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PAUL LAGET
1922-1994
t
C,)
ri n°104
C Trimestriel
décembre 1996
***
Livres et revues 125
Notre Frère Paul Laget fut un maçon éminent. Il avait été initié à la loge
392 «Les Libérateurs». Apprenti en 1955, il fut élevé au deuxième
rade de compagnon en 1956, et exalté à la maîtrise en 1958. Il
cccupa différents plateaux dans sa loge et en fut Vénérable en 1983.
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La revue Points de Vue Initiatiques, en consacrant un numéro spécial
à PAUL LAGET, accomplit ainsi un devoir de mémoire. Ce faisant, les
frères de la Grande Loge de France rendent hommage à l'un des leurs
qui a occupé les plus hautes fonctions maçonniques et a participé acti-
vement à la vie de ïobédience. Ils entendent enfin rappeler, à travers les
textes publiés à cette occasion, ce qu'est la franc-maçonnerie telle qu'elle
est conçue et pratiquée au sein de la Grande Loge de France, et ce qui
la distingue des autres obédiences maçonniques françaises, dans son
identité et dans sa vérité.
Le Comité de rédaction
émissions de radio «Divers aspects de la pensée contemporaine». Il prit
souvent la parole aux Conférences Condorcet-Brossolette du samedi et
aux journées d'études de Royaumont.
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dans une Tradition et soucieux de l'évolution de l'homme vers le Bien,
le Beau et le Vrai».
Tout cela fut l'oeuvre de Paul Laget, bien évidemment aidé et soutenu
par les frères de la Grande Loge de France. Mais tout cela, qui fut
important, notre Frère Paul Laget l'accomplissait dans la discrétion, la
simplicité, avec une certaine retenue, mais aussi avec quelle sensibilité,
quelle intelligence et quelle foi avec un dévouement auquel peut-être
nous n'avons pas assez rendu hommage.
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Ces faits sont oubliés de nos frères le temps passe... et lasse et
casse... Mais ils apportent le témoignage et de l'engagement et de
l'action profonde qui fut celle de Paul Laget. Faits souvent méconnus
parce que Paul Laget faisait tout dans la discrétion et le silence, éloigné
de toute publicité tapageuse et de toute autosatisfaction, encore moins
de toute autoglorification.
Notre Frère Paul Laget, je le revois, tel que je le vis pour la première
fois dans les jardins de l'Abbaye de Royaumont, au milieu de ces arbres
centenaires, de ces ruisseaux, dans la douce lumière d'un ciel pâle due
de France. Royaumont, cette vieille abbaye qui fut un des hauts lieux de
la spiritualité chrétienne au Moyen Age et qui depuis 1970 maintenant
réunit pour la Pentecôte des frères de nos provinces, de Paris et
d'outre-mer pour des Journées dEtudes et de Réflexion est devenu pour
nous tous un lieu de rencontre et de communion fraternelles.
Notre Frère Paul savait parler et savait écrire (ce sont des disciplines qui
sapprennent comme les autres) et il les maîtrisait parfaitement. Mais il
savait aussi écouter (vertu assez rare aujourd'hui, à notre époque de
«communication»). Il était homme de communication et de dialogue jus-
tement parce qu'il savait écouter lautre, «l'entendre». Et c'est parce qu'il
savait écouter et entendre qu'il pouvait répondre à nos questions et à
nos interrogations. Et sa réponse n'était jamais indifférente et apportait
à propos de chaque problème posé un éclairage riche et souvent nou-
veau, Peut-être parce qu'il savait et voulait garder vis-à-vis de lui-même
une certaine distance. Proche de nous, parce que distant de soi... Et
c'est ainsi qu'il fut parmi nos frères, l'ami le plus fidèle et le plus proche
de chacun de nous.
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Paul Laget nous a quitté rapidement, brutalement, après de grands cha-
grins familiaux, dûs au mal inexorable qui avait frappé son épouse
Renée. Il est mort en la soignant, succombant à sa tâche et à son
dévouement.
*
* *
«Ainsi, nous passerons, ne laissant que notre ombre sur cette terre
ingrate où les morts ont passé».
Alors, mon Cher Paul Laget, adieu, ou au revoir mon Frère : "Rien ne
meurt. Tout est vivant>'.
Henri Tort-Nouguès
Ancien Grand Maître
de la Grande Loge de France
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Médaille de Loge de Paul Laget,
frappée à l'occasion de ses 33 ans de franc-maçonnerie
à la Grande Loge de France.
Pensée maçonnique
et pensee
contemporaine (1)
Cest aussi signifier que je puisse vous donner de cette dernière, sans
simplification outrancière, une esquisse de ses principaux traits.
Chacun de vous je crois, est bien conscient de vivre une époque à la fois
insatisfaisante et de profonds changements. La montée de la violence,
le rejet des valeurs éthiques fondamentales, la désintégration de la
famille, le désarroi et l'appauvrissement spirituel des Eglises, offrent à
tous sujets d'inquiétude, de réflexions, de commentaires.
Cependant si brillantes que puissent être les broderies sur ces thèmes,
elles demeurent trop souvent superficielles ou ne sont qu'une approche
trop parcellaire, voire à la limite un refus d'aborder les problèmes de
fond. Les maux dont souffrent les sociétés occidentales ne reflètent pas
seulement les difficultés d'adaptation aux changements trop rapides des
conditions de vie, de travail, de communication, à la concentration
urbaine, à la surpopulation, à l'égoïsme des peuples nantis, à la volonté
de puissance des états.
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La crise est bien davantage dans les esprits, dans l'incapacité des
hommes d'aujourd'hui non pas tellement à se forger de nouveaux
idéaux qu'à redonner vie à certains de ceux qui ont nourri longtemps
notre civilisation et peut-être plus encore à se débarrasser d'autres qui
ont démontré éventuellement leur malfaisance, sûrement leur obsoles-
cence, en tout cas leur inaptitude à répondre aux questions et aux pro-
blèmes posés,
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Une des originalités et un des fondements même de la pensée maçon-
nique ont justement tenu dans le rejet de ces facilités et dans le refus de
la pensée dogmatique, l'un et l'autre gages assurés du maintien de la
liberté de l'esprit et du respect de la libre discussion.
On oublie trop souvent que Marx comme Freud dans le temps de leur
formation intellectuelle et de l'expression de leur imagination créatrice,
ont été les contemporains d'un remarquable développement des
sciences expérimentales et de ce que l'on n'appelait pas encore les
sciences humaines, développement à la source d'une véritable révolu-
tion idéologique et technique. Sa radicalité corrosive rejetait dans
l'ombre les philosophies idéalistes et spéculatives de la nature
qu'avaient illustrées en Allemagne en particulier, des penseurs tels que
Schelling ou Hegel et les remplaçait par un matérialisme s'étendant à
tous les domaines : explication et interprétation du monde phénomé-
nal. de l'Homme, de son esprit, de ses moeurs, de son histoire. Ce
mouvement d'une extraordinaire puissance ne devait pas s'arrêter de
sitôt. L'explication totale du réel grâce aux méthodes et à l'esprit scien-
tifique n'était qu'une question de temps et leur valeur universelle trou-
vait sa justification quotidienne dans les réussites techniques.
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pas surprenant que beaucoup de bons esprits, d'hommes et de femmes
au coeur généreux se soient détournés de la franc-maçonnerie ou l'aient
considérée comme une sorte de fossile vivant du radicalisme du début
du siècle. Nombre de maçons eux-mêmes ont pu, un temps au moins,
confondre de bonne foi leur engagement dans notre ordre avec une
sorte de subsitut à l'activisme socio-politique et aujourd'hui encore, des
traces de cette attitude dépassée subsistent,
Je dis dépassée car ce flot qui avait associé dans son déferlement les
conceptions totalement matérialistes des phénomènes naturels comme
de l'homme et de son destin, les vidant de tout contenu spirituel ou
sacré, se retire depuis maintenant plusieurs décennies,
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Sans m'appesantir sur des concepts d'une telle abstraction qu'ils échap-
pent aux représentations de nos sens et que celles-ci doivent céder la
place à des formulations purement mathématiques, je voudrais cepen-
dant mettre l'accent au passage sur quelques idées-forces que ces
concepts impliquent. Nous pourrions ainsi indiquer que ceux-ci donnent
au temps et à la durée une signification à travers laquelle la distinction
entre le passé et le futur devient étrangement floue et bien loin en tout
cas de ce que nous avons pour habitude de concevoir, de même qu'ils
impliquent un réexamen des notions de déterminisme et de causalité.
Bien sûr les théories sur lesquelles nous venons de nous arrêter
quelques instants font peut-être la part trop belle à l'hypothèse mais,
quoiqu'il en soit, dans l'importance attribuée par la mécanique quan-
tique à l'observateur comme à son rôle actif et capital de participant à
la définition de la réalité et à la genèse de l'univers, tel qu'il est suggéré
dans le "principe anthropique", on voit resurgir le courant philoso-
e*iUSeTVons h est en un cer-
tain sens que le reflet de nous-même. Or de telles conceptions dans la
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mesure où elles tendent à réintroduire la notion de l'homme micro-
cosme reflet du macrocosme et l'enfermant en lui sont bien plus
proches de la pensée traditionnelk à laquelle la franc-maçonnerie se
réfère que celles d'un scientisme réductionniste.
Celles-ci depuis plus d'un siècle sefforçaient de mettre leurs pas dans
ceux des sciences physiques et chimiques. Une des grandes exigences
de la biologie moderne a été d'en ramener l'explication et d'en plier les
phénomènes aux règles imposées par une rigoureuse causalité et un
strict déterminisme. L'un comme l'autre ont paru triompher à travers les
théories darwiniennes de l'évolution et les progrès de la biologie molé-
culaire. Dans la mesure où la complexité et la diversité du vivant sont
telles que les données expérimentales sont peu mathématisables et
offrent peu de possibilités pour s'intégrer dans des théories explicatives
générales, les biologistes encore aujourd'hui, montrent une grande répu-
gnance à s'écarter des chemins bien jalonnés et bornés par les principes
et les règles ayant si bien réussis aux physiciens du XIXème siècle. Il en
résulte une multiplication infinie de découvertes ponctuelles et une
décomposition en mécanismes de plus en plus ténus du fonctionnement
et de l'organisation du vivant.
Evoquons par exemple cette brève sentence «Ordo ab Chao» que l'on
trouve inscrite dans certains de nos temples. Elle est souvent entendue
dans son sens le plus historiquement littéral faisant référence à la créa-
tion du monde manifesté à partir du chaos originel : mais une réflexion
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sur les préoccupations et les évolutions de la biologie contemporaine lui
donnera une signification actuelle et profonde sur laquelle certains de
nos biophysiciens d'aujourd'hui tels Nenri Atlan se sont penchés.
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reproduction sa propre configuration et un événement totalement aléa-
toire : la mutation génétique favorable (ce qui est loin d'être toujours le
cas). Celle-ci ayant eu lieu, le nouvel organisme retrouvera des condi-
tions d'auto-stabilité suffisantes pour perdurer à travers la succession des
générations à moins qu'un autre événement d'aussi faible probabilité tel
un changement du milieu de vie n'amène à l'extinction de l'espèce. Si
abandonnant ces perspectives macroscopiques nous nous penchons
maintenant sur ce microcosme : l'individu et son développement, nous
allons retrouver la même étrange association de déterminisme et d'indé-
termination, de hasard et de programmé, de fixité et de changement.
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il subit cette dépendance qu'il y échappe en ayant développé dans son
système nerveux des capacités à analyser son environnement, à s'en
rendre davantage autonome comme à développer et à diversifier ses
stratégies d'action.
Je dis «une fois de plus» car on peut rappeler ici une situation quelque
peu comparable. A la fin du XVIII»me siècle en effet, notre ordre avait su
comprendre et inspirer les grands courants de pensée qui traversaient
l'époque. Il avait pris alors parfaitement conscience que le développe-
ment des sciences de la nature, en particulier à travers l'oeuvre de New-
ton, imposait à l'esprit humain un nouveau cours et présentait le Cos-
mos non plus comme une révélation mais comme une immense
mécanique dont il convenait d'expliquer les rouages. Ainsi le Dieu dont
s'esquissait l'image n'était plus celui imposé par les églises du temps. Il
échappait aux conceptions théologico-mythologiques et s'exprimait bien
mieux sous l'aspect de ce Grand Architecte Ordonnateur du monde. La
raison humaine libérée pouvait ainsi se développer à son aise. embras-
sant tous les domaines de la réalité. Mais d'un même mouvement et
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dans un surprenant synchronisme, l'inspiration maçonnique du temps
sut donner vie à un nouveau souffle spirituel et mettre l'accent sur un
sacré non clérical. Prévoyant ou sentant déjà la déception et le retrait
des consciences devant l'espace trop clair de la lucidité rationnelle,
devant l'image d'un créateur trop «intelligent», elle sut réintroduire le
surnaturel, insister sur la valeur de la quête initiatique et du symbole,
rétablir la primauté de l'intuition sur le raisonnement et préférer la voie
de l'Amour à l'orgueil de la science. Elle fit tout cela à travers l'éclosion
puis l'épanouissement de ce qui est souvent appelé avec une nuance
péjorative l'illuminisme, mais bien davantage à travers les grandes voix
inspirées du romantisme allemand et sa trace explicite ou souterraine
s'en retrouve facilement, bien sûr dans l'oeuvre de Goethe mais plus
encore dans celle de Novalis ou de Jean-Paul.
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adopter une attitude timide et repliée, dans le refus d'affirmer son origi-
nalité et sa spécificité.
II est à peine besoin de dire que les temps ont bien changé. Les bases
prétendument scientifiques et rationnelles du matérialisme dialectique
ne se sont pas révélées à l'expérience beaucoup plus solides que celles
de la vision scientiste de l'univers proposées par le XIXème siècle finis-
sant. Les croyances généreuses faisant reposer la désaliénation de
ïhomme, condition préalable à son bonheur futur, sur les changements
des rapports de production se sont effondrées sous le vent de l'histoire
durant ces dernières décennies. En face de vérités provisoires érigées
en dogmes, d'un prophétisme millénariste qui semblable au char de
Jaggernauth accepte d'écraser dans sa marche vers un avenir triom-
phant des millions d'hommes, beaucoup se sont aperçus que la concep-
tion marxiste du monde n'a servi en fait que de religion désacralisée de
substitution.
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Cependant devant une telle affirmation, certains peuvent s'interroger.
N'est-ce pas là, faire une fois de plus la preuve d'un conservatisme
avéré. Passe encore de trouver insatisfaisante ou incomplète l'image du
monde fournie par la science classique, de réaffirmer que le marxisme
n'offre pas la solution idéale pour réformer la société et promouvoir le
bonheur de l'homme mais insister sur le spirituel, s'y référer sans
cesse, n'est-ce pas faire bon marché des découvertes et des affirmations
d'un autre père fondateur de la pensée d'aujourd'hui en l'occurence
celles de S. Freud,
Il n'est pas bien sûr de mon propos de vous développer ici les divers élé-
ments de la théorie psychanalytique non plus que les avatars et des
modifications nombreuses que lui ont fait subir les disciples de son fon-
dateur. La littérature bonne et moins bonne, puis les mass media en ont
largement répandu les rudiments. Les termes de «libido», de «refoule-
ment», les expressions de complexe d'OEdipe ou de castration sont
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entrés dans le langage courant sans d'ailleurs que ceux qui les emploient
soient bien au fait de leur signification réelle ni surtout des critiques que
l'on peut avancer.
Je crois cependant qu'il n'est pas vraiment utile d'aller plus avant dans
ces querelles de spécialistes mais qu'il convient de se placer sur un plan
différent. Nous rappellerons une fois de plus que la pensée maçonnique
est résolument adogmatique et qu'en conséquence elle ne saurait adhé-
rer à une théorie unique de l'esprit humain, ni accepter les excommuni-
cations et les anathèmes proférés par les tenants du freudisme à
l'encontre de tous ceux qui ne partagent pas les opinions du maître.
D'autre part soucieux du bonheur réel de l'homme et de son améliora-
lion, nous nous devons de constater que par la suspicion jetée sur toutes
les règles éthiques et morales, par la tendance affirmée de donner à tout
élan affectif, généreux ou spirituel une interprétation fondée sur la
sexualité, le freudisme a largement contribué à accroître le malaise et les
difficultés d'être ressenties par l'homme occidental, La véritable question
dont il nous faut trouver la réponse est celle du sens de la vie et elle ne
réside pas dans l'organisation ou la mise au jour de nos pulsions plus ou
moins conscientes. Je reprendrai ici les termes mêmes de Cari Gustav
Jung. qui d'abord ami et disciple de Freud, s'en écarta et en devint un
de ses critiques parmi les plus pertinents : «Qu'en est-il lorsqu'un
homme n'a pas d'amour mais seulement une sexualité, pas de foi parce
qu'un prétendu aveuglement l'effraie, pas d'espérance faute d'avoir
reconnu son propre sens et son vrai destin ? Le noyau de toute repré-
sentation du monde implique pour l'homme d'apprendre à s'accepter
lui-même avec ses côtés d'ombre, ses aspects irrationnels, son non-sens
et son mal, Freud a complètement ignoré qu'il n'existe pas d'époque où
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l'homme ait été capable de maîtriser les puissances du monde souter-
rain, c'est-à-dire de son inconscient. Il a toujours eu besoin pour cela de
l'élan spirituel qui seul peut le délivrer de sa situation malheureuse».
Au début de cette conférence, j'avais voulu sous une forme quelque peu
provocatrice vous rappeler une affirmation souvent avancée selon
laquelle la pensée contemporaine dans l'image qu'elle prétend donner
au monde, de l'homme, de ses sociétés, de son destin serait fille de
Marx et de Freud. Je crois avoir pu vous montrer qu'un tel énoncé
s'enracinait en fait dans des idéologies dépassées relevant pour une
large part du scientisme du XIXerne siècle et qu'il était facile de mettre en
lumière ses apriorismes, ses contradictions, ses erreurs, ses simplifica-
tions abusives,
Mais à travers ces critiques j'ai voulu surtout vous faire sentir que nous
ne saurions soulever si peu que ce soit le fardeau de doutes, de craintes,
de désarroi qui pèse sur l'homme d'aujourd'hui, si nous ne prenons
d'abord conscience du vrai niveau où se situe la crise que traverse la
pensée occidentale,
Depuis maintenant plus de deux siècles, nous avons vécu sur des
conceptions simplistes la première était que le «plus» était toujours le
«mieux». On a cru ainsi que la croissance économique en mettant sans
cesse plus de produits à la disposition de l'homme, augmentait en
même temps sa qualité de vie, notion qui aujourd'hui est loin d'être évi-
dente tout au moins pour les peuples nantis,
Nous avons été d'autre part habitués à associer l'idée de progrès avec
celle de rationnalité, d'ordre, d'organisation et non leurs contraires. Or
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cette croyance encore si largement admise ne paraît pas reposer sur des
fondements beaucoup plus solides que la précédente. En effet, la
démonstration dans l'univers physique d'un principe de dispersion, de
dégradation, de désordre insparable de celui d'organisation «est plus à
faire depuis la découverte du principe de dégradation de l'énergie. De
même au niveau du vivant, ce que nous appelons le progrès est insépa-
rable de son contraire. Le perfectionnement des espèces s'est accompa-
gné de la régression et de la disparition d'autres, peut-être aussi nom-
breuses. L'évolution biologique s'est faite à travers une hécatombe.
Quant au progrès dans les sociétés humaines, nous en avons une vue
:ptimiste lorsque nous nous tournons vers le passé, alors que l'idée
.rverse l'emporte lorsque nous regardons notre présent.
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l'explication de la vie ne peut être fournie qu en décomposant le vivant
en mécanismes de plus en plus élémentaires, il est devenu impossible
I
d'opérer une réintégration qui donne un sens et une réalité au concept
de vie ce qui heurte évidemment le sens commun car chacun de nous
perçoit intuitivement la différence essentielle entre le vivant et l'inanimé.
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ou moins rêvés ce démon laplacien omniscient, contemplant du dehors
le tourbillonnement des mondes et pouvant par la seule puissance de
son esprit prédire à partir de la trajectoire de l'un d'eux, le passé. le pré-
sent et l'avenir de tous, Comme de tous les rêves ils ont dû s'en
réveiller. Les voici non plus extérieurs mais réintégrés à un univers
étrange et contradictoire. Ils doivent se concevoir tourbillon organisé et
conscient d'amas d'énergie à la réalité aléatoire. Ils ne pourront plus
échapper aux affinités, aux correspondances, aux interactions entre les
phénomènes qu'ils observent, l'instrument de mesure qu'ils emploient et
l'oeil avec lequel ils le regardent. Cette révolution qui angoisse tant
d'entre eux aujourd'hui doit nous être plus facile à accepter qu'à beau-
coup d'autres, Nous n'avons jamais eu l'orgueil de croire que la seule
démarche rationnelle pouvait nous fournir les clés de l'univers.
L'homme n'a jamais été pour nous cet exclu, cet omniscient, sans héri-
tier et sans parentage, Plus que quiconque, nous devons savoir que
l'univers n'est pas cet être muet et silencieux déserté par les anciens
eichantements, monde horloger sur lequel nous aurions reçu juridiction.
II doit être pour nous au contraire, celui d'une perpétuelle alliance sou-
vent rejetée mais aussi toujours renouée entre la nature, processus
ouvert de production, d'invention de destruction et l'homme, ses
savoirs, ses sociétés, ses doutes, ses certitudes et sa quête fondamentale
e la suprême unité.
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La philosophie
de l'initié (1)
Je dis bien «chacun de nous», car l'initiation ne peut agir que comme
.ne mystérieuse alchimie rigoureusement individuelle et c'est la raison
:our laquelle j'ai souhaité vous parler non pas de l'initiation en général,
flais de ce que «pour moi» elle pourrait et devrait faire de celui qui l'a
-cue. car je ne pense pas que pour deux maçons son action puisse
:re conçue de façon identique et de ce fait, mon propos sera très
-2ntaché de subjectivité.
Saurais tout d'abord pour souci d'insérer cette philosophie de l'initié dans
lici et maintenant». On ne saurait en effet concevoir et nous maçons
moins que tout autre, que l'initié s'installât hors du temps. Certes l'initia-
:on est en soi intemporelle et elle a pu être conférée à des hommes du
ius lointain passé comme elle pourra l'être à ceux du plus lointain ave-
nir. Mais, en revanche, l'initié doit la vivre et la réaliser dans Je monde qui
I entoure et transmettre à ses contemporains ce qu'il a saisi de son sens et
de son messaqe, tout en sachant cue ['un et l'autte s'inscvb.jent dans un
2VflS sact, sSue\, q\. a peu \)oir a'ec ceui des physiciens.
U Publié pour la première fois en 1985 dans le numéro 59 de Points de Vue Initiatiques.
27
Ce sont là autant de raisons qui vont m'amener dans la suite de cet
exposé à vous montrer à plusieurs reprises l'initié confronté à des pro-
blèmes posés de tout temps à l'homme mais pouvant prendre une
actualité plus frappante, plus prégnante pour celui qui s'est engagé
aujourd'hui dans la voie initiatique.
Je vous dirais ainsi tout d'abord que notre initiation doit nous faire saisir
profondément ce que notre individualité, notre personnalité comme
celle de chaque homme qui nous entoure, peuvent avoir d'unique. Cette
affirmation peut d'une part vous sembler comme allant de soi, car cha-
cun de nous se sait et se sent distinct de l'autre et d'autre part vous pen-
sez peut-être qu'elle tend à exagérer notre importance ou à exalter notre
orgueil. Ne nous y trompons pas cependant, sur cette apparente évi-
dence, le monde, la société qui nous entourent exercent plus qu'il ne fût
jamais, une pression à la fois subtile et puissante pour la détruire ou
nous la faire oublier. Pour cela il s'efforce tout d'abord de nous persua-
der qu'une des pires épreuves qui puisse atteindre l'homme d'aujourd'hui
est d'éprouver sa solitude et pour nous l'épargner, il nous propose un
remède pire que le mal, celui de l'uniformisation de nos pensées, de nos
moeurs, de nos espaces culturels. Ce dont on veut nous convaincre par
le biais des procédés de la communication dont la puissance et l'ubiquité
s'accroissent sans cesse, c'est de nous faire accepter la disparition de
l'originalité et des particularités de notre être profond, de nous amener à
nous rendre avec notre accord inconscient, aussi peu distincts les uns
des autres que le termite ou la fourmi des autres membres de sa colonie.
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NIais c'est affirmer aussi le sens et la valeur de notre liberté. Quand je dis
liberté, j'entend bien qu'il ne saurait s'agir de celle affirmée ou réclamée
par un quelconque anarchisme libertaire qui amènerait chacun à rejeter
toute contrainte morale, à s'arroger le droit de faire n'importe quoi sans
se soucier jamais de la conséquence de ses actions ou de ses responsabi-
lités vis-à-vis de ceux qui l'entourent.
Ainsi confortés (s'il en était besoin pour quelques esprits timides !), nous
pouvons redire que la lumière apportée par l'initiation est entre autre
celle de la liberté intérieure, celle qui nous affirme et nous convainc que
nous ne devons accepter et faire nôtre, rien de ce qui peut nous être
apporté de l'extérieur : modes, dogmes, idéologies, sans les avoir soi-
;neusement examinés au préalable et sans avoir pris clairement et plei-
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nement conscience quaucun d'entre eux ne saurait renfermer l'absolue
vérité ou exprimer la totalité de la réalité humaine comme du reste du
monde manifesté.
Il est beaucoup insisté dans nos loges sur la nécessité du rejet de tout
dogme, de toute révélation. Cette exigence est parfaitement saine en
soi et doit être en effet une des pierres d'angle de la philosophie de
l'initié. Malheureusement elle a été trop souvent entendue comme
impliquant seulement les dogmes religieux et plus spécialement judéo-
chrétiens. Je pense qu'il s'agit là d'une relique, d'un fossile de la paléon-
tologie maçonnique. La liberté intérieure est elle aussi un refus, celui
d'accepter n'importe quelle vérité révélée par d'autres hommes qui s'at-
tribueront ensuite, eux-mêmes ou leurs disciples, le droit d'en vouloir
tirer des règles impératives voire légales de conduites, d'organisations
sociales, économiques, politiques susceptibles d'être imposées à leurs
semblables. J'en dirais d'ailleurs autant pour toute théorie philoso-
phique ou scientifique.
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Prendre pleinement conscience de celle-ci, c'est se trouver d'un seul
coup transporté sur un sommet où nous sommes soumis au vent rude et
âpre de notre solitude, de notre responsabilité, c'est saisir d'un regard le
Paysage étendu devant nous du tragique de l'existence humaine. A ce
souffle immense, à cette vision, bien des penseurs livrés à leurs seules
forces n'ont pu résister. Submergés par l'angoisse, ils ont pu croire que
:eur seule échappatoire était de se jeter dans l'océan du collectif, du
nombre, de la foule. A l'inverse, l'initié doit trouver en lui les ressources
pour se refuser à ce désespoir comme à sa fausse guérison. Il sait en
effet que sa solitude existentielle n'est qu'apparente car il est en réalité le
maillon d'une chaîne qui plonge au plus profond des générations
humaines, celle faite de tous ceux qui se sont engagés sur la même voie
que lui, de tous ceux qui se sont refusés au «pour rien», à l'absurde, au
néant, à l'absence de signification. Même si celle-ci lui demeure appa-
remment cachée, il sait qu'il a repris le chemin que d'autres ont par-
couru avant lui et sur lequel d'autres s'engageront après lui ; cette voie
qui offre à chacun les nombreux paysages des diverses traditions initia-
tiques mais dont l'horizon et le but sont l'unique et absolue réalité. Ainsi,
au gré de sa nature la plus profonde et la plus authentique, dans l'es-
pace ouvert aux souffles de sa liberté intérieure, l'initié pourra choisir
telle ou telle tradition aux origines de la maçonnerie spéculative.
31
Pour le maçon, dans les sens divers qu'il peut donner à son initiation,
celui de lutter pour ce que l'on appelle communément le progrès doit
être orienté et traversé par une finalité interne, certains diront même
par une intention unique.
32
perçoit que la claire lumière de la raison ne peut à elle seule révéler la
:jtalité du sens des phénomènes, que son explication de la nature n'est
:uun ensemble des reflets d'un être qui se dérobe derrière les apparences
:ans le moment même où il s'offre à nous et qu'elle ne saurait répondre
Dar ses propres et seuls moyens à la question fondamentale posée par
.eibniz de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.
33
gressivement à une autre évidence : celle de son incomplétude fonda-
mentale, de son insuffisance d'être. Celle-ci appelle pour lui en compen-
sation de sa propre carence un supplément ou plutôt un complément
qu'il ne pourra obtenir s'il ignore ou refuse l'autre, s'il néglige ou s'il
ignore l'appel de l'amour. Car et c'est peut-être là, à la fois le plus
simple et le plus grand précepte de la philosophie de l'initié. Je le résu-
merai dans cette citation empruntée à la première épître de Jean <(Per-
sonne n'a jamais vu Dieu, mais si nous nous aimons les uns les autres,
Dieu demeure en nous... Nous connaissons alors que nous demeurons
en Lui et qu'il demeure en nous et qu'Il nous donne Son Esprit».
34
Déterminisme profane
et liberté initiatique (1)
Vous êtes aujourd'hui en ces lieux parce que vous espérez que s'y tien-
:ront des propos où il sera peut être dit que l'homme contemporain ne
saurait apaiser ou chasser son angoisse existentielle en s'étourdissant
:ans les occupations et les gadgets sans cesse renouvelés offerts par
civilisation et une société techniciennes, Parce que soucieux de
réflexion, perplexes, sinon inquiets devant l'évolution du monde et les
perspectives qu'elle vous ouvre, vous avez conscience qu'il n'est pas
offert de bonnes réponses par les partis, les églises, les idéologies,
Parce que saturés d'informations de tous ordres, venant des horizons
les plus divers, à un degré que l'homme n'avait encore jamais connu, le
chiffre de notre destinée vous apparaît néanmoins plus que jamais voilé
et mystérieux.
35
Chacun de nous est confronté à ce conflit, à ce questionnement, cha-
cun de nous en perçoit le tragique avec plus ou moins d'acuité. Les
institutions établies religieuses, culturelles, voire politiques souhaite-
raient y répondre, chacune à leur manière mais dans la mesure où
elles gardent quelque honnêteté intellectuelle elles sont aussi
conscientes que leurs solutions ou leurs remèdes ne sauraient y parve-
nir que très imparfaitement.
36
J'ai dit «devenir» mais celui-ci à l'image du mouvement des astres, est-il
rigoureusement déterminé et devons-nous en croire ceux qui nous l'affir-
ment de science sûre?
37
mais plus encore de la Renaissance et jusqu'au beau milieu du XVIIéme
siècle, comme une tentative exemplaire pour ramener la diversité des
affaires humaines à un principe commun d'intelligibilité. Réduisant le
variable à l'ordre, sa terminologie aux concepts ambitieux, simplifiait le
chaos de l'existence, apportait un trésor de renseignements et annon-
çait à la société dans son ensemble comme à chaque homme en parti-
culier, leur destin tant individuel que collectif.
38
l'expérience et le calcul devaient déchiffrer la présence de Dieu dans
le monde. C'était la puissance divine rayonnant à travers l'espace qui
assurait à la fois la cohérence et la permanence de l'univers. Il ne
considérait son oeuvre que comme un commentaire de la Parole du
Psalmiste suivant laquelle : «Les Cieux racontent la Gloire de Dieu et
la Nature est sa Révélation». Il vient tout naturellement à l'esprit que
ces concepts physico-théologiques d'ailleurs partagés par bien d'autres
savants anglais tels Boyle. un des fondateurs de la chimie moderne,
ourraient expliquer pourquoi les Pères fondateurs de la franc-maçon-
-erie spéculative entendaient interdire son entrée aux «athées stu-
::des», ceux-ci ne refusaient-ils pas en effet de croire à la nécessité
une Providence dont le pouvoir essentiel de maintenir une exacte
régularité dans le système du monde et sans laquelle l'intelligence et la
auté de celui-ci disparaîtraient,
nest pas de mon propos de vous montrer ici comment les décou-
e rtes de la fin du XIXemC siècle et du début du XXéme, allaient rendre
:aduques les conceptions d'une physique strictement déterministe et
poser définitivement une physique «non-newtonienne». Nous pen-
sens par contre qu'il nous appartient de vous faire saisir toute
:mportance que le triomphe de la raison newtonienne allaient avoir
39
dans tous les domaines de la pensée et de la culture occidentales, y
compris dans l'évolution et certains des principes directeurs de la
franc-maçonnerie.
40
ou sa réduction à une entité vide de sens, le chemin est facile à retra-
cer. Nous pouvons retrouver le même itinétaire dans certaines évolu-
tions de la franc-maçonnerie, en particulier dans notre pays, sous
l'influence conjuguée de l'école laplacienne et d'un scientisme exi-
geant relayé par les vicissitudes des luttes politiques. La coupure qui
saffirma en 1877 entre une maçonnerie désirant maintenir la réfé-
rence à un Grand Architecte de l'Univers, principe spirituel et une
autre qui la rejetait, reflétait certainement en profondeur beaucoup
plus de désir de fondre cette dernière dans le courant du déterminisme
et du monisme matérialistes, idéologies dominantes dans la politique
et l'université, que pour toute autre raison beaucoup plus superficielle,
issue de luttes d'influences ou de querelles de personnes.
41
tion du devenir cosmique assujetti à la loi de la circularité et l'espèce
humaine ne saurait faire autrement que l'homme individuel.
42
ci puisqu'il en est l'auteur s'en attribuera le mérite dans son autonomie
par rapport à toute prédestination divine,
43
n'opprimeraient plus qui que soit, ne nuieraient à quiconque, que cha-
cun pourrait se développer pleinement, que la charité deviendrait sans
objet parce que la misère aurait disparu et que la justice ne serait plus
perpétuellement violentée par les intérêts particuliers» pour reprendre
les termes d'un commentaire introductif de Pierre Grappin à l'Educa-
tion du genre humain de notre Frère Lessing.
44
conduites, des cultures, des sentiments, des angoisses à des concepts
parfaits et thérapeutiques. Leurs rivalités méthodologiques apparentes
importent infiniment moins que la parenté profonde de leurs missions.
Alors que les fidèles les plus éclairés des religions révélées acceptent
de mettre en question les textes et les dogmes de celles-ci et de les
soumettre aux critiques de l'archéologie, de la philologie ou de l'his-
toire, de nouveaux textes sacrés sont apparus. Il est criminel de discu-
ter en psychanalyse ou en sociologie, du moindre point-virgule de
leurs révélations. Statufiés à l'infini ou transformés en stars des mass-
média, leurs auteurs prestigieux et infaillibles sont devenus les objets
de véritables cultes.
45
Elle fut en réalité dès cette époque habitée d'autres inspirations que
celles d'un rationalisme réductionniste. Celui-ci avec la science gali-
léenne et newtonienne, non seulement prenait possession d'un monde
dont il entendait contrôler l'organisation mais aussi revendiquait le
domaine humain, voulant soumettre la vie mentale à sa juridiction.
Contre cette menace d'une aliénation qui aboutirait à dissoudre l'en-
semble de la personnalité, à en faire la simple résultante de détermi-
nismes intrinsèques et finalement élucidables, des maçons pleinement
conscients de la valeur de la tradition initiatique, élevèrent la protesta-
tion d'une subjectivité tenant en échec par la vertu de son libre arbitre,
toutes les prétentions scientifiques réductionnistes. Cette protestation
fut entre autre celle de l'existence d'un regard jeté sur la nature. Louis-
Claude de Saint-Martin le revendiquerait dans la controverse bien
connue l'opposant au médiocre Garat alors professeur de cette pre-
mière Ecole Normale fondée par la Convention et dans laquelle il
enseignait la philosophie officielle du moment. Cette revendication fut
exprimée mieux encore par le poète Novalis dans cette page inspirée
des Disciples à Saïs «Un aveugle n'apprend pas à voir malgré tout ce
que l'on peut lui dire de la lumière, des couleurs, des formes. De même
nul ne comprendra la nature qui ne possède l'organe nécessaire, l'ins-
trument intérieur qui crée et analyse nul ne la comprendra qui sponta-
nément ne 1a reconnaît et ne 1ia distingue en toutes choses... Majs celui
qui possède vraiment le sens de la nature et qui l'a exercé en jouit tan-
dis qu'il l'étudie et prend plaisir à sa complexité infinie et à ses joies
inépuisables... Le chercheur véritable ne devient jamais vieux ; toute
passion éternelle est hors du domaine du temps et plus l'enveloppe
extérieure se fane et se dessèche, plus le noyau devient éclatant et
puissant. Il y eut partout et de tout temps, des hommes que la nature a
élus pour en faire ses enfants préférés et qui furent favorisés du don de
la perception intérieure».
46
a fait tout d'abord disparaître la nécessité transcendante d'une organisa-
tion de la personne humaine obéissant aux desseins du Créateur telle
que l'avait conçu l'humanisme médiéval ; puis a largement occulté les
notions de liberté et d'initiative de l'être humain dans l'aménagement du
monde et le modelage de soi qu'avaient exaltés la Renaissance et le
Classicisme et il n'est plus enfin resté pour expliquer la conscience du
moi, que les schémas ne pouvant rendre compte de celle-ci qu'en en
faisant disparaître la réalité.
C est cette tradition qui doit nous inciter à ne plus reconnaître que
-cdre des choses et l'ordre des pensées fonctionnent selon des méca-
:smes bien huilés sous la prédiction souveraine de la raison c'est elle
:ii doit nous faire rejeter les vues trop optimistes sur le devenir des
47
sociétés et les recettes de bonheur en gros que voulaient nous inculquer
les penseurs des lumières et ceux combien plus redoutables qui leur ont
succédé.
Celle-ci s'enracine dans une nature humaine dont il ne peut être rendu
compte par les démontages neurobiologiques ou psycho-physiolo-
giques, car il s'agit d'une nature spirituelle affirmée dans les chemine-
ments intérieurs.
48
Il nous faut en effet comprendre qu'elle est la vie même, que comme
elle, elle est dynamisme dans son essence et que nous devons l'analyser
dans sa destinée intérieure, dans sa dialectique tragique, dans ses diffé-
rentes époques spirituelles et dans les détours qui peuvent l'amener à
sa ruine ou à se muer en son contraire. Ce qu'il nous faut saisir, c'est
qu'elle n'est pas un état naturel à l'homme car dans son être physique
comme dans sa démarche intellectuelle, il demeure soumis aux lois de
la nature qui la limitent de tous côtés. La véritable liberté est une péné-
tration dans un autre monde de l'être, dans un ordre spirituel. Elle ne
peut être qu'auto-détermination issue du dedans, opposée à toute
détermination extérieure. Mais affirmer cette liberté ce n'est pas
emprunter la voie de la facilité. C'est nous trouver d'un seul coup trans-
porté sur un sommet où nous sommes soumis au vent âpre et rude de
iotre solitude et de notre responsabilité. C'est saisir d'un regard le pay-
sage étendu devant nous du tragique de l'existence humaine et nous
devons alors prendre conscience que cette liberté intérieure ne peut
flaître en nous que si nous savons dépasser les deux concepts de la
:berté que St-Augustin déjà appelait liberté mineure et liberté majeure.
49
La vraie liberté en effet, la liberté initiatique, ne saurait résider dans
une acceptation passive. Il faut bien saisir que l'homme renonce aisé-
ment à la vraie liberté au nom de sa tranquillité et de son bonheur, qu'il
en supporte difficilement le fardeau excessif et qu'il est prêt à l'aban-
donner à des épaules plus robustes qui lui proposent les moyens
simples et aseptisés de son affranchissement. Ce fut cette sorte de
renoncement qui permit au cours de l'histoire la constitution des socié-
tés théocratiques dont nous observons aujourd'hui de surprenantes
résurgences, tandis que leur laïcisation nous fournit aussi bien les para-
dis socialistes que ceux de la société technocratique et consommatrice.
Pour les uns comme pour les autres, la liberté est en fait devenue le
résultat d'une nécessité, donc d'un déterminisme, pour les premières
celle de la nécessité divine, de la grâce organisée, pour les secondes
celle de la nécessité sociale ou du profit.
Cet esprit de liberté nous dira aussi que si nous savons l'acquérir, nous
comprendrons par lui que chaque homme est porteur d'une ambigté
50
fondamentale. Il est vrai que l'esprit qui nous habite ne saurait s'empê-
cher de rechercher une explication de l'univers où nous nous trouvons;
mais nous devons savoir que même si l'amélioration de celle-ci ne cesse
de se poursuivre, et de s'affiner, elle ne peut être que provisoire car en
tout moment et en tout lieu, une nouvelle indication peut en transfor-
mer l'image.
Mais nous devons accepter aussi l'évidence qu'en chaque homme réside
un abîme émotionnel insconscient qui lui est propre mais aussi com-
mun à toute l'humanité et qu'au fond de cet abîme réside une vérité
éternelle à laquelle chacun aspire et dont il nous est donné d'avoir par-
fois une image incomplète et fugitive, à travers la prophétie, la poésie
et la tradition qui unit l'une à l'autre.
51
Paul LAGET
4
599f-5994
4
(1) Publié pour la première fois en 1988 dans le numéro 69 de Points de vue Initiatiques.
53
d'obtenir l'assentiment universel" (Encyclopoedia Britannica). Cet
élargissement de sens ne manquera pas cependant d'être discuté,
voire d'être l'objet d'une suspicion de "détournement sémantique".
Celui-ci se traduira par le maintien de la distinction entre "sciences de
la nature" et "sciences humaines», distinction justifiée par leurs modes
d'élaboration, leurs statuts sociaux, leurs rapports très différents avec
l'idéologie dominante.
54
Quand ces derniers viennent à contredire la théorie ou lorsqu'elle ne
parvient plus à les interpréter, elle se trouve tôt ou tard rejetée puis
remplacée par une autre plus satisfaisante, comme s'est efforcé de le
démontrer Thomas Kuhn dans son livre : La structure des révolutions
scientifiques.
Les plus modérés d'entre eux tel Cassirer, voudront démontrer que
celle-ci transforme jusque dans ses fondements la conception de la
vérité. A côté de celle de la révélation entre en scène une vérité
propre et originaire, une vérité physique et indépendante. Elle ne sau-
rait s'habiller de simples paroles et la seule expression qui lui
convienne et lui corresponde se trouve dans les objets mathématiques,
les figures et les nombres. Assurant la destruction du cosmos, c'est-à-
dire remplaçant le monde fini et hiérarchiquement ordonné d'Aristote
et du Moyen-Age, par un univers infini, lié par l'identité de ses élé-
ments composants et de ses lois, elle substitue à l'espace concret,
celui tout abstrait, de la géométrie euclidienne et le mouvement-pro-
cessus au mouvement-état,
55
régissent le cours de la nature, il se refusait cependant à ramener à la
géométrie toute la physique et défendait la spécificité de cette dernière
qui doit se fonder sur la méthode expérimentale et le raisonnement
inductif. Le chemin ne va plus du haut vers le bas, des axiomes et des
principes vers les faits, mais bien de ceux-ci à ceux-là et l'idéal de l'ana-
lyse et de l'induction doit s'opposer à celui de la déduction.
56
célèbres physiciens post-newtoniens tels Laplace, Boltzmann, Einstein
lui-même, ne renoncèrent jamais à cette image d'un monde simple,
limpide, sans ombre comme sans épaisseur, indépendant de l'activité
expérimentale, qui ne saurait en être que la révélatrice et dans lequel
l'homme, en tant que participant à son devenir est inconcevable.
Il réaffirma que le savoir sur l'être humain ne peut aller sans une recon-
naissance de sa destination spirituelle qui ne saurait être du domaine de
l'histoire naturelle. La doctrine abstraite du devoir développée par Kant
puis par Fichte ne saurait suffire à combler le vide moral laissé par la
science, pas plus que les schémas mécaniques, mathématiques et maté-
rialistes ne sauraient être capables de pénétrer l'essence de la nature et
de la vie, ou encore que le déisme rationaliste ne saurait remplacer
dans sa froideur la tradition d'une spiritualité cosmique. La lecture des
phénomènes par les sciences expérimentales demeure à la surface du
réel, elle est de l'ordre de l'illusion. Elle en appelle une autre où les
relations mathématiques céderont la place à des relations symboliques,
à des implications analogiques. Ainsi se trouvera jalonné un autre axe
de compréhension du monde qui sera celui de la Naturphilosophie.
57
Ce grand dessein d'une autre conception de l'homme, de l'univers et
de Dieu, proposé par le savoir romantique, trouvera aussi son parallèle
dans l'évolution de la franc-maçonnerie. Rêvée telle qu'elle le fût par
certains écrivains romantiques tel Jean-Paul, on y trouvera les courants
ésotériques et théosophiques qui n'avaient jamais cessé de l'irriguer
depuis ses origines mais qui devaient trouver dans les Allemagnes leur
terre d'élection et donner naissance à ce que j'appellerai pour simpli-
fier la maçonnerie Rectifiée.
58
En fait cette «résistance à la connaissance» n'allait pas, au début du
)<)Keme siècle provenir d'un quelconque «complot» mais bien des phéno-
mènes naturels que les physiciens étaient en train de découvrir.
59
rialisme scientifique «pur et dur», en l'amenant à reconnaître que les
principes mêmes de la physique ne peuvent être formulés sans
quelques références aux impressions sensibles et par là même à
«l'esprit de l'homme», mais aussi l'obliger à concevoir une autre
approche du déterminisme et de la causalité.
60
un nouvel humanisme ou de croire que le travail expérimental peut être
un substitut pour une voie spirituelle. Il est vrai comme nous l'avons vu,
que le langage des physiciens en particulier, a beaucoup changé et quils
ne rejettent plus dédaigneusement tout prolongement métaphysique à
leurs découvertes ; mais ne convient pas non plus, de précher une syn-
thèse artificielle entre la science et la tradition, notre bien le plus spéci-
fique et le plus précieux. Tenter d'aborder celle-ci avec les moyens de la
science, ou d'aborder la science avec les moyens de la tradition ne peut
conduire qu'à une construction bâtarde, fatale à l'une comme à l'autre.
Une autre voie existe, elle consiste à reconnaître la science et la tradi-
tion comme les deux pôles d'une contradiction et d'accepter cette der-
nière dans toutes ses conséquences, comme signe d'une réalité une et
indivisible. Si, à travers l'histoire de l'humanité, rien ne ressemble autant
à un initié qu'un autre initié, n'est-ce point parce que chacun d'eux a su
que le Grand OEuvre relève non du progrès des techniques mais du gou-
vernement de la conduite, non de l'évolution des sociétés mais de la
permanence de l'homme, non de la surface de l'avoir mais de la profon-
deur de l'être. Se pénétrer de cela, transmettre ce message, le faire
entendre à tous les hommes, n'est-ce pas là imprimer un nouvel élan,
donner un nouveau souffle à un monde accablé et désorienté ? N'est-ce
pas répondre à l'exigence de notre initiation : être des «désirants», tous
emplis du «Principe d'Espérance» ?
61
Le franc-maçon
face à l'histoire
et à la tradition (1)
63
de modifications et de transformations. Dans ses tentatives il se heurte
alors aux mêmes obstacles que rencontrent les historiens quand ils veu-
lent. eux aussi, établir et démontrer des «lois historiques».
Nous y ajouterons que les hommes sont les seuls êtres de la nature qui
ont des fins, des intentions, des buts sur lesquels ils délibèrent et dont ils
souhaitent conserver et la trace et le sens.
Ces considérations préliminaires nous sont bien sûr suggérées par les
sciences historiques telles qu'elles se présentent avec leur statut et leurs
méthodes d'aujourd'hui. Or les concepts qui y président sont le fait
d'une longue et lente maturation qui n'a connu son terme qu'au siècle
dernier et dont j'aimerais vous dire quelques mots.
64
Nous savons certes que très tôt, dès le Villerne siècle avant notre ère, exis-
taient en Chine des annales donnant sous une forme très sèche des faits
bruts, consignés dans leur stricte succession. Leur intérêt est certain,
mais aucun progrès ne se révèle au long des siècles dans leur forme
d'expression et elles deviennent peu à peu une fastidieuse compilation
répondant à une tâche purement bureaucratique.
De même, mais pour d'autres raisons, si l'Inde eut aussi ses annalistes,
elle n'alla guère au-delà et le sens de l'histoire y resta limité car condi-
tionné par le refus du temps ou du moins de la chronologie, la force des
mythes cycliques aboutissant à la conception d'un éternel présent.
C'est donc dans un temps bref, que se trouvent fixés les traits essentiels
d'une historiographie dite «classique» qui règnera durant à peu près dix
siècles. Comme telle, elle nous apparaît une avancée remarquable de
l'esprit humain, mais on ne peut en voiler certains défauts caractéris-
tiques : l'insistance et l'amplification rhétorique avec le goût des discours
fabriqués attribués aux principaux acteurs (souvenons-nous de ceux
qu'imaginent Tite Live ou César), une trop grande confiance dans les ver-
tus éducatives et exemplaires de l'histoire, une vision trop étroite des évé-
nements et des faits qui doivent en être considérés comme seuls dignes.
65
départ mais celui-ci en raison des polémiques et des affrontements qui
en naquirent se limitera soit à un renouveau des traditions et des oeuvres
de l'Antiquité, soit aux faits et aux textes de l'Ecriture. En revanche,
cette prééminence du débat religieux sera responsable d'un développe-
ment très notable de certaines méthodes complémentaires telles que la
philologie ou la critique textuelle.
Une suite sera donnée à cette «1-listoire universelle» rendant bien vite
caducs ses buts et ses démonstrations. Bayle en effet, n'était-il pas déjà
à l'oeuvre et son «Dictionnaire historique et critique» paru en 1694, allait
apprendre la souveraineté du libre examen à l'égard de la Tradition sous
toutes ses formes, donnant un tout autre sens aux perspectives histo-
riques, sens auquel souscriront d'enthousiasme, les auteurs du Siècle des
Lumières.
67
départ mais celui-ci en raison des polémiques et des affrontements qui
en naquirent se limitera soit à un renouveau des traditions et des oeuvres
de l'Antiquité, soit aux faits et aux textes de l'Ecriture. En revanche,
cette prééminence du débat religieux sera responsable d'un développe-
ment très notable de certaines méthodes complémentaires telles que la
philologie ou la critique textuelle.
Une suite sera donnée à cette «Histoire universelle» rendant bien vite
caducs ses buts et ses démonstrations. Bayle en effet, n'était-il pas déjà
à l'oeuvre et son «Dictionnaire historique et critique» paru en 1694, allait
apprendre la souveraineté du libre examen à l'égard de la Tradition sous
routes ses formes, donnant un tout autre sens aux perspectives histo-
riques, sens auquel souscriront d'enthousiasme, les auteurs du Siècle des
Lumières.
67
pourcentage des ouvrages qui y sont consacrés tandis que parallèle-
ment, la proportion de ceux qui traitent de l'histoire religieuse ou ecclé-
siastique demeure nettement. L'Encyclopédie reflètera cet intérêt crois-
sant et Ion a calculé qu'un dixième environ de ses articles pouvaient
être considérés comme historiques. En outre, ses auteurs ont présenté
des vues originales sur la méthode historique, la nécessité dune vérifica-
tion soigneuse des faits, sur les sciences connexes telles la linguistique
ou l'archéologie. Cependant malgré les brillants aperçus et les indices
dune tournure d'esprit à l'époque originale et beaucoup plus «scienti-
fique», les encyclopédistes ne seront que très modestement relayés par
les historiographes français. L'établissement des règles et des méthodes
qui gouvernent aujourd'hui encore les disciplines historiques se fera en
Allemagne, vraisemblablement en raison de son partage entre le protes-
tantisme et le catholicisme, partage ayant contraint apologétiques et
controverses à un souci sans cesse accru dans la critique des textes et
des documents.
68
thèses utopiques du XIXeme siècle avec Flegel et Auguste Comte, Saint
Simon, Fourier et plus encore Karl Marx.
69
La réalité historique est plurielle et polymorphe. Rien ne l'oblige à avoir
un sens et un seul, car elle les propose tous, créant par là même le doute
qu'elle n'en fait aucun et qu'elle aille seulement de nulle part à nulle part.
Cependant, cette vision savante de l'histoire ne peut satisfaire à l'inquié-
tude de l'homme. Conçue et voulue comme «science», exposant de
manière abstraite certaines dimensions d'intelligibilité qu'elle perçoit dans
le confus du passé, elle ne se veut obéissante qu'aux seules exigences de
la rigueur. Souhaitant faire toute la lumière sur certains enchaînements
d'événements, sur le rôle de tel ou tel personnage, de certaines structures
et mécanismes inclus dans l'épaisseur du réel, elle sous-entend aussi vou-
loir les prolonger dans le futur, Cependant dans cette fonction prédictive
de connaissance du devenir, elle ne présente un avenir ouvert et par là
même inquiétant, alors que l'Homme recherche d'instinct des structures
fermées qui lui soient des garanties contre l'événement et ses menaces et
qu'il ne peut trouver que dans l'inconscient collectif, lui-même vecteur des
mythes et des traditions.
Si je me suis étendu quelque peu sur cette histoire édifiante d'un grand
historien soucieux d'enraciner dans la conscience collective d'une nation,
un «inconscient collectif» éveillé et entretenu dès l'enfance, c'est qu'elle fait
70
clairement comprendre ce qui sépare et différencie Histoire et Tradition,
en même temps qu'elle ouvre une plus juste appréciation à la signification
existentielle de cette dernière.
71
géographie cordiale où chaque orientation définit une ligne de vie. Elle
est le lieu de nos enracinements le village, le terroir, la ville même,
:
chaque paysage, offrent les sens dont ils sont chargés, les densités des
souvenirs qu'ils évoquent, les résonnances qui nous y attirent ou qui nous
en détournent.
72
vie même d'une communauté. Elle aide cette dernière et chacun de ses
membres à lutter contre les forces de dissolution qui les menacent à
chaque instant et à renforcer au contraire les forces de cohésion, réaffir-
mant sans cesse que le salut de l'individu n'est pas séparable de celui du
cosmos tout entier. Ainsi l'un et l'autre dépendront-ils de la fidélité avec
laquelle chacun joue son rôle dans cette liturgie de célébration unanime
en laquelle se résoud la vie sociale.
73
selle. Plus tard, Saint Simon puis Renan, reprendront ce thème et de
néo-messianisme de 1' avenir.
Mais, insistons sur ce point, ce n'a jamais été ce nouvel évangile qu'ont
prétendu prêcher les textes fondamentaux et fondateurs de la maçonnerie
spéculative. Nous y constatons en effet quAnderson dans ses Constitu-
tions, croit bon de faire remonter ses origines à une très lointaine anti-
quité, voire à Adam lui-même. Il ne s'agit certes pas ici «d'histoire» au
sens de celle dont les Encyclopédistes souhaitaient l'avènement, encore
moins de «sciences historiques». Ces antiquités fabuleuses ne ressortent
que du domaine du mythe. Même si un certain nombre de documents
s'offrent à une étude scrupuleuse et si l'on ne peut refuser une réelle
ancienneté aux textes relatant les réglements de certaines corporations,
guildes ou confréries de bâtisseurs, en particulier au Moyen Age, on ne
saurait sans beaucoup les solliciter faire remonter la franc-maçonnerie à
la construction du Temple de Salomon ou plus loin encore. Voltaire lui-
même qui sur la fin de sa vie fut initié à la loge des Neuf Soeurs, aurait pu
ironiser sur ces prétendues origines avec encore plus de verve que sur les
partis-pris de Bossuet!
74
sont pas de simples «faire savoir« de ces pratiques mais bien une «ré-identi-
fication« à la vie même de la communauté ; leur exécution et leur réelle
compréhension affirmant l'importance de l'appel à l'imaginaire et dans
une certaine mesure à l'affectivité.
Nous attirerons aussi l'attention sur le fait que souvent le profane et même
nombre de maçons mettent l'accent sur les éminentes qualités «pédago-
giques» de la franc-maçonnerie, mais cet aimable satisfecit est lui-même
trompeur et surtout incomplet. Certes tout enseignement a le noble objet
de communiquer à une autre intelligence un savoir respectant les normes
qui réglementent le discours pédagogique, mais qui aussi, dans son accep-
tion habituelle, ne met en oeuvre que le seul intellect.
Elle est avant tout entrée dans un nouvel ordre de valeurs grâce à la dona-
tion d'un nouveau sens à des objets-symboles dont le rôle est d'assurer la
transformation de l'homme, à la fois objet et sujet de la connaissance,
enjeu de sa propre destinée. J'aimerais citer ici ces quelques phrases du
poète Novalis qui nous rappellent «qu'il n'est pas besoin de rêver de
:
Ce beau texte devrait être lu par tout profane souhaitant entrer en maçon-
nerie. Il ne dévoile certes rien des rites ou des buts de celle-ci. Il lui signale
seulement qu'il sera appelé quelque jour s'il persiste dans son souhait, à
une véritable «conversion« qui n'emprunte rien à une religion donnée,
75
mais qui concerne cet «espace du dedans» qui est aussi le véritable sens du
mot : «ésotérisme».
La plupart de ceux qui entendent ce terme, sont aussitôt tentés d'y voir de
fumeuses supercheries ou, au contraire l'espoir d'y trouver le secret de
pouvoirs mystérieux. De très sérieux écrivains de la franc-maçonnerie
nous ont même dit que cette dernière raison fut probablement à l'origine
de ce que l'on appelle les «Hauts Grades», dont le contenu aurait renvoyé
à quelques procédures magiques ou à un savoir occulte.
76
romain, faisait finement remarquer la diversité et le contradictoire des
théories avancées abandon des jeux séculaires et des dieux pour le
païen, des péchés des fils de la Louve pour le chrétien, inégalités et injus-
tices sociales pour un autre (qui n'avait certes pas encore lu les philo-
sophes du XIXeme siècle... !) et, plus récemment pour certains écrivains
marxistes, soulèvements d'esclaves dont les documents ne montrent
aucune trace... C'est le philosophe austère et le rigoureux moraliste
!
Bouclant là notre boucle, nous retrouvons donc dans une étroite compli-
cité, la tradition et l'histoire. La conscience mythique ne perd jamais ses
droits parce qu'elle n'a jamais cessé, aujourd'hui comme hier, de
semployer à donner un sens au monde humain. La prolifération actuelle
des mythes historiques apparaît un écho de la désorientation ontologique
dont souffre l'homme contemporain dans le nouveau monde qu'il a créé.
A la différence des plus anciens, ils frappent par leur fréquent caractère
social, peut-être inévitable en un temps où la destinée individuelle apparaît
comme un cadre trop étroit pour l'expression de la vérité. L'homme
d'aujourd'hui prend conscience qu'il est impossible de se sauver tout seul
et la recherche dun salut purement spirituel lui apparaît en contradiction
avec la leçon même des choses. Les problèmes angoissants et difficiles
posés par l'intervention des facteurs techniques, ne peuvent être résolus
en dehors d'elle. Il n'apparaît plus possible de séparer le salut spirituel du
droit de chaque homme à l'existence persuadé qu'il ne saurait suffire à
remanier des idées, il lui apparaît indispensable de s'efforcer à remettre le
monde en ordre.
Ainsi, les mythes modernes ont-ils un caractère plus «matériel» que jadis.
Se voulant tournés vers l'avenir et non vers le passé, ils apparaissent plus
anthropocentriques que théocentriques. Déploiement des valeurs dans le
temps ou histoire transhistorique, ils veulent prophétiser sur l'avenir de
l'humanité, mais aussi agir sur elle.
En cela ils nous confirment que l'ordre humain à toutes les époques se
définit en fonction d'un horizon mythique qui lui est propre. La place de
lhomme dans la totalité humaine, se trouve réglée par de vastes repré-
sentations à la fois réelles et irréelles encadrant le destin collectif. Mais à
77
l'inverse d'époques plus éloignées de nous mais surtout plus stables, il est
fait des mythes actuels une consommation tellement abondante et si
rapide, qu'une véritable conscience mythique na plus le temps de se for-
ger, de devenir foyer de toutes les affirmations de transcendance, subli-
mant toutes les aspirations humaines et réalisant la promotion de l'ins-
tinct en spirituel.
78
La franc-maçonnerie:
une éthique? une sagesse ? (1)
(1) Publié pour la première fois en 1991 dans le numéro 81 de Points de Vue Initiatiques.
79
Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point. Vous noterez que dans le
titre choisi pour cette conférence, j'ai parlé d'éthique et non de morale.
En effet on admet très généralement aujourd'hui que ce dernier terme
possède une trop forte connotation judéo-chrétienne, kantienne ou
moralisatrice. De plus en anglais le mot «ethic» est très volontiers utilisé
sinon préféré, ce qui contribue à le valoriser chez les intellectuels fran-
çais mais aussi à le charger de significations intéressantes pour nos
modernes sociétés occidentales.
Une telle conception a d'ailleurs son équivalent dans la Bible : Dieu n'a
pas sauvé l'homme tout seul du déluge et toutes les espèces vivantes
sont symboliquement représentées dans l'Arche.
80
Si, tous les vivants sont liés entre eux, leur valeur propre peut être
terme d'une comparaison et s'exprimer au moyen de grandeurs ou de
nombres.
81
davantage instruits sur ce que valent pour ceux qui se trouvent impli-
qués, les buts et les moyens des possibilités qui s'ouvrent.
Nous constatons en effet, et ceci dans bien des cas, une volonté délibé-
rée d'ignorer l'existence de nombreux problèmes éthiques ou de les sup-
poser résolus. D'autre part, si leur importance et/ou leur urgence inter-
disent de telles attitudes d'esprit, nous observons alors dans la majorité
des situations, la médiocrité du débat qu'ils font naître et le peu de souci
d'y trouver des solutions. Le plus souvent les sociétés concernées abdi-
queront leurs responsabilités, voire leur liberté entre les mains des pou-
voirs politiques qui les gouvernent.
82
La première perspective implique que l'Etat légifère en droit sur tout et
comporte un risque évident d'inquisition voire de terreur ; la seconde
limite les choix collectifs aux domaines où l'action pour être efficace
doit être commune. Ainsi J. Stuart Mil! précise : «La seule raison légi-
time que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un
de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. Contraindre
quelqu'un pour son propre bien physique ou moral ne constitue pas
une raison suffisante» (De la liberté). Dans cette perspective il découle
que l'on n'interdira pas aux adultes par la loi, l'usage de l'alcool, du
tabac voire de la drogue. Cette déclaration est l'antithèse de celle de
Rousseau »Quiconque refusera dobéir à la volonté générale sera
:
contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose, sinon quon
le forcera à être libre», Merveilleuse formule que ce »forcer à être
:
83
de plonger ou de descendre dans un puits sans savoir exactement com-
ment en sortir». Les techniques du puisatier ou du plongeur sont donc
indispensables mais elles ne suffisent pas. En effet, deux vertus vont
aussi émerger, le courage lui-même qui garantit la fermeté dans l'exé-
cution de l'action ; la sagesse pratique (ou prudence) qui assurera que
l'action sera avisée, interviendra au bon moment et prendra en compte
le savoir-faire indispensable. Mais il faudra aussi que celui qui s'y
consacre lui donne sa valeur et son sens.
I-
Ainsi par le biais d'un objectif concret, ce sera l'individu tout entier qui
se met en question et l'action ne le satisfait que si en l'accomplissant, il
croit et sent qu'il se rapproche de ce qu'il est en son moi profond et sa
destination propre.
84
Passé Grand Maître Flenri Tort-Nouguès. Nous devons poser tout
d'abord que l'éthique enferme pour exigence essentielle que l'action doit
être guidée et si possible illuminée par la connaissance et celle-ci ne doit
pas se limiter à une organisation logique de l'expérience, à une prévi-
sion réussie des phénomènes ; elle doit nous faire pénétrer dans l'inti-
mité de ce qui est. Nos idées et nos théories ne sauraient être seulement
considérées comme des modèles opératoires mais devraient s'efforcer
d'exprimer au moins certains aspects du «réel». Or pour la très grande
majorité de nos contemporains, ce dernier ne peut être perçu qu'à tra-
vers les représentations qu'en fournit la science.
Il faut donc nous pénétrer de l'idée, qu'en fait toute action humaine
interfère avec l'ordre du monde et que par là même, il est sans cesse
plus nécessaire d'armer notre raison par la recherche et la pratique
dune sagesse celle-là même qui a toujours été un des fondements,
sans doute le plus important, de la pensée et de l'action maçonniques,
car rassemblant de mon point de vue, tous les autres.
85
A ce propos, une première remarque s'impose : notre société occiden-
tale actuelle ne fait que bien rarement appel à la «sagesse». Certes,
employé comme épithète : «conduite sage», «décision sage», le mot
demeure d'emploi courant mais notons qu'il n'apparaît guère que dans
la mesure où il est associé aux conséquences d'une action intervenant
dans les mécanismes complexes de nos sociétés, beaucoup plus rare-
ment en ce qui concerne notre conduite morale, notre vie intérieure.
86
-u
Les uns et les autres faisaient ainsi grand usage, en parole sinon en
acte, de la sagesse grecque et de la vertu romaine. Les sociétés aristo-
cratiques et bourgeoises de la France et de l'Angleterre du XVIIICrnC
siècle ont été riches de ces hommes policés, sceptiques et souvent
égoïstes. On pourrait suggérer à nos frères amateurs d'histoire, de
rechercher dans quelle mesure cette sagesse toute profane mais
aimable et parfois courageuse, car elle ne quitta pas certains devant la
menace de la mort et même sur les marches des échafauds révolution-
naires, n' 'a pas été aussi celle qu'on vénérait sinon pratiquait dans les
loges du temps.
87
confiance que nous pouvons lui accorder quand il s'agit de réaliser le
bonheur de l'humanité par le biais d'une réflexion, voire d'un système
philosophique, fondements d'une organisation politique idéale. Quant
à ce qui touche directement notre ordre, c'est fort sagement que nos
«pères fondateurs» l'ont mis en garde dans sa Constitution contre tout
engagement politique qui dépasserait l'individu et qui, envahissant
l'espace sacré du temple, y introduirait une idéologie politique.
Nous avons tout à l'heure insisté sur le fait qu'aucune solution, voire une
simple esquisse de solution ne pouvaient être apportées aux problèmes
éthiques, sans que «l'action» qui en est inséparable, soit illuminée par la
connaissance, une connaissance qui se souciera d'exprimer au moins
certains aspects du réel. Or, lorsque l'on veut aujourd'hui s'instruire de
l'univers qui exprime ce réel et dont l'être humain est lui-même partie, il
lui est proposé avec les progrès de la science qui en réclame le déchif-
frement sans partage, des modèles de compréhension emboîtés les uns
dans les autres, mettant en évidence le mystère de l'homme et du
monde qui sont sans que nous parvenions à savoir ce qu'ils sont,
On ne saurait dire que ses résultats en aient été toujours exaltants et les
pouvoirs que cette démarche a mis dans nos mains, après avoir fourni
de justes raisons d'enthousiasme, appellent aujourd'hui des mises en
garde de plus en plus pressantes, posent des problèmes éthiques de plus
88
en plus nombreux et complexes et ont ouvert la voie à un pessimisme,
voire une désespérance, qui gangrène nos sociétés occidentales. A cette
dernière, la franc-maçonnerie ne peut se résoudre car rien n'est plus
contraire à sa démarche tant pour l'individu que pour la collectivité. Elle
se devra donc de répondre à ce défi. Comment pourrait-elle y parvenir ?
Je répondrai alors très simplement s'efforcer de «réenchanter» le
monde. Vous vous demanderez peut-être ce que j'entends par là? Ma
réponse ne sera que l'affirmation de reconnaître la nécessité de ne pas
refuser ou écarter l'apport de la connaissance empirique qui s'est
affirmé durant ces quatre derniers siècles, mais jeter sur elle un autre
regard et tenter de faire partager celui-ci par nos contemporains.
Alors que cet homme apparaissait sans racine, perdu dans l'espace,
voué à l'irréversibilité du temps, qui le mettait sans défense en face de
sa propre dissolution, sans repères en lui-même pour ordonner ses
forces, le sacré l'a tout d'abord enraciné dans l'espace, celui-ci non
point cadre indéfini et géométrisable, notion abstraite mais bien celui
anthropologique où résidait un groupe centré dans et autour d'un lieu
89
sacré. Pour lui, la géographie humaine est devenue géographie cor-
diale, le monde concret s'est offert comme un ensemble d'horizons
dont chacun avait sa vertu particulière et dont chaque orientation défi-
nissait une ligne de vie. L'espace était lieu d'enracinement la maison,
;
A cette orientation dans l'espace, venait s'ajouter celle que lui proposait
le temps. Celui-ci devenait chiffre transcendant imposé au développe-
ment des choses. Il avait valeur d'un ordre au sens indivisiblement régu-
lateur et impératif du terme. Il signifiait aux hommes la succession de
leurs obligations à l'égard du sacré, l'intervention successive du favo-
rable et du défavorable, les permissions et les interdits. Fêtes, commé-
morations et sacrifices étaient autant d'interventions par lesquelles le
Grand Temps débouchait dans la réalité humaine pour la transfigurer.
Accordé aux routes circulaires des astres, des cycles de la nature,
l'homme n'était pas seulement spectateur indifférent ou inquiet, se
contentant d'enregistrer les informations extérieures. Il s'accordait natu-
rellement à la durée des jours, au retour des saisons, son calendrier
avait valeur d'une liturgie. Toute nouvelle année était une reprise du
temps à ses commencements, <'répétition d'une compagnie» comme le
remarquait Mircéa Eliade. Réconcilié avec lui-même par une série d'ini-
tiations, il n'était plus homme solitaire subissant une violence qui le
divisait ou se livrant à la violence par division. Dissipant l'absurde, éloi-
gnant la solitude, réalisant une expulsion rituelle de la violence, comme
l'a fait si bien remarquer le philosophe René Girard, le sacré conjurait
la déshumanisation par une relation qu'il instaurait avec une source de
sens et une communauté.
90
A l'image d'un certain ordre que l'association de la sagesse grecque et
de la spiritualité judéo-chrétienne avait progressivement construit, un
nouveau désordre, une nouvelle désorientation sont apparus, qu'il
s'agisse de celle engendrée par les progrès même de l'astrophysique,
multipliant à l'infini, étoiles, nébuleuses, trous noirs, voire univers, ou
bien par le temps lui-même, incolore, continu, indivisible, n'ayant ni
commencement, ni fin, ni recommencements ; temps de l'intellectua-
lisme et du chronomètre confondu avec l'espace dans la relativité ein-
steinienne. L'homme lui-même n'a plus rien d'exceptionnel dans sa des-
tinée, il n'est plus que terme d'une évolution amenée par le seul hasard
et dont, tout ce qui fait son être profond : pensée, langage, émotions,
créations, ce qui fait la philosophie de Platon autre que celle de Kant,
l'art de Raphal autre que celui de Van Gogh, ne sont plus que légères
différences dans des activités moléculaires cérébrales.
Peut-être en effet, est-ce bien ainsi que l'on doit considérer cette
sagesse toute humaine vers laquelle s'est tournée une certaine franc-
maçonnerie à la fin du siècle dernier. Ayant baptisé du beau nom d'hu-
manisme, le refus d'admettre que le déchiffrement de l'être passe par
celui de la personne humaine, elle s'est contentée d'un positivisme qui
non seulement cherche à atteindre l'univers de l'extérieur, aussi loin
que possible de l'intériorité humaine, mais encore place l'homme lui-
même parmi les objets du monde extérieur.
91
prétendant mieux y parvenir par d'autres moyens. De même si elle s'en
était tenue comme elle en a parfois la tentation, à n'être plus qu'un des
affluents alimentant les courants déterministes successifs, phénomèno
logiques, culturels ou sociaux, aux prétentions universelles, elle s'y
serait depuis longtemps perdue. Elle ne serait plus qu'un objet d'études
érudites au même titre qu'une quelconque société de pensée représen-
tative d'un moment de l'histoire culturelle de l'occident. Confrontée aux
problèmes éthiques qui assaillent nos sociétés contemporaines, elle ne
saurait alors y apporter d'autres réponses que celles totalement insatis-
faisantes que nous discutions tout à l'heure et dont nous avons montré
l'insuffisance, parfois l'inanité.
92
éléments contraires et puiser en lui de quoi justifier l'un ou l'autre. Il
connaît sa grandeur et sa puissance en même temps que sa faiblesse et
son infirmité sa liberté impérieuse comme sa dépendance servile il
se sait au fond de lui l'image et la semblance de ce Grand Architecte de
l'Univers à la Gloire duquel nous travaillons, en même temps qu'une
goutte dans la mer de la nécessité naturelle, On peut défendre avec un
égal bonheur la thèse de sa liberté première ou de son déterminisme
complet qui en fait un chaînon dans le cercle de la nécessité naturelle.
Manifestation des choses, une chose parmi le cycle des choses, il en
surgit en tant que forme et ressemblance à un être absolu et comme
tel, il dépasse tout ce qui appartient à l'ordre de la nature. Reflet de
celle-ci, il jette sur elle le filet de sa conscience et en ramène jour après
jour quelques-uns de ses éléments.
Mais pour qu'il en puisse faire ainsi, pour qu'il puisse comprendre le
monde, découvrir sans cesse de nouvelles réponses aux questions que
celui-ci lui pose, il faut qu'il puisse dominer les choses et non se ranger
simplement parmi elles. Le problème de l'univers ne peut se poser
devant ce qui n'est qu'une de ses minimes portions. Pour se poser la
question brûlante de savoir ce qu'est le monde il faut être «tout entier»
ce monde.
vues trop optimistes sur le devenir des sociétés et les recettes de bon-
93
heur en gros que voulaient nous inculquer les recettes des penseurs des
Lumières et de ceux plus redoutables qui leur ont succédé.
Cet esprit de liberté nous dira aussi que si nous savons l'acquérir à tra-
vers notre cheminement initiatique, nous comprendrons que chaque
homme frère est porteur d'une ambiguïté fondamentale. Il est vrai que
l'esprit qui nous habite ne saurait s'empêcher de rechercher une expli-
cation de l'univers, mais nous devons savoir que même si celle-ci ne
cesse de se poursuivre et de s'affiner, elle ne peut être que provisoire
car à chaque instant, en tout lieu, une nouvelle indication peut en
transformer l'image.
94
Il nous faut aussi accepter cette évidence qu'en chaque homme réside
un abîme émotionnel inconscient qui lui est propre mais aussi commun
à toute l'humanité et qu'au fond de cet abîme réside une vérité éternelle
à laquelle chacun aspire plus ou moins consciemment et dont il est
donné d'avoir parfois une image incomplète et fugitive, à travers la
prophétie, la poésie et la tradition qui unit l'une à l'autre.
A cette vérité, la liberté véritable nous offre une des voies qui peut nous
y conduire, car elle nous fait accéder à une autre évidence, celle de
notre incomplétude fondamentale, de notre insuffisance d'être. Celle-ci
doit appeler pour nous une compensation à notre propre carence,
celle qui s'exprime dans l'ignorance ou le refus de l'autre, si nous négli-
geons ou ignorons l'appel et le don de l'amour. Cet amour authentique
qui n'est ni affirmation passionnée d'une demande égoïste issue du moi
sauvage antécédent au bien et au vrai, ni souci autoritaire de plier
l'autre à ses propres choix de représentation du destin de l'homme.
Celui qui est véritable liberté, celle du don librement offert et librement
reçu ; aspiration à une transcendance, réponse à l'unique qui a sans
cesse inspiré la recherche d'une véritable sagesse, celle qui est aussi
lumière, celle qui pour chaque franc-maçon de la Grande Loge de
France doit éclairer son cheminement initiatique et rendre hommage à
cette gloire à laquelle nous travaillons.
«.. Viennent alors des gens raisonnables avec leur lumière naturelle. Ils
se retranchent à l'intérieur de celle-ci dans leur fond simple, intact et
vide et ils la possèdent comme leur propriété et comme si elle était
Dieu lui-même elle n'est cependant que leur propre nature. Leur
;
fausse lumière et leur fausse liberté les fourvoient jusqu'au bout de leur
orgueil, alors que les justes et les sages se distinguent par l'humilité,
l'abandon et la douceur, chacun se considérant comme le plus petit, le
plus faible et le plus aveugle de tous les hommes. Mais alors que ceux-
ci sont des fontaines d'eau vive, ceux-là avec leur grande intelligence ne
sont que des citernes vides».
95
Illustrations
En associant au tympan des cathédrales le zodiaque et les travaux des
mois, les anciens ont conjugué le permanent avec le quotidien.
De même, Paul Laget dans ses textes et plus encore dans ses interven-
tions, nous faisait sentir la présence de l'intemporel, ce qui suggère le
choix des illustrations pour ce numéro.
Claude Gagne
La pierre gravée reproduite ci-dessus et les médailles de l'Empereur Antonin (de 138 à 161)
sont reprises du volume de planches de l'»Origine de tous /es cultes» de Dupuis, Paris, an III
de la République.
Mystique et secret (1)
«O Homme ! regarde-toi
tu as en toi
le Ciel et la Terre»
Hildegarde de Bingen
Or qui dit "mystère'> dit aussi »secret» et nous verrons plus loin que la
notion de secret est d'emploi aussi habituel dans les diverses mystiques
que dans la maçonnerie traditionnelle et que dans celle-ci l'expression
de sa nécessité n'appartient en rien à une quelconque affirmation exté-
rieure mais seulement à "l'espace du dedans",
(1) Publié pour la première fois en 1992, dans le numéro 84 de Points de Vie Initiatiques.
97
Dans ces premières lignes nous venons d'introduire les deux termes de
«mystique» et de «secret>', mais nous sommes encore fort loin de donner
un sens précis à l'un comme à l'autre. Le premier en particulier ne sera
pas simple à définir, à délimiter, à préciser quand il s'agira du substantif
comme de l'adjectif employé dans des expressions comme fait mys-
tique, expérience mystique. etc. Les éléments et les faits que l'on veut
dénommer par ces vocables sont si riches, si variés que si l'on souhaite
porter sur eux un quelconque jugement ou simplement les situer, il nous
est nécessaire de recourir à quelque critère, à un principe d'intelligence.
Or, pour donner un sens aux choses on doit s'obliger à choisir sa pers-
pective ; elle devra certes être justifiée mais personne ne peut s'en pas-
ser. Puisqu'il s'agit ici de faits spirituels il sera nécessaire de se placer
dans une telle perspective. Le sociologue qui entend, ne fut-ce que par
prétérition, réduire le spirituel au social, a résolu d'avance par la néga-
tive ce qu'il voulait expliquer. Quant à l'humaniste, qui fuyant tout
absolu comme arbitraire, s'enferme dans ce qu'il lui plaît d'appeler
«l'humain», il doit renoncer à comprendre ; ou bien faisant de sa pers-
pective '<humaniste» (mot dont il est fait si grand usage dans une certaine
maçonnerie), un absolu, il n'échappe pas plus qu'un autre à l'arbitraire,
et peut-être y échappe-t-il moins que tous.
98
pour des phénomènes dont l'apparition, les causes et les liaisons se
montrent rebelles à toute subordination logique. Même si lépithète alors
en cause ne justifie plus en aucune manière les critiques faites plus haut,
il n'en est pas moins vrai que le choix qu'en a fait Lévy-Bruhl dans la
description des sociétés primitives, mérite cependant dans une assez
large mesure, les critiques contemporaines inspirées du structuralisme.
99
Dans ces premières lignes nous venons d'introduire les deux termes de
«mystique» et de «secret», mais nous sommes encore fort loin de donner
un sens précis à l'un comme à l'autre. Le premier en particulier ne sera
pas simple à définir, à délimiter, à préciser quand il s'agira du substantif
comme de l'adjectif employé dans des expressions comme : fait mys-
tique, expérience mystique, etc. Les éléments et les faits que l'on veut
dénommer par ces vocables sont si riches, si variés que si l'on souhaite
porter sur eux un quelconque jugement ou simplement les situer, il nous
est nécessaire de recourir à quelque critère, à un principe d'intelligence.
Or, pour donner un sens aux choses on doit s'obliger à choisir sa pers-
pective elle devra certes être justifiée mais personne ne peut s'en pas-
ser. Puisqu'il s'agit ici de faits spirituels il sera nécessaire de se placer
dans une telle perspective. Le sociologue qui entend, ne fut-ce que par
prétérition, réduire le spirituel au social, a résolu d'avance par la néga-
tive ce qu'il voulait expliquer. Quant à l'humaniste, qui fuyant tout
absolu comme arbitraire, s'enferme dans ce qu'il lui plaît d'appeler
«l'humain», il doit renoncer à comprendre ; ou bien faisant de sa pers-
pective «humaniste» (mot dont il est fait si grand usage dans une certaine
maçonnerie), un absolu, il n'échappe pas plus qu'un autre à l'arbitraire,
et peut-être y échappe-t-il moins que tous.
98
pour des phénomènes dont l'apparition, les causes et les liaisons se
montrent rebelles à toute subordination logique. Même si l'épithète alors
en cause ne justifie plus en aucune manière les critiques faites plus haut,
il n'en est pas moins vrai que le choix qu'en a fait Lévy-Bruhl dans la
description des sociétés primitives, mérite cependant dans une assez
large mesure, les critiques contemporaines inspirées du structuralisme.
99
ment différentes, atteste avec une force irréfutable de persuasion, que
les jugements à ce sujet concordent extraordinairement pour le fond.
sont parfois même identiques jusqu'à s'exprimer dans les mêmes
termes, là même identiques jusqu'à s'exprimer dans les mêmes termes.
là même où une dépendance et une action réciproque sont dès l'abord
exclues... Les mystiques orientaux.., émettent des jugements qui coïnci-
dent presque littéralement avec ceux de Denys l'Aréopagite, Maître Eck-
hart, Catherine de Sienne, Angelus Silesius, Sainte Thérèse d'Avila ou
Saint Jean de la Croix».
100
Quelques points de repère
Nous avons au début de ce texte rappelé l'étymologie du mot mystique,
son origine commune avec le mot mystère. Celui-ci dans la Grèce
antique est indissolublement lié avec les sciences et les religions secrètes
qui enferment les principes de l'initiation à la vie divine, qui cherchent
par là même à délivrer l'âme, à la purifier de ses fautes et à lui ensei-
gner une discipline d'affranchissement hors des limites terrestres et à la
guider vers la vie éternelle.
101
Toutes ces tendances universellement présentes en l'homme, amène-
ront son esprit et sa raison à concevoir et à affiner sans cesse la notion
dune transcendance régnant sur toutes choses y compris sur lui-même
et sur sa propre destinée.
Adjectifs et substantifs
Après ces quelques détours, nous voici donc au bord de la tentative fort
difficile de seulement esquisser une «phénomènologie» de cette dernière
et dont nous dirons un peu plus loin que l'emploi en tant que substantif
s'est affirmé peu à peu et tardivement, alors que l'adjectif, apparu bien
plus tôt développait des utilisations se multipliant avec le temps.
102
aujourd'hui «transcendantale») dont procédaient à la fois la vie de l'uni-
vers et celle de l'homme, dont il est lui-même partie.
En fait ce sont les apologètes chrétiens des II et 111e siècles qui sous la
pression et les succès du paganisme alexandrin (pensons entre autre aux
religions de Mithra et de Mani) et du gnosticisme, vont introduire tel
Origène, le vocabulaire habituel aux mystères païens et parleront de
«télétè» (initiation), de «mustès» (initiés), et surtout «baptiseront» l'adjectif
«mustiko» qui s'appliquait tout d'abord au rituel, puis par contagion à
ceux qui participant aux rites, allaient en bénéficier auprès des dieux,
(L. Bouyer, Mysterion. Du mystère à la Mystique, OEIL. 1986).
103
Toutes ces tendances universellement présentes en l'homme, amène-
ront son esprit et sa raison à concevoir et à affiner sans cesse la notion
d'une transcendance régnant sur toutes choses y compris sur lui-même
et sur sa propre destinée,
Adjectifs et substantifs
Après ces quelques détours, nous voici donc au bord de la tentative fort
difficile de seulement esquisser une «phénomènologie» de cette dernière
et dont nous dirons un peu plus loin que l'emploi en tant que substantif
s'est affirmé peu à peu et tardivement, alors que l'adjectif, apparu bien
plus tôt développait des utilisations se multipliant avec le temps,
102
aujourd'hui «transcendantale») dont procédaient à la fois la vie de l'uni-
vers et celle de l'homme, dont il est lui-même partie.
En fait ce sont les apologètes chrétiens des II et 111e siècles qui sous la
pression et les succès du paganisme alexandrin (pensons entre autre aux
religions de Mithra et de Mani) et du gnosticisme, vont introduire tel
Origène. le vocabulaire habituel aux mystères païens et parleront de
«télétè» (initiation), de «mustès» (initiés), et surtout «baptiseront» l'adjectif
«mustiko» qui s'appliquait tout d'abord au rituel, puis par contagion à
ceux qui participant aux rites, allaient en bénéficier auprès des dieux,
(L. Bouyer, Mysterion. Du mystère à la Mystique, OEIL, 1986),
103
avec le sens particulier qu'emploiera par exemple Denys l'Aréopagite).
ou bien encore à cette «contemplation mystique» qui dans notre vocabu-
laire exprimera un élément incontournable de la vie de tout spirituel,
juif, chrétien ou musulman.
104
dualisme, de rejet de la tradition au bénéfice de la seule autorité des
Ecritures, tous traits relevant d'un protestantisme larvé.
Critique paradoxale, car dès les origines, Luther raillait «les sornettes»
d'une «théologie mystique» bien plus platonicienne que chrétienne, tan-
dis qu'à la fin du XVIIeme siècle, au sein du monde de la Réforme, la plus
extrême réserve se manifestait vis-à-vis de la mystique, accusée de
tendre à déifier l'homme, ce qui est contraire aux Ecritures et l'inciter au
fanatisme (sic) et à l'orgueil (2).
être mis à leur rang qui sera bien bas» parce que nés de la veille, ils sont
sans généalogie et sans traditions (sic). A linverse, Fénelon tout occupé
de son combat en faveur du quiétisme et de Madame Guyon, ne cesse
de défendre ><la mystique» en s'appuyant sur la tradition des Pères et de
l'Aréopagite. Auprès de lui, à la fin de sa vie, on trouve d'ailleurs un
personnage ambigu : le Chevalier de Ramsay, gentilhomme écossais,
qu'il a converti au catholicisme et qui en 1723 va écrire une Histoire de
la vie et des ouvrages de Fénelon et dont les liens avec la maçonnerie
ne peuvent être discutés. Ne va-t-il pas un peu plus tard en effet, pro-
noncer un célèbre discours, où l'on a vu une des sources, entre autres,
105
d'une large part des Hauts Grades et de la maçonnerie chevaleresque et
templière.
Certes on peut alors se demander si l'on ne doit pas voir dans cette
conjonction paradoxale entre un grand prélat et ce maçon écossais, à la
fois les racines d'une certaine «mystique maçonnique» en même temps
qu'une des raisons de la sévérité des condamnations papales du XVIIPme
siècle contre la franc-maçonnerie en s'appuyant en particulier sur le
«secret» dont elle est réputée s'envelopper et qu'on lui reproche encore
aujourd'hui.
On peut à ce sujet faire remarquer que les trois grandes religions mono-
théistes occidentales ont pour particularité d'être fondamentalement ins-
crites dans l'histoire celle du peuple juif, la naissance et la mort du
:
L'accent mis avec force sur cette historicité et parallèlement sur la linéa-
rité des événements, apparaît avoir eu pour conséquence, entre autre
une laïcisation de la tradition, une mise à l'écart de toute transcendance
et brisé l'articulation du visible et de l'invisible, A cela, la démarche mys-
tique (par exemple celle du Pseudo-Denys) sert d'antidote et permet de
surmonter cette brisure dans une circularité dynamique.
G. Sholem fait bien percevoir ces évolutions dans Les Grands courants
de la Mystique Juive (p. 32), lorsqu'il explicite les relations de la mys-
tique avec l'histoire en faisant remarquer que : «Les aspects historiques
de la religion ont une signification pour le mystique principalement
comme des symboles d'actes qu'il conçoit comme séparés du temps ou
qui se répètent constamment dans l'âme de tout homme, Ainsi, l'Exode
dEgypte, ne peut pas selon la mystique s'être passé une fois et dans
une seule place ; il doit correspondre à un événement qui a lieu en nous
mêmes, la fuite hors d'une Egypte intérieure dans laquelle nous sommes
tous esclaves, Ainsi conçu, l'exode dEgypte, cesse d'être l'objet d'un
enseignement et acquiert la dignité d'être une expérience religieuse
immédiate)).
106
Cette citation de Sholem, me paraît être éclairante quand on réfléchit
sur l'attitude de la maçonnerie vis-à-vis de l'histoire. Si elle privilégie sys-
tématiquement «l'espace du dehors», ceci implique qu'elle adhère à une
histoire et à un humanisme seulement matérialiste. A l'inverse si elle
met l'accent sur «l'espace du dedans», elle exprime alors une histoire où
la tradition a sa place en même temps qu'un humanisme spiritualiste,
qui est celle de la maçonnerie des origines.
107
l'hystérie, ceux de Freud sur l'inconscient et les structures de la person-
nalité. Il est vrai que ce foisonnement d'étrangetés (extase, stigmates,
arrêt de prise de nourriture, lévitation), que décrivent à l'envi les apolo-
gétiques religieuses ne font, avec les meilleures intentions du monde,
que replacer paradoxalement expériences et faits mystiques, dans le
monde des phénomènes au même titre que les compte-rendus cliniques
des services de psychiatrie.
108
Mais celui qui aspire vraiment à retrouver ce bref instant, «cet appel de
la Voix» (comme l'expriment souvent ceux qui sont durablement entrés
dans la vie mystique) s'est engagé dans une longue démarche, fertile en
obstacles. Partir n'est que le premier pas et se maintenir dans la condi-
tion du voyageur, exige attention, lucidité, vigilance.
Les méthodes pour les surmonter sont diverses et plus ou moins stricte-
ment codifiées suivant qu'il s'agit des mystiques orientales ou occiden-
tales. Nous ne saurions ici, nous étendre sur les méthodes et les disci-
plines mises en oeuvre car elles sont multiples, dépendant des traditions,
109
des philosophies, des religions. Leur nombre et leur diversité témoi-
gnent en tout cas de cette aspiration universelle de l'homme à travers
les pays et les époques vers cette recherche du «fond de l'âme» que
nous indiquions plus haut, vers ce qui, en lui-même, ne dépend pas de
lui et qui lui fera prendre conscience d'une «présence». «Elle est là, dit
mystérieusement Plotin, présente à qui peut la toucher, absente pour
qui en est incapable».
Il est vrai que répondre à cette objection peut sembler difficile, car la
réponse ne peut s'appuyer que sur ce qu'il y a de plus «secret», de plus
«mystérieux» dans la démarche mystique et pour la comprendre, tout
spirituel dira qu'on ne peut le faire qu'en s'y engageant soi-même.
110
curiosité mais comme le véritable esthète apprend à connaître une
oeuvre d'art pour mieux en saisir la beauté.
Amour qui est aussi charité, non pas dans le sens déformé de l'aumône
distribuée au hasard et pour se donner bonne conscience, non plus que
dans l'adhésion à quelque engagement idéologique ou politique visant à
améliorer l'humanité sans se soucier de l'homme particulier. Mais cha-
rité qui est l'écoute de l'autre, qui sait faire silence devant sa clameur ou
son désarroi et qui s'efforce de lui apporter un peu de cette paix qu'il
recherche lui-même dans sa propre démarche intérieure.
Amour qui est aussi cette humilité que nous appelons tolérance, celle
qui n'est pas acceptation dans l'indifférence et l'équanimité de toute
opinion, action ou mode du monde profane, mais reconnaissance que,
si différent de nous que soit l'autre, l'image qu'il nous donne de lui-
même, n'est à tout prendre pas forcément, beaucoup plus laide ou plus
sotte ou plus éloignée de la véritable spiritualité, que celle que nous
offrons aux autres.
111
Porcelaine de Meissen, circa 1 745
Johan Joachim Kaéndler (1 701-1 775) «Groupe Maçonnique»
(Musée Maçonnique Archives Bibliothèque Grande Loge de France)
Philosophie romantique
et pensee maçonnique (1)
J'ouvrirai cette conférence en vous citant le premier paragraphe de
notre constitution : «La franc-maçonnerie est un ordre initiatique, tradi-
tionnel et universel fondé sur la fraternité».
Sans aller très 1dm dans l'exégèse et sans m'étendre sur la signification
des termes »traditionnel» et »initiatique», je vous dirai seulement que
notre ordre fait appel à une explication de l'univers et de l'homme non
pas contraire mais complémentaire et différente de celle proposée par
la science, tandis que le mot »initiatique» renvoie à ce qui distingue fon-
damentalement la franc-maçonnerie de toute organisation ou société ne
se proposant que des buts de bienfaisance, scientifiques, philoso-
phiques, politiques, de loisir, etc.
(1) Publié pour la première fois en 1993 dans le numéro 88 de Points de Vue Initiatiques.
113
Lumières, peut-être aussi pour ne pas heurter le positivisme matéria-
liste de certains d'entre nous, ou encore par une sorte de timidité à
affirmer notre authenticité et notre fidélité à nos sources tradition-
nelles. C'est vouloir occulter ou oublier du même coup cette lettre «G»
qui flamboie à l'Orient ou à l'Occident, s'offrant à notre méditation en
diverses circonstances. Que nous en fassions l'initiale de Gnose, de
Géométrie ou de «God» importe peu, car sa seule présence apporte
déjà un élargissement du sens que nous donnons au symbole, sens qui
doit bien peu à la philosophie des Lumières et guère non plus au
théisme de certaines obédiences. Il serait au contraire facile de démon-
trer qu'une des sources les plus profondes de ce qui n'est pas simple
juxtaposition mais bien plutôt combinaison, voire identification symbo-
lique, trouve son origine dans une tradition largement issue de la spiri-
tualité romantique, elle-même profondément marquée par l'influence
de Jakob Boehme entre autres. L'oeuvre du cordonnier autodidacte et
mystique silésien qui fut durant presque un siècle quasi ignorée de ses
contemporains devait revenir exercer son influence dans sa terre natale
après un surprenant détour français en la personne de Louis-Claude de
Saint-Martin qui s'efforcera de le traduire puis d'en répandre les textes
principaux dans les cercles maçonniques et illuministes européens. La
pensée obscure mais combien profonde de Jakob Boehme offrira à la
recherche romantique comme à la nôtre, une vision du monde libérée
de l'intellectualisme des Lumières. A l'inverse du déisme philosophique
qui avait résolument évacué le Dieu Incarné de la Révélation, Boehme
contribuera à redonner à l'aspiration spirituelle une profondeur démen-
tant les théologies enseignées par les églises constituées et puisant ses
éléments dans la Gnose judéo-chrétienne, la Kabbale, les représenta-
tions symboliques, astrologiques, alchimiques.
En outre, on sait aujourd'hui que s'il n'est pas certain qu'il fut rose-
croix, il n'en est pas moins vrai qu'il compta parmi eux de nombreux
disciples et admirateurs, tandis que sur sa croix funéraire fut gravée la
vieille sentence rosicrucienne
(<Né de Dieu,
Mort en Jésus,
Scellé par le Saint-Esprit».
116
Templière, chère à la franc-maçonnerie d'outre Rhin, à Claude de
Saint-Martin et à Willermoz.
Les spécialistes décèleront ainsi sans difficulté son influence et son ins-
piration chez nombre d'écrivains, penseurs et poètes tels Novalis,
Tieck, Schlegel et Goethe. De même ce n'est pas trop s'avancer d'en
reconnaître quelques traces dans le sens que nous souhaitons donner
au Volume de la Loi Sacrée. Si nous voulons en effet transcender les
controverses creuses et superficielles quant aux inconvénients qu'il
pourrait y avoir à faire prêter serment à un impétrant sur un texte qui
n'appartient pas aux traditions ou opinions religieuses, philosophiques
de tel ou tel, ne sommes-nous pas tout naturellement amenés à consi-
dérer comme l'ont fait les fils spirituels de Boehme, que la Révélation
chrétienne n'est qu'une démonstration secondaire de la divinité de
Dieu, qu'elle cache beaucoup plus qu'elle ne révèle, qu'elle est bien
davantage témoignage et ouverture sur un dieu irrévélé, un dieu en
dehors, en attente, en deçà de sa révélation et n'entretenant que des
relations distantes avec les dieux revus et corrigés des religions établies.
117
née à l'humanité dès ses origines. La langue sacrée du symbolisme
(l'ouvrage principal de Kreutzer, paru en 1810, s'intitule : «La symbo-
lique et la mythologie des peuples anciens») maintient à travers le
passé immémorial, la communion entre la conscience humaine et sa
finitude et l'infinité divine. A la prétention de désacralisation de tous les
cultes s'oppose la volonté de les resacraliser tous en tant que documents
authentiques de l'absolu. Dans cette présupposition de l'universelle pré-
sence du divin et du sacré sous les formes les plus diverses, les plus sub-
tilement élaborées comme les plus humbles, résidera la source de
recherches particulièrement fécondes sur les religions et les textes sacrés
de l'Orient (Inde, Perse, Egypte...) leur donnant un élan qui n'est pas
encore épuisé aujourd'hui si l'on pense aux travaux de Mircea Eliade ou
d'Henry Corbin.
A travers ce que je viens de vous dire, je pense que vous n'aurez pas de
peine à identifier une part au moins des sources de cette «religion Noa-
chite» à laquelle nous faisons allusion fréquemment. Allant même un
peu plus loin, vous avouerais-je que j'y rattache aussi cet égyptianisme
de bazar dont certains de nos temples élevés à la fin du siècle dernier,
nous offrent l'affligeante image
118
tants du romantisme européen. Nous les retrouverons dans Novalis,
dans Tieck, Schlegel, Kierkegaard, Gérard de Nerval et pour nous sous
leur forme la plus immédiatement accessible dans certains textes de
Hugo tel celui que je vous propose, tiré des Misérables : «La religion
n'est autre chose que l'ombre portée de l'univers sur l'intelligence
humaine... Cette énormité est là. le précipice du prodige est là, Ignorant
j'y tombe, savant je m'y écroule... Savant, j'entrevois l'incompréhensible
ignorant je le sens, ce qui est plus formidable encore. Il ne faut pas
imaginer que l'infini puisse peser sur le cerveau de l'homme sans s'y
imprimer. Entre le croyant et l'athée, il n'y a pas d'autre différence que
celle de l'impression en relief à l'impression en creux. L'athée croit plus
qu'il ne pense. Nier est, au fond, une forme irritée de l'affirmation. La
brèche prouve le mur. Dans tous les cas, nier n'est pas détruire. Les
brèches que l'athéisme fait à l'infini ressemblent aux blessures qu'une
bombe fait à la mer. Tout se referme et continue. L'immanent persiste».
Je pourrais ainsi multiplier les citations empruntées aux plus grands
romantiques et dans lesquelles s'affirmerait l'invalidité de l'esprit humain
seulement armé de la raison et de la connaissance des phénomènes, à
pénétrer dans l'Etre même de la nature, à répondre à la question de
Leibniz de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.
119
muler la face cachée de ces grands savants, dans laquelle ils voyaient
volontiers une maladie honteuse de l'intelligence.
120
recevra jamais le secret du sens qui doit lui permettre d'assurer en toute
liberté sa tâche d'homme parmi les hommes, le cheminement secret
d'une existence vers la plénitude ou l'échec. Conscients de ce manque,
de ce hiatus, la plupart des grands auteurs romantiques écriront un «Bi!-
dungsroman» qui retracera un itinéraire initiatique où la formation, la
mise en place des structures de l'être, importeront plus que l'informa-
tion au sens restrictif. Ils insisteront sur l'impossibilité d'achever l'initia-
tion en une fois et sur la nécessité de franchir les uns après les autres,
une série de seuils le plus redoutable et le dernier étant l'épreuve
;
Dans l'insistance mise à affirmer que la parole est inefficace dès qu'elle
cesse de parler le langage des objets de la matérialité et prétend
s'approcher de l'Etre, n'est-il pas facile de retrouver la correspondance
avec tel ou tel passage du rituel d'apprenti que nous connaissons tous?
121
Pour la littérature classique, comme celle de l'âge des Lumières, la
vérité peut se dire, la vérité est un dire et c'est une des raisons pour
lesquelles cette époque est celle des prosateurs. La poésie y restera à
quelques exceptions près dont celle d'André Chénier est la plus
notoire, froide et académique. Essayez de lire cette partie de l'oeuvre
de Voltaire, le livre vous tombera des mains. A l'inverse, l'âge roman-
tique est celui de la poésie. Le poète se veut mage ou magisien du
verbe, visionnaire ou voyant, le révélateur des choses sacrées. Mais il
sait aussi qu'il ne suffit pas de parler pour être entendu. Plus il prend
conscience de son message, plus il éprouve de peine à le faire entrer
dans le circuit du discours, plus il doit avoir recours aux circonlocutions,
aux figures, aux symboles, pour faire entendre ce qui ne peut être dit.
Ne retrouvons-nous pas ici encore, une notion qui nous est familière ?
S'il est vrai que nous ne saurions, par précaution, livrer nos textes
rituéliques à ceux qui ne sont pas dignes de les recevoir, nous savons
aussi qu'en dernière analyse cela importe peu, car leur sens authen-
tique ne peut apparaître qu'à l'initié et encore est-il loin d'en avoir
perçu toutes les significations. Quand le critique prétend expliquer les
Chimères de Nerval ou les Hymnes à la Nuit de Novalis, tenter d'en
extraire le sens objectif, il se livre à une oeuvre vaine. Le poète n'a
certes pas choisi délibérément et pour le seul plaisir de contraindre le
lecteur au déchiffrage de quelque cryptogramme. En fait avec plus ou
moins de talent, il s'est efforcé de transmettre une lumière qui lui a été
donnée. Il est serviteur d'une vérité dont il ne perçoit lui-même qu'une
parcelle. Il est l'homme du secret, non pas d'un secret qu'il possède
mais qui «le possède». Il appartient bien plus à celui-ci que celui-ci ne lui
appartient.
122
prétendues découvertes relèvent d'un illuminisme échevelé, elles mani-
festent à travers leur démesure et leur incohérence, une recherche à
laquelle nous ne saurions être totalement inattentif. Par son appel à
une propédeutique du mystère, dans sa fascination pour l'absolu, l'obs-
cur, le non élucidé, le romantisme témoigne par ses auteurs les plus
profonds : Schelling, Ritter, Baader, Novalis, Jean Paul, de Saint Mar-
tin, Nerval, Victor Hugo, de la réalité d'une démarche initiatique qui
dépassant les cérémonies et les rituels, est avant tout odyssée d'une vie,
cheminement existentiel, accomplissement scandé par des joies, des
deuils, des péripéties qui définissent pour chacun son «Bildungsroman'>.
La mort de Sophie pour Novalis, celle de Léopoldine pour Hugo, les
récurrences de la maladie mentale pour Nerval, dont les étapes et les
seuils d'une démarche qui éveillent en nous bien des résonnances. Et il
n'est pas jusqu'à leur échec final dans le vouloir dire l'indicible et qui
réduisit tant d'entre eux au silence, à la folie ou à la mort qui ne
témoigne de cette vérité profonde dont le logicien célèbre et l'homme
étrange que fut Ludwig Wittgenstein a dit : «Sur le sujet dont on ne
peut parler, on doit demeurer silencieux».
123
Le chemin caché
«Si une fois dans sa vie, comme l'exprimait Descartes, l'homme pouvait
se défaire de toutes les idées et de toutes les croyances reçues, y com-
pris les plus assurées, il pourrait les soumettre à l'épreuve du doute».
En nous livrant l'unique certitude «je pense donc je suis», il nous fait réa-
liser qu'au moment précis où l'homme prend conscience de cette évi-
dence, il lui vient naturellement à l'esprit la question suivante
"alors qui suis-je, moi qui suis certain d'exister ?"
129
Et même si l'homme, au terme de cette recherche, ne se rend compte
devant l'immensité, qu'en fait il ne connaît que peu de chose, alors a-t-il
déjà au moins une particule de sagesse.
C'est dans ce sens que je vous propose, plutôt qu'un long discours, ce
petit conte qui n'est peut-être pour certains qu'une belle histoire mais
peut-être pour d'autres, je le souhaite, un point de départ.
Il était une fois, un lointain pays où les rivières sont si belles que le soleil
et la lune, las de se disputer le privilège d'y baigner leur lumière, décidè-
rent de se partager le temps. Le soleil qui resplendissait de tous ses
feux, préféra le jour. La lune, à la lumière plus subtile, savait qu'en se
contentant de la nuit, elle ferait scintiller les étoiles.
Dès qu'il sentit qu'il pouvait s'assumer seul, il quitta sa mère et l'atelier
de son père, et entreprit d'aller se perfectionner dans ce merveilleux
130
pays où la lune n'attend pas que le soleil se soit caché pour venir glisser
un oeil impatient au-dessus de l'Orient.
Il rangea tous les outils, les classant dans un ordre qu'il voulut le plus
logique possible et, comme il était très soigneux, ne se contenta pas de
réparer ceux qui en avaient besoin ou d'affûter les outils tranchants, il
enleva la plus petite tache de rouille, la moindre souillure.
Les maillets, les burins, les ciseaux, les gouges, chacun avait sa place et
il y avait une place pour chaque chose. Les outils les plus usuels étaient
rangés sous la main. Les plus encombrants étaient accrochés au mur,
en fonction de leur poids, quant aux plus fragiles, une armoire récupé-
rée dans la maison était destinée à les recevoir. Tout avait été pensé.
Il vécut longtemps, dans une notoriété telle que les plus respectés sollici-
taient ses conseils.
131
Et même si l'homme, au terme de cette recherche, ne se rend compte
devant l'immensité, qu'en fait il ne connaît que peu de chose, alors a-t-il
déjà au moins une particule de sagesse.
C'est dans ce sens que je vous propose, plutôt qu'un long discours, ce
petit conte qui n'est peut-être pour certains qu'une belle histoire mais
peut-être pour d'autres, je le souhaite, un point de départ.
Il était une fois, un lointain pays où les rivières sont si belles que le soleil
et la lune, las de se disputer le privilège d'y baigner leur lumière, décidè-
rent de se partager le temps. Le soleil qui resplendissait de tous ses
feux, préféra le jour. La lune, à la lumière plus subtile, savait qu'en se
contentant de la nuit, elle ferait scintiller les étoiles.
Dès qu'il sentit qu'il pouvait s'assumer seul, il quitta sa mère et l'atelier
de son père, et entreprit d'aller se perfectionner dans ce merveilleux
130
pays où la lune n'attend pas que le soleil se soit caché pour venir glisser
un oeil impatient au-dessus de l'Orient.
Il rangea tous les outils, les classant dans un ordre qu'il voulut le plus
logique possible et, comme il était très soigneux, ne se contenta pas de
réparer ceux qui en avaient besoin ou d'affûter les outils tranchants, il
enleva la plus petite tache de rouille, la moindre souillure.
Les maillets, les burins, les ciseaux, les gouges, chacun avait sa place et
il y avait une place pour chaque chose. Les outils les plus usuels étaient
rangés sous la main. Les plus encombrants étaient accrochés au mur,
en fonction de leur poids, quant aux plus fragiles, une armoire récupé-
rée dans la maison était destinée à les recevoir. Tout avait été pensé.
Il vécut longtemps, dans une notoriété telle que les plus respectés sollici-
taient ses conseils.
131
Un deuil fut décrété. Des funérailles nationales furent organisées. Il fut
enfin décidé que l'atelier serait transformé en musée où seraient expo-
sées toutes les oeuvres de ce «Grand Homme».
Le jour dit, les scellés enlevés, la porte s'ouvre sur un atelier aussi bien
rangé qu'au premier jour. Les outils parfaitement ordonnés témoignent,
par leur état, des soins constants dont ils ont été l'objet de la part de cet
homme décidément extraordinaire.
Horreur et stupéfaction
Il faut bien l'admettre, durant toute sa vie, cet usurpateur n'a jamais réa-
lisé une seule oeuvre.
132
Alors qu'il s'envolait vers d'autres Cieux, notre sculpteur entendit, du
fond de sa conscience, une voix qui lui demandait
"Ne crains rien, lui dit enfin une autre voix, je sais que sans cesse tu
as travaillé d'un travail que personne dans cette foule ne peut recon-
naître. Leur déception est grande dabandonner la gloire d'avoir
secrété un génie".
"Je t'ai vu, jour après jour, sculpter et polir ta pierre dans l'intimité de
l'atelier, ne cessant jamais de remettre sur le métier le résultat de la
veille".
"Peu importe le volume restant de cet énorme bloc, que par orgueil tu
avais choisi démesuré".
133
f
Chers auditeurs, si vous avez consacré ces minutes à écouter mes pro-
pos, j'ose espérer qu'il ne vous étaient pas indifférents. La pierre taillée,
c'est bien évidemment le symbole de notre travail intérieur, du travail
que nous faisons sur nous chaque jour pour être meilleur "aujourd'hui
plus qu'hier et bien moins que demain".
Henri Picot
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