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Gallimard
Introduction
New York-Paris
Automne 2008-printemps 2010
1. Ces éléments de récit sont fondés sur deux textes de Jacques Derrida : « Performative
Powerlessness — A Response to Simon Critchley » (2000), in Lasse Thomassen (dir.), The Derrida-
Habermas Reader, Chicago, The University of Chicago Press, 2006, p. 111-114 ; « Each in his own
country, but both in Europe : The history of a friendship with obstacles — on Jürgen Habermas’s 75th
birthday » (« Unsere Redlichkeit ! », Frankfurter Rundschau, 18 juin 2004), ibid., p. 300-305. Ils se
nourrissent également d’entretiens personnels avec Simon Critchley et Richard Bernstein (New York,
automne 2008).
2. Jacques Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1983, p. 64.
3. Ce livre trouve son origine dans une conférence écrite dans l’urgence et prononcée
le 11 décembre 2004 à l’École des hautes études en sciences sociales en hommage à Jacques Derrida au
lendemain de sa disparition : « Entre amis », in Pierre Bouretz, Les lumières du messianisme, Paris,
Hermann, 2008, p. 137-145. Il a été élaboré et pour partie rédigé durant le semestre d’automne 2008,
lors d’un séjour au Remarque Institute de la New York University, grâce à l’amitié de Tony Judt.
Chapitre premier
AU DÉBUT DE L’HISTOIRE :
LA SCÈNE AMÉRICAINE
L’hypothèse de ce livre est qu’un conflit d’au moins cinq années entre Jürgen
Habermas et Jacques Derrida peut s’apprécier comme le symptôme, le symbole
ou la mise en abyme d’une guerre qui a déchiré la conscience philosophique de
l’Europe autour de questions régissant rien moins que son destin : destruction
ou reconstruction de la raison ; déconstruction ou dépassement de la
métaphysique ; manières divergentes d’en finir avec la figure du sujet ou la
philosophie de la conscience. Sur ce continent, celle-ci s’inscrivait dans une
histoire qui avait déjà largement plus d’un siècle. Elle convoquait les noms de
Nietzsche et Heidegger, mais aussi de Husserl et Adorno. Ses protagonistes la
vivaient comme fidélité ou trahison, sauvegarde ou liquidation de l’héritage des
Lumières ou des idéaux de la modernité. Presque dix ans plus tôt et en
quelques mois, une autre guerre s’était déroulée en Amérique, opposant John
R. Searle à Jacques Derrida. Son objet pourrait sembler minuscule, pour autant
qu’il s’attache à un chapitre assez bref de Marges de la philosophie (1972) au
titre particulièrement sec : « Signature événement contexte ». De loin et le
temps passé, on pourrait être tenté de la considérer comme latérale pour autant
que trop grevée de particularités et enfermée dans son contexte. Elle semblait
s’apparenter à un conflit entre départements de littérature et de philosophie.
Son objet paraissait se réduire à un domaine de la théorie du langage. À quoi
s’ajoute qu’elle n’avait eu longtemps pour médium que l’anglais. Plutôt qu’une
autre histoire en terre lointaine, il faut pourtant voir dans cette guerre éclair sur
la scène américaine une préhistoire de celle qui occuperait un long moment le
terrain européen.
Le lien entre les deux scènes et l’unité de l’histoire ont été établis par Jürgen
Habermas lui-même. Dans le chapitre du Discours philosophique de la
modernité consacré à Derrida, il annexe la controverse américaine en ajoutant
au corps principal de sa critique une « digression » consacrée au « nivellement
de la différence générique entre la philosophie et la littérature »1. Mais surtout,
jugeant la discussion entre Derrida et Searle « peu transparente », il la
reconstruit à partir du point de vue d’un tiers américain. Enfin, après avoir
repris les choses en main il se range aux côtés de Searle. Un pont est ainsi
définitivement construit, mais il n’est pas certain que ses fondations soient tout
à fait solides. Le choix du médiateur est quelque peu paradoxal : Jonathan
Culler est fortement impliqué dans l’affaire comme défenseur de Derrida et
son livre a été violemment attaqué par Searle ; son point de vue est celui de la
théorie littéraire plutôt que de la philosophie ; les textes qui sont à la source du
conflit sont lus de façon indirecte et au travers de traductions2. Par ailleurs,
Habermas semble vouloir élever les choses au niveau d’un conflit des facultés
dans lequel il invite théoriciens de la littérature et philosophes à chacun rester
chez soi. Mais on ne sait plus très bien qui est qui et il se pourrait que Derrida
ait pâti de n’avoir été entendu qu’au travers de la bouche de son avocat, qui
plus est dans une langue qui n’est pas la sienne. Enfin, une passerelle a été
laissée de côté qui avait été construite au travers d’un débat interne au monde
américain concernant le rapport de Derrida à la philosophie dite en Europe
« occidentale » et en Amérique « continentale ».
Les choses avaient sans doute été plus clairement établies par Jacques
Derrida et se trouveraient en tout état de cause définitivement déposées dans
un livre dont il faut restituer l’histoire. Leur origine remonte à 1977 et se
trouve dans un numéro de revue contenant à la fois une traduction en anglais
de « Signature événement contexte » et une reply de John Searle à Derrida
intitulée « Reiterating the Differences3 ». Limited Inc. : en même tant que
déposée la même année en anglais dans la livraison suivante de cette même
revue, la réponse de Derrida avait été l’objet d’un petit livre publié en français
chez un éditeur américain4. Puis en viendrait un autre plus volumineux,
rassemblant en anglais toutes les pièces du dossier (moins une) : la traduction
de « Signature événement contexte » ; la réponse à Searle ; une postface
intitulée « Toward An Ethic of Discussion5 ». « Vers une éthique de la
discussion » : en un clin d’œil quelque peu ironique à Habermas auquel il
répond dans une longue note tout en revenant surtout sur la controverse avec
Searle qui avait plus de dix ans, Derrida reconstruit le périmètre d’un conflit
qui semble définitivement ignorer les frontières continentales.
Derrida avait toutefois balisé un espace « qui déjoue la cartographie »
dès 1977, en commentant une formule de Searle selon laquelle sa discussion
avec Austin était (ou aurait dû être) a confrontation between two prominent
philosophical traditions. Sous la plume de Searle, il s’agissait de montrer que
cette « confrontation entre deux éminentes traditions philosophiques (…) n’a
jamais tout à fait lieu (never quite takes place) » par la faute de Derrida, qui
aurait moins « échoué dans la discussion des thèses centrales de la théorie du
langage d’Austin » que « mal compris et mal formulé (misunderstood and
misstated) la position d’Austin sur plusieurs points cruciaux »6. Pour Derrida, il
est à l’instant question de géographie et plus précisément de ce qu’il en est de la
philosophie dite « continentale ». Bien que sous une forme quelque peu
énigmatique, les territoires de celle-ci sont plus clairement décrits que souvent,
au travers d’une délimitation du champ dans lequel se joue cette affaire : « À
mi-chemin entre la Californie et l’Europe, un peu comme le Channel serait à
mi-chemin entre Oxford et Paris » (p. 79)7. Oxford, la Californie et Paris ;
Austin, Searle et Derrida : c’est bien dire que le conflit concerne des traditions
inscrites dans des territoires et qu’il n’est pas faux ou seulement métaphorique
de considérer celle qui est nommée « continentale » comme européenne (à
condition toutefois de sortir la Grande-Bretagne du continent, ce qui s’agissant
de ce moment philosophique ne pose guère de difficulté). Mais c’est aussi
suggérer que Searle annexe Oxford depuis l’Amérique en se proclamant héritier
légitime d’Austin, mort prématurément en 1960 et dont il a été l’étudiant.
Enfin et surtout, Derrida veut montrer que les choses sont cependant plus
complexes quant à savoir où chacun est installé volontairement ou non :
« Quand j’avance des questions ou des objections, c’est toujours au moment où
je reconnais dans la théorie austinienne les présupposés les plus tenaces, les plus
solides aussi, de la tradition métaphysique la plus continentale » (p. 78).
Avant d’entrer dans la controverse américaine et à partir de ce dernier point,
il faut préciser que l’on ne fait ici qu’entrevoir les questions de tracé et de
déplacement de frontières. Accélérant un instant le pas pour mieux prendre son
temps par la suite, on peut dire que la position de Habermas n’apparaîtra pas
non plus très confortable. Dans l’un des moments de sa discussion de Derrida,
il rend son argument solidaire de ceux de Searle, se plaçant ainsi du côté que
l’on peut dire faute de mieux « non continental » de la confrontation entre les
deux traditions philosophiques. Il reste que pour l’essentiel, les enjeux et
l’arrière-plan de sa critique sont ancrés dans le terrain européen. Plus encore, il
reproche pour partie à Derrida cela même que celui-ci dit avoir voulu mettre
au jour chez Austin : le fait de demeurer prisonnier de ce qu’il cherche à
dépasser ; un reste d’adhésion aux présupposés de ce qui est désigné outre-
Atlantique comme philosophie continentale, ici métaphysique ou philosophie
du sujet. On verra beaucoup plus tard que si Habermas se place un instant aux
côtés de Searle, c’est avec Derrida et la plupart des philosophes européens qu’il
partage un territoire sur lequel il est question d’une sorte de surenchère dans
l’exigence d’émancipation vis-à-vis de la tradition philosophique parfois dite
« occidentale » de ce côté de l’Atlantique et « continentale » de l’autre. La
démarche si l’on veut classiquement critique de Habermas est certes très
différente de celle de Derrida. Mais on peut d’ores et déjà suggérer que leurs
projets sont proches sinon presque identiques et que même s’il s’agit de les
questionner de façons radicales, le monde auquel ils appartiennent tout comme
le grand récit philosophique dans lequel ils vivent sont les mêmes. Voilà ce qui
apparaîtra avoir été pendant le conflit le terrain de possibilité d’une paix future.
Il en va de même s’agissant de la tonalité de la discussion, pour autant que
Habermas n’aura pas été plus loin que soustraire Derrida de la catégorie des
« philosophes amis de l’argumentation (argumentationsfreudigen
Philosophen) »8. Entre autres choses, Searle affirme quant à lui que Derrida a
« un penchant affligeant à dire des choses qui sont manifestement fausses (a
distressing penchant for saying things that are obviously false) » (p. 83 ; p. 14, où
distressing est traduit par « prononcé »). Ce ton est très différent dans une
guerre d’une tout autre nature et dont il est effectivement difficile de clarifier
les enjeux.
DERRIDA/AUSTIN :
HEURS ET MALHEURS DU LANGAGE
DERRIDA/DERRIDA :
UN CERTAIN CLASSICISME
1. Richard Rorty, « Is Derrida a Transcendental Philosopher ? », Yale Journal of Criticism, avril 1989 ;
repris in Essays on Heidegger and Others. Philosophical Papers, tome II, Cambridge (Mass.), Cambridge
University Press, 1991, puis in David Wood (dir.), Derrida : A Critical Reader, Oxford et Cambridge
(Mass.), Blackwell, 1992, p. 235-246 ; « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », in Richard
Rorty, Essais sur Heidegger et autres écrits, trad. Jean-Pierre Cometti, Paris, PUF, p. 157-173, ici p. 157. Ce
texte est d’autant plus précieux que Rorty met en scène sa propre interprétation de l’œuvre de Derrida au
travers d’une reconstruction de la discussion américaine.
2. Geoffrey H. Hartman, Saving the Text. Literature/Derrida/Philosophy, Baltimore et Londres, The
Johns Hopkins University Press, 1981, p. XV.
3. À titre d’illustration, comment le lecteur anglophone à qui est destiné l’ouvrage peut-il lire un tel
passage : « The dead end of grammatical analysis is now aided by the “forgotten” phoneme. Ca is
homophonic with Sa. On the first page Derrida condenses “savoir absolu” as “Sa”. Then let us substitute
Sa for ca. “Sa brille et se brise” means that Hegel’s “savoir absolu” is a mirage (Schein/glanz/glance) that
must break » (p. 20) ?
4. « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 157. Avant d’y revenir, notons que si
Rorty se range aux côtés de Hartman pour louer l’absence de sérieux de Derrida, c’est en usant ici et de
façon plus développée ailleurs d’un argument philosophique que l’on pourrait toutefois dire « sérieux » :
la déconstruction peut être assimilée au pragmatisme.
5. Voir On Deconstruction, op. cit., p. 28 et p. 85 (le néologisme « derridadaism » est forgé par
Hartman dans Saving the Text, op. cit., p. 33). Voir les remarques de Richard Rorty sur le livre de Culler
in « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 157-158.
6. Culler explicite clairement les attendus de sa démarche : la déconstruction a été décrite comme
position philosophique, stratégie politique et intellectuelle ou encore méthode de lecture ; il s’agit de
montrer à ceux qui ne la perçoivent que de ce dernier point de vue qu’elle est en réalité une « stratégie
philosophique » visant à déjouer la façon dont « l’objectivité » est constituée par « l’exclusion des
conceptions de ceux qui ne sont pas considérés comme êtres sensés et rationnels, les femmes, les enfants,
les poètes, les prophètes et les fous » (p. 153). Une remarque s’impose ici sur un point d’histoire et de
sociologie du monde académique américain sur lequel on reviendra : largement exclue de départements
de philosophie dominés par le paradigme analytique et ses dérivés, la philosophie dite « continentale » et
l’enseignement de son histoire ont trouvé refuge dans des départements d’histoire, de littérature ou de ce
qui est nommé humanities (voir infra, Épilogue, p. 445-446 et p. 541, note 20 où l’on s’arrêtera
notamment sur l’expérience et l’itinéraire de Richard Rorty).
7. Jacques Derrida, LIMITED INC. a b c…, op. cit., p. 66, cité par Culler p. 93. On retrouvera le
passage dans l’édition définitive du livre de Derrida, Limited Inc., op. cit., p. 174.
8. Voir On Deconstruction, op. cit., p. 110-134. Culler résume la critique d’Austin développée par
Derrida dans le texte qui avait déclenché la colère de Searle de la manière suivante et assez juste : « Le
projet d’Austin est une tentative d’explication structurale offrant une critique pertinente des prémisses du
logocentrisme, mais il réintroduit dans cette discussion les hypothèses que son projet met en question »
(p. 111).
9. Paru en 1982 et intitulé Deconstruction : Theory and Practice, le premier livre de Christopher Norris
consacré à la déconstruction est important dans l’histoire de la réception américaine de Derrida. Mais son
principal intérêt a posteriori repose peut-être sur le fait que l’auteur reconstruit méticuleusement cette
histoire au fil des rééditions de son livre : dans un afterword de l’édition de 1991 (p. 134-155) et un
postscriptum ajouté pour celle de 2002 (p. 156-178). Voir Christopher Norris, Deconstruction : Theory and
Practice, 3e édition, Londres et New York, Routledge, 2002. Du même auteur on pourra lire
Deconstruction and the « Unfinished Project of Modernity », New York, Routledge, 2000 (notamment
l’article éponyme, qui se réfère à un texte célèbre de Habermas, p. 48-74).
10. Christopher Norris, Derrida, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1987, p. 169. Voir les
remarques de Richard Rorty sur ce second livre de Norris in « Derrida est-il un philosophe
transcendantal ? », loc. cit., p. 159-160.
11. Ibid., p. 156. Notons avant d’y revenir qu’un texte de Derrida est central pour ce type
d’argument : « The Principle of Reason : The University in the Eyes of Its Pupils », Diacritics, vol. 13,
no 3, automne 1983, p. 3-20. Il s’agit de la leçon inaugurale de Derrida pour la chaire « Andrew D.
White Professor-at-large » de l’université de Cornell, prononcée en avril 1983. Derrida y commente pour
l’une des premières fois un opuscule de Kant (en l’occurrence Le conflit des facultés). Voir sa version
française : « Les pupilles de l’Université. Le principe de raison et l’idée de l’Université », in Du droit à la
philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 461-498.
12. Ibid., p. 183. Norris vise ici un passage de la réponse de Derrida à Searle : Limited Inc., op. cit.,
p. 173. Ainsi décrit, le projet d’un « philosophe transcendantal » a comme modèle celui de Husserl dans
ses derniers travaux. On verra qu’il y a bien là un point essentiel pour la compréhension du conflit avec
Habermas (voir infra, chapitre III p. 152-158 et chapitre V p. 283-296).
13. Ibid., p. 166-169 (dans un chapitre intitulé « Derrida and Kant : The Enlightenment Tradition »).
À l’époque de ce livre, Norris semblait ignorer la critique de Derrida par Habermas dans un livre paru
deux ans plus tôt mais non encore traduit en anglais. Toutefois, cette intuition lui permettrait d’entrer
facilement dans ce conflit afin d’en atténuer la dureté en défendant Derrida. Voir Christopher Norris,
« Deconstruction, Postmodernism and Philosophy : Habermas on Derrida », in Derrida : A Critical
Reader, op. cit., p. 167-192 (repris dans Christopher Norris, What’s Wrong With Postmodernism ? Critical
Theory and the Ends of Philosophy, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1990, p. 49-76).
14. Ibid., p. 94.
15. Rodolphe Gasché, The Tain of the Mirror. Derrida and the Philosophy of Reflection, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1986 ; Le tain du miroir, trad. Marc Froment-Meurice, Paris, Galilée,
1995, p. 126. Sur le livre de Gasché, voir les remarques de Richard Rorty in « Derrida est-il un
philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 161-173. Quoique cherchant à réfuter l’entreprise de ce livre,
Rorty reconnaît qu’il offre « la tentative la plus ambitieuse et la plus précise pour faire de Derrida un
philosophe transcendantal rigoureux » (p. 161).
16. « Ponctuations : le temps de la thèse » (1980), in Du droit à la philosophie, op. cit., p. 446 ; cité par
Gasché, p. 28. Il s’agit du texte présenté par Derrida le 2 juin 1980 devant le jury de sa thèse de doctorat
d’État, notamment composé de Maurice de Gandillac, Pierre Aubenque, Jean-Toussaint Desanti et
Emmanuel Levinas.
17. Cet exposé d’une grande précision philosophique occupe la première partie du livre intitulée
« Vers les limites de la réflexion », soit ses quatre premiers chapitres, suivis d’un cinquième (« Les
entrelacements de l’hétérologie ») cherchant à dessiner un « au-delà de la réflexion ». Derrida n’entre donc
véritablement en scène que dans la deuxième partie du livre : « De la déconstruction », qui sera suivie
d’une troisième et dernière intitulée « Littérature ou philosophie ? ». Paru en 1986, le livre de Gasché ne
tient pas compte de la controverse entre Habermas et Derrida (ouverte par la publication en allemand du
livre de Habermas en 1985). L’auteur reviendra sur celle-ci dans « Postmodernism and Rationality »,
Journal of Philosophy, vol. 85, no 10, 1988, p. 528-538.
18. On notera que Derrida lui-même invite à cette analyse lorsqu’il présente l’origine du terme
« déconstruction » sous sa plume : « Je souhaitais traduire et adapter à mon propos les mots heideggériens
de Destruktion ou de Abbau. Tous les deux signifiaient dans ce contexte une opération portant sur la
structure ou l’architecture traditionnelle des concepts fondateurs de l’ontologie ou de la métaphysique
occidentale » : Jacques Derrida, « Lettre à un ami japonais » (1985), in Psyché, Paris, Galilée, 1987,
p. 388. Derrida précise à son interlocuteur qui cherche une traduction en japonais que « le même mot est
déjà attaché à des connotations, inflexions, valeurs affectives ou pathétiques très différentes » dans les
milieux allemand, anglais et surtout américain. Il ajoute enfin ne pas penser qu’il soit « un bon mot », tout
en sachant qu’il « n’est surtout pas beau ».
19. Ibid., p. 113-114. Gasché s’appuie sur le § 11 d’Expérience et jugement (1938) pour restituer le
mouvement de cette réduction phénoménologique visant à saisir les évidences les plus originaires de
l’expérience. Le livre dans lequel Husserl conduit cette entreprise de façon systématique est toutefois La
crise de la science européenne et la philosophie transcendantale, dont le manuscrit principal remonte aux
années 1935-1936.
20. Martin Heidegger, Sein und Zeit (1927), p. 22 ; trad. Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1964, p. 39. Dans sa propre traduction (Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1986, p. 48), François Vezin restitue Destruktion par
« désobstruction ». Le § 6 de Sein und Zeit d’où est extraite cette citation s’intitule « La destruction de
l’histoire de l’ontologie : une tâche à accomplir ». Gasché rappelle que dans la controverse de Davos avec
Cassirer (avril 1929) Heidegger utilisait le terme de Zerstörung dont Destruktion apparaît presque comme
un euphémisme pour désigner le démantèlement radical des « fondements de la métaphysique
occidentale (l’Esprit, le Logos, la Raison) ». Conférence de Heidegger in Ernst Cassirer et Martin
Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie. Davos, mars 1929, et autres textes de 1929-1931,
présenté par Pierre Aubenque, trad. Pierre Aubenque, Jean-Marie Fataud et Pierre Quillet, Paris,
Beauchesne, 1972, p. 24.
21. Ibid., p. 124. Gasché cite De la grammatologie, op. cit., 1967, p. 21 : « La “rationalité” (…) qui
commande l’écriture ainsi élargie et radicalisée n’est plus issue d’un logos et elle inaugure la destruction,
non pas la démolition mais la dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les significations qui ont
leur source dans celle de logos. » Derrida précise qu’il est en particulier question de la signification de
« vérité ». On peut d’ores et déjà imaginer que cette idée est de celles que visera Habermas, pour critiquer
deux choses chez Derrida : la persistance de l’illusion d’une « fondation ultime » héritée de Husserl ; une
mise en cause des critères de validation des énoncés philosophiques.
22. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 249 (cité ibid., p. 122). Derrida
cite le § 60 des Méditations cartésiennes, dans lequel Husserl écrit que les résultats de la phénoménologie
sont « métaphysiques s’il est vrai que la connaissance ultime de l’être doit être appelée métaphysique »,
ajoutant toutefois que ce n’est pas au sens « habituel » de la métaphysique telle que « dégénérée au cours
de son histoire » (Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, trad. Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas,
Paris, Vrin, 1969, p. 118 ; voir aussi la traduction de Marc de Launay, Paris, PUF, 1994, p. 189, qui
restitue das letzte Seinserkenntnisse par « les ultimes connaissances sur ce qui est » et historisch entartete
Metaphysik par « métaphysique dénaturée au cours de l’histoire »). Notons que Derrida construit à partir
du même texte et dans la même perspective une analyse plus détaillée de la théorie du signe chez Husserl
dans La voix et le phénomène, op. cit., p. 4. On verra que c’est l’interprétation de Husserl dans ce dernier
livre que discute Habermas (voir infra, chapitre III p. 153-158).
23. Marges, op. cit., p. 54 et p. 73.
24. On peut d’ores et déjà noter que la critique de Derrida chez Habermas repose sur la même
stratégie de surenchère : Derrida considère que la tentative de dépassement de la métaphysique chez
Heidegger reste prisonnière de la philosophie du sujet ; Habermas affirme que l’entreprise de Derrida
relève toujours de l’idée d’un autodépassement de la métaphysique impuissant à échapper à l’emprise de
cette dernière. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 191-197, et infra, chapitre III
p. 148-152. Il faut souligner le fait que cet argument est principalement développé dans la partie non
polémique du chapitre sur Derrida et s’applique aussi à Adorno.
25. Le tain du miroir, op. cit., p. 125.
26. Ibid., p. 25.
27. « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 159. Ne lui en déplaise pour autant
qu’il n’aime ni le terme ni la démarche philosophique qu’il exprime, ce texte de Rorty est d’autant plus
précieux que parfaitement réflexif : il présente une interprétation de l’œuvre de Derrida développée par
morceaux ailleurs en reconstruisant le débat dans lequel elle s’insère ; celle-ci s’éclaire donc de l’intérieur
grâce à un souci de formalisation (terme qu’il n’aimerait pas non plus), mais aussi de l’extérieur au travers
d’une sorte de dialectique aboutissant simplement à la présentation des deux thèses entre lesquelles « ceux
qui abordent Derrida pour la première fois » pourront choisir (p. 173). On exposera les choses sous une
forme plus schématique, en reconstituant l’un après l’autre les deux arguments. Dans les pages qui
viennent les références à cet article seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
28. On verra que c’est précisément à cette idée que s’oppose Habermas, en affirmant que la seule
véritable manière d’avancer en philosophie est de chercher à supplanter un paradigme théorique par un
autre de même rang, au lieu pourrait-on dire de tourner autour du pot (voir infra, chapitre V p. 310 et
Épilogue, p. 453).
29. Voir Richard Rorty, « Déconstruction et circonvention » (1984), in Science et solidarité. La vérité
sans le pouvoir, trad. Jean-Pierre Cometti, Paris, Éditions de l’Éclat, 1990, p. 89. Notons que Rorty ne
craint toutefois pas d’appuyer cette idée sur un paradigme fort de l’épistémologie contemporaine : celui
de La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn (1962).
30. Richard Rorty a été conduit à faire une nouvelle fois le point sur le conflit américain au sujet du
statut philosophique de l’œuvre de Derrida à l’occasion de la traduction en 1993 d’un livre à deux voix
constitué d’un long essai de Geoffrey Bennington et d’une sorte d’autobiographie de Derrida,
« Circonfession », courant en bas de page : Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991. Bennington défend ici
l’idée selon laquelle la pensée de Derrida serait « quasi transcendantale », c’est-à-dire fondée sur cette
position : « Respecter suffisamment la philosophie pour réaliser que l’on ne peut lui échapper, mais pas
assez pour prendre l’idée de condition de possibilité aussi sérieusement que le faisait Kant » (résumé de la
thèse de Bennington selon Rorty, in « Is Derrida a Quasi-Transcendental Philosopher ? », Contemporary
Literature, vol. 36, no 1, printemps 1995, p. 173). Discutant longuement cette idée, Rorty défend à
nouveau celle selon laquelle il faut voir chez Derrida un « Wittgenstein français », selon sa propre lecture
de ce dernier comme « philosophe thérapeute » (p. 179). Dans cette perspective, il confirme le fait qu’il
ne faut pas chercher dans la « déconstruction » une méthode, mais ajoute d’un point de vue « syncrétique
et œcuménique » qu’il ne faut pas le faire davantage s’agissant de la « philosophie du langage ordinaire »
de Wittgenstein, de la « théorie critique » de Habermas, ou encore de la « généalogie » de Foucault,
proposant de simplement définir la déconstruction de la façon suivante : « Le genre de chose que fait
Derrida » (p. 186).
31. « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 172.
32. Voir « Déconstruction et circonvention », loc. cit., p. 86-88. Il faut souligner au passage
l’intrication des plans sur lesquels se joue cette question. On sait déjà que de nombreux admirateurs
américains de Derrida comme Geoffrey H. Hartman louent chez lui le fait de supprimer la coupure entre
littérature et philosophie, tandis que d’autres à l’instar de Rodolphe Gasché affirment qu’il la préserve en
faveur d’une pratique au fond classique de la philosophie. Il reste que la vogue de sa pensée dans de
nombreux départements de littérature tient en cela que la « déconstruction » y est considérée comme une
méthode quasi universelle de lecture des textes tant littéraires que philosophiques. Notant qu’il est en un
sens absurde de prêter à Derrida une méthode quelconque, Rorty s’amuse à imaginer une sorte de jeu de
rôle entre deux catégories de personnes engagées dans la lecture « déconstructionniste » : « D’un côté, un
philosophe professionnel de type macho qui ressent comme une insulte l’idée d’avoir cédé à une exigence
textuelle ; de l’autre, une productrice de littérature naïve qui reste bouche bée en apprenant que son
travail prenait appui sur des oppositions philosophiques » ; « Tous deux sont renversés d’horreur lorsque
le déconstructionniste leur révèle qu’ils ont fait usage d’idiomes complexes auxquels l’autre a apporté sa
contribution. À cette nouvelle ils s’effondrent également ».
33. Ibid., p. 90. Rorty cite Jacques Derrida, Marges, op. cit., p. 320. À partir d’une remarque de
Descartes selon laquelle les philosophes doivent laisser aux théologiens le discours métaphorique, Derrida
explique dans ce passage que le « rêve » de la philosophie est de réduire toutes les métaphores à une
métaphore « centrale », « fondamentale », « principielle » grâce à laquelle « il n’y aurait plus de vraie
métaphore », mais seulement « la lisibilité assurée du propre ».
34. Ibid., p. 95.
35. La ligne de partage entre un « premier » Derrida et un second censée être similaire à celle qui
correspond au « tournant » interne à l’œuvre de Heidegger semble dessinée autour d’un livre précis :
« Tout comme Heidegger cessa d’utiliser des termes comme “ontologie phénoménologique”, Dasein et
existential cinq ans après Être et temps, Derrida a pratiquement abandonné l’usage de notions comme
“grammatologie”, “archi-écriture”, et ainsi de suite. Il s’agit d’une chose qui me semble très raisonnable de
sa part. Le Derrida de La carte postale a cessé de nous prévenir que le “discours de la philosophie” finira
par nous avoir si nous n’y prenons garde » (« Deux sens de logocentrisme : réponse à Norris », in Essais sur
Heidegger, op. cit., p. 147, note 1). La publication de La carte postale date de 1980 (Paris, Aubier-
Flammarion) et Rorty en a commenté comme « la meilleure illustration de Derrida au meilleur de sa
forme » la première partie intitulée « Envois ». Voir Richard Rorty, Ironie, contingence et solidarité (1989),
trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Armand Colin, 1993, p. 177-185. Il reste que l’on sera rapidement
confronté à la question de savoir si l’œuvre de Derrida n’a pas pris par la suite d’autres tournants,
notamment au travers de la lecture d’un certain nombre de textes de Kant, ou encore en s’attachant aux
questions de l’éthique, du droit et de la politique. Mais peut-être faudra-t-il admettre qu’il n’y a pas de
tournant du tout, au moins au sens fort utilisé s’agissant de Heidegger, ce qu’affirme à plusieurs reprises
Derrida lui-même.
36. Jacques Derrida, Positions, op. cit., p. 18-19, cité ibid., p. 98.
37. Martin Heidegger, Temps et être, trad. François Fédier, in Questions IV, Paris, Gallimard, coll.
Classiques de la Philosophie, 1976, p. 48, cité ibid., p. 97.
38. Jacques Derrida, Marges, op. cit., p. 156, cité ibid., p. 99. Précisons qu’en dépit de ses critiques,
Habermas apprécie chez Derrida ce type de prise de distance vis-à-vis de Heidegger, ce qui ne sera pas
pour rien dans leur réconciliation. Rorty indique quant à lui ailleurs l’une des raisons principales de la
méfiance de Derrida envers le dernier Heidegger : une défiance de celui-ci envers l’écriture, qui se traduit
après le « tournant » dans une invitation au silence et à l’écoute de la parole originelle. Voir Richard
Rorty, « La philosophie comme genre d’écriture. Un essai sur Derrida » (1978), in Conséquences du
pragmatisme. Essais, 1972-1980, trad. Jean-Pierre Cometti, Paris, Seuil, 1993, p. 199.
39. Rorty verse par exemple à l’appui de cette critique cette déclaration de Derrida : « Ce n’est qu’à
partir de la différance et de son “histoire” que nous pouvons prétendre savoir qui et où “nous” sommes et
ce que pourraient être les limites d’une “époque” » (Marges, op. cit., p. 7, cité ibid., p. 95). Voici ce
qu’écrit Rorty à propos de l’un des termes les plus célèbres parmi tous ceux inventés par son auteur,
« différance » : « Lorsque Derrida employa pour la première fois cet assemblage de lettres, il ne s’agissait
pas d’un mot, seulement d’une faute d’orthographe. Mais à partir de la troisième ou quatrième fois, c’est
devenu un mot. Après tout, la seule chose nécessaire à un vocable ou une graphie pour devenir un mot,
c’est de prendre place dans un jeu de langage » (ibid., p. 107). La remarque est ironique, mais aussi
sérieuse pour autant que conforme à la conception nominaliste du langage de Rorty. Pour continuer de
sourire un peu, on pourrait la développer de la façon suivante : le mot « différance » est significatif et
pour tout dire amusant aussi longtemps qu’il sert lui aussi à jouer de façon ironique avec le vocabulaire
philosophique ; mais il devient insignifiant et pour tout dire assommant dès l’instant où il est mobilisé
dans une grande machinerie de déconstruction de la métaphysique ; les choses sont enfin parfaitement
ridicules au moment où l’on en vient à considérer qu’« un théoricien de la littérature qui confondrait
différance et différence serait en dehors de ses marques, tout comme un étudiant en théologie qui, au
cinquième siècle, aurait confondu homoousion et homoiousion ».
40. Ibid., p. 104.
41. Ibid., p. 110. Jugeant que « le gros problème ésotérique commun à Heidegger et à Derrida du
“dépassement” de la tradition ontothéologique ou de la possibilité d’y échapper est un problème
artificiel », Rorty fait une proposition alternative : lui substituer diverses petites questions pragmatiques
destinées à établir quels éléments, dans cette tradition, pourraient être utilisés à des fins actuelles (p. 88).
42. Ibid., p. 108.
43. « La philosophie comme genre d’écriture », loc. cit., p. 206-207.
44. Ibid., p. 196.
45. Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 227, cité ibid., p. 202 (voir supra, p. 476,
note 56 cette citation dans son contexte). On ne prend ici en compte que la partie de ce texte de Rorty
qui souligne et illustre ce qu’il considère comme le bon penchant de Derrida, c’est-à-dire celui qui assigne
à la déconstruction une tâche négative et sombre sans céder à la tentation de (re)construire un système
qui ne ferait que donner un nouveau visage au vieil idéalisme transcendantal. On trouve dans le même
texte une critique du mauvais penchant, qui mobilise toujours la méfiance de Rorty envers l’idée de la
philosophie comme science rigoureuse. Il semble en revanche que dans ce cadre celui-ci soit quelque peu
en porte à faux vis-à-vis de ce qu’il explique ailleurs, pour autant que le bon côté de Derrida est celui qui
s’attache à la volonté d’« accomplir mieux que Heidegger la tâche de “dépasser la tradition de la
métaphysique occidentale” » (p. 207), autrement dit à la première partie de son œuvre.
46. Cette interprétation de Derrida — ou du moins d’un « bon » Derrida comme défenseur d’une
idée de la philosophie comme (simple) « genre d’écriture » a été contestée par l’un des défenseurs du
sérieux de son œuvre : Christopher Norris. Ce dernier reconstruit la scène américaine à sa manière au
travers du conflit suivant : Searle reproche à Derrida un manque de sérieux philosophique qui fait de lui
au minimum un amateur et en réalité un « sophiste moderne » ; Rorty loue à l’inverse chez lui un rejet
des règles standard qui conduit à considérer la philosophie comme un jeu ; lui-même cherche à montrer
que son œuvre a été atrophiée au travers de sa réception privilégiée dans la théorie littéraire et que la
déconstruction est une entreprise rigoureuse qui préserve le principe de raison et conduit à d’authentiques
découvertes. Voir Christopher Norris, « Philosophy as Not Just a “Kind of Writing” : Derrida and the
Claim of Reason », in Reed Way Dasenbrock (dir.), Redrawing the Lines : Analytic Philosophy,
Deconstruction, and Literary Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1989, p. 189-203. Et la
réponse de Rorty : « Deux sens de “logocentrisme” : réponse à Norris », loc. cit., p. 137-155.
47. Ironie, contingence et solidarité (1989), op. cit., p. 116.
48. On a d’ores et déjà compris que Rorty se range dans la famille des ironistes et veut y faire entrer
Derrida. Dans une perspective consistant à imaginer une « utopie libérale », cette classification lui permet
aussi de donner une place à des auteurs comme Foucault et Habermas : le premier est « un ironiste qui
rechigne à être libéral », pour autant que la société démocratique lui semble hostile à l’autocréation et aux
projets privés ; le second est « un libéral qui rechigne à être ironiste », dans la mesure où il pense que la
modernité ne doit pas renoncer à son idéal émancipateur (voir ibid., p. 97-107 ; Rorty répond ici à ce
que disait Habermas à son sujet au travers de sa critique de Derrida, in Le discours philosophique de la
modernité, op. cit., p. 242-244).
49. Ibid., p. 171 (au début d’un chapitre consacré à Derrida intitulé « De la théorie ironiste aux
allusions privées »).
50. Ibid., p. 173.
51. Ibid., p. 176 ; Rorty cite Rodolphe Gasché, Le tain du miroir, op. cit., p. 127.
52. « Deux sens de “logocentrisme” : réponse à Norris », loc. cit., p. 147.
53. Ibid., p. 148.
54. « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 159. Signalons une discussion autour
de l’interprétation de Derrida par Rorty et plus précisément des liens entre pragmatisme et
déconstruction : Richard Rorty, « Remarks on Deconstruction and Pragmatism », Simon Critchley,
« Deconstruction and Pragmatism — Is Derrida a Private Ironist or a Public Liberal ? », Richard Rorty,
« Response to Simon Critchley », Jacques Derrida, « Remarks on Deconstruction and Pragmatism », in
Chantal Mouffe (dir.), Deconstruction and Pragmatism, Londres et New York, Routledge, 1996, p. 13-18,
p. 19-40, p. 41-46 et p. 77-88.
55. « Déconstruction et circonvention », loc. cit., p. 96, note 12 (voir supra, chapitre I p. 56-62). Pour
l’essentiel, Rorty ne consacre donc au conflit entre Searle et Derrida qu’une longue note de bas de page,
qui discute seulement l’article du premier dans la New York Review of Books (« The World Turned Upside
Down », loc. cit.). Voir toutefois quelques remarques beaucoup moins précises dans Ironie, contingence et
solidarité, op. cit., p. 185.
56. Voir « La philosophie comme genre d’écriture », loc. cit., p. 199. On verra que l’interprétation de
Derrida par Rorty a un arrière-plan essentiel légèrement dévoilé ici au travers des remarques sur Searle :
l’aventure personnelle de Rorty vis-à-vis de son milieu d’origine ; le fait qu’après avoir été l’un des plus
brillants représentants de la philosophie analytique au moment du « tournant linguistique » il ait pris ses
distances de façon fracassante pour se tourner vers la philosophie « continentale » (voir infra, Épilogue,
p. 445 s. où l’on s’arrêtera sur une controverse à ce sujet avec Habermas convaincu pour sa part que la
théorie pragmatique du langage permet de résoudre l’essentiel des problèmes de la philosophie, ou à tout
le moins de reconstruire la raison au moment d’une crise risquant d’être mortelle).
57. Jonathan Culler, On Deconstrution. Theory and Criticism after Structuralism, op. cit., p. 111.
Rappelons que c’est ce livre paru en 1982 que vise directement l’article de Searle qui vient d’être à
nouveau évoqué. Culler étaye le premier point à partir de deux citations du début de Quand dire, c’est
faire (op. cit., p. 37 ; p. 38) : « Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une “affirmation
(statement)” ne pouvait être que de “décrire” un état de chose, ou d’“affirmer un fait quelconque”, ce
qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse » ; « Cela dit, même nous autres, philosophes, nous fixons
des limites à la quantité de non-sens que nous sommes prêts à admettre dans notre discours. Il était donc
naturel de se demander, dans un second temps, si bon nombre de ce qu’on prenait pour des pseudo-
affirmations tendaient, en fait, à être des “affirmations”, à quelque titre que ce soit ».
58. Voir ibid., p. 115-117, où Culler cite ce passage d’Austin (op. cit., p. 55) longuement commenté
par Derrida : « Une énonciation (utterance) performative sera creuse ou vide d’une façon particulière si, par
exemple, elle est formulée par un acteur sur la scène, ou introduite dans un poème, ou émise dans un
soliloque. Mais cela s’applique de façon analogue à quelque énonciation que ce soit : il s’agit d’un
revirement (sea-change) dû à des circonstances spéciales. Il est clair qu’en de telles circonstances, le langage
n’est pas employé sérieusement (…), mais qu’il s’agit d’un usage parasitaire par rapport à l’usage
normal — parasitisme dont l’étude relève du domaine des étiolements du langage. Tout cela nous
l’excluons donc de notre étude. Nos énonciations performatives, heureuses ou non, doivent être entendues
comme prononcées dans des circonstances ordinaires » (voir supra, chapitre I p. 31-32 ; p. 50).
59. Voir ibid., p. 128-134. Culler cite partiellement un passage de L’écriture et la différence dans lequel
Derrida décrit deux « interprétations de l’interprétation » : « L’une cherche à déchiffrer, rêve de déchiffrer
une vérité et une origine échappant au jeu et à l’ordre du signe, et vit comme un exil la nécessité de
l’interprétation » — telle est la thématique du structuralisme de Lévi-Strauss, « tournée vers la présence,
perdue ou impossible, de l’origine absente » ou encore nostalgique de « l’immédiateté rompue » ;
« L’autre, qui n’est plus tournée vers l’origine, affirme le jeu et tente de passer au-delà de l’homme et de
l’humanisme, le nom de l’homme étant le nom de cet être qui, à travers l’histoire de la métaphysique ou
de l’onto-théologie, c’est-à-dire de toute son histoire, a rêvé la présence pleine, le fondement rassurant,
l’origine et la fin du jeu » — thématique ouverte par Nietzsche, qui repose sur « l’affirmation joyeuse du
jeu du monde et de l’innocence du devenir, l’affirmation d’un monde de signes sans faute, sans vérité,
sans origine, offert à une interprétation active » (Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil,
1967, p. 427). Pour Culler, le point essentiel tient en cela que Derrida affirme qu’il n’y a pas à « choisir »
entre ces deux conceptions irréconciliables de l’interprétation qui se partagent le champ des sciences
humaines, autrement dit que la déconstruction n’est pas unilatéralement un jeu fondé sur l’idée d’une
indétermination radicale du sens, ce que l’on nomme en Amérique free play.
60. Voir Un ton pour la philosophie, op. cit., p. 93-183. Cavell raconte : « L’effet pratique de cette
rencontre de l’enseignement d’Austin fut de me faire jeter à la corbeille les débuts et les plans d’une thèse
de philosophie parfaitement correcte (dont le sujet, pour ceux que le détail intéresse, était le concept
d’action chez Kant et Spinoza). “Parfaitement correcte”, curieusement, signifie suffisamment bonne pour
me faire avoir le diplôme, mais pas pour me doter de ce que j’imaginais alors, suivant le moment, comme
une voix, une voie, un sujet ou une œuvre qui me soient propres » (p. 94). Au travers de ce long chapitre
autobiographique, Cavell esquisse une biographie philosophique originale d’Austin, entendu de nouveau
quelques années plus tard à Berkeley.
61. Ibid., p. 102.
62. Ibid., p. 123.
63. Cavell cite un livre particulièrement important à ses yeux de Derrida pour une raison que l’on va
comprendre : La voix et le phénomène, op. cit., p. 111. Le propos de Derrida vise ici directement Husserl,
notamment l’idée selon laquelle des expressions comme « abracadabra » et « le vert et ou » ont une « force
de signification », mais pas « la qualité formelle d’expressions douées de sens, c’est-à-dire de logique par
rapport à un objet ».
64. Ibid., p. 101.
65. Ibid., p. 105.
66. La voix et le phénomène, op. cit., p. 115, cité ibid., p. 105.
67. Ibid., p. 106.
68. Voir ibid., p. 116-117.
69. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 37 ; « Signature événement contexte », loc. cit., p. 38.
70. Ibid., p. 124-125. Cavell insiste de nouveau un peu plus loin (p. 127-128) sous une forme
discrètement autobiographique sur la longue domination du positivisme logique dans le monde
académique anglo-saxon et on va voir qu’il utilisera encore une fois l’argument pour déjouer une critique
de Derrida.
71. Ibid., p. 130, qui cite « Signature événement contexte », p. 40. Savoir si Cavell a tout à fait raison
dans sa mise au jour d’une erreur d’interprétation d’Austin par Derrida obligerait à revenir à ce dernier
texte afin de déceler l’endroit exact où Derrida cesse de suivre Austin comme il le fait un long moment
pour montrer chez lui un reste d’attachement à ce qu’il remet en cause.
72. Ibid., p. 130-131, où Cavell cite La voix et le phénomène, op. cit., p. 117. Dans les pages suivantes,
il illustre longuement la façon dont Austin décrit la possibilité d’échec des actes de langage comme
expression de la « vulnérabilité de l’action humaine » au travers d’une théorie des excuses et d’une
réflexion sur la tragédie construite autour de l’Hippolyte d’Euripide.
73. Ibid., p. 147.
74. Gottlob Frege, Écrits posthumes, trad. sous la direction de Philippe de Rouilhan et Claudine
Tiercelin, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1994, p. 154, cité ibid., p. 144.
75. « Signature événement contexte », p. 43, cité ibid., p. 146.
76. Ibid., p. 148 ; Cavell cite Sense and Sensibilia, Londres, Oxford, New York, Oxford University
Press, 1962, p. 3 (il s’agit de notes d’Austin reconstruites à partir de leur manuscrit par Geoffrey J.
Warnock). En quelque sorte surpris par sa propre audace, il suggère en faire peut-être un peu trop en
laissant entendre qu’Austin assimilait « les exigences organisationnelles de la philosophie et une sorte de
désir de pouvoir fascisant » (ce qui, soit dit en passant, est parfois prêté à Derrida, qui le nie
farouchement comme dans ses réponses à Gerald Graff ; voir supra, chapitre I p. 64-66). Mais il précise
que les conférences d’où est extrait le texte qu’il cite datent de 1947 et qu’Austin avait passé une partie de
la guerre à s’occuper des affaires allemandes au sein des services secrets britanniques.
77. Ibid., p. 150.
78. « Signature événement contexte », p. 38, cité ibid., p. 156.
79. Ibid., p. 158-159, autour d’une note de Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 49. Cavell considère plus
loin un dernier malentendu, au sujet de la signature. Derrida écrit que « non seulement Austin ne doute
pas que la source d’un énoncé oral à la première personne du présent de l’indicatif (à la voix active) soit
présente à l’énoncé de son affirmation (…) mais ne doute pas davantage que l’équivalent de ce lien à
l’énoncé-source soit simplement évident et assuré dans la signature » (« Signature événement contexte »,
p. 48). On sait déjà ce qu’il faut penser du premier point. Quant au second, Derrida n’a une nouvelle fois
pas vu qu’Austin et lui font la même chose de façons différentes : lui demande que « les effets de la
signature soient exposés comme effets, c’est-à-dire comme des fonctions de l’obéissance ou de la
désobéissance aux conditions de quelque chose comme la pureté philosophique (conceptuelle) » ; Austin
que « l’imposition de conditions à l’ordinaire par la philosophie soit dénoncée en tant que telle ».
80. Stanley Fish, « With the Compliments of the Author : Reflections on Austin and Derrida »,
Critical Inquiry, vol. 4, été 1982, p. 693.
81. Jonathan Culler, Structuralist Poetics, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1975, p. 133, cité
ibid., p. 694.
82. On se représente aisément les situations intermédiaires : celle dans laquelle des personnes qui se
connaissent mais sont éloignées dans l’espace et/ou le temps, communiquent par un médium (téléphone,
lettre…) et se comprennent à partir d’expériences communes ; celle dans laquelle la communication
s’opère entre personnes qui ne se connaissent pas, mais dans un contexte stable (clients et employés d’un
magasin ; étudiants et professeurs…) ; celle dans laquelle un locuteur s’adresse à un public de taille et de
composition indéterminées (présentateur de télévision…), etc.
83. Voir ibid., p. 697, où Fish construit une table de catégories autour de couples : langage
littéral/métaphorique ; discours objectif/subjectif ; expérience réelle/esthétique ; énoncé
constatifs/performatifs ; perception/interprétation…
84. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 85, cité ibid., p. 700.
85. « Signature événement contexte », loc. cit., p. 40, cité ibid., p. 701. Derrida vise le passage (p. 55)
dans lequel Austin affirme pour finalement les exclure de son travail que les « maux » qui affectent non
seulement les performatifs mais « toute énonciation » sont liés à un « revirement dû à des circonstances
spéciales » dans lesquelles le langage n’est pas employé « sérieusement » mais de façon « parasitaire », en
sorte qu’il s’agit là d’un « étiolement » de celui-ci.
86. « Signature événement contexte », loc. cit., p. 43, cité ibid., p. 701.
87. « Signature événement contexte », loc. cit., p. 47, cité ibid., p. 711. J’ai franchi à mon tour une
longue analyse au travers de laquelle Stanley Fish montre notamment que l’un des enjeux de la discussion
tient à l’opposition entre deux notions de contexte : traditionnelle, l’une considère que celui-ci
correspond à quelque chose qui existe « dans le monde » ; défendue par Derrida, l’autre le voit comme
une « construction du monde » elle-même réalisée dans des conditions contextuelles (ibid., p. 708). Fish
indique la conséquence de la seconde notion, qui est aussi la sienne : « On ne dispose plus d’une
possibilité de recours simple (non interprétatif ) au contexte pour régler un différend ou supprimer un
doute au sujet de la signification, parce que les contextes, en même temps que producteurs
d’interprétation, sont aussi des produits de l’interprétation. »
88. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 45, 78, 80, 89, 107 et 151-152, cité ibid., p. 713-714 (Fish
souligne le fait que ces remarques en quelque sorte auto-subversives interviennent souvent au début ou à
la fin d’un chapitre). Comme illustrations de ce que vérité et fausseté (ne) sont (que) des
« appréciations », Austin cite deux exemples : « La France est hexagonale », proposition peut-être vraie
pour « un général haut placé » mais fausse pour un géographe et en tout état de cause « passablement
sommaire », c’est-à-dire ni vraie ni fausse, ce qui est embarrassant pour un prétendu constatif (p. 146) ;
« Lord Raglan a gagné la bataille de l’Alma », proposition qui pourrait être admise dans un manuel
d’histoire, mais serait refusée par quiconque sait que cette bataille a été plus que toute autre le fait de
« simples soldats » et que de nombreux ordres de Raglan ne leur étaient jamais parvenus.
89. Voir « Signature événement contexte », p. 38 loc. cit., cité ibid., p. 716.
90. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 48, cité ibid., p. 716.
91. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 130, cité ibid., p. 717. Austin feint ici une « confession » au sujet
de rien moins que la possibilité de « fournir un test pour distinguer entre actes illocutoires et actes
perlocutoires », alors qu’il avait déjà écrit beaucoup plus haut que « chaque fois que nous cherchons un
critère simple et unique d’ordre grammatical ou lexicologique, nous aboutissons à une impasse » (p. 84).
Dans les pages suivantes, Fish multiplie les citations de petites remarques dispersées d’Austin visant à
prouver qu’une lecture attentive de son livre fait émerger l’idée de Derrida selon laquelle le risque est
consubstantiel à l’énonciation sous toutes ses formes. La stratégie de Fish est donc jusqu’à un certain
point similaire à celle de Cavell : montrer que bien compris, Austin fait ce que Derrida lui reproche de ne
pas assumer complètement. Mais son propos n’est pas de rectifier l’interprétation de ce dernier : plutôt de
mettre en avant plus qu’une connivence, une complicité.
92. Ibid., p. 721.
Chapitre III
HABERMAS/DERRIDA :
LA GUERRE CONTINENTALE
MORT DE LA PHILOSOPHIE ?
1. Emmanuel Kant, Ein neuerdings erhobenen Ton in der Philosophie (1796), AK, VIII, 389-406, trad.
Louis Guillermit, Paris, Vrin, 1975 ; trad. Alain Renaut, in Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, III,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. 395-416. C’est cette dernière traduction qui
sera généralement citée (dans le corps du texte, entre parenthèses), parfois modifiée à partir de la première
en indiquant l’allemand entre parenthèses.
2. Kant a donc rédigé cet opuscule à l’occasion de la publication en 1795 à Königsberg par Johann
Georg Schlosser d’une traduction des Lettres de Platon, sur lesquelles il s’appuie pour donner une
orientation mystique à la philosophie, partagée par Friedrich Leopold von Stolberg également mis en
cause. Le bon lecteur doit toutefois reconnaître celui qui est visé au travers de la critique de l’intuition et
de la Schwärmerei (exaltation/enthousiasme) : Jacobi. Voir les notes d’Alain Renaut sous sa traduction,
loc. cit., p. 1409-1411 ; l’introduction d’Alexis Philonenko à sa propre traduction de Qu’est-ce que
s’orienter dans la pensée ? (Paris, Vrin, 1978, p. 15-74) ; le dossier complet de la « querelle du panthéisme
(Pantheismusstreit) » dans Pierre-Henri Tavoillot, Le crépuscule des Lumières, Paris, Cerf, 1995.
3. Jacques Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, op. cit., p. 18 (dans les
paragraphes qui suivent les références à ce livre seront données dans le texte, entre parenthèses).
4. Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Gérard
Granel, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1976, p. 382. On verra que Derrida a
commenté ce passage : voir Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 183-184 et infra, chapitre V p. 290-296.
5. Martin Heidegger, in Ernst Cassirer et Martin Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie.
Davos, mars 1929, et autres textes de 1929-1931, op. cit., p. 46, p. 45 et p. 50.
6. Jürgen Habermas, « L’idéalisme allemand et ses penseurs juifs » (1961), in Profils philosophiques et
politiques, trad. Françoise Dastur, Jean-René Ladmiral et Marc B. de Launay, Paris, Gallimard, coll. Les
Essais, 1974, p. 71. Habermas (p. 68) vient de citer Husserl, op. cit., p. 258. On verra qu’il s’est
également penché ailleurs sur ce passage de la Krisis de Husserl, mais pour y cherche autre chose : une
notion de « monde de la vie » dont il montre à la fois la fécondité et les limites, qu’il cherche pour sa part
à dépasser : voir Jürgen Habermas, Textes et contextes. Essais de reconnaissance théorique (1991), trad. Mark
Hunyadi et Rainer Rochlitz, Paris, Cerf, 1994, p. 32-35 et infra, chapitre V p. 287-290.
7. Jürgen Habermas, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé (1973),
trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 192-193.
8. On trouvera une sorte d’esquisse du Discours philosophique de la modernité dans la conférence
prononcée à Francfort par Habermas le 11 septembre 1980, à l’occasion de la remise du prix Adorno :
« La modernité : un projet inachevé », trad. Gérard Raulet, Critique, no 413, octobre 1981, p. 950-967.
Le titre de ce texte en exprime bien l’argument : « Au lieu de renoncer à la modernité et à son projet,
nous devrions tirer les leçons des égarements qui ont marqué ce projet et des erreurs commises par
d’abusifs programmes de dépassement » (p. 963). Notons que l’aspect polémique de l’exposé avait alors
une connotation politique, au travers d’une typologie dont seule une catégorie serait prise en compte
dans le livre. Habermas rapprochait et différenciait trois types de conservateurs : les « vieux
conservateurs » tels Leo Strauss et Hans Jonas, qui « ne se laissent en rien contaminer par la modernité
culturelle » ; les « néo-conservateurs », ceux qui « adoptent en fin de compte à l’égard des conquêtes de la
modernité l’attitude la plus positive », comme Wittgenstein, Carl Schmitt et Gottfried Benn ; les « jeunes
conservateurs » qui « se réclament des positions de la modernité pour fonder un antimodernisme
impitoyable », position défendue dans le contexte d’un retour à Nietzsche par des auteurs comme
Georges Bataille, Michel Foucault et Jacques Derrida. Le fait d’assigner à ces trois derniers auteurs le
qualificatif de « conservateurs » pourrait surprendre. En l’occurrence et ainsi que le montre Richard
Rorty, Habermas vise le fait qu’en refusant de préserver une norme susceptible de fonder le rejet de toutes
les autres, ils renoncent à ce qui a permis depuis l’époque des Lumières de justifier la critique interne des
institutions politiques et sociales dans la perspective de l’émancipation. Voir Richard Rorty, « Habermas,
and Lyotard on Postmodernity », in Richard J. Bernstein (dir.), Habermas and Modernity, Cambridge
(Mass.), The MIT Press, 1985, p. 162. Suggérons qu’à cette aune Adorno et Horkheimer devraient aussi
être qualifiés de conservateurs.
9. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 61. Les références à ce livre seront désormais
données entre parenthèses dans le corps du livre. Sur sa facture et les circonstances de sa rédaction, voir
infra, note 11 et note 65.
10. Voir Jürgen Habermas, « Thèmes de la pensée postmétaphysique », in La pensée postmétaphysique.
Essais philosophiques (1988), trad. Rainer Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993, p. 35-61.
11. Outre les chapitres consacrés à Adorno, Heidegger et Derrida qui importent principalement ici
pour autant que Habermas tisse entre eux des liens solides, le livre en contient un sur Bataille et deux sur
Foucault. À quoi s’ajoutent deux chapitres en quelque sorte liminaires intitulés « La modernité : sa
conscience du temps et son besoin de trouver en elle-même ses propres garanties » et « Le concept de
modernité chez Hegel » ; puis deux autres conclusifs d’allure plus programmatique, dans lesquels
Habermas décrit sa propre position : « La raison communicationnelle : une autre voie pour sortir de la
philosophie du sujet » ; « Le contenu normatif de la modernité ».
12. J’emprunte cette idée à Richard J. Bernstein, « An Allegory of Modernity/Postmodernity :
Habermas and Derrida », in The New Constellation : The Ethical-Political Horizons of
Modernity/Postmodernity, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1992, p. 207 (ce texte est repris dans The
Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 71-97).
13. Voir : Max Weber, « Le métier et la vocation de savant » (1919), in Le savant et le politique, trad.
Julien Freund, préface de Raymond Aron, Paris, Plon, 1963, p. 78-79 ; L’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme, trad. Jacques Chavy, Paris, Plon, 1964, p. 250 ; « Le métier et la vocation de savant », p. 94-
95 ; Pierre Bouretz, Les promesses du Monde. Philosophie de Max Weber, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais,
1996, p. 366-373.
14. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, trad. Éliane Kaufholz, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1974, p. 18.
15. Ibid., p. 59 et p. 127, cité par Habermas p. 144.
16. Voir le second des deux chapitres consacrés à Foucault : « Aporie d’une théorie du pouvoir ». Voici
notamment comment Habermas décrit le « double jeu irritant » d’une historiographie généalogique qui
entend être en même temps « science sociale fonctionnaliste et recherche historique sur la constitution
des savoirs » : « D’un côté, elle prend le rôle empirique d’une analyse des techniques de pouvoir, qui
promet d’expliquer à quelle fonction sociale répondent les sciences humaines » ; « D’un autre côté (elle)
prend le rôle transcendantal d’une analyse des techniques de pouvoir, qui promet d’expliquer comment il
est possible de tenir des discours scientifiques sur l’homme en général » (p. 325). Notons avant d’y
revenir, pour autant que cela touche à une violente attaque de Derrida par Foucault, que Habermas a
montré dans le chapitre précédent comment ce dernier en est venu à rejeter ce qu’il nommait la « fatalité
du commentaire », autrement dit l’herméneutique, au profit d’une « histoire systématique du discours »
visant à ne plus approcher le sens d’un énoncé par « le trésor d’intentions qu’il contiendrait » (p. 285).
17. Martin Heidegger, Nietzsche, trad. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de
Philosophie, 1971, tome I, p. 374 (où Heidegger écrit aussi que Nietzsche est « le dernier métaphysicien de
l’Occident ») et p. 449 (cité par Habermas p. 160-161). Les conférences de Heidegger sur Nietzsche ont
été prononcées entre 1936 et 1940.
18. Habermas (p. 159) cite à ce sujet le texte suivant : « Le surhomme est l’empreinte (Schlag) d’une
humanité, laquelle, pour la première fois, se veut elle-même en tant qu’empreinte et s’en empreint elle-
même (…). Ce type humain à l’intérieur de la totalité, dépourvue de sens, pose la Volonté de puissance,
en tant que “sens de la Terre”. La dernière période du nihilisme européen est la “catastrophe” dans le sens
affirmatif du retournement » (Nietzsche, op. cit., tome II, p. 250).
19. Voir Nietzsche, op. cit., tome II, p. 265-266.
20. Ibid., p. 54 (cité par Habermas p. 159).
21. Voir Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. Roger Munier, Paris, Éditions Montaigne,
1964, p. 91 et p. 153 (cité par Habermas p. 163).
22. Idem, cité par Habermas p. 165.
23. Martin Heidegger, « Introduction » à « Qu’est-ce que la métaphysique ? », in Questions I, trad.
Henry Corbin, Paris, Gallimard, coll. Classiques de la Philosophie, 1968, p. 26.
24. Martin Heidegger, « Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou “raison” », in Question I, op.
cit., p. 146-147 (traduction modifiée), cité et commenté par Habermas p. 179.
25. Martin Heidegger, « Appel pour le plébiscite du 12 novembre 1933 », trad. François Fédier, in Le
Débat, no 48, janvier-février 1988, p. 184-185.
26. Habermas cite Marges de la philosophie, op. cit., p. 163. Un lecteur confiant mais curieux
s’apprêtant à ouvrir le livre de Derrida s’attend donc à trouver une déclaration de ce genre, dans le style
du recteur Heidegger mâtiné d’un peu de Carl Schmitt pour Quartier latin : « Le Grand Timonier
appelle le peuple chinois à choisir — mais il ne lui demande rien, lui donne plutôt la possibilité la plus
immédiate d’une suprême décision ; au réveil de ce Grand Autre, le tout de l’Occident subit un
ébranlement radical où s’entend l’Être fissurant la métaphysique ; à nous de décider de prendre les armes
en un moment qui fait époque ou de demeurer dans le voisinage de la demeure qui meurt. » Ce d’autant
que sous une forme ou une autre, de tels discours s’entendaient à l’époque et pour un bon moment.
27. Précision qui n’est pas sans importance, le chapitre est certes daté à la fin du 12 mai 1968, mais
Derrida indique qu’il est inédit en français pour autant qu’issu d’une conférence prononcée à New York
en octobre de la même année. Autant contre l’idée d’un texte écrit comme en urgence sinon en extase
révolutionnaires.
28. Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 25.
29. Habermas cite Marges, op. cit., p. 156.
30. Chose intéressante et même un peu amusante, à la fin du paragraphe d’où provient la citation sur
la « clôture » Derrida avait écrit que « c’est par là que le concept et surtout le travail de la déconstruction,
son “style”, restent par nature exposés aux malentendus et à la méconnaissance ». Sa crainte était à
l’évidence justifiée, mais ce sur quoi elle portait n’est pas tout à fait clair, puisqu’elle pourrait s’attacher à
au moins deux propositions : « Nous nous inquiétons de ce qui, dans le concept de signe — qui n’a
jamais existé ni fonctionné hors de l’histoire de la philosophie (de la présence) —, reste systématiquement
et généalogiquement déterminé par cette histoire » (De la grammatologie, op. cit., p. 26) ; « Nous devons
d’autant moins renoncer à ces concepts qu’ils nous sont indispensables pour ébranler aujourd’hui
l’héritage dont ils font partie » (ibid., p. 25, à propos des liens entre les concepts de signe, de sensible et
d’intelligible). Par conséquent, ce que vise Habermas ne l’est pas non plus : soit le fait qu’il faille veiller à
ce que la démarche critique ne soit pas prisonnière de l’usage des concepts dans la tradition à laquelle elle
s’attaque, mais il dit cela lui-même et s’attache à le faire ; soit l’idée que Derrida travaille encore trop avec
les concepts de la métaphysique et pas assez contre eux, ce qui est sans doute la meilleure hypothèse.
31. De la grammatologie, op. cit., p. 33 (les deux mots entre crochets sont ajoutés par Habermas).
32. Ibid., p. 21 (cité par Habermas p. 194). Précisons qu’environ deux tiers du livre sont consacrés à
une étude de la critique de l’écriture dans la théorie du langage de Rousseau et sa reproduction chez
Claude Lévi-Strauss, autour de l’idée prêtée à ces deux auteurs d’une « violence de la lettre » et de celle de
Derrida lui-même selon laquelle « la métaphysique a constitué un système de défense exemplaire contre la
menace de l’écriture » (ibid., p. 149).
33. Force est de dire que l’argument de Habermas manque ici de précision, pour autant qu’il ne fait
qu’allusion au texte dans lequel Derrida s’attache à montrer pourquoi et comment l’analyse de l’écriture
offrirait une façon d’échapper au logocentrisme : « Signature événement contexte ». De celui-ci, que l’on
connaît bien dans la mesure où il a été travaillé dans la perspective de l’analyse de la théorie d’Austin et de
la polémique engagée par Searle, Habermas ne restitue que l’idée directrice, dont il propose une
traduction étrangement métaphorique : « Par l’écriture, ce qui est dit devient indépendant de l’esprit de
l’auteur et du souffle du destinataire, tout autant que la présence des objets évoqués » ; « Dans la mesure
où l’écriture mortifie les relations vivantes de la parole, elle promet à son contenu sémantique un
sauvetage au-delà d’un possible holocauste, dont serait victime tout ce qui parle et écoute » (p. 196).
Rappelons donc que l’argument de Derrida repose sur l’idée selon laquelle l’écriture met en cause le
primat accordé à l’intention du locuteur dans la tradition métaphysique, ainsi que la prédominance de la
relation sujet-objet.
34. On s’attachera bien sûr à présenter le paradigme qu’oppose Habermas à la philosophie du sujet et
à toutes les critiques qui en demeurent malgré elles prisonnières (voir infra, chapitre V p. 311-316).
35. La voix et le phénomène, op. cit., p. 2-3. Derrida cite à l’appui de cette idée ce qu’il considère
comme une sorte d’aveu de la part de Husserl : un passage du § 60 des Méditations cartésiennes dans
lequel celui-ci affirme que les résultats de ses recherches sont « métaphysiques s’il est vrai que la
connaissance ultime de l’être doit être appelée métaphysique », mais ne sont « rien moins que
métaphysiques au sens habituel ». Sur ce texte que Derrida utilise par ailleurs, voir supra, chapitre II p. 79-
80. Soulignons le fait que, certes très technique, ce petit livre de Derrida est d’une grande clarté et
construit son interprétation au travers d’une lecture méticuleuse des Recherches logiques datées de 1900-
1901 dont il rappelle qu’elles ont ouvert « le chemin dans lequel toute la phénoménologie s’est
enfoncée », ce qu’il confirme en les reliant de nombreuses fois à d’autres livres de Husserl.
36. Ibid., p. 91. On reconnaît ici un geste parfaitement similaire à celui qui guidait la lecture d’Austin
dans « Signature événement contexte » et que l’on retrouvera dans la plupart de celles consacrées par
Derrida aux auteurs classiques. On verra d’ailleurs qu’il lui est violemment reproché par Foucault et
Bourdieu, tandis que pour d’autres raisons il n’est pas impossible qu’il agace Habermas par sa lenteur et
une manière de ne pas aller droit aux points de conflits.
37. Edmund Husserl, Recherches logiques, tome II, 1re partie, trad. Hubert Élie, Arion L. Kelkel et
René Schérer, Paris, PUF, 1969, p. 64 (cité par Habermas p. 204). Derrida souligne quant à lui le fait que
non sans avoir envisagé la possibilité d’un discours affranchi du savoir (à partir de la proposition « le
cercle est carré »), Husserl en revient à l’idée selon laquelle « le vrai et authentique vouloir-dire est le
vouloir dire-vrai » (La voix et le phénomène, op. cit., p. 109).
38. La voix et le phénomène, op. cit., p. 35.
39. Ibid., p. 86.
40. Ibid., p. 91.
41. Ibid., p. 105.
42. Ibid., p. 111.
43. Ibid., p. 115.
44. Voir infra, chapitre VI p. 399-400.
45. Gershom Scholem, La Kabbale et sa symbolique, trad. Jean Boesse, Paris, Payot, 1975, p. 41.
46. Habermas cite et commente en note un texte de Susan Handelman intitulé « Jacques Derrida and
the Heretic Hermeneutic », in Marc Krapnick (dir.), Displacement : Derrida and After, Bloomington,
Indiana University Press, 1983, p. 98-129. L’utilisation de ce texte est assez paradoxale, pour autant que
l’auteur affirme dès le début vouloir contester l’interprétation courante de l’œuvre de Derrida comme
extension d’un mouvement critique initié par Nietzsche et poursuivi par Heidegger (interprétation à
laquelle adhère Habermas) pour lui opposer une thèse radicale : la tradition poursuivie par Derrida est
celle d’une « herméneutique hérétique » qui s’est construite et développée dès l’époque du Talmud
comme dissidence interne à la tradition rabbinique d’interprétation de la Torah et qui inclut des auteurs
aussi divers que Paul, Freud ou Harold Bloom.
47. J’emprunte cette idée à Richard J. Bernstein, qui la prête lui-même à Iris Murdoch. Voir Richard
J. Bernstein, « An Allegory of Modernity/ Postmodernity : Habermas and Derrida », loc. cit., in The New
Constellation : The Ethical-Political Horizons of Modernity/Postmodernity, op. cit., p. 208 (The Derrida-
Habermas Reader, op. cit., p. 79).
48. Soulignons le fait que tel est bien ce que Habermas reproche en bloc à Heidegger, Horkheimer et
Adorno, Derrida ou encore Foucault : « Peu importe le nom sous lequel elle se présente — ontologie
fondamentale, critique, dialectique négative, déconstruction ou généalogie — ces pseudonymes ne sont
nullement des travestissements qui ne feraient que cacher la forme traditionnelle de la philosophie ; je
dirais plutôt que ce large plissé des conceptions philosophiques sert à habiller une fin de la philosophie en
la dissimulant à peine » (p. 63).
49. Christopher Norris, Deconstruction. Theory and Practice, op. cit., p. 93, cité par Habermas
p. 226 (Norris met parasite entre guillemets). Soulignons le fait qu’à sa manière Norris reconstruit de
façon précise la genèse de ce qu’il nomme la déconstruction telle que reçue et pratiquée dans des lieux
comme Yale sur « son côté étourdissant et exubérant (dizzy, exuberant side) » (p. 91). Dans cette
perspective, il souligne le fait que celle-ci « arrivait » au bon moment dans un milieu de la critique
littéraire américaine taraudé par le statut scientifique de sa démarche et notamment porté par la volonté
de s’affranchir du paradigme du New Criticism (ce que signale Habermas). Mais il montre également que
les partisans d’une nouvelle liberté critique s’inspiraient de l’« École de Genève », c’est-à-dire d’auteurs
comme Jean Starobinski, Jean-Pierre Richard et quelques autres, en considérant qu’ils avaient posé de
bonnes questions sans parfaitement les résoudre (ce que Habermas omet de dire, s’agissant d’auteurs
réputés fort sages).
50. Ibid., p. 98, où Norris commente cette fois Hartman. Pour ce qui est de rire un peu, voici un
dialogue dans le style de Hamlet entre l’interprète et le livre : « Interpretor : Who’s there ?/book : Nay,
answer me ; stand, and unfold yourself » (p. 99 ; ce trait d’humour n’est pas cité par Habermas).
51. Paul de Man, Blindness and Insight, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2e éd., 1983,
p. 110, cité par Habermas p. 226-227. Notons que si Habermas avait voulu démontrer l’existence de
liens théoriques forts entre Derrida et le courant de la critique littéraire dont il est question, il aurait pu
tenter de le faire à partir d’un ouvrage objet d’un véritable culte dans certains milieux : Harold Bloom,
Paul de Man, Jacques Derrida, Geoffrey H. Hartman et J. Hillis Miller, Deconstruction and Criticism,
New York, The Continuum Publishing Corporation, 1979. Il reste que si ce livre est parfois perçu
comme fondateur d’une « École de Yale » (université à laquelle appartenaient tous les auteurs américains
et dont Derrida était à l’époque régulièrement l’invité), il est précisé dans sa préface qu’il ne s’agit en rien
d’un « manifeste » pour autant que les contributeurs ont des conceptions très différentes de la littérature,
de la critique littéraire et partant de la déconstruction.
52. Jonathan Culler, On Deconstruction. Theory and Criticism after Structuralism, op. cit. p. 150, cité
par Habermas p. 227. Toujours cité par Habermas, Culler ajoute aussitôt que « réciproquement, les
lectures les plus puissantes et les plus justes des œuvres littéraires sont peut-être celles qui les traitent
comme des gestes philosophiques en dégageant les implications de leurs relations avec les oppositions
philosophiques qui les soutiennent ».
53. On a cherché à montrer précisément pourquoi la présentation du conflit entre Searle et Derrida
par Jonathan Culler n’était pas satisfaisante pour autant que trop caricaturale (voir supra, chapitre II p. 94-
96).
54. Habermas écrit précisément nicht zu den argumentationsfreudigen Philosophen gehört (ce que les
traducteurs restituent par « ne se distingue guère par son goût de l’argumentation »).
55. On se reportera toutefois aux pages dans lesquelles Culler restitue le conflit entre Searle et
Derrida : On Deconstruction, op. cit., p. 110-134.
56. Voir supra, chapitre I, p. 59-60 où l’on avait souligné l’importance du fait que Derrida soit revenu
sur la question afin de préciser une position plus nuancée qu’il ne pouvait y paraître à première vue et en
tout état de cause différente de celle qui lui prêtait Searle.
57. On verra qu’une telle objection hypothétique serait d’autant mieux formée que Habermas se
l’oppose à lui-même en se demandant si sa démarche n’est pas prisonnière d’un « purisme de la raison »
(voir infra, chapitre V p. 323 ; p. 325-326).
58. On Deconstruction, op. cit., p. 176.
59. On verra qu’à l’inverse Derrida a été violemment attaqué en France pour trop respecter les
principes et la pratique de l’herméneutique (voir infra, chapitre V p. 271-272 ; p. 279-281).
60. Habermas discute (p. 238-241) un livre de Mary L. Pratt : Speech Act Theory of Literary Discourse,
Bloomington, Indiana University Press, 1977. Comme l’écrit Habermas, celui-ci offre effectivement une
discussion critique de la thèse de l’autonomie de l’œuvre littéraire à partir de la théorie des actes de
langage, mais aussi des études sociolinguistiques de William Labov sur l’anglais vernaculaire des Noirs
américains. Il reste que l’on ne peut voir que cela va « dans le sens de Derrida » que de très loin, puisque
le nom de celui-ci n’apparaît pas.
61. Richard Ohmann, « Speech-Acts and the Definition of Literature », Philosophy and Rhetoric, no 4,
1971, p. 17, cité par Habermas p. 236. Habermas commence par citer un texte classique de Roman
Jakobson : « Linguistique et poétique » (1960), in Essais de linguistique générale. 1. Les fonctions du
langage, trad. Nicolas Ruwet, Paris, Minuit, 1963, p. 209-248.
62. Richard Rorty, « Déconstruction et circonvention », loc. cit., in Science et solidarité, op. cit., p. 89,
cité par Habermas, p. 243. Voir supra, chapitre II p. 83-84 ; chapitre III, p. 181. Richard Rorty a
commenté la critique de Derrida par Habermas dans laquelle il est impliqué : voir « Habermas, Derrida
and the Functions of Philosophy », in The Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 47-65. Voir aussi de
Richard Rorty, « Habermas, and Lyotard on Postmodernity », loc. cit., in Richard J. Bernstein (dir.),
Habermas and Modernity, op. cit., p. 161-175 et la réponse de Habermas dans le même volume (p. 196-
198).
63. Sans accorder une importance excessive à la rhétorique ou aux questions de style, notons que cette
idée et son développement sont présentés dans une longue note sous le dernier mot de la « digression »
qui termine le chapitre consacré à Derrida. En un sens, elle replace une dernière fois ce dernier dans une
compagnie qui l’honore. En un autre, elle corrige peut-être quelques défauts d’argumentation de sa
critique pour autant qu’elle la réinscrit sur un plan où l’obsession de la rupture avec la métaphysique est
neutralisée par des considérations concernant les tâches de la philosophie. En tout état de cause, elle a
pour mérite de moins chercher à conclure qu’à ouvrir une perspective dans laquelle le débat pourrait être
repris à moindres frais polémiques.
64. La formule est citée sans référence de façon un peu inexacte. Elle provient de Marges, op. cit.,
p. 320, où Derrida décrit le « rêve » de la philosophie comme celui d’une grande métaphore exprimant
une lisibilité parfaite du réel. Sur ce mot et le commentaire qu’en fait Richard Rorty (également cité par
Habermas), voir supra, chapitre II p. 85-86.
65. Petit point d’histoire qui n’est pas sans importance, Habermas restitue dans une préface datée de
décembre 1984 l’archéologie du livre paru en allemand l’année suivante et traduit en français trois ans
plus tard : le point de départ se situe dans la conférence du prix Adorno de septembre 1980 (« La
modernité : un projet inachevé », loc. cit., paru en français l’année suivante) ; certains chapitres sont issus
de cours à l’université de Francfort du semestre d’été 1983 et du semestre d’hiver 1983-1984 ; d’autres
reprennent des conférences données au Collège de France en mars 1983 ; quelques-uns proviennent enfin
de lectures à la Cornell University ou au Boston College de ces mêmes années. Autrement dit et pour
autant que D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie provient d’une conférence prononcée en
juillet 1982 à Cerisy-la-Salle, Derrida n’avait aucune connaissance directe ou par d’éventuels témoins de
ce que Habermas pouvait penser de son travail. Autre petit point qui pourrait expliquer un peu le ton de
certains des chapitres du livre : s’agissant des conférences au Collège de France, Habermas avait le
sentiment de n’être pas tout à fait assez prêt et se sentait en tout état de cause en terrain hostile
(témoignage de Nancy Fraser lors d’une conversation à Paris en mai 2010).
Chapitre IV
NACH DEM KRIEG
Raconter une histoire est a priori moins difficile qu’analyser des concepts, en
sorte qu’après la restitution des éléments d’une guerre entre deux philosophes,
de ses arrière-plans spéculatifs ou encore de sa dimension continentale et avant
l’exploration de ce qu’avaient sans doute été les conditions de possibilité par
nature discrètes d’une paix entre eux, le début de ce chapitre devrait être une
respiration. Que Derrida et Habermas se soient réconciliés après un conflit
d’une quinzaine d’années ouvert par l’un de façon tonitruante, subi par l’autre
presque en silence et poussé à des formes extrêmes par des disciples est un fait.
Public, celui-ci est datable par des initiatives ; des textes permettent d’en
apprécier le contenu intellectuel ; les souvenirs de quelques acteurs apportent
un peu de lumière. On va cependant voir que les choses très vite se
compliquent. De l’événement principal il n’existe pratiquement aucune pièce
matérielle et tout ou presque repose sur un témoignage. À quoi s’ajoute que si
les guerres ont bien des formes, la paix aussi peut se manifester de façons très
différentes : rien de plus que la suspension des hostilités ; un armistice qui ne
garantit rien pour l’avenir ; l’ouverture d’un horizon de permanence sinon de
perpétuité. Enfin, que faut-il attendre d’une amitié entre philosophes : un
respect mutuel éventuellement nourri de dialogues ; une admiration réciproque
attachée à la conviction que chacun s’enrichit au contact de l’autre ; un
sentiment de communauté de pensée sur tout ou partie des objets de la
philosophie ?
Voici un mot de philosophe sur l’amitié : « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis. »
Pour être précis, celui-ci est seulement prêté : à Aristote par Diogène Laërce,
qui n’en dit lui-même pas grand-chose1. Mais il a été repris, commenté,
travaillé en tous sens par des auteurs aussi différents que Montaigne, Florian,
Kant, Nietzsche, Maurice Blanchot. Enfin, Derrida a construit autour de lui
un grand livre : Politiques de l’amitié. « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis » :
magnifique exemple de contradiction performative. Derrida l’a noté et un peu
commenté, mais on sait qu’il aime d’autant moins cette notion que Habermas
l’a utilisée contre lui et qu’elle s’attache à une conception de l’argumentation
qui n’est pas la sienne. Pour compliquer les choses d’une autre manière, c’est
autour d’un dédoublement opéré par Nietzsche que Derrida a noué l’intrigue
de son livre : « “Amis, il n’y a point d’amis !” s’écriait le sage mourant (sterbende
Weise) ; “Ennemi, il n’y a point d’ennemi !” s’écrit le fou vivant (lebende Tor)
que je suis2. » Comme sans doute chez Aristote si tant est que le mot lui
appartienne vraiment, le propos est général et Derrida le malaxe autour de la
question politique qui est son objet principal, sans lien immédiat avec la
philosophie en tant que telle ou les philosophes. Mais Nietzsche a aussi un mot
sur ce sujet : « Dans quelle mesure le penseur aime son ennemi3. » Derrida l’a
également cité, mais ailleurs et pas n’importe où : dans un texte écrit en
juin 2004 pour Habermas, à l’occasion de son soixante-quinzième
anniversaire4.
Derrida a donc raconté lui-même « l’histoire d’une amitié avec obstacles »,
autour d’un mot toujours emprunté à Nietzsche, Redlichkeit5. On ne pourrait
trouver meilleur point d’appui que ce récit ainsi mis en scène : « J’aime cette
histoire, j’apprends à l’aimer. Il ne s’agit pas seulement de la naissance plus tout
à fait récente d’une amitié ou d’une affection personnelle ; la signification
philosophique et politique de cette histoire s’élève déjà au-dessus de chacun de
nous. » Derrida ne craint pas une certaine emphase, espérant que dans l’ordre
philosophique cela mobilise plus qu’un « engagement politique de
philosophes » et « l’honnêteté, la probité, la Redlichkeit de pensée », ajoutant
que cela vaut « en Allemagne, en France, en Europe, et dans le monde qui
vient ». On sait cette dernière expression extrêmement connotée dans le monde
juif, puisqu’elle ne vise rien moins qu’une ère post-messianique et il est difficile
d’imaginer ce qu’il avait à l’esprit en l’écrivant peut-être au fil de la plume.
Mais il est fait allusion à un autre texte à l’époque encore récent, très politique
et cette fois cosigné avec Habermas : Nach dem Krieg. En tout état de cause, ce
qui importe pour l’instant est le récit de première main délivré à Francfort
d’une histoire qui avait commencé au même endroit vingt ans plus tôt.
Le début est d’une extrême brièveté : la première « rencontre » avait eu lieu
en 1984 à l’université de Francfort, où Habermas avait invité Derrida à
prononcer une conférence intitulée « Les pupilles de l’Université. Le principe
de raison et l’idée de l’Université »6. Puis plus rien, ou plutôt ce que l’on
connaît presque trop bien : « Un an après ma première visite à Francfort,
Habermas publiait Der philosophische Diskurs der Moderne. Je lisais ce livre avec
le plus grand intérêt ; mais n’étais pas seul à trouver que les deux chapitres qui
m’étaient largement destinés étaient, disons, injustes ou hâtifs (unjust or
overhasty). » Derrida rapporte alors avoir écrit en 1988 et 1989 deux réponses
argumentées mais « un peu polémiques »7. Puis il ajoute : « Après cela, bien
que nous gardions tous les deux silence, des “partis” se formèrent dans de
nombreux pays. Ils conduisirent une sorte de “guerre”, à laquelle nous-mêmes
ne prîmes jamais part, ni personnellement ni directement. » À nouveau, rien de
plus au fond : juste l’espoir qu’une telle « guerre académique typique » ait au
moins fait un peu réfléchir et la conviction que l’obligation faite aux étudiants
de former des alliances ne les a pas aidés à progresser. La suite est alors racontée
sous un sous-titre mystérieux mais éloquent : « Le fantôme de Nietzsche ». Il
s’agit donc de l’ouverture d’un horizon pacifique.
Pour un moment, les faits sont ténus et les dates imprécises. C’est toujours
Derrida qui raconte : « À la fin des années 1990 — et le premier gage de ma
gratitude à l’égard de Habermas tient à cela — nous nous rencontrâmes à une
party après une lecture que je prononçais à Evanston aux États-Unis. Avec un
sourire amical il vint vers moi et proposa que nous ayons une “discussion”.
Sans hésitation j’acceptais. “Il est temps, dis-je, n’attendons pas qu’il soit trop
tard.” » Puis ils se sont revus à Paris peu après, on ne sait pas très bien quand.
Lors d’un repas amical, Habermas a fait de son mieux pour effacer les traces
des polémiques. Commentaire de Derrida : « À nouveau le fantôme de
Nietzsche apparut et murmura à mon oreille : Honesty ! » Petite information
supplémentaire, c’est au cours de ce repas durant lequel une proximité
politique déjà attestée par la signature de pétitions ou manifestes proposés par
des amis communs s’était confirmée que les deux hommes s’étaient mis
d’accord pour organiser un séminaire commun sur des problèmes de
philosophie, de droit, d’éthique et de politique. Au travers de ce récit pour un
anniversaire, les choses vont vite et il faut brièvement se tourner vers un autre.
Celui-ci appartient en quelque sorte à l’événement lui-même, puisqu’il
intervient dans le texte où Derrida répond aux propositions du médiateur de
cet alors futur débat. On notera quelques petites discordances de détail, une
chronologie plus précise et des faits presque trop beaux pour être vrais : « Après
un long débat, direct, indirect, par intermédiaires ou non, Habermas et moi
nous promîmes (…) de nous rencontrer et de discuter. Cette promesse était
probablement à ce point surdéterminée que nous tombâmes malade l’un après
l’autre. Au moment de la rencontre, qui avait été prévue pour deux jours dans
le séminaire d’Axel Honneth — deux ou trois jours avant, je tombais malade.
C’était la première fois de ma vie que j’annulais une rencontre de ce type.
Nous prîmes une autre date pour une autre rencontre deux ou trois mois plus
tard, et la veille, dans la soirée, c’était Madame Habermas qui était au
téléphone ; Habermas était très malade, il avait un problème d’oreille interne,
et nous eûmes à annuler pour la seconde fois la rencontre que nous nous étions
promise l’un à l’autre, l’un et l’autre8. » Celle-ci eut enfin lieu,
le 24 juin 2000 à Francfort. Derrida la commente dans l’autre récit : « La
discussion fut soutenue poliment, honnêtement — redlich — dans un
labyrinthe au sein duquel nos chemins philosophiques ou éthico-
philosophiques se croisaient par instant, coïncidaient parfois et parfois allaient
dans des directions opposées9. » Voilà donc l’événement essentiel d’un point de
vue philosophique. Mais il en demeure peu de trace et chercher à l’apprécier
sera difficile. La suite est beaucoup plus visible et on la connaît déjà. Il vaut
toutefois la peine de la raconter un peu mieux, ne serait-ce que pour prendre
un peu de la lumière publique avant de chercher à entrer dans la pénombre
d’un séminaire qui demeure assez mystérieux.
Nach dem Krieg : c’est d’un texte portant ce titre que l’on peut dater la paix
publique entre Habermas et Derrida. Il a été écrit par le premier et le second
l’a cosigné sans hésiter, pour publication le même jour dans la Frankfurter
Allgemeine Zeitung, La Repubblica, El País et Libération. Nous sommes le
31 mai 2003 et les deux auteurs indiquent les deux événements qui ont suscité
ce texte : l’invitation faite par le gouvernement espagnol aux chefs d’État des
autres pays de l’Union européenne à soutenir la guerre contre l’Irak engagée
par le Président Bush ; les « manifestations monstres » qui se sont déroulées
le 15 février dans les rues de Londres, Rome, Madrid, Barcelone, Paris et Berlin
contre ce « coup de main »10. Il s’agit donc d’un manifeste conjoncturel et
politique. Mais Habermas et Derrida l’inscrivent sur un horizon élargi,
cosmopolitique. Suivons donc ce mouvement d’élargissement politique et
spéculatif propre à un texte qui a l’allure d’un acte de langage performatif et
dont on a déjà montré qu’il se conjugue dans un singulier conditionnel futur
antérieur : « Après la guerre » indique une projection dans le futur indéterminé
de la fin du conflit qui commence ; est visé le fait qu’au cours de celle-ci les
Européens auront affermi leur unité en s’opposant à la politique américaine ;
mais seulement si entre-temps ils avaient été capables de surmonter leurs
divisions pour enfin parler et agir d’une voix commune11. Il est donc question
en premier lieu de concevoir les conditions de possibilité politiques d’une
« renaissance de l’Europe (Wiedergeburt Europas) » à partir de deux
observations : la « division du travail moralement obscène » entre « la grande
opération logistique du déploiement militaire » et « l’affairement fébrile des
organisations humanitaires » ; une mobilisation des citoyens européens sans
doute seulement fondée dans la « puissance des sentiments » mais aussi liée à la
prise de conscience du naufrage de la politique extérieure de l’Union.
Habermas et Derrida commencent par décrire un double conflit interne à
l’Europe rendu plus clair que jamais : d’un côté, les pays continentaux face à la
Grande-Bretagne ; de l’autre, la « vieille Europe » face aux pays d’Europe
centrale. L’horizon politique alors plus ou moins immédiat est celui d’une
constitution qui devrait fournir à l’Europe un ministre des Affaires étrangères,
chose essentielle mais qui n’aura de sens que s’il existe un accord des
gouvernements sur une politique commune susceptible de faire pièce à
« l’unilatéralisme hégémonique des États-Unis ». Mais pour avoir une véritable
consistance, ce dernier doit encore être enraciné dans les motivations et les
convictions des citoyens eux-mêmes, autrement dit un authentique sentiment
d’appartenance politique. D’où la question régulatrice d’un élargissement de la
réflexion : « Existe-t-il des expériences, des traditions et des acquis communs
qui fondent chez tous les citoyens européens la conscience d’un destin
politique dont nous ayons fait l’épreuve commune et que nous pourrions à
l’avenir façonner en commun ? » Le premier élément de réponse repose sur un
certain nombre d’acquis dont le bénéfice s’étend au-delà de l’Europe à des pays
comme les États-Unis eux-mêmes : « Le christianisme et le capitalisme, la
science de la nature et la technologie, le droit romain et le code Napoléon,
l’urbanité, la civilité, la démocratie et les droits de l’homme, la sécularisation de
l’État et de la société ». Mais l’apanage paradoxal de l’Europe tient en cela que
ces expériences et celles de la pacification des oppositions de classes par l’État
social ou encore de l’autolimitation de la souveraineté des États ont été
acquises au travers de conflits souvent violents qui donnent à ses citoyens une
conscience aiguë de la « dialectique de la raison ». En d’autres termes, c’est
dans une Europe actuelle façonnée par les expériences totalitaires du XXe siècle
et la Shoah que se manifestent le plus clairement deux phénomènes requis pour
permettre une projection vers un « ordre cosmopolitique mondial sur la base
du droit international » dans une « constellation postnationale » : « La volonté
politico-éthique qui s’exprime herméneutiquement à travers des processus où
s’explicite collectivement le rapport que l’on a à soi-même » ; des
« confrontations autocritiques relatives au passé » permettant que soient remis
en mémoire les « principes moraux de la politique ».
Dans une langue et avec des concepts qui sont ceux de Habermas, ce texte a
donc un contenu spéculatif rare en de telles circonstances. Il faudra à un
moment ou un autre se demander si la signature de Derrida atteste une
authentique adhésion philosophique à cette formalisation de « l’espérance
kantienne en une politique intérieure mondiale ». Mais pour l’heure importe
surtout la valeur pragmatique de ce manifeste : Nach dem Krieg, le simple fait
que Derrida et Habermas signent ensemble ce texte fait s’ouvrir une période
qui se situe après la guerre qui les a opposés pendant des années en incarnant
une déchirure de la conscience philosophique européenne. Pour être exact, il
faut dire qu’il y a surtout là le symbole public d’une réconciliation déjà acquise
depuis un moment : suite au séminaire de Francfort, Habermas avait prononcé
à Paris une conférence sur Derrida qui avait « enchanté » celui-ci ; ils s’étaient
ensuite retrouvés une nouvelle fois à Francfort pour la remise à Derrida du prix
Adorno le 22 septembre 2001 ; puis chez leur ami commun Richard Bernstein
à New York ; enfin et en un sens surtout, ils publiaient au même moment un
livre à deux voix intitulé Philosophy in a time of Terror/Le « concept »
du 11 septembre12. C’est dans ces textes-là que l’on pourra chercher
authentiques proximités et véritables divergences philosophiques. Mais il faut
désormais revenir en arrière, vers un moment et un lieu où les choses étaient
moins claires ou en tout état de cause à l’état d’ébauches qui restent difficiles à
reconstituer.
L’IMPROMPTU DE FRANCFORT
DE LA PAIX EN PHILOSOPHIE
Pour le dire une dernière fois, on en sait assez peu sur la rencontre de
Francfort et elle pourrait avec le temps devenir l’un des moments de l’histoire
de la philosophie dont l’aura se tient entre le mystérieux et le mythique. On se
souvient toutefois de l’adjectif utilisé par Derrida pour la qualifier après l’avoir
désignée comme « labyrinthe » : redlich. Qu’elle se soit déroulée avec
« probité » est déjà beaucoup et quoi qu’il en ait été de son contenu précis elle a
tenu sa promesse d’ouvrir un horizon pacifique dans les relations entre deux
penseurs dont la guerre attestait une déchirure profonde de la conscience
philosophique de l’Europe. L’un et l’autre s’étaient-ils dit qu’il leur fallait
chacun appliquer cette maxime que Derrida emprunte : « Ne jamais réprimer
ni te taire à toi-même une objection que l’on peut faire à ta pensée ! Fais-en le
vœu ! Cela fait partie de la probité (Redlichkeit) première de ta pensée » ? Celle-
ci devrait être en tout état de cause la règle d’or de l’éthique de la discussion et
l’on pourrait aux exclamations près l’attribuer à Kant. Elle appartient toutefois
à un auteur peu réputé pour son irénisme intellectuel ou sa douceur de ton : de
nouveau Nietzsche47. À qui prêter cette idée : « Chaque penseur bâtit son
œuvre pour ainsi dire sur les ruines d’une autre » ? On se dit que cette fois elle
doit être de Nietzsche, ou du père de la déconstruction. Mais sûrement pas de
Habermas ou de quelqu’un de son monde. Elle est pourtant de Kant, que l’on
croyait avoir une idée plus sereine de la vie de l’esprit48. Derrida a raison, le ton
apocalyptique n’est pas rare en philosophie et l’on est parfois surpris de
découvrir qui le prend pour quoi faire. Toujours est-il qu’il est désormais
rétrospectivement certain que durant la guerre entre Habermas et Derrida les
conditions de possibilité d’une paix future avaient été préservées.
On s’était demandé au début de ce chapitre ce que pourrait ou devrait être
une paix entre philosophes. Mais sans jamais se dire qu’il n’est après tout pas
évident qu’elle soit un bienfait. Sur ce sujet encore, il serait possible de faire
une devinette. Dévoilons cependant déjà la surprise : on trouve sous la plume
de Kant une défense loin d’être seulement paradoxale de la guerre en
philosophie. Voici comment celui-ci décrit la façon dont l’homme réalise sa
nature d’« animal raisonnable » au travers de deux « propensions » et deux
seules : d’abord « à se servir de cette faculté pour raisonner, pour peu à peu
raisonner de façon méthodique et cela simplement par concepts, c’est-à-dire à
philosopher » ; « Ensuite, à se frotter à autrui, même de façon polémique, avec
sa philosophie, c’est-à-dire à disputer (disputieren) et, car cela ne se produit pas
facilement sans passion, à batailler (zanken) en faveur de sa philosophie, et
finalement, en se rassemblant massivement dans des camps qui s’opposent
(école contre école, comme armée contre armée), à mener une guerre ouverte
(offenen Krieg) »49. S’agissant donc de ce que l’on pourrait nommer la vie de
l’esprit, Kant serait-il donc schmittien ? Attendons un peu avant de chercher à
répondre, non sans toutefois noter que cette « impulsion » guerrière de
l’homme qui s’adonne à la raison vient de loin et doit être considérée comme
rien moins qu’une des « dispositions bienfaisantes et sages de la nature
(wohltätigen und weisen Veranstaltungen der Natur) ».
Il faut savoir que l’idée d’une « ruse » de la nature n’est pas chez Kant une
rareté, puisqu’elle régit aussi sa conception de l’histoire50. Mais tout de même.
C’est bien une histoire de la philosophie jusqu’à son époque qu’il esquisse à
partir de cette idée, pour montrer l’impossibilité d’un « état de paix » dans ce
domaine et l’illustrer en caractérisant les positions des adversaires : « Le
dogmatisme (…) est un oreiller pour s’endormir et c’est la fin de toute vivacité
(Belebung), laquelle est précisément un bienfait en philosophie » ; « Le
scepticisme (…) ne possède rien par quoi il puisse exercer une influence sur la
raison en son activité, parce qu’il rejette tout sans l’utiliser » ; « Le
modérantisme, qui vise la position intermédiaire, croit trouver dans la
vraisemblance subjective la pierre philosophale et, par l’accumulation de
multiples raisons isolées (dont aucune, pour soi seule, n’est démonstrative),
s’imagine pallier l’absence de la raison suffisante, n’est en fait pas une
philosophie ». Vient enfin la sienne, qu’il présente de la façon suivante : « La
philosophie critique est celle qui ne commence pas avec des tentatives pour
bâtir ou détruire des systèmes, ou même seulement (comme le modérantisme)
pour établir sur des supports un toit sans maison afin, à l’occasion, de venir s’y
abriter, mais qui commence son entreprise de conquête (…) par l’examen du
pouvoir (Vermögen) de la raison humaine. » Examiner le pouvoir et partant les
limites de la raison quel que soit le sens dans lequel on s’y prenne, à ce jeu les
philosophes critiques pourraient être plus nombreux qu’on le croit.
On pourrait se dire que ce point où Kant décrit l’abandon de la fâcheuse
habitude de « ratiociner à tort et à travers » et présente sa propre démarche est
celui d’une fin de l’histoire guerrière de la philosophie. Cela est à la fois vrai et
faux, en tout état de cause au travers de ce qui ressemble à un paradoxe :
« Cette philosophie, qui est un état continuellement armé (contre ceux qui
font le contresens de confondre phénomènes et choses en soi), état armé qui
par là même accompagne en outre sans cesse l’activité de la raison, ouvre la
perspective d’une paix perpétuelle entre philosophes. » Sans surprise, Kant n’est
pas Hegel et ne perçoit ni tout à fait dans sa propre pensée le système achevé
du Savoir ni déjà dans son époque le terme d’une histoire de la Raison. Aurait-
il donc lui encore un ennemi qu’il attendrait toujours sur le pied de guerre ?
Oui, et d’ailleurs nous le connaissons déjà, bien qu’il surgisse ici par
improviste : « M. Schlosser, un homme qui a un grand talent d’écrivain et dont
la façon de penser (comme on a des raisons de le croire) est déterminée à
favoriser le bien, fait son entrée de façon inattendue sur le champ de bataille de
la métaphysique (Kampfplatz der Metaphysik), pour se divertir, en des loisirs
qui ne sont pourtant pas dépourvus d’activités, de l’exercice coercitif et sous
autorité, de l’application de la loi51. » Kant voit donc à toute époque y compris
la sienne la philosophie s’exercer comme « guerre ouverte » où l’on vit
« continuellement armé ». Il s’estime lui-même installé sur le « champ de
bataille de la métaphysique » ! On le voit pour la seconde fois se battre avec
celui qu’il présentait ailleurs comme le chef des « mystagogues ». Schlosser
derrière qui on avait reconnu Jacobi était dénoncé pour confondre la « parole
de la raison » avec la « voix d’un oracle » et « tomber dans une vision exaltée
qui est la mort de la philosophie », Kant écoutant chez lui un ton prétentieux
traduisant une « illumination mystique ». En un sens, ce dont il est accusé ici
est plus grave : « Évacuer autant que possible la critique de la raison pure » ;
méconnaître « le principe qui peut servir de pierre de touche pour la
détermination de tout ce dont nous avons la faculté : Agis toujours selon une
maxime telle que tu puisses en même temps vouloir qu’elle devienne une loi
universelle »52. Kant a donc bien son ennemi et n’hésite jamais à user contre lui
d’un ton guerrier, ce dont il fait en outre une nécessité pour la philosophie
dans une époque qui remonte à ses origines et n’est toujours pas achevée.
Commentant Kant et le commentaire qu’en avait donné Derrida, on s’était
pris à imaginer un instant sous les traits du doux philosophe de Königsberg un
Habermas pourfendant le père de la déconstruction pour mieux combattre
Heidegger. À la lecture de Habermas lui-même, on s’était dit ensuite que tout
n’était pas que fantasme : à la manière de Kant dénonçant en « artiste de la
raison » celui qui prétendait obtenir de façon « géniale » par l’écoute d’un
oracle ce que les autres tentent de saisir par un « travail », il récusait la parole
oraculaire de Heidegger comme néo-païenne ; plus encore que Kant se
moquant des hommes de son temps qui voulaient faire de la poésie avec la
raison, il critiquait chez Derrida une tentative visant à remplacer la philosophie
par la littérature et la logique par la rhétorique ; deux siècles après Kant, il
affirmait au nom d’une « partialité pour la raison » que de telles pratiques
entraînent la mort de la philosophie. Faudrait-il désormais aller plus loin et
penser que Habermas lui aussi considère la philosophie critique comme « un
état continuellement armé (immer bewaffneter Zustand) » ? On l’a vu
effectivement faire une guerre sur ce qui ressemblait à une ligne de front où
l’on se bat comme dit Kant « armée contre armée (Heer gegen Heer) ». Le code
officiel de l’éthique de la discussion considère bien qu’en philosophie il faut
« se frotter à autrui » et même « disputer ». Sans vraiment le dire, il pourrait
certes reposer sur l’idée qui est donc kantienne selon laquelle même la
polémique est nécessaire à la « vivacité » de la philosophie. Mais on ne savait
pas qu’il contiendrait peut-être une sorte de clause additionnelle secrète qui
dirait qu’entre philosophes on mène quand il le faut une « guerre ouverte ».
Habermas a donc bien lui aussi son ennemi, sur ce qui paraît être encore le
« champ de bataille de la métaphysique » ou déjà le tas de ses ruines :
Heidegger. Mais également un adversaire, moins dangereux que ce dernier et
cependant à réduire pour autant que ressemblant sans doute au sceptique du
temps des débuts de la pensée critique : Derrida. Peut-être n’était-ce déjà plus
tout à fait son état d’esprit au moment de l’impromptu de Francfort. Et
d’ailleurs Derrida et lui ont fini par faire la paix. Kant aurait-il encore quelque
chose à nous dire à ce sujet ?
Le titre même de son opuscule et une remarque faite comme en passant qui
semblait paradoxale nous disent que oui. Voici qui est désormais clair : « Un
traité de paix qui soit tel que, pourvu que les parties se comprennent
réciproquement, il soit aussitôt conclu (sans capitulation), peut aussi être
annoncé comme conclu, du moins comme proche de sa conclusion53. » Se
pourrait-il que l’on ait là une belle hypothèse concernant le résultat de la
discussion de Francfort ? On se souvient en avoir formulé une autre en usant
déjà d’un mot de Kant issu de l’autre opuscule sur les batailles philosophiques :
ce qui avait précédé celle-ci pourrait n’avoir été que « du bruit pour rien ».
L’affaire traitée ici est apparue plus sérieuse que la précédente et l’on s’attend à
ce que si conditions il y a pour une paix, elles soient plus exigeantes. Kant
prend la peine de repartir de loin pour expliciter son « annonce d’une paix
perpétuelle en philosophie » : celle-ci est en son premier sens une « doctrine de
la sagesse » ; mais aussi et sans doute à son époque surtout une « doctrine du
savoir ». L’élément essentiel tient cependant à la définition de sa fonction du
second de ces points de vue : « Faire voir à la raison ses limites ». Voilà bien sûr
le principe même de la philosophie critique dont Habermas se veut l’héritier,
mais en assumant ce qu’il a appris d’Adorno : le fait qu’entre l’époque de Kant
et la sienne se sont imposés les effets ravageurs d’une « dialectique de la raison »
empêchant de simplement continuer comme avant ou de reconstruire à
moindres frais. Cela pourrait-il vouloir dire que l’on peut admettre plusieurs
manières de montrer à la raison ses limites et qu’il serait même envisageable de
se trouver des alliés inattendus sur un champ de bataille où c’est la
métaphysique qu’il s’agit plus clairement que jamais de défaire ? Laissons pour
l’instant de côté cette hypothèse qui concerne les tâches de la philosophie. Mais
non sans rappeler ce qu’écrivait Habermas au sujet de Horkheimer et Adorno
pour esquisser en creux son propre programme : « Ils se sont livrés à un
scepticisme effréné vis-à-vis de la raison, au lieu d’examiner les raisons qui
permettent de douter de ce scepticisme lui-même54. »
Revenons une dernière fois à Kant et à ce qui importe en premier lieu ici :
les conditions de possibilité d’une paix entre philosophes. Son propos à ce sujet
pourrait sembler banal, trop simple ou presque seulement édifiant : « Il est
possible que tout ne soit pas vrai dans ce qu’un homme tient pour tel (car il
peut se tromper) ; mais dans tout ce qu’il dit, il lui faut être véridique (il ne doit
pas tromper). » Il en est donc ici du philosophe comme de tout un chacun dans
ses relations avec les autres : il ne doit pas mentir. À ceci près cependant que la
recherche et la diffusion de la vérité sont pour lui une profession et qu’il existe
deux sortes de mensonges : « Si l’on fait passer pour vrai ce dont on a pourtant
conscience que c’est faux » ; « Si l’on fait passer pour certain quelque chose
dont on a conscience pourtant qu’il est subjectivement incertain ». Sans l’être
exclusivement, la seconde de ces propositions semble bien adaptée aux
exigences de la philosophie. Toujours est-il que ce qui est en vue paraît presque
reposer sur pas grand-chose : « Le commandement Tu dois (…) ne pas mentir,
accepté très profondément comme principe dans la philosophie comme
doctrine de la sagesse, non seulement y produirait à lui seul la paix perpétuelle,
mais pourrait même la garantir pour l’avenir. » Soyons clairs, tout comme à
Searle auparavant Derrida reprochait à Habermas de mentir au premier sens
lorsqu’il l’accusait de confondre philosophie et littérature, de remplacer la
logique par la rhétorique ou encore de refuser d’argumenter. Aurait-il continué
de le penser qu’il ne serait pas venu à Francfort et une fois là-bas de son côté
Habermas ne pouvait plus le soupçonner de telles choses. La condition de
possibilité de la rencontre était-elle seulement que chacun ait le sentiment que
l’autre ne ferait pas ou plus passer pour certain ce qu’il savait en son for
intérieur spéculatif ne pas l’être ? Une chose paraît sûre : dans les termes de
Kant, le fait que celle-ci ait ouvert ce qui apparaîtrait bientôt comme une paix
suppose qu’elle ait été conduite dans le « ton de la véracité (Ton der
Wahrhaftigkeit) ».
Kant en son temps avait fait entendre « un ton supérieur nouvellement pris
en philosophie ». Derrida peu avant les attaques de Habermas écoutait en écho
« un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie ». Nous avons perçu
dans leur conflit un ton guerrier entendu récemment en philosophie. En
termes kantiens, ce que l’on pourrait appeler la condition a posteriori de la paix
future entre Habermas et Derrida a été que leur confrontation directe se soit
effectivement passée dans le « ton de la véracité ». Mais c’est à Nietzsche que
Derrida a emprunté le mot caractérisant à ses yeux la façon dont elle s’est
déroulée : Redlichkeit. « Probité »/ « véracité » : ce n’est pas tout à fait la même
chose. À quoi s’ajoute que c’est Kant et non pas Nietzsche qui pense l’histoire
de la philosophie entre guerre et paix. Et donc peut-être Habermas et non pas
Derrida ? On avait eu le sentiment que Searle quant à lui n’agissait qu’en état
de guerre. Comme un philosophe critique tel que le décrit Kant ? On sait aussi
qu’entre lui et Derrida aucun horizon pacifique ne s’est jamais dégagé. À qui la
faute ? Cela n’importe sans doute pas vraiment. Mais on se souvient encore de
ce que quelques auteurs plutôt issus du camp de Searle s’étaient en quelque
sorte attachés à montrer qu’il devrait être possible de conduire sur un ton de
véracité ou dans un esprit de probité une confrontation entre « deux éminentes
traditions philosophiques » représentées par Austin et Derrida. Pourrait-on en
conclure que de même qu’une discussion entre le représentant de la
philosophie critique revisitée et celui d’une déconstruction explicitée a permis
la fin d’une guerre qui avait déchiré la philosophie « continentale » pendant
plusieurs décennies, de même cela pourrait préfigurer la possibilité d’en finir
avec une sorte de paix d’indifférence mais armée entre cette tradition et
l’autre ? C’est sans doute beaucoup s’avancer. Disons d’un mot cher à Derrida :
« peut-être ».
Que s’est-il passé entre la rencontre de Francfort (24 juin 2000) et la
publication de Nach dem Krieg (31 mai 2003) dont on a fait le symbole public
de la paix entre Habermas et Derrida ? Tout d’abord, Habermas a prononcé à
Paris début décembre 2000 devant Derrida et dans un colloque qui lui était
consacré une conférence intitulée « Comment répondre de la question
éthique ? ». On l’a déjà évoquée, pour relever le fait que Habermas citait et
commentait un passage de la conférence prononcée à Francfort par Derrida
le 23 juin : sur ce que l’on pourrait appeler la performativité philosophique du
performatif et plus précisément l’idée selon laquelle « seul l’impossible peut
arriver ». Mais aussi pour souligner la façon dont Habermas traçait clairement
une ligne de séparation entre Heidegger et Derrida juste esquissée dans Le
discours philosophique de la modernité : « D’un côté, une trahison néopaganiste
de l’héritage du monothéisme et de l’autre une loyauté éthique adoptée envers
ce même monothéisme55. » À la lecture du livre écrit en état de guerre, on
s’était dit qu’une telle idée pouvait faire que les ponts ne soient pas totalement
rompus pour l’avenir avec Derrida. Une remarque du même ordre était venue à
l’esprit au constat de ce que Habermas rapprochait de façon plus qu’incidente
sans toutefois être insistante ce dernier d’Adorno. Cette fois, il avoue les limites
de sa connaissance de l’œuvre de Derrida et marque la « distance » qui les
sépare ; mais il la dit « stimulante », attestant des sujets de préoccupation et des
intentions communs. Enfin, s’il parle au fond peu de Derrida et beaucoup de
Kierkegaard, il cite plusieurs fois Adorno qui offre la véritable toile de fond
d’une réflexion sur l’éthique proche de relever de ce que celui-ci nommait une
« science mélancolique ».
Certes Habermas présente en la mettant en scène sa propre thèse : « Les
théories morales et politiques ont à payer un lourd tribut à la division du
travail qui les oppose à l’éthique proprement dite » ; Kierkegaard a offert la
première réponse « postmétaphysique » à la question éthique en se demandant
comment peut-on « être soi-même », mais celle-ci, comme celle de Jaspers,
reste dans l’orbe de la foi individuelle ; le tournant linguistique que lui-même
emprunte offre une interprétation « plutôt déflationniste » en ce sens que les
locuteurs « sont tous des autres les uns par rapport aux autres »56. Il fait même
une allusion directe au débat avec Derrida sur ce point, en affirmant que cette
interprétation de la dépendance par rapport à autrui respecte la « signification
faillibiliste et non sceptique de l’“inconditionnalité”, en lui donnant un sens
faible et procédural ». Mais surtout, dans ce texte méticuleusement travaillé il
se livre à un exercice consistant à réécrire pour partie sa critique de Heidegger
en s’inspirant d’Adorno sans oublier Derrida qu’il n’embarque plus dans les
mêmes galères qu’autrefois. Habermas cite donc un texte d’Adorno presque
devenu fétiche, l’aphorisme final des Minima moralia : « La seule philosophie
dont on puisse encore assumer la responsabilité face à la désespérance, serait
celle qui tente de considérer toutes les choses comme si elles se présentaient du
point de vue de la rédemption. (…) Il faudrait créer des perspectives nouvelles
qui déplacent le monde, le rendent étranger (et le) révèlent (…) tel que,
indigent et déformé, il apparaîtra un jour dans la lumière messianique57. » Puis
il ajoute à ce passage où s’entend fortement la voix de Benjamin un peu de la
suite qui pourrait sans difficulté faire écho à des propos de Derrida : « Plus la
pensée refuse passionnément sa conditionnalité au nom de l’inconditionnel et
plus elle se livre de manière inconsciente, et donc effroyable, au monde. C’est
même en fin de compte sa propre impossibilité qu’elle est conduite à
appréhender au nom du possible. » On va voir qu’en quelque sorte Derrida
prendra un peu plus tard cette balle au bond. Il reste que ce qui importe pour
Habermas dans cette conférence tient en cela qu’alors qu’Adorno par son
allusion à la rédemption préserve la « substance normative du monothéisme »,
Heidegger quant à lui la rejette en toute connaissance de cause.
Esquissons ce point qui méritera plus amples développements mais dont
l’intérêt principal est à l’instant qu’avec lui Habermas redessine la relation entre
Derrida et Heidegger. Ici, c’est donc sous l’angle de ce qu’il faut appeler la
« religion » en plusieurs sens que les choses sont examinées en deux coups. Au
travers du premier, Habermas montre que si Être et temps offre l’explication
philosophique la plus convaincante de ce que Kierkegaard concevait comme
vie au-delà du désespoir, Heidegger prive l’authenticité de son contenu
normatif en formulant un appel « vide » à une résolution dépourvue de toute
substance et qui anticipe « la vacuité de l’imploration à l’arrivée de l’Être »58.
Puis par le second, il décrit ce qui s’est produit chez Heidegger et sa
conséquence : « Un tournant qui mène de la pensée totalisante de la
métaphysique à une soumission à quelque chose de supérieur » ; « L’anonymat
d’un pouvoir impersonnel en retrait exige de nous l’attitude obéissante de
quelqu’un guettant l’arrivée incertaine d’un message indéterminé ». On voit
donc où Habermas veut en venir au travers d’une interprétation du
« tournant » de Heidegger différente de celle qu’il donnait dans Le discours
philosophique de la modernité. En premier lieu, au fait que dans la perspective
de l’histoire de l’Être Heidegger a décidé de faire de la tradition monothéiste
une partie de l’histoire de la métaphysique, avec pour conséquence que le
judaïsme, le christianisme et leurs contenus normatifs tombent sous la critique
de celle-ci. Puis à l’idée selon laquelle, puisque cette critique est conduite à la
recherche des origines archaïques, Heidegger parle toujours « des dieux plutôt
que de Dieu », ce qu’atteste le titre de sa dernière interview au Spiegel : « Seul
un dieu peut nous sauver. » Enfin, à ceci qui est l’essentiel dans le contexte :
« La critique adornienne de la “pensée de l’origine (Ursprungsdenken)” est
l’antithèse de la “pensée des débuts” défendue par Heidegger » ; autrement dit,
il est possible de critiquer la métaphysique de façon radicale sans trahir
l’héritage du monothéisme, ce qui est manifestement le cas chez Adorno et
aussi bien que de façon peut-être moins visible chez Derrida. Habermas peut
alors si l’on veut jouer avec le plus grand sérieux autour d’un texte étrange dans
lequel ce dernier imagine des théologiens demandant à Heidegger de revenir
sur son rejet de la tradition monothéiste. Pour montrer ceci : « La manière
dont Derrida s’est lui-même approprié la dernière philosophie de Heidegger
repose sur un arrière-plan plus théologique que présocratique, plus juif que
grec59. » In fine et sans araser la différence d’approche de la question éthique,
Habermas a fait droit à Derrida de l’essentiel : être resté fidèle à ce que l’on
pourrait appeler le noyau non déconstructible de la culture occidentale, c’est-à-
dire ce qu’Adorno lui-même préservait en dépit de son irrédentisme
philosophique et de son pessimisme historique.
Voilà qui ressemblait donc dans le style de Habermas et selon sa façon
d’argumenter à un compliment allant au-delà de ce que requièrent la
« probité », la « véracité » et même la simple civilité dans le temps un peu
suspendu qui succède à une guerre sans que l’on soit tout à fait certain d’être
en paix. À Paris, Habermas l’avait prononcé sur les terres de Derrida et c’est à
Francfort que celui-ci devait en quelque sorte saisir la main tendue. Pas à
n’importe quelle occasion : pour la remise du prix Adorno. Un jour précis :
le 11 septembre 2001, anniversaire de la naissance de celui-ci. Mais la date
traditionnelle de remise du prix avait été reportée au 22, à la demande de
Derrida en raison d’un voyage en Chine. Planait donc sur ce moment de ce
que celui-ci appelle « l’histoire d’une amitié avec obstacles » un authentique et
tragique « événement ». Il reste que son texte était déjà écrit et peut donc être
lu du seul point de vue de cette histoire, en sachant qu’un hommage en la
circonstance attendu au fondateur de la théorie critique offrait une occasion
rêvée de dire des choses philosophiquement amicales à son héritier. À la lecture
de cette conférence, on croit cependant deviner que Derrida voulait en faire
davantage. Partant d’un rêve de Benjamin, rêvant autour de quelques
fragments d’Adorno, tissant des remarques allusives à ses différends avec
Habermas, il cherche certes à convaincre avec une gravité qui évoque celle du
maître invisible des lieux. À son habitude, il multiplie les préliminaires, cherche
à séduire, veut charmer, presque enlacer son auditoire. Mais on pressent vite
qu’en un sens le texte est écrit pour une seule personne et que bien que lu en
français parsemé d’allemand il s’adresse avant tout à une oreille, comme s’il
s’agissait de lui murmurer : « Cette fois je te tiens, tu vas m’entendre dire dans
un langage spéculatif que tu ne peux pas soupçonner ce que tu n’avais pas
voulu comprendre dans le mien et nous verrons bien ce qu’il restera des
malentendus et du temps perdu. » Quitte à ce que cela soit en rêvant un peu, il
faut donc écouter avec la plus grande attention ce texte écrit en plusieurs
langues naturelles et philosophiques pour être lu avec des intentions sans doute
tout sauf académiques.
« Il s’agissait de changer en fichu une poésie » : Derrida tisse son
remerciement autour de ce fragment d’un rêve raconté en français par Walter
Benjamin à Gretel Adorno60. Nous sommes donc si l’on veut en famille, dans
une sorte d’intimité qui offre aux propos une forme d’immunité. Derrida n’en
profite pas tout de suite. Mais il met discrètement en place les acteurs d’une
scène sur laquelle se déroulait en partie son confit avec Habermas. Entre autres
questions dans le même registre, à propos du rêveur et de son rêve : « Saurait-il
l’analyser de façon juste et même se servir du mot “rêve” à bon escient sans
interrompre et trahir, oui, trahir le sommeil61 ? » Voici donc deux réponses
opposées : « Celle du philosophe serait fermement “non” : on ne peut tenir un
discours sérieux et responsable sur le rêve, personne ne saurait même raconter
un rêve sans s’éveiller » ; « Tout autre, mais non moins responsable, serait peut-
être la réponse du poète, de l’écrivain ou de l’essayiste, du musicien, du peintre,
du scénariste de théâtre ou de cinéma. Voire du psychanalyste. Ils ne diraient
pas non, mais oui, peut-être, parfois ». À bon entendeur, Derrida touche à ce
pourquoi Habermas lui faisait une scène, comme Kant à d’autres en son
temps : mélanger philosophie et littérature ou poésie. Car tel est bien le
problème, sur lequel il maintient allusivement la position qu’il tenait aussi face
à Husserl et Austin : « Cette réponse négative (…), je crois qu’elle définit peut-
être l’essence de la philosophie. Ce “non” lie la responsabilité du philosophe à
l’impératif rationnel de la veille, du moi souverain, de la conscience vigilante.
Qu’est-ce que la philosophie pour le philosophe ? L’éveil et le réveil. » Dans ce
contexte où rien ne doit fâcher, il n’est pas question d’éclairer l’affaire
davantage. C’est un fait : le philosophe dit « non » là où l’écrivain, le poète, le
musicien et quelques autres disent « oui » ; comprendra qui veut qu’il en va du
primat de la conscience, de la présence ou de la transparence à soi du sujet dans
la métaphysique.
Gardant silence sur un objet public de controverse, Derrida peut ouvrir la
porte de l’intimité : « Quant à cette lucidité, cette lumière, cette Aufklärung
d’un discours rêveur sur le rêve, j’aime justement penser à Adorno. » Cette fois,
il veut dire les choses de façon précise et pour toutes les oreilles : « J’admire et
j’aime en Adorno quelqu’un qui n’a cessé d’hésiter entre le “non” du
philosophe et le “oui, peut-être, parfois cela arrive” du poète, de l’écrivain ou
de l’essayiste, du musicien, du peintre, du scénariste de théâtre ou de cinéma,
voire du psychanalyste. En hésitant entre le “non” et le “oui, parfois, peut-être”,
il a hérité des deux. » On a envie de dire « bien joué » : cela est vrai, Adorno
comme Benjamin transgressait les frontières entre philosophie, littérature et
autres expressions de l’art ; Habermas le sait parfaitement, même s’il cultive
quant à lui une seule des deux parts du legs de son mentor ; sous couvert de
l’autorité de celui-ci, on peut donc puiser hors de la philosophie sans trahir la
raison dans une époque crépusculaire où en quelque sorte tous les rêves sont
bons à prendre. Si cela n’était pas tout à fait assez clair, Derrida précise : « Il a
pris en compte ce que le concept, la dialectique même, ne pouvaient concevoir
de l’événement singulier, et il a tout fait pour assumer la responsabilité de ce
double héritage. » À peine sous-entendu : « N’est-ce pas ce que je fais moi
aussi, en quelque sorte plus fidèle que d’autres au fondateur de l’École de
Francfort ? » Cela ferait presque déjà une bonne conclusion pour cet
hommage.
On doit d’autant plus respecter scrupuleusement le travail de Derrida autour
de quelques citations d’Adorno choisies de façon discrètement stratégique qu’il
va rapporter un peu plus tard ce qu’écrivait celui-ci à propos d’un mot de
Benjamin à ce sujet : « Il prenait à la lettre la phrase de Sens unique selon
laquelle les citations dans ses travaux ressemblaient aux brigands des chemins
(wie Raüber am Wege) qui surgissent brusquement afin de dépouiller le lecteur
de ses convictions62. » Premier brigandage de Derrida : « Lorsqu’on s’éveille au
milieu d’un rêve, même du pire cauchemar, on est déçu et l’on a l’impression
d’avoir été frustré de la meilleure part. Mais les rêves heureux, comblés, sont en
réalité aussi rares que l’est, selon Schubert, la musique joyeuse. Même le rêve le
plus beau porte comme une tache (wie ein Makel) sa différence par rapport à la
réalité, la conscience de ne nous procurer que de simples illusions. Voilà
pourquoi les rêves les plus beaux ont comme une fêlure. Une telle expérience
est fixée de façon inégalable dans la description du théâtre de verdure
d’Oklahoma dans l’Amérique de Kafka63. » Entendons bien, Adorno vient
d’évoquer un musicien et un écrivain. Derrida commente : « Comme toujours
chez Adorno, voilà son plus bel héritage, ce fragment théâtral fait comparaître
la philosophie en un seul acte, sur une même scène, devant l’instance de tous
ses autres. » Plus encore, et pour autant qu’Adorno parle d’une « tache »
imposée au rêve par la conscience éveillée : « Le “non”, on pourrait dire en un
autre sens la négativité, que la philosophie opposerait au rêve, ce serait une
blessure dont les plus beaux rêves portent à jamais la cicatrice. » « Négativité » :
voilà le mot qu’utilise toujours Habermas à propos d’Adorno, pour désigner la
part la plus originale et la plus féconde de son travail autour de la dialectique
de la raison. C’était d’ailleurs à travers lui qu’il tissait un lien entre à tout le
moins le style et même la forme de pensée de celui-ci et ceux de Derrida, ce
dont à coup sûr il se souvient.
Mais il y a beaucoup mieux encore dans ce jeu de citations qui tisse des liens
d’intimité. La raison pour laquelle nous serions déçus d’être réveillés d’un rêve
fût-il un cauchemar tient donc en cela qu’il nous aura « donné à penser
l’irremplaçable, une vérité ou un sens que la conscience risque de nous
dissimuler au réveil, voire d’ensommeiller de nouveau », comme si « le rêve
était plus vigilant que la veille, l’inconscient plus pensant que la conscience, la
littérature ou les arts plus philosophiques, plus critiques, en tout cas, que la
philosophie »64. Mais Derrida a trouvé une merveille dans le « Portrait de
Walter Benjamin » : « Sous la forme du paradoxe de la possibilité de
l’impossible (die Möglichkeit des Unmöglichen), il réunit pour la dernière fois la
mystique et l’Aufklärung, le rationalisme émancipateur. Il a banni le rêve sans le
trahir et sans se faire le complice de l’unanimité permanente des philosophes,
selon laquelle cela ne se peut65. » Nous sommes au cœur de la constellation où
se tissent des affinités électives : Derrida cite Adorno au sujet de Benjamin,
« ces deux expatriés dont l’un ne revint jamais et dont il n’est pas sûr que
l’autre soit jamais revenu » ; il a trouvé chez le père tutélaire de Habermas cette
idée d’une « possibilité de l’impossible » qu’il mettait lui-même en avant dans
ses réflexions sur les limites du performatif ; il n’est plus seul à refuser d’être
complice de l’unanimité des philosophes. Pour saisir la richesse de cette
trouvaille, il faut cependant que l’auditeur ou le lecteur se souviennent d’une
chose que Derrida a en tête et que Habermas ne peut avoir oubliée : ce dernier
avait évoqué dans les pages si sévères du Discours philosophique de la modernité
l’idée d’Adorno selon laquelle Benjamin avait réuni « pour la dernière fois »
mystique et Aufklärung66. Par ce clin d’œil à l’auteur d’un texte qui lui était
hostile, Derrida se glisse donc dans la famille grâce à une sorte d’invitation
paradoxale et autour d’une idée qui était presque le cœur du conflit.
Cette fois, Habermas est en quelque sorte piégé à distance et en temps de
paix à son propre piège, puisque remise dans son contexte la formule d’Adorno
au sujet de Benjamin qu’il utilisait à l’encontre de Derrida permet à celui-ci de
s’expliquer sous couvert de deux auteurs fétiches. Möglichkeit des Unmöglichen :
« De cette impossibilité de l’impossible, et de ce qu’il faudrait faire pour tenter
de la penser autrement, de penser autrement la pensée, dans une
inconditionnalité sans souveraineté indivisible, hors de ce qui a dominé notre
tradition métaphysique, j’essaie à ma manière de tirer quelques conséquences
éthiques, juridiques et politiques, qu’il s’agisse du temps, du don, de
l’hospitalité, du pardon, de la décision — ou de la démocratie à venir. » Voilà
ce dont il devait être question juste quelques mois plus tôt et dont il n’avait
sans doute pas été possible de discuter. On ne saurait dire que c’est désormais
fait, pour autant qu’en la circonstance Habermas ne peut répondre. Mais il ne
peut pas dire que Derrida triche, dans la mesure où le rapprochement de sa
démarche et de celle d’Adorno était le seul point sur lequel s’attachait pendant
leur guerre la possibilité d’une chose à première vue impossible : qu’un jour ils
deviennent amis. Du coup, quand il le citera pour la seule fois un peu plus
tard, ce sera de façon un peu ironique mais presque tendre par ricochet. Pour
l’instant, il peut prendre le temps de développer à l’ombre protectrice
d’Adorno quelques considérations sur des questions qui lui sont chères et
importent en ce lieu.
Sur la langue tout d’abord, autour d’un propos d’Adorno qui permettrait
d’esquisser une éthique ou une politique de celle-ci : « Ma décision de revenir
en Allemagne était à peine motivée par le besoin subjectif, par le mal du pays
(vom Heimweh motiviert). Il y avait aussi une motivation objective. C’est la
langue67. » Derrida a beaucoup écrit sur cette question, notamment une longue
note en bas de page du Monolinguisme de l’autre où il commente une
déclaration célèbre de Hannah Arendt68. Mais ce qui le retient ici n’est une
nouvelle fois pas lié au hasard : « La langue allemande présente manifestement
une affinité élective pour la philosophie, une affinité pour la spéculation à
laquelle l’Occident reproche non sans raison d’être dangereusement fumeuse. »
Voilà qui est juste assez clair et ambigu à la fois pour la circonstance : Adorno
veut dire que la difficulté à traduire des ouvrages comme la Phénoménologie de
l’esprit et la Science de la logique de Hegel tient au fait que les concepts
philosophiques allemands sont enracinés dans une langue qu’il faut connaître
dès l’enfance ; mais surtout, il affirme qu’« il n’y eut pas de grand philosophe
qui n’ait pas été également un grand écrivain » ; autant pour la différence
« générique » entre philosophie et littérature. Autre réflexion sur la langue,
cette fois à partir de l’expérience de l’exil : « Celui qui rentre et qui a perdu le
contact naïf avec ce qui fait sa spécificité devra, tout en conservant son intimité
avec sa propre langue, faire preuve d’une vigilance infatigable pour échapper à
toute supercherie que cette langue pourrait faciliter ; il devra éviter de croire
que ce que j’aimerais qualifier d’excédent métaphysique de la langue allemande
(metaphysischen Überschuss der deutschen Sprache) suffit à garantir la vérité de la
métaphysique qu’elle propose, ou de la métaphysique en général. (…) Le
caractère métaphysique de la langue ne constitue pas un privilège69. » Derrida
est très sobre et donne à son commentaire une allure consensuelle. Adorno
voulait continuer à aimer sa langue maternelle, mais sans adhérer à ce qu’il
nommait le « narcissisme collectif ». Habermas ne saurait être en désaccord
avec ce que l’on peut tirer de cette idée au sujet de l’avenir politique de
l’Europe : « Tout en luttant contre les hégémonies linguistiques et ce qu’elles
déterminent, il faudrait commencer par déconstruire et les phantasmes onto-
théologico-politiques d’une souveraineté indivisible et les métaphysiques état-
nationalistes. » Tout juste Derrida ajoute-t-il que l’on peut entendre dans ces
propos d’Adorno « un appel à une nouvelle Aufklärung ».
Mais auparavant il s’était livré à un commentaire beaucoup plus audacieux
d’un texte étrange et crépusculaire d’Adorno : « Un soir de tristesse
incommensurable, je me surpris à faire usage du subjonctif ridicule et erroné
d’un verbe lui-même plus tout à fait correct en haut allemand et qui fait partie
du dialecte de ma ville natale (Vaterstadt). Je n’avais pas entendu — et encore
moins utilisé — cette forme erronée et familière depuis mes premières années
de classe. Une mélancolie (Schwermut) qui m’entraînait irrésistiblement vers les
gouffres de l’enfance réveilla cette résonance ancienne qui attendait, sans
défense (ohnmächtig), en leur fonds. Tel un écho, le langage me renvoya
l’humiliation que m’infligeait l’adversité, en oubliant ce que j’étais devenu70. »
Derrida aurait pu s’arrêter sur ce motif qu’un mot était susceptible d’éveiller :
les liens affectifs mais aussi politiquement dénués d’innocence entre
Muttersprache et Vaterstadt — ou Vaterland71. Mais il préfère dire brièvement ce
qu’il aurait aimé avoir le temps de développer : « Une logique de la pensée
d’Adorno qui tente de façon quasi systématique de soustraire toutes ces
faiblesses, ces vulnérabilités, ces victimes sans défense à la violence, voire à la
cruauté de l’interprétation traditionnelle, c’est-à-dire à l’arraisonnement
philosophique, métaphysique, idéaliste, dialectique même, et capitalistique. »
On a compris : frère ici encore de Benjamin dans la nostalgie de l’enfance,
Adorno ne serait-il pas un peu le père d’une certaine déconstruction ?
Impossible d’en dire plus sans pousser trop loin ce qui pourrait sembler un peu
provocateur. Derrida préfère s’en tenir à l’ohnmächtig, qu’il commente en citant
quelqu’un d’autre : « Adorno était sans défense (…) face à “Teddie” on pouvait
sans mal se donner le rôle de l’adulte qui “a raison”. »
Qui s’autorise ainsi à parler du père de la théorie critique comme d’un
enfant désigné par son petit nom auquel on pouvait donner des leçons ? C’est à
n’y pas croire : Jürgen Habermas72. Entendu ou lu juste un peu entre les lignes,
Derrida est ici franchement facétieux : on sait les relations compliquées entre
ce dernier et Adorno, ses révérences et sa rébellion, une certaine façon de
vouloir faire inlassablement comme lui mieux que lui ; mais c’est ainsi, il s’est
en quelque sorte vu en père de son père et lorsqu’il est cité pour la seule fois
c’est disant cela ; quelle étrange famille dans l’intimité de laquelle on se glisse
ainsi, en suggérant que l’on a bien le droit d’y dire ce qu’on veut. Après tout,
c’est Habermas lui-même qui avait esquissé dans un texte méchant une
familiarité entre Adorno et Derrida. La façon si l’on veut gentille d’oublier
toute rancune en ne gardant que le meilleur du passé est de raconter que
depuis des années on entend des voix amies ou non qui vous disent :
« Pourquoi ne pas reconnaître, clairement et publiquement, une fois pour
toutes, les affinités entre ton travail et celui d’Adorno, en vérité ta dette envers
Adorno ? N’es-tu pas un héritier de l’École de Francfort ? » Derrida précise
qu’il lui faut éviter « toute complaisance narcissique » à ce sujet et aussi « la
surévaluation ou la surinterprétation — philosophique, historique, politique »
de l’événement que constitue la remise à Francfort du prix Adorno. Sans trop
surinterpréter ses propos, on pourrait dire que pour une fois il aime les
performatifs : dire qu’il mérite ce prix fait de lui un héritier légitime ; le fait
que Habermas y soit sans doute pour quelque chose veut dire qu’il a changé
d’opinion ; dire que l’on a compris tout cela fait naître d’une guerre soudain
devenue ancienne une amitié ouverte au futur et qui peut même se vivre dans
l’esprit critique de la famille.
Retenons quelques-uns des sept chapitres dont rêve Derrida pour
« interpréter l’histoire, la possibilité et la grâce de ce prix »73. En premier lieu,
« une histoire comparée des héritages français et allemands de Hegel et de
Marx », qui insisterait sur la différence entre critique et déconstruction au
travers de concepts comme celui de « négativité déterminée », mettrait au jour
des concepts différents d’Aufklärung et de Lumières, soulignerait enfin « des
débats et des frontières à l’intérieur du camp allemand mais aussi à l’intérieur
du camp français ». Pourrait-on dire qu’il s’agirait d’esquisser en laissant les
armes de côté une cartographie de la philosophie « continentale » depuis les
lendemains de la Seconde Guerre mondiale ? Puis « une histoire comparée,
dans les tragédies politiques des deux pays, quant à la réception et l’héritage de
Heidegger ». Voilà une question plus épineuse, mais qui serait décisive du
point de vue de la discussion avec Habermas. Elle permettrait à Derrida de
montrer que sa stratégie est « au moins aussi réticente que celle d’Adorno et en
tout cas radicalement déconstructrice ». Elle offrirait aussi l’occasion de
réinterpréter de part et d’autre un certain nombre d’autres héritages : ceux de
Nietzsche et de Freud, mais aussi de Husserl ou de Benjamin. Un autre
chapitre de ce livre virtuel chercherait encore à comprendre les « prescriptions »
d’Adorno au sujet d’Auschwitz, en sachant que « (son) mérite indéniable,
l’événement unique qu’il aura signé, c’est d’avoir réveillé tant de penseurs,
d’écrivains, de professeurs ou d’artistes à leur responsabilité devant tout ce dont
Auschwitz doit rester et l’irremplaçable nom propre et la métonymie ».
Derrida peut alors mettre en abîme de ce programme le conflit dont celui-ci
veut confirmer la fin : « Une histoire différentielle des résistances et des
malentendus (histoire largement passée, depuis peu, mais peut-être non encore
dépassée) entre d’une part les penseurs allemands qui sont aussi pour moi des
amis respectés, je veux dire Hans-Georg Gadamer et Jürgen Habermas, et
d’autre part les philosophes français de ma génération. » Précisant qu’il s’agirait
de traiter des débats « directs ou indirects, explicites ou implicites » qui
semblent s’apaiser dans une « atmosphère d’amicale réconciliation », il explique
dans sa propre langue comment une guerre philosophique maintient les
conditions de possibilité d’une paix future : « Les malentendus tournent
toujours autour de l’interprétation et de la possibilité même du malentendu, du
concept de malentendu, du dissensus aussi, de l’autre et de la singularité de
l’événement, mais alors, par conséquent, de l’essence de l’idiome, de l’essence
de la langue, au-delà de son indéniable et nécessaire fonctionnement, au-delà de
son intelligibilité communicative. » Autrement dit, une éthique de la
discussion est possible si l’on est d’accord sur les façons d’être en désaccord, ce
qu’explique Habermas pour en faire le socle d’une reconstruction de la raison
au travers de la communication entre sujets parlant et agissant. Mais il n’est pas
tout à fait vrai que les seules propriétés normatives du langage ordinaire y
suffisent, bel exemple si l’on veut d’un dissensus qui ne repose pas ou plus sur
un malentendu. En tout état de cause, il est facile de s’accorder sur le fait que
dans une Europe en construction le plan sur lequel les dialogues et les actions
communes ont déjà une réalité est celui de la politique74.
Restent deux points. Le premier peut être bref, pour autant qu’il ne devrait
désormais plus faire querelle : « Ce que j’ai le plus facilement partagé avec
Adorno, voire reçu de lui (…), c’est l’intérêt pour la littérature et pour ce
qu’elle peut décentrer, comme les autres arts, de façon critique, dans le champ
de la philosophie universitaire », question que Kandinsky cité par Adorno
nommait celle de la « couleur sonore (Farbtonmusik) ». Le second est plus
inattendu : à partir de quelques remarques d’Adorno, il s’agirait de penser la
cohabitation de l’homme avec « ces autres vivants qu’on appelle les animaux ».
Adorno affirme que dans la tradition idéaliste et humaniste de la philosophie la
maîtrise (Herrschaft) de l’homme sur la nature est « dirigée contre les
animaux », reprochant notamment à Kant une véritable haine pour l’animalité
de l’homme et allant même jusqu’à dire que les animaux joueraient
virtuellement le même rôle pour un système idéaliste que les Juifs pour un
système fasciste75. Mais il écrit aussi à l’inverse avec Horkheimer dans un
chapitre de La dialectique de la raison qu’il faut combattre l’intérêt trouble que
les fascistes, les nazis et leur Führer ont manifesté pour les animaux76. Derrida
n’en dit pas plus et vient vers ses derniers mots : « Ces guerres et cette paix
auront leurs nouveaux historiens » et même leur Historikerstreit ; nul ne sait qui
sera le Schleiermacher d’une herméneutique à venir ni quel nouveau Weber
« entendra signer ou enseigner notre histoire » ; mais il est certain que n’existe
« nul métalangage historique pour en témoigner dans l’élément transparent de
quelque savoir absolu » ; Niemand zeugt für den Zeugen77.
On avait imaginé ce texte lumineux et complexe pour autant qu’inspiré par
l’Aufklärer tourmenté qu’était Adorno écrit comme pour une seule personne.
Habermas l’a bien entendu, qui dira que « du geste de la pensée jusque dans les
replis secrets des thèmes oniriques propres au romantisme (il) ne pouvait avoir
plus d’affinités avec l’esprit même d’Adorno »78. Ce sera tard, puisque trois ans
après ; trop tard, pour autant qu’au lendemain de la mort de Derrida. Mais du
moins l’amitié si longtemps improbable entre deux penseurs dont la guerre
avait exprimé une déchirure profonde de la philosophie européenne aura-t-elle
été scellée de la bonne manière : par des concepts examinés sur un horizon
pacifique sans artifices ni complaisance. Derrida n’avait donc pas tort de penser
que son discours de Francfort en hommage à Adorno devant Habermas avait
une signification historique et politique pour au moins deux générations de
philosophes. Si le temps leur avait été donné, auraient-ils eu le désir d’aller plus
loin que la dissipation des malentendus ? Nul ne le sait et Kant ne nous dit pas
si la paix perpétuelle en philosophie qu’il voyait se dessiner à son époque en
demande autant. Il reste qu’ayant vécu séparément un événement sur l’instant
difficilement déchiffrable, ils ont accepté de signer ensemble un livre où ils
tentent chacun de son côté de faire entendre une voix philosophique. Les
risques étaient considérables, moins pour l’amitié qu’en raison de la tentation
d’encapsuler à chaud l’histoire dans des concepts. Chacun pouvait l’avoir à sa
manière, avec les convictions qui avaient longtemps empêché tout dialogue. Il
faudra donc se demander si soumettant l’un et l’autre leur pensée à l’épreuve de
l’événement ils se sont un peu plus rapprochés, sur quels plans et jusqu’où.
1. Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, trad., notices et notes Robert
Genaille, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, t. I, p. 236.
2. Nietzsche, Humain trop humain. Un livre pour esprits libres, I, § 376, « Des amis », in Œuvres
philosophiques complètes, III, trad. Robert Rovini, édition revue par Marc B. de Launay, Paris, Gallimard,
1988, p. 243.
3. Nietzsche, Aurore, § 370, « Dans quelle mesure le penseur aime son ennemi », trad. Julien Hervier,
Paris, Gallimard, 1970, p. 215.
4. Voir Jacques Derrida, « Unsere Redlichkeit ! Each in his own country, but both in Europe : The
history of a friendship with obstacles — on Jürgen Habermas’s 75th birthday », loc. cit., Frankfurter
Rundschau, 18 juin 2004 ; The Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 300-306.
5. Voici le passage complet d’Aurore cité par Derrida : « Dans quelle mesure le penseur aime son
ennemi. Ne jamais réprimer ni te taire à toi-même une objection que l’on peut faire à ta pensée ! Fais-en
le vœu ! Cela fait partie de la loyauté (Redlichkeit) première de ta pensée. Tu dois chaque jour mener aussi
campagne contre toi-même. » Nietzsche ajoute : « Une victoire ou une redoute conquise ne sont plus ton
affaire, mais celle de la vérité — mais ta défaite aussi n’est plus ton affaire. »
6. Derrida donne un titre en anglais littéralement identique à celui-ci et tout porte donc à penser qu’il
s’agit d’une conférence qui avait été prononcée pour la première fois dans cette langue comme leçon
inaugurale pour une chaire de l’université de Cornell en avril 1983 avant d’être publiée en français : « Les
pupilles de l’Université. Le principe de raison et l’idée de l’Université », loc. cit., in Jacques Derrida, Du
droit à la philosophie, op. cit., p. 461-498.
7. Il s’agit d’une longue note en bas de page de la postface intitulée « Pour une éthique de la
discussion » de la seconde édition de Limited Inc. (op. cit., p. 243-247), parue aux États-Unis en 1988, et
de deux pages d’une autre longue note de Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 225-227.
8. Jacques Derrida, « Performative Powerlessness — a Response to Simon Critchley », loc. cit. in The
Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 111-112. Ce texte est d’une grande importance sur laquelle on va
revenir. On a toutefois noté que la seconde annulation avait été due au fait que Jürgen Habermas avait un
problème d’oreille… La rencontre avait donc été initialement prévue en février 1999, puis reportée en
avril de la même année.
9. « Unsere Redlichkeit ! Each in his own country, but both in Europe : The history of a friendship
with obstacles », loc. cit., p. 302.
10. « Nach dem Krieg : Die Wiedergeburt Europas »/ « Europe : plaidoyer pour une politique
extérieure commune », Frankfurter Allgemeine Zeitung/Libération, samedi 31 mai 2003. Cet appel a été
notamment soutenu par Umberto Eco et Richard Rorty.
11. Voir supra, Introduction p. 9-10.
12. Voir Jürgen Habermas, « Comment répondre à la question éthique ? », in Joseph Cohen et
Raphael Zagury-Orly (dir.), Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2003, p. 181-196 ;
Jacques Derrida, Fichus, Paris, Galilée, 2002 (conférence du prix Adorno) ; Jacques Derrida et Jürgen
Habermas, Philosophy in a Time of Terror, Chicago, The University of Chicago Press, 2003/Le « concept »
du 11 septembre, Dialogue à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée,
2004.
13. La conférence donnée par Derrida le soir du 23 juin et discutée le lendemain matin est depuis
devenue un petit livre : L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001 (il est indiqué qu’elle avait été
prononcée pour la première fois à l’université de Stanford en avril 1998). Il faut souligner un fait qui a
sans doute facilité la discussion : cette conférence est si l’on veut de style extrêmement classique, tant par
son thème (les « nouvelles Humanités ») que sa technique et surtout pour une large part construite à
partir de Kant, notamment de la notion de « comme si » et plus précisément de sa relation avec celle de
performatif.
14. Simon Critchley, entretiens avec l’auteur, New York, automne 2009. Simon Critchley a donc été
la cheville ouvrière de cette rencontre. Ayant vécu à Francfort en 1997-1998, il connaissait l’hostilité
régnante à l’égard de la « philosophie française » et appréciait d’autant mieux les efforts des Allemands
pour être agréables envers un Derrida qu’il avait eu mission de convaincre des bonnes intentions de
Habermas. Il se souvient aussi d’un Derrida narcissique et charmeur, au contraire d’un Habermas
semblant quelque peu effrayer les participants, mais désormais persuadé qu’il avait affaire à un véritable
homme de gauche avec lequel il pouvait y avoir alliance ou traité de paix. Mais surtout, c’est autour d’un
texte de lui que tout avait été construit. Il me faut au passage exprimer un regret : celui de n’avoir pas eu
l’occasion de recueillir le témoignage d’Axel Honneth, acteur lui aussi essentiel de la rencontre décisive.
15. Par son travail personnel, Simon Critchley était indéniablement en plus grande affinité avec
Derrida ; mais il avait publié quelques années auparavant un texte très consensuel. Qui plus est, d’origine
britannique sans appartenir au milieu philosophique d’Oxford, il était géographiquement dans une
position idéale pour jouer le rôle qui lui était assigné. Ajoutons qu’un autre acteur a été essentiel dans le
processus préparatoire de cette rencontre : Axel Honneth, très proche pour sa part de Habermas, mais lui
aussi auteur d’un texte qui cherchait à établir des passerelles. Non impliqué dans ce moment précis,
Richard Bernstein avait également proposé une interprétation conciliante des deux œuvres et serait
l’artisan d’un rapprochement privé entre Habermas et Derrida.
16. Simon Critchley, « Frankfurt Impromptu — Remarks on Derrida and Habermas », Constellations,
7 : 4, 2000, p. 455-465 ; The Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 99-110 (ici, p. 99). Empruntant à
Simon Critchley son titre, je cite une traduction effectuée pour une conférence organisée à Paris en
juin 1999.
17. Ce texte avait été publié en allemand dans Deutsche Zeitschrift für Philosophie (42, no 6) en 1994,
puis en anglais dans Simon Critchley, The Ethics of Deconstruction : Derrida and Levinas, 2e édition,
Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 267-280.
18. Voir Axel Honneth, « The Other of Justice : Habermas and the Challenge of Postmodernism », in
Stephen White (dir.), The Cambridge Companion to Habermas, Cambridge (Mass.), Cambridge
University Press, 1995, p. 288-323. Un autre texte très antérieur à la réconciliation entre Habermas et
Derrida avait également dessiné sur un plan plus large des lignes de rencontres et de divergences : Richard
J. Bernstein, « An Allegory of Modernity/Postmodernity. Habermas and Derrida », loc. cit., in The New
Constellation. The Ethical-Political Horizons of Modernity/ Postmodernity, op. cit., p. 199-229 ; The
Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 71-97. Notons que Jürgen Habermas a rendu hommage à Richard
Bernstein comme « l’un des meilleurs connaisseurs de (ses) travaux », visant à la fois New Constellation et
un autre livre : Beyond Objectivism and Relativism, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1983.
Voir Jürgen Habermas, L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, trad. Rainer Rochlitz, Paris,
Fayard, 1998, p. 290.
19. « Frankfurt Impromptu », loc. cit., p. 100.
20. Jacques Derrida, « Remarks on Deconstruction and Pragmatism », in Chantal Mouffe (dir.),
Deconstruction and Pragmatism, op. cit., p. 82. Ce texte de Derrida est la transcription d’une réponse orale
à des textes de Richard Rorty, Ernesto Laclau et Simon Critchley (« Deconstruction and
Pragmatism — Is Derrida a Private Ironist or a Public Liberal ? », où l’on reconnaît la problématique de
Rorty).
21. Ibid., p. 86. Notons que Critchley n’a pas poussé l’audace ou la provocation jusqu’à évoquer la
problématique du sujet « otage » chez Levinas. Mais elle était sans doute présente à l’oreille de l’auditeur
bien informé. Sur cette figure, voir Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, La Haye,
Martinus Nijhoff, 1974 ; Paris, LGF, Le Livre de poche, 1990, p. 177, et Pierre Bouretz, Témoins du
futur. Philosophie et messianisme, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2003, p. 908-912.
22. Voir « The Other of Justice : Habermas and the Challenge of Postmodernism », loc. cit., p. 313.
Notons que Honneth présente étrangement Levinas comme « philosophe de la religion » (p. 311) qui voit
dans la Bible « une source théorique de premier ordre ». Mais fort heureusement, c’est à partir de la
phénoménologie qu’il présente ce qui l’intéresse du point de vue d’une confrontation avec Habermas. Sur
la question du « tiers » chez Levinas, autrement dit son idée de la politique, voir Témoins du futur.
Philosophie et messianisme, op. cit., p. 897-899.
23. Voir ibid., p. 308-309 et 310-311. On notera que l’argument de Honneth repose sur l’idée d’une
inflexion ou d’un tournant interne à l’œuvre de Derrida, alors que Critchley défend quant à lui la thèse
selon laquelle les questions de la justice et de la politique étaient présentes dès les premiers travaux de
celui-ci, ce que montre aussi de façon convaincante Richard J. Bernstein (voir « Serious Play. The Ethical-
Political Horizon of Derrida », in The New Constellation, op. cit., p. 172-198). En l’occurrence, Honneth
vise un article intitulé « The Politics of Friendship » (Journal of Philosophy 85, 1988, p. 632-645) qui n’est
qu’une esquisse de Politiques de l’amitié, publié en 1994 et un autre intitulé « Force of Law : The Mystical
Foundation of Authority » (Cardozo Law Review, 11, 1990, p. 919-1045), version préliminaire de Force
de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994 (sur l’histoire précise de ce livre
important pour certains courants de la théorie du droit américaine, voir la note des pages 9-10). Notons
que Habermas avait renvoyé à ce texte comme expression de « certaines assimilations esthétiques » de la
« vision pratico-morale » de la modernité qu’il reconstruisait pour sa part par la théorie de la discussion
dans Droit et démocratie. Entre faits et normes (1992), trad. Rainer Rochlitz et Christian
Bouchindhomme, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1997, p. 11.
24. Sur le caractère non déconstructible de la justice, voir Force de loi, op. cit., p. 35. Notons que le fait
qu’Axel Honneth puisse trouver un point d’entente entre Derrida et Habermas dans ce texte est d’autant
plus important que celui-ci était construit à partir de références allusives à une guerre dans laquelle on
affirme chez les partisans de la déconstruction que celle-ci rend possible un discours conséquent sur la
justice tandis que « l’autre camp » affirme qu’il n’en est rien ; où l’un dit que cette même déconstruction
permet de concevoir ce qu’est une « action juste », alors que « l’adversaire » proclame qu’elle constitue
« une menace contre le droit » et « ruine la condition de possibilité de la justice » (p. 14).
25. Ibid., p. 317-318. Axel Honneth renvoie à Jürgen Habermas, « Justice and Solidarity. On the
Discussion Concerning Stage 6 », in Thomas E. Wren (dir.), The Moral Domain : Essays on the Ongoing
Discussion between Philosophy and the Social Sciences, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1990, p. 224-
251.
26. « Habermas and Derrida Get Married », loc. cit., p. 268.
27. « Frankfurt Impromptu », loc. cit., p. 100.
28. Dans Le discours philosophique de la modernité (op. cit., p. 214), Habermas avait affirmé que tout
comme Heidegger bien que de façon différente Derrida « relègue la politique et l’actualité historique dans
le domaine superficiel de l’ontique, afin de s’ébattre d’autant plus librement et avec une richesse
d’associations d’autant plus grande dans le domaine ontologique de l’archi-écriture ». On se souvient
aussi qu’il lui est arrivé de ranger Derrida dans la catégorie de « jeunes conservateurs » qui « se réclament
des positions de la modernité pour fonder un antimodernisme impitoyable » (« La modernité : un projet
inachevé », loc. cit., p. 966).
29. Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, op. cit., p. 247. Soulignons le fait que dans ce livre non
seulement Derrida ne se dérobe pas à l’objection qui pourrait lui être faite d’une radicalisation excessive
de la décision, mais consacre de très longs développements aux thèses de Carl Schmitt dont il offre une
« déconstruction » tout autant riche d’un point de vue théorique que politiquement efficace.
30. Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997, p. 198.
31. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 87. Notons que l’on entend cette fois clairement un écho juste un
peu atténué de l’idée de « sujet otage » développée par Levinas.
32. « Frankfurt Impromptu », loc. cit., p. 107.
33. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 339.
34. Voir donc « Performative Powerlessness — A Response to Simon Critchley », loc. cit. Rappelons
toutefois la nature exacte de ce texte : une traduction en anglais des propos oraux tenus en français en
juin 1999 à Paris par Jacques Derrida en réponse à une version française de l’introduction pour le débat
avec Habermas.
35. Derrida avait souligné la dimension normative des énoncés performatifs dans sa réponse à Searle :
« Je pense que la théorie des speech acts est, en son fond et pour ce qui est le plus fécond, le plus
rigoureux, le plus intéressant (…), une théorie du droit, de la convention, de la morale politique, de la
politique comme morale. Elle décrit (…) les conditions pures d’un discours éthico-politique, dans ce qui
lie son intentionnalité à une conventionnalité ou à une règle » (Limited Inc, op. cit., p. 180 ; voir supra,
chapitre I, p. 53-54).
36. L’Université sans condition, op. cit., p. 73.
37. Ibid., p. 74-75.
38. Jürgen Habermas, « Comment répondre à la question éthique ? », loc. cit., p. 182-183 (on a cité le
passage commenté par Habermas selon le découpage exact opéré par celui-ci dans un manuscrit du texte
en anglais très légèrement différent de ce qui est publié en français). Soulignons le fait que ce texte est le
seul, à l’exception d’un hommage posthume, dans lequel Habermas se soit véritablement livré à une
nouvelle discussion de l’œuvre de Derrida.
39. Pour être précis, Habermas reprend sur le rapport à Heidegger une idée qui était déjà formulée à
l’avantage de Derrida dans Le discours philosophique de la modernité : « La ligne de partage passe entre,
d’un côté, une trahison néopaganiste de l’héritage du monothéisme et, de l’autre, une loyauté éthique
adoptée envers ce même monothéisme ». Mais il lave Derrida du soupçon d’antihumanisme qu’il
formulait dans ce livre.
40. Voir de nouveau « Comment répondre à la question éthique ? », loc. cit., p. 191.
41. « Performative Powerlessness », loc. cit., p. 113. Cette question essentielle est encore explicitée
ailleurs de la façon suivante : « Un constatif peut être juste au sens de la justesse, jamais au sens de la
justice. Mais comme un performatif ne peut être juste, au sens de la justice, qu’en se fondant sur des
conventions et donc sur d’autres performatifs, enfouis ou non, il garde toujours en lui quelque violence
irruptive » ; « Il faut toujours dire peut-être pour la justice » ; « La justice, comme expérience de l’altérité
absolue, est imprésentable, mais c’est la chance de l’événement et la condition de l’histoire » (Force de loi,
op. cit., p. 59-61).
42. Voir « Comment répondre à la question éthique ? », loc. cit., p. 191.
43. « Frankfurt Impromptu », loc. cit., p. 101. Critchley renvoie aux déclarations de Derrida dans ses
« Remarks on Deconstruction and Pragmatism », loc. cit., p. 82-83.
44. Force de loi, op. cit., p. 62. Citant aussi Politiques de l’amitié (op. cit., p. 63), Critchley suggérait
que l’idée de Derrida selon laquelle « là où la lumière des Lumières n’est pas pensée » leur héritage est
détourné rejoint celle de Habermas au sujet de la modernité comme projet inachevé.
45. Critchley cite ici (p. 104) un appendice intitulé « La souveraineté populaire comme procédure » de
la traduction américaine de Faktizität und Geltung (1992) : Between Facts and Norms, trad. William Rehg,
Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1996, p. 490 (ce texte n’apparaît pas dans la traduction du même
ouvrage en français : Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit.).
46. Notons que Derrida donne encore à Critchley une réponse un peu étrange mais finalement assez
familière à une demande d’explication réitérée : « Cette question de la décision de l’autre en moi est une
absurdité, est inconcevable » ; « La décision de l’autre en moi signifie que l’autre qui m’arrive est en un
sens avant moi. Cela ne veut pas dire qu’il y a quelqu’un en moi, une sorte de petite machine ou un
ventriloque qui agit à ma place. Cela signifie que la décision elle-même correspond à l’autre et que je ne
suis moi-même que par cette responsabilité infinie que l’autre place en moi. L’autre en moi est plus grand
que moi » (« Performative Powerlessness », loc. cit., p. 114). Aveu donc de quasi-impuissance spéculative
de la part de Derrida face à l’un de ses concepts. Mais écho de Levinas parlant comme à travers lui.
47. Voir supra, note 5.
48. Emmanuel Kant, Logique, trad. Louis Guillermit, Paris, Vrin, 1979, p. 26.
49. Emmanuel Kant, Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie,
trad. Alain Renaut, in Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 420.
50. Voir Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, trad. Luc
Ferry, in Œuvres philosophiques, II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 187-205.
On trouvera un commentaire de cet opuscule de 1784 par Jacques Derrida, in Le droit à la philosophie du
point de vue cosmopolitique, Paris, Verdier, 1997. Derrida décrit ici (p. 12-13) cet opuscule comme un
« grand petit texte » appartenant à un ensemble d’écrits de Kant qui « annoncent, c’est-à-dire à la fois
prédisent, préfigurent et prescrivent un certain nombre d’institutions internationales qui n’ont vu le jour
qu’en ce siècle et pour la plupart après la Seconde Guerre mondiale ».
51. Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie, loc. cit., p. 428.
52. Ibid., p. 429.
53. Ibid., p. 430.
54. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 155. Voilà encore une proposition kantienne,
dans une époque où la chose est toutefois beaucoup plus coûteuse qu’elle ne l’était au XVIIIe siècle.
55. « Comment répondre à la question éthique ? », loc. cit., p. 183. Habermas fait ce qui peut se
percevoir comme un petit signe d’amitié supplémentaire en citant Gershom Scholem au sujet de ce que
veut dire « loyauté envers une tradition », plus précisément un propos énigmatique qui pourrait être dans
le style d’Adorno ou Derrida lui-même : « La tradition authentique reste cachée ; seule la tradition
déclinante déchoit jusqu’à être un objet, et c’est dans cette déchéance seulement qu’elle devient visible
dans toute sa grandeur » (je cite ce passage des « Dix propositions non historiques sur la Kabbale » dans la
traduction de Marc de Launay, in Gershom Scholem, Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la
mystique aux Lumières, textes réunis et présentés par Maurice Kriegel, Paris, Calmann-Lévy, 2000,
p. 250).
56. Ibid., p. 185 ; 186 et 191. De façon plus précise, Habermas explique comment la théorie du
langage ordinaire permet de montrer qu’au travers des pratiques de communication la compréhension de
soi et la compréhension mutuelle s’interpénètrent pour autant que les sujets sont liés « à travers les raisons
qu’ils se donnent les uns aux autres et qu’ils reçoivent les uns des autres ».
57. Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Jean-René Ladmiral et
Éliane Kaufholz, Paris, Payot, 1980, p. 230 (je cite le texte tel que découpé par Habermas).
58. « Comment répondre à la question éthique ? », loc. cit., p. 194.
59. Ibid., p. 196. Habermas fait référence au livre de Derrida alors plus tout à fait récent intitulé De
l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987, p. 178-184. Il a donc cette fois cherché à saisir à la
source le rapport de Derrida à Heidegger, qui plus est dans une perspective différente de celle de la
surenchère dans la critique de la métaphysique.
60. Walter Benjamin, lettre du 12 octobre 1939 à Gretel Adorno, in Correspondance, tome II, 1929-
1940, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 307-309. Cette lettre est écrite en
français, depuis le « camp de travailleurs volontaires » de la Nièvre où Benjamin était interné (on la
trouvera également dans un autre volume : Walter Benjamin, Écrits français, trad. Jean-Maurice
Monnoyer, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées, 1991, p. 316-318). Le passage concernant ce
rêve proprement dit est cité de façon presque intégrale par Derrida dans Fichus, op. cit., p. 38-39.
61. Fichus, op. cit., p. 12.
62. Theodor W. Adorno, « Portrait de Walter Benjamin », in Prismes. Critique de la culture et de la
société, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1986, p. 211 (cité par Derrida, p. 22). Adorno
évoque un passage de Sens unique : « Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route,
qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction » (Walter Benjamin, Sens unique,
précédé de Enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste, Paris, Les Lettres nouvelles, 1978, p. 229). Derrida
commente : lui-même est aussi « quelqu’un qui risque toujours, surtout quand il cite, de ressembler plus
aux “brigands des chemins” qu’à tant d’honorables professeurs de philosophie, fussent-ils ses amis ».
63. Prismes, op. cit., p. 107, cité (et souligné) par Derrida p. 16-17.
64. Fichus, op. cit., p. 18.
65. Prismes, op. cit., p. 213, cité par Derrida p. 19.
66. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 218 et supra, chapitre III, p. 160-161.
Derrida a donc retrouvé la source d’un texte que Habermas évoquait sans référence.
67. Theodor W. Adorno, « Réponse à la question : “Qu’est-ce qui est allemand ?” », in Modèles
critiques, trad. Marc Jimenez et Éliane Kaufholz, Paris, Payot, 1984, p. 228, cité par Derrida p. 24.
68. Voir Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 91-114.
69. « Réponse à la question : “Qu’est-ce qui est allemand ?” », loc. cit., p. 229. Dans ce passage,
Adorno renvoie à son Jargon de l’authenticité, livre qui critique notamment l’usage que fait Heidegger de
la langue allemande (voir Theodor W. Adorno, Jargon de l’authenticité, trad. Éliane Escoubas, postface de
Guy Petitdemange, Paris, Payot, 1989 p. 74-156).
70. Minima moralia, op. cit., p. 106-107.
71. Voir Pierre Bouretz, « Bénédiction de Babel », in Les lumières du messianisme, op. cit., p. 147-151.
72. Jürgen Habermas, « Préhistoire de la subjectivité et affirmation de soi effrénée », in Profils
philosophiques et politiques, op. cit., p. 246. Ce texte était paru dans Die Zeit le 12 septembre 1969, au
lendemain de la mort d’Adorno (6 août).
73. Fichus, op. cit., p. 45.
74. C’est à propos de ces questions que Derrida a greffé sur le texte rédigé à l’avance quelques brefs
éléments de réflexion sur le 11 septembre, avec ce que l’on pourrait peut-être appeler la seule remarque de
mauvais ton de ce texte : « Ma compassion absolue pour les victimes ne m’empêchera pas de le dire : je ne
crois à l’innocence politique de personne dans ce crime. » Mais on va voir qu’il aura en quelque sorte
l’occasion de se rattraper.
75. Derrida commente (p. 54-56) un passage de Beethoven, Philosophie der Musik, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1993, p. 123-124.
76. Voir La Dialectique de la raison, op. cit., p. 268-277.
77. « Nul ne témoigne pour le témoin » : Derrida cite Paul Celan, Strette, trad. André Du Bouchet,
Paris, Mercure de France, 1971, p. 48-51.
78. « Ein letzter Gruss : Derridas klärende Wirkung », Frankfurter Rundschau, 11 octobre 2004/
« Présence de Derrida », Libération, 13 octobre 2004.
79. Giovanna Borradori rapporte que le titre français est dû à Jacques Derrida. Soulignons le fait que
les deux entretiens sont accompagnés d’excellentes présentations des œuvres de Habermas et Derrida,
ainsi que d’analyses de leurs propos.
80. Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 53-54. Les références à cet ouvrage seront désormais
données entre parenthèses dans le corps du texte.
81. On pense en particulier à un livre de Jean Baudrillard : La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris,
Galilée, 1991. Sur la profonde hétérogénéité du milieu « postmoderne » telle que notamment apparue au
moment de la guerre du Golfe, voir les analyses de Christopher Norris in Uncritical Theory.
Postmodernism, Intellectuals and the Gulf War, Amherst, The University of Massachusetts Press, 1992.
Rappelant que le livre de Baudrillard avait son origine dans un article de celui-ci publié dans le Guardian
le 11 janvier 1991 sous le titre « The Reality Gulf », Norris souligne le fait que les éditeurs de ce grand
quotidien britannique imaginaient sans doute et largement à juste titre qu’il exprimait la position d’une
large partie de l’opinion mondiale « avancée » (point de vue sans doute partagé deux mois et demi plus
tard par Libération qui publierait le 29 mars l’article qui donnerait son titre au livre). Mais il s’attache
surtout à montrer que pour des raisons tant éthiques qu’épistémologiques cette position n’a jamais été
celle de Derrida. C’est un fait, pour autant que ce dernier ne l’a adoptée ni dans ces circonstances ni dans
d’autres, et Norris peut sans difficulté mobiliser son interprétation de la « déconstruction » comme
démarche ne récusant ni en théorie ni en pratique les critères de référence, de validité et de vérité afin de
sortir son inventeur du lot « postmoderne » (en particulier à l’encontre de la thèse de Habermas discutée
p. 162-167). Il reste que de façon générale, c’est la reconstruction des positions de Baudrillard, Foucault
ou Lyotard qui laisse le mieux apparaître l’hétérogénéité profonde en matières tant intellectuelles que
politiques de ce qui est désigné en Amérique comme French theory. On peut en revanche être plus réservé
quant à la façon dont Norris veut inclure dans ce camp Richard Rorty qui n’en demande pas tant et se
tient en tout état de cause ailleurs.
82. Jean Baudrillard, L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002, p. 10-11. Voir Pierre Bouretz, « Le
tyran et le philosophe », Critique, no 697-698, juin-juillet 2005, p. 558.
83. Derrida précise sa position en affirmant que tout imparfaites qu’elles soient les institutions
internationales doivent être respectées, ajoutant qu’une réflexion de type « déconstructeur » devrait « sans
les amoindrir ou les détruire, interroger et refondre (leurs) axiomes et principes, les raffiner et les
universaliser sans fin, sans se laisser décourager par les apories par lesquelles un tel travail ne manquera
pas de s’embarrasser » (p. 170). Enfin, il défend l’idée inscrite sur un horizon élargi d’une « institution
internationale du droit » ou d’une cour internationale de justice disposant d’une force autonome.
84. Précisons que Habermas inscrit alors la question de l’universalisme sur le terrain juridique et plus
précisément celui du droit constitutionnel : dans une société démocratique, la tolérance à l’égard des
convictions d’autrui et de formes de vie différentes s’opère « sur la base d’orientations axiologiques
partagées » inscrites dans une constitution définissant les procédures permettant de trancher les conflits
d’interprétation à son sujet ; cet universalisme juridique et moral ne devient problématique qu’au
moment où l’idée d’une « défense de la démocratie » semble conduire à une « autotransgression des seuils
de tolérance » ; mais celle-ci reste encore ouverte à une critique au nom des principes mêmes de
l’universalisme auquel elle déroge.
85. Voir Jürgen Habermas, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, trad. Rainer
Rochlitz, Paris, Cerf, 1996. Notons toutefois que Habermas demeurait sur l’horizon dessiné par Kant et
s’attachait à penser l’actualité de son idée autour de cette proposition : « Une conception du droit
cosmopolitique, reformulée en fonction des besoins de notre époque, est parfaitement susceptible de
rencontrer une constellation favorable des forces en présence, si nous donnons des conditions fort
différentes auxquelles nous avons affaire à la fin du XXe siècle une interprétation appropriée » (p. 28).
Mais s’en tenant à la question du passage du droit international au droit cosmopolitique, il restait en deçà
de la question de l’hospitalité telle que posée par Kant lui-même dans le Projet de paix perpétuelle.
86. Derrida souligne ailleurs le premier point, toujours à la lumière du texte de Voltaire : « Le concept
de tolérance, stricto sensu, appartient d’abord à une sorte de domesticité chrétienne » ; « Le mot
“tolérance” cache donc un récit ; il raconte d’abord une histoire et une expérience intra-chrétienne. Il
délivre le message que des chrétiens adressent à d’autres chrétiens » (« Foi et savoir », in Jacques Derrida et
Gianni Vattimo (dir.), La religion, Paris, Seuil, 1996, p. 32-33).
87. Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. Jean Gibelin, Paris, Vrin, 1990, p. 29. Derrida
s’est penché à plusieurs reprises sur ce texte de Kant. Voir notamment Cosmopolites de tous les pays, encore
un effort !, Paris, Galilée, 1997, p. 47-56 et surtout Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 154-160.
S’agissant de Kant lui-même, il ne faut pas oublier un texte moins fréquenté que le Projet de paix
perpétuelle : Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, Troisième section, Le droit cosmopolitique, § 62,
trad. Joëlle et Olivier Masson, in Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 625-630.
88. Derrida est revenu sur la question de l’« hospitalité inconditionnelle » : voir notamment Voyous,
op. cit., p. 204-206 (où il fournit des références précises à ses propres travaux) et infra, chapitre V, p. 297-
298 ; chapitre VI, p. 429-430.
89. Voir Pierre Bouretz, Les lumières du messianisme, op. cit., p. 22-24.
90. Notons que Derrida s’est aussi attaché à reconstruire la question du cosmopolitisme dans cette
perspective en commentant quelques pages des Origines du totalitarisme dans lesquelles Hannah Arendt
décrit le déclin du droit d’asile et critique un droit international encore limité aux traités entre États
souverains. Voir Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, op. cit., p. 18-24 (autour du chapitre X des
Origines du totalitarisme ; voir Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem,
édition établie sous la direction de Pierre Bouretz, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 561-607).
91. On pourrait toutefois méditer cette proposition qui pourrait très probablement être signée par
Habermas : « Dès que je parle à l’autre, je me soumets à la loi de la raison à donner, je partage un
médium virtuellement universalisable, je divise mon autorité, même dans le langage le plus performatif
qui a toujours besoin d’un autre langage pour s’autoriser d’une convention » (Voyous, op. cit., p. 144).
92. Derrida semble avoir à l’esprit un passage des Fondements de la métaphysique des mœurs, trad.
Victor Delbos revue et modifiée par Ferdinand Alquié, in Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 256-257.
93. Notons que les trois pages dans lesquelles Derrida analyse la notion d’idée régulatrice sont reprises
dans Voyous, op. cit., p. 122-125.
94. Critique de la raison pure, trad. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty à partir de la
traduction de Jules Barni, in Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, I, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 1273.
95. Voir L’Université sans condition, op. cit., p. 27-28 et p. 31-32. Notons que Derrida semble ne s’être
jamais penché sur la figure du « comme si » dans un autre contexte, a priori plus approprié à ses propres
questions que ceux auxquels il vient d’être fait référence : celui de la philosophie pratique. On pense en
particulier à cette maxime, à propos de la paix perpétuelle : « Agir comme si la chose existait, qui peut-
être n’existe pas, avoir pour projet sa fondation et la constitution qui nous semble la plus appropriée à
cela » (Métaphysique des mœurs, op. cit., Doctrine du droit, § 62, in Œuvres philosophiques, III, op. cit.,
p. 629).
96. Ibid., p. 27.
97. Ibid., p. 75-76.
98. Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 195 (note ajoutée par Derrida) et p. 196. On retrouvera
cette réserve exprimée sous une forme un peu différente dans L’autre cap (Paris, Minuit, 1991, p. 76), où
Derrida écrit à propos de cette idée de la démocratie : « Son statut n’est même pas celui d’une idée
régulatrice au sens kantien, plutôt quelque chose qui reste à penser et à venir : non pas ce qui arrivera
certainement demain, non pas la démocratie (nationale et internationale, étatique ou trans-étatique)
future, mais une démocratie qui doit avoir la structure de la promesse — et donc la mémoire de ce qui porte
l’avenir ici et maintenant. »
99. L’Université sans condition, op. cit., p. 76.
100. Voir notamment Voyous, op. cit., p. 128 (où Derrida renvoie à Spectres de Marx, Paris, Galilée,
1993, p. 268).
101. Habermas cite (p. 78) Bertolt Brecht, La vie de Galilée, tableau 13.
Chapitre V
UNE CERTAINE AUFKLÄRUNG
On sait que les entretiens de New York ne sont pas la fin de l’histoire d’une
« amitié avec obstacles » entre Jacques Derrida et Jürgen Habermas. Pour
autant que l’on connaît assez peu de la discussion de Francfort un an et demi
plus tôt et que le texte au contenu symbolique le plus fort ne paraîtrait qu’en
mai 2003, ils appartiennent plutôt à ses débuts. Publié comme protestation
contre une guerre qui commençait et marquant le terme de celle qui avait
opposé les deux philosophes, Nach dem Krieg est un manifeste politique qui
pour une part a vieilli avec sa conjoncture. Mais il demeure aussi et surtout une
profession de foi cosmopolitique, défendant une certaine idée de l’Europe sur
l’horizon d’une société mondiale régie par le droit. Puis viendrait le temps des
signes publics d’amitié : de Derrida à Habermas pour son soixante-quinzième
anniversaire ; de Habermas à Derrida au lendemain de sa mort. Ce dernier
raconte que la publication du livre de New York et du texte commun avait
rendu « perplexes » les amis respectifs : « Certains étaient inquiets (worried),
d’autres agacés (annoyed)1. » Autant dire si l’on veut que la paix des chefs était
loin de s’étendre aux troupes et qu’il est peu probable que la ligne de front soit
aujourd’hui effacée. Mais c’est une autre histoire. Du point de vue de celle qui
est racontée ici, ce qui importe tient en cela qu’il est désormais possible de
revenir sur des hypothèses au sujet de ce qui durant une guerre kantienne avait
préservé les conditions de possibilité d’une paix future et d’en forger d’autres
susceptibles d’élargir l’angle d’approche d’une authentique proximité
n’excluant pas de vrais désaccords. L’une d’entre elles les contient toutes et
devrait permettre de les organiser : Derrida comme Habermas défendent une
certaine Aufklärung ; peut-être pas tout à fait la même et à coup sûr chacun à sa
manière ; mais dans le même monde philosophique et avec un sens commun
de la responsabilité envers un héritage partagé.
S’agissant du récit, voici donc venu le temps des hommages : celui de deux
textes écrits en 2004 chacun pour l’autre par Derrida et Habermas. Nous
sommes au crépuscule. Lorsque Derrida prononce le 18 juin à Francfort son
discours pour l’anniversaire de Habermas, il sait qu’il ne survivra pas
longtemps à sa maladie : « Je ne peux dire quoi que soit sous la forme d’un bref
message au sujet des raisons et de l’arrière-plan historico-philosophique sur
lequel nous sommes ou ne sommes pas en accord. Je n’en ai ni la force ni
l’autorité ni le droit »2. Il mourra le 9 octobre et Habermas publiera le 11 une
sorte de tombeau philosophique à l’ami récent disparu : Ein letzter Gruss :
Derridas klärende Wirkung. Ces deux textes sont d’une grande sobriété, sans
hyperboles sentimentales ni fausses fenêtres intellectuelles. Derrida a choisi
d’exprimer son amitié en dessinant les contours d’un accord philosophique
profond en politique avec les concepts de Habermas et celui qu’ils peuvent
partager : « Constellation postnationale » ; « Patriotisme constitutionnel
européen » ; « Démocratie cosmopolite »3. En quelques mots, il s’agit en
puisant dans la « meilleure philosophie politique » d’esquisser les contours
d’une « vieille-nouvelle Europe » qui se concevrait moins comme une puissance
hégémonique supplémentaire qu’en tant que soubassement de la construction
d’un ordre cosmopolitique dans le contexte de ce qui est désigné comme
« mondialisation ». Mais dans ce texte où il raconte l’amitié et parle de la
Redlichkeit sur laquelle elle repose, Derrida décrit ainsi l’espace qu’il partage
avec Habermas : Each in his own country, but both in Europe. Au-delà de la
politique, il y a là comme un symbole : chacun possède son territoire et son
propre rapport à la philosophie ; mais sur le même continent philosophique,
cette Europe dont Husserl décrivait les périls et invitait à sauver l’héritage.
L’hommage posthume de Habermas est bref, mais d’une méticuleuse
densité. Voici pour un portrait de Jacques Derrida : « C’était une personne
d’une amabilité peu commune, élégante, certainement vulnérable et sensible,
mais sachant être à l’aise et qui, lorsqu’il accordait sa confiance, s’ouvrait avec
sympathie ; c’était une personne amicale, disposée à l’amitié4. » Mais chez le
défenseur du « primat de l’écrit transmissible sur la présence de la parole » il
souligne avant tout un art de la lecture « micrologique », prenant les textes « à
contre-fil jusqu’à ce qu’ils livrent un sens subversif » : « Sous son regard
inflexible, tout contexte se délite en fragments ; le sol que l’on supposait stable
devient mouvant, celui que l’on supposait plein dévoile son double fond. »
Affirmant que la déconstruction est à l’instar de la dialectique négative
d’Adorno une « pratique », Habermas en offre une bonne description : « Les
hiérarchies, les agencements et les oppositions habituels nous livrent un sens à
rebours de celui qui nous est familier. Le monde dans lequel nous croyions être
chez nous devient inhabitable. Nous ne sommes pas de ce monde, nous y
sommes des étrangers parmi les étrangers. » Cette démarche philosophique
n’est pas la sienne, mais la façon dont elle est présentée eût sans aucun doute
ravi Derrida et en tout état de cause sa mise en regard de celle d’Adorno vaut
de la part de Habermas pour signe de profond respect. Il le souligne d’ailleurs,
en évoquant le discours de Derrida lors de la remise du prix portant le nom de
son mentor : « Du geste de la pensée jusque dans les thèmes oniriques propres
au romantisme, (celui-ci) ne pouvait pas avoir plus d’affinités avec l’esprit
même d’Adorno. » Ajoutant en outre que « les racines juives sont sans doute
l’élément par lequel leurs pensées s’assemblent », Habermas dessine une
constellation autour de laquelle il lui est arrivé de graviter : « Scholem est resté
un défi pour Adorno, Levinas est devenu un maître pour Derrida5. » Enfin, il
termine avec ce qu’il avait dit de Derrida à plusieurs reprises : « S’il s’appropria
les thèmes du dernier Heidegger, du moins le fît-il sans sombrer dans le
néopaganisme et sans trahir les sources mosaïques. » Affinités électives avec
Adorno et réserve essentielle à l’égard de Heidegger, l’esquisse de ces deux
motifs dans le texte au ton guerrier à l’encontre de Derrida avait semblé être un
bon signe de possibilité d’une paix future. Celle-ci venue à temps, ils pouvaient
sceller un serment d’amitié humainement sincère et philosophiquement
authentique.
Les arrière-plans, les formes et le contenu spéculatif de l’authenticité
philosophique d’une amitié tardive entre Habermas et Derrida sont encore à
dessiner. Déjà plus qu’esquissée, la dialectique de leur confrontation entre
guerre et paix incite cependant à faire un choix : sans être véritablement
systématique au sens strict du terme, l’œuvre de Habermas est régie par un
programme fixé très tôt et marquée par un « tournant » théorisé comme tel, en
sorte qu’elle ne suscite pas de véritables conflits d’interprétation ; celle de
Derrida en connaît en revanche plus d’un, en raison d’inflexions peu ou mal
identifiées et surtout d’appropriations multiples, contradictoires, dans un
champ de forces où des amis aux fidélités divergentes s’opposent à de farouches
ennemis. Habermas a eu des discussions parfois rudes avec un certain nombre
de ses contemporains et s’est exposé en première ligne dans des combats
politiques souvent violents. Mais en quelque sorte toujours avec le beau rôle,
sans jamais être suspect de connivences avec les penseurs les plus diaboliques
d’une modernité en crise ou d’ambiguïtés à l’égard de la démocratie. Derrida
au contraire a été l’objet de tous les soupçons et attaqué de partout par de
nombreux adversaires, à commencer par Habermas lui-même en un temps où
si l’on veut les guerres philosophiques ne faisaient pas de prisonniers. C’est
donc vers lui qu’il faut avant tout se tourner : à partir des vraies questions
soulevées par Habermas, mais sans les fausses querelles élevées dans un mauvais
ton ; certes pas en généalogiste d’une œuvre trop multiforme et prolifique pour
être décrite au fil de quelques tournants ou formalisée d’un point de vue
synthétique ; plutôt à la recherche au sein d’une pensée qui délite les certitudes
et déjoue les familiarités de ce qui dessine une contribution loyale et féconde
au projet inachevé de la modernité. Autrement dit, de ce que Habermas a
finalement bien vu, mais trop tard pour avoir le temps d’en discuter comme il
faut entre amis.
DÉCONSTRUCTION/RECONSTRUCTION :
LES INTÉRÊTS DE LA RAISON
1. « Unsere Redlichkeit ! Each in his own country, but both in Europe : The history of a friendship
with obstacles — on Jürgen Habermas’s 75th birthday », loc. cit., in The Derrida- Habermas Reader, op.
cit. p. 303.
2. Idem.
3. Ibid., p. 303-304.
4. « Ein letzter Gruss : Derridas klärende Wirkung »/ « Présence de Derrida », Frankfurter Rundschau,
11 octobre 2004/Libération, 13 octobre 2004.
5. Notons que Scholem est lui-même un objet de fascination pour Habermas. Voir « Dépister dans
l’histoire l’autre de l’histoire. Sur le Sabbataï Tsevi de Gershom Scholem » (1992), trad. Marc de Launay,
in Cahier de l’Herne Scholem, dirigé par Maurice Kriegel, Paris, 2009, p. 225-229 et « Gershom Scholem.
Die verkleide Tora » (1978), in Jürgen Habermas, Philosophisch-politische Profile, troisième édition
augmentée, Francfort, Suhrkamp, 1981, p. 377-391 (ce texte n’est pas repris dans la traduction française
de l’ouvrage). Notons qu’alors qu’il tisse des liens entre Derrida, Adorno, Scholem et Levinas qui ne
tiennent pas seulement au judaïsme, Habermas convoque un autre nom pour une sorte d’antithèse : « À
la différence de Foucault et bien qu’il ait été également un penseur politique, l’apport de Derrida à ceux
qui l’ont suivi aura été de les aider à canaliser leurs impulsions dans les rails d’un exercice qui n’implique
pas d’abord un contenu doctrinal. » On va voir que ce sous-entendu pourrait bien être loquace.
6. Ce dernier texte est peu connu, puisque publié pour la première fois en France en 1994, dans la
première édition des Dits et écrits de Michel Foucault (Dits et écrits. 1954-1988, II, 1970-1975, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1994, p. 281-295) : « Réponse à Derrida », in Dits
et écrits. 1954-1988, I, 1954-1975, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2001, p. 1149-1163. Notons d’ores et
déjà qu’il est très loin d’être similaire à celui contenu dans la « nouvelle édition » de l’Histoire de la folie :
plus court et surtout d’une facture et d’un ton très différents. Étrangement, dans la préface qui veut n’en
être pas une de l’édition définitive, Foucault affirme que « Mon corps, ce papier, ce feu » est un texte
« inédit en France », comme s’il s’agissait de cette « Réponse » publiée au Japon la même année : voir
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, nouvelle édition, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque
des Histoires, 1972, p. 8 (rappelons que le livre était paru en 1961 chez Plon sous un titre plus long :
Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, avec une préface remplacée par celle qui vient d’être
citée).
7. Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 56.
8. Descartes, Méditations, I, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1949, p. 268.
On ne peut évidemment citer ici que cette édition utilisée par Foucault et Derrida (qui cependant parfois
la discutent).
9. Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967,
p. 51. Dans les paragraphes qui suivent, les références seront données entre parenthèses dans le corps du
texte.
10. Notons que Derrida ne facilitait pas la tâche de son lecteur de 1967 en omettant de donner la
référence de ce propos de Foucault. Celui d’aujourd’hui doit savoir qu’il provient de la préface de la
première édition de l’Histoire de la folie, remplacée par une autre dès la seconde. Voici le passage cité par
Derrida dans son intégralité : « Les Grecs avaient rapport à quelque chose qu’ils appelaient ubris. Ce
rapport n’était pas seulement de condamnation ; l’existence de Thrasymaque, ou celle de Calliclès, suffit à
le montrer, même si leur discours nous est transmis, enveloppé déjà dans la dialectique rassurante de
Socrate. Mais le Logos grec n’avait pas de contraire » (Préface à Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge
classique, in Dits et écrits. 1954-1988, I, 1954-1975, loc. cit., p. 188).
11. La fin du texte de Derrida conduit de façon très logique à un point central dans ses travaux de
l’époque : celui où il devrait être possible de mettre au jour chez Husserl une répétition du geste de
Descartes tel que décrit par Foucault en montrant comment « la neutralisation du monde factuel est une
neutralisation (au sens où neutraliser c’est aussi maîtriser, réduire, laisser libre dans une camisole), une
neutralisation du bon sens, la forme la plus subtile d’un coup de force » ; autrement dit, comment la
phénoménologie transcendantale s’enracine dans la « métaphysique de la présence » qui offre « l’assurance
profonde du sens en sa certitude » (p. 93).
12. « Mon corps, ce papier, ce feu », premier « appendice » à la « nouvelle édition » de l’Histoire de la
folie, in Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit, p. 599 ; Dits et écrits, I, op. cit., p. 1131.
13. Préface à Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, loc. cit., p. 188 et p. 190.
14. Ibid., p. 192.
15. Ibid., p. 194-195.
16. Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 8.
17. « Réponse à Derrida », loc. cit., p. 1150. On pourrait se demander pourquoi ce n’est pas ce texte
que Foucault a souhaité ajouter en appendice de l’édition définitive de son livre. Beaucoup plus concise et
brutale que « Mon corps, ce papier, ce feu », cette réponse vise directement ce qui était encore son milieu
intellectuel et il pourrait avoir jugé préférable de faire une concession au style du commentaire qu’il
dénonce, alors que l’immunité japonaise lui permettait d’être plus franc. Peut-être avait-il le sentiment
que sa proposition théorique d’allure antiphilosophique n’était encore qu’à l’état d’intuition, préférant
prendre le temps de la creuser. Ou encore pouvait-il craindre une sorte de porte-à-faux entre celle-ci et la
manière du livre.
18. Ibid., p. 1152.
19. Ibid., p. 1163.
20. Préface à la première édition de l’Histoire de la folie (1961), loc. cit., p. 192, cité in Jürgen
Habermas, Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 282 (dans le chapitre consacré à Foucault).
Notons que cette remarque est de fait gommée dans l’édition définitive du livre de Foucault en raison du
remplacement de cette préface par une autre.
21. Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. XIII, cité ibid., p. 285. On pourrait
s’interroger sur l’ordre chronologique dans lequel ont été écrits ce livre et les deux réponses à Derrida.
Publiées en des lieux et sous des formes différentes en 1972 seulement, celles-ci développent chacune à sa
manière une critique du commentaire similaire à celle fournie dans la Naissance de la clinique, en sorte
qu’elles ne seraient sans doute que des versions polémiques de l’argument présenté dans ce livre, pour
l’une ajoutée à la nouvelle édition du précédent. On pourrait cependant imaginer que Foucault les avait
rédigées sous le coup de la colère au moment de la parution de l’article (ou ensuite du livre) de Derrida.
Mais alors pourquoi n’en avoir pas publié au moins une à l’époque ? Ce petit mystère relève peut-être
d’une économie de la polémique.
22. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 294. Habermas cite la leçon inaugurale de
Foucault au Collège de France, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 72. À l’évidence, Habermas
doute du fait que ce projet puisse parvenir à ses fins, pour autant que quelle que soit la manière dont il s’y
prenne « le travail de l’historien doit lui-même se mouvoir dans l’horizon de la raison ».
23. Ibid., p. 296. Habermas cite ce passage de L’archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969, coll.
Bibliothèque des Sciences humaines, p. 14) : « Il faut détacher l’histoire de l’image (…) par quoi elle
trouvait sa justification anthropologique : celle d’une mémoire millénaire et collective qui s’aidait de
documents (…) pour retrouver la fraîcheur de ses souvenirs. »
24. Ibid., p. 301.
25. Pour être plus précis, Habermas a bien vu comment l’entreprise de Foucault ruine de façon
programmatique ce qu’il considère lui-même comme l’exigence philosophique minimale devant échapper
à la critique de la raison, à savoir celle d’une validation des énoncés à partir d’un critère de vérité. Parlant
du « paradoxe méthodologique qu’il y a pour une science à écrire l’histoire des sciences humaines en
ayant pour but une critique radicale de la raison », il cite Foucault : « Le discours vrai, que la nécessité de
la forme affranchit du désir et libère du pouvoir, ne peut pas reconnaître la volonté de vérité qui le traverse ;
et la volonté de vérité, celle qui s’est imposée à nous depuis bien longtemps, est telle que la vérité qu’elle
veut ne peut pas ne pas la masquer » (L’ordre du discours, op. cit., p. 21-22, cité in Le discours philosophique
de la modernité, op. cit., p. 293). Le problème tient en cela que tant en réponse aux critiques de Habermas
qu’en d’autres circonstances Derrida ne cesse d’affirmer qu’il refuse de congédier la notion de vérité et
l’exigence de validation des énoncés. Voir supra, chapitre I, p. 67-69.
26. Notons que Derrida est brièvement revenu sur sa controverse avec Foucault : voir Jacques Derrida
et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue, Paris, Fayard/Galilée, 2001, p. 26-29. Pour préciser
que de façon générale ce dernier lui semble tendre à « durcir en oppositions un jeu de différences plus
compliqué qui s’étale sur un temps plus long ». Mais aussi en glissant cette remarque au sujet de ceux
dont il est qui ont été associés à une « pensée 68 » ou au postmodernisme : « Tous ces auteurs semblent
tenir le même langage. À l’étranger, on les cite bien souvent en série. Et c’est irritant, car, dès que l’on
regarde les textes avec précision, on s’aperçoit que les démarcations les plus radicales tiennent quelquefois
à un cheveu. » Voilà pour une appréciation par Derrida lui-même de ce que l’on nomme en Amérique
French theory.
27. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit, p. 221. Autre lieu, autre
guerre : on se souvient que ce propos provient de l’ultime réponse de Derrida à Searle, qui lui reprochait
d’adhérer à l’idée selon laquelle « quand on ne peut pas rendre une distinction rigoureuse et précise, ce
n’est en rien une distinction réelle » ; comme s’il était une fois de plus trop philosophe, bien qu’en
l’occurrence il s’agisse surtout d’être trop « continental ». Voir supra, chapitre I p. 56-57.
28. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 580-581.
Rappelons que l’édition définitive de l’Histoire de la folie date de 1972.
29. Voir Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 41-167. Il s’agit là du plus
long commentaire qu’ait donné Derrida d’un livre de Kant et il avait été publié pour la première fois dans
la revue Digraphe en 1974.
30. La distinction, op. cit., p. 580.
31. Voir Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit.,
p. 347. L’annexe intitulée « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » est issue d’une
conférence donnée à Vienne les 7 et 10 mai 1935. Dans les paragraphes qui suivent, les références à ce
livre seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
32. On se souvient que Derrida avait très tôt repéré et souligné dans les Méditations cartésiennes le fait
que Husserl ne rejetait qu’une certaine forme de la métaphysique (voir supra, p. 480-481, note 22).
Précisons qu’ici (p. 18) ce dernier impute pour partie la crise de la raison à un scepticisme qui s’exerce
notamment à l’encontre de « la possibilité de la métaphysique ».
33. Jürgen Habermas, « L’idéalisme allemand et ses penseurs juifs », loc. cit., in Profils philosophiques et
politiques, op. cit., p. 69.
34. Ibid., p. 68. Il faut préciser que les traducteurs de Habermas n’utilisent pas la traduction citée ici,
mais celle de Paul Ricœur (Paris, Paulet, 1968, p. 258), qui traduit Veräusserlichung par « aliénation ».
35. Jürgen Habermas, « Edmund Husserl : à propos du monde de la vie, de la philosophie et de la
science », in Textes et contextes. Essais de reconnaissance théorique, op. cit., p. 33.
36. Ibid., p. 35.
37. Ibid., p. 33. On pourrait dire que peut-être en raison de la nature de ce texte Habermas est un peu
sommaire sinon injuste à l’égard de Husserl en affirmant que c’est par la « découverte » même du monde
de la vie qu’il rechute dans le subjectivisme. Lui-même en effet fait un grand usage du concept proche de
« monde vécu ». C’est en tout état de cause à partir de lui qu’il met en avant la nécessité philosophique de
partir des expériences quotidiennes sur laquelle repose toute sa reconstruction de la raison. Voir
notamment Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 404-417. Jürgen Habermas, Théorie de
l’agir communicationnel (1981), tome II, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Fayard, 1987, p. 125-216. Il
serait sans doute plus équitable de considérer que ce n’est qu’à partir de la deuxième exigence assignée à la
philosophie par la phénoménologie transcendantale que Habermas se sépare véritablement de Husserl, en
sorte qu’il pourrait pour ce qui concerne la première penser « avec et contre » lui selon une expression qui
lui est chère.
38. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 164-166 et p. 179 (sur Heidegger),
p. 197 et p. 214 (à propos de Derrida) et supra, chapitre III p. 139-143.
39. Jacques Derrida, « Le “Monde” des Lumières à venir (Exception, calcul et souveraineté) », in
Voyous, op. cit., p. 167. Le titre de ce texte est évidemment essentiel. Il s’agit d’une conférence prononcée
le 27 août 2002 à l’ouverture du XXIXe congrès de l’Association des sociétés de philosophie de langue
française qui avait lui-même pour titre « Avenir de la raison, devenir des rationalités ».
40. Ibid., p. 168. Dans les pages qui suivent les référence à ce livre seront données entre parenthèses
dans le corps du texte.
41. Voir Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, op. cit., II, Livre 2, deuxième partie, section 3,
« De l’intérêt de la raison dans son conflit avec elle-même (Von dem Interesse der Vernunft bei diesem ihrem
Widerstreite) », p. 1117sq. On peut noter que parlant de « désunion de la raison d’avec elle-même »
(p. 1119), Kant affirme que c’est « tant par honneur que dans l’intérêt même de sa sûreté » (je souligne)
qu’elle ne peut considérer cette « dissension » comme un « jeu » ou « ordonner purement et simplement la
paix » avant d’avoir examiné l’origine du conflit.
42. Derrida a de différentes manières posé plusieurs fois cette question en référence à trois auteurs,
dont l’un inattendu : outre Husserl et Heidegger, Paul Valéry : voir De l’esprit. Heidegger et la question, op.
cit., p. 94-100. Soulignant l’existence d’un « foyer commun » et de « traits paradigmatiques qui
s’échangent de façon réglée » entre les « discours de l’inquiétude » tenus par ces trois auteurs, Derrida
marque également les différences : celle qui sépare notamment Husserl de Heidegger, le second désignant
chez le premier une rémanence de l’héritage cartésien et le « non-questionnement de l’être que suppose la
métaphysique de la subjectivité ». Une longue note sous ces pages de ce livre était consacrée à Paul Valéry,
vers qui Derrida revient longuement dans L’autre cap (op. cit., passim).
43. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 372.
44. Ibid., p. 371.
45. Ibid., p. 382, cité p. 182-183.
46. Profils philosophiques et politiques, op. cit., p. 69.
47. Ibid., p. 71. On peut noter que c’est à propos de Heidegger que Habermas a forgé le principe
consistant à penser avec un auteur contre lui. Voir « Penser avec Heidegger contre Heidegger » (1953), in
Profils philosophiques et politiques, op. cit., p. 89-99. Il s’agit de l’un des tout premiers textes publiés par
Habermas, dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. L’expression a été reprise par Karl Otto Apel, en
quelque sorte adversaire préféré de Habermas. Voir Karl Otto Apel, Penser avec Habermas contre
Habermas, trad. Marianne Charrière, Paris, Éditions de l’Éclat, 1990. Le problème discuté par Apel est
loin d’être étranger à ce dont il est question ici, pour autant qu’il s’agit de savoir si la reconstruction de la
raison a besoin (Apel) ou non (Habermas) d’être conduite jusqu’à un niveau de « fondation ultime ». La
thèse d’Apel est que cette dernière est possible d’une façon strictement réflexive, c’est-à-dire sans recourir
à des hypothèses métaphysiques.
48. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 376. Notons qu’ici
et toujours afin d’expliquer comment la raison moderne en est venue à sombrer dans l’objectivisme,
Husserl parle d’une « unilatéralité naïve qui est restée incomprise en tant que telle » (p. 377).
49. Derrida vise un passage de la Critique de la raison pratique dans lequel Kant écrit : « Ainsi, dans
l’union de la raison pure spéculative avec la raison pratique en vue d’une connaissance, c’est à cette
dernière qu’appartient la suprématie, mais à condition que cette union ne soit pas contingente et arbitraire,
mais fondée a priori sur la raison même et, par conséquent, nécessaire » (Emmanuel Kant, Critique de la
raison pratique, trad. Luc Ferry et Heinz Wismann, in Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 756).
50. Derrida vise cette fois un passage des Fondements de la métaphysique des mœurs dans lequel Kant
écrit que la dignité est ce qui n’a pas de « prix » ou d’« équivalent », mais une « valeur intrinsèque ». À
quoi il ajoute que « la moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, sont donc les
seules choses qui aient de la dignité » (Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., in Œuvres
philosophiques, II, op. cit., p. 301-302).
51. Voir supra, chapitre IV, p. 251-254 la façon dont Derrida analyse de façon quasi systématique les
notions d’idée régulatrice et de « comme si » chez Kant.
52. On verra que Derrida analyse en quelque sorte dans ses moindres détails le problème de
l’articulation entre droit et justice dans Force de loi.
53. Voir supra, chapitre IV, p. 206-207 la façon dont Derrida analyse ce qu’il nomme
« événementialité » (expression qu’il reprend ici) en montrant notamment comment celle-ci échappe à la
logique des énoncés performatifs.
54. Emmanuel Kant, Kleinere Vorlesungen. Enzyklopädie Mathematik, Physik, in Kant’s Gesammelte
Schriften, Bd. XXIX, Abt. 4, Berlin, de Gruyter, 1980, p. 8. Il faut préciser que le mot qui pourrait se
traduire par « technicien de la raison » est chez Kant plutôt péjoratif, visant une dérive de la pratique
philosophique initiée dès après Socrate. À titre d’illustration de cette signification, voici ce qu’écrivait
encore Kant pour lui-même dans ses carnets : « Toute philosophie a pour objet la raison : les maximes, les
limites et la fin. Tout le reste n’est que Vernunftkunst » (Kant’s handschriftlicher Nachlass, Bd. V, 2,
Reflexionen zur Metaphysik, Réflexion no 4987, in Kant’s Gesammelte Schriften, Bd. XVIII, 3,
Berlin/Leipzig, Walter de Gruyter & Co, 1928, p. 52). Voir Pierre Bouretz, Qu’appelle-t-on philosopher ?,
Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2006, p. 317-318.
55. Jürgen Habermas, « Un intellectuel et un philosophe », in Profils philosophiques et politiques, op.
cit., p. 232. Ce texte en hommage à Adorno pour son soixantième anniversaire était paru dans la
Frankfurter Allgemeine Zeitung le 11 septembre 1963. Précisons que ce livre paru en 1971 et dédié à
Adorno reconstitue au travers de portraits une partie de l’univers dans lequel Habermas s’est formé. Ce
d’autant mieux qu’il en a publié dix ans plus tard une édition enrichie de textes sur notamment Walter
Benjamin, Hannah Arendt, Max Horkheimer, Gershom Scholem, Hans-Georg Gadamer. Voir Jürgen
Habermas, Philosophisch-politische Profile, Francfort, Suhrkamp, 1981. Datant de 1974, la traduction
française est réalisée à partir de la première édition, dont elle ne contient d’ailleurs pas tous les textes.
56. Ibid., p. 234-235.
57. Ibid., p. 237.
58. « Préhistoire de la subjectivité et affirmation de soi effrénée », loc. cit., p. 246. On se souvient que
dans son propre hommage à Adorno lors de la remise du prix portant son nom, Derrida fait discrètement
son miel de ce propos de Habermas (voir supra, chapitre IV, p. 230). Mais on ne saurait trop gloser sur la
façon dont ce dernier s’imagine si l’on veut en père du père dont il chercherait plus ou moins toujours à
estomper l’image. Notons qu’il reprend un thème du premier texte, en affirmant que « la philosophie
d’école, si l’on peut dire, n’a jamais véritablement reconnu cet intellectuel insolite ».
59. Ibid., p. 243.
60. Ibid., p. 244.
61. Ibid., p. 253. Il faut préciser que par ailleurs Habermas défend de façon allusive mais rigoureuse
Adorno contre certaines critiques qu’il juge infondées et injustes, notamment celle consistant à lui
reprocher d’avoir « falsifié Benjamin dans un esprit antimarxiste » (p. 247).
62. Ibid., p. 251-252.
63. Ibid., p. 249.
64. Voir ibid., p. 252. Indice sinon preuve de ce que cette idée qui deviendra centrale n’était encore
qu’intuitive, Habermas a ajouté au texte de 1969 pour sa publication dans un livre une note renvoyant à
un article de 1971 dans lequel il construit le programme d’une théorie de la communication.
65. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 139-140 et supra, chapitre III p. 128-
129 et p. 143.
66. Sur cette question et de façon générale, voir Jean-Marc Ferry, Habermas et l’éthique de la
communication, Paris, PUF, 1987, chapitres VI, « Histoire et utopie. La radicalisation de la critique chez
Adorno, Horkheimer et Benjamin » et VII, « Droit et critique. Le dépassement de la dialectique dans le
point de vue de la pragmatique universelle » (tout particulièrement p. 287-306).
67. La Dialectique de la raison, op. cit., p. 13, cité in Le discours philosophique de la modernité, op. cit.,
p. 142.
68. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 140 et p. 136. Dans les paragraphes qui
suivent les références à cet ouvrage seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
69. Il faut noter le fait que Habermas s’est à une occasion penché sur une différence qui pourrait
sembler considérable entre les points de vue de Horkheimer et Adorno sur le problème qui le préoccupe,
dans un texte spécifiquement consacré au premier d’entre eux : « Max Horkheimer : à propos de l’histoire
de l’évolution de sa pensée » (1986), in Textes et contextes, op. cit., p. 51-83. Comme il le fait ailleurs, il
décrit ici une aporie caractéristique de La Dialectique de la raison : « Si l’Aufklärung est conçue dans les
termes d’un irrésistible processus d’autodestruction, d’où la critique qui établit ce diagnostic tire-t-elle
encore un droit à le faire ? Depuis Nietzsche, c’est toujours la même chose : la critique radicale de la
raison procède de manière autoréférentielle ; la critique ne peut, en même temps, être radicale, et laisser
intacts ses propres critères » (p. 60). Mais cette fois, affirmant qu’Adorno était « serein » vis-à-vis de cette
aporie pour autant que confiant dans « l’expérience pure de l’art moderne », il montre que Horkheimer
« préférait s’emmêler dans des contradictions plutôt que de renoncer à l’identité de l’Aufklären et tomber
dans le nietzschéisme ». À ses yeux, cette différence transparaît au travers des parties du livre commun
attribuable à Horkheimer (principalement celui consacré à Sade sous le titre « Juliette, ou Raison et
morale ») et se manifeste autour de trois propositions : « Le maintien d’une puissance de la théorie, élevée
à un niveau quasi eschatologique ; la croyance dans la tendance anti-autoritaire de l’Aufklärung ; enfin,
l’invocation succincte d’une Aufklärung se transcendant elle-même. » Mais surtout, elle apparaît
clairement à la lecture de l’Éclipse de la raison, publiée par Horkheimer seul en 1947, notamment au
travers de cette idée : « La raison ne peut réaliser ce qui est raisonnable en elle que par la réflexion sur la
maladie du monde telle qu’elle est produite et reproduite par l’homme. Dans une telle autocritique, la
raison, en même temps, restera fidèle à elle-même en sauvegardant de toute application pour des mobiles
inavoués le principe de vérité dont à elle seule nous sommes redevables » (Max Horkheimer, Éclipse de la
raison, trad. Jacques Laizé, Paris, Payot, 1974, p. 183). Il reste que Habermas n’exploite guère cette
différence et prête en général aux deux auteurs la même impasse théorique, s’attachant ici à comprendre
comment Horkheimer en est venu vers la fin de sa vie à se tourner vers la théologie.
70. On trouvera une analyse systématique de cette dimension des choses dans le premier volume de la
Théorie de l’agir communicationnel, op. cit., chapitres II à IV.
71. Voir supra chapitre I p. 26 et chapitre III, p. 155-156, sur la manière dont Derrida tout à la fois
s’appuie sur Husserl pour développer une critique de l’intentionnalité et montre la limite de celle-ci chez
Husserl lui-même ; chapitre III, p. 152-158 à propos de la discussion par Habermas du traitement de
cette question chez Derrida.
72. Voir de nouveau supra chapitre I p. 32-34 ; p. 39-40.
73. « Actions, actes de parole, interactions médiatisées par le langage et monde vécu », in La pensée
postmétaphysique, op. cit., p. 77.
74. Voir ibid., p. 78-79.
75. Voir « Pour une critique de la signification », in La pensée postmétaphysique, op. cit., p. 119.
Habermas développe une analyse systématique de la théorie d’Austin dans « Signification de la
pragmatique universelle », in Logique des sciences sociales et autres essais, trad. Rainer Rochlitz, Paris, PUF,
1987, p. 329-411, plus précisément à partir de la page 382 et autour de deux propositions d’Austin :
« L’énonciation performative doit effectuer quelque chose, et non pas dire simplement quelque chose » ;
« Elle est heureuse ou malheureuse, au lieu de vraie ou fausse » (Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 139).
76. « Actions, actes de parole, interactions médiatisées par le langage et monde vécu », loc. cit., p. 79.
77. Ibid., p. 82. On comprend ici l’importance du fait qu’Austin pose comme condition que les
locutions prises en charges par sa théorie soient énoncées « sérieusement », c’est-à-dire comportent une
prétention à la validité (voir « Signification de la pragmatique universelle », loc. cit., p. 401).
78. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 351.
79. Ibid., p. 397.
80. Raison et légitimité, op. cit., p. 192-193. Notons que dans ce livre de 1973, Habermas avait
esquissé le thème qui orienterait son programme : « En tant que prise de parti, cette partialité ne peut se
fonder que si les choix possibles se posent à l’intérieur d’une forme de vie communicationnelle déjà
partagée et déjà habituelle. »
81. Ibid., p. 248. On trouvera ailleurs une proclamation similaire mais un peu développée, au sujet de
l’intérêt philosophique d’une démarche consistant à déceler ce que recèlent les pratiques sociales de
légitimation : « C’est de ce même intérêt que procède l’entêtement avec lequel la philosophie s’accroche
au rôle de gardien de la rationalité, un rôle qui occasionne de plus en plus de tracas — je le dis
d’expérience — et qui, assurément, ne confère plus, en quoi que ce soit, le moindre privilège » (« La
redéfinition du rôle de la philosophie », in Morale & communication. Conscience morale et activité
communicationnelle, trad. Christian Bouchindhomme, Paris, Cerf, 1986, p. 40).
82. « Explicitations du concept d’activité communicationnelle » (1982), in Logique des sciences sociales
et autres essais, op. cit., p. 445. Habermas explique ailleurs le principe de ce qu’il désigne comme une
« stratégie déflationniste » quant à la notion de vérité et son avantage : celle-ci repose sur l’idée selon
laquelle « le prédicat de vérité fait partie du jeu de langage de l’argumentation », en sorte que l’on peut
faire l’économie d’un concept sémantique de vérité pour ne mobiliser que la dimension pragmatique d’un
usage de ce prédicat ; « On évite ainsi toute discussion sur la “nature” de la vérité, sans être obligé
d’abandonner la distinction minimale entre savoir et opinion, vérité et tenir-pour-vrai » (Jürgen
Habermas, Vérité et justification, trad. Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2001), p. 186.
83. « La redéfinition du rôle de la philosophie », loc. cit., p. 26.
84. Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit.,
p. 23.
85. Ibid., p. 25.
86. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 179 et p. 163. Voir supra, chapitre III p. 139-
142.
87. Ibid., p. 158.
88. « La redéfinition du rôle de la philosophie », loc. cit., p. 31.
89. « Notes programmatiques pour fonder en raison une éthique de la discussion », in Morale &
communication, op. cit., p. 119.
90. Habermas effectue ce travail dans ce que l’on pourrait appeler sa Politique, à savoir Droit et
démocratie. Entre faits et normes, op. cit. Voir Pierre Bouretz, « Raisons et horizons de la démocratie.
Jürgen Habermas face à la question politique », Le Débat, no 104, mars-avril 1999, p. 20-34.
91. Voir Karl Otto Apel, Penser avec Habermas contre Habermas, op. cit., p. 17. Sur la discussion entre
Habermas et Apel, voir Jean-Marc Ferry, Habermas et l’éthique de la communication, op. cit., chapitre X.
92. Ibid., p. 48.
93. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 381.
94. « Le “Monde” des Lumières à venir », loc. cit., in Voyous, op. cit., p. 206, note 2.
95. Ibid., p. 207. Voir toutefois ce qu’écrivait Derrida près de vingt ans plus tôt : « Malgré les
apparences, la déconstruction n’est ni une analyse ni une critique (…). Ce n’est pas une analyse, en
particulier parce que le démontage d’une structure n’est pas une régression vers l’élément simple, vers une
origine indécomposable. Ces valeurs, comme celle d’analyse, sont elles-mêmes des philosophèmes soumis à
la déconstruction. Ce n’est pas non plus une critique, en un sens général ou en un sens kantien.
L’instance du krinein ou de la krisis (décision, choix, jugement, discernement) est elle-même, comme
d’ailleurs tout l’appareil de la critique transcendantale, un des “thèmes” ou des “objets” essentiels de la
déconstruction » (« Lettre à un ami japonais », loc. cit., in Psyché, op. cit., p. 390).
96. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit., p. 270.
97. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 228 (traduction modifiée). Voir supra, chapitre
III p. 173-174.
98. D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, op. cit., p. 64 et « Vers une éthique de la
discussion », loc. cit., p. 216.
Chapitre VI
SI VOUS ÊTES AMIS L’UN DE L’AUTRE
COMME SI PEUT-ÊTRE :
LUMIÈRES DE L’APORIE
Repartons d’un bon point, à savoir la quaestio juris de Kant : « De quel droit
possède-t-on un concept ? »44. Habermas pourrait dire aisément qu’elle est la
pierre de touche de l’éthique de la discussion, qui impose au philosophe
comme à quiconque dans la vie quotidienne de fournir le meilleur argument à
l’appui de ses convictions ou des propositions qu’il émet s’agissant tant de
connaissance que d’action. Serait-il toutefois impossible pour Derrida de
montrer qu’il respecte le devoir qu’elle induit et même de la mobiliser comme
justification d’un questionnement des conditions de possibilité de toute
conceptualité ? C’est avec à l’esprit la controverse initiée par Habermas et peut-
être la question de Kant que celui-ci affirme qu’un débat philosophique est
aussi « un combat pour imposer des modes discursifs, des procédures
démonstratives, des techniques rhétoriques et pédagogiques », plus encore que
« chaque fois qu’on s’est opposé à une philosophie, ce fut non seulement mais
aussi en contestant le caractère proprement, authentiquement philosophique
du discours de l’autre »45. S’agissant de courants ou de systèmes, cette remarque
trouverait d’innombrables illustrations à partir des débuts mêmes de la
philosophie et pour n’évoquer que le contemporain il suffirait d’avancer la
façon dont le positivisme logique dénie à la métaphysique toute capacité à
produire des concepts, ou encore un certain mépris à l’égard de la philosophie
« continentale » parfois affiché par ses concurrents anglo-saxons46. Pour ce qui
concerne des individus, l’exemple de Habermas et Derrida semble
paradigmatique, pour autant que l’un cherchait à disqualifier l’autre pour
défaut de capacité à argumenter et volonté de dilution de la philosophie dans la
littérature. En l’occurrence, une telle pratique pouvait apparaître comme de
mauvaise guerre et la condition de possibilité d’une paix était suspendue au fait
qu’elle soit reléguée. Reste à savoir si Habermas pourrait accepter la façon à
coup sûr peu orthodoxe dont Derrida revendique un droit au concept passant
à première vue surtout par celui de déconstruire ceux qui existent.
Il faut cette fois revenir aux textes et tout particulièrement à un livre dans
lequel Derrida se penche sur un auteur qu’il a finalement assez peu commenté
pour prendre en charge une hypothèse concernant la figure du philosophe et
emprunter un adverbe dont il use d’une façon qui illustre sans doute assez bien
la pratique philosophique qu’il nomme non sans hésiter « déconstruction ». Il
s’agit de Nietzsche, et Derrida prévient qu’il va « suivre sans suivre », geste
caractéristique de son art de lire qui mériterait d’être mis en regard de celui de
Habermas consistant à penser « avec et contre »47. La précision est en
l’occurrence d’autant mieux venue que le texte de Nietzsche en question peut
faire une fois ou deux frissonner. Politiques de l’amitié est un livre
méticuleusement tissé autour d’un mot d’Aristote transmis par Diogène
Laërce : « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis. » Celui-ci a été cité par de nombreux
auteurs réputés innocents, comme Montaigne, Florian et Kant. Mais aussi par
Nietzsche qui le dédouble : « Peut-être alors l’heure de la joie viendra-t-elle un
jour elle aussi où chacun dira : “Amis, il n’y a point d’amis !” s’écriait le sage
mourant (sterbende Weise) ; “Ennemi, il n’y a point d’ennemi !” s’écrit le fou
vivant (lebende Tor) que je suis48. » Ce propos provient de ce que Nietzsche lui-
même désigne comme un « livre de fous (Narrenbuche) » dédié à la « gent des
fous (Narren-Zunft) », ce qui peut faire peur49. Mais il ajoute avoir cherché à y
faire apprendre « comment raison vient — “à raison” (wie Vernunft
kommt — “zur Vernunft”) », ce qui est somme toute assez sage. Au sein de
l’intrigue principale de son propre livre, Derrida trouve là une bifurcation qui
ouvre la voie vers ce qui doit inquiéter : une conception de la politique comme
inimitié radicale qui se trouve chez Carl Schmitt, auteur beaucoup plus
compromis avec le nazisme que Heidegger et qui persistera toute sa vie dans un
antisémitisme absolu50. Mais pour ce qui importe à l’instant, il retient surtout
un adverbe dont Nietzsche fait grand usage : peut-être.
Afin de compliquer les choses ou du moins de solliciter par l’inquiétude
l’attention de son lecteur sur un travail conceptuel auquel il accorde une
grande importance, Derrida ne cache pas une certaine négativité de ce mot.
Dans le texte de Nietzsche sur l’amitié, le « peut-être » procède d’une
« inversion catastrophique », d’un renversement de la tradition attachée à un
propos lui-même déjà paradoxal. De façon générale, il relève souvent d’une
provocation et provoque une effraction. La plupart du temps cependant, la
« modalité irréductible du “peut-être” » produit une « ouverture » et celle-ci est
la chance d’un avenir. On s’attend donc à ce que Derrida mobilise cet adverbe
en voie de devenir un concept dans une réflexion sur la question qui lui
importe de la possibilité de penser ce que sont un authentique événement et
une véritable décision. Il le fait effectivement : « L’épreuve du peut-être à
laquelle soumet l’indécidable, c’est-à-dire la condition de la décision, ce n’est
pas un moment qu’on excède, oublie, anéantit » ; « L’instant de la décision doit
rester hétérogène à tout savoir en tant que tel, à toute détermination théorique
ou constative, même si elle peut et doit être précédée par toute la science et
toute la conscience possibles »51. Nous sommes donc prévenus de deux choses.
En premier lieu, de ce que Derrida met en avant l’idée selon laquelle « il n’est
pas de catégorie plus juste pour l’avenir que celle du “peut-être” »52. Il faudra
donc le mettre en regard d’autres catégories visant le même objet, surtout l’une
d’entre elles. Mais on doit aussi d’ores et déjà savoir une chose essentielle pour
ce qui concerne la discussion de la tâche et des possibilités de la philosophie :
« Il ne saurait être question de rien fonder, surtout pas une politique, sur la
vertu du “peut-être”53. » Il reste que dans une époque désignée par Habermas
comme « postmétaphysique » la perspective d’une fondation est largement
abandonnée par une philosophie qui n’en demande plus tant. Autrement dit, il
n’y a pas grand mal à saisir un mot pour chercher à en faire la catégorie propre
à la dimension de l’avenir en prévenant qu’elle ne permettra pas de donner à
celui-ci un contenu ou une forme déterminés.
Cet adverbe déjà riche de potentialités est cependant utilisé par Nietzsche à
un autre endroit, celui au sujet duquel Derrida prévient qu’il veut « suivre sans
suivre » : la première partie de Par-delà bien et mal, intitulée « Des préjugés des
philosophes ». L’affaire est donc plus grave, sur le fond et dans le ton : « Peut-
être ! Mais qui se soucie de ces dangereux “peut-être” ! Il faudra pour cela
attendre la venue d’un nouveau genre de philosophes (einer neuen Gattung von
Philosophen), qui auront des goûts et des penchants autres, contraires
(ungekehrten) à ceux de leurs prédécesseurs — des philosophes du dangereux
peut-être (Philosophen des gefährlichen Vielleicht), dans tous les sens du mot. Et
je le dis le plus sérieusement du monde, je vois se lever ces philosophes
nouveaux54. » Cette fois, Derrida semble vouloir se faire peur et à son lecteur
avec lui, non sans toutefois une certaine prudence liée au souci d’aller pas à pas
pour ne pas oublier de s’arrêter. Voici ce qui est clair et en dit déjà beaucoup
sur ce qu’il admet et sans doute met en pratique : « Ces philosophes d’un type
nouveau accepteront la contradiction, l’opposition ou la coexistence de valeurs
incompatibles. Ils ne chercheront ni à la dissimuler, ni à l’oublier, ni à la
surmonter55. » On sait déjà qu’il trouve des vertus à l’aporie, mais il faudra y
revenir. Pas question cependant de cacher le fait que traitant des préjugés des
philosophes Nietzsche prête à ceux dont il annonce la venue des choses peu
recommandables. S’exprimant lui-même en « termes brefs et cinglants », il
affirme que « ces philosophes nouveaux qui viennent (heraufkommenden neuen
Philosophen) » sont « des niveleurs de ceux qu’on appelle à tort des “libres
penseurs”, esclaves diserts, plumitifs agiles au service du goût démocratique et
des “idées modernes” »56. La suite fait franchement froid dans le dos : les
« braves lourdauds » qui se croient libres ne cherchent que « le bonheur du
troupeau, le vert pâturage, la sécurité, l’absence de danger, le bien-être, la
facilité de la vie pour tous », ressassant les deux rengaines que sont « l’égalité
des droits » et « la pitié pour tout ce qui souffre » ; les philosophes de l’avenir
considèrent que « tout ce qui est mauvais, terrible, tyrannique, tout ce qui tient
de la bête fauve ou du serpent, chez l’homme, sert aussi bien que son contraire
à élever le niveau de l’espèce “homme” ». Voilà qui semble cette fois
franchement de mauvais goût et récupérable à des fins sinistres. Derrida ne
tronque pas le texte et risque une question : « Cette responsabilité qui inspire
(à Nietzsche) un discours d’hostilité à l’endroit du goût démocratique et des
idées modernes, dirons-nous qu’elle s’exerce contre la démocratie en général,
contre la modernité en général57 ? » Comme l’on peut s’y attendre, l’hypothèse
audacieuse autour de laquelle il s’agit de « suivre sans suivre » est que cette
responsabilité pourrait s’exercer sous condition « au nom d’une hyperbole de
démocratie ou de la modernité à venir ».
Voilà donc un exemple, sinon le paradigme de ces « dangereux “peut-être” »
autour desquels Derrida se risque à faire d’un adverbe un concept. Le geste
philosophique est précis : « Qu’un peut-être ouvre et précède à jamais le
questionnement, qu’il suspende d’avance, non pour les neutraliser ou les
inhiber mais pour les rendre possibles, tous les ordres déterminés et
déterminants qui dépendent du questionner (la recherche, le savoir, la science et
la philosophie, la logique, le droit, la politique et l’éthique, le langage même et
en général), voilà une nécessité à laquelle nous tentons de faire droit de
plusieurs façons58. » La première est indiquée brièvement dans une langue
aisément reconnaissable : « Ce peut-être ne vient pas seulement “avant” la
question (…) ; il viendrait, pour le rendre possible, “avant” l’acquiescement
originaire qui avance d’avance la question auprès de l’autre. » On entend donc
ici la voix de Heidegger, mais Derrida passe vite. Il s’attarde en revanche sur sa
seconde façon, en mobilisant un tout autre lexique philosophique. Le « peut-
être » vise toujours « le moment où la disjonction entre le pensé et le connaître
est de rigueur ». Selon une allusion plus audible : « C’est le moment où l’on ne
peut penser le sens ou le non-sens qu’à cesser d’être certain que la chose
advienne jamais ou que, même s’il y en a, elle soit jamais accessible à un savoir
théorique ou à un jugement déterminant, à quelque assurance du discours et
de la nomination en général. » Cette fois, c’est donc Kant que suit Derrida.
Mais pas tout à fait jusqu’au bout : « Cela ne revient pas à concéder une
dimension hypothétique ou conditionnelle (“si, à supposer que, etc.”) mais à
marquer une différence entre “il y a”, et “est” ou “existe”, c’est-à-dire les mots
de la présence. » Voilà donc noués un instant deux fils solides. Le premier vient
de très loin, à savoir des premiers travaux sur Husserl mais aussi Austin, qui
questionnaient la primauté accordée par la philosophie à la présence, son lien
au logocentrisme et à la figure du sujet conscient : en un mot les problèmes
que Derrida et Habermas partagent, quoi qu’ils en aient longtemps pensé. Le
second en revanche n’appartient qu’à Derrida : celui qui concerne le statut du
« comme si » chez Kant et l’usage que l’on peut en faire59.
Avant d’en venir à sa discussion par Derrida, précisons son statut chez Kant
lui-même. Pour ce dernier, le « comme si (als ob) » est le point de vue qu’il faut
adopter en matières tant théoriques que pratiques face à des concepts qui ne
correspondent à aucune réalité effective, aucun objet susceptible d’expérience.
Cette figure n’est donc pas élaborée dans les marges du système, mais dans le
cadre central où est défini ce que doit être l’usage régulateur de la raison. En ce
sens, elle est mobilisée à propos de toutes les dimensions de l’expérience ; à
titre d’illustration : d’un point de vue théorique, toute liaison dans le monde
doit être regardée « comme si » elle naissait d’une « cause nécessaire absolument
suffisante » ; en matière pratique et par exemple s’agissant de l’idée de paix
perpétuelle, l’impératif catégorique ordonne d’agir « comme si la chose existait,
qui peut-être n’existe pas, (d’) avoir pour projet sa fondation et la constitution
qui nous semble la plus appropriée à cela » ; la faculté de juger apprécie les
objets naturels « comme si » ils étaient dérivés d’une idée déterminant des fins ;
du point de vue du droit, chaque citoyen doit être regardé « comme si » il avait
conclu un contrat avec tous les autres60. Derrida sait parfaitement que
reprendre sans examen critique la notion de « comme si » et celle d’idée
régulatrice à laquelle elle est liée obligerait à souscrire à toute l’architectonique
kantienne et l’on imagine bien qu’il ne peut notamment adhérer à la vision
d’un dessein de la nature qu’elles supposent. Pourtant, il admet « la gravité, le
sérieux, l’irréductible nécessité du “comme si” » et affirme que ses « réserves » à
l’égard de la notion d’idée régulatrice ne sont pas « frontales »61.
C’est donc en toute rigueur que Derrida met en regard le « peut-être » qu’il
emprunte à Nietzsche pour le conceptualiser et le « comme si » de Kant dont il
discute les modalités : l’un et l’autre s’attachent à des objets sans expérience et
non susceptibles d’un savoir fondé sur un jugement déterminant ; à ce titre, ils
peuvent prétendre être disponibles pour une pensée de l’avenir ; l’un des tests
permettant d’en apprécier la valeur s’attache à la nature de l’événement. Sans
que cela relève du hasard, lorsque Derrida examine pour la première fois la
proximité et la différence entre ces deux figures, il le fait en reprenant un
élément de sa discussion de l’œuvre « originale et géniale » d’Austin : la
performativité de l’acte performatif dont on sait l’importance pour Habermas.
Sur ce point, il veut être démonstratif selon les règles les plus classiques de
l’argumentation : « L’événement doit non seulement suspendre le mode
constatif et propositionnel du langage de savoir (S est P) mais ne même plus se
laisser commander par le speech act performatif d’un sujet. Tant que je peux
produire et déterminer un événement par un acte performatif garanti, comme
tout performatif, par des conventions, des fictions légitimes et un certain
“comme si”, je ne dirai pas, sans doute, que rien ne se passe ou n’arrive ; mais je
dirai que ce qui a lieu, arrive ou ce qui m’arrive reste encore contrôlable et
programmable dans un horizon d’anticipation ou de précompréhension : dans
un horizon tout court62. » Pour ce qui concerne le « comme si » lui-même,
l’idée est indiscutable : celui-ci sert chez Kant à dessiner un horizon d’attente
s’agissant d’objets dont le contenu est indéterminé, manière en quelque sorte
d’apprivoiser un futur qui ne relève pas d’un savoir certain. D’où cette mise en
regard critique de la figure kantienne et de la « dangereuse modalité du “peut-
être” » dont parle Nietzsche : l’événement n’a lieu que « là où il ne se laisse
domestiquer par aucun “comme si”, ou du moins par aucun “comme si” déjà
lisible, déchiffrable et articulable comme tel » ; « Il n’y a pas d’avenir ni de
rapport à la venue de l’événement sans expérience du “peut-être”. Ce qui a lieu
ne doit pas s’annoncer comme possible ou nécessaire, sans quoi son irruption
d’événement est d’avance neutralisée. L’événement relève d’un peut-être qui
s’accorde non pas au possible mais à l’impossible ». Il existe donc une
« affinité » et même une « connivence » entre le « peut-être » et le « comme si ».
Seul cependant le premier permet de préserver une dimension
d’inconditionnalité indispensable notamment en matières d’éthique et de
justice, ce qui n’est guère le problème de Nietzsche, mais en revanche celui de
Levinas que suit Derrida sur ce point.
En cohérence avec cette première analyse du « comme si » kantien, Derrida
en a fourni une autre au sujet précisément d’un événement :
le 11 septembre 2001. Cette fois, évoquant le rôle « décisif et énigmatique » du
« comme si » dont il restitue un certain nombre d’occurrences chez Kant, c’est
plus directement la notion connexe d’idée régulatrice qu’il examine. Pour tout
d’abord en décrire méticuleusement le sens et le présupposé dans le système
kantien : « L’idée régulatrice reste de l’ordre du possible, un possible idéal sans
doute et renvoyé à l’infini, mais qui participe de ce qui, au terme d’une histoire
infinie, relèverait encore du possible, du virtuel et de la puissance63. » Mais au-
delà de la dimension téléologique qui adhère à cette idée, Derrida insiste sur sa
limite lorsqu’elle est appliquée au problème éthique de la justice. Cette fois, il
parle dans la langue de Levinas en l’espèce clairement audible : la responsabilité
authentique ne se laisse pas idéaliser pour autant qu’elle mobilise l’hétéronomie
d’une loi venue de l’autre et « une injonction qui n’attend pas à l’horizon, qui
ne me laisse pas en paix et ne m’autorise jamais à remettre à plus tard ». On
trouve ici une parfaite illustration de la « déconstruction » telle que Derrida la
conçoit et la pratique lui-même, autrement dit en l’occurrence de sa façon de
suivre Kant sans le suivre jusqu’au bout, de penser avec lui sans même aller
contre. Rappelant que souscrire sans réserve à la notion d’idée régulatrice
obligerait à accepter tout le système de la critique kantienne, il souligne le fait
que celle-ci s’attache à une figure de l’approche ou de l’approximation qui
« tend indéfiniment vers les règles de l’universalité ». Puis il situe précisément
en fournissant un exemple l’espace dans lequel lui-même s’inscrit d’un point de
vue général : « Sans jamais renoncer à la raison et à un certain “intérêt de la
raison”, j’hésite à me servir de l’expression d’idée régulatrice quand je parle d’à-
venir ou de démocratie à venir. » Enfin et pour revenir à la figure qu’il met en
regard de celle du « peut-être », il cherche à préciser ce qu’il conçoit comme
une différence importante entre « réserve » et « objection » : « Je suis parfois
tenté de faire “comme si” je n’avais pas d’objection aux “comme si” de Kant. »
Ce pourrait sembler n’être qu’un clin d’œil ou une pirouette. À moins que cela
n’éclaire vraiment un geste philosophique qu’il sait contesté pour absence de
rigueur ou manque de sérieux.
On a compris que lorsque Derrida s’attache à la figure nietzschéenne des
« philosophes du dangereux peut-être », ce n’est pas pour offrir un modèle qui
s’ajouterait ou s’opposerait à ceux du spécialiste de la résolution de problèmes
que propose Habermas ou du maître en « dévoilement oraculaire du monde »
cher à Rorty. Commentant un mot de Nietzsche selon lequel les véritables
« esprits libres » qu’incarnent ces philosophes ne sont pas « les esprits les plus
communicatifs (die mitteilsamsten Geister) », il ne s’interdit certes pas une
remarque un peu ironique : « Tout cela (ce surcroît de démocratie, cet excès de
liberté, cette réaffirmation d’avenir) n’est pas très propice, on s’en doute, à la
communauté, à la communication, aux règles et maximes d’un agir
communicationnel64. » Mais sur le fond il reste des plus sérieux, n’oubliant pas
que sa question est de savoir si en dépit des propos péjoratifs de Nietzsche à
l’égard du goût démocratique ou des idées modernes la figure du « peut-être »
est adéquate à l’idée d’une « hyperbole de démocratie ou de la modernité à
venir » ; sans cacher non plus le fait que les « nouveaux amis de la vérité » de
Par-delà le bien et le mal renonceront au « mauvais goût de vouloir être
d’accord avec le plus grand nombre », comme s’il fallait admettre que
« l’universalisation cache la ruse de tous les dogmatismes »65. Il doit donc être
ferme s’agissant d’indiquer là où il cesse de suivre Nietzsche : si l’on peut
entendre tout ce que dit celui-ci au sujet du « nouveau le plus nouveau » et
même jusqu’à un certain point « dire oui au principe de ruine », ce n’est pas
pour rien ; il est question d’essayer de cerner « un lieu ouvert pour ce qui peut,
par chance, peut-être, arriver encore »66. Autrement dit, une pensée du « peut-
être » qui ne serait à l’évidence ni une philosophie spéculative, théorique ou
métaphysique ni une ontologie ou une théologie aurait pour principale
préoccupation l’expérience de l’avenir. À quoi il faut ajouter qu’à la différence
de celle du « comme si » qui apprivoise l’indétermination du futur en faisant
du possible l’objet d’un devoir, elle mettrait plutôt l’accent sur l’impossible qui
cerne des apories du savoir et de l’action mais ouvre l’endroit où « la lumière
des Lumières n’est pas pensée »67.
Derrida s’est posé plusieurs fois à lui-même cette question : « Comment un
chemin peut-il passer par des apories68 ? » Mieux vaudrait d’ailleurs dire qu’il se
l’est opposée, pour autant qu’il était question dans un geste réflexif de savoir
comment et pourquoi il s’était en diverses occasions trouvé « embarrassé » et
même « paralysé » dans des situations où lui venait à l’esprit « ce mot fatigué de
philosophie et de logique » : aporia69. Il est certain que Habermas ne saurait
prendre au sérieux une telle question. Mais il l’est tout autant qu’Adorno le
ferait quant à lui sans difficulté. Derrida ne s’y est en quelque sorte pas trompé,
en mettant au jour chez ce dernier ce qui pourrait ressembler à l’archétype des
« chemins » susceptibles de s’ouvrir par des apories ou des figures similaires. Pas
n’importe où et n’importe quand : à Francfort devant Habermas, lors de son
discours pour la remise du prix Adorno ; le 22 septembre 2001, c’est-à-dire
après leur réconciliation. Pas n’importe comment non plus, puisqu’au travers
du commentaire d’un propos d’Adorno au sujet de Benjamin qui avait été
allusivement évoqué par Habermas quelques années plus tôt dans le texte qui
l’attaquait. Voici ce qu’écrivait Adorno en 1955, à la fin de son « Portrait de
Walter Benjamin » : « Sous la forme du paradoxe de la possibilité de
l’impossible, il réunit pour la dernière fois la mystique et l’Aufklärung, le
rationalisme émancipateur. Il a banni le rêve sans le trahir et sans se faire le
complice de l’unanimité permanente des philosophes, selon laquelle cela ne se
peut70. » Clin d’œil à Habermas dans l’ambiance nouvelle d’une paix sous
l’ombre protectrice de son mentor, Derrida empruntait donc à Adorno un
droit à « ne pas se laisser impressionner par “l’unanimité permanente des
philosophes” » et même quelque chose comme un devoir de « commencer par
s’inquiéter si l’on veut penser un peu ». Mieux encore, il indiquait avoir
découvert dans le portrait d’un auteur en quelque sorte fétiche l’exemple par
excellence de ces figures paradoxales ou aporétiques qui ont mauvaise
réputation dans la tradition métaphysique mais incitent à « penser autrement la
pensée » : la « possibilité de l’impossible (Möglichkeit des Unmöglichen) ». À
quoi il ajoutait enfin avoir depuis un moment essayé d’en tirer quelques
conséquences « éthiques, juridiques et politiques » au sujet d’objets précis
comme le temps, le don, l’hospitalité, le pardon, la décision ou encore la
« démocratie à venir ».
Derrida aurait donc pu s’autoriser d’Adorno pour opérer ce renversement de
la question qu’il s’objectait : « Que serait un chemin sans aporie71 ? » À tout
prendre, il lui aurait même été possible de se chercher une sorte de protecteur
chez un auteur canonique, au tout début de l’histoire de la philosophie : « Je
suis totalement déroutant (atopos) et je ne crée que de l’aporia72. » Mais c’est
avec lui-même et sans Platon au nom de Socrate qu’il s’explique afin de se
demander « ce qui arrive, ce qui se passe avec l’aporie »73. Pour ce faire, il revient
vers le livre où il avait pour la première fois suggéré que la morale, la politique
et la responsabilité « n’auront jamais commencé qu’avec l’expérience de
l’aporie »74. Il était question de l’Europe, non pour en fournir une idée fût-elle
seulement régulatrice, mais afin de décrire une injonction « double et
contradictoire » pour qui a « le souci de l’identité culturelle européenne ». Voici
quelques-unes des illustrations d’un « devoir de répondre à l’appel de la
mémoire européenne » qui chaque fois se dédouble en deux propositions
d’allure contradictoire : cultiver la vertu de la critique, de l’idée et de la
tradition critique, mais aussi « la soumettre, au-delà de la critique et de la
question, à une généalogie déconstructrice qui la pense et la déborde sans la
compromettre » ; « Assumer l’héritage européen, et uniquement européen,
d’une idée de la démocratie, mais aussi reconnaître que celle-ci, comme celle
du droit international, n’est jamais donnée, que son statut n’est même pas celui
d’une idée régulatrice kantienne, plutôt quelque chose qui reste à penser et à
venir » ; « Respecter la différence, l’idiome, la minorité, la singularité, mais
aussi l’universalité du droit formel, le désir de traduction, l’accord et
l’univocité, la loi de la majorité, l’opposition au racisme, au nationalisme, à la
xénophobie »75. Il s’agissait donc si l’on comprenait bien d’à la fois identifier
voire « ré-identifier » l’Europe en préservant son héritage sans sentiment de
culpabilité et d’assumer la responsabilité de l’ouvrir à d’autres sous des
modalités différentes de celle d’une simple extrapolation de son expérience ou
d’un passage à la limite qui ferait de celle-ci un idéal régulateur.
Lorsqu’il se commente à cinq ans de distance, Derrida fournit une
explication dans le vocabulaire technique de la philosophie de la raison pour
laquelle il désignait comme aporie ce qu’il nommait « double impératif
contradictoire »76. Pour noter que jusqu’à un certain point le terme
d’antinomie pouvait s’imposer, dans la mesure où « il s’agissait bien, dans
l’ordre de la loi (nomos), de contradictions ou d’antagonismes entre des lois
également impératives »77. Mais aussi pour maintenir qu’il ne voyait dans les
doubles devoirs qu’il décrivait ni la trace d’une « illusion transcendantale » de
type kantien ni la forme de contradictions dialectisables à la façon de Hegel ou
Marx. Parlant alors de ce qu’il cherchait à faire comme d’une « endurance non
passive de l’aporie », il affirme qu’il s’agissait d’éviter la « bonne conscience » :
non pas celle qui n’est que « la grimace d’une vulgarité complaisante », ce
qu’aurait été si l’on veut un simple appel lancé à l’Europe de n’être pas centrée
sur elle-même ; celle qui s’attache à une certitude subjective « d’avoir raison,
d’être du côté de la science, de la conscience ou de la raison » et transforme la
responsabilité en « déploiement d’un programme, en application technique de
la règle ou de la norme, en subsomption du “cas” déterminé »78. Enfin et
surtout, il souligne le fait que sa manière de penser en passant par des apories
n’a jamais pour finalité de « justifier un passage au-delà du savoir (…) vers une
pensée plus radicale, originaire ou fondamentale »79. Cette précision est
essentielle, dans la mesure où elle dissipe un malentendu récurrent concernant
une éventuelle similitude entre ses gestes philosophiques et ceux de Heidegger.
En l’occurrence, il lui aurait d’ailleurs été facile de se citer encore pour illustrer
cette proclamation d’indépendance : « Le même devoir commande de tolérer et
de respecter tout ce qui ne se place pas sous l’autorité de la raison. Il peut s’agir
de la foi, des différents types de la foi. Il peut s’agir aussi de pensées,
questionnantes ou non, et qui, tentant de penser la raison et l’histoire de la
raison, excèdent nécessairement son ordre, sans devenir pour autant de ce
simple fait irrationnelles, encore moins irrationalistes ; car elles peuvent tâcher
aussi cependant de rester fidèles à l’idéal des Lumières, de l’Aufklärung, de
l’Illuminismo, tout en reconnaissant ses limites, pour travailler aux Lumières de
ce temps qui est le nôtre — aujourd’hui80. » Autrement dit et si l’on peut ainsi
parler, l’aporie qui ressemble classiquement à une antinomie sans résolution ne
dégage ni l’horizon hégélien d’une Aufhebung ni celui heideggérien d’une
« relève » : plutôt la perspective d’une Aufklärung sans dialectique négative ni
idéal régulateur, si l’on veut toujours inachevée.
On verra pourquoi et comment Derrida pense trouver dans la démocratie
une expérience à privilégier de ce qu’il nomme « double impératif
contradictoire ». Restant encore un instant dans le registre du droit que l’on
peut avoir de posséder un concept, risquons une hypothèse. On sait que chez
Kant, le travail sur les antinomies vise leur résolution en vue d’« accorder la
raison avec elle-même »81. Mais aussi qu’il pousse son exploration critique des
limites de celle-ci jusqu’au point où l’action ne peut plus s’autoriser d’un savoir
certain, inventant pour en même temps ni lâcher prise ni rechuter dans le
dogmatisme un concept et son double : l’idée régulatrice et le « comme si ».
Nourrie de réserves plus que d’objections, l’attitude de Derrida vis-à-vis de ces
derniers relève donc moins d’une sorte de malin plaisir à désaccorder la raison
d’avec elle-même que d’un souci de préserver ce que son histoire doit encore au
geste critique hérité de Kant. Si tel est le cas, ce n’est ni par jeu qu’il choisit la
figure caractérisant le mieux à ses yeux l’endroit où la raison marque sa limite
ni par goût du paradoxe qu’il emprunte à Nietzsche l’adverbe exprimant ce que
l’on peut y faire : l’aporie est comme une antinomie qui ne se régule pas ;
« peut-être » est ce qu’il faut se dire lorsque l’on veut sans savoir si cela se peut
tout en demeurant ouvert à la possibilité que cela arrive. À le voir suivre
Nietzsche à la rencontre des « philosophes du dangereux peut-être », on s’était
fait un peu peur en l’imaginant tenté de ne pas s’arrêter avant de franchir une
frontière périlleuse. Mais si l’interprétation proposée de ce qu’il conçoit comme
une pensée de l’aporie est la bonne, celle-ci ne trahit pas l’héritage des
Lumières si tant est qu’il demeure fidèle à l’esprit de sa tradition critique.
Autrement dit, le « peut-être » n’est sans doute pas si dangereux qu’annoncé.
Saisissant chez Adorno un « paradoxe de la possibilité de l’impossible » pour
affirmer qu’il faut « commencer par s’inquiéter si l’on veut penser un peu »,
Derrida ne fait au fond que solliciter l’esprit même de la philosophie depuis ses
origines comme skepsis. Affirmant que celle-ci passe souvent par l’aporie, il
aurait pu s’autoriser de Platon qui prête à Socrate l’idée qu’elle ne fait rien
d’autre qu’en créer. Déposant enfin sur la table des catégories l’adverbe « peut-
être » qu’il emprunte à Nietzsche, il scrute les limites de la raison d’une façon
qui n’est à tout prendre guère éloignée de celle de Kant. On peut toutefois
estimer que tout cela doit être en quelque sorte mis à l’épreuve pour prouver
qu’il est bien question de toujours penser la « lumière des Lumières ». Les
promesses de Derrida à ce sujet s’inscrivent le plus souvent dans des domaines
circonscrits et s’attachent à des objets précis : éthique, droit, politique ;
responsabilité, décision, démocratie. Il lui a été longtemps reproché de ne pas
entrer dans le monde de ce que l’on nomme classiquement la raison pratique,
voire d’être incapable de le faire en fonction même des principes de sa
démarche et de son style. Du moins jusqu’au moment où il semblait à certains
de ses critiques qu’une sorte de tournant interne à son œuvre changeait la
donne et ouvrait la perspective de rapprochements82. Lui-même conteste le fait
qu’il y ait eu dans les années 1980-1990 un « political turn ou un ethical turn
de la “déconstruction” »83. Dont acte, mais peu importe ici : avec pour
l’essentiel Force de loi et Politiques de l’amitié publiés en 1994 Derrida offre de
quoi le prendre aux mots par lesquels il affirme notamment que la justice est
« une expérience de l’impossible » et que la démocratie « reste à venir »84.
Comme il le fait presque toujours pour autant que la « déconstruction » est
aussi sinon surtout un art de lire, Derrida a beaucoup emprunté afin d’entrer
dans ces questions. S’agissant de la première, à Walter Benjamin : plus
précisément à un texte « inquiet, énigmatique, terriblement équivoque » de
celui-ci, écrit en 1921 et intitulé « Pour une critique de la violence »85. Point
qui n’est pas sans importance, ce bref essai avait été salué par Carl Schmitt et
Adorno y voit l’une des dernières expressions d’une première manière de son
auteur, consistant à « évoquer les essences de façon immédiate » plutôt que de
façon dialectique86. Derrida y trouve quant à lui une série de distinctions
« intéressantes, provocantes, nécessaires jusqu’à un certain point », mais aussi
« radicalement problématiques »87. Également, « sous certains traits », ce qui est
souvent imputé à Benjamin et n’est pas sans poser question : « Une greffe de
mystique néo-messianique juive sur un néo-marxisme post-sorelien (ou
l’inverse)88. » Enfin, sous une forme à la fois « mystique » et « hypercritique »
l’une des manifestations dans l’Allemagne de la défaite du discours sur « la crise
du modèle européen de la démocratie bourgeoise, libérale et parlementaire »
auquel participaient entre autres à la même époque Carl Schmitt et Heidegger.
Si l’on ajoute que Derrida a choisi de commenter ce texte de Benjamin pour
un colloque intitulé « Le nazisme et la “solution finale” » centré sur « les limites
de la représentation », il est clair que nous sommes au cœur des ténèbres : dans
une zone où la question des lumières de l’Aufklärung connaît la forme extrême
de son danger ; là où l’on entend parfois des propos qui transgressent les
limites de la décence ; si l’on veut à l’endroit où la « déconstruction » pourrait
subir une épreuve de vérité décisive.
Benjamin opère trois distinctions que Derrida schématise. La première
oppose deux violences du droit : l’une est fondatrice, qui institue et pose le
droit (die rechtsetzende Gewalt) ; l’autre est conservatrice, qui « maintient,
confirme, assure la permanence et l’applicabilité du droit » (die rechtserhaltende
Gewalt)89. Derrida présente la seconde de la façon suivante : « Il y a ensuite la
distinction entre la violence fondatrice du droit qui est dite “mythique” (sous-
entendu : grecque, me semble-t-il) et la violence destructrice du droit
(Rechtsvernichtend), qui est dite divine (sous-entendu : juive, me semble-t-il). »
Reste enfin une distinction entre « la justice (Gerichtigkeit) comme principe de
toute position divine de but (das Prinzip aller göttlichen Zwecksetzung) et la
puissance (Macht) comme principe de toute position mythique du droit (aller
mythischen Rechtsetzung). » Le texte de Benjamin est particulièrement difficile
et il est rare que Derrida se livre à une telle schématisation, qui contraste avec
sa manière qu’il dit « lisante » de lire les textes. Mais le lecteur lui est
reconnaissant de l’exercice et admet facilement que ce qui lui semble être
impliqué dans la distinction centrale y est bien. Il peut donc le suivre à la
recherche de ce que vise à établir Benjamin au travers de ces distinctions et de
ce que veulent dire les derniers mots du texte : « La violence divine (göttliche
Gewalt), qui est insigne et sceau (Insignium und Siegel), non point jamais
moyen d’exécution sacrée, peut être appelée souveraine90. »
Lui-même soucieux de ce que veulent dire ce mot et le geste qui lui
correspond, Derrida examine de près ce qu’entend et veut faire Benjamin en
parlant d’une « critique » de la violence. Aux yeux de celui-ci, une critique
authentique requiert de sortir du cercle classique de la discussion de la
question : « Se demander si la violence peut être un moyen en vue de fins
(justes ou injustes), c’est s’interdire de juger la violence elle-même. La
critériologie concernerait alors seulement l’application de la violence, non la
violence elle-même91. » On verra que Derrida repartira quant à lui de la
problématique pascalienne du lien entre justice et force, manière de faire qui
serait à coup sûr insuffisamment radicale pour Benjamin. Mais il prend soin
d’expliciter ce en quoi pour celui-ci les deux grandes traditions d’analyse du
droit passent à côté d’un questionnement véritablement « critique » de la
violence propre à ce phénomène : « Le droit naturel s’efforce de “justifier”
(rechtfertigen) les moyens par la justice des buts (Gerechtigkeit der Zwecke) ; le
droit positif s’efforce de “garantir” la justice (Berechtigung) des fins par la
légitimité (Gerechtigkeit) des moyens92. » Autrement dit, les deux positions
partent de la même présupposition dogmatique, l’une restant aveugle à la
conditionnalité des moyens, l’autre à l’inconditionnalité des fins, et Benjamin
les renvoie dos à dos pour autant qu’elles sont toutes deux impuissantes à saisir
l’essence de la violence consubstantielle au droit. D’où l’importance qu’il
accorde à la question de la nature du droit de grève qui est à l’ordre du jour du
moment où il écrit : une conception en quelque sorte naïve de celui-ci veut y
voir une forme d’action non violente ; lui y perçoit un affrontement entre deux
violences, l’une conservatrice du droit existant, l’autre visant à fonder un droit
nouveau et révélant surtout la présence de la violence au fondement même du
phénomène.
Derrida rappelle à ce sujet que dans l’Allemagne des années vingt, qu’ils
soient de gauche ou de droite tous les discours révolutionnaires justifiaient le
recours à la violence « en alléguant l’instauration en cours ou à venir d’un
nouveau droit », soulignant en outre le fait que Benjamin se trouvait souvent
entre les deux positions « qui se ressemblaient de façon troublante » (p. 87).
Nommant « mystique » l’idée selon laquelle le moment fondateur du droit qui
s’accompagne souvent de souffrances, de crimes et de tortures est celui d’une
suspension du droit, il décrit ce qu’elle induit de la façon suivante : « Une
révolution “réussie”, la fondation d’un État “réussie” (un peu au sens où l’on
parle d’un felicitous performative speech act) produira après coup ce qu’elle était
d’avance destinée à produire, à savoir des modèles interprétatifs propres à lire
en retour, à donner du sens, de la nécessité et surtout de la légitimité à la
violence qui a produit, entre autres, le modèle interprétatif en question, c’est-à-
dire le discours de son auto-légitimation » (p. 90). On va voir que dans l’autre
texte de Force de loi, Derrida s’intéresse à l’idée de Montaigne reprise par Pascal
d’un « fondement mystique » de l’autorité des lois. Mais ce qui retient son
attention ici est une autre chose, d’autant plus importante qu’il risque à son
propos une analogie avec la « déconstruction » : la distinction qu’opère
Benjamin entre deux sortes de grèves générales, les premières (politiques) visant
à « remplacer l’ordre d’un État par un autre », les secondes (prolétariennes) à
« supprimer l’État ». Notant qu’il y aurait là en quelque sorte deux « tentations
de la déconstruction », il se demande alors si celle-ci est une sorte de grève
générale correspondant à une « stratégie de rupture ». Puis il donne une double
réponse : « Oui, dans la mesure où elle prend le droit de contester, et de façon
non seulement théorique, les protocoles constitutionnels, la charte même qui
régit la lecture dans notre culture et surtout dans l’académie » ; « Non, du
moins dans la mesure où elle se développe encore dans l’académie » (p. 90). On
pourrait juger la seconde proposition un peu courte et donc se dire que
Derrida donne ici raison par défaut à ses disciples les plus radicaux et donc en
retour à ses adversaires les plus décidés. Ou attendre d’en savoir un peu plus
sur la manière dont il « déconstruit » lui-même la question du droit dans le
premier texte de son livre.
Toujours est-il qu’il en vient à l’opposition entre violences fondatrice et
conservatrice, qu’il examine en montrant que Benjamin se livre à « un
mouvement laborieux pour sauver à tout prix une distinction ou une
corrélation sans laquelle tout son projet pourrait s’effondrer » (p. 97). Il s’agit
de comprendre l’idée selon laquelle il y a « quelque chose de pourri au cœur du
droit (etwas morsches im Recht) », avancée à propos de la peine de mort93.
Allons directement à ce qu’écrit Benjamin à ce sujet, avant de suivre l’analyse
méticuleuse qu’en donne Derrida : « En s’en prenant à la peine de mort on
n’attaque point une mesure punitive, on n’attaque pas des lois, mais le droit
lui-même dans son origine. » Voilà donc l’un des points extrêmes où pour
Benjamin toute théorie qui ne se donnerait pas les moyens de penser une co-
implication de la violence et du droit sombrerait dans une absolue naïveté.
Critiquant les critiques morales de la violence mobilisées contre la peine de
mort, Benjamin vise aussi celles qui se réfèrent de façon plus générale à ce qu’il
nomme une « informe “liberté” (gestaltlose “Freiheit”) ». Mais au-delà de ce qui
s’apparente à la reprise d’un schéma hégélien légué au marxisme, ce que
Benjamin veut mettre en avant est le fait que la menace engagée dans la
violence conservatrice du droit doit être perçue comme un « destin
(Schicksal) ». Voilà pour Derrida l’un des concepts majeurs du texte, qu’il
déploie de la façon suivante : « Ce qui existe, ce qui a consistance (das
Bestehende) et ce qui menace en même temps ce qui existe (das Drohende)
appartiennent “inviolablement” au même ordre, et cet ordre est inviolable parce
qu’il est unique » (p. 100). On voit donc que la justification de la peine de
mort par Benjamin est très différente de celles qui peuvent se rencontrer parmi
d’autres chez Kant ou Hegel : celle-ci n’est pas une peine parmi d’autres, mais
le révélateur du principe même du droit pour autant qu’expression ultime de la
violence qui fonde son ordre comme expression d’un « destin ». Sur ce point
essentiel, Benjamin parle donc la même langue que Heidegger et Schmitt, ce
que Derrida souligne en citant un propos issu d’un autre texte : « L’esprit — tel
est le thème de l’époque — se manifeste dans le pouvoir ; l’esprit, c’est la
faculté d’exercer la dictature. Cette faculté exige une discipline intérieure
rigoureuse tout autant qu’une action extérieure dépourvue de scrupules94. »
Voilà effectivement une parfaite expression de l’esprit du temps, dont on se dit
qu’il est urgent de se démarquer sans concession.
Il faut alors s’arrêter sur les deux exemples fournis par Benjamin d’une
« dégénérescence (Entartung) » du droit dans les sociétés démocratiques liée à
deux formes d’effacement de la distinction entre violences fondatrice et
conservatrice. Le premier s’attache à ce qu’il nomme « l’ignominie de la
police » et correspond au fait que la distinction est masquée en toute
hypocrisie : dans la monarchie absolue, la police représentait « la violence du
souverain dans laquelle s’unissent les pleins pouvoirs législatifs et exécutifs », en
cohérence avec l’essence ou l’esprit de l’institution ; dans les démocraties, son
pouvoir n’est plus « rehaussé » de cette manière, en sorte qu’elle ne témoigne
que de « la forme de violence la plus dégénérée qui se puisse concevoir »95. À ce
point, Derrida se risque à formuler une double « conséquence » ou
« implication » de cette idée de Benjamin : « 1. La démocratie serait une
dégénérescence du droit, de la violence, de l’autorité ou du pouvoir du droit ;
2. Il n’y a pas encore de démocratie digne de ce nom. La démocratie reste à
venir : à engendrer ou à régénérer » (p. 111). Derrida semble pointer ici deux
perspectives courantes d’interprétation de Benjamin, ou plus précisément
d’utilisation philosophicopolitique de ce versant de son œuvre. Mais veut-il
sans le dire indiquer une nouvelle fois deux « tentations de la
déconstruction » ? La première idée connaît aujourd’hui une certaine vogue,
mais un livre comme Politiques de l’amitié prouve qu’elle n’est pas la sienne, ne
serait-ce qu’au travers d’une sévère et particulièrement efficace
« déconstruction » des thèses de Carl Schmitt. On sait en revanche qu’il tient
beaucoup à l’idée de « démocratie à venir », en sorte que lorsque l’on y viendra
il faudra se souvenir de cette sorte de mise en scène autour des propos de
Benjamin sur la « dégénérescence » du droit. Ce d’autant qu’il montre de façon
lumineuse le fait que cette analyse de la police s’enchaîne parfaitement chez
Benjamin à une critique radicale du parlementarisme.
Le second élément que fournit ce dernier à l’appui de sa thèse concernant la
« dégénérescence » du droit en démocratie correspond quant à lui à un oubli de
la violence fondatrice. Le point clé est le suivant : tout contrat juridique a pour
origine (Ursprung) et issue (Ausgang) la violence, même si celle-ci sous sa forme
instauratrice n’a pas besoin d’être « immédiatement présente » pour autant
qu’elle est « représentée » par l’autorité née elle-même de la violence ; mais
« que disparaisse la conscience de cette présence latente de la violence dans une
institution, cette dernière alors périclite ». L’exemple que fournit Benjamin est
donc celui du « déplorable spectacle » que fournissent les parlements : « Il leur
manque le sens de la violence fondatrice du droit, qui est présente en eux ; rien
de surprenant si, au lieu d’aboutir à des décisions dignes de cette violence, ils
recourent au compromis pour résoudre les problèmes politiques sur un mode
qui prétend exclure la violence96. » Au-delà du fait que Benjamin oppose à la
naïveté des pacifistes la critique « radicale et parfaitement justifiée » du
parlementarisme par les syndicalistes et les bolchevistes, ce qui retient
l’attention tient en cela qu’il mobilise le schéma commun aux droites et
gauches extrêmes de l’époque d’un oubli de l’origine : ce que Derrida désigne
comme « mise en perspective archéotéléologique, voire archéo-eschatologique
qui déchiffre l’histoire du droit comme une décadence (Verfall) depuis
l’origine » (p. 111). Ce point est d’autant plus mis en valeur que Benjamin
semble admettre a contrario qu’une élimination non violente des conflits est
possible dans le monde privé, là où peuvent régner « la courtoisie cordiale, la
sympathie, l’amour de la paix, la confiance et toutes autres attitudes de ce
genre ». Mais l’essentiel n’est pas là, pour autant que c’est la sphère publique
qui est en cause dans cette analyse de la violence inhérente au droit et qu’il est
toujours question de réfuter la thèse commune aux théories juridiques tant
jusnaturalistes que positivistes selon laquelle « par des moyens légitimes on
peut atteindre des buts justifiés », ce que Benjamin met en scène au travers
d’une question vertigineuse : « Que se passerait-il si toute espèce de violence
liée au destin (schicksalmässige Gewalt) et utilisant des moyens justes
(berechtigte) se trouvait dans un conflit insoluble avec des buts justes
(gerechten)97 ? » Benjamin suggère un instant que ce qui révèle ainsi « le
caractère indécidable de tous les problèmes de droit (Unentscheidbarkeit aller
Rechtsprobleme) » est « décourageant ». Mais aussitôt construite une analogie
entre l’indécidabilité du droit et l’impossibilité dans laquelle se trouvent les
langues naissantes de prendre une décision sur le « correct » et le « faux »,
Benjamin relance son analyse en ouvrant une nouvelle perspective : « Ce qui
décide de la légitimité des moyens et de la justification des buts, ce n’est jamais
la raison, mais, au-dessus d’elle, une violence liée au destin, et, au-dessus de
cette violence, Dieu lui-même98. » Pour autant que tout le début du texte était
commandé par la volonté de disqualifier la problématique classique des
moyens et des fins l’argument semble inconséquent. Mais du moins voit-on
venir une explicitation de la notion de « destin » à partir de l’idée d’une origine
mythique du droit.
Il s’agit donc toujours pour Benjamin de prouver que la violence présente au
cœur du droit n’est pas celle d’un moyen en vue d’une fin : comme l’a bien vu
Adorno, de saisir son essence et non de mettre au jour une dialectique. Derrida
sait bien que l’on s’approche du point le plus sensible du texte, celui dont
l’interprétation est la plus périlleuse dans sa propre perspective. D’où deux
remarques préalables : ce qui donne à l’essai de Benjamin l’allure d’une
réflexion sur la terreur est d’une « terrifiante ambiguïté éthico-politique » ;
mais le passage où sont opposées les violences mythique et divine illustre « le
courage d’une pensée qui sait qu’il n’y a de justesse et de justice et de
responsabilité qu’à s’exposer à tous les risques, au-delà de la certitude et de la
bonne conscience » (p. 122). Avec ses résonances heideggériennes, cette
seconde remarque évoquerait-elle l’intention intellectuelle mais aussi en un
sens politique de la « déconstruction » ? Aux yeux de Benjamin, la leçon
grecque attachée notamment à la légende de Niobé est à la fois d’une clarté
décisive et d’une ambiguïté saisissante. D’un côté, elle met au jour une origine
mythique de la violence qui n’applique pas sous une forme distributive ou
rétributive un droit existant, mais fonde un droit nouveau en fonction d’un
destin. Mais en même temps, elle révèle le caractère ambigu et incertain de la
« sphère du destin » : fondatrice et conservatrice, la violence mythique n’est
pourtant pas « proprement destructrice (eigentlich zerstörend) », pour autant
que si elle provoque la mort sanglante des enfants de Niobé elle respecte la vie
de leur mère comme « éternelle et muette porteuse de la faute »99. Benjamin ne
doute pas de ce que l’identification de cette forme mythique de la violence qui
fonde le droit dans le monde grec éclaire le fait que le destin est de façon
générale le « fondement de la violence juridique ». Mais il veut encore montrer
qu’elle s’oppose à une violence divine qui serait propre au judaïsme.
Benjamin oppose donc à la violence mythique une violence de Dieu qui lui
est strictement inverse : l’une fonde le droit, pose des limites, induit en même
temps faute et expiation en instaurant la menace ; l’autre détruit le droit,
anéantit les frontières, fait expier en frappant. Mais surtout, au point de plus
extrême équivoque du discours de Benjamin qui cherche « une violence pure et
immédiate capable de suspendre le mythique », la différence décisive concerne
le sang et l’importance attachée à la vie. Voici ce qu’il écrit en opposant à la
légende de Niobé le jugement de Dieu contre la bande de Coré dans les
Nombres : « La violence mythologique est violence sanglante exercée en sa
propre faveur contre la vie pure et simple (das blosse Leben) ; la violence divine
est violence pure exercée contre toute vie en faveur du vivant (über alles Leben
um des Lebendigen willen). La première exige le sacrifice, la seconde
l’accepte100. » Le passage est à coup sûr d’interprétation difficile, en raison
principalement de l’idée d’une violence divine qui sacrifierait la vie pour sauver
le vivant. Précisant qu’il laisse à Benjamin la « responsabilité » de cette vision
du judaïsme, Derrida cherche à comprendre pourquoi celui-ci veut la
combattre et proteste avec tant d’énergie contre « toute sacralisation de la vie
pour elle-même, de la vie naturelle, du simple fait de vivre » (p. 125). Benjamin
juge donc « fausse et basse » la proposition selon laquelle « le simple Dasein
serait plus élevé que le Dasein juste, si par Dasein on entend le simple fait de
vivre »101. Voici comment Derrida interprète le fait que Benjamin semble donc
adhérer à une proposition inverse : « Ce qui fait le prix de l’homme, de son
Dasein et de sa vie, c’est de contenir la potentialité de la justice, l’avenir de la
justice, l’avenir de son être-juste, de son avoir-à-être juste. Ce qui est sacré dans
sa vie, ce n’est pas sa vie mais la justice de sa vie » (p. 126). On peut n’être pas
convaincu par cette interprétation, qui rapporte l’extrême ambiguïté du
discours de Benjamin au simple fait qu’il serait à la fois « attiré et réticent »
devant un dogme affirmant le caractère sacré de la vie dont il affirme qu’au-
delà de la tradition religieuse il se retrouve dans la « vie présente ». Un point de
parfaite cohérence du texte fait apparaître le fait que c’est du côté d’une
réticence et même d’une farouche hostilité au dogme de la sacralisation de la
vie exposé dans le commandement « Tu ne tueras point » que penche la
balance : poursuivant le fil polémique de sa critique des critiques de la peine de
mort, Benjamin affirme que « ceux-là ont tort qui fondent sur le précepte la
condamnation de toute mise à mort violente de l’homme par les autres
hommes ». Il est cependant vrai qu’il assigne également l’idée selon laquelle les
hommes « ont le champ libre pour exercer les uns contre les autres la violence
qui donne la mort » à une « extension de la violence pure ou divine ». La
meilleure attitude vis-à-vis de ce passage serait peut-être de l’abandonner à sa
radicale équivoque sans chercher à surmonter la contradiction qui le traverse102.
Autant les longues pages du texte consacrées à l’analyse d’une opposition
entre la violence fondatrice du mythe et la violence divine destructrice sont
d’une ambiguïté sans doute cultivée autour de la différence entre la vie et le
vivant, autant sa fin se veut synthétique et tranchée. En premier lieu, parce que
Benjamin affiche le fait que sa « critique » de la violence permet une « prise de
position critique, décisoire et décisive, sur ses données à tel moment du
temps »103. Nous sommes donc définitivement dans les rhétoriques de la
« résolution » de Heidegger et de la « décision » de Carl Schmitt : là où la
réflexion sur les essences doit permettre des engagements dans le monde. Ainsi
que le souligne Derrida, le fait que Benjamin affirme que la critique de la
violence est « la philosophie de son histoire » veut dire qu’il est question pour
lui de choisir, de « décider et de trancher dans l’histoire et au sujet de
l’histoire », donc du présent. C’est effectivement ce qu’il fait de façon résolue,
en reconstruisant le réseau de ses oppositions d’une façon que Derrida
schématise de la façon suivante : « Toute l’indécidabilité (Unentscheidbarkeit)
est située, bloquée, accumulée du côté du droit, de la violence mythologique,
c’est-à-dire fondatrice et conservatrice du droit. Toute la décidabilité au
contraire se situe du côté de la violence divine qui détruit le droit, on pourrait
même se risquer à dire qui déconstruit le droit » (p. 128). Laissons une fois
encore de côté mais sans l’oublier l’hypothèse esquissée d’un mot. L’essentiel
pour l’instant tient à cela que si l’on veut la décision de Benjamin consiste à
affirmer que l’histoire est du côté de la violence divine qui interrompt le droit
et non de celle du mythe qui le fonde et le conserve : ce pourquoi sa
« philosophie » de l’histoire en appelle à une « nouvelle ère historique »104. On
comprend donc déjà comment Benjamin pourra avancer les deux premiers
points de ses derniers mots : « Il faut rejeter (verwerfen) toute violence
mythique, la violence fondatrice du droit, qu’on peut appeler violence
gouvernante (schaltende Gewalt). Il faut rejeter aussi la violence conservatrice de
droit, la violence gouvernée (verwaltete Gewalt), qui est au service de la
gouvernante ». On commence aussi à entrevoir ce que pourrait vouloir dire le
troisième, qui est son tout dernier : « La violence divine (göttliche Gewalt), qui
est insigne et sceau (Insignium und Siegel), non point jamais moyen d’exécution
sacrée, peut être appelée souveraine. » Mais seulement à l’entrevoir, pour autant
qu’entre-temps Benjamin a provoqué ce que Derrida nomme un « coup de
théâtre », non sans se demander si celui-ci « n’était pas prémédité depuis le
lever de rideau » (p. 129).
De quoi s’agit-il ? À première vue en effet de ce que l’on sentait venir depuis
le début : la « nouvelle ère historique » en faveur de laquelle Benjamin appelle à
se décider pourrait être inaugurée par une violence révolutionnaire analogue à
celle de Dieu. Mais Derrida a raison de souligner le caractère conditionnel
qu’assigne Benjamin à cette proposition. C’est que s’il est clair aux yeux de ce
dernier que cette violence révolutionnaire est ce qui correspond à « la plus
haute manifestation de la violence pure parmi les hommes », il est impossible à
ceux-ci de déterminer quand elle fut « effective en un cas déterminé ».
Autrement dit, si les hommes situés dans une histoire peuvent connaître avec
certitude la violence mythique qui se traduit dans le droit, il leur est impossible
de savoir si une violence pure est révolutionnaire en tant que telle parce que
conforme à la violence divine. D’où pour Derrida un dernier schéma opposant
toujours deux violences concurrentes : « D’un côté la décision sans certitude
décidable, de l’autre la certitude de l’indécidable mais sans décision » (p. 131).
Sachant l’importance qu’il accorde aux questions de la connaissance et de la
décision dans l’analyse du droit et de la justice, on l’attend en quelque sorte au
tournant de cet ultime moment d’interprétation du texte de Benjamin. Il se
risque en effet à quelques remarques sur la « déconstruction », mais sans
véritablement clarifier les choses : il n’est pas certain que celle-ci existe, du
moins au singulier ; le Juif et l’Hellène ne sont peut-être pas « ce que Benjamin
veut nous faire croire » ; ses rapports avec la « destruction (Zerstörung) » de
Benjamin et la Destruktion de Heidegger restent à démêler. On en apprend
donc assez peu et il est temps de bientôt se tourner vers l’exercice en quelque
sorte in concreto proposé dans la partie du livre intitulée « Du droit à la
justice ». Mais Derrida a encore à dire sur le texte « étrange » de Benjamin,
dans un post-scriptum qui replace sa lecture dans le contexte d’un colloque sur
la « solution finale »105.
Dans ces pages sans doute ajoutées à une version initiale du texte, Derrida
veut être extrêmement clair quant aux limites qu’il entend assigner à une
certaine fascination à l’égard des analyses de Benjamin. Pour souligner une
nouvelle fois ce qu’il avait posé dans une sorte d’avant-propos : des affinités
entre le texte de ce dernier et un certain nombre d’écrits contemporains de
Carl Schmitt et Heidegger, « non seulement en raison de l’hostilité à la
démocratie parlementaire, voire à la démocratie tout court, non seulement en
raison de l’hostilité à l’Aufklärung, d’une certaine interprétation du polemos, de
la guerre, de la violence et du langage, mais aussi en raison d’une thématique
de la “destruction” alors très répandue » (p. 73). Mais aussi pour proposer au
terme d’une longue série d’hypothèses quant à ce qu’aurait pu être une analyse
de la destruction des Juifs à l’aune de ce texte une extrapolation somme toute
raisonnable : « Benjamin aurait peut-être jugé vain et sans pertinence, en tout
cas sans pertinence qui fût à la hauteur de l’événement, tout procès juridique
du nazisme et de ses responsabilités, tout appareil de jugement, toute
historiographie qui fût homogène à l’espace dans lequel le nazisme s’est
développé jusqu’à la solution finale, toute interprétation puisant aux concepts
philosophiques, moraux, sociologiques, psychologiques ou psychanalytiques et
surtout aux concepts juridiques (en particulier ceux de la philosophie du droit,
qu’elle soit jusnaturaliste, dans le style aristotélicien ou dans le style de
l’Aufklärung) » (p. 142-143). Soulignons ce point : non seulement Derrida ne
se laisse pas séduire par la « terrible et accablante condamnation de
l’Aufklärung » que Benjamin réitère après un texte de 1918, mais il refuse de
s’embarquer dans une affaire où il serait question de « déconstruire » le droit
jusqu’au point ou serait montrée une totale relativité de ses concepts, ou
d’affirmer une impossibilité radicale du jugement historique106.
Mais il veut aller plus loin dans la mise à distance : « Ce que, pour finir, je
trouve le plus redoutable, voire insupportable dans ce texte, au-delà même des
affinités qu’il garde avec le pire (critique de l’Aufklärung, théorie de la chute et
de l’authenticité originaire, polarité entre le langage originaire et le langage
déchu, critique de la représentation et de la démocratie parlementaire, etc.),
c’est finalement une tentation qu’il laisserait ouverte » (p. 145). De quelle
tentation s’agit-il, question d’autant plus importante qu’il en a prêté quelques-
unes à la « déconstruction » ? De celle-ci : « Penser l’holocauste comme une
manifestation ininterprétable de la violence divine » ; voir dans les chambres à
gaz et les fours crématoires une expression de ce que Benjamin appelle
« processus non sanglant qui frappe et fait expier ». Affirmant que ce texte de
Benjamin comme bien d’autres est « trop heideggérien, messianiste-marxiste
ou archéo-eschatologique » pour lui, Derrida ajoute qu’il est temps de penser la
« complicité » des discours de ce type avec le pire, en l’occurrence associé à la
« solution finale ». Enfin et s’il fallait encore dissiper des malentendus, il précise
que l’une des intentions de son commentaire était de creuser ce qui fait la
différence entre la « destruction (Zerstörung) » de Benjamin et la Destruktion de
Heidegger d’une part, une « affirmation déconstructrice » de l’autre. Reste
donc à regarder comment celle-ci se conçoit et fonctionne sur la question du
droit qui était ici en jeu.
En choisissant de lire « Prénom de Benjamin » avant « Du droit à la justice »,
on a voulu dissocier pour un moment dans le travail de Derrida deux exercices
en partie différents mais qui le plus souvent s’entremêlent : celui du
commentaire, somme toute classique et même trop aux yeux de certains de ses
contempteurs ; celui de l’analyse d’objets philosophiques précis, en
l’occurrence souvent avancés comme ceux qui permettraient de voir à l’œuvre
in concreto la démarche désignée comme « déconstruction ». Mais on cherchait
aussi à saisir si l’on veut une balle au bond, c’est-à-dire à soumettre cette
dernière à une sorte d’épreuve de vérité informée par ce qu’en disent à la fois
son inventeur qui parfois doute qu’elle existe et ses adversaires qui croient pour
leur part savoir ce qu’elle est, pour ne rien dire de ceux qui se l’approprient
pour aller dans tous les sens. D’où une série de questions esquissées et mises en
réserve, certaines sollicitées par Derrida lui-même et d’autres pas. La
« déconstruction » serait-elle en analogie avec la grève générale analysée par
Benjamin une « stratégie de rupture » qui exprimerait sur un mode
heideggérien une sorte de « courage » de la pensée ? Creusant un parallélisme
mis en avant par ce dernier entre l’indétermination du droit et l’incapacité des
langues naissantes à définir un usage « correct » des mots, aboutirait-elle à
l’idée selon laquelle s’agissant du sens tant des textes que des normes une
interprétation selon des critères de certitude et de vérité serait impossible ? Sur
un plan plus politique, épouserait-elle un point de vue depuis lequel la raison
pour laquelle la démocratie reste « à venir » tiendrait en cela qu’elle est en ses
formes actuelles une « dégénérescence » du droit due à l’oubli ou la
dissimulation de sa fondation violente ? Il est désormais d’autant mieux
possible de chercher des réponses précises à ces questions cernées que Derrida a
clairement marqué ses distances avec un texte de Benjamin qui pourtant le
fascine et par là même interdit des interprétations qui se voudraient radicales
de celui-ci en cherchant à s’autoriser d’une conception que l’on pourrait dire
sauvage de la « déconstruction » : celle-ci ne s’apparente ni à la « destruction »
revendiquée par Benjamin ni à ce que Heidegger nomme Destruktion ; il ne
saurait être question de l’enrôler dans une sale affaire où il s’agirait d’affirmer
que l’extermination des Juifs est la manifestation d’une violence divine
insondable et donc un événement imperméable à l’interprétation historique. Si
d’aventure elle avait été nécessaire, cette prise de position d’une parfaite
fermeté permet d’aborder les clarifications attendues avec sérénité.
Les deux textes de Force de loi ont été écrits fin 1989 : un an après la
traduction en français du Discours philosophique de la modernité, c’est-à-dire au
début de la guerre avec Habermas et en l’occurrence surtout certains de ses
disciples. Derrida ne craint pas de mettre en scène son propos dans le cadre du
conflit : le thème du colloque pour lequel le premier texte a été écrit est
Deconstruction and the Possibility of Justice ; il va chercher à montrer que oui,
« la déconstruction assure, permet, autorise la possibilité de la justice » ; mais il
sait que dans « l’autre camp » on affirme que ce n’est pas vrai, que les
« déconstructionnistes » n’ont rien à dire de la justice et même que leur
démarche menace le droit ; leur « adversaire » doit reconnaître en retour une
sorte de « souffrance de la déconstruction », assumer le soupçon selon lequel
elle met en avant une « absence de règles, de normes et de critères assurés pour
distinguer de façon non équivoque entre le droit et la justice » (p. 14). Il
démine toutefois le terrain en affirmant que le titre du colloque dans lequel il
parle serait « virtuellement violent, polémique, inquisiteur » s’il s’agissait
d’enfermer les choses dans des alternatives de type « ou bien… ou bien »/ « oui
ou non », mais qu’il est possible d’en sortir en posant qu’il n’est pas question de
récuser les concepts de norme, de règle ou de critère, plutôt de « juger ce qui
permet de juger, ce dont s’autorise le jugement ». Il faut donc entendre que ce
questionnement vaut à la fois pour l’analyse du droit qui en est l’objet et pour
l’explicitation de la démarche suivie, autrement dit que la « déconstruction »
est effectivement mise à l’épreuve de sa justification au travers de la façon dont
elle traite le problème de la justice.
Il arrive à Derrida de prendre le risque de décourager ses auditeurs ou
lecteurs par de longs préliminaires, notamment lorsqu’il parle dans une langue
qui n’est pas la sienne en se livrant à de lentes digressions sur le devoir, la
possibilité ou l’impossibilité de le faire. En l’occurrence, l’une de ses réflexions
préalables à ce sujet est éclairante. Elle concerne la difficulté de traduire en
français l’expression anglaise to enforce the law : dire « appliquer la loi » revient
à effacer une « allusion directe, littérale à la force qui vient de l’intérieur nous
rappeler que le droit est toujours une force autorisée, une force qui se justifie
ou qui est justifiée à s’appliquer, même si cette justification peut être jugée
d’autre part injuste ou injustifiable » ; or Kant lui-même affirme que l’on ne
peut distinguer rigoureusement le droit de la morale qu’en montrant que le
premier vise « la possibilité d’une contrainte externe » ; revenant au français, on
devrait donc se demander ce qu’il faut entendre dans l’expression « force de
loi »107. Derrida n’oublie pas qu’un problème de même ordre se pose en
allemand, précisément à propos du texte de Benjamin sur lequel il se penche
par ailleurs : on traduit tant en français qu’en anglais Gewalt par « violence »,
sans voir que cela relève d’« interprétations très actives qui ne font pas justice
au fait que Gewalt signifie aussi, pour les Allemands, pouvoir légitime, autorité,
force publique » ; il faudrait cette fois se demander comment distinguer entre
la force de loi d’un pouvoir légitime et « la violence prétendument originaire
qui a dû instaurer cette autorité et qui elle-même ne pouvait s’autoriser
d’aucune légitimité antérieure, si tant est qu’elle n’est, dans ce moment initial,
ni légale ni illégale ». On se souvient que Derrida a toujours traduit Gewalt par
« violence » dans le texte de Benjamin et il faut noter qu’il prend ici
discrètement ses distances avec l’une des problématiques centrales de ce
dernier. Mais surtout, il a choisi d’entrer dans son sujet à partir de la notion de
force impliquée dans le droit plutôt que de celle d’une violence qui lui serait
consubstantielle.
Derrida va donc revenir à des classiques français qu’il fait siens, Pascal et
Montaigne. Mais non sans avoir pris le temps de s’expliquer sur l’usage de
quelques mots dont la conceptualité ne va pas de soi : « force » bien sûr, dont il
vient de faire la bonne porte d’entrée dans le problème du droit ; mais aussi
« justice », objet on va le voir en un sens plus précis de son propos. Selon un
double mouvement désormais familier sous sa plume, il déclare avoir
« toujours été mal à l’aise » avec le mot « force », tout en l’ayant « souvent jugé
indispensable » (p. 21). Mais tout en étant affirmatif, il demeure allusif : de
nombreux textes dits « déconstructifs » et notamment les siens l’utilisent de
façon fréquente dans des endroits stratégiques ; mais toujours avec une
« réserve explicite » et une « mise en garde » quant au risque d’en faire un
concept « obscur, substantialiste, occulto-mystique » ; à charge pour le lecteur
de se souvenir par exemple de l’intérêt qu’il portait à l’idée d’une illocutionary
ou perlocutionary force du langage performatif dans la théorie d’Austin108. Le
problème que lui pose le mot « justice » est différent, sinon inverse : on lui
reproche de n’en avoir pas fait l’un des thèmes de son travail ; il proteste en
disant que ce n’est qu’une « apparence » et renvoie à un ancien très long texte
sur Levinas ou encore à Glas autour de Hegel109. Mais surtout, il avance un
argument précieux pour la discussion : un questionnement « déconstructif »
qui a commencé par « déstabiliser ou compliquer » l’opposition de nomos et de
phusis, de thesis et de phusis, ou encore par « rappeler à leurs paradoxes des
valeurs comme celles du propre et de la propriété dans tous leurs registres, celle
du sujet, et donc du sujet responsable, du sujet du droit et du sujet de la
morale, de la personne juridique et morale, de l’intentionnalité, etc. » est de
part en part « un questionnement sur le droit et la justice », également sur « les
fondements du droit, de la morale et de la politique ». À quoi il ajoute encore
pour être tout à fait précis en ayant peut-être à l’esprit une critique que lui
faisait Habermas en le rapprochant de Heidegger, que son attachement au
problème des fondements n’est « ni fondationnaliste ni anti-fondationnaliste »
et qu’il lui est même arrivé de mettre en question « la forme questionnante de
la pensée » chère à ce dernier. Dont acte : la « déconstruction » a pris en charge
le thème de la justice, même si ce n’est que de façon « oblique » ; il est
désormais question de l’affronter directement et si l’on attend Derrida à ce
sujet, ce n’est pas à un « tournant ».
Chacun connaît cette « pensée » : « Justice, force. — Il est juste que ce qui est
juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi110. » Revoici
le Derrida commentateur scrupuleux et prudent dans ses audaces qui agaçait
prodigieusement Foucault pour des raisons qui n’étaient pas que stylistiques. Il
prend son temps, à commencer par celui de respecter la lenteur des propos de
Pascal : « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est
tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des
méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la
justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui
est fort soit juste » ; « Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a
fait que ce qui est fort fût juste ». Derrida dit vouloir offrir une lecture
« active » de ce texte, allant à l’encontre de l’interprétation « conventionnelle »
qui le tourne vers « une sorte de scepticisme pessimiste, relativiste et empiriste »
(p. 28). Soit : il a noté que le début du fragment est « extraordinaire » par la
« rigueur de sa rhétorique » ; puis proposé une éventuelle traduction en anglais
de « suivi » par enforced pour souligner le fait que Pascal veut dire que « ce qui
est juste doit — et c’est juste — être suivi » ; enfin suggéré qu’il est difficile de
savoir si le « il faut » est « prescrit par ce qui est juste dans la justice ou par ce
qui est nécessaire dans la force ». Mais il va surtout s’arrêter sur le fait qu’en
raison déjà d’une interprétation conventionnaliste Arnauld avait supprimé ces
pensées de l’édition de Port-Royal en alléguant qu’elles avaient été écrites sous
l’effet d’une lecture de Montaigne, ce qui n’est pas faux pour autant que par
ailleurs Pascal le cite sans le nommer : « L’un dit que l’essence de la justice est
l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume
présente ; et c’est là le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n’est juste en soi ;
tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison
qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à
son principe l’anéantit111. » On pourrait un instant se faire peur en imaginant
que Derrida va s’autoriser d’un auteur canonique et de celui qui se tient dans
l’ombre pour faire trois choses : afficher en commentant « rien, suivant la seule
raison, n’est juste » un scepticisme radical quant à la possibilité du droit et un
pur relativisme s’agissant de ses justifications, ce qui est prêté à la
« déconstruction » par ses contempteurs ; construire à partir de l’idée d’un
« fondement mystique de l’autorité » empruntée à Montaigne une passerelle
avec Benjamin, plus précisément ce qu’il a désigné comme « mystique » dans la
théorie de celui-ci, à savoir la vision d’un moment fondateur du droit dans la
violence où celui-ci serait suspendu au-dessus du vide, ce qui est proprement
terrifiant ; fixer le point de départ de ce qu’il nommerait une « hypercritique »
de l’idéologie juridique, ce qu’attendent sans doute en même temps ses
adversaires et certains disciples. Mais il n’en est rien et la suite de son analyse va
rassurer ou décevoir selon l’horizon d’anticipation adopté par son lecteur.
Pascal a donc cité Montaigne sans le nommer : « Or les loix se maintiennent
en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont loix. C’est le
fondement mystique de leur autorité, elles n’en ont poinct d’autre (…).
Quiconque leur obeyt parce qu’elles sont justes, ne leur obeyt pas justement
par où il doibt112. » Derrida commente sagement à la lettre : « Montaigne
distingue ici les lois, c’est-à-dire le droit, de la justice. La justice du droit, la
justice comme droit n’est pas la justice. Les lois ne sont pas justes en tant que
lois. On ne leur obéit pas parce qu’elles sont justes mais parce qu’elles ont de
l’autorité » (p. 30). Nul doute qu’un Foucault rayerait le passage d’un trait
rageur en le trouvant scolaire et que ceux qui parmi ses auditeurs se
reconnaissent dans ce que l’on nomme aux États-Unis Critical Legal Studies
doivent s’impatienter. Mais il persiste dans la prudence : il faudrait s’attacher à
ce que Montaigne appelle « crédit » et s’interroger sur ce que « croire » veut
dire ; puis se demander ce qu’il entend lorsqu’il affirme que « notre droict
même a, dict-on, des fictions légitimes sur lesquelles il fonde la vérité de la
justice ». Avec un peu plus d’audace, il ajoute que lorsque Pascal « met
ensemble » selon ses propres dires la justice et la force pour faire de la seconde
une sorte de « prédicat essentiel » de la première il « va peut-être au-delà d’un
relativisme conventionnaliste ou utilitariste, au-delà d’un nihilisme ancien ou
moderne, qui ferait de la loi ce qu’on appelle un “pouvoir masqué”, au-delà de
la morale cynique du Loup et l’agneau de La Fontaine selon laquelle “La raison
du plus fort est toujours la meilleure” ». Que veut dire Derrida au travers de cet
« au-delà » réitéré : que Pascal dépasse ce relativisme et ce nihilisme en n’étant
donc pas aussi sceptique qu’on le dit, mais alors comment ; ou qu’il ouvre la
perspective de leur radicalisation, ce que son commentateur s’apprêterait à faire
lui-même ? La seconde hypothèse semble un instant pouvoir être la bonne : il
ne serait pas impossible de trouver chez Pascal et Montaigne « les prémisses
d’une philosophie critique moderne, voire une critique de l’idéologie juridique,
une désédimentation des superstructures du droit qui cachent et reflètent à la
fois les intérêts économiques et politiques des forces dominantes de la société ».
Nous serions donc en train d’arriver chez Althusser, ou plutôt d’y revenir
compte tenu de la date du texte. Mais là encore Derrida rassure ou déçoit, c’est
selon : « Cela serait toujours possible et parfois utile », pas plus. En d’autres
termes, le chaînon manquant entre Pascal suivi de près avec Montaigne et
Benjamin mis à distance ne sera pas Marx tel qu’on le revisitait dans les années
soixante.
Se pourrait-il toutefois que ce chaînon soit Derrida lui-même : lorsqu’il
affirme que la « structure » mise en place par Pascal est plus « intrinsèque » que
celle visée dans la critique de l’idéologie juridique ? Ce rebondissement a de
quoi réveiller le partisan des Critical Legal Studies qui se serait d’aventure
assoupi, pour autant qu’il n’opérerait qu’un léger déplacement de la
problématique jugée seulement « parfois utile » dans un sens qui frôlerait l’idée
de Benjamin selon laquelle une violence sans fondement est toujours à l’origine
du droit. Cette hypothèse doit être examinée de près, ne serait-ce que parce
qu’elle ouvre l’espace dans lequel pourraient s’engager ceux qui accusent la
« déconstruction » d’être hostile au droit. Il s’agit donc toujours d’interpréter
l’idée d’un « fondement mystique » de l’autorité dans la pensée de Pascal
nourrie d’un propos de Montaigne. Derrida le fait en usant d’une notion
contemporaine avec laquelle on sait qu’il entretient une relation ambivalente,
faite d’intérêt et de réserve : « Le surgissement même de la justice et du droit, le
moment instituteur, fondateur et justificateur du droit implique une force
performative, c’est-à-dire toujours une force interprétative et un appel à la
croyance » (p. 32). Il tient toutefois à préciser la forme du déplacement : il ne
s’agit pas de dire que le droit « serait au service de la force, l’instrument docile,
servile et donc extérieur au pouvoir dominant », mais qu’il « entretiendrait avec
ce qu’on appelle la force, le pouvoir ou la violence une relation plus interne et
plus complexe ». Cette interprétation du discours de Pascal et Montaigne en
ferait donc une forme en quelque sorte élégante, sans le pathos du destin et la
rhétorique révolutionnaire de celui de Benjamin : le moment instaurateur du
droit ne serait pas inscrit dans le « tissu homogène d’une histoire », puisqu’il le
« déchire d’une décision » ; l’opération qui revient à inaugurer le droit ou à
« faire la loi » consisterait en « un coup de force, en une violence performative
et donc interprétative qui en elle-même n’est ni juste ni injuste et qu’aucune
justice, aucun droit préalable et antérieurement fondateur, aucune fondation
préexistante, par définition, ne pourrait ni garantir ni contredire ou invalider ».
On se dit que par allusions qui pourraient s’éclairer à partir de Benjamin qui
n’est en l’occurrence pas nommé et au fil d’un discours sinueux, Derrida
offrirait peut-être en secret les linéaments d’une doctrine du droit
décisionniste, relativiste et pourquoi pas nihiliste. Reste cependant une
question : se pourrait-il après tout que son interprétation de Pascal et
Montaigne soit simplement juste sans que nécessairement il y adhère ?
Devant le public de juristes et théoriciens du droit de la Cardozo Law
School, Derrida renvoie à un texte de Stanley Fish réputé être de son camp et à
un livre de son ami Samuel Weber113. Mais il glisse aussi juste en passant les
noms de deux auteurs que l’on imaginerait volontiers lui être parfaitement
étrangers : Herbert L.A. Hart et John Rawls. Le risque est grand qu’une partie
de ses lecteurs français ne soient pas familiers du débat qui oppose ces derniers,
mais ce n’est pas le cas de ses auditeurs dans une école de droit à New York.
D’une allusion, peut-être sans vraiment le vouloir alors qu’il va pourtant
avancer une proposition essentielle, Derrida ouvre indirectement l’espace d’une
discussion potentielle avec son « adversaire » qu’il ne peut ou ne veut nommer
en période de guerre. Dans l’économie d’un discours en l’espèce parfaitement
argumentatif, il s’agit d’en arriver à l’une des deux propositions principales :
« Le droit est essentiellement déconstructible » (p. 34). Nous serions donc enfin
et comme l’on voudra à pied d’œuvre ou au bord du gouffre. Voici l’argument,
c’est-à-dire la raison fournie par Derrida à l’appui de cette idée, ou encore la
justification de ce que pourrait être une « déconstruction » du droit : soit celui-
ci est fondé, « c’est-à-dire construit sur des couches textuelles interprétatives et
transformables (et c’est l’histoire du droit, la possible et nécessaire
transformation, parfois l’amélioration du droit) » ; soit « son ultime fondement
par définition n’est pas fondé ». À quoi il ajoute une proposition qui semble
vouloir rassurer plutôt que donner le vertige : « Que le droit soit
déconstructible n’est pas un malheur. On peut même y trouver la chance
politique de tout progrès historique. » Derrida invite à la sérénité et l’on peut
donc saisir l’occasion de faire un détour consistant à construire le cadre d’une
discussion entre absents qui se retrouveraient un jour mais sans avoir le temps
de la pratiquer eux-mêmes.
À bien y regarder sans esprit polémique, qui parmi les théoriciens
contemporains du droit pourrait sérieusement nier que celui-ci est en quelque
sorte par définition « déconstructible » dans la mesure où il est construit, qui
plus est sans garantie d’une fondation ultime ? En un mot : personne ou
presque, pour autant que la plupart ont renoncé à l’idée d’un droit naturel.
Pour être plus précis ou si l’on préfère plus juste, peut-être John Rawls auquel
Derrida a fait allusion : celui-ci a cherché un substitut à l’état de nature offrant
une image de l’homme présocial et au contrat censé permettre une association
sans contrainte ; à cet artificialisme abstrait il a opposé un modèle plus
empiriste, fondé sur la seule raison calculatrice modélisée par la théorie
économique d’un individu capable de déterminer sous « voile d’ignorance » les
règles qui devraient régir l’allocation des droits dans le monde réel ; mais
encore était-ce dans le contexte d’un débat sans concessions avec Herbert Hart
lui aussi nommé, qui opposait l’objection classique de Hegel contre la moralité
abstraite de Kant ainsi revisitée en proposant un positivisme juridique à peine
révisé qui fait fondamentalement du droit une construction historique relative
aux lieux comme aux époques et privée de justification par une norme
fondamentale114. Mais enfin et surtout pour ce dont il est question ici,
certainement pas Habermas, engagé lui aussi dans une discussion avec Rawls
dont l’enjeu principal est de déterminer jusqu’à quel point un « usage public de
la raison » permet un accord sur la justification des normes sans requérir des
idéalisations devenues superflues ou trop coûteuses pour une philosophie qui a
de façon générale renoncé à ses ambitions fondationnelles ou
transcendantalistes115. Si l’on ajoute qu’à deux pas de l’endroit où Derrida
s’exprime une discussion sur l’interprétation du droit voit un Ronald Dworkin
développer l’idée selon laquelle celui-ci est un « roman » écrit à plusieurs mains
avec pour conséquence que le jugement en situation se motive principalement
du point de vue d’une cohérence textuelle, on se dit qu’il pourrait presque
exister un consensus autour de l’idée selon laquelle le droit est tant en théorie
qu’en pratique l’objet d’une « déconstruction » dans ce que Habermas nomme
une époque « postmétaphysique »116. Cela suppose certes de prendre un instant
le mot à la lettre plutôt qu’en des sens surdéterminés en fonction d’un conflit.
Mais on s’est d’autant plus volontiers autorisé à le faire que son inventeur se
propose de préciser celui qu’il lui donne pour sa part à l’occasion d’une
réflexion sur le « droit à la justice » dont il commence d’être garanti qu’elle a
tout lieu d’être privilégiée d’un point de vue à la fois sémantique et théorique.
La première des deux propositions principales de Derrida est donc que le
droit est par définition déconstructible et l’on peut désormais se dire que cela
n’est effectivement pas un malheur. On attend donc la seconde, qui devrait
concerner l’autre concept mis en avant dans le titre de sa conférence : celui de
justice. L’argument est cette fois à double détente, mais Derrida a en quelque
sorte promis qu’il clarifierait ce qu’il entend par « déconstruction » au travers
de son analyse de la justice. Ce qu’il propose est en l’occurrence un
« paradoxe » : « C’est cette structure déconstructible du droit ou, si vous
préférez, de la justice comme droit qui assure aussi la possibilité de la
déconstruction. La justice en elle-même, si quelque chose de tel existe, hors ou
au-delà du droit, n’est pas déconstructible » (p. 35). Nul n’est tenu de suivre
l’auteur qu’il interprète à la trace, surtout lorsque celui-ci se plaît à multiplier
les figures paradoxales ou aporétiques. Il n’est donc pas interdit de se faire un
moment le plaisir de prendre une liberté un peu facétieuse vis-à-vis du texte
similaire à celle que s’accorde souvent Derrida lui-même, pour montrer en
l’occurrence qu’a contrario de ce qu’il veut laisser voir celui-ci est parfaitement
constructible. En l’espèce, il s’agit de mettre provisoirement de côté l’idée selon
laquelle « la déconstruction est la justice » pour s’arrêter sur ce qui est l’essentiel
au fil de l’argument dont on vient de restituer le premier moment : à la
différence du droit, la justice n’est pas déconstructible. Qu’il le veuille ou non,
Derrida pose à ce sujet une question des plus classiques au moins depuis Kant,
c’est-à-dire le moment où il n’est au fond plus question d’admettre l’idée d’un
« fondement mystique de l’autorité » : « Comment concilier l’acte de justice
qui doit toujours concerner une singularité, des individus, des groupes, des
exigences irremplaçables, l’autre ou moi comme l’autre, dans une situation
unique, avec la règle, la norme, la valeur ou l’impératif de justice qui ont
nécessairement une forme générale, même si cette généralité prescrit une
application chaque fois singulière ? » (p. 39). Il évoque certes Kant sur ce
point, mais seulement a minima : celui-ci a bien vu qu’en appliquant une règle
juste sans esprit de justice on ne fait que se protéger en se plaçant à l’abri du
droit objectif ; ce pourquoi il opère une distinction entre agir « conformément
au devoir », « par devoir » et « par respect de la loi ». Soit dit en passant, tout se
passe alors comme si Kant avait vu venir le paradoxe de Hannah Arendt selon
lequel un Eichmann appliquant à la lettre le droit de l’État nazi était un parfait
kantien ou presque117 !
Mais Kant allait plus loin sur ce chemin d’une critique du formalisme
juridique, ou du moins offrait une distinction qui permettrait de le faire : celle
qui oppose le jugement déterminant au jugement réfléchissant. Derrida a perçu
une moitié de l’affaire : « Chaque fois que les choses passent ou se passent bien,
chaque fois qu’on applique tranquillement une bonne règle à un cas particulier,
à un exemple correctement subsumé, selon un jugement déterminant, le droit
y trouve peut-être et parfois son compte mais on peut être sûr que la justice n’y
trouve jamais le sien » (p. 38). Cette idée selon laquelle la justice n’est pas ou
pas toujours l’application stricte de haut en bas du général au particulier est
précisément au fondement des théories du droit ou plus précisément du
jugement qui s’opposent au positivisme juridique tout en résistant à la vision
d’une indétermination radicale de ceux-ci en utilisant un concept issu de la
théorie esthétique de Kant : celui donc du jugement réfléchissant qui permet
de « remonter du particulier dans la nature à l’universel », c’est-à-dire en
matière juridique de respecter les cas d’espèce que sont toujours les conflits de
droit tout en ne cédant rien sur l’exigence de justification des décisions, par
exemple comme chez Dworkin lorsqu’il est proposé de considérer les droits et
devoirs légaux comme s’ils étaient « l’œuvre d’un seul auteur — la
communauté personnifiée — exprimant une conception cohérente de la justice
et de l’équité »118. Il ne s’agit ici de dire ni que Derrida n’a pas saisi toutes les
implications de son idée d’une opposition du droit et de la justice du point de
vue de la possibilité d’être ou non déconstruits ni qu’il est passé à côté de
théories qui exposent en quelque sorte la même chose d’une autre manière.
Plutôt de suggérer que tant pour lui que pour ses adversaires il n’y avait peut-
être pas là de quoi faire tout un drame, pour autant que si un désaccord
persiste il peut être objet de discussion et ne concerne si l’on peut dire que le
degré d’universalisation souhaité des principes de justice opposés aux règles
formelles du droit puis les façons de les déterminer, questions sur lesquelles
d’ailleurs dans ces débats Habermas n’est pas le plus maximaliste.
Il est clair que l’intérêt de Derrida se porte moins sur les moyens de résoudre
ce problème que sur la façon de le poser correctement. Mais il doit désormais
l’être tout autant que sa manière de le faire n’est pas celle d’un décisionniste
acharné, voire d’un nihiliste déguisé. Suivons de nouveau les choses pas à pas
sans s’obliger à se mettre dans ceux d’un auteur que l’on peut en l’occurrence
trouver trop louvoyant. Le droit n’est donc pas la justice et ce pour une raison
précise : l’un est « l’élément du calcul », alors que l’autre est « incalculable »
(p. 38). Il faut ici se souvenir que dans un tout autre contexte qui est celui
d’une lecture de la Krisis de Husserl au fil d’une réflexion sur la conscience
philosophique européenne, Derrida emprunte à ce dernier et à travers lui à
Kant l’idée selon laquelle « la raison calculatrice (la ratio, l’intellect,
l’entendement) aurait à s’allier et à se soumettre au principe
d’inconditionnalité qui tend à excéder le calcul qu’il fonde »119. Il vise cette fois
la façon dont Husserl critiquait l’Aufklärerei, à savoir une dérive objectiviste de
la pensée moderne consistant à réduire la raison au calcul et renvoie à l’idée de
Kant selon laquelle la dignité n’a pas de « prix » ou d’« équivalent », mais une
« valeur intrinsèque » : ce pour façonner le concept d’une « exigence
inconditionnelle de l’inconditionné » tout en cherchant à ne pas l’inscrire sur
un horizon téléologique ainsi que cela se passe dans les « grands rationalismes
transcendantaux ».
En parfaite cohérence avec lui-même, Derrida affirmant que le problème du
droit tient à sa non-coïncidence avec la justice ne fait donc qu’appliquer ici à
deux objets philosophiques spécifiques ce qu’il formule ailleurs d’un point de
vue général : « Selon une transaction chaque fois inouïe, la raison transite et
transige entre, d’un côté l’exigence du calcul ou de la conditionnalité et, de
l’autre côté, l’exigence intransigeante, c’est-à-dire non négociable, de
l’incalculable inconditionnel120. » On peut désormais comprendre sans y voir
un paradoxe, mais sans s’offusquer non plus de ce que Derrida la considère
comme aporétique, l’idée selon laquelle la justice « exige que l’on calcule avec
de l’incalculable » et représente de ce fait « l’expérience de ce dont on ne peut
faire l’expérience » (p. 38). D’un côté qui est celui qu’exploite le positivisme
juridique, le droit est affaire de calcul dans un système de règles et selon des
procédures strictement déductives, en sorte que rien n’est exigé de plus qu’une
cohérence formelle pour que des décisions soient considérées comme justes.
Mais de l’autre qui appartient à toutes les théories du droit refusant
l’historicisme, on fait valoir en même temps que la valeur des normes ne peut
n’être due qu’au simple fait qu’elles existent, que le juste ne se confond pas
strictement avec le légal et qu’il existe des principes qui ne sont pas objets de
transactions. À l’évidence Derrida campe de ce côté-là, celui où est mise en
avant sous l’idée d’une justice qui déborde le droit une expérience de
l’incalculable et de l’inconditionnel que Kant mettait au jour autour du
concept de dignité. Mais il ne nie pas l’existence de l’autre, la nécessité de la
règle et de son application au travers d’une décision. On peut sans doute alors
lui faire droit de nommer aporie plutôt qu’antinomie un conflit qui est au
cœur de la discussion sur la faculté de juger en son sens juridique.
Une approche « déconstructrice » du droit s’attacherait donc en premier lieu
à mettre en avant des expériences aporétiques qui pourraient se synthétiser au
travers de cette proposition : « la décision entre le juste et l’injuste n’est jamais
assurée par une règle » (p. 38). Une fois encore, si l’on regarde les choses de
près avec si l’on veut un peu de bonne volonté nombreux sont ceux qui
pourraient la contresigner quitte à la formuler d’autres manières. À commencer
par Emmanuel Levinas, que Derrida sollicite de façon attendue après avoir
reconstruit suite à de longues digressions ce à quoi s’attache son argument :
« Une distinction difficile et instable entre d’une part la justice (infinie,
incalculable, rebelle à la règle, étrangère à la symétrie, hétérogène et
hétérotrope) et d’autre part l’exercice de la justice comme droit, légitimité ou
légalité, dispositif stabilisable, statutaire et calculable, système de prescriptions
réglées et codées » (p. 48). Derrida emprunte à Levinas et plus précisément à
Totalité et Infini l’idée selon laquelle la justice se définit comme « relation avec
autrui » et se manifeste comme « droiture de l’accueil fait au visage »121. Puis il
cite un autre texte dans lequel Levinas avance que la justice qui s’attache à
autrui est « un droit pratiquement infini », ce qu’il commente de la façon
suivante : « L’équité, ici, ce n’est pas l’égalité, la proportionnalité calculée, la
distribution équitable ou la justice distributive mais la dissymétrie absolue122. »
On peut se souvenir ici de ce que les médiateurs de la réconciliation entre
Derrida et Habermas avaient cerné un point de discussion possible autour de
cette question, c’est-à-dire du fait que le premier affirme que la justice induit
une relation dissymétrique entre autrui et un sujet que Levinas dit « otage »,
alors que le second tient à l’idée héritée du républicanisme kantien selon
laquelle elle doit promouvoir l’égalité entre acteurs situés sur le même plan.
Une telle discussion aurait sans doute été compliquée par la manière dont
Derrida déstabilise un peu plus le jeu des concepts : « Tout serait encore trop
simple si cette distinction entre justice et droit était une vraie distinction, une
opposition dont le fonctionnement reste logiquement réglé et maîtrisable. »
Mais si tant est qu’il ne l’efface pas en abandonnant la nécessité de la justice
comme droit, il n’y a en quelque sorte pas de quoi s’affoler. Reste toutefois
pour s’en convaincre définitivement à examiner de plus près ce qu’il persiste à
décrire comme trois apories qui seraient le terrain par excellence de la
« déconstruction ».
La première d’entre elles apparaît lorsque l’on réintroduit la figure du sujet
du point de vue de sa faculté de juger au sens juridique. La question est au
fond assez simple et a d’ailleurs déjà été plus qu’évoquée. De façon générale,
pour exercer la justice en son double sens, il faut que le sujet soit libre et
responsable de son action, ce qui implique deux choses : pour être juste au
premier sens, sa décision doit suivre « une loi ou une prescription, une règle »,
être de l’ordre du calculable comme lorsqu’il s’agit de viser l’équité ; mais pour
l’être également au second sens, il lui faut n’être pas mécanique ou conforme
au simple déroulement d’un programme. Notons que Kant ne disait pas autre
chose lorsqu’il affirmait que si la loi morale était purement dictée, les hommes
ressembleraient à des marionnettes123. Passant au problème tel qu’il se pose
s’agissant de celui qui est amené à juger dans l’ordre judiciaire, Derrida décrit
ce qu’il voit toujours comme une aporie de la façon suivante : pour être juste
au premier sens du mot justice, celui qui énonce un jugement doit « suivre une
règle de droit ou une loi générale » ; mais il le fait toujours « à nouveaux frais »
pour autant qu’il n’agisse pas de façon automatique ; « L’interprétation ré-
instaurative, ré-inventive et librement décidante du juge responsable requiert
que sa justice ne consiste pas seulement dans la conformité, dans l’activité
conservatrice et reproductrice du jugement » (p. 51). Cette représentation de la
faculté de juger juridique comme activité « à la fois réglée et sans règle »
pourrait devenir vertigineuse si l’on pensait qu’il n’est aucun moyen de
stabiliser les fonctions conservatrice et « destructrice ou suspensive » de la loi
dans la décision de justice. Mais on a déjà vu comment au travers du jugement
réfléchissant la faculté de juger esthétique ouvrait la perspective d’un
dépassement de ce qui ressemble en termes kantiens à une antinomie. Il reste
qu’aux yeux de Derrida cette solution serait sans doute trop simple ou trop
précipitée si on l’admettait avant d’avoir traversé l’épreuve d’une seconde
aporie, dont la dureté n’a jusqu’à présent été qu’effleurée : celle de la décision.
Voici sans doute le point de plus délicat, pour autant qu’il fait surgir les
fantômes d’un certain Benjamin et de Carl Schmitt, qui affirmeraient qu’in
fine sur fond d’indécidable c’est la force qui tranche. Derrida formalise le
problème en le reliant logiquement au précédent : « Une décision qui ne ferait
pas l’épreuve de l’indécidable ne serait pas une décision libre, elle ne serait que
l’application programmable ou le déroulement continu d’un processus
calculable » (p. 53). Une fois encore et à l’encontre de l’idée qui lui est prêtée
par ses adversaires ou certains de ses amis selon laquelle il n’y aurait en matière
de droit que de l’indétermination radicale, il affirme que la décision est à la fois
nécessaire et possible. Le point auquel il tient en raison d’un thème qu’il
développe depuis longtemps sinon toujours est qu’une décision juste du point
de vue du droit n’est jamais « présentement juste, pleinement juste » au regard de
la justice : ce pour autant que l’intentionnalité pleine et présente à elle-même
ne résiste pas à la critique de ce que certains nomment métaphysique, lui
logocentrisme, Habermas philosophie du sujet ou de la conscience. Le reste est
connu : il existe une « idée de la justice » qui en quelque sorte réveille le droit
de son sommeil dogmatique sans annuler la nécessité de normes et de règles ;
mais Derrida hésite à la considérer comme « régulatrice » au sens de Kant ou à
penser que l’on peut agir « comme si » elle avait un contenu défini inscrit sur
un horizon d’attente déterminé ; ce pourquoi il pose que la justice « reste à
venir » et qu’à son sujet il faut dire « peut-être ». On a déjà suggéré mais on y
reviendra qu’il n’y a sans doute rien de mal à cela, même si tout n’est pas
seulement question de vocabulaire.
Cette seconde aporie tenait donc au fait que l’indécidable qui s’attache au
caractère non calculable de la justice n’est pas « surmonté ou relevé
(aufgehoben) dans la décision ». La dernière concerne ce que Derrida nomme
« l’urgence qui barre l’horizon du savoir » et touche de nouveau une question
déjà rencontrée. Il s’agit de ce qui nourrit l’une de ses réserves à l’égard de la
théorie des actes de langage performatifs. En l’occurrence, on peut reconstruire
l’argument en lui donnant un mouvement désormais familier : il est presque
évident que cette théorie s’applique bien aux problèmes de l’instauration du
droit et de l’énonciation du jugement juridique, puisqu’il s’agit à chaque fois
de prononcer des mots qui produisent des états de chose ; mais il est tout aussi
clair qu’elle n’est pas adaptée à l’idée d’une justice débordant le droit, dans la
mesure où un acte performatif « réussi » suppose toujours plus ou moins
l’existence d’un savoir préalable de ce qu’il doit produire. On repasse donc
toujours par le même point et malgré ses sinuosités l’argument de Derrida peut
se loger dans une sorte de syllogisme : « Abandonnée à elle seule, l’idée
incalculable et donatrice de la justice est toujours au plus près du mal, voire du
pire car elle peut toujours être réappropriée par le calcul le plus pervers » ; or
l’acte performatif est toujours précédé de conventions qui l’enferment dans
quelque chose de connu à l’avance ; elle doit donc être perçue comme un
« débordement du performatif » qui ne s’inscrit pas sur un horizon d’attente en
quelque sorte prédessiné. Voilà pourquoi Derrida peut finalement écrire que la
justice « n’est pas seulement un concept juridique ou politique », mais ce qui
« ouvre à l’avenir la transformation, la refonte ou la refondation du droit et de
la politique » (p. 61). Autrement dit et au terme d’un raisonnement dont on
avait provisoirement ôté ce qui concerne la « déconstruction », il est presque
démontré au sens le plus strict du terme que la justice est « l’expérience de ce
dont on ne peut faire l’expérience ».
Derrida avait promis qu’il parlerait de la « déconstruction » au miroir de la
justice et il le fait en divers points que l’on a intentionnellement contournés
mais auxquels il faut revenir. Celui avant tout où il formule une proposition
clairement formalisée : « La déconstruction a lieu dans l’intervalle qui sépare
l’indéconstructibilité de la justice et la déconstructibilité du droit » (p. 35).
S’agissant d’une explicitation du terme qui est objet de polémique au-delà de
l’illustration de son usage dans l’analyse des problèmes du droit et de la justice
ainsi synthétisée, on ne saurait faire dire à ce texte davantage que ce que veut
Derrida, parfaitement conscient du fait qu’une part de l’ambiguïté tient au fait
que les « adversaires déterminés » de la « déconstruction » et « ceux qui passent
ou se tiennent pour ses partisans ou ses praticiens » disent souvent la même
chose (p. 46-47). Il reste qu’ici et ailleurs il s’est plusieurs fois livré à des
explications qui relèvent de la technique philosophique, ne serait-ce qu’en
mettant en regard ce qu’il désigne comme des « apories » et les antinomies
kantiennes. À quoi s’ajoute le fait que Habermas lui-même a fini par
reconnaître pour en faire grâce à Derrida qu’à l’instar de la dialectique négative
d’Adorno la « déconstruction » est « aussi et avant tout une pratique ». De ce
point de vue, on peut désormais valider l’idée selon laquelle ce que Derrida
nomme « un questionnement sur l’origine, les fondements et les limites de
notre appareil conceptuel, théorique ou normatif autour de la justice » a
conduit à une « surenchère hyperbolique » dans l’exigence de celle-ci et non à
l’affirmation de son impossibilité, encore moins à la vision spectrale d’une
présence de la violence à l’origine et au cœur du droit telle que mise en avant
par Benjamin ni même à la désignation d’un « fondement mystique de
l’autorité » rencontrée chez Montaigne suivi par Pascal. Peut-on tirer de tout
cela une sorte de leçon quant à ce qu’est ou n’est pas la « déconstruction » ?
Deux pistes semblent ouvertes par Derrida lui-même. La première part de
l’idée selon laquelle cette dernière assume « la tâche d’une mémoire historique
et interprétative » consistant en l’occurrence à « rappeler l’histoire, l’origine et
le sens, donc les limites des concepts de justice, de loi et de droit, des valeurs,
normes, prescriptions qui y sont imposées et sédimentées, restant dès lors plus
ou moins lisibles ou présupposées » (p. 44). Derrida ajoute que cette tâche
d’historien mobilisée au travers d’analyses philologico-étymologiques a souvent
pour point de départ celle des idiomes singuliers dans lesquels sont façonnés les
concepts, en l’espèce Dike, Jus, justicia, justice, Gerechtigkeit. Il ne s’est pas
vraiment livré ici à cet exercice, mais on sait qu’il est effectivement
caractéristique de son travail. Notons au passage que cette démarche qui
pourrait évoquer celle de Heidegger consistant en une « écoute » de l’être au
travers des mots n’en a finalement ni l’allure ni l’horizon. Mais aussi qu’elle ne
ressemble pas davantage à celle de la « généalogie » pratiquée par Foucault à la
suite de Nietzsche telle que Habermas en décrit les enjeux et les conséquences :
avec celle-ci qui vise à mettre au jour du pouvoir sous les discours,
« l’herméneutique est congédiée » en tant qu’entreprise d’appropriation du sens
sur un horizon d’interprétation ; Foucault lui-même a violemment reproché à
Derrida un respect presque maniaque de cette intention à ses yeux
intellectuellement académique et politiquement naïve124. Derrida semble
admettre que « le moment où le crédit d’un axiome est suspendu par la
déconstruction » pourrait en quelque sorte donner le vertige. Mais il affirme
que cette mise en suspens des constructions conceptuelles est indispensable
pour empêcher la pensée de s’abandonner au « sommeil dogmatique ». Le texte
consacré au « droit à la justice » et celui sur Benjamin sont passés à plusieurs
reprises par de tels moments et l’on s’est à chaque fois inquiété du fait qu’à
partir d’eux Derrida aurait pu avancer des positions radicalement sceptiques,
relativistes ou décisionnistes. Mais quitte à ce que cela soit parfois au terme de
longs détours, il a finalement toujours rassuré quant à ses intentions et aux
débouchés de ses analyses : il n’était question ni de montrer que le droit est en
quelque sorte impur ou « pourri » de par son origine comme l’affirme
Benjamin ni de conclure à une indétermination totale de la justice.
Ayant à plusieurs reprises cherché à montrer une profonde divergence entre
la « déconstruction » d’une part, la Destruktion de Heidegger et la « destruction
(Zerstörung) » de Benjamin de l’autre, Derrida semble ne pas vouloir en dire
plus que le fait qu’elle se met à l’œuvre suivant deux « styles » (p. 48). Mais
cette mise au point est importante, dans la mesure où il a été souvent affirmé
que son travail n’était en quelque sorte que stylistique : par Rorty qui voit tout
son intérêt dans le fait qu’il ne serait au fond qu’un jeu sur le langage libérant
la philosophie de l’obligation ennuyeuse de résoudre des problèmes ; par
Habermas considérant à l’inverse que son danger réside dans le nivellement de
la différence « générique » entre cette dernière et la littérature. L’occasion est
donc donnée de savoir ce qu’en pense Derrida lui-même. Ce qu’il avance à ce
sujet est d’une grande sobriété et devrait rencontrer l’assentiment de quiconque
est un peu familier de son travail : « En général, la déconstruction se pratique
selon deux styles, que le plus souvent elle greffe l’un sur l’autre. L’un prend
l’allure démonstrative et apparemment non-historique de paradoxes logico-
formels. L’autre, plus historique ou plus anamnésique, semble procéder par
lecture de textes, interprétations minutieuses et généalogies » (p. 48). Pour
autant que ce dernier terme est en quelque sorte pris au sens courant sans
renvoyer à une théorie ou désigner une méthode systématique, la seconde
proposition correspond bien à ce que Derrida désigne souvent comme lecture
« lisante » des textes classiques ou non de la philosophie. Accepter la première
suppose en revanche que l’on admette ce que Habermas niait dans Le discours
philosophique de la modernité : le fait que Derrida est un philosophe « ami de
l’argumentation ». À sa manière certes, mais assumée et défendue y compris
contre des adversaires réputés infiniment plus sérieux que lui et l’attaquant
paradoxalement pour excès de respect des principes de la rigueur analytique :
souvenons-nous à cet égard de la façon dont il maintenait à l’encontre de
Searle qu’il est « impossible ou illégitime de former un concept philosophique
hors de la logique du tout ou rien », ou encore que « quand on ne peut rendre
une distinction rigoureuse et précise, ce n’est en rien une distinction réelle »125.
Sans saisir dans l’œuvre de Derrida un tournant similaire à celui autour
duquel Rorty dit préférer une seconde manière joueuse à la première à ses yeux
trop sérieuse, on peut sans doute repérer une évolution dans la façon d’articuler
les deux « styles » ainsi décrits. Derrida a dès le début construit son travail sur
des exercices de lecture méticuleux et souvent emprunts d’une extrême
technicité philosophique : que l’on songe seulement à son introduction à
l’Origine de la géométrie de Husserl et à La voix et le phénomène consacré au
même auteur, ou encore à Glas autour de Hegel ; mais aussi à « Signature
événement contexte » dont il a été beaucoup question puisqu’il s’agissait de son
analyse de la théorie d’Austin, à la source du conflit avec Searle et par ricochet
Habermas. Sans la rage destructrice caractéristique du premier Heidegger ni le
pathos propre au second, ces travaux et bien d’autres orientaient l’analyse de ce
qu’il nomme des « paradoxes logico-formels » dans la perspective d’une critique
du « logocentrisme », en sorte que l’art de lire pouvait sembler au service d’un
projet propre à l’époque, ce que précisément n’aimait pas Rorty. Mais du
moins faut-il préciser que si l’on admet une fois les querelles éteintes que ledit
« logocentrisme » n’est en quelque sorte qu’un autre nom pour ce que d’autres
appellent « métaphysique » ou « philosophie de la conscience », à l’indéniable
différence de style près la démarche n’était guère différente par ses intentions
de celle d’un Habermas conservant quelque chose du projet d’Adorno. Il
semble clair qu’à un moment ou un autre, la façon de « greffer » les deux
démarches a changé, sans qu’il soit toutefois davantage cherché un point
d’Archimède ou un centre de gravité qui fournirait le socle d’une méthode.
Pour ce qui n’est que des livres sur lesquels on s’est penché, Force de loi ou
Politiques de l’amitié montrent bien ce qu’il en est. Au travers de ses deux
parties, le premier les poursuit ensemble et un peu séparément : « Du droit à la
justice » construit son argument autour de la description d’apories, même si
cela part du commentaire de propos de Pascal et Montaigne ; « Prénom de
Benjamin » dissèque et finalement démantèle sans la moindre indulgence un
texte de celui-ci pour notamment récuser son hostilité à l’Aufklärung ; mais les
deux textes se répondent de telle sorte que le travail sur les concepts éclaire
celui de l’interprétation et réciproquement126. Dans Politiques de l’amitié, les
deux démarches sont indissociables : avec pour fil conducteur un mot
d’Aristote transmis par Diogène Laërce, c’est presque toute la littérature
philosophique et même historique sur la question qui est brassée, au travers de
lectures tout particulièrement « lisantes » d’Aristote, Cicéron, Kant, Nietzsche
ou encore Schmitt, mais aussi de Michelet et des historiens de la Grèce antique
ou de la Révolution française ; c’est toutefois ici que s’opère une
conceptualisation du « peut-être » ou de la « démocratie à venir » ; cet étroit
entrelacement des deux gestes fait de Derrida l’un des très rares philosophes
contemporains qui se soient risqués à écrire leurs Politiques, comme Habermas
qui l’a fait à partir de sa propre théorie de la raison, mais à la différence de
Hannah Arendt qui s’y est essayée sans succès une grande partie de sa vie127.
1. Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie, loc. cit., in Œuvres
philosophiques, III, op. cit., p. 420 (voir supra, chapitre IV p. 216-217).
2. « Dans quelle mesure le penseur aime son ennemi », in Aurore, op. cit., p. 215 (voir supra, chapitre
IV p. 190 et supra, p. 500 note 5).
3. Voir notamment Christopher Norris, « Deconstruction, Postmodernism and Philosophy :
Habermas on Derrida », in Derrida : A Critical Reader, op. cit., p. 167-192 et Rodolphe Gasché,
« Postmodernism and Rationality », Journal of Philosophy, vol. 85, no 10, 1988, p. 528-538. Sur les
interprétations de l’œuvre de Derrida chez ces auteurs auxquels il faudrait ajouter Jonathan Culler, voir
supra, chapitre II p. 75-81.
4. Voir Richard Rorty, « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 165.
5. Richard J. Bernstein, « An Allegory of Modernity/Postmodernity : Habermas and Derrida », loc.
cit., in The Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 73. Rappelons que ce texte de 1992 est très antérieur à la
réconciliation entre Habermas et Derrida.
6. Voir « Le “Monde” des Lumières à venir », loc. cit., in Voyous, op. cit., p. 206-207.
7. Voir Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p. 7.
8. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 63.
9. Voir supra, chapitre V p. 270-282.
10. Voir supra, chapitre IV p. 237-239 ; p. 244-246.
11. « An Allegory of Modernity/Postmodernity : Habermas and Derrida », loc. cit., p. 87 et p. 91.
12. Rappelons que Critchley répondait à un article d’Axel Honneth intitulé « The Other of Justice :
Habermas and the Challenge of Postmodernism » et que la rencontre de Francfort serait organisée par
Honneth à partir d’un autre texte de Critchley (« Frankfurt Impromptu — Remarks on Derrida and
Habermas »), lui aussi construit autour de la question de l’éthique. Voir supra, chapitre IV, p. 198-205.
13. « Habermas, Derrida and the Functions of Philosophy », loc. cit., p. 48.
14. Ibid., p. 55.
15. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 247.
16. Ibid., p. 243. Habermas nuançait toutefois son identification des points de vue de Derrida et
Rorty en affirmant qu’à la différence du premier, le second ne reste pas « fixé de manière idéaliste sur
l’histoire de la métaphysique comme processus transcendant qui déterminerait toute réalité
intramondaine ». Habermas est revenu de façon beaucoup plus approfondie sur son désaccord avec Rorty
dans un chapitre de Vérité et justification (op. cit., p. 167-201). Soit dit en passant avant de le montrer,
cette critique du « tournant pragmatique de Richard Rorty » est presque un modèle de discussion entre
philosophes, ce que n’était pas celle de Derrida dans Le discours philosophique de la modernité. Voir infra,
Épilogue p. 445-454.
17. Platon, Lysis, 221e, selon la traduction de Jacques Derrida dans Politiques de l’amitié, op. cit.,
p. 159.
18. Vérité et justification, op. cit., p. 247. On peut s’autoriser à dire que si l’authenticité privée d’un tel
propos n’est pas soupçonnable, il dissone vis-à-vis des certitudes souvent affichées publiquement par
Jürgen Habermas au sujet de ce qu’est ou doit être la philosophie.
19. Jacques Derrida, Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, op. cit., p. 16.
20. On a donc cité Emmanuel Kant, Logique, op. cit., p. 26 et Critique de la raison pure, op. cit.,
p. 1388.
21. Le discours critique de la modernité, op. cit., p. 247, note. Voir supra, chapitre III p. 183.
22. « L’idéalisme allemand et ses penseurs juifs », loc. cit., in Profils philosophiques et politiques, op. cit.,
p. 71.
23. Voir supra, chapitre III, p. 127 où l’on empruntait l’idée à Richard Bernstein.
24. Du droit à la philosophie, op. cit., p. 82.
25. Voir supra, chapitre V p. 280-281.
26. À titre d’illustration, voir supra, chapitre IV, p. 252-254 la discussion des notions d’idée régulatrice
et de « comme si ». À quoi il faut ajouter l’usage récurrent chez Derrida du concept de cosmopolitisme.
27. Du droit à la philosophie, op. cit., p. 83.
28. On va trouver dans Politiques de l’amitié d’autres illustrations de la façon dont Derrida travaille
avec Kant plus souvent que contre lui.
29. Logique, op. cit., p. 26.
30. Du droit à la philosophie, op. cit., p. 82.
31. Voir supra, chapitre V p. 270-272.
32. « Ein letzter Gruss : Derridas klärende Wirkung », Frankfurter Rundschau, 11 octobre 2004 ;
« Présence de Derrida », Libération, 13 octobre 2004, loc. cit. Voir supra, chapitre IV p. 261-262.
33. Voir Morale & communication, op. cit., p. 24 et supra, chapitre V p. 318-319.
34. Vérité et justification, op. cit., p. 257.
35. Voir supra, chapitre I, p. 68-69.
36. Voir supra, chapitre I, p. 34 et p. 68-69.
37. Vérité et justification, op. cit., p. 255.
38. Ibid., p. 252.
39. Critique de la raison pure, op. cit., p. 1389.
40. « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 165.
41. Ibid., p. 171. On verra que Habermas a bien perçu pour le critiquer ou à tout moins le regretter le
fait qu’au travers d’une proposition de ce type Rorty s’éloignait de son milieu d’origine en s’arrêtant là où
lui-même commence à considérer que celui-ci lui offre les instruments dont il a besoin pour conduire sa
propre entreprise (voir infra, Épilogue p. 445-454).
42. Emmanuel Kant, Kleinere Vorlesungen. Enzyklopädie Mathematik, Physik, in Kant’s Gesammelte
Schriften, Bd. XXIX, Abt. 4, op. cit., p. 8.
43. Willard van Orman Quine, « Has Philosophy Lost Contact with People ? », in Theories and
Things, Cambridge (Mass.) et Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 1981, p. 190.
Voir Jacques Bouveresse, La demande philosophique. Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle ?,
Paris, Éditions de l’Éclat, 1996, p. 48 et Pierre Bouretz, Qu’appelle-t-on philosopher ?, op. cit., p. 20 ;
p. 317-320.
44. Kant’s handschriftlicher Nachlass, Bd. V, 2, Reflexionen zur Metaphysik, Réflexion no 5636, in Kant’s
Gesammelte Schriften, Bd. XVIII, 3, op. cit., p. 267.
45. Jacques Derrida, « Y a-t-il une langue philosophique ? » (1988), in Points de suspension. Entretiens,
Paris, Galilée, 1992, p. 232. Au travers de cet entretien réalisé dans le contexte de la controverse avec
Habermas, Derrida affirme n’avoir « jamais assimilé un texte dit philosophique à un texte dit littéraire »
ni renoncé à « la nécessité de démontrer » (p. 230). Mais il propose aussi des mises au point importantes
sur un problème épineux : « Le rapport de la “déconstruction” à la “destruction” heideggérienne a
toujours été marqué, depuis plus de vingt ans, par des questions, des déplacements, voire, comme on dit
parfois, des critiques » ; « La pensée de Heidegger reste néanmoins pour moi l’une des plus rigoureuses,
provocantes et nécessaires de ce temps » ; « J’ai souvent dit combien me paraît problématique l’idée de LA
métaphysique et le schème heideggérien de l’épochalité de l’être, ou de l’unité rassemblée d’une histoire
de l’être, même s’il faut prendre en compte cette “auto”-interprétation dans sa prétention, son désir, sa
limite ou son échec » (p. 236-237). Notons que la proposition médiane pourrait être d’autant mieux
contresignée par un nombre considérable de philosophes contemporains venus d’horizons très divers et
travaillant dans des directions différentes qu’ils l’ont formulée d’une manière ou d’une autre chacun pour
soi. Mais aussi que la première serait susceptible d’être validée par la lecture des très nombreux textes
consacrés à Heidegger par Derrida qui ne peuvent être pris en compte dans ce livre. Enfin, que l’on
possède déjà des illustrations de la dernière dans quelques déclarations de Derrida, telle celle qui explicite
la différence entre la Destruktion de Heidegger et la « déconstruction » (voir supra, chapitre V p. 326-
327). On en trouvera une autre plus bas dans ce chapitre, au sujet cette fois de Heidegger et Walter
Benjamin.
46. Sur le premier point, voir un texte classique de Rudolf Carnap : « Le dépassement de la
métaphysique par la recherche logique » (1931), in Antonia Soulez (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et
autres écrits, trad. Barbara Cassin et alii, Paris, PUF, 1985, p. 155-179. On développera le second infra,
Épilogue p. 441-443.
47. Voir Jürgen Habermas, « Penser avec Heidegger contre Heidegger ? », loc. cit., in Profils
philosophiques et politiques, op. cit., p. 89-99 et en écho Karl Otto Apel, Penser avec Habermas contre
Habermas, op. cit. Notons que Habermas s’est gardé après son texte de 1953 dans lequel il affirmait qu’« il
semble que le temps soit venu de penser avec Heidegger contre Heidegger » de décrire son projet de cette
façon, déplaçant la figure vers Horkheimer et Adorno.
48. Nietzsche, Humain trop humain. Un livre pour esprits libres, I, § 376, « Des amis », in Œuvres
philosophiques complètes, III, op. cit., p. 243, cité dans Politiques de l’amitié, op. cit., p. 45, puis p. 68.
49. Ibid., p. 338 (dans l’épilogue en poème qui clôt le livre).
50. Derrida consacre plusieurs pages à l’analyse de cette proposition de Carl Schmitt : « Tous les
concepts, représentations et mots politiques ont un sens polémique ; ils visent un antagonisme concret
(konkrete Gegensätzlichkeit) ; ils sont liés à une situation concrète dont la logique ultime (letzte
Konsequentz) est une configuration ami-ennemi (Freund-Feindgruppierung) » (Carl Schmitt, La notion du
politique, Théorie du partisan, trad. Marie-Louise Steinhauser, préface de Julien Freund, Paris,
Flammarion, 1992, p. 69, cité ibid., p. 138-139). Non sans s’être expliqué sur le fait de passer du temps
chez cet auteur dont la « pensée du politique » est liée à des engagements qui « paraissent souvent plus
graves et plus répugnants que ceux de Heidegger » (Derrida renvoie à deux textes de Habermas sur ce
sujet) : on peut tout savoir de cette histoire sans contester l’arrestation et le jugement de Schmitt après la
guerre, ou encore questionner la fascination qu’il exerce sur « une certaine extrême gauche » sans
néanmoins s’interdire « une lecture sérieuse » (ibid., p. 102-103, note). Sur l’enjeu d’une (des) lecture(s)
de Carl Schmitt, voir Pierre Bouretz, « Le tyran et le philosophe », loc. cit., p. 561-566.
51. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 247. Voir supra, chapitre IV p. 204-205.
52. Ibid., p. 46.
53. Ibid., p. 246.
54. Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir, trad. Cornélius
Heim, Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien, in Œuvres philosophiques complètes, VII, Paris, Gallimard,
1971, § 2, p. 22-23 (cité ibid., p. 53).
55. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 52.
56. Par-delà bien et mal, op. cit., § 44, p. 60 (cité p. 60 ; je cite la traduction proposée par Derrida, qui
tient compte de celle de Geneviève Bianquis, Paris, Aubier, 1951).
57. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 58.
58. Idem.
59. Sur le premier point, voir supra, chapitre I p. 56 ; 59-60 et chapitre III p. 156-157.
60. Voir successivement : Critique de la raison pure, op. cit., p. 1229 ; Métaphysique des mœurs, op. cit.,
p. 629 ; Critique de la faculté de juger, trad. Jean-René Ladmiral, Marc B. de Launay et Jean-Marie Vaysse,
in Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 1195 ; Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie,
mais, en pratique, cela ne vaut point, trad. Luc Ferry, in Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 279. Voir
l’article « Comme si » du Kant-Lexikon de Rudolf Eisler, édition établie et augmentée par Anne-
Dominique Balmès et Pierre Osmo, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1994, p. 157-
159 et la note de Jacques Derrida dans Le « concept » de 11 septembre, op. cit., p. 195.
61. Voir L’Université sans condition, op. cit., p. 28, Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 193 et
supra, chapitre IV p. 251-252.
62. L’Université sans condition, op. cit., p. 73. On se souvient que ce texte est celui d’une conférence
prononcée à Francfort la veille de la discussion avec Habermas.
63. Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 194.
64. Par-delà bien et mal, op. cit., p. 61 ; Politiques de l’amitié, op. cit., p. 61.
65. Par-delà bien et mal, op. cit., p. 59 ; Politiques de l’amitié, op. cit., p. 65.
66. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 84-85.
67. Ibid., p. 63.
68. Voir Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993, p. 109 et Voyous (2003), op. cit., p. 121.
69. Apories, Paris, Galilée, 1996, p. 32.
70. « Portrait de Walter Benjamin », loc. cit., in Prismes, op. cit., p. 213, cité par Derrida in Fichus, op.
cit., p. 19 (voir supra, chapitre IV p. 226-227). Habermas avait fait une allusion à ce passage dans le
chapitre sur Derrida du Discours philosophique de la modernité (op. cit., p. 218) : pour faire droit à Derrida
de chercher à réinvestir après Benjamin « le lieu historique où jadis la mystique s’est changée en
Lumières », tout en affirmant douter pour sa part de ce que cela puisse se faire ; mais sans relever le
« paradoxe de la possibilité de l’impossible » qui retient l’intérêt de Derrida.
71. Sauf le nom, op. cit., p. 109. Il vaut la peine de dire quelques mots sur ce livre singulier. Il s’agissait
de commenter un poème presque par nature étrange d’Angelus Silesius, de se pencher à travers lui sur le
discours apophantique de la théologie négative. Que ce type de texte dans lesquels Leibniz cité par
Heidegger voyait « quelques passages qui sont extrêmement hardis, pleins de métaphores difficiles et
inclinant presque à l’athéisme » ouvre des chemins sous des formes aporétiques, cela allait presque de soi :
l’apophase fait entendre une voix qui se « démultiplie en elle-même », dit « une chose et son contraire,
Dieu qui est sans être ou Dieu qui (est) au-delà de l’être » ; toute théologie négative marque « le passage à
la limite, puis le franchissement d’une frontière, y compris celle d’une communauté, donc d’une raison
ou d’une raison d’être socio-politique, institutionnelle, ecclésiale » (p. 15 ; p. 18). Mais fréquentant ce
lieu où on ne l’imagine pas facilement être entré, Derrida suggérait que l’aporie apophatique pourrait
s’illustrer par l’exemple de la « démocratie à venir » : « Ni l’idée au sens kantien ni le concept actuel,
limité et déterminé de la démocratie, mais la démocratie comme héritage d’une promesse » (p. 108). En
quelque sorte surpris par sa propre audace dans ce livre, il y est revenu (voir Voyous, op. cit., p. 121-122).
72. Platon, Théétète, 149 a (je cite la traduction de Pierre Hadot dans Qu’est-ce que la philosophie
antique ?, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1995, p. 57).
73. Apories, op. cit., p. 65.
74. L’autre cap, op. cit., p. 43. On trouvera une analyse a posteriori de forme autoréflexive des pages de
ce livre à ce sujet dans Apories, op. cit., p. 40-44.
75. Ibid., p. 76-77. Derrida cite et commente ces propos dans Apories, op. cit., p. 40-42. Il écrivait
encore : « Le même devoir dicte de critiquer (“en-théorie-et-en-pratique”, inlassablement) un dogmatisme
totalitaire qui, sous prétexte de mettre fin au capital, a détruit la démocratie et l’héritage européen, mais
aussi de critiquer une religion du capital qui installe son dogmatisme sous de nouveaux visages que nous
devons aussi apprendre à identifier. »
76. Ibid., p. 77.
77. Apories, op. cit., p. 37.
78. Ibid., p. 42. Derrida écrivait dans L’autre cap qu’il commente (op. cit., p. 79) qu’il parlait « de
“choses” qui ne peuvent qu’excéder (et qui doivent le faire) l’ordre de la détermination théorique, du
savoir, de la certitude, du jugement, de l’énoncé en forme de “Ceci est cela”, plus généralement l’ordre du
présent ou de la présentation ». On retrouve ici encore le fil critique de la figure de la présence dans la
philosophie de la conscience ou du sujet.
79. Ibid., p. 137.
80. L’autre cap, op. cit., p. 77. Il faudrait prendre le temps de creuser la différence significative sinon
considérable entre ce rapport à l’héritage des Lumières et la façon dont Adorno critiquait ce qu’il
nommait « les lumières critiques auxquelles manque un héritage critique (unaufgeklärte Aufklärung) »
(Minima moralia, op. cit., p. 58). Il y a sans doute là ce qui différencie la « déconstruction » de la Théorie
critique, la position de Derrida étant moins radicale que celle de Horkheimer et Adorno, plus proche de
celle de Habermas décrivant la modernité comme « projet inachevé ».
81. Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 1130.
82. On se souvient que tel était le présupposé d’Axel Honneth dans le texte où il ouvrait la perspective
d’un dialogue possible entre Derrida et Habermas sur ces questions (voir supra, chapitre IV p. 201-202).
83. Voyous, op. cit., p. 64.
84. Force de loi, op. cit., p. 38 et Politiques de l’amitié, op. cit., p. 339.
85. « Prénom de Benjamin », in Force de loi, op. cit., p. 74. Ce texte a été rédigé pour un colloque
organisé par Saul Friedlander à l’université de Los Angeles en avril 1990 sous le titre « Nazism and the
“Final Solution” : Probing the Limits of Representation ». Il forme la seconde partie de Force de loi, dont
la première s’intitule « Du droit à la justice ». Derrida y commente « Pour une critique de la violence », in
Walter Benjamin, Mythe et violence, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 121-
148 (Derrida cite une autre édition de la même traduction qui sera utilisée ici ; voir toutefois une version
revue de celle-ci par Rainer Rochlitz, in Walter Benjamin, Œuvres, I, Paris, Gallimard, coll. Folio essais,
2000, p. 210-243). Conformément à un certain nombre d’annonces de Derrida, on peut chercher dans le
livre qu’il consacre à la question du droit une sorte de mise à l’épreuve de la « déconstruction ». Force de
loi est composé de deux textes : « Prénom de Benjamin » donc, qui offre si l’on veut une lecture
« déconstructrice » d’un texte de ce dernier ; « Du droit à la justice », exercice en quelque sorte in concreto
de « déconstruction ». Le commentaire de Benjamin soulevant à divers endroits des questions au sujet de
ce que serait ou pourrait être la « déconstruction », on peut le lire avant le premier texte, qui devrait
permettre de repérer des réponses au travers de l’analyse d’un objet philosophique précis.
86. « Portrait de Walter Benjamin », loc. cit., p. 206.
87. « Prénom de Benjamin », loc. cit., in Force de loi, op. cit., p. 78-79.
88. Ibid., p. 77.
89. Ibid., p. 79.
90. « Pour une critique de la violence », loc. cit., p. 148.
91. « Prénom de Benjamin », loc. cit., p. 80. Dans les paragraphes qui suivent, les références seront
données entre parenthèses dans le corps du texte.
92. « Pour une critique de la violence », loc. cit., p. 123. Notons que révisant la traduction de Maurice
de Gandillac ici citée, Rainer Rochlitz remplace « fin » par « but » pour restituer Zweck, mais maintient la
traduction de Gerechtigkeit par « justice » la première fois et « légitimité » la seconde.
93. « Pour une critique de la violence », loc. cit., p. 131.
94. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller et André Hirt, Paris,
Flammarion, 1985, p. 100-101 (cité p. 109-110).
95. « Pour une critique de la violence », op. cit., p. 133.
96. Ibid., p. 133-134.
97. Ibid., p. 140.
98. Derrida s’arrête à juste titre (p. 119-120) sur cette analogie esquissée en quelques mots, afin de
renvoyer à deux autres textes de Benjamin : « Sur le langage en général et sur le langage humain » (1916)
et « La tâche du traducteur » (1923), in Mythe et violence, op. cit., p. 79-98 et p. 261-275. On pourrait
s’attendre à ce qu’il indique ou simplement suggère que la « déconstruction » partage cette analogie, ce
qui l’orienterait vers l’idée qui lui est souvent prêtée d’une indétermination du droit similaire à celle du
langage, avec pour conséquence que tant les textes littéraires ou philosophiques que les normes ou
décisions juridiques ne pourraient être l’objet d’une interprétation selon des critères de vérité. Rien de tel
ici, mais plutôt au contraire l’idée selon laquelle la critique de l’essence « communicative, c’est-à-dire
sémiologique, informative, représentative, conventionnelle et donc médiatrice » du langage chez Benjamin
est « politique », désignant la conception du langage en tant que moyen et signe comme « bourgeoise ».
99. « Pour une critique de la violence », loc. cit., p. 141.
100. Ibid., p. 144.
101. Ibid., p. 146 (les traducteurs restituent Dasein par « existence »).
102. Derrida a sans doute conscience de la difficulté lorsqu’il renvoie dans une note soulignant une
similitude entre les discours de Benjamin et Carl Schmitt (p. 126-127) à une longue note de Politiques de
l’amitié (op. cit., p. 145-146) consacrée à cet auteur, en l’occurrence opposé à Heidegger : « Cela peut
paraître paradoxal, mais la possibilité réelle de la mise à mort, irréductible condition du politique, et
même structure ontologique de l’existence humaine, ne signifie pour Schmitt ni ontologie de la mort ou
du mourir, ni sérieuse prise en compte d’un néant ou d’une Nichtigkeit, ni, dans un autre code, position
d’un principe ou d’une pulsion de mort. La mise à mort procède bien d’une négativité oppositionnelle
mais celle-ci appartient à la vie, de part en part, à la vie en tant qu’elle s’oppose à elle-même en s’affirmant. »
Il n’est toutefois pas certain que cette triangulation consistant à introduire Heidegger entre Benjamin et
Schmitt éclaire véritablement les choses.
103. « Pour une critique de la violence », loc. cit., p. 147.
104. Idem.
105. Notons vite en passant qu’avant son « post-scriptum » Derrida suggère de façon énigmatique et
pour tout dire bien peu convaincante que les derniers mots eux-mêmes obscurs du texte de Benjamin sur
la violence divine « insigne et sceau » pourraient s’entendre « comme le shophar du soir, mais à la veille
d’une prière qu’on n’entend plus » (p. 133). Puis digresse autour d’une sorte d’assonance entre Walter,
prénom de Benjamin, et walten, racine de Gewalt (violence).
106. S’agissant d’une critique radicale de l’Aufklärung chez Benjamin, Derrida renvoie à un texte daté
par Gershom Scholem qui l’a exhumé du début de 1918 : « Sur le programme de la philosophie qui
vient » (in Mythe et violence, op. cit., p. 99-114).
107. Derrida cite l’Introduction à la Doctrine du droit dans la Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 481,
où Kant définit ce qu’il nomme le « droit strict » comme « celui auquel rien d’éthique n’est mêlé », en
sorte que « le droit et l’habileté à contraindre signifient donc une seule et même chose ».
108. Voir supra, chapitre I p. 27-28 (c’est à ce sujet que Derrida osait faire un rapprochement entre
Austin et Nietzsche que lui reprocherait Stanley Cavell). On sait que parmi les contemporains immédiats
de Derrida et à sa différence, des auteurs comme Gilles Deleuze et Michel Foucault ont fait grand usage
de la notion de force telle que notamment issue de Nietzsche.
109. Voir « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas » (1964), in L’écriture
et la différence, op. cit., p. 117-228.
110. Pascal, Pensées, édition Brunschvicg, § 298.
111. Ibid., § 294.
112. Montaigne, Essais, III, chapitre XIII, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1962,
p. 1049 (édition citée par J. Derrida).
113. Voir Stanley Fish, Doing What Comes Naturally : Change and the Rhetoric of Theory in Literary
and Legal Studies, Durham, Duke University Press, 1989 et Samuel Weber, Institution and Interpretation,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1987.
114. Sur ces questions, voir Pierre Bouretz, « La force du droit » et « Le droit et la règle : Herbert L.A.
Hart », in Pierre Bouretz (dir.), La force du droit, Éditions Esprit, Paris, 1991, p. 9-38 et p. 41-58.
Soulignons le fait que directement ou non le positivisme juridique s’origine dans la façon dont Hegel
opposait à l’idée kantienne d’une moralité abstraite (Moralität) fondée sur le principe d’une liberté
universelle celle d’une éthique (Sittlichkeit) enracinée dans le monde réel, produite par l’histoire et propre
à la culture spécifique d’un peuple particulier. Précisons enfin que la question de la « norme
fondamentale » est en quelque sorte l’aporie du positivisme, particulièrement saillante chez Hans Kelsen
(voir « Le droit et la règle : Herbert L.A. Hart », loc. cit., p. 48-58).
115. Voir Jürgen Habermas et John Rawls, Débat sur la justice politique, trad. Rainer Rochlitz (avec le
concours de Catherine Audard), Paris, Cerf, 1997. Notons que le débat entre Habermas et Rawls est en
quelque la forme locale limitée aux questions de la justice de celui qui oppose le premier à Karl Otto Apel
(voir supra, chapitre V p. 321-322).
116. Voir Pierre Bouretz, « Prendre le droit au sérieux : de Rawls à Dworkin », in La force du droit, op.
cit., p. 59-89 et Préface à Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, trad. Marie-Jeanne Rossignol et
Frédéric Limare, Paris, PUF, 1995, p. 5-22.
117. On fait allusion à quelques pages de Eichmann à Jérusalem dans lesquelles Arendt analyse des
propos de celui-ci selon lesquels il avait agi en fonction d’une adaptation de la Critique de la raison
pratique « à l’usage domestique du petit homme », idée qu’elle ne trouve finalement pas tout à fait
absurde. Voir Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, in Les origines du totalitarisme et Eichmann à
Jérusalem, édition établie sous la direction de Pierre Bouretz, op. cit., p. 1149-1151.
118. Voir chez Kant Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 933-934 ; Ronald Dworkin, Law’s
Empire, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press, 1986, p. 225 ; Pierre
Bouretz, « Prendre le droit au sérieux : de Rawls à Dworkin », loc. cit., p. 82-84. Ajoutons que Habermas
discute soigneusement la théorie de Dworkin (en examinant d’ailleurs au passage celle des représentants
des Critical Legal Studies) : voir Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit., p. 223-238 et p. 244-
246.
119. « Le “monde” des Lumières à venir (Exception, calcul et souveraineté) », loc. cit., in Voyous, op.
cit., p. 195. Voir supra, chapitre V p. 295.
120. Ibid., p. 208.
121. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff Publishers,
1961, p. 62 et p. 54. Notons en soulignant le fait que Derrida cite ce livre plutôt que des textes plus
centrés sur la question traitée qu’il aurait sans doute pu puiser davantage dans le passage où est empruntée
la première formule, pour autant que Levinas traite de la relation entre justice et savoir qui surplombe en
quelque sorte celle qui relie et oppose justice et droit : « Le sens de tout notre propos consiste à affirmer
non pas qu’autrui échappe à tout jamais au savoir, mais qu’il n’y a aucun sens à parler ici de connaissance
ou d’ignorance, car la justice, la transcendance par excellence et condition du savoir n’est nullement,
comme on le voudrait, une noèse corrélative d’un noème. » Autrement dit, de même que Levinas
souligne une dimension infinie de la justice comme relation à autrui rétive au savoir sans toutefois en
interdire la possibilité, Derrida montre sa non-coïncidence avec le droit sans nier la nécessité de règles qui
supposent une connaissance. Ce que l’un déploie de façon générale au travers d’une critique de la
réduction de l’autre au même dans le système de la totalité produit par la philosophie occidentale est
décrit par l’autre comme une aporie du droit en particulier.
122. Emmanuel Levinas, « Judaïsme et révolution », in Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures
talmudiques, Paris, Minuit, 1977, p. 18 (cité et commenté par Derrida p. 49).
123. On pense à un passage peu fréquenté parce que peut-être trop propre à déplacer bien des lignes
de la Critique de la raison pratique dans lequel Kant imagine que la nature, au lieu de nous traiter
« comme une marâtre », nous ait donné en partage « ces lumières que nous voudrions bien posséder, ou
que quelques-uns s’imaginent sans doute réellement avoir en leur possession » : sous cette hypothèse
héroïque, « la lutte que l’intention morale a maintenant à soutenir avec les inclinations » nous serait
épargnée, « Dieu et l’éternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux », en sorte
que nous connaîtrions sans doute un ordre parfait dans lequel « la transgression de la loi serait, bien sûr,
évitée, et ce qui est ordonné serait accompli » ; mais la conduite des hommes « serait donc transformée en
un pur mécanisme où, comme dans un jeu de marionnettes, tout gesticulerait bien, mais où l’on ne
rencontrerait aucune vie dans les personnages » (Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, op. cit.,
p. 786-787). Autrement dit : les Lumières n’appartiennent à personne et ne sont jamais déjà là ; le
caractère non déterminé de la justice est à tout prendre la condition de possibilité de la liberté humaine.
124. Voir Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 296 et supra, chapitre
V p. 278-279 (où l’on avait toutefois noté que Habermas n’avait pas vu que ce conflit était au cœur des
attaques de Foucault contre Derrida). Relevons dans le texte d’hommage publié par Habermas au
lendemain de la mort de Derrida ce propos un peu cryptique : « Derrida n’aura guère eu d’égal que
Foucault pour forger l’esprit de toute une génération, et cette génération il l’aura tenue en haleine jusqu’à
aujourd’hui. Mais à la différence de Foucault et bien qu’il ait été également un penseur politique, l’apport
de Derrida à ceux qui l’ont suivi aura été de les aider à canaliser leurs impulsions dans les rails d’un
exercice qui n’implique pas d’abord un contenu doctrinal ni même la création d’un nouveau vocabulaire
producteur d’un nouveau regard sur le monde » (« Ein letzter Gruss : Derridas klärende Wirkung »,
Frankfurter Rundschau, 11 octobre 2004/ « Présence de Derrida », Libération, 13 octobre 2004, loc. cit).
Reconnaissant que l’œuvre de Derrida offre une pensée politique et n’a pas d’intentions doctrinales,
Habermas corrige sérieusement ce qu’il lui reprochait quinze ans plus tôt. Affirmant qu’elle ne produit
pas un nouveau vocabulaire, il reste en désaccord avec Rorty. Mais on comprend entre les lignes que s’il
fallait au bout du compte choisir entre Foucault et Derrida tant au regard des dangers pour la philosophie
des discours critiques de cette génération que du point de vue de la fécondité des pratiques intellectuelles
il le ferait en faveur du second.
125. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit., p. 211 et p. 223. Affirmant
ces deux principes, Derrida reconnaissait au travers de ce qui ressemblait à un aveu dans un contexte
polémique demeurer un « philosophe classique » (p. 226). Voir supra, chapitre I p. 56.
126. Selon un lien parfaitement indiqué, une opération similaire à celle qui est conduite à l’égard de
Benjamin l’est à l’encontre de Carl Schmitt dans Politiques de l’amitié (op. cit., chapitres V et VI).
127. Voir Pierre Bouretz, Qu’appelle-t-on philosopher ?, op. cit., p. 48-54 et p. 287-290, sur le long désir
de Hannah Arendt de construire une philosophie politique et son échec.
POLITIQUE, COSMOPOLITIQUE ET AU-DELÀ :
ENTRE AMIS DÉMOCRATES
1. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit., p. 261.
2. Voyous, op. cit., p. 23 et p. 14.
3. Ibid., p. 39.
4. République, Livre VIII, 557b, cité ibid., p. 44 (traduction de Jacques Derrida).
5. Politique Z, VI, 1, 1317a, cité ibid., p. 45-46 (souligné par Derrida).
6. Voyous, op. cit., p. 48. Les références seront désormais données entre parenthèses dans le corps du
texte.
7. Du contrat social, Livre III, chapitre IV (cité p. 108).
8. Derrida (p. 118-119) vise le Projet de paix perpétuelle (op. cit., p. 22 — où Völkerbund est traduit
par « fédération de peuples » et Völkerstaat par « État fédératif »).
9. La notion du politique, Théorie du partisan, op. cit., p. 64 (cité in Politiques de l’amitié, op. cit.,
p. 104). Derrida rapporte plus loin (p. 147 ; p. 152 ; p. 154) ces précisions de Schmitt : « Les concepts
d’ami, d’ennemi, de combat tirent leur sens réel (realen Sinn) d’une relation permanente à la possibilité
réelle de la mise à mort physique (reale Möglichkeit der physischen Tötung) » ; « Car c’est seulement dans le
combat effectif (wirklichen Kampf) que se manifeste l’extrême conséquence de la configuration politique
de l’ami et de l’ennemi. C’est à partir de cette extrême possibilité que la vie des hommes gagne sa tension
(Spannung) spécifiquement politique » ; « Un monde dans lequel la possibilité d’un tel combat est
totalement (restlos) écartée et disparue, un globe terrestre pacifié sans retour, ce serait un monde sans
discrimination entre l’ami et l’ennemi, et par conséquent un monde sans politique » (ibid., p. 71 et p. 73).
Rappelons que ces propos de Schmitt datent de 1932. Derrida y revient longuement plus loin (p. 274-
279), cette fois en relation avec l’analyse des guerres « mondiales » par Heidegger.
10. Platon, République, V, 470b-c, cité in Politiques de l’amitié, op. cit., p. 111.
11. Platon, Ménexène, 236e ; 237b, cité ibid., p. 115-116. Derrida s’appuie à ce sujet (p. 126-127) sur
les travaux de Nicole Loraux et en l’espèce un passage de L’invention d’Athènes (Paris, La Haye, New York,
Mouton ; Paris, Éditions de l’EHESS, 1981, p. 201-202), dans lequel celle-ci montre que « ce n’est pas
seulement dans le déroulement temporel du texte que demokratia, annexée à l’autochtonie et encadrée par
de nobles exploits, est liée à eugénia, mais, absolument parlant, le temps du mythe est pour l’orateur le
moment de la démocratie ».
12. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 127.
13. Voir Pierre Bouretz, « Le tyran et le philosophe », loc. cit., p. 564-566.
14. Michelet, Le Peuple (1846), cité in Politiques de l’amitié, op. cit., p. 265. Derrida s’appuie cette fois
sur l’article consacré par Mona Ozouf à la fraternité dans François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire
critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 731-741.
15. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 302.
16. Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, Deuxième partie, Doctrine de la vertu, § 47, in Œuvres
philosophiques, III, op. cit., p. 772 (cité ibid., p. 292). Kant ajoute : « En effet le rapport du protecteur
comme bienfaiteur au protégé comme obligé est bien un rapport d’amour réciproque, mais non d’amitié,
puisque le respect qui est dû n’est pas égal de part et d’autre. Le devoir consistant à être bienveillant en
tant qu’ami de l’homme (une bien nécessaire affabilité) et la juste considération de ce devoir servent à
garder les hommes de l’orgueil qui a coutume de conquérir les heureux, qui possèdent les moyens d’être
bienfaisants. »
17. Ibid., p. 768.
18. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 284.
19. Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 771. Kant cite Juvénal, Satire VI, v. 165 (« oiseau rare en ce
monde et qu’on pourrait comparer à un cygne noir »).
20. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 291.
21. Ibid, p. 293. Derrida ouvre alors une parenthèse de cinq pages titrée « France, affranchissement,
fraternité » dans laquelle il cite longuement Victor Hugo affirmant en particulier que « la vraie naissance,
c’est la virilité » et que « le 14 juillet 1789, l’heure de l’âge viril a sonné », ou encore que « l’homme Un,
c’est l’homme Frère, c’est l’homme Égal, c’est l’homme Libre » (cité p. 297 et p. 298). Voir Victor Hugo,
Paris, Bartillat, 2001, préface de Dominique Fernandez, passim.
22. Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Michel Foucault, Paris, Vrin,
1970, p. 36. Derrida cite la traduction de Foucault que l’on reprendra. Voir toutefois celle de Pierre
Jalabert, in Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 970.
23. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 304.
24. En français dans le texte.
25. Ibid., p. 303.
26. Ibid., p. 338.
27. Ibid., p. 128. D’où cette question, posée à la fin du livre : « Est-il possible de penser et de mettre
en œuvre la démocratie, ce qui garderait encore le vieux nom de démocratie, en y déracinant ce que
toutes ces figures de l’amitié (philosophiques et religieuses) y prescrivent de fraternité, à savoir de famille
ou d’ethnie androcentrée ? » (p. 339).
28. Force de loi, op. cit., p. 34-35.
29. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 339.
30. Idem.
31. Spectres de Marx, op. cit., p. 110. Précisons que Derrida discute ici longuement la thèse fracassante
et un temps en vogue développée en 1992 par Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier
homme (trad. Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992). De ce point de vue et sous d’autres
aspects ce livre sous-titré « L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale » apparaît en
partie daté. Il reste que Derrida s’y livre sous une forme exemplaire en son genre à une lecture « lisante »
de textes canoniques au travers desquels il est finalement moins question de faire apparaître un spectre de
Marx rôdant dans une époque qui rendrait une actualité plus ou moins brûlante à ses thèses que de
mettre au jour l’apparition récurrente de la figure du spectre chez Marx, autrement dit les tropes
littéraires d’un discours philosophique plutôt que des leçons politiques prêtes à l’usage.
32. Ibid., p. 112.
33. Walter Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », in Poésie et révolution, trad. Maurice
de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 278. Derrida cite (ibid., p. 96) une autre édition de cette traduction
qu’il modifie très légèrement. On consultera sa version revue par Pierre Rusch dans Walter Benjamin,
Œuvres, III, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2000, p. 428-429.
34. On trouvera un essai d’interprétation de ce texte qui met essentiellement sinon exclusivement
l’accent sur la troisième question et celle de l’histoire dans Pierre Bouretz, Témoins du futur, op. cit.,
p. 290-292.
35. Spectres de Marx, op. cit., p. 266.
36. « Foi et savoir », loc. cit., in La religion, op. cit., p. 27.
37. Ibid., p. 28 et Spectre de Marx, op. cit., p. 268.
38. Voir supra, chapitre IV p. 206-207.
39. Gershom Scholem, « Pour comprendre le messianisme juif » (1955), in Le messianisme juif, trad.
Bernard Dupuy, Paris, Calmann-Lévy, 1971, p. 35 et Sabbataï Tsevi. Le messie mystique. 1626-1676, trad.
Marie-José Jolivet et Alexis Nouss, Paris, Verdier, 1983, p. 26. Voir Pierre Bouretz, Témoins du futur, op.
cit., p. 358-360.
40. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 62, cité in Spectres de Marx, op. cit., p. 48-49.
41. Ibid., p. X. Levinas soulignait le fait que les philosophes se méfient du phénomène de
l’eschatologie prophétique et en indiquait les raisons : « Divination subjective et arbitraire du futur, fruit
d’une révélation sans évidences, tributaire de la foi, l’eschatologie, pour eux, ressort tout naturellement de
l’opinion. » Il est possible que Derrida ait longtemps partagé cette méfiance des philosophes, notamment
à l’époque où il rédigeait « Violence et métaphysique » (1964). Il semble toutefois que ses réserves aient
pour une part disparu à celle tardive des travaux dans lesquels il fait référence à l’idée messianique, ce qui
ne fait qu’épaissir un peu une sorte de mystère à ce sujet.
42. « Foi et savoir », loc. cit., in La religion, op. cit., p. 28.
43. Emmanuel Levinas, « Politique après ! » (1979), in L’au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982,
p. 222 et p. 228.
44. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 145-146.
45. Ibid., p. 148.
46. Ibid., p. 146.
47. « Politique après ! », loc. cit., p. 228 ; Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 140. Voir Pierre
Bouretz, « Adieu, Jacques Derrida », in Les lumières du messianisme, op. cit., p. 131-132.
48. Emmanuel Levinas, « L’État de César et l’État de David » (1971), in L’au-delà du verset, op. cit.,
p. 209-220. Notons que ce texte, tout comme celui dont il vient d’être question, est rangé dans un
ensemble titré « Sionismes ».
49. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 135.
50. « L’État de César et l’État de David », loc. cit., p. 216 (souligné par Derrida). On ne saurait
résumer en quelques mots l’explication fournie par Levinas du « oui à l’État » que Derrida laisse presque
complètement de côté. Pour ce qui concerne cette question et l’analyse à tout le moins complexe du
phénomène politique chez Levinas, voir Pierre Bouretz, Témoins du futur, op. cit., p. 894-907 (plus
particulièrement sur les textes dont il est ici question, p. 899-903).
51. Derrida cite Emmanuel Levinas, « Au-delà de l’État dans l’État » (1988), in Nouvelles lectures
talmudiques, Paris, Minuit, 1996, p. 64. De façon plus précise, Levinas décrit de la manière suivante ce
qui fait de la démocratie une expérience de « refus du politique de pure tyrannie » qui n’est pas sans
évoquer la « politique messianique » esquissée par les Sages à propos de dix questions censées avoir été
posées par Alexandre de Macédoine aux anciens du Néguev : « Un État ouvert au mieux, toujours sur le
qui-vive, toujours à rénover, toujours en train de retourner aux personnes libres qui lui délèguent, sans
s’en séparer, leur liberté soumise à la raison. »
52. Voyous, op. cit., p. 126-127 et Politiques de l’amitié, op. cit., p. 128.
53. « L’État de César et l’État de David », loc. cit., p. 216 (Derrida ne cite pas ce passage).
54. « Au-delà de l’État dans l’État », loc. cit., p. 63 (cette fois cité par Derrida, p. 138).
55. Totalité et Infini, op. cit., p. 276 ; Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, op. cit., p. 177, cité par
Derrida in Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 102 (les références sont mal indiquées dans le texte et
rétablies ici).
56. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 116.
57. Ibid., p. 49.
58. Totalité et Infini, op. cit., p. 22 (cité par Derrida, p. 57).
59. Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, op. cit., p. 187 (cité par Derrida, p. 108).
60. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 113, où Derrida emprunte la formule qu’il cite en
soulignant à Autrement qu’être, op. cit., p. 192.
61. Totalité et Infini, op. cit., p. 276 (cité par Derrida, p. 89 et p. 101).
62. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 91.
63. Ibid., p. 87.
64. Pessahim 118b, cité et commenté par Emmanuel Levinas in « Les nations et la présence d’Israël »
(1987), À l’heure des nations, Paris, Minuit, 1988, p. 112.
65. Voir Pierre Bouretz, « Par la porte des larmes : fraternité, hospitalité, humanité » et « Adieu,
Jacques Derrida », in Les lumières du messianisme, op. cit., p. 95-98 et p. 130-131.
66. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 121. Dans les paragraphes qui suivent, les références à ce
livre seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
67. Totalité et Infini, op. cit., p. 189 (cité selon le découpage du texte par Derrida, qui supprime deux
phrases).
68. Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 29.
69. Ibid., p. 13. Comme l’on peut s’y attendre, Derrida évoque à ce sujet Carl Schmitt : en avançant
que celui-ci est non seulement un penseur de l’hostilité absolue et non de l’hospitalité, mais encore « une
sorte de néo-hégélien catholique qui a un besoin essentiel de se tenir à une pensée de la totalité », en sorte
qu’il incarnerait pour Levinas qui ne semble pas l’avoir lu « l’adversaire absolu », bien plus en tout état de
cause qu’un Heidegger qui « ne cède ni au “politisme” ni à la fascination de la totalité (supposée
hégélienne) » (p. 161, note).
70. Totalité et Infini, op. cit., p. 282, cité p. 161.
71. Idem, cité p. 162.
72. Ibid., p. 277 (cité deux fois par Derrida, p. 166 et p. 172). Notons que Levinas redit ici à la fin de
Totalité et Infini ce qu’il a posé au début : « Ce livre se présente donc comme une défense de la
subjectivité, mais il ne la saisira pas au niveau de sa protestation purement égoïste devant la totalité, ni
dans son angoisse devant la mort, mais comme fondée dans l’idée de l’infini. » Dans cette formulation,
l’idée vise respectivement Franz Rosenzweig et Heidegger, ce qui intéresse moins Derrida que le fait
qu’elle puisse n’être pas tout à fait incompatible avec une forme de concession à Hegel. Sur la position en
quelque sorte architectonique de cette idée dans Totalité et Infini sinon toute l’œuvre de Levinas, voir
Pierre Bouretz, Témoins du futur, op. cit., p. 894-897.
73. Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 1 (cité p. 174-175).
74. Totalité et Infini, op. cit., p. 276, cité p. 171.
75. Trente ans séparent les textes d’adieu de Derrida à Emmanuel Levinas de « Violence et
métaphysique » (1964), et l’on se dit que cet article d’une extrême acuité philosophique ne laissait pas
présager une amitié. Derrida décrivait chez son aîné de vingt-quatre ans les expressions d’un double
« inconfort » : Levinas, qui dans les années trente avait récusé la rationalité théorétique telle que défendue
par Husserl en était venu à faire appel « au rationalisme et à l’universalisme les plus déracinés » contre
« les violence de la métaphysique et de l’histoire » ; s’étant appuyé sur Heidegger pour critiquer la façon
dont Husserl négligeait la « situation historique de l’homme », puis ayant affirmé que la pensée de l’être
ne faisait pas mieux, il avait abandonné cette préoccupation pour mobiliser une eschatologie messianique
qui « en tant que l’“au-delà” de l’histoire arrache les êtres à la juridiction de l’histoire » (Totalité et Infini,
op. cit., p. XI, cité in « Violence et métaphysique », loc. cit., p. 131). Derrida ne désignait certes pas des
« contradictions », mais un « déplacement de concepts ». Il reste qu’il réfutait l’idée selon laquelle Husserl
aurait nivelé la figure d’autrui dans l’alter ego, puis celle d’un paganisme de l’ontologie heideggérienne,
affirmant que le type de métaphysique finalement défendu par Levinas a besoin de la phénoménologie
transcendantale tout autant que son éthique de la pensée de l’être, désignant enfin comme « allergie »
l’hostilité croissante de celui-ci envers Heidegger. Philosophiquement redoutable, cette critique semblait
avoir de quoi empêcher tout dialogue. Mais elle était formulée sur un ton pacifique. Cette condition
nécessaire à l’amitié philosophique s’avérerait suffisante pour que s’en développe une, qui plus est des plus
profondes.
76. Op. cit., p. 340. Voyant dans les points de suspension l’endroit où Politiques de l’amitié s’achève
sans véritable fin, on s’autorise à laisser de côté les quelque quatre-vingts pages intitulées « L’oreille de
Heidegger. Philopolémologie (Geschlecht IV) ».
Épilogue
L’AMÉRIQUE ET LE CONTINENT
PARIS/OXFORD :
UNE CONFRONTATION MANQUÉE ?
C’est à Searle que l’on doit le fait d’avoir soulevé le problème, fût-ce par
dénégation : « Ce serait, je pense, une erreur de considérer la discussion
d’Austin par Derrida comme la confrontation entre deux éminentes traditions
philosophiques (two prominent philosophical traditions)1. » Faut-il entendre que
cette « confrontation » aurait pu avoir lieu, qu’il y avait une occasion de la
conduire et donc qu’en tout état de cause elle devrait se dérouler un jour,
quelque part, d’une façon ou d’une autre ? Pour autant que nul ne doutera un
instant du fait qu’Austin soit le représentant par excellence de l’une de ces deux
traditions, c’est en quelque sorte faire grand honneur à Derrida que de
simplement suggérer qu’il avait des titres à parler au nom de l’autre.
Volontairement ou non, Searle ne le nie pas complètement, puisqu’il écrit que
cette confrontation « n’a jamais tout à fait lieu (never quite takes place) ». Mais
il veut en réalité dire qu’elle n’a pas eu lieu du tout, qui plus est pour une
raison précise : « Moins du fait que Derrida a échoué dans la discussion des
thèses centrales de la théorie du langage d’Austin, mais plutôt en raison du fait
qu’il a mal compris et mal formulé la position d’Austin sur des points
cruciaux. » N’allons donc pas croire que le problème tiendrait en cela que
Derrida n’était pas le bon représentant de la tradition que l’on peut dire
« continentale ». Il découle du fait que sous sa plume Austin est
« méconnaissable » et qu’en outre il a « un penchant affligeant (distressing) à
dire des choses qui sont manifestement fausses ». Afin de ne pas trop s’attarder
dans ce retour en arrière, disons que tant par la nature des arguments qu’en
raison du ton employé Searle fait tout pour que la « confrontation » n’ait pas
lieu au travers de sa critique de la lecture critique d’Austin par Derrida, à quoi
s’ajoute qu’il ne souhaite probablement pas vraiment qu’elle se déroule à un
moment ou un autre, ici ou là, sous une forme quelconque. C’est donc
paradoxalement que Derrida semble prendre au bon une balle qui n’a pas été
véritablement lancée : « J’aime cette improbable confrontation comme on peut
aimer les voyages et la diplomatie. Il y a des interprètes partout. Chacun parle
sa langue même s’il connaît un peu la langue de l’autre. Les ruses de l’interprète
ont un champ très ouvert et il n’oublie pas ses intérêts » ; « Ce qui n’a peut-être
pas tout à fait lieu semble se passer, pour prendre des repères géographiques
dans un champ qui déjoue la cartographie, à mi-chemin entre la Californie et
l’Europe, un peu comme le Channel serait à mi-chemin entre Oxford et
Paris »2. Cela veut-il dire qu’il souhaite pour sa part que la « confrontation » ait
lieu d’une façon ou d’une autre ?
En un sens oui, mais en jouant à contre-emploi : Derrida ne revendique
bien sûr pas le rôle de porte-parole autorisé de la tradition « continentale » ou
propre à une Europe philosophiquement amputée de l’Angleterre ; s’affirmant
« à beaucoup d’égards très proche d’Austin, intéressé par lui et redevable à sa
problématique », il veut montrer qu’Oxford est d’une certaine façon plus
proche de Paris qu’il n’y paraît et que la Californie est moins émancipée de
l’Europe qu’elle ne le veut. Rappelons simplement l’argument en respectant la
chronologie. Dans le texte de 1972 qui devait offusquer Searle, il avait explicité
le motif de son intérêt pour Austin, exprimé une sorte de déception et tiré une
conclusion : celui-ci disait vouloir « mettre en pièces deux fétiches », c’est-à-
dire les oppositions « vérité-fausseté » et « valeur-fait » ; mais après s’être exercé
à le faire en posant le problème des échecs ou des « malheurs (infelicities) » des
actes de langage performatifs il les avait exclus comme « non sérieux », pour
s’en tenir à un usage normal du langage régi par la notion d’intention du
locuteur ; au travers de ce retour en force de l’idée d’un « vouloir dire
absolument plein et maître de lui-même », la démarche d’Austin est « assez
remarquable et typique de cette tradition philosophique avec laquelle il voulait
rompre »3. Dans la réponse à Searle il rend l’argument plus synthétique :
« Quand j’avance des questions et des objections, c’est toujours au moment où
je reconnais dans la théorie austinienne les présupposés les plus tenaces, les plus
solides aussi, de la tradition métaphysique la plus continentale4. » Toutes choses
égales par ailleurs, c’est aussi ce qu’il objecte à Husserl, à cela près qu’il semble
ici dans une position paradoxale pour autant que reprochant au représentant le
plus éminent d’une tradition qui n’est pas la sienne de rester dépendant de
celle-ci, d’être en quelque sorte trop inconséquent ou retenu pour devenir un
véritable allié. À quoi s’ajoute qu’il réitère à l’égard du disciple californien ce
qu’il avançait à l’égard du maître d’Oxford : défendant Austin en voulant
montrer qu’il disposait de la « théorie générale » permettant de remonter
« stratégiquement » à une forme pure du langage Searle mobilise « la requête
métaphysique la plus continue, la plus profonde et la plus puissante » ;
autrement dit, la surenchère théorique verrouille une pensée dont l’intérêt
tenait aux hésitations et qui avait au moins la vertu de pouvoir offrir de façon
inattendue aux dissidents de la tradition « continentale » un instrument
critique contre ses présupposés les plus tenaces5. Au total, Derrida a donc en
quelque sorte joué le jeu d’une « confrontation » à fronts renversés ou par
ricochets : conséquente avec elle-même, la théorie anglo-saxonne du langage
aurait permis d’en finir avec une métaphysique dont la philosophie
« continentale » ne parvient pas à se débarrasser toute seule ; faute de savoir
pour ce qui concerne le père ou même vouloir s’agissant des disciples empêcher
le retour de ce qu’elle cherchait à refouler elle s’avère décevante, en sorte qu’il
vaut mieux passer ou revenir à autre chose, sans si l’on veut lui accorder autant
de confiance que le fait Habermas.
Mais il faut aussi se souvenir d’autres considérations concernant cette
« confrontation ». Stanley Cavell place son interprétation de la discussion
d’Austin par Derrida directement sur ce terrain et accepte de bon gré d’y saisir
une occasion de chercher à comprendre comment deux traditions qui
entretiennent une « intimité distante » sont devenues « non seulement
incompréhensibles ou inutiles l’une à l’autre, mais mutuellement grotesques »6.
Il s’agit en quelque sorte d’expliquer comment et pourquoi Derrida n’a pas
clairement perçu les raisons pour lesquelles il pouvait se dire « proche »
d’Austin ou encore « redevable à sa problématique » et ce précisément à cause
du fossé entre les deux traditions : celui-ci s’est creusé à l’époque de Husserl
dont il a bien discuté la théorie des signes ; mais il ne savait pas que la cible
plus ou moins cachée d’Austin était le positivisme logique tel que défendu par
A.J. Ayer ; il n’a donc pas vu la possibilité d’une alliance philosophique autour
de problèmes communs. Cavell va loin sur cette piste, en prenant à rebours les
préjugés de son propre milieu à l’égard de Derrida et les appropriations
dogmatiques de l’œuvre d’Austin : à ses yeux, ce dernier était tout autant que
Derrida un dissident au sein de sa propre tradition, mais dans son univers
intellectuel à son époque il ne pouvait le laisser apparaître sauf à se voir accusé
de mettre en cause « la nécessité du sérieux en philosophie » ; en réalité,
« l’identification spécifique et sonore du sérieux avec la vérité et de la vérité
avec ce qui peut faire l’objet d’une assertion est tout aussi clairement mise en
question chez Austin que chez Derrida »7. Cette interprétation doublement
hétérodoxe repose sur l’idée selon laquelle Derrida n’a pas vu que « les démons
du langage envahissent toute la maison d’Austin », ce que cherchent à masquer
ses disciples autoproclamés. Faute de cela et bien qu’ayant en quelque sorte lu
Austin avec plus de finesse et de générosité que ceux qui se posent en gardiens
d’un temple, il s’est privé d’un allié sur lequel il aurait eu la possibilité de
s’appuyer dans sa propre entreprise pour autant qu’il y avait plus qu’une
similitude entre la façon dont celui-ci critiquait sa propre tradition en visant
Ayer et celle par laquelle il conteste pour sa part la métaphysique au travers
d’une critique de la façon dont Husserl n’était pas parvenu à s’en débarrasser. À
l’aune de cette interprétation de la lecture d’Austin par Derrida autour de l’idée
selon laquelle tous deux s’attaquent aux mêmes « fétiches », on pourrait donc
dire qu’une « confrontation » aurait bien eu lieu sous la forme paradoxale d’une
alliance possible mais manquée et l’on peut imaginer un scénario parfaitement
inattendu dans lequel un Habermas mobilisant une théorie des actes de
langage d’Austin durcie par Searle au profit de son entreprise critique d’un
adversaire supposé de la raison aurait été confronté à un Derrida éclairé par
Cavell quant au fait que le maître d’Oxford était en réalité un franc-tireur dans
son propre milieu et pouvant ainsi développer à Paris sa déconstruction de la
métaphysique sans être accusé à Francfort de liquider la philosophie. S’agissant
de cartographie, les choses seraient devenues plus compliquées encore qu’elles
le sont, pour autant qu’entre Paris et Oxford la scène continentale aurait effacé
la frontière du Channel, Francfort étant mis à l’écart et la Californie devenant
plus que jamais distante. Y aurait-il eu là de quoi rendre les deux traditions
moins étrangères et indifférentes l’une à l’autre ?
On se souvient d’une autre lecture hétérodoxe et pour tout dire
rafraîchissante de la discussion d’Austin proposée par Derrida : celle de Stanley
Fish. Celle-ci se situe moins sur le terrain des intentions théoriques et des
stratégies philosophiques que sur celui où il est question des rapports entre
philosophie et littérature, donc aussi de style. Afin en quelque sorte de déminer
le terrain, Fish affirme que loin d’être « un apôtre du free play », Derrida est à
tout prendre et en dépit de sa critique du fait qu’Austin n’ait pas tiré toutes les
conséquences de son analyse des énonciations « malheureuses » un philosophe
du « sens commun » et du « langage ordinaire »8. Voilà une pierre dans le jardin
de Habermas qui pourrait inciter de nouveau à bâtir des scénarios imaginaires.
Mais ce que veut montrer Fish en visant Searle au sujet des deux traditions
philosophiques est que la confrontation « n’a jamais tout à fait lieu » parce qu’il
n’y a finalement « pas assez d’espace » entre Austin et Derrida pour ce faire.
Cette idée tout autant provocatrice à l’égard de ceux qui veulent s’arroger
l’héritage du premier que celle de Cavell suppose elle aussi de dévoiler ce qu’ils
cherchent à masquer et rend grâce à Derrida d’avoir souligné le caractère
« patient », « ouvert », « aporétique » et « souvent plus fécond en la
reconnaissance de ses impasses que dans ses positions » de l’œuvre du maître
d’Oxford. À l’encontre de la surenchère polémique dans le « sérieux », Fish
souligne en l’illustrant l’humour d’Austin et formule cette proposition destinée
à couper l’herbe sous de nombreux pieds : « La seule chose qui demeure
constante dans Quand dire, c’est faire est que rien ne demeure constant : pas un
terme, une définition, une distinction ne survit au long d’un argument, et
beaucoup ne survivent même pas au paragraphe ou à la phrase où ils ont été
présentés9. » Rêvant à une sorte de paradis des philosophes dans lequel tout
bien compris Derrida pourrait offrir « Signature événement contexte » à Austin
« avec les compliments de l’auteur », Fish brouille lui aussi les cartes et dessine
un espace dans lequel deux dissidents à l’égard de leurs traditions et de leurs
milieux philosophiques respectifs défient les conformismes et ouvrent des
horizons qu’il serait dommage de refermer.
Il reste que c’est chez Richard Rorty que l’on trouve l’entreprise de
transgression la plus résolue des frontières territoriales de la philosophie, qui
plus est dans un jeu où Derrida et Habermas ont un rôle de premier plan.
Amérique et continent, pensée analytique et métaphysique, pragmatisme et
théorie critique : on croyait tout savoir dans un champ d’incompréhensions
mutuelles mais aussi de forces et voici qu’un transfuge prend plaisir à brouiller
les lignes en troublant des sommeils dogmatiques, au risque d’être mal vu
partout à commencer par son propre pays. En un sens il y a de quoi, pour
autant que Rorty s’autorise un jugement sévère de ce qu’est devenue à son
époque la philosophie américaine. Celui-ci repose sur un examen critique du
grand récit que se raconte à elle-même la philosophie analytique, de la façon
dont elle a conçu son projet et continue de justifier sa séparation d’avec la
tradition « continentale » dans le cadre d’un « vaste drame historique »10. The
Rise of Scientific Philosophy, c’est dans cet ouvrage au titre éloquent publié en
1951 par Hans Reichenbach que Rorty décèle l’expression de la conscience
historique propre à la philosophie analytique : « La spéculation philosophique
est un stade transitoire qui a lieu lorsque les problèmes philosophiques sont
posés à un moment où l’on ne possède pas les moyens de les résoudre » ; « Une
philosophie scientifique a émergé qui, pour la science de notre temps, a
découvert les outils qui lui permettront de résoudre les problèmes qui, par le
passé, n’ont donné lieu qu’à de simples conjectures » ; « Ce livre est écrit dans
l’intention de montrer que la philosophie est passée de la spéculation à la
science »11. On pourrait soupçonner un instant Rorty de tricher un peu en
citant comme idée directrice du livre de Reichenbach ce propos de préface qui
se tient à la frontière entre la brutalité censée permettre de construire des
arguments clairs et la simple vulgarité. Mais ce n’est pas le cas, pour autant que
celle-ci est allégrement franchie à plusieurs reprises : « Le système de Hegel est
la piètre construction d’un fanatique qui d’une vérité empirique tente de faire
une loi logique dans la moins scientifique de toutes les logiques » ; « Les
systèmes philosophiques du XIXe siècle furent édifiés à une époque où une
philosophie supérieure était en train de se constituer » ; « Si on les considère
historiquement, ces systèmes mériteraient d’être comparés à la stagnation d’une
rivière qui, après avoir traversé des terres fertiles, va finalement s’assécher dans
le désert »12. On peut noter que s’il y a là un argument, il est à peu près aussi
subtil que ceux d’un Auguste Comte dont on sait qu’il affirmait vouloir fonder
une École et même une Église. La question est donc de savoir s’il ne présente
que l’expression caricaturale de la forme primitive d’une conscience collective
ou continue d’être peu ou prou ce qui fédère la philosophie analytique sur un
front où le combat contre la philosophie continentale n’aurait rien perdu de
son actualité.
L’analyse de Rorty n’est pas sans présenter une certaine équivoque, pour
autant qu’il s’agit moins de prouver que cet argument a toujours été vulgaire
sinon absurde que de montrer qu’il avait un sens à l’époque où les penseurs
analytiques pouvaient à bon droit faire valoir la possession d’un ensemble de
problèmes philosophiques véritables et de paradigmes authentiquement
scientifiques permettant de les résoudre, mais que trente ans plus tard réciter la
liste de ceux-ci revient à évoquer « un monde simple et radieux qui aurait
disparu »13. Il reste que c’est le présent qui mobilise son attention et plus
précisément le fait qu’une fois l’âge d’or passé la philosophie analytique n’a
plus rien à se raconter, ne préserve son identité que par le style et un « esprit de
corps », en sorte que son unité ne tient qu’en cela que « la queue
institutionnelle remue le chien scientifique »14. Autrement dit, la communauté
de ceux qui la pratiquent devrait avoir renoncé depuis longtemps à la
conviction de posséder seule les vrais problèmes philosophiques et les
instruments permettant de les surmonter, à l’idée selon laquelle ceux-ci sont
déterminés par un « état actuel de la recherche » et surtout à son arrogance
teintée de mépris envers la philosophie continentale identifiée au mieux à un
passé dépassé. Pour des raisons intellectuelles qui éclairent sa biographie, c’est
ce dernier point qui importe principalement pour Rorty, plus que le fait que
ceux parmi lesquels il a vécu un long moment tel un enfant chéri se
comportent comme un « corps d’élite » ou des « inspecteurs des finances de
l’université »15. Voici la question qui fournit à ses yeux le bon test concernant le
rapport de ce milieu à la philosophie continentale, c’est-à-dire aussi à l’histoire
de la philosophie : « Qui va enseigner Hegel ?16 » On sait déjà quelle aurait été
la réponse de Reichenbach en 1951 : « Si possible personne ». Mais l’essentiel
tient en cela qu’aujourd’hui les membres de la plupart des départements de
philosophie américains répondraient par une autre question : « Ces
philosophes continentaux sont-ils réellement des philosophes ? » Pour se
convaincre du fait que Rorty n’exagère pas avec la mauvaise foi d’un apostat ou
la naïveté d’un néophyte, il suffit de se souvenir de ce qu’écrit Searle au début
de l’un de ses livres les plus ambitieux : « Des mouvements philosophiques
entiers se sont constitués autour de théories de l’intentionnalité. Quel parti
adopter en présence de tous ces précédents illustres ? J’ai choisi tout
simplement de les passer sous silence, en partie par ignorance de la plupart des
œuvres de la tradition consacrées à l’intentionnalité, en partie par conviction
que le seul espoir de résoudre les difficultés génératrices de cette étude résidait
en premier chef dans la poursuite indéclinable de mes propres recherches17. »
Voilà donc une parfaite illustration de ce que Rorty perçoit comme une
attitude généralisée dans un monde qui délègue l’histoire de la philosophie aux
départements d’histoire, de littérature ou encore de ce qui est nommé
humanities tout en s’offusquant des prétentions philosophiques de ces
derniers : on y considère qu’il n’y avait en gros avant Wittgenstein à peu de
chose près rien qui ressemblait à un « argument » et que la plupart des auteurs
classiques étaient des philosophes « incompétents » ; « Ridicule pour ridicule,
autant voir dans Platon un sophiste incompétent, ou dans un hérisson un
renard incompétent »18. Par-delà la plaisanterie, Rorty lève le voile sur l’un des
arrière-plans plus ou moins bien cachés des controverses autour de Derrida
dans leur dimension territoriale.
Soucieux de n’être pas naïf, il note que « notre époque n’est certainement ni
la première ni la dernière où les intellectuels qui font appel au mot
“philosophie” dans leurs auto-descriptions se scindent en essaims séparés et
font de leur territoire un champ de bataille ». À quoi il ajoute que la
philosophie continentale a elle-même connu ses moments de condamnation
du caractère spéculatif de la tradition, comme lorsque Husserl affirmait la
nécessité de s’engager dans « la voie sûre de la science ». Mais aussi que « si l’on
écarte le discours mélancolique de la construction des ponts et de l’union des
forces, la scission analytique-continentale apparaît comme permanente et
inoffensive »19. Il n’y aurait donc au fond pas de quoi faire un drame et l’on
pourrait s’accorder autour d’un compromis à la fois raisonnable et de bon
goût : « La seule justification dont les institutions d’éducation libérales puissent
se recommander, c’est d’offrir aux étudiants la possibilité de trouver à peu près
n’importe quel livre à la bibliothèque — Gadamer ou Kripke, Searle ou
Derrida — et de trouver ensuite quelqu’un pour en parler20. » Il reste qu’ayant
lui-même franchi la frontière qui sépare les deux « éminentes traditions
philosophiques », il est suspecté de trahison ou du moins sommé de rendre des
comptes. On va voir qu’il existe au moins une manière de le faire qui ne
manque ni d’une certaine élégance ni de rigueur philosophique. Mais il faut
noter avant d’y venir que le problème de Rorty parmi ses pairs semble plus
encore que son œcuménisme intellectuel et même sa manière d’inviter à ne
plus considérer la philosophie comme un champ de bataille le fait qu’il propose
que l’on cesse de vouloir à tout prix savoir ce qu’elle est ou devrait être, ce que
certaines oreilles entendent comme un appel à la congédier pour passer à autre
chose. Tel est précisément ce que lui reproche Habermas en le rapprochant de
Derrida, avec pour stratégie de mobiliser la théorie analytique posée en
gardienne du point de vue de la science contre une philosophie continentale
l’ayant abandonné à force d’autocritiques mal conduites et pour horizon la
reconstruction de l’unité d’une raison modeste pour autant qu’ayant à tirer les
leçons d’une crise que l’on ne saurait nier mais qui doit être surmontée à tout
prix.
La rigueur ou si l’on préfère l’honnêteté intellectuelle de l’argument de
Habermas repose sur le fait qu’il vise chez Rorty moins un apostat qu’un
philosophe inconséquent vis-à-vis des découvertes de sa propre tradition dont
il avait pourtant été l’un des plus brillants représentants. Il reste qu’il a la
conviction qu’une mauvaise manière d’interpréter les conséquences du
« tournant linguistique » de la philosophie et d’en tirer des conclusions en
faveur d’une sorte de compromis historique entre pensées analytique et
continentale n’est pas moins dangereuse que l’entreprise d’un Derrida censé
prolonger le projet heideggérien : la faute du premier est sans doute moins
lourde que celle du second, dans la mesure où il n’est pas impossible qu’elle soit
susceptible d’être rectifiée ; mais il s’agit dans l’un comme l’autre cas d’« une
manière de philosopher dont le but est de congédier la philosophie »21.
Habermas passe vite sur la façon dont Rorty raconte son aventure personnelle
d’une manière qui lui paraît sans doute naïve dans un texte romantiquement
intitulé « Trotski et les orchidées sauvages » : celle d’un adolescent tiraillé entre
le désir de justice acquis au sein d’une famille engagée dans la défense de celui
qui incarnait la pureté révolutionnaire et un goût insouciant pour les fleurs
précieuses des montagnes du New Jersey, rêvant à l’instar de Yeats de « saisir
d’une seule vue la réalité et la justice (hold reality and justice in a single vision) »,
attiré par Platon bientôt supplanté par Hegel et Proust, s’engageant finalement
une fois devenu philosophe professionnel au sein du meilleur milieu analytique
dans une remise en cause de la démarche de celui-ci au travers d’une vaste
entreprise d’examen critique de la philosophie au « miroir de la nature »22. Ce
qui trouble et en quelque sens offusque Habermas s’attache à une sorte de geste
hégélien consistant à montrer que la philosophie analytique parvenue au
moment de son triomphe n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même condamnée
au déclin.
L’objet du délit est une anthologie destinée à devenir classique, conçue et
présentée par Rorty en 1967 avec l’ambition de restituer l’histoire de la théorie
du langage, son accomplissement au travers du linguistic turn de la philosophie
et enfin son avenir en tant que censée avoir donné à celle-ci son paradigme
authentiquement scientifique. Le problème de Habermas tient en cela qu’au
moment où il rédige l’introduction à ce volume en tant qu’« initié »
particulièrement autorisé, Rorty s’apprête à abandonner la tradition dont on
attend qu’il restitue la grandeur, ce dont d’ailleurs il s’acquitte avec talent : « Au
cours des trente dernières années, la philosophie linguistique a réussi à mettre
sur la défensive toute la tradition philosophique, de Parménide à Bradley et
Whitehead, en passant par Descartes et Hume. Elle l’a fait grâce à un examen
minutieux et approfondi des manières dont les philosophes traditionnels ont
utilisé le langage en formulant leurs problèmes. Le résultat est suffisant pour
placer cette période parmi les âges majeurs de l’histoire de la philosophie23. »
Habermas partage cette conviction, mais ce qui le gêne est que Rorty parle déjà
au passé et relativise en quelque sorte la grandeur historique de la théorie
pragmatique du langage en y voyant l’une des époques les plus glorieuses de la
philosophie parmi quelques autres plutôt que le promoteur du paradigme
permettant à tout le moins de cimenter le sol nouveau sur lequel résoudre la
plupart des problèmes de celle-ci en la rétablissant dans sa fonction de
gardienne de la raison. Selon Habermas qui regarde les choses en acteur
engagé, Rorty a bien perçu « le caractère irrésistible des arguments
analytiques » et le fait que leur force « rend l’abandon des promesses de la
métaphysique irrévocable »24. Mais avec une sorte de « vraie douleur » il n’a pas
admis que la philosophie ne saurait être désormais que « postmétaphysique »,
préférant à l’instar d’Adorno une pensée qui reste « solidaire de la
métaphysique à l’instant de sa chute »25. Habermas voit donc chez Rorty une
sorte de conscience malheureuse déchirée contre elle-même, persuadée que la
théorie classique de la vérité est dépassée mais nostalgique de son éclat,
pratiquant ce qui ressemble à une rechute dans le romantisme, contrainte de
montrer que « la philosophie analytique reste elle-même sous l’emprise de la
métaphysique que néanmoins elle combat » au lieu d’admettre que « le besoin
métaphysique de libérer la philosophie de la stérilité qui semble caractériser
une pensée postmétaphysique au format inévitablement réduit ne peut être
satisfait que par des moyens postmétaphysiques »26. Il faut donc comprendre
pourquoi Habermas veut montrer que le projet de Rorty est le produit de « la
mélancolie d’un métaphysicien déçu » plutôt que de « l’autocritique d’un
penseur analytique éclairé souhaitant mener le tournant linguistique jusqu’à
son terme pragmatique », autrement dit ce qui fait que deux façons différentes
de tirer les conclusions d’une même opération théorique conduisent pour l’une
à remettre la philosophie sur ses pieds et pour l’autre à une intention de
l’abandonner, ou encore comment une certaine manière de construire des
ponts entre philosophies analytique et continentale menace les acquis de la
première en laissant ressurgir les vieux démons de la seconde.
La difficulté de la critique de Rorty développée par Habermas tient en cela
qu’il semble vouloir faire du conflit une sorte de combat fratricide entre un
membre de la famille analytique dépassant les limites acceptables d’une critique
interne et celui qui y est entré venant de loin afin de trouver les instruments
nécessaires à sa propre entreprise et lui appartient donc par alliance : il partage
l’idée d’une forme de « stérilité » de la philosophie issue du tournant
linguistique et décrit un geste dont il montre ailleurs qu’il est caractéristique
d’un discours critique de la modernité qu’il applique lui-même à l’encontre des
tentatives de réfutation de la philosophie du sujet antérieures à la sienne ; la
discussion ne semble donc concerner que les conséquences qu’il faut tirer d’une
révolution théorique dont nul ne nie l’importance ; mais l’affaire est dramatisée
pour autant qu’il affirme qu’elle tourne autour de rien moins qu’un meurtre de
la philosophie. Habermas décrit de façon parfaitement correcte le projet du
livre qui a mis Rorty au-devant de la scène philosophique dans le rôle du traître
ou du moins d’un transfuge inconscient des conséquences de ses actes pour les
uns et d’un libérateur soufflant un grand courant d’air frais dans l’univers
confiné de la philosophie analytique pour d’autres, Philosophy and the Mirror of
Nature : « En menant à bien la déconstruction de la conscience, il cherche à
achever le tournant linguistique resté jusque-là incomplet de façon à nous
révéler le malentendu platonicien sous-jacent à notre culture27. » On sait que
Habermas partage la première dimension du projet, à savoir une vigilance
critique radicale à l’égard de la philosophie de la conscience ou du sujet qu’il
exerce pour sa part de deux façons qui s’épaulent mutuellement : l’une qui
emprunte la voie indirecte d’une critique des critiques de cette dernière depuis
à tout le moins Nietzsche pour défaut d’efficacité ou danger de liquidation de
la raison et souvent même les deux à la fois ; l’autre qui s’attaque directement
au problème en cherchant à viser le véritable point sensible afin de ne pas tout
détruire, puis à reconstruire ce qui l’a nécessairement été grâce aux outils
offerts par la théorie du langage après sa révolution pragmatique. À quoi
s’ajoute que lui aussi considère que cette dernière n’est pas encore allée à son
terme et tente de l’y conduire par ses propres moyens afin de l’étendre vers une
philosophie de l’action traitant des normes morales, juridiques et politiques. Le
conflit ne porte donc que sur le troisième point du projet de Rorty. Habermas
semble considérer que la volonté de mettre au jour au sein de la philosophie
dans son histoire tout entière la présence d’un paradigme posé à son origine est
à tout le moins inutile et en réalité pernicieuse pour autant qu’épousant peu ou
prou la démarche de Heidegger. Mais telle n’est pas ici sa préoccupation
principale et la discussion est resserrée sur ce qu’il reste à faire au sortir du
tournant linguistique. Dans cette perspective, il en vient presque à survaloriser
la zone d’accord en décrivant dans son propre langage la façon dont Rorty
« souhaite mettre pleinement à profit le champ conceptuel conquis par la
philosophie du langage » : dans celui-ci, la relation binaire entre sujet de la
représentation et objet représenté est déjouée par l’introduction de
« l’expression symbolique qui fait valoir un état de choses devant une
communauté d’interprétation » ; dès lors, il n’est plus question de considérer le
monde objectif en tant que réalité qu’il s’agit de reproduire mais seulement
comme « la référence commune d’un processus d’entente entre membres d’une
communauté de communication qui s’entendent les uns avec les autres au sujet
de quelque chose » ; par conséquent, « la connaissance ne se réduit plus à une
correspondance entre propositions et faits »28. Les choses ne s’enveniment donc
qu’au moment ou en poursuivant sa déconstruction de la philosophie « au
miroir de la nature » Rorty veut remplacer la « confrontation » ou
l’argumentation mises au centre du modèle communicationnel par la
« conversation »29.
Voici donc ce qui représente le cœur du conflit : Habermas tient à maintenir
une approche « universaliste » de la philosophie du langage garantissant
l’exigence de justification, tandis que Rorty souhaite le passage à un paradigme
contextualiste qui lui paraît conduire à « une critique de la raison qui nous
amène à abandonner la philosophie en tant que telle »30. Il vaut la peine de
développer ce point plus que ne le fait Habermas, dans la mesure où il permet
d’éclairer en même temps que la démarche et les résultats de Rorty une façon
de retrouver la philosophie continentale sur son versant le plus dangereux aux
yeux du premier, celui où le second vient se ranger aux côtés de Heidegger ou
Derrida. Opérant une classification des philosophes ainsi qu’il aime à le faire
de façon générale, Rorty ne craint pas d’être un peu provocateur par ses
dénominations, opposant à ceux qui appartiennent au courant dominant qu’il
nomme « systématiques » des marginaux qu’il appelle « édifiants (edifying) »31.
Mais le critère de discrimination est parfaitement clair : « Les grands
philosophes systématiques sont constructifs dans leurs propos et présentent des
arguments », en sorte qu’à l’instar des grands scientifiques ils « bâtissent pour
l’éternité » ; « Les grands philosophes édifiants suivent quant à eux une
démarche plus réactive », savent que « la pertinence de leurs travaux disparaîtra
avec l’époque à laquelle ils réagissent » et « détruisent pour le bien de leur
génération »32. On peut donc reconnaître dans la seconde famille pour ce qui
concerne les contemporains Wittgenstein, Heidegger ou encore Dewey, Rorty
lui-même et Derrida, tandis que Habermas aurait une place de choix au sein de
la première, dans la tradition des auteurs canoniques de la philosophie
continentale depuis Kant. Conscient de l’arrière-plan polémique de la
discussion dans laquelle il s’engage, Rorty cherche à prévenir l’objection qu’il
sait venir : « La philosophie édifiante vise non pas à découvrir la vérité, mais à
relancer une conversation, en lui donnant la forme d’une réplique à
l’accusation banale de relativisme qui pèse sur toute tentative privilégiant
l’édification aux dépens de la vérité33. » Cela ne suffira bien entendu pas pour
Habermas, d’ailleurs cité comme représentant presque par excellence de ceux
qui persistent dans l’idée selon laquelle la philosophie serait la « mise au jour
d’un contexte permanent de la recherche » en tentant de développer une
« pragmatique universelle » ou une « herméneutique transcendantale » : « Les
fonctions qu’assume la connaissance de l’intérieur des relations universelles de
la pratique vécue ne peuvent, à mon sens, être expliquées que dans le cadre
d’une philosophie transcendantale transformée, sans interroger de manière
empiriste la prétention à l’inconditionnalité de la vérité34. » Poursuivre une
« conversation » au lieu de vouloir encore et toujours découvrir des vérités
objectives, ou bien préserver sous une forme révisée à l’aune du faillibilisme
imposé par la science contemporaine une exigence d’universalisation des
normes de la connaissance et de l’action, tel est donc l’enjeu du conflit tel que
construit par Rorty et reconnu par Habermas.
Rorty n’hésite pas à aller loin dans une forme de radicalisation de ce conflit :
ce que vise la philosophie « édifiante » en réaction contre les entreprises
« systématiques » n’est rien moins que le danger « qu’un certain jeu de langage,
une certaine façon de se penser soi-même puisse induire les gens en erreur au
point de croire que dorénavant tout discours pourra être, ou devra être, un
discours normal », en d’autres termes un « gel culturel » qui « vouerait les êtres
humains à la déshumanisation »35. On peut comprendre que Habermas puisse
être choqué sinon blessé par cet argument, pour autant qu’il prête au type de
philosophie qu’il pratique les conséquences quasi totalitaires qu’il met lui-
même au jour à la suite d’Adorno dans les théories instrumentales de la raison.
Mais cette formulation de la chose pourrait sans doute être considérée comme
un écart de langage, dans la mesure où Rorty s’avance moins en combattant
qu’en une sorte d’esthète évoquant « la voix de la poésie dans la conversation
de l’humanité (the voice of poetry in the conversation of mankind) », de défenseur
du sens commun démocrate proposant de renoncer à l’idée selon laquelle « le
philosophe serait le seul à savoir certaines choses du savoir » et disposerait
d’une voix devant « prévaloir sur celle des autres participants à la
conversation », de porte-parole de quelques « héros » d’une ouverture de la
philosophie aux autres sphères de la culture au regard desquels le professionnel
kantien de la raison finirait par ressembler au « prêtre médiéval »36. Rorty
suggère donc que sa démarche et les conclusions auxquelles il aboutit sont bien
innocentes et ne visent qu’à produire de la liberté. Mais il pressent de nouveau
l’objection qui viendra de chez Habermas et cherche à s’en défendre après s’être
risqué à des hypothèses quant à l’avenir allant d’un désenchantement définitif
et salutaire vis-à-vis de l’idée du « miroir de la nature » au surgissement que
quelque « génie révolutionnaire » remettant en chantier l’entreprise
systématique : « Dans tous les cas, la philosophie ne risque pas de “mourir”.
Les Lumières n’ont pas mis un terme à la religion ni l’impressionnisme à la
peinture. Même si, comme le suggère Heidegger, l’époque qui s’est ouverte
avec Platon s’est refermée avec Nietzsche et “s’éloigne” de nous, et même si la
philosophie du XXe siècle devait finir par apparaître comme une étape
transitoire, marquée par des zigzags maladroits (à l’instar de la philosophie du
XVIe siècle telle que nous l’interprétons aujourd’hui), il y aura toujours, de
l’autre côté de cette transition, quelque chose qui s’appellera “philosophie”. »
Le problème est donc de savoir si celle-ci méritera encore son nom, ce qui
invite à revenir vers la philosophie analytique dont le point de vue est en
l’occurrence défendu par Habermas.
Ce dernier se sent à juste titre suspecté de ce qu’il appelle en utilisant son
propre vocabulaire « une rechute dans le fondamentalisme »37. Étant entendu
que c’est précisément ce qu’il reproche non sans quelques paradoxes à des
auteurs comme Heidegger ou Derrida parmi les déconstructeurs, mais aussi de
façon plus immédiatement convaincante à Karl Otto Apel chez ceux qui
comme lui cherchent à reconstruire, il lui faut donc se défendre en montrant
que c’est au contraire Rorty qui penche de ce côté. Cela n’est pas simple, dans
la mesure où il ne s’agit pas d’affirmer que Rorty a tort de bout en bout mais
de décrire la façon dont il a tiré de mauvaises conclusions d’une bonne
prémisse fondée dans une révolution théorique incontestable, d’expliquer qu’il
a en quelque sort dérapé au sortir du tournant linguistique pour retourner en
arrière ou tomber dans le fossé plutôt que de continuer d’aller de l’avant38. À
titre d’illustration d’une proximité de départ voici ce qu’écrit Habermas en
citant Rorty à propos des acquis de la théorie pragmatique du langage :
« L’objectivité d’un monde auquel s’oppose le sujet solitaire est remplacée par
l’intersubjectivité du monde vécu que les sujets habitent en commun : “Pour le
pragmatiste, le désir d’objectivité n’est pas le désir de se soustraire à la finitude
d’une communauté, il est seulement le désir d’un consensus intersubjectif aussi
complet que possible”39. » Lisant à l’aveugle on aurait peine à déterminer à qui
revient chacune de ces deux propositions, ce pourquoi Habermas accompagne
celle de Rorty d’une sorte de traduction en affirmant qu’elle veut dire que « le
changement de paradigme transforme à tel point la perspective que les
questions épistémologiques en tant que telles sont mises au rebut ». Ce qui doit
à ses yeux être critiqué tient donc à la manière dont Rorty offre une version
« contextualiste » du tournant linguistique et même de façon plus étroite au
fait qu’il pense que le problème du contextualisme qui apparaît indéniablement
comme une conséquence du changement de paradigme pour autant que la
raison devient incarnée dans une pratique du langage par définition mouvante
doit être résolu par le contextualisme lui-même, au travers de l’idée selon
laquelle les critères de vérité sont aussi liés à des contextes, en sorte que les
discussions épistémologiques sur l’objectivité de la connaissance deviennent
inutiles ou vaines40.
Du point de vue de l’histoire de la philosophie dans une affaire où il est
question de grands paradigmes occupant des époques entières en apportant des
réponses différentes à des questions en un certain sens et jusqu’à un certain
point permanentes, l’argument de Habermas est donc le suivant : Rorty voit les
choses comme un mouvement en trois temps où se sont succédé la
métaphysique, la théorie de la connaissance et la philosophie du langage ; mais
il considère que cette dernière reste prisonnière de ce qu’il nomme le
« mentalisme », c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’objectivité est garantie par le
fait que « le sujet de la représentation se réfère correctement à ses objets » ; sa
manière de la conduire jusqu’au terme de sa révolution consiste à défendre une
position « antiréaliste » qui liquide l’exigence de vérité en ne voyant pas
comment le tournant linguistique de la philosophie fait en sorte qu’une
« autorité épistémique » demeure, en passant « du sujet connaissant, qui tire de
lui-même les critères de l’objectivité de l’expérience, aux pratiques de
justification qui sont celles d’une communauté linguistique »41. Au sein d’un
débat transcontinental contemporain au sujet de la rationalité qui tourne
autour des concepts de vérité et de référence Habermas repère donc chez Rorty
une forme moderne du scepticisme conduisant à un relativisme
épistémologique et culturel, ce que ce dernier ne nierait d’ailleurs pas
complètement. À l’idée selon laquelle l’histoire de la philosophie offre l’image
d’une « succession contingente de paradigmes incommensurables » qui incite à
abandonner la prétention de découvrir des vérités Habermas oppose la
conviction qu’un paradigme théorique est toujours « la réponse à un problème
dû à la dépréciation du paradigme précédent » selon un « enchaînement
dialectique »42. Enfin, il refuse d’entrer dans l’univers d’une « conversation »
assumant le caractère relatif de la vérité en tenant bon sur l’impératif de
justification reconstruit sur le modèle de l’argumentation. Autrement dit, il
persiste et signe : tout comme Derrida bien qu’étant moins obsédé que lui ou
Heidegger par l’histoire de la métaphysique Rorty confond la capacité
d’« ouverture au monde » de la littérature et celle de « résoudre des problèmes »
propre à la seule philosophie ; ce faisant, il se comporte en philosophe dont le
but est de « congédier la philosophie » ; il importe au plus haut point de lui
opposer une interprétation du tournant pragmatique qui arrête la critique de la
raison au moment où la théorie du langage offre le moyen de garantir une
objectivité de la connaissance au travers de la « pratique publique de
justification »43.
Californie : 21, 47, 112-113, 122, 433, 436-437, 439, 455, 465 n. 7.
CALLICLÈS : 268, 512 n. 10.
CANAL, Denis-Armand : 534 n. 31.
CANGUILHEM, Georges : 272.
CARNAP, Rudolf : 525 n. 46, 542 n. 23.
CASSIN, Barbara : 525 n. 46.
CASSIRER, Ernst : 123, 294, 342-343, 480 n. 20, 491 n. 5.
CAVELL, Stanley : 96-105, 107-108, 111-112, 438-440, 469 n. 20, 487 n.
60 à 65, 488 n. 70 à 73, n. 76, n. 79, 490 n. 91, 530 n. 108, 538 n. 10,
542 n. 23.
CELAN, Paul (Paul Antschel, dit) : 233, 508 n. 77.
Cerisy-la-Salle : 499 n. 65.
CHAR, René : 272.
CHARRIÈRE, Marianne : 516 n. 47.
CHAVY, Jacques : 493 n. 13.
Chine : 223, 494 n. 26.
CHOMSKY, Noam : 93.
CICÉRON : 400.
CLÉMENÇON, Gérard : 543 n. 34.
COHEN, Hermann : 123, 342, 417.
COHEN, Joseph : 500 n. 12.
COMETTI, Jean-Pierre : 477 n. 1, 481 n. 29, 483 n. 38, 538 n. 10.
COMTE, Auguste : 442.
CONDILLAC, Étienne Bonnot de : 25, 43.
CORBIN, Henry : 494 n. 23.
Coré : 374.
Cornell : 170, 478 n. 11, 499 n. 65, 500 n. 6.
CRITCHLEY, Simon : 196-206, 208-210, 212, 336-337, 463 n. 1, 485 n. 54,
501 n. 14 à 17, 502 n. 20 et 21, n. 23, 505 n. 43 à 46, 522 n. 12.
CULLER, Jonathan : 20, 74-76, 80, 94-95, 106, 172-174, 176-178, 464 n. 2,
475 n. 51, n. 53, 477 n. 5 et 6, 478 n. 7 et 8, 486 n. 57 et 58, 487 n. 59,
489 n. 81, 497 n. 52, 498 n. 53, n. 55, 522 n. 3.
HABERMAS, Jürgen : 9-17, 19-23, 34-35, 38, 53, 61-63, 67-68, 70-72, 73-77,
82-83, 85, 88, 94-96, 107-108, 112, 115, 122-187, 189-213, 216-263,
267, 276-294, 298-329, 331-354, 357-362, 380, 382, 388, 391, 393, 395,
397-400, 401, 414, 429-431, 433-435, 438-441, 444-460, 463 n. 1, 464 n.
5, 466 n. 8, 473 n. 40, n. 42, 475 n. 49, n. 51, 476 n. 54, 478 n. 9, n.
12 et 13, 479 n. 17, 480 n. 21 et 22, 481 n. 24, n. 28, n. 30, 483 n. 38,
485 n. 48, 486 n. 56, 491 n. 6 à 8, 492 n. 9 à 11, 493 n. 15 à 18, n. 20,
494 n. 21 et 22, n. 24, n. 26, n. 29 et 30, 495 n. 31 à 34, 496 n. 36 et 37,
n. 46, 497 n. 48 à 52, 498 n. 54, n. 57, n. 60 à 62, 499 n. 64 et 65, 500 n.
8, n. 12, 501 n. 14 et 15, 502 n. 18, n. 22 et 23, 503 n. 24 et 25, n. 28,
504 n. 34, n. 38 à 40, 505 n. 42, n. 44 et 45, 506 n. 54 à 59, 507 n. 66, n.
72, 508 n. 79 à 81, 509 n. 84 et 85, 510 n. 91, 511 n. 101, n. 5, 513 n. 20,
n. 22, 514 n. 23, n. 25, 515 n. 33 à 37, 516 n. 38, n. 46 et 47, 518 n.
55 à 58, n. 61, n. 64 et 65, 519 n. 67 à 70, 520 n. 71, n. 73, n. 75 et 76, n.
78 à 80, n. 82, 521 n. 83, n. 86 à 91, n. 93, 522 n. 97, n. 5, n. 8, 523 n.
15 et 16, n. 18, n. 22, n. 33 et 34, 524 n. 37, n. 41, n. 45, 525 n. 47, n. 50,
526 n. 62, n. 70, 527 n. 80, 528 n. 82, 530 n. 115, 531 n. 118, 532 n. 124,
538 n. 10, 539 n. 17, 540 n. 18, 542 n. 21, n. 23 et 24, n. 26, n. 29 et 30,
543 n. 31, n. 34, 544 n. 37 à 40, 545 n. 42 et 43, 546 n. 44 et 45.
HABERMAS, Ute (née Wesselhoeft) : 192.
HADOT, Pierre : 527 n. 72.
HANDELMAN, Susan : 496 n. 46.
HART, Herbert L.A. : 387-388, 530 n. 114.
HARTMAN, Geoffrey H. : 74-75, 171, 477 n. 2, n. 4 et 5, 482 n. 32, 497 n.
50et 51.
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich : 10, 15, 74, 78, 84-85, 89-91, 123, 125-
126, 130-131, 135, 143, 147, 162, 165, 183, 186, 215, 228, 231, 234,
287, 306, 317, 319, 325, 331, 363, 370, 382, 388, 399, 426-427, 435,
442-443, 445, 455, 457, 492 n. 11, 530 n. 114, 537 n. 72, 539 n. 16.
HEIDEGGER, Martin : 10, 13, 15-16, 19, 74, 79-80, 85-91, 115, 123-124,
126, 133-152, 156-161, 163-169, 181-183, 185, 199, 208, 216-217, 220-
222, 231, 262, 271, 274, 279, 285-286, 288-290, 292, 294, 300-301, 304,
306-307, 309-311, 316, 318-319, 323, 325, 327-328, 334, 337, 339, 341-
343, 346, 348-350, 354, 356, 364, 366, 370, 375, 377, 379-380, 382, 397-
399, 405, 414, 423, 428, 448-449, 451-454, 457, 473 n. 40, 480 n. 20,
481 n. 24, 483 n. 35, n. 37 et 38, 484 n. 41, n. 45, 491 n. 5, 492 n. 11,
493 n. 17, 494 n. 21 à 26, 496 n. 46, 497 n. 48, 503 n. 28, 504 n. 39,
506 n. 59, 507 n. 69, 516 n. 38, n. 42, n. 47, 524 n. 45, 525 n. 47, n. 50,
526 n. 71, 529 n. 102, 533 n. 9, 537 n. 69, n. 72, n. 75, 538 n. 76, 539 n.
17, 540 n. 19, 542 n. 30, 543 n. 31, 545 n. 42, 546 n. 45.
HEIM, Cornélius : 525 n. 54.
HERVIER, Julien : 500 n. 3.
HILDENBRAND, Isabelle : 525 n. 54.
HIRT, André : 528 n. 94.
HITLER, Adolf : 140, 233.
HOBBES, Thomas : 239.
HÖLDERLIN, Friedrich : 152, 160.
HONNETH, Axel : 12, 192, 198, 200-203, 212, 336, 501 n. 14 et 15, 502 n.
18, n. 22 et 23, 503 n. 24 et 25, 522 n. 12, 528 n. 82.
HORKHEIMER, Max : 124, 126-134, 143-144, 181-182, 218, 233, 288, 291,
299, 301-304, 306-311, 321, 323, 343-344, 457, 491 n. 8, 493 n. 14, 497
n. 48, 518 n. 55, n. 66, 519 n. 69, 525 n. 47, 527 n. 80.
HUGO, Victor : 534 n. 21.
HUMBOLDT, Wilhelm von : 243.
HUME, David : 446.
HUNYADI, Mark : 491 n. 6.
HUSSERL, Edmund : 10, 15, 19, 26, 33, 52, 54, 56-57, 60-63, 70-71, 74, 76-
80, 82, 98-99, 105, 123-124, 134, 137-138, 147, 150, 152-157, 159, 172,
224, 231, 261, 283-296, 298-299, 312, 315-316, 318, 323, 325-326, 328,
346, 350, 357, 391, 399, 434, 437-439, 444, 458, 468 n. 16, 478 n. 12,
480 n. 19, n. 21 et 22, 487 n. 63, 491 n. 4, n. 6, 495 n. 35, 496 n. 37, 512
n. 11, 515 n. 31 et 32, n. 35, n. 37, 516 n. 42, 517 n. 48, 520 n. 71, 521 n.
84, 537 n. 75, 541 n. 19, 543 n. 34, 545 n. 42.
HYPPOLITE, Jean : 272.
PARMÉNIDE : 446.
Paris : 12, 21, 47, 112, 122, 148, 185, 192-193, 195, 208, 220, 223, 263,
264, 271, 279-280, 433, 436-437, 439, 455, 463 n. 3, 494 n. 26, 499 n.
65, 501 n. 16, 504 n. 34, 513 n. 22, 540 n. 19.
PASCAL, Blaise : 272, 369, 382-386, 397, 400, 530 n. 110 et 111.
PAUCHARD, Hélène : 476 n. 55.
PAUL (saint) : 496 n. 46.
Pearl Harbor : 236.
PEIFFER, Gabrielle : 480 n. 22.
PETITDEMANGE, Guy : 506 n. 60, 507 n. 69.
PHILONENKO, Alexis : 491 n. 2.
PICHEVIN, Claude : 472 n. 38.
Pirithoüs : 409.
PLATON : 25, 43, 52, 57, 76, 90-91, 116, 119, 295-296, 340, 346, 362, 365,
403, 405, 407-408, 431, 443, 445, 451, 466 n. 11, 468 n. 15, 491 n. 2,
523 n. 17, 527 n. 72, 533 n. 10 et 11.
PRATT, Mary L. : 498 n. 60.
Princeton : 541 n. 20.
PROUST, Joëlle : 464 n. 3, n. 6, 466 n. 9, 472 n. 36.
PROUST, Marcel : 445.
PUTNAM, Hilary : 93, 540 n. 18.
Pylade : 409.
Raison :
artiste de la — : 116-117 ; 216 ; 300-301.
autocritique de la : 161-162 ; 164-165 ; 316 ; 519 n. 69.
calculatrice : 134-135 ; 252-253 ; 294-298 ; 311 ; 315-316 ; 388 ; 391-396
(voir Inconditionné).
critique totalisante de la : 131 ; 133 ; 135-136 ; 164-165 ; 182-183 ; 222 ;
308 ; 316.
déconstruction de la : voir Déconstruction.
dialectique de la —/des Lumières : 125-126 ; 128-131 ; 135 ; 164-165 ;
182 ; 194-195 ; 217-218 ; 302-308 ; 344 ; 364 (voir Dialectique
négative ; Théorie critique).
fondation ultime de la : 79-80 ; 139 ; 289-290 ; 312 ; 317-318 ; 321-323 ;
325-326 ; 387-388 ; 480 n. 21 ; 516-517 n. 47 ; 543 n. 34 ; 544 n. 38.
héroïsme de la : 123 ; 286-287 ; 290-291 ; 293-294 ; 298 ; 325 ; 328.
intérêt de la : 14 ; 291 ; 325-326 ; 360 ; 516 n. 41.
partialité pour la : 115 ; 124 ; 216 ; 298 ; 328 ; 520 n. 80.
purisme de la : 323 ; 325-326 ; 342 ; 498 n. 57.
reconstruction de la : 10 ; 19 ; 196 ; 232 ; 281 ; 284-285 ; 287 ; 298-300 ;
305-306 ; 309-310 ; 322-324 ; 341-342 ; 401 ; 435 ; 444-445 ; 515-
516 n. 37 ; 516-517 n. 47 ; 544 n. 38 (voir Action/agir
communicationnel ; Faillibilisme ; Science(s) ; Tournant linguistique).
(re)fondation de la : 80 ; 124 ; 137 ; 139-140 ; 142 ; 153 ; 289-290 ; 294 ;
317-326 ; 354-355 ; 387-388.
Rationalisme : 124 ; 127 ; 131 ; 285-288 ; 292-294 ; 295-297 ; 302 ; 325 ;
391 ; 537-538 n. 75.
Rationalité : 99-100 ; 125 ; 130 ; 183-184 ; 273-274 ; 293-295 ; 298 ; 315-
318 ; 342-342 ; 347-348 ; 434 ; 480 n. 21 ; 520 n. 81 ; 537-538 n. 75 ;
546 n. 44.
— procédurale : 318-319 ; 347-348.
Redlich/Redlichkeit : 12 ; 13 ; 190-193 ; 213 ; 219 ; 260-261 ; 332 ; 500 n. 5.
Relativisme : 67-68 ; 176 ; 178-179 ; 310 ; 335-336 ; 378 ; 383-386 ; 398 ;
450 ; 453 ; 544-545 n. 40 (voir Scepticisme).
Religion(s) : 126 ; 161 ; 212 ; 239-240 ; 245 ; 246 ; 247-248 ; 419 ; 421 ;
451 ; 502 n. 22 ; 534 n. 27.
Responsabilité : 201-202 ; 208-209 ; 211-212 ; 241-242 ; 251-253 ; 359-360 ;
362-366 ; 472 n. 36 ; 476 n. 54 ; 505 n. 46 (voir Éthique).
Rhétorique : 67 ; 167-172 ; 182-183 ; 185 ; 216 ; 218.
Science(s) : 57-58 ; 84 ; 89 ; 101 ; 117 ; 129 ; 141 ; 162 ; 167 ; 179 ; 194 ;
220 ; 287 ; 288-289 ; 290 ; 292 ; 293 ; 312 ; 317-318 ; 319 ; 320-321 ;
324 ; 350-351 ; 354 ; 356 ; 441 ; 444 ; 450 ; 543 n. 34 ; 544-545 n.
40 (voir Faillibilisme ; Raison — reconstruction de la).
Scepticisme : 68 ; 29 ; 133 ; 181 ; 210 ; 214 ; 218 ; 221 ; 255-256 ; 308-309 ;
322-324 ; 344 ; 384 ; 398 ; 402 ; 453 ; 515 n. 32 (voir Nihilisme ;
Relativisme).
Schwärmerei : 15 ; 117-119 ; 162-163 ; 185 ; 491 n. 2.
Signe/signification : 26 ; 70-71 ; 94-95 ; 103-104 ; 106 ; 111 ; 150-156 ; 176-
177 ; 314 ; 480 n. 21 ; 480-481 n. 22 ; 487 n. 63 ; 489 n. 87 ; 494-495 n.
30.
Speech act : voir Énoncé performatif ; Énonciation ; Langage — théorie
pragmatique du ; Tournant linguistique/pragmatique.
Structuralisme : 76 ; 94 ; 270 ; 272 ; 487 n. 59.
Subjectivité/intersubjectivité : 125 ; 130 ; 134-135 ; 138-139 ; 152-153 ; 154-
155 ; 157-158 ; 166 ; 176-177 ; 205 ; 250 ; 283 ; 286 ; 289-290 ; 303-304 ;
312-313 ; 337-338 ; 419 ; 427 ; 452 ; 516 n. 42 ; 537 n. 72 (voir
Philosophie du sujet).