit. La description
du monde qui nous est ainsi fournie répond à ce que B. d'Espagnat
appelle le «réalisme proche». C'est celui qui règne en maître dans les
sciences du macroscopique telle la biologie. Parce qu'elle a affaire uni-
quement à des macromolécules, elle n'éprouve pas la nécessité de
dépasser ce type de réalisme.

Cependant, à partir de ce dernier, les physiciens (et Galilée en fut le


premier exemple), ont bientôt admis que dans la description du réel
donnée par l'expérimentation il devait être fait abstraction des appa-
rences, des notions approchées, des défauts ou des imperfections dus à
la méthode ou à l'instrument. Le livre de l'univers que nous avons à
déchiffrer, est écrit dans le langage mathématique et ses mots doivent
nous permettre de découvrir les «vrais concepts», ceux qui reflètent
adéquatement les structures mêmes du Réel-en-soi : espace-temps plu-
tôt qu'espace et temps, espace courbe plutôt qu'euclidien, etc...

Ce passage du «réalisme proche» au «réalisme mathématique» n'a pas


mis pourtant en question la vocation de la science à décrire le tout du
réel, non plus que d'en avoir la possibilité au moins théorique. La
9rande révolution de la physique quantique par contre, a été d'obliger
l'homme de science à reconnaître l'existence d'un «réel indépendant»
dont il ne peut recueillir qu'une image incomplète et floue, une «image
voilée» comme le dit encore d'Espagnat et les conséquences d'une telle
nécessité sont immenses. Par des cheminements quil serait trop long
ici de retracer, le spécialiste se verra contraint à abandonner le maté-

59
rialisme scientifique «pur et dur», en l'amenant à reconnaître que les
principes mêmes de la physique ne peuvent être formulés sans
quelques références aux impressions sensibles et par là même à
«l'esprit de l'homme», mais aussi l'obliger à concevoir une autre
approche du déterminisme et de la causalité.

Le temps lui-même, ne sortira pas indemne de cette révolution-là et à


celui parfaitement réversible du physicien ou rigoureusement orienté de
l'histoire, un troisième va s'ajouter. Il sera dimension parmi d'autres de
ce réel voilé qui ne saurait être pour nous que partiellement accessible,
temps «horizon de l'être», appréhension de l'absolu et de la singularité,
reflet fuyant mais infiniment précieux du «réel vrai'> et qui pourrait être
aussi celui que nous désignons comme le <'Temps sacré".

Nous avons succintement tenté en ces quelques pages, de retracer les


changements de perspective opérés par la pensée scientifique dans le
regard qu'elle a jeté sur le monde, au cours de ces trois derniers siècles.
Il serait fort présomptueux de croire que nous avons réussi dans notre
tentative. Notre seul espoir est d'avoir convaincu le lecteur de l'exis-
tence de ces changements : changements que vulgarisation, généralisa-
tions et simplifications hâtives, sectarisme, ont trop souvent occultés.
De même, nous nous sommes efforcés de montrer que, très générale-
ment, la franc-maçonnerie ne les a pas précédés mais bien plutôt suivis
ou accompagnés, tantôt en épousant les excès, tantôt mais plus rare-
ment en s'y opposant.

Quelle peut être aujourd'hui notre attitude devant l'extraordinaire déve-


loppement des connaissances phénoménales comme devant les nou-
veaux concepts sur le réel que celles-ci nous offrent?

L'éclatement et la spécialisation sans cesse croissante de la connais-


sance scientifique, rendent certainement plus difficile la découverte
d'un terrain de rencontre entre celle-ci et notre propre «idée du
monde'>. Nous nous en éloignons d'autant plus que nous nous laisse-
rons davantage entraîner à confondre applications et principes, nous
essoufflant à vouloir suivre ce que l'intense pression des moyens
modernes de communication veut nous en faire croire les avancées les
plus significatives.

Nous devons, je pense, au contraire, nous pénétrer plutôt du fait qu'il


est totalement vain de chercher à travers les réalisations de la science,

60
un nouvel humanisme ou de croire que le travail expérimental peut être
un substitut pour une voie spirituelle. Il est vrai comme nous l'avons vu,
que le langage des physiciens en particulier, a beaucoup changé et quils
ne rejettent plus dédaigneusement tout prolongement métaphysique à
leurs découvertes ; mais ne convient pas non plus, de précher une syn-
thèse artificielle entre la science et la tradition, notre bien le plus spéci-
fique et le plus précieux. Tenter d'aborder celle-ci avec les moyens de la
science, ou d'aborder la science avec les moyens de la tradition ne peut
conduire qu'à une construction bâtarde, fatale à l'une comme à l'autre.
Une autre voie existe, elle consiste à reconnaître la science et la tradi-
tion comme les deux pôles d'une contradiction et d'accepter cette der-
nière dans toutes ses conséquences, comme signe d'une réalité une et
indivisible. Si, à travers l'histoire de l'humanité, rien ne ressemble autant
à un initié qu'un autre initié, n'est-ce point parce que chacun d'eux a su
que le Grand OEuvre relève non du progrès des techniques mais du gou-
vernement de la conduite, non de l'évolution des sociétés mais de la
permanence de l'homme, non de la surface de l'avoir mais de la profon-
deur de l'être. Se pénétrer de cela, transmettre ce message, le faire
entendre à tous les hommes, n'est-ce pas là imprimer un nouvel élan,
donner un nouveau souffle à un monde accablé et désorienté ? N'est-ce
pas répondre à l'exigence de notre initiation : être des «désirants», tous
emplis du «Principe d'Espérance» ?

61
Le franc-maçon
face à l'histoire
et à la tradition (1)

L histoire est un corps de faits, la science est un corps de lois. Bien


entendu, il existe une histoire des faits physiques, de la terre ou des vol-
cans par exemple et à l'inverse, il s'est créé des sciences dites «humaines»
qui ne racontent pas ce qui est arrivé aux hommes mais qui souhaitent
établir des lois relatives à des successions d'événements humains.

A la différence de la Tradition, l'histoire est une discipline intellectualiste


et ne répond pas à un besoin existentiel. Cependant ce que l'on appelle
-théologie de l'histoire», échappe pour une large part à cette définition.

Par ailleurs et c'est encore là une différence fondamentale avec la Tradi-


tion, il n'est d'histoire que ce qui change, d'où la difficulté de faire de
Fhistoire une science puisque les éléments qui en sont la trame sont
eux-mêmes changements. A l'inverse les objets et les phénomènes étu-
diés par la science, en principe ne changent pas : il peut exister une loi
de la chute des corps parce que le corps qui tombe ne change pas tout
au long de sa chute, non plus que l'attraction terrestre.

Les difficultés nées de cette différence se voient encore plus clairement


lorsqu'on considère des sciences qui elles-mêmes s'adressent à des
objets changeants. La paléontologie par exemple, se veut science et y
Darvient dans la mesure où elle décrit des structures devenues immuables,
mais les organismes dont elles sont la trace ont existé au sein d'une suc-
cession de formes changeantes dont le paléontologiste veut établir les lois

(1) Conférence prononcée le 15 avril 1989 dans le cadre du Cercle Condorcet-Brossolette.

63
de modifications et de transformations. Dans ses tentatives il se heurte
alors aux mêmes obstacles que rencontrent les historiens quand ils veu-
lent. eux aussi, établir et démontrer des «lois historiques».

Je soumettrai aussi à votre réflexion, une autre constatation : quantitati-


vement, l'histoire des hommes remplit un beaucoup plus grand nombre
de volumes que celle des faits scientifiques même lorsqu'on s'adresse à
des disciplines telles que la géologie ou la paléontologie dont nous par-
lions il y a un instant. Une première raison en est que tout d'abord,
l'histoire est rebelle à toute généralisation ; une seconde tient à ce que
l'Homme change beaucoup plus et surtout beaucoup plus vite que
n'importe quel phénomène naturel, même parmi ceux qui impliquent la
vie. Ses cultures, ses moeurs, ses institutions varient en effet beaucoup
plus largement et surtout beaucoup plus rapidement que n'importe quoi
d'autre dans le temps et dans l'espace.

Nous y ajouterons que les hommes sont les seuls êtres de la nature qui
ont des fins, des intentions, des buts sur lesquels ils délibèrent et dont ils
souhaitent conserver et la trace et le sens.

Enfin ce qui différencie encore davantage l'histoire de ce qu'il est


convenu d'appeler la «science» ou les «sciences», c'est le fait que la
notion de «causalité» y est pratiquement inapplicable, sauf aux rappro-
chements les plus immédiats, si l'on n'obéit pas à un quelconque pré-
supposé idéologique. Et dans le cas où l'on cède, la causalité historique
ne peut se con>iondTe avec la causalité scientYique que dans la mesure
où les faits sont arbitrairement choisis. Me contrediriez-vous, si cédant à
la mode du jour, je vous disais que les causes de la Révolution française
connaissent autant de théories que d'historiens s'en préoccupant?

Ces considérations préliminaires nous sont bien sûr suggérées par les
sciences historiques telles qu'elles se présentent avec leur statut et leurs
méthodes d'aujourd'hui. Or les concepts qui y président sont le fait
d'une longue et lente maturation qui n'a connu son terme qu'au siècle
dernier et dont j'aimerais vous dire quelques mots.

Cette histoire est indiscutablement fille de notre aire culturelle méditerra-


néenne puis plus largement, occidentale. Cela ne signifie cependant pas
que le souci d'aider la mémoire collective à garder souvenir du passé
soit spécifique à notre seul continent, mais aucun semble-t-il, ne l'a
poussé jusqu'aux mêmes développements.

64
Nous savons certes que très tôt, dès le Villerne siècle avant notre ère, exis-
taient en Chine des annales donnant sous une forme très sèche des faits
bruts, consignés dans leur stricte succession. Leur intérêt est certain,
mais aucun progrès ne se révèle au long des siècles dans leur forme
d'expression et elles deviennent peu à peu une fastidieuse compilation
répondant à une tâche purement bureaucratique.

De même, mais pour d'autres raisons, si l'Inde eut aussi ses annalistes,
elle n'alla guère au-delà et le sens de l'histoire y resta limité car condi-
tionné par le refus du temps ou du moins de la chronologie, la force des
mythes cycliques aboutissant à la conception d'un éternel présent.

Par ailleurs autant qu'on le sache, si au Proche Orient, à Sumer, à Baby-


lone, en Egypte ont été trouvés de nombreux documents écrits de type
annalistique, c'est seulement en Grèce que l'on peut faire débuter cette exi-
gence d'intelligibilité, cette recherche d'une cohérence des événements qui
sont les signes d'un réel souci de «l'historicité» dans la description des faits.

On en rapporte les premiers indices à Hécatée de Muet au Vlème siècle


avant notre ère et aux mythographes qui visèrent à insérer dans le temps
des hommes les actes traditionnellement prêtés aux dieux. Mais c'est
Hérodote au Ve siècle qui mérite réellement le nom de «père de l'his-
toire», tandis que Thucydide, vingt cinq ans plus tard seulement, dans son
récit de la guerre du Péloponèse, se montre à nous auteur d'une histoire
déjà devenue «adulte» dans le décours d'une seule génération.

C'est donc dans un temps bref, que se trouvent fixés les traits essentiels
d'une historiographie dite «classique» qui règnera durant à peu près dix
siècles. Comme telle, elle nous apparaît une avancée remarquable de
l'esprit humain, mais on ne peut en voiler certains défauts caractéris-
tiques : l'insistance et l'amplification rhétorique avec le goût des discours
fabriqués attribués aux principaux acteurs (souvenons-nous de ceux
qu'imaginent Tite Live ou César), une trop grande confiance dans les ver-
tus éducatives et exemplaires de l'histoire, une vision trop étroite des évé-
nements et des faits qui doivent en être considérés comme seuls dignes.

Avec le temps, si ces défauts ne se corrigèrent pas, néanmoins le déve-


loppement des travaux d'érudition, le rassemblement de vastes biblio-
thèques telles celles de Pergame ou d'Alexandrie, firent naître un réel
intérêt pour la critique des textes et de disciplines parallèles et complé-
mentaires de l'histoire telle la philologie.

65
départ mais celui-ci en raison des polémiques et des affrontements qui
en naquirent se limitera soit à un renouveau des traditions et des oeuvres
de l'Antiquité, soit aux faits et aux textes de l'Ecriture. En revanche,
cette prééminence du débat religieux sera responsable d'un développe-
ment très notable de certaines méthodes complémentaires telles que la
philologie ou la critique textuelle.

Stagnation et situation subalterne de l'histoire persisteront durant toute


l'époque classique. Pascal la verra impuissante à s'appuyer sur le raison-
nement et l'expérience, vouée à l'application du principe d'autorité, pure-
ment livresque, inapte au progrès. L'idéal de «l'honnête homme» la
réduira au statut de genre littéraire, défini par l'éloquence, la bienséance,
l'art de la composition et par là capable de plaire, voire d'instruire les bons
esprits en tant que leçon de morale ou de politique. Ou bien encore, elle
devra servir aux fins plus nobles de l'apologétique telles qu'en fera usage
Bossuet dans son «Discours sur l'Histoire universelle». Celui-ci en effet
reste fidèle à une conception théologique de l'histoire. Le Dieu qui s'est
révélé dans la Bible demeure le fondement de l'induction dans le domaine
historique. L'homme ne saurait s'expliquer par lui-même et ne peut cesser
d'apparaître comme un «monstre incompréhensible» qu'à la lumière de la
transcendance qui ne dénonce ses complexités qu'en fonction de la pré-
destination divine. Malheureusement les théologiens ne sont pas d'accord
entre eux et leurs discordes ont abouti à d'effroyables conflits depuis le
XVIeme siècle. Bossuet en est tellement conscient que son histoire du
monde ne va pas au-delà.., de Charlemagne. En effet dans la mesure où
son projet était de démontrer que la marche du temps devait assurer le
triomphe voulu par Dieu de toute éternité de l'Eglise catholique les vic-
;

toires de l'Islam, l'échec des Croisades, la Réformation et ses suites, infli-


geaient de si rudes démentis aux présupposés de l'évêque de Meaux qu'il
s'arrêta en route

Une suite sera donnée à cette «1-listoire universelle» rendant bien vite
caducs ses buts et ses démonstrations. Bayle en effet, n'était-il pas déjà
à l'oeuvre et son «Dictionnaire historique et critique» paru en 1694, allait
apprendre la souveraineté du libre examen à l'égard de la Tradition sous
toutes ses formes, donnant un tout autre sens aux perspectives histo-
riques, sens auquel souscriront d'enthousiasme, les auteurs du Siècle des
Lumières.

Celui-ci d'ailleurs montrera un goût sans cesse accru pour l'histoire et


les récits historiques comme on peut le constater d'après le nombre et le

67
départ mais celui-ci en raison des polémiques et des affrontements qui
en naquirent se limitera soit à un renouveau des traditions et des oeuvres
de l'Antiquité, soit aux faits et aux textes de l'Ecriture. En revanche,
cette prééminence du débat religieux sera responsable d'un développe-
ment très notable de certaines méthodes complémentaires telles que la
philologie ou la critique textuelle.

Stagnation et situation subalterne de l'histoire persisteront durant toute


1 époque classique. Pascal la verra impuissante à s'appuyer sur le raison-
nement et l'expérience, vouée à l'application du principe d'autorité, pure-
ment livresque, inapte au progrès. L'idéal de «l'honnête homme» la
réduira au statut de genre littéraire, défini par l'éloquence, la bienséance,
l'art de la composition et par là capable de plaire. voire d'instruire les bons
esprits en tant que leçon de morale ou de politique. Ou bien encore, elle
devra servir aux fins plus nobles de l'apologétique telles qu'en fera usage
Bossuet dans son «Discours sur l'Histoire universelle». Celui-ci en effet
reste fidèle à une conception théologique de l'histoire. Le Dieu qui s'est
révélé dans la Bible demeure le fondement de l'induction dans le domaine
historique. L'homme ne saurait s'expliquer par lui-même et ne peut cesser
dapparaître comme un «monstre incompréhensible» qu'à la lumière de la
transcendance qui ne dénonce ses complexités qu'en fonction de la pré-
destination divine. Malheureusement les théologiens ne sont pas d'accord
entre eux et leurs discordes ont abouti à d'effroyables conflits depuis le
XVIQme siècle. Bossuet en est tellement conscient que son histoire du
monde ne va pas au-delà... de Charlemagne. En effet dans la mesure où
son projet était de démontrer que la marche du temps devait assurer le
triomphe voulu par Dieu de toute éternité de l'Eglise catholique ; les vic-
toires de l'Islam, l'échec des Croisades, la Réformation et ses suites, infli-
geaient de si rudes démentis aux présupposés de l'évêque de Meaux qu'il
s'arrêta en route!

Une suite sera donnée à cette «Histoire universelle» rendant bien vite
caducs ses buts et ses démonstrations. Bayle en effet, n'était-il pas déjà
à l'oeuvre et son «Dictionnaire historique et critique» paru en 1694, allait
apprendre la souveraineté du libre examen à l'égard de la Tradition sous
routes ses formes, donnant un tout autre sens aux perspectives histo-
riques, sens auquel souscriront d'enthousiasme, les auteurs du Siècle des
Lumières.

Celui-ci d'ailleurs montrera un goût sans cesse accru pour l'histoire et


les récits historiques comme on peut le constater d'après le nombre et le

67
pourcentage des ouvrages qui y sont consacrés tandis que parallèle-
ment, la proportion de ceux qui traitent de l'histoire religieuse ou ecclé-
siastique demeure nettement. L'Encyclopédie reflètera cet intérêt crois-
sant et Ion a calculé qu'un dixième environ de ses articles pouvaient
être considérés comme historiques. En outre, ses auteurs ont présenté
des vues originales sur la méthode historique, la nécessité dune vérifica-
tion soigneuse des faits, sur les sciences connexes telles la linguistique
ou l'archéologie. Cependant malgré les brillants aperçus et les indices
dune tournure d'esprit à l'époque originale et beaucoup plus «scienti-
fique», les encyclopédistes ne seront que très modestement relayés par
les historiographes français. L'établissement des règles et des méthodes
qui gouvernent aujourd'hui encore les disciplines historiques se fera en
Allemagne, vraisemblablement en raison de son partage entre le protes-
tantisme et le catholicisme, partage ayant contraint apologétiques et
controverses à un souci sans cesse accru dans la critique des textes et
des documents.

Par contre dans notre pays, interviendra un changement considérable


dans les conceptions touchant à la philosophie de l'histoire. Voltaire lui-
même peut être considéré comme très représentatif de ces nouvelles ten-
dances. Il apparaîtra comme une sorte «d'anti-Bossuet», se moquant de
celui-ci qui dit-il : «...paraît avoir uniquement écrit pour insinuer que tout a
été fait dans le monde pour la nation juive ; que si Dieu donna l'empire de
l'Asie aux babyloniens ce fut pour punir les juifs et que si Dieu fit régner
Cyrus ce fut pour les venger...». Prétendre ainsi déméler les desseins de
Dieu dans l'histoire, c'est aussi en restreindre le champ et en déformer la
signification.

Au-delà de la raillerie, c'est en fait un total renversement de perspective


qui est ainsi annoncé, Que ce soit en Angleterre avec Bolingbroke, ami
de Pope et de Voltaire, en Allemagne avec l'école de Gôttingen, de
Mably, l'ami de Madame de Tencin, pour tous ces penseurs y compris
pour Kant lui-même, si l'histoire apparaît une série de désordres substi-
tués par quelque malin génie à l'ordre providentiel, néanmoins le
déisme est assuré par expérience, de l'amélioration graduelle du statut
de l'humanité. La fin de l'histoire n'est plus événement eschatologique
dans une lumière d'Apocalypse, les signes du temps ne sont plus indices
de la colère ou du pardon d'un Dieu transcendant mais les aspects de la
civilisation en marche traduisant les progrès de l'humanité vers une
condition meilleure. Le mythe de l'histoire n'est plus celui du salut mais
de la raison humaine. Thème qui sera repris et orchestré par les syn-

68
thèses utopiques du XIXeme siècle avec Flegel et Auguste Comte, Saint
Simon, Fourier et plus encore Karl Marx.

Mais alors que les historiens se préoccupent de plus en plus de donner à


leur spécialité le statut d'une science, une telle conception volontariste et
progressiste de l'histoire et de sa philosophie va entraîner une falsifica-
tion des faits aussi systématique que celle reprochée à Bossuet. Alors que
les travaux vont s'entourer plus que jamais de tout un appareil critique et
épistémologique visant à une rigueur sans cesse plus scrupuleuse dans
l'établissement des données, les historiens comme le dit fort justement
Heidegger : «ne pourront se soustraire plus ou moins consciemment à la
tendance à voir dans le passé une projection de l'avenir qu'ils souhaitent
pour l'homme et pour ses sociétés». C'est qu'en effet quels que soient les
progrès méthodologiques qu'elle peut connaître, l'histoire ne se constitue
pas comme un dépôt que chaque génération laisserait derrière elle
comme des cailloux blancs jalonnant le chemin du Petit Poucet. Sur le
grand axe du temps, l'humanité ne dépose pas au fur et à mesure des
«vérités historiques» acquises une fois pour toutes et dont les indications
ne peuvent être remises en question. Sans doute existe-t-il des données
précises, des événements, des points de repère plus ou moins saillants.
Mais la signification de ces faits, leur importance relative, leur insertion
dans un devenir global, sont affaire d'interprétation. L'historien ne peut
qu'ordonner en série les éléments du passé et donner à chacun le relief
particulier qu'il lui paraît devoir mériter. Mais la reconstitution qu'il tente
ne peut être qu'un «à suivre» en attente du cours du temps qui achèvera
de lui donner un sens, dans un report toujours recommencé du passé au
futur. L'histoire est celle de l'homme et de ses sociétés, son temps est le
leur et, comme tel, ne s'inscrit pas du passé au présent comme, on veut
le croire mais bien du présent au passé, car elle est projection dans celui-
ci de certains aspects de la conscience présente qui cherche dans les
temps anciens les reflets de sa propre image. Et le passé lui rend ce
qu'elle lui a prêté. Lorsqu'une doctrine, une idéologie se répandent, l'his-
toire répond en écho à ceux qui lui dictent les interprétations. Questions
et réponses obéissent aux préoccupations des interrogateurs dans les cir-
cuits fermés des convictions préétablies où s'inscrivent des polémiques
sans fin entre des argumentations opposées. Dans l'immense réservoir
des données disponibles, il y a généralement de quoi satisfaire aux exi-
gences les plus contradictoires. Offertes à chacun, elles subissent sans
protester les prélèvements qui s'accordent avec la thèse comme la mise à
l'écart de celles qui ne conviennent pas à la conviction déjà installée.

69
La réalité historique est plurielle et polymorphe. Rien ne l'oblige à avoir
un sens et un seul, car elle les propose tous, créant par là même le doute
qu'elle n'en fait aucun et qu'elle aille seulement de nulle part à nulle part.
Cependant, cette vision savante de l'histoire ne peut satisfaire à l'inquié-
tude de l'homme. Conçue et voulue comme «science», exposant de
manière abstraite certaines dimensions d'intelligibilité qu'elle perçoit dans
le confus du passé, elle ne se veut obéissante qu'aux seules exigences de
la rigueur. Souhaitant faire toute la lumière sur certains enchaînements
d'événements, sur le rôle de tel ou tel personnage, de certaines structures
et mécanismes inclus dans l'épaisseur du réel, elle sous-entend aussi vou-
loir les prolonger dans le futur, Cependant dans cette fonction prédictive
de connaissance du devenir, elle ne présente un avenir ouvert et par là
même inquiétant, alors que l'Homme recherche d'instinct des structures
fermées qui lui soient des garanties contre l'événement et ses menaces et
qu'il ne peut trouver que dans l'inconscient collectif, lui-même vecteur des
mythes et des traditions.

C'est peut-être ce qu'avaient perçu plus ou moins consciemment en


France des historiens tels qu'Ernest Lavisse lorsqu'il voulût dans le
contexte du relèvement national qui marqua les débuts de la troisième
République, substituer à l'image d'un pays encore marqué par la persis-
tance des traces d'un Ancien Régime catholique et réactionnaire, une
autre, laïque et démocratique celle-là. Il tint ainsi à prendre part à cette
substitution en rédigeant des petits manuels d'une «Histoire de France
racontée aw enfants» qui diffusée à des millions d'exemplaires durant des
dizaines d'années, développèrent une prédication patriotique. Celle-ci
sous forme de vignettes simplistes marquèrent pour leur vie durant, de
jeunes esprits qui ne devaient pas avoir accès à une autre histoire que
celle-là et dont les thèmes devaient devenir les signes de reconnaissance
des membres de la communauté française. Substituant des mythes à
d'autres mythes, associés aux rationalisations de la science, elle visait
ainsi à un autre mode d'installation de l'homme dans l'univers. Jouant un
rôle de remplacement ontologique, elle n'était certes pas totalement
satisfaisante mais elle évitait au moins la formation de générations
déboussolées telles qu'en voit apparaître le monde contemporain où est
enseigné une histoire en miette à laquelle même le fil chronologique le
plus rudimentaire vient à faire défaut.

Si je me suis étendu quelque peu sur cette histoire édifiante d'un grand
historien soucieux d'enraciner dans la conscience collective d'une nation,
un «inconscient collectif» éveillé et entretenu dès l'enfance, c'est qu'elle fait

70
clairement comprendre ce qui sépare et différencie Histoire et Tradition,
en même temps qu'elle ouvre une plus juste appréciation à la signification
existentielle de cette dernière.

L'homme d'aujourd'hui se trouve face aux affirmations de l'âge positif né


aux temps des Lumières, opposant le jugement propre à tout ce qui était
reçu, se proposant d'effacer les vestiges des âges mythologiques et même
métaphysiques, ne laissant rien subsister de la phase prélogique des socié-
tés. Cette dernière doit laisser définitivement la place à une pensée ration-
nelle, héritière du droit exclusif à définir la certitude valable et qui sans
cette épithète n'apparaît plus qu'aberrante, fabulatrice et disqualifiée dans
son principe même.

Ainsi, la raison triomphante s'est-elle donnée pour tâche de substituer au


monde vécu dans son incohérence originelle, dans son opacité sensible,
dans ses colorations passionnelles. le monde intelligible du discours, où le
réel dans tous les domaines doit faire place au vrai. Mais cette véracité qui
est en soi stabilité pouvant satisfaire la conscience existentielle de
l'homme, se trouve immédiatement contredite par tous les changements
historiques contemporains avec leur soudaineté bouleversante, démulti-
pliée par les techniques modernes de l'information. Plus rien ne va de soi,
plus rien n'est fixe, tout est sans arrêt remis en question, Or comme Hei-
degger l'a fait remarquer, l'homme ne trouve les possibilités concrètes
d'un «exister authentique» que dans la mesure où il accepte que son héri-
tage puisse se projeter dans le présent. La tradition est justement cet héri-
tage. En elle l'homme trouve, fournies à l'avance, des possibilités de com-
préhension qui non seulement influent sur ses décisions pratiques mais
constituent même dans une certaine mesure, le cadre général de sa com-
préhension de soi. D'ordinaire, l'homme accepte de son milieu, de son
existence avec les autres, de l'atmosphère qui l'entoure, non seulement
beaucoup d'éléments particuliers mais aussi la compréhension fondamen-
tale qu'il a de lui-même.

Si nous considérons l'espace qui nous entoure et le sens que nous en


avons, on ne peut qu'opposer celui quantifié, géométrisé que nous pro-
pose la science à celui que nous offre la conscience mythique et la tradi-
tion, Ce dernier est bien l'espace réel dans lequel en fait vivent tous les
hommes. Le monde concret est un ensemble d'horizons dont chacun a
sa vertu particulière, composée de lieux, d'emplacements hétérogènes
dont chacun se définit par une attirance positive ou négative, par les
valeurs qui le qualifient ou le refusent. Cette géographie humaine est une

71
géographie cordiale où chaque orientation définit une ligne de vie. Elle
est le lieu de nos enracinements le village, le terroir, la ville même,
:

chaque paysage, offrent les sens dont ils sont chargés, les densités des
souvenirs qu'ils évoquent, les résonnances qui nous y attirent ou qui nous
en détournent.

De cette forme «humaine» de l'espace dont l'affirmation se trouve au


principe de la compréhension traditionnelle de l'étendue, le parallèle est
aussitôt trouvé dans la forme du temps. Si celui de la science et de l'intel-
lectualisme est celui du chronomètre, se présente à nous comme homo-
gène et quantifié, soumis à la discipline de l'esprit, Bergson a bien mon-
tré qu'il diffère absolument du temps existentiel. Les dimensions du
temps vécu ne correspondent pas à des variables mathématiques, ce sont
des dimensions en valeur qui font de l'être dans le temps, une réalité divi-
sible et discontinue. Il ne se décline pas seulement au présent mais il est
aussi la perspective de l'avenir, la procession de chaque existence vers
lhorizon qu'elle prévoit.

Ainsi, le régime du temps dans les civilisations traditionnelles se caracté-


rise-t-il par lalternance d'un rythme d'expansion puis de contractions.
Rites de fin et de commencement de chaque période vont se succéder
rites de purification, d'expulsion des mauvaises influences, rites d'inaugu-
ration les accompagnant ou les complétant. Leur dynamisme permet au
«Grand Temps» de se manifester dans la plénitude du sacrifice et de la
fête ; le temps liturgique consacre l'effacement du réel historique devant le
temps cosmogonique.

La temporalité humaine dans la vision traditionnelle ne saurait s'accom-


plir en dehors de l'unité du monde et cette unité prend à la fois caractère
personnel et dimension communautaire. A la différence des dimensions
historiques, elle ne se fonde pas sur une prise de conscience explicite et
rationnelle de la communauté humaine. Elle se constitue par une projec-
tion totale et spontanée du monde sensible sur un monde psychoempi-
rique de relations spirituelles, mythiques et symboliques qui, pour cette
communauté réaménagent et l'histoire et le temps, redistribuent lieux et
espaces par rapport à des signes et des objets révélateurs du Sacré.

La tradition ne se borne donc pas à la conversation ni à la transmission


d'acquis extérieurs. Elle intègre au cours de l'histoire des existants nou-
veaux en les adaptant à des existants anciens. Elle fait «être de nouveau»
ce qui a été ; elle nest pas limitée au «faire savoir» car elle s'identifie à la

72
vie même d'une communauté. Elle aide cette dernière et chacun de ses
membres à lutter contre les forces de dissolution qui les menacent à
chaque instant et à renforcer au contraire les forces de cohésion, réaffir-
mant sans cesse que le salut de l'individu n'est pas séparable de celui du
cosmos tout entier. Ainsi l'un et l'autre dépendront-ils de la fidélité avec
laquelle chacun joue son rôle dans cette liturgie de célébration unanime
en laquelle se résoud la vie sociale.

A ce prix, l'ancrage transcendant de l'existence se trouve assuré et les


puissances du sacré jouent en faveur de la réalité humaine dont elles enve-
loppent chaque instant d'une ambiance protectrice.

Ne croyez pas que je décris ici éthologies ou croyances de quelque peu-


plade primitive du fond de la forêt amazonienne ou de quelque Océanie
de légende. Je dirai seulement que certaines des découvertes récentes de
l'astrophysique semblent bien redonner une actualité surprenante aux
vues traditionnelles sur l'insertion et la signification de l'homme dans le
monde. Il en est ainsi de ce surprenant «principe anthropique» dont le
thème essentiel est celui d'un ordonnancement qui aurait pour seules fins
l'apparition d'organisations vivantes et pensantes au sein de l'univers.

A l'issue de cette réflexion sur l'histoire et la tradition, nous pourrions


nous demander où se situent les concepts qui ont présidé et président
encore à l'institution maçonnique qui se dit «Ordre traditionnel et initia-
tique»? En réponse, situons nous dans une perspective historique. Nous
savons tous, qu'en France, tout au moins, la franc-maçonnerie est tou-
jours dite «fille des lumières», ce qui pourrait signifier qu'elle épouse tota-
lement l'esprit de celles-ci. Souvenons-nous alors que pour elles, l'intel-
lect doit assurer tous ses droits sur la totalité du domaine humain. Les
légendes et traditions venues du fond des âges, les prémonitions, les affi-
nités, les superstitions ne seraient plus alors que les reliques tenaces
dune véritable »arriération mentale» en voie de disparition devant l'irré-
sistible montée d'une intelligence adulte, éclairée par la physique mathé-
matique. L'ancienne métaphysique devrait ainsi céder la place à une phi-
losophie positive, conscience de la science, seconde lecture de la
procédure mise en oeuvre par les savants, ces saints des derniers jours.
De l'analyse de la science doivent se dégager les principes d'une hygiène
de l'esprit humain applicable à tous les domaines de la connaissance et
de l'action. Condorcet annonçait ainsi la fin de temps inhumains aux
profits de temps glorieux où l'humanité réconciliée dans l'harmonie,
serait gouvernée par un Sénat de savants, interprètes de la raison univer-

73
selle. Plus tard, Saint Simon puis Renan, reprendront ce thème et de
néo-messianisme de 1' avenir.

Mais, insistons sur ce point, ce n'a jamais été ce nouvel évangile qu'ont
prétendu prêcher les textes fondamentaux et fondateurs de la maçonnerie
spéculative. Nous y constatons en effet quAnderson dans ses Constitu-
tions, croit bon de faire remonter ses origines à une très lointaine anti-
quité, voire à Adam lui-même. Il ne s'agit certes pas ici «d'histoire» au
sens de celle dont les Encyclopédistes souhaitaient l'avènement, encore
moins de «sciences historiques». Ces antiquités fabuleuses ne ressortent
que du domaine du mythe. Même si un certain nombre de documents
s'offrent à une étude scrupuleuse et si l'on ne peut refuser une réelle
ancienneté aux textes relatant les réglements de certaines corporations,
guildes ou confréries de bâtisseurs, en particulier au Moyen Age, on ne
saurait sans beaucoup les solliciter faire remonter la franc-maçonnerie à
la construction du Temple de Salomon ou plus loin encore. Voltaire lui-
même qui sur la fin de sa vie fut initié à la loge des Neuf Soeurs, aurait pu
ironiser sur ces prétendues origines avec encore plus de verve que sur les
partis-pris de Bossuet!

Comment pouvons-nous donc interpréter à une époque qui fonde une


vision rationalisée du monde et de la nature humaine, l'existence et le
surprenant succès de la franc-maçonnerie, succès dont les preuves ne
sont pas ici du domaine de la légende ? On peut bien sûr imaginer
qu'Anderson et Désagulier ont dissimulé une pensée réellement progres-
siste et rationnelle sous un ésotérisme de bazar et un déisme superficiel,
considérés comme des pis-aller pour sacrifier quelque peu à la partie la
moins éclairée de l'opinion d'alors. Le croire serait certainement com-
mettre un véritable anachronisme, Même si la maçonnerie est apparue
parfois se réduire à ses courants matérialistes, rationalistes et humani-
taires, c'est la méconnaître fondamentalement de penser qu'elle ne pour-
rait être que cela.

En fait elle a incarné et incarne toujours des composants qui relèvent de


véritables inspirations traditionnelles, comme le montre bien ce que
j'appellerais sa «pratique journalière». Celle-ci ne relève pas du discours
historique mais bien d'une «re-création» des valeurs. Le rappel réitéré à
une tradition centrée sur une symbolique du métier met en lumière le fait
que la tradition est ((répétition explicite» mais aussi que l'homme s'il veut
en dégager la valeur existentielle ne doit pas se situer par rapport à elle ou
en face d'elle mais bien «en elle». L'usage de l'outil, le travail en loge ne

74
sont pas de simples «faire savoir« de ces pratiques mais bien une «ré-identi-
fication« à la vie même de la communauté ; leur exécution et leur réelle
compréhension affirmant l'importance de l'appel à l'imaginaire et dans
une certaine mesure à l'affectivité.

Nous attirerons aussi l'attention sur le fait que souvent le profane et même
nombre de maçons mettent l'accent sur les éminentes qualités «pédago-
giques» de la franc-maçonnerie, mais cet aimable satisfecit est lui-même
trompeur et surtout incomplet. Certes tout enseignement a le noble objet
de communiquer à une autre intelligence un savoir respectant les normes
qui réglementent le discours pédagogique, mais qui aussi, dans son accep-
tion habituelle, ne met en oeuvre que le seul intellect.

A l'inverse, l'enseignement implicitement contenu dans ce que nous appe-


lons «initiations'< ne saurait relever du seul ordre intellectuel. Il prétend à
mobiliser les profondeurs de la personnalité ; il veut être une authentique
co-naissance, à la fois évocation et in-vocation, appel susceptible de modi-
fier celui qui est soumis aux épreuves.

L'initiation maçonnique ne saurait être non plus entendue comme


simple «rite de passage«, tel ceux décrits dans les sociétés primitives, au
moment où le jeune adolescent en même temps qu'il devient adulte au
sens biologique du terme, est admis à part entière au sein de la com-
munauté.

Elle est avant tout entrée dans un nouvel ordre de valeurs grâce à la dona-
tion d'un nouveau sens à des objets-symboles dont le rôle est d'assurer la
transformation de l'homme, à la fois objet et sujet de la connaissance,
enjeu de sa propre destinée. J'aimerais citer ici ces quelques phrases du
poète Novalis qui nous rappellent «qu'il n'est pas besoin de rêver de
:

voyages à travers l'univers celui-ci n'est-il pas en nous ? Nous ne


;

connaissons pas les profondeurs de notre esprit. C'est au-dedans de nous


que mène le chemin mystérieux. Seulement en nous ou alors nulle part,
ne peuvent se trouver l'éternité avec ses mondes, le passé et aussi l'avenir.
Le monde extérieur est le domaine des ombres et il jette son ombre dans
le royaume de la lumière».

Ce beau texte devrait être lu par tout profane souhaitant entrer en maçon-
nerie. Il ne dévoile certes rien des rites ou des buts de celle-ci. Il lui signale
seulement qu'il sera appelé quelque jour s'il persiste dans son souhait, à
une véritable «conversion« qui n'emprunte rien à une religion donnée,

75
mais qui concerne cet «espace du dedans» qui est aussi le véritable sens du
mot : «ésotérisme».

La plupart de ceux qui entendent ce terme, sont aussitôt tentés d'y voir de
fumeuses supercheries ou, au contraire l'espoir d'y trouver le secret de
pouvoirs mystérieux. De très sérieux écrivains de la franc-maçonnerie
nous ont même dit que cette dernière raison fut probablement à l'origine
de ce que l'on appelle les «Hauts Grades», dont le contenu aurait renvoyé
à quelques procédures magiques ou à un savoir occulte.

Nous dirons seulement à ce propos que l'alchimie traditionnelle par


exemple a trop souvent été présentée comme un ensemble de techniques
et de recettes, destinées à fabriquer de l'or... ce qui permet à des histo-
riens ingénus de voir dans les essais et les erreurs de ses thaumaturges, un
chapitre préliminaire à la science chimique moderne.

Or le «Grand OEuvre» ne limite pas son ambition à la recherche intéressée


de techniques en vue de la production de métaux précieux. Le véritable
alchimiste travaille à sa propre «transmutation» ; sa tâche extérieurement
visible est le symbole d'une quête de l'être véritable, d'une science qui jus-
tement lui donnera peut être cette maîtrise de la «conscience du dedans».

Il a été souvent dit que la connaissance traditionnelle et son histoire, indi-


quent au-delà d'elles-mêmes, la <(totalité de la réalité» où elles s'inscrivent
dans une relation d'interdépendance qui entraîne la mutualité des signifi-
cations, fondements de la doctrine des correspondances. Correspon-
dances, similitudes, harmonies, analogies sont autant de références tra-
versant l'espace des mythes, eux-mêmes fondements de la conscience
traditionnelle, dans laquelle nous retrouvons par un paradoxal retourne-
ment le domaine des archétypes de l'histoire, même de celle qui se veut
«science». Cette dernière en effet, n'est pas indépendante de toute
légende. Les historiens comme nous le rappelions plus haut, ont pieuse-
ment entretenu des mythes aussi universellement respectés que par
exemple celui d'une Sparte austère et vertueuse qui n'a jamais existé.
Celui de la Rome républicaine, dont la fermeté et le courage ont modelé
des générations appliquées à imiter un idéal sans grand fondement dans
la réalité.

Je lisais durant de récentes vacances, un très intéressant ouvrage intitulé


«Histoire de la Rome antique», dû à la plume d'un historien contemporain
fort sérieux et fort connu, qui à propos des causes de la chute de l'Empire

76
romain, faisait finement remarquer la diversité et le contradictoire des
théories avancées abandon des jeux séculaires et des dieux pour le
païen, des péchés des fils de la Louve pour le chrétien, inégalités et injus-
tices sociales pour un autre (qui n'avait certes pas encore lu les philo-
sophes du XIXeme siècle... !) et, plus récemment pour certains écrivains
marxistes, soulèvements d'esclaves dont les documents ne montrent
aucune trace... C'est le philosophe austère et le rigoureux moraliste
!

Lachelier qui écrivait au début du siècle «. . il faudrait dire (à propos de la


famille préhistorique) que l'histoire est une illusion, le passé une projection
et qu'il n'y a de vrai que l'idéal et l'absolu. C'est la légende qui est vraie et
l'histoire qui est fausse...». Curieuses affirmations et lucidité surprenante si
nous nous reportons à l'époque où tout cela fut dit...

Bouclant là notre boucle, nous retrouvons donc dans une étroite compli-
cité, la tradition et l'histoire. La conscience mythique ne perd jamais ses
droits parce qu'elle n'a jamais cessé, aujourd'hui comme hier, de
semployer à donner un sens au monde humain. La prolifération actuelle
des mythes historiques apparaît un écho de la désorientation ontologique
dont souffre l'homme contemporain dans le nouveau monde qu'il a créé.
A la différence des plus anciens, ils frappent par leur fréquent caractère
social, peut-être inévitable en un temps où la destinée individuelle apparaît
comme un cadre trop étroit pour l'expression de la vérité. L'homme
d'aujourd'hui prend conscience qu'il est impossible de se sauver tout seul
et la recherche dun salut purement spirituel lui apparaît en contradiction
avec la leçon même des choses. Les problèmes angoissants et difficiles
posés par l'intervention des facteurs techniques, ne peuvent être résolus
en dehors d'elle. Il n'apparaît plus possible de séparer le salut spirituel du
droit de chaque homme à l'existence persuadé qu'il ne saurait suffire à
remanier des idées, il lui apparaît indispensable de s'efforcer à remettre le
monde en ordre.

Ainsi, les mythes modernes ont-ils un caractère plus «matériel» que jadis.
Se voulant tournés vers l'avenir et non vers le passé, ils apparaissent plus
anthropocentriques que théocentriques. Déploiement des valeurs dans le
temps ou histoire transhistorique, ils veulent prophétiser sur l'avenir de
l'humanité, mais aussi agir sur elle.

En cela ils nous confirment que l'ordre humain à toutes les époques se
définit en fonction d'un horizon mythique qui lui est propre. La place de
lhomme dans la totalité humaine, se trouve réglée par de vastes repré-
sentations à la fois réelles et irréelles encadrant le destin collectif. Mais à

77
l'inverse d'époques plus éloignées de nous mais surtout plus stables, il est
fait des mythes actuels une consommation tellement abondante et si
rapide, qu'une véritable conscience mythique na plus le temps de se for-
ger, de devenir foyer de toutes les affirmations de transcendance, subli-
mant toutes les aspirations humaines et réalisant la promotion de l'ins-
tinct en spirituel.

J'aimerais pouvoir vous convaincre qu'à cette dégradation, la franc-


maçonnerie a fourni par avance des réponses toujours valables. A ses
débuts mêmes, ses fondateurs ont émis une injonction solennelle à tous
leurs frères présents et avenirs, celle de se refuser en loge à toute discus-
sion sur des sujets politiques (ou religieux), afin que l'ordre puisse
demeurer le «Centre de l'Union». Cette exigence a été souvent relativi-
sée, la réduisant à une valeur circonstancielle, liée aux événements qui,
peu de temps auparavant avaient ensanglanté durant de longues
années, les Lies Britanniques. C'est à l'inverse une valeur absolue qui
doit lui être donnée. Le discours politique en effet, n'est qu'un bâtard
mal venu, à l'avenir obsolète dès sa naissance, du discours historique.
Mais celui-ci, quand bien même s'efforce-t-il à l'objectivité, se relativise
dès qu'il est prononcé, rejoignant bien vite le temps et l'espace des
mythes politico-historiques, mais ceux-ci se sont montrés le plus souvent
d'exclusion et d'inhumanité. Mythes sanglants que nous propose l'his-
toire et qui ne sauraient pénétrer dans le Temple où se poursuit la seule
histoire qui vaille, celle de la construction jamais achevée de la
conscience humaine et de sa liberté.

78
La franc-maçonnerie:
une éthique? une sagesse ? (1)

«Dieu de nos pères qui a fait l'Univers


par Votre Parole
et qui par Votre Sagesse a établi l'homme
pour dominer sur toutes les créatures que vous avez faites,
pour régir le monde dans la sainteté et la justice
et exercer l'empire dans la droiture du coeur,
donnez-moi la Sagesse qui est assise auprès de Votre Trône».

Ces quelques lignes tirées du Livre de la Sagesse (de Salomon) vous


surprendront peut-être. Je les ai choisies car elles me sont apparues
particulièrement bien adaptées au titre de cette conférence : «La franc-
maçonnerie : une éthique ? une sagesse ?».

Lorsque les profanes bienveillants, il en existe !, se pensent bien infor-


més sur la maçonnerie, ils la créditent volontiers de soucis et de buts
relevant pour l'essentiel de la morale sociale. L'important Convent de
Lausanne de 1875, n'a-t-il pas d'ailleurs solennellement déclaré dans
son dernier paragraphe que la franc-maçonnerie se devait «de travailler
sans relâche au bonheur de l'humanité ainsi qu'à son émancipation pro-
gressive et pacifique».

On peut donc avancer qu'il s'agit là de buts élevés et d'intentions louables.


Nombre de maçons voire des obédiences toute entières s'en satisfont et
ne sauraient concevoir pour la franc-maçonnerie d'autres fins. En outre
n'est-il pas toujours annoncé à la clôture de chacune de nos tenues que
nous devons «poursuivre au dehors l'oeuvre commencée dans le Temple»,
cette oeuvre étant alors principalement sinon exclusivement entendue
comme une action à exercer au niveau du social voire du politique.

(1) Publié pour la première fois en 1991 dans le numéro 81 de Points de Vue Initiatiques.

79
Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point. Vous noterez que dans le
titre choisi pour cette conférence, j'ai parlé d'éthique et non de morale.
En effet on admet très généralement aujourd'hui que ce dernier terme
possède une trop forte connotation judéo-chrétienne, kantienne ou
moralisatrice. De plus en anglais le mot «ethic» est très volontiers utilisé
sinon préféré, ce qui contribue à le valoriser chez les intellectuels fran-
çais mais aussi à le charger de significations intéressantes pour nos
modernes sociétés occidentales.

Nous savons certes, que le sens de ce mot s'est progressivement formé


au cours d'une histoire millénaire et qu'Aristote puis Spinoza en ont lar-
gement éclairé le sens ; mais on sait aussi que le monde anglo-saxon lit
souvent Aristote dans ses «Ethiques» (à Eudème, à Nicomaque, Grande
Ethique) comme philosophe de la sagesse pratique et du bonheur. Il sert
aussi de caution à l'utilitarisme, car sa théorie de la justice distributive
liée à l'idée mathématique de proportion, permet d'assigner une valeur
quantitative aux utilités, Or quand les ressources sont rares et les besoins
considérables, par exemple en matière de santé, d'éducation ou de
défense, l'on doit pour faire des choix raisonnables, comparer les avan-
tages et les coûts. A titre incident on peut ainsi mieux comprendre
pourquoi la franc-maçonnerie anglo-saxonne et plus précisément améri-
caine, a créé des oeuvres sociales (hôpitaux, collèges, maisons de
retraite, fondations diverses) dont le nombre et l'importance sont sans
commune mesure avec les réalisations de la franc-maçonnerie française,
toutes obédiences confondues. Je n'hésiterai pas à dire aussi que cette
différence ne tient pas seulement à celle, certes très importante, des res-
sources financières mais également à une conception bien différente de
l'utile et du raisonnable dans les choix et les coûts.

J'ajouterai que contrairement aussi à ce que l'on pourrait penser, le


calcul des «utilités» que nous avons tendance à refuser, repose en fait
sur une idée profonde et de fort contenu moral. N'affirme-t-elle pas
entre tous les vivants l'existence d'un «lien substantiel» ; l'homme n'est
pas un être à part. Il fait partie d'un univers physique, biologique et spi-
rituel. Aristote a exprimé cette évidence en disant que notre âme com-
prend trois parties et par là appartient à trois règnes : végétal, animal,
humain.

Une telle conception a d'ailleurs son équivalent dans la Bible : Dieu n'a
pas sauvé l'homme tout seul du déluge et toutes les espèces vivantes
sont symboliquement représentées dans l'Arche.

80
Si, tous les vivants sont liés entre eux, leur valeur propre peut être
terme d'une comparaison et s'exprimer au moyen de grandeurs ou de
nombres.

Il n'est pas contradictoire d'affirmer la dignité infinie de chaque être et


d'admettre pourtant que dans notre monde toute chose et même toute
vie a son prix. Il y a plus d'honnêteté et moins d'hypocrisie à le recon-
naître qu'à le masquer en se drapant dans des déclarations d'apparence
humaniste, chrétienne ou kantienne sur le prix infini de la personne.

En outre, la signification donnée au terme «ethic» en anglais contient


fondamentalement l'idée que nous avons à faire des choix et que celui
auquel je dois conclure est du seul domaine de ma responsabilité per-
sonnelle. On peut certes m'éclairer mais on ne saurait décider à ma
place. Nous devons voir là le reflet de cette tradition d'utilitarisme et de
responsabilité si fortement ancrée dans les pays liés à la Réforme et très
éloignée de celle des pays demeurés catholiques dans lesquels, en
France par exemple, les citoyens se reposent si facilement sur des choix
faits par d'autres et délèguent si facilement leurs responsabilités dans les
mains d'un «Maître», d'un «magister», d'une «autorité».

Une autre raison du succès du terme «éthique» découle largement des


nouvelles conditions scientifiques, techniques et sociales, régnant dans
notre monde occidental et conférant à l'homme des pouvoirs inédits en
particulier dans le domaine de la vie procréation, greffes d'organes,
manipulations génétiques, suppression de la vie avant la naissance ou à
l'approche de la mort, action sur les fonctions cérébrales, psychiques en
particulier. A ces progrès s'ajoute l'extraordinaire accroissement des
possibilités d'information et de «logistique». Que par exemple un nou-
veau produit contraceptif soit découvert, des millions d'êtres humains en
seront informés en quelques semaines voire en quelques jours, et la
molécule nouvelle pourra être mise, en principe, à la disposition de
populations considérables en fort peu de temps. Cependant ces possibi-
lités accrues des sciences et des techniques vont introduire et nécessiter
de nouvelles réflexions et poser de nouveaux problèmes.

Certes le champ de l'action humaine touche à la fois le monde physique


et la biosphère toute entière et ceci de plus en plus, mais aussi l'ingénie-
rie sociale à travers les pratiques d'organisation, de conditionnement et
de propagande. Il n'en demeure pas moins que nous ne sommes pas

81
davantage instruits sur ce que valent pour ceux qui se trouvent impli-
qués, les buts et les moyens des possibilités qui s'ouvrent.

Nous constatons en effet, et ceci dans bien des cas, une volonté délibé-
rée d'ignorer l'existence de nombreux problèmes éthiques ou de les sup-
poser résolus. D'autre part, si leur importance et/ou leur urgence inter-
disent de telles attitudes d'esprit, nous observons alors dans la majorité
des situations, la médiocrité du débat qu'ils font naître et le peu de souci
d'y trouver des solutions. Le plus souvent les sociétés concernées abdi-
queront leurs responsabilités, voire leur liberté entre les mains des pou-
voirs politiques qui les gouvernent.

C'est là me semble-t-il que la franc-maçonnerie a le mérite d'affirmer


que les hommes d'aujourd'hui ne doivent pas se réfugier dans de tran-
quilles certitudes ou se refuser à des questions dérangeantes non pas
circonstancielles mais fondamentales. Parmi celles-ci considérons-en
quelques unes.

Comment les individus ou les groupes peuvent-ils parvenir à résoudre


ensemble des problèmes d'intérêt commun quand, en particulier, leurs
convictions et leurs traditions, s'ils les respectaient totalement les
mèneraient à des actions incompatibles ? Les forts doivent-ils imposer
leur foi ? Doit-on se borner à prendre acte de la diversité irréductible
des usages et des moeurs ? Ou bien tenter de construire un ordre col-
lectif à partir des préférences issues de la diversité des opinions particu-
lières ? Cette dernière «tentation» paraît être largement préférée par les
politiques quelle que soit l'idéologie qu'ils souhaitent mettre en oeuvre
ou qu'ils font semblant de préférer. Deux grandes voies vont alors
s'ouvrir à leur choix,

Dune part, celle préconisée par Rousseau dans le Contrat social


d'autre part celle des «utilitaristes» anglo-saxons, La première dépasse
les divergences individuelles par la création d'un nouvel être moral,
l'Etat qui leur propose en échange une forme inédite de liberté.
L'objectif de la seconde est plus modeste. Elle n'entend pas changer les
hommes mais les doter d'institutions grâce auxquelles ils pourront libre-
ment confronter leurs points de vue et dégager, au-delà de leurs diver-
gences, un choix collectif qui semble à chacun d'eux sinon bon, du
moins légitime.

82
La première perspective implique que l'Etat légifère en droit sur tout et
comporte un risque évident d'inquisition voire de terreur ; la seconde
limite les choix collectifs aux domaines où l'action pour être efficace
doit être commune. Ainsi J. Stuart Mil! précise : «La seule raison légi-
time que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un
de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. Contraindre
quelqu'un pour son propre bien physique ou moral ne constitue pas
une raison suffisante» (De la liberté). Dans cette perspective il découle
que l'on n'interdira pas aux adultes par la loi, l'usage de l'alcool, du
tabac voire de la drogue. Cette déclaration est l'antithèse de celle de
Rousseau »Quiconque refusera dobéir à la volonté générale sera
:

contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose, sinon quon
le forcera à être libre», Merveilleuse formule que ce »forcer à être
:

libre» et que je propose à votre réflexion...

Pour vous dégager de tels obstacles de principe, devrions-nous dire


alors que le terme »éthique» désigne simplement un ensemble de
maximes dactions reçues comme bonnes dans une société donnée,
donc variant d'un temps ou d'un pays à l'autre. Le terme de »morale»
par contre s'appliquerait à un principe universel de légitimation de
l'action, conformément à l'usage qu'en a fait Kant, L'éthique serait
variable, la morale absolue. Cependant si nous, maçons d'une Obé-
dience traditionnelle, nous nous efforçons de mieux cerner le sens de
ce qu'est l'éthique, nous ne saurions nous limiter à ce que je viens d'en
dire et nous ne saurions la considérer suffire à déterminer des principes
particuliers ou universels de la conduite humaine. Avec Aristote, Spi-
noza, Kierkegaard, nous devons y adjoindre ce concept de »change-
ment d'état», de »conversion» qu'occasionne dans une personne, une
vie conforme ou rebelle à des principes et qui, pour nous, est insépa-
rable de »l'initiation».

Ainsi l'éthique que nous pouvons admettre comme «théorie de


l'action», doit être vue comme possédant deux faces. D'une part elle
pose une volonté de changer le monde extérieur, nécessitant donc un
certain nombre de moyens, mais par là-même, elle va modifier l'acteur
du changement et la personnalité de celui-ci sera un élément essentiel
de son action. En effet, dès qu'une action comporte des risques, son
exécution met à l'épreuve de nombreux traits de la personnalité soli-
dité du jugement, imagination, force de caractère. Rappelons à ce pro-
pos le beau poème If de notre frère Kipling. Mais bien plus loin de
nous, Platon dans le Lachès définissait ainsi le courage «C'est le fait

83
de plonger ou de descendre dans un puits sans savoir exactement com-
ment en sortir». Les techniques du puisatier ou du plongeur sont donc
indispensables mais elles ne suffisent pas. En effet, deux vertus vont
aussi émerger, le courage lui-même qui garantit la fermeté dans l'exé-
cution de l'action ; la sagesse pratique (ou prudence) qui assurera que
l'action sera avisée, interviendra au bon moment et prendra en compte
le savoir-faire indispensable. Mais il faudra aussi que celui qui s'y
consacre lui donne sa valeur et son sens.
I-
Ainsi par le biais d'un objectif concret, ce sera l'individu tout entier qui
se met en question et l'action ne le satisfait que si en l'accomplissant, il
croit et sent qu'il se rapproche de ce qu'il est en son moi profond et sa
destination propre.

Ce sentiment de désaccord éventuel ou, à l'inverse, de paix avec soi-


même demande à son tour quelques explications. Est-il variable d'un
individu à l'autre ? D'une culture à l'autre ? Ou bien, indique-t-il que
chaque homme porte en lui un étalon universel du bien et du mal ? Si la
première hypothèse est juste, éthique et morale se réduisent, comme
l'étymologie le suggère, aux moeurs, aux lois et aux coutumes. Si la
seconde hypothèse est la bonne, la morale est une. Or jamais plus
qu'aujourd'hui, nous oscillons entre deux attitudes ambivalentes
devons-nous affirmer le »droit à la différence» ou. à l'inverse, comme le
dit Montaigne, croire que «chaque homme porte en lui la forme entière
de ïhumaine condition». Ces flottements, ces incertitudes sur le sens du
mot »éthique» découlent de nos hésitations entre ces deux thèses. Si
chaque culture a ses propres valeurs, son idée du juste et de l'injuste,
aussi respectables, aussi légitimes que toutes autres, l'éthique dans les
sociétés multiculturelles présentes ou futures, aura pour seule fonction
de rendre compatible avec les exigences de la vie commune ces diffé-
rences ou ces divergences. Si chaque culture au contraire est une voie
singulière pour accéder à un bien, à des valeurs qui sont les mêmes pour
tous les hommes, l'éthique aura alors pour tâche de frayer le chemin qui
reliera ces situations particulières aux valeurs universelles, que l'on croit
ces dernières révélées par Dieu ou librement posées par l'homme.

Vouloir répondre à ces interrogations, affirmer la validité de telle ou


telle réponse, apparaît fort difficile et nous en avons indiqué les rai-
sons. Néanmoins à ce propos, nous pouvons nous reposer sur
quelques données solides qui rejoignent largement ce que propose
»l'idée maçonnique» pour reprendre le titre du beau livre récent de notre

84
Passé Grand Maître Flenri Tort-Nouguès. Nous devons poser tout
d'abord que l'éthique enferme pour exigence essentielle que l'action doit
être guidée et si possible illuminée par la connaissance et celle-ci ne doit
pas se limiter à une organisation logique de l'expérience, à une prévi-
sion réussie des phénomènes ; elle doit nous faire pénétrer dans l'inti-
mité de ce qui est. Nos idées et nos théories ne sauraient être seulement
considérées comme des modèles opératoires mais devraient s'efforcer
d'exprimer au moins certains aspects du «réel». Or pour la très grande
majorité de nos contemporains, ce dernier ne peut être perçu qu'à tra-
vers les représentations qu'en fournit la science.

Or quand il s'agit des sciences de la matière, les problèmes éthiques


posés par leurs progrès peuvent être majeurs (l'emploi de l'énergie ato-
mique par exemple) mais ne se présentent qu'à de relativement longs
intervalles. A l'inverse quand il s'agit des sciences de la vie, des décou-
vertes d'apparence mineure (génétiques, pharmacologiques..) mais se
produisant, comme on le voit aujourd'hui, avec une fréquence relative-
ment élevée, peuvent facilement mettre en péril l'intégrité de la per-
sonne humaine, de son futur biologique et/ou mental. Des consé-
quences aussi lourdes, voire dramatiques font apparaître presque
dérisoires la plupart des discussions, résolutions, décisions portant sur
les problèmes éthiques au sein d'organismes, de comités plus ou moins
officiels, le plus souvent très sensibles au côté d'où souffle les vents
politiques dominants.

Il faut donc nous pénétrer de l'idée, qu'en fait toute action humaine
interfère avec l'ordre du monde et que par là même, il est sans cesse
plus nécessaire d'armer notre raison par la recherche et la pratique
dune sagesse celle-là même qui a toujours été un des fondements,
sans doute le plus important, de la pensée et de l'action maçonniques,
car rassemblant de mon point de vue, tous les autres.

Rappelons tout d'abord qu'à chaque ouverture de nos travaux, le maître


de la loge commence par l'invoquer »Que la Sagesse préside à la
construction de notre édifice». Cependant, aucune précision n'est four-
nie, seul un souhait est exprimé comme allant de soi. La sagesse doit
inspirer toute notre démarche, qu'il s'agisse de la construction symbo-
lique du lieu sacré où va se dérouler la tenue, du temple de l'humanité
que nous nous devons de bâtir suivant notre vocation d'universalité ou,
plus fondamental encore, de l'édification de notre temple intérieur,

85
A ce propos, une première remarque s'impose : notre société occiden-
tale actuelle ne fait que bien rarement appel à la «sagesse». Certes,
employé comme épithète : «conduite sage», «décision sage», le mot
demeure d'emploi courant mais notons qu'il n'apparaît guère que dans
la mesure où il est associé aux conséquences d'une action intervenant
dans les mécanismes complexes de nos sociétés, beaucoup plus rare-
ment en ce qui concerne notre conduite morale, notre vie intérieure.

Certes notre civilisation helléno-chrétienne n'a pas plus ignoré que


d'autres la notion d'une sagesse toute humaine. Celle-ci est même sou-
vent apparue comme le but ultime d'une vie digne de ce nom, comme
une lumière dont l'éclat croît avec l'âge. N'est-ce pas le moraliste Jou-
bert, l'ami de Chateaubriand qui a eu cette belle phrase : «Le soir de la
vie apporte avec lui sa lampe».

Cette sagesse s'enracinait aussi bien dans certains grands textes


bibliques tels que l'Ecclésiaste, la Sagesse (de Salomon), les Proverbes,
que dans les grands courants philosophiques de la Grèce antique et de
leurs décalques romains. Elle sera particulièrement à l'honneur quand
la dureté et l'incertitude des temps inclineront l'homme à une vue pes-
simiste sinon désespérée de la vie, mais aussi lorsque les époques plus
aimables l'inciteront à oublier sa condition de mortel, à se satisfaire des
moments heureux et des biens transitoires qui pourront lui être offerts.
Des sages se pareront du beau nom de philosophes, d'amis de la
sagesse. Suivant leurs tendances, ils emprunteront leurs règles de vie,
souvent aux grands textes des auteurs anciens, mais plus fréquemment
à des auteurs mineurs ou aux poètes. Lorsque leurs exigences morales
seront fortes et leurs moeurs austères, les grands stoïques, Epictète,
Marc Aurèle ou Sénèque seront leurs modèles. Leur souci sera alors
d'être de ceux qui gardent en leur âme rien qui ne soit totalement rai-
sonnable et pour lequel, l'acte le plus insignifiant enferme autant de
sagesse qu'une conduite toute entière. S'efforçant de ne connaître ni
regret ni chagrin, ils pourront alors posséder le bonheur parfait et du
même coup disposeront de la vraie richesse et de la vraie beauté.

Lorsqu'ils inclinaient vers une existence plus aimable, ils se voyaient


volontiers dissertant avec des amis choisis le long des allées du jardin
d'Epicure ou sous les portiques de marbre de Tusculum. Se voulant
insoucieux des appréhensions et des craintes, celles des dieux comme
celles de la mort, se tenant à l'écart des passions qui font oublier cette

86
-u

prudence, fruit d'une volonté éclairée et «plus précieuse que la philoso-


phie elle-même» (Diogène Laêrce).

Les uns et les autres faisaient ainsi grand usage, en parole sinon en
acte, de la sagesse grecque et de la vertu romaine. Les sociétés aristo-
cratiques et bourgeoises de la France et de l'Angleterre du XVIIICrnC
siècle ont été riches de ces hommes policés, sceptiques et souvent
égoïstes. On pourrait suggérer à nos frères amateurs d'histoire, de
rechercher dans quelle mesure cette sagesse toute profane mais
aimable et parfois courageuse, car elle ne quitta pas certains devant la
menace de la mort et même sur les marches des échafauds révolution-
naires, n' 'a pas été aussi celle qu'on vénérait sinon pratiquait dans les
loges du temps.

Mais nous savons aussi et cela tout particulièrement à la Grande Loge


de France qu'une telle forme de sagesse ne peut apparaître qu'à la fois
courte et incomplète, et que comme telle nous ne saurions la faire
«présider à la construction de notre édifice«. Vous vous accorderez
aussi avec moi en la trouvant idéal de vie trop égoïste et trop peu sou-
cieux de «poursuivre au dehors l'oeuvre commencée dans le Temple»
mais c'est alors qu'il conviendra de nous rappeler qu'une certaine
sagesse qui ne doit rien encore à quelque transcendance implicite a pu
cependant être tenue pour indispensable et inséparable de l'édification
de la cité. Le sage stoïcien auquel je viens de faire une rapide allusion,
invitait à l'action, action que nous avons aussi considérée comme inti-
mement liée à l'éthique. Il considérait son enseignement comme une
préparation aux carrières publiques, la vie de l'homme devait être celle
de l'époux, du citoyen, du magistrat. Platon a cru fermement à la mis-
sion sociale du philosophe, et a soigneusement dépeint dans la Répu-
blique le régime de la cité idéale. Ce régime ne peut être conçu et réa-
lisé que par des «sages», c'est-à-dire avant tout, par des hommes justes,
respectueux des lois, possédant une connaissance raisonnée de la poli-
tique et possédant le courage nécessaire pour réaliser leurs desseins.

Je ne m'étendrai pas davantage sur les conceptions platoniciennes de


la sagesse politique. Je dirai seulement que cette dernière est bien sou-
vent considérée par des maçons et par certaines obédiences comme la
seule qui vaille, la seule nécessaire, celle qui justifierait notre démarche
«initiatique», celle qui doit présider à la «construction de notre édifice«.
Je remarquerai seulement, à propos de cette conception dune sagesse
encore profane, que l'histoire nous a cruellement démontré le peu de

87
confiance que nous pouvons lui accorder quand il s'agit de réaliser le
bonheur de l'humanité par le biais d'une réflexion, voire d'un système
philosophique, fondements d'une organisation politique idéale. Quant
à ce qui touche directement notre ordre, c'est fort sagement que nos
«pères fondateurs» l'ont mis en garde dans sa Constitution contre tout
engagement politique qui dépasserait l'individu et qui, envahissant
l'espace sacré du temple, y introduirait une idéologie politique.

Nous avons tout à l'heure insisté sur le fait qu'aucune solution, voire une
simple esquisse de solution ne pouvaient être apportées aux problèmes
éthiques, sans que «l'action» qui en est inséparable, soit illuminée par la
connaissance, une connaissance qui se souciera d'exprimer au moins
certains aspects du réel. Or, lorsque l'on veut aujourd'hui s'instruire de
l'univers qui exprime ce réel et dont l'être humain est lui-même partie, il
lui est proposé avec les progrès de la science qui en réclame le déchif-
frement sans partage, des modèles de compréhension emboîtés les uns
dans les autres, mettant en évidence le mystère de l'homme et du
monde qui sont sans que nous parvenions à savoir ce qu'ils sont,

Ainsi, ce que nous appelons «savoir», «connaissance>', celui, celle, que


recherchait le «sage» ne peuvent plus être ce beau vitrail offert à sa
contemplation et dont la lumière du ciel faisait chatoyer les couleurs du
récit qu'il contait. Il gît en mille fragments dont chacun ne peut pré-
tendre représenter qu'une parcelle de la «réalité». En face de leur
nombre et de leur complexité, nulle vie humaine, nulle intelligence ne
saurait posséder le temps ou les moyens d'en acquérir la totalité, Le
multiple habite aujourd'hui le monde et il ne viendra à l'idée de per-
sonne, en particulier à aucun scientifique de notre temps, de recher-
cher dans les replis de la biologie moléculaire, de la physique des parti-
cules ou de la neurobiologie, une voie, un chemin vers la
contemplation de l'univers, le secret d'une harmonie qui pourraient ins-
pirer une règle de vie, une éthique, en un mot une «sagesse» authen-
tique. Il nous est au contraire sans cesse rappelé que seule une
démarche empirique, certes rationnelle mais aussi purement matéria-
liste, peut apporter une réponse à l'énigme de la totalité ou bien
encore être la seule qui puisse s'inscrire dans la modernité.

On ne saurait dire que ses résultats en aient été toujours exaltants et les
pouvoirs que cette démarche a mis dans nos mains, après avoir fourni
de justes raisons d'enthousiasme, appellent aujourd'hui des mises en
garde de plus en plus pressantes, posent des problèmes éthiques de plus

88
en plus nombreux et complexes et ont ouvert la voie à un pessimisme,
voire une désespérance, qui gangrène nos sociétés occidentales. A cette
dernière, la franc-maçonnerie ne peut se résoudre car rien n'est plus
contraire à sa démarche tant pour l'individu que pour la collectivité. Elle
se devra donc de répondre à ce défi. Comment pourrait-elle y parvenir ?
Je répondrai alors très simplement s'efforcer de «réenchanter» le
monde. Vous vous demanderez peut-être ce que j'entends par là? Ma
réponse ne sera que l'affirmation de reconnaître la nécessité de ne pas
refuser ou écarter l'apport de la connaissance empirique qui s'est
affirmé durant ces quatre derniers siècles, mais jeter sur elle un autre
regard et tenter de faire partager celui-ci par nos contemporains.

Mais me direz-vous, de quels moyens pouvons-nous disposer ? Je vous


répondrai : à tout maçon, une proposition est faite au jour de son ini-
tiation, celle d'un authentique et profond changement du regard que
nous avons à porter sur le monde comme sur nous-mêmes et ceci par
le biais d'une méthode, d'une démarche rompant avec celles commu-
nément offertes. Il nous faudra ainsi nous efforcer d'écarter le transi-
toire, l'éphémère, le contingent, pour nous enraciner dans le perma-
nent, l'authentique, l'éternel. Nous pourrions dire aussi et nous
l'affirmons souvent, que la franc-maçonnerie propose une «pédagogie».
Mais à l'inverse de la pédagogie profane, les principes qui la sous-ten-
dent témoignent d'une permanence qui a traversé les siècles, car ils
reposent sur l'usage du symbole et de la tradition. Et de cela il convien-
dra que chaque maçon soit suffisamment pénétré pour qu'il sache faire
saisir à tous les hommes nos frères, que la vraie sagesse n'est pas
d'adhérer à n'importe laquelle des représentations de la nature et de
l'homme, successivement proposées par les théories scientifiques et les
idéologies et de les contempler avec une admiration béate, mais bien,
que tel l'arbre qui pour s'ouvrir dans le ciel, doit enfoncer ses racines
dans le sol, la vraie sagesse doit plonger les siennes dans le sacré.
Celui-ci en effet vise entre autre à la conjuration de la peur, celle
qu'éprouvait l'homme primitif, face aux mystères terribles que renfer-
mait l'univers et qu'il ne savait ni percer ni dominer.

Alors que cet homme apparaissait sans racine, perdu dans l'espace,
voué à l'irréversibilité du temps, qui le mettait sans défense en face de
sa propre dissolution, sans repères en lui-même pour ordonner ses
forces, le sacré l'a tout d'abord enraciné dans l'espace, celui-ci non
point cadre indéfini et géométrisable, notion abstraite mais bien celui
anthropologique où résidait un groupe centré dans et autour d'un lieu

89
sacré. Pour lui, la géographie humaine est devenue géographie cor-
diale, le monde concret s'est offert comme un ensemble d'horizons
dont chacun avait sa vertu particulière et dont chaque orientation défi-
nissait une ligne de vie. L'espace était lieu d'enracinement la maison,
;

le village, le terroir, le finage, chaque paysage, offrait le sens dont il


était chargé, la densité des souvenirs qu'il évoquait. Il était prédestina-
tion locale du monde, superposant un chiffre de la valeur au chiffre de
la détermination objective. Même si celle-ci lui faisait prendre
conscience et lui enseignait de plus vastes espaces, ceux que lui propo-
saient la mer ou le ciel étoilé, l'homme traditionnel ne pouvait plus être
désorienté car il était planté là, dans cette terre familière, centre d'un
univers somme toute rassurant. Les cieux qui l'entouraient étaient avant
tout voûte céleste où habitaient des panthéons divers et tout cela n'était
pas très grand. Les planètes étaient juste hors de son atteinte et le ciel
encore à portée de voix humaine, pouvait lui répondre...

A cette orientation dans l'espace, venait s'ajouter celle que lui proposait
le temps. Celui-ci devenait chiffre transcendant imposé au développe-
ment des choses. Il avait valeur d'un ordre au sens indivisiblement régu-
lateur et impératif du terme. Il signifiait aux hommes la succession de
leurs obligations à l'égard du sacré, l'intervention successive du favo-
rable et du défavorable, les permissions et les interdits. Fêtes, commé-
morations et sacrifices étaient autant d'interventions par lesquelles le
Grand Temps débouchait dans la réalité humaine pour la transfigurer.
Accordé aux routes circulaires des astres, des cycles de la nature,
l'homme n'était pas seulement spectateur indifférent ou inquiet, se
contentant d'enregistrer les informations extérieures. Il s'accordait natu-
rellement à la durée des jours, au retour des saisons, son calendrier
avait valeur d'une liturgie. Toute nouvelle année était une reprise du
temps à ses commencements, <'répétition d'une compagnie» comme le
remarquait Mircéa Eliade. Réconcilié avec lui-même par une série d'ini-
tiations, il n'était plus homme solitaire subissant une violence qui le
divisait ou se livrant à la violence par division. Dissipant l'absurde, éloi-
gnant la solitude, réalisant une expulsion rituelle de la violence, comme
l'a fait si bien remarquer le philosophe René Girard, le sacré conjurait
la déshumanisation par une relation qu'il instaurait avec une source de
sens et une communauté.

En face de cette vision traditionnelle de l'espace, du temps, de l'homme


lui-même, les progrès et l'évolution des sciences durant les quatre der-
niers siècles ont réintroduit une violence nouvelle, celle faite à l'esprit.

90
A l'image d'un certain ordre que l'association de la sagesse grecque et
de la spiritualité judéo-chrétienne avait progressivement construit, un
nouveau désordre, une nouvelle désorientation sont apparus, qu'il
s'agisse de celle engendrée par les progrès même de l'astrophysique,
multipliant à l'infini, étoiles, nébuleuses, trous noirs, voire univers, ou
bien par le temps lui-même, incolore, continu, indivisible, n'ayant ni
commencement, ni fin, ni recommencements ; temps de l'intellectua-
lisme et du chronomètre confondu avec l'espace dans la relativité ein-
steinienne. L'homme lui-même n'a plus rien d'exceptionnel dans sa des-
tinée, il n'est plus que terme d'une évolution amenée par le seul hasard
et dont, tout ce qui fait son être profond : pensée, langage, émotions,
créations, ce qui fait la philosophie de Platon autre que celle de Kant,
l'art de Raphal autre que celui de Van Gogh, ne sont plus que légères
différences dans des activités moléculaires cérébrales.

La revendication de l'explication et de l'appréhension de toute réalité


par la raison humaine, caractérisant l'évolution moderne de la pensée
ne déboucherait finalement que sur un absurde habitant seul le monde
à celui-ci il n'est point de raison à chercher, ni de cause à son existence
et l'homme lui-même n'apparaîtrait plus qu'amas de molécules né par
hasard sur notre globe.

Cette vision sombre ne manque pas d'une certaine grandeur tragique et


tout autre «habillage» métaphysique ou pire, spirituel de cette réalité, ne
serait plus que fredonnement d'un enfant voulant se rassurer dans une
forêt obscure.

Peut-être en effet, est-ce bien ainsi que l'on doit considérer cette
sagesse toute humaine vers laquelle s'est tournée une certaine franc-
maçonnerie à la fin du siècle dernier. Ayant baptisé du beau nom d'hu-
manisme, le refus d'admettre que le déchiffrement de l'être passe par
celui de la personne humaine, elle s'est contentée d'un positivisme qui
non seulement cherche à atteindre l'univers de l'extérieur, aussi loin
que possible de l'intériorité humaine, mais encore place l'homme lui-
même parmi les objets du monde extérieur.

Je n'hésiterai pas à dire que si le succès avait pleinement couronné


cette tentative et si la franc-maçonnerie s'était seulement perçue
comme fille de la pensée rationaliste, directement souchée sur l'opti-
misme des lumières, limitée à une nouvelle sorte d'eschatologie huma-
nitaire, elle aurait été bien vite étouffée ou proscrite par des idéologies

91
prétendant mieux y parvenir par d'autres moyens. De même si elle s'en
était tenue comme elle en a parfois la tentation, à n'être plus qu'un des
affluents alimentant les courants déterministes successifs, phénomèno
logiques, culturels ou sociaux, aux prétentions universelles, elle s'y
serait depuis longtemps perdue. Elle ne serait plus qu'un objet d'études
érudites au même titre qu'une quelconque société de pensée représen-
tative d'un moment de l'histoire culturelle de l'occident. Confrontée aux
problèmes éthiques qui assaillent nos sociétés contemporaines, elle ne
saurait alors y apporter d'autres réponses que celles totalement insatis-
faisantes que nous discutions tout à l'heure et dont nous avons montré
l'insuffisance, parfois l'inanité.

Ce qui a pu maintenir le dynamisme, la pérennité et l'actualité de «l'idée


maçonnique>) en retrouvant ici le titre du beau livre de notre Passé
Grand Maître, Henri Tort, c'est bien la présence en elle, dès son ori-
gine et aujourd'hui encore, de cette source vivante, jamais tarie, celle
de ses références à ses inspirations initiatiques.

Il apparaît de bon ton parfois dans certains milieux maçonniques, de


sourire de certains rappels à la pensée traditionnelle. Un de nos tout
derniers Passé Grand Maître n'avait-il pas, par exemple choisi comme
préambule à l'une des toutes récentes «Question à l'étude des Loges»,
quelques lignes empruntées à la Table d'émeraude, cet ouvrage prin-
ceps de la Tradition hermétique. A quel ésotérisme de bazar, la Grande
Loge de France ne demeurerait-elle pas attachée ! N'est-il pas souvent
commenté, discuté dans ses loges cette conception aussi vieille que la
pensée helléno-chrétienne, de l'homme microcosme posé en face et
participant du macrocosme. N'y affirme-t-on pas souvent la pérennité
de cette sentence : <'Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers».

Arrêtons-nous un instant sur celle-ci, n'est-elle pas la plus importante


peut-être, qui soit issue de cette sagesse à laquelle nous nous référons.

N'oublions jamais en effet que l'homme peut se connaître lui-même


mieux qu'il ne connaît le monde et antérieurement à lui, puisqu'il ne le
connaît qu'à travers lui-même et la science n'en saurait être que la
connaissance extérieure à travers l'homme. En lui seul se découvre
l'être absolu alors qu'en dehors de lui tout n'est que relatif.

L'homme est placé au carrefour des deux mondes, tantôt en lui un


aspect de sa nature l'emporte, tantôt l'autre. Il peut s'appuyer sur deux

92
éléments contraires et puiser en lui de quoi justifier l'un ou l'autre. Il
connaît sa grandeur et sa puissance en même temps que sa faiblesse et
son infirmité sa liberté impérieuse comme sa dépendance servile il
se sait au fond de lui l'image et la semblance de ce Grand Architecte de
l'Univers à la Gloire duquel nous travaillons, en même temps qu'une
goutte dans la mer de la nécessité naturelle, On peut défendre avec un
égal bonheur la thèse de sa liberté première ou de son déterminisme
complet qui en fait un chaînon dans le cercle de la nécessité naturelle.
Manifestation des choses, une chose parmi le cycle des choses, il en
surgit en tant que forme et ressemblance à un être absolu et comme
tel, il dépasse tout ce qui appartient à l'ordre de la nature. Reflet de
celle-ci, il jette sur elle le filet de sa conscience et en ramène jour après
jour quelques-uns de ses éléments.

Mais pour qu'il en puisse faire ainsi, pour qu'il puisse comprendre le
monde, découvrir sans cesse de nouvelles réponses aux questions que
celui-ci lui pose, il faut qu'il puisse dominer les choses et non se ranger
simplement parmi elles. Le problème de l'univers ne peut se poser
devant ce qui n'est qu'une de ses minimes portions. Pour se poser la
question brûlante de savoir ce qu'est le monde il faut être «tout entier»
ce monde.

Ainsi toute réflexion qui s'adresse à cette possibilité de l'homme à


découvrir sans cesse et sans fin de nouvelles données sur l'univers,
nous renvoie-t-elle à son image traditionnelle. Pré-nécessaire à toute
connaissance, il ne saurait être image fragmentée de l'univers, mais
dans son entier, univers minuscule, microcosme pénétré par le macro-
cosme qui lui communique sa force créatrice.

C'est donc bien en puisant aux sources de notre Tradition initiatique


que nous pouvons trouver les motifs à refuser les facilités du carcan des
déterminismes génético-hormonaux, notre subordination aux technolo-
gies comme aux prétentions de vouloir transformer le monde et nous-
mêmes par la voie d'une autorité prétenduement rationnelle, moyen le
plus sûr de dénaturer la nature et de déshumaniser l'homme.

C'est cette tradition qui imprégnant la philosophie maçonnique doit


nous inciter à ne plus reconnaître que l'ordre des choses et l'ordre des
pensées fonctionnent selon des mécanismes bien huilés sous la prédic-
tion souveraine de la raison c'est elle qui doit nous faire rejeter les
;

vues trop optimistes sur le devenir des sociétés et les recettes de bon-

93
heur en gros que voulaient nous inculquer les recettes des penseurs des
Lumières et de ceux plus redoutables qui leur ont succédé.

Bien comprise, elle nous rendra davantage conscient de ce que le


vivant ne saurait se laisser réduire en facteurs communs ni se laisser
enfermer dans les espaces aseptisés des axiomatiques scientifiques ou
sociales et si il est dit que le profane ne peut entrer dans la loge que s'il
est un homme libre, il ne s'agit pas seulement alors d'une quelconque
liberté formelle, historique ou sociale mais bien d'une autre liberté, ini-
tiatique celle-là. Celle qui est la vie même, comme elle dynamisme dans
son essence, que nous devons analyser dans sa destinée intérieure,
dans sa dialectique tragique, dans ses différentes époques spirituelles et
dans les détours qui peuvent l'amener à sa ruine ou à se muer en son
contraire. Ce qu'il nous faut saisir, c'est qu'elle n'est pas un état naturel
à l'homme car dans son être physique comme dans ses démarches
intellectuelles, il demeure soumis aux lois de la nature qui le limite de
tous côtés. La véritable liberté est une pénétration dans un autre
monde de l'être, dans un ordre spirituel. Elle ne peut être qu'auto-
détermination extérieure. Mais affirmer cette liberté, n'est pas emprun-
ter la voie de la facilité. C'est nous trouver d'un seul coup transporté sur
un sommet où nous sommes soumis au vent âpre et rude de notre res-
ponsabilité. C'est saisir d'un regard le paysage étendu devant nous du
tragique de l'existence humaine.

Le véritable esprit de liberté n'est accessible que dans l'expérience de la


vie, car il échappe aux catégories de la raison ; il est l'atmosphère de la
vie spirituelle, imaginative et créatrice ; auto-détermination issue du
dedans, de la profondeur, il s'oppose à toute détermination extérieure.
En lui se révèle et se perçoit le mouvement intérieur de la vie univer-
selle. Il se manifestera dans les créations de la pensée et de l'art qui en
donnent les plus hautes expressions et pour lesquelles nous savons que
toutes les explications rationnelles ont échoué.

Cet esprit de liberté nous dira aussi que si nous savons l'acquérir à tra-
vers notre cheminement initiatique, nous comprendrons que chaque
homme frère est porteur d'une ambiguïté fondamentale. Il est vrai que
l'esprit qui nous habite ne saurait s'empêcher de rechercher une expli-
cation de l'univers, mais nous devons savoir que même si celle-ci ne
cesse de se poursuivre et de s'affiner, elle ne peut être que provisoire
car à chaque instant, en tout lieu, une nouvelle indication peut en
transformer l'image.

94
Il nous faut aussi accepter cette évidence qu'en chaque homme réside
un abîme émotionnel inconscient qui lui est propre mais aussi commun
à toute l'humanité et qu'au fond de cet abîme réside une vérité éternelle
à laquelle chacun aspire plus ou moins consciemment et dont il est
donné d'avoir parfois une image incomplète et fugitive, à travers la
prophétie, la poésie et la tradition qui unit l'une à l'autre.

A cette vérité, la liberté véritable nous offre une des voies qui peut nous
y conduire, car elle nous fait accéder à une autre évidence, celle de
notre incomplétude fondamentale, de notre insuffisance d'être. Celle-ci
doit appeler pour nous une compensation à notre propre carence,
celle qui s'exprime dans l'ignorance ou le refus de l'autre, si nous négli-
geons ou ignorons l'appel et le don de l'amour. Cet amour authentique
qui n'est ni affirmation passionnée d'une demande égoïste issue du moi
sauvage antécédent au bien et au vrai, ni souci autoritaire de plier
l'autre à ses propres choix de représentation du destin de l'homme.
Celui qui est véritable liberté, celle du don librement offert et librement
reçu ; aspiration à une transcendance, réponse à l'unique qui a sans
cesse inspiré la recherche d'une véritable sagesse, celle qui est aussi
lumière, celle qui pour chaque franc-maçon de la Grande Loge de
France doit éclairer son cheminement initiatique et rendre hommage à
cette gloire à laquelle nous travaillons.

Nous voici parvenus au terme de cette conférence, permettez-moi de la


conclure par cette citation que j'emprunte au grand mystique rhénan
Tauler et qui dans sa simplicité et sa profondeur rejoint celle que j'ai
cru bon de mettre en préambule. Elle résume d'un coup ce que je me
suis efforcé de vous faire entrevoir dans mes deux interrogations ini-
tiales la franc-maçonnerie, une éthique ? une sagesse ?
:

«.. Viennent alors des gens raisonnables avec leur lumière naturelle. Ils
se retranchent à l'intérieur de celle-ci dans leur fond simple, intact et
vide et ils la possèdent comme leur propriété et comme si elle était
Dieu lui-même elle n'est cependant que leur propre nature. Leur
;

fausse lumière et leur fausse liberté les fourvoient jusqu'au bout de leur
orgueil, alors que les justes et les sages se distinguent par l'humilité,
l'abandon et la douceur, chacun se considérant comme le plus petit, le
plus faible et le plus aveugle de tous les hommes. Mais alors que ceux-
ci sont des fontaines d'eau vive, ceux-là avec leur grande intelligence ne
sont que des citernes vides».

95
Illustrations
En associant au tympan des cathédrales le zodiaque et les travaux des
mois, les anciens ont conjugué le permanent avec le quotidien.
De même, Paul Laget dans ses textes et plus encore dans ses interven-
tions, nous faisait sentir la présence de l'intemporel, ce qui suggère le
choix des illustrations pour ce numéro.
Claude Gagne

La pierre gravée reproduite ci-dessus et les médailles de l'Empereur Antonin (de 138 à 161)
sont reprises du volume de planches de l'»Origine de tous /es cultes» de Dupuis, Paris, an III
de la République.
Mystique et secret (1)
«O Homme ! regarde-toi
tu as en toi
le Ciel et la Terre»
Hildegarde de Bingen

La mystique et les mystiques n'ont jamais joui d'une grande considéra-


tion dans la franc-maçonnerie. Les reproches qui leur sont faits sont
divers ; nous aurons l'occasion de donner plus loin les raisons les plus
importantes qui ont été et sont encore invoquées. Si l'obligation est faite
d'en parler ou d'en écrire comme dans le cas de l'infortuné auteur du
chapitre «Le Mystique Maçonnique» dans l'excellent ouvrage : Encyclo-
pédie des mystiques, (M.M. Davy, Seghers. 1978, Paris), la gêne du
rédacteur est telle qu'il se contente de donner un résumé grossièrement
exact mais fort banal de l'histoire de la franc-maçonnerie et que dans les
quelques pages de l'article, on chercherait en vain les mots de «transcen-
dance» ou de «spiritualité», oublis surprenants dans un texte consacré à
une mystique quelle qu'elle soit.

La première difficulté à laquelle on se trouve confronté lorsqu'on se


hasarde à vouloir parler de «mystique» est d'ordre historique et sémantique
quelle est l'origine du terme et quelle en est son exacte signification?

L'étymologie le relie directement aux religions à «mystères>' de la Grèce


ancienne tandis que le nom de «myste» désigne celui qui a été initié aux
«petits mystères» d'Eleusis.

Or qui dit "mystère'> dit aussi »secret» et nous verrons plus loin que la
notion de secret est d'emploi aussi habituel dans les diverses mystiques
que dans la maçonnerie traditionnelle et que dans celle-ci l'expression
de sa nécessité n'appartient en rien à une quelconque affirmation exté-
rieure mais seulement à "l'espace du dedans",

(1) Publié pour la première fois en 1992, dans le numéro 84 de Points de Vie Initiatiques.

97
Dans ces premières lignes nous venons d'introduire les deux termes de
«mystique» et de «secret>', mais nous sommes encore fort loin de donner
un sens précis à l'un comme à l'autre. Le premier en particulier ne sera
pas simple à définir, à délimiter, à préciser quand il s'agira du substantif
comme de l'adjectif employé dans des expressions comme fait mys-
tique, expérience mystique. etc. Les éléments et les faits que l'on veut
dénommer par ces vocables sont si riches, si variés que si l'on souhaite
porter sur eux un quelconque jugement ou simplement les situer, il nous
est nécessaire de recourir à quelque critère, à un principe d'intelligence.
Or, pour donner un sens aux choses on doit s'obliger à choisir sa pers-
pective ; elle devra certes être justifiée mais personne ne peut s'en pas-
ser. Puisqu'il s'agit ici de faits spirituels il sera nécessaire de se placer
dans une telle perspective. Le sociologue qui entend, ne fut-ce que par
prétérition, réduire le spirituel au social, a résolu d'avance par la néga-
tive ce qu'il voulait expliquer. Quant à l'humaniste, qui fuyant tout
absolu comme arbitraire, s'enferme dans ce qu'il lui plaît d'appeler
«l'humain», il doit renoncer à comprendre ; ou bien faisant de sa pers-
pective '<humaniste» (mot dont il est fait si grand usage dans une certaine
maçonnerie), un absolu, il n'échappe pas plus qu'un autre à l'arbitraire,
et peut-être y échappe-t-il moins que tous.

<'Une certaine manière de ne s'intéresser qu'à l'homme, en refusant


d'envisager dans tout son sérieux, le problème que l'homme se pose à
lui-même, n'est-il pas la pire trahison de l'homme». (La Mystique et les
Mystiques H. de Lubac, «Théologies d'Occasion«, 1984),

On peut voir un exemple, peut-être le plus frappant, de cette «trahison>'


lorsqu'on se souvient qu'à une certaine époque, hélas ! pas encore très
lointaine, par une aberration extrême l'on a pu baptiser du beau nom de
«mystiques>' des mouvements collectifs dont l'aspiration était dirigée vers
la suppression, par une lutte directe ou indirecte, de ceux que sépa-
raient des différences d'ordre physique, ethnique, politique, social, Ainsi
par un contre-sens conduisant à un véritable blasphème, il a été possible
de parler «d'une mystique nationale-socialiste».

D'autre part bien qu'on ne puisse plus ici parler de «blasphème», on


peut cependant s'interroger sur l'emploi que Lévy-Bruhl a fait du terme
de '<mystique» pour caractériser l'attitude de certaines sociétés primi-
tives, face à des faits, des événements dont un être humain est la vic-
time, mais qui relèvent à nos yeux d'une simple causalité mécanique. De
même on aura également tendance à employer le terme de <'mystique<'

98
pour des phénomènes dont l'apparition, les causes et les liaisons se
montrent rebelles à toute subordination logique. Même si lépithète alors
en cause ne justifie plus en aucune manière les critiques faites plus haut,
il n'en est pas moins vrai que le choix qu'en a fait Lévy-Bruhl dans la
description des sociétés primitives, mérite cependant dans une assez
large mesure, les critiques contemporaines inspirées du structuralisme.

Ce bref rappel de faux emplois du terme «mystique» va naturellement


nous amener à lui opposer ce qui nous apparaît devoir en être le véri-
table sens, encore qu'on puisse vouloir le refuser, en proposer d'autres
ou le compléter.

J'utiliserai pour ce faire quelques définitions proposées par Gershom


Sholem dans son important ouvrage : Les grands courants de la mys-
tique ju ive» (Payot, 1983). Empruntant au travail de Rufus Jones, Stu-
dies in mystical religion, il rappelle que cet auteur définit son sujet
comme destiné à exprimer «. . le type de religion qui met l'accent sur
l'intuition immédiate de la relation avec Dieu, sur la prise de conscience
directe et intime de la puissance divine. C'est la religion à son stade le
plus aigu, le plus intense, le plus vivant». En outre, Sholem va y ajouter
la brève définition de la mystique donnée par Saint Thomas d'Aquin
«Connaissance de Dieu par l'expérience» à laquelle il joint ce commen-
taire : «Son attitude (celle du véritable mystique)... est déterminée par
l'expérience fondamentale de sa propre intériorité qui entre en contact
immédiat avec Dieu ou la réalité métaphysique. Le fond de cette expé-
rience et sa description adéquate constituent la grande énigme que les
mystiques eux-mêmes, non moins que les historiens, ont essayé de
résoudre».

Dans cette citation, effleure une des données essentielles de la véritable


expérience mystique son universalité et pour la mystique elle-même
son unité. Les exemples en sont apparus si frappants et si nombreux,
qu'il nous a semblé justifié de rappeler limage utilisée par un évêque
orthodoxe «Les murs des confessions religieuses ne montent pas
jusqu'au ciel». Ou bien encore, je citerai ce passage d'une lettre que la
célèbre spirituelle contemporaine judéo-chrétienne, Simone Weil adres-
sait à une religieuse : «. . les mystiques de presque toutes les traditions
religieuses se rejoignent presque jusqu'à l'identité>'. Enfin, pour préciser
encore davantage, je reproduirai quelques lignes dun texte cité par le
Père de Lubac et qui dit dans le même sens «La littérature mystique de
tous les temps et de tous les peuples, et même de confessions formelle-

99
Dans ces premières lignes nous venons d'introduire les deux termes de
«mystique» et de «secret», mais nous sommes encore fort loin de donner
un sens précis à l'un comme à l'autre. Le premier en particulier ne sera
pas simple à définir, à délimiter, à préciser quand il s'agira du substantif
comme de l'adjectif employé dans des expressions comme : fait mys-
tique, expérience mystique, etc. Les éléments et les faits que l'on veut
dénommer par ces vocables sont si riches, si variés que si l'on souhaite
porter sur eux un quelconque jugement ou simplement les situer, il nous
est nécessaire de recourir à quelque critère, à un principe d'intelligence.
Or, pour donner un sens aux choses on doit s'obliger à choisir sa pers-
pective elle devra certes être justifiée mais personne ne peut s'en pas-
ser. Puisqu'il s'agit ici de faits spirituels il sera nécessaire de se placer
dans une telle perspective. Le sociologue qui entend, ne fut-ce que par
prétérition, réduire le spirituel au social, a résolu d'avance par la néga-
tive ce qu'il voulait expliquer. Quant à l'humaniste, qui fuyant tout
absolu comme arbitraire, s'enferme dans ce qu'il lui plaît d'appeler
«l'humain», il doit renoncer à comprendre ; ou bien faisant de sa pers-
pective «humaniste» (mot dont il est fait si grand usage dans une certaine
maçonnerie), un absolu, il n'échappe pas plus qu'un autre à l'arbitraire,
et peut-être y échappe-t-il moins que tous.

«Une certaine manière de ne s'intéresser qu'à l'homme, en refusant


d'envisager dans tout son sérieux, le problème que l'homme se pose à
lui-même, n'est-il pas la pire trahison de l'homme». (La Mystique et les
Mystiques H. de Lubac, ((Théologies d'Occasion», 1984).

On peut voir un exemple, peut-être le plus frappant, de cette «trahison»


lorsqu'on se souvient qu'à une certaine époque, hélas ! pas encore très
lointaine, par une aberration extrême l'on a pu baptiser du beau nom de
"mystiques» des mouvements collectifs dont l'aspiration était dirigée vers
la suppression, par une lutte directe ou indirecte, de ceux que sépa-
raient des différences d'ordre physique, ethnique, politique, social. Ainsi
par un contre-sens conduisant à un véritable blasphème. il a été possible
de parler »d'une mystique nationale-socialiste'>.

D'autre part bien qu'on ne puisse plus ici parler de "blasphème», on


peut cependant s'interroger sur l'emploi que Lévy-Bruhl a fait du terme
de "mystique" pour caractériser l'attitude de certaines sociétés primi-
tives, face à des faits, des événements dont un être humain est la vic-
time, mais qui relèvent à nos yeux d'une simple causalité mécanique. De
même on aura également tendance à employer le terme de "mystique"

98
pour des phénomènes dont l'apparition, les causes et les liaisons se
montrent rebelles à toute subordination logique. Même si l'épithète alors
en cause ne justifie plus en aucune manière les critiques faites plus haut,
il n'en est pas moins vrai que le choix qu'en a fait Lévy-Bruhl dans la
description des sociétés primitives, mérite cependant dans une assez
large mesure, les critiques contemporaines inspirées du structuralisme.

Ce bref rappel de faux emplois du terme «mystique» va naturellement


nous amener à lui opposer ce qui nous apparaît devoir en être le véri-
table sens, encore qu'on puisse vouloir le refuser, en proposer d'autres
ou le compléter.

J'utiliserai pour ce faire quelques définitions proposées par Gershom


Sholem dans son important ouvrage : Les grands courants de la mys-
tique ju ive» (Payot, 1983). Empruntant au travail de Rufus Jones, Stu-
dies in mystical religion, il rappelle que cet auteur définit son sujet
comme destiné à exprimer : «. . .le type de religion qui met l'accent sur
l'intuition immédiate de la relation avec Dieu, sur la prise de conscience
directe et intime de la puissance divine. C'est la religion à son stade le
plus aigu, le plus intense, le plus vivant». En outre, Sholem va y ajouter
la brève définition de la mystique donnée par Saint Thomas d'Aquin
"Connaissance de Dieu par l'expérience» à laquelle il joint ce commen-
taire : "Son attitude (celle du véritable mystique)... est déterminée par
l'expérience fondamentale de sa propre intériorité qui entre en contact
immédiat avec Dieu ou la réalité métaphysique. Le fond de cette expé-
rience et sa description adéquate constituent la grande énigme que les
mystiques eux-mêmes, non moins que les historiens, ont essayé de
résoudre».

Dans cette citation, effleure une des données essentielles de la véritable


expérience mystique : son universalité et pour la mystique elle-même
son unité. Les exemples en sont apparus si frappants et si nombreux,
qu'il nous a semblé justifié de rappeler l'image utilisée par un évêque
orthodoxe "Les murs des confessions religieuses ne montent pas
jusqu'au ciel>'. Ou bien encore, je citerai ce passage d'une lettre que la
célèbre spirituelle contemporaine judéo-chrétienne, Simone Weil adres-
sait à une religieuse ».. les mystiques de presque toutes les traditions
:

religieuses se rejoignent presque jusqu'à l'identité». Enfin, pour préciser


encore davantage, je reproduirai quelques lignes d'un texte cité par le
Père de Lubac et qui dit dans le même sens "La littérature mystique de
tous les temps et de tous les peuples, et même de confessions formelle-

99
ment différentes, atteste avec une force irréfutable de persuasion, que
les jugements à ce sujet concordent extraordinairement pour le fond.
sont parfois même identiques jusqu'à s'exprimer dans les mêmes
termes, là même identiques jusqu'à s'exprimer dans les mêmes termes.
là même où une dépendance et une action réciproque sont dès l'abord
exclues... Les mystiques orientaux.., émettent des jugements qui coïnci-
dent presque littéralement avec ceux de Denys l'Aréopagite, Maître Eck-
hart, Catherine de Sienne, Angelus Silesius, Sainte Thérèse d'Avila ou
Saint Jean de la Croix».

Cependant si ces rapprochements paraissent de prime abord justifiés,


on doit également signaler le danger d'un syncrétisme hasardé et trop
facile. Si l'approche du but ultime efface peu à peu la différence des iti-
néraires suivis et des paysages rencontrés, tandis que se lève progressi-
vement à l'horizon de l'âme, la lumière de l'unique, les points de départ
sont divers et les obstacles qui surgissent peuvent revêtir des aspects fort
différents.

Même si l'on pense pouvoir ou vouloir rejeter la distinction qu'opéra


Bergson dans les Deux Sources de la Morale et de la Religion entre
«mysticisme incomplet» (grec de l'Antiquité, hindouiste ou bouddhiste) et
«complet» (chrétien), il n'en demeure pas moins qu'on ne peut nier les
différences introduites par les formes et l'histoire de la pensée et des
métaphysiques, les eschatologies, l'importance et les buts de l'action. Il
n'est pour s'en convaincre que de se rappeler les difficultés et les
épreuves qu'ont connues un Père Monchanin ou un Père Le Saux, mys-
tiques authentiques de notre temps dans leur intense recherche d'une
rencontre (et non d'une confusion ou d'un jugement de valeur) entre
deux cultures et deux religions (l'hindouisme et le christianisme), deux
voies d'approche, deux chemins spirituels,

Ayant à l'esprit ces exemples et conscient de notre ignorance, nous


nous limiterons (1) dans èette étude, aux mystiques occidentales et de
façon plus restrictive encore, aux mystiques juives et chrétiennes, pour
les raisons qu'elles sont les seules (et encore !) qui soient suffisamment
parentes de nos modes de pensée et dans lesquelles nous puissions
retrouver quelques inspirations communes ou voies de convergence
avec la démarche initiatique de la maçonnerie traditionnelle telle qu'elle
est pratiquée à la Grande Loge de France.

100
Quelques points de repère
Nous avons au début de ce texte rappelé l'étymologie du mot mystique,
son origine commune avec le mot mystère. Celui-ci dans la Grèce
antique est indissolublement lié avec les sciences et les religions secrètes
qui enferment les principes de l'initiation à la vie divine, qui cherchent
par là même à délivrer l'âme, à la purifier de ses fautes et à lui ensei-
gner une discipline d'affranchissement hors des limites terrestres et à la
guider vers la vie éternelle.

Parallèlement, il sera enseigné à ceux qui veulent participer aux «mys-


tères», quelle que soit la voie choisie pour aller vers les dieux, la néces-
sité et l'obligation du «secret» ; non pour quelque raison profane mais
parce qu'on ne doit pas livrer à tout homme indistinctement et sans pré-
caution, les vérités et les doctrines religieuses. Les choses sacrées ne
peuvent se montrer qu'à des hommes sacrés et le profane ne peut y
participer avant d'avoir été initié aux secrets que renferment ces vérités
et ces doctrines. Le serment prêté par le mythe est un contrat de silence
qui ne permet aucune explication et aucun commentaire. Ainsi pour
Plotin par exemple, il est évident que puisque le divin est ineffable, on
ne peut en parler à celui qui n'a pas le bonheur de le recevoir.

Nous retrouverons ici ce fil d'or du serment et du secret qui va courir à


travers les siècles jusqu'à la maçonnerie traditionnelle spéculative, ses
exigences vis-à-vis du profane et cela pour les mêmes raisons,

Mais revenons aux mystères de l'antiquité et voyons comment passer


progressivement de ceux-ci à la «mystique» au sens moderne du terme.

Pour comprendre cette évolution, nous nous reporterons à l'exemple


que nous offrent les textes de l'Ancien Testament. Ceux-ci mêlent en
effet le récit d'événements dont on ne peut nier l'historicité, à d'autres
où se déploient des données mythiques qui doivent beaucoup à des reli-
gions plus anciennes : sumérienne, babylonienne, etc. De cette intrica-
tion naît une interprétation proprement religieuse. Celle-ci vise à
approfondir sans relâche la signification des choses du monde, pré-
sente à la conscience de l'homme, de sa propre existence, des événe-
ments qui s'y sont présentés et dont la mémoire collective a conservé
le souvenir, en même temps que le désir d'interprétation et d'explica-
tion des causes,

101
Toutes ces tendances universellement présentes en l'homme, amène-
ront son esprit et sa raison à concevoir et à affiner sans cesse la notion
dune transcendance régnant sur toutes choses y compris sur lui-même
et sur sa propre destinée.

Cependant cet affinement progressif réalisé par les facultés intellec-


tuelles et affectives de l'homme, lui ont aussi montré la persistance
d'une frange irréductible d'aires d'ignorance, d'inconnaissance, en un
mot de mystère.

Il ne s'en satisfera point, voudra sans cesse franchir les barrières,


atteindre une connaissance totale, faire disparaître le mystère. De ses
efforts poursuivis durant des millénaires, se dégageront peu à peu ce
que nous appelons aujourd'hui «la science» et ce dont nous allons traiter
dans un instant «la mystique».

Adjectifs et substantifs
Après ces quelques détours, nous voici donc au bord de la tentative fort
difficile de seulement esquisser une «phénomènologie» de cette dernière
et dont nous dirons un peu plus loin que l'emploi en tant que substantif
s'est affirmé peu à peu et tardivement, alors que l'adjectif, apparu bien
plus tôt développait des utilisations se multipliant avec le temps.

Nous avons déjà parlé brièvement des religions païennes à «mystères»


mais l'on peut aussi s'interroger sur les raisons qui les ont fait naître,
alors que les religions du temps, leurs croyances, leurs pratiques, leurs
rites voulaient justement répondre, à l'ensemble des questions qui se
posent à l'esprit humain, Mais comme le montre l'étude comparée des
religions, c'est lorsque les sociétés commencent à se sentir vaguement
déçues de leur civilisation, qu'elles retrouvent leur intérêt pour leurs
mythes archaïques, sources d'images comme de pensées auxquelles va
se ressourcer le sentiment religieux tandis que les rites qui ne man-
quent jamais de les accompagner, bien loin d'être une action factice,
artificielle, en dehors de la vie, comme il l'est avancé parfois, sont une
action fondamentale, centrale pour l'existence humaine,

Ceux qui les pratiquaient avaient probablement l'impression qu'ils plon-


geaient leur vie d'homme en ce qu'elle a d'essentiel, dans la vie du cos-
mos tout entier, voire dans une vie hypercosmique (nous dirions

102
aujourd'hui «transcendantale») dont procédaient à la fois la vie de l'uni-
vers et celle de l'homme, dont il est lui-même partie.

On peut avec A.J. Festugière (La Révélation d'Hermès Trismégiste,


Belles lettres, 1989), admettre que la floraison et la multiplication des
sociétés à mystères dans la Grèce alexandrine des quatre ou cinq siècles
à cheval sur les temps immédiatement pré et post-chrétiens, ont été lar-
gement dues à un désenchantement croissant des sociétés d'alors pour
les religions officielles, en particulier la religion impériale. Celle-ci n'était
plus qu'une manifestation de loyalisme politique et ne pouvait en rien
combler le vide des âmes.

On s'interrogera longtemps encore sur la mesure dans laquelle les reli-


gions païennes à mystères ont pu constituer une sorte de «propédeu-
tique» pour le christianisme. Certes les Evangélistes, Saint Jean en parti-
culier, mais aussi Saint Paul ont insisté sur la part de «mystère»
qu'enfermaient la Vie et la Parole du Christ ; mais il convient de rappe-
ler que les commentateurs de notre temps sans nier une certaine intrica-
tion entre «mystères chrétiens» et «mystères païens» ont insisté, et
semble-t-il avec raison, sur l'influence très importante qu'ont pu avoir
alors certains textes de l'Ancien Testament particulièrement «ésoté-
riques» (encore que le terme soit ici bien discutable), tels que par
exemple l'épisode du Buisson Ardent Exode III, 1, le Livre de Daniel, le
Livre d'Enoch, nombre d'écrits prophétiques (en particulier ceux d'Elie
et d'Ezéchiel). les nombreuses apocalypses de la fin de l'ère pré-chré-
tienne, qui comme le montre bien G. Sholem, inspireront et nourriront
la mystique juive.

En fait ce sont les apologètes chrétiens des II et 111e siècles qui sous la
pression et les succès du paganisme alexandrin (pensons entre autre aux
religions de Mithra et de Mani) et du gnosticisme, vont introduire tel
Origène, le vocabulaire habituel aux mystères païens et parleront de
«télétè» (initiation), de «mustès» (initiés), et surtout «baptiseront» l'adjectif
«mustiko» qui s'appliquait tout d'abord au rituel, puis par contagion à
ceux qui participant aux rites, allaient en bénéficier auprès des dieux,
(L. Bouyer, Mysterion. Du mystère à la Mystique, OEIL. 1986).

Sans vouloir nous étendre davantage, nous indiquerons seulement que


ce sera alors, que l'on verra apparaître des expressions contenant l'épi-
thète de «mystique» appliquée à l'interprétation des Ecritures, à l'expé-
rience spirituelle, à la pratique des sacrements, à la théologie (celle-ci

103
Toutes ces tendances universellement présentes en l'homme, amène-
ront son esprit et sa raison à concevoir et à affiner sans cesse la notion
d'une transcendance régnant sur toutes choses y compris sur lui-même
et sur sa propre destinée,

Cependant cet affinement progressif réalisé par les facultés intellec-


tuelles et affectives de l'homme, lui ont aussi montré la persistance
d'une frange irréductible d'aires d'ignorance, d'inconnaissance, en un
mot de mystère.

Il ne s'en satisfera point, voudra sans cesse franchir les barrières,


atteindre une connaissance totale, faire disparaître le mystère. De ses
efforts poursuivis durant des millénaires, se dégageront peu à peu ce
que nous appelons aujourd'hui «la science» et ce dont nous allons traiter
dans un instant «la mystique».

Adjectifs et substantifs
Après ces quelques détours, nous voici donc au bord de la tentative fort
difficile de seulement esquisser une «phénomènologie» de cette dernière
et dont nous dirons un peu plus loin que l'emploi en tant que substantif
s'est affirmé peu à peu et tardivement, alors que l'adjectif, apparu bien
plus tôt développait des utilisations se multipliant avec le temps,

Nous avons déjà parlé brièvement des religions païennes à «mystères»


mais l'on peut aussi s'interroger sur les raisons qui les ont fait naître,
alors que les religions du temps, leurs croyances, leurs pratiques, leurs
rites voulaient justement répondre, à l'ensemble des questions qui se
posent à l'esprit humain, Mais comme le montre l'étude comparée des
religions, c'est lorsque les sociétés commencent à se sentir vaguement
déçues de leur civilisation, qu'elles retrouvent leur intérêt pour leurs
mythes archaïques, sources d'images comme de pensées auxquelles va
se ressourcer le sentiment religieux tandis que les rites qui ne man-
quent jamais de les accompagner, bien loin d'être une action factice,
artificielle, en dehors de la vie, comme il l'est avancé parfois, sont une
action fondamentale, centrale pour l'existence humaine,

Ceux qui les pratiquaient avaient probablement l'impression qu'ils plon-


geaient leur vie d'homme en ce qu'elle a d'essentiel, dans la vie du cos-
mos tout entier, voire dans une vie hypercosmique (nous dirions

102
aujourd'hui «transcendantale») dont procédaient à la fois la vie de l'uni-
vers et celle de l'homme, dont il est lui-même partie.

On peut avec A.J. Festugière (La Révélation d'Hermès Trismégiste,


Belles lettres, 1989), admettre que la floraison et la multiplication des
sociétés à mystères dans la Grèce alexandrine des quatre ou cinq siècles
à cheval sur les temps immédiatement pré et post-chrétiens, ont été lar-
gement dues à un désenchantement croissant des sociétés d'alors pour
les religions officielles, en particulier la religion impériale. Celle-ci n'était
plus qu'une manifestation de loyalisme politique et ne pouvait en rien
combler le vide des âmes,

On s'interrogera longtemps encore sur la mesure dans laquelle les reli-


gions païennes à mystères ont pu constituer une sorte de «propédeu-
tique» pour le christianisme. Certes les Evangélistes, Saint Jean en parti-
culier, mais aussi Saint Paul ont insisté sur la part de «mystère»
qu'enfermaient la Vie et la Parole du Christ mais il convient de rappe-
ler que les commentateurs de notre temps sans nier une certaine intrica-
tion entre «mystères chrétiens» et «mystères païens» ont insisté, et
semble-t-il avec raison, sur l'influence très importante qu'ont pu avoir
alors certains textes de l'Ancien Testament particulièrement «ésoté-
riques» (encore que le terme soit ici bien discutable), tels que par
exemple l'épisode du Buisson Ardent Exode III, 1, le Livre de Daniel, le
Livre d'Enoch, nombre d'écrits prophétiques (en particulier ceux d'Elie
et d'Ezéchiel), les nombreuses apocalypses de la fin de l'ère pré-chré-
tienne, qui comme le montre bien G. Sholem, inspireront et nourriront
la mystique juive.

En fait ce sont les apologètes chrétiens des II et 111e siècles qui sous la
pression et les succès du paganisme alexandrin (pensons entre autre aux
religions de Mithra et de Mani) et du gnosticisme, vont introduire tel
Origène. le vocabulaire habituel aux mystères païens et parleront de
«télétè» (initiation), de «mustès» (initiés), et surtout «baptiseront» l'adjectif
«mustiko» qui s'appliquait tout d'abord au rituel, puis par contagion à
ceux qui participant aux rites, allaient en bénéficier auprès des dieux,
(L. Bouyer, Mysterion. Du mystère à la Mystique, OEIL, 1986),

Sans vouloir nous étendre davantage, nous indiquerons seulement que


ce sera alors, que l'on verra apparaître des expressions contenant l'épi-
thète de «mystique» appliquée à l'interprétation des Ecritures, à l'expé-
rience spirituelle, à la pratique des sacrements, à la théologie (celle-ci

103
avec le sens particulier qu'emploiera par exemple Denys l'Aréopagite).
ou bien encore à cette «contemplation mystique» qui dans notre vocabu-
laire exprimera un élément incontournable de la vie de tout spirituel,
juif, chrétien ou musulman.

Cet emploi adjectif du mot mystique va se maintenir durant toute l'Anti-


quité finissante jusqu'au Moyen Age où il connaîtra même vers sa fin.
une réelle prolifération lexicale. C'est l'époque de la »rose», du »jardin».
du »sens», du »mariage» mystique. En se multipliant et en se compli-
quant, ces utilisations vont se rassembler dans un substantif dont l'appa-
rition se repère vers la fin du XVIe siècle et traduit alors >. . l'élaboration
d'une science particulière qui produit ses discours, spécifie ses procé-
dures, décrit ses itinéraires ou ses expériences propres et tente d'isoler
son objet». (M. De Certeau. La Fable Mystique. XVPmeXVI?me siècles,
Bibliothèque des Histoires, Gallimard, 1982). Cependant en même
temps que cette science s'enrichit, se précise et devient plus facile à cer-
ner elle va tendre à disparaître dans des périodes se prétendant plus
sûres de leurs savoirs (fins du XVIIIme et du XIXême siècles) où elle se
réduit alors à la description dun stock de phénomènes psychiques ou
psycho-physiologiques, voire seulement somatiques. Elle réapparaît
dans les brèches des certitudes scientifiques, évoquant un au «delà» de
systèmes vérifiables ou falsifiables, une étrangeté intérieure qui ne se
développe alors à son aise qu'au sein d'une ère de représentations
étrangères dans l'espace et dans le temps pays d'Islam, Extrême
:

Orient, Moyen Age rhénan...

Il m'apparaît intéressant pour des maçons, de retrouver par quel biais se


produit dès la fin du XVIIemQ siècle (rappelons qu'à cette même époque
on peut authentifier avec certitude en Angleterre la présence d'une
maçonnerie spéculative), une opposition publique ou souterraine de
l'Eglise catholique institutionnelle, à l'encontre de la mystique. Cette
opposition va se déployer dans diverses directions. Ce seront tout
d'abord les efforts déployés pour combattre la dissociation qui tend à
s'instaurer entre les formes proliférantes d'un christianisme vécu qui se
dissémine et se réfléchit dans toutes sortes de dévotions, voire
d'ébauches d'institutions «Imitations de Jésus-Christ», »Devotio
:

Moderna», Frères de la Vie Commune... Ce pullulement des expé-


riences privées apparaît dangereux à l'Eglise qui utilisera pour le com-
battre l'arme de »lamalgame» (dirait-on aujourd'hui), en orientant vers
une affirmation suivant laquelle : ><Devient mystique ce qui se détache de
l'Institution», et d'autre part en déclarant y retrouver des traces d'indivi-

104
dualisme, de rejet de la tradition au bénéfice de la seule autorité des
Ecritures, tous traits relevant d'un protestantisme larvé.

Critique paradoxale, car dès les origines, Luther raillait «les sornettes»
d'une «théologie mystique» bien plus platonicienne que chrétienne, tan-
dis qu'à la fin du XVIIeme siècle, au sein du monde de la Réforme, la plus
extrême réserve se manifestait vis-à-vis de la mystique, accusée de
tendre à déifier l'homme, ce qui est contraire aux Ecritures et l'inciter au
fanatisme (sic) et à l'orgueil (2).

Un autre contre-feu sera allumé par l'église post-tridentine à travers


l'insistance qu'elle mettra d'une part sur la confession auriculaire ou pri-
vée et d'autre part sur le renforcement et la multiplication des procé-
dures d'exorcisme ; l'une comme l'autre visant à produire une »visibilité»
sans cesse accrue de la société et de la pratique religieuse. Ce souci de
l'Eglise de «faire tout dire» et de »faire tout voir» (processions, présenta-
tions du Saint Sacrement, etc.), de renforcer la distinction entre le
»montré» et «l'occulte», vise à faire confondre le mystique avec le caché
et faisant ainsi prendre au premier figure de »complot» (De Certeau, La
Fable Mystique).

A travers cette évolution qui ne cesse de s'affirmer en même temps que


l'Eglise de Rome se considère comme une forteresse assiégée à la fois
par l'irréductibilité de la Réforme et l'affirmation de pouvoirs politiques
qui ne se soucient plus d'elle, ni de ses conseils ou de ses condamna-
tions, s'éclairent certains aspects de l'histoire de la franc-maçonnerie.

Tandis que Bossuet pourfend les usages mystiques et ce qu'il appelle


injurieusement, les »mystiqueries», comme des abus de langage et de
«profanes nouveautés», il déclare aussi «, . .que les mystiques doivent
:

être mis à leur rang qui sera bien bas» parce que nés de la veille, ils sont
sans généalogie et sans traditions (sic). A linverse, Fénelon tout occupé
de son combat en faveur du quiétisme et de Madame Guyon, ne cesse
de défendre ><la mystique» en s'appuyant sur la tradition des Pères et de
l'Aréopagite. Auprès de lui, à la fin de sa vie, on trouve d'ailleurs un
personnage ambigu : le Chevalier de Ramsay, gentilhomme écossais,
qu'il a converti au catholicisme et qui en 1723 va écrire une Histoire de
la vie et des ouvrages de Fénelon et dont les liens avec la maçonnerie
ne peuvent être discutés. Ne va-t-il pas un peu plus tard en effet, pro-
noncer un célèbre discours, où l'on a vu une des sources, entre autres,

105
d'une large part des Hauts Grades et de la maçonnerie chevaleresque et
templière.

Certes on peut alors se demander si l'on ne doit pas voir dans cette
conjonction paradoxale entre un grand prélat et ce maçon écossais, à la
fois les racines d'une certaine «mystique maçonnique» en même temps
qu'une des raisons de la sévérité des condamnations papales du XVIIPme
siècle contre la franc-maçonnerie en s'appuyant en particulier sur le
«secret» dont elle est réputée s'envelopper et qu'on lui reproche encore
aujourd'hui.

On pourra aussi s'interroger sur les curieux rapprochements que l'on


peut trouver dans une commune défiance du secret et de la mystique
entre le catholicisme romain du XVIIIème siècle et certaines obédiences
maçonniques qui au XIXeme siècle ont totalement évacué de leurs rituels
et de leurs pratiques, toute allusion à une quelconque transcendance,

On peut à ce sujet faire remarquer que les trois grandes religions mono-
théistes occidentales ont pour particularité d'être fondamentalement ins-
crites dans l'histoire celle du peuple juif, la naissance et la mort du
:

Christ, la venue et le rôle fondateur de Mahomet,

L'accent mis avec force sur cette historicité et parallèlement sur la linéa-
rité des événements, apparaît avoir eu pour conséquence, entre autre
une laïcisation de la tradition, une mise à l'écart de toute transcendance
et brisé l'articulation du visible et de l'invisible, A cela, la démarche mys-
tique (par exemple celle du Pseudo-Denys) sert d'antidote et permet de
surmonter cette brisure dans une circularité dynamique.

G. Sholem fait bien percevoir ces évolutions dans Les Grands courants
de la Mystique Juive (p. 32), lorsqu'il explicite les relations de la mys-
tique avec l'histoire en faisant remarquer que : «Les aspects historiques
de la religion ont une signification pour le mystique principalement
comme des symboles d'actes qu'il conçoit comme séparés du temps ou
qui se répètent constamment dans l'âme de tout homme, Ainsi, l'Exode
dEgypte, ne peut pas selon la mystique s'être passé une fois et dans
une seule place ; il doit correspondre à un événement qui a lieu en nous
mêmes, la fuite hors d'une Egypte intérieure dans laquelle nous sommes
tous esclaves, Ainsi conçu, l'exode dEgypte, cesse d'être l'objet d'un
enseignement et acquiert la dignité d'être une expérience religieuse
immédiate)).

106
Cette citation de Sholem, me paraît être éclairante quand on réfléchit
sur l'attitude de la maçonnerie vis-à-vis de l'histoire. Si elle privilégie sys-
tématiquement «l'espace du dehors», ceci implique qu'elle adhère à une
histoire et à un humanisme seulement matérialiste. A l'inverse si elle
met l'accent sur «l'espace du dedans», elle exprime alors une histoire où
la tradition a sa place en même temps qu'un humanisme spiritualiste,
qui est celle de la maçonnerie des origines.

Cette défiance et cette hostilité vis-à-vis de la mystique de la part des


institutions s'est traduite, nous venons de le voir, par une assimilation,
une négation, une mise à l'écart de la communauté, voire plus radicale-
ment par la mise à mort, Il en fut ainsi pour le célèbre mystique musul-
man du X' siècle, Al Halladj, emprisonné durant de nombreuses
années et finalement supplicié en 912, sous prétexte d'avoir blasphémé
l'Islam et dont la vie et les doctrines ont été étudiées par l'islamisant
français, Louis Massignon (La Passion d'Al Halladj, martyr mystique
de l'Islam, Paris, 1922) (3).

L'exemple de ce rejet extrême ne fait qu'illustrer la constatation offerte


par l'histoire et montrant avec quelle facilité les mystiques ont été consi-
dérés comme des dangers pour les Etats de l'Eglise. N'apparaissant
jamais de leur vivant comme des personnages rassurants, ils sont par
contre volontiers, après leur mort, offerts à la vénération des fidèles
Evoquant l'orthodoxie musulmane, le Père Monchanin que nous avons
déjà rencontré au détour de ces pages. dira que : ».. les meilleurs d'entre
eux... vécurent un drame solitaire à l'intérieur d'une religion qu'ils
avaient conscience d'accomplir. En la vivant à son point ultime, ils pou-
vaient sembler la menacer» (cité par M. M. Davy, in : Encyclopédie des
Mystiques, tome I, Introduction).

Tandis que nos sociétés occidentales se sécularisaient et se laïcisaient


peu à peu, lorsque le sens vécu et le »goût» de l'absolu devenaient une
rareté et de signification hypothétique ou suspecte, paradoxalement,
l'hostilité vis-à-vis des «faits» mystiques décrits comme »extra-ordinaires»
dans leurs manifestations, s'est apaisée. Le refus et l'hostilité contre
l'étrange ont fait place aux tentatives d'analyse critique. Les phéno-
mènes éprouvés par celui qui a connu l'expérience mystique vont être
alors rangés dans la catégorie du psychosomatique, du psycho-physiolo-
gique, analysés de plus en plus finement par les pouvoirs associés des
séméiologies et des technologies, catalogués dans le pathologique, On
se souvient des travaux de Charcot sur les relations entre la mystique et

107
l'hystérie, ceux de Freud sur l'inconscient et les structures de la person-
nalité. Il est vrai que ce foisonnement d'étrangetés (extase, stigmates,
arrêt de prise de nourriture, lévitation), que décrivent à l'envi les apolo-
gétiques religieuses ne font, avec les meilleures intentions du monde,
que replacer paradoxalement expériences et faits mystiques, dans le
monde des phénomènes au même titre que les compte-rendus cliniques
des services de psychiatrie.

Ainsi, la naïveté bien pensante, dans son souci d'entasser miracles et


phénomènes extraordinaires, pour démontrer la réalité et la véracité du
fait mystique, n'a-t-il abouti au demeurant qu'à le faire verser du côté de
l'anormal, ou à le banaliser, ramenant le mystique lui-même au niveau
de ces prestidigitateurs, spécialisés dans la torsion des petites cuillers,
alors que le mystique authentique, vit tel ou tel phénomène spectacu-
laire dont il est l'objet comme une trace transitoire et de peu de signifi-
cation par rapport à un essentiel qui ne peut ni se dire, ni se savoir en
face du «véritable secret».

Celui-ci pourra se révéler en un éclair qui ne porte aucune trace visible


pour un observateur extérieur. Expérience décisive, indissoluble d'un
endroit, d'une rencontre, d'une lecture, La mémoire de celui qui l'a vécu
gardera une trace quasi ineffaçable des moindres circonstances de cet
instant mais ajoutera aussitôt en le relatant «Ce n'était pas cela» ! car
l'expérience mystique renferme un indicible qui a bouleversé le fond
même de l'être et ouvert un espace sans lequel, le mystique ne pourra
plus vivre désormais. De cette nécessité intérieure pourra naître une
réorganisation des savoirs, de tous les registres du langage, de l'action,
des souvenirs, de la création,.. Ce sera la voie, l'itinéraire empruntés
par la plupart des spirituels occidentaux, Pour d'autres dans une tradi-
tion plus orientale, ce sera le silence qui déploiera progressivement ses
effets, attirant à soi, une à une, les activités de l'être. Cependant cette
expérience à la fois bouleversante, inaugurale et décisive, peut être
entrée dans l'homme intérieur, là «où l'Esprit fait sa brèche>', et signer
l'ouverture à la vie mystique.

Mais la plongée sans préparation dans l'abîme de l'intériorité, la brusque


prise de conscience de «l'espace du dedans'>, provoque un brutal désar-
roi qui va, fréquemment, rejeter celui qui l'éprouve vers le retour à un
monde déchiré, fragmenté, où tout est multiplicité, et ce retour, entraî-
nera fatalement l'oubli de cet instant où l'Unique s'est manifesté.

108
Mais celui qui aspire vraiment à retrouver ce bref instant, «cet appel de
la Voix» (comme l'expriment souvent ceux qui sont durablement entrés
dans la vie mystique) s'est engagé dans une longue démarche, fertile en
obstacles. Partir n'est que le premier pas et se maintenir dans la condi-
tion du voyageur, exige attention, lucidité, vigilance.

Certains vont être tentés d'abandonner le milieu qui les a entourés


jusqu'alors, d'entrer dans la solitude, dans quelque communauté ou
monastère ; mais la première leçon, sera de croire que l'on a tout quitté
quand en fait, on aura emporté le monde avec soi et c'est un autre
abandon qui est nécessaire.

»En vérité, a écrit Maître Eckhart, à moins que tu ne te fuies toi-même,


partout où tu fuiras, tu trouveras entraves et inquiétudes. L' 'homme doit
s'abandonner lui-même, ainsi, il aura abandonné toutes choses. En
vérité, si un homme abandonnait un royaume et le monde tout entier et
qu'il se garde lui-même, il n'aurait rien abandonné».

Mais cet abandon authentique ne peut se faire sans avoir eu au préa-


lable, la volonté de se connaître soi-même tout entier coeur, corps,
:

âme, esprit. Celui qui va tenter l'épreuve, prendra alors conscience de


son instabilité, de ses errances, du grouillement larvaire de ses instincts.
Tout voyage à l'intérieur de soi peut provoquer des chocs inattendus,
parfois d'allure catastrophique. »La vue de soi-même est plus tragique
que la plus bouleversante des visions nocturnes» (M. M. Davy, Encyclo-
pédie des Mystiques, Tome I. Préface, P. 11).

Ayant perçu la multiplicité bruyante dont il est la proie, le cliquetis de


ses oppositions, le spirituel éprouvera une nostalgie de stabilité qu'il
s'efforcera d'atteindre par des voies diverses mais qui toutes exigent le
dépouillement cette »voie purgative» des anciens auteurs chrétiens. Ce
sera durant la pratique qu'il prendra conscience des difficultés et des
obstacles qu'il va découvrir sur ses pas, et pour atteindre à ce »fond de
l'âme» et s'y maintenir dans un repos silencieux, il devra traverser une
série d'épreuves spirituelles dont tous les mystiques qui ont consigné
leurs expériences ont fait état.

Les méthodes pour les surmonter sont diverses et plus ou moins stricte-
ment codifiées suivant qu'il s'agit des mystiques orientales ou occiden-
tales. Nous ne saurions ici, nous étendre sur les méthodes et les disci-
plines mises en oeuvre car elles sont multiples, dépendant des traditions,

109
des philosophies, des religions. Leur nombre et leur diversité témoi-
gnent en tout cas de cette aspiration universelle de l'homme à travers
les pays et les époques vers cette recherche du «fond de l'âme» que
nous indiquions plus haut, vers ce qui, en lui-même, ne dépend pas de
lui et qui lui fera prendre conscience d'une «présence». «Elle est là, dit
mystérieusement Plotin, présente à qui peut la toucher, absente pour
qui en est incapable».

Cependant, quand bien même nous aurions pu montrer que la


démarche du mystique amène l'homme à sa plus haute réalisation,
même si les incompréhensions voire les haines auxquelles il s'est
heurté, se sont largement atténuées, il n'en reste pas moins qu'à son
égard, de larges réticences demeurent,

Celles-ci sont largement inspirées par l'ignorance, quelquefois l'hypo-


crisie, mais on ne peut cependant les ignorer. Le reproche le plus fré-
quent se fonde sur l'aspect «égoïste» de la voie mystique, Les hommes
qui s'y engagent ne seraient-ils pas seulement préoccupés d'une
recherche toute personnelle, insoucieuse d'autrui et ne visant qu'à faire
«leur salut tout seul» ?

Il est vrai que répondre à cette objection peut sembler difficile, car la
réponse ne peut s'appuyer que sur ce qu'il y a de plus «secret», de plus
«mystérieux» dans la démarche mystique et pour la comprendre, tout
spirituel dira qu'on ne peut le faire qu'en s'y engageant soi-même.

Pour approcher le sens de cette affirmation, nous ferons un bref retour


en arrière, Nous avons dit déjà quelques mots de cet «abandon» insépa-
rable des premiers pas dans la «Voie» ; un abandon qui n'entend pas
seulement celui des possessions matérielles, mais aussi de soi-même, y
compris de tout ce que l'on croit savoir, des prétendues certitudes de la
raison et du coeur, y compris celles que peut nous donner une foi reli-
gieuse quelle qu'elle soit. Ce n'est que lorsque cette opération de
«décréation», suivant l'expression que j'emprunte à S. Weil, s'est faite,
que le mystique éprouvera en lui une présence qui est aussi «Lumière»,
mais surtout «Amour». Amour à la fois donné et reçu, qui n'est point
limité comme tout amour seulement humain et pour lequel il n'est bien
sûr que des affirmations toutes approximatives.

Amour qui est aimer-connaître, aimer sans attachement comme sans


cupidité centrée sur le moi ; connaître sans être mû par une vaine

110
curiosité mais comme le véritable esthète apprend à connaître une
oeuvre d'art pour mieux en saisir la beauté.

Amour qui est aussi charité, non pas dans le sens déformé de l'aumône
distribuée au hasard et pour se donner bonne conscience, non plus que
dans l'adhésion à quelque engagement idéologique ou politique visant à
améliorer l'humanité sans se soucier de l'homme particulier. Mais cha-
rité qui est l'écoute de l'autre, qui sait faire silence devant sa clameur ou
son désarroi et qui s'efforce de lui apporter un peu de cette paix qu'il
recherche lui-même dans sa propre démarche intérieure.

Amour qui est aussi cette humilité que nous appelons tolérance, celle
qui n'est pas acceptation dans l'indifférence et l'équanimité de toute
opinion, action ou mode du monde profane, mais reconnaissance que,
si différent de nous que soit l'autre, l'image qu'il nous donne de lui-
même, n'est à tout prendre pas forcément, beaucoup plus laide ou plus
sotte ou plus éloignée de la véritable spiritualité, que celle que nous
offrons aux autres.

Nous voici arrivés au terme de cet article mais je souhaiterais y ajouter


encore quelques mots sous forme d'une citation que j'emprunterai à
Philosophia Perennis, ce beau livre d'Aldous Huxley : «L'homme qui a
appris à considérer les choses comme des symboles, les personnes
comme des temples du Saint-Esprit et les actes comme les sacrements,
est un homme qui a appris à se rappeler constamment qui il est, où il
en est par rapport à l'univers et à son fondement, comment il doit se
conduire avec ses semblables et ce qu'il faut faire pour parvenir à sa fin
dernière)>.

Nous manquerons quelque fois à cette règle en empruntant à d'autres mystiques


quelques citations qui nous ont paru particulièrement éclairantes ou significatives.
On pourrait aussi considérer que la forte influence du protestantisme britannique sur la
maçonnerie spéculative à ses débuts, ne doit pas avoir été étrangère à la méfiance et à
l'hostilité avec laquelle celle-ci l'a considéré et la considère encore.
lI est à noter que cette défiance générale vis-à-vis des mystiques qui s'est manifestée en
Occident est ignorée en Orient. Le «délivré vivant», mystique par excellence, bien loin
d'être personnage suspect. est au contraire entouré de vénération et d'estime et l'on
vient chercher auprès de lui sa propre délivrance (M, M. Davy, Encyclopédie des Mys-
tiques, III, Préface),

111
Porcelaine de Meissen, circa 1 745
Johan Joachim Kaéndler (1 701-1 775) «Groupe Maçonnique»
(Musée Maçonnique Archives Bibliothèque Grande Loge de France)
Philosophie romantique
et pensee maçonnique (1)
J'ouvrirai cette conférence en vous citant le premier paragraphe de
notre constitution : «La franc-maçonnerie est un ordre initiatique, tradi-
tionnel et universel fondé sur la fraternité».

Sans aller très 1dm dans l'exégèse et sans m'étendre sur la signification
des termes »traditionnel» et »initiatique», je vous dirai seulement que
notre ordre fait appel à une explication de l'univers et de l'homme non
pas contraire mais complémentaire et différente de celle proposée par
la science, tandis que le mot »initiatique» renvoie à ce qui distingue fon-
damentalement la franc-maçonnerie de toute organisation ou société ne
se proposant que des buts de bienfaisance, scientifiques, philoso-
phiques, politiques, de loisir, etc.

Les raisons, me demanderez-vous, de ce rappel ? Elles tiennent en peu


de mots et se trouvent inscrites dans l'histoire même de notre ordre.
Lorsque vous vous reportez aux inspirations qui ont présidé à la forma-
tion de la Grande Loge Unie d'Angleterre, et plus spécialement aux
textes andersonniens, on peut toujours en simplifiant à l'extrême, les ran-
ger en deux grandes catégories. L'une et probablement la dernière
venue, se rattache à ce que l'on appellera l'esprit des Lumières. On peut
en voir l'illustration dans la rencontre significative entre Anderson et
Désaguliers. Ce dernier devenu en 1719, Grand Maître de la Grande
Loge de Londres et qui jouera un rôle essentiel dans son organisation et
son développement, était de son métier physicien et ><lecteur de philoso-
phie expérimentale» à l'université d'Oxford. Membre de la «Royal
Society», il est un admirateur passionné de Newton, qu'il connaîtra per-
sonnellement lorsque celui-ci entrera dans la vieillesse, puis devint le
conservateur et le propagandiste de ses oeuvres. En relation avec les plus

(1) Publié pour la première fois en 1993 dans le numéro 88 de Points de Vue Initiatiques.

113
Lumières, peut-être aussi pour ne pas heurter le positivisme matéria-
liste de certains d'entre nous, ou encore par une sorte de timidité à
affirmer notre authenticité et notre fidélité à nos sources tradition-
nelles. C'est vouloir occulter ou oublier du même coup cette lettre «G»
qui flamboie à l'Orient ou à l'Occident, s'offrant à notre méditation en
diverses circonstances. Que nous en fassions l'initiale de Gnose, de
Géométrie ou de «God» importe peu, car sa seule présence apporte
déjà un élargissement du sens que nous donnons au symbole, sens qui
doit bien peu à la philosophie des Lumières et guère non plus au
théisme de certaines obédiences. Il serait au contraire facile de démon-
trer qu'une des sources les plus profondes de ce qui n'est pas simple
juxtaposition mais bien plutôt combinaison, voire identification symbo-
lique, trouve son origine dans une tradition largement issue de la spiri-
tualité romantique, elle-même profondément marquée par l'influence
de Jakob Boehme entre autres. L'oeuvre du cordonnier autodidacte et
mystique silésien qui fut durant presque un siècle quasi ignorée de ses
contemporains devait revenir exercer son influence dans sa terre natale
après un surprenant détour français en la personne de Louis-Claude de
Saint-Martin qui s'efforcera de le traduire puis d'en répandre les textes
principaux dans les cercles maçonniques et illuministes européens. La
pensée obscure mais combien profonde de Jakob Boehme offrira à la
recherche romantique comme à la nôtre, une vision du monde libérée
de l'intellectualisme des Lumières. A l'inverse du déisme philosophique
qui avait résolument évacué le Dieu Incarné de la Révélation, Boehme
contribuera à redonner à l'aspiration spirituelle une profondeur démen-
tant les théologies enseignées par les églises constituées et puisant ses
éléments dans la Gnose judéo-chrétienne, la Kabbale, les représenta-
tions symboliques, astrologiques, alchimiques.

En outre, on sait aujourd'hui que s'il n'est pas certain qu'il fut rose-
croix, il n'en est pas moins vrai qu'il compta parmi eux de nombreux
disciples et admirateurs, tandis que sur sa croix funéraire fut gravée la
vieille sentence rosicrucienne
(<Né de Dieu,
Mort en Jésus,
Scellé par le Saint-Esprit».

On s'explique alors facilement que son influence ne cessa de grandir


dans les cercles du romantisme allemand dans la mesure où on le
retrouve aux confluents du rosicrucisme et de la Stricte Observance

116
Templière, chère à la franc-maçonnerie d'outre Rhin, à Claude de
Saint-Martin et à Willermoz.

Les spécialistes décèleront ainsi sans difficulté son influence et son ins-
piration chez nombre d'écrivains, penseurs et poètes tels Novalis,
Tieck, Schlegel et Goethe. De même ce n'est pas trop s'avancer d'en
reconnaître quelques traces dans le sens que nous souhaitons donner
au Volume de la Loi Sacrée. Si nous voulons en effet transcender les
controverses creuses et superficielles quant aux inconvénients qu'il
pourrait y avoir à faire prêter serment à un impétrant sur un texte qui
n'appartient pas aux traditions ou opinions religieuses, philosophiques
de tel ou tel, ne sommes-nous pas tout naturellement amenés à consi-
dérer comme l'ont fait les fils spirituels de Boehme, que la Révélation
chrétienne n'est qu'une démonstration secondaire de la divinité de
Dieu, qu'elle cache beaucoup plus qu'elle ne révèle, qu'elle est bien
davantage témoignage et ouverture sur un dieu irrévélé, un dieu en
dehors, en attente, en deçà de sa révélation et n'entretenant que des
relations distantes avec les dieux revus et corrigés des religions établies.

Mais ce n'est pas seulement à cette signification donnée ou redonnée à


la présence de l'Evangile de Jean, que se cantonnera l'influence
romantique sur la pensée maçonnique. De même que notre démarche
s'inscrit à égale distance entre la conception dogmatique des théolo-
giens chrétiens accrochés aux seuls textes orthodoxes et la négation de
toute authenticité et spécificité des aspirations spirituelles, les penseurs
romantiques suivront le plus souvent un itinéraire semblable.

Si l'influence de Boehme en particulier, les éloignera d'un christianisme


ecclésial prétendant au monopole de la parole divine adressée à Ihuma-
nité dans son ensemble, Jacobi, Herder, Kreutzer rejetteront aussi bien
les doctrines issues de la philosophie des Lumières, réduisant l'ensemble
des religions, au pire comme une imposture comme le donnait à penser
Fontenelle et ses continuateurs, au mieux en leur attribuant une origine
purement psychologique et anthropologique comme le fera le «citoyen
Dupuis» auteur en 1795 d'un ouvrage intitulé : «L'Origine de tous les
cultes» ou beaucoup plus tard Freud avec «Totem et Tabou».

Ils insisteront, Kreutzer en particulier, sur l'unité de la conscience reli-


gieuse depuis les origines, à travers tous les temps et tous les espaces.
Mythologies barbares et mythologies classiques, religions de l'Inde, de
lEgypte, paganisme, christianisme, participent d'une même vérité don-

117
née à l'humanité dès ses origines. La langue sacrée du symbolisme
(l'ouvrage principal de Kreutzer, paru en 1810, s'intitule : «La symbo-
lique et la mythologie des peuples anciens») maintient à travers le
passé immémorial, la communion entre la conscience humaine et sa
finitude et l'infinité divine. A la prétention de désacralisation de tous les
cultes s'oppose la volonté de les resacraliser tous en tant que documents
authentiques de l'absolu. Dans cette présupposition de l'universelle pré-
sence du divin et du sacré sous les formes les plus diverses, les plus sub-
tilement élaborées comme les plus humbles, résidera la source de
recherches particulièrement fécondes sur les religions et les textes sacrés
de l'Orient (Inde, Perse, Egypte...) leur donnant un élan qui n'est pas
encore épuisé aujourd'hui si l'on pense aux travaux de Mircea Eliade ou
d'Henry Corbin.

A travers ce que je viens de vous dire, je pense que vous n'aurez pas de
peine à identifier une part au moins des sources de cette «religion Noa-
chite» à laquelle nous faisons allusion fréquemment. Allant même un
peu plus loin, vous avouerais-je que j'y rattache aussi cet égyptianisme
de bazar dont certains de nos temples élevés à la fin du siècle dernier,
nous offrent l'affligeante image

Mais nous pouvons aller à l'encore plus profond, au plus significatif, au


plus actuel dans cette mise à jour de l'influence de la pensée romantique
sur notre pensée traditionnelle.

L' extraordinaire accroissement des connaissances scientifiques que nous


avons connu depuis un siècle et demi a donné une impulsion irrésistible
aux philosophies de la réalité et les philosophies dc la science ont
imposé la notion que le sens habite la nature en tant que celle-ci n'est
qu'un agrégat de phénomènes dont l'esprit humain détermine les lois de
combinaison. Derrière ces phénomènes, au-delà deux, il n'y a rien,
sinon le lieu imaginaire où se projettent nos fantasmes. Or nous savons
bien aussi que la science la plus contemporaine ne souscrit plus sans
réticence à ce réductionisme. Il n'est plus besoin de beaucoup solliciter
certains de ses plus authentiques représentants pour leur faire avouer
que le savoir humain n'est pas à la mesure de la réalité totale et que le
fini ne possède pas de prise sur l'infini. Pour nous maçons qui devons
être viscéralement habités par le sens du sacré et les significations du
symbole, de telles représentations vont de soi ? Or nous en retrouverons
l'expression sans cesse répétée, souvent illuminée par l'inspiration du
génie littéraire et poétique dans les grands textes des meilleurs représen-

118
tants du romantisme européen. Nous les retrouverons dans Novalis,
dans Tieck, Schlegel, Kierkegaard, Gérard de Nerval et pour nous sous
leur forme la plus immédiatement accessible dans certains textes de
Hugo tel celui que je vous propose, tiré des Misérables : «La religion
n'est autre chose que l'ombre portée de l'univers sur l'intelligence
humaine... Cette énormité est là. le précipice du prodige est là, Ignorant
j'y tombe, savant je m'y écroule... Savant, j'entrevois l'incompréhensible
ignorant je le sens, ce qui est plus formidable encore. Il ne faut pas
imaginer que l'infini puisse peser sur le cerveau de l'homme sans s'y
imprimer. Entre le croyant et l'athée, il n'y a pas d'autre différence que
celle de l'impression en relief à l'impression en creux. L'athée croit plus
qu'il ne pense. Nier est, au fond, une forme irritée de l'affirmation. La
brèche prouve le mur. Dans tous les cas, nier n'est pas détruire. Les
brèches que l'athéisme fait à l'infini ressemblent aux blessures qu'une
bombe fait à la mer. Tout se referme et continue. L'immanent persiste».
Je pourrais ainsi multiplier les citations empruntées aux plus grands
romantiques et dans lesquelles s'affirmerait l'invalidité de l'esprit humain
seulement armé de la raison et de la connaissance des phénomènes, à
pénétrer dans l'Etre même de la nature, à répondre à la question de
Leibniz de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.

Cette réponse, les romantiques vont la chercher dans plusieurs direc-


tions entre autre dans une certaine approche de la connaissance et de
l'appréhension de la nature tout d'abord.

Sans m'étendre sur ce qui fut appelé la «Naturphilosophie», je ne saurais


cependant la négliger car elle est trop proche par ses inspirations des
soucis de beaucoup d'entre nous, désireux de pénétrer le sens des phé-
nomènes à travers une approche autre que celle de la stricte exigence
positive. La mise en question de la science galiléenne et newtonienne
opérée par le romantisme ne l'empêchera pourtant pas d'admettre les
découvertes scientifiques qui sont alors en train de se faire. Il ne songera
pas à remettre en question des faits positivement établis mais ceux-ci lui
sembleront autoriser de nouvelles interprétations. La science n'a jamais
été et ne peut être la seule accumulation de résultats incontestables. Ses
données déployées en pointillé dans un immense espace d'ignorance, se
présentent comme autant d'affleurements du connu dans l'inconnu.
Newton lui-même comme le théologien Joseph Priestley, le Lavoisier
anglais de la chimie, seront le contraire de scientistes au sens restrictif et
fanatique que lui donnera bien souvent la fin du XIXême siècle et quels
qu'aient été les efforts des historiens rationalistes qui tentèrent de dissi-

119
muler la face cachée de ces grands savants, dans laquelle ils voyaient
volontiers une maladie honteuse de l'intelligence.

Le romantisme reviendra à un savoir antérieur qui ne saurait se borner à


déchiffrer l'ordonnancement superficiel des phénomènes mais qui
s'efforce au contraire de faire alliance avec l'essence de la réalité cos-
mique, de pénétrer jusque dans les profondeurs de l'être grâce à une
connaissance qui soit aussi sagesse. C'est ainsi que Johann Wilhelm Rit-
ter qui vécut en 1776 et 1810 et qui sera considéré comme le génie de
la nouvelle physique, théoricien et expérimentateur de qualité en
matière de physico-chimie et de «galvanisme animal», se livrera parallèl-
lement à des extrapolations et à des spéculations cosmiques qui éveille-
ront l'enthousiasme du poète Novalis comme du physicien danois Oers-
tedt, futur théoricien de l'électro-magnétisme. Les débats du temps sur
l'électricité animale, le galvanisme et le magnétisme cosmiques seront à
la fois le point de départ pour des travaux et des découvertes significa-
tives dans divers domaines des sciences exactes, de la biologie et de la
médecine, mais souligneront aussi le désir romantique d'ajouter à une
lecture première offerte par les sciences expérimentales, une seconde
lecture qui affronte le mystère et découvre «dans la totalité du monde
comment un développement harmonieux des lois de la raison et des
formes naturelles, emplit l'essence de toute existence de vérité intime de
beauté et de bonté» (G.C. Carus, cité par G. Gusdorf in : Le savoir
romantique de la Nature). Le savoir romantique est une passion
comme l'amour il poursuit le rêve d'une possession inaccessible de la
totalité dans l'accomplissement d'une communion entre la vie de l'être
individuel et de la vie universelle. On ne saurait distinguer la connais-
sance de soi de la connaissance du monde et c'est là l'enjeu de ce
voyage initiatique qui doit être poursuivi par chaque homme dans la
mesure de ses dons et ce, jusqu'à l'heure de sa mort.

Voyage initiatique, c'est là je crois le maître mot inscrit au coeur de l'ins-


piration romantique comme de la nôtre. Le XVIIIe siècle a été un siècle
de réflexions pédagogiques. Locke, Rousseau, Pestalozzi pourront être
considérés comme les fondateurs d'une pédagogie militante et les traces
de leur influence sont encore visibles aujourd'hui. Cependant vers la fin
de cette époque, l'idée se fera jour que l'enseignement ordinaire, même
appuyé par le souci de la formation du caractère ne sera jamais suffi-
sant. Quelque soit le programme ou les talents de l'éducateur, ils
n'apporteront pas l'essentiel. L'élève soumis à ce seul apprentissage ne
sera jamais possesseur de ce nouveau regard jeté sur le monde, ne

120
recevra jamais le secret du sens qui doit lui permettre d'assurer en toute
liberté sa tâche d'homme parmi les hommes, le cheminement secret
d'une existence vers la plénitude ou l'échec. Conscients de ce manque,
de ce hiatus, la plupart des grands auteurs romantiques écriront un «Bi!-
dungsroman» qui retracera un itinéraire initiatique où la formation, la
mise en place des structures de l'être, importeront plus que l'informa-
tion au sens restrictif. Ils insisteront sur l'impossibilité d'achever l'initia-
tion en une fois et sur la nécessité de franchir les uns après les autres,
une série de seuils le plus redoutable et le dernier étant l'épreuve
;

suprême de la mort. Le voyage initiatique sera déjà présent dans la


Flûte enchantée et thème essentiel aussi bien du Wilhelm Meister de
Goethe, que de l'Henri d'Ofterdingen de Novalis ou de la Loge invi-
sible de Jean Paul Richter. Le thème effleurera même dans l'Homme
qui rit et les Misérables, a fortiori dans le Voyage en Orient de Gérard
de Nerval, voire même sous l'habillage positiviste et scientiste de
diverses oeuvres de Jules Verne ; le Voyage au centre de la terre en
particulier, où la place donnée à la description des phénomènes géolo-
giques apparaît en outre comme le rappel assourdi d'un thème cher à la
Naturphilosophie qui a accordé une grande place à la minéralogie et à
la métallurgie. Dans tous ces romans initiatiques, l'aventure d'une vie
évoque une recherche spirituelle. Ils font tous allusion à une quête mys-
tique. Ses archétypes apparaissent partout en filigrane : la recherche du
Château, du Sanctuaire, du Trésor, du Graal, du Secret, la Traversée ou
l'Ascension, la Marche dans le Labyrinthe ou la Forêt obscure, la Mon-
tée en spirale, la Descente aux Enfers. Ainsi l'oeuvre littéraire roman-
tique, le roman, le conte, le recueil de poèmes appellent-ils une double
lecture, la première se contentant du sens évident et littéral, la seconde
retrouvant sous l'intrigue une parabole cachée sous les apparences, ne
pouvant se dire que sous forme indirecte parce que la vérité qui sous-
tend la vie, la vérité du sens ne se peut énoncer de manière explicite.
De même la physique du physicien, la géologie du géologue, la biologie
du biologiste, ne sont que le masque ou l'envers d'une physique, d'une
géologie, d'une biologie supérieures. Seuls les initiés le pressentent
mais ne sauraient en maîtriser l'expression parce qu'elle ne relève pas
du langage usuel.

Dans l'insistance mise à affirmer que la parole est inefficace dès qu'elle
cesse de parler le langage des objets de la matérialité et prétend
s'approcher de l'Etre, n'est-il pas facile de retrouver la correspondance
avec tel ou tel passage du rituel d'apprenti que nous connaissons tous?

121
Pour la littérature classique, comme celle de l'âge des Lumières, la
vérité peut se dire, la vérité est un dire et c'est une des raisons pour
lesquelles cette époque est celle des prosateurs. La poésie y restera à
quelques exceptions près dont celle d'André Chénier est la plus
notoire, froide et académique. Essayez de lire cette partie de l'oeuvre
de Voltaire, le livre vous tombera des mains. A l'inverse, l'âge roman-
tique est celui de la poésie. Le poète se veut mage ou magisien du
verbe, visionnaire ou voyant, le révélateur des choses sacrées. Mais il
sait aussi qu'il ne suffit pas de parler pour être entendu. Plus il prend
conscience de son message, plus il éprouve de peine à le faire entrer
dans le circuit du discours, plus il doit avoir recours aux circonlocutions,
aux figures, aux symboles, pour faire entendre ce qui ne peut être dit.
Ne retrouvons-nous pas ici encore, une notion qui nous est familière ?
S'il est vrai que nous ne saurions, par précaution, livrer nos textes
rituéliques à ceux qui ne sont pas dignes de les recevoir, nous savons
aussi qu'en dernière analyse cela importe peu, car leur sens authen-
tique ne peut apparaître qu'à l'initié et encore est-il loin d'en avoir
perçu toutes les significations. Quand le critique prétend expliquer les
Chimères de Nerval ou les Hymnes à la Nuit de Novalis, tenter d'en
extraire le sens objectif, il se livre à une oeuvre vaine. Le poète n'a
certes pas choisi délibérément et pour le seul plaisir de contraindre le
lecteur au déchiffrage de quelque cryptogramme. En fait avec plus ou
moins de talent, il s'est efforcé de transmettre une lumière qui lui a été
donnée. Il est serviteur d'une vérité dont il ne perçoit lui-même qu'une
parcelle. Il est l'homme du secret, non pas d'un secret qu'il possède
mais qui «le possède». Il appartient bien plus à celui-ci que celui-ci ne lui
appartient.

De même que le Livre de la Loi Sacrée ouvert au prologue de l'Evan-


gile de Jean, est là pour nous dire que le Verbe est Lumière et nous
rappeler que toute parole est une allusion à la Parole, le discours
romantique peut, à la limite, se lire comme la quête inachevée d'un lan-
gage perdu. Elle y transparaît dans l'ésotérisme de ce dernier, son goût
des symboles, son appel à un langage chiffré ; dans sa passion des hié-
roglyphes, son interprétation occulte des mathématiques. Nous la ren-
controns dans les tentatives d'un Fabre d'Olivet, gnostique en marge du
romantisme français pour restituer ce qu'il croît être le véritable sens de
la langue hébraïque ou du bavarois Eckarthausen, annonçant vingt
ans avant Champollion, le déchiffrage des hiéroglyphes au moyen
d'une mystérieuse méthode ((progressive et numérique». Même si ces

122
prétendues découvertes relèvent d'un illuminisme échevelé, elles mani-
festent à travers leur démesure et leur incohérence, une recherche à
laquelle nous ne saurions être totalement inattentif. Par son appel à
une propédeutique du mystère, dans sa fascination pour l'absolu, l'obs-
cur, le non élucidé, le romantisme témoigne par ses auteurs les plus
profonds : Schelling, Ritter, Baader, Novalis, Jean Paul, de Saint Mar-
tin, Nerval, Victor Hugo, de la réalité d'une démarche initiatique qui
dépassant les cérémonies et les rituels, est avant tout odyssée d'une vie,
cheminement existentiel, accomplissement scandé par des joies, des
deuils, des péripéties qui définissent pour chacun son «Bildungsroman'>.
La mort de Sophie pour Novalis, celle de Léopoldine pour Hugo, les
récurrences de la maladie mentale pour Nerval, dont les étapes et les
seuils d'une démarche qui éveillent en nous bien des résonnances. Et il
n'est pas jusqu'à leur échec final dans le vouloir dire l'indicible et qui
réduisit tant d'entre eux au silence, à la folie ou à la mort qui ne
témoigne de cette vérité profonde dont le logicien célèbre et l'homme
étrange que fut Ludwig Wittgenstein a dit : «Sur le sujet dont on ne
peut parler, on doit demeurer silencieux».

123
Le chemin caché
«Si une fois dans sa vie, comme l'exprimait Descartes, l'homme pouvait
se défaire de toutes les idées et de toutes les croyances reçues, y com-
pris les plus assurées, il pourrait les soumettre à l'épreuve du doute».

En nous livrant l'unique certitude «je pense donc je suis», il nous fait réa-
liser qu'au moment précis où l'homme prend conscience de cette évi-
dence, il lui vient naturellement à l'esprit la question suivante
"alors qui suis-je, moi qui suis certain d'exister ?"

Tout naturellement, comment ne pas se remémorer l'Oracle de Delphes


"connais-toi toi-même".

S'ouvre à nous, dans notre démarche, le devoir de mettre en doute


notre savoir et nos certitudes, faute de quoi nous perdrions le sens de
notre logique.

Cette démarche, entièrement tournée vers l'intérieur de notre être, vers


notre être profond, fait apparaître une nouvelle façon de se regarder qui
laisse place ensuite, peu à peu, à un éclairage nouveau de la connais-
sance de nous-mêmes.

L'ensemble de cette démarche transforme l'homme en être respon-


sable, capable de pratiquer le questionnement et le doute, de mettre ses
connaissances à l'épreuve, de se reconnaître, d'entrer en soi-même, de
s'appuyer sur des valeurs morales germées et mûries en notre être pro-
fond. Voilà bien là les conditions élémentaires qui permettent à
l'homme de s'orienter vers des décisions responsables.

129
Et même si l'homme, au terme de cette recherche, ne se rend compte
devant l'immensité, qu'en fait il ne connaît que peu de chose, alors a-t-il
déjà au moins une particule de sagesse.

C'est dans ce sens que je vous propose, plutôt qu'un long discours, ce
petit conte qui n'est peut-être pour certains qu'une belle histoire mais
peut-être pour d'autres, je le souhaite, un point de départ.

Il était une fois, un lointain pays où les rivières sont si belles que le soleil
et la lune, las de se disputer le privilège d'y baigner leur lumière, décidè-
rent de se partager le temps. Le soleil qui resplendissait de tous ses
feux, préféra le jour. La lune, à la lumière plus subtile, savait qu'en se
contentant de la nuit, elle ferait scintiller les étoiles.

C'est sous ces bons auspices, que naquit un sculpteur. Il y a de cela


longtemps, très longtemps...

Il marchait à peine lorsque son père, un homme besogneux et sculpteur


avant lui, quitta ce monde. Il se souvenait de lui par les récits que sa
mère lui en avait faits et aussi, à travers les outils qu'il lui avait laissés en
héritage.

Il se rappelait en particulier, du jour où sa mère lui avait confié le ciseau


et le maillet du disparu. Ses petits doigts, tremblant d'émotion, s'appli-
quaient à épouser l'empreinte, trop grande, laissée par la main. Le pre-
mier éclat qu'il arracha de la pierre brute, sous le regard de la veuve,
confirmait d'évidence l'héritage paternel.

A cinq ans, il avait déjà le sens de la perpendiculaire et du niveau. Ses


progrès étaient si rapides, qu'il fut rapidement capable d'imposer un
point de vue écouté, tant il possédait le sens de l'harmonie, de l'équi-
libre et de la beauté.

A sept ans, son talent révélait la force de sa réflexion et la sagesse de


ses propos.

Dès qu'il sentit qu'il pouvait s'assumer seul, il quitta sa mère et l'atelier
de son père, et entreprit d'aller se perfectionner dans ce merveilleux

130
pays où la lune n'attend pas que le soleil se soit caché pour venir glisser
un oeil impatient au-dessus de l'Orient.

Quand il revint, riche de son expérience nouvelle, il se plongea dans


une longue méditation puis, traçant des plans, fit agrandir l'atelier pater-
nel, réorganisant les surfaces, redistribuant les passages et termina en
reblanchissant les murs à la chaux.

Il rangea tous les outils, les classant dans un ordre qu'il voulut le plus
logique possible et, comme il était très soigneux, ne se contenta pas de
réparer ceux qui en avaient besoin ou d'affûter les outils tranchants, il
enleva la plus petite tache de rouille, la moindre souillure.

Les maillets, les burins, les ciseaux, les gouges, chacun avait sa place et
il y avait une place pour chaque chose. Les outils les plus usuels étaient
rangés sous la main. Les plus encombrants étaient accrochés au mur,
en fonction de leur poids, quant aux plus fragiles, une armoire récupé-
rée dans la maison était destinée à les recevoir. Tout avait été pensé.

Ainsi organisé, il pouvait enfin s'isoler dans son atelier, méditer et se


préparer à façonner la matière. Il y passa tout son temps loin du monde
et du bruit. Son imagination était si fertile qu'il ne sortait que rarement,
mais alors chacun s'effaçait sur son passage. Cette reconnaissance le
gênait cependant que sa renommée allait grandissant.

De plus en plus nombreux, les visiteurs admiraient cet atelier exception-


nel où oeuvrait un Maître, et repartaient, amplifiant par leurs louanges,
une renommée qui ne tarda pas à se répandre bien au-delà de la crête
des montagnes.

Le Prince du Royaume ayant entendu parler de cet artiste exceptionnel


et des foules qu'il déplaçait, lui rendit visite. Dès son retour au Palais il
en parla avec un tel enthousiasme, que le Roi, son père, promulga un
édit élevant notre sculpteur au rang envié de "Premier Sculpteur Royal".

Il vécut longtemps, dans une notoriété telle que les plus respectés sollici-
taient ses conseils.

Il était très âgé, lorsqu'il mourut.

131
Et même si l'homme, au terme de cette recherche, ne se rend compte
devant l'immensité, qu'en fait il ne connaît que peu de chose, alors a-t-il
déjà au moins une particule de sagesse.

C'est dans ce sens que je vous propose, plutôt qu'un long discours, ce
petit conte qui n'est peut-être pour certains qu'une belle histoire mais
peut-être pour d'autres, je le souhaite, un point de départ.

Il était une fois, un lointain pays où les rivières sont si belles que le soleil
et la lune, las de se disputer le privilège d'y baigner leur lumière, décidè-
rent de se partager le temps. Le soleil qui resplendissait de tous ses
feux, préféra le jour. La lune, à la lumière plus subtile, savait qu'en se
contentant de la nuit, elle ferait scintiller les étoiles.

C'est sous ces bons auspices, que naquit un sculpteur. Il y a de cela


longtemps, très longtemps...

Il marchait à peine lorsque son père, un homme besogneux et sculpteur


avant lui, quitta ce monde. Il se souvenait de lui par les récits que sa
mère lui en avait faits et aussi, à travers les outils qu'il lui avait laissés en
héritage.

Il se rappelait en particulier, du jour où sa mère lui avait confié le ciseau


et le maillet du disparu. Ses petits doigts, tremblant d'émotion, s'appli-
quaient à épouser l'empreinte, trop grande, laissée par la main. Le pre-
mier éclat qu'il arracha de la pierre brute, sous le regard de la veuve,
confirmait d'évidence l'héritage paternel.

A cinq ans, il avait déjà le sens de la perpendiculaire et du niveau. Ses


progrès étaient si rapides, qu'il fut rapidement capable d'imposer un
point de vue écouté, tant il possédait le sens de l'harmonie, de l'équi-
libre et de la beauté.

A sept ans, son talent révélait la force de sa réflexion et la sagesse de


ses propos.

Dès qu'il sentit qu'il pouvait s'assumer seul, il quitta sa mère et l'atelier
de son père, et entreprit d'aller se perfectionner dans ce merveilleux

130
pays où la lune n'attend pas que le soleil se soit caché pour venir glisser
un oeil impatient au-dessus de l'Orient.

Quand il revint, riche de son expérience nouvelle, il se plongea dans


une longue méditation puis, traçant des plans, fit agrandir l'atelier pater-
nel, réorganisant les surfaces, redistribuant les passages et termina en
reblanchissant les murs à la chaux.

Il rangea tous les outils, les classant dans un ordre qu'il voulut le plus
logique possible et, comme il était très soigneux, ne se contenta pas de
réparer ceux qui en avaient besoin ou d'affûter les outils tranchants, il
enleva la plus petite tache de rouille, la moindre souillure.

Les maillets, les burins, les ciseaux, les gouges, chacun avait sa place et
il y avait une place pour chaque chose. Les outils les plus usuels étaient
rangés sous la main. Les plus encombrants étaient accrochés au mur,
en fonction de leur poids, quant aux plus fragiles, une armoire récupé-
rée dans la maison était destinée à les recevoir. Tout avait été pensé.

Ainsi organisé, il pouvait enfin s'isoler dans son atelier, méditer et se


préparer à façonner la matière. Il y passa tout son temps loin du monde
et du bruit. Son imagination était si fertile quil ne sortait que rarement,
mais alors chacun s'effaçait sur son passage. Cette reconnaissance le
gênait cependant que sa renommée allait grandissant.

De plus en plus nombreux, les visiteurs admiraient cet atelier exception-


nel où oeuvrait un Maître, et repartaient, amplifiant par leurs louanges,
une renommée qui ne tarda pas à se répandre bien au-delà de la crête
des montagnes.

Le Prince du Royaume ayant entendu parler de cet artiste exceptionnel


et des foules qu'il déplaçait, lui rendit visite. Dès son retour au Palais il
en parla avec un tel enthousiasme, que le Roi, son père, promulga un
édit élevant notre sculpteur au rang envié de "Premier Sculpteur Royal".

Il vécut longtemps, dans une notoriété telle que les plus respectés sollici-
taient ses conseils.

Il était très âgé, lorsquil mourut.

131
Un deuil fut décrété. Des funérailles nationales furent organisées. Il fut
enfin décidé que l'atelier serait transformé en musée où seraient expo-
sées toutes les oeuvres de ce «Grand Homme».

Le jour dit, les scellés enlevés, la porte s'ouvre sur un atelier aussi bien
rangé qu'au premier jour. Les outils parfaitement ordonnés témoignent,
par leur état, des soins constants dont ils ont été l'objet de la part de cet
homme décidément extraordinaire.

Religieusement, dans un recueillement qui sied à ce genre de moment,


précédant la marche lente et respectueuse des délégations officielles,
l'officiant se dirige maintenant vers la porte conduisant à la grande salle
où dorment tous ces chef-d'oeuvre.

La lourde porte tourne lentement, poussée par un sourd grincement.


Chacun retient son souffle et essaye de percer la pénombre d'où va sur-
gir l'oeuvre cachée.

Horreur et stupéfaction

La resserre a été entièrement pillée, vidée. II n'y a plus rien

On cherche. On fouille. De la cave au grenier, de la chambre au cellier il


n'y a rien. Tout est désespérément vide.

On cherche encore... Rien... Il n'y a même pas la moindre trace de ten-


tative d'effraction

Il faut bien l'admettre, durant toute sa vie, cet usurpateur n'a jamais réa-
lisé une seule oeuvre.

Ce conte pourrait s'arrêter là, tant l'Humanité est pleine de vaniteux


gonflés de suffisance, qui des faits ne retiennent que les apparences et
n'encensent rien d'autre que l'ignorance.

Mais ce conte a une suite.

132
Alors qu'il s'envolait vers d'autres Cieux, notre sculpteur entendit, du
fond de sa conscience, une voix qui lui demandait

"Qu'as-tu fait de ta vie... Qu'as-tu fait de ta vie... Qu'as-tu fait de ta


vie...

Et plus la voix martelait "qu'as-tu fait de ta vie...", plus il se sentait inté-


rieurement prostré se demandant à son tour : "qu'ai-je fait de ma vie ?
qu'ai-je fait de ma vie?

"Ne crains rien, lui dit enfin une autre voix, je sais que sans cesse tu
as travaillé d'un travail que personne dans cette foule ne peut recon-
naître. Leur déception est grande dabandonner la gloire d'avoir
secrété un génie".

"Je t'ai vu, jour après jour, sculpter et polir ta pierre dans l'intimité de
l'atelier, ne cessant jamais de remettre sur le métier le résultat de la
veille".

"Tu n'as jamais voulu tromper personne. L'ignorance est la cause de


l'illusion. Au travers de leurs projections, tes thuriféraires se sont trom-
pés seuls. Tes encenseurs d'hier apprennent aujourd'hui, à leurs
dépends, qu'on ne juge pas sur des apparences".

"Peu importe le volume restant de cet énorme bloc, que par orgueil tu
avais choisi démesuré".

"Les outils reçus de ton père, t'étant progressivement devenus


inutiles, tu as su les conserver en bon état. Tes frères, ceux qui ont
compris le sens de ta démarche initiatique, pourront, à leur tour, en
faire bon usage".

Il ne te reste rien, dis-tu ? Crois-tu vraiment ? Dans la recherche de


soi, l'important est d'abord de savoir éclater la pierre, car la Vérité est
au Centre.

"Vide ta poche et montre moi cette petite pierre taillée, ce minuscule


gravier finement ciselé, que tu caches précieusement roulé dans ton
mouchoir".

133
f

"Travaillant la matière, tu n'as jamais cessé de travailler sur toi, tu es allé


jusqu'au bout de toi-même".

"En réalisant l'oeuvre de ta vie, tu as trouvé la Lumière. Maintenant, la


Vérité t'appartient".

"Tu es le Chef d'oeuvre",

Chers auditeurs, si vous avez consacré ces minutes à écouter mes pro-
pos, j'ose espérer qu'il ne vous étaient pas indifférents. La pierre taillée,
c'est bien évidemment le symbole de notre travail intérieur, du travail
que nous faisons sur nous chaque jour pour être meilleur "aujourd'hui
plus qu'hier et bien moins que demain".

Les francs-maçons de la Grande Loge de France, sont des hommes de


bonne volonté en marche vers leur idéal : «apporter à l'homme les outils
qui lui sont nécessaires pour se construire intérieurement et construire le
monde dans la dignité»,

Si vous partagez cet objectif, vous avez vraisemblablement une expé-


rience personnelle à nous transmettre. Faisons ensemble le chemin.
Venez, nous vous attendons.

Henri Picot

134

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