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Pierre Bouretz

D’un ton guerrier


en philosophie

Habermas, Derrida & Co

Gallimard
Introduction

31 mai 2003, Jacques Derrida et Jürgen Habermas publient dans la


Frankfurter Allgemeine Zeitung un texte qui paraît le même jour sous divers
titres dans d’autres journaux européens : Nach dem Krieg : Die Wiedergeburt
Europas. « Après la guerre », il ne s’agit pas d’un énoncé constatif : la guerre en
Irak ne fait que commencer ; les seuls faits sur lesquels les deux auteurs peuvent
s’appuyer sont le « coup de main » d’un Premier ministre espagnol appelant ses
collègues à marquer leur solidarité avec le Président Bush et les « manifestations
monstres » qui lui ont répondu dans de nombreuses villes européennes. Nul
doute à leurs yeux qu’il s’agisse là de deux événements susceptibles d’entrer un
jour dans les livres d’histoire comme acte de naissance d’un espace public
européen. Mais ils ne peuvent pas dire tel Merleau-Ponty en novembre
1945 que « la guerre a eu lieu ». Die Wiedergeburt Europas, cet énoncé-là a
valeur de performatif : dire qu’il faut offrir à l’Europe la chance d’une
« renaissance » et en décrire les conditions, c’est déjà la faire advenir ; que deux
des plus grands penseurs européens rejoints ailleurs par quelques autres
appellent à l’affirmation d’une politique étrangère commune contribue à
l’enclenchement du processus.
Nach dem Krieg, cet énoncé ne se conjugue pas au présent ; il a plutôt valeur
de futur antérieur : après la guerre, l’Europe aura surmonté ses divisions,
affirmé sa puissance dans l’ordre international, réassuré son identité. Mais ce
futur antérieur est conditionné : cela ne serait alors devenu réalité que si les
Européens avaient auparavant voulu créer les conditions d’un tel avenir en
refusant dès maintenant de participer à la guerre américaine. Il s’agit donc d’un
conditionnel futur antérieur. Derrida et Habermas sont ici kantiens à double
titre. Au regard tout d’abord de l’horizon qu’ils dessinent : « Un ordre
cosmopolitique sur la base du droit international ». Mais également du point
de vue de la maxime qui oriente leur démarche : agir comme si cet idéal qui
peut-être ne se réalisera jamais s’attachait à un devoir. Il semble ainsi qu’il
puisse exister un lien entre la performativité et la figure du « comme si »
centrale dans la philosophie pratique de Kant, question à laquelle Derrida et
Habermas ont réfléchi séparément.
À ce moment et à la différence de Hegel à Iéna en 1802, ils ne peuvent aller
jusqu’à se dire témoins d’un événement d’ampleur mondiale susceptible d’être
réfléchi sur le plan d’une histoire universelle. Mais le simple fait qu’ils signent
ensemble un tel texte en est un à l’échelle de l’Europe, du moins de sa vie
spéculative. Déconstruction ou reconstruction de la raison ; querelles
d’héritages avoués ou non de Kant, Nietzsche, Husserl ou Heidegger ; statut
du langage, scientifique, littéraire ou ordinaire : on pourrait ajouter d’autres
zones de conflit qu’il faudra prendre le temps de décrire soigneusement. Mais
qu’importe pour l’instant. On peut dire sans exagération qu’une guerre de
trente ans a déchiré la conscience philosophique de l’Europe et qu’elle semble
trouver le symbole de sa fin dans cet article éminemment politique mais à forte
valeur pragmatique.
Sitôt dit, il faudrait apporter d’infinies nuances. En premier lieu et durant
une phase initiale, cette guerre s’était ouverte en Amérique : au travers d’un
échange brutal entre John R. Searle et Jacques Derrida initié par le premier, qui
imaginait une confrontation entre deux prominent philosophical traditions. Mais
Habermas importerait ce conflit en se rangeant aux côtés de Searle. Il faudra se
demander si ce moment doit être considéré comme une préhistoire.
L’ouverture des hostilités s’était confondue en 1977 avec une reply de Searle à
un chapitre de Marges de la philosophie de Derrida (1972) discutant la théorie
des speech acts de John L. Austin et qui venait d’être traduit en anglais dans une
revue américaine : « Signature événement contexte ». La réponse immédiate de
Derrida avait quant à elle était déposée dans un petit livre publié en anglais et
destiné à prendre de l’ampleur : LIMITED INC. abc… S’était ensuivi sur cette
scène américaine un débat d’interprétation de l’œuvre de Derrida plus
pacifique et opposant deux formes de défense de ce qui s’appelait d’ores et déjà
« déconstruction » : comme projet profondément ancré dans la tradition
philosophique et visant à résoudre sous une forme originale quelques-unes de
ses principales questions, ce qui peut surprendre du côté européen de
l’Atlantique ; comme pratique d’une écriture ironique tournant autour de
celles-ci pour les déplacer sans désir de résolution, ce qui jusqu’à un certain
point conforte mais au-delà remet en cause des lieux communs prospères de
part et d’autre de la frontière océanique. Cette controverse pourrait sembler
collatérale, mais Derrida reprocherait non sans quelques raisons à Habermas de
l’avoir moins lu que ses amis américains.
La guerre européenne n’avait ainsi commencé qu’en 1985, par la publication
d’un livre de Jürgen Habermas : Le discours philosophique de la modernité ; pour
l’essentiel sa « digression » sur le « nivellement de la différence générique entre
la philosophie et la littérature » ; au point le plus sensible, l’idée selon laquelle
Derrida « n’appartient pas à la catégorie des philosophes amis de
l’argumentation (nicht zu den argumentationsfreudigen Philosophen gehört) ». La
principale réponse de ce dernier est déposée dans une longue note de la
postface du livre dont la première version avait déjà plus de dix ans : « Vers une
éthique de la discussion » (in Limited Inc., Evanston, Illinois, Northwestern
University Press, 1988 ; Paris, Galilée, 1990). On trouvera dans celui-ci les
réponses de Derrida à Searle défendant Austin puis à Habermas, autrement dit
quelques-unes des pièces essentielles d’un combat au sommet autour de la
nature de la philosophie, son actualité et ses tâches.
Un ton guerrier avait donc été adopté en philosophie. Entre Derrida et
Searle, le dernier mot avait été prononcé dès 1977. Le premier reviendrait sur
l’affaire un peu plus de dix ans plus tard, le second ne le ferait jamais
directement. Il s’était agi d’une guerre singulière, pour autant que Searle
écrivant en quelque sorte au nom d’Austin déjà disparu avait affirmé de façon
quelque peu étrange qu’entre ce dernier et Derrida la confrontation entre
traditions philosophiques never quite takes place. Il en irait très différemment
entre Derrida et Habermas.
Sur ce front-là, les choses avaient commencé à changer très précisément à la
fin des années quatre-vingt-dix. Derrida raconte : ils s’étaient croisés lors d’une
party à Evanston (Illinois), Habermas s’était approché de lui avec un sourire
amical en lui proposant une « discussion » et lui-même avait accepté
(« n’attendons pas qu’il soit trop tard ») ; Axel Honneth s’était alors offert pour
l’organisation d’une rencontre dans son séminaire à Francfort ; celle-ci avait été
prévue pour février 1999, mais il était tombé malade ; puis reprogrammée pour
avril de la même année, mais cette fois Habermas était souffrant ; elle avait
enfin eu lieu le 24 juin 2000, « poliment, honnêtement — redlich » ; puis
Habermas avait prononcé à Paris une conférence à son sujet qui l’avait
« enchanté » lors d’un colloque sur la judaïté ; la remise du prix Adorno
le 22 septembre 2001 et un dîner chez leur ami commun Richard Bernstein un
peu plus tard à New York avaient suffi à finalement sceller une amitié1.
La suite est brève. Le 11 septembre 2001, Jacques Derrida était à Shanghai,
devait recevoir le prix Adorno à Francfort le 22 et venir à New York le mois
suivant. Jürgen Habermas était chez lui à Starnberg près de Munich et devait
de son propre côté se rendre à New York en décembre. Giovanna Borradori
raconte sobrement que parmi les choses qui se bousculaient dans son esprit ce
matin-là, il y avait le souvenir de ce que Derrida et Habermas devaient venir
chacun de son côté à New York durant l’automne. L’idée lui était rapidement
venue d’échafauder avec eux un livre, fondé sur deux longs entretiens où
chacun prendrait le risque de penser à chaud l’événement. Ce qui fut fait :
Philosophy in a Time of Terror (The University of Chicago Press, 2003) ; Le
« concept » du 11 septembre (Galilée, 2004).
Derrida et Habermas se sont ensuite revus au moins une fois, puisqu’une
photo les montre assis l’un à côté de l’autre à Francfort en juin 2004.
L’occasion était l’hommage rendu à Habermas pour son soixante-quinzième
anniversaire et Derrida avait publié dans la Frankfurter Rundschau (18 juin)
Unsere Redlichkeit — Each in his own country, but both in Europe : the history of
a friendship with obstacles, racontant les premières rencontres, la blessure
provoquée par Le discours philosophique de la modernité, ses réponses et un long
silence ; mais aussi le fait que durant des années les « partis » avaient ensuite
conduit une sorte de « guerre » à laquelle ni l’un ni l’autre n’avaient voulu
participer.
Le 11 octobre 2004, Habermas publierait dans le même journal un texte
rédigé à Evanston où il avait retrouvé Derrida six ans plus tôt : Ein letzter
Gruss : Derridas klärende Wirkung (« Présence de Derrida », Libération,
13 octobre 2004). Deux jours après la mort de celui-ci, il évoque une personne
« certainement vulnérable et sensible » mais aussi « amicale, disposée à
l’amitié ». Il rend hommage à « un auteur lisant les textes à contre-fil jusqu’à ce
qu’ils livrent un sens subversif », évoque une affinité avec Adorno et souligne
pour conclure le fait que Derrida avait su s’approprier les thèmes du dernier
Heidegger « sans sombrer dans le néopaganisme ». Tout était dit, mais reste à
comprendre : pourquoi si tard ; quelles avaient été les raisons de la guerre ;
d’où la paix était-elle venue et quel horizon pouvait-elle ouvrir ?
On pourrait provisoirement qualifier la nature de cette guerre en disant
qu’elle avait été d’allure kantienne : de celles durant lesquelles demeure une
« confiance dans la disposition d’esprit de l’ennemi » suffisante pour préserver
les conditions de possibilité d’une paix future (Kant, Projet de paix perpétuelle,
1re section, § 6). Tel n’avait pas été le cas de celles avec Searle ou entre les
« partis » de Habermas et Derrida, plus proches de l’affrontement entre amis et
ennemis visant la destruction de l’adversaire décrit par Carl Schmitt. Le conflit
qui avait déchiré la conscience philosophique de l’Europe au long du dernier
tiers du XXe siècle n’était certes pas fondé sur des malentendus ; mais il avait du
moins laissé ouverte la perspective d’une paix qui ne serait pas celle des
cimetières.
Ténu mais solide pour autant qu’attaché à un auteur dont l’héritage est
incontesté, un fil pourrait être suivi qui relie les lectures par Derrida d’un
certain nombre de petits textes de Kant, ceux notamment dont il écrit qu’ils
« annoncent, c’est-à-dire à la fois prédisent, préfigurent et prescrivent » : Idée
d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), dans Le droit à la
philosophie du point de vue cosmopolitique (1997) ; Conflit des facultés (1798),
dans « Mochlos ou le conflit des facultés » (1980), « Les pupilles de
l’Université. Le principe de raison et l’idée de l’Université » (1983), L’Université
sans condition (2001) ; Sur un prétendu droit de mentir par humanité (1797),
dans De l’hospitalité (1997) ; Projet de paix perpétuelle (1796), dans Apories
(1996), Adieu à Emmanuel Lévinas (1997), Cosmopolites de tous les pays encore
un effort (1997) ; D’un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie (1796),
dans D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (1983).
Ces opuscules réputés en marge du Système sont loin d’être les seuls
ouvrages de Kant commentés par Derrida en des endroits et sur des questions
stratégiques, comme lorsqu’il interroge la notion d’« intérêt de la raison », le
statut de l’idée régulatrice ou encore la figure du « comme si » (L’université sans
condition ; Le « concept » du 11 septembre ; Voyous). Mais le fait que plusieurs
d’entre eux soient directement inscrits sur un horizon cosmopolitique ou se
trouvent orientés dans cette perspective par la lecture de Derrida les rendait
propres à tisser des liens avec Habermas qui a lui-même célébré le Projet de paix
perpétuelle. À quoi s’ajoute qu’il est loin d’être indifférent pour cette histoire
que le premier « grand petit texte » de Kant commenté par Derrida ait été D’un
ton grand seigneur adopté naguère en philosophie. Il semble toutefois qu’il ne se
soit jamais penché sur l’Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix
perpétuelle en philosophie (1796).
À côté des auteurs réputés avoir une odeur de soufre comme Nietzsche ou
Heidegger et de bien d’autres qui n’étaient pas toujours philosophes, Derrida a
donc fréquenté ce que l’on pourrait nommer les classiques de la philosophie
moderne : outre Kant, Hegel (Glas), Husserl (La voix et le phénomène, 1967 ;
Voyous, 2003) et même Austin (Marges, 1972). Il faudra se demander comment
et à quelle(s) fin(s). Mais le fait est là, qui incite à prendre au sérieux l’idée
selon laquelle il se pourrait qu’il ait été lui-même plus classique qu’il ne voulait
le dire ou que ne le pensent de concert nombre de ses amis et adversaires.
Parmi les petits livres de Kant lus d’une lecture que Derrida aimait dire
« lisante », l’un retient particulièrement l’attention tant par son objet que dans
la mesure où un livre entier lui est consacré, ce avant même la polémique avec
Habermas : D’un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie. Derrida s’y
attarde pour autant que celui-ci traite d’une question rarement abordée et dont
on s’étonne qu’elle se rencontre sous la plume de Kant : celle de la (des)
tonalité(s) du discours philosophique. On y reviendra, mais il est d’ores et déjà
bon de noter ce dont il s’agit : Kant dénonce chez certains de ses
contemporains et dans une certaine tradition une pose de visionnaire attachée
à une « illumination mystique (mystische Erleuchtung) », une « communication
surnaturelle (übernatürliche Mitteilung) » ou encore une « vision exaltée
(schwärmerische Vision) » dont il affirme qu’elles entraînent « la mort de toute
philosophie ».
D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie : le petit livre de Derrida
est d’évidence crypté et l’on ne saurait s’empêcher de poser des questions au
sujet de ceux qu’il peut avoir en tête. Qui sont aujourd’hui les « mystagogues »
dont Kant affirme qu’ils perdent la philosophie comme « savoir-vivre
rationnel » ? De qui pourrait-on dire qu’il croit que le travail est inutile en
philosophie et qu’il suffit de « prêter l’oreille à l’oracle au-dedans de soi-même
(nur das Orakel in sich selbst anhören) » ? Qui à l’inverse persiste à penser
comme Kant que la voix de la raison parle à chacun sans équivoque ? Faut-il
défendre ceux qu’il attaque pour autant qu’ils « pressentent » et « anticipent »,
en sorte qu’ils sont « les hommes de l’imminence et de la trace » (Derrida) ? In
fine, Derrida était-il prêt à saisir cette proposition de paix adressée par Kant à
ses adversaires : « Mais à quoi bon tout ce conflit entre deux partis qui
partagent au fond la même bonne intention : rendre les hommes sages et
honnêtes ? C’est du bruit pour rien, un désaccord fondé sur un malentendu,
qui appelle moins réconciliation qu’explication réciproque pour conclure un
accord, rendant pour l’avenir la concorde encore plus profonde » ?
On pourrait être tenté de fournir un visage et de donner un nom d’actualité
philosophique à ceux dont Kant esquissait le portrait en 1796 : Heidegger,
Habermas, Derrida lui-même… Mais pour l’heure il faut y renoncer. Avant
d’entrer dans les controverses qui laissent entendre un ton guerrier dans la
philosophie contemporaine, il suffit de retenir ce propos sans ambiguïté de
Derrida : « Au jour d’aujourd’hui nous ne pouvons pas ne pas avoir hérité de
ces Lumières, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas, c’est une loi et un
destin, renoncer à l’Aufklärung2. » Il n’est sans doute pas impossible de
considérer cette déclaration datée du début des années quatre-vingt comme
l’amorce d’un « tournant » dans l’œuvre de Derrida, celui précisément qui le
conduirait un jour à la rencontre de Habermas. Mais c’est peut-être trop se
faciliter la tâche, en évitant notamment une question bien posée dans une
partie du débat américain : Derrida n’était-il pas dès le départ plus inscrit qu’il
ne l’affichait dans la tradition de la philosophie ? Il reste qu’une telle hypothèse
oblige aussitôt à interroger l’unité supposée dans ce même contexte d’une sans
doute mal nommée French theory, ce à quoi invite entre autres choses un
conflit précoce entre Derrida, Michel Foucault ou encore Pierre Bourdieu, qui
l’accusaient précisément de traditionalisme.
Engagé dans des guerres, Derrida ne l’a jamais été de son fait et sa pratique
de la philosophie dément l’idée de Kant selon laquelle « chaque penseur bâtit
son œuvre pour ainsi dire sur les ruines d’une autre ». On pourrait sans doute
dire la même chose de Habermas, même si l’allure plus systématique de la
sienne l’installe presque naturellement sur des fronts où il s’agit de tenir des
positions. À la différence de nombreux autres dans une époque brutale, ni l’un
ni l’autre n’ont considéré que la philosophie sert à faire la guerre. Mais Derrida
était probablement le plus pacifique des deux, ce qui ne doit toutefois pas
conduire trop vite à penser qu’il la concevait comme un pur et simple jeu de
langage à usage strictement privé. Habermas avait décrit un Derrida prisonnier
d’une contradiction performative ; mais il disait la même chose d’Adorno.
Derrida rappellerait Habermas aux règles de l’éthique de la discussion ; mais le
propos viserait en tout premier lieu Searle. Les flèches étaient acérées, mais
n’infligeaient sans doute pas des blessures mortelles.
Pour qui a été formé à la philosophie à la fin des années soixante-dix et ne
voulait pas la réduire à des gloses internes au marxisme, il fallait plus ou moins
choisir entre Derrida et Habermas, en sorte qu’un mot d’Aristote transmis par
Diogène Laërce et autour duquel Derrida tisse ses Politiques de l’amitié
conviendrait parfaitement à la restitution d’un état d’esprit partagé : « Ô mes
amis, il n’y a pas d’amis. » Trente ans plus tard et si tant est qu’elles existent
encore, les lignes sont d’autant moins clairement dessinées que d’autres fronts
se sont ouverts sur lesquels les anciens adversaires se tiennent du même côté. Il
faut pourtant se garder de croire que le conflit opposant Derrida et Habermas
est devenu purement historique : de même qu’il ne relevait pas seulement de
malentendus, sa fin est loin d’effacer des différences qu’il serait devenu superflu
de penser. Par-delà d’authentiques rapprochements et la cicatrisation de
blessures plus superficielles qu’il n’y paraissait, le changement d’atmosphère
tient moins à la nature des arguments qu’aux façons de les défendre.
Cependant, qu’une paix soit intervenue avant qu’il ne soit trop tard avec pour
effet qu’il semble désormais possible de faire entre amis ce qui ne se concevait
que dans un climat d’hostilité change tout, au point qu’il devrait être
maintenant permis de redessiner le paysage de l’Europe philosophique et même
de reconsidérer ses liens avec l’éminente tradition concurrente. En d’autres
termes, ce qui suit va traiter d’un ton guerrier récemment entendu en
philosophie avec l’intuition qu’il faudrait peut-être déjà changer les adverbes :
pour dire désormais naguère, bientôt jadis et même plus tôt que prévu
autrefois3.

New York-Paris
Automne 2008-printemps 2010

1. Ces éléments de récit sont fondés sur deux textes de Jacques Derrida : « Performative
Powerlessness — A Response to Simon Critchley » (2000), in Lasse Thomassen (dir.), The Derrida-
Habermas Reader, Chicago, The University of Chicago Press, 2006, p. 111-114 ; « Each in his own
country, but both in Europe : The history of a friendship with obstacles — on Jürgen Habermas’s 75th
birthday » (« Unsere Redlichkeit ! », Frankfurter Rundschau, 18 juin 2004), ibid., p. 300-305. Ils se
nourrissent également d’entretiens personnels avec Simon Critchley et Richard Bernstein (New York,
automne 2008).
2. Jacques Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1983, p. 64.
3. Ce livre trouve son origine dans une conférence écrite dans l’urgence et prononcée
le 11 décembre 2004 à l’École des hautes études en sciences sociales en hommage à Jacques Derrida au
lendemain de sa disparition : « Entre amis », in Pierre Bouretz, Les lumières du messianisme, Paris,
Hermann, 2008, p. 137-145. Il a été élaboré et pour partie rédigé durant le semestre d’automne 2008,
lors d’un séjour au Remarque Institute de la New York University, grâce à l’amitié de Tony Judt.
Chapitre premier
AU DÉBUT DE L’HISTOIRE :
LA SCÈNE AMÉRICAINE

L’hypothèse de ce livre est qu’un conflit d’au moins cinq années entre Jürgen
Habermas et Jacques Derrida peut s’apprécier comme le symptôme, le symbole
ou la mise en abyme d’une guerre qui a déchiré la conscience philosophique de
l’Europe autour de questions régissant rien moins que son destin : destruction
ou reconstruction de la raison ; déconstruction ou dépassement de la
métaphysique ; manières divergentes d’en finir avec la figure du sujet ou la
philosophie de la conscience. Sur ce continent, celle-ci s’inscrivait dans une
histoire qui avait déjà largement plus d’un siècle. Elle convoquait les noms de
Nietzsche et Heidegger, mais aussi de Husserl et Adorno. Ses protagonistes la
vivaient comme fidélité ou trahison, sauvegarde ou liquidation de l’héritage des
Lumières ou des idéaux de la modernité. Presque dix ans plus tôt et en
quelques mois, une autre guerre s’était déroulée en Amérique, opposant John
R. Searle à Jacques Derrida. Son objet pourrait sembler minuscule, pour autant
qu’il s’attache à un chapitre assez bref de Marges de la philosophie (1972) au
titre particulièrement sec : « Signature événement contexte ». De loin et le
temps passé, on pourrait être tenté de la considérer comme latérale pour autant
que trop grevée de particularités et enfermée dans son contexte. Elle semblait
s’apparenter à un conflit entre départements de littérature et de philosophie.
Son objet paraissait se réduire à un domaine de la théorie du langage. À quoi
s’ajoute qu’elle n’avait eu longtemps pour médium que l’anglais. Plutôt qu’une
autre histoire en terre lointaine, il faut pourtant voir dans cette guerre éclair sur
la scène américaine une préhistoire de celle qui occuperait un long moment le
terrain européen.
Le lien entre les deux scènes et l’unité de l’histoire ont été établis par Jürgen
Habermas lui-même. Dans le chapitre du Discours philosophique de la
modernité consacré à Derrida, il annexe la controverse américaine en ajoutant
au corps principal de sa critique une « digression » consacrée au « nivellement
de la différence générique entre la philosophie et la littérature »1. Mais surtout,
jugeant la discussion entre Derrida et Searle « peu transparente », il la
reconstruit à partir du point de vue d’un tiers américain. Enfin, après avoir
repris les choses en main il se range aux côtés de Searle. Un pont est ainsi
définitivement construit, mais il n’est pas certain que ses fondations soient tout
à fait solides. Le choix du médiateur est quelque peu paradoxal : Jonathan
Culler est fortement impliqué dans l’affaire comme défenseur de Derrida et
son livre a été violemment attaqué par Searle ; son point de vue est celui de la
théorie littéraire plutôt que de la philosophie ; les textes qui sont à la source du
conflit sont lus de façon indirecte et au travers de traductions2. Par ailleurs,
Habermas semble vouloir élever les choses au niveau d’un conflit des facultés
dans lequel il invite théoriciens de la littérature et philosophes à chacun rester
chez soi. Mais on ne sait plus très bien qui est qui et il se pourrait que Derrida
ait pâti de n’avoir été entendu qu’au travers de la bouche de son avocat, qui
plus est dans une langue qui n’est pas la sienne. Enfin, une passerelle a été
laissée de côté qui avait été construite au travers d’un débat interne au monde
américain concernant le rapport de Derrida à la philosophie dite en Europe
« occidentale » et en Amérique « continentale ».
Les choses avaient sans doute été plus clairement établies par Jacques
Derrida et se trouveraient en tout état de cause définitivement déposées dans
un livre dont il faut restituer l’histoire. Leur origine remonte à 1977 et se
trouve dans un numéro de revue contenant à la fois une traduction en anglais
de « Signature événement contexte » et une reply de John Searle à Derrida
intitulée « Reiterating the Differences3 ». Limited Inc. : en même tant que
déposée la même année en anglais dans la livraison suivante de cette même
revue, la réponse de Derrida avait été l’objet d’un petit livre publié en français
chez un éditeur américain4. Puis en viendrait un autre plus volumineux,
rassemblant en anglais toutes les pièces du dossier (moins une) : la traduction
de « Signature événement contexte » ; la réponse à Searle ; une postface
intitulée « Toward An Ethic of Discussion5 ». « Vers une éthique de la
discussion » : en un clin d’œil quelque peu ironique à Habermas auquel il
répond dans une longue note tout en revenant surtout sur la controverse avec
Searle qui avait plus de dix ans, Derrida reconstruit le périmètre d’un conflit
qui semble définitivement ignorer les frontières continentales.
Derrida avait toutefois balisé un espace « qui déjoue la cartographie »
dès 1977, en commentant une formule de Searle selon laquelle sa discussion
avec Austin était (ou aurait dû être) a confrontation between two prominent
philosophical traditions. Sous la plume de Searle, il s’agissait de montrer que
cette « confrontation entre deux éminentes traditions philosophiques (…) n’a
jamais tout à fait lieu (never quite takes place) » par la faute de Derrida, qui
aurait moins « échoué dans la discussion des thèses centrales de la théorie du
langage d’Austin » que « mal compris et mal formulé (misunderstood and
misstated) la position d’Austin sur plusieurs points cruciaux »6. Pour Derrida, il
est à l’instant question de géographie et plus précisément de ce qu’il en est de la
philosophie dite « continentale ». Bien que sous une forme quelque peu
énigmatique, les territoires de celle-ci sont plus clairement décrits que souvent,
au travers d’une délimitation du champ dans lequel se joue cette affaire : « À
mi-chemin entre la Californie et l’Europe, un peu comme le Channel serait à
mi-chemin entre Oxford et Paris » (p. 79)7. Oxford, la Californie et Paris ;
Austin, Searle et Derrida : c’est bien dire que le conflit concerne des traditions
inscrites dans des territoires et qu’il n’est pas faux ou seulement métaphorique
de considérer celle qui est nommée « continentale » comme européenne (à
condition toutefois de sortir la Grande-Bretagne du continent, ce qui s’agissant
de ce moment philosophique ne pose guère de difficulté). Mais c’est aussi
suggérer que Searle annexe Oxford depuis l’Amérique en se proclamant héritier
légitime d’Austin, mort prématurément en 1960 et dont il a été l’étudiant.
Enfin et surtout, Derrida veut montrer que les choses sont cependant plus
complexes quant à savoir où chacun est installé volontairement ou non :
« Quand j’avance des questions ou des objections, c’est toujours au moment où
je reconnais dans la théorie austinienne les présupposés les plus tenaces, les plus
solides aussi, de la tradition métaphysique la plus continentale » (p. 78).
Avant d’entrer dans la controverse américaine et à partir de ce dernier point,
il faut préciser que l’on ne fait ici qu’entrevoir les questions de tracé et de
déplacement de frontières. Accélérant un instant le pas pour mieux prendre son
temps par la suite, on peut dire que la position de Habermas n’apparaîtra pas
non plus très confortable. Dans l’un des moments de sa discussion de Derrida,
il rend son argument solidaire de ceux de Searle, se plaçant ainsi du côté que
l’on peut dire faute de mieux « non continental » de la confrontation entre les
deux traditions philosophiques. Il reste que pour l’essentiel, les enjeux et
l’arrière-plan de sa critique sont ancrés dans le terrain européen. Plus encore, il
reproche pour partie à Derrida cela même que celui-ci dit avoir voulu mettre
au jour chez Austin : le fait de demeurer prisonnier de ce qu’il cherche à
dépasser ; un reste d’adhésion aux présupposés de ce qui est désigné outre-
Atlantique comme philosophie continentale, ici métaphysique ou philosophie
du sujet. On verra beaucoup plus tard que si Habermas se place un instant aux
côtés de Searle, c’est avec Derrida et la plupart des philosophes européens qu’il
partage un territoire sur lequel il est question d’une sorte de surenchère dans
l’exigence d’émancipation vis-à-vis de la tradition philosophique parfois dite
« occidentale » de ce côté de l’Atlantique et « continentale » de l’autre. La
démarche si l’on veut classiquement critique de Habermas est certes très
différente de celle de Derrida. Mais on peut d’ores et déjà suggérer que leurs
projets sont proches sinon presque identiques et que même s’il s’agit de les
questionner de façons radicales, le monde auquel ils appartiennent tout comme
le grand récit philosophique dans lequel ils vivent sont les mêmes. Voilà ce qui
apparaîtra avoir été pendant le conflit le terrain de possibilité d’une paix future.
Il en va de même s’agissant de la tonalité de la discussion, pour autant que
Habermas n’aura pas été plus loin que soustraire Derrida de la catégorie des
« philosophes amis de l’argumentation (argumentationsfreudigen
Philosophen) »8. Entre autres choses, Searle affirme quant à lui que Derrida a
« un penchant affligeant à dire des choses qui sont manifestement fausses (a
distressing penchant for saying things that are obviously false) » (p. 83 ; p. 14, où
distressing est traduit par « prononcé »). Ce ton est très différent dans une
guerre d’une tout autre nature et dont il est effectivement difficile de clarifier
les enjeux.

DERRIDA/AUSTIN :
HEURS ET MALHEURS DU LANGAGE

Préhistoire de celle qui opposera Habermas et Derrida sur le terrain


européen, la guerre américaine est d’une rare brutalité. Force est de constater
que les intentions et les manières sont dissymétriques : les hostilités sont
ouvertes par Searle qui donne le sentiment de vouloir détruire son adversaire,
tandis que Derrida est en position de se défendre et ne semble pas vouloir faire
le vide ; le premier est agressif, alors que le second se contente d’être ironique ;
l’un accuse l’autre d’incompétence, ce dernier s’efforce de rester « sérieux ».
Peut-on véritablement parler d’une « discussion » ? Supposant que tel est le cas,
Habermas la considère en tout état de cause « peu transparente ». Comment y
entrer ? Bien entendu pas à partir de la Reply de Searle9. Pas davantage à partir
de la réponse de Derrida à cette dernière. Une position si l’on veut maximaliste
consisterait à reprendre tout l’ouvrage de Derrida dont seul un chapitre est en
cause, ce afin de parfaitement contextualiser celui-ci. On peut cependant faire
une sorte d’économie, puisqu’il s’agit en l’occurrence du texte d’une conférence
dotée d’une forme d’autonomie10. Pour autant que l’on cherche ici à entendre
et analyser un certain « ton » de la confrontation philosophique, une position
au contraire minimaliste consisterait à simplement restituer ce qui permet de
l’apprécier directement : les formules à l’emporte-pièce de Searle (« me
contenter de faire la liste des principales confusions et erreurs » ; « l’Austin de
Derrida est méconnaissable. Il n’a presque aucun rapport avec l’original » ; « cet
argument de Derrida repose sur tant de confusions que j’ai peine à décider par
quel bout le prendre »…) ; la longue entrée en matière ironique de Derrida
(qui digresse sur le copyright ajouté par Searle à son texte, joue du fait qu’il
remercie deux personnes pour le dénommer Sarl, d’où le titre du livre…). Mais
ce serait trop se faciliter la tâche et surtout se priver de la possibilité de
percevoir malgré tout quelque chose d’une véritable confrontation entre deux
prominent philosophical traditions autour de l’un des plus éminents
représentants de l’une d’entre elles. Entrons donc dans l’affaire par le début et
en cherchant à aller sans trop de détours vers l’essentiel.
Le bon point de départ ne peut donc être que « Signature événement
contexte ». Pourrait-on faire une nouvelle économie en allant directement aux
pages dans lesquelles Derrida discute Austin ? En un sens oui. D’un point de
vue thématique et théorique, elles ont une unité marquée dès leur début : il y
sera question de façon spécifique des actes de discours « performatifs », c’est-à-
dire de l’objet même du livre d’Austin. L’auteur semble interrompre le fil de sa
démonstration d’ensemble pour n’y revenir qu’ensuite. Elles sont enfin rédigées
dans un style très différent de celui du début du texte, au point qu’à les (re)lire,
on est surpris de découvrir un Derrida méticuleux, déférent, presque scolaire.
Elles sont néanmoins tissées dans la trame de l’argument général, d’une
manière qu’il faut brièvement restituer en présentant ses articulations et ses
principaux éléments. À partir de l’analyse d’un passage de l’Essai sur l’origine
des connaissances humaines de Condillac, la question de Derrida est celle du
statut de l’écriture dans la tradition philosophique. Conformément à une idée
déjà mise en place dans d’autres livres, sa thèse est que cette dernière a toujours
fait preuve d’une préférence marquée pour le discours oral (logocentrisme) et
d’une méfiance corrélative à l’égard de l’écrit considéré comme effaçant
l’intention du locuteur, ce qui peut se résumer en remontant à l’origine :
« Cette dérive essentielle de l’écriture comme structure itérative, coupée de
toute responsabilité absolue, de la conscience comme autorité de dernière
instance, orpheline et séparée dès sa naissance de l’assistance de son père, c’est
bien ce que Platon condamnait dans le Phèdre » (p. 29)11. L’intention de
Derrida est d’examiner la pertinence de cette définition implicite de l’écriture,
de chercher à savoir si ce qui lui est prêté n’appartiendrait pas aussi au discours
oral et de se demander si cela est condamnable.
Voici les caractéristiques du discours écrit selon Jacques Derrida. En premier
lieu, celui-ci « s’avance en l’absence de tout destinataire » (p. 27) : non
seulement il continuerait d’exister (d’être lisible) quand bien même celui à qui
il est immédiatement adressé disparaîtrait, mais encore cette absence pourrait-
elle apparaître comme un attribut essentiel de l’écriture, avec pour corrélat son
affranchissement vis-à-vis de son contexte d’origine12. D’où un concept
important pour la démonstration de Derrida : celui d’itérabilité. L’idée est assez
simple : pour que ma « communication écrite » demeure lisible en dépit de la
disparition d’un destinataire déterminé, « il faut qu’elle soit
répétable — itérable » ; « Une écriture qui ne serait pas structurellement
lisible — itérable — par-delà la mort du destinataire ne serait pas une
écriture » (p. 27). Mais Searle la présentera comme une « erreur » pour en
prendre simplement le contre-pied au travers de l’affirmation selon laquelle
tout discours est itérable : « Comme Derrida le sait bien, tout élément
linguistique écrit ou parlé, et même tout élément régi par des règles dans un
système quelconque de représentations doit pouvoir être répétable, sans quoi
les règles n’auraient pas de champ d’application » (p. 199 ; p. 9). À quoi il
ajoutera que la « confusion » essentielle commise par Derrida consiste à
« confondre itérabilité et permanence du texte » (p. 200 ; p. 10)13. Le point
essentiel est alors le suivant : le fait que l’écriture puisse s’émanciper de son
contexte et continuer à fonctionner en l’absence du producteur et/ou du
destinataire montre qu’elle ne transmet pas ce qui serait une « intention » du
premier14. Que l’un des « traits nucléaires » de toute écriture tienne dans « la
rupture avec l’horizon de la communication comme communication des
consciences ou des présences et comme transport linguistique ou sémantique
du vouloir-dire » (p. 29), voilà l’élément clé, pour autant qu’il achève ce qui
ressemble à une description phénoménologique de l’écriture et prépare la
discussion du projet d’Austin qui sera au cœur de la polémique15. Mais avant
d’y venir, Derrida est prudent, pour autant qu’il cherche à se couvrir de
l’ombre protectrice de Husserl : ce dernier a envisagé la possibilité d’une
absence du référent (si je dis « le ciel est bleu » en regardant la fenêtre, l’énoncé
est intelligible par un interlocuteur qui ne voit pas le ciel) ; celle aussi d’une
absence du sens signifié (même s’il est faux, un énoncé comme « le cercle est
carré » a une signification ; une « agrammaticalité (Sinnlosigkeit) » comme « le
vert et ou » — ou encore « abracadabra » — ne relève certes plus du langage
« logique », mais appartient néanmoins au phénomène du langage) ; en
d’autres termes, il a conçu la possibilité d’une énonciation sans intention de
signification16. En est-il de même chez Austin ? Ou bien celui-ci a-t-il en
quelque sorte censuré de telles possibilités pour préserver à tout prix le primat
de l’intention volontaire et consciente du locuteur ? Tel est sans doute l’enjeu
central de la discussion.
Soulignons une fois encore le fait que la lecture du grand livre d’Austin
proposée par Derrida est non seulement minutieuse mais élogieuse pour autant
que l’on accorde une légitimité philosophique à son mode argumentatif :
« Toutes les difficultés rencontrées par Austin dans son analyse patiente,
ouverte, aporétique, en constante transformation, souvent plus féconde en la
reconnaissance de ses impasses que dans ses positions, me paraissent avoir une
racine commune » (p. 38). Voici comment Derrida présente la nouveauté du
travail d’Austin dans le champ de l’analyse du langage et la raison de son
intérêt pour cette innovation : « Les notions austiniennes d’illocution et de
perlocution ne désignent pas le transport ou le passage d’un contenu de sens,
mais en quelque sorte la communication d’un mouvement original (à définir
dans une théorie générale de l’action), une opération et la production d’un
effet » (p. 37). L’intention d’Austin semble ainsi bien restituée : considérer le
discours comme un acte en comparant l’énonciation « constative », qui consiste
à décrire des faits, et l’énonciation « performative », qui modifie un état de
chose. D’où cette description de l’objet construit par Austin : « À la différence
de l’affirmation classique, de l’énoncé constatif, le performatif n’a pas son
référent (mais ici ce mot ne convient sans doute pas, et c’est l’intérêt de la
découverte) hors de lui ou en tout cas avant lui et en face de lui. Il ne décrit pas
quelque chose qui existe hors langage et avant lui. Il produit ou transforme une
situation, il opère » (p. 37)17.
La lecture de la première page de Quand dire, c’est faire permet de percevoir
ce qui avait probablement attiré l’attention de Derrida : « Les philosophes ont
trop longtemps supposé que le rôle d’une “affirmation” (statement) ne pouvait
être que de “décrire” un état de choses, ou d’“affirmer un fait quelconque”, ce
qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse18. » Sans citer ce passage,
Derrida souligne ce qui le fascine dans ce livre, à savoir le fait qu’il soit
d’emblée inscrit sur un horizon de rupture avec la tradition philosophique :
« Austin a dû soustraire l’analyse du performatif à l’autorité de la valeur de
vérité, à l’opposition vrai/faux, du moins sous sa forme classique, et lui
substituer parfois la valeur de force, de différence de force (illocutionary ou
perlocutionary force) » (p. 37-38). Voici le passage auquel il renvoie, à propos de
cinq classes d’énonciation dont Austin se dit plus ou moins satisfait : « Elles
permettent cependant de mettre en pièces deux fétiches (que je suis assez
enclin, je l’avoue, à maltraiter…), à savoir 1/le fétiche vérité-fausseté, et 2/le
fétiche valeur-fait (value-fact)19. » Puis un commentaire entre parenthèses
délibérément provocateur tant du point de vue de la tradition philosophique
continentale que de celle à laquelle appartient Austin : « C’est ce qui, dans
cette pensée qui n’est rien moins que nietzschéenne, me paraît faire signe vers
Nietzsche ; celui-ci s’est souvent reconnu une certaine affinité avec une veine
de la pensée anglaise » (p. 38)20. Inutile de dire que Nietzsche ou pas, c’est au
regard de cette perspective que Derrida se sent proche d’Austin : celui-ci a fait
éclater le concept de communication comme purement « sémiotique,
linguistique ou symbolique » en isolant un performatif qui n’est pas enfermé
dans une fonction de transport d’un contenu sémantique déjà constitué et
« surveillé par une visée de vérité », de « dévoilement de ce qui est dans son être
ou d’adéquation entre un énoncé judicatif et la chose même ». Mais aussi qu’il
faut s’attendre à ce que sa discussion d’Austin s’attache aux limites de cette
volonté d’affranchissement vis-à-vis de ce qui n’est autre chose que le
soubassement de la métaphysique.
Repassant un moment par le livre d’Austin, on constate que Derrida a perçu
un point qu’il lui aurait sans doute été possible de renforcer. Au début de la
deuxième conférence, Austin rappelle ce qu’il a mis en place : « Quelques cas
(et seulement quelques-uns, Dieu merci !) où dire une chose, c’est la faire » ;
« Des cas où, par le fait de dire (by saying), ou en disant (in saying) quelque
chose, nous faisons quelque chose » ; des énonciations performatives qui ont à
première vue l’air d’« affirmations » ou en portent le « maquillage
grammatical », mais ne sont en réalité ni « vraies » ni « fausses »21. À quoi il
ajoute que « jusqu’ici nous avons senti glisser sous nos pieds le ferme terrain
des préjugés, mais rien de plus encore », avant d’esquisser deux manières
possibles de poursuivre « en philosophes » : « Reprendre notre cheminement à
zéro » ; « Nous enfoncer, par étapes logiques, dans le bourbier ». Inutile de dire
une nouvelle fois que Derrida pariait probablement sur la seconde voie, quitte
à ne sans doute pas envisager pour sa part de l’emprunter par « étapes
logiques ». Si tel était le cas, il avait raison : Austin s’avance bien dans l’analyse
d’actes de langage qui échappent au critère de la vérité. Mais il le fait en
quelque sorte par la petite porte, en s’attachant à une condition juste signalée
de la « réussite » d’un énoncé performatif : le fait qu’il s’exerce dans des
« circonstances appropriées ». Selon ses propres termes, il s’agit donc de creuser
une distinction entre deux situations : celle où l’énonciation est conduite « avec
bonheur (happily) » ; celle où elle est « non pas fausse, en vérité, mais
malheureuse (unhappy) ». Précisant alors qu’il nommera « doctrine des Échecs
(Infelicities) » celle qui s’occupe des « choses qui peuvent mal se présenter et
fonctionner mal », il restreint donc légèrement la perspective qu’il avait
ouverte : le critère de vérité/erreur ne revient certes pas en force (ce qui devrait
continuer de séduire Derrida) ; mais entre en scène une distinction succès/
échec (bonheur/malheur) de l’énonciation (ce qui doit sans doute inquiéter
Derrida).
Ce dernier relève effectivement l’apparition des infelicities qui peuvent
affecter « l’événement du performatif » (p. 38)22. Soulignant alors le fait que
l’intérêt que leur porte Austin et la façon dont il les traite découlent de
l’importance qu’il accorde à la question du « contexte », il va droit au but de la
mise en évidence de l’une des « impasses » qui donnent à ses recherches une
allure « aporétique », d’un point de vue toutefois loin d’être péjoratif : « Un des
éléments essentiels — et non pas l’un parmi d’autres — reste classiquement la
conscience, la présence consciente de l’intention du sujet parlant à la totalité de
son acte locutoire. Par là, la communication performative redevient
communication d’un sens intentionnel » (p. 39). Voici un passage que Derrida
vise sans le citer : « Certaines conditions doivent être remplies pour que
l’énonciation soit heureuse (happy), certaines données doivent se présenter de
façon bien déterminée. Et nous sommes ainsi amenés à affirmer ceci : pour
qu’une énonciation performative soit heureuse, certaines affirmations doivent
être vraies »23. On ne peut que le suivre lorsqu’il avance qu’il y a là quelque
chose qui « contraint Austin à réintroduire parfois le critère de la vérité dans la
description des performatifs », autrement dit à remettre en place l’un des
« fétiches » dont il avait voulu s’émanciper. Le faut-il encore au moment où il
affirme qu’au travers des valeurs de « conventionnalité », de « correction » et
d’« intégralité » qui interviennent dans l’analyse de l’origine des « échecs » ou
des « malheurs » de l’énonciation performative « nous retrouvons
nécessairement celles de contexte exhaustivement définissable, de conscience
libre et présente à la totalité de l’opération, de vouloir-dire absolument plein et
maître de lui-même, juridiction téléologique d’un champ total dont l’intention
reste le centre organisateur » ? Avant d’essayer de répondre, il est nécessaire de
laisser se déployer encore un peu l’argument selon lequel sur ce point central
« la démarche d’Austin est assez remarquable et typique de cette tradition
philosophique avec laquelle il avait si peu de liens » (p. 40).
Là encore, la démonstration de Derrida est patiente. Elle repose sur la
description d’un geste précis d’Austin consistant à reconnaître la possibilité
structurelle du « négatif » (les infelicities) tout en la conjurant aussitôt du point
de vue d’une « régulation idéale » qui exclut l’échec comme risque « accidentel,
extérieur, et ne nous apprenant rien sur le phénomène de langage considéré ».
On pourrait dire qu’à ce point du raisonnement Derrida reproche à Austin une
inconséquence phénoménologique. Celui-ci a bien décrit la possibilité d’un
risque d’exposition à l’échec de l’énoncé performatif, mais il est resté à mi-
chemin en ne l’interrogeant pas comme « prédicat essentiel ou comme loi ».
Pour être plus précis, Derrida montre qu’en quelque sorte Austin avoue n’être
pas allé jusqu’au bout d’une démarche qui engloberait l’opposition succès/
échec de l’énonciation performative dans une analyse visant à sortir d’une
« alternance sans fin de l’essence et de l’accident ». Voici une sorte de preuve de
l’existence d’une possibilité refusée, au sujet d’actes de langage que l’on ne peut
pas considérer comme véritablement accomplis : « Je ne veux pas entrer ici
dans la théorie générale ; dans bien des cas de ce genre, nous pouvons même
dire que l’acte était “vide” (ou qu’on pourrait le considérer comme “vide” du
fait de la contrainte ou d’une influence indue), etc. ; et je suppose qu’une
théorie générale très savante (very general high-level doctrine) pourrait couvrir à
la fois ce que nous avons appelé des échecs et ces autres accidents “malheureux”
qui surviennent lors de la production d’actions (dans notre cas, celles qui
contiennent une énonciation performative). Mais nous laisserons de côté ce
genre de malheurs (unhappiness) ; nous devons seulement nous rappeler que de
tels événements peuvent toujours se produire, et se produisent toujours, de
fait »24. On peut d’ores et déjà imaginer que ce point embarrassera Searle.
Austin admet avoir envisagé la possibilité d’une « théorie générale » et avoir
renoncé à s’y engager. Faut-il penser qu’il n’en avait en réalité pas besoin ? Ou
qu’il n’a pas eu le temps de la construire ? Ou qu’elle était suffisamment
esquissée pour que ses disciples la réalisent ?
Pour aller au bout de la démonstration de Derrida, il faut encore un peu de
patience. Citant une nouvelle fois longuement Austin, il le montre opérant une
duplication du mouvement consistant à mettre au jour un phénomène avant
de le délaisser. Celle-ci est d’autant plus importante qu’Austin esquisse la
possibilité d’une généralisation de ce qu’il décrit brièvement : « En tant
qu’énonciations, nos performatifs sont exposés également à certaines espèces de
maux qui atteignent toute énonciation » ; « Ces maux-là aussi — encore qu’on
puisse les situer dans une théorie plus générale — nous voulons aussi les
exclure de notre présent propos »25. L’essentiel tient ici en cela qu’Austin
n’impute plus tant sa décision de mise à l’écart au souhait en quelque sorte
personnel de ne pas s’engager dans une « théorie générale » sans doute possible,
qu’au fait que ce type de phénomène échappe en quelque sorte à la théorisation
pour autant qu’il s’attache à des formes anormales de l’usage du langage. Voici
la manière dont une nouvelle fois mais de façon plus raisonnée il articule
description des « maux » dont il est question et décision de ne pas les traiter :
« Il s’agit d’un revirement (sea-change) dû à des circonstances spéciales. Il est
clair qu’en de telles circonstances le langage n’est pas employé sérieusement
<souligné par J.D.> et ce de manière particulière, mais qu’il s’agit d’un usage
parasitaire <souligné par J.A.> par rapport à l’usage normal — parasitisme dont
l’étude relève des étiolements du langage. Tout cela, nous l’excluons donc de
notre étude. Nos énonciations performatives, heureuses ou non, doivent être
entendues comme prononcées dans des circonstances ordinaires <je souligne> ».
Derrida retrouve ici en filigrane la question centrale de son texte : en imputant
les défectuosités à un sea-change lié à des circonstances particulières qui font
que le langage n’est pas employé « sérieusement », Austin retrouve sans le voir
la tradition philosophique en ce qu’elle conçoit l’écriture comme un
« parasite » (p. 43). On doit alors se souvenir de la phrase d’Austin mise en
exergue de ce texte : « Pour nous en tenir toujours, par souci de simplicité, à
l’énonciation parlée »26. Aux yeux de Derrida, il ne s’agit pas d’une question de
« simplicité » mais de choix : tout comme celle de ne s’attacher qu’au langage
« ordinaire », la décision de ne s’en tenir qu’à l’oralité marque le retour discret
mais en force de l’idée d’une univocité ou d’une pureté de l’énoncé propre à la
tradition philosophique ; il se pourrait qu’Austin fasse passer pour de
l’« ordinaire » ce qui relève d’une « détermination téléologique et éthique »27.
Sinon du texte en entier, nous nous acheminons donc vers la fin de la partie
consacrée à la discussion d’Austin. La stratégie argumentative de Derrida va
consister à franchir le pas devant lequel ce dernier hésitait, en se demandant si
ce qui est perçu comme des « maux » de l’énonciation liés à un usage « non
sérieux » du langage doit être véritablement considéré comme un « malheur » :
« Est-ce que cette possibilité générale est forcément celle d’un échec ou d’un
piège dans lequel le langage peut tomber ou se perdre comme dans un abîme
situé hors ou devant lui ? » On imagine assez aisément ce que va être sa réponse
à cette question. Celle-ci vise en quelque sorte à court-circuiter l’idéal
métaphysique revenu comme en fraude au travers de la volonté manifestée puis
appliquée par Austin de s’en tenir au langage « ordinaire » ou « sérieux » : la
généralité du risque perçue comme « lieu de perdition externe dans lequel la
locution pourrait toujours ne pas sortir, qu’elle pourrait éviter en restant chez
soi, en soi, à l’abri de son essence et de son telos » est en réalité sa « condition
de possibilité interne et positive ». Il n’est pas tout à fait sans importance que
Derrida emploie ici la notion kantienne de « condition de possibilité » selon
l’usage qu’en fait Husserl. Ce faisant, il indique ne pas sortir de la stratégie
phénoménologique après avoir en quelque sorte reproché à Austin de ne pas
l’avoir assumée jusqu’au bout en décidant d’écarter de l’analyse une partie des
choses qu’il décrivait. La question qui porte ce qui pourrait presque être
considéré comme la recherche d’un complément est simple : « Ce qu’Austin
exclut comme anomalie, exception, “non-sérieux”, la citation (sur la scène, dans
un poème ou dans un soliloque), n’est-ce pas la modification déterminée d’une
citationnalité générale — d’une itérabilité générale, plutôt — sans laquelle il
n’y aurait même pas de performatif “réussi” ? » (p. 44). En un sens, il s’agit bien
d’éviter le retour du « fétiche » refoulé (vrai/faux) au travers de la
réintroduction d’un critère de succès/échec (ou heureux/malheureux). Pour le
redire plus simplement, il est question de saisir dans ce qu’Austin décrivait
comme échec une « possibilité positive ». Dans le langage de Derrida
retrouvant ici le fil de sa démonstration concernant le phénomène de l’écriture
et son statut dans la tradition philosophique, il s’agit de répondre à cette
question : « Un énoncé performatif serait-il possible si une doublure
citationnelle ne venait scinder, dissocier d’avec elle-même la singularité pure de
l’événement ? »
Anticipant un peu la restitution et l’analyse du conflit qui naîtra de ce texte,
on peut s’arrêter un instant sur ce qu’il est possible de nommer son ton ou son
style philosophique. Patient et respectueux vis-à-vis d’Austin lorsqu’il discutait
son livre, Derrida apparaît d’une extrême prudence au moment où il reprend la
main. À la question qui pourrait lui être posée concernant l’existence malgré
tout de performatifs « réussis », il répond « peut-être ». Prenant en charge cette
possibilité, il la déploie dans la perspective de ce qui serait un « programme
exhaustif » de description des énoncés performatifs, demandant simplement
que l’on accepte que le critère de « pureté » ne se soit pas construit par
négation des phénomènes de citationnalité ou d’itérabilité. Réservant ce travail,
il avance un point qui pourrait surprendre si tant est que perçu comme une
concession : « Dans cette typologie, la catégorie d’intention ne disparaîtra pas,
elle aura sa place, mais, depuis cette place, elle ne pourra plus commander toute
la scène et tout le système de l’énonciation » (p. 45-46, je souligne) ; « L’intention
qui anime l’énonciation ne sera jamais de part en part présente à elle-même et
à son contenu » ; « le “non-sérieux”, l’oratio obliqua ne pourront plus être
exclus, comme le souhaitait Austin, du langage “ordinaire” ». Derrida franchit
même un pas supplémentaire en (ré) introduisant après la notion d’intention
celle qui en est le complément classique : « Je n’en tirerai surtout pas comme
conséquence qu’il n’y a aucune spécificité relative des effets de conscience, des
effets de parole (…), qu’il n’y a aucun effet de performatif, aucun effet de
langage ordinaire, aucun effet de présence et d’événement discursif (speech act).
Simplement, ces effets n’excluent pas ce qu’en général on leur oppose terme à
terme, le présupposent au contraire de façon dissymétrique, comme l’espace
général de leur possibilité » (p. 47, je souligne). Avouant en quelque sorte
continuer de se situer dans la perspective intentionnaliste en prenant en charge
ses problèmes, Derrida écrit ailleurs : « J’essaie d’écrire dans l’espace où se pose
la question du dire et du vouloir dire. J’essaie d’écrire la question : qu’est-ce que
vouloir-dire ?28 » On pourrait alors presque imaginer un Habermas lui
reprochant de faire ce qu’il déplorait chez Austin : réintroduire en douce ou par
manque de radicalité critique une forme d’autonomie de la conscience
caractéristique de la philosophie du sujet ; encore trop concéder à la
métaphysique et pour tout dire en demeurer prisonnier.
Quoi qu’il en soit pour l’instant, on peut faire le point. Derrida avait
annoncé que l’analyse « patiente, ouverte, aporétique, en constante
transformation » d’Austin lui semblait « souvent plus féconde en la
reconnaissance de ses impasses que dans ses positions » (p. 38) ; il affirme
désormais que ce qui l’a « le plus intéressé et le plus convaincu » dans son
entreprise est une critique du « linguisticisme et de l’autorité du code »
conduite à partir d’une analyse du langage — ce qu’il reconnaît dans ce type de
propositions, l’une sérieuse l’autre empreinte d’humour : « Chaque fois que
nous cherchons un critère simple et unique d’ordre grammatical ou
lexicologique, nous aboutissons à une impasse » ; « Oui, je sais, nous nous
embourbons de nouveau. Si sentir glisser sous ses pieds le ferme terrain des
préjugés est exaltant, il faut bien s’attendre à quelque revanche… »29. Citant de
tels propos (p. 47), Derrida salue en quelque sorte l’artiste laissant voir ses
difficultés tout en regrettant qu’il ne soit pas allé au bout de son audace30. À ses
yeux, Austin était au bord d’exécuter un saut périlleux mais y a renoncé. Sous
l’œil de nombre de critiques, l’entreprise de Derrida n’est qu’une pirouette.
Avant d’entrer dans une première controverse à ce sujet, il faut cependant noter
ce qui ressemble presque à une forme de timidité dans l’énoncé de son projet :
« Il n’y a pas de concept métaphysique en soi. Il y a un travail — métaphysique
ou non — sur des systèmes conceptuels » ; « La déconstruction ne consiste pas
à passer d’un concept à un autre mais à renverser et à déplacer un ordre
conceptuel aussi bien que l’ordre non conceptuel auquel il s’articule » (p. 50).
Une fois encore, Jürgen Habermas pourrait dire que rôde encore ici un peu
trop de métaphysique. À l’époque où Derrida écrivait ces lignes, Michel
Foucault dénonçait chez lui une pratique philosophique des plus classiques et
parfaitement stérile31. On verra que Richard Rorty est surtout séduit par ce
qu’il y a là de ludique. Mais c’est désormais vers la Reply de John Searle qu’il
faut se tourner, en sachant à l’avance qu’elle est étrangère à tous ces points de
vue et officiellement dédiée à la stricte défense d’un auteur censé avoir été
brutalisé.

SEARLE/DERRIDA : AU NOM DE LA THÉORIE

Repartons du point de départ naturel, à savoir l’exorde de John Searle : « Ce


serait, je pense, une erreur de regarder la discussion d’Austin par Derrida
comme une confrontation entre deux éminentes traditions philosophiques.
Cela ne doit pas tant à cela que Derrida a échoué dans la discussion des thèses
centrales de la théorie du langage d’Austin qu’au fait qu’il a mal compris
(misunderstood) et mal exposé (misstated) la position d’Austin sur quelques
points cruciaux, comme je vais essayer de le montrer, en sorte que la
confrontation never quite takes place32. » Légèrement explicitée, la question est
essentielle : a-t-on affaire à l’expression d’un conflit entre la tradition dite ici
(en Europe, d’où on regarde la polémique) « occidentale » ou là (aux États-
Unis, où elle se déroule) « continentale » et une autre qui a moins l’habitude de
se dénommer, mais serait incarnée dans l’œuvre d’Austin ? On connaît donc
déjà la réponse de Searle : plus ou moins « non ». Il faut noter qu’à la différence
de celui qui est en cause, le discours de Searle est particulièrement sec : il vient
d’afficher sa thèse et va presque immédiatement cerner le point central ; ses
propositions seront le plus souvent assertives ; il durcit la position de Derrida,
ce qui peut être en soi une bonne stratégie argumentative. Il est cette fois
possible d’aller droit à l’essentiel : Searle lui-même le fait en passant assez vite
sur le début du texte de Derrida ; son propos est avant tout de défendre Austin
et ce qui importe est de savoir comment ; c’est après tout au sein de ce triangle
que pourrait ou non s’opérer une confrontation entre traditions
philosophiques33. Rappelons que Searle a bien mis le doigt sur le pivot de la
discussion, qu’il présente dès la première phrase de la partie de son texte
consacrée à Derrida avant de la reformuler au début de celle qui traite
d’Austin : « Derrida monte une attaque contre l’idée de l’écriture comme
communication d’un sens intentionnel (intended meaning)34. » Les questions
sont donc de savoir si cela est vrai ; si oui, sous quelle forme ; et pourquoi y
aurait-il là l’objet d’un scandale.
Intitulée « L’Austin de Derrida », la deuxième partie de la Reply de Searle est
brève : elle s’ouvre par trois paragraphes introductifs qui se terminent en
affirmant que celui-ci est « méconnaissable » et n’a « presque aucun rapport
avec l’original » (p. 204 ; p. 17) ; puis sont développés cinq points en guise de
« liste des principales confusions et erreurs » de Derrida, avec pour fil
conducteur la question de l’intentionnalité. Consacrant une page au résumé de
ce qu’il perçoit comme le cœur de la critique de Derrida sans s’embarrasser des
nuances, Searle est une nouvelle fois direct et va au point essentiel. L’idée
centrale est la suivante : « Derrida observe qu’Austin distingue actes de langage
réussis et malheureux (felicitous and infelicitous speech acts), mais n’examine pas
suffisamment les conséquences qui proviennent du fait que la possibilité de
l’échec (failure) d’un acte de langage soit une possibilité nécessaire » ; « Derrida
appuie cette incroyable accusation (extraordinary charge) sur le fait qu’Austin
ait exclu de son analyse le discours fictionnel, les énoncés prononcés par des
acteurs sur scène ainsi que les autres formes de ce qu’Austin appelle discours
“parasitaire” ou “étiolé”, dans sa formulation préliminaire de la théorie des
actes de langage »35. Searle résume correctement l’argument de Derrida au sujet
de ce qu’Austin nomme les infelicities des actes de langage. Celui-ci est
effectivement le point nodal d’une lecture de Quand dire, c’est faire au travers
de laquelle Derrida dessine le portrait d’un Austin victime d’une « revanche »
des préjugés qu’il combat. Cela constitue-t-il vraiment une « incroyable
accusation » ?
Laissons la parole à celui qui est à la fois procureur et avocat : « Derrida a
complètement mésinterprété (mistaken) le statut de l’exclusion par Austin des
formes parasitaires de discours dans ses recherches préliminaires sur les actes de
langage » (p. 204 ; p. 17). Derrida est donc accusé de n’avoir pas compris le
statut épistémologique de la mise à l’écart des actes de langage « malheureux »
et des « échecs » de l’énonciation. Austin est quant à lui défendu de la façon
suivante : ce geste n’intervient qu’au moment d’une analyse « préliminaire » et
relève d’une « stratégie de recherche » (p. 205 ; p. 18). À ce point, il faut se
souvenir des propos d’Austin au sujet d’une « théorie générale très savante (very
general high-level doctrine) » dont il entrevoyait la possibilité tout en renonçant
à s’y lancer. Searle s’installe à ce sujet en position d’autorité : Derrida affirme
que « l’analyse du discours parasitaire pourrait créer des difficultés
insurmontables à la théorie des actes de langage » ; « Mais l’histoire de cette
discipline montre que ce n’est pas le cas ». Qu’en est-il de cet argument par
l’histoire ? Commentant les remarques de Derrida sur les déclarations d’Austin
au sujet d’une « théorie générale » sans doute nécessaire, probablement possible
mais laissée de côté, on s’était attendu à ce qu’elles mettent Searle dans un
certain embarras pour autant que trois solutions au problème semblaient
envisageables : mort trop jeune, Austin n’aurait pas eu le temps de la produire ;
son programme était suffisamment dessiné pour que ses disciples le réalisent ; il
se pourrait qu’il soit possible d’en faire l’économie.
Décrit du point de vue d’une théorie de l’argumentation du type de celle
proposée par Habermas, l’argument de Searle semble s’enfermer dans une
double contradiction performative. En premier lieu : « Une fois qu’on a une
théorie générale des actes de langage — une théorie qu’Austin n’a pas vécue
assez pour développer lui-même — analyser le statut du discours parasitaire,
c’est-à-dire relever le défi lancé par la question de Derrida, “Quel est le statut
de ce parasitisme ?” constitue l’un des problèmes relativement les plus simples.
Les écrits ultérieurs d’Austin répondent à cette question. » On est ici d’autant
plus surpris que Searle ajoute une note à la fin de cette phrase qui renvoie à un
article de lui et non d’Austin. Mais il faut être juste, cette erreur logique ne
tient qu’à la traduction française, en l’occurrence tragiquement fautive : Searle
a écrit « writings subsequent to Austin », c’est-à-dire postérieurs à lui et non
rédigés par lui après Quand dire, c’est faire, en sorte qu’il peut donc de façon
conséquente renvoyer à l’article d’un successeur/disciple — en l’occurrence lui-
même. La seule fragilité de l’argument pour autant qu’il vise Derrida tient en
cela que Searle l’accuse d’incompétence pour avoir ignoré un texte paru trois
ans (1975) après la publication de Marges (1972)… Dans sa réponse, Derrida
demandera ironiquement s’il doit s’excuser de cette lacune, non sans cependant
avoir cette fois lu le texte de Searle pour le discuter afin de savoir s’il a
véritablement résolu le problème (p. 176)36.
Reste alors la suite de l’argument de Searle au sujet du problème du « statut
du parasitisme » soulevé par Derrida, une fois affirmé qu’un article subsequent
l’a résolu : « Mais les termes dans lesquels on peut poser cette question de
manière intelligible et lui répondre présupposent déjà que l’on dispose d’une
théorie générale des actes de langage. Austin a vu à juste titre qu’il fallait
remettre l’examen d’un ensemble de questions concernant le discours
parasitaire, jusqu’à ce que l’on ait répondu à un ensemble de questions
logiquement antérieur concernant le discours “sérieux”. Mais l’exclusion
temporaire de ces questions dans le développement de la théorie des actes de
langage s’est avérée n’être précisément que temporaire. » Retour donc de
l’argument d’autorité par l’histoire : Searle qui connaît d’autant mieux celle de
sa discipline qu’il en est l’un des plus éminents acteurs pour avoir résolu un
problème laissé vacant par son fondateur peut opposer à Derrida qu’il n’est lui-
même qu’un amateur ; la preuve de ce qu’Austin avait raison dans sa « stratégie
de recherche » d’exclure l’analyse du parasitisme de façon temporaire est que
cette exclusion était temporaire. L’argument est un peu méprisant pour
Derrida, mais son véritable problème logique est plus haut, pour autant qu’il
égratigne Austin sans le voir : poser la question du parasitisme « de manière
intelligible » suppose que l’on possède une « théorie générale » des actes de
langage ayant déjà résolu l’ensemble des problèmes attachés au discours
« sérieux », en sorte qu’Austin qui avouait n’en avoir pas terminé avec ce
dernier et différait l’élaboration de la théorie d’ensemble ne pouvait construire
correctement le problème des énoncés non sérieux ; à quoi s’ajoute que c’est la
pertinence de l’opposition sérieux/non sérieux que discute Derrida. Searle le
sait parfaitement. Reste à déterminer si sa manière de le dire est pertinente et à
savoir si sa réponse est convaincante.
En construisant ce point de sa Reply afin de montrer que l’exclusion par
Austin des formes parasitaires du langage ne relevait que d’une « stratégie de
recherche », Searle profilait son argument de la façon suivante : « Il ne s’agit pas
d’une exclusion métaphysique ; il ne les jette pas dans un fossé ni ne les voue à
la perdition, selon les termes de Derrida » (p. 205 ; p. 18). Laissons
provisoirement la question de savoir si telle est bien la thèse de Derrida, au
moins sous cette forme lapidaire. La difficulté tient à cela que Searle esquisse
un espace de discussion dans lequel il n’entre pas, ou refuse de s’engager. On
pourrait dire que sa manière de faire appel autoritairement à l’histoire d’une
discipline vis-à-vis de laquelle Derrida serait un outsider provincialise cette
discussion : ainsi qu’il l’indique d’un mot, celui-ci soulève une question
construite par la philosophie « continentale » ; le rejet de la pertinence ou
même de la légitimité d’une référence à la métaphysique et à ses problèmes a
certes l’avantage de lui permettre de camper sur ses propres terres ; il reste
qu’Austin lui-même construisait son enquête et organisait sa recherche d’une
théorie avec la conviction de fouler aux pieds les « préjugés » et de maltraiter les
« fétiches » de ladite métaphysique ou quelque autre nom qu’on lui donne.
Derrida n’avait pas seulement intérêt à souligner cet ancrage, mais aussi de
bonnes raisons philosophiques d’arrimer sa discussion à des remarques
d’Austin avouant avec humour parfois s’« embourber » dans des problèmes
parmi les plus classiques et craindre des formes de « vengeance » de la part de
ce dont il essayait de s’émanciper. Searle n’est à l’évidence pas d’humeur rieuse,
mais son texte souffre du fait d’occulter cette dimension des choses au travers
de laquelle se perçoivent des liens non relâchés entre deux éminentes traditions
philosophiques dont la confrontation a peut-être été plus authentique et
féconde qu’il ne le dit.
Le second point de la réplique de Searle semble se réduire à une question
très ténue et quelque peu redondante, qui concerne moins un concept à
proprement parler que le mot qui l’exprime : « Derrida suppose que le terme
“parasitaire” enferme une façon de jugement moral ; qu’Austin affirme qu’il y a
dans ce discours quelque chose de mauvais, d’anormal et de non “éthique” »
(p. 205 ; p. 19). Même s’il est vrai qu’un bref argument cherchera à montrer
que « rien n’est plus éloigné de la vérité », on a cette fois le sentiment qu’il
prend Derrida pour quelqu’un de stupide ou veut le faire passer pour tel ; pour
être plus précis, Searle considère Derrida comme stupide pour autant qu’il
voudrait faire d’Austin un sermonneur stupide de certains actes de langage
pour leur méchant comportement. Une fois encore, Searle sait très bien que
Derrida ne reproche pas à Austin un « jugement moral » consistant à
considérer que « le parasite vit peu ou prou aux dépens de son hôte ». On verra
dans la réponse de Derrida que ce qu’il pense à ce sujet n’est peut-être pas aussi
simple qu’il pourrait y paraître, tout en demeurant cependant très précis. Mais
fort heureusement Searle a promis au tout début qu’il viendrait à la vraie
question que dissimule cette caricature et qui peut se formuler de la façon
suivante : que veut dire Derrida à propos de la place de l’intentionnalité chez
Austin et qu’en pense-t-il lui-même à partir de l’analyse des actes de langage
« malheureux » dans Quand dire, c’est faire ?
Il faut cependant un peu de patience avant d’arriver à ce problème décisif,
pour autant que Searle prend le temps de développer un point technique, qui
vise « ce qui est davantage qu’une erreur de lecture d’Austin » et s’attache à une
question « rhétorique » de Derrida : « Car, enfin, ce qu’Austin exclut comme
anomalie, exception, “non sérieux”, la citation (sur la scène, dans un poème ou
dans un soliloque), n’est-ce pas la modification déterminée d’une citationnalité
générale — d’une itérabilité générale — sans laquelle il n’y aurait même pas de
performatif “réussi” ? » (cité p. 206 ; p. 20-21). La réponse de Searle se présente
comme un « “non ce n’est pas vrai”, poli mais ferme » et se résume comme
suit : « Dans son argument, Derrida ne confond pas moins de trois
phénomènes indépendants et distincts, l’itérabilité, la citationnalité et le
parasitisme. » Il faut donc être extrêmement sérieux. Premier point, le
phénomène de la citationnalité est différent de celui du parasitisme : l’homme
qui compose un roman ou un poème « ne cite en général personne » ; celui qui
« dit » son texte sur une scène de théâtre pas davantage, même s’il « répète un
texte composé par quelqu’un d’autre » ; Derrida confond la citation (au travers
de laquelle on « mentionne » une expression) et le discours parasitaire (dans
lequel on « utilise » une expression). Second point, contrairement à ce qu’écrit
Derrida à partir de l’idée selon laquelle l’itérabilité est caractéristique de
l’écriture et d’elle seule, les énoncés parasitaires « sont des instances — et non
des modifications — de l’itérabilité, parce que sans itérabilité il n’y aurait pas
de langage » ; en d’autres termes, le fait d’être itérable (répétable) est
caractéristique de tout énoncé d’un langage naturel, parasitaire ou non — ce
qui régit la différence entre « type » et « occurrence » ; en résumé des deux
points, le parasitisme n’a rien à voir avec la citation mais est une instance de
l’itérabilité « au sens où tout discours quel qu’il soit en est une et repose sur la
modification des règles du discours sérieux ».
À ce point, on pourrait presque se demander ce qu’il reste de la distinction
opérée par Austin entre discours « sérieux » et « non sérieux ». Searle prévoit
peut-être l’objection, pour autant qu’il esquisse l’hypothèse d’une concession :
« Même si l’exclusion par Austin du discours de fiction était une exclusion
métaphysique et non une étape de sa stratégie d’investigation, il ne découlerait
pas du fait qu’Austin exclut le discours parasitaire qu’il exclut toutes les autres
formes d’itérabilité. » Mais la porte est aussitôt refermée. Rien n’est
métaphysique chez Austin et tout ce qui pourrait apparaître comme une
difficulté doit se comprendre d’un point de vue stratégique : « Il met de côté
les problèmes de la fiction pour pouvoir déterminer les propriétés des
performatifs non fictionnels. » De façon surprenante, Searle fait toutefois d’un
seul coup plus qu’une concession à Derrida, en esquissant une « lecture
favorable (sympathetic) » de son texte selon laquelle on pourrait y voir
« l’observation tout à fait juste que la possibilité du discours parasitaire est
contenue dans le concept de langage, et que les performatifs ne peuvent réussir
que si les énoncés sont itérables, s’ils répètent des formes conventionnelles ou
“codées”, comme il les qualifie » (p. 207 ; p. 22, où « il » semble être Derrida).
Ce seul paragraphe aimable du texte aboutit à quelque chose qui pourrait
sembler étrange : Searle affirme que cette « observation tout à fait juste » de
Derrida « ne constitue pas une objection à Austin » ; puis il explique que la
raison en est que ce dernier montre que « les performatifs doivent être itérables,
au sens où tout acte conventionnel implique l’idée de répétition du même » ;
on en viendrait presque à entendre qu’Austin et Derrida pensent la même
chose. N’y aurait-il dans tout cela que beaucoup de bruit pour rien ?
Il faudra bientôt se pencher sur ce qu’en pense Derrida. Mais pour l’heure,
Searle veut continuer à montrer qu’il n’est pas victime de lubies et ne
pourchasse pas des erreurs vénielles. Voici le dernier point d’allure encore un
peu technique, avant d’en venir au grand enjeu : Derrida mélange deux choses
différentes, à savoir le caractère parasitaire de l’écriture vis-à-vis du langage
parlé et celui de la fiction vis-à-vis du « langage normal (standard) ». Ici, pas de
démonstration mais deux assertions qui semblent pourtant lourdes de
présupposés et de conséquences : « Dans le cas de la distinction entre fiction et
non-fiction, la relation est de dépendance logique. On ne peut pas avoir un
concept de fiction sans avoir le concept de discours sérieux. Mais la
dépendance de l’écriture vis-à-vis du langage parlé est un fait contingent de
l’histoire des langues humaines et non une vérité logique portant sur la nature
du langage. » On veut bien croire au premier point et le second est d’une
simplicité convaincante ; mais le troisième semble reconduire au début du texte
de Derrida : à l’usage qu’il faisait de l’analyse de la naissance de l’écriture chez
Condillac pour en quelque sorte montrer que la description d’une soi-disant
contingence pourrait ratifier une décision d’ordre métaphysique prise par
Platon au travers de sa condamnation de l’écriture. Comme dirait Austin,
« nous nous embourbons », ou du moins tournons en rond. Mais en un sens
peu importe, puisque l’on prendra bientôt le temps de revenir vers Derrida et
que Searle en arrive enfin à ce qu’il désigne comme l’un des « leitmotivs » de
celui-ci : « D’une façon ou d’une autre, l’itérabilité des formes linguistiques
(jointe à la citationnalité des formes linguistiques et à l’existence de l’écriture)
milite contre l’idée que l’intention soit au cœur du sens et de la
communication » (p. 207 ; p. 23). Cette fois, l’argument de Derrida semble
bien posé et celui de Searle en réponse va se présenter sous une forme déjà
rencontrée : même si ce que Derrida écrit était vrai (plus haut, au sujet d’une
exclusion métaphysique des énoncés non sérieux par Austin/ici, au sujet de
l’itérabilité), cela ne prouverait rien. Searle annonce qu’il va défendre une thèse
strictement inverse de celle de Derrida : « L’itérabilité des formes linguistiques
facilite et constitue une condition nécessaire des formes particulières
d’intentionnalité qui sont caractéristiques des actes de langage37. »
On pourrait résumer la thèse de Searle en disant qu’elle défend l’idée d’une
intentionnalité pure et parfaite dans toutes les occurrences d’utilisation du
langage38. Légère concession allusive à Derrida sur un point de départ dans
lequel celui-ci ne faisait sans doute rien de plus qu’exposer celui d’Austin, « les
accomplissements d’actes de langage réels (qu’ils soient écrits ou parlés) sont
effectivement des événements, des événements singuliers et datables, avec un
contexte historique particulier » (p. 208 ; p. 23). Mais outre le fait que la
parenthèse rappelle que Searle a déjà récusé la différence opérée par Derrida
entre langages écrit et parlé, l’analyse des « propriétés très singulières » de ces
actes de langage veut annuler l’idée défendue par celui-ci selon laquelle le
phénomène de l’itérabilité montre « l’absence essentielle de l’intention à
l’actualité de l’énoncé » : « Ils permettent de communiquer de locuteurs à
auditeurs un nombre infini de contenus différents » ; « Les auditeurs sont en
mesure de comprendre ce nombre infini de communications possibles en
reconnaissant tout simplement l’intention du locuteur dans l’exécution de son
acte de langage ». In fine, Searle pourrait se prévaloir du fait d’être revenu à la
question d’ouverture de « Signature événement contexte » en l’ayant court-
circuitée : au travers d’une analyse du phénomène de l’écriture, ce texte mettait
en doute l’idée d’une universalité de la communication intentionnelle d’un
vouloir dire au travers du langage ; celui-ci possède en réalité une « capacité
illimitée de communication » entre locuteurs et auditeurs finis. Pourquoi ?
Parce que « le locuteur et l’auditeur maîtrisent un ensemble de règles que l’on
appelle les règles du langage, et que ces règles sont récursives ». L’idée selon
laquelle le langage est un code permettant « l’application répétée de la même
règle » semble relever de sa conception la plus classique. Sa réitération présente
l’avantage d’en quelque sorte étouffer les questions soulevées par Derrida.
Resterait cependant à savoir si ce qui se présente comme le résultat de la
« théorie générale » envisagée par Austin, laissée de côté par lui et réalisée par
son (ses) disciple(s) n’étouffe pas en même temps les questions soulevées par
Austin lui-même39.
Avant d’en venir à la réponse de Derrida à la Reply de Searle, tentons
d’esquisser ce qui pourrait en être le paradoxe dans une perspective non
polémique. L’intérêt de Derrida pour la théorie des actes de langage développée
par Austin dans Quand dire, c’est faire tenait à au moins deux choses : le fait
que selon les dires de son auteur lui-même elle foulait aux pieds les « préjugés »
de la tradition philosophique et visait à « mettre en pièces » ses deux « fétiches »
(vérité/fausseté ; valeur/fait) ; une manière de poser des questions inédites
(différences entre énonciations « heureuses »/ « malheureuses » ; problème des
« échecs » des actes de langage ; statut de la fiction) tout en reconnaissant des
impasses dans la recherche d’une réponse. Derrida formulait alors sa propre
question en tirant argument tout à la fois de la découverte d’Austin et de ses
difficultés : l’existence même d’énonciations « malheureuses » et la possibilité
d’échecs des actes de langage ne montrent-elles pas les limites de
l’intentionnalité et de l’idée d’un vouloir dire parfaitement maîtrisé par les
locuteurs ? Celle-ci était construite d’un point de vue externe à l’univers
philosophique d’Austin et à partir d’une discussion qui traverse presque de part
en part la philosophie « continentale ». Mais l’idée était précise : Austin lui-
même avait indiqué qu’il avait un pied sur ce terrain, plus précisément du côté
de ceux qui remettent en cause les présupposés de la théorie classique du
langage ; mais il n’avait pas franchi le pas qui lui aurait permis d’aller au bout
de la critique qu’il esquissait. Notons d’ores et déjà que cet argument a une
forme parfaitement identifiable et caractéristique des débats ou des conflits
internes à cette philosophie « continentale » depuis à peu près le premier tiers
du XXe siècle, consistant à montrer chez un auteur une insuffisance de radicalité
critique, autrement dit une manière de demeurer prisonnier de ce dont il
cherche à s’émanciper, qu’on lui donne le nom de « métaphysique », de
« philosophie du sujet » ou d’autres encore40.
Brutal dans sa forme, le texte de Searle pourrait avoir un coût élevé sur le
fond, tant au regard de l’intensité spéculative de l’œuvre d’Austin que du point
de vue de la « confrontation » entre traditions philosophiques. Le refus
d’accorder une signification philosophique à la mise à l’écart par Austin d’une
analyse des phénomènes d’infelicities des actes de langage en ne voulant y voir
qu’une « stratégie de recherche » l’enferme dans une sorte de positivisme dont
lui-même voulait sortir, ce que paradoxalement peut-être Derrida l’aidait à
faire. En d’autres termes, l’idée d’un projet de « théorie générale » différé par
Austin faute de temps mais réalisé par ses successeurs a sans doute quelque
chose de rassurant, pour autant qu’elle paraît définitivement arrimer son œuvre
sur le terrain d’une science et la sauver ainsi de critiques formulées de
l’extérieur. Pourtant, à mesure qu’il cherche à prouver que ladite théorie a
résolu les problèmes soulevés par Austin à propos de ses principales découvertes
tout en laissant clairement entendre qu’il s’agit là en quelque sorte d’une affaire
de famille à laquelle des étrangers n’ont pas à se mêler, Searle en vient à
montrer que ces problèmes n’en étaient au fond pas ou étaient mal construits
par Austin lui-même ; au risque de finalement atténuer l’importance de ses
découvertes : différences entre discours sérieux et non sérieux, énonciations
réussies ou ratées, langages naturel et fictionnel… Revenant pour conclure à la
perspective ouverte au début de son texte, on finit par se demander s’il n’a pas
refermé l’espace d’une confrontation entre deux traditions philosophiques
dégagé à sa manière par Derrida et si ce n’est pas par effet de cet acte qu’un
risque existe que celle-ci never quite takes place. Lorsque Searle reprendra la
question de l’intentionnalité pour la traiter en restant strictement à l’intérieur
de la tradition philosophique héritée d’Austin, il affichera un désintérêt teinté
d’un peu de mépris pour l’autre41. La philosophie « continentale » devrait-elle
alors tenter de prendre sa revanche ? Ou peut-on continuer de rêver à une
authentique confrontation ? C’est à partir de ces questions qu’il faut entrer
dans la réponse de Derrida à cette réplique conduite en stratège et formulée sur
un ton guerrier.

DERRIDA/DERRIDA :
UN CERTAIN CLASSICISME

Limited Inc. a b c… : la réponse de Derrida à Searle se situe au minimum un


ton en dessous, celui de l’ironie. Ce dernier était agressif et autoritaire,
l’accusant d’incompétence et au fond de falsification de l’œuvre d’Austin ; lui
s’amuse un moment en jouant sur des (prête-) noms, la présence d’un
copyright et des effets de signature ; mais il promet vite d’être « sérieux », en
rongeant le never quite de Searle au sujet de la « confrontation » entre deux
« éminentes traditions philosophiques ». On connaît déjà la topographie du
terrain qu’il reconstruit pour analyser cette dernière : « Ce qui n’a peut-être pas
tout à fait lieu semble se passer, pour prendre des repères géographiques dans
un champ qui déjoue la cartographie, à mi-chemin entre la Californie et
l’Europe, un peu comme le Channel serait à mi-chemin entre Oxford et
Paris42. » Puis il avance ce que l’on pouvait imaginer qu’il voudrait faire :
chercher à montrer que ces « fronts » ne sont pas toujours ce que l’on croit, en
l’occurrence que Searle est plus « continental et parisien » que lui43. Mais ne
nous rassurons pas trop vite en pensant tout prévoir. Selon Derrida lui-même,
son texte est d’une lecture « malaisée » pour autant qu’écrit « au moins sur deux
portées à la fois » : l’une sur laquelle il « tente de se soumettre aux normes les
plus exigeantes d’une discussion philosophique classique », en répondant point
par point « de façon aussi honnête et rationnelle que possible » aux arguments
de Searle ; l’autre au fil de laquelle il use de gestes discursifs et de procédés
d’écriture cherchant à illustrer comme par des exemples vivants ce qu’il veut
démontrer, à savoir la nécessité de questionner les oppositions conceptuelles
que Searle lui assène comme acquises44. À quoi s’ajoute que Derrida annonce
que rien n’était simple dès le départ du point de vue topographique : « Je me
sens à beaucoup d’égards très proche d’Austin, intéressé par lui et redevable à sa
problématique » ; « Quand j’avance des questions ou des objections, c’est
toujours au moment où je reconnais dans la théorie austinienne les
présupposés les plus tenaces, les plus solides aussi, de la tradition métaphysique
la plus continentale » (p. 78). La seule possibilité de se faciliter un peu la tâche
est d’aller vite là où l’essentiel se joue, c’est-à-dire à l’endroit où Derrida
commence à répondre aux propos de Searle sur un « Austin de Derrida » rendu
« méconnaissable » et « presque sans rapport avec l’original »45.
Non sans avoir redit que son rapport à Austin est « loin d’être simple ou
simplement critique » pour autant que son œuvre lui paraît « neuve, nécessaire
et féconde », Derrida va droit au point que l’on pourrait dire épistémologique
du conflit que Searle veut avant tout disciplinaire : celui des raisons de la mise
à l’écart par Austin de la « théorie générale » qui lui permettrait sans doute de
traiter ce qu’il appelait « échecs » et « accidents “malheureux” » des actes de
langage46. Voici comment il formule ce qu’était son intention : « Le propos de
Sec était moins de critiquer telle ou telle analyse austinienne que de montrer en
quoi la “théorie générale” dans laquelle Austin dit qu’il ne “veut pas entrer ici”
ne pourrait être une simple extension ultérieure, un développement qu’on peut
faire attendre pour des raisons stratégiques ou méthodologiques : mais qu’elles
devraient être au contraire une réélaboration de l’axiomatique ou des prémisses
mêmes. » Rappelons brièvement l’argument de Searle à ce sujet, pour mieux
comprendre la réponse de Derrida : Austin ne différait la « théorie générale »
que de façon « préliminaire » et en fonction d’une « stratégie de recherche », ce
que prouve « l’histoire de la discipline » par le fait qu’elle a été réalisée après
lui ; résoudre la question des « échecs » obligerait à remettre en cause les
présupposés de la démarche censée aboutir sans difficultés à une telle théorie,
ou si l’on préfère ses conditions de possibilité. Derrida diffère toutefois le
traitement de ce problème qui revient à savoir s’il est purement et simplement
question de méthode ou s’il peut y avoir là quelque chose qui relève d’une
manière ou d’une autre de la métaphysique, pour s’arrêter sur le point
d’ancrage du litige : selon Searle identifiant une « incroyable accusation
(extraordinary charge) », Derrida reprocherait à Austin d’avoir nié la possibilité
que des énoncés performatifs soient cités. Affirmant qu’il accuse pour la
première fois quelqu’un de « tromper ou de se tromper », Derrida se prépare à
montrer que ce que Searle lui prête est une « falsification massive » de son
propos, autrement dit qu’il n’a jamais proféré une telle « énormité » (p. 161-
162).
L’insistance de Derrida sur cette question est sans aucun doute justifiée par
sa dramatisation de la part de Searle. On peut toutefois se dire qu’elle cherche à
éclairer rétrospectivement un point sans doute insuffisamment élucidé ou du
moins exposé de façon trop elliptique, ce que Derrida concède en quelque
sorte lorsqu’il demande que l’on revienne à « la littéralité du texte ». Tel est
donc ce qu’il fait, en respectant la clause première d’une éthique de la
discussion, à savoir reproduire toutes les pièces du dossier : le passage de
Quand dire, c’est faire sur lequel porte le conflit ; la page entière de « Signature
événement contexte » dans laquelle il est commenté ; le propos de Searle sur
l’« incroyable accusation » qui y serait proférée. Il vaut la peine sur cette
question décisive de l’imiter. Soit tout d’abord le texte d’Austin : « En tant
qu’énonciation, nos performatifs sont exposés également à certaines espèces de
maux qui atteignent toute énonciation. Ces maux-là aussi — encore qu’on
puisse les situer dans une théorie plus générale — nous voulons expressément
les exclure de notre présent propos. Je pense à celui-ci par exemple : une
énonciation performative sera creuse ou vide d’une façon particulière si, par
exemple, elle est formée par un acteur sur la scène, ou introduite dans un
poème, ou émise dans un soliloque. Mais cela s’applique de façon analogue à
quelque énonciation que ce soit ; il s’agit d’un revirement (sea-change) dû à des
circonstances spéciales. Il est clair qu’en de telles circonstances le langage n’est
pas employé sérieusement <souligné par J.D.> et de manière particulière, mais
qu’il s’agit d’un usage parasitaire par rapport à l’usage normal — parasitisme
dont l’étude relève du domaine des étiolements du langage. Tout cela, nous
l’excluons donc de notre étude. Nos énonciations performatives, heureuses ou
non, doivent être entendues comme prononcées dans des circonstances
ordinaires47. » Voici maintenant ce qu’écrivait Derrida, avant puis après la
citation : « Le deuxième acte de cette exclusion concerne plus directement
notre propos. Il s’agit justement de la possibilité pour toute énonciation
performative (et a priori pour toute autre) d’être citée. Or Austin exclut cette
éventualité (et la théorie générale qui en rendrait compte) avec une sorte
d’acharnement latéral, latéralisant, mais d’autant plus significatif. Il insiste sur
le fait que cette possibilité reste anormale, parasitaire, qu’elle constitue une
sorte d’exténuation, voire d’agonie du langage qu’il faut fortement tenir à
distance ou dont il faut résolument se détourner. Et le concept de l’“ordinaire”,
donc de “langage ordinaire” auquel il fait alors recours est bien marqué par
cette exclusion » ; « Austin exclut donc, avec tout ce qu’il appelle le sea-change,
le “non-sérieux”, le “parasitage”, l’“étiolement”, le “non-ordinaire” (et avec
toute la théorie générale qui, en rendant compte, ne serait plus commandée par
ces oppositions), ce dont il reconnaît pourtant comme la possibilité ouverte à toute
énonciation ». Reproduisant le passage qui précédait la citation d’Austin,
Derrida a souligné deux mots qui ne l’étaient pas dans le texte original :
« possibilité » et « éventualité ». C’est sur eux que repose sa réponse à la Reply
de Searle : « Derrida a complètement mésinterprété le statut de l’exclusion par
Austin des formes parasitaires de discours de ses recherches préliminaires sur les
actes de langage. »
Il fallait prendre la peine de fournir toutes ces pièces pour être en mesure
d’apprécier la défense de Derrida : « Nulle part Sec ne dit ni même ne suggère
qu’Austin exclut that performative utterances can be quoted. Comment Sec
aurait-elle pu avancer une telle énormité tout en citant de longs passages
d’Austin où une telle possibilité est admise et même admise comme toujours
ouverte ? » (p. 164). Derrida veut donc convaincre qu’il n’a jamais nié le fait
qu’Austin « évoque la possibilité pour un performatif d’être cité » ; qu’il voulait
souligner le fait qu’aussitôt posée cette « possibilité » celui-ci en écarte
l’« éventualité » afin de « purifier son analyse » ; qu’en tout état de cause elle est
traitée comme « parasitaire » et ne relevant pas d’un usage « normal » ou
« sérieux » du langage. En d’autres termes, Austin propose une « fiction
théorique » pour en quelque sorte se faciliter la tâche et pour le défendre contre
ce qu’il perçoit comme une « extraordinaire accusation », Searle avance des
arguments enfermés dans « l’autisme le plus entêté ». De quoi s’agit-il ? On se
souvient du principal argument de Searle : Derrida croit percevoir une
« exclusion métaphysique » là où Austin n’agissait qu’en fonction d’une
« stratégie de recherche » ; ce dernier « a vu à juste titre qu’il fallait remettre
l’examen d’un ensemble de questions concernant le discours parasitaire, jusqu’à
ce qu’on ait répondu à un ensemble de questions logiquement antérieur
concernant le discours “sérieux” ». Ce sont précisément les présupposés de la
notion d’un usage « sérieux » du langage et le statut de ce « logiquement
antérieur » que questionne Derrida. En premier lieu, esquissée par Austin et
durcie par Searle, la volonté de déterminer des valeurs « positives » comme le
« sérieux », le « standard », le « normal » ou le « non-parasitaire » est
dogmatique au sens strict du terme : « Elle ne fait même pas appel au sens
commun, seulement à une interprétation restrictive du sens commun qui ne
montre jamais ses titres et ne se soumet jamais à la discussion » (p. 171). Au
regard de la Reply de Searle, mais aussi de l’article de 1975 que celui-ci met en
avant comme ayant résolu le problème du discours parasitaire, on ne peut
qu’être d’accord avec Derrida : l’axiologie qui oppose en les hiérarchisant le
sérieux et le non-sérieux, l’usage normal et le parasitaire ou encore le standard
et l’irrégulier n’est jamais questionnée et toujours avancée comme une nécessité
purement logique. C’est bien ce dernier point que met en avant Searle en
parlant de « stratégie de recherche » et c’est lui aussi que conteste Derrida en
affirmant ne pas croire à la distinction entre « décision stratégique et présupposé
métaphysique » (p. 173). Nous voilà au cœur de l’affaire.
Searle s’offusquait de ce que Derrida puisse voir dans la mise à l’écart par
Austin des « échecs » susceptibles d’affecter les actes de langage le signe de
« difficultés métaphysiques profondes ». Tel est en effet le cas. Pour clarifier ce
point essentiel, Derrida plaisante un peu : en le soulevant, Searle manifeste une
sorte d’angoisse et un « pathos » étranger à Austin lui-même ; ce dernier était
« plus serein, moins nerveux que ses héritiers » ; la façon dont le premier exhibe
un article dans lequel il aurait résolu les problèmes abandonnés par le second
mort trop jeune est « un chef-d’œuvre de rhétorique métaphysico-œdipienne ».
Mais il est comme promis sérieux lorsqu’il cherche à montrer que « plus la
décision métaphysique est assurée, implicite, enfouie, plus l’ordre règne, et le
calme, sur la technicité méthodologique ». Là encore, à lire Searle ici ou ailleurs
on s’accorde aisément avec Derrida pour trouver que la rigueur se confond
souvent avec une technique éludant ou masquant les difficultés
philosophiques. Il reste que l’argument n’est pas fondé sur un sentiment et se
présente sous une forme plus tranchante qu’initialement, pour autant qu’il est
question de mettre au jour dans l’héritage d’Austin non pas un simple « geste
métaphysique parmi d’autres » mais « la requête métaphysique la plus
continue, la plus profonde et la plus puissante » : « Le projet de remonter
stratégiquement, idéalement, à une origine ou une priorité simple, intacte,
normale, pure, propre, pour penser ensuite la dérivation, la complication, la
dégradation, l’accident, etc. Tous les métaphysiciens ont procédé ainsi, de
Platon à Rousseau, de Descartes à Husserl : le bien avant le mal, le positif avant
le négatif, le pur avant l’impur, le simple avant le compliqué, l’essentiel avant
l’accidentel, l’imité avant l’imitant, etc. » (p. 174). Les noms cités ici ne le sont
pas au hasard, tel celui de Husserl avec lequel Derrida entretient une relation
persistante et complexe, en sorte qu’il faudra se souvenir de cette description
du projet de la métaphysique au moment d’entrer dans sa controverse avec
Habermas. Mais pour l’heure tout n’est pas dit et Derrida prend encore du
temps pour achever sa réponse.
Un instant, il concède un point à Searle : « Austin avait, à l’état implicite,
une théorie générale » (p. 176). Mais c’est pour aussitôt montrer que tant sous
sa forme « présupposée » par Austin que dans celle censée être complète chez
Searle, cette théorie ne permet pas « d’intégrer ce qu’elle commençait par
exclure, fût-ce stratégiquement, au nom des concepts, valeurs, axiomes
métaphysiques sur lesquels (elle) se construisait ». Là encore, Derrida est
convainquant lorsqu’il affirme que l’article de Searle censé avoir résolu le
problème d’Austin concernant le statut du parasitisme n’apporte rien, pour
autant qu’il le met une nouvelle fois de côté avec une sorte d’insouciance :
« L’analyse précédente laisse sans réponse une question essentielle ; à quoi bon
(why bother) ? En d’autres termes, pourquoi attacher tant d’importance et
consacrer tant d’efforts à des textes contenant des actes de langage qui, dans
leur majorité, sont feints48 ? » Mais l’intérêt de Derrida n’est pas
principalement de prendre Searle au piège sur ce point, plutôt de passer pour
s’y arrêter brièvement à la deuxième objection de ce dernier, toujours au sujet
du parasitisme. On se souvient de ce que celle-ci était brève et reposait sur une
sorte de caricature du propos de Derrida, selon laquelle il reprocherait à Austin
un « jugement moral » consistant à penser que « le parasite vit peu ou prou aux
dépens de son hôte », à quoi Searle opposait qu’il n’est question en l’affaire que
de « dépendance logique ». Avec malveillance ou naïveté, Searle voyait entre les
lignes du texte de Derrida une idée simplement esquissée et qui méritait en
effet d’être développée. La voici, sous une forme cette fois explicite : « Je crois
que la théorie des speech acts est, en son fond et pour ce qui est le plus fécond,
le plus rigoureux, le plus intéressant (car je rappelle qu’elle m’intéresse
beaucoup), une théorie du droit, de la convention, de la morale politique, de la
politique comme morale. Elle décrit (dans la meilleure tradition kantienne,
Austin le reconnaît quelque part) les conditions pures d’un discours éthico-
politique, dans ce qui lie son intentionnalité à une conventionnalité ou à une
règle » (p. 180). On pourrait toutefois se sentir presque frustré de ce que
Derrida ne la développe pas davantage, c’est-à-dire au-delà de ce qu’elle clarifie
au sein de sa discussion d’Austin : le fait que les idéalisations censées n’être
voulues qu’à des fins de pureté analytique comportent des enjeux
classiquement pris en charge par la métaphysique et qui continuent de dessiner
l’horizon de quelques-uns de ses meilleurs critiques, que l’on songe seulement à
Husserl49. Mais voilà, c’est ainsi : Searle n’avait pas tort de soulever cette
question ; Derrida pouvait bien se contenter d’une sorte de formalisation de sa
réponse ; resterait à savoir s’il y a là de quoi faire avancer la confrontation
supposée entre deux grandes traditions philosophiques.
Quoi qu’il en soit encore, nous pouvons considérer être parvenus pour
l’essentiel au bout de la réponse de Derrida à Searle pour ce qui concerne
directement le conflit autour d’Austin. Il avait promis d’être « sérieux » et il
faut lui faire droit de l’avoir été, au fil d’arguments visant à récuser les
accusations de son objecteur tout en clarifiant certaines de ses analyses et la
perspective dans laquelle s’inscrivait sa lecture de Quand dire, c’est faire.
S’agissant du ton employé, voici ce qu’il écrirait a posteriori : « Je savais, en
l’écrivant, que ma réponse à Searle n’était pas sans agressivité (…). Je perçois
encore aujourd’hui dans cette violence, la mienne, le souci très clair, et, je
l’espère, distinctement formulé, de percevoir et de donner à analyser la
brutalité avec laquelle, sous des dehors parfois très manifestes, Searle m’avait lu,
avait plutôt évité de me lire et de chercher à me comprendre »50. Entre-temps,
Searle n’était jamais revenu directement sur cette affaire, refusant en outre que
son texte soit repris dans le volume qui en rassemble toutes les pièces. Mais il
l’avait fait latéralement et avec une extrême violence, au travers d’une critique
assassine d’un livre consacré à Derrida. Voici ce qu’il écrivait notamment :
« Michel Foucault me décrivit une fois la prose de Derrida comme
“obscurantisme terroriste”. Le texte est écrit de façon si obscure que vous ne
pouvez pas exactement discerner qu’elle est sa thèse (d’où “obscurantisme”) et
quand on le critique, l’auteur dit “Vous m’avez mal compris ; vous êtes idiot”
(d’où “terroriste”) »51. Alors que se confirme le fait que dans sa guerre Searle
employait tous les moyens de mise à mort, Derrida peut à bon droit préciser ce
qu’il voulait faire au travers de sa réponse et cherche toujours à souligner en
revenant une dernière fois sur le conflit : « Je voulais montrer en quoi certaines
pratiques de la politesse et de l’impolitesse académique pouvaient donner cours
à une forme de brutalité que je désapprouve et voulais désarmer à ma manière.
De façon encore plus générale, peut-être plus essentielle, j’aurais voulu donner
à lire l’axiomatique (philosophique, éthique, politique) cachée sous le code de
la discussion académique » ; « Politesse et politique, voilà quel aurait pu être le
sous-titre de Limited Inc… » (p. 205)52. En tout état de cause, il était clair dès
le départ que le ton de la Reply de Searle n’était pas celui d’une invitation à la
discussion laissant ouverte durant la guerre la possibilité d’une paix future. Il
est donc acquis qu’il arrive que l’on entende un ton guerrier en philosophie, ce
qui ne doit cependant pas empêcher la recherche d’expressions d’une
authentique ligne de fronts philosophiques. Telle est l’occasion que donne une
dernière fois un texte opportunément titré « Vers une éthique de la
discussion ».
La première question posée à Derrida soulève un problème considérable à
partir d’un point que l’on n’avait pas traité de façon complète pour autant qu’il
n’entrait qu’incidemment dans le conflit au sujet d’Austin. La voici :
« Quelques critiques américains de votre travail (dont Searle) vous accusent de
monter une sorte de choix, dans la forme du “tout ou rien”, entre réalisation
pure de la présence à soi d’une part et libre jeu total ou indécidabilité d’autre
part » (p. 207). De quoi s’agit-il ? Sur le fond, ou si l’on préfère pour ce qui
concerne l’objet mis en avant, du problème de l’intentionnalité : faut-il penser
ou pas qu’un acte d’énonciation manifeste une intention parfaitement
volontaire et consciente du locuteur ? Mais Derrida est moins immédiatement
invité à revenir sur cette question qu’à discuter la façon dont il la construit et
les conditions qu’il semble poser quant à la possibilité d’obtenir une réponse
satisfaisante. Il est donc supposé requérir que l’on dise « oui » ou « non » et
soupçonné de prêter à ceux qu’il critique la volonté caractéristique de la
métaphysique de saisir un état de « pureté idéale » du langage, ce afin de
montrer qu’ils ne peuvent y parvenir et leur opposer le fait que le phénomène
demeure donc « indéterminé », avec ce que cela implique du point de vue du
statut du sens dans l’interprétation des textes littéraires ou autres et de celui de
la vérité dans une théorie plus générale de la connaissance. Précisons enfin à
partir de qui et comment la question est posée : « Searle vous associe à cette
présupposition “assez étrangement dérivée du positivisme logique” selon
laquelle “quand on ne peut rendre une distinction rigoureuse et précise, ce n’est
en rien une distinction réelle”53. » Disons d’ores et déjà que la réponse de
Derrida sera en quelque sorte « non » et « oui ».
« Non » tout d’abord, puisque s’agissant de l’objet mis en avant Derrida
affirme n’avoir jamais imposé un choix de forme « tout ou rien » entre
« réalisation pure de la présence à soi » et « libre jeu total (complete freeplay) »,
notion qu’il estime « surévaluée » par ceux qui travaillent à partir de lui aux
États-Unis ; en d’autres termes avoir toujours refusé d’entrer dans une
concurrence entre « pathos de l’indécision ou de l’indécibilité » et « pathos
symétrique de la “pure présence à soi” »54. Mais « oui » pourtant, puisque sur
un plan plus large il reprend provisoirement à son propre compte ce qu’il
cherche à questionner comme présupposé chez les auteurs qu’il discute :
« Quelque chose, dans l’axiomatique métaphysique que j’interroge, se confond
avec l’exigence de la logique rationnelle et de la philosophie comme science
rigoureuse. Tout concept qui prétend à quelque rigueur implique l’alternative
du “tout ou rien” » ; « Il est impossible ou illégitime de former un concept
philosophique hors de cette logique du tout ou rien » ; « Quand on traite un
concept comme concept, je crois qu’on doit se soumettre à la logique du tout
ou rien. Je tâche toujours de le faire et je crois qu’il faut toujours le faire »
(p. 210-211). Derrida dira plus loin en écho à ce propos qu’il reste lui-même
de ce point de vue un « philosophe classique » (p. 226) et l’on perçoit déjà la
présence de Husserl dans l’allusion à l’idée de la philosophie comme « science
rigoureuse ». Mais ce qui lui importe pour l’instant est de revenir un moment
vers sa réponse à la Reply de Searle, pour montrer que celui-ci pratique
ouvertement ce qu’il lui reproche de faire pour autant qu’« étrangement dérivé
du positivisme logique ». Dans cette réponse, Derrida citait à propos de la
notion de discours « sérieux » un passage du livre de Searle sur les actes de
langage et il le fait de nouveau : « Certaines formes d’analyse, et spécialement
l’analyse qui fait apparaître des conditions nécessaires et suffisantes supposent
vraisemblablement, à des degrés divers, une certaine idéalisation du concept
analysé » ; « Cette méthode qui consiste à construire un modèle idéal est
analogue à la façon dont la plupart des sciences construisent une théorie » ;
« Sans abstraction et sans idéalisation il n’y a pas de systématisation possible »55.
Dans la réponse à la Reply de Searle, il s’agissait de fournir un élément de la
question récurrente d’une adhésion plus profonde chez celui-ci que chez Austin
aux présupposés de la métaphysique : « Dans un geste dont la rigueur et la
logique paraissent toutes classiques, consonnant avec des exigences auxquelles
la philosophie a toujours voulu répondre, de Platon à Rousseau, de Kant à
Husserl, Searle reconnaît la nécessité d’une “idéalisation du concept analysé”. »
Au travers du sur-commentaire désormais proposé, il est question de montrer
que Searle ne peut reprocher à Derrida un certain usage de la notion de
« pureté idéale » du langage sur laquelle repose toute son investigation, non
plus que l’idée de choix entre « tout ou rien » qu’elle implique : « C’est bien
Searle qui le dit, un speech act doit être sérieux ou non, littéral ou non,
intentionnel ou non : “ou… ou”, “oui ou non”, “all or nothing” » (p. 217).
Faudrait-il voir dans l’écart entre la première réponse à Searle et celle qui est
fournie au travers de son commentaire le signe d’une difficulté de Derrida à se
situer vis-à-vis du problème qu’il pose inlassablement au sujet du rapport à la
tradition philosophique et pour utiliser le terme qui semble blesser la
métaphysique ? Il lui faut à coup sûr s’expliquer sur ce qui ressemble à une
réponse de forme oui et non aux questions qu’il soulève. Mais on va voir que
sans rien céder sur le fond d’un argument qui lui non plus ne relève pas de la
logique du « tout ou rien », il va éclairer de l’intérieur une démarche
philosophique plus complexe qu’il n’y paraît en esquissant une sorte de
programme qui pourra surprendre. Derrida semble donc faire une concession
au sujet de l’idéalisation des concepts en admettant reconnaître « une certaine
nécessité, voire une certaine légitimité de l’exigence classique définie par
Searle » (p. 214). Quelles étaient alors et en quoi demeurent ses objections ?
Elles visaient avant tout la justification par Searle d’une « idéalisation » à partir
d’une « analogie » entre la théorie du langage et toute autre théorie scientifique.
Il y a là si l’on veut une critique du scientisme et la mise en avant d’une
épistémologie plus sophistiquée : « Il n’est pas sûr que ce que l’on appelle le
langage ou les speech acts se laisse jamais épuiser dans sa détermination par une
science ou une théorie de part en part objectives » ; « Il est plus “scientifique”
de tenir compte de cette limite, s’il y en a une, et de repenser à partir de là tels
ou tels concepts reçus de la “science” et de l’“objectivité” ». Derrida admet que
cette objection demeure interne à l’axiomatique de l’idéalisation pour autant
qu’elle cherche moins à l’annuler, la contourner ou la dépasser qu’à simplement
la limiter. Mais telle est bien son idée, qui conduit à une sorte de programme
en passant par une maxime élémentaire : « Si les choses étaient simples, cela se
saurait, comme on dit couramment en français. Voilà une de mes devises, et
une devise pour ce que je crois être l’esprit d’un enlightenment accordé à notre
temps. Ceux qui veulent simplifier à tout prix et crient à l’obscurité parce qu’ils
ne reconnaissent pas les clartés de leur good old Aufklärung sont à mes yeux des
dogmatiques dangereux et d’ennuyeux obscurantistes. Aussi dangereux (par
exemple en politique) sont ceux qui veulent purifier à tout prix » (p. 216).
Entendons donc que Derrida dit « oui » à la nécessité d’un certain degré
d’idéalisation des concepts comme geste classique et incontournable de la
philosophie et « non » à sa pratique lorsqu’elle conduit à des simplifications
similaires à celle de Searle gommant le problème des « échecs » de la
communication posé par Austin en réduisant la « théorie générale » à la
description des cas « standards » ou « sérieux » d’utilisation du langage.
Cette sorte d’autoportrait de Derrida en homme des Lumières seulement
invitées à n’être pas dogmatiques ou à demeurer critiques d’elles-mêmes
devrait-il surprendre ? On ne pourra tenter de répondre que beaucoup plus
tard et il faut pour l’heure revenir à la première question qui lui est posée,
toujours à propos du conflit avec Searle et au sujet de l’intentionnalité. Celle-ci
s’attache à cette déclaration issue de la réponse à ce dernier sur le traitement du
problème dans « Signature événement contexte » : « À aucun moment Sec n’a
allégué l’absence, l’absence simple de l’intentionnalité. Ni la rupture, la rupture
simple ou radicale avec l’intentionnalité. Ce qui y est mis en question, ce n’est
pas l’intention ou l’intentionnalité mais leur telos, ce qui en oriente et organise
le mouvement, la possibilité de leur accomplissement, de leur remplissement,
de leur plénitude actuelle et présente, présente à soi, identique à soi » (p. 110).
Voici ce à quoi Derrida est invité à répondre : « Mais dans quelle mesure Searle
et Austin (ou la tradition plus “sécularisée” des philosophes du langage depuis
Wittgenstein) attribuent-ils à l’intention une telle convoitise de plénitude
métaphysique ? Ne pourraient-ils pas objecter que l’intention n’implique pas
nécessairement la pure plénitude, qu’ils la traitent simplement comme un
concept pragmatique ? » (p. 208). La réponse de Derrida se situe sur deux
plans. Celui tout d’abord d’un retour sur la théorie de l’intentionnalité
développée par Searle. Oui, celui-ci défend un concept en quelque sorte pur de
l’intentionnalité lorsqu’il écrit dans sa Reply que l’on ne peut y échapper dans la
mesure où « une phrase douée de sens n’est autre qu’une possibilité permanente
d’accomplir l’acte de langage (intentionnel) correspondant », ou encore que
« naturellement, les phrases du discours littéral sérieux sont précisément la
réalisation d’intentions ; ce n’est pas dire qu’il existe un hiatus (gulf) entre
l’intention illocutoire et son expression » (p. 202 ; p. 13). Au travers de la
notion de « réalisation » ou d’« accomplissement (fulfillment) », Searle met
donc bien en avant un telos de l’intentionnalité et il s’agit effectivement là
d’une « prétention métaphysique (metaphysical claim) ». On peut une fois de
plus s’étonner de ce que déclare Derrida au sujet de cette « téléologie
intentionnaliste » qui relève de la logique du « tout ou rien » à laquelle on lui
reproche d’adhérer : « En fait, non seulement je trouve que cette logique est
forte et que dans le langage et l’analyse conceptuelle il la faut, il faut (ce “il
faut” traduit la fidélité de mon amour pour la philosophie) la maintenir contre
toute confusion empirique, mais jusqu’au point où la même exigence de
rigueur oblige à transformer ou compliquer la structure de ladite logique »
(p. 221-222). Mais doit-on encore être surpris ? Plus vraiment, puisqu’il avait
déjà admis que la logique du « tout ou rien » puis une certaine forme
d’« idéalisation » des concepts étaient nécessaires à tout travail philosophique et
qu’il n’est une troisième fois pas question de supprimer ce qui est en cause,
mais de lui trouver une limite par un geste que l’on pourrait dire classiquement
critique. On se demande toutefois jusqu’où le conduira son « amour de la
philosophie » pour ce qui concerne la « prétention métaphysique » qu’il dit
impliquée dans ce à quoi il affirme continuer d’adhérer.
Sur cette question décisive pour cette discussion et au-delà, Derrida est à la
fois extrêmement précis dans sa référence et un peu élusif quant à sa propre
position. Il s’agit donc de savoir ce qu’il en est du reproche fait en l’occurrence
à Searle mais aussi à d’autres de façon plus générale de préserver qu’il(s) le
veuille(nt) ou non une « prétention métaphysique », comme lorsque par
exemple est visée la « réalisation » ou la « plénitude actuelle et présente » de
l’intention. Voici la réponse de Derrida : « Metaphysical claim ne signifie pas
ici, en tout cas pas dans mon esprit, une vaine ou obscure spéculation. C’est
par exemple la structure décrite par Husserl dans les Recherches logiques, selon
un geste phénoménologique rigoureux. Searle lui doit beaucoup, qu’il le sache,
le reconnaisse ou non. Husserl distingue sa phénoménologie d’une
métaphysique spéculative mais non de toute métaphysique, et je crois pour ma
part que sa phénoménologie est une grande métaphysique » (p. 218). Sous la
plume de Derrida, la référence à Husserl n’est jamais faite au hasard et ne
constitue en tout état de cause pas un affront. Mais on se souvient qu’il était
allé plus loin sur ce terrain miné, comme lorsqu’il écrivait ceci tout à la fin de
« Signature événement contexte » : « Il n’y a pas de concept métaphysique en
soi. Il y a un travail — métaphysique ou non — sur des systèmes conceptuels »
(p. 50). Commentant ce propos, on avait noté que quelqu’un comme
Habermas pourrait y voir un défaut de rupture avec la métaphysique et l’on
peut désormais se demander si celui-ci ne verrait pas dans l’adhésion même
critique à la logique d’idéalisation des concepts ou à la notion d’intention les
traces d’une dépendance à l’égard de la philosophie du sujet. Toujours est-il
qu’en quelque sorte Derrida persiste et signe en avouant sans mauvaise grâce
demeurer un « philosophe classique » (p. 226) tout comme en évoquant l’idée
d’une nouvelle Aufklärung critique, ce que confirme in fine sa réponse à ce qui
était de la part de Searle une accusation : le fait de partager un présupposé
« assez étrangement dérivé du positivisme logique » selon lequel « quand on ne
peut pas rendre une distinction rigoureuse et précise, ce n’est en rien une
distinction réelle ».
Derrida voit dans cette accusation la plus « ahurissante », « incroyable » et
finalement « incompréhensible » de toutes celles proférées contre lui par Searle.
On doit savoir que chez ce dernier, le positivisme logique est une figure
repoussoir pour autant que cela contre quoi lui-même et le courant
philosophique au nom duquel il veut parler se sont constitués. Derrida perçoit
ici un procédé rhétorique consistant à vouloir discréditer ses arguments en
attribuant l’exigence d’une « distinction rigoureuse et précise » à un courant
philosophique que l’on estime à la fois « circonscrit » et « périmé » mais aussi
étranger à son « style ». En d’autres termes, Searle suggère que Derrida est à la
fois dans une position paradoxale pour autant qu’adhérant sans le savoir à la
thèse d’une tradition qu’il est censé récuser tant sur le fond qu’au travers de sa
propre écriture philosophique peu soucieuse de rigueur, et fautif dans la mesure
où cette tradition elle-même est par ailleurs depuis longtemps dépassée. À quoi
Derrida lui-même oppose que l’axiome selon lequel une distinction qui ne
pourrait être rigoureuse doit être abandonnée n’est évidemment pas le propre
d’une seule école de pensée ou d’un seul « style » philosophique, mais de tout
philosophe, logicien ou théoricien depuis qu’il existe des philosophes, des
logiciens et des théoriciens, lançant à Searle le défi de dire le contraire
publiquement en annonçant que dans son propre travail il y renonce (p. 223).
Pour sa part, il persiste et signe une nouvelle fois : « Je le confirme, pour moi,
du point de vue de la théorie et du concept, “quand on ne peut rendre une
distinction rigoureuse et précise, ce n’est en rien une distinction réelle” »
(p. 228).
Il faut s’attarder un peu sur ce point, pour autant qu’il confirme tout en
permettant de le clarifier ce que l’on avait aperçu s’agissant précisément d’un
« style » philosophique plus classique qu’il n’y paraît de Derrida. Comme l’on
peut s’y attendre, il précise qu’il ne saurait faire confiance à « n’importe quelle
distinction de concepts » (p. 230). Voici comment il l’explique : « Quand telle
ou telle opposition conceptuelle n’opère pas distinctement, quand elle ne
fonctionne qu’en raison d’une idéalisation trop “faible” qui se paie par
l’exclusion de tous les phénomènes dits “marginaux” et l’incapacité de décrire
ou de rendre compte de quoi que ce soit, alors, sans renoncer ni au concept ni
à la distinction, sans céder à l’empirisme (…), je crois qu’il faut comprendre ce
qui se passe, analyser les présuppositions du discours, transformer
l’axiomatique, proposer d’autres distinctions conceptuelles et même, si
inquiétant que cela paraisse, une autre “logique” générale. » La toute fin de ce
passage se veut un peu provocatrice, mais le reste pourrait presque stupéfier :
voilà Derrida parlant de l’éventualité d’une idéalisation « trop “faible” »,
maintenant son exigence, appelant à éviter une rechute dans l’empirisme en
(re)construisant une axiomatique, en un mot plaidant en faveur d’une attitude
critique au sens le plus strict, c’est-à-dire celui défendu par Kant, Husserl et
plus près de lui bien que sous un autre mode Habermas. Dans la page suivante,
il va faire allusion à la façon dont il utilise souvent la notion de concept
« “quasi” transcendantal », en affirmant vouloir toujours appartenir à la
catégorie des « hommes des lumières modernes », thème qui deviendra presque
un leitmotiv dans ses derniers livres. Mais pour l’heure, il achève sa réponse à la
première question qui lui était posée en revenant à la déclaration de Searle
selon laquelle il serait faux de considérer sa discussion d’Austin comme une
« confrontation entre deux éminentes traditions philosophiques ».
On se souvient que commentant ce propos, il affirmait se sentir parfois plus
proche d’Austin que d’une certaine tradition philosophique « continentale » et
voir Searle au contraire hériter de celle-ci sans le savoir lorsqu’il évacuait les
problèmes soulevés par le même Austin. Il peut désormais peaufiner sa réponse
en redessinant sa position : « C’est souvent parce que Searle ignore cette
tradition ou prétend n’en tenir aucun compte qu’il en reste aveuglément
prisonnier, répète ses gestes les plus problématiques, se tient en deçà des
questions critiques, pour ne pas dire déconstructives, les plus élémentaires » ;
« C’est parce qu’en apparence du moins je suis plus historien que je suis un
héritier moins passif, plus attentif et plus “déconstructeur” de ladite tradition »
(p. 237). On peut bien entendu souligner ici le motif de la déconstruction,
qu’il faut inscrire dans la perspective inlassablement dessinée de ce que l’on
pourrait désigner comme critique d’une critique insuffisamment critique de la
métaphysique : celle que Derrida oppose à Husserl et Austin tout comme
Habermas la lui opposera. Mais il faut aussi s’arrêter sur ce qui est dit d’une
certaine fidélité à l’héritage de la tradition philosophique « occidentale » ou
« continentale », qui importe tant du point de vue de sa confrontation avec
l’autre que de celui du projet philosophique de Derrida dans son ensemble.
On va voir qu’invité avec insistance à le faire par son interlocuteur, Derrida
viendra sur ce terrain pour dessiner quelques mises au point essentielles. Mais
non sans avoir auparavant répondu à une question posée de façon
volontairement aiguë au sujet d’un très bref passage épineux de la fin de sa
réponse à Searle. Voici le fragment de phrase en cause, au sujet de l’évocation
par ce dernier des règles propres aux actes de langage : « Il y a toujours, en
dernière instance, une police et un tribunal prêts à intervenir chaque fois
qu’une règle (constitutive ou régulatrice, verticale ou non) est invoquée dans
une histoire de signature, d’événement ou de contexte » (p. 195). Puis la
question concernant cette affirmation : « Elle semble dire que toute
spécification de règles et de conventions linguistiques fait le jeu de la police, ou
bien qu’il y a quelque chose de politiquement suspect dans le projet même de
tenter de fixer le contexte des énoncés » (p. 238). C’est peut-être en découvrant
cette question puis en relisant le passage en cause que Derrida s’était dit a
posteriori que sa réponse à Searle « n’était pas sans agressivité » (p. 205).
Puisqu’il est question de contexte et parce qu’en tout état de cause il s’agit là de
la règle de base de tout commentaire, revenons au passage en question. Derrida
répond à la dernière objection de Searle, qui affirme sur un sujet récurrent
défendre une position « exactement contraire » à la sienne : « L’itérabilité des
formes linguistiques facilite les formes particulières de l’intentionnalité qui
caractérisent les actes de langage et elle en est une condition nécessaire. » Il ne
veut plus revenir une fois encore sur ce sujet longuement discuté, mais souhaite
examiner la forme de l’argument de Searle comme « ruse malheureuse » ou
« fiction réussie » : celui-ci lui emprunte l’idée selon laquelle l’itérabilité est une
« condition nécessaire » de l’intentionnalité et prétend qu’elle est « contraire » à
celle qu’il va lui opposer ; lui pourrait exiger le copyright, mais ne le fera pas
pour autant qu’en ce type d’affaire il y a toujours « une police ou un tribunal
prêts à intervenir ». En d’autres termes, Derrida suggère que Searle est coupable
d’un vol avec circonstance aggravée et qu’il pourrait le poursuivre, puis semble
dire que la raison pour laquelle il s’y refuse tient à une hostilité systématique à
l’égard de toute institution juridico-politique. Il faut enfin préciser que tout
cela provient du début d’une longue parenthèse de près de deux pages sur la
question du copyright avec laquelle Derrida avait ouvert sa réponse de façon
ironique en commentant le fait que Searle avait précisément fait apparaître
cette mention juridique sur son propre texte. Au-delà de l’éventuelle agressivité
du propos, il y avait là deux points qui devaient être explicités.
Tout d’abord, Derrida voulait-il dire que toute règle linguistique « fait le jeu
de la police » et apparaît de ce fait « politiquement suspecte » ? Précisons que si
Derrida s’est déjà penché sur le problème du statut de la loi qui est ici latent, ce
n’est que plus tard qu’il en fera un thème majeur de son travail. D’où le fait
qu’il en reste pour l’heure à des propositions tranchées et dénuées d’ambiguïté
mais assez générales et que l’on pourrait dire de principe, comme celles-ci :
« Mon intention n’était pas en premier lieu de déterminer la loi, le tribunal ou
la police comme des pouvoirs politiques répressifs en eux-mêmes » ; « Toute
police n’est pas répressive, pas plus que ne l’est la loi en général, même dans ses
prescriptions négatives, limitatives ou interdictrices » (p. 241). Afin de clarifier
son argument, on pourrait dire qu’il se situait à la charnière entre le problème
juridique de la propriété littéraire et la question propre à une « théorie
générale » du langage dans sa dimension normative. Du côté du droit, il le
précise en rappelant que le fait de revendiquer un copyright implique la
référence à une loi et à l’éventualité de la faire respecter par ses représentants,
reconnaissant ainsi que « le viol, le vol, le parjure, la supercherie sont toujours
possibles ». Du côté de la théorie du langage, il était question de montrer que
dans la description d’une structure « normale », « normative », « centrale » ou
« idéale », on « ne peut ni ne doit » exclure la possibilité de la transgression :
Austin semblait avoir cette idée en tête lorsqu’il renvoyait à une « théorie
générale » le traitement des situations « non sérieuses » ou parasitaires
d’utilisation du langage ; Searle l’a occultée en considérant que le rapport entre
« discours standard » et fiction était de pure « dépendance logique ». D’où le
second point qu’il fallait éclaircir, pour répondre à cette question : en
soulignant la façon dont la « théorie générale » de Searle est strictement
construite sur un principe de normalité du langage, s’agissait-il de prêter à
celui-ci « une politique particulière, répressive ou autre » ? La réponse de
Derrida, qui tout à la fois renvoie à ce qu’il avait écrit puis expliqué de nouveau
sur le statut qu’il accorde à l’axiologie impliquée dans toute théorie et vise la
façon dont Searle utilisait contre lui un propos prêté à Foucault, se veut une
nouvelle fois sans ambiguïté : il n’était pas question de dénoncer comme
politiquement suspectes les présuppositions propres au « noyau théorique » de
la doctrine de Searle, mais de souligner certains aspects de sa pratique « dans sa
manière de discuter, d’argumenter, de polémiquer, dans sa rhétorique et dans
les formes de sa participation à la vie socio-intellectuelle, bref dans les
modalités de sa mise en œuvre dudit noyau théorique » (p. 256-257). Voilà en
quelque sorte ce qui concerne au sens le plus immédiat du terme une « éthique
de la discussion », presque un droit de celle-ci.
Les dernières questions de Gerald Graff soulèvent des problèmes théoriques
très circonscrits et de grande importance, mais le font en renvoyant de manière
allusive à un contexte spécifique qu’il vaut la peine d’éclairer tout en resserrant
la discussion sur ses points essentiels. Il faut se souvenir du fait que la
controverse avec Searle se déroule en terre américaine et s’inscrit sur l’arrière-
plan d’une appropriation particulière de l’œuvre de Derrida et des critiques
qu’elle suscite. On verra bientôt qu’existe là-bas un débat mal connu de ce
côté-ci de l’Atlantique et qui ne concerne rien moins que le statut
authentiquement philosophique ou non de son travail, autrement dit la nature
sérieuse ou pas de celui-ci. Mais pour l’instant, il importe de décrypter la
situation a priori difficile dans laquelle se trouve Derrida : qu’elles soient
formulées dans le sillage de celles de Searle ou d’autres points de vue, les
critiques qui lui sont opposées cherchent à désigner une pratique et un « style »
qui seraient tout à la fois les siens et ceux d’un courant associé à son nom ;
pour se défendre, il cherche à montrer que tout repose sur une caricature de
son œuvre dans un contexte étroit ; mais il ne peut ni ne veut tout dire
ouvertement, pour autant que la première procède d’une interprétation propre
à un certain nombre de ses « amis », tandis que le second est celui dans lequel
est assurée pour une large part sa réception. Deux choses justifient cependant le
fait d’aller directement aux points essentiels en reconstruisant un peu ce long
moment du texte : Derrida trouve l’occasion et prend la peine de s’exprimer de
façon ferme sur des questions décisives, tel le statut de la vérité dans son
travail ; jouant du fait que Habermas l’a moins lu directement qu’au travers
d’un médiateur américain, il lui répond au fil d’une longue note qui court sous
plusieurs pages dans lesquelles il répond à ses détracteurs d’outre-Atlantique.
La première question est encore liée au conflit avec Searle au sujet du statut
qu’il assigne au discours fictionnel et aux usages « parasitaires » du langage. Est
ici implicitement en jeu la façon dont la « déconstruction » est pratiquée aux
États-Unis dans certains départements de littérature pour mettre en avant une
« indétermination (indeterminacy) » du sens des textes qui en rendrait
l’interprétation au sens herméneutique courant impossible. Mais aussi et de
façon plus large l’idée prêtée à Derrida selon laquelle la philosophie, la science,
le droit ou la morale seraient de pures fictions littéraires. Sur ce point visé par
Habermas lorsqu’il critique une inversion du « primat de la logique sur la
rhétorique », Derrida cherche à tracer une ligne précise : « Non que j’assimile
tous les régimes de fiction, non que je considère les lois, les constitutions, la
déclaration des droits de l’homme, la grammaire et le code pénal comme des
romans. Je rappelle seulement que ce ne sont pas des réalités “naturelles” et
qu’elles relèvent du même pouvoir structurel que celui qui donne lieu à des
fictions romanesques ou des inventions mensongères » (p. 243-244). Il s’agit
donc pour lui de maintenir l’idée selon laquelle « la littérature et l’étude de la
littérature ont beaucoup à nous apprendre sur le droit et la loi », tout en faisant
en quelque sorte un signe d’amitié à ceux qui s’inspirent de son travail dans
certaines Law schools. Mais aussi de tenter d’endiguer ce qui ressemblerait à un
usage sauvage de celui-ci conduisant à considérer que tout est fictionnel. Pour
ce faire, il semble admettre que sa formule devenue une sorte de slogan de la
« déconstruction » selon laquelle « il n’y a pas de hors-texte » pouvait être
entendue comme relativiste et ainsi choquer. Il saisit alors l’occasion de préciser
ce à quoi simplement elle invite : « L’attention la plus vive et la plus large
possible au contexte et donc un mouvement incessant de recontextualisation »
(p. 252)56. La précision est importante, pour autant qu’elle canalise une
démarche de questionnement du sens des textes ou de la justification des
institutions qui pourrait sembler infinie et inscrite sur l’horizon d’un
scepticisme touchant au nihilisme. Mais elle est encore loin de dissiper un
certain nombre d’ambiguïtés qui pour être souvent soulevées de façon
caricaturale n’en existent pas moins.
En l’occurrence pragmatique au sens que donne à ce terme la théorie du
langage qui est en discussion, Derrida montre que ses adversaires cherchent à
l’enfermer dans un piège et tente de sortir de celui-ci en le décrivant : « Puisque
le déconstructionniste (c’est-à-dire, n’est-ce pas, le scepticique-relativiste-
nihiliste !) est censé ne pas croire à la vérité, à la stabilité et à l’unité du sens, à
l’intention et au vouloir-dire, comment peut-il nous demander de le lire, lui,
avec pertinence, justesse, rigueur ? » (p. 269). Une nouvelle fois, il faut
entendre qu’il ne serait peut-être pas impossible de trouver chez un certain
nombre de ceux qui font de la déconstruction une sorte de théorie générale
qu’elle ne veut pas être cette vision radicale de l’indétermination qui rendrait
en effet toute discussion impraticable. Mais là encore Derrida se veut ferme, ne
craignant pas cette fois d’être un peu polémique : « Cette définition du
déconstructionniste est fausse (je dis bien fausse : non vraie) et faible ; elle
suppose une mauvaise lecture (je dis bien mauvaise — non bonne) et une
lecture faible de nombreux textes, et aussi des miens, qu’il faut lire si on veut
en parler. » Cherchant donc à se défendre tout en protégeant un certain
nombre de ses « amis » américains dont il désapprouve peut-être les excès de
zèle ou d’enthousiasme, il affirme qu’à ses yeux tant l’interprétation des textes
que la mise au jour des enjeux de pouvoir à l’œuvre dans les institutions
requièrent « des règles de compétence, des critères de discussion et de
consensus, la bonne foi, la lucidité, la rigueur, la critique et même la
pédagogie », disons ce en quoi l’on peut reconnaître les principes de ce que
Habermas nomme « éthique de la discussion ». Il n’est donc pas question de
nier la possibilité d’une « intelligibilité minimale », mais simplement de
reconnaître pour en tirer les conséquences théoriques et pratiques que les
normes de celle-ci « ne sont pas absolues et anhistoriques ». En termes plus
généraux, il devient donc possible pour Derrida de préciser ce qu’il fait et de
tracer la limite qu’il refuse de franchir, tout en dessinant ce que devrait être le
cadre de ce qui se présente comme « déconstruction » en Amérique ou ailleurs :
« Je n’ai jamais mis “radicalement en question des concepts comme la vérité, la
référence et la stabilité des contextes interprétatifs” si “mettre radicalement en
question” veut dire contester qu’il y ait et qu’il doive y avoir de la vérité, de la
référence et des contextes d’interprétation stables. J’ai, ce qui est tout autre
chose, posé des questions que j’espère nécessaires au sujet de la possibilité de
ces choses, de ces valeurs, de ces normes, de cette stabilité » (p. 277-278). Voilà
pour ce qui est cette fois de la justification d’une démarche tantôt suspectée
d’un manque de sérieux philosophique tantôt soupçonnée de complicité avec
les plus controversées des positions qui se rencontrent en philosophie et même
parfois accusée des deux choses en même temps.
Le moment est venu d’esquisser un bilan de cette première guerre dont
Jacques Derrida propose de sortir par le haut avec quelques réflexions au sujet
d’une éthique de la discussion présente ou à venir. Au départ de celle-ci, John
Searle avait provoqué un conflit frontal et d’une grande violence à tout le
moins symbolique, comme lorsqu’il déclarait que son adversaire manifeste « un
penchant affligeant à dire des choses qui sont manifestement fausses ». Puis
relançant le combat de façon indirecte en l’attaquant via un tiers tout en
mobilisant un spectre, il avait à l’évidence transgressé les règles de base d’une
confrontation savante et même de la simple controverse académique : Derrida
était toujours traité en ennemi, visé cette fois au travers d’un livre le
concernant ; un mot de Foucault était censé lui donner le coup de grâce. De
l’autre côté, s’il arrivait à Derrida de pointer en passant des domaines de
convergence et même d’accord avec Searle, il s’agissait moins pour lui de créer
les conditions d’un dialogue que de conduire une stratégie de défense
consistant à montrer qu’il travaille en toute conscience critique avec les
instruments et dans la perspective d’une philosophie dont son contradicteur est
dépendant sans le savoir, à la différence d’Austin dont il se prétend le fils
légitime. Pour autant qu’une discussion suppose au minimum d’être deux et
cherche à créer du consensus ou du moins à réduire des zones de conflits, on
pourrait se dire que toute cette affaire n’était que du temps perdu. Il reste que
même si cela peut donner le sentiment d’être un peu paradoxal, Derrida seul
tout d’abord puis guidé par un interlocuteur engagé mais soucieux de
clarification en est venu à effectuer quelques mises au point importantes, au
travers de l’esquisse d’un autoportrait surprenant mais qui tout à la fois éclaire
ses intentions par-delà ce qui ressemble parfois à des effets de style et dessine
les limites que devraient reconnaître ceux qui s’inspirent de son travail dans le
monde intellectuel où s’est déroulé le conflit.
Tant très bientôt au sujet de la réception et de l’interprétation de l’œuvre de
Derrida en Amérique que plus tard lorsque l’on devra revenir sur le Vieux
Continent pour examiner sa controverse avec Habermas, il faudra se souvenir
de ce qui lui faisait dire qu’il demeure à sa manière un philosophe
« classique » : d’abord pour autant que telle est la question centrale que
soulèvent un certain nombre de ses proches outre-Atlantique ; ensuite parce
que depuis longtemps la discussion philosophique en Europe porte
précisément sur les manières de rompre avec la tradition tout en lui restant en
quelque part cependant fidèle. Rappelons donc qu’au travers de sa réponse à
Searle au sujet d’Austin et surtout à l’occasion du commentaire a posteriori de
celle-ci, il a confirmé continuer d’adhérer aux principes de base et d’utiliser les
instruments les plus éprouvés de la philosophie, tant par « amour » de celle-ci
que pour autant qu’ils demeurent indispensables à tout travail conceptuel.
Ainsi en est-il à ses yeux de la logique du « tout ou rien », qui impose de
renoncer à une distinction qui ne pourrait être considérée comme
« rigoureuse ». Mais aussi de la nécessité d’un certain degré d’« abstraction » et
d’« idéalisation » des concepts, requise y compris au nom de l’idée de
philosophie comme « science rigoureuse » au sens de Husserl. Enfin du
caractère indispensable d’une notion d’intention sans laquelle disparaîtrait celle
de signification et donc toute possibilité d’interprétation des textes ou de
questionnement de la valeur des institutions. Sur un terrain plus sensible
encore, on a noté ici où là qu’il arrivait même à Derrida de jouer avec l’idée
d’une sorte d’attachement à la métaphysique : lorsqu’il précisait que pour lui
une « prétention métaphysique » ne devait pas être entendue comme « vaine ou
obscure spéculation » ; lorsqu’il reconnaissait chez Husserl une « grande
métaphysique », ce qui est pour lui un défaut mais sans doute aussi une source
de fascination ; au moment où il affirmait qu’il n’existe pas de « concept
métaphysique en soi » et sous-entendait qu’importe au fond peu que le travail
conceptuel soit « métaphysique ou non ».
À chacune ou presque des rencontres avec de telles suggestions, on avait
imaginé que Habermas trouverait en elles s’il les découvrait de quoi nourrir son
argument selon lequel la démarche de Derrida relève encore d’une logique de
« l’autodépassement de la métaphysique » qu’il juge pour sa part
insuffisamment critique de la philosophie du sujet. Brûlant un instant les
étapes en passant au-dessus de leur controverse pour évoquer d’un mot la
question des conditions de possibilité de leur rapprochement, on pourrait se
demander si le premier refuserait d’adhérer au projet formulé par le second
d’un « enlightenment accordé à notre temps » et opposé au dogmatisme de ceux
qui demeurent farouchement attachés à leur « good old Aufklärung ». Toujours
est-il qu’au moment de se détourner de la guerre américaine de Jacques
Derrida sans s’éloigner encore de son terrain, il n’est pas absurde d’imaginer
qu’en un sens théorique particulier et selon une certaine manière de la
pratiquer, la démarche qu’il propose n’est pas aussi étrangère qu’il pourrait y
paraître à celle qui prône une fidélité critique à la tradition critique des
Lumières, ce qu’il souhaite peut-être laisser entendre lorsqu’il avance que la
« déconstruction » bien comprise est « un hommage respectueux à une
nouvelle, très nouvelle Aufklärung » (p. 261). Pour avoir permis que soit
soulevée une telle hypothèse, l’affrontement avec Searle pourrait n’avoir pas été
pure perte de temps. Il faudra certes garder à l’oreille un ton guerrier rarement
entendu en philosophie, ne serait-ce que pour bien écouter celui du conflit
avec Habermas. Avant d’y venir, restons encore un peu en Amérique, sans
perdre de vue le problème des territoires de la philosophie et pour jeter un
coup d’œil sur des façons originales de considérer ses finalités et ses styles,
autrement dit la question de son sérieux.

1. Voir Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité (1985), trad. Christian


Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1988, p. 191-
248 (le chapitre s’intitule « La surenchère de la philosophie de l’origine temporalisée : la critique du
phonocentrisme par Derrida »).
2. Voir Jonathan Culler, On Deconstruction. Theory and Criticism after Structuralism, Ithaca, New
York, Cornell University Press, 1982. Ce livre a été l’objet d’une critique féroce de John Searle sur
laquelle on reviendra : « The Word Turned Upside Down », New York Review of Books, vol. 30, no 16,
27 octobre 1983.
3. Voir Glyph, no 1, 1977. En l’occurrence « voir » est presque une clause de style au regard du
caractère particulièrement confidentiel de cette revue. De fait, le texte de Searle est pratiquement
inaccessible au lecteur anglophone, pour autant que son auteur n’a jamais souhaité le reprendre dans un
recueil et a refusé sa publication dans le livre de Derrida qui contiendrait finalement toutes les autres
pièces du dossier. De par la volonté de son auteur, il est pour ainsi dire subtilisé à la sphère publique de la
discussion. Les choses sont un peu différentes pour le lecteur français, puisque le petit texte de Searle
existe en traduction : John R. Searle, Pour réitérer les différences. Réponse à Jacques Derrida, traduit et
présenté par Joëlle Proust, Paris, Éditions de l’Éclat, coll. Tiré à part, 1991 (on peut noter que reply dans
ce contexte a plutôt le sens de « réplique »). Deuxième chance du lecteur français : avec un petit effort, il
pourra accéder à l’orignal de Searle, puisque la revue d’où il est issu est disponible à la Bibliothèque
nationale de France : « Reiterating the Differences. A Reply to Derrida », Glyph, no 1, 1977, p. 198-208.
4. Jacques Derrida, LIMITED INC. a b c…, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University
Press, 1977.
5. Jacques Derrida, Limited Inc., Evanston (Ill.), Northwestern University Press, 1988. La pièce
manquante (le texte de Searle intitulé « Reiterating the Differences ») est remplacée par un résumé de
quelques pages réalisé par Gerald Graff. Il faudrait encore deux ans pour que l’ensemble du dossier existe
en français : Jacques Derrida, Limited Inc., présentation et traduction par Élisabeth Weber, Paris, Galilée,
1990. La postface « Vers une éthique de la discussion » est constituée de réponses à une série de questions
écrites de Gerald Graff concernant la polémique dans son entier, ce qui inclut les critiques de Habermas.
6. À partir de ce point et pour les pages qui viennent, se posent deux problèmes qui relèvent de
l’éthique de la discussion. En un sens, le dossier de celle-ci est complet dans la version définitive de
Limited Inc., sous une forme conforme à la volonté de chacun des protagonistes : celle de Derrida,
consistant à reproduire sans modifications la pièce à l’origine du litige (le chapitre de Marges, 1972) et sa
réponse à la Reply de Searle (1977) en leur ajoutant un commentaire a posteriori (« Vers une éthique de la
discussion », 1988 en anglais / 1990 en français) ; celle de Searle, consistant à refuser la reproduction de
son propre texte. Au regard des pièces rendues disponibles dans l’espace de la discussion, il serait donc en
quelque sorte logique de ne citer Searle qu’à partir des citations de Derrida (ce que l’on fera, entre
parenthèses dans le corps du texte, en conservant les italiques parfois ajoutées par ce dernier). Il reste que
l’on connaît bien l’un des problèmes posés par la citation, question qui est d’ailleurs l’une de celles
traitées dans la controverse elle-même : celui de son contexte dans le texte source. S’agissant dans ce qui
va suivre de ce qui s’apparente à une sur-discussion attachée à un sur-commentaire, il semble donc juste
ou correct (disons, en anglais, fair) de permettre au lecteur de se former son propre jugement, ce qui
impose de lui offrir la possibilité de re-contextualiser les citations, en ajoutant (toujours entre parenthèses
dans le texte) la référence au texte de Searle (dans la même perspective, conseil au lecteur de la traduction
du texte de Searle : replacer ses citations du livre de Derrida dans leur propre contexte, en retournant à
celui-ci). Cela ne concerne bien entendu que les passages ou formules cités par Derrida (il nous arrivera
de faire d’autres citations) et n’est possible que pour le lecteur français (qui seul dispose du texte complet).
Second problème, celui de la (des) traduction(s). Dans la première version du livre, publiée en français au
États-Unis (voir note précédente), Derrida citait en anglais, sans traduire les passages en entier, seulement
des expressions, parfois juste le mot qu’il commente. L’éditrice de la version définitive, en français, a pris
l’excellente décision de maintenir les citations en anglais et fait l’effort de les traduire (dans le texte ou en
notes). Ce sont ses traductions qui seront citées (avec parfois des nuances et en ajoutant souvent au sein
de la citation la phrase ou une expression en anglais). Ajoutons que si apparaissaient des discordances
significatives entre la traduction d’Élisabeth Weber et celle de Joëlle Proust, elles seraient indiquées (dans
la parenthèse ou en note), le lecteur pouvant en tout état de cause se faire sa propre opinion en se
reportant à l’édition française, puisque le passage y apparaît dans les deux langues. Conformément à cette
décision est donc citée ici la traduction d’Élisabeth Weber très légèrement modifiée (Limited Inc., op. cit.,
p. 82), à laquelle on ajoute la référence à l’original du texte de Searle (« Reiterating the Differences », loc.
cit., p. 198) et à sa traduction intégrale par Joëlle Proust (Pour réitérer les différences, op. cit., p. 7). Les
choses en l’occurrence ne commencent pas très bien, la traduction de Joëlle Proust euphémisant le texte
de Searle. Dernier point : Derrida indiquant dans son texte la référence aux pages de celui de Searle, on
aurait aimé que la traduction de celui-ci fournisse aussi cette pagination (pour faciliter la tâche du lecteur
qui par chance pourrait mettre la main sur l’original). On l’ajoutera donc.
7. L’image ne se comprend que si l’on sait que Searle était à l’époque (pour le rester par la suite)
professeur à l’Université de Californie, Berkeley.
8. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 228 (traduction modifiée).
9. Il n’est malheureusement pas non plus possible d’entrer dans la discussion à partir de la « postface »
de la traductrice de Searle (in Pour réitérer les différences, op. cit., p. 25-31), à la fois (faussement ?) naïve
(« Searle doit à son maître de rétablir l’esprit et la lettre de la théorie contre une présentation qui est à ses
yeux grevée d’erreurs et chargée de présupposés étrangers à l’auteur de Quand dire, c’est faire ») et ne visant
à tout le moins pas l’impartialité (au passage, l’œil moyennement aiguisé d’un esprit non trop chagrin est
attiré par la typographie du titre du texte : « Postface à pour “Réitérer les différences” » ; pourquoi sortir
« pour » du titre de Searle ? ; un esprit cette fois malicieux pourrait voir là quelque chose comme « en
faveur de »…). Joëlle Proust précise à juste titre que se jouent dans l’affaire « deux types de procédés
éristiques, dont l’un favorise la confrontation tandis que l’autre l’élude » (p. 30). Elle fait droit aux deux
protagonistes d’avoir eu recours au premier, mais leur attribue des notes très différentes : « Le travail
d’assimilation que Derrida applique à la théorie d’Austin pour en comprendre activement le sens » fait en
quelque sorte de lui un élève appliqué mais médiocre ; « Le travail symétrique de Searle pour réassimiler
et décontaminer un Austin “rendu méconnaissable” dans la rhétorique derridienne » fait de lui un maître
sévère mais juste (le mot rhétorique aurait pu être mis entre guillemets, puisque Searle l’utilise). Quant au
procédé consistant à « éluder » la confrontation, il n’est prêté qu’à Derrida ; plus précisément, il est
considéré de façon générale comme « caractéristique de l’approche “déconstructionniste” ». S’agissant de
posséder une synthèse analytique des arguments de Searle, les quelques pages de Gerald Graff remplaçant
le texte en quelque sorte autocensuré de Searle sont préférables, pour autant qu’elles demeurent dans la
neutralité (Limited Inc., op. cit., p. 55-59).
10. Avant de devenir le dernier chapitre de Marges, « Signature événement contexte » avait été le texte
d’une conférence prononcée par Jacques Derrida lors d’une séance présidée par Paul Ricœur du Congrès
international des sociétés de philosophie de langue française organisé à Montréal en août 1971 sur le
thème de la communication. Il commence de la façon suivante : « Est-il assuré qu’au mot de
communication corresponde un concept unique, univoque, rigoureusement maîtrisable et transmissible :
communicable ? » Mais sous l’exergue d’une citation d’Austin : « Pour nous en tenir toujours, par souci
de simplicité, à l’énonciation parlée ». Il y est donc pour une part essentielle question de la différence
entre énonciations parlée et écrite. Le texte de Derrida sera cité selon la pagination de Limited Inc., op.
cit., ici p. 17.
11. Derrida a d’évidence en tête ce passage du Phèdre (275c-e) : « Quand, une fois pour toutes, il a été
écrit, chaque discours va rouler à droite et à gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s’y
connaissent, comme auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire ; de plus, il ne sait pas quels sont ceux à
qui il doit ou non s’adresser. Que par ailleurs s’élèvent à son sujet des voix discordantes et qu’il soit
injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est capable ni de se défendre ni
de se tirer d’affaire tout seul. » Je cite la traduction de Luc Brisson, in Platon, Œuvres complètes, Paris,
Flammarion, 2008, p. 1293.
12. Searle opposera à cette idée que s’il est vrai que l’écrit permet de communiquer avec un
destinataire absent, il ne s’agit pas là d’une caractéristique essentielle de l’écriture : « La communication
écrite peut exister en présence du destinataire, comme lorsque je compose une liste d’achats ou quand je
transmets un billet à ma compagne pendant un concert ou une conférence (lecture) » (p. 200 ; p. 10, où
la traductrice prend le risque de traduire le terme companion par « compagne » ; un(e)
traducteur/traductrice plus prudent(e) et non excessivement derridien (ne) aurait perçu he/she sous le
neutre anglais et écrit « compagnon/ compagne »…). Derrida répondra à la Reply sur ce point de deux
façons : en affirmant que « Signature événement contexte » (désormais Sec selon la convention qu’il se
propose d’adopter) cherche à dépasser la coupure entre écriture et parole (p. 94) ; en rappelant n’avoir
jamais posé l’absence du destinataire dans l’écriture comme « nécessaire », pour seulement tirer les
conséquences du fait qu’elle soit « possible » (p. 95). Ce point méritait en effet d’être clarifié.
13. Derrida objectera à son tour en expliquant que ni dans Sec ni ailleurs « la “permanence” (même
relative) de l’écriture, ou de quoi que ce soit, n’a été utilisée, ni même mentionnée comme argument »
(p. 102), ajoutant qu’il avait forgé le néologisme « restance », ou même « restance non présente », pour
précisément ne pas utiliser « permanence » (Searle n’ayant lu Sec que dans la traduction de Jeffrey
Mehlman et Sam Weber, il souligne le fait que ceux-ci avaient restitué « restance » par remainder, tout en
donnant le mot français entre parenthèses afin d’attirer l’attention sur une difficulté en cherchant à éviter
« une lecture sommeillante ou une interprétation triviale », autrement dit en voulant « inviter au
travail »).
14. Searle a parfaitement vu l’importance de ce point, qu’il formule de façon très précise dès la
première phrase de la première partie de son texte, qui discute les propositions personnelles de Derrida
sous le sous-titre « Écriture, permanence et itérabilité » : celui-ci « monte une attaque contre l’idée de
l’écriture comme communication d’un sens intentionnel (intended meaning) » (p. 199 ;
p. 8 — traduction corrigée pour respecter la précision de l’expression de Searle). Puis il y revient en le
considérant à juste titre comme « la question la plus importante de cette section » : « Est-ce que les traits
spécifiques de l’écriture font qu’il existe une rupture avec les intentions de l’auteur, en particulier, ou avec
l’intentionnalité en général ? » (p. 201 ; p. 12). À quoi il répond que non : « L’intentionnalité joue
exactement le même rôle dans la communication écrite et parlée. »
15. On peut remarquer que jusqu’à ce point la description du phénomène de l’écriture proposée par
Derrida est conforme à la définition implicite qu’en donnait Platon pour la condamner : celle-ci est
« itérable » (ou encore citable), ce qui entraîne le discours à « rouler à droite et à gauche » (Platon) ; cela
veut dire que ses énoncés sont coupés de la conscience du producteur « comme autorité de dernière
instance » (Derrida). Sa condamnation tient à l’idéalisation par Platon (au point de départ de la
métaphysique) de la volonté consciente.
16. Précisons ce point (p. 32-36) qui importe notamment au regard du mode argumentatif de
Derrida. Ce dernier ne cherche pas à démontrer que Husserl aurait vu dans la possibilité d’une absence
du référent et même du sens signifié d’un énoncé une sorte de preuve de l’effacement de l’intentionnalité
ou du « vouloir-dire » dans l’écriture. Plus encore et à titre d’exemple, sa conception « téléologique » de la
connaissance le poussait à considérer les phénomènes d’agrammaticalité (« abracadabra » ; « le vert et
ou ») comme relevant qu’une « crise du sens » (dans un autre livre, Derrida voit au travers de l’analyse de
ces exemples par Husserl le retour en force d’une « limitation du sens initial au savoir, du logos à
l’objectivité, du langage à la raison », c’est-à-dire du « logocentrisme » ; voir La voix et le phénomène, Paris,
PUF, 1967, p. 111). Mais il prenait cependant au sérieux l’existence de ce type de phénomène, comme
lorsqu’il écrivait dans les Recherches logiques (1, ch. I, § 8) qu’il fallait accorder un rôle aux « expressions
dans la vie de l’âme en tant qu’elle n’est pas engagée dans un rapport de communication ». En d’autres
termes, Husserl visait à déterminer les règles d’une grammaire universelle d’un point de vue logique et
épistémologique, ce qui le conduisait à délaisser tout ce qui ne relevait pas d’un contexte « déterminé par
une volonté de savoir » et n’était pas inscrit dans un horizon de vérité (ce pourquoi il souhaitait dans la
deuxième édition de son livre remplacer l’idée d’une « grammaire pure » conçue sur le modèle de la
« science pure de la nature » chez Kant par celle d’une « grammaire pure logique »). Mais cela ne
l’empêchait pas d’envisager la possibilité d’une « grammaire pure en général, considérée d’un point de vue
psychologique ou linguistique » (p. 35). Voilà donc un exemple de la manière dont Derrida travaille avec
et contre Husserl comme il le fait avec d’autres auteurs, ce qu’il est bon d’avoir à l’esprit avant d’entrer
dans sa lecture d’Austin.
17. À titre de vérification, voici ce qu’écrit Austin au début de son livre : prononcer une phrase
« performative » n’est « ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi
ni affirmer ce que je fais : c’est le faire » (John L. Austin, How to do Things With Words, Oxford, Oxford
University Press, 1962 ; Quand dire, c’est faire, trad. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970, p. 41). Austin fournit
alors les deux exemples d’énonciation performative destinés à devenir classiques : « Baptiser un bateau,
c’est dire (dans les circonstances appropriées) les mots “Je baptise…” etc. Quand je dis, à la mairie ou à
l’autel, etc., “Oui (je le veux)”, je ne fais pas le reportage d’un mariage : je me marie. » Il faut garder en
mémoire la parenthèse sur les « circonstances appropriées ».
18. Ibid., p. 37.
19. Ibid., p. 153. Preuve de ce qu’à la différence d’un certain nombre de ses disciples Austin ne
manquait pas d’humour (anglais ?), ce qu’il écrit au sujet de l’un de ces énoncés aux noms « rébarbatifs » :
« 4/Comportatif (un drôle de numéro, celui-là !) ».
20. Voir une discussion de cette idée dans un livre auquel on aura l’occasion de revenir pour autant
qu’il développe une critique amicale de Derrida : Stanley Cavell, A Pitch of Philosophy. Autobiographical
Exercices, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1994 ; Un ton pour la philosophie. Moments d’une
autobiographie, trad. Sandra Laugier et Élise Domenach, Paris, Bayard, 2003, p. 124-128 (voir p. 12 les
intéressantes remarques de Cavell sur la traduction de pitch dans son titre). D’un mot, Cavell s’accorde
avec Derrida pour prendre au sérieux l’intention chez Austin d’une rupture avec la conception
traditionnelle de la vérité. Mais plutôt que de l’imputer à une forme latente de nietzschéisme, il l’explique
par « les règlements de compte d’Austin avec le positivisme » (p. 128).
21. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 47.
22. Derrida cite ce passage de Quand dire, c’est faire (op. cit., p. 43) : « Disons, d’une manière générale,
qu’il est toujours nécessaire que les circonstances dans lesquelles les mots sont prononcés soient d’une
certaine façon (ou de plusieurs façons) appropriées, et qu’il est d’habitude nécessaire que celui-là même
qui parle ou d’autres personnes exécutent aussi certaines autres actions — actions “physiques” ou
“mentales”, ou même des actes consistant à prononcer ultérieurement d’autres paroles. C’est ainsi que,
pour baptiser un bateau, il est essentiel que je sois la personne appropriée pour le faire ; que pour me
marier (chrétiennement), il est essentiel que je ne sois pas déjà marié avec une femme vivante, saine
d’esprit et non divorcée, etc. » Mais quand Austin ajoute que « jusqu’ici, tout va bien », on peut imaginer
Derrida se disant « ça se gâte ».
23. Ibid., p. 73. Faut-il entendre une forme de gêne vis-à-vis d’une concession dans la manière dont
Austin formule une affirmation (terme très loin d’être neutre dans le contexte de ses analyses
précédentes) ? Pour Derrida, sans doute — sinon sûrement.
24. Ibid, p. 54 (souligné par Derrida). Derrida met en avant un deuxième exemple de ce type de refus
chez Austin, celui de la possibilité pour une énonciation performative d’être citée : « Austin exclut cette
éventualité (et la théorie générale qui en rendrait compte) avec une sorte d’acharnement latéral,
latéralisant mais d’autant plus significatif. Il insiste sur le fait que cette possibilité reste anormale,
parasitaire, qu’elle constitue une sorte d’exténuation, voire d’agonie du langage qu’il faut fortement tenir à
distance ou dont il faut résolument se détourner » (p. 42). On devra s’arrêter plus longuement sur ce
point qui manque de clarté en l’état et sur lequel Derrida reviendra longuement dans sa réponse à Searle.
25. Ibid., p. 55. Austin fournit trois exemples d’une énonciation performative qui sera « creuse ou vide
d’une façon particulière » : celle qui est « formulée par un acteur sur la scène » ; celle qui est « introduite
dans un poème » ; celle qui est « émise dans un soliloque ». Derrida (p. 44) identifie dans ces exemples la
question de la citation et cherche à montrer qu’en les excluant comme « anomalie, exception, “non-
sérieux” », Austin ne voit pas le fait qu’ils ne sont que « la modification déterminée d’une citationnalité
générale — d’une itérabilité générale ». Searle verra là le centre de l’« incroyable accusation (extraordinary
charge) » de Derrida contre Austin selon laquelle celui-ci n’aurait pas tenu compte du fait que « la
possibilité de l’échec d’un acte de langage soit une possibilité nécessaire » (p. 204 ; p. 16, où Searle cite
Derrida). On reviendra sur cette question particulièrement soulignée par Searle, techniquement difficile
et traitée par Derrida d’une façon qui méritait sans doute d’être explicitée.
26. Ibid., p. 122, en note.
27. Derrida précise ce qu’il en est de cet idéal philosophique qui revient alors qu’Austin affirmait
vouloir s’en affranchir : « Présence à soi d’un contexte total, transparence des intentions, présence du
vouloir-dire à l’unicité absolument singulière d’un speech act, etc. ». Il souligne une nouvelle fois à ce sujet
sinon une contradiction du moins une hésitation d’Austin qui reconnaît ailleurs dans le livre qu’il n’existe
pas de performatif « pur » : voir p. 152, où Austin affirme à propos d’une investigation concernant des
verbes performatifs « explicites » que « ce qui ne résistera pas (…) c’est la notion de pureté des
performatifs ». On pourrait sans doute entendre chez Derrida une sorte de reproche, alors qu’il ne voit ici
que l’une des expressions de la qualité d’Austin consistant à « reconnaître ses impasses ». Searle
considérera qu’il s’agit d’une critique et même d’une attaque d’Austin. Derrida explicitera ce point en le
renforçant : comme un certain nombre d’autres, Austin est victime d’un syndrome qui n’est autre que le
fait de rester prisonnier de ce qu’il critique, à savoir les présupposés éthiques et pour tout dire
métaphysiques de la philosophie classique du langage.
28. Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 23.
29. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 84 et p. 85. Pour en dire l’importance, signalons que ce dernier
propos en guise d’aveu d’impuissance ne vise rien moins que la recherche d’un critère de distinction entre
affirmations et énonciations performatives. Restant un instant dans le registre de l’humour, on pourrait
dire qu’en quelque sorte Derrida voit Austin victime d’une « revanche » des préjugés dont il cherche (et
parvient en partie) à se libérer : primat de la conscience, maîtrise du vouloir-dire, transparence de
l’intention…
30. Nous sommes presque à la fin du texte et l’auteur revient à son sujet en faisant reproche à celui
qu’il commente d’avoir trop voulu retrouver un sol ferme. Austin affirme que même si le pronom « je »
n’est pas employé, la personne du locuteur est toujours « impliquée » dans l’énonciation, soit parce qu’il
en est visiblement le producteur à l’oral, soit pour autant qu’il dépose sa signature à l’écrit. Derrida
objecte que « par définition, une signature écrite implique la non-présence actuelle ou empirique du
signataire », ce qui confirme le fait que l’écriture « n’est pas le moyen de transport du sens, l’échange des
intentions et des vouloir-dire, le discours de la “communication des consciences” » (p. 49). Ce rappel lui
permet de terminer d’une façon énigmatique qui lui est propre, en posant que : « Opération disséminante
écartée de la présence (de l’être) selon toutes ses modifications, l’écriture, s’il y en a, communique peut-
être, mais n’existe pas, sûrement » (p. 51). Avant d’apposer sa signature manuscrite au bas de ce texte
(écrit) d’une communication (orale)…
31. On pense à quelque chose sur quoi il faudra s’arrêter s’agissant des tons employés dans la
discussion philosophique : la violente réponse de Foucault à des remarques de Derrida sur un passage de
l’Histoire de la folie concernant Descartes. Où il est dit en substance que les gloses de Derrida autour des
auteurs canoniques ne sont rien d’autre que la perpétuation du vieux style philosophique de l’université
française et demeurent inutiles au travail de subversion de la théorie.
32. John Searle, « Reiterating the Differences. A Reply to Derrida », loc. cit., p. 198 ; Pour réitérer les
différences. Réponse à Jacques Derrida, op. cit., p. 7. Je corrige la traduction afin de mieux respecter le style
sec de Searle ; et laisse les derniers mots en anglais, tant la juxtaposition des deux adverbes est difficile à
restituer (« plutôt jamais » ? ; « jamais tout à fait » ? ; « pas tout à fait » ? — option choisie par Derrida).
33. Rappelons que les thèses personnelles de Derrida qui préparaient sa lecture d’Austin ont été déjà
brièvement présentées, avec en note des éléments de la Reply de Searle et même ceux de la réponse de
Derrida à celle-ci.
34. « Reiterating the Differences », loc. cit., p. 199 ; Pour réitérer les différences, op. cit., p. 8 (voir supra,
note 13). Cette question de l’intentionnalité est reprise par Searle comme cinquième et dernier point de
sa critique de l’interprétation d’Austin par Derrida (p. 207 ; p. 23).
35. Ibid., p. 203 ; p. 16. De façon surprenante, Searle utilise les termes felicitous et infelicitous à la
place de happy et unhappy chez Austin ; de même, failure à la place de infelicity. Dans la seconde citation,
« accusation » me semble nettement préférable à « objection » pour traduire charge (la tonalité d’ensemble
du texte est bien celle d’une dialectique accusation — d’Austin de la part de Derrida/défense — d’Austin
par Searle/contre-accusation — de Derrida par Searle). Enfin, on va voir l’importance de l’allusion à une
formulation « préliminaire » de la théorie d’Austin.
36. Voir John R. Searle, « Le statut logique du discours de la fiction » (1975), in Sens et expression.
Études de théorie des actes du langage, traduction et préface de Joëlle Proust, Paris, Minuit, 1982, p. 101-
119. Derrida commente ce texte qu’il dit avoir lu avec « beaucoup d’intérêt et d’attention » (p. 176) dans
sa version originale parue dans la revue américaine New Literary History. Il s’est ainsi privé du bonheur
que lui aurait procuré ce propos de la préface de la traductrice de Searle (p. 7) : « On dira en outre d’une
énonciation qu’elle est sérieuse quand le locuteur admet qu’elle engage sa responsabilité (commitment)
quant aux diverses conditions de satisfaction qui lui sont liées : sur sa vérité, s’il s’agit d’une affirmation,
sur l’obligation qu’il a contractée, s’il s’agit d’une promesse, etc. » Que la théorie des actes de langage
véhicule sous la notion de « sérieux » un discours de la « vérité », de la « responsabilité » et de
l’« obligation », voilà précisément ce que Derrida voulait démontrer. Pourrait-on dire qu’il appréciait chez
Austin une liberté d’esprit arasée par des disciples en quête d’orthodoxie ?
37. On se dit que dans sa réponse Derrida pourrait ne rien faire de plus sur ce point traité d’une façon
aussi tranchée que citer avec un bref commentaire ce qu’il avait écrit : « Dans cette typologie, la catégorie
d’intention ne disparaîtra pas, elle aura sa place, mais, depuis cette place, elle ne pourra plus commander
toute la scène et tout le système de l’énonciation » (p. 45-46) ; « Ce qui est limité par l’itérabilité, ce n’est
pas l’intentionnalité en général, mais son caractère de conscience ou sa présence à soi (actuelle, pleine et
adéquate), la simplicité de son trait, son indivision » (p. 194). On verra qu’il discutera pourtant
longuement les objections de Searle à son traitement de la question de l’intentionnalité (p. 109-149), en
introduisant notamment ce qu’expose ce dernier dans son livre sur les speech acts.
38. Par la suite, Searle consacrera un livre entier à la question : Intentionality. An Essay in the Philosophy
of Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; L’intentionalité. Essai de philosophie des états
mentaux, trad. Claude Pichevin, Paris, Minuit, 1985. Notons qu’il y aurait beaucoup à dire sur la
traduction de mind par « états mentaux » (ce que fait a minima le traducteur), l’auteur affichant en tout
état de cause clairement sa position pour autant qu’il affirme que son point de vue est « résolument
naturaliste » et que pour lui « la philosophie du langage est une branche de la philosophie de l’esprit »
(p. 194-195). Mais aussi que (sans justification cette fois), tant pour le titre que dans le texte la double
consonne d’« intentionnalité » disparaît.
39. À titre d’illustration, voici ce qu’écrit Searle dans l’article de 1975 dont il faisait reproche à
Derrida de ne l’avoir pas lu en 1972, à propos du problème posé par Austin du discours de fiction :
« L’analyse précédente laisse sans réponse une question essentielle : à quoi bon (why bother — qui serait
mieux traduit par quelque chose comme « pourquoi s’en faire ») ? En d’autres termes, pourquoi attacher
tant d’importance et consacrer tant d’effort à des textes contenant des actes de langage qui, dans leur
majorité, sont feints ? Le lecteur qui aura été attentif à mon argumentation ne sera pas surpris
d’apprendre que je ne crois pas qu’il y ait une réponse simple, ni même une réponse unique à cette
question. Une partie de la réponse prendrait en compte le rôle essentiel, quoique souvent sous-estimé,
que l’imagination joue dans la vie humaine, ainsi que le rôle également essentiel que les produits de
l’imagination commune jouent dans la vie sociale des hommes » (« Le statut logique du discours de la
fiction », loc. cit., p. 118). Commentaire de Derrida : « Nous voilà bien avancés. Et sur l’“imagination”
(pourquoi refuserait-on ce nom qui couvre dans la tradition tout le champ problématique qui nous
intéresse ici ?), nous n’avons même pas droit à l’extraordinaire richesse d’un discours traditionnel qui ne
se contentait pas de si peu » (p. 178-179).
40. Voir infra, chapitre III, p. 126-129. Notons d’ores et déjà que Habermas qui utilise lui-même ce
type d’argument à propos d’Adorno ou Derrida en perçoit la première expression chez Heidegger au sujet
de Nietzsche.
41. Voir ce passage : « Des mouvements philosophiques entiers se sont constitués autour de théories
de l’intentionnalité. Quel parti adopter en présence de tous ces précédents illustres ? J’ai choisi tout
simplement de les passer sous silence, en partie par ignorance de la plupart des œuvres de la tradition
consacrées à l’intentionnalité, en partie par conviction que le seul espoir de résoudre les difficultés
génératrices de cette étude résidait en premier chef dans la poursuite indéclinable de mes propres
recherches » (L’intentionnalité, op. cit., p. 12 ; j’ai rétabli, dans le titre comme dans la citation, la double
consonne). Notons que dans ce livre, le nom d’Austin n’apparaît qu’une seule fois (en note) et que
l’hypothèse se vérifie selon laquelle Searle qui s’en voulait le fidèle défenseur engloutit son œuvre sous un
océan de certitudes posées dès le départ : « Nous comprenons déjà assez clairement comment les
affirmations représentent leurs contenus de vérité, comment les promesses représentent leurs conditions
de réalisation, comment les ordres représentent leurs conditions d’exécution et comment, dans
l’énonciation d’une expression référentielle, le locuteur réfère à un objet ; en clair, nous disposons de
quelque chose comme une théorie des différents types d’actes de langage » (ibid., p. 19). Plus clairement
encore cependant, Searle se prévaut d’un scientisme arrogant et à tout prendre vulgaire à force
d’ignorance volontaire qui ferme la porte à tout dialogue entre traditions philosophiques. On y reviendra.
42. Rappelons afin d’être tout à fait précis que la référence correcte à ce passage est celle-ci : Limited
Inc. a b c (op. cit., texte de la réponse de Derrida publiée en anglais dans le numéro de Glyph suivant celui
qui contenait et la traduction du chapitre de Marges intitulé « Signature événement contexte » et la reply
de Searle ; mais aussi la même année comme livre en anglais par Johns Hopkins University Press), in
Limited Inc. (op. cit., livre publié en 1988 par un autre éditeur américain, puis en français par Galilée
en 1990 et qui contient « Vers une éthique de la discussion », nouvelle série d’objections à Searle et
réponse à Habermas), p. 79 (sur l’histoire de ce livre, voir supra., notes 3-5). C’est cette édition qui sera
citée, entre parenthèses dans le corps du texte.
43. Derrida précise ce que cela veut dire : « Ses prémisses et sa méthode relèvent de la philosophie
continentale et sous une forme ou sous une autre, elles sont très présentes en France. » Puis il cite un texte
dans lequel il disait les choses de façon plus explicite : « Signature événement contexte analyse les prémisses
métaphysiques de la théorie anglo-saxonne — et foncièrement moralisante — du performatif, des speech
acts, des actes ou événements de discours. Ces prémisses soutiennent en France, me semble-t-il,
l’herméneutique de Ricœur et l’archéologie de Foucault. » Laissons pour l’instant de côté ce front latéral
sur une partie duquel on aura l’occasion de revenir.
44. « Vers une éthique de la discussion », in Limited Inc., op. cit., p. 206. Rappelons qu’il s’agit ici
d’une sorte de sur-commentaire de la réponse à Searle, à partir de questions écrites posées par Gerald
Graff. La forme de Limited Inc. a b c est difficile à décrire et l’on ne peut qu’inviter le lecteur à s’y
reporter. Indiquons toutefois que par morceaux tantôt longs tantôt limités à un mot, Derrida cite presque
l’intégralité du texte de Searle, au travers de vingt-trois points numérotés de d à z. Vers ce qui est encore
le début, Derrida écrit : « J’aime cette improbable confrontation comme on peut aimer les voyages et la
diplomatie. Il y a des interprètes partout. Chacun parle sa langue même s’il connaît un peu la langue de
l’autre » (p. 79). Puis : « Soyons sérieux. Je vais essayer de m’engager dans cette confrontation sans trop
faire durer le plaisir de limen » (p. 80). Disons cependant qu’en joueur ironique ne cachant pas son
agacement il fait longtemps durer le plaisir des préliminaires.
45. Rappelons que les principaux éléments de réponse au début de la Reply de Searle (« Écriture,
permanence et itérabilité », à propos des propositions personnelles de Derrida à ces sujets) ont déjà été
fournis ou indiqués (dans le texte ou en notes). Mais précisons aussi que sur des questions essentielles
comme celle de l’intentionnalité Derrida aura l’occasion de s’exprimer de nouveau en répondant aux
questions de Gerald Graff dans « Vers une éthique de la discussion ». On va donc y revenir.
46. Derrida cite à nouveau (p. 160) ce passage d’Austin : « Je suppose qu’une théorie générale très
savante (very general high-level doctrine) pourrait couvrir à la fois ce que nous avons appelé des échecs et
ces autres accidents “malheureux” qui surviennent lors de la production d’actions (dans notre cas, celles
qui contiennent une énonciation performative). Mais nous laisserons de côté ce genre de malheurs
(unhappiness) ; nous devons seulement nous rappeler que de tels événements peuvent toujours se
produire, et se produisent toujours, de fait » (Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 54).
47. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 55.
48. John Searle, « Le statut logique du discours de la fiction », loc. cit., p. 118. Voir supra, note 39, où
l’on trouvera la suite du texte, qui invite à se tourner vers la question de l’imagination (ainsi que le
commentaire de Derrida à ce sujet).
49. Déposons ici une question qui pourrait s’avérer utile : saisir la théorie des speech acts dans une
entreprise consistant à fonder une théorie du droit, de la convention et de la politique, n’est-ce pas ce que
fait Habermas ?
50. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit., p. 204-205. Rappelons une
dernière fois que ce texte dont on va voir l’importance est une longue réponse écrite sous forme de lettre à
une série de questions de Gerald Graff, publiée en anglais en 1988, puis en français deux ans plus tard. Il
sera désormais lui aussi cité dans le corps du texte, entre parenthèses.
51. John Searle, « The Word Turned Upside Down », New York Review of Books, vol. 30, no 16,
27 octobre 1983 (les italiques signalent des expressions en français dans le texte), sur Jonathan Culler, On
Deconstruction. Theory and Criticism after Structuralism, op. cit. (on trouvera dans le numéro suivant de la
New York Review of Books, 2 février 1984, une défense de Culler par Louis H. Mackey et la réponse de
Searle). Rappelons que c’est à partir de ce livre que Habermas analyse la controverse entre Searle et
Derrida. On va voir qu’à l’invitation de Gerald Graff Derrida répondra longuement à un point si l’on
veut sérieux et moins violemment polémique de ce texte.
52. Outre l’article de Searle, Derrida cite encore à ce sujet (p. 258) la lettre sidérante datée
du 12 mars 1984 d’une universitaire américaine déclinant ses nombreux titres au ministre français de la
recherche : « Fonder un “Collège international de philosophie” sous la direction de Derrida est une
plaisanterie, ou, plus sérieusement, soulève la question de savoir si le ministère d’État est victime d’une
fraude intellectuelle. La plupart de ceux qui sont informés en philosophie et dans ses attaches
interdisciplinaires seraient d’accord avec Foucault lorsqu’il décrit Derrida comme quelqu’un qui pratique
un “obscurantisme terrioriste” (sic). » Ruth Barcan Marcus était alors professeur à Yale, que Derrida lui-
même fréquentait comme Visiting Professor.
53. Le propos de Searle est emprunté à sa critique du livre de Jonathan Culler pour la New York
Review of Books, dans un passage qu’il faut citer intégralement : « En donnant des conférences devant des
auditoires de critiques littéraires, j’ai trouvé deux présuppositions philosophiques répandues dans la
discussion de la théorie littéraire, toutes deux assez étrangement dérivées du positivisme logique. D’abord, il
y a la présupposition selon laquelle quand on ne peut rendre une distinction rigoureuse et précise, ce n’est en
rien une distinction réelle » (je souligne). Indiquons la stratégie de Searle dans ce texte : viser Derrida au
travers d’un livre qui lui est consacré, en l’enfermant dans le contexte de discussions internes aux
départements de littérature d’un certain nombre d’universités américaines.
54. Notons qu’au passage Derrida formule une idée sur laquelle il commençait à travailler à l’époque
(1988) et qu’il développerait sous une forme quasi systématique dans Politiques de l’amitié (Paris, Galilée,
1994) après l’avoir creusée ailleurs : « Il n’y a pas de responsabilité morale ou politique sans cette épreuve
et ce passage par l’indécidable. » Retenons-la avant d’y revenir plus tard pour autant qu’elle importera au
moment de chercher à saisir le contexte de sa réconciliation avec Habermas.
55. John R. Searle, Speech Acts : An Essay in the Philosophy of Language, Londres, Cambridge
University Press, 1969 ; Les Actes de langage. Essai de philosophie du langage, trad. Hélène Pauchard, Paris,
Hermann, 1972, p. 96-97 (je souligne). Dans la réponse à Searle, Derrida citait ce passage (p. 130-131) à
propos de la question de l’intentionnalité.
56. Il vaut la peine de jeter un coup d’œil sur le passage abondamment loué ou dénoncé au sujet
duquel Derrida est invité à s’expliquer, dans lequel il développait des « considérations méthodologiques »
concernant ce que devrait être la lecture : De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 227. En voici le
thème : « La lecture doit toujours viser un certain rapport, inaperçu de l’écrivain, entre ce qu’il
commande et ce qu’il ne commande pas des schémas de la langue dont il fait usage. Ce rapport n’est pas
une certaine répartition quantitative d’ombre et de lumière, de faiblesse ou de force, mais une structure
signifiante que la lecture critique doit produire. » L’objet du scandale résidait dans une critique de ce que
Derrida nommait « commentaire redoublant », consistant à reproduire respectueusement le rapport
« conscient, volontaire, intentionnel » que l’écrivain entretient avec l’histoire qu’il raconte. Mais Derrida
était extrêmement prudent, affirmant que ce moment de la critique traditionnelle et ses « exigences
classiques » demeurent nécessaires, « faute de quoi la production critique risquerait de se faire dans
n’importe quel sens et s’autoriser à dire à peu près n’importe quoi ». À quoi il ajoutait que « cet
indispensable garde-fou n’a jamais fait que protéger, il n’a jamais ouvert une lecture ». D’où cette
proposition théorique précise et qui semble finalement très mesurée : « Si la lecture ne doit pas se
contenter de redoubler le texte, elle ne peut légitimement transgresser le texte vers autre chose que lui,
vers un référent (réalité métaphysique, historique, psycho-biographique, etc.) ou vers un signifié hors
texte dont le contenu pourrait avoir lieu, aurait pu avoir lieu hors de la langue (…). Il n’y a pas de hors-
texte. »
Chapitre II
DU SÉRIEUX EN PHILOSOPHIE

Ne serait-ce qu’afin de reprendre souffle, on peut s’arrêter sur ce que Richard


Rorty décrivait en 1989 comme « une dispute (couvant) depuis des années
entre les admirateurs américains de Derrida »1. A priori, tout ou presque
inciterait cependant à s’épargner un tel séjour prolongé outre-Atlantique. Il ne
s’agit pas d’une guerre mais d’un conflit d’interprétation. Le ton de celui-ci n’a
rien de fracassant. Il est strictement américain. À cela s’ajoute le fait que cette
querelle se déroule moins dans le milieu strictement philosophique qu’à la
frontière entre celui-ci et le monde de la critique littéraire, opposant en large
part philosophes attirés par la littérature et théoriciens de cette dernière en
quête d’appuis philosophiques. Il ne s’agit pas d’une confrontation entre deux
« éminentes traditions philosophiques », d’une lutte entre le continent et le
reste du monde, d’un combat entre les gardiens de la modernité et ses
adversaires. L’un de ses enjeux pourrait inviter à sourire, puisqu’il s’agit pour
partie de savoir si les philosophes se doivent d’être sérieux. Enfin, elle semble
déphasée vis-à-vis des deux grandes guerres de Derrida : de plusieurs années
postérieure à celle avec Searle, elle enjambe celle avec Habermas.
Il faut cependant se garder de considérer cette querelle comme latérale ou
marginale vis-à-vis des deux grands conflits. Un point de tangence est dessiné
par Habermas lui-même, qui s’appuie sur l’un des défenseurs américains si l’on
veut sérieux de Derrida (Jonathan Culler) pour reconstruire la controverse à ses
yeux obscure mais indispensable à son entreprise entre celui-ci et Searle. Et
puis, il est tout de même question de traditions philosophiques, notamment
des héritages de Heidegger, Husserl, Hegel ou Kant et des usages que l’on en
fait. Enfin, en dépit de leurs divergences d’appréciation, les protagonistes de
cette discussion partagent le souci de défendre ou du moins protéger d’une
manière ou d’une autre Derrida contre ses deux principaux adversaires. Autant
dire alors qu’au prix de quelques paradoxes et sous une lumière un peu
réfractée, il y a là de quoi éclairer la scène centrale en commençant de mettre
au jour afin d’en estimer les parts respectives ce qui ressemble à des
malentendus et ce qui relève d’authentiques antagonismes philosophiques, tout
en brouillant déjà l’image qui place Derrida au centre d’une supposée French
theory envahissant l’Amérique.

LES AMIS SÉRIEUX D’UN DERRIDA


TRANSCENDANTAL

Le point de départ de cette querelle se trouve dans un livre de facture


étrange mais au titre éloquent : Saving the Text. À travers lui, Geoffrey H.
Hartman se propose moins de présenter l’œuvre de Derrida que de montrer la
place qu’elle occupe dans l’« histoire du commentaire » en illustrant
notamment ce en quoi Glas (1974) est un « événement » au sein de celle-ci2.
Arguant d’une fraîcheur ou d’une innocence dues au fait de n’être pas
philosophe, il offre une sorte d’objet sans argument, montage de citations
dénuées de références souvent empruntées à la littérature dont il veut dénier la
différence d’avec la philosophie, commentaire des commentaires de Hegel mis
en scène dans Glas dont il reproduit quelques-unes des pages quasi
talmudiques, enchaînement de propos visant sans doute à montrer plutôt que
démontrer, le tout agrémenté d’une iconographie qui ne cherche ni à l’illustrer
ni à compenser son caractère presque illisible à force de surcharges3. Qu’en
dire ? Sous les plumes tant de celui qui s’en affirme le plus proche que de son
premier critique, au fond presque rien. Richard Rorty voit dans ce livre le
point de départ d’une forme d’appropriation de Derrida comme inventeur
d’une façon nouvelle et « merveilleusement ironique » de commenter les
grands auteurs de la tradition philosophique ; mais c’est avec ses propres
moyens qu’il défend la manière à la fois « espiègle (playful), distante et
oblique » qu’a Derrida de s’y prendre avec les objets et les problèmes
classiques4. Jonathan Culler voit à l’inverse dans le terme « derridadaism » un
« trait d’esprit permettant à Geoffrey Hartman de liquider l’argumentation de
Derrida » ; mais c’est sans s’en soucier davantage qu’il cherche à montrer que la
« déconstruction » propose deux choses en même temps : « Un argument
rigoureux à l’intérieur de la philosophie » ; « Un déplacement de ses catégories
et des tentations de domination qu’elle comporte »5. Si l’on en croit finalement
Rorty, Saving the Text de Geoffrey Hartman et On Deconstruction de Jonathan
Culler importent surtout du point de vue de la généalogie d’une querelle qui
oppose admirateurs de la « manière » de Derrida et défenseurs de
« découvertes » qui font de lui un philosophe véritablement sérieux, plus
précisément transcendantal.
Croyant savoir ce qu’il en est de ce qui est nommé en Amérique French
theory, un lecteur français est surpris de découvrir le fait que l’un des plaidoyers
en faveur de Derrida sur ce continent vise à l’ancrer dans la tradition
philosophique la plus classique et que celui-ci émane principalement du
monde de la théorie littéraire. Mais avant de s’en amuser et de considérer une
forme de réception en quelque sorte plus souriante, il lui faut y regarder d’un
peu près. Le premier des amis que l’on peut désormais dire « sérieux » de
Derrida est donc bien Jonathan Culler, ce qu’admet après tout Habermas en
lui empruntant une reconstruction du conflit avec Searle. Il n’est toutefois
peut-être pas le plus efficace. La principale qualité de son livre est à l’évidence
son didactisme et la raison de son succès doit surtout à son grand angle :
reconstituant la scène post-structuraliste après avoir bien caractérisé la
précédente, il s’agit d’inscrire Derrida en son centre ; l’horizon de l’entreprise
est de faire entrer de la philosophie dans les départements de littérature et de
creuser les fondations d’une théorie critique « déconstructrice »6. Le socle de
l’argument est familier, puisqu’il repose sur une explication de la manière dont
Derrida défend le rôle de l’écriture dans la démarche philosophique. Depuis
l’origine, les philosophes ont considéré celle-ci comme une infortune,
cherchant à user d’un langage transparent afin de résoudre des problèmes, de
saisir des vérités et de les démontrer. Derrida affirme quant à lui que le
privilège accordé depuis Platon à la parole (phonocentrisme) a partie liée avec
la métaphysique (logocentrisme) : « Remonter “stratégiquement”, idéalement,
à une origine ou à une “priorité” simple, intacte, normale, pure, propre, pour
penser ensuite la dérivation, la complication, la dégradation, l’accident, etc.
Tous les métaphysiciens ont procédé ainsi, de Platon à Rousseau, de Descartes
à Husserl : le bien avant le mal, le positif avant le négatif, le pur avant l’impur,
le simple avant le compliqué, l’essentiel avant l’accidentel, l’imité avant
l’imitant, etc. Ce n’est pas là un geste métaphysique parmi d’autres, c’est la
requête métaphysique la plus continue, la plus profonde et la plus puissante7. »
On voit bien comment en épousant cette idée de Derrida et ses implications
Culler peut le défendre contre les attaques de Searle en explicitant notamment
le sens de sa critique d’Austin8. Mais son livre ne va guère plus loin dans
l’illustration d’une manière originale de traiter des questions classiques.
Telle est plus clairement l’orientation de Christopher Norris dans un débat
qui semble avoir pour caractéristique d’être en permanence reconstruit par ses
participants9. Sa lecture de Derrida est ouvertement en opposition avec ce qu’il
nomme la représentation dominante de la déconstruction comme
« irrationalisme de la dernière heure déniant à la fois le principe de raison et
l’existence d’une quelconque réalité “hors” du texte10 ». Dans cette perspective,
il s’oppose en même temps aux adversaires de Derrida sur un front où il est
question de liquidation ou de défense de l’héritage de la modernité et à ceux de
ses amis qui l’accaparent au bénéfice exclusif de la théorie littéraire en
cherchant à le radicaliser (Paul de Man) ou le décrivent comme une sorte
d’esthète dégrisé des exigences d’une mise au service de l’émancipation
politique imposées à la philosophie (Richard Rorty). À ses yeux, non seulement
Derrida n’est ni indifférent ni hostile aux problématiques classiques de la
philosophie, mais il prend à bras-le-corps avec force et patience « les problèmes
qui ont monopolisé l’attention des philosophes dans la tradition “dominante”
(mainstream), de Kant à Husserl et Frege », étant parfaitement conscient que
ces problèmes sont « indubitablement là, inscrits au cœur de la philosophie,
avec une portée qui s’étend à toutes les régions de la connaissance moderne
institutionnalisée »11. Dans cette perspective, il s’attache à reconnaître chez
Derrida les gestes d’un « philosophe transcendantal », comme lorsque celui-ci
se préoccupe des « conditions prélogiques de la logique » et ouvre ainsi un
domaine situé « au-delà des certitudes de méthode et de raison qui ont
organisé le discours philosophique traditionnel »12. Allant même plus loin sur
ce terrain controversé, il esquisse une convergence entre les projets de Derrida
et Habermas perçus comme variantes d’une pensée critique travaillant dans le
sillage de Kant à pousser la raison dans ses derniers retranchements13. En tout
état de cause, tant sur le fond que du point de vue des interprétations de
l’œuvre de Derrida en Amérique la thèse de Norris est limpide : « La
déconstruction est une entreprise kantienne, et cela de différentes manières que
seuls quelques-uns de ses commentateurs se sont montrés jusqu’ici disposés à
reconnaître14. »
Ce type de lecture visant à désarrimer le Derrida américain des départements
de littérature en lui prêtant un sérieux philosophique des plus classiques se
retrouve sous une autre forme chez Rodolphe Gasché. The Tain of the Mirror :
ce livre rigoureux propose une (re)construction que l’on pourrait dire presque
sans paradoxe « systématique » de l’œuvre de Derrida. Ici, ce dernier est moins
spécifiquement décrit en philosophe transcendantal de type kantien que
comme adepte d’une philosophie critique de la réflexion au sens du dernier
Hegel. Aux yeux de Gasché comme à ceux de Norris, nul doute que l’œuvre de
Derrida soit par nature philosophique et non littéraire, offrant « une recherche
proprement philosophique qui prend très au sérieux les règles classiques de la
philosophie »15. Inutile de dire que les livres fétiches des tenants de cette
interprétation « sérieuse » de Derrida sont les premiers, c’est-à-dire ceux qui
ont recours à une stricte technicité philosophique : la traduction et
l’introduction à L’origine de la géométrie de Husserl (1962) ; La voix et le
phénomène (1962) ; De la grammatologie (1967) ; L’écriture et la différence
(1967) ; La dissémination (1972) ; Marges (1972)… Gasché voit bien
l’objection qui pourrait lui être faite en arguant d’une sorte de tournant interne
à l’œuvre de Derrida. Mais il trouve chez celui-ci au moins une déclaration
allant dans le sens de la continuité : « Naturellement, tous les problèmes
travaillés dans l’Introduction à L’origine de la géométrie n’ont plus cessé
d’organiser les recherches que je tentais plus tard autour de corpus
philosophiques, littéraires, voire non discursifs, notamment graphiques ou
picturaux16. »
Afin de montrer comment Derrida relève des questions et affronte les
problèmes hérités de la grande tradition, Gasché commence par soigneusement
reconstruire une histoire de la réflexion perçue en tant que geste par excellence
de la philosophie moderne et définie comme recherche des conditions a priori
de la connaissance : ses prolégomènes du côté de Descartes ; sa forme
transcendantale chez Kant ; la critique de celle-ci par Hegel, conduisant à la
notion de réflexion absolue17. L’ancrage de la démarche de Derrida dans la
tradition philosophique relèverait donc d’une enquête sur les limites de la
philosophie faisant de lui un philosophe qui préserve un projet de type
transcendantal consistant à questionner des conditions de possibilité. Cela
posé, Gasché s’attache à expliquer trois termes proches décrivant des gestes
similaires mais différents pour autant qu’accompagnant la radicalisation
progressive d’une même intention : Abbau ; Destruktion ; déconstruction18.
Propre au dernier Husserl, le premier terme apparaît au travers d’une
« exploration génétique des conditions du jugement » qui montre que ni la
logique ni la psychologie ne sont aptes à parvenir à « l’auto-évidence la plus
originelle de l’expérience » et propose une double régression : du monde
« prédonné » dit « objectif » vers le monde originel de la vie ; puis vers la
subjectivité transcendantale « constitutive à la fois du monde de la vie et du
monde “objectif ” »19. Formalisée dans Sein und Zeit, l’idée de Destruktion naît
d’un souci de radicaliser la méthode d’une réduction phénoménologique qui
ne faisait en quelque sorte sans vraiment le voir que rechercher des essences
plus pures que celles de la métaphysique. Voici la manière dont Heidegger lui-
même expose son programme, cherchant à faire en sorte que « la question de
l’être s’élucide par sa propre histoire » : « Nous comprenons cette tâche comme
une Destruction, menée en vue de la question de l’être, du dépôt auquel la
tradition a réduit l’ontologie antique ; celle-ci devra être ramenée aux
expériences originelles où furent conquises les premières déterminations de
l’être, qui devaient demeurer fondamentales pour l’avenir20. » Quant à la
réalisation de ce programme, elle doit s’opérer en trois temps : réduction par
régression de l’étant à l’être ; construction de l’être ; destruction ou
démantèlement de la tradition.
Le mot « déconstruction » est quant à lui une création de Derrida, qui
cherche à marquer une filiation tout en s’en démarquant de la manière
suivante : comme l’Abbau et la Destruktion, la déconstruction vise à atteindre la
« fondation ultime » de concepts ; mais ceux-ci « ne font simplement plus
partie de la grammaire et du lexique de la métaphysique »21. En d’autres
termes, Derrida affirme au sujet des Méditations cartésiennes de Husserl qu’« en
critiquant la métaphysique classique, la phénoménologie accomplit le projet le
plus profond de la métaphysique », ce que pense également Heidegger22. Mais
aussi que tout comme l’Abbau de Husserl, la Destruktion pratiquée par
Heidegger reste prisonnière de ce avec quoi elle veut rompre : « Par un certain
point, la destruction de la métaphysique reste intérieure à la métaphysique, ne
fait qu’expliciter son motif » ; « L’extraordinaire ébranlement auquel est
soumise l’ontologie classique reste encore compris dans la grammaire et le
lexique de la métaphysique »23. Autrement dit, la démarche de Derrida repose
sur ce que l’on pourrait appeler une stratégie de la surenchère dans le
démantèlement de la métaphysique, projet commun qu’il s’agit d’accomplir de
la façon la plus radicale : Heidegger voyait chez Husserl une réalisation
paradoxale du programme de la métaphysique qu’il cherchait à dépasser ;
Derrida reproche à Heidegger de ne toujours pas savoir s’arracher à l’emprise
de la métaphysique ; la déconstruction vise à saisir des fondements ultimes
extérieurs à la métaphysique24. Tel n’est toutefois pas l’essentiel aux yeux de
Rodolphe Gasché, qui cherche à mettre en avant chez Derrida un programme
qui demeure des plus classiques : « Si la déconstruction part à la recherche de
“fondements ultimes”, on peut dire qu’elle représente un principe méthodique
de fondation philosophique25. »
Dans le contexte de la réception de Derrida en Amérique et de la discussion
interne à la communauté de ses proches sur ce continent, la position de
Rodolphe Gasché est donc parfaitement claire : « Qualifier les écrits de Derrida
de “littéraires” — les exclure de la sphère du “sérieux”, c’est-à-dire du débat
philosophique, ou les récupérer pour les enrôler au service de la critique
littéraire — est une bien pauvre façon d’approcher son œuvre, qui ne peut
rendre justice de la complexité de l’entreprise26. » Soulignons une fois encore le
fait que la querelle autour de telles propositions se déroule entre amis : il s’agit
de façons d’illustrer et de défendre l’importance, la nouveauté ou l’originalité
de l’œuvre de Derrida tant sur le plan des idées que sur celui du style ; celles-ci
diffèrent, divergent et même s’opposent ; mais l’on ne saurait en venir aux
armes. La position de Richard Rorty dans cette affaire retiendra l’attention à
plus d’un titre : il est celui qui défend avec le plus d’énergie et de talent l’une
des deux thèses, celle qui récuse l’idée d’un Derrida philosophe transcendantal
ou sérieux tel que le présentent Rodolphe Gasché, Christopher Norris et
Jonathan Culler ; pour ce faire il développe une lecture de ses livres qui met au
jour une tension, voire une contradiction entre deux projets dont l’un lui
semble infiniment préférable ; fortement impliqué dans le débat, il en fait
bouger les lignes et le dédramatise pour autant qu’il veut de façon générale
libérer tant sur le fond que d’un point de vue rhétorique les discussions
philosophiques de leurs connotations tragiques. On le prendra d’autant plus
volontiers comme guide qu’il inscrit les choses dans un récit qui bouleverse les
façons habituelles de raconter l’histoire de la philosophie et donc de poser les
questions à son sujet en estimant l’importance des contributions de ses grands
auteurs.

DERRIDA CONTRE LUI-MÊME :


ÉLOGE DE L’IRONIE

« Derrida est-il un philosophe transcendantal ? » : en posant cette question


suscitée par la thèse de Rodolphe Gasché afin de la réfuter, Richard Rorty
circonscrit et déploie parfaitement le conflit d’interprétation américain. Mais il
le fait en prenant celui-ci de haut, c’est-à-dire à partir de deux conceptions
opposées de la philosophie, de sa finalité, de sa fonction et des exigences qui en
découlent. Pour simplifier les choses, commençons par reconstruire d’un bout
à l’autre l’argument de ceux que discute Rorty point par point. Avant toute
autre chose, ils estiment qu’un philosophe est investi d’une mission publique
consistant à fournir « des armes nous permettant de renverser la “connaissance
institutionnalisée” et par conséquent les institutions sociales27 ». Une telle
conception de la philosophie repose donc sur l’idée selon laquelle sa fonction
principale est de résoudre des problèmes relativement stables, en sorte que
chaque grande époque est caractérisée par le fait que sont exhumées des
présuppositions auparavant insoupçonnées qui céderont sous l’effet d’une
logique consistant à « jouer des énoncés composés de mots anciens les uns
contre les autres » pour réfuter ou renverser des croyances antérieures (p. 165).
Dans cette perspective, l’activité philosophique se confond avec
l’argumentation rigoureuse et son projet est bien de type « transcendantal »
pour autant qu’il s’agit toujours de répondre à des questions concernant les
« conditions de possibilité » de ce qu’elle traite (p. 163). Pour que
l’argumentation philosophique elle-même soit possible, il est en outre
classiquement nécessaire que les prémisses et les conclusions d’un
raisonnement soient formulées selon un seul vocabulaire, autrement dit
appartiennent au même jeu de langage avec ce que cela suppose : ce dernier est
strictement considéré comme un médium de la vérité ; il existe des « règles
standard de la philosophie » ; celles-ci doivent permettre de parvenir à des
formes de « totalisation » de l’expérience au travers d’une description complète
des relations entre ses différents phénomènes. Inutile de dire que de ce point de
vue une cloison étanche doit être maintenue entre philosophie et littérature,
l’une visant la découverte de vérités qui doivent être exposées de façon
rigoureuse et l’autre non. Parvenu à ce point et réfléchissant en quelque sorte
un instant à l’aveugle, on pourrait se demander quel visage poser sur ce portrait
d’un contemporain considérant que la philosophie est une activité publique
qui doit résoudre des problèmes de façon argumentative et se distingue ainsi
strictement de la littérature. La réponse spontanée à une telle question serait
sans doute qu’il s’agit de celui de Jürgen Habermas. S’il ne savait pas de qui il
est question, ce dernier le confirmerait d’ailleurs probablement. Mais sa
critique de Derrida tient précisément en cela qu’à ses yeux celui-ci refuse d’être
un tel philosophe en pratiquant un « nivellement de la différence générique
entre la philosophie et la littérature ». Disons donc que le portrait de Derrida
en philosophe « sérieux » à la manière de Kant et Husserl que propose
Rodolphe Gasché est contre-intuitif. Aux yeux de Richard Rorty tel n’est
cependant pas le problème, pour autant que l’interprétation de l’œuvre de
Derrida doit être pensée à partir d’une autre conception de la philosophie,
quitte à être s’il le faut opposée à elle-même selon ses époques.
Richard Rorty résume sa critique de la thèse des amis sérieux de Jacques
Derrida de façon quelque peu ironique : « Je ne pense pas que les ennemis du
logocentrisme méritent de se voir adresser de bons vieux compliments
logocentriques » (p. 161) ; autrement dit, le meilleur hommage à rendre au
philosophe qui se fait fort de dépasser enfin la métaphysique ne consiste pas à
lui prêter l’idéal transcendantal et les vertus de rigueur caractéristiques de celle-
ci ; en d’autres termes encore qui ne seraient cette fois plus ceux de Rorty, un
tel éloge est enfermé dans une contradiction performative. Pour lui, il convient
de commencer par perdre l’habitude d’utiliser les slogans qui se trouvent au
fondement de la problématique d’auteurs comme Rodolphe Gasché mais aussi
Habermas et les représentants du courant analytique : « La philosophie doit
être… » ; en l’occurrence, « la philosophie doit être argumentative » (p. 165). Il
existe à l’évidence des philosophes spécialistes de la résolution argumentée de
problèmes au travers d’explications publiques. Mais il en est d’autres qu’il
nomme spécialistes du « dévoilement oraculaire du monde », dont le talent
consiste à « sauter dans la nuit ». S’ajoute à cela le fait que le projet
transcendantal de la philosophie qui repose sur la recherche de « conditions de
possibilité » et exige une rigueur de type scientifique n’appartient lui-même
qu’à une tradition particulière inaugurée par la Critique de la raison pure. Le
point essentiel tient alors en cela qu’il est impossible de faire deux choses en
même temps : de « grands sauts dans la nuit » avec les « magnifiques actes
poétiques » auxquels ils s’attachent ; une enquête exclusivement fondée sur la
« rigueur philosophique » (p. 164). Il est clair qu’à titre personnel Rorty n’a
aucune appétence pour l’idée de philosophie comme science rigoureuse et
cherche chez Derrida ce qui ferait de lui un philosophe de type « oraculaire »,
ce que précisément Habermas lui reproche d’être.
L’idée que se fait Rorty de la philosophie repose sur une conception
nominaliste du langage qu’il partage avec des auteurs comme Wittgenstein,
Quine et Davidson, selon laquelle celui-ci n’est pas un médium de la vérité
mais un simple outil, en sorte qu’il n’est pas question de construire un « méta-
vocabulaire » philosophique permettant d’argumenter sur un horizon de
totalisation de l’expérience, mais d’inventer de nouveaux jeux de langage dans
l’attente d’un nouveau vocabulaire qui permettrait de former de « nouvelles
idées étincelantes » ou « la vision utopique de nouvelles institutions
extraordinaires » (p. 160). La conviction sous-jacente à ce modèle est la
suivante : « La seule chose qui puisse supplanter un monde intellectuel, c’est un
autre monde intellectuel, une nouvelle alternative, et non pas un argument
hostile à une ancienne possibilité » ; « Le domaine du possible s’étend toutes les
fois que quelqu’un invente un nouveau vocabulaire et dévoile ainsi (ou
invente — la différence ne compte pas) un nouvel ensemble de mondes
possibles » (p. 171)28. Inutile de dire que cette fois, pour autant qu’elle repose
sur le critère de l’argumentation, la distinction entre philosophie et littérature
n’a pas lieu d’être. Les grands moments sont ceux où s’impose le sentiment que
« les choses ne tournent pas rond » pour une génération insatisfaite : « On se
met à tourner les vieux mots dans de nouveaux sens, on lance
occasionnellement des mots neufs et l’on façonne de la sorte un nouvel idiome
qui, au début, attire l’attention sur lui-même et n’atteint réellement son régime
de fonctionnement que dans une période plus tardive » ; dans de telles
situations, tous les domaines de la culture sont affectés et mobilisés, la
littérature et les arts tout autant que la science et la philosophie29. Le Derrida
de Rorty n’est donc pas un philosophe de la réflexion qui maîtrise les « règles
standard de la philosophie » et les utilise au travers d’« argumentations
rigoureuses » dans une perspective transcendantale consistant à ouvrir de
nouvelles « conditions de possibilité », ce qui ferait en quelque sorte de lui non
pas « un dernier Hegel », mais un « nominaliste méconnu » qui pratique la
liquéfaction (Verflüssigung) de vieux vocabulaires comme le font les philosophes
du dévoilement du monde, « une sorte de Wittgenstein français » (p. 172)30.
Voilà donc le débat d’interprétation américain de l’œuvre de Derrida bien
schématisé.
Il reste que la thèse de Rorty est plus complexe que ce que laisse apparaître
cette opposition, ce qu’il veut montrer en affirmant que Derrida « fait entendre
deux sons de cloche ». Cela veut dire que pour lui, la description de ce dernier
en philosophe rigoureux n’est pas fausse, mais seulement à demi vraie. De la
part de Rorty, ce constat ne s’attache pas à un goût du compromis qu’il
manifeste souvent par ailleurs, mais à un regret lié à un type de posture parfois
adopté par Derrida : « Parler sur un ton grandiloquent, dans le style de Hegel-
Heidegger, en termes de “destinée de l’Europe”, de la façon dont “une époque
historico-métaphysique doit finalement déterminer comme langage la totalité
de son horizon problématique”31. » À la manière dont on le fait habituellement
à propos de Heidegger, de Wittgenstein et de quelques autres, Rorty est ainsi
conduit à déceler une coupure ou un tournant internes à l’œuvre de Derrida :
sa « première philosophie » utilise effectivement les « règles standard » au sein
d’un travail de type « académique » ; la seconde les abandonne au profit de jeux
de langage fondés sur la conception nominaliste de celui-ci et qui ne visent
plus la résolution argumentative de problèmes anciens ou nouveaux. Rorty va
même plus loin dans la caractérisation de l’« œuvre première » : « Quelque
chose comme un faux départ, de la même façon que Être et temps apparaît
comme un faux départ lorsqu’on le considère à la lumière de l’œuvre tardive de
Heidegger, ou comme le Tractatus de Wittgenstein fut ensuite considéré
comme un faux départ par son auteur en personne » (p. 173). Au regard d’une
telle précision, il faudrait donc considérer que le débat américain autour de
Derrida ne contient pas deux thèses, mais une et demie en raison d’une
ambivalence constitutive ou d’une dualité chronologique du projet et du style
de celui dont il est question. Pour autant qu’il y a là des enjeux qui se
retrouvent dans les autres controverses, il faut développer encore un peu le
point de vue de Rorty.
Disons d’ores et déjà que ce dernier ne voit à tout le moins pas d’un mauvais
œil ce que Habermas dénonce chez Derrida : le fait de considérer la
philosophie comme littérature et la littérature comme philosophie32. Mais c’est
pour décrire une hésitation qui lui permet de développer dans le même temps
éloge et critique. À ses yeux, Derrida a parfaitement mis au jour ce qu’il
nomme « le rêve qui se tient au cœur de la philosophie » : créer un langage
parfaitement « signifiant », « intelligible », « complet » ou « adéquat », qui
déracinerait en même temps toutes les coupures traditionnelles qui opposent
vérité et erreur, réalité et apparence, sens littéral et sens métaphorique, langage
des philosophes et langage de leurs adversaires33. Quant au rêve de Derrida lui-
même, il consisterait à vouloir montrer l’impossibilité d’une telle « clôture »
pour autant que quelque chose qu’il nomme « supplément » ou « marge »
déborde toujours le texte de la philosophie. Pour Rorty, ce projet conduit
toutefois sans délais à un dilemme : aussitôt celui-ci formulé, il serait possible
d’« oublier la philosophie comme l’esclave affranchi oublie son maître », pour
seulement s’adonner à une nouvelle façon d’écrire ; mais l’écriture perdrait
alors son objet, pour autant que « s’il y a jamais eu un écrivain dont le sujet fût
la philosophie, c’est Derrida » ; d’où la possibilité inverse, consistant à vouloir
montrer « dans quelle dépendance dialectique le texte de la philosophie se
trouve à l’égard de ses marges » ; mais ceci revient à prétendre « surpasser les
philosophes à leur propre jeu en se donnant les moyens d’une critique générale
de ce qu’ils font »34.
Sans trop s’étendre ici sur la première démarche, qui est celle qui lui plaît et
qui correspondrait à la seconde manière de Derrida après un tournant qu’il
reste à identifier, Rorty s’attache surtout à montrer comment celui-ci « trahit
son propre projet » et l’illustre par une analyse de son rapport à Heidegger35.
Pour ce faire, il s’appuie directement sur une déclaration de Derrida : « Rien de
ce que je tente n’aurait été possible sans l’ouverture des questions
heideggériennes (…), sans l’attention à ce que Heidegger appelle la différence
entre l’être et l’étant, la différence ontico-ontologique telle qu’elle reste d’une
certaine manière impensée par la philosophie. Mais malgré cette dette à l’égard
de la pensée heideggérienne, ou plutôt en raison de cette dette, je tente de
reconnaître, dans le texte heideggérien (…) des signes d’appartenance à la
métaphysique ou à ce qu’il appelle l’ontothéologie36. » Se profile derrière la fin
de ce propos ce que l’on pourrait appeler un thème classique de la philosophie
radicale depuis Heidegger, que Rorty met au jour à sa manière : « Pour
Derrida, Heidegger est le meilleur exemple de quelqu’un qui a tenté en vain de
réaliser ce que Derrida entend accomplir lui-même : écrire sur la philosophie
sur un mode non philosophique, l’aborder de l’extérieur, devenir un penseur
postphilosophique. » L’argument de Rorty sur ce point central est subtil et
pourtant non dénué d’une conséquence paradoxale. En premier lieu, il met en
avant l’un des textes de Heidegger sur lesquels Derrida peut fonder sa critique
et ancrer la volonté de le dépasser : « Un égard (pour la métaphysique)… règne
encore dans l’intention de surmonter la métaphysique. C’est pourquoi il vaut
la peine de renoncer au surmontement et de laisser la métaphysique à elle-
même37. » Pour Rorty, face à de telles déclarations Derrida se voit « installé sur
les épaules de Heidegger » en voulant regarder plus loin que lui, comme
lorsqu’il montre que l’idée selon laquelle il existerait une « vérité de l’être »
atteste un lien caché entre la quête de mots magiques et celle d’une langue
totale dans la métaphysique traditionnelle. Pour étayer cet élément
d’interprétation, il cite à nouveau Derrida désignant ce qu’il récuse chez
Heidegger : « La dominance (…) de toute une métaphorique de la proximité,
de la présence simple et immédiate, associant à la proximité de l’être les valeurs
de voisinage, d’abri, de maison, de service, de garde, de voix et d’écoute38. »
Précision importante afin d’éclairer l’argument : une telle déclaration vise ce
qu’il est convenu d’appeler le second Heidegger ; Derrida revient donc au
premier avec la volonté d’en réaliser le projet mieux que lui ; c’est précisément
ce que lui reproche Rorty.
Pour ce dernier, lorsque Derrida reprend le combat contre la métaphysique
en espérant parvenir à ne pas s’y embourber à la manière de Heidegger, il
tombe dans un piège : il s’agit pour lui d’être plus tenace et de trouver des
arguments meilleurs contre la tradition philosophique ; mais argumenter est ce
que cette dernière a toujours cherché à faire ; en inventant des notions comme
celles de « trace » ou de « différance », il ne parvient qu’à forger un « jargon
métaphysique neuf » en sacrifiant l’ironie et l’inventivité qui se manifestent au
travers de ses autres jeux de langage39. Afin en quelque sorte de sauver Derrida
de lui-même en l’incitant à oublier l’une des façons de poursuivre son rêve
pour se consacrer à l’autre, Rorty avance trois arguments qui visent par
ricochet tout un courant de la philosophie inscrit dans le sillage de Heidegger.
En premier lieu, il n’est pas vrai que la tradition philosophique soit enfermée
depuis ses débuts dans la même métaphore : l’histoire de la philosophie n’est
pas aussi simple et linéaire que celle-ci se l’imagine ; tous les penseurs qui
comptent vraiment se sont attachés à « parler plusieurs langages et écrire
plusieurs textes à la fois », comme y invite Derrida en estimant que tel est enfin
le bon moyen d’en finir avec la métaphysique. À quoi s’ajoute que lorsqu’il
propose dans la même perspective de lire ensemble textes philosophiques et
littéraires, il ne fait qu’accomplir brillamment « une chose que la plupart de ses
lecteurs doivent accomplir spasmodiquement et malaisément dans leur tête »40.
Enfin et surtout, il serait temps d’abandonner une sorte d’obsession récurrente
dans la philosophie contemporaine et de comprendre ce point essentiel : « Il
n’existe aucune tâche urgente qui, comme la “déconstruction de la
métaphysique” demanderait à être accomplie avant que nous puissions nous
occuper du reste de la culture41. » On voit désormais clairement ce qui fait
l’originalité de l’interprétation de Rorty, mais aussi ce en quoi elle pourrait finir
par sembler paradoxale. En un sens et pour autant qu’il propose d’oublier le
pathos de la rupture avec la métaphysique, il brise la logique de la surenchère
au travers de laquelle Habermas reprochera à Derrida ce que celui-ci reproche à
Heidegger ; mais le prix de cette manière de le défendre est de l’inciter à
renoncer à l’une de ses deux façons d’accomplir son rêve. Dans l’autre sens et
s’agissant cette fois de valoriser le bon côté de l’entreprise de Derrida, l’éloge est
conditionné : « Je pense qu’il est permis de faire un meilleur usage des jeux de
mots et des mots magiques derridiens en se débarrassant de l’idée qu’il existe
une chose comme la “philosophie” ou la “métaphysique” dont la place serait
centrale dans notre culture et qui aurait exercé une influence centrale autour
d’elle42. » Autrement dit et selon un nouvel usage de la stratégie de la
surenchère, il s’agit de faire ce à quoi invite Derrida mieux qu’il ne le fait lui-
même en rechutant dans ce dont il voulait sortir.
La plupart des textes consacrés exclusivement ou pour partie par Rorty à
Derrida mettent en scène une opposition interne à son œuvre entre ce qu’il
nomme un « bon côté ombrageux, déconstructif » et un « mauvais côté
lumineux, constructif », ce qui recoupe en large part un conflit entre aspects
non sérieux et sérieux de son travail philosophique43. Afin de mettre au jour le
premier de ces côtés, Rorty part de loin et ouvre un grand angle sur l’histoire
de la philosophie en opposant deux façons de la concevoir : plus ou moins
initiée par Kant, la première voit dans la vérité « une relation verticale entre les
représentations et ce qui est représenté », sur le modèle de la science ; ancrée
dans la Phénoménologie de Hegel, la seconde pense la vérité de façon
horizontale, en considérant que celle-ci est « le point culminant d’une
réinterprétation de la réinterprétation que nos prédécesseurs avaient proposée
de la réinterprétation de la réinterprétation de leurs prédécesseurs44 ». Rorty
perçoit donc au travers de leurs bons côtés respectifs et liés la même chose chez
Derrida et chez Heidegger : « Des figures emblématiques qui non seulement ne
résolvent pas des problèmes, mais ne possèdent ni arguments ni thèses. » Dans
cette perspective, Derrida lui-même offre le dernier développement d’une
tradition non kantienne au sein de laquelle on ne cherche pas à
progressivement clarifier des problèmes persistants par un processus de
« purification », mais à « rendre la philosophie encore plus impure, en lui
donnant un côté plus amateur, plus étrange, plus allusif, plus sexuel et par-
dessus tout plus “écrit” ». Le grand thème de Derrida auquel Rorty est
particulièrement attaché est donc celui de la philosophie comme « genre
d’écriture » et non pas effort de résolution argumentée de problèmes théoriques
récurrents ou nouveaux. D’où l’importance pour lui d’un passage souvent
commenté et dans lequel il voit la source de ce qui paraît à beaucoup
« choquant » dans l’œuvre de Derrida : « La lecture (…) ne peut légitimement
transgresser le texte vers autre chose que lui, vers un référent (réalité
métaphysique, historique, psycho-biographique, etc.) ou vers un signifié hors
texte dont le contenu pourrait avoir lieu, aurait pu avoir lieu hors de la langue,
c’est-à-dire, au sens que nous donnons ici à ce mot, hors de l’écriture en
général (…). Il n’y a pas de hors-texte45. » Au travers de tels propos, Derrida
cherche à créer un objet de l’écriture qui n’est plus le monde, mais les textes
eux-mêmes et ce que Rorty aime en cela s’attache au fait qu’il devrait ainsi être
immunisé contre la rechute dans la conception sérieuse de la philosophie
comme moyen d’accès à la vérité46.
Reste chez Richard Rorty une dernière façon d’inscrire l’originalité et
l’importance de l’œuvre de Derrida dans une vaste perspective transhistorique :
celle qui consiste à la situer dans une opposition entre métaphysiciens et
« ironistes ». Pour les premiers chez qui l’histoire canonique de la philosophie
s’écoule de Platon à Kant, il existe des essences éternelles qui sont à découvrir
selon une stratégie qui consiste à « repérer une apparente contradiction entre
deux lieux communs, deux propositions intuitivement plausibles, puis à
proposer une distinction qui résoudra la contradiction »47. Les ironistes
contestent quant à eux l’idée selon laquelle la philosophie devrait être en quête
d’un vocabulaire final permettant de décrire une « nature intrinsèque » et de
saisir une « essence véritable » des choses : nominalistes s’agissant du langage et
historicistes au regard du problème de la vérité, ils pensent qu’il ne sert à rien
de construire des théories philosophiques et de les défendre publiquement ;
leur jeu consiste à inventer de nouveaux vocabulaires comme le faisait le jeune
Hegel, afin de seulement redécrire le monde et faire des choses nouvelles48. De
façon plus cernée, les choses partent toujours du même thème un peu
retravaillé : « Derrida est à Heidegger ce que Heidegger est à Nietzsche.
Chacun est le lecteur le plus intelligent et le critique le plus dévastateur de son
prédécesseur49. » Rorty peut ainsi redire brièvement ce qu’il développe ailleurs
au sujet de la relation entre deux œuvres scindées en leur milieu : durant sa
première période, Heidegger « verse du vin nietzschéen dans des vases
kantiens » sans se départir du « projet académique allemand classique » qui
consiste à « trouver les “conditions de possibilité” d’expériences familières » ;
Derrida commence lui aussi de façon « professorale » en dupliquant le
programme de Heidegger afin d’aller plus loin que lui, mais il s’agit toujours de
chercher « des mots qui expriment les conditions de possibilité de toute théorie
antérieure » ; tout comme Heidegger n’est véritablement important qu’après
Être et temps, Derrida le devient seulement à partir du moment où son écriture
se fait « plus excentrique, personnelle et originale »50. Allusion enfin au débat
qui oppose partisans sérieux et en quelque sorte décontractés de Derrida au
sujet de sa deuxième période : Rorty aime la façon dont il « privatise sa pensée
philosophique » et produit un effort pour « transformer les projets
systématiques de minage en private jokes, en facéties pour initiés », alors que
Rodolphe Gasché s’acharne à montrer que la déconstruction n’est en rien une
invitation à des « élucubrations personnelles sauvages »51.
On voit désormais clairement le visage du Derrida de Rorty, apparu après
dissipation de celui d’un philosophe sérieux et somme toute beaucoup trop
classique sans le savoir. Pour le dessiner, il esquisse trois publics de celui-ci des
deux côtés de l’Atlantique. Le premier, auquel Rorty lui-même dit appartenir
voit chez lui « un prolongement à une suite dialectique qui passe par Hegel,
Nietzsche et Heidegger », penseurs chez qui il trouve pour en produire des
variations les thèmes du « dépassement de la tradition » et d’un « nouveau
départ »52. Dans cette perspective, le Derrida lecteur de Heidegger a l’envergure
du Heidegger lecteur de Nietzsche et de ce dernier lecteur de Platon. Rorty se
dit également faire partie du second public de Derrida : celui qui admire chez
lui l’écrivain, plus précisément « un grand écrivain comique » qui s’est montré
avec le temps capable de surmonter ses « modestes origines » de professeur.
Reste un dernier public, spécifiquement américain et dans lequel cette fois
Rorty ne se reconnaît pas. Pour celui-ci, Derrida offre au monde de la critique
littéraire une méthode nommée « déconstruction » censée dévoiler le sens
profond du « langage », de la « lecture » et de la « littérature ». Plus encore que
de ne pas l’aimer, Rorty considère que ce Derrida-là n’existe pas, mais est une
invention de laudateurs et de polémistes qui en s’affrontant violemment le
confondent avec Paul de Man. À ses yeux, c’est à ce dernier et non à Derrida
lui-même qu’il faut attribuer le projet qui fait des ravages dans un certain
nombre de départements de littérature et qui consiste à « continuellement
redécouvrir, par une lecture serrée, l’impossibilité de lire »53. Autrement dit,
Rorty a deux types de partenaires sinon d’adversaires dans le débat américain
au sujet de l’œuvre de Derrida. Ceux tout d’abord qui veulent à tout prix y
trouver un projet philosophique rigoureux visant à argumenter dans une
perspective transcendantale sur des problèmes classiques ou nouveaux. Aux
yeux de Rorty, cette interprétation n’est pas fausse, mais elle ne vaut que pour
une première période durant laquelle Derrida rechutait dans la problématique
et le style auxquels il voulait échapper, avant d’en quelque sorte se libérer pour
offrir des jeux sans prétention de vérité au moyen d’une écriture ludique. Mais
Rorty s’oppose tout autant sinon plus à ceux qui enrôlent un Derrida plus ou
moins consentant dans un projet théorique qui transforme la déconstruction
en méthode providentielle, avec des conséquences désastreuses sinon ridicules.
À l’écart de ces deux manières d’imposer à Derrida une gravité qu’il n’a pas ou
dont il serait heureusement parvenu à sortir, Rorty décrit ainsi celui dont il se
sent proche : « Un écrivain à usage privé — écrivant pour le plaisir de lecteurs
avertis qui, comme nous, partagent ses attendus, pour qui les mêmes choses
passablement ésotériques paraissent drôles, belles, ou qui procèdent comme
lui54. » Autrement dit, un philosophe qu’il faut prendre au sérieux dans la
compagnie des plus grands ; mais pour autant qu’il se joue du sérieux
philosophique.

AUSTIN/DERRIDA : LA FIN D’UN DRAME

Avant de définitivement quitter la scène américaine pour revenir vers


l’Europe, jetons un dernier regard sur le conflit dont elle a été le terrain. De
celui-ci, Richard Rorty n’a au fond pas grand-chose à nous dire. Outre le fait
qu’il n’aime visiblement pas l’esprit de trop grand sérieux et l’ambiance de
tragédie qui règnent dans les guerres philosophiques, il est sans doute un peu
en porte à faux. D’un côté, il donne raison à Searle lorsque celui-ci reproche à
Derrida d’adhérer à l’idée « assez étrangement dérivée du positivisme logique »
selon laquelle « quand on ne peut rendre une distinction rigoureuse et précise,
ce n’est en rien une distinction réelle »55. Il s’agit là de l’un des principes de
base d’une démarche de type transcendantal mise au jour par un certain
nombre des défenseurs américains de Derrida, c’est-à-dire de ce que Rorty
n’apprécie pas et même critique chez ce penseur qui heureusement à ses yeux
fait aussi tout autre chose. Mais évoquant sa propre idée selon laquelle en
réalité Derrida ne s’intéresse pas vraiment à la recherche des « fondements de la
connaissance », Rorty ajoute aussitôt que Searle est en tout état de cause le plus
mal placé pour lui reprocher son rigorisme : « Il s’agit exactement de la
conception que présuppose Searle lorsqu’il fait un éloge très husserlien de “la
clarté, la rigueur, la précision, l’intelligence théorique et, par-dessus tout, le
contenu intellectuel” qui caractérisent à ses yeux le présent “âge d’or de la
philosophie du langage”, illuminé par l’œuvre de “Chomsky et Quine, Austin,
Tarski, Grice, Dummett, Davidson, Putnam, Kripke, Strawson, Montague et
une douzaine d’autres auteurs de premier plan” ». Autrement dit, Searle a tort
d’affirmer que l’œuvre de ces auteurs se situe « à un niveau considérablement
supérieur à celui de la philosophie déconstructive » et ce pour une raison
précise : « Il vise exactement le genre d’apothéose des problèmes
philosophiques classiques et des styles qui dominent une matrice disciplinaire
locale que Nietzsche et Derrida ridiculisent à juste titre. » En résumé
concernant cette affaire, la fragilité de la critique de Derrida chez Searle tient
en cela qu’« il voit en lui un philosophe du langage amateur, au lieu de
considérer qu’il pose des questions métaphilosophiques sur la valeur d’une telle
philosophie ». Écrivant ailleurs que « Derrida n’a pas grand-chose à nous dire
sur le langage, mais a beaucoup à nous dire sur la philosophie », Rorty
confirme que ce conflit ne le concerne pas vraiment : outre le fait qu’en tout
état de cause sa propre conception du langage n’est pas celle de Searle, le
Derrida dont il se sent proche est celui qui s’affranchit des questions
philosophiques massives pour jouer librement sur et autour d’elles56.
Autant Richard Rorty peut se permettre de considérer le conflit entre Searle
et Derrida avec détachement, autant Jonathan Culler se doit de l’examiner avec
le plus grand sérieux en vue de défendre le second contre les attaques du
premier et ce qu’il en dit importe d’autant plus que ce n’est qu’à travers lui que
Jürgen Habermas se fera une opinion sur l’affaire. Son explication a le défaut
de son avantage : pédagogique, elle synthétise l’argument de Derrida ; mais
sommaire, elle en gomme la subtilité et les nuances, en sorte que faute de
retourner aux sources on ne disposerait que d’une caricature de la lecture
d’Austin présentée dans « Signature événement contexte », ce qui sera le cas de
Habermas. Au travers d’une sorte de surinterprétation de l’analyse de Derrida,
Culler va droit au fait : « Le projet d’Austin est une tentative d’explication
structurale qui offre une critique pertinente des prémisses logocentriques, mais
au cours de sa discussion il réintroduit les présupposés que son projet met en
question57. » Il s’agit donc de faire droit à Austin de s’être préoccupé des
occurrences d’utilisation du langage considérées comme marginales par la
théorie classique en opérant une « déconstruction » visant à renverser une
hiérarchie : « Le performatif n’est pas un constatif imparfait ; tout au contraire,
le constatif est un cas particulier du performatif. » Aux yeux de Culler, cette
contribution d’Austin à la critique du logocentrisme s’étend au fait qu’il prenne
pour point de départ de son enquête la possibilité d’échecs des actes de langage
performatifs. Mais elle s’arrête au moment où il réintroduit la notion de
signification comme expression d’une intention parfaitement présente à elle-
même du locuteur, c’est-à-dire lorsqu’il affirme qu’il faut exclure de
l’investigation les énonciations (utterances) « non sérieuses » comme celles qui
apparaissent dans les œuvres de fiction58. D’où le conflit dont on a le schéma
en tête : Derrida voit effectivement revenir chez Austin les présupposés de la
métaphysique qu’il disait maltraiter en tant que « fétiches » ; Searle objecte que
cette exclusion n’est que provisoire et liée au fait que ce dernier n’a pas eu le
temps d’achever sa « théorie générale » ; Derrida répond que l’on ne peut s’en
tirer en disant qu’une telle manière de revenir vers une « idéalisation » des actes
de langage est innocemment méthodologique.
En élève que l’on pourrait dire en l’espèce trop studieux, Jonathan Culler
répète qu’une « lecture déconstructrice » d’Austin doit s’arrêter sur le fait qu’en
excluant les usages parasitaires du langage et en retrouvant l’idée d’une
intention maîtrisée du locuteur celui-ci reproduit le mouvement d’analyse qu’il
critique chez les théoriciens classiques. Ce faisant, il durcit la thèse de Derrida
et gomme ce que celui-ci soulignait d’une analyse « patiente, ouverte,
aporétique, en constante transformation, souvent plus féconde en la
reconnaissance de ses impasses que dans ses positions ». En d’autres termes, la
défense qu’il propose de Derrida tend à le fragiliser aux yeux d’un lecteur
comme Habermas, qui pense trouver là une présentation limpide d’un débat
obscur. Au passage, Culler effectue quelques clarifications utiles : lorsqu’il
montre qu’en dépit de sa manière d’utiliser l’idée d’historicité contre la
philosophie chaque fois que celle-ci cherche à évacuer toute notion de
contexte, Derrida développe une critique philosophique de l’historicisme ; ou
quand il précise que dans un livre comme L’écriture et la différence le
phénomène de l’interprétation n’est pas purement décrit comme « libre jeu du
sens » lié à la liberté créatrice du lecteur59. Il reste qu’il fait bien ce que Rorty
lui reproche comme à quelques autres : défendre la déconstruction comme une
méthode s’appliquant à tout, en l’occurrence à l’œuvre d’Austin et à la théorie
du langage qu’elle développe. Contrairement à ce que pense Habermas, ce n’est
donc pas chez lui qu’il faut chercher le bon éclairage de la controverse avec
Searle et notamment une réponse à la question concernant la manifestation ou
non d’une confrontation entre les deux grandes traditions philosophiques.
Puisque la discussion d’Austin par Derrida ne peut être correctement éclairée
à partir d’une version dogmatique de la déconstruction, saurait-elle l’être du
point de vue d’un défenseur non dogmatique de la théorie du langage
ordinaire ? Telle est la position qu’occupe Stanley Cavell, heureuse victime
d’une « conversion » suite à l’écoute de conférences données par Austin à
Harvard au printemps 195560. À la différence de Searle dans son combat contre
Derrida et ses proches, Cavell ne se veut pas le gardien d’un sanctuaire : il ne
cherche pas à défendre une « théorie générale », mais à faire entendre une
« voix » ; sa lecture d’Austin est d’autant plus hétérodoxe qu’elle vise à montrer
que celui-ci était un philosophe hétérodoxe ; il s’agit d’illustrer des « affinités
électives » plutôt que d’aviver un conflit. Pour tout dire, feignant de considérer
que la controverse entre Searle et Derrida n’a pas eu lieu ou ne présente guère
d’intérêt, il ignore le premier et met au jour une proximité inattendue entre le
second et Austin.
A priori, Cavell aurait eu de quoi considérer Derrida comme un adversaire :
il explique que son propre projet vise à « contribuer au retour de la voix
humaine dans la philosophie », à partir de l’idée selon laquelle celle-ci a été
perdue par mépris à l’égard du langage ordinaire ; Derrida affirme quant à lui
que la philosophie a surévalué la voix et veut défendre l’écriture. Mais il a une
bonne raison de ne pas le faire : la voix à laquelle la philosophie a accordé trop
d’importance selon Derrida n’est pas la même que celle dans laquelle
Wittgenstein et Austin placent leurs espoirs ; il s’agit d’un côté de « la voix de
la métaphysique, trésor de la philosophie » et de l’autre de celle « du quotidien,
ou de l’ordinaire »61. Il existe certes un désaccord lié au fait que Derrida ne
s’intéresse pas au langage ordinaire qui est l’objet par excellence du travail
d’Austin. Mais de façon plus fondamentale, une « affinité particulière » peut
apparaître entre ces deux philosophes, liée au fait que pour l’un comme pour
l’autre « la lutte contre la métaphysique est un combat de libération, une lutte
pour quelque chose de plus que la raison elle-même »62. Derrida l’a perçu et
exprimé au travers d’une série de compliments « tout à fait inhabituels » à
l’égard d’Austin dans un univers philosophique qui n’est pas le sien. Mais il n’a
pas vu qu’il y a chez ce dernier plus qu’une simple « première attaque » contre
ce qu’il nomme le « logocentrisme » comme « limitation initiale du sens au
savoir, du logos à l’objectivité, du langage à la raison »63. Creuser plus avant des
« affinités électives » profondes entre les démarches d’Austin et Derrida tout en
cherchant à comprendre pourquoi ce dernier n’est pas allé plus loin que les
apercevoir, telle est l’intention de ce long texte qui éclaire de façon originale
tant le projet d’Austin que celui de Derrida et fait considérablement bouger les
lignes d’un débat menacé de sclérose.
La lecture d’Austin proposée par Stanley Cavell est très décalée vis-à-vis de
celle qui a cours dans son milieu, ce qu’il se garde de dire tout en insistant sur
les effets d’emprise au sein du monde académique qui le rendent prudent.
Indiquant le fait que les travaux de Searle se sont imposés au détriment de ceux
de son maître, il sous-entend que celui-ci a été maltraité dans l’univers anglo-
américain et affirme que Derrida « a eu raison de souligner l’importance de la
voix humaine dans le travail d’Austin », ajoutant que « Signature événement
contexte » offre une « pénétrante et rare rencontre qui concentre et articule les
thèmes de la voix, de l’écriture et de la philosophie »64. À l’écart là encore de sa
propre communauté, il profère un jugement nuancé sur l’œuvre de Derrida,
qui mérite à ses yeux « un bien meilleur sort que celui que lui souhaitent ses
détracteurs, sans peut-être atteindre l’irrévocabilité que ses admirateurs ont
exploitée ». Élargissant enfin l’horizon de la discussion, il cherche à percer
l’origine d’un éloignement entre deux traditions philosophiques qui
entretiennent une « intimité distante » et sont pourtant devenues « non
seulement incompréhensibles ou inutiles l’une à l’autre, mais même
mutuellement grotesque »65. D’un point de vue historique, la séparation s’est
opérée dans « le laps de temps constitué par l’œuvre de Husserl », ce qui l’incite
à prendre en grande considération le travail de Derrida sur celui-ci dans La voix
et le phénomène. Voici le passage de ce livre qu’il cite à l’appui de sa thèse : « À
l’intérieur de la métaphysique de la présence, de la philosophie comme savoir
de la présence de l’objet (…) nous croyons tout simplement au savoir absolu
comme clôture, sinon comme fin de l’histoire. Nous y croyons littéralement. Et
qu’une telle clôture a eu lieu (…). L’histoire de la métaphysique est le vouloir
s’entendre parler absolu (…). Pour ce qui “commence” alors — “au-delà” du
savoir absolu — des pensées totalement inouïes sont réclamées qui se
cherchent à travers la mémoire des vieux signes66. » On voit assez bien où il
veut en venir : saisir une « tournure privilégiée » de la critique de la théorie des
signes de Husserl par Derrida consistant à dire qu’« elle exclut, comme externe
et accidentel à son sujet, quelque chose qui doit être considéré, si l’on est plus
patient ou attentif, comme lui étant interne et essentiel » ; indiquer pour en
discuter la pertinence que tel est exactement le schéma de la critique du même
Derrida à l’égard d’Austin.
Mais Cavell va beaucoup plus loin et dans une direction inattendue. À ses
yeux, la raison pour laquelle Derrida n’a pas compris jusqu’au bout en quoi son
travail est finalement proche de celui d’Austin tient en cela qu’à cause de
l’étanchéité entre traditions philosophiques il ne savait pas ce qu’était la cible
principale de celui-ci : les Foundations of Empirical Knowledge d’Alfred J. Ayer,
ouvrage dominant dans sa communauté à l’époque de ses premiers travaux.
Voici donc l’élément clé : Austin et Derrida ont chacun leur point de mire et
« prennent explicitement le travail qu’ils lisent comme exemplaire d’une
tradition tout entière » ; l’un et l’autre savent que leur propre travail « se situe
en un autre lieu relativement à cette tradition, sans aucun moyen de revenir à
l’ancien » ; le livre de notes d’Austin intitulé Sense and Sensibilia peut être
décrit comme « un démantèlement du désir de la présence et comme
procédant, dans son rapport au livre d’Ayer, exactement de la même façon que
Derrida disant que La voix et le phénomène procède par rapport à Husserl »67.
En d’autres termes, la source du malentendu est la suivante : Derrida ignorait
qu’Austin montre comment Ayer « répudie ou réprime » le langage ordinaire
impliqué dans son analyse tout comme lui-même éclaire la façon dont Husserl
exclut le phénomène de l’écriture dont ses travaux sont dépendants ; faute de le
savoir, l’argument qu’il oppose à Austin est exactement le même que celui qu’il
avait construit contre Husserl, alors que ces deux auteurs sont aussi éloignés
l’un de l’autre que peuvent l’être Nietzsche et Bertrand Russell ; pèse ici de tout
son poids l’hétérogénéité l’une à l’autre de deux cultures philosophiques68.
Cette clarification essentielle opérée, Cavell peut examiner les principales
objections opposées à Austin par Derrida.
La première d’entre elles est la seule au sujet de laquelle Cavell semble
percevoir une véritable erreur d’interprétation. Il s’agit pourtant d’une question
pour laquelle « il était fatal que Derrida en vienne aux découvertes d’Austin » :
celle du statut du critère de vérité. Soit ce que ce dernier décrit comme
« illusion descriptive » et le commentaire qu’en donne Derrida : « Les
philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une “affirmation” ne
pouvait être que de “décrire” un état de choses, ou d’“affirmer un fait
quelconque”, ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse » ; « Austin a dû
soustraire l’analyse du performatif à l’autorité de la valeur de vérité (…) et lui
substituer parfois la valeur de force (…) qui n’est rien moins que
nietzschéenne »69. Derrida a donc bien saisi un point essentiel, mais l’a mal
compris faute de percevoir l’arrière-plan du propos d’Austin et sa stratégie :
lorsque celui-ci introduit l’idée de « force » dans l’analyse des énoncés
performatifs, ce n’est pas pour dire que la vérité est « une illusion ou une
volonté de pouvoir », mais afin de donner une place à ceux-ci dans une théorie
du langage qui considérait que tout ce qui ne relève pas d’une affirmation
présente un défaut de rationalité ; il s’agit là de l’un des principaux éléments de
son « règlement de compte » avec le positivisme logique70. Si l’on comprend
bien Cavell, sur ce point Derrida est en quelque sorte allé trop loin en passant
en partie à côté du problème : il prête à Austin une critique plus profonde
qu’elle ne l’est en réalité de la valeur de vérité, pour autant que celui-ci a besoin
de maintenir l’idée d’une « adéquation du langage à la réalité » pour donner
aux énoncés performatifs une noblesse que le positivisme n’accorde qu’à ceux
qui sont constatifs ; il n’a pas vu que ce qu’Austin « substitue » au concept
classique de vérité n’est pas la force au sens de Nietzsche, mais la « félicité »,
c’est-à-dire un critère de succès selon lequel les performatifs sont « heureux »
ou « malheureux ».
Cette erreur d’appréciation conduit donc Derrida à ne pas percevoir en quoi
et pourquoi Austin a parfaitement pris en compte ce que lui-même demande à
une théorie du langage, à savoir tenir compte du fait que « l’échec est un risque
essentiel des opérations considérées »71. Pour Cavell, non seulement le souhait
d’Austin de préserver l’idée d’une « adéquation à la réalité » des énoncés non
descriptifs n’est pas métaphysique, mais celui-ci « affirme constamment, dans
chaque phrase, dans chacune de ses blagues caractéristiques ou mots d’ordre
méthodologiques que “l’échec est un risque essentiel des opérations
considérées” — c’est-à-dire que si les énoncés ne pouvaient pas échouer, ils ne
seraient pas des actions humaines telles que nous les entendons, et même pas
des actions humaines du tout ». Plus encore, si Derrida avait bien saisi ce que
veut dire Austin en affirmant que les « échecs (infelicities) » et autres
expressions « malheureuses » de la réalisation des actions « interviennent
constamment », il aurait perçu combien ce dernier était proche de lui lorsqu’il
affirme à la fin de La voix et le phénomène que la vérité souffre toujours
d’inadéquation au réel et que les mots sont sans cesse dépassés, autrement dit
que « la chose même se dérobe toujours »72. Une analyse en partie similaire
peut être faite de la raison pour laquelle Austin procède à une seconde forme
d’exclusion que lui reproche Derrida, à savoir celle qui concerne les
énonciations performatives « formulées par un acteur sur la scène, ou
introduites dans un poème, ou émises dans un soliloque » : le premier affirmait
que celles-ci correspondent à des circonstances dans lesquelles le langage n’est
pas employé « sérieusement » mais sous une forme parasitaire et décidait de ne
s’attacher qu’à celles qui sont prononcées dans des « circonstances ordinaires » ;
le second insistait sur le fait qu’une telle manière de considérer la citation
comme relevant d’une « agonie du langage qu’il faut fortement tenir à
distance » était loin d’être neutre, tout comme le concept de « langage
ordinaire » ; à la décharge de Derrida, il est difficile de saisir les jeux d’Austin
autour de la notion de sérieux.
Comment Stanley Cavell peut-il s’y prendre pour étayer cette proposition
particulièrement surprenante : « L’identification spécifique et sonore du sérieux
avec la vérité, et de la vérité avec ce qui peut faire l’objet d’une assertion, est
tout aussi clairement mise en question chez Austin que chez Derrida »73 ? En
mettant tout d’abord en avant une sorte de ruse d’Austin à l’égard de son
univers professionnel. Parce qu’en quelque sorte cela était volontairement bien
caché, Derrida n’a pas vu qu’Austin utilisait le terme de « lieu commun » à
propos de l’idée selon laquelle le langage ne pouvait être analysé qu’au travers
de ses utilisations « sérieuses ». Que voulait-il dire, ou plutôt faire, en dénigrant
ainsi de façon discrète la doctrine qu’il affichait ? Simplement indiquer à un
bon lecteur qu’elle n’était pas la sienne, mais celle d’un auteur qu’il ne pouvait
pas contester ouvertement : la figure tutélaire de son milieu, à savoir Gottlob
Frege. Voici ce qu’écrivait ce dernier : « Dans la fiction, les assertions ne
doivent pas être prises au sérieux ; ce ne sont que des pseudo-assertions. Les
pensées elles-mêmes n’y doivent pas être prises au sérieux, comme en science :
ce ne sont que des pseudo-pensées. Si le Don Carlos de Schiller devait être
compris comme une œuvre d’histoire, alors ce drame, dans une large mesure,
serait faux. Mais une œuvre de fiction ne doit pas du tout être prise ainsi, de
manière sérieuse : c’est un jeu74. » Pour Cavell qui vit dans le même monde que
celui d’Austin, ce dernier ne pouvait contester l’autorité de Frege en général et
de son interprétation du sérieux en particulier sans prendre le risque d’être
accusé de mettre en péril « la nécessité du sérieux en philosophie ». À ses yeux,
c’est donc par simple prudence qu’il écrit que « sûrement les mots doivent être
énoncés “sérieusement” » pour que l’analyse soit possible, « utilisant, de façon
un peu désespérée, la qualification que tout son travail sur les performatifs est
censé remettre philosophiquement en question ». Voilà donc une lecture en
quelque sorte ésotérique du traitement de l’association imposée par Frege entre
sérieux et vérité : « Montrer que cette identification du sérieux est en fait une
interprétation, et dès lors n’est ni nécessaire ni universelle, c’est l’objectif
d’Austin quand il s’acharne à contester l’interprétation du sérieux (ou de la
“profondeur”) comme sacramentel (…), une contestation sans précédent (et
sans succession), pour autant que je sache, au sein de la philosophie
analytique. » Si l’on en croit donc Stanley Cavell comme il y a de bonnes
raisons de le faire, Austin était trop philosophiquement hostile au sérieux au
sens sacralisé du positivisme logique pour avoir pensé sérieusement qu’il ne
fallait prendre en compte que les occurrences sérieuses d’utilisation du langage.
Armé de cette conviction étayée par des textes beaucoup moins connus que
Quand dire, c’est faire et qui heurterait sans aucun doute Searle ou bien d’autres
disciples autoproclamés, Cavell peut revenir vers Derrida en affirmant que
contrairement à ce qu’en pense celui-ci « les démons du langage envahissent
toute la maison d’Austin ». D’où un nouveau malentendu, formulé dans les
termes de Derrida : celui-ci suggère qu’Austin pensait que la généralité du
risque « entoure le langage comme une sorte de fossé, un lieu de perdition
externe dans lequel la locution pourrait toujours ne pas sortir, qu’elle pourrait
éviter en restant chez soi, en soi, à l’abri de son essence ou de son télos », alors
qu’il estimait en réalité comme lui que le risque est bien sa « condition de
possibilité interne et positive » ; loin d’exclure comme parasitaires ou presque
moralement anormales les expressions langagières non sérieuses par manque
d’adéquation à la réalité, il leur fait une place au centre de sa théorie en
récusant les principes fondamentaux du positivisme logique75. Cavell va même
plus loin, en commentant ce qu’écrit Austin à propos du rejet institutionnel du
langage ordinaire par la philosophie : « Il est essentiel, ici comme ailleurs,
d’abandonner les vieilles habitudes de la Gleichschaltung, le culte profondément
enraciné des dichotomies d’apparence bien ordonnée » ; « Austin ne réclame
pas ici l’exclusion, il la combat ; il combat en effet le plus connu des
cauchemars d’exclusion, la politique nazie mise en œuvre et l’élimination des
différences d’apparence bien ordonnée »76. Sur cette question comme pour la
précédente, Derrida s’est donc en quelque sorte trompé d’adversaire, le
problème de Cavell demeurant de comprendre comment son combat et celui
d’Austin peuvent être à la fois « alliés et hostiles »77.
À bien y regarder, l’analyse de cette conversation à distance entre absents
dégage l’idée suivante : mieux informé sur les arrière-plans du travail d’Austin
et plus soucieux de décrypter ses sous-entendus, Derrida aurait gommé toute
trace de méfiance à l’égard de celui-ci pour dégager les fondements d’une
alliance philosophique. Aux yeux de Cavell, l’intérêt de Derrida pour la théorie
du langage performatif est double, selon deux perspectives inverses. Pour ce
dernier, d’un côté Austin s’était engagé sur une bonne voie en relativisant l’idée
de signification au profit de celle de force : « Il pourrait sembler qu’Austin a
fait éclater le concept de communication (…). Le performatif est une
“communication” qui ne se limite pas essentiellement à transporter un contenu
sémantique déjà constitué et surveillé par une visée de vérité78. » Mais il
s’égarait en maintenant l’intention comme « centre organisateur » de l’analyse
des éléments nécessaires pour qu’un énoncé soit authentiquement performatif :
« L’un de ces éléments essentiels — et non pas l’un parmi d’autres — reste
classiquement la conscience, la présence consciente de l’intention du sujet
parlant. » Il est cette fois question de bien interpréter une note de bas de page
dans laquelle Austin écrit que le fait d’avoir des pensées, des sentiments et des
intentions « n’est pas inclus, en tant que “circonstance”, parmi les autres
circonstances mentionnées » : Derrida pense que cela veut dire que l’intention
est plus importante que les autres « circonstances » favorables au succès d’un
énoncé performatif, en sorte que revient en force le critère logique classique
dans la tradition métaphysique ; Cavell montre qu’Austin décrit des situations
dans lesquelles l’intention n’est pas suffisante pour qu’un acte performatif soit
accompli (si je dis « oui » lors d’un mariage alors que les conditions
institutionnelles ne sont pas remplies celui-ci sera nul), tout comme d’autres
pour lesquelles un acte est accompli sans engagement du locuteur (lorsque je
dis « je promets » sans intention de tenir ma promesse, cas de « corruption
morale »), preuves de ce que l’intention est inessentielle dans certaines
catégories majeures de performatifs79.
On a compris que l’Austin de Cavell est très différent de celui de Searle et
n’a pour tout dire pratiquement rien à voir avec lui. Pour Cavell, il n’est pas
question de chercher une « théorie générale » qui gommerait toutes les aspérités
de la pensée d’Austin, mais de saisir dans l’intérêt de celui-ci pour le langage
ordinaire la possibilité d’accorder une place à la voix dans la philosophie ; le
problème n’est pas de défendre un philosophe contre les « accusations » d’un
autre, mais d’entendre une « tonalité » inhabituelle du discours philosophique.
Ce rapport parfaitement hétérodoxe à Austin conduit à une attitude non
moins originale vis-à-vis de Derrida : ni conciliante ni hostile, mais soucieuse
de rectifier des erreurs de perspective susceptibles de générer des conflits pour
mettre au jour en lieu et place des « affinités électives » à première vue
invisibles entre deux penseurs demeurant des francs-tireurs chacun dans son
univers intellectuel. À la différence considérable d’un Searle agressif et
méprisant, non seulement Cavell n’affirme pas que l’Austin de Derrida est
« méconnaissable » et sans rapport avec l’original, mais il cherche au contraire à
montrer que ce dernier a méconnu des proximités profondes de projets et de
stratégies qui auraient pu être le fondement d’une alliance philosophique.
Intégrant afin de les lui appliquer ses remarques sur la nécessité pour le
philosophe de parfois se protéger du conformisme de son milieu académique,
on pourrait aller jusqu’à imaginer qu’un certain nombre de ses sous-entendus
veulent laisser penser que Derrida a lu Austin avec plus d’intelligence et de
générosité que les gardiens officiels de son œuvre. Symétriquement, tout porte
à considérer que la lecture de Derrida par Cavell est plus subtile et productive
que celle d’un certain nombre de ses amis américains trop zélés. Montrant à
l’écart des préjugés de son propre environnement qu’Austin et Derrida
cherchent chacun de leur côté à démanteler les préjugés de leurs traditions
respectives, Cavell esquisse la possibilité d’un dialogue entre deux continents
philosophiques qui s’ignorent. Remontant à la source de leur séparation à
l’époque de Husserl, il décrit chez deux représentants dissidents de ceux-ci des
façons différentes de faire la même chose, qu’elle se nomme rupture avec la
métaphysique ou mise en pièces des « fétiches » de la philosophie. Faut-il
penser qu’il est vrai qu’au travers de la critique d’Austin par Derrida ce n’est
finalement pas une « confrontation entre deux éminentes traditions
philosophiques » qui s’est opérée ? Si oui, serait-ce parce que ceux-ci sont trop
marginaux au sein de chacune d’entre elles pour en être des représentants
autorisés ? Ou même parce qu’elle n’aurait à bien y regarder pas lieu d’être ?
Une réponse positive à ces questions supposerait l’existence d’une proximité
de projet, de stratégie et d’écriture entre Austin et Derrida plus grande encore
que celle décrite par Stanley Cavell. Voici une expérience rapportée par Stanley
Fish : alors qu’il préparait durant l’été 1977 un cours sur De la grammatologie,
livre paru en 1967, une carte était tombée de son exemplaire qui portait
simplement cette mention : AVEC LES COMPLIMENTS DE L’AUTEUR80. Quel était
le contexte d’énonciation de cette formule accompagnant un livre offert ? Quel
était son sens ? Si tant est que ce soit l’auteur qui ait glissé la carte dans le
volume, quelle était son intention ? Il était urgent d’aller voir ce que Derrida
avait écrit au sujet de ce type de questions en se penchant sur leur analyse par
Austin. Voici le problème tel que décrit par Stanley Fish. Celui-ci ne pouvait
identifier la source de l’énonciation : était-ce Derrida lui-même (qu’il avait
seulement rencontré en passant), ou le traducteur (qu’il connaissait un peu
mieux), ou l’éditeur (Johns Hopkins University Press, dont il était membre du
comité éditorial) ? Il y avait là un cas typique des « difficultés » ou « échecs
(infelicities) » qui affectent la communication « à distance » ou « étiolée », c’est-
à-dire incapable de se réaliser pour autant que les mots sont coupés de leur
point d’ancrage dans une intention clairement identifiable ; a contrario, une
illustration de la supériorité si souvent vantée de la communication en face-à-
face.
Stanley Fish emprunte à Jonathan Culler une formule qui synthétise les
débats récurrents entre philosophes et critiques littéraires sur les questions de la
signification et de l’intention : « Certains textes sont plus orphelins que
d’autres81. » Les énonciations pourraient donc être classées sur une échelle
décroissante de stabilité des contextes et donc de sécurité de l’interprétation :
de la situation de face-à-face entre des personnes qui se connaissent pour
laquelle le risque de confusion est presque nul, à la littérature où les choses
semblent presque abandonnées au hasard82. Le présupposé commun à la
plupart des théoriciens de ces questions est que tous les discours « orphelins »
dont la littérature offre l’exemple extrême doivent être analysés selon un critère
de risque comme des déviations à partir d’une situation normale de
communication en face-à-face83. C’est précisément cette idée qu’il prête à
Austin que conteste Derrida, pour chercher à montrer que tout texte quelle
que soit sa nature est « orphelin ». Le problème a été indirectement posé par
Austin lui-même : peut-on identifier un type d’acte de langage qui soit
parfaitement « attaché (tethered) à sa source »84 ? Derrida décrit en quelque
sorte un Austin hésitant sur ce point : au travers d’une analyse des « échecs » il
semble aller jusqu’à concevoir l’idée selon laquelle il n’existerait pas de
performatif « pur », le risque étant donc consubstantiel à la communication
sous toutes ses formes ; mais il maintient in fine le principe selon lequel les
énonciations « malheureuses » sont des accidents au regard d’une situation
normale de « contexte exhaustivement définissable, de conscience libre et
présente à la totalité de l’opération, de vouloir-dire absolument plein et maître
de lui-même »85. Autrement dit, Austin laisserait revenir par la fenêtre ce qu’il
avait chassé par la porte : les présupposés de la métaphysique logocentrique.
On se souvient de l’objection de Searle, en quelque sorte scientiste : il est de
bonne méthode de commencer par isoler les situations normales avant de
s’attacher aux cas particuliers ; Austin n’a pas eu le temps de construire la
« théorie générale » qui aurait rendu compte de ces derniers ; celle-ci existe
désormais, entendons grâce à lui. Stanley Fish n’accorde guère plus d’intérêt à
la Reply de Searle que ne le faisait Stanley Cavell, préférant faire entendre les
questions de Derrida : « La généralité du risque admise par Austin entoure-t-elle
le langage comme une sorte de fossé, un lieu de perdition externe dans lequel la
locution pourrait toujours ne pas sortir, qu’elle pourrait éviter en restant chez
soi, en soi, à l’abri de son essence ou de son télos ? Ou bien ce risque est-il au
contraire sa condition de possibilité interne et positive ?86 » Derrida attribuant
la première hypothèse à Austin pour adopter la seconde, ce qui gênait Cavell
tenait en cela que celle-ci semblait avoir pour corrélat une critique de la notion
de « langage ordinaire ». Fish préfère quant à lui franchir quelques pages du
texte de Derrida pour faire écouter ce qu’il dit après avoir admis la possibilité
de performatifs réussis sous condition de la concevoir dans un espace général
tout autant constitué par celle de l’échec : « Je n’en tirerai surtout pas comme
conséquence qu’il n’y a aucune spécificité relative des effets de conscience, des
effets de parole (par opposition à l’écriture au sens traditionnel), qu’il n’y a
aucun effet de performatif, aucun effet de langage ordinaire, aucun effet de
présence et d’événement discursif (speech act)87. » D’où une proposition
ostensiblement destinée à frapper ceux qui ont appris à craindre ou admirer un
« apôtre du “free play” » : loin de subvertir le sens commun, Derrida est « un
philosophe du sens commun » ; pour autant qu’il pense qu’une
communication entre personnes peut se réaliser d’une façon suffisamment sûre
pour garantir la continuité de la vie quotidienne, il est un « philosophe du
langage ordinaire ». Voilà de quoi surprendre beaucoup de monde, incluant
Habermas qui reproche lui aussi à Derrida de ne pas saisir l’importance du
langage ordinaire. Mais aussi de quoi ruiner la thèse de Searle au sujet d’une
« confrontation » qui n’aurait « jamais tout à fait lieu » entre Austin et Derrida
en raison des erreurs de ce dernier : « La confrontation n’a jamais tout à fait
lieu parce qu’il n’y a finalement pas assez d’espace entre eux pour qu’il y ait une
confrontation. » Supposant une lecture originale de Derrida, cette idée requiert
également une attention toute particulière au livre d’Austin.
On a d’ores et déjà compris qu’à la différence de Searle qui cherche à
clôturer les thèses d’Austin en arasant toutes les aspérités de son livre majeur,
Fish et Cavell explorent ses failles en faisant droit à Derrida de l’avoir fait avant
eux à sa manière. À leurs yeux, Austin est subversif dès l’instant où il constitue
son objet, à savoir des énonciations dont le rôle ne serait pas de « décrire » un
état de chose ou d’« affirmer un fait quelconque » en étant « vraies ou fausses ».
Mais des trois, Fish est en quelque sorte le plus audacieux, pour autant qu’il
multiplie les petites preuves saisies dans les interstices de Quand dire, c’est faire
de ce qu’Austin passe son temps à « brouiller » les distinctions installées dans
les premières pages : « “Faux” n’est pas un terme nécessairement réservé aux
seules affirmations » ; « Pour expliquer ce qui peut mal fonctionner dans les
affirmations, il ne suffit pas, comme on l’a fait depuis toujours, de concentrer
notre attention sur la seule proposition en cause (s’il est vrai qu’il existe pareille
chose) » ; « Il y a danger de voir s’effondrer la distinction initiale et provisoire
entre constatif et performatif » ; « Le performatif ne se distingue pas en toute
clarté du constatif » ; « Un certain nombre d’indices nous ont toutefois amenés
à penser que des malheurs pouvaient atteindre les deux formes d’énonciation
(…), que l’exigence d’une conformité ou d’un rapport aux faits (…) s’applique
aussi bien aux performatifs (en plus de la nécessité pour eux d’être heureux)
qu’aux réputés constatifs » ; « Vérité et fausseté (…) sont des mots qui
désignent non pas des relations, des qualités (que sais-je encore ?), mais une
dimension d’appréciation (assessment) »88. Aux yeux de Fish, ces micro-
propositions dispersées disloquent d’autant mieux toute certitude qu’elles
atteignent finalement celle qui était posée dans la première page du livre
comme soubassement de l’entreprise : les propositions constatives décrivent le
monde « tel qu’il est ». Avec pour conséquence qu’Austin lui-même finit par
faire perdre sa justification à l’idée selon laquelle le discours de fiction et toutes
les autres formes d’étiolement du langage doivent être entendus comme
déviations par rapport à un usage ordinaire.
Stanley Fish est donc d’accord avec Derrida pour considérer qu’il existe une
contradiction interne à l’entreprise d’Austin entre la reconnaissance du fait que
le risque et l’échec sont inhérents à tous les actes de langage et la décision
d’exclure une catégorie d’entre eux au motif des dangers qu’ils encourent.
Mieux encore, il sait gré à Derrida d’une lecture d’Austin plus généreuse que
celle de nombreux autres lorsqu’elle insiste sur le caractère « patient »,
« ouvert », « aporétique », « souvent plus féconde en la reconnaissance de ses
impasses que dans ses positions » de son analyse89. Il va même en un sens plus
loin : « La seule chose qui demeure constante dans Quand dire, c’est faire est
que rien ne demeure constant : pas un terme, une définition, une distinction
ne survit tout au long d’un argument, et beaucoup ne survivent même pas au
paragraphe ou à la phrase où ils ont été présentés. » Autant pour tous ceux qui
veulent à tout prix trouver dans ce livre une théorie, même à l’état d’esquisse.
Ayant déjà abondamment illustré la capacité d’Austin à reconnaître ses
« impasses » et même le caractère « aporétique » d’un certain nombre de ses
propositions essentielles, Fish cite un passage dans lequel sa patience se
manifeste non sans humour avec éclat : « Jusqu’ici, nous avons senti glisser sous
nos pieds le ferme terrain des préjugés ; mais rien de plus encore. Comment
allons-nous maintenant poursuivre, en philosophes ? Un parti que nous
pourrions adopter, évidemment, serait de reprendre notre cheminement à zéro.
Une autre voie serait de nous enfoncer, par étapes logiques, dans le bourbier.
Mais cela demande du temps90. » Au travers de telles remarques, non seulement
Austin n’apparaît pas comme le théoricien sûr de lui qu’un avocat hargneux
prétend défendre contre un amateur iconoclaste, mais il est au fond pareil à
Derrida, son semblable en philosophe aimant davantage sentir le sol glisser
qu’atteindre la terre ferme.
À cette idée contre-intuitive Fish ajoute un propos franchement provocateur
au sujet d’une similitude entre ce que l’on pourrait nommer les arts d’écrire
d’Austin et Derrida. La difficulté de la prose de ce dernier est notoirement
reconnue et l’on se souvient que Searle la dénonçait en prêtant le mot à
Foucault comme procédant d’un « obscurantisme terroriste ». On a en
revanche toujours plus ou moins fermé les yeux sur le style d’Austin, sauf à le
considérer comme sans rapport avec le contenu de sa philosophie ou relevant
d’un « maniérisme approprié à un professeur d’Oxford ». Aux yeux de Fish,
l’un et l’autre pratiquent une écriture qui complique sans cesse ce qu’elle
expose, masque ce qu’elle met en avant, soustrait les critères qu’elle propose
pour garantir le sens de ses propositions. S’agissant d’Austin à propos de qui
une telle idée détonne, non seulement cette façon d’écrire ne relève pas d’un
maniérisme, mais elle procède d’une « stratégie » parfaitement consciente
visant à provoquer « impatience et irritation » chez le lecteur. Voici une parfaite
illustration de ce style volontairement placé sous silence par ceux qui font
d’Austin une icône de la scientificité : « Nombre d’entre vous commencent
sans doute (et légitimement, d’une certaine façon) à s’impatienter de me voir
aborder les problèmes de cette façon. Vous pensez “Pourquoi ne pas couper
court à ce bavardage (Why not cut the cackle) ?” (…) “Pourquoi ne pas aller
droit aux faits et les discuter purement et simplement, en termes de
linguistique et de psychologie ? Pourquoi tous ces détours ?”91. » Un style
savamment provocateur est donc parfaitement adapté à une stratégie
argumentative consistant à rechercher des critères pouvant lever toute
ambiguïté tout en affirmant qu’il s’agit là d’un « idéal difficile à atteindre » et
finalement impossible à réaliser, à mettre en avant la promesse de trouver des
formes pures et transparentes tout en montrant qu’elle n’est jamais accomplie.
John Searle avait fait un drame des critiques de Derrida à l’égard d’Austin,
sans modifier d’un pouce sa thèse concernant l’un ni chercher en quoi que ce
soit à saisir la démarche de l’autre. Cavell et Fish lancent quant à eux avec un
certain bonheur des pierres dans le jardin des gardiens du temple, offrant
chacun à sa manière des lectures originales de l’un et l’autre des deux auteurs
afin de les rapprocher en dépassant les lieux communs à leurs sujets. Dans cette
perspective, Fish affirme sans conditions ce que Cavell suggérait en en posant
quelques-unes : « La lecture d’Austin par Derrida n’est finalement pas une
critique mais un hommage (tribute) au caractère provisionnel (provisionality)
d’un texte qui a été trop souvent domestiqué, en sorte qu’elle est plus fidèle
que celle offerte par les disciples du maître » ; « En fait, y aurait-il pensé,
Derrida aurait parfaitement pu dédicacer “Signature événement contexte” à
Austin et l’on se plaît à penser que dans quelque paradis des philosophes il
pourrait le lui présenter AVEC LES COMPLIMENTS DE L’AUTEUR »92. Pour Cavell, si
Derrida avait lu Austin entre les lignes en connaissance des arrière-plans de sa
démarche, il se serait découvert en « affinités électives » avec lui en matière tant
de projet que de stratégie philosophique : l’un luttant contre la métaphysique,
l’autre cherchant à liquider le positivisme logique, c’est en un sens tout
comme ; dans les deux cas, soit ouvertement soit de façon ésotérique l’exigence
du sérieux en philosophie est malmenée ; tout bien considéré, les notions de
signification, d’intention et même de vérité sont passées au crible d’une
critique qui devrait empêcher tout retour en arrière. Aux yeux de Fish et même
s’il ne l’a pas fait dans cette perspective, Derrida a perçu dans les failles d’un
texte rien moins que lisse des choses que ses lecteurs orthodoxes ont cherché à
effacer ou dissimuler. Ensemble et de façons différentes, ces deux lecteurs ont
considérablement fait bouger les lignes, ne décrivant plus un front où
s’affrontent deux traditions concurrentes et hostiles, mais un territoire sur
lequel deux dissidents vis-à-vis de leurs mondes intellectuels respectifs se
déprennent des conformismes philosophiques et ouvrent de nouveaux
horizons.
Les images d’Austin dessinées par Cavell et Fish sont assez similaires, tandis
que celles qu’ils offrent de Derrida ne se recoupent pas tout à fait : le premier
regrette ce qu’il considère comme une critique du langage ordinaire au travers
duquel la « voix » se laisse entendre en philosophie ; rectifiant le portrait d’un
apôtre farouche du free play, le second perçoit précisément un philosophe du
langage ordinaire qui ne ferme pas la porte à la possibilité d’une entente entre
les personnes et d’un accord sur l’interprétation des textes. En revanche, leurs
lectures de la lecture d’Austin par Derrida laissent toutes deux de côté la
logique de la surenchère selon laquelle un penseur radical reproche à un autre
le fait de s’être arrêté en chemin d’une critique de la métaphysique qu’il s’agit
d’accomplir mieux que lui. On sait que cet argument va revenir en force dans
le conflit entre Habermas et Derrida, qui réintroduira également l’exigence du
sérieux en philosophie. Il faudra alors se souvenir des positions d’autres acteurs
de la scène américaine : ceux qui font de Derrida un philosophe transcendantal
irréprochable de ce point de vue ; Rorty qui se réjouit à l’inverse du fait
qu’après l’avoir adopté il se soit abandonné aux plaisirs de l’ironie. Au moment
de revenir vers l’Europe pour se pencher sur un conflit qui lui est pour
l’essentiel interne et chercher à entendre un ton martial largement en dessous
de celui de Searle mais néanmoins frappant, on doit garder en mémoire des
aventures de Derrida en Amérique beaucoup plus diverses qu’on le croit
souvent et qui laissent apparaître une large gamme de positions présentant
elles-mêmes de subtiles nuances. Chacun sait que persiste là-bas une forme de
conflit des facultés entre philosophie et littérature. Mais les avant-gardes
semblent avoir vieilli et en tout état de cause la confrontation entre Austin et
Derrida se situait sur des sommets d’où l’on n’a pas voulu descendre pour
réduire les choses aux avatars d’une French theory supposée unie autour d’un
paradigme et de pratiques nommés « postmodernes ». Sans en faire tout un
drame, Derrida avait situé son affaire avec Austin dans un lieu étrange, « à mi-
chemin entre la Californie et l’Europe, un peu comme le Channel serait à mi-
chemin entre Oxford et Paris ». Le conflit auquel on vient semble plus
clairement situé : entre Francfort et Paris, au milieu de ce que l’on nomme tant
à Oxford qu’en Californie le « continent ». À tous les sens du terme, nous
sommes loin d’en avoir terminé avec les topoi de la philosophie, les
affrontements au sujet de son destin et leurs tonalités guerrières.

1. Richard Rorty, « Is Derrida a Transcendental Philosopher ? », Yale Journal of Criticism, avril 1989 ;
repris in Essays on Heidegger and Others. Philosophical Papers, tome II, Cambridge (Mass.), Cambridge
University Press, 1991, puis in David Wood (dir.), Derrida : A Critical Reader, Oxford et Cambridge
(Mass.), Blackwell, 1992, p. 235-246 ; « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », in Richard
Rorty, Essais sur Heidegger et autres écrits, trad. Jean-Pierre Cometti, Paris, PUF, p. 157-173, ici p. 157. Ce
texte est d’autant plus précieux que Rorty met en scène sa propre interprétation de l’œuvre de Derrida au
travers d’une reconstruction de la discussion américaine.
2. Geoffrey H. Hartman, Saving the Text. Literature/Derrida/Philosophy, Baltimore et Londres, The
Johns Hopkins University Press, 1981, p. XV.
3. À titre d’illustration, comment le lecteur anglophone à qui est destiné l’ouvrage peut-il lire un tel
passage : « The dead end of grammatical analysis is now aided by the “forgotten” phoneme. Ca is
homophonic with Sa. On the first page Derrida condenses “savoir absolu” as “Sa”. Then let us substitute
Sa for ca. “Sa brille et se brise” means that Hegel’s “savoir absolu” is a mirage (Schein/glanz/glance) that
must break » (p. 20) ?
4. « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 157. Avant d’y revenir, notons que si
Rorty se range aux côtés de Hartman pour louer l’absence de sérieux de Derrida, c’est en usant ici et de
façon plus développée ailleurs d’un argument philosophique que l’on pourrait toutefois dire « sérieux » :
la déconstruction peut être assimilée au pragmatisme.
5. Voir On Deconstruction, op. cit., p. 28 et p. 85 (le néologisme « derridadaism » est forgé par
Hartman dans Saving the Text, op. cit., p. 33). Voir les remarques de Richard Rorty sur le livre de Culler
in « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 157-158.
6. Culler explicite clairement les attendus de sa démarche : la déconstruction a été décrite comme
position philosophique, stratégie politique et intellectuelle ou encore méthode de lecture ; il s’agit de
montrer à ceux qui ne la perçoivent que de ce dernier point de vue qu’elle est en réalité une « stratégie
philosophique » visant à déjouer la façon dont « l’objectivité » est constituée par « l’exclusion des
conceptions de ceux qui ne sont pas considérés comme êtres sensés et rationnels, les femmes, les enfants,
les poètes, les prophètes et les fous » (p. 153). Une remarque s’impose ici sur un point d’histoire et de
sociologie du monde académique américain sur lequel on reviendra : largement exclue de départements
de philosophie dominés par le paradigme analytique et ses dérivés, la philosophie dite « continentale » et
l’enseignement de son histoire ont trouvé refuge dans des départements d’histoire, de littérature ou de ce
qui est nommé humanities (voir infra, Épilogue, p. 445-446 et p. 541, note 20 où l’on s’arrêtera
notamment sur l’expérience et l’itinéraire de Richard Rorty).
7. Jacques Derrida, LIMITED INC. a b c…, op. cit., p. 66, cité par Culler p. 93. On retrouvera le
passage dans l’édition définitive du livre de Derrida, Limited Inc., op. cit., p. 174.
8. Voir On Deconstruction, op. cit., p. 110-134. Culler résume la critique d’Austin développée par
Derrida dans le texte qui avait déclenché la colère de Searle de la manière suivante et assez juste : « Le
projet d’Austin est une tentative d’explication structurale offrant une critique pertinente des prémisses du
logocentrisme, mais il réintroduit dans cette discussion les hypothèses que son projet met en question »
(p. 111).
9. Paru en 1982 et intitulé Deconstruction : Theory and Practice, le premier livre de Christopher Norris
consacré à la déconstruction est important dans l’histoire de la réception américaine de Derrida. Mais son
principal intérêt a posteriori repose peut-être sur le fait que l’auteur reconstruit méticuleusement cette
histoire au fil des rééditions de son livre : dans un afterword de l’édition de 1991 (p. 134-155) et un
postscriptum ajouté pour celle de 2002 (p. 156-178). Voir Christopher Norris, Deconstruction : Theory and
Practice, 3e édition, Londres et New York, Routledge, 2002. Du même auteur on pourra lire
Deconstruction and the « Unfinished Project of Modernity », New York, Routledge, 2000 (notamment
l’article éponyme, qui se réfère à un texte célèbre de Habermas, p. 48-74).
10. Christopher Norris, Derrida, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1987, p. 169. Voir les
remarques de Richard Rorty sur ce second livre de Norris in « Derrida est-il un philosophe
transcendantal ? », loc. cit., p. 159-160.
11. Ibid., p. 156. Notons avant d’y revenir qu’un texte de Derrida est central pour ce type
d’argument : « The Principle of Reason : The University in the Eyes of Its Pupils », Diacritics, vol. 13,
no 3, automne 1983, p. 3-20. Il s’agit de la leçon inaugurale de Derrida pour la chaire « Andrew D.
White Professor-at-large » de l’université de Cornell, prononcée en avril 1983. Derrida y commente pour
l’une des premières fois un opuscule de Kant (en l’occurrence Le conflit des facultés). Voir sa version
française : « Les pupilles de l’Université. Le principe de raison et l’idée de l’Université », in Du droit à la
philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 461-498.
12. Ibid., p. 183. Norris vise ici un passage de la réponse de Derrida à Searle : Limited Inc., op. cit.,
p. 173. Ainsi décrit, le projet d’un « philosophe transcendantal » a comme modèle celui de Husserl dans
ses derniers travaux. On verra qu’il y a bien là un point essentiel pour la compréhension du conflit avec
Habermas (voir infra, chapitre III p. 152-158 et chapitre V p. 283-296).
13. Ibid., p. 166-169 (dans un chapitre intitulé « Derrida and Kant : The Enlightenment Tradition »).
À l’époque de ce livre, Norris semblait ignorer la critique de Derrida par Habermas dans un livre paru
deux ans plus tôt mais non encore traduit en anglais. Toutefois, cette intuition lui permettrait d’entrer
facilement dans ce conflit afin d’en atténuer la dureté en défendant Derrida. Voir Christopher Norris,
« Deconstruction, Postmodernism and Philosophy : Habermas on Derrida », in Derrida : A Critical
Reader, op. cit., p. 167-192 (repris dans Christopher Norris, What’s Wrong With Postmodernism ? Critical
Theory and the Ends of Philosophy, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1990, p. 49-76).
14. Ibid., p. 94.
15. Rodolphe Gasché, The Tain of the Mirror. Derrida and the Philosophy of Reflection, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1986 ; Le tain du miroir, trad. Marc Froment-Meurice, Paris, Galilée,
1995, p. 126. Sur le livre de Gasché, voir les remarques de Richard Rorty in « Derrida est-il un
philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 161-173. Quoique cherchant à réfuter l’entreprise de ce livre,
Rorty reconnaît qu’il offre « la tentative la plus ambitieuse et la plus précise pour faire de Derrida un
philosophe transcendantal rigoureux » (p. 161).
16. « Ponctuations : le temps de la thèse » (1980), in Du droit à la philosophie, op. cit., p. 446 ; cité par
Gasché, p. 28. Il s’agit du texte présenté par Derrida le 2 juin 1980 devant le jury de sa thèse de doctorat
d’État, notamment composé de Maurice de Gandillac, Pierre Aubenque, Jean-Toussaint Desanti et
Emmanuel Levinas.
17. Cet exposé d’une grande précision philosophique occupe la première partie du livre intitulée
« Vers les limites de la réflexion », soit ses quatre premiers chapitres, suivis d’un cinquième (« Les
entrelacements de l’hétérologie ») cherchant à dessiner un « au-delà de la réflexion ». Derrida n’entre donc
véritablement en scène que dans la deuxième partie du livre : « De la déconstruction », qui sera suivie
d’une troisième et dernière intitulée « Littérature ou philosophie ? ». Paru en 1986, le livre de Gasché ne
tient pas compte de la controverse entre Habermas et Derrida (ouverte par la publication en allemand du
livre de Habermas en 1985). L’auteur reviendra sur celle-ci dans « Postmodernism and Rationality »,
Journal of Philosophy, vol. 85, no 10, 1988, p. 528-538.
18. On notera que Derrida lui-même invite à cette analyse lorsqu’il présente l’origine du terme
« déconstruction » sous sa plume : « Je souhaitais traduire et adapter à mon propos les mots heideggériens
de Destruktion ou de Abbau. Tous les deux signifiaient dans ce contexte une opération portant sur la
structure ou l’architecture traditionnelle des concepts fondateurs de l’ontologie ou de la métaphysique
occidentale » : Jacques Derrida, « Lettre à un ami japonais » (1985), in Psyché, Paris, Galilée, 1987,
p. 388. Derrida précise à son interlocuteur qui cherche une traduction en japonais que « le même mot est
déjà attaché à des connotations, inflexions, valeurs affectives ou pathétiques très différentes » dans les
milieux allemand, anglais et surtout américain. Il ajoute enfin ne pas penser qu’il soit « un bon mot », tout
en sachant qu’il « n’est surtout pas beau ».
19. Ibid., p. 113-114. Gasché s’appuie sur le § 11 d’Expérience et jugement (1938) pour restituer le
mouvement de cette réduction phénoménologique visant à saisir les évidences les plus originaires de
l’expérience. Le livre dans lequel Husserl conduit cette entreprise de façon systématique est toutefois La
crise de la science européenne et la philosophie transcendantale, dont le manuscrit principal remonte aux
années 1935-1936.
20. Martin Heidegger, Sein und Zeit (1927), p. 22 ; trad. Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1964, p. 39. Dans sa propre traduction (Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1986, p. 48), François Vezin restitue Destruktion par
« désobstruction ». Le § 6 de Sein und Zeit d’où est extraite cette citation s’intitule « La destruction de
l’histoire de l’ontologie : une tâche à accomplir ». Gasché rappelle que dans la controverse de Davos avec
Cassirer (avril 1929) Heidegger utilisait le terme de Zerstörung dont Destruktion apparaît presque comme
un euphémisme pour désigner le démantèlement radical des « fondements de la métaphysique
occidentale (l’Esprit, le Logos, la Raison) ». Conférence de Heidegger in Ernst Cassirer et Martin
Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie. Davos, mars 1929, et autres textes de 1929-1931,
présenté par Pierre Aubenque, trad. Pierre Aubenque, Jean-Marie Fataud et Pierre Quillet, Paris,
Beauchesne, 1972, p. 24.
21. Ibid., p. 124. Gasché cite De la grammatologie, op. cit., 1967, p. 21 : « La “rationalité” (…) qui
commande l’écriture ainsi élargie et radicalisée n’est plus issue d’un logos et elle inaugure la destruction,
non pas la démolition mais la dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les significations qui ont
leur source dans celle de logos. » Derrida précise qu’il est en particulier question de la signification de
« vérité ». On peut d’ores et déjà imaginer que cette idée est de celles que visera Habermas, pour critiquer
deux choses chez Derrida : la persistance de l’illusion d’une « fondation ultime » héritée de Husserl ; une
mise en cause des critères de validation des énoncés philosophiques.
22. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 249 (cité ibid., p. 122). Derrida
cite le § 60 des Méditations cartésiennes, dans lequel Husserl écrit que les résultats de la phénoménologie
sont « métaphysiques s’il est vrai que la connaissance ultime de l’être doit être appelée métaphysique »,
ajoutant toutefois que ce n’est pas au sens « habituel » de la métaphysique telle que « dégénérée au cours
de son histoire » (Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, trad. Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas,
Paris, Vrin, 1969, p. 118 ; voir aussi la traduction de Marc de Launay, Paris, PUF, 1994, p. 189, qui
restitue das letzte Seinserkenntnisse par « les ultimes connaissances sur ce qui est » et historisch entartete
Metaphysik par « métaphysique dénaturée au cours de l’histoire »). Notons que Derrida construit à partir
du même texte et dans la même perspective une analyse plus détaillée de la théorie du signe chez Husserl
dans La voix et le phénomène, op. cit., p. 4. On verra que c’est l’interprétation de Husserl dans ce dernier
livre que discute Habermas (voir infra, chapitre III p. 153-158).
23. Marges, op. cit., p. 54 et p. 73.
24. On peut d’ores et déjà noter que la critique de Derrida chez Habermas repose sur la même
stratégie de surenchère : Derrida considère que la tentative de dépassement de la métaphysique chez
Heidegger reste prisonnière de la philosophie du sujet ; Habermas affirme que l’entreprise de Derrida
relève toujours de l’idée d’un autodépassement de la métaphysique impuissant à échapper à l’emprise de
cette dernière. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 191-197, et infra, chapitre III
p. 148-152. Il faut souligner le fait que cet argument est principalement développé dans la partie non
polémique du chapitre sur Derrida et s’applique aussi à Adorno.
25. Le tain du miroir, op. cit., p. 125.
26. Ibid., p. 25.
27. « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 159. Ne lui en déplaise pour autant
qu’il n’aime ni le terme ni la démarche philosophique qu’il exprime, ce texte de Rorty est d’autant plus
précieux que parfaitement réflexif : il présente une interprétation de l’œuvre de Derrida développée par
morceaux ailleurs en reconstruisant le débat dans lequel elle s’insère ; celle-ci s’éclaire donc de l’intérieur
grâce à un souci de formalisation (terme qu’il n’aimerait pas non plus), mais aussi de l’extérieur au travers
d’une sorte de dialectique aboutissant simplement à la présentation des deux thèses entre lesquelles « ceux
qui abordent Derrida pour la première fois » pourront choisir (p. 173). On exposera les choses sous une
forme plus schématique, en reconstituant l’un après l’autre les deux arguments. Dans les pages qui
viennent les références à cet article seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
28. On verra que c’est précisément à cette idée que s’oppose Habermas, en affirmant que la seule
véritable manière d’avancer en philosophie est de chercher à supplanter un paradigme théorique par un
autre de même rang, au lieu pourrait-on dire de tourner autour du pot (voir infra, chapitre V p. 310 et
Épilogue, p. 453).
29. Voir Richard Rorty, « Déconstruction et circonvention » (1984), in Science et solidarité. La vérité
sans le pouvoir, trad. Jean-Pierre Cometti, Paris, Éditions de l’Éclat, 1990, p. 89. Notons que Rorty ne
craint toutefois pas d’appuyer cette idée sur un paradigme fort de l’épistémologie contemporaine : celui
de La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn (1962).
30. Richard Rorty a été conduit à faire une nouvelle fois le point sur le conflit américain au sujet du
statut philosophique de l’œuvre de Derrida à l’occasion de la traduction en 1993 d’un livre à deux voix
constitué d’un long essai de Geoffrey Bennington et d’une sorte d’autobiographie de Derrida,
« Circonfession », courant en bas de page : Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991. Bennington défend ici
l’idée selon laquelle la pensée de Derrida serait « quasi transcendantale », c’est-à-dire fondée sur cette
position : « Respecter suffisamment la philosophie pour réaliser que l’on ne peut lui échapper, mais pas
assez pour prendre l’idée de condition de possibilité aussi sérieusement que le faisait Kant » (résumé de la
thèse de Bennington selon Rorty, in « Is Derrida a Quasi-Transcendental Philosopher ? », Contemporary
Literature, vol. 36, no 1, printemps 1995, p. 173). Discutant longuement cette idée, Rorty défend à
nouveau celle selon laquelle il faut voir chez Derrida un « Wittgenstein français », selon sa propre lecture
de ce dernier comme « philosophe thérapeute » (p. 179). Dans cette perspective, il confirme le fait qu’il
ne faut pas chercher dans la « déconstruction » une méthode, mais ajoute d’un point de vue « syncrétique
et œcuménique » qu’il ne faut pas le faire davantage s’agissant de la « philosophie du langage ordinaire »
de Wittgenstein, de la « théorie critique » de Habermas, ou encore de la « généalogie » de Foucault,
proposant de simplement définir la déconstruction de la façon suivante : « Le genre de chose que fait
Derrida » (p. 186).
31. « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 172.
32. Voir « Déconstruction et circonvention », loc. cit., p. 86-88. Il faut souligner au passage
l’intrication des plans sur lesquels se joue cette question. On sait déjà que de nombreux admirateurs
américains de Derrida comme Geoffrey H. Hartman louent chez lui le fait de supprimer la coupure entre
littérature et philosophie, tandis que d’autres à l’instar de Rodolphe Gasché affirment qu’il la préserve en
faveur d’une pratique au fond classique de la philosophie. Il reste que la vogue de sa pensée dans de
nombreux départements de littérature tient en cela que la « déconstruction » y est considérée comme une
méthode quasi universelle de lecture des textes tant littéraires que philosophiques. Notant qu’il est en un
sens absurde de prêter à Derrida une méthode quelconque, Rorty s’amuse à imaginer une sorte de jeu de
rôle entre deux catégories de personnes engagées dans la lecture « déconstructionniste » : « D’un côté, un
philosophe professionnel de type macho qui ressent comme une insulte l’idée d’avoir cédé à une exigence
textuelle ; de l’autre, une productrice de littérature naïve qui reste bouche bée en apprenant que son
travail prenait appui sur des oppositions philosophiques » ; « Tous deux sont renversés d’horreur lorsque
le déconstructionniste leur révèle qu’ils ont fait usage d’idiomes complexes auxquels l’autre a apporté sa
contribution. À cette nouvelle ils s’effondrent également ».
33. Ibid., p. 90. Rorty cite Jacques Derrida, Marges, op. cit., p. 320. À partir d’une remarque de
Descartes selon laquelle les philosophes doivent laisser aux théologiens le discours métaphorique, Derrida
explique dans ce passage que le « rêve » de la philosophie est de réduire toutes les métaphores à une
métaphore « centrale », « fondamentale », « principielle » grâce à laquelle « il n’y aurait plus de vraie
métaphore », mais seulement « la lisibilité assurée du propre ».
34. Ibid., p. 95.
35. La ligne de partage entre un « premier » Derrida et un second censée être similaire à celle qui
correspond au « tournant » interne à l’œuvre de Heidegger semble dessinée autour d’un livre précis :
« Tout comme Heidegger cessa d’utiliser des termes comme “ontologie phénoménologique”, Dasein et
existential cinq ans après Être et temps, Derrida a pratiquement abandonné l’usage de notions comme
“grammatologie”, “archi-écriture”, et ainsi de suite. Il s’agit d’une chose qui me semble très raisonnable de
sa part. Le Derrida de La carte postale a cessé de nous prévenir que le “discours de la philosophie” finira
par nous avoir si nous n’y prenons garde » (« Deux sens de logocentrisme : réponse à Norris », in Essais sur
Heidegger, op. cit., p. 147, note 1). La publication de La carte postale date de 1980 (Paris, Aubier-
Flammarion) et Rorty en a commenté comme « la meilleure illustration de Derrida au meilleur de sa
forme » la première partie intitulée « Envois ». Voir Richard Rorty, Ironie, contingence et solidarité (1989),
trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Armand Colin, 1993, p. 177-185. Il reste que l’on sera rapidement
confronté à la question de savoir si l’œuvre de Derrida n’a pas pris par la suite d’autres tournants,
notamment au travers de la lecture d’un certain nombre de textes de Kant, ou encore en s’attachant aux
questions de l’éthique, du droit et de la politique. Mais peut-être faudra-t-il admettre qu’il n’y a pas de
tournant du tout, au moins au sens fort utilisé s’agissant de Heidegger, ce qu’affirme à plusieurs reprises
Derrida lui-même.
36. Jacques Derrida, Positions, op. cit., p. 18-19, cité ibid., p. 98.
37. Martin Heidegger, Temps et être, trad. François Fédier, in Questions IV, Paris, Gallimard, coll.
Classiques de la Philosophie, 1976, p. 48, cité ibid., p. 97.
38. Jacques Derrida, Marges, op. cit., p. 156, cité ibid., p. 99. Précisons qu’en dépit de ses critiques,
Habermas apprécie chez Derrida ce type de prise de distance vis-à-vis de Heidegger, ce qui ne sera pas
pour rien dans leur réconciliation. Rorty indique quant à lui ailleurs l’une des raisons principales de la
méfiance de Derrida envers le dernier Heidegger : une défiance de celui-ci envers l’écriture, qui se traduit
après le « tournant » dans une invitation au silence et à l’écoute de la parole originelle. Voir Richard
Rorty, « La philosophie comme genre d’écriture. Un essai sur Derrida » (1978), in Conséquences du
pragmatisme. Essais, 1972-1980, trad. Jean-Pierre Cometti, Paris, Seuil, 1993, p. 199.
39. Rorty verse par exemple à l’appui de cette critique cette déclaration de Derrida : « Ce n’est qu’à
partir de la différance et de son “histoire” que nous pouvons prétendre savoir qui et où “nous” sommes et
ce que pourraient être les limites d’une “époque” » (Marges, op. cit., p. 7, cité ibid., p. 95). Voici ce
qu’écrit Rorty à propos de l’un des termes les plus célèbres parmi tous ceux inventés par son auteur,
« différance » : « Lorsque Derrida employa pour la première fois cet assemblage de lettres, il ne s’agissait
pas d’un mot, seulement d’une faute d’orthographe. Mais à partir de la troisième ou quatrième fois, c’est
devenu un mot. Après tout, la seule chose nécessaire à un vocable ou une graphie pour devenir un mot,
c’est de prendre place dans un jeu de langage » (ibid., p. 107). La remarque est ironique, mais aussi
sérieuse pour autant que conforme à la conception nominaliste du langage de Rorty. Pour continuer de
sourire un peu, on pourrait la développer de la façon suivante : le mot « différance » est significatif et
pour tout dire amusant aussi longtemps qu’il sert lui aussi à jouer de façon ironique avec le vocabulaire
philosophique ; mais il devient insignifiant et pour tout dire assommant dès l’instant où il est mobilisé
dans une grande machinerie de déconstruction de la métaphysique ; les choses sont enfin parfaitement
ridicules au moment où l’on en vient à considérer qu’« un théoricien de la littérature qui confondrait
différance et différence serait en dehors de ses marques, tout comme un étudiant en théologie qui, au
cinquième siècle, aurait confondu homoousion et homoiousion ».
40. Ibid., p. 104.
41. Ibid., p. 110. Jugeant que « le gros problème ésotérique commun à Heidegger et à Derrida du
“dépassement” de la tradition ontothéologique ou de la possibilité d’y échapper est un problème
artificiel », Rorty fait une proposition alternative : lui substituer diverses petites questions pragmatiques
destinées à établir quels éléments, dans cette tradition, pourraient être utilisés à des fins actuelles (p. 88).
42. Ibid., p. 108.
43. « La philosophie comme genre d’écriture », loc. cit., p. 206-207.
44. Ibid., p. 196.
45. Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 227, cité ibid., p. 202 (voir supra, p. 476,
note 56 cette citation dans son contexte). On ne prend ici en compte que la partie de ce texte de Rorty
qui souligne et illustre ce qu’il considère comme le bon penchant de Derrida, c’est-à-dire celui qui assigne
à la déconstruction une tâche négative et sombre sans céder à la tentation de (re)construire un système
qui ne ferait que donner un nouveau visage au vieil idéalisme transcendantal. On trouve dans le même
texte une critique du mauvais penchant, qui mobilise toujours la méfiance de Rorty envers l’idée de la
philosophie comme science rigoureuse. Il semble en revanche que dans ce cadre celui-ci soit quelque peu
en porte à faux vis-à-vis de ce qu’il explique ailleurs, pour autant que le bon côté de Derrida est celui qui
s’attache à la volonté d’« accomplir mieux que Heidegger la tâche de “dépasser la tradition de la
métaphysique occidentale” » (p. 207), autrement dit à la première partie de son œuvre.
46. Cette interprétation de Derrida — ou du moins d’un « bon » Derrida comme défenseur d’une
idée de la philosophie comme (simple) « genre d’écriture » a été contestée par l’un des défenseurs du
sérieux de son œuvre : Christopher Norris. Ce dernier reconstruit la scène américaine à sa manière au
travers du conflit suivant : Searle reproche à Derrida un manque de sérieux philosophique qui fait de lui
au minimum un amateur et en réalité un « sophiste moderne » ; Rorty loue à l’inverse chez lui un rejet
des règles standard qui conduit à considérer la philosophie comme un jeu ; lui-même cherche à montrer
que son œuvre a été atrophiée au travers de sa réception privilégiée dans la théorie littéraire et que la
déconstruction est une entreprise rigoureuse qui préserve le principe de raison et conduit à d’authentiques
découvertes. Voir Christopher Norris, « Philosophy as Not Just a “Kind of Writing” : Derrida and the
Claim of Reason », in Reed Way Dasenbrock (dir.), Redrawing the Lines : Analytic Philosophy,
Deconstruction, and Literary Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1989, p. 189-203. Et la
réponse de Rorty : « Deux sens de “logocentrisme” : réponse à Norris », loc. cit., p. 137-155.
47. Ironie, contingence et solidarité (1989), op. cit., p. 116.
48. On a d’ores et déjà compris que Rorty se range dans la famille des ironistes et veut y faire entrer
Derrida. Dans une perspective consistant à imaginer une « utopie libérale », cette classification lui permet
aussi de donner une place à des auteurs comme Foucault et Habermas : le premier est « un ironiste qui
rechigne à être libéral », pour autant que la société démocratique lui semble hostile à l’autocréation et aux
projets privés ; le second est « un libéral qui rechigne à être ironiste », dans la mesure où il pense que la
modernité ne doit pas renoncer à son idéal émancipateur (voir ibid., p. 97-107 ; Rorty répond ici à ce
que disait Habermas à son sujet au travers de sa critique de Derrida, in Le discours philosophique de la
modernité, op. cit., p. 242-244).
49. Ibid., p. 171 (au début d’un chapitre consacré à Derrida intitulé « De la théorie ironiste aux
allusions privées »).
50. Ibid., p. 173.
51. Ibid., p. 176 ; Rorty cite Rodolphe Gasché, Le tain du miroir, op. cit., p. 127.
52. « Deux sens de “logocentrisme” : réponse à Norris », loc. cit., p. 147.
53. Ibid., p. 148.
54. « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 159. Signalons une discussion autour
de l’interprétation de Derrida par Rorty et plus précisément des liens entre pragmatisme et
déconstruction : Richard Rorty, « Remarks on Deconstruction and Pragmatism », Simon Critchley,
« Deconstruction and Pragmatism — Is Derrida a Private Ironist or a Public Liberal ? », Richard Rorty,
« Response to Simon Critchley », Jacques Derrida, « Remarks on Deconstruction and Pragmatism », in
Chantal Mouffe (dir.), Deconstruction and Pragmatism, Londres et New York, Routledge, 1996, p. 13-18,
p. 19-40, p. 41-46 et p. 77-88.
55. « Déconstruction et circonvention », loc. cit., p. 96, note 12 (voir supra, chapitre I p. 56-62). Pour
l’essentiel, Rorty ne consacre donc au conflit entre Searle et Derrida qu’une longue note de bas de page,
qui discute seulement l’article du premier dans la New York Review of Books (« The World Turned Upside
Down », loc. cit.). Voir toutefois quelques remarques beaucoup moins précises dans Ironie, contingence et
solidarité, op. cit., p. 185.
56. Voir « La philosophie comme genre d’écriture », loc. cit., p. 199. On verra que l’interprétation de
Derrida par Rorty a un arrière-plan essentiel légèrement dévoilé ici au travers des remarques sur Searle :
l’aventure personnelle de Rorty vis-à-vis de son milieu d’origine ; le fait qu’après avoir été l’un des plus
brillants représentants de la philosophie analytique au moment du « tournant linguistique » il ait pris ses
distances de façon fracassante pour se tourner vers la philosophie « continentale » (voir infra, Épilogue,
p. 445 s. où l’on s’arrêtera sur une controverse à ce sujet avec Habermas convaincu pour sa part que la
théorie pragmatique du langage permet de résoudre l’essentiel des problèmes de la philosophie, ou à tout
le moins de reconstruire la raison au moment d’une crise risquant d’être mortelle).
57. Jonathan Culler, On Deconstrution. Theory and Criticism after Structuralism, op. cit., p. 111.
Rappelons que c’est ce livre paru en 1982 que vise directement l’article de Searle qui vient d’être à
nouveau évoqué. Culler étaye le premier point à partir de deux citations du début de Quand dire, c’est
faire (op. cit., p. 37 ; p. 38) : « Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une “affirmation
(statement)” ne pouvait être que de “décrire” un état de chose, ou d’“affirmer un fait quelconque”, ce
qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse » ; « Cela dit, même nous autres, philosophes, nous fixons
des limites à la quantité de non-sens que nous sommes prêts à admettre dans notre discours. Il était donc
naturel de se demander, dans un second temps, si bon nombre de ce qu’on prenait pour des pseudo-
affirmations tendaient, en fait, à être des “affirmations”, à quelque titre que ce soit ».
58. Voir ibid., p. 115-117, où Culler cite ce passage d’Austin (op. cit., p. 55) longuement commenté
par Derrida : « Une énonciation (utterance) performative sera creuse ou vide d’une façon particulière si, par
exemple, elle est formulée par un acteur sur la scène, ou introduite dans un poème, ou émise dans un
soliloque. Mais cela s’applique de façon analogue à quelque énonciation que ce soit : il s’agit d’un
revirement (sea-change) dû à des circonstances spéciales. Il est clair qu’en de telles circonstances, le langage
n’est pas employé sérieusement (…), mais qu’il s’agit d’un usage parasitaire par rapport à l’usage
normal — parasitisme dont l’étude relève du domaine des étiolements du langage. Tout cela nous
l’excluons donc de notre étude. Nos énonciations performatives, heureuses ou non, doivent être entendues
comme prononcées dans des circonstances ordinaires » (voir supra, chapitre I p. 31-32 ; p. 50).
59. Voir ibid., p. 128-134. Culler cite partiellement un passage de L’écriture et la différence dans lequel
Derrida décrit deux « interprétations de l’interprétation » : « L’une cherche à déchiffrer, rêve de déchiffrer
une vérité et une origine échappant au jeu et à l’ordre du signe, et vit comme un exil la nécessité de
l’interprétation » — telle est la thématique du structuralisme de Lévi-Strauss, « tournée vers la présence,
perdue ou impossible, de l’origine absente » ou encore nostalgique de « l’immédiateté rompue » ;
« L’autre, qui n’est plus tournée vers l’origine, affirme le jeu et tente de passer au-delà de l’homme et de
l’humanisme, le nom de l’homme étant le nom de cet être qui, à travers l’histoire de la métaphysique ou
de l’onto-théologie, c’est-à-dire de toute son histoire, a rêvé la présence pleine, le fondement rassurant,
l’origine et la fin du jeu » — thématique ouverte par Nietzsche, qui repose sur « l’affirmation joyeuse du
jeu du monde et de l’innocence du devenir, l’affirmation d’un monde de signes sans faute, sans vérité,
sans origine, offert à une interprétation active » (Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil,
1967, p. 427). Pour Culler, le point essentiel tient en cela que Derrida affirme qu’il n’y a pas à « choisir »
entre ces deux conceptions irréconciliables de l’interprétation qui se partagent le champ des sciences
humaines, autrement dit que la déconstruction n’est pas unilatéralement un jeu fondé sur l’idée d’une
indétermination radicale du sens, ce que l’on nomme en Amérique free play.
60. Voir Un ton pour la philosophie, op. cit., p. 93-183. Cavell raconte : « L’effet pratique de cette
rencontre de l’enseignement d’Austin fut de me faire jeter à la corbeille les débuts et les plans d’une thèse
de philosophie parfaitement correcte (dont le sujet, pour ceux que le détail intéresse, était le concept
d’action chez Kant et Spinoza). “Parfaitement correcte”, curieusement, signifie suffisamment bonne pour
me faire avoir le diplôme, mais pas pour me doter de ce que j’imaginais alors, suivant le moment, comme
une voix, une voie, un sujet ou une œuvre qui me soient propres » (p. 94). Au travers de ce long chapitre
autobiographique, Cavell esquisse une biographie philosophique originale d’Austin, entendu de nouveau
quelques années plus tard à Berkeley.
61. Ibid., p. 102.
62. Ibid., p. 123.
63. Cavell cite un livre particulièrement important à ses yeux de Derrida pour une raison que l’on va
comprendre : La voix et le phénomène, op. cit., p. 111. Le propos de Derrida vise ici directement Husserl,
notamment l’idée selon laquelle des expressions comme « abracadabra » et « le vert et ou » ont une « force
de signification », mais pas « la qualité formelle d’expressions douées de sens, c’est-à-dire de logique par
rapport à un objet ».
64. Ibid., p. 101.
65. Ibid., p. 105.
66. La voix et le phénomène, op. cit., p. 115, cité ibid., p. 105.
67. Ibid., p. 106.
68. Voir ibid., p. 116-117.
69. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 37 ; « Signature événement contexte », loc. cit., p. 38.
70. Ibid., p. 124-125. Cavell insiste de nouveau un peu plus loin (p. 127-128) sous une forme
discrètement autobiographique sur la longue domination du positivisme logique dans le monde
académique anglo-saxon et on va voir qu’il utilisera encore une fois l’argument pour déjouer une critique
de Derrida.
71. Ibid., p. 130, qui cite « Signature événement contexte », p. 40. Savoir si Cavell a tout à fait raison
dans sa mise au jour d’une erreur d’interprétation d’Austin par Derrida obligerait à revenir à ce dernier
texte afin de déceler l’endroit exact où Derrida cesse de suivre Austin comme il le fait un long moment
pour montrer chez lui un reste d’attachement à ce qu’il remet en cause.
72. Ibid., p. 130-131, où Cavell cite La voix et le phénomène, op. cit., p. 117. Dans les pages suivantes,
il illustre longuement la façon dont Austin décrit la possibilité d’échec des actes de langage comme
expression de la « vulnérabilité de l’action humaine » au travers d’une théorie des excuses et d’une
réflexion sur la tragédie construite autour de l’Hippolyte d’Euripide.
73. Ibid., p. 147.
74. Gottlob Frege, Écrits posthumes, trad. sous la direction de Philippe de Rouilhan et Claudine
Tiercelin, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1994, p. 154, cité ibid., p. 144.
75. « Signature événement contexte », p. 43, cité ibid., p. 146.
76. Ibid., p. 148 ; Cavell cite Sense and Sensibilia, Londres, Oxford, New York, Oxford University
Press, 1962, p. 3 (il s’agit de notes d’Austin reconstruites à partir de leur manuscrit par Geoffrey J.
Warnock). En quelque sorte surpris par sa propre audace, il suggère en faire peut-être un peu trop en
laissant entendre qu’Austin assimilait « les exigences organisationnelles de la philosophie et une sorte de
désir de pouvoir fascisant » (ce qui, soit dit en passant, est parfois prêté à Derrida, qui le nie
farouchement comme dans ses réponses à Gerald Graff ; voir supra, chapitre I p. 64-66). Mais il précise
que les conférences d’où est extrait le texte qu’il cite datent de 1947 et qu’Austin avait passé une partie de
la guerre à s’occuper des affaires allemandes au sein des services secrets britanniques.
77. Ibid., p. 150.
78. « Signature événement contexte », p. 38, cité ibid., p. 156.
79. Ibid., p. 158-159, autour d’une note de Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 49. Cavell considère plus
loin un dernier malentendu, au sujet de la signature. Derrida écrit que « non seulement Austin ne doute
pas que la source d’un énoncé oral à la première personne du présent de l’indicatif (à la voix active) soit
présente à l’énoncé de son affirmation (…) mais ne doute pas davantage que l’équivalent de ce lien à
l’énoncé-source soit simplement évident et assuré dans la signature » (« Signature événement contexte »,
p. 48). On sait déjà ce qu’il faut penser du premier point. Quant au second, Derrida n’a une nouvelle fois
pas vu qu’Austin et lui font la même chose de façons différentes : lui demande que « les effets de la
signature soient exposés comme effets, c’est-à-dire comme des fonctions de l’obéissance ou de la
désobéissance aux conditions de quelque chose comme la pureté philosophique (conceptuelle) » ; Austin
que « l’imposition de conditions à l’ordinaire par la philosophie soit dénoncée en tant que telle ».
80. Stanley Fish, « With the Compliments of the Author : Reflections on Austin and Derrida »,
Critical Inquiry, vol. 4, été 1982, p. 693.
81. Jonathan Culler, Structuralist Poetics, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1975, p. 133, cité
ibid., p. 694.
82. On se représente aisément les situations intermédiaires : celle dans laquelle des personnes qui se
connaissent mais sont éloignées dans l’espace et/ou le temps, communiquent par un médium (téléphone,
lettre…) et se comprennent à partir d’expériences communes ; celle dans laquelle la communication
s’opère entre personnes qui ne se connaissent pas, mais dans un contexte stable (clients et employés d’un
magasin ; étudiants et professeurs…) ; celle dans laquelle un locuteur s’adresse à un public de taille et de
composition indéterminées (présentateur de télévision…), etc.
83. Voir ibid., p. 697, où Fish construit une table de catégories autour de couples : langage
littéral/métaphorique ; discours objectif/subjectif ; expérience réelle/esthétique ; énoncé
constatifs/performatifs ; perception/interprétation…
84. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 85, cité ibid., p. 700.
85. « Signature événement contexte », loc. cit., p. 40, cité ibid., p. 701. Derrida vise le passage (p. 55)
dans lequel Austin affirme pour finalement les exclure de son travail que les « maux » qui affectent non
seulement les performatifs mais « toute énonciation » sont liés à un « revirement dû à des circonstances
spéciales » dans lesquelles le langage n’est pas employé « sérieusement » mais de façon « parasitaire », en
sorte qu’il s’agit là d’un « étiolement » de celui-ci.
86. « Signature événement contexte », loc. cit., p. 43, cité ibid., p. 701.
87. « Signature événement contexte », loc. cit., p. 47, cité ibid., p. 711. J’ai franchi à mon tour une
longue analyse au travers de laquelle Stanley Fish montre notamment que l’un des enjeux de la discussion
tient à l’opposition entre deux notions de contexte : traditionnelle, l’une considère que celui-ci
correspond à quelque chose qui existe « dans le monde » ; défendue par Derrida, l’autre le voit comme
une « construction du monde » elle-même réalisée dans des conditions contextuelles (ibid., p. 708). Fish
indique la conséquence de la seconde notion, qui est aussi la sienne : « On ne dispose plus d’une
possibilité de recours simple (non interprétatif ) au contexte pour régler un différend ou supprimer un
doute au sujet de la signification, parce que les contextes, en même temps que producteurs
d’interprétation, sont aussi des produits de l’interprétation. »
88. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 45, 78, 80, 89, 107 et 151-152, cité ibid., p. 713-714 (Fish
souligne le fait que ces remarques en quelque sorte auto-subversives interviennent souvent au début ou à
la fin d’un chapitre). Comme illustrations de ce que vérité et fausseté (ne) sont (que) des
« appréciations », Austin cite deux exemples : « La France est hexagonale », proposition peut-être vraie
pour « un général haut placé » mais fausse pour un géographe et en tout état de cause « passablement
sommaire », c’est-à-dire ni vraie ni fausse, ce qui est embarrassant pour un prétendu constatif (p. 146) ;
« Lord Raglan a gagné la bataille de l’Alma », proposition qui pourrait être admise dans un manuel
d’histoire, mais serait refusée par quiconque sait que cette bataille a été plus que toute autre le fait de
« simples soldats » et que de nombreux ordres de Raglan ne leur étaient jamais parvenus.
89. Voir « Signature événement contexte », p. 38 loc. cit., cité ibid., p. 716.
90. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 48, cité ibid., p. 716.
91. Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 130, cité ibid., p. 717. Austin feint ici une « confession » au sujet
de rien moins que la possibilité de « fournir un test pour distinguer entre actes illocutoires et actes
perlocutoires », alors qu’il avait déjà écrit beaucoup plus haut que « chaque fois que nous cherchons un
critère simple et unique d’ordre grammatical ou lexicologique, nous aboutissons à une impasse » (p. 84).
Dans les pages suivantes, Fish multiplie les citations de petites remarques dispersées d’Austin visant à
prouver qu’une lecture attentive de son livre fait émerger l’idée de Derrida selon laquelle le risque est
consubstantiel à l’énonciation sous toutes ses formes. La stratégie de Fish est donc jusqu’à un certain
point similaire à celle de Cavell : montrer que bien compris, Austin fait ce que Derrida lui reproche de ne
pas assumer complètement. Mais son propos n’est pas de rectifier l’interprétation de ce dernier : plutôt de
mettre en avant plus qu’une connivence, une complicité.
92. Ibid., p. 721.
Chapitre III
HABERMAS/DERRIDA :
LA GUERRE CONTINENTALE

Revenons vers ce qui est généralement nommé en philosophie le


« continent » et une tradition autrement plus ancienne que celle qui est au
centre du monde philosophique américain. Pour ce faire, demandons-nous qui
parle de qui et quand au travers de cette description : « Des penseurs au-dessus
du commun, pour lesquels désormais la philosophie représentait comme le
dévoilement d’un mystère (…) qu’ils ont en eux, mais qui malheureusement ne
peuvent l’énoncer ni le communiquer universellement par le langage. » Écoute
solitaire de l’Être, pensée inspirée et discours oraculaire contre partialité
publique en faveur de la raison, endurance du concept et exigence de
l’argumentation : ce propos semble proféré sur une ligne de front bien dessinée
et caractéristique pour plusieurs générations de la vie spéculative de l’Europe ;
quiconque s’est aventuré en philosophie durant le dernier tiers du XXe siècle en
Allemagne, en France ou ailleurs de ce côté de l’Atlantique garde à l’oreille
l’écho d’invectives de ce genre. Tout porte à croire qu’il devrait appartenir à
Habermas dénonçant Heidegger vers 1975, au cœur d’une histoire qui ne se
vit plus tout à fait au présent mais est encore loin d’appartenir déjà au passé et
dans laquelle Derrida joue son rôle.
Il n’en est rien. Nous sommes en 1796 et c’est un Kant réputé doux qui vise
brutalement des auteurs plus ou moins oubliés aujourd’hui mais qui
comptaient à son époque, pour dénoncer une chose très précise : Ein
neuerdings erhobenen Ton in der Philosophie. De quoi s’agit-il ? Les traducteurs
divergent sur l’adjectif, le verbe et l’adverbe : « Un ton grand seigneur adopté
naguère en philosophie » ; « Un ton supérieur nouvellement pris en
philosophie »1. Mais si on laisse temporairement de côté l’adverbe, peu importe
ou presque. Kant se plaint de ce que « très tôt » la philosophie ait perdu sa
signification première de « sagesse scientifique de la vie (wissenschaftlichen
Lebensweisheit) » pour être recherchée comme « ornementation de
l’entendement (Ausschmückung des Verstandes) ». Il met en cause une
« prétendue philosophie » pour laquelle il n’est pas nécessaire de « travailler »,
mais seulement d’« écouter l’oracle présent en soi-même (nur das Orakel in sich
selbst anhören) ». Il s’offusque enfin de ce que certains s’expriment sur un ton
« supérieur » en pensant être capables de découvrir « de façon géniale
(geniemässig) » ce que les autres obtiennent « de façon scolaire (schulmässig) ».
Pour Kant, l’affaire est ancienne : d’aucuns diraient aussi vieille que la
métaphysique puisqu’elle remonte à Platon, du moins celui des Lettres
récemment traduites en allemand2. Le « ton supérieur » qui est ici en cause ne
semble donc pas si nouveau que cela. Mais Kant ne s’intéresse pas vraiment à
l’aspect historique de la chose. Ce qui importe à ses yeux de ce point de vue
tient en cela que la philosophie d’Aristote est quant à elle un « travail
(Arbeit) » : celui d’un métaphysicien qui « résout toute connaissance a priori en
ses éléments » en tant qu’« artiste de la raison (Vernunftkünstler) » et ensuite
doit « recomposer la connaissance » (p. 401). À partir de lui semblaient ainsi
s’être définitivement imposés trois degrés dans la saisie de la vérité jusqu’à son
« évanouissement dans une complète ignorance » : le savoir, la croyance et
l’opinion. L’objet de ce qui ressemble à un scandale s’attache donc à « un
nouveau degré, qui n’a rien de commun avec la logique, qui doit être non un
progrès de l’entendement, mais l’anticipation d’une sensation (Vorempfindung)
de ce qui n’est nullement objet des sens, mais un pressentiment du
suprasensible (Ahnung des Übersinnlichen) » (p. 405-406). À titre d’illustration,
Kant cite ce propos : « Toute la philosophie des hommes ne peut décrire que
l’aurore ; le soleil doit être pressenti. » Celui-ci est caractéristique de ceux
proférés par ce qu’il nomme le « mystagogue » et soulève ce commentaire :
« Qu’il y ait ici un certain tact mystique, un saut (salto mortale) des concepts à
l’impensable, un pouvoir de s’emparer de ce qu’aucun concept n’atteint,
l’attente de mystères, ou plutôt la promesse réitérée qu’on y accédera, mais à
proprement parler une fâcheuse disposition des cerveaux à l’exaltation
(Verstimmung der Köpfe zur Schwärmerei), c’est l’évidence » (p. 406). Et
surtout, « communication surnaturelle (übernatürliche Mitteilung) »,
« illumination mystique (mystische Erleuchtung) » : voilà ce qui n’entraîne rien
moins que « la mort de toute philosophie ».
Der Tod aller Philosophie : voilà ce que Kant annonce comme résultat assuré
d’un éventuel triomphe dans l’Allemagne de son temps de ce qu’il nomme
Schwärmerei. L’affaire est en partie politique : « Il y a une différence entre
philosopher et faire le philosophe » en prenant des airs supérieurs ; Kant
proteste si l’on veut en démocrate contre de pseudo-aristocrates de la pensée
qui prétendent aller « droit aux choses elles-mêmes » en s’économisant la
« ratiocination par concepts (Vernünftelei aus Begriffen) » ; ces manières de
seigneur « dispensé de la peine de montrer son titre de propriété » sont à tout le
moins ridicules. Un moment, il feint de dédramatiser, comme s’il ne s’agissait
que d’un conflit de surface entre deux partis qui partagent la même intention
de rendre les hommes « sages et honnêtes » : « C’est du bruit pour rien, une
désunion née d’un malentendu, pour laquelle il y a moins lieu de se réconcilier
que de s’expliquer mutuellement, afin de conclure un pacte qui pour l’avenir
rende l’entente encore plus profonde » (p. 415). Mais ne nous y trompons pas,
cette « manière méprisante de dénigrer ce qu’il y a de formel dans notre
connaissance » pour imposer le « sentiment mystique » ne peut être tolérée par
la « police du royaume des sciences (Polizei im Reiche der Wissenschaften) »
(p. 413). On peut à la rigueur admettre l’image d’une « Isis voilée » comme
représentation esthétique d’après-coup de ce qui a été établi par la méthode
rationnelle au travers de concepts clairs. Mais penser pouvoir « pressentir »
cette divinité, saisir un « mystère (Geheimnis) » et confondre la « parole de la
raison (Ausspruch der Vernunft) » avec la « voix d’un oracle (Stimme eines
Orakels) » génère le danger de « tomber dans une vision exaltée (schwärmerische
Vision) qui est la mort de la philosophie » (p. 415). Kant affirmait donc vouloir
« écouter et apprécier le ton nouveau apparu dans l’activité philosophique » à
son époque et tient à ce sujet des propos inhabituellement combatifs. Faudrait-
il ou pourrait-on entendre des échos de cette affaire dans la nôtre ?
Consacrant une lecture attentive et patiente à ce petit texte de Kant peu
regardé, Jacques Derrida souligne son audace : il est de façon générale difficile
de savoir « à quoi se marque un ton, un changement ou une rupture de ton » ;
le rêve de la philosophie est de « rendre la différence tonale inaudible » ; le
souhait de chercher à l’entendre est d’autant plus remarquable qu’il provient
d’un auteur tout particulièrement soucieux de la « sérénité imperturbable qui
doit accompagner le rapport au vrai et à l’universel »3. D’un ton apocalyptique
adopté naguère en philosophie : Derrida s’approprie donc le titre de Kant en
modifiant à la fois l’adjectif et l’adverbe. Cette fois, ce dernier semble
immédiatement importer : Kant parlait d’un phénomène nouveau, tandis que
Derrida paraît situer la chose dans un temps légèrement passé ; il n’est pas
impossible qu’il veuille plus ou moins brouiller les pistes. Pour un moment, le
ton de son commentaire est assez neutre : « Les mystagogues font une scène,
voilà ce qui intéresse Kant » ; celui-ci est le premier à se pencher sur ce type de
phénomène, voilà ce qui retient l’attention de Derrida ; il est question de
Stimmung et de Verstimmung, de « voix » et de « délire » dans une perspective
tout à la fois philosophique et politique, tel est ce qui importe. Ne cherchons
donc pas trop vite des allusions à un présent presque déjà passé ou un passé
encore un peu présent dans ce résumé de l’intention de Kant : « Il fait passer en
jugement ceux qui, par le ton qu’ils prennent et l’air qu’ils se donnent au
moment de dire certaines choses, mettent la philosophie en danger de mort et
disent à la philosophie ou aux philosophes l’imminence de leur fin » (p. 21-
22). Pourtant, que n’a-t-on entendu de telles accusations dans une époque qui
n’est pas encore si lointaine. Mais passons, en admettant provisoirement qu’il
n’est pas essentiel de savoir s’il en est encore de nos jours qui voudraient
remplacer la « parole de la raison » par la « voix d’un oracle » et d’autres
s’offusquant d’une telle substitution.
À première vue, rappelant que c’est Jacobi qui est visé par Kant derrière les
« mystagogues », Derrida préfère se livrer à l’identification de thèmes du
discours de ce dernier plutôt qu’à la reconstruction ou la déconstruction d’un
front susceptible d’être dupliqué à deux siècles de distance. Dans cette affaire, il
est question de Platon qui n’est pas sans donner du souci à Kant : celui-ci le
désigne comme « le père de toute exaltation mystique en philosophie (der Vater
aller Schwärmerei mit der Philosophie) » (p. 406) ; mais il l’excuse pour autant
qu’il n’utilisait ses intuitions que sur un mode « régressif » afin d’expliquer la
possibilité d’une « connaissance synthétique a priori » et non pour élargir celle-
ci en évoquant des mystères ; Derrida voit comme il se doit dans le Platon
innocent de l’usage que l’on fait de ses Lettres le « père de Kant » (p. 39). Mais
on parle également de castration, plus exactement d’émasculation
(Entmannung) de la raison. On imaginerait aisément un Derrida prolixe sur ce
point. Mais il reste très sobre : cité par Kant lui-même, Schlosser évoque par
analogie une « menace de la castration de la raison, rendue si délicate par la
sublimation métaphysique qu’elle pourrait difficilement résister dans le combat
avec le vice » ; Kant réplique que c’est précisément grâce aux concepts a priori
que la raison trouve sa force et que « c’est bien plutôt par l’élément empirique
introduit subrepticement (…) qu’elle est émasculée et paralysée (entmannt und
gelähmt) » (p. 409-410) ; Derrida note que « la castration ou non du logos
comme ratio, voilà une forme centrale de ce débat autour de la métaphysique »,
ajoutant toutefois de façon un peu énigmatique que le problème de la mort ou
de l’avenir de la philosophie est aussi « un combat autour du poétique »
(p. 49).
Parmi les fils tissés par le commentaire de Derrida, celui qu’évoque son titre
est bien entendu essentiel. Il est clair que la réplique de Kant à ces gens qui
prennent des airs supérieurs au motif qu’ils seraient en rapport intuitif avec du
mystère est celle d’un « progressiste décidé (qui) croit à l’avenir enfin ouvert de
la philosophie » (p. 51). Ce que perçoit Derrida dans cette figure est toutefois
moins attendu : Kant dénonce ceux qui laissent entendre la mort de la
philosophie ou la précipitent ; pourtant, « il a lui-même, en marquant une
limite, voire la fin d’un certain type de métaphysique, libéré une autre vague de
discours eschatologique en philosophie » (p. 58). La question n’est alors pas de
savoir si Kant est en quelque sorte complice de ce qu’il combat, mais de
souligner le fait qu’à partir de lui la philosophie a connu une inflation des
discours de la fin et de se demander si « tous les différends n’ont pas pris la
forme d’une surenchère dans l’éloquence eschatologique, chaque nouveau
venu, plus lucide que l’autre, plus vigilant et plus prodigue aussi venant en
rajouter ». Enrôler Kant par anticipation dans la cohorte des annonciateurs de
la fin de la métaphysique, du sujet ou de l’homme pourrait ressembler à une
ruse de guerre. Mais Derrida s’attarde sur le fait que Kant propose à ses
adversaires une sorte de concordat, en sorte que l’on pourrait tout aussi bien
voir dans cette idée un signe de paix. Qu’entendre dans cette proposition :
« Chacun de nous est le mystagogue et l’Aufklärer d’un autre » (p. 53) ? Derrida
affirme qu’elle permet des « transpositions » entre la modernité de Kant et la
nôtre. Mais il n’en dit pas plus et laisse son lecteur les chercher lui-même.
Après s’être penché sur les critiques que lui adresse un Aufklärer patenté de
notre époque, il sera temps de s’interroger sur cette déclaration : « Au jour
d’aujourd’hui nous ne pouvons pas ne pas avoir hérité de ces Lumières, nous
ne pouvons pas et nous ne devons pas, c’est une loi et un destin, renoncer à
l’Aufklärung » (p. 64). Pour l’instant, il vaut la peine de saisir un fil plus discret
de son commentaire de Kant, qui s’attache peut-être à une sorte de
pressentiment de cette affaire.
Outre un problème de castration de la raison souligné par Kant lui-même,
Derrida voit donc dans la question de la mort de la philosophie également
soulevée par celui-ci un débat autour de la métaphysique et « un combat
autour du poétique ». Citant abondamment ses adversaires, Kant ne doute pas
de ce que ceux-ci ont besoin de « pervertir la philosophie en poésie pour se
donner de grands airs ». Ce sont même ses derniers mots, prononcés au travers
d’une remarque ironique à la fin d’une note sur le « trafic de mystères
(Geheimniskrämerei) » : « La proposition de philosopher aujourd’hui, de
nouveau, d’une manière poétique (Vorschlag, jetzt wiederum poetisch
philosophieren) pourrait bien être perçue comme si l’on proposait au
commerçant d’écrire désormais ses livres de compte non pas en prose, mais en
vers » (p. 416). Derrida tisse ce fil par petits points tout au long de son
commentaire : Kant combat un « ésotérisme aristocratique » chez des hommes
qui prétendent détenir un « mystérieux secret » et se placent au-dessus de la
foule afin de la manipuler « par l’intermédiaire d’un petit nombre d’adeptes
rassemblés dans une secte au langage crypté, une bande, une clique ou un petit
parti avec ses pratiques ritualisées » (p. 27) ; pour ce faire il met en avant un
style et un ton qui sont moins ceux de la raison qui cherche à convaincre que
ceux de l’oracle qui s’exprime par métaphores ; en même temps qu’une
« crypto-politique », il dénonce une « cryptopoétique » (p. 42). D’où ce propos
mis dans la bouche de Kant au sujet des pratiques de ses adversaires : « Vous
voyez bien, ce ne sont pas de vrais philosophes, ils recourent à des schèmes
poétiques. Tout ça, c’est de la littérature » (p. 45). Suit la seule allusion à peu
près claire au contemporain : « Nous connaissons bien cette scène aujourd’hui
et c’est, entre autres choses, sur cette répétition que je voulais attirer votre
attention. Non pas pour prendre parti, je m’en garderai bien, entre la
métaphore et le concept, la mystagogie littéraire et la vraie philosophie, mais
d’abord pour reconnaître la vieille solidarité de ces antagonistes ou
protagonistes. » Publié en 1983, D’un ton apocalyptique adopté naguère en
philosophie est issu d’une conférence prononcée l’année précédente. À travers ce
petit livre, Derrida écoute la tonalité guerrière d’un opuscule de Kant laissant
lui-même entendre un ton supérieur chez des adversaires inspirés de la raison.
Il est question de ce qu’il advient de la métaphysique et d’un risque de mort de
la philosophie au travers d’une confusion de celle-ci avec la littérature. Derrida
sentait-il venir une deuxième guerre dont il serait l’objet ?

LE DISCOURS CRITIQUE DE LA MODERNITÉ

Entre la Californie et Paris avec Oxford au fond du décor, la première guerre


de Derrida avait laissé entendre en philosophie un ton d’une rare brutalité.
Searle l’avait en quelque sorte conçue et conduite sur le modèle de Carl
Schmitt : celui d’un affrontement entre amis et ennemis visant à la destruction
de l’adversaire et ne laissant qu’un champ de ruines sans horizon de
réconciliation. Derrida s’était quant à lui défendu par les armes d’une ironie
cinglante sans manifester le désir d’un armistice. On pouvait avoir le sentiment
d’un conflit en pure perte. Il reste que reconstruit par Derrida lui-même et
quelques-uns de ses amis américains à partir d’un réexamen des positions
d’Austin, ce combat laissait apparaître les éléments d’une authentique
confrontation entre « deux éminentes traditions philosophiques », l’une si l’on
veut située sur un axe anglo-saxon protégé par indifférence des querelles autour
de l’héritage de la métaphysique et l’autre ancrée dans un continent obsédé par
cette question. La deuxième guerre de Derrida se déroule quant à elle entre
Francfort et Paris, c’est-à-dire sur un territoire situé au cœur de conflits
mondiaux d’une tout autre importance historique mais hanté par le spectre de
philosophes annonçant des morts non sans quelques liens avec ceux-ci. Soyons
clairs, Habermas sera beaucoup moins violent que Searle dont il épouse au
passage le point de vue ; mais réinscrits sur leurs arrière-plans, quelques-uns de
ses arguments qui invoquent des intentions liquidatrices sont eux aussi conçus
d’un point de vue guerrier. On peut toutefois imaginer a priori qu’entre un
Habermas intransigeant et un Derrida ombrageux la guerre pourrait être plutôt
d’allure kantienne : de celles qui durant le temps du conflit ne détruisent pas
tout à fait les conditions de possibilité d’une paix future.
Ce n’est pas seulement par métaphore que l’on peut dire de cette guerre-là
qu’elle est continentale : non pas seulement franco-allemande, mais
européenne et opposant des relations divergentes à un même héritage plutôt
que deux traditions depuis plus ou moins longtemps étrangères l’une à l’autre.
Quoi qu’il en soit encore pour l’instant de leur conflit, Habermas et Derrida
vivent dans un imaginaire philosophique façonné par la génération qui les a
précédés, au sein d’un grand récit inauguré aux lendemains de la mort de
Hegel. Voici comment Husserl décrivait en 1935 les deux seules issues
possibles à ce qu’il percevait comme une crise de la conscience européenne :
« Ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel
de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance
de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la
raison qui surmonte définitivement le naturalisme4. » Six ans plus tôt avait eu
lieu à Davos une controverse fracassante entre Ernst Cassirer défendant
l’héritage de Kant revisité par Hermann Cohen dans un contexte d’emprise
croissante d’un nihilisme plus ou moins issue de Nietzsche et Martin
Heidegger affirmant que le temps était venu d’« affranchir l’homme de la
paresse qui se contente d’utiliser les œuvres de l’esprit, pour le renvoyer à la
dureté de son destin » et d’ouvrir une « problématique immédiate du
questionner » visant à « conquérir l’horizon à l’intérieur duquel pourra se
déployer la question de l’être, de sa structure et de sa diversité »5. On sait ce
qu’il en était de la justesse du diagnostic de Husserl, mais il faut dire qu’en
philosophie la cause semblait entendue dès 1929 : le XXe siècle serait peu ou
prou heideggérien comme le précédant avait été hégélien ; nul ou presque ne
penserait autrement qu’avec ou contre Heidegger, avec et contre lui pour les
plus avisés ; cela vaut pour Habermas qui le cache un peu comme pour Derrida
qui le dit trop, et il faudra se demander si ce qui les oppose sur ce plan relève
d’un clivage décisif ou d’un malentendu.
À l’aune d’une telle mise en contexte de la vie spéculative de l’Europe
contemporaine, Habermas bénéficie a priori du beau rôle. Rappelant que
Husserl installait sa prédiction de 1935 sur l’idée selon laquelle « ce qui
détermine la faillite d’une culture fondée sur la raison ne réside pas dans
l’essence du rationalisme lui-même, mais seulement dans son aliénation
(Veräusserlichung) », il pourrait s’afficher comme héritier tout à la fois fidèle et
lucide : il est question de reprendre un combat en faveur de la raison au sortir
du règne de la barbarie ; il faut toutefois accepter la leçon imposée par la
pensée « radicale » de Heidegger selon laquelle « les fondations du XVIIIe siècle
ne s’enracinent pas assez profondément »6. Crise par défaut ou congénitale,
refonder ou liquider : Habermas saisit chez Husserl les alternatives d’un constat
et celles d’un programme, affichant très tôt ce qu’il nomme une « partialité
pour la raison7 ». C’est dans ce cadre et sur ces horizons qu’il juge tout à la fois
ses pères comme Adorno ou Horkheimer et des adversaires tels que Derrida,
considérés à divers titres comme héritiers ou complices de Nietzsche ou
Heidegger. Ce faisant, il entre dans un jeu de surenchère où il est toujours
question de faire plus et mieux que d’autres plus ou moins la même chose :
sortir de la métaphysique, du paradigme de la conscience, de la philosophie du
sujet. Mais il veut que ce soit en préservant ou sauvant ce qu’à ses yeux certains
détruisent volontairement ou par inadvertance : les principes de la modernité,
son programme et ses promesses8. C’est donc à partir de l’analyse que propose
Habermas de ces derniers qu’il faut comprendre sa critique de Derrida et
déceler les motifs d’un ton qui lui est inhabituel mais s’est amplifié dans une
guerre de disciples dont les échos ne sont pas encore tout à fait éteints.
Sans être bien entendu un penseur systématique au sens fort que donnait la
philosophie à ce terme un siècle plus tôt, Habermas s’attache à reconstruire
l’histoire du discours de la modernité au travers d’une classification des
positions lui permettant in fine de situer la sienne. Tout commence avec Hegel,
qui a formulé le thème : « La modernité doit, par la voie de l’autocritique,
trouver en elle-même ses propres garanties » ; les règles en fonction desquelles
celui-ci peut être l’objet de variation sont celles d’une « dialectique de la
raison »9. Tout se déploie ensuite à partir de trois points de vue : celui des
hégéliens de gauche ; celui des hégéliens de droite ; celui de Nietzsche. Tout
procède enfin d’une logique inaugurée par les jeunes hégéliens en général : celle
d’une « surenchère continue où chacun abat sur l’autre son va-tout » pour
s’affranchir du principe formulé par Hegel d’une « critique de la modernité
s’alimentant à l’esprit de la modernité » (p. 64). Dans cette perspective,
Habermas restitue l’autocompréhension de la modernité au travers de deux
idées communes aux trois partis. En premier lieu, celle selon laquelle les
processus d’apprentissage et d’émancipation résumés au XVIIIe siècle dans le
concept de Lumières s’attachent à « un phénomène profond d’auto-
mystification » lié au principe de subjectivité : pour autant que le sujet se réfère
sans cesse à des objets, la raison se confond avec l’objectivation de la nature et
du sujet lui-même. Puis celle qui dénonce le fait que cette « raison bornée » ne
s’attaque aux formes apparentes d’oppression et d’exploitation qu’en leur
substituant « l’intangible domination de la rationalité elle-même », c’est-à-dire
en devenant autoritaire. Dans les trois camps on s’accorde donc sur le projet
consistant à dévoiler les processus de contrôle et de domination mis en place au
travers du positivisme de la raison ; mais on s’oppose sur la manière d’« éclairer
les Lumières sur leurs limites » et d’en finir avec ce dernier.
Habermas reconstruit le point de vue et la stratégie des hégéliens de gauche
qu’il nomme « partisans critiques de la critique » dans une perspective et avec
un vocabulaire singulièrement plus proches de ceux de Benjamin et Adorno
que de celui de Marx : essentiellement attachés à la pratique et les yeux tournés
vers la révolution, ils cherchent à « mobiliser contre la rationalisation
unilatérale du monde bourgeois et la mutilation que subit la raison le potentiel
qu’elle a accumulé au fil de l’histoire dans l’attente de la délivrance » (p. 68) ;
ils se présentent comme « une avant-garde qui avance en éclaireur sur les terres
inconnues de l’avenir » en cherchant à accélérer le processus des Lumières.
Décrits comme « adeptes de la métacritique », les hégéliens de droite s’en
tiennent quant à eux à la conviction de Hegel selon laquelle « la substance de
l’État et de la religion compensera les désordres de la société bourgeoise », en
sorte qu’ils estiment que seuls les philosophes sont susceptibles de contrecarrer
la critique fallacieuse des révolutionnaires et se posent en défenseurs rationnels
de l’ordre établi. Enfin, Nietzsche démasque progressistes et réactionnaires
comme acteurs d’une même comédie et dénonce dans son entier une raison
dont les jeunes hégéliens ne critiquaient que la sublimation : en montrant
qu’elle n’est « rien d’autre que du pouvoir, rien d’autre que cette volonté de
puissance pervertie qu’elle recouvre avec tant de brio ». C’est sans doute de ce
dernier point de vue que l’on repère le plus immédiatement l’héritage de ce
discours critique dans la philosophie contemporaine.
On a d’ores et déjà compris que Habermas adoptera des attitudes très
différentes à l’égard de ces trois partis : abandonner les hégéliens de droite et
leur « métacritique » à leur sort, sauf à régulièrement s’en prendre à leurs
héritiers néo-conservateurs ; souligner vigoureusement les dangers d’une
position nietzschéenne qui prive la critique de la raison de son « aiguillon
dialectique » ; s’exercer à une critique interne du projet des « partisans critiques
de la critique » comme Adorno et Horkheimer en cherchant à refréner leur
scepticisme effréné. Sa manière de se faire une place dans ce tableau pour
esquisser sa propre position n’est toutefois pas exempte d’une ambiguïté qui
pourrait avoir des effets sur sa critique de Derrida. S’agissant de mise en scène,
il paraît vouloir se poser en observateur extérieur : il s’affirme prêt à croire que
l’ensemble de ce discours est devenu « obsolète », ce qu’il affirmera contre
Heidegger, Adorno et Derrida ; mais il ajoute que cela n’est peut-être pas
possible pour autant que « bien nombreuses sont encore les entreprises qui
tendent à surenchérir une fois de plus sur le jeu des surenchères réciproques », ce
qu’il mettra au jour chez Adorno ou Derrida ; reste qu’en précisant que celles-
ci se reconnaissent « au “post” dont elles préfixent leurs néologismes », il
semble vouloir s’exclure de ce qu’il fait pourtant en cherchant lui-même à
concevoir une pensée « post-métaphysique », ce qui n’est pas qu’une question
de vocabulaire10. La description de la posture qu’il souhaite adopter est quant à
elle plus claire : « Nous ne pouvons ni prendre vis-à-vis du rationalisme
occidental le point de vue de Sirius — qui nous permettrait en toute neutralité,
comme à des ethnologues fictifs, de considérer comme un objet ce qui fait
notre présent — ni sortir purement et simplement du discours de la
modernité » (p. 71). Autrement dit, Habermas reconstruit ce dernier en
critique impliqué des schémas critiques, dévoilant chez des auteurs dont on ne
retiendra que quelques-uns des tentatives d’émancipation inachevées et des
arguments enfermés dans une contradiction performative dont il cherche pour
sa part à sortir sans compromis ni désir de liquidation11.
Sans que cela relève en quoi que ce soit du hasard, Habermas dessine le
cadre de sa compréhension du processus de la modernité et de son discours
philosophique dans le chapitre qu’il consacre à Horkheimer et Adorno, comme
si son propre programme intellectuel consistait en quelque sorte à réécrire La
Dialectique de la raison12. À ce livre, il emprunte l’idée selon laquelle
l’autoconscience de la modernité s’était façonnée dans un combat de la raison
contre le mythe ; mais aussi celle qui veut que celui-ci se soit progressivement
soldé par un échec. La thèse prêtée à Horkheimer et Adorno par Habermas est
donc une variation sur un thème de Max Weber : celui d’un processus de
« désenchantement du monde (Entzauberung der Welt) » initié par une sortie
du « jardin enchanté de la magie », poursuivi au travers d’une rationalisation
des formes de l’expérience, mais qui finit par transformer la société moderne
façonnée par le capitalisme en « cage d’acier » où se livre une « guerre des
dieux » entendue comme conflit irréductible entre des valeurs ressurgies du
passé13. Admettant la validité de ce diagnostic wébérien, Habermas en discute
donc la radicalisation par Horkheimer et Adorno au travers de la description
d’un mouvement autodestructeur des Lumières et de l’idée d’une complicité
secrète formulée de la façon suivante : « Le mythe lui-même est déjà Raison, et
la Raison se retourne en mythologie14. » Dans cette perspective, le projet des
Lumières aurait donc été susceptible de réussir si l’éloignement vis-à-vis des
origines avait été vécu comme une libération ; or il appert que la force
récurrente du mythe et sa répétition convulsive freinent le mouvement de
l’émancipation et nourrissent un sentiment d’enfermement : ce pourquoi
« Horkheimer et Adorno appellent Lumières (Aufklärung) l’ensemble du procès
en instance entre les deux parties » (p. 131). La question opposée à ces deux
auteurs par Habermas sera de savoir si une critique poussée à ce point de
radicalité ne menace pas ce qu’elle prétend défendre. Mais c’est encore à partir
d’eux qu’il reconstruit une histoire du discours de la modernité cherchant en
quelque sorte à montrer comment l’on est passé de l’idée hégélienne d’une
« dialectique de la raison » conçue comme accomplissement de celle-ci par
dépassement (Aufhebung) de ses conflits internes à celle d’une « dialectique des
Lumières » entendue comme processus d’autodestruction sans perspective de
résolution.
Cette histoire repose sur l’idée selon laquelle la modernité est par essence
critique et se déploie au travers de la description de deux moments de
réflexivité propres aux Lumières, autrement dit de deux façons successives pour
celles-ci de prendre pour objet leurs propres produits. Le premier d’entre eux
s’attache à ce que Habermas nomme « critique de l’idéologie ». À travers celle-
ci, le discours critique s’attache à montrer comment une théorie qui se prétend
fondée sur une conception démystifiée du monde reste prisonnière du mythe,
exprime implicitement « des dépendances qu’elle ne peut admettre sans perdre
sa crédibilité », ou encore « dissimule un mélange illicite de pouvoir et de
validité » (p. 139). On doit alors comprendre que ce type de réflexivité qui
s’exprimait en quelque sorte sous une forme vulgaire dans le marxisme a atteint
l’apogée de sa fécondité durant la première époque de l’École de Francfort,
lorsque Horkheimer et Adorno « n’avaient pas encore perdu toute confiance
dans le potentiel rationnel de la culture bourgeoise » et cherchaient toujours à
libérer les forces émancipatrices de la modernité. Les choses ne sont devenues
dramatiques qu’au moment où les Lumières se sont voulues pour la seconde
fois réflexives en surenchérissant à tel point sur la critique de l’idéologie que
celle-ci se trouvait elle-même « soupçonnée de ne plus produire de vérité »
(p. 140). Aux yeux de Habermas, ce drame est pour partie celui de
Horkheimer et Adorno eux-mêmes, tant du point de vue de la théorie critique
que de la praxis : avant la guerre, ceux-ci pensaient encore qu’il était possible
d’« expliquer l’échec des pronostics marxistes sans toutefois rompre avec les
intentions du marxisme » et d’agir en conséquence ; celle-ci a affermi chez eux
« la conviction que la dernière étincelle de raison avait fui la réalité, n’y laissant
subsister que les débris d’une civilisation sur le point de s’écrouler sans
espoir » ; La Dialectique de la raison marque un tournant par lequel la critique
devient « totale et autonome », en sorte que ne demeure qu’un scepticisme
radical à l’égard des Lumières qui finit par ruiner l’impulsion critique elle-
même.
Il faut d’autant plus prendre le temps de saisir les ressorts et l’horizon de la
critique de Horkheimer et Adorno par Habermas que celui-ci établira un lien
entre le second d’entre eux et Derrida, ce qui pourrait valoir sinon pour un
hommage paradoxal du moins une façon de considérablement atténuer la
virulence de ses autres propos. La question de Habermas est donc de savoir
pourquoi ces deux penseurs ont cru devoir renoncer à la critique de l’idéologie
en surenchérissant sur elle jusqu’à un niveau tellement élevé que « le projet
même des Lumières s’en trouve menacé » (p. 137). La réponse est claire : La
Dialectique de la raison offre une analyse « incomplète et unilatérale » qui « ne
rend pas justice au contenu rationnel de la modernité culturelle » sur ses
différents plans, qu’il s’agisse d’une capacité d’autoréflexion des sciences leur
permettant d’aller au-delà d’un savoir d’usage strictement technique, de
fondements universalistes du droit et de la morale offrant en dépit de leur
imperfection des formes adéquates de formation de la volonté démocratique,
ou encore d’expériences esthétiques libérant la subjectivité « des impératifs de
l’activité téléologique » (p. 136). D’où une seconde formulation de la question
concernant Horkheimer et Adorno : « Comment ces deux héritiers des
Lumières, ce qu’ils n’ont jamais cessé d’être, peuvent-ils sous-estimer la teneur
rationnelle de la modernité culturelle au point de ne voir partout qu’un alliage
de raison et de domination, de pouvoir et de validité ? » (p. 145). Pour
répondre à cette reformulation de sa question, Habermas fait un détour par
Nietzsche en posant que La généalogie de la morale avait été « le plus grand
modèle d’une seconde autoréflexion des Lumières ».
Pour Habermas qui décrit Nietzsche comme une « plaque tournante », celui-
ci est le premier à avoir congédié la dialectique des Lumières constitutive de la
modernité, au lieu de la réviser à partir de ses trois versions antérieures : celle
de Hegel lui-même, consistant à concevoir la Raison comme « connaissance de
soi réconciliatrice d’un esprit absolu » ; celles des hégéliens de gauche, qui
voyaient en elle le moyen d’une réappropriation par l’homme de ses forces
extériorisées dans la production ; celle même de la droite hégélienne, qui la
considérait comme « une compensation par le souvenir de la douleur causée
par des scissions inévitables » (p. 103). Avec lui, il ne s’agissait donc plus de
prolonger le mouvement au travers duquel les Lumières remédient à leurs
insuffisances en se radicalisant, mais de sortir de leur horizon ; de poursuivre le
dévoilement des permanences ou des résurgences du mythe sur le modèle de la
critique de l’idéologie, mais d’étendre celle-ci à la totalité des formes de
rationalité ; de préserver les contenus émancipatoires de la modernité, mais
d’en soupçonner toutes les expressions et d’en rabaisser les prétentions au
travers d’une critique « généalogique » consistant à montrer que « les forces
dont la provenance est plus ancienne et plus distinguée sont les forces actives et
créatrices, tandis que les forces dont la provenance est plus tardive, plus basse,
réactive, expriment une volonté de puissance pervertie » (p. 152). Ce qui
intéresse Habermas tient donc à une forme d’ambiguïté de Horkheimer et
Adorno vis-à-vis de Nietzsche, au fait que celle-ci dissimule une difficulté qu’ils
partagent avec lui, enfin à la manière dont néanmoins ils en sortent par une
voie différente de la sienne et à tout prendre préférable.
L’ambivalence du rapport de Horkheimer et Adorno à Nietzsche tient en
cela qu’ils lui font droit d’avoir été « l’un des rares philosophes après Hegel qui
reconnut la dialectique de la raison » et acceptent la « doctrine impitoyable » de
« l’identité de la domination et de la raison »15. En d’autres termes, ils
reconnaissent chez lui le soubassement d’une « surenchère totalisante de la
critique de l’idéologie » sans voir que celle-ci « finit par miner l’impulsion
critique elle-même » et font preuve comme lui d’« une certaine insouciance à
l’égard de ce que nous pouvons appeler, d’une façon un peu grandiloquente, les
conquêtes du rationalisme occidental » (p. 144-145). Mais l’élément le plus
important tient en cela que Horkheimer et Adorno se heurtent à une difficulté
similaire à celle rencontrée par Nietzsche : en introduisant le concept de
« raison instrumentale » ils veulent montrer que celle-ci a fini par se confondre
avec le pouvoir et a ainsi perdu sa force critique, ce qui serait « la dernière
révélation d’une critique de l’idéologie appliquée à elle-même » ; mais cette
description d’une autodestruction de la faculté critique est paradoxale, pour
autant qu’elle ne peut s’opérer que du point de vue de la critique dont elle
proclame la mort ; il y a là un exemple parfait de contradiction performative
consistant à prétendre pouvoir faire ce que l’on déclare devenu impossible. Si
l’on voulait synthétiser ce point essentiel, on pourrait dire que Habermas
reproche à Horkheimer et Adorno le fait d’avoir abandonné le paradigme de la
critique de l’idéologie dont ils héritaient des hégéliens de gauche pour plus ou
moins rallier celui de Nietzsche, d’avoir renoncé à une conception de
l’autoréflexion des Lumières consistant à libérer la théorie critique de ses
dépendances résiduelles à l’égard du mythe pour adopter le point de vue d’un
soupçon généralisé à l’égard de la raison, de n’avoir pas compris qu’en
reprenant l’idée selon laquelle celle-ci se confond intégralement avec le pouvoir
ils se privaient de la possibilité de préserver l’horizon d’émancipation inscrit
dans le projet de la modernité. Il reste que dans un livre consacré au discours
philosophique de cette dernière la dimension politique et sociale de la théorie
critique n’est pas centrale, alors qu’est décisive celle qui s’attache à la structure
des arguments et leurs performances. D’où cette nouvelle description de
l’« embarras » de Horkheimer et Adorno en ce qu’il ressemble à celui de
Nietzsche : « S’ils ne veulent pas renoncer à l’effet d’une ultime démystification
et s’ils souhaitent poursuivre le travail critique, ils sont obligés pour expliquer la
corruption de tous les critères rationnels d’en préserver un qui reste intact »
(p. 152).
Notant que devant ce paradoxe « la surenchère de la critique reste
désorientée », Habermas montre qu’une alternative se dessine qui sépare cette
fois Horkheimer et Adorno de Nietzsche et ses héritiers, l’une des solutions lui
paraissant sinon plus satisfaisante d’un point de vue théorique du moins en
quelque sorte plus sympathique que l’autre. L’issue envisagée par Nietzsche est
la suivante : puisque ce qui est démasqué en dernière instance est une fusion de
la raison et du pouvoir, la tâche essentielle consiste à montrer comment le
monde est livré à une lutte implacable entre puissances. Médiatisée par Gilles
Deleuze, cette idée a été notamment développée par Michel Foucault, qui
remplace la théorie du pouvoir répressif que Marx et Freud construisaient en
demeurant dans la tradition critique des Lumières par un « pluralisme des
stratégies de pouvoir qui s’entrecroisent, se succèdent, se différencient selon le
type de formation discursive et le degré d’intensité qui les caractérisent, mais
qui ne peuvent être jugées selon des critères de validité » (p. 153)16. Cette
perspective est cohérente avec ce qui est considéré comme la grande découverte
de Nietzsche. Mais elle ne permet pas de sortir de « l’embarras d’une critique
qui s’attaque aux présuppositions de sa propre validité », préparant tout au plus
une sortie de l’horizon de la modernité avec toutes ses implications.
Pour Habermas, la façon dont Horkheimer et en l’occurrence surtout
Adorno cherchent à lever l’aporie d’une critique qui détruit ses propres
fondements en dénonçant comme instrument du pouvoir toutes les formes de
la raison qui seule lui permettrait de garantir sa validité n’est au fond guère plus
satisfaisante en théorie ; mais elle a le mérite d’une certaine « grandeur », qui
peut se définir de la façon suivante : « La Dialectique négative se lit comme une
incessante explication des raisons pour lesquelles nous devons tourner en rond
et même persévérer dans cette contradiction performative » (p. 143-144). Soit
dit en passant, qu’une théorie puisse être féconde en vertu de son caractère
aporétique, Derrida ne cesse de l’affirmer. Mais qu’importe pour l’instant.
Ailleurs dans ce livre et presque partout au travers des autres, Habermas
s’attache à sortir de la contradiction performative qu’il décrit chez Horkheimer,
Adorno et ceux qui pratiquent sous d’autres formes l’autocritique totalisante de
la raison : en cherchant à montrer que la modernité culturelle et sociale est
suffisamment ambiguë pour receler des contenus normatifs susceptibles d’être
dégagés par l’argumentation à partir de « l’entente entre des sujets capables de
parler et d’agir » (p. 350). Enfin, la leçon qu’il tire de la mésaventure de ses
deux prédécesseurs immédiats peut s’entendre tout à la fois comme le constat
d’un échec et l’esquisse à rebours d’un programme : « Tout comme
l’historicisme, ils se sont livrés à un scepticisme effréné vis-à-vis de la raison, au
lieu d’examiner les raisons qui permettent de douter de ce scepticisme lui-
même » (p. 155). Mais avant d’en venir aux critiques qu’il réserve à Derrida, il
faut s’arrêter sur celles qu’il oppose à un auteur dont il est infiniment moins
proche que d’Adorno tout en le considérant comme tout aussi essentiel pour la
compréhension de ce qui ressemble en réalité à une crise du discours
philosophique de la modernité.
S’il est vrai qu’en établissant incidemment un lien entre Derrida et Adorno
au travers de la description d’une difficulté théorique qui leur est commune
Habermas rend au premier un hommage peu empoisonné, il demeure que c’est
essentiellement dans la filiation de Heidegger qu’il le situe, ce qui présage
d’une critique sans réserve d’indulgence. Considérant en quelque sorte que
parce que Heidegger est le meilleur lecteur de Nietzsche il en devient le disciple
le plus authentique, Habermas reconstruit sa position au sein du discours
philosophique de la modernité à partir des conférences qu’il lui a consacrées,
autour de l’idée selon laquelle si Horkheimer et Adorno luttaient encore avec
Nietzsche, Heidegger quant à lui se range sous sa bannière « pour livrer un
dernier combat » (p. 156). Gardant en mémoire le texte dans lequel Husserl
décrivait en 1935 deux issues possibles à la crise de la conscience européenne,
on peut entrer dans l’analyse que propose Habermas de la problématique de
Heidegger à partir de deux textes de celui-ci issus de conférences prononcées à
la même époque. Au travers de ceux-ci, Heidegger considère la philosophie de
Nietzsche comme l’expression de « la plus récente modernité », décrit cette
dernière comme un moment de crise et montre qu’il faudra choisir entre faire
de cette époque finale « la conclusion de l’histoire occidentale » ou « la
contrepartie amenant à un nouveau commencement », décider « si l’Occident
se croit encore capable de se forger un but au-dessus de lui et de son histoire,
ou s’il préfère décliner dans la préservation et la surenchère d’intérêts
mercantiles et d’intérêts vitaux, et se contenter de la référence à ce qui a déjà
prévalu jusqu’alors, comme si c’était là l’indépassable absolu »17. Citant ces
passages en indiquant que bien entendu Heidegger adhère à la nécessité d’un
nouveau commencement tourné vers l’« avenir absolu », Habermas précise que
ce qu’il nomme le « messianisme » de Nietzsche se transforme ici en « attente
apocalyptique de cette catastrophe que serait la manifestation du nouveau »
(p. 161). Autrement dit, que Heidegger est prêt à admirer le surhomme dans
« l’image du S.A. idéal-typique »18.
Indépendamment de l’analyse de Habermas et cependant à partir d’elle, on
pourrait dire que l’un des paradoxes de Heidegger est d’avoir vu le caractère
totalitaire de son époque, mais d’en avoir fait une mauvaise analyse pour en
tirer des conséquences fallacieuses. À ses yeux, des phénomènes comme le
« combat pour la domination de la Terre », la guerre totale ou encore
« l’utilisation sans illusion du “matériel humain” au service de la volonté de
puissance » ne sont autre chose que le résultat d’une absolutisation de la
rationalité calculatrice devant elle-même être perçue comme l’aboutissement de
l’affirmation moderne de la subjectivité19. En d’autres termes, la domination de
la technique doit être interprétée comme le résultat de la compréhension de
l’Être qui s’est construite à partir de Descartes et qui se résume dans l’idée selon
laquelle « l’homme devient la mesure et le milieu de l’étant »20. Ainsi que le
montre cette fois Habermas, l’originalité de Heidegger consiste en cela qu’il
situe la domination moderne du sujet dans une histoire de la métaphysique : à
l’instar de Hegel qui considérait que « l’histoire de la philosophie était devenue
la clé de la philosophie de l’histoire », il estime que « les grands changements
historiques de la compréhension de l’Être se reflètent dans l’histoire de la
métaphysique » ; cela revient certes à rendre à la philosophie le pouvoir absolu
qu’elle avait perdu au travers des critiques de l’idéalisme, mais ne garantit en
rien la validité des arguments employés afin d’effectuer « le procès de la raison
centrée sur le sujet » (p. 159). Ce point est d’autant plus important pour
Habermas qu’il adhère lui-même à ce projet et doit donc montrer en quoi
Heidegger le pense mal pour ne le conduire nulle part. Alors que Hegel
développait la dialectique des Lumières à partir de la différence entre raison et
entendement, Heidegger affirme que celle-ci a été effacée par celles-là alors que
c’est lui-même qui le fait, avec pour conséquence qu’il ne voit plus que
« l’aspect autoritaire de la conscience de soi » et devient incapable de
différencier les contenus universalistes de l’humanisme des « conceptions
particularistes d’auto-affirmation » qui s’expriment au travers de phénomènes
comme le nationalisme et le racisme. Autrement dit, peu importe à ses yeux
que les idées modernes soient présentées au nom de la raison ou de sa
destruction, puisque « le prisme de la compréhension moderne de l’Être réduit
toutes les orientations normatives au pouvoir exprimé par une subjectivité qui
cherche avec acharnement à accroître sa puissance » (p. 160).
Ainsi présentée, l’erreur de Heidegger ne semble guère différente de celle des
critiques totalisantes de la raison : dans l’un et l’autre cas, l’analyse est
unilatérale et en quelque sorte injuste à l’égard d’une modernité dont elle
nivelle toutes les expressions ; en outre, elle détruit les critères qui pourraient
assurer sa validité. Il reste que le problème est radicalisé chez Heidegger en
fonction de l’idée selon laquelle toutes les formes de pensée scientifique et de
recherche méthodique doivent être récusées pour autant qu’elles évoluent dans
le cadre de la compréhension ontologique de la modernité portée par la
philosophie du sujet. Considérant que l’autoréflexion est un geste qui relève
encore de la subjectivité moderne, Heidegger ne peut plus concevoir la
destruction de la métaphysique comme une « critique démystifiante », non
plus que considérer son dépassement comme « un acte ultime de dévoilement »
(p. 162). Il ne lui reste alors qu’une seule issue : poser que la philosophie doit
renoncer à l’argumentation pour sortir de l’emprise de l’objectivisme en
affirmant que « dans le champ d’une pensée essentielle toute réfutation est un
non-sens » ; assurer qu’il existe pour les initiés « une pensée plus rigoureuse que
la pensée conceptuelle » et qui offre un accès privilégié à la vérité21. On
reconnaît là ce que Kant dénonçait chez les mystagogues et c’est pour partie ce
que Habermas reproche à Derrida. Mieux vaut dire déjà que ce dernier aurait
de quoi être blessé par une telle flèche.
Habermas devra démontrer ce qu’il affirme, à savoir qu’il existe « d’autres
voies pour sortir de la philosophie du sujet » et que tant Nietzsche que
Heidegger, Adorno ou Derrida ont manqué l’occasion de s’y engager alors
qu’ils avaient en quelque sorte sous les yeux ce qui leur aurait permis de le
faire. Pour l’heure, il lui faut expliquer une idée contre-intuitive, c’est-à-dire
comment et pourquoi Heidegger ne parvient pas à s’arracher à cette
philosophie pour autant qu’il demeure lui-même sans le savoir prisonnier de
ses préjugés. Ceux-ci se réduisent pour l’essentiel à deux : le primat accordé au
point de vue théorétique selon lequel la connaissance se construit dans le cadre
de la relation sujet/objet ; l’orientation fondamentaliste ancrée dans
l’injonction faite à la philosophie de se fonder elle-même. Cette composante de
la critique de Habermas concerne principalement le « premier » Heidegger et
s’attache à la relation de celui-ci à Husserl plutôt qu’à Nietzsche. Pour
Habermas, la preuve de ce que Heidegger se libère si peu des problématiques
reçues de la conscience transcendantale qu’il « ne peut faire éclater la cage
catégoriale que constitue la philosophie de la conscience autrement que par
une négation abstraite » se trouve dans la manière dont celui-ci résume
en 1946 dix années de ses travaux dans la Lettre sur l’humanisme, en précisant
ce qu’il veut désormais faire : « Maintenir l’aide essentielle de la vue
phénoménologique, tout en refusant une prétention excessive à la “science” et à
la “recherche”22. » De façon plus précise, la réduction transcendantale
formalisée par Husserl vise à construire une séparation nette entre le monde
naturel de l’étant et la sphère de la conscience pure qui confère un sens à celui-
ci, en sorte que « le regard phénoménologique se dirige vers le monde en tant
que corrélat du sujet connaissant » (p. 165) : Heidegger conservera toujours
l’intuitionnisme d’une telle démarche, se contentant de la libérer de sa
prétention méthodologique en lui accordant le privilège de « se tenir au sein de
la vérité de l’Être » sans avoir besoin d’argumenter.
Pour ce qui concerne le second préjugé de la philosophie du sujet, Habermas
trouve l’indice de ce que la problématique de la « remémoration de l’Être » ne
remet pas en cause la démarche fondamentaliste dans cette déclaration : « Pour
parler en image, elle n’arrache pas la racine de la philosophie. Elle en fouille les
fondements et en laboure le sol23. » Avouant en quelque sorte que sa démarche
ne conteste pas « les hiérarchies d’une philosophie cherchant avec acharnement
à se fonder elle-même », mais cherche seulement à dégager un niveau de
fondation plus profond dans une perspective ontologique plutôt que
gnoséologique, Heidegger laisse apparaître le fait qu’il « ne franchit l’horizon de
la philosophie de la conscience que pour rester dans son ombre ». Au total,
deux choses apparaissent donc clairement : au travers de la « pensée
essentielle » de Heidegger la critique de la modernité s’affranchit de toute
analyse scientifique et de l’exigence de l’argumentation, avec pour conséquence
notable qu’elle se rend indifférente à toutes les questions relevant des
pathologies du monde vécu ; l’idée d’une indétermination essentielle du destin
annoncée comme résultat du dépassement de la métaphysique est à tout le
moins ambiguë, sinon franchement insupportable. Pour ténu qu’il soit, un lien
demeurera cependant entre Habermas et Heidegger autour du premier de ces
deux points, du projet d’une critique de la modernité qui se préoccuperait de
nouveau des problèmes de l’émancipation et veillerait à savoir argumenter.
À cette façon de construire sa critique consistant à montrer de façon
générale une incapacité à sortir de la philosophie du sujet Habermas en ajoute
une autre, conçue comme une explication des raisons et des conséquences du
« tournant » interne à l’œuvre de Heidegger. Cette seconde analyse se résume
de la façon suivante : « Le langage d’Être et temps avait suggéré le décisionnisme
d’une résolution vide ; la philosophie du dernier Heidegger renvoie à l’humilité
d’un esprit de soumission tout aussi vide » (p. 168). Dès le début et jusqu’à la
fin, Heidegger a affirmé n’avoir d’autre but que reposer la question du sens de
l’Être qui avait été occultée depuis les commencements de la métaphysique. Sa
première manière de le faire s’exposait au travers de la tentative d’une saisie de
l’Être à partir d’une ontologie fondamentale : Heidegger enracinait sa
démarche dans la biographie de l’individu, décrivait comme expérience
constitutive l’exposition à l’angoisse et faisait de l’homme une sorte de
« gardien du néant » (p. 180). À première vue, l’analyse existentiale du Dasein
effaçait la figure d’un moi originel tout-puissant se constituant lui-même et
instituant le monde, en sorte que tant la relation sujet/objet que la subjectivité
transcendantale semblaient perdre le privilège qu’elles avaient chez Husserl :
l’homme n’était plus censé se comprendre à partir de sa faculté de connaissance
mais de la possibilité d’être ou ne pas être lui-même et d’un choix entre
authenticité et inauthenticité ; le primat de la relation à soi du sujet
connaissant était remplacé par celui de l’affirmation de soi d’un individu
soucieux de son être au travers d’une décision. Commentant une phrase d’un
texte rédigé immédiatement après Être et temps significativement intitulé « Ce
qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou “raison” », Habermas montre
cependant comment l’exigence classique d’une autofondation ou d’une
fondation ultime n’était en réalité pas abandonnée : « Le Dasein fonde,
“institue” le monde, uniquement en tant que lui-même “se fonde” au milieu de
l’étant » : « Heidegger comprend une fois de plus le monde comme processus à
partir de la subjectivité et de la volonté d’affirmation de soi24. » On sait que
Heidegger s’est rendu compte de l’échec de sa tentative d’échapper à l’emprise
du sujet, ce pourquoi notamment la seconde partie d’Être et temps n’a jamais
été rédigée. Ce qui intéresse Habermas tient alors non seulement à la forme et
aux résultats du « tournant » opéré pour chercher à sortir d’une impasse, mais
aussi au récit rétrospectivement fourni par Heidegger.
Réalisant qu’il demeurait en quelque sorte lui-même prisonnier de la
métaphysique, Heidegger s’est engagé dans une critique de celle-ci qui
surenchérit sur celle de Nietzsche. Après le « tournant », il n’est plus question
de poursuivre au travers d’une analyse transcendantale de la structure
fondamentale du Dasein l’ambition d’une autofondation ou d’une fondation
ultime désormais perçue comme préjugé de la métaphysique, mais de mettre
au jour le processus contingent auquel celui-ci est livré, autrement dit de le
« temporaliser » au sein d’une histoire au cours de laquelle l’Être a été oublié et
pourrait être récupéré par remémoration. Dans cette perspective, Heidegger
n’abandonne pas sa problématique mais la renverse en conservant son
fondamentalisme, pour autant qu’il remplace le projet d’accéder à la vérité de
l’Être au moyen d’une ontologie visant à saisir son essence par celui d’une
écoute de l’Être engagé dans une histoire dont la métaphysique n’est elle-même
qu’un moment proche de sa fin. D’où les composantes de ce que Habermas
nomme une « philosophie de l’origine temporalisée » dans la mesure où il est
désormais question de saisir des aventures et un advenir de la vérité dans le
temps : « L’homme est le “berger de l’Être”. La pensée est le recueillement qui
“se met à l’écoute”. Elle “appartient” à l’Être. La remémoration de l’Être obéit à
des “lois de convenance”. La pensée “est attentive” à la destinée de l’Être. Le
berger plein d’humilité est “requis” par l’Être en vue de la garde véridique de sa
vérité » (p. 167-168). Habermas souligne le fait que les formules de la Lettre sur
l’humanisme qu’il cite sont devenues le support d’une rhétorique stéréotypée et
fera d’ailleurs droit à Derrida d’avoir dénoncé leurs relents néo-païens. Mais il
s’attache surtout à questionner l’histoire en quelque sorte officielle du
« tournant », c’est-à-dire la manière dont Heidegger raconte qu’il s’est opéré
indépendamment de sa volonté dans le contexte d’une époque qui le rendait
nécessaire.
Non seulement Habermas ne doute pas qu’il soit possible de reconstruire le
passage d’une ontologie fondamentale à la « pensée recueillie » de l’Être comme
une tentative visant à sortir de l’impasse de la philosophie du sujet mais il le
fait, ne serait-ce que pour montrer comment cela se solde par un nouvel échec.
Le point qui retient son attention et autour duquel il reformule une dernière
fois son propos s’attache cependant au fait que Heidegger lui-même n’a jamais
voulu décrire le « tournant » comme la solution à un problème et a cherché au
contraire à le présenter comme le résultat d’une expérience liée à un événement
historique qu’il aurait en quelque sorte « subi » (p. 185). On voit donc où
Habermas veut en venir : montrer comment « le fascisme est intervenu dans le
développement même de la théorie heideggérienne ». Pour ce faire, il prend en
compte une déclaration déposée dans un manifeste électoral publié par
Heidegger devenu recteur dans le journal des étudiants de Fribourg
le 10 novembre 1933 : « Le Führer appelle le peuple allemand à choisir. Mais le
Führer ne demande rien au peuple. Il donne bien plutôt au peuple la
possibilité la plus immédiate d’une suprême décision, prise en toute liberté :
celle de savoir si lui — le peuple entier — veut — ou ne veut pas — sa propre
existence (Dasein)25. » Dans ce propos, Heidegger est fidèle à l’ontologie
fondamentale et au décisionnisme d’Être et temps, qu’il se contente d’investir
d’un contenu nouveau en substituant au Dasein « chaque foi mien » de
l’individu soumis à l’angoisse de la mort le Dasein collectif du peuple qui est
« chaque fois le nôtre » et se manifeste sur le mode du destin : l’ontologie avait
auparavant sa racine dans l’existence biographique de l’individu ; celle-ci est
remplacée par « l’existence historique du peuple » qu’il s’agit de réveiller pour le
faire avancer vers une « vérité héroïque » (p. 187). À cela s’ajoute que
Heidegger veut donner à cette déclaration politique une signification
spéculative, en affirmant que ce qu’il fait doit être mis au compte de la
« situation où se trouve l’essence métaphysique de la science » et que la
résolution en marche qu’il décrit se concrétise comme mise en procès de
l’univers du rationalisme occidental : « Nous avons rompu avec l’idolâtrie
d’une pensée qui n’a ni sol ni pouvoir. Nous assistons à la fin d’une philosophie
asservie à une telle pensée. »
Si Habermas en restait à une exégèse de ces déclarations politiques
conduisant à une décision philosophique, on pourrait se dire qu’il privilégie
une dimension polémique de l’affaire. Mais il ne le souhaite pas et s’attache à
offrir ce qui lui semble une juste mesure des choses : ce qui « irrite » et
finalement demeure inadmissible est « le refus et l’incapacité du philosophe à
admettre, ne serait-ce que par une phrase, son erreur lourde de conséquences
politiques après la fin du régime national-socialiste » (p. 184), l’usage de la
maxime selon laquelle ce ne sont pas les criminels qui sont coupables mais les
victimes elles-mêmes et l’ironie à l’égard de ceux qui avaient eu raison trop tôt ;
les cours donnés durant l’été 1935 montrent que Heidegger restait fidèle à sa
doctrine après la période de son rectorat ; mais il a enfin compris qu’il se
trompait sur la nature du nazisme. Il reste que ce qui importe se reformule sur
un plan intellectuel : Heidegger avait établi entre sa philosophie et les
événements historiques « un lien interne difficile à retoucher », en sorte que s’il
devenait possible d’élever la déception causée par le national-socialisme au-
dessus de la sphère superficielle du jugement et de la responsabilité en
parvenant à la « styliser » en erreur objective « la continuité par rapport aux
positions initiales d’Être et temps pouvait être maintenue sans danger » (p. 188-
189). Voici comment Habermas présente alors ce qu’il imagine avoir été le
mouvement de pensée de Heidegger : « Que les yeux du philosophe le plus
résolu ne se soient dessillés que petit à petit quant à la nature du
régime — leçon à retardement donnée par l’histoire mondiale — eh bien, que
le cours du monde en porte lui-même la responsabilité ! Non pas certes
l’histoire concrète, mais une histoire sublimée, élevée au niveau de
l’ontologie. »
Il n’est pas tout à fait certain que l’argument de Habermas ne présente pas
une fragilité, pour autant qu’il semble vouloir montrer à la fois que Heidegger
invente un discours lui permettant de préserver la problématique centrale
d’Être et temps et qu’il est obligé de renoncer à celle-ci pour se convaincre de ce
que son erreur fasciste « revêt une signification relevant de l’histoire de la
métaphysique » (p. 189). Il reste qu’en un sens cela pourrait ne pas importer
du point de vue d’une analyse du discours philosophique de la modernité, dans
la mesure où l’explication du « tournant » par des raisons internes à la pensée
de Heidegger est à elle seule convaincante et que ce que l’on peut apprendre à
travers le détour par le contexte est que l’idée d’une histoire de l’Être a bien pu
voir le jour pour des raisons également liées au fait qu’il fallait élever une erreur
politique majeure sur le plan d’un destin. Ce qu’il faut retenir est donc qu’à la
poursuite permanente de la question de l’Être occultée depuis les débuts de la
métaphysique Heidegger a d’abord cru qu’il était possible d’accéder à celui-ci
par une démarche ontologique, mais s’est aperçu que cette recherche d’une
vérité fondamentale demeurait dépendante de l’exigence d’autofondation de la
philosophie du sujet ; puis que par la suite, attribuant cette impasse à la
métaphysique elle-même, il s’est attaché à en radicaliser la critique en
reconstruisant son histoire comme oubli de l’Être invitant à une remémoration.
Ce que montre Habermas est donc que la rhétorique de l’homme comme
« berger de l’Être » et de l’« écoute soumise » de celui-ci filtrant à travers le
monde ne peut dissimuler le fait que le fondamentalisme de Heidegger
demeure inentamé : même si celle-ci est temporalisée au travers d’une histoire
de la métaphysique et soumise à un processus de remémoration, c’est toujours
vers une origine que se tourne sa philosophie dans sa dernière période ;
préconisant finalement une pure et simple inversion des modes de pensée
propres à la philosophie du sujet, il ne résout aucun des problèmes posés par
celle-ci ; seul demeure un refus délibéré de l’argumentation travesti au travers
d’un discours oraculaire censé exprimer un accès privilégié à la vérité. On peut
donc désormais se dire qu’il n’était pas absurde d’imaginer entendre Habermas
dénonçant Heidegger dans les propos de Kant disant au sujet des mystagogues
de son temps vouloir « écouter et apprécier le ton nouveau apparu dans
l’activité philosophique ». Restera à se demander si en commentant l’opuscule
de celui-ci Derrida ne pressentait pas qu’il se verrait un jour reprocher de faire
entendre en philosophie les accents apocalyptiques d’une mise à mort de la
raison.

POUR EN FINIR AVEC LA MÉTAPHYSIQUE

C’est sans doute en entrant dans le chapitre du Discours philosophique de la


modernité consacré à Derrida que l’on réalise véritablement que ce livre conduit
une intrigue historique et philosophique plus complexe qu’il n’y paraît au
premier regard. Du point de vue de l’histoire, les choses sont assez claires, à
une petite anomalie près. Habermas part de la formalisation du concept de
modernité par Hegel, passe par une schématisation de sa reprise critique chez
les jeunes hégéliens, ce qui correspond au premier moment réflexif des
Lumières au travers de ce qu’il nomme critique de l’idéologie. Puis vient
Nietzsche, qui ouvre un second moment de réflexivité caractérisé par une
radicalisation de cette forme de critique conduisant à son abandon et marque
donc « l’entrée dans la postmodernité ». Mais pour autant qu’il s’agissait avec
lui de la fin d’une époque et cependant pas encore du début d’une autre, il
fallait ensuite faire un choix : entre les contemporains que sont Horkheimer,
Adorno, Heidegger et Bataille la chronologie n’imposait plus son ordre ; il en
irait de même ou à peu près s’agissant des auteurs de la dernière période que
sont Derrida et Foucault ; au total, la seule discordance temporelle s’attache au
fait que Bataille s’intercale entre ces derniers. On comprend ainsi que le livre
est aussi et peut-être surtout tissé par un fil philosophique qui pourrait rendre
ce problème chronologique mineur. Ce qu’il faut prendre en compte de ce
point de vue est la qualification de Nietzsche comme « plaque tournante » à
partir de laquelle se sont définies deux orientations : propres aux seuls
Horkheimer et Adorno, la première peut se décrire comme un mélange de
fascination et d’effort plus ou moins réussi de mise à distance ; la seconde se
perçoit selon une logique de filiation et concerne outre Heidegger les trois
derniers auteurs dont il pourrait ou non importer qu’ils soient français. Du
point de vue de la construction du livre, cela ne semble pas déterminant, pour
autant que la charnière architectonique relie Heidegger et Derrida, ce
qu’indique parfaitement le titre du chapitre consacré à ce dernier : « La
surenchère sur la philosophie de l’origine temporalisée », autrement dit sur ce
qui a été présenté comme le noyau de la pensée du premier et la raison de son
incapacité à sortir de la problématique du sujet. Ajoutons que dans cette
perspective strictement philosophique de l’intrigue Derrida a en quelque sorte
l’honneur d’être rangé parmi les grands, ce que confirmera le fait qu’il est aussi
mis en relation avec Adorno et considéré comme ayant sa place dans la vaste
affaire du destin de la métaphysique, alors qu’un Foucault qui a pourtant droit
à deux chapitres et Bataille sont lus à partir de questions collatérales.
Ce traitement qui pourrait sembler honorifique se confirme par l’entrée en
matière : « Dans la mesure où Heidegger a été lu, dans la France de l’après-
guerre, comme l’auteur de la Lettre sur l’humanisme, Derrida revendique à juste
titre le rôle du disciple authentique qui accueille de manière critique la
doctrine du maître et la développe de manière productive » (p. 191). La pensée
de Derrida pourrait donc sembler un peu provinciale et le compliment est de
toute façon empoisonné, mais ce qui est dit de lui à propos de Heidegger
l’avait été au sujet de ce dernier vis-à-vis de Nietzsche, ce qui n’est pas rien de
la part de Habermas qui n’est pas sans avoir un certain sens des préséances
philosophiques. Les choses se compliquent cependant dès la seconde phrase :
« Ayant le sens du kairos de la situation historique, Derrida fait valoir ce titre
en mai 1968, au moment où la révolte vient d’atteindre son apogée. » Premier
problème, s’il est vrai comme l’indique Habermas en note que le chapitre
intitulé « Les fins de l’homme » de Marges est bien daté du 12 mai 1968, il
n’est ni certain que Derrida donne un sens historique fort à cette précision ni
évident qu’il cherche dans ce texte à se poser comme le fils légitime bien qu’un
peu turbulent comme il sied à l’époque de Heidegger. Il faudra d’autant plus
aller voir que d’autres raisons de le faire vont très vite apparaître. Mais le point
le plus important tient en cela que Habermas sait que son bon lecteur est
capable de lire entre les lignes et garde en tête la manière dont il a (ré)
interprété quelques pages plus haut le « tournant » de la pensée de Heidegger à
partir de son contexte historique. Pour le dire vite : va-t-il nous faire le coup
d’une sorte de mise en miroir ou quelque chose de ce genre entre Heidegger en
1933 et Derrida en 1968 ? Fort heureusement non, ou du moins pas de façon
si directe ou si brutale. Il n’en reste pas moins que pour un lecteur aimant
l’allusion il cherche à provoquer le frisson que font naître quelques mots mis
entre guillemets : « Tout de l’Occident » ; « Ébranlement radical » ; « Absence
de patrie ». Derrida parlerait-il cette langue grandiloquente aux accents
pathétiques tout à la fois inquiétants et un peu ridicules du Heidegger
invoquant la soumission à un destin ? Décidément, il faut ouvrir un chapitre
de Derrida dont Habermas ne cite dans ce premier paragraphe que trois fois
quelques mots.
Question d’éthique de la discussion, cet exercice que Habermas rend aisé en
indiquant les pages inquiète un peu et l’on se dit que les choses commencent
mal. « Comme Heidegger, Derrida envisage le “tout de l’Occident” et le
confronte à son autre qui s’annonce par un “ébranlement radical” d’ordre
économique (…) et — au point de vue de la métaphysique — par la fin de la
pensée anthropocentrique » : mai 68 en Europe, l’opposition à la guerre du
Viêt-Nam aux États-Unis et les luttes de libération du tiers-monde un peu
partout marqueraient donc bien pour Derrida une époque dans l’histoire de
l’Être ? Un peu plus loin, après qu’a été toutefois précisé le fait d’une
démarcation de Derrida vis-à-vis du caractère « régressif » de certaines
métaphores de Heidegger : « (Il) préfère évoluer dans l’univers subversif du
combat des partisans ; il voudrait mettre en pièces jusqu’à la maison de l’Être et
danser en plein air “cette fête cruelle dont parle la Généalogie de la morale”26. »
Question jargon, la phrase d’où est extraite cette formule est en un sens pire
que ce que l’on peut imaginer : « Il dansera, hors de la maison, cette aktive
Vergeszlichkeit, cette “oubliance active” et cette fête cruelle (grausam) dont parle
la Généalogie de la morale. » Mais Derrida ne parle pas ici de lui-même à la
troisième personne ni ne présente son projet philosophique : il explique la
différence entre l’homme supérieur (höherer Mensch) et le surhomme
(Übermensch), affirme que le premier est « abandonné à sa détresse avec un
dernier moment de pitié » alors que le second « brûle son texte et efface les
traces de ses pas », en sorte qu’il faut admettre que Nietzsche en a bien appelé à
« un oubli actif de l’être » qui empêche de penser comme Heidegger qu’il est
« le dernier des grands métaphysiciens ». À tout bien considérer, il y a là une
leçon de philosophie un peu tarabiscotée mais bien sage ; rien qui ressemble en
tout état de cause à un manifeste rédigé sur des barricades et surenchérissant
sur celui du rectorat pour en radicaliser le geste par renversement, ou quelque
chose d’approchant. Par ailleurs, il est vrai que Derrida fait allusion aux
événements évoqués : en dix lignes précisant qu’il s’agissait juste de
« marquer », « dater », « faire part » des circonstances d’écriture d’une
communication orale et que « cet horizon historique et politique appellerait de
longues analyses ». Mais ici ou ailleurs chez Derrida et contrairement à ce qu’il
en était chez nombre de ses contemporains, ces dernières ne viendraient jamais,
et s’agissant d’histoire le texte se consacre principalement à celle de la réception
de la phénoménologie en France, avec notamment le problème que pose la
traduction de Dasein par « réalité-humaine » ; aussi à ce que veut dire le fait
qu’un colloque se présente comme « international », avec la question que
soulève la référence implicite à des nationalités philosophiques27.
Plus important et en un sens presque sidérant, le fait que Habermas cite
deux fois deux mots entre guillemets sans voir ou dire quoi que ce soit de ce
qu’écrit Derrida dans les paragraphes qui précèdent et suivent celui dont ils
sont extraits. Passage du premier d’entre eux : « Or, si l’on considère que la
critique de l’anthropologisme par les dernières grandes métaphysiques (Hegel
et Husserl notamment) se faisait au nom de la vérité et du sens, si l’on
considère que ces “phénoménologies” — qui étaient des métaphysiques —
avaient pour motif essentiel une réduction du sens (c’est littéralement le propos
husserlien), on conçoit que la réduction du sens — c’est-à-dire du
signifié — prenne d’abord la forme d’une critique de la phénoménologie. »
Comprenons donc que les grandes phénoménologies (de Hegel et Husserl)
avaient le mérite d’entreprendre la critique du sujet, mais qu’elles ne s’en sont
pas prises aux concepts de vérité et de sens, ce pourquoi elles demeuraient dans
l’orbite de la métaphysique, ce que Heidegger a bien compris. En gros et avec
un lexique un peu différent, Habermas dit-il autre chose ? Plus sérieux encore,
puisque le propos est plus ample et concerne un programme philosophique :
« Tenter la sortie et la déconstruction sans changer de terrain, en répétant
l’implicite des concepts fondateurs et de la problématique originelle, en
utilisant les instruments ou les pierres disponibles dans la maison, c’est-à-dire
aussi bien dans la langue. Le risque est ici de confirmer, de consolider et de
relever sans cesse à une profondeur toujours plus sûre cela même qu’on prétend
déconstruire. » Voilà cette fois très exactement l’argument qu’utilise Habermas
à longueur de son analyse du discours philosophique de la modernité, contre à
tout le moins Heidegger, Adorno et Derrida : eût-il lui-même un peu plus le
goût de la métaphore et ses traducteurs seraient-ils un peu moins rigoristes que
l’on aurait pu une nouvelle fois jouer aux devinettes ; en tout état de cause, ce
propos de Derrida s’inscrit dans un développement qui concerne ce qu’il
nomme « le pari stratégique », non au sens d’un choix entre guerre classique ou
lutte de partisans, seulement celui de la façon d’en finir au mieux et au plus
vite avec ce que l’on peut appeler tout aussi bien métaphysique que
philosophie du sujet, de la conscience ou de l’origine.
Soyons clairs, Derrida parle bien dans ces pages d’une « nécessité anonyme »
qui remet en cause le « sens de l’être et le sens de l’homme », d’un
« ébranlement », de la « copropriété du nom de l’homme et du nom de l’être »
et d’autres choses de cet ordre. Mais un esprit espiègle s’amuserait du fait que
loin d’un destin de l’Occident analysé du point de vue de l’histoire de l’Être
comme histoire mondiale à la manière de Heidegger, l’objet de Derrida est « la
“France” ou la pensée française ». Au-delà de cette sorte de provincialisme
narcissique, un auteur authentiquement méchant avait quant à lui depuis un
moment déjà dénoncé chez un Derrida obsessionnellement attaché aux textes
et indifférent au fait que la philosophie doit servir à faire la guerre un style
d’élève indécrottable de la rue d’Ulm. On y reviendra. Mais trêve de
plaisanterie, la question de Derrida était de savoir s’il faut lire Nietzsche
comme le dernier des grands métaphysiciens ainsi que le fait Heidegger, ou le
considérer comme l’annonciateur d’une postmétaphysique, autrement dit celui
qui marque « l’entrée dans la post-modernité ». Celle de Habermas concerne la
nature du lien de filiation qui relie Derrida à Heidegger, avec comme fil de
l’intrigue comment chacun dans ces affaires est toujours plus ou moins le
métaphysicien d’un autre. Revenons donc à ce qui devrait pouvoir mieux
ressembler à un argument.
Voici ce que Habermas veut démontrer : « La mélodie bien connue de
l’autodépassement de la métaphysique donne aussi le ton de l’entreprise
derridienne ; la Destruktion est appelée déconstruction » (p. 192). On ne
comprendra vraiment qu’un peu après de quelle musique il s’agit : au travers de
l’idée d’une histoire de l’Être, le dernier Heidegger croit pouvoir en finir avec la
problématique de l’origine qui caractérise la philosophie du sujet pour autant
que la vérité n’a plus à être fondée mais conçue comme projetée dans un temps
qui dessine des époques susceptibles de conduire vers une fin ; loin cependant
de parvenir à son but, cette temporalisation ne fait que renverser le
fondamentalisme dans la mesure où demeure une visée essentialiste ; le seul
résultat de la problématique d’un autodépassement de la métaphysique par
retournement de ses concepts contre elle-même est la suppression de ce qui
pourrait justifier l’entreprise, à savoir « le noyau normatif d’une prétention à la
vérité » (p. 193). Voici maintenant le texte de Derrida sur lequel s’appuie
Habermas : « À l’intérieur de la clôture, par un mouvement oblique et toujours
périlleux, risquant sans cesse de retomber en deçà de ce qu’il déconstruit, il faut
entourer les concepts critiques d’un discours prudent et minutieux, (…)
désigner rigoureusement leur appartenance à la machine qu’ils permettent de
déconstituer ; et, du même coup, la faille par laquelle se laisse entrevoir, encore
innommable, la lueur de l’outre-clôture28. » Habermas ajoute : « Jusqu’ici,
donc, rien de nouveau. » On n’en saura effectivement guère plus, ce d’autant
qu’aussitôt Habermas tisse un compliment : « Il est vrai que, par ailleurs,
Derrida se démarque de la philosophie de Heidegger, et pour commencer de
ses métaphores. Il conteste ce qu’il y a de régressif et d’édulcorant dans la
“métaphorique de la proximité, de la présence simple et immédiate, associant à
la proximité de l’être les valeurs de voisinage, d’abri, de maison, de service, de
garde, de voix et d’écoute”29. » La générosité de cette remarque est à l’instant
gâchée par le fait que Habermas ajoute que Derrida préfère au « fatalisme
historico-ontologique » et aux images sentimentales d’un monde préindustriel
et paysan de Heidegger la « guerre des partisans ». Mais comme on le verra elle
est authentique, pour autant que Habermas fera véritablement droit à Derrida
d’une critique philosophique de ce type de discours, ce qui se résumera dans
cette formule : « Derrida croit dépasser Heidegger ; heureusement, il remonte
au-delà de lui » (p. 217)30.
Il s’agit donc de comprendre ce que Habermas entend par
« autodépassement de la métaphysique », idée ou stratégie qu’il prête à
Heidegger et Derrida. Ou encore ceci : « Voyons si le concept d’histoire de
l’Être change autant que le ton, ou si ce n’est pas la même idée qui prend une
autre coloration chez Derrida » (p. 192). Cette fois et pour un long moment
Habermas prend Derrida au sérieux, en s’attachant à deux livres liés et parus la
même année (1967) : De la gammatologie, pour autant qu’il y est question
d’élaborer une science du langage censée permettre de sortir de la philosophie
du sujet ; La voix et le phénomène, dans la mesure où l’entreprise repose sur une
critique de la théorie du signe développée par Husserl. À quoi s’ajoute qu’il
affiche dès le départ sa thèse, elle-même cohérente avec l’argument qui organise
une grande partie de son livre : « Derrida surpasse le fondamentalisme inversé
de Heidegger, mais reste néanmoins dans la voie que celui-ci a tracée » ; « Lui
non plus n’échappe pas aux contraintes du paradigme propre à la philosophie
du sujet » (p. 197). De façon surprenante, Habermas emprunte à Derrida lui-
même le schéma de ce que l’on a désigné à plusieurs reprises comme une
logique de la surenchère, à savoir la façon dont un auteur reproche à un autre
le fait de demeurer prisonnier sans le voir de ce dont il cherche à se débarrasser
tout en affirmant être capable de le faire mieux que lui : « La démolition
nietzschéenne reste dogmatique et, comme tous les renversements <purs et
simples>, captive de l’édifice métaphysique qu’elle prétend abattre31. » En
l’espèce, Derrida schématisait l’objection faite à Nietzsche par Heidegger. Il
allait montrer que celle-ci peut se retourner contre Heidegger lui-même. Il faut
comprendre que Habermas va à son tour l’adresser à Derrida. On peut donc
apprécier cette logique argumentative de deux façons : en la considérant
comme un peu retorse, dans la mesure où Habermas cherche à d’autant mieux
piéger Derrida à son propre piège qu’il lui emprunte la description de la
stratégie employée ; ou en quelque sorte la trouver de bonne guerre, puisque ce
jeu se pratique de génération en génération depuis plus d’un siècle et
appartient de fait au discours philosophique de la modernité.
Du premier livre de Derrida qu’il examine, Habermas ne prend en compte
que les premières pages, à savoir celles dans lesquelles est décrite la stratégie
dont il veut discuter la pertinence. Celle-ci repose sur l’idée suivante : « Toutes
les déterminations métaphysiques de la vérité et même celle à laquelle nous
rappelle Heidegger, par-delà l’onto-théologie métaphysique, sont plus ou
moins immédiatement inséparables de l’instance du logos32. » Il s’agit donc de
montrer que « la grande aventure métaphysique » repose sur un privilège
accordé au discours au détriment de l’écriture, ce qui demeure chez Heidegger
et ne pourrait être entamé que par une analyse des signes graphiques. De façon
plus précise, Derrida expose la façon dont la tradition occidentale a
exclusivement mis en avant le paradigme de l’écriture phonétique forgée sur le
modèle de la parole et qui se contente de fixer des sons, puis défend une
conception « élargie et radicalisée » de l’écriture visant à contester l’emprise du
logos sur la pensée, ce que Habermas apprécie de la façon suivante : « C’est
dans la forme du phonocentrisme que Derrida s’efforce d’atteindre le
logocentrisme de l’Occident » ; « La grammatologie est tout indiquée comme
fil conducteur scientifique d’une critique de la métaphysique » (p. 194)33. Il
faut donc entendre que Derrida a raison contre Heidegger lorsqu’il reproche à
celui-ci de caractériser de façon générale le langage comme maison de l’Être
sans l’étudier de façon systématique. Mais aussi qu’il commet l’erreur de ne pas
tirer profit de l’analyse du langage ordinaire proposée par la théorie anglo-
saxonne, autrement dit de ne pas envisager la forme de sortie du discours de la
métaphysique opérée par Habermas lui-même. Formulée d’une autre façon,
l’idée est donc que Derrida « s’efforce de réaliser l’entreprise d’un
autodépassement de la métaphysique sous la forme d’une étude
grammatologique remontant au-delà des origines de l’écriture » ; mais aussi
que cela revient à radicaliser la démarche de Heidegger en cherchant à
remonter plus haut que lui sans sortir de sa problématique fondamentaliste et
donc échapper à l’objection qu’il lui oppose lui-même. Dans cette perspective,
Habermas fait enfin droit à Derrida d’offrir une version de l’histoire de l’Être
qui le « met à l’abri à la fois de l’insensibilité politico-morale et du mauvais
goût esthétique d’un néo-paganisme mâtiné de Hölderlin » qui marque celle de
Heidegger. Mais il conteste le fait que cela suffise pour ne plus être prisonnier
de « la structure aporétique qui caractérise une aventure de la vérité d’où toute
validité de la vérité a été extraite » (p. 197), autrement dit pour sortir de la
contradiction dans laquelle s’enferme tout discours critique minant le sol sur
lequel il pourrait se fonder.
La partie strictement non polémique du texte de Habermas est très
technique, pour autant qu’elle repose sur l’idée selon laquelle c’est dans la
critique que propose Derrida de la théorie du signe chez Husserl que l’on peut
suivre pas à pas sa tentative d’échapper à la philosophie du sujet, dont on se
souvient qu’elle est caractérisée par le primat accordé à la relation sujet-objet et
l’exigence d’autofondation. La démarche adoptée par Habermas consiste à tout
d’abord reconstruire à sa manière la théorie de la signification proposée par
Husserl dans le second tome des Recherches logiques, avant de montrer « le
point précis où commence la critique de Derrida » (p. 203). Il reste que cette
reconstruction, plus encore que simplement ponctuée par des observations
exprimant sa propre critique de Husserl est strictement structurée par elles, en
vue de montrer par la suite en quoi elles s’appliquent pour partie à l’analyse de
Derrida lui-même. Allons donc droit à l’essentiel, c’est-à-dire la raison pour
laquelle aux yeux de Habermas la théorie du signe de Husserl demeure
prisonnière des prémisses de la philosophie du sujet, plus précisément en
l’espèce de la conscience. Celle-ci s’attache au fait que Husserl retient deux
critères permettant d’identifier une expression authentiquement linguistique :
la volonté ou l’intention de communiquer et le rapport à des objets. Le point
décisif pour Habermas tient donc en cela que la théorie de Husserl repose sur
la description d’un moi transcendantal et reconstruit les relations
intersubjectives dans la perspective d’une « conscience individuelle dirigée vers
des objets intentionnels », ou encore « attribue un statut originaire à la
subjectivité des actes donateurs de sens par rapport à l’intersubjectivité de
l’entente réalisée par le langage » (p. 201). Que la signification d’une
expression soit fondée dans les actes d’une intention signifiante, voilà ce en
quoi Habermas repère ce qu’il nomme un « platonisme de la signification »
réorienté dans la perspective d’une fondation transcendantale, autrement dit
un privilège accordé à la sphère de la conscience pure ; ce à quoi il objecte
qu’une telle démarche ne rompt ni avec la prééminence accordée à la
connaissance des objets ni avec l’orientation fondamentaliste de la philosophie
du sujet comme pourrait le faire une analyse construite à partir des
manifestations les plus quotidiennes de l’intersubjectivité34.
Pour autant que Habermas présente et discute la critique de la théorie de la
signification de Husserl par Derrida à partir des analyses de La voix et le
phénomène, commençons par laisser celui-ci exposer lui-même la question de ce
livre : « Est-ce que la nécessité phénoménologique, la rigueur et la subtilité de
l’analyse husserlienne, les exigences auxquelles elle répond et auxquelles nous
devons d’abord faire droit, ne dissimulent pas néanmoins une présupposition
métaphysique ? Ne cachent-elles pas une adhésion dogmatique ou spéculative
qui, certes, ne retiendrait pas la critique phénoménologique hors d’elle-même,
ne serait pas un résidu de naïveté inaperçue, mais constituerait la
phénoménologie en son dedans, dans son projet critique et dans la valeur
institutrice de ses propres prémisses : précisément dans ce qu’elle reconnaîtra
bientôt comme la source et le garant de toute valeur, le “principe des
principes”, à savoir l’évidence donatrice originaire, le présent ou la présence du
sens à une intuition pleine et originaire35 ? » Derrida vise donc chez Husserl
une conception de l’être comme présence qui lui paraît constitutive de la
métaphysique et cherche à lui opposer l’idée selon laquelle une intention de
signification ne peut jamais se réduire à l’intuition qui la remplit. Mais
Habermas lui oppose à son tour que dans une telle perspective le « combat
contre la domination des essences » reste conduit dans le for intérieur de la
subjectivité, en sorte que la philosophie du langage ne se détache pas de celle
de la conscience comme cela peut se passer si l’on fait au contraire dépendre
l’identité de la signification de « la pratique intersubjective relative à l’emploi
des règles de signification » (p. 203-204).
Le texte de Habermas a pour mérite et avantage d’offrir au lecteur une
reconstruction schématique des arguments de Derrida qui permet d’aller
rapidement aux points de désaccord. Mais cette démarche n’est pas sans avoir
un coût, pour autant qu’elle procède nécessairement à des surinterprétations
d’un livre dans lequel Derrida conduit ce qu’il nomme une « lecture patiente »
de Husserl, qui cherche certes à mettre au jour chez celui-ci une
« conceptualité métaphysique », mais en respectant « la minutie, la rigueur et la
nouveauté absolue de ses analyses »36. Il faut donc savoir que ce que l’on gagne
en formalisation se paye en simplification : Habermas confère à la critique de
Derrida une brutalité qu’elle n’a pas et dont en un sens il regrette peut-être
l’absence ; il coordonne des arguments que celui-ci relie de façon beaucoup
moins systématique et qui se trouvent en tout état de cause développés dans
des ouvrages différents ; en toute rigueur, on devrait donc revenir à la source
d’un livre commenté à l’emporte-pièce. Il reste que ce qui importe
principalement ici est la discussion elle-même, ce qui invite à s’en tenir pour
l’essentiel aux propositions sur lesquelles elle est censée reposer.
Habermas commence donc par affirmer que Derrida a raison de contester le
fait que Husserl réduise le langage « aux éléments utilisables pour la
connaissance ou pour le discours constatif », autrement dit demeure attaché à
la première prémisse de la philosophie du sujet. Que la logique et la fonction
purement cognitive restent prioritaires par rapport à la grammaire et la
fonction intercompréhensive, cela va de soi pour Husserl : « En ce qui
concerne la question de savoir ce qu’une expression signifie, nous nous
reportons tout naturellement aux cas dans lesquels elle exerce une fonction
actuelle de connaissance37. » L’idée de Derrida telle que résumée par Habermas
est donc que la façon dont Husserl assimile l’ensemble des expressions
linguistiques à des expressions objectives relatives à la vérité traduit « la
limitation métaphysique préalable du langage par la raison et celle de la
signification par le savoir » (p. 205). En d’autres termes, pour Derrida comme
pour Habermas, Husserl reste prisonnier du principe fondamental de la
métaphysique selon lequel « l’idéalité de la signification identique à elle-même
n’est garantie que par la présence vivante de l’expérience immédiate, actuelle, à
laquelle on accède par l’intuition et vécue dans l’intériorité de la subjectivité
transcendantale débarrassée de tout élément empirique » (p. 207). Reste donc à
savoir en quoi les critiques de Husserl par ces deux auteurs en viennent à
diverger au point que l’un reproche à l’autre de n’être pas allé assez loin ou de
ne pas avoir emprunté la bonne route.
Laissons cette fois la parole à l’accusé, tout en sachant déjà que ce qui lui
sera reproché s’attache au second principe de la philosophie du sujet, à savoir
une obsession fondamentaliste de l’origine. Dans La voix et le phénomène,
Derrida montre comment Husserl construit sa théorie du signe et donc du
langage en général à partir de ce qu’il nomme « la vie solitaire de l’âme » : son
analyse de type transcendantal vise à saisir la forme pure de l’expression ; celle-
ci est perçue dans le phénomène du monologue intérieur ; sa description est
celle d’une « extériorisation volontaire, décidée, consciente de part en part,
intentionnelle38 ». Plus encore que la réduction du langage au « vouloir-dire »
et le primat accordé à la notion d’intention qu’il questionne davantage dans
des textes comme « Signature événement contexte », ce qui retient ici
l’attention de Derrida s’attache à l’importance que confère Husserl au
phénomène de la voix. Sa question est donc la suivante : « Pourquoi le
phonème est-il le plus “idéal” des signes39 ? » La réponse tient en cela que pour
Husserl à la recherche d’un phénomène pur ou d’une normalité du langage il
faut neutraliser la corporéité qui s’interpose entre l’acte d’exprimer et
l’expression elle-même, ce que réalise le monologue intérieur : « L’acte vivant,
l’acte qui donne la vie, la Lebendigkeit qui anime le corps du signifiant et le
transforme en expression voulant-dire, l’âme du langage semble ne pas se
séparer d’elle-même, de sa présence à soi. Elle ne risque pas la mort dans le
corps d’un signifiant abandonné au monde et à la visibilité de l’espace. » En
d’autres termes, alors que l’écriture met le signifiant et le signifié à distance l’un
de l’autre dans l’espace et le temps, la voix maintient leur proximité et garantit
la signification. Voilà ce en quoi Derrida reconnaît « la face traditionnelle du
discours husserlien », dans un espace où « la différence absolue entre l’âme et le
corps commande »40.
Ce que perçoit Derrida à la racine de la phénoménologie du langage
développée par Husserl est donc ce qu’il nomme « le point-zéro de l’origine
subjective, le je, le ici, le maintenant », en d’autres termes le soubassement
d’une métaphysique de la présence41. Allant plus loin, il en vient même à parler
de la phénoménologie « comme métaphysique », pour autant qu’elle établit
sous couvert de l’attachement à la présence une « solidarité systématique des
concepts de sens, d’idéalité, d’objectivité, de vérité, d’intuition, de perception
et d’expression »42. Voilà cette fois où Habermas veut en venir : à l’endroit où
Derrida élargit sa critique de Husserl à un point de vue sur le noyau central de
la métaphysique et son histoire. Que dit précisément Derrida ? En premier lieu
ceci : « À l’intérieur de la métaphysique de la présence, de la philosophie
comme savoir de la présence de l’objet, comme être-auprès-de-soi du savoir
dans la conscience, nous croyons tout simplement au savoir absolu comme
clôture sinon comme fin de l’histoire. Nous y croyons littéralement. Et qu’une
telle clôture a eu lieu. L’histoire de l’être comme présence, comme présence à soi
dans le savoir absolu, comme conscience de soi dans l’infinité de la parousie,
cette histoire est close. L’histoire de la présence est close, car histoire n’a jamais
voulu dire que cela : présentation (Gegenwärtigung) de l’être, production et
recueillement de l’étant dans la présence, comme savoir et maîtrise43. »
Habermas a raison de commenter le dernier point en affirmant que Derrida
considère que Husserl et même Heidegger dépendent encore de la
métaphysique comme présence pour autant qu’ils ne remettent pas en cause le
phonocentrisme. Il reste que ce passage ressemble surtout à une sorte de
description de la conscience philosophique (post) hégélienne, avec l’idée que
des penseurs comme Husserl et Heidegger n’ont pas tiré toutes les
conséquences du fait que « nous sommes au-delà du savoir absolu (et de son
système éthique, esthétique et religieux) ». En l’occurrence, Derrida reproche à
Husserl de n’être pas sorti de l’histoire de la métaphysique comme « vouloir-
s’entendre-parler absolu », tout comme il montre ailleurs que Heidegger reste
prisonnier du logocentrisme44. Reste à savoir comment il cherche pour sa part à
sortir de la « clôture », ce qui intéresse en priorité Habermas au travers de son
analyse critique des discours critiques de la modernité.
Sur ce point encore, il faut faire grâce à Derrida d’une lecture similaire à
celle qu’il propose de Husserl : patiente et méticuleuse. Cela débute de façon
telle que l’on peut entendre comme Habermas un écho de Heidegger : « Pour
ce qui “commence” alors, “au-delà” du savoir absolu, des pensées inouïes sont
réclamées qui se cherchent à travers la mémoire des vieux signes. » Mais que
dire de la suite : « Nous ne savons donc plus si ce qui s’est toujours présenté
comme re-présentation dérivée et modifiée de la simple présentation, comme
“supplément”, “signe”, “écriture”, “trace”, n’“est” pas, en un sens
nécessairement mais nouvellement an-historique, plus vieux que la présence et
que le système de la vérité, plus vieux que l’“histoire” » ? Habermas est formel.
En premier lieu, recherchant à la manière de Husserl une « force originaire
d’ordre transcendantal », Derrida remplace la « subjectivité génératrice » par
« la productivité anonyme et fondatrice de l’histoire, qui est celle de
l’écriture » ; dans cette perspective, il parvient certes à bouleverser le
fondamentalisme husserlien en plaçant ce qui avait été considéré comme le
fondamental « dans la dépendance du fondement encore plus profond » ; mais
ni lui ni Husserl ne rompent avec « l’instance fondamentaliste de la
philosophie du sujet » (p. 211). En d’autres termes, Derrida pratique une
surenchère dans la recherche de l’origine qui lui fait considérer l’écriture
comme le médium premier du langage, mais cette opération continue de
s’opérer dans la sphère de la conscience plutôt que d’essayer d’en sortir en
partant de l’expérience de l’intersubjectivité. À quoi Habermas ajoute que ce
geste de Derrida « suit fidèlement le mouvement de la pensée heideggérienne »
sans en modifier autre chose que le contenu : « Lui aussi ne fait, en fin de
compte, que mythifier des pathologies sociales bien réelles ; lui aussi dissocie la
pensée essentielle, c’est-à-dire déconstructive, de l’analyse scientifique,
aboutissant ainsi à l’invocation d’une autorité indéfinie par des formules
vides. » On a donc compris que là où Derrida écrit « nous ne savons donc plus
si… », Habermas entend « Derrida pense que » : la prise en compte de
l’écriture permet de reconstruire l’histoire de l’Être à partir d’une origine
antérieure à celle du logos sur laquelle repose la métaphysique ; ce qu’il reste à
faire au-delà de la « clôture » consiste à remonter vers des textes de plus en plus
anciens à la recherche d’une « archi-écriture » cependant inatteignable…
La fin de la première partie du texte de Habermas est particulièrement
étrange. Pour tenter de la clarifier, redisons qu’elle conduit vers une sorte de
compliment paradoxal : « Derrida croit dépasser Heidegger ; heureusement, il
remonte au-delà de lui » (p. 217). Comprenons donc que si l’un des axes de la
critique de Derrida consiste à montrer que la déconstruction imite le geste de
Heidegger tout en « renchérissant une fois de plus sur la différence ontologique
et sur l’Être », héritant ainsi « des faiblesses d’une critique de la métaphysique
qui ne parvient pas à se libérer de l’intention qui fut celle de la philosophie
depuis l’origine », sa dureté est atténuée par le fait que Derrida se voit disculpé
sur un point essentiel : il n’imite pas, voire rejette catégoriquement la
problématique de la soumission au destin et la rhétorique néo-païenne au
travers de laquelle s’expose l’écoute heideggérienne de l’Être. De façon un peu
plus précise, voici comme cette différence de taille entre Heidegger et Derrida
est présentée : « Il est vrai qu’il ne s’agit pas de l’autorité d’un Être masqué par
l’étant, mais de celle d’une écriture qui n’est plus sainte, d’une écriture exilée,
errante, étrangère à son propre sens et qui témoigne de manière testamentaire
de l’absence du sacré » (p. 214). Il reste que l’argument apparaît très sinueux, à
partir d’une proposition visant tout autre chose qu’une discussion de la théorie
du signe de Husserl et qui semble de nouveau devoir s’entendre comme un
reproche : « Malgré tous ses démentis Derrida reste proche de la mystique
juive. » Si l’on comprend bien, il faut donc considérer qu’il est heureux qu’à la
différence d’un Heidegger affichant un néo-paganisme aux sinistres échos,
Derrida « ne cherche pas à remonter en deçà des débuts du monothéisme, en
deçà du concept d’une tradition qui s’attache aux traces de l’écriture divine
perdue et se perpétue par l’exégèse hérétique des Écritures ». Habermas verse
alors à son dossier le propos d’un docteur du Talmud rapporté par Emmanuel
Levinas puis cité par Derrida et le long commentaire que donne Gershom
Scholem de la déclaration d’une autorité hassidique au sujet du sens des deux
premiers commandements selon Maïmonide. Ce qui semble véritablement lui
importer réside dans la fin du commentaire de Scholem, c’est-à-dire le sens
qu’il faut accorder à la compréhension mystique de l’Aleph du premier
commandement : « Chaque formule, qui fonde l’autorité, ne serait alors
qu’une interprétation de quelque chose qui la transcende — interprétation qui,
aussi valable et élevée qu’elle soit, reste cependant humaine45. » Aux yeux de
Habermas, le travail de la déconstruction serait donc l’analogue de celui du
déchiffrement de la Révélation dans la mystique juive : une façon incessante de
« faire croître l’éboulis des interprétations qu’il s’efforce de déblayer afin de
mettre à découvert les fondements ensevelis » ; « Une continuation de la
tradition dans laquelle l’énergie du salut ne se régénère que par la dépense ».
Même s’il était vrai que la déconstruction puisse se concevoir en tant que
réactualisation du concept mystique de tradition « comme processus de
différance de la révélation », on aurait envie de dire à ce point : où est le mal ?
Une fois encore, il s’agit pour Habermas d’un moindre mal : au travers de la
mystique de l’Être, Heidegger « joue avec une aura dont le sanctuaire a
disparu » et fait valoir des illuminations régressant vers la magie néo-païenne ;
Derrida élimine cet attrait du « charlatanisme » et reconduit la mystique de
l’Être dans le contexte de la tradition monothéiste. Reste que mal il y a
cependant, dévoilé en bas de page à partir d’une source secondaire46. De quoi
s’agit-il ? Pour aller vite, du fait que la dénonciation du logocentrisme
occidental comme phonocentrisme s’inscrirait « dans le contexte — relevant de
l’histoire de la religion — d’une défense de la lettre contre l’esprit » ; autrement
dit, de ce que Derrida aurait sa place dans la tradition de l’apologétique juive
en reprenant le flambeau d’une défense de l’« Écriture » jugée « lettre morte »
selon l’interprétation paulinienne contre le « Logos » de l’« esprit vivant »
affirmé dans le christianisme. Aux yeux de Habermas, via Levinas en quelque
sorte médiateur de l’idée d’une absence active de Dieu, Derrida a le mérite de
ne pas mobiliser contre le monothéisme des thèmes archaïques régénérés par
Hölderlin, en sorte que sa critique de la métaphysique est différente de celle de
Heidegger et apparaît en quelque sorte moins antipathique ou dangereuse. Il
n’en reste pas moins que sa manière de concevoir une « pensée moderne
postmétaphysique » sonne de façon bien peu moderne : « Le travail de la
déconstruction a pour fonction inavouée de régénérer un dialogue avec Dieu,
interrompu dans les conditions modernes d’une onto-théologie désormais sans
force d’obligation. »
In fine, Habermas remet un peu à distance cette interprétation empruntée
pour retraduire les choses dans une langue plus familière et ramener sa critique
sur le terrain des conflits internes au discours philosophique de la modernité,
affirmant cette fois que « Derrida réinvestit le lieu historique où jadis la
mystique s’est changée en Lumières » (p. 218). Évoquant la façon dont
Scholem s’est attaché à comprendre cette transformation, puis citant Adorno
qui affirme que mystique et Lumières se sont rejointes « une dernière fois »
chez Walter Benjamin sous couvert des concepts du matérialisme historique, il
dit douter qu’il soit possible de « réitérer ce mouvement de pensée, unique en
son genre, au moyen d’un fondamentalisme négatif », sauf à ce que celui-ci
« nous conduise plus profondément dans une modernité que Nietzsche et ses
successeurs avaient voulu surmonter ». Habermas va donc loin, mais on ne sait
plus très bien où : Derrida serait à la fois un crypto-talmudiste hérétique
inavoué déconstruisant la Tradition pour la sauver en opposant la lettre de
l’Écriture au Logos de la métaphysique et l’héritier d’une rencontre paradoxale
entre mystique et Lumières ; sa démarche serait similaire à celle de Heidegger
sans les relents néo-païens tout en étant finalement proche de celle de
Benjamin sans le matérialisme ; il avancerait les yeux tournés vers l’arrière à la
recherche d’une archi-origine tout en tâtonnant à la manière paradoxale
d’Adorno autour de formes mutilées de la modernité. Au fond, jusqu’à ce point
et avant une « digression » plus assassine, les propos de Habermas ne font mal
qu’au second degré : si l’on prend comme une offense la suspicion d’une
présence de thèmes crypto-religieux, comme une insulte l’insistance sur une
proximité même distante avec Heidegger et comme une accusation grave le fait
d’user de schémas philosophiques partiellement inopérants ou mal fondés.
Chez Habermas, ces trois points font système et sont posés sur une sorte de
ligne de front séparant peu ou prou partisans et adversaires de la modernité, ce
que Derrida sait parfaitement sans peut-être vraiment s’en offusquer et en étant
sans doute prêt à la discuter. Il en ira différemment de celui qui vient, qu’il
verra tant dans le ton que sur le fond franchir les lignes d’une éthique de la
discussion.

MORT DE LA PHILOSOPHIE ?

Une bonne manière d’entrer dans le discours polémique d’un philosophe


pourrait consister à se demander ce qui l’effraie dans ce qu’il dénonce47. On se
souvient de Kant et des mystagogues. Königsberg 1796, celui-ci se dressait en
Vernunftkünstler héritier d’Aristote contre « des penseurs au-dessus du
commun, pour lesquels désormais la philosophie représentait comme le
dévoilement d’un mystère (…) qu’ils ont en eux, mais qui malheureusement ne
peuvent l’énoncer ni le communiquer universellement par le langage ».
Confondre la « parole de la raison » avec la « voix d’un oracle », l’affaire était
politique : Kant protestait en démocrate contre de pseudo-aristocrates
prétendant accéder sans travail à des vérités inaccessibles au commun des
mortels et prenant des airs supérieurs pour s’affranchir des règles de la
discussion publique. Mais aussi et surtout, il n’était question de rien moins que
la « mort de toute philosophie ». Kant était sur ce point très précis : un certain
« tact mystique » faisait faire à ses adversaires un salto mortale « des concepts à
l’impensable » ; il voyait là cette « fâcheuse disposition des cerveaux à
l’exaltation (Schwärmerei) » dont il repérait ailleurs la trace chez Jacobi ;
accessoirement et quant au style, c’était comme si d’un coup l’on s’employait à
mettre la sagesse en vers pour n’y voir qu’une simple « ornementation de
l’entendement ». Il reste qu’à l’époque de Kant la raison semblait parfaitement
assurée de ses fondements, de ses droits et de son langage : en un mot, la
« police du royaume des sciences » viendrait vite à bout de l’« exaltation » en
philosophie ; nul besoin de faire de tout cela plus qu’un opuscule.
Deux siècles plus tard ou presque, de quoi Habermas a-t-il peur ? Certes pas
de tout ce qui s’est passé depuis Kant. Selon une dialectique en quelque sorte
heureuse à ses yeux, la raison installée sur les trois critiques de ce dernier était
devenue autocritique avec Hegel et les disputes entre ses héritiers légitimes n’en
avaient pas encore mis en cause les racines. Mais les choses avaient commencé
de radicalement changer avec Nietzsche, lorsque pour la première fois la
critique s’en était prise aux fondations et menaçait de ruiner l’édifice. De par la
date et le lieu de sa naissance, Habermas possède une conscience tragique qui
interdit de trancher le nœud reliant la philosophie à l’histoire et de discuter
d’un cœur léger de son destin : pour autant qu’elle donnait une actualité au
nihilisme, la première partie du siècle a été nietzschéenne ; le plus grand
penseur de l’époque s’est fourvoyé dans la pire des aventures politiques ; la
raison semble avoir perdu toute confiance en elle-même. On pourrait dire qu’à
ses yeux la philosophie est sortie de l’âge de l’innocence et il semble que rien ne
le mette davantage hors de lui que le fait de la considérer comme un jeu. En un
mot, ce qui effraie Habermas tient en cela qu’une certaine forme de critique de
la modernité peut tuer le projet critique faute duquel la modernité se renierait,
ou qu’une certaine manière de pratiquer la philosophie entraîne la mort de la
philosophie. Kant disait à peu près la même chose, mais c’était à l’époque
désormais lointaine du triomphe de l’Aufklärung, en sorte que la « partialité »
de Habermas pour la raison semble celle d’un Aufklärer malheureux mais porté
par la volonté de surmonter le pessimisme d’Adorno sans tout renier de ses
diagnostics.
À chaque époque son Jacobi, celui de Habermas a plusieurs visages et ce
qu’il veut récuser est autrement grave que la Schwärmerei : que cela se nomme
sans vergogne Destruktion ou par euphémisme « déconstruction », il s’agit
d’une liquidation volontaire ou par inadvertance de l’héritage de la raison.
Comme Kant en son temps, il craint donc la mort de la philosophie et l’on sait
qu’il dénonce lui aussi l’attrait pour le mystique et le discours oraculaire. Reste
cependant un point essentiel sur lequel les choses se compliquent : hostile à
leurs manières de faire, Habermas partage l’intention de ses adversaires ;
nommant philosophie du sujet ou de la conscience ce qu’ils appellent
métaphysique, il veut comme eux en finir avec le paradigme axial ; lui aussi
prend acte de la fin d’une époque et cherche à entrer dans la suivante. Voilà
peut-être la raison d’une certaine violence et d’un ton guerrier rarement
entendu en philosophie : les protagonistes du conflit occupent le même terrain
et veulent en partie faire la même chose ; chacun pourrait choisir de penser
avec et contre les autres ; il arrive que le combat soit frontal, comme si de la
défense d’une position dépendait le destin de la philosophie. Habermas
n’utilise pas tout à fait les mêmes armes contre Adorno, Heidegger et Derrida.
Mais la stratégie est la même : critiquer leurs critiques pour défaut de vigilance
ou excès d’acharnement critiques, parfois les deux en même temps ; montrer
qu’il devrait être possible de surenchérir dans la logique de la rupture sans
perdre de vue la nécessité de fonder la validité des arguments sans laquelle elle
devient ruineuse. Cette ambition le met dans une situation particulièrement
inconfortable et l’on devra se demander comment il s’y prend pour la réaliser.
Dans l’immédiat, il faut s’arrêter sur la manière dont il veut prouver le fait que
la démarche de Derrida est de celles qui peuvent entraîner la mort de la
philosophie48.
Au sein du chapitre consacré à ce dernier, cette analyse semble avoir un
statut particulier, pour autant qu’elle est conduite dans une « digression » dont
le titre vise un point précis mais à première vue latéral vis-à-vis de la
problématique du livre : « Le nivellement de la différence générique entre la
philosophie et la littérature ». Habermas prend toutefois la peine de
reconstruire solidement l’ancrage de l’argument dans le discours d’ensemble.
Une nouvelle fois, cette manière de faire semble a priori à l’avantage de
Derrida, puisque le problème de celui-ci est mis en regard de celui d’Adorno et
différencié de celui de Heidegger, quitte à ce que cela contredise quelque peu la
démonstration antérieure. Voici l’argument dans sa forme synthétique : « On
peut comprendre la “dialectique négative” d’Adorno et la “déconstruction” de
Derrida comme des réponses différentes à un même problème. L’autocritique
totalisante de la raison s’empêtre dans une contradiction performative ; elle ne
peut convaincre la raison centrée sur le sujet de son caractère autoritaire qu’en
ayant recours aux moyens mêmes de cette raison » (p. 219). Cette fois,
Habermas prête aux trois auteurs une conscience de ce problème, pour décrire
des façons distinctes d’essayer de le résoudre qui sont de valeurs théoriques très
différentes et ont des conséquences inégalement périlleuses. Celle de Heidegger
est la moins acceptable. Pour échapper au paradoxe selon lequel le discours
critique est contraint d’utiliser les instruments de ce qu’il critique, celui-ci « se
réfugie dans les hauteurs lumineuses d’un discours spécial de caractère
ésotérique qui se dégage des limitations du langage discursif et s’immunise par
son indétermination contre toute objection spécifique » : Heidegger s’arroge le
droit de se soustraire aux contraintes de l’argumentation, s’installe en position
de « visionnaire loquace » et revendique « l’autorité de l’initié » ; en d’autres
termes, il prend la pose aristocratique et use du ton oraculaire des mystagogues
dénoncés par Kant. Cela peut aussi s’exposer au travers d’une image qui
suggère la désinvolture ou le cynisme : « Heidegger se sert des concepts de la
métaphysique comme d’une échelle qu’il rejette dès qu’il en a grimpé les
échelons. » Habermas n’a d’évidence aucune affinité avec lui et ne manifeste
que peu de respect envers une telle démarche.
Il en va tout autrement et en réalité à l’inverse s’agissant d’Adorno, qui
« n’abandonne pas à la sauvette le paradoxe qui se rattache à la critique
autoréférentielle de la raison ». Aux yeux de Habermas qui fut son assistant,
Adorno incarne en quelque sorte la conscience malheureuse d’un Hegel qui
aurait renoncé à la perspective d’une Aufhebung et pratique une « négation
déterminée » sans horizon de réconciliation. En ce sens et pour autant que
parfaitement conscient du caractère inéluctable de la contradiction
performative propre à la philosophie critique depuis Nietzsche, Adorno s’exerce
à ce qu’il nomme à juste titre « dialectique négative », à savoir une façon
d’insister sur le fait qu’une tradition philosophique qui a fait son temps n’est
plus à même de tenir ses promesses tout en cherchant à farouchement préserver
un reste de confiance dans la raison. Telle est donc la différence radicale entre
Heidegger et Adorno : l’un affiche un « mépris élitiste à l’égard de la pensée
discursive » et produit une critique dévastatrice de la modernité ; l’autre
maintient la fidélité à une démarche critique qui certes ne peut plus être
assurée de ses fondements mais refuse de renoncer à l’idée d’une connaissance
intuitive réfugiée dans l’expérience esthétique telle qu’elle se manifeste
notamment au travers des œuvres d’avant-garde. Ce point est d’autant plus
important que Habermas affirme que Derrida « ne peut pas partager la
confiance résiduelle d’Adorno, autorisée par l’esthétique, en une raison dé-
rangée, expulsée des domaines de la philosophie et donc devenue utopique ».
Mais il permet également de comprendre pourquoi et comment Habermas
n’en finit en quelque sorte jamais de penser avec et contre Adorno, voulant
tout à la fois garder en mémoire sa conscience tragique des paradoxes de la
modernité et chercher à en sortir : « La Dialectique négative exécute — au
double sens du terme — obstinément ses contradictions performatives » ; la
théorie de l’agir communicationnel s’exerce à les surmonter en puisant dans
l’intersubjectivité les ressources normatives que la philosophie du sujet n’est
plus à même de fournir.
La critique de Derrida est à cet endroit précis moins dure qu’elle ne l’a été
dans les pages précédentes et le sera dans les suivantes, pour autant que s’il n’est
pas considéré comme un Adorno français il n’est plus assimilé à un successeur
maladroit de Heidegger, mais situé dans un entre-deux. La description de ce
dernier n’est pas facile : comme Adorno bien que d’une autre manière, Derrida
ne croit pas que Heidegger soit parvenu à échapper aux « contraintes
conceptuelles de la philosophie du sujet » ; pourtant, à la suite de ce dernier il
persévère dans la voie d’une critique de la métaphysique qui refuse d’affronter
la contradiction performative ; malgré tout et à nouveau comme Adorno, « il
s’oppose au geste de la profondeur par lequel la philosophie de Heidegger imite
sans hésiter son opposé, la philosophie de l’origine » (p. 220). Cette manière de
dessiner des « parallèles » entre Derrida et Adorno n’est pas sans quelque peu
contredire ou à tout le moins altérer certains éléments de la critique du
premier : Habermas avait voulu montrer que la surenchère sur Heidegger dans
la perspective d’un autodépassement de la métaphysique aboutissait à un
fondamentalisme inversé ; il suggère ici que les difficultés de l’entreprise
derridienne sont plus proches de celle de la dialectique négative ; pour des
raisons philosophiques et sans doute aussi politiques, la différence est de taille.
Toujours est-il que Habermas semble soudain trouver des affinités solides tant
de fond que de style entre Derrida et Adorno : une allergie aux modèles
totalisants et un soupçon à l’égard de tout système ; une préférence pour
l’allégorique plutôt que le symbolique, la métonymie plutôt que la métaphore,
le romantique plutôt que le classique ; un goût du fragment et une manière
« ingénieuse » de déchiffrer le normal à partir de ses cas limites ; plus encore,
un « extrémisme négatif » qui fait découvrir l’essentiel dans le marginal et le
secondaire. Voilà donc Derrida rapproché d’un Adorno ressemblant lui-même
beaucoup à Benjamin : dans un autre contexte, cela fournirait largement la
substance d’un hommage.
Il faut donc suivre l’argument presque mot à mot pour saisir l’endroit précis
où les choses basculent. Voici présentée pour la dernière fois la raison pour
laquelle la logique derridienne du « supplément » peut sembler parallèle à celle
que déploie Adorno à partir du matérialisme pour « démasquer les positions
idéalistes et inverser les rapports de constitution erronés », autrement dit
contester la philosophie du sujet : « Le travail subversif de la déconstruction
vise à détruire les hiérarchies coutumières des concepts fondamentaux, à
renverser les rapports de fondation et les relations de domination d’ordre
conceptuel, par exemple entre la parole et l’écriture, entre l’intelligible et le
sensible, entre nature et culture, entre l’extérieur et l’intérieur, entre l’esprit et
la matière, entre l’homme et la femme » (p. 221). Tout cela semble bien ou à
tout le moins pas trop mal et n’est en tout état de cause pas objectivement
dangereux, en sorte que la charge se focalise sur un seul point : « La logique et
la rhétorique forment l’un de ces couples conceptuels. Derrida vise tout
particulièrement à inverser le primat de la logique sur la rhétorique, canonisé
depuis Aristote. »
S’il est un point sur lequel Habermas et Derrida sont d’accord, c’est le fait
que cette mise en cause est d’une extrême gravité, comme s’il en allait
effectivement de la mort de la philosophie. Le premier avait préservé le second
d’un soupçon particulièrement pesant : celui de reproduire la version néo-
païenne de l’histoire de l’Être et d’épouser le discours oraculaire du dernier
Heidegger. Mais à certains égards l’accusation est plus lourde, en sorte qu’à
l’instar de Kant vis-à-vis des mystagogues Habermas convoque si l’on veut son
adversaire devant « la police du royaume des sciences » en construisant le
dossier d’une sorte d’inculpation pour meurtre sans circonstances atténuantes :
Derrida ne veut se contenter ni de la dialectique négative d’Adorno qui lui
semble rester prisonnière du « fanatisme de la raison » ni de la critique
heideggérienne de la métaphysique qui lui paraît engluée dans le « fétichisme
de l’origine » ; tout comme Heidegger il revendique d’être « dispensé de toute
obligation discursive », mais plus encore que celui-ci « refuse à quelque
instance que ce soit le droit de lui accorder ce privilège », ce qui est
philosophiquement mortel. À proprement parler, il serait donc impossible
d’authentiquement « discuter » avec lui, ce pourquoi peut-être Habermas
s’autorise quelques écarts d’argumentation et un ton inhabituellement guerrier.
Nous voici donc presque parvenus à l’endroit où Habermas se déporte vers
la scène américaine et importe une guerre qui lui était interne afin de viser
Derrida à travers ses disciples en usant d’armes forgées par son principal
adversaire. Mais pour ce faire, il reconstruit une nouvelle fois la question avec
les catégories et dans la perspective continentales. Il s’agit donc de dénoncer
une opération consistant à traiter les œuvres philosophiques comme des œuvres
littéraires tout en libérant la critique littéraire elle-même des contraintes
propres aux entreprises visant à résoudre des problèmes par l’argumentation, ce
qui devrait offrir à la critique de la métaphysique le moyen de se décharger de
toute obligation discursive ainsi que tentait de le faire Heidegger avec moins de
succès. Habermas affirme donc que la raison pour laquelle Derrida nomme sa
démarche « déconstruction » tient en cela qu’elle est chargée « d’écarter les
échafaudages ontologiques que la philosophie a érigés tout au long de l’histoire
de la raison centrée sur le sujet » pour laisser le champ libre à une critique du
style qui n’a pas à rendre de comptes au sujet de la validité de ses critères. En
d’autres termes, alors que tout au long de l’histoire de la philosophie chaque
génération a critiqué la précédente selon une démarche analytique consistant à
identifier des présuppositions cachées ou des implications invisibles, il s’agirait
désormais de considérer les œuvres philosophiques comme de simples textes et
de les lire « à rebrousse-poil » afin de montrer qu’ils contredisent ce qu’ils
énoncent, par exemple : « Le primat explicitement affirmé de la signification
sur le signe, de la voix sur l’écriture, du donné intuitif et du présent immédiat
sur le supplément et la différance différée » (p. 223). Pour Habermas, non
seulement une telle pratique ne respecte plus la « différence générique » entre la
philosophie et la littérature mais la supprime avec toutes les autres ; plus encore
que contester le primat accordé à la logique sur la rhétorique qui garantissait la
démarche philosophique depuis l’origine, elle supprime la première pour laisser
régner la seconde dans le monde d’une textualité généralisée où rien n’est plus
ni vrai ni faux.
La stratégie de Habermas consiste à montrer qu’en un sens cette opération
réussit là où d’autres avaient échoué, ce qui la rend mortelle. Puis à reconstruire
les arguments qui cherchent à la garantir en affirmant que chez Derrida lui-
même ils ne sont pas clairs, d’où l’emprunt à des épigones. À prouver enfin à
partir d’un conflit antérieur importé qu’il est non seulement nécessaire mais
possible de les réfuter, en sorte que ce qui semblait une victoire se transforme
en débâcle et de sauver in extremis ce qui était mis en péril. S’agissant du point
de départ, Habermas interprète la transformation de la « destruction » en
« déconstruction » comme un déplacement de la critique radicale de la raison
sur le terrain de la rhétorique qui lui offre à première vue un moyen d’échapper
à « l’aporie de son caractère autoréférentiel » : aussi longtemps que la critique
de la métaphysique cherchait à se justifier par des arguments dont elle minait
l’assise, il lui était impossible d’échapper à la contradiction performative
soulignée chez des auteurs comme Heidegger et Adorno ; désormais,
quiconque persisterait à lui reprocher d’être paradoxale avouerait être lui-même
« prisonnier du scientisme » et s’être mépris sur son compte. Afin de
commencer à sortir de ce piège en quelque sorte bien construit, Habermas
affirme qu’en réalité cette opération ne pourrait véritablement réussir que si
trois propositions étaient démontrées : la critique littéraire n’est pas une
entreprise scientifique, mais obéit aux mêmes lois rhétoriques que celles qui
gouvernent ses objets ; pour autant qu’il n’existe pas de différence générique
entre philosophie et littérature le contenu essentiel des textes philosophiques
peut être dégagé par une critique de type littéraire ; le primat de la rhétorique
sur la logique signifie qu’elle possède « une compétence globale pour juger des
propriétés générales d’un ensemble textuel comprenant tout » (p. 225).
C’est donc pour traiter de la façon dont cela peut se faire ou non que
Habermas se déplace pour examiner les choses du point de vue de « l’intense
réception de l’œuvre de Derrida dans les facultés littéraires de certaines
universités américaines éminentes », visant en particulier celles de Yale, de
Cornell et du Maryland (Baltimore). Force est de dire qu’à ce point il
deviendrait possible d’hésiter à entrer dans la discussion de Habermas, ce pour
des raisons qui ne relèvent de rien d’autre que la théorie de la discussion de
Habermas. De deux choses l’une en effet : soit ce dernier applique les principes
de l’argumentation tels qu’il les définit lui-même et critique Derrida à partir de
ses textes pour réfuter ses arguments, mais alors il ne peut modifier à sa guise le
contexte de la discussion ; soit il reconstruit les propositions en cause à partir
de l’interprétation de tiers dans un univers intellectuel décentré, mais alors sa
critique déroge aux principes censés lui assurer une validité normative. Pour
autant que Habermas sait mieux que quiconque ce que veut dire argumenter,
la seule manière de sortir de ce cercle serait sans doute la suivante : considérer
que Derrida refuse de se soumettre aux règles de la discussion rationnelle à un
degré tel qu’il est à strictement parler impossible de discuter avec lui ; mais
juger l’importance de l’enjeu telle qu’il faille détruire sa position par tous les
moyens, y compris celui consistant à lui donner une forme qu’elle n’a pas à
partir de celle qu’elle prend dans un contexte qui n’est pas le sien ; autrement
dit, agir comme si l’affaire n’était pas de celles qui se traitent dans un colloque
ou un séminaire mais sur un champ de bataille, comme en état d’urgence.
Supposant que malgré tout il pourrait y avoir derrière tout cela un authentique
conflit philosophique, on soulignera quitte à tenter plus tard de les corriger les
défauts d’un argument dérogeant aux règles de l’argumentation définies par
son auteur, en examinant notamment de près le discours de ceux qui
prétendent être les interprètes authentiques de celui de Derrida, de facto
légitimés en tant que tels par celui qui les utilise en court-circuitant la
discussion.
La stratégie de Habermas repose donc sur une reconstruction au second
sinon au troisième degré des positions de Derrida : pour commencer, en
résumant puis citant un texte de Christopher Norris qui lui-même présente ce
qu’il nomme la « déconstruction sur le côté sauvage (on the wild side) » à partir
de synthèses des thèses de Geoffrey Hartman et J. Hillis Miller. Le titre du
chapitre de Norris est presque trop beau : The American Connection, traitant
explicitement une version locale de la déconstruction, qui plus est
correctement signalée comme sa plus radicale. Mais l’affaire est sérieuse et pour
tout dire grandiose, pour autant qu’à partir de cette analyse de seconde main
dont il n’indique pas les présupposés Habermas veut prêter à Derrida rien
moins que cette idée : « La critique littéraire sert de modèle à une démarche
qui, avec le dépassement de la métaphysique de la présence et de l’ère
logocentrique, se voit investie d’une mission dont la portée s’étend tout
bonnement à l’histoire universelle » (p. 226). Une citation bien choisie afin
d’illustrer la façon dont « le nivellement de la différence générique entre
critique littéraire et littérature » est censé libérer le travail critique de la
« fâcheuse obligation de se soumettre à des critères pseudo-scientifiques » peut
alors aisément rendre les choses ridicules : « Les critiques ne sont pas plus des
parasites que les textes qu’ils interprètent, dans la mesure où les uns et les
autres habitent le texte hôte du langage préexistant qui, à son tour, se nourrit
en parasite de la bonne grâce avec laquelle ils lui accordent leur hospitalité49. »
Norris retraduit toutefois cette idée dans une langue plus familière, en
reformulant la question dans une perspective classique : « La critique déborde
désormais sur la littérature et rejette le rôle servile que lui assignait Arnold, en
assurant avec un plaisir incomparable (matchless gusto) la liberté d’un style
d’interprétation50. » Habermas cite alors Paul de Man afin d’illustrer la
proposition théorique qui découle d’une telle remarque : « Dans la mesure où
ils ne sont pas d’ordre scientifique, les textes critiques doivent être lus avec la
même conscience de l’ambiguïté que celle qui est accordée à l’étude des textes
littéraires non critiques51. » Mais l’essentiel vient ensuite, pour autant que c’est
désormais « le sens stratégique que Derrida confère au traitement des textes
philosophiques selon les méthodes de la critique littéraire » qu’il faut montrer,
en citant cette fois Jonathan Culler : « La lecture la plus fidèlement
philosophique d’un texte philosophique (…) est une lecture qui traite l’œuvre
comme une œuvre littéraire, comme une construction fictive et rhétorique
dont les éléments et l’ordre sont déterminés par différentes exigences
textuelles52. » Si l’on ajoute l’argument symétrique selon lequel les meilleures
lectures des textes littéraires sont celles qui dégagent leurs implications
philosophiques, l’opération imputée à Derrida semble à moitié réussie :
puisqu’il n’existe aucune différence entre philosophie et littérature, « la critique
de la métaphysique a la compétence d’accéder au contenu essentiel des textes
littéraire » (p. 227). Resterait donc à démontrer « la thèse dont tout dépend » :
à partir de la nouvelle idée qu’elle se fait d’elle-même après avoir été
« revalorisée par la critique de la métaphysique », la critique littéraire qui sert
de modèle à la déconstruction serait capable de résoudre « la contradiction
performative que commet une critique autoréférentielle de la raison » (p. 228).
Notons qu’à ce point le discours développé dans l’ensemble du chapitre est
formellement autocontradictoire, pour tout dire prisonnier d’une contradiction
performative : il est ici affirmé à partir d’épigones que Derrida considère les
textes philosophiques comme des textes littéraires et les travaille dans cette
perspective qui nivelle les distinctions génériques ; le seul de ses livres qui ait
été discuté à partir de citations de première main sur l’horizon plus large des
problèmes posés par la critique de la métaphysique proposait une lecture des
plus classiques et respectueuse de l’autonomie de la philosophie ; Habermas
l’avait implicitement admis pour autant qu’il discutait lui-même selon les règles
strictes de l’argumentation les analyses de Husserl dans La voix et le phénomène,
en sorte que le seul exemple de traitement d’un texte philosophique par
Derrida dément ce qui est dit au sujet de la façon dont Derrida traite les textes
philosophiques. Mais revenons au fil de l’argument, c’est-à-dire à l’endroit où
est annoncé l’examen de la thèse fondamentale qui pourrait garantir l’ensemble
de l’opération prêtée à Derrida à partir de certains de ses disciples américains.
Commence ici le long détour au travers duquel Habermas change de continent
pour importer un conflit déjà un peu ancien qui traitait de façon latérale le
problème en cause et dont le héros est réputé avoir triomphé de Derrida en lui
infligeant une leçon de philosophie imparable.
La stratégie utilisée par Habermas afin d’établir un lien entre la guerre
européenne et celle qui s’était déroulée en Amérique est la même que celle
employée précédemment : pour autant que la discussion entre Jacques Derrida
et John Searle était « peu transparente », il l’examine à partir de sa
reconstitution par Jonathan Culler ; la thèse défendue dans « Signature
événement contexte » est donc reconstruite au second degré pour autant qu’à
partir d’un tiers, voire au troisième dans la mesure où l’analyse est orientée par
la critique de Searle53. Il reste que cette fois Habermas dit ouvertement ce qui
n’était qu’implicite, à savoir qu’une discussion directe est impossible pour une
raison précise : Derrida « n’appartient pas à la catégorie des philosophes amis
de l’argumentation » (p. 228)54. Voilà un propos authentiquement formulé sur
un ton guerrier qui dissone dans le concert des controverses philosophiques et
l’on comprend aisément que Derrida ait pu en être blessé. Mais il y a plus,
dans la mesure où c’est la stratégie argumentative qui est elle-même guerrière :
au travers d’une telle proposition, l’adversaire est disqualifié au point d’être
traité en ennemi, qui plus est privé des droits qui lui reviennent selon les
conventions communément acceptées dans ce type de conflit ; cela ne pourrait
être admis que si et seulement si l’enjeu était tel qu’il faille suspendre les règles
formelles de la discussion ; même dans ce cas et si tant est qu’il en aille
vraiment de la mort de la philosophie, les limites de la conception kantienne
de la guerre seraient franchies. On dira que bien entendu tout cela reste de
l’ordre du symbolique et qu’il ne faudrait pas que les questions de ton
deviennent trop envahissantes. Mais il en va aussi d’une normativité propre à la
discussion argumentée dont Habermas lui-même fait dépendre la possibilité
d’une vie de la philosophie dans une époque postmétaphysique. Avant de se
demander s’il faut faire d’un mot toute une affaire, on doit donc s’imposer
l’exercice d’un retour vers le théâtre de la guerre entre Searle et Derrida au sujet
d’Austin, non sans toutefois savoir qu’après avoir vu les deux principaux
acteurs en action dans les chapitres précédents on ne contemplera cette fois que
des spectres.
Ce que cet exercice pourrait avoir de fastidieux pour l’auteur et le lecteur de
ce qui va suivre est heureusement sauvé par un paradoxe : dans les six pages
consacrées à ce conflit, Derrida est un fantôme loquace parlant par la bouche
de Jonathan Culler tandis que Searle trône en commandeur presque muet ;
Habermas reconstruit en réalité les choses à sa manière et dans ses propres
catégories, en sorte que la critique qu’il conduit est authentiquement sienne et
apporte une lumière incidente mais nouvelle sur un point central. On peut
donc aller directement et pour l’essentiel s’en tenir à ce qui intéresse Habermas
sans que cela soit présenté comme tel par Culler dans les plus de vingt pages
qu’il consacre à l’affaire : la question du langage « ordinaire » selon ses
différentes déclinaisons55. Voici comment Habermas la présente, dans son
langage et sur un horizon qui est le sien : « Austin cherche à analyser les règles
que les locuteurs compétents possèdent intuitivement et selon lesquelles il est
possible de réaliser avec succès des actes de parole typiques » ; « Il entreprend
cette analyse à propos de phrases sérieusement énoncées, aussi simples que
possible et employées au sens littéral dans la pratique quotidienne normale » ;
« Cette délimitation repose sur une conception de l’usage “ordinaire” ou
normal du langage, or c’est là un concept dont Derrida met en doute à la fois
le caractère anodin et la cohérence » (p. 229). Gardant en mémoire les analyses
qui ont été proposées à partir de lectures non médiatisées des différentes pièces
du dossier on sait que tout cela est vrai, mais reconstruit dans la perspective
propre à Habermas : Austin avait effectivement tranché un problème de
méthode par une décision en faveur de l’usage « sérieux » ou non « parasitaire »
du langage, mais ce n’était pas sans avoir hésité et différé la « théorie générale »
susceptible d’en rendre compte ; il est exact que Derrida cherche à mettre au
jour les présupposés non perçus de l’idée d’un langage « ordinaire », mais cette
question n’était au cœur ni de sa discussion d’Austin ni du conflit avec Searle.
Il reste qu’en un sens peu importe, puisqu’il est désormais question de saisir les
intérêts théoriques de Habermas dans ce débat et non plus de chercher une
reproduction fidèle de celui-ci.
Passons donc vite sur une proposition comme celle-ci : « Dans la force
d’obligation illocutoire des énonciations langagières, Austin a découvert un
mécanisme de coordination des actions qui soumet le discours normal,
enchâssé dans la pratique quotidienne, à d’autres restrictions que celles que
connaissent le discours fictif, la simulation et le monologue intérieur »
(p. 231). Ce qui est si l’on veut philologiquement exact tient en cela qu’Austin
s’est résolu à opérer une séparation entre les usages « sérieux » du langage et la
fiction, laissant de côté des intuitions au sujet des « échecs » dont Derrida
faisait son miel. Mais son projet en l’affaire n’était pas de décrire un
« mécanisme de coordination des actions » : si l’on en croit Searle, tel aurait
peut-être été l’horizon de la « théorie générale » à laquelle Austin n’a pas eu le
temps de se consacrer ; même si l’on fait droit à Searle d’avoir réalisé cette
théorie au travers de sa propre analyse systématique des actes de langage, ce
n’est toujours pas afin de montrer que ceux qui relèvent de l’usage « ordinaire »
de celui-ci peuvent être considérés comme « les présuppositions idéalisantes
que nous devons faire dans l’action communicationnelle ». Cette dernière
perspective est celle de Habermas lui-même, ce qui motive son intérêt pour la
théorie anglo-saxonne du langage et surtout ce qui oriente sa propre tentative
de dépassement de la philosophie du sujet. Cette question est essentielle et il
faudra la développer. Mais Habermas ne peut sérieusement affirmer que
Derrida échoue dans sa critique d’Austin et l’entreprise qu’elle est censée
couvrir parce qu’il « ne tente nullement de “déconstruire” ce mode de
fonctionnement privilégié du langage quotidien dans l’activité
communicationnelle ».
Soit un problème plus cerné, celui de la signification des propositions
linguistiques. On se souvient que Derrida lui avait accordé une grande
attention, mais en l’examinant sous un angle particulier : celui de la présence
d’une « intention » du locuteur dont l’accentuation pourrait être liée à un
présupposé de la métaphysique56. Habermas affirme sans citation ni
démonstration que Derrida voudrait établir un « relativisme de la
signification » auquel Searle aurait justement objecté en montrant que s’il est
vrai qu’une intention ne suffit pas à garantir la validité d’un acte de parole,
celle-ci s’acquiert « relativement à un savoir d’arrière-plan partagé », ce qu’il
explicite de la façon suivante : « Tant que les jeux de langage fonctionnent et
que la précompréhension constitutive du monde vécu ne s’effondre pas, il
semble bien que les intéressés comptent à juste titre sur les conditions du
monde supposées “normales” à l’intérieur de leur communauté de langage »
(p. 233). Cette fois, la présence de Derrida est particulièrement fantomatique
pour autant que Habermas lui assigne une thèse lourdement connotée qu’il
réfute par allusion de la façon suivante : la raison pour laquelle les
significations ne sont pas purement relatives à des contextes tient en cela que
les locuteurs comptent sur une normativité du monde vécu et « admettent de
surcroît qu’ils peuvent en principe parvenir à un accord rationnellement
motivé » ; ces deux propositions sont certes « idéalisantes » ; « Mais ces
idéalisations ne sont nullement des actes arbitraires logocentriques que le
théoricien imposerait à des contextes indomptables afin d’exercer sur eux un
semblant de contrôle ; ce sont là des présuppositions que les intéressés eux-
mêmes sont obligés de faire, si tant est que l’activité communicationnelle doive
être possible d’une façon générale ». Ici, Habermas ne reconstruit ni
directement ni par l’intermédiaire de Culler la thèse supposée de Derrida, mais
semble imaginer ce que celui-ci objecterait peut-être à la théorie de l’agir
communicationnel et qui aurait à peu près la forme suivante : Habermas croit
définitivement en finir avec la métaphysique en substituant au paradigme du
sujet autoconstitué un modèle de l’intersubjectivité fondé sur la capacité
humaine de parler et d’agir ; mais celui-ci suppose des idéalisations qui relèvent
toujours du logocentrisme, en sorte qu’il faudrait une fois encore surenchérir
d’une façon ou d’une autre dans la rupture57. Il y a là quelque chose de
vertigineux qui en dit peut-être long sur l’obsession de cette dernière dans la
philosophie continentale contemporaine. Il reste qu’une nouvelle fois, l’intérêt
du passage est paradoxal : Habermas ne produit pas un bon argument contre
Derrida, mais fournit un excellent éclairage des fondements de sa propre
théorie.
Il en va de même sur la question particulièrement controversée de
l’interprétation, à ceci près que cette fois Habermas est pris au piège d’une
caricature de la position de Derrida par son médiateur ou d’une lecture
inattentive de celui-ci. Dans la droite ligne du raisonnement précédent, il veut
montrer que le rôle des « présuppositions idéalisantes » peut aussi être explicité
à partir de cette question : « Dans la mesure où les contextes sont variables et
extensibles dans n’importe quelle direction, le même texte peut admettre
différentes lectures ; c’est le texte lui-même qui rend possible l’efficace
incontrôlable de son histoire » (p. 233). On reconnaît là un problème classique
et l’on peut déjà imaginer la façon dont Habermas va le traiter en parfaite
cohérence avec le modèle dont il a fourni quelques éléments essentiels. Mais
c’est avant tout le fil d’une critique qu’il poursuit, en l’occurrence de la façon
suivante : « De cette vénérable idée herméneutique Derrida ne peut déduire
son affirmation volontairement paradoxale selon laquelle toute interprétation
est inévitablement une interprétation “erronée” et toute compréhension un
malentendu. » En termes simplement philologiques, la question est donc de
savoir si Derrida dit cela quelque part et si oui où. Habermas ne cite une fois
encore que Culler : « Toute lecture est une mauvaise lecture (every reading is a
misreading) » ; « C’est ainsi que nous pouvons dire que la compréhension est
un cas particulier de la compréhension erronée (misunderstanding), une
dérivation ou une détermination particulières de la compréhension erronée.
C’est une compréhension erronée dont les erreurs importent peu »58. On peut
aisément concéder que si telle était la position de Derrida sur le sujet, l’affaire
serait sérieuse, entraînant sinon la mort de la philosophie du moins celle de
l’herméneutique. Il reste que ce n’est pas le cas, y compris pour Culler lui-
même : celui-ci attribue cette idée à Harold Bloom, qui plus est dans des pages
où il est moins question de Derrida lui-même et a fortiori de sa polémique avec
Searle que de ses usages dans les études féministes et certains domaines de la
critique littéraire ; nulle part dans son livre n’est prêté à son inventeur un tel
horizon de la « déconstruction » sur un sujet aussi sensible.
La façon attendue dont Habermas défend l’herméneutique telle que revisitée
par Gadamer éclaire une nouvelle fois parfaitement sa propre démarche, mais
ne concerne que de très loin celle de Derrida si tant est qu’elle ne soit pas
confondue pour des raisons polémiques avec ses interprétations et ses usages
par des disciples américains trop empressés ou en quête de solutions à des
difficultés théoriques internes à leur milieu. Construite à partir du problème
classique de l’herméneutique, la thèse de Habermas est donc la suivante : plus
les écarts temporels et culturels entre les communautés dans lesquelles les textes
sont produits et lus s’accroissent, plus les interprétations semblent se libérer de
la « présupposition idéalisante d’un consensus réalisable », autrement dit plus le
risque du relativisme devient oppressant ; mais de même que dans la sphère de
l’action les intéressés ne peuvent se passer d’une forme d’entente minimale, les
interprétations « ne peuvent jamais s’affranchir totalement de l’idée selon
laquelle il devrait être en principe possible de critiquer des interprétations
erronées au moyen d’un accord idéalement réalisable » (p. 234). Dans une
perspective historique plus large et qui correspond au cadre dans lequel
Habermas inscrit les problèmes qu’il veut résoudre, on pourrait donc dire que
de même que dans la sphère de l’action il est question de résister au diagnostic
wébérien d’une « guerre des dieux » empêchant tout accord normatif sur des
valeurs, il s’agit dans celle de l’interprétation de contrecarrer la prophétie
nietzschéenne d’un perspectivime généralisé ruinant toute possibilité de
stabiliser les points de vue sur le sens des textes ou même d’en dégager un seul.
Nul doute que cette dernière idée soit ou ait pu être à la mode dans certains
des lieux où la réception de Derrida a été la plus tonitruante et l’on peut
comprendre que celui-ci ne se soit jamais cru obligé de récuser ouvertement les
interprétations les plus sauvages de son œuvre. Mais on sait que même en
Amérique celles-ci ne sont pas les seules et qu’il existe à tout le moins une sorte
de conflit des facultés au sein duquel les appropriations de types littéraire et
philosophique s’opposent. En tout état de cause, que Derrida s’en prenne
frontalement à l’herméneutique et vise à ce qu’il n’en reste rien au terme d’une
« déconstruction » de ses présupposés et de ses implications reste à démontrer59.
Faute de cela, sur cette question comme pour ce qui concerne les précédentes
les conditions de possibilité d’une discussion authentique dans laquelle chacun
suppose la volonté et la capacité de l’autre à argumenter ne sont pas réunies.
Fort heureusement, une grande partie de la fin du texte de Habermas
ressemble davantage à une leçon de philosophie sur le statut de celle-ci et celui
de l’œuvre littéraire qu’à une mise en comparution de Derrida devant la
« police du royaume des sciences » dont parlait Kant. La stratégie est donc très
différente de celle employée précédemment : à cela près que Habermas
annonce que c’est contre Derrida qu’il faut prouver qu’il est possible de
« délimiter le discours fictif vis-à-vis de l’usage normal, c’est-à-dire quotidien
du langage », celui-ci disparaît momentanément ; en lieu et place de ses idées
réelles ou supposées sur la question, on trouve une reconstruction de la
question de l’autonomie du discours fictionnel à partir des thèses de Roman
Jakobson sur la fonction poétique ; il s’agit in fine de trouver un critère
permettant de stabiliser la frontière entre philosophie et littérature. On peut
donc aller droit à l’argument en faveur du maintien ou de la restauration de la
« différence générique » en laissant de côté la réfutation d’une thèse censée la
contester « dans le sens de Derrida60 ». Pour construire celui-ci, Habermas
s’appuie sur une interprétation inspirée d’Austin de l’idée de Jakobson selon
laquelle la fonction poétique est loin d’épuiser le fonctionnement du langage,
en sorte qu’il est possible de délimiter de façon précise le statut de la fiction :
« Une œuvre littéraire crée un monde (…) en présentant au lecteur des actes de
parole altérés et incomplets, qu’il complète en y apportant les circonstances
appropriées61. » Il est essentiel de comprendre que c’est au travers d’une
« dépotentialisation » ressemblant a priori à un défaut que le discours poétique
ou fictionnel importe : ses énoncés sont dépourvus de la force illocutoire
propre à ceux du langage ordinaire dans son utilisation quotidienne ; en cela ils
n’ont pas la charge de « faire avancer les affaires du monde » et leurs lecteurs
peuvent les considérer de façon non pragmatique ; c’est précisément la
neutralisation des forces d’obligation qui pèsent sur la pratique ordinaire de la
communication qui leur confère « le pouvoir ludique de créer des mondes
nouveaux ». Ouvrant ce que Habermas nomme « une seconde arène
spécifiquement déréalisée », le langage littéraire est donc caractérisé par une
fonction d’ouverture au monde dont Derrida annulerait paradoxalement la
puissance en récusant l’autonomie du discours de fiction qu’Austin cherchait à
maintenir.
Toutes choses provisoirement égales par ailleurs quant aux mutilations
imposées aux thèses de Derrida tant par un certain nombre de ses disciples que
par ses adversaires, il est désormais possible de reconstruire l’arrière-plan d’une
critique altérée par des intentions polémiques et de commencer à imaginer ce
qu’aurait pu ou devrait être une authentique discussion. Pour Habermas, la
fonction du langage « ordinaire » soumis à des obligations pragmatiques dans
la pratique quotidienne de la communication est donc de résoudre des
problèmes, tandis que celle du discours poétique est d’inventer des mondes
nouveaux. D’où l’importance de maintenir avec intransigeance une « différence
générique » garantissant l’autonomie de deux « arènes » qui perdraient chacune
leur valeur en étant réunies : libérée de « l’obligation de résoudre des
problèmes » pour être mobilisée au service de la critique littéraire, la
philosophie renoncerait non seulement à son « sérieux » mais aussi à sa
« productivité » et à son « efficacité » ; mise au service de la déconstruction de
la métaphysique, la faculté de juger propre à la critique littéraire abandonnerait
sa fonction consistant à « s’approprier les contenus de l’expérience esthétique »
(p. 247).
Il est évident que la défense de la capacité d’ouverture au monde de la
littérature n’est pas la préoccupation principale de Habermas. Ce qui est
essentiel à ses yeux tient en cela qu’en une période de consensus quant au fait
que la philosophie est depuis plus ou moins longtemps en train de sortir d’une
époque plus ou moins longue de son histoire, il est impératif d’au moins
préserver une conception précise de sa fonction comme instance de résolution
de problèmes qui concernent à la fois la sphère théorique de la connaissance et
le monde vécu de l’action. Parlant de la « productivité » et de l’« efficacité » de
la philosophie, Habermas exprime allusivement ce qu’il défend de façon plus
systématique ailleurs en reprochant notamment à Horkheimer et Adorno d’y
avoir renoncé par excès de scepticisme : la part de l’héritage de la modernité
qui s’attache à un idéal d’émancipation sociale et politique durement mis à mal
dans un monde administré. Ajoutant la question de son « sérieux », il vise
directement Richard Rorty qu’il associe à Derrida en raison de l’idée selon
laquelle les grandes époques de l’histoire de la pensée sont celles dans lesquelles
on se met à « tourner les vieux mots dans des sens nouveaux » pour inventer
des jeux de langages inédits qui finiront par s’imposer62. Une image forgée dans
un autre chapitre permettrait de résumer l’enjeu de cette forme de défense de la
philosophie à ce moment de son histoire : avec des auteurs comme Adorno,
Heidegger, Derrida ou encore Rorty nous savons d’où nous sortons ; mais sans
volonté ou capacité d’aller quelque part, nous vivons comme des « sans-logis de
la métaphysique » (p. 350) ; il existe cependant une « autre issue », à savoir
celle qui s’ouvre au travers des contraintes imposées aux sujets parlant et
agissant par le simple usage quotidien d’un langage ordinaire dont il est
d’autant plus essentiel de préserver l’autonomie.
Ce dont a peur Habermas s’agissant en général des inflexions du discours
philosophique de la modernité depuis Nietzsche et plus particulièrement de la
thèse qu’il prête à Derrida est désormais clair. Sous le grand angle, cela peut se
présenter comme deux sens de l’idée d’une dialectique de la raison : celui qui
s’attache chez des penseurs comme Weber, Horkheimer et Adorno à la
description difficilement réfutable d’un processus multiséculaire au travers
duquel la rationalisation du monde est génératrice d’illusions et de formes
nouvelles d’aliénation ; mais également celui qui tient en ce que chez ceux-ci et
quelques autres comme Heidegger ou Derrida la critique de la raison finit
d’une façon ou d’une autre par entraîner sa liquidation. La virulence de sa
critique de ce dernier se nourrit sans doute de la conscience du paradoxe
propre à une entreprise légitime d’autant plus dangereuse qu’elle réussit. En un
sens, Habermas considère que Derrida tel qu’il le comprend est le seul qui soit
parvenu à sortir de la contradiction performative caractéristique des critiques
totalisantes de la raison : celles-ci ne peuvent ou pourraient trouver une assise
qu’en conservant sous une forme ou sous une autre un élément ou un autre de
la philosophie du sujet qu’elles cherchent à récuser ; en délégant la tâche de la
déconstruction de la métaphysique à la critique littéraire, il trouve quant à lui
dans la rhétorique un point d’appui extérieur et des critères autonomes. Il reste
qu’à tout le moins ce succès est périlleux par ses conséquences : « Lorsque l’on
transpose la critique radicale de la raison dans le domaine de la rhétorique afin
de désamorcer le paradoxe de son caractère autoréférentiel on émousse la lame
même de toute critique de la raison » (p. 247). Pour le dire de façon plus nette,
Habermas voit quelque chose d’effrayant dans le succès de cette opération : il
ne peut véritablement en contester l’intention, pour autant qu’il la partage en
cherchant lui aussi le moyen de sortir de la problématique du sujet ; mais il
estime que son coût est infiniment trop élevé, puisque le rejet de la logique
comme critère de validation des énoncés et l’abandon de la fonction de
résolution de problèmes assignée à la philosophie n’entraînent rien moins que
la mort de celle-ci ; tout se passe donc comme si la solution de la contradiction
performative se payait de la figure philosophiquement plus redoutable encore
d’une aporie.
Affirmant que tant Heidegger qu’Adorno et Derrida aboutissent à cette
aporie, Habermas trouve cependant le moyen de se rassurer en revenant à son
point de départ au travers de cette idée : « Tous trois se débattent comme s’ils
vivaient encore, de la même façon que la première génération des disciples de
Hegel, à l’ombre du “dernier” philosophe ; ils combattent encore ces concepts
“forts” de théorie, de vérité et de système qui relèvent pourtant d’un passé
vieux de plus de cent cinquante ans63. » Voilà donc Habermas plus clair que
Heidegger au sujet de la fin d’une « époque » et plus convaincu que Derrida du
fait de la « clôture » d’une histoire de la philosophie. Tout se passe donc
comme si sans la moindre ironie il suggérait qu’au fond le dépassement de la
métaphysique qui les obsède est un fait historiquement acquis depuis
longtemps et dont il n’est plus nécessaire de parler avec pathos, enthousiasme
ou murmures ésotériques. Usant d’un mot de Derrida, il affirme avec sérénité
que la philosophie s’est réveillée dès la mort de Hegel du « rêve de son cœur »64.
Confiant dans un faillibilisme qui permet de délaisser l’idéal d’un système sans
renoncer aux exigences de la validité, il regrette que Heidegger, Adorno et
Derrida confondent « les problématiques universalistes maintenues dans la
philosophie avec les prétentions des réponses jadis revendiquées par la
philosophie et qui ont été abandonnées depuis longtemps ». In fine et comme
oubliant la manière dont il a lui-même dramatisé le problème de la critique de
la modernité, il avance une proposition qui finirait presque par rendre inutile
l’effort même de son livre : « Comme par le passé, la philosophie se comprend
comme gardienne de la rationalité dans le sens d’une prétention à la raison
immanente à notre forme de vie. » Alors que la partition historique du Discours
philosophique de la modernité est écrite dans des tonalités sombres par un
Aufklärer héritier du sens tragique d’Adorno, de tels propos retrouvent le ton
d’un Kant profondément irrité par des adversaires inquiétants mais
fondamentalement confiant dans la puissance de la raison. Cela correspond
sans doute à deux visages de Habermas et laisse anticiper la possibilité que le
goût du dialogue et le souci de l’argumentation finissent par l’emporter sur le
sens du combat aux avant-postes d’une ligne de front censée séparer défenseurs
et adversaires de la raison. Il reste que par plusieurs de ses aspects, la critique de
Derrida ressemblait à une guerre dont il faut dire encore quelques mots.
Fait singulier et qui pourrait n’être pas anecdotique, Derrida avait senti venir
avant l’heure l’offensive de Habermas, ses motifs et ses enjeux : dans son
commentaire de l’opuscule de Kant sur un certain ton entendu en
philosophie65. Se gardant de mettre ouvertement en miroir l’époque de ce
dernier et la sienne ou encore de poser des visages contemporains sur ceux des
protagonistes d’un conflit de la toute fin du XVIIIe siècle, il avait esquissé
quelques thèmes dont on ne pouvait s’empêcher d’entendre des échos qu’il
n’est plus incongru d’amplifier. En premier lieu, Derrida percevait dans le
combat de Kant contre les mystagogues une « crypto-politique » : protestant en
démocrate convaincu de l’existence d’un droit d’accès universel à la raison
contre les manières aristocratiques de ses adversaires, celui-ci dénonçait en
quelque sorte « une secte au langage crypté, une bande, une clique ou un petit
parti avec ses pratiques ritualisées » (p. 27) ; l’occasion a été donnée d’observer
à tout le moins une inquiétude vis-à-vis de ce qui se trame autour de Derrida
dans les départements de littérature de certaines universités américaines, devant
ce que Christopher Norris appelle The American Connection. De façon plus
générale, Derrida résumait l’intention de Kant de la façon suivante : « Il fait
passer en jugement ceux qui, par le ton qu’ils prennent et l’air qu’ils se donnent
au moment de dire certaines choses, mettent la philosophie en danger de mort
et disent à la philosophie et aux philosophes l’imminence de leur fin » (p. 21-
22). C’était bien longtemps avant Nietzsche et Kant ne faisait le procès que de
quelques individus que l’histoire de la philosophie oublierait, à l’exception
d’un Jacobi qu’il visait indirectement mais qui en tout état de cause
n’occuperait jamais une place centrale. Quoi qu’il en soit, protester contre les
annonces d’une fin de la philosophie ou prendre les armes contre ceux qui par
leur manière de la pratiquer la mettent en péril semble une tâche plus actuelle
qu’elle ne l’était alors et c’est bien celle qu’assume Habermas lorsque
notamment il décrit chez Derrida un salto mortale au travers duquel la
déconstruction de la métaphysique se paie d’un renoncement aux principes de
la raison.
Le point le plus saisissant est toutefois le suivant : Derrida voyait dans la
guerre de Kant « un combat autour du poétique » (p. 49). Dans les mots de ce
dernier, ceux qui confondaient la « parole de la raison » avec la « voix d’un
oracle » en évoquant des mystères sombraient dans « une vision exaltée qui est
la mort de la philosophie ». C’était bien longtemps avant Heidegger et si Kant
dénonçait les dangers de la Schwärmerei, il imaginait un instant que tout cela
puisse n’être que « du bruit pour rien » ou une simple « désunion née d’un
malentendu ». Il est vrai qu’à ce sujet Derrida ne jouait pas tout à fait
l’innocent, prêtant à Kant qui parlait de « la proposition de philosopher
aujourd’hui de nouveau d’une manière poétique » ce commentaire quelque peu
anachronique : « Vous voyez bien, ce ne sont pas de vrais philosophes, ils
recourent à des schèmes poétiques. Tout ça, c’est de la littérature » (p. 45). Plus
encore, soulignant alors le fait que « nous connaissons bien cette scène
aujourd’hui », il affirmait ne pas vouloir prendre partie entre « la métaphore et
le concept » ou « la mystagogie littéraire et la vraie philosophie ». Mais tout de
même : c’est bien le fait d’avoir délibérément choisi la rhétorique contre la
logique que lui reproche Habermas ; pour autant que tel n’était pas l’enjeu des
attaques de Searle, il fallait de l’imagination ou du flair pour sentir venir une
offensive sur cette question.
L’objet de ces remarques n’est bien entendu pas de prêter à Derrida un sens
du mystère en matière de polémique philosophique. Après tout, il pouvait bien
s’être dit qu’en une époque de furieux combats autour des manières d’en finir
avec la métaphysique il y avait sans doute quelque part un Aufklärer sourcilleux
et prompt au rappel à l’ordre, plus probablement du côté de Francfort qu’à
Paris. En réalité, l’idée la plus puissante de son commentaire était celle-ci : « Si
Kant dénonce ceux qui proclament que c’en est fini de la philosophie depuis
deux mille ans, il a lui-même, en marquant une limite, voire la fin d’un certain
type de métaphysique, libéré une autre vague de discours eschatologique en
philosophie » ; la plupart des conflits qui ont déchiré cette dernière depuis son
époque ont plus ou moins pris la forme d’une « surenchère dans l’éloquence
eschatologique, chaque nouveau venu, plus lucide que l’autre, plus vigilant et
plus prodigue aussi venant en rajouter » (p. 58-59). Que dire en évitant de faire
de Derrida un visionnaire ? En premier lieu qu’à l’instar de Kant qui en son
temps voulait réveiller la philosophie de son sommeil dogmatique, Habermas
dans le sien cherche à l’arracher aux torpeurs d’un subjectivisme qui n’est autre
que kantien. Ensuite que vivant lui aussi dans l’imaginaire de la fin, il pratique
la surenchère consistant à mordre plus profondément ou rejeter plus loin que
les autres ce dont tous prétendent se débarrasser. Enfin, qu’au moins certains
des mots et quelques-uns des arguments de sa critique de Derrida sont
formulés dans ce ton apocalyptique que celui-ci entendait amplifié depuis
Kant.
En quelque sorte, c’est un fait : en Europe ou si l’on préfère sur le continent,
depuis Nietzsche ou même dès l’époque ouverte par le dernier Hegel on n’en
finit pas en philosophie de vivre en rêvant, redoutant ou dénonçant une
apocalypse. Cela ne veut pas dire que les conflits internes à l’autre tradition
soient beaucoup plus civils. Mais ici chacun est toujours plus ou moins sommé
de se situer sur un front dont les lignes bougent parfois mais demeurent au
fond toujours plus ou moins les mêmes, en sorte que dans une ambiance
guerrière il peut arriver qu’un penseur au naturel plutôt doux et donnant
surtout à la discussion la dimension d’un idéal régulateur se laisse aller à une
brutalité bafouant ses principes. Cela n’excuse rien mais explique bien des
choses, comme le fait qu’être accusé de ne pas appartenir à la catégorie des
argumentationsfreudigen Philosophen puisse être ressenti comme une insulte. On
pourrait se dire que ce ne sont là que des mots et il faudra à un moment ou un
autre se demander comme le faisait Kant si tout cela n’était pas « du bruit pour
rien ». S’il ne s’agissait que d’une question de ton, on pourrait d’ores et déjà
estimer que oui et en tout état de cause la guerre de Habermas contre Derrida
était moins impitoyable que celle de Searle. Mais on sait aussi que les enjeux
étaient lourds et inscrits dans une histoire longue, en sorte qu’il n’est pas
impossible que ce conflit ait en quelque sorte mis en abyme celui qui
indéniablement structure la vie philosophique de l’Europe depuis les premières
annonces d’un crépuscule de la raison. Il faudra donc chercher à savoir quelles
étaient les parts respectives d’un malentendu et d’un authentique désaccord, la
meilleure façon de le faire consistant à prendre le temps de reconstruire autant
que nécessaire les arguments de l’un et de l’autre sur le plan des projets et des
principes, mais aussi autour de quelques questions décisives.
Reste à se demander si ce que l’on pressentait s’est révélé vrai, à savoir qu’à la
différence de celle avec Searle la guerre entre Habermas et Derrida serait de
nature kantienne, c’est-à-dire de celles durant lesquelles demeure une
« confiance dans la disposition de l’ennemi » suffisante pour préserver les
conditions de possibilité d’une paix future, sans oublier que Kant avait aussi
rédigé une Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en
philosophie. En un sens c’est une évidence, puisque quelques années après leur
guerre Habermas et Derrida se sont réconciliés pour transformer une solide
antipathie philosophique en amitié plus que seulement politique. Mais ce
constat ne peut suffire et pour comprendre ce pourquoi cette affaire permet
d’éclairer un moment de la vie spéculative de l’Europe il faudra chercher à
saisir ce en quoi s’ancraient les conditions de possibilité d’un dépassement du
conflit. On peut déjà imaginer que le fait que Habermas ait tissé des liens entre
Derrida et Adorno appartient à cette intrigue. Mais il faudra faire plus :
questionner des intentions, des orientations et des pratiques philosophiques
peut-être moins étrangères les unes aux autres qu’il n’y semblait aux yeux
même des protagonistes, sans toutefois les réduire à une identité mal visible ou
peu perçue, ce qui simplifierait trop les choses.

1. Emmanuel Kant, Ein neuerdings erhobenen Ton in der Philosophie (1796), AK, VIII, 389-406, trad.
Louis Guillermit, Paris, Vrin, 1975 ; trad. Alain Renaut, in Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, III,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. 395-416. C’est cette dernière traduction qui
sera généralement citée (dans le corps du texte, entre parenthèses), parfois modifiée à partir de la première
en indiquant l’allemand entre parenthèses.
2. Kant a donc rédigé cet opuscule à l’occasion de la publication en 1795 à Königsberg par Johann
Georg Schlosser d’une traduction des Lettres de Platon, sur lesquelles il s’appuie pour donner une
orientation mystique à la philosophie, partagée par Friedrich Leopold von Stolberg également mis en
cause. Le bon lecteur doit toutefois reconnaître celui qui est visé au travers de la critique de l’intuition et
de la Schwärmerei (exaltation/enthousiasme) : Jacobi. Voir les notes d’Alain Renaut sous sa traduction,
loc. cit., p. 1409-1411 ; l’introduction d’Alexis Philonenko à sa propre traduction de Qu’est-ce que
s’orienter dans la pensée ? (Paris, Vrin, 1978, p. 15-74) ; le dossier complet de la « querelle du panthéisme
(Pantheismusstreit) » dans Pierre-Henri Tavoillot, Le crépuscule des Lumières, Paris, Cerf, 1995.
3. Jacques Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, op. cit., p. 18 (dans les
paragraphes qui suivent les références à ce livre seront données dans le texte, entre parenthèses).
4. Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Gérard
Granel, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1976, p. 382. On verra que Derrida a
commenté ce passage : voir Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 183-184 et infra, chapitre V p. 290-296.
5. Martin Heidegger, in Ernst Cassirer et Martin Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie.
Davos, mars 1929, et autres textes de 1929-1931, op. cit., p. 46, p. 45 et p. 50.
6. Jürgen Habermas, « L’idéalisme allemand et ses penseurs juifs » (1961), in Profils philosophiques et
politiques, trad. Françoise Dastur, Jean-René Ladmiral et Marc B. de Launay, Paris, Gallimard, coll. Les
Essais, 1974, p. 71. Habermas (p. 68) vient de citer Husserl, op. cit., p. 258. On verra qu’il s’est
également penché ailleurs sur ce passage de la Krisis de Husserl, mais pour y cherche autre chose : une
notion de « monde de la vie » dont il montre à la fois la fécondité et les limites, qu’il cherche pour sa part
à dépasser : voir Jürgen Habermas, Textes et contextes. Essais de reconnaissance théorique (1991), trad. Mark
Hunyadi et Rainer Rochlitz, Paris, Cerf, 1994, p. 32-35 et infra, chapitre V p. 287-290.
7. Jürgen Habermas, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé (1973),
trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 192-193.
8. On trouvera une sorte d’esquisse du Discours philosophique de la modernité dans la conférence
prononcée à Francfort par Habermas le 11 septembre 1980, à l’occasion de la remise du prix Adorno :
« La modernité : un projet inachevé », trad. Gérard Raulet, Critique, no 413, octobre 1981, p. 950-967.
Le titre de ce texte en exprime bien l’argument : « Au lieu de renoncer à la modernité et à son projet,
nous devrions tirer les leçons des égarements qui ont marqué ce projet et des erreurs commises par
d’abusifs programmes de dépassement » (p. 963). Notons que l’aspect polémique de l’exposé avait alors
une connotation politique, au travers d’une typologie dont seule une catégorie serait prise en compte
dans le livre. Habermas rapprochait et différenciait trois types de conservateurs : les « vieux
conservateurs » tels Leo Strauss et Hans Jonas, qui « ne se laissent en rien contaminer par la modernité
culturelle » ; les « néo-conservateurs », ceux qui « adoptent en fin de compte à l’égard des conquêtes de la
modernité l’attitude la plus positive », comme Wittgenstein, Carl Schmitt et Gottfried Benn ; les « jeunes
conservateurs » qui « se réclament des positions de la modernité pour fonder un antimodernisme
impitoyable », position défendue dans le contexte d’un retour à Nietzsche par des auteurs comme
Georges Bataille, Michel Foucault et Jacques Derrida. Le fait d’assigner à ces trois derniers auteurs le
qualificatif de « conservateurs » pourrait surprendre. En l’occurrence et ainsi que le montre Richard
Rorty, Habermas vise le fait qu’en refusant de préserver une norme susceptible de fonder le rejet de toutes
les autres, ils renoncent à ce qui a permis depuis l’époque des Lumières de justifier la critique interne des
institutions politiques et sociales dans la perspective de l’émancipation. Voir Richard Rorty, « Habermas,
and Lyotard on Postmodernity », in Richard J. Bernstein (dir.), Habermas and Modernity, Cambridge
(Mass.), The MIT Press, 1985, p. 162. Suggérons qu’à cette aune Adorno et Horkheimer devraient aussi
être qualifiés de conservateurs.
9. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 61. Les références à ce livre seront désormais
données entre parenthèses dans le corps du livre. Sur sa facture et les circonstances de sa rédaction, voir
infra, note 11 et note 65.
10. Voir Jürgen Habermas, « Thèmes de la pensée postmétaphysique », in La pensée postmétaphysique.
Essais philosophiques (1988), trad. Rainer Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993, p. 35-61.
11. Outre les chapitres consacrés à Adorno, Heidegger et Derrida qui importent principalement ici
pour autant que Habermas tisse entre eux des liens solides, le livre en contient un sur Bataille et deux sur
Foucault. À quoi s’ajoutent deux chapitres en quelque sorte liminaires intitulés « La modernité : sa
conscience du temps et son besoin de trouver en elle-même ses propres garanties » et « Le concept de
modernité chez Hegel » ; puis deux autres conclusifs d’allure plus programmatique, dans lesquels
Habermas décrit sa propre position : « La raison communicationnelle : une autre voie pour sortir de la
philosophie du sujet » ; « Le contenu normatif de la modernité ».
12. J’emprunte cette idée à Richard J. Bernstein, « An Allegory of Modernity/Postmodernity :
Habermas and Derrida », in The New Constellation : The Ethical-Political Horizons of
Modernity/Postmodernity, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1992, p. 207 (ce texte est repris dans The
Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 71-97).
13. Voir : Max Weber, « Le métier et la vocation de savant » (1919), in Le savant et le politique, trad.
Julien Freund, préface de Raymond Aron, Paris, Plon, 1963, p. 78-79 ; L’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme, trad. Jacques Chavy, Paris, Plon, 1964, p. 250 ; « Le métier et la vocation de savant », p. 94-
95 ; Pierre Bouretz, Les promesses du Monde. Philosophie de Max Weber, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais,
1996, p. 366-373.
14. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, trad. Éliane Kaufholz, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1974, p. 18.
15. Ibid., p. 59 et p. 127, cité par Habermas p. 144.
16. Voir le second des deux chapitres consacrés à Foucault : « Aporie d’une théorie du pouvoir ». Voici
notamment comment Habermas décrit le « double jeu irritant » d’une historiographie généalogique qui
entend être en même temps « science sociale fonctionnaliste et recherche historique sur la constitution
des savoirs » : « D’un côté, elle prend le rôle empirique d’une analyse des techniques de pouvoir, qui
promet d’expliquer à quelle fonction sociale répondent les sciences humaines » ; « D’un autre côté (elle)
prend le rôle transcendantal d’une analyse des techniques de pouvoir, qui promet d’expliquer comment il
est possible de tenir des discours scientifiques sur l’homme en général » (p. 325). Notons avant d’y
revenir, pour autant que cela touche à une violente attaque de Derrida par Foucault, que Habermas a
montré dans le chapitre précédent comment ce dernier en est venu à rejeter ce qu’il nommait la « fatalité
du commentaire », autrement dit l’herméneutique, au profit d’une « histoire systématique du discours »
visant à ne plus approcher le sens d’un énoncé par « le trésor d’intentions qu’il contiendrait » (p. 285).
17. Martin Heidegger, Nietzsche, trad. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de
Philosophie, 1971, tome I, p. 374 (où Heidegger écrit aussi que Nietzsche est « le dernier métaphysicien de
l’Occident ») et p. 449 (cité par Habermas p. 160-161). Les conférences de Heidegger sur Nietzsche ont
été prononcées entre 1936 et 1940.
18. Habermas (p. 159) cite à ce sujet le texte suivant : « Le surhomme est l’empreinte (Schlag) d’une
humanité, laquelle, pour la première fois, se veut elle-même en tant qu’empreinte et s’en empreint elle-
même (…). Ce type humain à l’intérieur de la totalité, dépourvue de sens, pose la Volonté de puissance,
en tant que “sens de la Terre”. La dernière période du nihilisme européen est la “catastrophe” dans le sens
affirmatif du retournement » (Nietzsche, op. cit., tome II, p. 250).
19. Voir Nietzsche, op. cit., tome II, p. 265-266.
20. Ibid., p. 54 (cité par Habermas p. 159).
21. Voir Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. Roger Munier, Paris, Éditions Montaigne,
1964, p. 91 et p. 153 (cité par Habermas p. 163).
22. Idem, cité par Habermas p. 165.
23. Martin Heidegger, « Introduction » à « Qu’est-ce que la métaphysique ? », in Questions I, trad.
Henry Corbin, Paris, Gallimard, coll. Classiques de la Philosophie, 1968, p. 26.
24. Martin Heidegger, « Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou “raison” », in Question I, op.
cit., p. 146-147 (traduction modifiée), cité et commenté par Habermas p. 179.
25. Martin Heidegger, « Appel pour le plébiscite du 12 novembre 1933 », trad. François Fédier, in Le
Débat, no 48, janvier-février 1988, p. 184-185.
26. Habermas cite Marges de la philosophie, op. cit., p. 163. Un lecteur confiant mais curieux
s’apprêtant à ouvrir le livre de Derrida s’attend donc à trouver une déclaration de ce genre, dans le style
du recteur Heidegger mâtiné d’un peu de Carl Schmitt pour Quartier latin : « Le Grand Timonier
appelle le peuple chinois à choisir — mais il ne lui demande rien, lui donne plutôt la possibilité la plus
immédiate d’une suprême décision ; au réveil de ce Grand Autre, le tout de l’Occident subit un
ébranlement radical où s’entend l’Être fissurant la métaphysique ; à nous de décider de prendre les armes
en un moment qui fait époque ou de demeurer dans le voisinage de la demeure qui meurt. » Ce d’autant
que sous une forme ou une autre, de tels discours s’entendaient à l’époque et pour un bon moment.
27. Précision qui n’est pas sans importance, le chapitre est certes daté à la fin du 12 mai 1968, mais
Derrida indique qu’il est inédit en français pour autant qu’issu d’une conférence prononcée à New York
en octobre de la même année. Autant contre l’idée d’un texte écrit comme en urgence sinon en extase
révolutionnaires.
28. Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 25.
29. Habermas cite Marges, op. cit., p. 156.
30. Chose intéressante et même un peu amusante, à la fin du paragraphe d’où provient la citation sur
la « clôture » Derrida avait écrit que « c’est par là que le concept et surtout le travail de la déconstruction,
son “style”, restent par nature exposés aux malentendus et à la méconnaissance ». Sa crainte était à
l’évidence justifiée, mais ce sur quoi elle portait n’est pas tout à fait clair, puisqu’elle pourrait s’attacher à
au moins deux propositions : « Nous nous inquiétons de ce qui, dans le concept de signe — qui n’a
jamais existé ni fonctionné hors de l’histoire de la philosophie (de la présence) —, reste systématiquement
et généalogiquement déterminé par cette histoire » (De la grammatologie, op. cit., p. 26) ; « Nous devons
d’autant moins renoncer à ces concepts qu’ils nous sont indispensables pour ébranler aujourd’hui
l’héritage dont ils font partie » (ibid., p. 25, à propos des liens entre les concepts de signe, de sensible et
d’intelligible). Par conséquent, ce que vise Habermas ne l’est pas non plus : soit le fait qu’il faille veiller à
ce que la démarche critique ne soit pas prisonnière de l’usage des concepts dans la tradition à laquelle elle
s’attaque, mais il dit cela lui-même et s’attache à le faire ; soit l’idée que Derrida travaille encore trop avec
les concepts de la métaphysique et pas assez contre eux, ce qui est sans doute la meilleure hypothèse.
31. De la grammatologie, op. cit., p. 33 (les deux mots entre crochets sont ajoutés par Habermas).
32. Ibid., p. 21 (cité par Habermas p. 194). Précisons qu’environ deux tiers du livre sont consacrés à
une étude de la critique de l’écriture dans la théorie du langage de Rousseau et sa reproduction chez
Claude Lévi-Strauss, autour de l’idée prêtée à ces deux auteurs d’une « violence de la lettre » et de celle de
Derrida lui-même selon laquelle « la métaphysique a constitué un système de défense exemplaire contre la
menace de l’écriture » (ibid., p. 149).
33. Force est de dire que l’argument de Habermas manque ici de précision, pour autant qu’il ne fait
qu’allusion au texte dans lequel Derrida s’attache à montrer pourquoi et comment l’analyse de l’écriture
offrirait une façon d’échapper au logocentrisme : « Signature événement contexte ». De celui-ci, que l’on
connaît bien dans la mesure où il a été travaillé dans la perspective de l’analyse de la théorie d’Austin et de
la polémique engagée par Searle, Habermas ne restitue que l’idée directrice, dont il propose une
traduction étrangement métaphorique : « Par l’écriture, ce qui est dit devient indépendant de l’esprit de
l’auteur et du souffle du destinataire, tout autant que la présence des objets évoqués » ; « Dans la mesure
où l’écriture mortifie les relations vivantes de la parole, elle promet à son contenu sémantique un
sauvetage au-delà d’un possible holocauste, dont serait victime tout ce qui parle et écoute » (p. 196).
Rappelons donc que l’argument de Derrida repose sur l’idée selon laquelle l’écriture met en cause le
primat accordé à l’intention du locuteur dans la tradition métaphysique, ainsi que la prédominance de la
relation sujet-objet.
34. On s’attachera bien sûr à présenter le paradigme qu’oppose Habermas à la philosophie du sujet et
à toutes les critiques qui en demeurent malgré elles prisonnières (voir infra, chapitre V p. 311-316).
35. La voix et le phénomène, op. cit., p. 2-3. Derrida cite à l’appui de cette idée ce qu’il considère
comme une sorte d’aveu de la part de Husserl : un passage du § 60 des Méditations cartésiennes dans
lequel celui-ci affirme que les résultats de ses recherches sont « métaphysiques s’il est vrai que la
connaissance ultime de l’être doit être appelée métaphysique », mais ne sont « rien moins que
métaphysiques au sens habituel ». Sur ce texte que Derrida utilise par ailleurs, voir supra, chapitre II p. 79-
80. Soulignons le fait que, certes très technique, ce petit livre de Derrida est d’une grande clarté et
construit son interprétation au travers d’une lecture méticuleuse des Recherches logiques datées de 1900-
1901 dont il rappelle qu’elles ont ouvert « le chemin dans lequel toute la phénoménologie s’est
enfoncée », ce qu’il confirme en les reliant de nombreuses fois à d’autres livres de Husserl.
36. Ibid., p. 91. On reconnaît ici un geste parfaitement similaire à celui qui guidait la lecture d’Austin
dans « Signature événement contexte » et que l’on retrouvera dans la plupart de celles consacrées par
Derrida aux auteurs classiques. On verra d’ailleurs qu’il lui est violemment reproché par Foucault et
Bourdieu, tandis que pour d’autres raisons il n’est pas impossible qu’il agace Habermas par sa lenteur et
une manière de ne pas aller droit aux points de conflits.
37. Edmund Husserl, Recherches logiques, tome II, 1re partie, trad. Hubert Élie, Arion L. Kelkel et
René Schérer, Paris, PUF, 1969, p. 64 (cité par Habermas p. 204). Derrida souligne quant à lui le fait que
non sans avoir envisagé la possibilité d’un discours affranchi du savoir (à partir de la proposition « le
cercle est carré »), Husserl en revient à l’idée selon laquelle « le vrai et authentique vouloir-dire est le
vouloir dire-vrai » (La voix et le phénomène, op. cit., p. 109).
38. La voix et le phénomène, op. cit., p. 35.
39. Ibid., p. 86.
40. Ibid., p. 91.
41. Ibid., p. 105.
42. Ibid., p. 111.
43. Ibid., p. 115.
44. Voir infra, chapitre VI p. 399-400.
45. Gershom Scholem, La Kabbale et sa symbolique, trad. Jean Boesse, Paris, Payot, 1975, p. 41.
46. Habermas cite et commente en note un texte de Susan Handelman intitulé « Jacques Derrida and
the Heretic Hermeneutic », in Marc Krapnick (dir.), Displacement : Derrida and After, Bloomington,
Indiana University Press, 1983, p. 98-129. L’utilisation de ce texte est assez paradoxale, pour autant que
l’auteur affirme dès le début vouloir contester l’interprétation courante de l’œuvre de Derrida comme
extension d’un mouvement critique initié par Nietzsche et poursuivi par Heidegger (interprétation à
laquelle adhère Habermas) pour lui opposer une thèse radicale : la tradition poursuivie par Derrida est
celle d’une « herméneutique hérétique » qui s’est construite et développée dès l’époque du Talmud
comme dissidence interne à la tradition rabbinique d’interprétation de la Torah et qui inclut des auteurs
aussi divers que Paul, Freud ou Harold Bloom.
47. J’emprunte cette idée à Richard J. Bernstein, qui la prête lui-même à Iris Murdoch. Voir Richard
J. Bernstein, « An Allegory of Modernity/ Postmodernity : Habermas and Derrida », loc. cit., in The New
Constellation : The Ethical-Political Horizons of Modernity/Postmodernity, op. cit., p. 208 (The Derrida-
Habermas Reader, op. cit., p. 79).
48. Soulignons le fait que tel est bien ce que Habermas reproche en bloc à Heidegger, Horkheimer et
Adorno, Derrida ou encore Foucault : « Peu importe le nom sous lequel elle se présente — ontologie
fondamentale, critique, dialectique négative, déconstruction ou généalogie — ces pseudonymes ne sont
nullement des travestissements qui ne feraient que cacher la forme traditionnelle de la philosophie ; je
dirais plutôt que ce large plissé des conceptions philosophiques sert à habiller une fin de la philosophie en
la dissimulant à peine » (p. 63).
49. Christopher Norris, Deconstruction. Theory and Practice, op. cit., p. 93, cité par Habermas
p. 226 (Norris met parasite entre guillemets). Soulignons le fait qu’à sa manière Norris reconstruit de
façon précise la genèse de ce qu’il nomme la déconstruction telle que reçue et pratiquée dans des lieux
comme Yale sur « son côté étourdissant et exubérant (dizzy, exuberant side) » (p. 91). Dans cette
perspective, il souligne le fait que celle-ci « arrivait » au bon moment dans un milieu de la critique
littéraire américaine taraudé par le statut scientifique de sa démarche et notamment porté par la volonté
de s’affranchir du paradigme du New Criticism (ce que signale Habermas). Mais il montre également que
les partisans d’une nouvelle liberté critique s’inspiraient de l’« École de Genève », c’est-à-dire d’auteurs
comme Jean Starobinski, Jean-Pierre Richard et quelques autres, en considérant qu’ils avaient posé de
bonnes questions sans parfaitement les résoudre (ce que Habermas omet de dire, s’agissant d’auteurs
réputés fort sages).
50. Ibid., p. 98, où Norris commente cette fois Hartman. Pour ce qui est de rire un peu, voici un
dialogue dans le style de Hamlet entre l’interprète et le livre : « Interpretor : Who’s there ?/book : Nay,
answer me ; stand, and unfold yourself » (p. 99 ; ce trait d’humour n’est pas cité par Habermas).
51. Paul de Man, Blindness and Insight, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2e éd., 1983,
p. 110, cité par Habermas p. 226-227. Notons que si Habermas avait voulu démontrer l’existence de
liens théoriques forts entre Derrida et le courant de la critique littéraire dont il est question, il aurait pu
tenter de le faire à partir d’un ouvrage objet d’un véritable culte dans certains milieux : Harold Bloom,
Paul de Man, Jacques Derrida, Geoffrey H. Hartman et J. Hillis Miller, Deconstruction and Criticism,
New York, The Continuum Publishing Corporation, 1979. Il reste que si ce livre est parfois perçu
comme fondateur d’une « École de Yale » (université à laquelle appartenaient tous les auteurs américains
et dont Derrida était à l’époque régulièrement l’invité), il est précisé dans sa préface qu’il ne s’agit en rien
d’un « manifeste » pour autant que les contributeurs ont des conceptions très différentes de la littérature,
de la critique littéraire et partant de la déconstruction.
52. Jonathan Culler, On Deconstruction. Theory and Criticism after Structuralism, op. cit. p. 150, cité
par Habermas p. 227. Toujours cité par Habermas, Culler ajoute aussitôt que « réciproquement, les
lectures les plus puissantes et les plus justes des œuvres littéraires sont peut-être celles qui les traitent
comme des gestes philosophiques en dégageant les implications de leurs relations avec les oppositions
philosophiques qui les soutiennent ».
53. On a cherché à montrer précisément pourquoi la présentation du conflit entre Searle et Derrida
par Jonathan Culler n’était pas satisfaisante pour autant que trop caricaturale (voir supra, chapitre II p. 94-
96).
54. Habermas écrit précisément nicht zu den argumentationsfreudigen Philosophen gehört (ce que les
traducteurs restituent par « ne se distingue guère par son goût de l’argumentation »).
55. On se reportera toutefois aux pages dans lesquelles Culler restitue le conflit entre Searle et
Derrida : On Deconstruction, op. cit., p. 110-134.
56. Voir supra, chapitre I, p. 59-60 où l’on avait souligné l’importance du fait que Derrida soit revenu
sur la question afin de préciser une position plus nuancée qu’il ne pouvait y paraître à première vue et en
tout état de cause différente de celle qui lui prêtait Searle.
57. On verra qu’une telle objection hypothétique serait d’autant mieux formée que Habermas se
l’oppose à lui-même en se demandant si sa démarche n’est pas prisonnière d’un « purisme de la raison »
(voir infra, chapitre V p. 323 ; p. 325-326).
58. On Deconstruction, op. cit., p. 176.
59. On verra qu’à l’inverse Derrida a été violemment attaqué en France pour trop respecter les
principes et la pratique de l’herméneutique (voir infra, chapitre V p. 271-272 ; p. 279-281).
60. Habermas discute (p. 238-241) un livre de Mary L. Pratt : Speech Act Theory of Literary Discourse,
Bloomington, Indiana University Press, 1977. Comme l’écrit Habermas, celui-ci offre effectivement une
discussion critique de la thèse de l’autonomie de l’œuvre littéraire à partir de la théorie des actes de
langage, mais aussi des études sociolinguistiques de William Labov sur l’anglais vernaculaire des Noirs
américains. Il reste que l’on ne peut voir que cela va « dans le sens de Derrida » que de très loin, puisque
le nom de celui-ci n’apparaît pas.
61. Richard Ohmann, « Speech-Acts and the Definition of Literature », Philosophy and Rhetoric, no 4,
1971, p. 17, cité par Habermas p. 236. Habermas commence par citer un texte classique de Roman
Jakobson : « Linguistique et poétique » (1960), in Essais de linguistique générale. 1. Les fonctions du
langage, trad. Nicolas Ruwet, Paris, Minuit, 1963, p. 209-248.
62. Richard Rorty, « Déconstruction et circonvention », loc. cit., in Science et solidarité, op. cit., p. 89,
cité par Habermas, p. 243. Voir supra, chapitre II p. 83-84 ; chapitre III, p. 181. Richard Rorty a
commenté la critique de Derrida par Habermas dans laquelle il est impliqué : voir « Habermas, Derrida
and the Functions of Philosophy », in The Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 47-65. Voir aussi de
Richard Rorty, « Habermas, and Lyotard on Postmodernity », loc. cit., in Richard J. Bernstein (dir.),
Habermas and Modernity, op. cit., p. 161-175 et la réponse de Habermas dans le même volume (p. 196-
198).
63. Sans accorder une importance excessive à la rhétorique ou aux questions de style, notons que cette
idée et son développement sont présentés dans une longue note sous le dernier mot de la « digression »
qui termine le chapitre consacré à Derrida. En un sens, elle replace une dernière fois ce dernier dans une
compagnie qui l’honore. En un autre, elle corrige peut-être quelques défauts d’argumentation de sa
critique pour autant qu’elle la réinscrit sur un plan où l’obsession de la rupture avec la métaphysique est
neutralisée par des considérations concernant les tâches de la philosophie. En tout état de cause, elle a
pour mérite de moins chercher à conclure qu’à ouvrir une perspective dans laquelle le débat pourrait être
repris à moindres frais polémiques.
64. La formule est citée sans référence de façon un peu inexacte. Elle provient de Marges, op. cit.,
p. 320, où Derrida décrit le « rêve » de la philosophie comme celui d’une grande métaphore exprimant
une lisibilité parfaite du réel. Sur ce mot et le commentaire qu’en fait Richard Rorty (également cité par
Habermas), voir supra, chapitre II p. 85-86.
65. Petit point d’histoire qui n’est pas sans importance, Habermas restitue dans une préface datée de
décembre 1984 l’archéologie du livre paru en allemand l’année suivante et traduit en français trois ans
plus tard : le point de départ se situe dans la conférence du prix Adorno de septembre 1980 (« La
modernité : un projet inachevé », loc. cit., paru en français l’année suivante) ; certains chapitres sont issus
de cours à l’université de Francfort du semestre d’été 1983 et du semestre d’hiver 1983-1984 ; d’autres
reprennent des conférences données au Collège de France en mars 1983 ; quelques-uns proviennent enfin
de lectures à la Cornell University ou au Boston College de ces mêmes années. Autrement dit et pour
autant que D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie provient d’une conférence prononcée en
juillet 1982 à Cerisy-la-Salle, Derrida n’avait aucune connaissance directe ou par d’éventuels témoins de
ce que Habermas pouvait penser de son travail. Autre petit point qui pourrait expliquer un peu le ton de
certains des chapitres du livre : s’agissant des conférences au Collège de France, Habermas avait le
sentiment de n’être pas tout à fait assez prêt et se sentait en tout état de cause en terrain hostile
(témoignage de Nancy Fraser lors d’une conversation à Paris en mai 2010).
Chapitre IV
NACH DEM KRIEG

Raconter une histoire est a priori moins difficile qu’analyser des concepts, en
sorte qu’après la restitution des éléments d’une guerre entre deux philosophes,
de ses arrière-plans spéculatifs ou encore de sa dimension continentale et avant
l’exploration de ce qu’avaient sans doute été les conditions de possibilité par
nature discrètes d’une paix entre eux, le début de ce chapitre devrait être une
respiration. Que Derrida et Habermas se soient réconciliés après un conflit
d’une quinzaine d’années ouvert par l’un de façon tonitruante, subi par l’autre
presque en silence et poussé à des formes extrêmes par des disciples est un fait.
Public, celui-ci est datable par des initiatives ; des textes permettent d’en
apprécier le contenu intellectuel ; les souvenirs de quelques acteurs apportent
un peu de lumière. On va cependant voir que les choses très vite se
compliquent. De l’événement principal il n’existe pratiquement aucune pièce
matérielle et tout ou presque repose sur un témoignage. À quoi s’ajoute que si
les guerres ont bien des formes, la paix aussi peut se manifester de façons très
différentes : rien de plus que la suspension des hostilités ; un armistice qui ne
garantit rien pour l’avenir ; l’ouverture d’un horizon de permanence sinon de
perpétuité. Enfin, que faut-il attendre d’une amitié entre philosophes : un
respect mutuel éventuellement nourri de dialogues ; une admiration réciproque
attachée à la conviction que chacun s’enrichit au contact de l’autre ; un
sentiment de communauté de pensée sur tout ou partie des objets de la
philosophie ?
Voici un mot de philosophe sur l’amitié : « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis. »
Pour être précis, celui-ci est seulement prêté : à Aristote par Diogène Laërce,
qui n’en dit lui-même pas grand-chose1. Mais il a été repris, commenté,
travaillé en tous sens par des auteurs aussi différents que Montaigne, Florian,
Kant, Nietzsche, Maurice Blanchot. Enfin, Derrida a construit autour de lui
un grand livre : Politiques de l’amitié. « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis » :
magnifique exemple de contradiction performative. Derrida l’a noté et un peu
commenté, mais on sait qu’il aime d’autant moins cette notion que Habermas
l’a utilisée contre lui et qu’elle s’attache à une conception de l’argumentation
qui n’est pas la sienne. Pour compliquer les choses d’une autre manière, c’est
autour d’un dédoublement opéré par Nietzsche que Derrida a noué l’intrigue
de son livre : « “Amis, il n’y a point d’amis !” s’écriait le sage mourant (sterbende
Weise) ; “Ennemi, il n’y a point d’ennemi !” s’écrit le fou vivant (lebende Tor)
que je suis2. » Comme sans doute chez Aristote si tant est que le mot lui
appartienne vraiment, le propos est général et Derrida le malaxe autour de la
question politique qui est son objet principal, sans lien immédiat avec la
philosophie en tant que telle ou les philosophes. Mais Nietzsche a aussi un mot
sur ce sujet : « Dans quelle mesure le penseur aime son ennemi3. » Derrida l’a
également cité, mais ailleurs et pas n’importe où : dans un texte écrit en
juin 2004 pour Habermas, à l’occasion de son soixante-quinzième
anniversaire4.
Derrida a donc raconté lui-même « l’histoire d’une amitié avec obstacles »,
autour d’un mot toujours emprunté à Nietzsche, Redlichkeit5. On ne pourrait
trouver meilleur point d’appui que ce récit ainsi mis en scène : « J’aime cette
histoire, j’apprends à l’aimer. Il ne s’agit pas seulement de la naissance plus tout
à fait récente d’une amitié ou d’une affection personnelle ; la signification
philosophique et politique de cette histoire s’élève déjà au-dessus de chacun de
nous. » Derrida ne craint pas une certaine emphase, espérant que dans l’ordre
philosophique cela mobilise plus qu’un « engagement politique de
philosophes » et « l’honnêteté, la probité, la Redlichkeit de pensée », ajoutant
que cela vaut « en Allemagne, en France, en Europe, et dans le monde qui
vient ». On sait cette dernière expression extrêmement connotée dans le monde
juif, puisqu’elle ne vise rien moins qu’une ère post-messianique et il est difficile
d’imaginer ce qu’il avait à l’esprit en l’écrivant peut-être au fil de la plume.
Mais il est fait allusion à un autre texte à l’époque encore récent, très politique
et cette fois cosigné avec Habermas : Nach dem Krieg. En tout état de cause, ce
qui importe pour l’instant est le récit de première main délivré à Francfort
d’une histoire qui avait commencé au même endroit vingt ans plus tôt.
Le début est d’une extrême brièveté : la première « rencontre » avait eu lieu
en 1984 à l’université de Francfort, où Habermas avait invité Derrida à
prononcer une conférence intitulée « Les pupilles de l’Université. Le principe
de raison et l’idée de l’Université »6. Puis plus rien, ou plutôt ce que l’on
connaît presque trop bien : « Un an après ma première visite à Francfort,
Habermas publiait Der philosophische Diskurs der Moderne. Je lisais ce livre avec
le plus grand intérêt ; mais n’étais pas seul à trouver que les deux chapitres qui
m’étaient largement destinés étaient, disons, injustes ou hâtifs (unjust or
overhasty). » Derrida rapporte alors avoir écrit en 1988 et 1989 deux réponses
argumentées mais « un peu polémiques »7. Puis il ajoute : « Après cela, bien
que nous gardions tous les deux silence, des “partis” se formèrent dans de
nombreux pays. Ils conduisirent une sorte de “guerre”, à laquelle nous-mêmes
ne prîmes jamais part, ni personnellement ni directement. » À nouveau, rien de
plus au fond : juste l’espoir qu’une telle « guerre académique typique » ait au
moins fait un peu réfléchir et la conviction que l’obligation faite aux étudiants
de former des alliances ne les a pas aidés à progresser. La suite est alors racontée
sous un sous-titre mystérieux mais éloquent : « Le fantôme de Nietzsche ». Il
s’agit donc de l’ouverture d’un horizon pacifique.
Pour un moment, les faits sont ténus et les dates imprécises. C’est toujours
Derrida qui raconte : « À la fin des années 1990 — et le premier gage de ma
gratitude à l’égard de Habermas tient à cela — nous nous rencontrâmes à une
party après une lecture que je prononçais à Evanston aux États-Unis. Avec un
sourire amical il vint vers moi et proposa que nous ayons une “discussion”.
Sans hésitation j’acceptais. “Il est temps, dis-je, n’attendons pas qu’il soit trop
tard.” » Puis ils se sont revus à Paris peu après, on ne sait pas très bien quand.
Lors d’un repas amical, Habermas a fait de son mieux pour effacer les traces
des polémiques. Commentaire de Derrida : « À nouveau le fantôme de
Nietzsche apparut et murmura à mon oreille : Honesty ! » Petite information
supplémentaire, c’est au cours de ce repas durant lequel une proximité
politique déjà attestée par la signature de pétitions ou manifestes proposés par
des amis communs s’était confirmée que les deux hommes s’étaient mis
d’accord pour organiser un séminaire commun sur des problèmes de
philosophie, de droit, d’éthique et de politique. Au travers de ce récit pour un
anniversaire, les choses vont vite et il faut brièvement se tourner vers un autre.
Celui-ci appartient en quelque sorte à l’événement lui-même, puisqu’il
intervient dans le texte où Derrida répond aux propositions du médiateur de
cet alors futur débat. On notera quelques petites discordances de détail, une
chronologie plus précise et des faits presque trop beaux pour être vrais : « Après
un long débat, direct, indirect, par intermédiaires ou non, Habermas et moi
nous promîmes (…) de nous rencontrer et de discuter. Cette promesse était
probablement à ce point surdéterminée que nous tombâmes malade l’un après
l’autre. Au moment de la rencontre, qui avait été prévue pour deux jours dans
le séminaire d’Axel Honneth — deux ou trois jours avant, je tombais malade.
C’était la première fois de ma vie que j’annulais une rencontre de ce type.
Nous prîmes une autre date pour une autre rencontre deux ou trois mois plus
tard, et la veille, dans la soirée, c’était Madame Habermas qui était au
téléphone ; Habermas était très malade, il avait un problème d’oreille interne,
et nous eûmes à annuler pour la seconde fois la rencontre que nous nous étions
promise l’un à l’autre, l’un et l’autre8. » Celle-ci eut enfin lieu,
le 24 juin 2000 à Francfort. Derrida la commente dans l’autre récit : « La
discussion fut soutenue poliment, honnêtement — redlich — dans un
labyrinthe au sein duquel nos chemins philosophiques ou éthico-
philosophiques se croisaient par instant, coïncidaient parfois et parfois allaient
dans des directions opposées9. » Voilà donc l’événement essentiel d’un point de
vue philosophique. Mais il en demeure peu de trace et chercher à l’apprécier
sera difficile. La suite est beaucoup plus visible et on la connaît déjà. Il vaut
toutefois la peine de la raconter un peu mieux, ne serait-ce que pour prendre
un peu de la lumière publique avant de chercher à entrer dans la pénombre
d’un séminaire qui demeure assez mystérieux.
Nach dem Krieg : c’est d’un texte portant ce titre que l’on peut dater la paix
publique entre Habermas et Derrida. Il a été écrit par le premier et le second
l’a cosigné sans hésiter, pour publication le même jour dans la Frankfurter
Allgemeine Zeitung, La Repubblica, El País et Libération. Nous sommes le
31 mai 2003 et les deux auteurs indiquent les deux événements qui ont suscité
ce texte : l’invitation faite par le gouvernement espagnol aux chefs d’État des
autres pays de l’Union européenne à soutenir la guerre contre l’Irak engagée
par le Président Bush ; les « manifestations monstres » qui se sont déroulées
le 15 février dans les rues de Londres, Rome, Madrid, Barcelone, Paris et Berlin
contre ce « coup de main »10. Il s’agit donc d’un manifeste conjoncturel et
politique. Mais Habermas et Derrida l’inscrivent sur un horizon élargi,
cosmopolitique. Suivons donc ce mouvement d’élargissement politique et
spéculatif propre à un texte qui a l’allure d’un acte de langage performatif et
dont on a déjà montré qu’il se conjugue dans un singulier conditionnel futur
antérieur : « Après la guerre » indique une projection dans le futur indéterminé
de la fin du conflit qui commence ; est visé le fait qu’au cours de celle-ci les
Européens auront affermi leur unité en s’opposant à la politique américaine ;
mais seulement si entre-temps ils avaient été capables de surmonter leurs
divisions pour enfin parler et agir d’une voix commune11. Il est donc question
en premier lieu de concevoir les conditions de possibilité politiques d’une
« renaissance de l’Europe (Wiedergeburt Europas) » à partir de deux
observations : la « division du travail moralement obscène » entre « la grande
opération logistique du déploiement militaire » et « l’affairement fébrile des
organisations humanitaires » ; une mobilisation des citoyens européens sans
doute seulement fondée dans la « puissance des sentiments » mais aussi liée à la
prise de conscience du naufrage de la politique extérieure de l’Union.
Habermas et Derrida commencent par décrire un double conflit interne à
l’Europe rendu plus clair que jamais : d’un côté, les pays continentaux face à la
Grande-Bretagne ; de l’autre, la « vieille Europe » face aux pays d’Europe
centrale. L’horizon politique alors plus ou moins immédiat est celui d’une
constitution qui devrait fournir à l’Europe un ministre des Affaires étrangères,
chose essentielle mais qui n’aura de sens que s’il existe un accord des
gouvernements sur une politique commune susceptible de faire pièce à
« l’unilatéralisme hégémonique des États-Unis ». Mais pour avoir une véritable
consistance, ce dernier doit encore être enraciné dans les motivations et les
convictions des citoyens eux-mêmes, autrement dit un authentique sentiment
d’appartenance politique. D’où la question régulatrice d’un élargissement de la
réflexion : « Existe-t-il des expériences, des traditions et des acquis communs
qui fondent chez tous les citoyens européens la conscience d’un destin
politique dont nous ayons fait l’épreuve commune et que nous pourrions à
l’avenir façonner en commun ? » Le premier élément de réponse repose sur un
certain nombre d’acquis dont le bénéfice s’étend au-delà de l’Europe à des pays
comme les États-Unis eux-mêmes : « Le christianisme et le capitalisme, la
science de la nature et la technologie, le droit romain et le code Napoléon,
l’urbanité, la civilité, la démocratie et les droits de l’homme, la sécularisation de
l’État et de la société ». Mais l’apanage paradoxal de l’Europe tient en cela que
ces expériences et celles de la pacification des oppositions de classes par l’État
social ou encore de l’autolimitation de la souveraineté des États ont été
acquises au travers de conflits souvent violents qui donnent à ses citoyens une
conscience aiguë de la « dialectique de la raison ». En d’autres termes, c’est
dans une Europe actuelle façonnée par les expériences totalitaires du XXe siècle
et la Shoah que se manifestent le plus clairement deux phénomènes requis pour
permettre une projection vers un « ordre cosmopolitique mondial sur la base
du droit international » dans une « constellation postnationale » : « La volonté
politico-éthique qui s’exprime herméneutiquement à travers des processus où
s’explicite collectivement le rapport que l’on a à soi-même » ; des
« confrontations autocritiques relatives au passé » permettant que soient remis
en mémoire les « principes moraux de la politique ».
Dans une langue et avec des concepts qui sont ceux de Habermas, ce texte a
donc un contenu spéculatif rare en de telles circonstances. Il faudra à un
moment ou un autre se demander si la signature de Derrida atteste une
authentique adhésion philosophique à cette formalisation de « l’espérance
kantienne en une politique intérieure mondiale ». Mais pour l’heure importe
surtout la valeur pragmatique de ce manifeste : Nach dem Krieg, le simple fait
que Derrida et Habermas signent ensemble ce texte fait s’ouvrir une période
qui se situe après la guerre qui les a opposés pendant des années en incarnant
une déchirure de la conscience philosophique européenne. Pour être exact, il
faut dire qu’il y a surtout là le symbole public d’une réconciliation déjà acquise
depuis un moment : suite au séminaire de Francfort, Habermas avait prononcé
à Paris une conférence sur Derrida qui avait « enchanté » celui-ci ; ils s’étaient
ensuite retrouvés une nouvelle fois à Francfort pour la remise à Derrida du prix
Adorno le 22 septembre 2001 ; puis chez leur ami commun Richard Bernstein
à New York ; enfin et en un sens surtout, ils publiaient au même moment un
livre à deux voix intitulé Philosophy in a time of Terror/Le « concept »
du 11 septembre12. C’est dans ces textes-là que l’on pourra chercher
authentiques proximités et véritables divergences philosophiques. Mais il faut
désormais revenir en arrière, vers un moment et un lieu où les choses étaient
moins claires ou en tout état de cause à l’état d’ébauches qui restent difficiles à
reconstituer.

L’IMPROMPTU DE FRANCFORT

Pendant des années, Jürgen Habermas et Jacques Derrida s’étaient


combattus sur une ligne de front invisible mais présente à l’esprit de quiconque
était au fait des conflits philosophiques de l’Europe continentale : leur
réconciliation ne pouvait avoir lieu que sous la forme d’un séminaire, endroit
dont le premier a fait une sorte d’espace archétypal d’une « discussion » elle-
même vectrice d’une reconstruction de la raison. À quoi s’ajoute qu’afin que les
choses se passent dans l’esprit de sérieux nécessaire il fallait sans doute que ce
soit en Allemagne, qui plus est là où tout avait commencé. On connaît
l’histoire un peu chaotique des préliminaires de la rencontre de Francfort, dont
voici les circonstances : samedi 24 juin 2000, dans les locaux de l’éditeur
Suhrkamp ; entre vingt et vingt-cinq personnes ; Habermas a refusé que
quiconque puisse publier quoi que ce soit dans la presse ou ailleurs ; le matin,
discussion de la conférence sur l’Université donnée la veille au soir par
Derrida ; pause ; l’après-midi, lecture par Simon Critchley d’un texte préparé
très longtemps à l’avance, réponses de Derrida et Habermas, puis discussion
générale13. Simon Critchley se souvient d’un moment « bizarre » dans une
atmosphère « tendue », d’un Derrida improvisant de façon « libre et
brillamment imaginative » et d’un Habermas « plutôt tendu et pas très
imaginatif », ayant à l’évidence décidé qu’il y aurait un « traité de paix » tout en
sachant que s’il cherchait véritablement à théoriser les différends apparaîtraient
et qu’il risquerait de se mettre en colère14. De la discussion elle-même il ne reste
aucune trace, en sorte qu’il faut accorder au texte qui l’avait préparée une
extrême importance.
Pour livrer toute sa richesse, ce texte peut et doit être lu à plusieurs niveaux.
En premier lieu, celui sur lequel il a été le soubassement de la rencontre de
Francfort en proposant essentiellement deux objets philosophiques avec pour
chacun d’eux une hypothèse d’interprétation. C’est ce qui s’impose pour
l’instant, dans la mesure où il demeure et restera sans doute l’unique pièce
tangible d’une discussion plus ou moins fantomatique. Mais pour autant qu’il
offre également des perspectives claires et argumentées quant aux éléments de
proximité et de désaccord entre les deux philosophes sur deux questions
indéniablement centrales, il pourra être discuté plus tard de ce point de vue :
lorsqu’il s’agira d’imaginer la forme et quelques-uns des contenus qu’aurait pu
avoir un dialogue ayant eu le temps de se prolonger entre Habermas et
Derrida, ce qui touche à des problèmes d’interprétation de l’œuvre de ce
dernier déjà évoqués mais loin d’être suffisamment approfondis et a fortiori
résolus. Remarquons enfin que la possibilité d’un tel texte et de la position de
médiateur de son auteur supposait que celui-ci fût à la fois bon connaisseur des
deux œuvres et dégagé du conflit, capable de clarifier sur les points essentiels
celle considérée comme la plus opaque sans apparaître partisan, diplomate
voire stratège tout en refusant de simplifier les choses15.
C’est cette dernière qualité qui s’impose au tout début du texte, dans la
mesure où Simon Critchley désamorce la bombe lancée par Habermas quinze
ans plus tôt en dissipant d’emblée un « malentendu » de taille : « Derrida n’est
pas, et n’a jamais été un postmoderne, quelqu’un faisant de l’ironie à usage
privé ; il n’est pas non plus une sorte de néo-heideggérien mystique ou
anarchiste. Son œuvre n’est pas une apologie du nihilisme, pas plus qu’un refus
de l’Aufklärung ou une tentative de la surmonter ou quoi que ce soit d’autre.
La déconstruction telle qu’il la pratique n’abolit pas la distinction de genre
entre philosophie et littérature (et d’ailleurs l’inverse est sans doute plus proche
de la vérité) et il ne cherche pas non plus à rabaisser la politique, la société et
l’histoire au rang de l’ontique16. » Au travers de quelques propositions assertives
et parfaitement transparentes tout juste agrémentées d’une allusion à Rorty,
Critchley vient donc tout simplement d’affirmer que Derrida est tout le
contraire de ce qu’en avait dit Habermas. En un sens, si un tel propos ne
provoquait pas immédiatement la colère de ce dernier l’affaire était déjà
presque gagnée. Mais bon stratège d’une guerre qui n’est pas la sienne et qu’il
cherche à suspendre, Critchley est soucieux de le faire sur un véritable sol
philosophique en posant un objet habilement choisi : celui de la justice, qu’il
déclinera sur les plans de l’éthique et de la politique. Il est d’autant mieux
autorisé à le faire et crédible dans la volonté de chercher à construire le débat
sur cette base qu’il est l’auteur d’un texte déjà ancien au titre en forme de clin
d’œil impertinent et à l’époque audacieux : « Habermas and Derrida Get
Married »17. Ajoutons que ce dernier texte a d’autant mieux sa place dans
l’histoire du processus de paix qu’il était une réponse à une étude d’Axel
Honneth sur la question de la justice chez Habermas entendue comme défi
lancé par le postmodernisme dans lequel étaient également dessinées des zones
de rencontre avec Derrida18. Étant entendu que ce dernier avait déjà répondu
au texte offert à la discussion ce jour-là en adhérant à son orientation, si
Habermas acceptait de s’engager sur le chemin ainsi balisé un armistice
devenait à tout le moins possible.
Soulignons une donnée importante du point de vue tant de la tentative de
reconstitution de cette discussion que de ce qu’il sera possible d’en faire :
l’existence d’une double asymétrie qu’il était nécessaire de réduire. En premier
lieu, Habermas avait développé une longue critique de Derrida à laquelle celui-
ci n’avait pour l’essentiel pas répondu, n’ayant par ailleurs jamais manifesté
grand intérêt pour l’œuvre de son auteur. En quelque sorte à l’inverse, Derrida
avait longuement commenté le texte de Critchley dans une réponse disponible
et autour de laquelle il improviserait durant la discussion, tandis que Habermas
ne l’avait pour sa part pas fait et bénéficierait donc de l’effet de surprise.
Derrida ayant été autrefois l’agressé et son style étant réputé plus difficile ou
même obscur que celui d’un Habermas porté à un certain formalisme, il était
en quelque sorte équitable d’insister en vue de les clarifier sur les propositions
du premier susceptibles d’être examinées conjointement. On reviendra plus
tard afin de les discuter en leur en ajoutant d’autres sur les grandes lignes
dessinées par Critchley et ses hypothèses d’interprétation des deux principaux
objets mis sur la table. Retenons pour l’instant quelques éléments que l’on peut
imaginer avoir été les plus saillants pour les deux protagonistes.
Point essentiel, celui du rapport de ceux-ci à la philosophie elle-même et à
son histoire. Critchley avance une proposition qui pourrait paraître à la fois
contre-intuitive, évidente et paradoxale : Derrida est sceptique vis-à-vis de
l’orientation proclamée « postmétaphysique » de Habermas ; « La
déconstruction est une opération généalogique animée par une pensée de
l’héritage et la tradition métaphysique est une part essentielle de cet héritage,
même quand — et peut-être tout particulièrement quand — cette tradition
fait l’objet d’une déconstruction19. » Cette proposition est contre-intuitive pour
quiconque voit chez Derrida un disciple de Heidegger et la déconstruction
comme une radicalisation de la « destruction » de la métaphysique engagée par
celui-ci, ce qu’affirme Habermas dans la perspective de la surenchère
caractéristique du discours critique depuis Nietzsche. Mais ne serait-ce que par
sa formulation qui épouse une figure stylistique récurrente chez Derrida, elle
apparaît aussi presque évidente : il est vrai que celui-ci ne cesse de répéter qu’il
travaille avec et contre la tradition philosophique ou dans son dehors et en
dedans, ce que lui reproche Habermas au motif qu’une telle démarche ne va
pas assez loin dans la rupture. Voilà donc le paradoxe : Habermas accuse
Derrida de liquider avec la logique la seule garantie d’une préservation de la
philosophie, alors que celui-ci est peut-être plus soucieux que lui de ne pas en
abandonner l’héritage. Ainsi entendue et de façon prudemment allusive, la
proposition de Critchley rejoint ce que l’on a cherché à montrer au sujet d’une
contradiction interne à la critique de Habermas. Son élément paradoxal est
cependant gommé par une remarque : la notion de pensée
« postmétaphysique » apparaît sujette à caution pour Derrida pour autant
qu’elle risque de « jeter le bébé philosophique avec l’eau du bain
métaphysique », ce en quoi celui-ci est en quelque sorte plus philosophe que
Habermas ; la position de ce dernier est toutefois conforme à celle héritée de
l’École de Francfort, c’est-à-dire à une distinction entre « théorie
traditionnelle » et « théorie critique » qui permet d’affirmer que l’on peut être
en quelque sorte trop philosophe si l’on oublie que la théorie a une fonction
sociale. On peut imaginer que Habermas ait fait silence sur ce point, qui
touche les fondements de sa culture intellectuelle et les principes de sa pratique
de la philosophie.
La question de la justice s’offrait alors d’autant mieux à la possibilité d’une
discussion que le terrain avait en quelque sorte été déminé quelques années
plus tôt au travers du débat entre Axel Honneth exposant le point de vue de
Habermas avec une certaine distanciation et Simon Critchley cherchant à
reconstruire celui de Derrida dans une forme immuno-compatible avec la
théorie de l’agir communicationnel. Dans le texte proposé à Francfort,
l’argument se présente d’une façon telle qu’il devrait être possible de cerner a
priori les points d’accord et de désaccord afin de donner un espace bien
délimité à la confrontation. La position de Habermas se laisse assez facilement
formaliser : sa conception de l’éthique s’inscrit dans la tradition de la
philosophie kantienne ; mais à la différence de ce qui se passe chez Kant lui-
même la moralité trouve son fondement dans la reconnaissance de la
constitution intersubjective des normes au travers de la pratique du langage
ordinaire et non dans l’individualité de la conscience de soi ; est cependant
maintenue la conviction kantienne d’une « incommensurabilité de facto des
valeurs », autrement dit l’existence d’un niveau d’universalité. C’est donc
l’acceptation ou non de ce dernier point par Derrida qui fait question. La
possibilité d’une réponse positive suppose la validité d’une proposition
audacieuse : n’y aurait-il pas chez Derrida aussi une « situation idéale de parole
(ideal speech situation) » ? Pour Critchley tel est bien le cas, par exemple dans
un propos comme celui-ci : « Il n’y a pas de langage sans la dimension
performative de la promesse ; dès l’instant où j’ouvre la bouche, je suis dans la
promesse. Même si je dis que “je ne crois pas en la vérité” ou quoi que ce soit
d’autre, dès l’instant où j’ouvre la bouche entre en jeu un “crois-moi” (…). Et
ce “je te promets que je dis la vérité” est un a priori messianique20. » On peut
imaginer qu’un tel texte avait de quoi faire perdre la tête à Habermas, pour
autant qu’il décrit effectivement une dimension performative de la promesse
que l’on rencontrerait formulée dans un autre langage chez Emmanuel Levinas,
mais en l’illustrant par un exemple qui apparaît comme une parfaite
contradiction performative.
Il reste que si l’on accepte l’idée inattendue selon laquelle la dimension
pragmatique du langage mobilisée par Habermas joue un rôle discret mais sur
un point central chez Derrida, on peut suivre Critchley dans la mise au jour de
la véritable divergence au sujet du problème de la justice. Celle-ci se présente
d’une façon facilement formalisable et a priori peu contestable : chez Derrida
comme pour Levinas la responsabilité est infinie, en sorte qu’elle installe une
asymétrie fondamentale entre soi et l’autre ; fidèle au kantisme même s’il révise
la procédure de l’impératif catégorique dans une perspective intersubjective,
Habermas considère quant à lui que la justice se fonde dans l’égalité et repose
sur une parfaite symétrie entre les acteurs. À première vue, cette construction
du conflit avait tout pour empêcher que celui-ci puisse être surmonté dans la
discussion, pour autant qu’elle insiste sur le fait que Habermas défend le point
de vue républicain classique alors qu’est cité un texte de Derrida qui pris à la
lettre en sape le fondement : « Je dirais volontiers, au nom de Levinas et en
mon propre nom, que si l’on abandonne l’infinitude de la responsabilité il n’y a
plus de responsabilité (…). Si la responsabilité n’était pas infinie, il n’y aurait
pas de problèmes moraux et politiques. Il n’y a des problèmes moraux et
politiques, et tout ce qui en découle, qu’à partir du moment où la
responsabilité n’est pas limitable21. » C’est ici qu’a sans doute importé au plus
haut point la proposition d’interprétation de la question chez Habermas par
Axel Honneth.
Allant droit à l’essentiel d’un texte longuement argumenté et en quelque
sorte écrit pour Habermas à l’époque où son conflit avec Derrida était à son
comble, on découvre un travail de rapprochement des deux positions
conduisant à ce qui pourrait être un jour un point de vue de compromis dans
un débat. Au cœur d’une réflexion reposant sur l’hypothèse selon laquelle les
positions associées au postmodernisme lancent un authentique défi
philosophique à la version révisée du kantisme proposée par Habermas,
Honneth commence par montrer qu’il existe chez Derrida et même Levinas
des formes d’inflexion ou de correction de l’idée d’une radicale asymétrie dans
la relation éthique. Ainsi évoque-t-il à juste titre la façon dont Levinas montre
que la justice comme institution suppose qu’un tiers interrompe l’infinitude de
la responsabilité et introduise une dimension d’égalité qui reconduit vers la
tradition kantienne22. Dans une perspective similaire, il indique le fait qu’au
travers de travaux alors récents Derrida a été conduit à prendre en compte les
questions de l’unicité de l’individu, de la symétrie et de l’égalité avec leurs
contenus normatifs : dans l’analyse de l’amitié, qui se confondrait avec l’amour
si elle reposait sur une forme d’obligation unilatérale ; dans celle de la loi, qui
suppose un moment de formalisation de l’éthique23. Avec une extrême
prudence, il avance alors à propos de ces idées une proposition provocatrice
dans son propre milieu intellectuel : « Au lieu de l’explication simplement
négative de l’indétermination des règles morales (…) on trouve ici les contours
tout à fait positifs d’une éthique intégralement laissée indemne (untouched) par
l’autolimitation de la déconstruction (deconstructivist self-reservation)24. »
Symétriquement mais de façon plus brève, Honneth montre que Habermas est
pour sa part contraint de parfois atténuer le rigorisme kantien pour substituer
l’équité à l’égalité formelle : comme lorsqu’il utilise la notion d’un « autre » de
la justice attendant un « soin/souci (care) » particulier plutôt qu’un traitement
égal pour penser le concept de solidarité25.
Au travers de sa discussion du texte dans lequel un Axel Honneth
parfaitement ancré en temps de guerre dans le camp de Habermas esquissait un
rapprochement entre les positions de celui-ci et celles de Derrida sur une
question sensible, Simon Critchley adhérait pour l’essentiel à l’argument, en
cherchant surtout à le renforcer et à l’illustrer pour montrer qu’il y avait là une
possibilité de « rectification réciproque » des positions propres aux deux
courants occupant « l’espace conflictuel de la philosophie européenne »26.
Ouvrant la perspective souriante d’une alliance matrimoniale il savait sans
doute exagérer un peu. Mais du moins esquissait-il déjà un point de vue de
conciliation qui pourrait un jour s’avérer utile. En situation d’authentique
médiateur présent devant les deux protagonistes dans un espace de discussion
où rien ne va de soi, il est plus prudent : « Pour l’instant, c’est sans doute aller
trop loin, trop vite, mais dans le futur nous pourrions très bien imaginer une
cohabitation pacifique, chacun habitant son propre appartement, mais dans le
même immeuble intellectuel, avec peut-être une ou deux portes de
communication27. » Au-delà des métaphores, il y avait là des anticipations de
résultats souhaitables d’une rencontre organisée à la demande des deux
adversaires, autrement dit des formes possibles d’une paix proposée et d’une
amitié toujours improbable. Pour en rester au fond des choses et s’en tenir à
l’essentiel, Critchley amplifiait ce que Honneth avait esquissé : la justice est
chez Derrida une notion non passible de déconstruction et correspond à ce que
l’on peut appeler dans le vocabulaire kantien de Habermas un moment
d’universalité formelle ou d’« idéalisation transcendante du contexte » ; de son
côté, Habermas admet que la moralité fondée dans l’idée d’égalité doit
admettre un moment d’asymétrie liée à une éthique du souci pour l’autre
comme individu singulier. À l’évidence, c’est de Habermas qu’était attendu
l’effort le plus important et le simple fait qu’il ne dise mot pourrait
parfaitement être pris pour consentement à une thèse au sujet de Derrida
extrêmement éloignée de celle qu’il avait défendue quinze ans plus tôt.
Autrement dit et pour au moins la deuxième fois, qu’il ne s’offusque pas devait
suffire au succès de l’entreprise.
Vient alors le second problème soumis au débat : celui du rapport entre
éthique et politique. Force est sur ce point de restituer les questions d’arrière-
plan qui confèrent à ce sujet une dimension hautement polémique, ce que
Critchley se garde de faire trop ouvertement afin d’ouvrir la possibilité d’une
discussion. Celles-ci sont de deux ordres de difficulté croissante : Habermas a
toujours considéré que non seulement Derrida était indifférent à la politique,
mais que le type de pensée qu’il représente ne permet pas de faire une place à
celle-ci ; si cependant il l’a fait, c’est en partant du problème de la décision qui
introduit le spectre de Carl Schmitt et laisse planer le soupçon de
conservatisme, sinon pire28. La seule manière de désamorcer un conflit de
haute intensité serait donc de montrer que Habermas et Derrida récusent
chacun à sa manière le fondationnalisme, autrement que le premier lui aussi
admet que l’expérience politique n’est pas parfaitement formalisable. Critchley
ne masque pas le second point, qu’il illustre par une citation parfaitement
claire : pour Derrida, il n’existe aucune garantie en politique et celle-ci ne peut
renvoyer qu’à la dimension hypothétique d’un « peut-être » ; « Sans la
possibilité du mal radical, du parjure et du crime absolu, aucune liberté,
aucune décision »29. Afin de préserver Derrida de l’accusation particulièrement
lourde de décisionnisme, il faudrait donc prouver que la relation entre éthique
et politique n’est chez lui pas arbitraire. Sur ce point le désaccord entre
Habermas et Derrida est à son comble, puisque pour le premier la décision
politique doit être déduite ou dérivée de façon procédurale d’une conception
de la justice ou de la loi morale tandis qu’elle semble prise chez le second ex
nihilo. Un propos sans ambiguïté de Derrida peut cependant être versé au
dossier : « Il ne souffle pas un silence sur la nécessité d’un rapport entre
l’éthique et la politique, l’éthique et la justice ou le droit. Il faut ce rapport, il
doit exister, il faut déduire une politique et un droit de l’éthique30. » Reste à
saisir quelles peuvent être la nature et les expressions de ce rapport.
Sur cette question qui ne pourrait être traitée à fond qu’à partir d’un
nombre considérable de pages de Politiques de l’amitié et autres livres de
Derrida on ne peut pour l’instant que schématiser en avançant deux notions
brièvement illustrées. En premier lieu, Critchley propose de prendre en compte
l’idée d’une « décision de l’autre en moi » qui s’expose de cette manière : « La
décision passive, condition de l’événement, c’est toujours en moi,
structurellement, une autre décision, une décision déchirante comme décision
de l’autre. De l’autre en moi, de l’autre comme absolu qui décide de moi en
moi31. » Est-ce suffisant pour établir le fait que tout en étant non fondée la
relation entre éthique et politique n’est pas arbitraire ? Simplement esquissée, la
réponse positive de Critchley peut se présenter de la façon suivante : pour
autant que déterminé par une demande d’autrui, l’acte d’invention qui
s’attache à l’expérience politique dans un contexte chaque fois singulier
contient un critère universel ; la « décision de l’autre en moi » n’est certes pas
un Faktum der Vernunft kantien mais ce qui ressemble à un Faktum des
Anderen, c’est-à-dire « une source hétéronome pour l’action politique
autonome »32. Sous-entendu : chez Habermas la décision politique n’est pas
non plus considérée comme un « fait de la raison » ; l’idée selon laquelle elle ne
peut plus se fonder dans l’autonomie pure du sujet mais se construit à partir de
l’intersubjectivité est peut-être moins éloignée qu’il ne semble de celle d’un
« fait de l’autre » produisant de l’universel à partir du particulier. Seconde
question, posée cette fois directement par Derrida à la fin de Politiques de
l’amitié : « Est-il possible, en assumant une certaine mémoire fidèle de la raison
démocratique et de la raison tout court, je dirais même des Lumières d’une
certaine Aufklärung (…) non pas de fonder, là où il ne s’agit sans doute plus de
fonder, mais d’ouvrir à l’avenir, ou plutôt au “viens” d’une certaine
démocratie33 ? » Ainsi esquissée, la perspective de ce que Derrida nomme la
« démocratie à venir » était peut-être l’une de celles dans lesquelles Habermas
était susceptible d’entrer sans trop de difficulté. Pour des raisons politiques,
dans la mesure où elle atteste le fait qu’à sa manière Derrida est un authentique
démocrate. Mais aussi philosophique, pour autant qu’il affiche un souci de
fidélité à l’Aufklärung qui ne va pas de soi dans l’idée commune de la
déconstruction.
Tels étaient donc les objets de discussion et les questions destinées à les
mettre en scène proposés par un observateur du conflit sinon tout à fait
impartial du moins capable d’une neutralité suffisante. On reste et sans doute
restera frustré de ne posséder aucune trace matérielle de la discussion elle-
même. Mais du moins peut-on lire la réponse antérieure de Derrida au texte de
Critchley lu ce jour-là. C’est beaucoup, dans la mesure où l’on sait que face à
Habermas le premier a improvisé autour de son commentaire des propositions
soumises au débat par le second en tant que médiateur autorisé. Et cependant
trop peu, pour autant que de ce qu’a dit Habermas il ne demeure rien. Il s’agit
là d’une décision de sa part et l’on est en droit de la regretter, sans raison de
s’interdire de consacrer l’attention qu’il faut aux propos publiés de Derrida
dont tout porte à penser qu’ils concordent malgré tout avec ceux prononcés
lors de la rencontre. Sans oublier que par ailleurs Derrida avait délivré la veille
au soir une conférence que l’on peut lire et qui avait été soumise à discussion
en ouverture de la journée.
Faisons donc comme si la réponse écrite de Derrida à ce que l’on pourrait
appeler les prolégomènes à tout débat futur avec Habermas définis par
Critchley entrouvrait la porte du séminaire de Francfort34. Passés les
préliminaires racontant notamment les mésaventures de la rencontre promise,
Derrida entre dans une question qui n’était pas centrale dans le texte de
Critchley mais est un objet de désaccord clair avec Habermas : celle de la
théorie des actes performatifs et de ce que l’on peut en faire. Avec une
précaution qui rappelle celle qu’il prenait pour discuter Austin dans « Signature
événement contexte » trente ans plus tôt, il présente l’idée qu’il souhaite
développer de la façon suivante : « Je crois que cette logique de la
performativité, si nécessaire, si nouvelle en Occident et dans les discours
académiques, si fertile aussi, a une certaine limite » ; « Partout où un espace
éthique, juridique ou politique est conféré à des actes performatifs, c’est-à-dire
à des actes de langage qui produisent des événements, ceux-ci donnent
naissance à des institutions » ; « Chaque fois donc que nous supposons que ces
langages performatifs ou ces communications performatives produisent des
événements, de la même façon ils neutralisent l’événement »35. En d’autres
termes, Derrida semble vouloir dire que l’acte performatif ne peut être réussi
que s’il est garanti par des conventions et que dans ce cas l’événement qu’il
produit est en quelque sorte prédéterminé : privé de ce qu’il nomme
« l’événementialité brute de l’arrivant », ou de ce que l’on pourrait peut-être
appeler dans un autre langage que le sien sa spontanéité. C’est pour clarifier ce
point qu’il faut se souvenir de ce que Derrida avait prononcé la veille de la
confrontation avec Habermas une conférence que les participants venaient de
discuter, mais aussi apprendre en s’y reportant que dans celle-ci il posait en
particulier cette question : « Ce qui arrive, ce qui a lieu, ce qui survient en
général, ce qu’on appelle l’événement, qu’est-ce que c’est ? Peut-on demander à
son sujet “Qu’est-ce que c’est ?”36. »
Voici l’explication en quelque sorte technique qui était alors donnée de cette
question : « L’événement doit non seulement suspendre le mode constatif et
propositionnel du langage de savoir (S et P), mais ne même plus se laisser
commander par le speech act performatif d’un sujet. Tant que je peux produire
et déterminer un événement par un acte performatif garanti, comme tout
performatif, par des conventions, des fictions légitimes et un certain “comme
si”, je ne dirai pas, sans doute, que rien ne se passe ou n’arrive ; mais je dirai
que ce qui a lieu, arrive ou ce qui m’arrive reste encore contrôlable et
programmable dans un horizon d’anticipation ou de précompréhension : dans
un horizon tout court. C’est de l’ordre du possible maîtrisable, c’est le
déploiement de ce qui est déjà possible. C’est de l’ordre du pouvoir, du “je
peux”, du “je suis habilité à” (I may, I can). Point de surprise, donc pas
d’événement au sens fort. » Voilà qui était précisément dit et ce pourquoi on
s’est risqué à utiliser le terme de « spontanéité » qui n’appartient pas au lexique
de Derrida pour chercher une forme de synonyme du mot « événementialité ».
Ce qui était ajouté un peu plus loin était encore plus net : « On dit trop
souvent que le performatif produit l’événement dont il parle. Certes, il faut
aussi savoir que, inversement, là où il y a du performatif, un événement digne
de ce nom ne peut arriver. Ce qui arrive appartient à l’horizon du possible,
voire d’un performatif possible, cela n’arrive pas, au sens plein du mot. (…)
seul l’impossible peut arriver. (…) La force de l’événement est toujours plus
forte que la force d’un performatif37. »
Une fois encore, on ne sait ni si Habermas était intervenu sur ce point dans
la discussion matinale consacrée à cette conférence prononcée par Derrida la
veille ni si l’après-midi celui-ci l’a développé autant que dans la réponse à
Critchley autour de laquelle il improvisait ni dans ce cas si une partie du débat
a tourné autour de lui. Toujours est-il qu’ailleurs et plus tard Habermas a
longuement commenté le passage qui vient d’être cité. D’une façon un peu
convenue certes, c’est-à-dire en évoquant Heidegger attendant l’« arrivée d’un
événement ». Mais pour souligner aussitôt le fait qu’en défendant avec
« passion » le « devoir d’engagement inconditionnel de la communauté
universitaire en faveur de la liberté et de la vérité », Derrida avait ce soir-là
lancé « une gifle de plus à la face des verdicts de Heidegger »38. Voilà donc une
surprise de taille. Ce commentaire de Habermas provient d’une conférence
prononcée lors d’un colloque consacré à Derrida du 3 au 5 décembre 2000 à
Paris, c’est-à-dire un tout petit peu plus de cinq mois après la rencontre de
Francfort. Non seulement il revient sur un point particulièrement délicat qui
avait été à l’ordre du jour de cette dernière, mais il le fait à contrecourant de ce
que l’on pourrait attendre au regard de sa critique antérieure et du désaccord
qui indéniablement persiste à son sujet. Enfin, il saisit l’occasion d’effectuer
une mise au point essentielle concernant ce qu’il faut véritablement penser de
la relation entre Derrida et Heidegger : ce qu’il en dit est sinon tout à fait, du
moins en partie le contraire de ce qu’il avait affirmé quinze ans plus tôt39.
Avant de revenir à la réponse de Derrida au texte de Critchley préparant la
discussion en face à face avec Habermas, restons encore un instant dans le texte
de la conférence prononcée la veille. Celle-ci n’avait certes pas été écrite
spécifiquement pour cette rencontre, puisqu’elle était à l’origine une lecture
donnée à Stanford deux ans plus tôt. Mais d’une façon allusive et cependant
précise, elle cernait le point de désaccord que l’on peut formaliser de la façon
suivante : Derrida explicitait sa réserve vis-à-vis de la thématisation de la
question éthique à partir des actes performatifs par le fait que ceux-ci
supposent une « précompréhension » de l’événement et s’inscrivent sur
l’horizon d’une anticipation de son résultat possible, à quoi il oppose de façon
générale l’inconditionnalité de la responsabilité ; ce sont précisément ces deux
qualités mises au jour par la théorie du langage ordinaire qui font pour
Habermas de ces actes le bon médium de « la dépendance par rapport à
Autrui »40. Dans la réponse à Critchley et donc peut-être devant Habermas si
tant est que cet élément du texte ait été repris oralement sous une forme plus
ou moins similaire, Derrida fournit une explication différente mais
parfaitement complémentaire autour de cette idée : la façon dont les actes
performatifs tels qu’il les a décrits neutralisent l’événement de la rencontre
d’autrui a un effet « protecteur » qui allège excessivement le poids de la
responsabilité ; l’éthique ne trouve son sens le plus profond qu’au moment où
« le langage constatif tout autant que le langage performatif sont mis au service
d’un autre langage41 ». À quoi s’ajoute qu’il fait l’effort d’inviter Habermas à la
discussion sur ce point en résumant d’un mot l’objection que celui-ci serait
susceptible de lui opposer : il y a dans l’idée d’une responsabilité infinie une
« surcharge (overload) éthique », autrement dit et si l’on comprend bien une
sorte de dramatisation excessive du problème de la relation à l’autre qui
empêche toute résolution de celui-ci. Anticipant le fait que Habermas puisse
défendre effectivement cette idée face à lui en faisant valoir la nécessité d’une
forme de normativité, il maintenait sa thèse en la synthétisant : « Quand il y a
des normes, tout est fini, tout est fait, puisque tout découle des normes. Il n’y a
plus de responsabilité là où il y a des normes » ; « Il n’y a d’éthique que
précisément là où je suis dans une impuissance performative (performative
powerlessness) ». Une fois de plus, on ne sait pas si Habermas est entré sur ce
terrain de discussion ouvert par Derrida de façon telle que le désaccord était à
vif et pouvait donc être schématisé.
Risquons-nous cependant pour la deuxième fois à considérer le texte écrit
quelques mois plus tard par Habermas comme une sorte de réponse à distance
aux idées défendues par Derrida à Francfort. Dans celui-ci, il explique
précisément la manière dont il pense la question qui en quelque sorte obsède
Derrida de la « dépendance par rapport à autrui » et synthétise sa propre
conception de l’éthique au travers d’un argument qui peut se schématiser de la
façon suivante : « En tant qu’êtres sociaux, nous nous trouvons dans une forme
de vie structurée par le langage » ; c’est au travers de l’interaction médiatisée
par celui-ci que la question éthique se déploie ; la précompréhension mutuelle
et l’horizon d’attente d’un accord présents dans les actes performatifs sont
précisément ce qui permet une entente entre les participants permettant de
fournir une explication « faillibiliste » et « non sceptique » de
l’« inconditionné »42. « Non sceptique » veut ici dire non attaché à un
paradigme purement décisionniste, ce qui pourrait sembler être parfois le cas
chez Derrida lorsqu’il paraît récuser toute normativité préexistant à l’acte
éthique. « Faillibiliste » signifie le fait que la relation avec Autrui ne peut pas
être fondée dans un impératif de la raison comme chez Kant, ce avec quoi
Derrida est d’accord même s’il le dit d’une autre façon. La position de
Habermas est donc qu’il faut donner à l’inconditionnalité de la relation
éthique un sens « faible et procédural » : ni en quelque sorte hyperbolique
comme chez Derrida ou Levinas ni trop allégé par la loi morale comme dans la
version classique du kantisme ; lié au fait qu’elle peut être réduite de façon
toujours provisoire et révisable au travers d’une interaction contrainte par les
normes qui président à l’usage du langage ordinaire et n’appartiennent à
personne. Si cet exercice de reconstruction d’une discussion qui n’a très
probablement pas eu lieu à chaud et en tout état de cause sous cette forme dans
le séminaire de Francfort a un sens, il montre qu’il existe un désaccord
théorique fort entre Derrida et Habermas sur cette question de la justice. Mais
du moins offre-t-il peut-être un exemple de délimitation précise des zones de
divergence et de convergence qui est la condition de possibilité d’une
authentique discussion.
La dernière question traitée par Derrida à l’invitation de Critchley était la
seule sur laquelle une proximité et même un accord avec Habermas pouvaient
être anticipés : celle de la politique. Critchley avait en quelque sorte pris la
précaution d’aplanir le terrain en insistant sur le fait que Derrida et Habermas
sont tous deux des penseurs anti-utopistes43. Mais sans doute lui fallait-il
rassurer un peu plus le second en attestant l’attachement du premier à
l’héritage politique des Lumières par la citation d’un propos dénué
d’ambiguïté : « Rien ne me paraît moins anachronique que l’idéal classique
d’émancipation44. » Derrida avait à son tour eu la prudence de quelque peu
déplacer la question, préférant traiter du problème classique de la souveraineté
sur lequel une entente avec Habermas pouvait être imaginable, plutôt que celui
de la « démocratie à venir » qui risquait de demeurer une source de mésentente
faute de temps pour l’expliciter complètement. D’où une hypothèse
explicitement adressée à Habermas une fois admise la proximité entre les
questions de l’inconditionnalité et de la souveraineté : « Il existe un
inconditionnel sans souveraineté, un inconditionnel sans pouvoir » ; « La
souveraineté comme héritage théologique sécularisé — souveraineté de Dieu et
du roi de droit divin, souveraineté du peuple, souveraineté démocratique au
sens de Rousseau — demeure un héritage théologique. » Derrida pensait sans
doute à juste titre que Habermas ne pouvait qu’être d’accord avec la
désignation du concept de souveraineté comme legs de la théologie. Il le savait
tout aussi méfiant que lui à l’égard de la conception rousseauiste du pouvoir. Il
lui semblait donc possible de reformuler son idée de départ sous une forme
susceptible d’être mieux acceptée : la raison pour laquelle l’éthique et la
politique supposent un moment d’inconditionnalité sans la dimension de
pouvoir qu’emporte l’acte performatif tient en cela que « l’appel de l’autre,
l’arrivée de l’autre ou d’un événement est une charge, une responsabilité
infinie ».
Que les relations éthiques et politiques requièrent un moment
d’inconditionnalité sans pouvoir, Habermas pouvait d’autant mieux l’admettre
qu’il cherche à décrire quelque chose de cet ordre au travers des exigences de
validité qui se manifestent dans l’usage d’un langage ordinaire que personne ne
maîtrise. Qu’en retour Derrida doute du fait que cela suffise et mobilise une
dimension pour tout dire transcendante de la responsabilité tout en affirmant
que le concept de justice ne saurait être soumis à une déconstruction pouvait
peut-être devenir acceptable à ses yeux. C’est ce qu’avaient suggéré chacun à
leur tour Axel Honneth et Simon Critchley, celui-ci citant un texte surprenant
de Habermas : « Même le moment d’inconditionnalité exprimé avec insistance
dans les exigences de validité transcendante de la vie quotidienne ne suffit pas.
Un autre type de transcendance est préservé dans la promesse non tenue,
révélée par l’appropriation critique de traditions religieuses créatrices d’identité,
et encore une autre dans la négativité de l’art moderne. Le trivial quotidien doit
être ouvert au choc de ce qui est absolument étrange, cryptique ou
inquiétant45. » On reconnaît ici des perspectives ouvertes par Benjamin et
Adorno, dont Habermas se sent à l’évidence plus proche que de Levinas dont
s’inspire Derrida sur ces questions. Mais du moins admet-il le besoin d’une
dimension de transcendance différente de celle ouverte par les exigences de
validité propres à l’éthique de la discussion et en tout état de cause beaucoup
plus indéterminée. Cette esquisse suggestive d’une constellation où Habermas
se trouve aux côtés de deux auteurs qui lui sont chers et dans laquelle Derrida
est susceptible d’entrer pouvait placer la discussion sous des auspices
favorables46. On dira peut-être que l’exercice de reconstruction hypothético-
déductive de cette dernière auquel on vient de se livrer a parfois supposé des
idéalisations de son contenu de faible garantie philologique. Il sera toutefois
possible de chercher à en contrôler quelques points au travers de textes
postérieurs, sachant qu’en tout état de cause ses effets quant à eux sont connus.

DE LA PAIX EN PHILOSOPHIE

Pour le dire une dernière fois, on en sait assez peu sur la rencontre de
Francfort et elle pourrait avec le temps devenir l’un des moments de l’histoire
de la philosophie dont l’aura se tient entre le mystérieux et le mythique. On se
souvient toutefois de l’adjectif utilisé par Derrida pour la qualifier après l’avoir
désignée comme « labyrinthe » : redlich. Qu’elle se soit déroulée avec
« probité » est déjà beaucoup et quoi qu’il en ait été de son contenu précis elle a
tenu sa promesse d’ouvrir un horizon pacifique dans les relations entre deux
penseurs dont la guerre attestait une déchirure profonde de la conscience
philosophique de l’Europe. L’un et l’autre s’étaient-ils dit qu’il leur fallait
chacun appliquer cette maxime que Derrida emprunte : « Ne jamais réprimer
ni te taire à toi-même une objection que l’on peut faire à ta pensée ! Fais-en le
vœu ! Cela fait partie de la probité (Redlichkeit) première de ta pensée » ? Celle-
ci devrait être en tout état de cause la règle d’or de l’éthique de la discussion et
l’on pourrait aux exclamations près l’attribuer à Kant. Elle appartient toutefois
à un auteur peu réputé pour son irénisme intellectuel ou sa douceur de ton : de
nouveau Nietzsche47. À qui prêter cette idée : « Chaque penseur bâtit son
œuvre pour ainsi dire sur les ruines d’une autre » ? On se dit que cette fois elle
doit être de Nietzsche, ou du père de la déconstruction. Mais sûrement pas de
Habermas ou de quelqu’un de son monde. Elle est pourtant de Kant, que l’on
croyait avoir une idée plus sereine de la vie de l’esprit48. Derrida a raison, le ton
apocalyptique n’est pas rare en philosophie et l’on est parfois surpris de
découvrir qui le prend pour quoi faire. Toujours est-il qu’il est désormais
rétrospectivement certain que durant la guerre entre Habermas et Derrida les
conditions de possibilité d’une paix future avaient été préservées.
On s’était demandé au début de ce chapitre ce que pourrait ou devrait être
une paix entre philosophes. Mais sans jamais se dire qu’il n’est après tout pas
évident qu’elle soit un bienfait. Sur ce sujet encore, il serait possible de faire
une devinette. Dévoilons cependant déjà la surprise : on trouve sous la plume
de Kant une défense loin d’être seulement paradoxale de la guerre en
philosophie. Voici comment celui-ci décrit la façon dont l’homme réalise sa
nature d’« animal raisonnable » au travers de deux « propensions » et deux
seules : d’abord « à se servir de cette faculté pour raisonner, pour peu à peu
raisonner de façon méthodique et cela simplement par concepts, c’est-à-dire à
philosopher » ; « Ensuite, à se frotter à autrui, même de façon polémique, avec
sa philosophie, c’est-à-dire à disputer (disputieren) et, car cela ne se produit pas
facilement sans passion, à batailler (zanken) en faveur de sa philosophie, et
finalement, en se rassemblant massivement dans des camps qui s’opposent
(école contre école, comme armée contre armée), à mener une guerre ouverte
(offenen Krieg) »49. S’agissant donc de ce que l’on pourrait nommer la vie de
l’esprit, Kant serait-il donc schmittien ? Attendons un peu avant de chercher à
répondre, non sans toutefois noter que cette « impulsion » guerrière de
l’homme qui s’adonne à la raison vient de loin et doit être considérée comme
rien moins qu’une des « dispositions bienfaisantes et sages de la nature
(wohltätigen und weisen Veranstaltungen der Natur) ».
Il faut savoir que l’idée d’une « ruse » de la nature n’est pas chez Kant une
rareté, puisqu’elle régit aussi sa conception de l’histoire50. Mais tout de même.
C’est bien une histoire de la philosophie jusqu’à son époque qu’il esquisse à
partir de cette idée, pour montrer l’impossibilité d’un « état de paix » dans ce
domaine et l’illustrer en caractérisant les positions des adversaires : « Le
dogmatisme (…) est un oreiller pour s’endormir et c’est la fin de toute vivacité
(Belebung), laquelle est précisément un bienfait en philosophie » ; « Le
scepticisme (…) ne possède rien par quoi il puisse exercer une influence sur la
raison en son activité, parce qu’il rejette tout sans l’utiliser » ; « Le
modérantisme, qui vise la position intermédiaire, croit trouver dans la
vraisemblance subjective la pierre philosophale et, par l’accumulation de
multiples raisons isolées (dont aucune, pour soi seule, n’est démonstrative),
s’imagine pallier l’absence de la raison suffisante, n’est en fait pas une
philosophie ». Vient enfin la sienne, qu’il présente de la façon suivante : « La
philosophie critique est celle qui ne commence pas avec des tentatives pour
bâtir ou détruire des systèmes, ou même seulement (comme le modérantisme)
pour établir sur des supports un toit sans maison afin, à l’occasion, de venir s’y
abriter, mais qui commence son entreprise de conquête (…) par l’examen du
pouvoir (Vermögen) de la raison humaine. » Examiner le pouvoir et partant les
limites de la raison quel que soit le sens dans lequel on s’y prenne, à ce jeu les
philosophes critiques pourraient être plus nombreux qu’on le croit.
On pourrait se dire que ce point où Kant décrit l’abandon de la fâcheuse
habitude de « ratiociner à tort et à travers » et présente sa propre démarche est
celui d’une fin de l’histoire guerrière de la philosophie. Cela est à la fois vrai et
faux, en tout état de cause au travers de ce qui ressemble à un paradoxe :
« Cette philosophie, qui est un état continuellement armé (contre ceux qui
font le contresens de confondre phénomènes et choses en soi), état armé qui
par là même accompagne en outre sans cesse l’activité de la raison, ouvre la
perspective d’une paix perpétuelle entre philosophes. » Sans surprise, Kant n’est
pas Hegel et ne perçoit ni tout à fait dans sa propre pensée le système achevé
du Savoir ni déjà dans son époque le terme d’une histoire de la Raison. Aurait-
il donc lui encore un ennemi qu’il attendrait toujours sur le pied de guerre ?
Oui, et d’ailleurs nous le connaissons déjà, bien qu’il surgisse ici par
improviste : « M. Schlosser, un homme qui a un grand talent d’écrivain et dont
la façon de penser (comme on a des raisons de le croire) est déterminée à
favoriser le bien, fait son entrée de façon inattendue sur le champ de bataille de
la métaphysique (Kampfplatz der Metaphysik), pour se divertir, en des loisirs
qui ne sont pourtant pas dépourvus d’activités, de l’exercice coercitif et sous
autorité, de l’application de la loi51. » Kant voit donc à toute époque y compris
la sienne la philosophie s’exercer comme « guerre ouverte » où l’on vit
« continuellement armé ». Il s’estime lui-même installé sur le « champ de
bataille de la métaphysique » ! On le voit pour la seconde fois se battre avec
celui qu’il présentait ailleurs comme le chef des « mystagogues ». Schlosser
derrière qui on avait reconnu Jacobi était dénoncé pour confondre la « parole
de la raison » avec la « voix d’un oracle » et « tomber dans une vision exaltée
qui est la mort de la philosophie », Kant écoutant chez lui un ton prétentieux
traduisant une « illumination mystique ». En un sens, ce dont il est accusé ici
est plus grave : « Évacuer autant que possible la critique de la raison pure » ;
méconnaître « le principe qui peut servir de pierre de touche pour la
détermination de tout ce dont nous avons la faculté : Agis toujours selon une
maxime telle que tu puisses en même temps vouloir qu’elle devienne une loi
universelle »52. Kant a donc bien son ennemi et n’hésite jamais à user contre lui
d’un ton guerrier, ce dont il fait en outre une nécessité pour la philosophie
dans une époque qui remonte à ses origines et n’est toujours pas achevée.
Commentant Kant et le commentaire qu’en avait donné Derrida, on s’était
pris à imaginer un instant sous les traits du doux philosophe de Königsberg un
Habermas pourfendant le père de la déconstruction pour mieux combattre
Heidegger. À la lecture de Habermas lui-même, on s’était dit ensuite que tout
n’était pas que fantasme : à la manière de Kant dénonçant en « artiste de la
raison » celui qui prétendait obtenir de façon « géniale » par l’écoute d’un
oracle ce que les autres tentent de saisir par un « travail », il récusait la parole
oraculaire de Heidegger comme néo-païenne ; plus encore que Kant se
moquant des hommes de son temps qui voulaient faire de la poésie avec la
raison, il critiquait chez Derrida une tentative visant à remplacer la philosophie
par la littérature et la logique par la rhétorique ; deux siècles après Kant, il
affirmait au nom d’une « partialité pour la raison » que de telles pratiques
entraînent la mort de la philosophie. Faudrait-il désormais aller plus loin et
penser que Habermas lui aussi considère la philosophie critique comme « un
état continuellement armé (immer bewaffneter Zustand) » ? On l’a vu
effectivement faire une guerre sur ce qui ressemblait à une ligne de front où
l’on se bat comme dit Kant « armée contre armée (Heer gegen Heer) ». Le code
officiel de l’éthique de la discussion considère bien qu’en philosophie il faut
« se frotter à autrui » et même « disputer ». Sans vraiment le dire, il pourrait
certes reposer sur l’idée qui est donc kantienne selon laquelle même la
polémique est nécessaire à la « vivacité » de la philosophie. Mais on ne savait
pas qu’il contiendrait peut-être une sorte de clause additionnelle secrète qui
dirait qu’entre philosophes on mène quand il le faut une « guerre ouverte ».
Habermas a donc bien lui aussi son ennemi, sur ce qui paraît être encore le
« champ de bataille de la métaphysique » ou déjà le tas de ses ruines :
Heidegger. Mais également un adversaire, moins dangereux que ce dernier et
cependant à réduire pour autant que ressemblant sans doute au sceptique du
temps des débuts de la pensée critique : Derrida. Peut-être n’était-ce déjà plus
tout à fait son état d’esprit au moment de l’impromptu de Francfort. Et
d’ailleurs Derrida et lui ont fini par faire la paix. Kant aurait-il encore quelque
chose à nous dire à ce sujet ?
Le titre même de son opuscule et une remarque faite comme en passant qui
semblait paradoxale nous disent que oui. Voici qui est désormais clair : « Un
traité de paix qui soit tel que, pourvu que les parties se comprennent
réciproquement, il soit aussitôt conclu (sans capitulation), peut aussi être
annoncé comme conclu, du moins comme proche de sa conclusion53. » Se
pourrait-il que l’on ait là une belle hypothèse concernant le résultat de la
discussion de Francfort ? On se souvient en avoir formulé une autre en usant
déjà d’un mot de Kant issu de l’autre opuscule sur les batailles philosophiques :
ce qui avait précédé celle-ci pourrait n’avoir été que « du bruit pour rien ».
L’affaire traitée ici est apparue plus sérieuse que la précédente et l’on s’attend à
ce que si conditions il y a pour une paix, elles soient plus exigeantes. Kant
prend la peine de repartir de loin pour expliciter son « annonce d’une paix
perpétuelle en philosophie » : celle-ci est en son premier sens une « doctrine de
la sagesse » ; mais aussi et sans doute à son époque surtout une « doctrine du
savoir ». L’élément essentiel tient cependant à la définition de sa fonction du
second de ces points de vue : « Faire voir à la raison ses limites ». Voilà bien sûr
le principe même de la philosophie critique dont Habermas se veut l’héritier,
mais en assumant ce qu’il a appris d’Adorno : le fait qu’entre l’époque de Kant
et la sienne se sont imposés les effets ravageurs d’une « dialectique de la raison »
empêchant de simplement continuer comme avant ou de reconstruire à
moindres frais. Cela pourrait-il vouloir dire que l’on peut admettre plusieurs
manières de montrer à la raison ses limites et qu’il serait même envisageable de
se trouver des alliés inattendus sur un champ de bataille où c’est la
métaphysique qu’il s’agit plus clairement que jamais de défaire ? Laissons pour
l’instant de côté cette hypothèse qui concerne les tâches de la philosophie. Mais
non sans rappeler ce qu’écrivait Habermas au sujet de Horkheimer et Adorno
pour esquisser en creux son propre programme : « Ils se sont livrés à un
scepticisme effréné vis-à-vis de la raison, au lieu d’examiner les raisons qui
permettent de douter de ce scepticisme lui-même54. »
Revenons une dernière fois à Kant et à ce qui importe en premier lieu ici :
les conditions de possibilité d’une paix entre philosophes. Son propos à ce sujet
pourrait sembler banal, trop simple ou presque seulement édifiant : « Il est
possible que tout ne soit pas vrai dans ce qu’un homme tient pour tel (car il
peut se tromper) ; mais dans tout ce qu’il dit, il lui faut être véridique (il ne doit
pas tromper). » Il en est donc ici du philosophe comme de tout un chacun dans
ses relations avec les autres : il ne doit pas mentir. À ceci près cependant que la
recherche et la diffusion de la vérité sont pour lui une profession et qu’il existe
deux sortes de mensonges : « Si l’on fait passer pour vrai ce dont on a pourtant
conscience que c’est faux » ; « Si l’on fait passer pour certain quelque chose
dont on a conscience pourtant qu’il est subjectivement incertain ». Sans l’être
exclusivement, la seconde de ces propositions semble bien adaptée aux
exigences de la philosophie. Toujours est-il que ce qui est en vue paraît presque
reposer sur pas grand-chose : « Le commandement Tu dois (…) ne pas mentir,
accepté très profondément comme principe dans la philosophie comme
doctrine de la sagesse, non seulement y produirait à lui seul la paix perpétuelle,
mais pourrait même la garantir pour l’avenir. » Soyons clairs, tout comme à
Searle auparavant Derrida reprochait à Habermas de mentir au premier sens
lorsqu’il l’accusait de confondre philosophie et littérature, de remplacer la
logique par la rhétorique ou encore de refuser d’argumenter. Aurait-il continué
de le penser qu’il ne serait pas venu à Francfort et une fois là-bas de son côté
Habermas ne pouvait plus le soupçonner de telles choses. La condition de
possibilité de la rencontre était-elle seulement que chacun ait le sentiment que
l’autre ne ferait pas ou plus passer pour certain ce qu’il savait en son for
intérieur spéculatif ne pas l’être ? Une chose paraît sûre : dans les termes de
Kant, le fait que celle-ci ait ouvert ce qui apparaîtrait bientôt comme une paix
suppose qu’elle ait été conduite dans le « ton de la véracité (Ton der
Wahrhaftigkeit) ».
Kant en son temps avait fait entendre « un ton supérieur nouvellement pris
en philosophie ». Derrida peu avant les attaques de Habermas écoutait en écho
« un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie ». Nous avons perçu
dans leur conflit un ton guerrier entendu récemment en philosophie. En
termes kantiens, ce que l’on pourrait appeler la condition a posteriori de la paix
future entre Habermas et Derrida a été que leur confrontation directe se soit
effectivement passée dans le « ton de la véracité ». Mais c’est à Nietzsche que
Derrida a emprunté le mot caractérisant à ses yeux la façon dont elle s’est
déroulée : Redlichkeit. « Probité »/ « véracité » : ce n’est pas tout à fait la même
chose. À quoi s’ajoute que c’est Kant et non pas Nietzsche qui pense l’histoire
de la philosophie entre guerre et paix. Et donc peut-être Habermas et non pas
Derrida ? On avait eu le sentiment que Searle quant à lui n’agissait qu’en état
de guerre. Comme un philosophe critique tel que le décrit Kant ? On sait aussi
qu’entre lui et Derrida aucun horizon pacifique ne s’est jamais dégagé. À qui la
faute ? Cela n’importe sans doute pas vraiment. Mais on se souvient encore de
ce que quelques auteurs plutôt issus du camp de Searle s’étaient en quelque
sorte attachés à montrer qu’il devrait être possible de conduire sur un ton de
véracité ou dans un esprit de probité une confrontation entre « deux éminentes
traditions philosophiques » représentées par Austin et Derrida. Pourrait-on en
conclure que de même qu’une discussion entre le représentant de la
philosophie critique revisitée et celui d’une déconstruction explicitée a permis
la fin d’une guerre qui avait déchiré la philosophie « continentale » pendant
plusieurs décennies, de même cela pourrait préfigurer la possibilité d’en finir
avec une sorte de paix d’indifférence mais armée entre cette tradition et
l’autre ? C’est sans doute beaucoup s’avancer. Disons d’un mot cher à Derrida :
« peut-être ».
Que s’est-il passé entre la rencontre de Francfort (24 juin 2000) et la
publication de Nach dem Krieg (31 mai 2003) dont on a fait le symbole public
de la paix entre Habermas et Derrida ? Tout d’abord, Habermas a prononcé à
Paris début décembre 2000 devant Derrida et dans un colloque qui lui était
consacré une conférence intitulée « Comment répondre de la question
éthique ? ». On l’a déjà évoquée, pour relever le fait que Habermas citait et
commentait un passage de la conférence prononcée à Francfort par Derrida
le 23 juin : sur ce que l’on pourrait appeler la performativité philosophique du
performatif et plus précisément l’idée selon laquelle « seul l’impossible peut
arriver ». Mais aussi pour souligner la façon dont Habermas traçait clairement
une ligne de séparation entre Heidegger et Derrida juste esquissée dans Le
discours philosophique de la modernité : « D’un côté, une trahison néopaganiste
de l’héritage du monothéisme et de l’autre une loyauté éthique adoptée envers
ce même monothéisme55. » À la lecture du livre écrit en état de guerre, on
s’était dit qu’une telle idée pouvait faire que les ponts ne soient pas totalement
rompus pour l’avenir avec Derrida. Une remarque du même ordre était venue à
l’esprit au constat de ce que Habermas rapprochait de façon plus qu’incidente
sans toutefois être insistante ce dernier d’Adorno. Cette fois, il avoue les limites
de sa connaissance de l’œuvre de Derrida et marque la « distance » qui les
sépare ; mais il la dit « stimulante », attestant des sujets de préoccupation et des
intentions communs. Enfin, s’il parle au fond peu de Derrida et beaucoup de
Kierkegaard, il cite plusieurs fois Adorno qui offre la véritable toile de fond
d’une réflexion sur l’éthique proche de relever de ce que celui-ci nommait une
« science mélancolique ».
Certes Habermas présente en la mettant en scène sa propre thèse : « Les
théories morales et politiques ont à payer un lourd tribut à la division du
travail qui les oppose à l’éthique proprement dite » ; Kierkegaard a offert la
première réponse « postmétaphysique » à la question éthique en se demandant
comment peut-on « être soi-même », mais celle-ci, comme celle de Jaspers,
reste dans l’orbe de la foi individuelle ; le tournant linguistique que lui-même
emprunte offre une interprétation « plutôt déflationniste » en ce sens que les
locuteurs « sont tous des autres les uns par rapport aux autres »56. Il fait même
une allusion directe au débat avec Derrida sur ce point, en affirmant que cette
interprétation de la dépendance par rapport à autrui respecte la « signification
faillibiliste et non sceptique de l’“inconditionnalité”, en lui donnant un sens
faible et procédural ». Mais surtout, dans ce texte méticuleusement travaillé il
se livre à un exercice consistant à réécrire pour partie sa critique de Heidegger
en s’inspirant d’Adorno sans oublier Derrida qu’il n’embarque plus dans les
mêmes galères qu’autrefois. Habermas cite donc un texte d’Adorno presque
devenu fétiche, l’aphorisme final des Minima moralia : « La seule philosophie
dont on puisse encore assumer la responsabilité face à la désespérance, serait
celle qui tente de considérer toutes les choses comme si elles se présentaient du
point de vue de la rédemption. (…) Il faudrait créer des perspectives nouvelles
qui déplacent le monde, le rendent étranger (et le) révèlent (…) tel que,
indigent et déformé, il apparaîtra un jour dans la lumière messianique57. » Puis
il ajoute à ce passage où s’entend fortement la voix de Benjamin un peu de la
suite qui pourrait sans difficulté faire écho à des propos de Derrida : « Plus la
pensée refuse passionnément sa conditionnalité au nom de l’inconditionnel et
plus elle se livre de manière inconsciente, et donc effroyable, au monde. C’est
même en fin de compte sa propre impossibilité qu’elle est conduite à
appréhender au nom du possible. » On va voir qu’en quelque sorte Derrida
prendra un peu plus tard cette balle au bond. Il reste que ce qui importe pour
Habermas dans cette conférence tient en cela qu’alors qu’Adorno par son
allusion à la rédemption préserve la « substance normative du monothéisme »,
Heidegger quant à lui la rejette en toute connaissance de cause.
Esquissons ce point qui méritera plus amples développements mais dont
l’intérêt principal est à l’instant qu’avec lui Habermas redessine la relation entre
Derrida et Heidegger. Ici, c’est donc sous l’angle de ce qu’il faut appeler la
« religion » en plusieurs sens que les choses sont examinées en deux coups. Au
travers du premier, Habermas montre que si Être et temps offre l’explication
philosophique la plus convaincante de ce que Kierkegaard concevait comme
vie au-delà du désespoir, Heidegger prive l’authenticité de son contenu
normatif en formulant un appel « vide » à une résolution dépourvue de toute
substance et qui anticipe « la vacuité de l’imploration à l’arrivée de l’Être »58.
Puis par le second, il décrit ce qui s’est produit chez Heidegger et sa
conséquence : « Un tournant qui mène de la pensée totalisante de la
métaphysique à une soumission à quelque chose de supérieur » ; « L’anonymat
d’un pouvoir impersonnel en retrait exige de nous l’attitude obéissante de
quelqu’un guettant l’arrivée incertaine d’un message indéterminé ». On voit
donc où Habermas veut en venir au travers d’une interprétation du
« tournant » de Heidegger différente de celle qu’il donnait dans Le discours
philosophique de la modernité. En premier lieu, au fait que dans la perspective
de l’histoire de l’Être Heidegger a décidé de faire de la tradition monothéiste
une partie de l’histoire de la métaphysique, avec pour conséquence que le
judaïsme, le christianisme et leurs contenus normatifs tombent sous la critique
de celle-ci. Puis à l’idée selon laquelle, puisque cette critique est conduite à la
recherche des origines archaïques, Heidegger parle toujours « des dieux plutôt
que de Dieu », ce qu’atteste le titre de sa dernière interview au Spiegel : « Seul
un dieu peut nous sauver. » Enfin, à ceci qui est l’essentiel dans le contexte :
« La critique adornienne de la “pensée de l’origine (Ursprungsdenken)” est
l’antithèse de la “pensée des débuts” défendue par Heidegger » ; autrement dit,
il est possible de critiquer la métaphysique de façon radicale sans trahir
l’héritage du monothéisme, ce qui est manifestement le cas chez Adorno et
aussi bien que de façon peut-être moins visible chez Derrida. Habermas peut
alors si l’on veut jouer avec le plus grand sérieux autour d’un texte étrange dans
lequel ce dernier imagine des théologiens demandant à Heidegger de revenir
sur son rejet de la tradition monothéiste. Pour montrer ceci : « La manière
dont Derrida s’est lui-même approprié la dernière philosophie de Heidegger
repose sur un arrière-plan plus théologique que présocratique, plus juif que
grec59. » In fine et sans araser la différence d’approche de la question éthique,
Habermas a fait droit à Derrida de l’essentiel : être resté fidèle à ce que l’on
pourrait appeler le noyau non déconstructible de la culture occidentale, c’est-à-
dire ce qu’Adorno lui-même préservait en dépit de son irrédentisme
philosophique et de son pessimisme historique.
Voilà qui ressemblait donc dans le style de Habermas et selon sa façon
d’argumenter à un compliment allant au-delà de ce que requièrent la
« probité », la « véracité » et même la simple civilité dans le temps un peu
suspendu qui succède à une guerre sans que l’on soit tout à fait certain d’être
en paix. À Paris, Habermas l’avait prononcé sur les terres de Derrida et c’est à
Francfort que celui-ci devait en quelque sorte saisir la main tendue. Pas à
n’importe quelle occasion : pour la remise du prix Adorno. Un jour précis :
le 11 septembre 2001, anniversaire de la naissance de celui-ci. Mais la date
traditionnelle de remise du prix avait été reportée au 22, à la demande de
Derrida en raison d’un voyage en Chine. Planait donc sur ce moment de ce
que celui-ci appelle « l’histoire d’une amitié avec obstacles » un authentique et
tragique « événement ». Il reste que son texte était déjà écrit et peut donc être
lu du seul point de vue de cette histoire, en sachant qu’un hommage en la
circonstance attendu au fondateur de la théorie critique offrait une occasion
rêvée de dire des choses philosophiquement amicales à son héritier. À la lecture
de cette conférence, on croit cependant deviner que Derrida voulait en faire
davantage. Partant d’un rêve de Benjamin, rêvant autour de quelques
fragments d’Adorno, tissant des remarques allusives à ses différends avec
Habermas, il cherche certes à convaincre avec une gravité qui évoque celle du
maître invisible des lieux. À son habitude, il multiplie les préliminaires, cherche
à séduire, veut charmer, presque enlacer son auditoire. Mais on pressent vite
qu’en un sens le texte est écrit pour une seule personne et que bien que lu en
français parsemé d’allemand il s’adresse avant tout à une oreille, comme s’il
s’agissait de lui murmurer : « Cette fois je te tiens, tu vas m’entendre dire dans
un langage spéculatif que tu ne peux pas soupçonner ce que tu n’avais pas
voulu comprendre dans le mien et nous verrons bien ce qu’il restera des
malentendus et du temps perdu. » Quitte à ce que cela soit en rêvant un peu, il
faut donc écouter avec la plus grande attention ce texte écrit en plusieurs
langues naturelles et philosophiques pour être lu avec des intentions sans doute
tout sauf académiques.
« Il s’agissait de changer en fichu une poésie » : Derrida tisse son
remerciement autour de ce fragment d’un rêve raconté en français par Walter
Benjamin à Gretel Adorno60. Nous sommes donc si l’on veut en famille, dans
une sorte d’intimité qui offre aux propos une forme d’immunité. Derrida n’en
profite pas tout de suite. Mais il met discrètement en place les acteurs d’une
scène sur laquelle se déroulait en partie son confit avec Habermas. Entre autres
questions dans le même registre, à propos du rêveur et de son rêve : « Saurait-il
l’analyser de façon juste et même se servir du mot “rêve” à bon escient sans
interrompre et trahir, oui, trahir le sommeil61 ? » Voici donc deux réponses
opposées : « Celle du philosophe serait fermement “non” : on ne peut tenir un
discours sérieux et responsable sur le rêve, personne ne saurait même raconter
un rêve sans s’éveiller » ; « Tout autre, mais non moins responsable, serait peut-
être la réponse du poète, de l’écrivain ou de l’essayiste, du musicien, du peintre,
du scénariste de théâtre ou de cinéma. Voire du psychanalyste. Ils ne diraient
pas non, mais oui, peut-être, parfois ». À bon entendeur, Derrida touche à ce
pourquoi Habermas lui faisait une scène, comme Kant à d’autres en son
temps : mélanger philosophie et littérature ou poésie. Car tel est bien le
problème, sur lequel il maintient allusivement la position qu’il tenait aussi face
à Husserl et Austin : « Cette réponse négative (…), je crois qu’elle définit peut-
être l’essence de la philosophie. Ce “non” lie la responsabilité du philosophe à
l’impératif rationnel de la veille, du moi souverain, de la conscience vigilante.
Qu’est-ce que la philosophie pour le philosophe ? L’éveil et le réveil. » Dans ce
contexte où rien ne doit fâcher, il n’est pas question d’éclairer l’affaire
davantage. C’est un fait : le philosophe dit « non » là où l’écrivain, le poète, le
musicien et quelques autres disent « oui » ; comprendra qui veut qu’il en va du
primat de la conscience, de la présence ou de la transparence à soi du sujet dans
la métaphysique.
Gardant silence sur un objet public de controverse, Derrida peut ouvrir la
porte de l’intimité : « Quant à cette lucidité, cette lumière, cette Aufklärung
d’un discours rêveur sur le rêve, j’aime justement penser à Adorno. » Cette fois,
il veut dire les choses de façon précise et pour toutes les oreilles : « J’admire et
j’aime en Adorno quelqu’un qui n’a cessé d’hésiter entre le “non” du
philosophe et le “oui, peut-être, parfois cela arrive” du poète, de l’écrivain ou
de l’essayiste, du musicien, du peintre, du scénariste de théâtre ou de cinéma,
voire du psychanalyste. En hésitant entre le “non” et le “oui, parfois, peut-être”,
il a hérité des deux. » On a envie de dire « bien joué » : cela est vrai, Adorno
comme Benjamin transgressait les frontières entre philosophie, littérature et
autres expressions de l’art ; Habermas le sait parfaitement, même s’il cultive
quant à lui une seule des deux parts du legs de son mentor ; sous couvert de
l’autorité de celui-ci, on peut donc puiser hors de la philosophie sans trahir la
raison dans une époque crépusculaire où en quelque sorte tous les rêves sont
bons à prendre. Si cela n’était pas tout à fait assez clair, Derrida précise : « Il a
pris en compte ce que le concept, la dialectique même, ne pouvaient concevoir
de l’événement singulier, et il a tout fait pour assumer la responsabilité de ce
double héritage. » À peine sous-entendu : « N’est-ce pas ce que je fais moi
aussi, en quelque sorte plus fidèle que d’autres au fondateur de l’École de
Francfort ? » Cela ferait presque déjà une bonne conclusion pour cet
hommage.
On doit d’autant plus respecter scrupuleusement le travail de Derrida autour
de quelques citations d’Adorno choisies de façon discrètement stratégique qu’il
va rapporter un peu plus tard ce qu’écrivait celui-ci à propos d’un mot de
Benjamin à ce sujet : « Il prenait à la lettre la phrase de Sens unique selon
laquelle les citations dans ses travaux ressemblaient aux brigands des chemins
(wie Raüber am Wege) qui surgissent brusquement afin de dépouiller le lecteur
de ses convictions62. » Premier brigandage de Derrida : « Lorsqu’on s’éveille au
milieu d’un rêve, même du pire cauchemar, on est déçu et l’on a l’impression
d’avoir été frustré de la meilleure part. Mais les rêves heureux, comblés, sont en
réalité aussi rares que l’est, selon Schubert, la musique joyeuse. Même le rêve le
plus beau porte comme une tache (wie ein Makel) sa différence par rapport à la
réalité, la conscience de ne nous procurer que de simples illusions. Voilà
pourquoi les rêves les plus beaux ont comme une fêlure. Une telle expérience
est fixée de façon inégalable dans la description du théâtre de verdure
d’Oklahoma dans l’Amérique de Kafka63. » Entendons bien, Adorno vient
d’évoquer un musicien et un écrivain. Derrida commente : « Comme toujours
chez Adorno, voilà son plus bel héritage, ce fragment théâtral fait comparaître
la philosophie en un seul acte, sur une même scène, devant l’instance de tous
ses autres. » Plus encore, et pour autant qu’Adorno parle d’une « tache »
imposée au rêve par la conscience éveillée : « Le “non”, on pourrait dire en un
autre sens la négativité, que la philosophie opposerait au rêve, ce serait une
blessure dont les plus beaux rêves portent à jamais la cicatrice. » « Négativité » :
voilà le mot qu’utilise toujours Habermas à propos d’Adorno, pour désigner la
part la plus originale et la plus féconde de son travail autour de la dialectique
de la raison. C’était d’ailleurs à travers lui qu’il tissait un lien entre à tout le
moins le style et même la forme de pensée de celui-ci et ceux de Derrida, ce
dont à coup sûr il se souvient.
Mais il y a beaucoup mieux encore dans ce jeu de citations qui tisse des liens
d’intimité. La raison pour laquelle nous serions déçus d’être réveillés d’un rêve
fût-il un cauchemar tient donc en cela qu’il nous aura « donné à penser
l’irremplaçable, une vérité ou un sens que la conscience risque de nous
dissimuler au réveil, voire d’ensommeiller de nouveau », comme si « le rêve
était plus vigilant que la veille, l’inconscient plus pensant que la conscience, la
littérature ou les arts plus philosophiques, plus critiques, en tout cas, que la
philosophie »64. Mais Derrida a trouvé une merveille dans le « Portrait de
Walter Benjamin » : « Sous la forme du paradoxe de la possibilité de
l’impossible (die Möglichkeit des Unmöglichen), il réunit pour la dernière fois la
mystique et l’Aufklärung, le rationalisme émancipateur. Il a banni le rêve sans le
trahir et sans se faire le complice de l’unanimité permanente des philosophes,
selon laquelle cela ne se peut65. » Nous sommes au cœur de la constellation où
se tissent des affinités électives : Derrida cite Adorno au sujet de Benjamin,
« ces deux expatriés dont l’un ne revint jamais et dont il n’est pas sûr que
l’autre soit jamais revenu » ; il a trouvé chez le père tutélaire de Habermas cette
idée d’une « possibilité de l’impossible » qu’il mettait lui-même en avant dans
ses réflexions sur les limites du performatif ; il n’est plus seul à refuser d’être
complice de l’unanimité des philosophes. Pour saisir la richesse de cette
trouvaille, il faut cependant que l’auditeur ou le lecteur se souviennent d’une
chose que Derrida a en tête et que Habermas ne peut avoir oubliée : ce dernier
avait évoqué dans les pages si sévères du Discours philosophique de la modernité
l’idée d’Adorno selon laquelle Benjamin avait réuni « pour la dernière fois »
mystique et Aufklärung66. Par ce clin d’œil à l’auteur d’un texte qui lui était
hostile, Derrida se glisse donc dans la famille grâce à une sorte d’invitation
paradoxale et autour d’une idée qui était presque le cœur du conflit.
Cette fois, Habermas est en quelque sorte piégé à distance et en temps de
paix à son propre piège, puisque remise dans son contexte la formule d’Adorno
au sujet de Benjamin qu’il utilisait à l’encontre de Derrida permet à celui-ci de
s’expliquer sous couvert de deux auteurs fétiches. Möglichkeit des Unmöglichen :
« De cette impossibilité de l’impossible, et de ce qu’il faudrait faire pour tenter
de la penser autrement, de penser autrement la pensée, dans une
inconditionnalité sans souveraineté indivisible, hors de ce qui a dominé notre
tradition métaphysique, j’essaie à ma manière de tirer quelques conséquences
éthiques, juridiques et politiques, qu’il s’agisse du temps, du don, de
l’hospitalité, du pardon, de la décision — ou de la démocratie à venir. » Voilà
ce dont il devait être question juste quelques mois plus tôt et dont il n’avait
sans doute pas été possible de discuter. On ne saurait dire que c’est désormais
fait, pour autant qu’en la circonstance Habermas ne peut répondre. Mais il ne
peut pas dire que Derrida triche, dans la mesure où le rapprochement de sa
démarche et de celle d’Adorno était le seul point sur lequel s’attachait pendant
leur guerre la possibilité d’une chose à première vue impossible : qu’un jour ils
deviennent amis. Du coup, quand il le citera pour la seule fois un peu plus
tard, ce sera de façon un peu ironique mais presque tendre par ricochet. Pour
l’instant, il peut prendre le temps de développer à l’ombre protectrice
d’Adorno quelques considérations sur des questions qui lui sont chères et
importent en ce lieu.
Sur la langue tout d’abord, autour d’un propos d’Adorno qui permettrait
d’esquisser une éthique ou une politique de celle-ci : « Ma décision de revenir
en Allemagne était à peine motivée par le besoin subjectif, par le mal du pays
(vom Heimweh motiviert). Il y avait aussi une motivation objective. C’est la
langue67. » Derrida a beaucoup écrit sur cette question, notamment une longue
note en bas de page du Monolinguisme de l’autre où il commente une
déclaration célèbre de Hannah Arendt68. Mais ce qui le retient ici n’est une
nouvelle fois pas lié au hasard : « La langue allemande présente manifestement
une affinité élective pour la philosophie, une affinité pour la spéculation à
laquelle l’Occident reproche non sans raison d’être dangereusement fumeuse. »
Voilà qui est juste assez clair et ambigu à la fois pour la circonstance : Adorno
veut dire que la difficulté à traduire des ouvrages comme la Phénoménologie de
l’esprit et la Science de la logique de Hegel tient au fait que les concepts
philosophiques allemands sont enracinés dans une langue qu’il faut connaître
dès l’enfance ; mais surtout, il affirme qu’« il n’y eut pas de grand philosophe
qui n’ait pas été également un grand écrivain » ; autant pour la différence
« générique » entre philosophie et littérature. Autre réflexion sur la langue,
cette fois à partir de l’expérience de l’exil : « Celui qui rentre et qui a perdu le
contact naïf avec ce qui fait sa spécificité devra, tout en conservant son intimité
avec sa propre langue, faire preuve d’une vigilance infatigable pour échapper à
toute supercherie que cette langue pourrait faciliter ; il devra éviter de croire
que ce que j’aimerais qualifier d’excédent métaphysique de la langue allemande
(metaphysischen Überschuss der deutschen Sprache) suffit à garantir la vérité de la
métaphysique qu’elle propose, ou de la métaphysique en général. (…) Le
caractère métaphysique de la langue ne constitue pas un privilège69. » Derrida
est très sobre et donne à son commentaire une allure consensuelle. Adorno
voulait continuer à aimer sa langue maternelle, mais sans adhérer à ce qu’il
nommait le « narcissisme collectif ». Habermas ne saurait être en désaccord
avec ce que l’on peut tirer de cette idée au sujet de l’avenir politique de
l’Europe : « Tout en luttant contre les hégémonies linguistiques et ce qu’elles
déterminent, il faudrait commencer par déconstruire et les phantasmes onto-
théologico-politiques d’une souveraineté indivisible et les métaphysiques état-
nationalistes. » Tout juste Derrida ajoute-t-il que l’on peut entendre dans ces
propos d’Adorno « un appel à une nouvelle Aufklärung ».
Mais auparavant il s’était livré à un commentaire beaucoup plus audacieux
d’un texte étrange et crépusculaire d’Adorno : « Un soir de tristesse
incommensurable, je me surpris à faire usage du subjonctif ridicule et erroné
d’un verbe lui-même plus tout à fait correct en haut allemand et qui fait partie
du dialecte de ma ville natale (Vaterstadt). Je n’avais pas entendu — et encore
moins utilisé — cette forme erronée et familière depuis mes premières années
de classe. Une mélancolie (Schwermut) qui m’entraînait irrésistiblement vers les
gouffres de l’enfance réveilla cette résonance ancienne qui attendait, sans
défense (ohnmächtig), en leur fonds. Tel un écho, le langage me renvoya
l’humiliation que m’infligeait l’adversité, en oubliant ce que j’étais devenu70. »
Derrida aurait pu s’arrêter sur ce motif qu’un mot était susceptible d’éveiller :
les liens affectifs mais aussi politiquement dénués d’innocence entre
Muttersprache et Vaterstadt — ou Vaterland71. Mais il préfère dire brièvement ce
qu’il aurait aimé avoir le temps de développer : « Une logique de la pensée
d’Adorno qui tente de façon quasi systématique de soustraire toutes ces
faiblesses, ces vulnérabilités, ces victimes sans défense à la violence, voire à la
cruauté de l’interprétation traditionnelle, c’est-à-dire à l’arraisonnement
philosophique, métaphysique, idéaliste, dialectique même, et capitalistique. »
On a compris : frère ici encore de Benjamin dans la nostalgie de l’enfance,
Adorno ne serait-il pas un peu le père d’une certaine déconstruction ?
Impossible d’en dire plus sans pousser trop loin ce qui pourrait sembler un peu
provocateur. Derrida préfère s’en tenir à l’ohnmächtig, qu’il commente en citant
quelqu’un d’autre : « Adorno était sans défense (…) face à “Teddie” on pouvait
sans mal se donner le rôle de l’adulte qui “a raison”. »
Qui s’autorise ainsi à parler du père de la théorie critique comme d’un
enfant désigné par son petit nom auquel on pouvait donner des leçons ? C’est à
n’y pas croire : Jürgen Habermas72. Entendu ou lu juste un peu entre les lignes,
Derrida est ici franchement facétieux : on sait les relations compliquées entre
ce dernier et Adorno, ses révérences et sa rébellion, une certaine façon de
vouloir faire inlassablement comme lui mieux que lui ; mais c’est ainsi, il s’est
en quelque sorte vu en père de son père et lorsqu’il est cité pour la seule fois
c’est disant cela ; quelle étrange famille dans l’intimité de laquelle on se glisse
ainsi, en suggérant que l’on a bien le droit d’y dire ce qu’on veut. Après tout,
c’est Habermas lui-même qui avait esquissé dans un texte méchant une
familiarité entre Adorno et Derrida. La façon si l’on veut gentille d’oublier
toute rancune en ne gardant que le meilleur du passé est de raconter que
depuis des années on entend des voix amies ou non qui vous disent :
« Pourquoi ne pas reconnaître, clairement et publiquement, une fois pour
toutes, les affinités entre ton travail et celui d’Adorno, en vérité ta dette envers
Adorno ? N’es-tu pas un héritier de l’École de Francfort ? » Derrida précise
qu’il lui faut éviter « toute complaisance narcissique » à ce sujet et aussi « la
surévaluation ou la surinterprétation — philosophique, historique, politique »
de l’événement que constitue la remise à Francfort du prix Adorno. Sans trop
surinterpréter ses propos, on pourrait dire que pour une fois il aime les
performatifs : dire qu’il mérite ce prix fait de lui un héritier légitime ; le fait
que Habermas y soit sans doute pour quelque chose veut dire qu’il a changé
d’opinion ; dire que l’on a compris tout cela fait naître d’une guerre soudain
devenue ancienne une amitié ouverte au futur et qui peut même se vivre dans
l’esprit critique de la famille.
Retenons quelques-uns des sept chapitres dont rêve Derrida pour
« interpréter l’histoire, la possibilité et la grâce de ce prix »73. En premier lieu,
« une histoire comparée des héritages français et allemands de Hegel et de
Marx », qui insisterait sur la différence entre critique et déconstruction au
travers de concepts comme celui de « négativité déterminée », mettrait au jour
des concepts différents d’Aufklärung et de Lumières, soulignerait enfin « des
débats et des frontières à l’intérieur du camp allemand mais aussi à l’intérieur
du camp français ». Pourrait-on dire qu’il s’agirait d’esquisser en laissant les
armes de côté une cartographie de la philosophie « continentale » depuis les
lendemains de la Seconde Guerre mondiale ? Puis « une histoire comparée,
dans les tragédies politiques des deux pays, quant à la réception et l’héritage de
Heidegger ». Voilà une question plus épineuse, mais qui serait décisive du
point de vue de la discussion avec Habermas. Elle permettrait à Derrida de
montrer que sa stratégie est « au moins aussi réticente que celle d’Adorno et en
tout cas radicalement déconstructrice ». Elle offrirait aussi l’occasion de
réinterpréter de part et d’autre un certain nombre d’autres héritages : ceux de
Nietzsche et de Freud, mais aussi de Husserl ou de Benjamin. Un autre
chapitre de ce livre virtuel chercherait encore à comprendre les « prescriptions »
d’Adorno au sujet d’Auschwitz, en sachant que « (son) mérite indéniable,
l’événement unique qu’il aura signé, c’est d’avoir réveillé tant de penseurs,
d’écrivains, de professeurs ou d’artistes à leur responsabilité devant tout ce dont
Auschwitz doit rester et l’irremplaçable nom propre et la métonymie ».
Derrida peut alors mettre en abîme de ce programme le conflit dont celui-ci
veut confirmer la fin : « Une histoire différentielle des résistances et des
malentendus (histoire largement passée, depuis peu, mais peut-être non encore
dépassée) entre d’une part les penseurs allemands qui sont aussi pour moi des
amis respectés, je veux dire Hans-Georg Gadamer et Jürgen Habermas, et
d’autre part les philosophes français de ma génération. » Précisant qu’il s’agirait
de traiter des débats « directs ou indirects, explicites ou implicites » qui
semblent s’apaiser dans une « atmosphère d’amicale réconciliation », il explique
dans sa propre langue comment une guerre philosophique maintient les
conditions de possibilité d’une paix future : « Les malentendus tournent
toujours autour de l’interprétation et de la possibilité même du malentendu, du
concept de malentendu, du dissensus aussi, de l’autre et de la singularité de
l’événement, mais alors, par conséquent, de l’essence de l’idiome, de l’essence
de la langue, au-delà de son indéniable et nécessaire fonctionnement, au-delà de
son intelligibilité communicative. » Autrement dit, une éthique de la
discussion est possible si l’on est d’accord sur les façons d’être en désaccord, ce
qu’explique Habermas pour en faire le socle d’une reconstruction de la raison
au travers de la communication entre sujets parlant et agissant. Mais il n’est pas
tout à fait vrai que les seules propriétés normatives du langage ordinaire y
suffisent, bel exemple si l’on veut d’un dissensus qui ne repose pas ou plus sur
un malentendu. En tout état de cause, il est facile de s’accorder sur le fait que
dans une Europe en construction le plan sur lequel les dialogues et les actions
communes ont déjà une réalité est celui de la politique74.
Restent deux points. Le premier peut être bref, pour autant qu’il ne devrait
désormais plus faire querelle : « Ce que j’ai le plus facilement partagé avec
Adorno, voire reçu de lui (…), c’est l’intérêt pour la littérature et pour ce
qu’elle peut décentrer, comme les autres arts, de façon critique, dans le champ
de la philosophie universitaire », question que Kandinsky cité par Adorno
nommait celle de la « couleur sonore (Farbtonmusik) ». Le second est plus
inattendu : à partir de quelques remarques d’Adorno, il s’agirait de penser la
cohabitation de l’homme avec « ces autres vivants qu’on appelle les animaux ».
Adorno affirme que dans la tradition idéaliste et humaniste de la philosophie la
maîtrise (Herrschaft) de l’homme sur la nature est « dirigée contre les
animaux », reprochant notamment à Kant une véritable haine pour l’animalité
de l’homme et allant même jusqu’à dire que les animaux joueraient
virtuellement le même rôle pour un système idéaliste que les Juifs pour un
système fasciste75. Mais il écrit aussi à l’inverse avec Horkheimer dans un
chapitre de La dialectique de la raison qu’il faut combattre l’intérêt trouble que
les fascistes, les nazis et leur Führer ont manifesté pour les animaux76. Derrida
n’en dit pas plus et vient vers ses derniers mots : « Ces guerres et cette paix
auront leurs nouveaux historiens » et même leur Historikerstreit ; nul ne sait qui
sera le Schleiermacher d’une herméneutique à venir ni quel nouveau Weber
« entendra signer ou enseigner notre histoire » ; mais il est certain que n’existe
« nul métalangage historique pour en témoigner dans l’élément transparent de
quelque savoir absolu » ; Niemand zeugt für den Zeugen77.
On avait imaginé ce texte lumineux et complexe pour autant qu’inspiré par
l’Aufklärer tourmenté qu’était Adorno écrit comme pour une seule personne.
Habermas l’a bien entendu, qui dira que « du geste de la pensée jusque dans les
replis secrets des thèmes oniriques propres au romantisme (il) ne pouvait avoir
plus d’affinités avec l’esprit même d’Adorno »78. Ce sera tard, puisque trois ans
après ; trop tard, pour autant qu’au lendemain de la mort de Derrida. Mais du
moins l’amitié si longtemps improbable entre deux penseurs dont la guerre
avait exprimé une déchirure profonde de la philosophie européenne aura-t-elle
été scellée de la bonne manière : par des concepts examinés sur un horizon
pacifique sans artifices ni complaisance. Derrida n’avait donc pas tort de penser
que son discours de Francfort en hommage à Adorno devant Habermas avait
une signification historique et politique pour au moins deux générations de
philosophes. Si le temps leur avait été donné, auraient-ils eu le désir d’aller plus
loin que la dissipation des malentendus ? Nul ne le sait et Kant ne nous dit pas
si la paix perpétuelle en philosophie qu’il voyait se dessiner à son époque en
demande autant. Il reste qu’ayant vécu séparément un événement sur l’instant
difficilement déchiffrable, ils ont accepté de signer ensemble un livre où ils
tentent chacun de son côté de faire entendre une voix philosophique. Les
risques étaient considérables, moins pour l’amitié qu’en raison de la tentation
d’encapsuler à chaud l’histoire dans des concepts. Chacun pouvait l’avoir à sa
manière, avec les convictions qui avaient longtemps empêché tout dialogue. Il
faudra donc se demander si soumettant l’un et l’autre leur pensée à l’épreuve de
l’événement ils se sont un peu plus rapprochés, sur quels plans et jusqu’où.

PHILOSOPHES À NEW YORK

Le 11 septembre 2001, Jürgen Habermas était chez lui à Starnberg près de


Munich et Jacques Derrida à Shanghai. Chacun pour ses propres raisons avait
prévu de venir à New York pendant l’automne et Giovanna Borradori raconte
s’en être souvenue le jour même, imaginant aussitôt qu’il serait peut-être
possible de faire quelque chose avec eux. Cela donnerait un livre construit
autour de deux longs entretiens réalisés pour l’un en octobre et l’autre en
décembre, publiés en deux langues sous des titres différents : Philosophy in a
Time of Terror aux États-Unis (2003) ; Le « concept » du 11 septembre en France
(2004)79. Toutes choses égales par ailleurs, imagine-t-on un ouvrage dans lequel
Kant et Jacobi se seraient livrés en parallèle à une analyse de la prise de la
Bastille ? Ou un autre où Hegel et Schelling auraient fait de même à propos de
la bataille d’Iéna ? Pour bien des raisons, ces comparaisons hypothétiques sont
hasardeuses, la principale tenant en cela que tant la Révolution française que
les guerres napoléoniennes semblaient peu ou prou déchiffrables dans les
catégories de leur époque, tandis que chacun avait en septembre 2001 le
sentiment que rien n’était immédiatement lisible dans ce que la presque totalité
de la planète avait vu se dérouler en temps réel. Restons-en donc là, non sans
toutefois souligner le caractère unique d’un authentique objet philosophique
sur une actualité dont il fallait commencer par questionner le caractère
d’événement. Du point de vue de l’histoire racontée ici il ne faut pas en
attendre trop, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un dialogue au sens strict
d’un face-à-face. En un sens il vaut surtout pour ce qu’il montre de la capacité
de chacun des deux penseurs à mettre en cause ses familiarités. Mais on va voir
que tant au regard des manières de penser que s’agissant d’un certain nombre
de concepts il laisse apparaître accords et différences d’appréciation,
convergences plus ou moins neuves et différends qui persistent.
Arrivé à New York au début du mois d’octobre, Habermas raconte s’être
senti « étranger » comme jamais dans ce qu’il nomme par allusion à Walter
Benjamin la « capitale du XXe siècle » : en plus d’un « patriotisme réfractaire
exhibant son drapeau » et d’une réclamation de solidarité doublée de
« susceptibilité à l’encontre de tout éventuel “anti-américanisme” », la chose
inhabituelle à ses yeux tenait en cela qu’une « mentalité d’une exceptionnelle
générosité paraissait s’être muée en une imperceptible méfiance »80. Habermas
exprime donc le sentiment d’avoir été reçu en étranger par des Américains
habituellement accueillants. Mais il laisse aussi transparaître l’impression d’être
resté lui-même étranger à leurs réactions, ce qu’attestent notamment sa surprise
de voir nombre d’intellectuels libéraux se dire en accord avec la politique de
l’Administration Bush et son étonnement devant ce propos de Richard Rorty
daté du 30 novembre : « Si j’étais président des États-Unis, je considérerais
probablement aussi qu’il est nécessaire de bombarder l’Afghanistan. » Sur ce
plan militaro-politique, il joue donc le rôle en quelque sorte typique en la
circonstance d’un intellectuel européen qui s’exprime en deux temps d’un
mouvement de balancier : « La coalition contre le terrorisme — même si elle
est fragile — habilement mise en place par l’Administration américaine
pourrait, dans le meilleur des cas, favoriser le passage du droit international
classique à un ordre juridique cosmopolitique » (p. 56) ; « Mais entre, d’un
côté, une force de destruction concentrée dans des essaims de
missiles — dociles et élégants — guidés électroniquement, et, de l’autre, la
férocité archaïque des hordes de guerriers barbus, cloués au sol et armés de
kalachnikovs, il existe une asymétrie dont la vision reste quelque chose de
moralement obscène » (p. 57). De façon plus générale, proposant de considérer
le 11 septembre comme « le premier événement qui s’est immédiatement
inscrit dans l’histoire mondiale au sens strict », il voit la nouveauté dans « la
puissance symbolique des objectifs visés » : pour ce qui concerne New York,
plus encore que les deux tours les plus élevées de la ville « une icône dans
l’imagerie domestique de la nation américaine » (p. 57). Prudent, il affirme que
quiconque voudrait voir là une césure dans l’« histoire du monde » doit fournir
une comparaison avec des événements passés de portée mondiale. Se livrant un
instant à cet exercice, il choisit août 1914 plutôt que l’attaque de Pearl Harbor.
Mais il limite le risque en affirmant que l’on ne saura que plus tard si
« l’effondrement des citadelles du capitalisme dans le sud de Manhattan » se
hisse à cet ordre de grandeur historique ou « n’a fait que confirmer d’une
manière dramatique et inhumaine la vulnérabilité de notre civilisation
complexe » (p. 55).
Comme l’on pouvait sans doute s’y attendre, Derrida commence quant à lui
par questionner la dénomination de l’événement par une date :
« Le 11 septembre » ; « September eleventh ». Mais c’est essentiellement pour
souligner le fait qu’à cinq semaines de distance, ce que l’on nomme
l’« événement » est encore « une intuition sans concept, comme une unicité
sans généralité à l’horizon » (p. 134). D’où un geste philosophique consistant à
opérer une distinction entre deux « impressions » décrites de façon
extrêmement précise afin de ne laisser place à aucune ambiguïté : « D’une part,
la compassion pour les victimes et l’indignation devant la tuerie ; cette tristesse
et cette condamnation devraient être sans limites, inconditionnelles,
principielles ; elles répondent à un indéniable “événement”, au-delà de tout
simulacre et de toute virtualisation possibles ; elles y répondent avec ce que l’on
pourrait appeler le cœur et elles vont au cœur de l’événement » ; « D’autre
part, l’impression interprétée, interprétative, informée, l’évaluation
conditionnelle qui nous donne à croire que c’est là un major event » (p. 138). Il
n’est pas impossible qu’au travers d’une allusion Derrida ait voulu marquer le
fait qu’il n’avait pas adhéré en 1991 à une position en vue tant en France
qu’aux États-Unis et qu’il entendait s’en démarquer de la façon la plus nette au
moment où il se pouvait qu’elle revienne en force : n’ayant jamais pensé que la
guerre du Golfe était un « simulacre » ou un événement virtuel, il ne se
laisserait pas identifier avec des auteurs parfois considérés comme appartenant
à son « camp »81. Un peu plus loin, il dénoncera comme relevant du « mauvais
goût » et de la recherche « au bon marché de la provocation » d’une « misérable
prime d’originalité » la façon dont Stockhausen venait de considérer l’agression
du 11 septembre comme une « œuvre d’art » (p. 141). Habermas estimait sans
doute qu’il n’avait pas ce problème et ne devait en rien se justifier d’une
adhésion sans failles aux principes de la démocratie pour s’autoriser une
critique de la politique américaine. Il reste que Derrida qui fait preuve d’une
empathie plus profonde saisira l’occasion d’opérer plusieurs mises au point
permettant de réfuter les allégations de certains de ses adversaires et d’éclairer
un versant important de son travail.
De façons très différentes, Habermas et Derrida questionnent donc la portée
historique de l’événement. Le second le fait en soulignant sa dimension éthique
et sans hésiter à énoncer des sentiments moraux : ainsi qu’il l’avait notamment
expliqué lors de la controverse de Francfort, la justice requiert un moment
d’inconditionnalité en quelque sorte non déconstructible ; la « compassion », la
« tristesse » et l’« indignation » doivent échapper à la critique de la naïveté ou
du jugement de valeur. Voilà une position kantienne plutôt que nietzschéenne,
qui permet de poser comme « devoir à la fois philosophique et politique » la
nécessité de faire une distinction entre « le fait supposé brut, l’“impression” et
l’interprétation » (p. 137). Là où Habermas cherche immédiatement en vue de
comparaison des arrière-plans historiques pour un événement dont la
description ne pose pas problème, Derrida commence par interroger la notion
elle-même dans une perspective ouverte ailleurs et antérieurement :
« L’événement, c’est d’abord ce que d’abord je ne comprends pas » ; « Bien que
l’expérience d’un événement, le mode selon lequel il nous affecte appelle un
mouvement d’appropriation (compréhension, reconnaissance, identification,
description, détermination, interprétation à partir d’un horizon d’anticipation,
savoir, nomination, etc.), bien que ce mouvement d’appropriation soit
irréductible et inévitable, il n’y a d’événement digne de ce nom que là où cette
appropriation échoue sur une frontière » (p. 139). La question est donc de
savoir avec encore très peu de recul si le 11 septembre constituait un
événement « sans précédent », « imprévisible » et « singulier de part en part ».
Derrida commence par examiner les éléments allant dans le sens d’une
réponse négative : pour l’essentiel, le fait qu’il n’était pas impossible d’envisager
l’attaque « d’un édifice ou d’une institution sensibles, spectaculaires,
hautement symboliques » sur le sol de la « superpuissance qui joue au moins le
“rôle” de gardien de l’ordre mondial » (p. 140 ; p. 143). À l’inverse, ce qui
sollicite l’idée d’une singularité semble tenir plus qu’aux instruments des
attentats et au nombre des victimes à une temporalité qui ne procède « ni du
maintenant présent ni du présent passé » : on connaissait les moyens de la
guerre froide et la logique d’un « équilibre de la terreur » ; le terrorisme
du 11 septembre est étranger aux premiers et ne peut être affronté avec un
équivalent du second ; « Cette arme est terrifiante parce qu’elle vient de
l’avenir, d’un avenir si radicalement à venir qu’il résiste même à la grammaire
du futur antérieur » (p. 148). Voilà donc ce qui caractérise un événement dont
l’effet majeur est d’entraîner un « traumatisme sans travail de deuil possible »
pour autant que « le mal vient de la possibilité à venir du pire, de la répétition
à venir mais en pire » (p. 149). Dans cette perspective, Derrida évite de juger
pathologiques les réactions de la société américaine et jusqu’à un certain point
celles des autorités politiques : « Quand Bush et les siens accusent “the axis of
Evil”, il faut sans doute à la fois sourire et dénoncer les connotations
religieuses, les stratagèmes enfantins, les mystifications obscurantistes de cette
boursouflure. Il reste pourtant que de tous côtés, c’est bien un “mal” absolu qui
étend sa menace » (p. 151). En d’autres termes, on peut certes considérer qu’un
certain nombre de phénomènes entrant dans la compréhension des attentats
du 11 septembre relèvent d’une logique « auto-immunitaire » consistant à
détruire ses propres défenses, comme le fait d’avoir autrefois armé les
adversaires d’aujourd’hui dans un combat contre un ennemi à l’époque
commun, ou encore « le cercle vicieux de la répression » au travers duquel la
« guerre contre le terrorisme » peut régénérer ce qu’elle cherche à exterminer.
Mais il reste que la menace mise en jeu paraît « infiniment plus dangereuse,
effrayante, terrifiante que la guerre froide » et sollicite un questionnement de
l’héritage de la philosophie politique pour autant qu’elle ne relève d’aucune des
formes de la guerre décrites par Carl Schmitt et mobilise autre chose que la
peur envisagée comme source du pouvoir politique dans une tradition qui va
de Hobbes à Walter Benjamin.
Tout comme Derrida mais de façon très différente, Habermas évite
soigneusement l’idée défendue par d’autres selon laquelle c’est peu ou prou
l’agressé qui porte la responsabilité de l’agression. S’en tenant si l’on veut à la
stratégie épistémologique wébérienne consistant à distinguer explication et
justification, il met en avant un phénomène qui apparaît comme le terrain
favorable à un fondamentalisme susceptible de verser dans le terrorisme : « Le
monde occidental dans son ensemble sert de bouc émissaire aux pertes, bien
réelles, que connaît le monde arabe du fait de processus de modernisation
radicalement accélérés et qui font souffrir une population en l’arrachant à ses
traditions culturelles » (p. 64). Il sait parfaitement s’approcher d’une question
épineuse : celle des raisons pour lesquelles, à la différence des autres « religions
universelles », l’Islam ne parvient qu’avec difficulté et parfois pas du tout à
empêcher le glissement de l’orthodoxie vers le fondamentalisme et même le
fanatisme. Mais il n’en dit prudemment pas beaucoup, sauf à rappeler deux
choses : en longue durée, l’Europe a connu un processus de « destruction
créatrice » grâce auquel les souffrances et les angoisses provoquées par
l’éradication des formes de vie traditionnelles ont été compensées ; sur ses
terres, la religion a été contrainte par la sécularisation de la société à un
ajustement cognitif obligeant les croyants à renoncer à la violence pour
propager leur doctrine. Le phénomène qui retient principalement son
attention est alors le suivant : « La rage fondamentaliste qui se replie sur une
attitude fidéiste tire sa crédibilité en s’alimentant d’une substance qui paraît
manquer à l’Occident » (p. 64).
Sur ce point qui frôle lui aussi la frontière entre description et évaluation,
Habermas veille encore à préserver l’exigence wébérienne d’un cloisonnement
strict : « Que la réaction de défense aille se nourrir à des sources spirituelles
qui, contre la puissance de sécularisation occidentale imposée à l’échelle
mondiale, mettent en branle un potentiel perdu en Occident, cela peut
psychologiquement se comprendre » ; autrement dit, expliquer pourquoi et
comment les fondamentalismes tirent profit du fait que les sociétés
occidentales n’ont pas remplacé le noyau normatif des religions de salut par un
autre de puissance équivalente ne revient en rien à justifier les moyens qu’ils
utilisent. Symétriquement, c’est donc la faiblesse de l’autre camp de cette
géopolitique qui apparaît : « Le fait est que l’Occident va à la rencontre
d’autres cultures qui doivent leur profil à l’empreinte laissée par l’une des
grandes religions universelles avec pour seul atout cette certitude, provocante
tant elle conduit à tout banaliser, que rien ne résiste à l’aplanissement
matérialiste par des biens de consommation. » Là encore, il ne s’agit pas
d’accorder une légitimité à la stratégie consistant à transformer la critique du
matérialisme des sociétés occidentales en instrument de guerre, mais d’inciter
celles-ci à un retour réflexif sur leur histoire et les valeurs dont elles s’honorent :
« Ce que (l’Occident) entend par droits de l’homme se limite à l’exportation
des libertés marchandes et (il) laisse libre cours à la division du travail prônée
par le néoconservatisme entre, d’une part le fondamentalisme religieux et, de
l’autre, une sécularisation qui procède par le vide. »
Peut-on imaginer que dans un dialogue en face à face Derrida aurait adhéré
à cette idée qui adapte une critique classique d’origine marxiste des droits de
l’homme ? Cela n’apparaît pas impossible mais n’est en rien certain. Lui-même
ne s’attache pas à fournir ce type d’explication des causes du fondamentalisme
et de ses débouchés terroristes. Mais il pose de façon plus explicite qu’elle ne
l’est chez Habermas le principe qui guide son analyse, visant directement la
distinction entre « comprendre » et « justifier » : « On peut condamner
inconditionnellement, comme je le fais ici, l’attentat du 11 septembre sans
s’interdire de prendre en compte des conditions réelles ou alléguées qui l’on
rendu possible » (p. 161). En tout état de cause, l’un et l’autre sont restés
totalement étrangers à ce type de propos : « La condamnation morale, l’union
sacrée contre le terrorisme, sont à la mesure de la jubilation prodigieuse de voir
détruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se
détruire elle-même, se suicider en beauté. Car c’est elle qui, par son
insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le
monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite
tous. Que nous ayons rêvé cet événement, que tout le monde sans exception en
ait rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction de n’importe
quelle puissance devenue à ce point hégémonique, cela est inacceptable pour la
conscience morale occidentale, mais c’est pourtant un fait, et qui se mesure
justement à la violence pathétique de tous les discours qui veulent l’effacer82. »
Le refus par Habermas et Derrida de ce qu’il faut bien appeler une forme
d’indécence intellectuelle et politique ne saurait étonner. Mais du moins
confirme-t-il s’agissant du second d’entre eux la division profonde qui traverse
ce qui est désigné un peu partout comme courant « postmoderne ».
Une remarque de Derrida pourrait aider à estimer l’importance
philosophique de ces réflexions parallèles sur le 11 septembre : « Si je décide
parce que je sais, dans les limites de ce que je sais et sais devoir faire, alors je
déroule un programme prévisible et il n’y a ni décision ni responsabilité ni
événement » (p. 175). En d’autres termes, ce qui peut être attendu d’un
philosophe dans de telles circonstances est une capacité d’autoréflexion visant à
questionner les limites de son savoir au moment même de son application à un
objet défini par son caractère inédit. Habermas semble vouloir aller très loin
sur ce chemin : « Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au
regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité
orientée vers l’entente — celle que je développe depuis la Théorie de l’agir
communicationnel — n’est pas en train de sombrer dans le ridicule » (p. 67).
Cette forme d’aveu vise donc le noyau de sa théorie : les sociétés occidentales
connaissent elles aussi une forme de violence structurelle faite « d’inégalités
sociales humiliantes, de discriminations dégradantes, de paupérisation et de
marginalisation » ; mais les relations entre les individus reposent sur « le socle
solide d’un fonds commun de convictions, d’éléments que nous percevons
comme des évidences culturelles et d’ententes réciproques » qui fait en sorte
que la coordination des actions s’effectue dans un « espace public des raisons,
bonnes ou moins bonnes » ; les conflits qui naissent d’une « communication
perturbée » peuvent être contrôlés ou réparés en venant « chez le thérapeute ou
devant le tribunal » (p. 68). La question est donc de savoir si ce modèle permet
de penser les conflits que traduit un événement comme le 11 septembre.
Questionnant ainsi sa propre théorie, Habermas reconnaît que son
application à ce que l’on nomme les « relations internationales » est
problématique : « L’affaire est certes plus compliquée parce que les nations, les
formes de vie et les civilisations sont d’entrée de jeu plus éloignées les unes des
autres et tendent à rester étrangères les unes aux autres. Elles ne se rencontrent
pas comme les membres d’un cercle, d’un groupe, d’un parti ou d’une famille
qui ne peuvent être rendus étrangers les uns aux autres que si la communication
est systématiquement déformée. » Il semble pourtant réassurer sa perspective
en considérant qu’il revient à l’un des acteurs du jeu géopolitique de se livrer à
une réflexion et des pratiques autocritiques : « Si l’Occident entreprenait de
réviser l’image qu’il a de lui-même, il pourrait, par exemple, apprendre ce qu’il
faut modifier dans sa politique pour qu’elle puisse être perçue comme un
pouvoir capable de donner forme à une démarche civilisatrice. Si l’on ne
dompte pas politiquement le capitalisme, qui n’a plus aujourd’hui ni limites ni
frontières, il sera impossible d’avoir prise sur la stratification dévastatrice de
l’économie mondiale » (p. 69). Il reste que cet argument ne se coordonne que
de façon partielle avec les précédents, c’est-à-dire ceux qui soulignaient ou
suggéraient une asymétrie entre des sociétés ayant appris à endiguer le potentiel
explosif des croyances puis à domestiquer leur violence interne et d’autres qui
n’y parviennent pas ou mal. On pourrait alors formuler la question que soulève
ce point dans le vocabulaire de Habermas lui-même : que suppose de la part
des unes et des autres de ces sociétés la volonté de surmonter le caractère
outrageusement déformé de leur communication ?
Incité à se demander si le modèle du dialogue est adapté aux échanges
interculturels, Habermas se livre à un bref développement concernant « le
soupçon d’eurocentrisme que les philosophes de la déconstruction agitent en
permanence ». On voit plus ou moins bien à quoi s’applique cette question qui
vise donc Derrida : « Pourquoi faudrait-il renoncer lorsque l’on sort des
frontières de sa propre culture, de sa propre forme de vie et de sa propre
tradition, au modèle herméneutique de la compréhension issu de l’expérience
quotidienne de la conversation et qui a été, depuis Humboldt, développé d’un
point de vue méthodologique à partir de la pratique d’interprétation des
textes ? » (p. 70). Mais Habermas ne semble pas vouloir creuser un sillon
polémique. Poursuivant une tentative d’adaptation de sa théorie de l’entente
intersubjective aux relations entre peuples, nations ou même civilisations, il
affirme que la capacité des acteurs d’un dialogue à échanger leurs perspectives
pourrait avoir sur ce plan aussi pour conséquence de « développer un horizon
commun d’interprétation dans lequel les deux parties peuvent parvenir à une
interprétation, laquelle n’est acquise ni par ethnocentrisme ni au prix d’une
conversion, mais est intersubjectivement partagée ». Dans des termes qui seraient
encore ceux de Habermas, on pourrait se demander si ce modèle
herméneutique ne sollicite pas un degré d’idéalisation beaucoup trop élevé eu
égard au contexte de la discussion. En tout état de cause, c’est un philosophe
certes ébranlé par l’événement mais finalement peu enclin à réviser ses
positions théoriques que l’on vient d’entendre. Les choses ne peuvent être que
très différentes pour un Derrida tellement habitué à démonter les théories et à
questionner l’usage des concepts qu’il lui est parfois reproché de ne savoir faire
que cela. Mais de lui aussi on est en droit d’attendre une capacité de
décentrement proportionnée à l’importance et au caractère supposé inédit de
l’événement.
L’appréciation de cette question est rendue particulièrement difficile par le
contraste voire le conflit entre plusieurs formes de compréhension de l’œuvre
de Derrida, qui dessinent des horizons d’attente très différents de ce qu’il
devrait avoir à dire sur l’événement et donc des déplacements éventuels de sa
pensée. L’intérêt de l’exercice tient donc en cela qu’il est conduit à livrer dans
une situation de risque intellectuel extrême une forme d’autocompréhension
de sa démarche et de ses idées qui doit après tout avoir le dernier mot et peut
permettre de déjouer des polémiques. L’un des tests les plus significatifs de ce
point de vue concerne des choix politiques qui se présentent in fine sous une
forme binaire. On sait qu’ont proliféré après le 11 septembre des discours
refusant toute prise de position, au nom de la complexité ou de l’idée d’une
sorte de rivalité mimétique entre les terroristes et leurs adversaires. Sur ce plan
et avec son propre esprit de finesse Derrida veut être clair : « Malgré mes
réserves radicales au sujet de la politique américaine, voire européenne, voire,
plus largement encore, au sujet de la coalition “antiterroriste internationale”,
malgré tout, malgré toutes les trahisons de fait, malgré tous les manquements à
la démocratie, au droit international, aux institutions internationales que les
États de cette “coalition” ont eux-mêmes fondées et soutenues jusqu’à un
certain point, je prendrais parti pour le camp qui laisse, en principe, en droit,
une perspective ouverte à la perfectibilité, au nom du “politique”, de la
démocratie, du droit international, des institutions internationales, etc. »
(p. 169). Il faut se souvenir qu’à l’époque une position de ce type n’était pas
des plus répandues, en particulier dans le camp supposé des « amis » de
Derrida. Sans doute certains de ceux-ci se sont-ils sentis trahis. Un certain
nombre de ses adversaires ont peut-être été surpris et en quelque sorte
désarmés. Toujours est-il qu’il ne pouvait plus être soupçonné comme par
Habermas quelques années plus tôt d’être un adversaire de la démocratie, dont
il dit encore que le concept « est le seul qui accueille la possibilité de se
contester, de se critiquer et de s’améliorer indéfiniment lui-même » (p. 178)83.
On peut penser que Habermas adhérerait aisément à ce propos de Derrida :
« À travers tous ces bouleversements, ce qui me donnerait le plus à espérer, c’est
la différence potentielle entre une nouvelle figure de l’Europe et les États-Unis »
(p. 173). Lui aussi cherche à dégager une sorte de noyau historique doté d’un
contenu normatif : « L’expérience que l’Europe a inaugurée, depuis le temps
des Lumières, de l’Aufklärung, de l’Illuminismo, quant aux rapports entre le
politique et le théologique, ou plutôt le religieux, reste sans doute inégale,
inachevée, relative, complexe, etc., mais cette expérience aura laissé dans
l’espace politique européen, quant à la dogmatique religieuse (…) des marques
absolument originales, qu’on ne trouve ni dans le monde arabe ni dans le
monde musulman ni en Extrême-Orient ». À quoi il ajoute cependant que « le
point le plus délicat » tient en cela que ces marques ne se retrouvent pas « dans
la démocratie américaine, dans ce qui, en fait, domine non pas les principes
mais la réalité dominante de la culture américaine ». On pourrait donc
s’attendre à découvrir quelque chose qui affleurera dans le texte que signeront
ensemble Derrida et Habermas en mai 2003 : l’idée selon laquelle l’identité et
la puissance politiques de l’Europe ne peuvent se constituer que dans une
opposition plus ou moins frontale avec les États-Unis. Mais ce n’est pas le cas,
pour autant que Derrida précise que sa critique d’une forme d’hégémonie
américaine vise le fait que celle-ci en vient « à dominer ou à marginaliser
quelque chose de la propre histoire des États-Unis, qui revient aussi à cette
étrange “Europe” des Lumières plus ou moins inabouties ». En d’autres termes,
la meilleure manière d’être de bons Européens consiste à inviter les Américains
à retrouver leurs racines européennes et avec elles les fondements d’une vision
cosmopolitique de l’ordre mondial.
La seule question sur laquelle Habermas et Derrida aient été invités à
s’exprimer en des termes presque identiques évoquant un arrière-plan de
désaccord est celle de la tolérance. Elle est posée au premier par Giovanna
Borradori d’une façon extrêmement précise : « La tolérance n’est-elle pas un
concept trop paternaliste, qui gagnerait à être remplacé par celui
d’“hospitalité” ? » (p. 75). Il est donc demandé à Habermas d’expliciter la
nature de l’« universalisme » qu’il défend en l’attirant sur le terrain du
kantisme. Esquissant une brève généalogie de l’idée de tolérance, il admet le
fait qu’elle ait été utilisée pendant des siècles dans un sens « paternaliste » : à
l’origine, un texte comme l’édit de Nantes offrait à une minorité religieuse le
droit de professer sa confession et d’exercer son culte, mais à condition de « ne
contester ni l’autorité du trône ni la suprématie du catholicisme » ; dans ce
contexte et sous cette forme, il est vrai que la tolérance procède de « quelque
chose comme un acte de grâce ou une faveur accordée » et recèle un « noyau
d’intolérance ». Mais Habermas ajoute aussitôt que « la complète
déconstruction du concept de tolérance conduit à un piège ». Il faudra donc
examiner de près le discours de Derrida à ce sujet. Il reste que Habermas n’en
dit pas davantage sur ce qui ressemble à un objet de controverse et propose un
argument visant à montrer que dans les conditions contemporaines de la
modernité l’État de droit sape la prémisse sur laquelle reposait le sens
paternaliste de la tolérance : « Au sein d’une entité politique dont les citoyens
s’accordent réciproquement les mêmes droits, il n’y a plus de place pour une
autorité qui fixerait le seuil de ce qui est unilatéralement tolérable. Sur la base
de l’égalité en droits et de la reconnaissance réciproque entre les citoyens,
personne ne possède plus le privilège de poser les limites de la tolérance à partir
de sa propre conception des valeurs84. » La réponse de Habermas est assez
décevante. Restant dans le domaine du traitement des conflits au sujet des
valeurs et des modes de vie au sein des sociétés démocratiques, elle ne relève
pas le défi de la confrontation de celles-ci avec d’autres dans un monde qui
n’est toujours pas régi par un droit universel reposant sur des « orientations
axiologiques partagées ». On peut d’autant plus en être surpris et le regretter
qu’était posée la question de l’hospitalité qui concerne cette fois le statut de
l’étranger et s’inscrit depuis Kant sur un horizon cosmopolitique. Habermas
était entré sur ce terrain quelques années plus tôt à l’occasion du bicentenaire
du traité de Kant sur la paix perpétuelle mais n’a pas souhaité le faire dans une
sorte d’état d’urgence intellectuelle85.
Il faut désormais suivre Derrida qui s’engage quant à lui sur le chemin
conduisant de la tolérance à l’hospitalité, sans omettre de se demander ce que
Habermas pouvait avoir à l’esprit en parlant de « complète déconstruction » du
premier de ces concepts. Nul doute que Habermas ne récuserait pas cette façon
de poser le problème : « Si nous devons être fidèles à la mémoire des Lumières,
si nous ne devons pas oublier certains modèles exemplaires du combat contre
l’intolérance, tels qu’ils nous furent donnés en héritage, ne devons-nous pas
aujourd’hui, et justement par fidélité, interroger de nouveau, sans pour autant
le contester, le concept même de tolérance ? » (p. 183). Comme parfois et ainsi
que le ferait peut-être Habermas, on pourrait imaginer qu’une telle
formulation des choses ne fait que masquer sous des circonvolutions
rhétoriques une critique radicale du concept en cause. Mais Derrida propose de
« faire en historien la généalogie du concept de tolérance » et commente le
« tour de force » que représente l’article du Dictionnaire philosophique qui lui
est consacré : « Grande richesse d’exemples et d’analyses historiques. Beaucoup
d’axiomes et de principes à méditer, aujourd’hui, mot à mot. Mais combien de
questions en retour ce message appellerait aussi ! Et avec quelle vigilance, me
semble-t-il, nous devrions en interpréter l’héritage ! Je me sens tenté de dire
“oui et non” à chaque phrase, “oui mais non”, “oui, quoique, toutefois”, etc. »
(p. 185). Cela posé, il insiste sur l’origine chrétienne et plus précisément
catholique du concept de tolérance, soulignant le fait que le discours qui
l’utilise est « le plus souvent tenu du côté du pouvoir, toujours avec quelque
concession condescendante »86. Où commence donc une déconstruction
« complète » ? Peut-être à ce point, en réponse positive à une question sur la
tolérance comme forme de « charité » : « C’est le bon visage de la souveraineté
qui, depuis sa hauteur, signifie à l’autre : je te laisse vivre, tu n’es pas
insupportable, je te laisse une place chez moi, mais ne l’oublie pas, je suis chez
moi. » Autrement dit, Derrida affirme que ce que Habermas considère comme
une forme dépassée de la tolérance est toujours d’actualité et demeure
indissociable de son concept. Mais surtout, il esquisse une distinction entre
deux plans sur lesquels se déploie la question : celui qui correspond aux
relations entre personnes ou groupes confessant des valeurs ou revendiquant
des modes de vie différents au sein d’un même territoire, ce qui correspond à
l’expérience historique sur laquelle ce concept a été pensé et paraît pouvoir se
résoudre à la manière de Habermas au travers d’une idée de la citoyenneté qui
parviendrait à gommer la dimension de condescendance ou de charité ; mais
aussi celui sur lequel le problème concerne l’étranger auquel il faut accorder
une place, un statut et peut-être même des droits.
En regardant l’argument de Derrida au plus près, on découvre que ce qu’il
faut sans doute nommer « déconstruction » du concept de tolérance ne
commence qu’au moment précis où celui-ci est articulé à celui d’hospitalité
dans une perspective qui prend en charge la distinction entre les deux plans qui
viennent d’être dessinés. La charnière est très précisément décrite : « La
tolérance reste une hospitalité surveillée, sous surveillance, jalouse de sa
souveraineté » ; elle n’est pas la condition de possibilité de l’hospitalité, mais
son inverse. Comme il se doit et ainsi qu’il le fait ailleurs, Derrida évoque sur
ce point l’idée de droit cosmopolitique telle que défendue par Kant dans le
Projet de paix perpétuelle, sur un plan qui est clairement le second. On sait que
dans ce texte Kant appelle hospitalité (Wirtbarkeit) « le droit qu’a l’étranger, à
son arrivée sur le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi ». Mais
aussi qu’il précise le fait qu’il ne s’agit que d’un « droit de visite (Besuchsrecht) »
et non pas d’un « droit d’accueil (Gastrecht) » qui ferait de l’étranger « un
habitant de la maison »87. C’est cette différence capitale que Derrida a en tête
lorsqu’il affirme que « l’hospitalité pure ou inconditionnelle ne consiste pas en
une telle invitation (“je t’invite, je t’accueille chez moi à la condition que tu
t’adaptes aux lois et normes sur mon territoire, selon ma langue, ma tradition,
ma mémoire, etc.”) » (p. 187-188). On pourrait donc dire que le concept de
tolérance appliqué à l’étranger est coextensif à ce que Derrida nomme une
hospitalité d’« invitation » définie par sa limite. Il est bien entendu que par
définition ce qui est désigné a contrario comme hospitalité « pure » ou
« inconditionnelle » ne peut pas être formalisé et garanti par un statut juridique
et politique. Au travers de ce que Derrida décrit comme un paradoxe ou une
aporie, ces deux formes de l’hospitalité sont à la fois hétérogènes et
indissociables : on ne passe de l’une à l’autre que par « un saut absolu, un saut
au-delà du savoir et du pouvoir, de la norme et de la règle », en sorte que
« l’hospitalité inconditionnelle est transcendante au regard du politique, du
juridique, voire de l’éthique » ; cependant, « je ne peux ouvrir la porte,
m’exposer à la venue de l’autre et lui donner quoi que ce soit sans rendre cette
hospitalité effective, sans donner concrètement quelque chose de déterminé »,
c’est-à-dire davantage que les attributs d’une simple tolérance88. Voilà où
semble donc conduire une déconstruction du concept de tolérance relayée par
la construction de l’idée d’hospitalité : à un point où celui-ci est en quelque
sorte débordé par quelque chose dont le statut philosophique demeure encore
incertain ; en tout état de cause, au-delà des limites du cosmopolitisme
kantien89.
On va voir que les pages les plus riches de la contribution de Derrida sont
sans doute celles dans lesquelles il s’attache précisément à définir le statut
philosophique de l’idée d’une hospitalité inconditionnelle. Avant d’y venir, il
prend toutefois le temps de reconstruire le cadre politique dans lequel est
classiquement dessinée la perspective d’un droit cosmopolitique. Sur cette
question encore, il pratique une « déconstruction » qui se conçoit comme une
forme de critique conservant pour partie son objet : il n’est pas question de
« s’opposer frontalement et unilatéralement à l’État », qui demeure dans de
nombreux contextes « la meilleure protection contre des forces et des dangers
multiples » ; mais la « forme-État » devrait un jour n’être plus le dernier mot du
politique, ce qui passera par « une longue série de convulsions et de
transformations encore imprévisibles, par des partages et des limitations encore
inédites de la souveraineté » (p. 191). On ne voit à nouveau pas comment
Habermas pourrait être en désaccord avec cette idée, qui semble consonner
avec celle d’une citoyenneté postnationale reposant elle aussi sur une critique
de la souveraineté étatique90. Peut-être pourrait-il alors adhérer à cette
reformulation de la question politique du point de vue cosmopolitique :
« Comment concilier l’auto-nomie inconditionnelle (fondement de la morale
pure, de la souveraineté du sujet, de l’idéal d’émancipation, de la liberté, etc.)
et l’hétéro-nomie <qui s’impose> à toute hospitalité inconditionnelle digne de
ce nom, à tout accueil de l’autre en tant qu’autre ? » À l’évidence, Habermas
concentre ses efforts sur le premier aspect des choses. Mais il le fait en révisant
de façon considérable le modèle kantien de l’autonomie. Tout aussi clairement,
Derrida s’attache surtout à la dimension de l’hétéronomie et ne se satisfait pas
d’une prise en compte de l’altérité dans la seule perspective de
l’intersubjectivité91. Il reste que c’est une articulation entre ces deux plans de
l’expérience politique qu’il cherche à penser et non l’abandon de l’un au profit
de l’autre, avec pour conséquence que le problème de l’hospitalité posé sur un
horizon cosmopolitique pourrait être un objet privilégié sinon d’accord du
moins de discussion.
Le point de départ de celle-ci devrait être dans la notion de droits de
l’homme, dont Derrida rappelle qu’ils sont au principe des remises en cause de
la souveraineté étatique impliquées dans les concepts de crime de guerre ou de
crime contre l’humanité et des institutions comme les cours pénales
internationales. Habermas empruntait incidemment à leur critique marxiste,
alors que Derrida les considère d’un tout autre point de vue : « Il faut plus que
jamais se tenir du côté des droits de l’homme. Il faut les droits de l’homme. Il
faut, c’est-à-dire qu’il y a toujours un manque, un défaut, les droits de
l’homme ne sont jamais suffisants. Ce qui suffit à nous rappeler qu’ils ne sont
pas naturels. Ils ont une histoire — récente, complexe, inachevée » (p. 192).
Mais la véritable difficulté spéculative ne surgit qu’après cette défense
inconditionnelle quant au principe des droits de l’homme : là où Derrida
affirme que « l’éthique pure commence au-delà du droit, du devoir et de la
dette ». Il faut donc le suivre pas à pas si l’on veut comprendre l’idée « presque
impensable » d’une éthique au-delà du devoir. On connaît le rigorisme de Kant
à ce sujet : « Une action morale ne doit pas seulement être “conforme au
devoir” (Pflichtmässig), elle doit être accomplie “par devoir” (eigentlich aus
Pflicht), “par pur devoir” (aus reiner Pflicht) »92. Mais Derrida veut en quelque
sorte davantage et l’on voit ici clairement comment il s’y prend pour
déconstruire une notion sans la détruire : « Une fois qu’on a suivi Kant jusque
là, comme il faut sans doute le faire, un saut reste encore nécessaire. » Celui-ci
vise à franchir les deux obstacles posés devant l’idée d’une « pure éthicité » ou
d’une « pure moralité » aussi longtemps que l’on s’en tient au principe de
l’action par « pur devoir » : cette dernière reste subordonnée à un savoir, c’est-
à-dire à la mise en œuvre d’une norme ou d’un programme qui sont loin
d’épuiser le sens profond de la responsabilité ; elle consiste à s’acquitter d’une
dette qui reste dans « le cercle économique d’un échange » et dans l’ordre de la
réciprocité. D’où cette proposition à laquelle est ajoutée une précision
importante : « Il faut donc devoir au-delà du devoir, devoir aller au-delà du
droit, de la tolérance, de l’hospitalité conditionnelle, de l’économie, etc. Mais
aller au-delà ne veut pas dire discréditer ce qu’on déborde. » Autrement dit, il
s’agit de penser avec Kant et non contre lui, pour élargir l’horizon qu’il avait
ouvert et non se tourner ailleurs, en vue d’aller plus loin et non de faire autre
chose.
À ce point, Derrida saisit l’opportunité de répondre à une question précise
au sujet de ce qu’il nomme « hospitalité inconditionnelle » : s’agit-il de ce que
Kant appelait une idée régulatrice ? Il faut souligner le fait que par-delà sa
dimension technique la réponse qu’il fournit est capitale pour la
compréhension de ses travaux autour de l’éthique, du droit ou encore de la
politique : elle formule non pas des « objections frontales » mais des « réserves »
ou des « réticences » ; celles-ci sont de trois ordres et concernent pour partie
l’utilisation de cette notion hors de son code kantien, avec pour conséquence la
nécessité de prendre le temps de le reconstruire93. Voici comment Derrida
décrit méticuleusement l’outil qui lui est proposé : « L’idée régulatrice reste de
l’ordre du possible, un possible idéal sans doute et renvoyé à l’infini, mais qui
participe de ce qui, au terme d’une histoire infinie, relèverait encore du
possible, du virtuel, de la puissance, de ce qu’il est au pouvoir de quelqu’un, de
quelque “je peux”, d’atteindre, en théorie et sous une forme qui ne reste pas
intacte de toute fin téléologique » (p. 194). La première réserve de Derrida est
fondée sur un motif déjà rencontré plusieurs fois et notamment dans le
contexte de la discussion avec Habermas : l’existence d’un ordre étranger à
celui du pouvoir de l’individu tel qu’il s’exprime au travers du savoir théorique
et des énoncés descriptifs, constatifs et même performatifs pour autant que
ceux-ci demeurent garantis par des conventions. Parlant de « l’hétéronomie de
la loi venue de l’autre », Derrida désigne une injonction qui « n’attend pas à
l’horizon, qui ne me laisse pas en paix et ne m’autorise jamais à remettre à plus
tard », c’est-à-dire quelque chose qui ne peut se formaliser comme une idée
dont l’approximation progressive s’inscrirait sur une trajectoire asymptotique.
La seconde réserve à l’égard de la notion d’idée régulatrice précise la
première en mobilisant elle aussi un motif déjà dessiné : « La responsabilité de
ce qui reste à décider ou à faire (en acte) ne peut consister à suivre, appliquer,
réaliser une norme ou une règle. » En d’autres termes, l’idéal posé comme
régulateur par Kant est associé à une règle déterminable s’appliquant à des
objets précis conformément à un savoir établi, avec pour conséquence que la
décision se déploie « avec l’automatisme qu’on attribue aux machines ». À quoi
Derrida oppose que si l’action se déploie comme application aux effets
parfaitement calculables d’un savoir, il n’y a plus de place pour une
responsabilité éthique, juridique ou politique conforme au sens en quelque
sorte transcendantal de la justice. Enfin, le point essentiel tient en cela que l’on
ne peut utiliser en toute rigueur la notion d’usage « régulateur » des idées
opposé à leur usage « constitutif » sans souscrire à toute l’architectonique
kantienne. Faute de pouvoir développer cette question, Derrida donne quatre
exemples de ce que l’on devrait interroger chez Kant : ce que celui-ci nomme
un « intérêt divers de la raison (verschiedenes Interesse der Vernunft) » ; la notion
de « foyer imaginaire » vers lequel convergent toutes les règles de
l’entendement ; celle d’une illusion nécessaire et qui cependant ne trompe pas ;
enfin, la figure de l’approche ou de l’approximation qui tend indéfiniment vers
l’universel. Mais il insiste surtout sur un motif qui traverse de part en part le
système critique de Kant : celui du « comme si (als ob) ».
Il faut d’autant plus s’arrêter un instant sur cette question qu’en la traitant
en différents endroits Derrida l’a presque examinée de façon systématique et
qu’il n’est pas impossible qu’elle éclaire un motif qui revient chez lui comme
un leitmotiv. Interrogé ici sur la notion d’idée régulatrice, il ne prend en
compte l’usage du als ob que dans la Critique de la raison pure, par exemple au
travers de cette proposition : il s’agit de considérer les liaisons entre les
phénomènes « comme si elles étaient les dispositions d’une raison suprême
dont la nôtre n’est qu’une faible image »94. Évoquant ailleurs « la gravité, le
sérieux, l’irréductible nécessité du “comme si” », il en analyse l’usage dans la
Critique de la faculté de juger : là où Kant affirme que les jugements
réfléchissants opèrent « comme si » un entendement comprenait l’ensemble des
lois empiriques, « comme si » c’était là « un hasard heureux venu favoriser
notre destin » ; mais également à l’endroit où il pose que les œuvres d’art
doivent finalement être considérées « comme si c’était là un produit de la
nature pure et simple95 ». L’intérêt de ce second commentaire est double. En
premier lieu, Derrida cherche à répondre à cette question : « Est-ce que (…), à
dire “comme si”, nous nous abandonnons à l’arbitraire, au rêve, à
l’imagination, à l’hypothèse, à l’utopie96 ? » Mais surtout, il établit un lien entre
cette figure qui demeure énigmatique chez Kant et une autre qui lui est
particulièrement chère : « Il n’y a pas d’avenir ni de rapport à la venue de
l’événement sans expérience du “peut-être” » ; « Cette force accordée à une
expérience du peut-être, elle garde sans doute une affinité ou une connivence
avec le “si” ou le “comme si” »97.
Il faudra s’attacher à cette figure du « peut-être » que Derrida emprunte à
Nietzsche pour lui conférer un rôle essentiel dans Politiques de l’amitié. Ce qui
importe pour l’instant tient en deux déclarations des dernières pages de sa
réflexion sur le 11 septembre : « Je suis parfois tenté de faire “comme si” je
n’avais pas d’objections aux “comme si” de Kant » ; « Sans jamais renoncer à la
raison et à un certain “intérêt de la raison”, j’hésite à me servir de l’expression
d’“idée régulatrice” quand je parle d’à-venir ou de démocratie à venir98. »
Autrement dit, ce que Derrida nommait hypothèse ou utopie ne s’attache pas
au « comme si » kantien trop déterminé et réglé par un savoir préexistant, mais
à un « peut-être » qui correspond à ce qu’il décrit comme authentique
événement et se conjugue sous une certaine forme de conditionnel : « “Et si
cela arrivait ? Cela, qui est tout autre, pourrait bien arriver, cela arriverait.”
Penser peut-être, c’est penser “si”, “et si ?”99. » À l’aune de ces précisions
conceptuelles effectuées par Derrida dans la fin de sa contribution, on
comprend rétrospectivement ses réticences à désigner le 11 septembre comme
« événement » et plus encore major event : il y avait certes là de l’imprévisible
ou quelque chose qui relève d’une « intuition sans concept » ; mais pas ce qui
semble par ailleurs requis dans le sens authentique du terme, à savoir une
ouverture à l’avenir qui est nommé ailleurs « messianicité sans messianisme »100.
On s’était dit en ouvrant le livre dans lequel Derrida et Habermas se livrent
chacun à l’exercice philosophique consistant à déchiffrer à chaud ce qui était
perçu quoi qu’il en soit comme un événement qu’il faudrait se demander dans
quelle mesure cela les aurait conduits à sortir des cadres de leurs pensées.
Habermas avait un instant imaginé une remise en cause de ses convictions
philosophiques les plus profondes et d’une vingtaine d’années de son travail.
Mais sa manière d’apprivoiser l’inédit a principalement consisté à prendre en
charge ce qui peu ou prou pouvait demeurer ou entrer à l’intérieur des lignes
de celui-ci. En ce sens, ses analyses sont pour l’essentiel restées sur un terrain
politique balisé du point de vue d’une histoire des civilisations, d’un état de
l’ordre mondial et de sa propre théorie de l’action. Ses derniers mots se situent
encore dans ce domaine, au travers d’une considération sur l’héroïsme : « On
ne peut qu’admirer la discipline et l’abnégation des pompiers new-yorkais, qui
ont spontanément mis leur vie en jeu pour sauver celle d’autrui. Mais pourquoi
a-t-il fallu en faire des “héros” ? Peut-être l’usage américain du mot anglais
heroes a-t-il d’autres connotations que le mot allemand Helden. Mais il me
semble que partout où l’on honore des “héros”, il faut se demander : “qui en a
besoin et pourquoi ?” Même dans ce sens très inoffensif, on peut comprendre
le sens de l’avertissement de Brecht : “Malheur au pays qui a besoin de
héros”101. » On trouve ici trace d’une sensibilité à fleur de peau vis-à-vis de ce
qui est considéré comme relevant des pathologies de la démocratie, ainsi que
d’une irritation non compensée par l’empathie d’un bon nombre d’intellectuels
européens à l’égard des réactions de la société américaine. Rien en tout cas qui
attesterait un profond ébranlement de la pensée mise à l’épreuve de
l’événement.
Peut-être pourrait-on dire la même chose au sujet de la contribution de
Derrida, une fois corrigé l’effet d’optique lié au fait que celui-ci a depuis
toujours habitué son lecteur à le voir déjouer les certitudes philosophiques les
mieux enracinées et à créer une instabilité de la pensée en quelque sorte
inlassablement remise en cause par elle-même. De ce point de vue, le risque
qu’il prenait était différent de celui de Habermas : pousser l’exercice de
« déconstruction » jusqu’à des formes de scepticisme extrêmes et aux limites du
cynisme vis-à-vis des principes humanistes du jugement d’un tel événement.
Tel est sans doute ce que Habermas aurait anticipé de sa part quelques années
plus tôt, à l’époque où il le considérait en tant que figure de proue d’un camp
opposé au sien et formé d’adversaires de la raison comme de la démocratie.
Mais si cela avait été encore le cas, il n’aurait à l’évidence pas accepté la règle
d’un jeu en quelque sorte à l’aveugle pour autant qu’il ne s’agissait pas d’un
face-à-face et que chacun ignorait ce que dirait l’autre. Il n’y a pas de raison de
supposer que c’est par crainte d’un soupçon à l’égard de ses convictions
philosophiques et politiques que Derrida a multiplié les déclarations
d’attachement aux principes des Lumières, des droits de l’homme et de la
démocratie : celles-ci recoupent et parfois simplement décalquent des propos
antérieurs ; elles seraient réitérées et retravaillées par la suite ; il s’agit donc de
comprendre comment elles entrent dans un geste de pensée qui cherche à
déplacer, dépasser ou déborder et non à effacer, supprimer ou détruire.
Peut-on imaginer ce qu’aurait donné un dialogue direct entre ces deux
philosophes à New York en temps de terreur ? Heureusement sans doute, il ne
leur avait pas été proposé de répondre à un questionnaire : les deux entretiens
partent du même point et chacun tâtonne à sa manière afin de refroidir un peu
ce qui est encore de l’ordre d’une actualité d’exceptionnelle intensité ; puis les
réflexions prennent chacune leur chemin, orientées par des invitations et
cependant libres d’aller où elles veulent. Mais l’absence d’un face-à-face prive le
lecteur d’une authentique discussion dans laquelle chacun aurait été contraint
de s’adapter et de répondre aux arguments de l’autre. Une seule question a été
soumise en des termes presque identiques aux deux protagonistes dans
l’anticipation d’un désaccord susceptible d’être creusé : celle de la tolérance.
On a vu Habermas défendant cette notion reconstruite dans la perspective de
sa propre théorie politique en vue de la sauver d’une déconstruction attendue,
puis Derrida la déconstruire en cherchant à reconstruire la question du point
de vue de l’hospitalité sur un horizon cosmopolitique. Le plus kantien des deux
n’était alors pas celui auquel on s’attendait, à un moment où la réflexion
politique concernant un présent mal éclairé par le passé ne pouvait qu’à grand
risque se tourner vers le futur. Mais sur cette question au moins, il est possible
de se faire l’idée d’une discussion. Il est enfin loin d’être certain que nous
soyons beaucoup plus capables aujourd’hui de déchiffrer le 11 septembre que
ne l’étaient Habermas et Derrida durant l’automne 2001. Paradoxalement,
leurs propos d’amateurs à l’égard des questions alors discutées dans l’espace
public ont beaucoup moins vieilli que ceux d’un grand nombre d’experts. Cela
tient pour partie à ce qui semblait un peu frustrant à la lecture de ces
entretiens : le fait que chacun à un moment ou un autre soit revenu dans le
cadre familier de sa pensée, selon ses problématiques et avec ses concepts. Mais
n’était-ce pas au fond ce qu’il fallait attendre de philosophes : préserver la
forme de sagesse qui consiste à marquer sous une forme ou une autre les limites
du savoir que l’on possède ?

1. Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, trad., notices et notes Robert
Genaille, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, t. I, p. 236.
2. Nietzsche, Humain trop humain. Un livre pour esprits libres, I, § 376, « Des amis », in Œuvres
philosophiques complètes, III, trad. Robert Rovini, édition revue par Marc B. de Launay, Paris, Gallimard,
1988, p. 243.
3. Nietzsche, Aurore, § 370, « Dans quelle mesure le penseur aime son ennemi », trad. Julien Hervier,
Paris, Gallimard, 1970, p. 215.
4. Voir Jacques Derrida, « Unsere Redlichkeit ! Each in his own country, but both in Europe : The
history of a friendship with obstacles — on Jürgen Habermas’s 75th birthday », loc. cit., Frankfurter
Rundschau, 18 juin 2004 ; The Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 300-306.
5. Voici le passage complet d’Aurore cité par Derrida : « Dans quelle mesure le penseur aime son
ennemi. Ne jamais réprimer ni te taire à toi-même une objection que l’on peut faire à ta pensée ! Fais-en
le vœu ! Cela fait partie de la loyauté (Redlichkeit) première de ta pensée. Tu dois chaque jour mener aussi
campagne contre toi-même. » Nietzsche ajoute : « Une victoire ou une redoute conquise ne sont plus ton
affaire, mais celle de la vérité — mais ta défaite aussi n’est plus ton affaire. »
6. Derrida donne un titre en anglais littéralement identique à celui-ci et tout porte donc à penser qu’il
s’agit d’une conférence qui avait été prononcée pour la première fois dans cette langue comme leçon
inaugurale pour une chaire de l’université de Cornell en avril 1983 avant d’être publiée en français : « Les
pupilles de l’Université. Le principe de raison et l’idée de l’Université », loc. cit., in Jacques Derrida, Du
droit à la philosophie, op. cit., p. 461-498.
7. Il s’agit d’une longue note en bas de page de la postface intitulée « Pour une éthique de la
discussion » de la seconde édition de Limited Inc. (op. cit., p. 243-247), parue aux États-Unis en 1988, et
de deux pages d’une autre longue note de Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 225-227.
8. Jacques Derrida, « Performative Powerlessness — a Response to Simon Critchley », loc. cit. in The
Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 111-112. Ce texte est d’une grande importance sur laquelle on va
revenir. On a toutefois noté que la seconde annulation avait été due au fait que Jürgen Habermas avait un
problème d’oreille… La rencontre avait donc été initialement prévue en février 1999, puis reportée en
avril de la même année.
9. « Unsere Redlichkeit ! Each in his own country, but both in Europe : The history of a friendship
with obstacles », loc. cit., p. 302.
10. « Nach dem Krieg : Die Wiedergeburt Europas »/ « Europe : plaidoyer pour une politique
extérieure commune », Frankfurter Allgemeine Zeitung/Libération, samedi 31 mai 2003. Cet appel a été
notamment soutenu par Umberto Eco et Richard Rorty.
11. Voir supra, Introduction p. 9-10.
12. Voir Jürgen Habermas, « Comment répondre à la question éthique ? », in Joseph Cohen et
Raphael Zagury-Orly (dir.), Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2003, p. 181-196 ;
Jacques Derrida, Fichus, Paris, Galilée, 2002 (conférence du prix Adorno) ; Jacques Derrida et Jürgen
Habermas, Philosophy in a Time of Terror, Chicago, The University of Chicago Press, 2003/Le « concept »
du 11 septembre, Dialogue à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée,
2004.
13. La conférence donnée par Derrida le soir du 23 juin et discutée le lendemain matin est depuis
devenue un petit livre : L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001 (il est indiqué qu’elle avait été
prononcée pour la première fois à l’université de Stanford en avril 1998). Il faut souligner un fait qui a
sans doute facilité la discussion : cette conférence est si l’on veut de style extrêmement classique, tant par
son thème (les « nouvelles Humanités ») que sa technique et surtout pour une large part construite à
partir de Kant, notamment de la notion de « comme si » et plus précisément de sa relation avec celle de
performatif.
14. Simon Critchley, entretiens avec l’auteur, New York, automne 2009. Simon Critchley a donc été
la cheville ouvrière de cette rencontre. Ayant vécu à Francfort en 1997-1998, il connaissait l’hostilité
régnante à l’égard de la « philosophie française » et appréciait d’autant mieux les efforts des Allemands
pour être agréables envers un Derrida qu’il avait eu mission de convaincre des bonnes intentions de
Habermas. Il se souvient aussi d’un Derrida narcissique et charmeur, au contraire d’un Habermas
semblant quelque peu effrayer les participants, mais désormais persuadé qu’il avait affaire à un véritable
homme de gauche avec lequel il pouvait y avoir alliance ou traité de paix. Mais surtout, c’est autour d’un
texte de lui que tout avait été construit. Il me faut au passage exprimer un regret : celui de n’avoir pas eu
l’occasion de recueillir le témoignage d’Axel Honneth, acteur lui aussi essentiel de la rencontre décisive.
15. Par son travail personnel, Simon Critchley était indéniablement en plus grande affinité avec
Derrida ; mais il avait publié quelques années auparavant un texte très consensuel. Qui plus est, d’origine
britannique sans appartenir au milieu philosophique d’Oxford, il était géographiquement dans une
position idéale pour jouer le rôle qui lui était assigné. Ajoutons qu’un autre acteur a été essentiel dans le
processus préparatoire de cette rencontre : Axel Honneth, très proche pour sa part de Habermas, mais lui
aussi auteur d’un texte qui cherchait à établir des passerelles. Non impliqué dans ce moment précis,
Richard Bernstein avait également proposé une interprétation conciliante des deux œuvres et serait
l’artisan d’un rapprochement privé entre Habermas et Derrida.
16. Simon Critchley, « Frankfurt Impromptu — Remarks on Derrida and Habermas », Constellations,
7 : 4, 2000, p. 455-465 ; The Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 99-110 (ici, p. 99). Empruntant à
Simon Critchley son titre, je cite une traduction effectuée pour une conférence organisée à Paris en
juin 1999.
17. Ce texte avait été publié en allemand dans Deutsche Zeitschrift für Philosophie (42, no 6) en 1994,
puis en anglais dans Simon Critchley, The Ethics of Deconstruction : Derrida and Levinas, 2e édition,
Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 267-280.
18. Voir Axel Honneth, « The Other of Justice : Habermas and the Challenge of Postmodernism », in
Stephen White (dir.), The Cambridge Companion to Habermas, Cambridge (Mass.), Cambridge
University Press, 1995, p. 288-323. Un autre texte très antérieur à la réconciliation entre Habermas et
Derrida avait également dessiné sur un plan plus large des lignes de rencontres et de divergences : Richard
J. Bernstein, « An Allegory of Modernity/Postmodernity. Habermas and Derrida », loc. cit., in The New
Constellation. The Ethical-Political Horizons of Modernity/ Postmodernity, op. cit., p. 199-229 ; The
Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 71-97. Notons que Jürgen Habermas a rendu hommage à Richard
Bernstein comme « l’un des meilleurs connaisseurs de (ses) travaux », visant à la fois New Constellation et
un autre livre : Beyond Objectivism and Relativism, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1983.
Voir Jürgen Habermas, L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, trad. Rainer Rochlitz, Paris,
Fayard, 1998, p. 290.
19. « Frankfurt Impromptu », loc. cit., p. 100.
20. Jacques Derrida, « Remarks on Deconstruction and Pragmatism », in Chantal Mouffe (dir.),
Deconstruction and Pragmatism, op. cit., p. 82. Ce texte de Derrida est la transcription d’une réponse orale
à des textes de Richard Rorty, Ernesto Laclau et Simon Critchley (« Deconstruction and
Pragmatism — Is Derrida a Private Ironist or a Public Liberal ? », où l’on reconnaît la problématique de
Rorty).
21. Ibid., p. 86. Notons que Critchley n’a pas poussé l’audace ou la provocation jusqu’à évoquer la
problématique du sujet « otage » chez Levinas. Mais elle était sans doute présente à l’oreille de l’auditeur
bien informé. Sur cette figure, voir Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, La Haye,
Martinus Nijhoff, 1974 ; Paris, LGF, Le Livre de poche, 1990, p. 177, et Pierre Bouretz, Témoins du
futur. Philosophie et messianisme, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2003, p. 908-912.
22. Voir « The Other of Justice : Habermas and the Challenge of Postmodernism », loc. cit., p. 313.
Notons que Honneth présente étrangement Levinas comme « philosophe de la religion » (p. 311) qui voit
dans la Bible « une source théorique de premier ordre ». Mais fort heureusement, c’est à partir de la
phénoménologie qu’il présente ce qui l’intéresse du point de vue d’une confrontation avec Habermas. Sur
la question du « tiers » chez Levinas, autrement dit son idée de la politique, voir Témoins du futur.
Philosophie et messianisme, op. cit., p. 897-899.
23. Voir ibid., p. 308-309 et 310-311. On notera que l’argument de Honneth repose sur l’idée d’une
inflexion ou d’un tournant interne à l’œuvre de Derrida, alors que Critchley défend quant à lui la thèse
selon laquelle les questions de la justice et de la politique étaient présentes dès les premiers travaux de
celui-ci, ce que montre aussi de façon convaincante Richard J. Bernstein (voir « Serious Play. The Ethical-
Political Horizon of Derrida », in The New Constellation, op. cit., p. 172-198). En l’occurrence, Honneth
vise un article intitulé « The Politics of Friendship » (Journal of Philosophy 85, 1988, p. 632-645) qui n’est
qu’une esquisse de Politiques de l’amitié, publié en 1994 et un autre intitulé « Force of Law : The Mystical
Foundation of Authority » (Cardozo Law Review, 11, 1990, p. 919-1045), version préliminaire de Force
de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994 (sur l’histoire précise de ce livre
important pour certains courants de la théorie du droit américaine, voir la note des pages 9-10). Notons
que Habermas avait renvoyé à ce texte comme expression de « certaines assimilations esthétiques » de la
« vision pratico-morale » de la modernité qu’il reconstruisait pour sa part par la théorie de la discussion
dans Droit et démocratie. Entre faits et normes (1992), trad. Rainer Rochlitz et Christian
Bouchindhomme, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1997, p. 11.
24. Sur le caractère non déconstructible de la justice, voir Force de loi, op. cit., p. 35. Notons que le fait
qu’Axel Honneth puisse trouver un point d’entente entre Derrida et Habermas dans ce texte est d’autant
plus important que celui-ci était construit à partir de références allusives à une guerre dans laquelle on
affirme chez les partisans de la déconstruction que celle-ci rend possible un discours conséquent sur la
justice tandis que « l’autre camp » affirme qu’il n’en est rien ; où l’un dit que cette même déconstruction
permet de concevoir ce qu’est une « action juste », alors que « l’adversaire » proclame qu’elle constitue
« une menace contre le droit » et « ruine la condition de possibilité de la justice » (p. 14).
25. Ibid., p. 317-318. Axel Honneth renvoie à Jürgen Habermas, « Justice and Solidarity. On the
Discussion Concerning Stage 6 », in Thomas E. Wren (dir.), The Moral Domain : Essays on the Ongoing
Discussion between Philosophy and the Social Sciences, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1990, p. 224-
251.
26. « Habermas and Derrida Get Married », loc. cit., p. 268.
27. « Frankfurt Impromptu », loc. cit., p. 100.
28. Dans Le discours philosophique de la modernité (op. cit., p. 214), Habermas avait affirmé que tout
comme Heidegger bien que de façon différente Derrida « relègue la politique et l’actualité historique dans
le domaine superficiel de l’ontique, afin de s’ébattre d’autant plus librement et avec une richesse
d’associations d’autant plus grande dans le domaine ontologique de l’archi-écriture ». On se souvient
aussi qu’il lui est arrivé de ranger Derrida dans la catégorie de « jeunes conservateurs » qui « se réclament
des positions de la modernité pour fonder un antimodernisme impitoyable » (« La modernité : un projet
inachevé », loc. cit., p. 966).
29. Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, op. cit., p. 247. Soulignons le fait que dans ce livre non
seulement Derrida ne se dérobe pas à l’objection qui pourrait lui être faite d’une radicalisation excessive
de la décision, mais consacre de très longs développements aux thèses de Carl Schmitt dont il offre une
« déconstruction » tout autant riche d’un point de vue théorique que politiquement efficace.
30. Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997, p. 198.
31. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 87. Notons que l’on entend cette fois clairement un écho juste un
peu atténué de l’idée de « sujet otage » développée par Levinas.
32. « Frankfurt Impromptu », loc. cit., p. 107.
33. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 339.
34. Voir donc « Performative Powerlessness — A Response to Simon Critchley », loc. cit. Rappelons
toutefois la nature exacte de ce texte : une traduction en anglais des propos oraux tenus en français en
juin 1999 à Paris par Jacques Derrida en réponse à une version française de l’introduction pour le débat
avec Habermas.
35. Derrida avait souligné la dimension normative des énoncés performatifs dans sa réponse à Searle :
« Je pense que la théorie des speech acts est, en son fond et pour ce qui est le plus fécond, le plus
rigoureux, le plus intéressant (…), une théorie du droit, de la convention, de la morale politique, de la
politique comme morale. Elle décrit (…) les conditions pures d’un discours éthico-politique, dans ce qui
lie son intentionnalité à une conventionnalité ou à une règle » (Limited Inc, op. cit., p. 180 ; voir supra,
chapitre I, p. 53-54).
36. L’Université sans condition, op. cit., p. 73.
37. Ibid., p. 74-75.
38. Jürgen Habermas, « Comment répondre à la question éthique ? », loc. cit., p. 182-183 (on a cité le
passage commenté par Habermas selon le découpage exact opéré par celui-ci dans un manuscrit du texte
en anglais très légèrement différent de ce qui est publié en français). Soulignons le fait que ce texte est le
seul, à l’exception d’un hommage posthume, dans lequel Habermas se soit véritablement livré à une
nouvelle discussion de l’œuvre de Derrida.
39. Pour être précis, Habermas reprend sur le rapport à Heidegger une idée qui était déjà formulée à
l’avantage de Derrida dans Le discours philosophique de la modernité : « La ligne de partage passe entre,
d’un côté, une trahison néopaganiste de l’héritage du monothéisme et, de l’autre, une loyauté éthique
adoptée envers ce même monothéisme ». Mais il lave Derrida du soupçon d’antihumanisme qu’il
formulait dans ce livre.
40. Voir de nouveau « Comment répondre à la question éthique ? », loc. cit., p. 191.
41. « Performative Powerlessness », loc. cit., p. 113. Cette question essentielle est encore explicitée
ailleurs de la façon suivante : « Un constatif peut être juste au sens de la justesse, jamais au sens de la
justice. Mais comme un performatif ne peut être juste, au sens de la justice, qu’en se fondant sur des
conventions et donc sur d’autres performatifs, enfouis ou non, il garde toujours en lui quelque violence
irruptive » ; « Il faut toujours dire peut-être pour la justice » ; « La justice, comme expérience de l’altérité
absolue, est imprésentable, mais c’est la chance de l’événement et la condition de l’histoire » (Force de loi,
op. cit., p. 59-61).
42. Voir « Comment répondre à la question éthique ? », loc. cit., p. 191.
43. « Frankfurt Impromptu », loc. cit., p. 101. Critchley renvoie aux déclarations de Derrida dans ses
« Remarks on Deconstruction and Pragmatism », loc. cit., p. 82-83.
44. Force de loi, op. cit., p. 62. Citant aussi Politiques de l’amitié (op. cit., p. 63), Critchley suggérait
que l’idée de Derrida selon laquelle « là où la lumière des Lumières n’est pas pensée » leur héritage est
détourné rejoint celle de Habermas au sujet de la modernité comme projet inachevé.
45. Critchley cite ici (p. 104) un appendice intitulé « La souveraineté populaire comme procédure » de
la traduction américaine de Faktizität und Geltung (1992) : Between Facts and Norms, trad. William Rehg,
Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1996, p. 490 (ce texte n’apparaît pas dans la traduction du même
ouvrage en français : Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit.).
46. Notons que Derrida donne encore à Critchley une réponse un peu étrange mais finalement assez
familière à une demande d’explication réitérée : « Cette question de la décision de l’autre en moi est une
absurdité, est inconcevable » ; « La décision de l’autre en moi signifie que l’autre qui m’arrive est en un
sens avant moi. Cela ne veut pas dire qu’il y a quelqu’un en moi, une sorte de petite machine ou un
ventriloque qui agit à ma place. Cela signifie que la décision elle-même correspond à l’autre et que je ne
suis moi-même que par cette responsabilité infinie que l’autre place en moi. L’autre en moi est plus grand
que moi » (« Performative Powerlessness », loc. cit., p. 114). Aveu donc de quasi-impuissance spéculative
de la part de Derrida face à l’un de ses concepts. Mais écho de Levinas parlant comme à travers lui.
47. Voir supra, note 5.
48. Emmanuel Kant, Logique, trad. Louis Guillermit, Paris, Vrin, 1979, p. 26.
49. Emmanuel Kant, Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie,
trad. Alain Renaut, in Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 420.
50. Voir Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, trad. Luc
Ferry, in Œuvres philosophiques, II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 187-205.
On trouvera un commentaire de cet opuscule de 1784 par Jacques Derrida, in Le droit à la philosophie du
point de vue cosmopolitique, Paris, Verdier, 1997. Derrida décrit ici (p. 12-13) cet opuscule comme un
« grand petit texte » appartenant à un ensemble d’écrits de Kant qui « annoncent, c’est-à-dire à la fois
prédisent, préfigurent et prescrivent un certain nombre d’institutions internationales qui n’ont vu le jour
qu’en ce siècle et pour la plupart après la Seconde Guerre mondiale ».
51. Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie, loc. cit., p. 428.
52. Ibid., p. 429.
53. Ibid., p. 430.
54. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 155. Voilà encore une proposition kantienne,
dans une époque où la chose est toutefois beaucoup plus coûteuse qu’elle ne l’était au XVIIIe siècle.
55. « Comment répondre à la question éthique ? », loc. cit., p. 183. Habermas fait ce qui peut se
percevoir comme un petit signe d’amitié supplémentaire en citant Gershom Scholem au sujet de ce que
veut dire « loyauté envers une tradition », plus précisément un propos énigmatique qui pourrait être dans
le style d’Adorno ou Derrida lui-même : « La tradition authentique reste cachée ; seule la tradition
déclinante déchoit jusqu’à être un objet, et c’est dans cette déchéance seulement qu’elle devient visible
dans toute sa grandeur » (je cite ce passage des « Dix propositions non historiques sur la Kabbale » dans la
traduction de Marc de Launay, in Gershom Scholem, Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la
mystique aux Lumières, textes réunis et présentés par Maurice Kriegel, Paris, Calmann-Lévy, 2000,
p. 250).
56. Ibid., p. 185 ; 186 et 191. De façon plus précise, Habermas explique comment la théorie du
langage ordinaire permet de montrer qu’au travers des pratiques de communication la compréhension de
soi et la compréhension mutuelle s’interpénètrent pour autant que les sujets sont liés « à travers les raisons
qu’ils se donnent les uns aux autres et qu’ils reçoivent les uns des autres ».
57. Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Jean-René Ladmiral et
Éliane Kaufholz, Paris, Payot, 1980, p. 230 (je cite le texte tel que découpé par Habermas).
58. « Comment répondre à la question éthique ? », loc. cit., p. 194.
59. Ibid., p. 196. Habermas fait référence au livre de Derrida alors plus tout à fait récent intitulé De
l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987, p. 178-184. Il a donc cette fois cherché à saisir à la
source le rapport de Derrida à Heidegger, qui plus est dans une perspective différente de celle de la
surenchère dans la critique de la métaphysique.
60. Walter Benjamin, lettre du 12 octobre 1939 à Gretel Adorno, in Correspondance, tome II, 1929-
1940, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 307-309. Cette lettre est écrite en
français, depuis le « camp de travailleurs volontaires » de la Nièvre où Benjamin était interné (on la
trouvera également dans un autre volume : Walter Benjamin, Écrits français, trad. Jean-Maurice
Monnoyer, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées, 1991, p. 316-318). Le passage concernant ce
rêve proprement dit est cité de façon presque intégrale par Derrida dans Fichus, op. cit., p. 38-39.
61. Fichus, op. cit., p. 12.
62. Theodor W. Adorno, « Portrait de Walter Benjamin », in Prismes. Critique de la culture et de la
société, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1986, p. 211 (cité par Derrida, p. 22). Adorno
évoque un passage de Sens unique : « Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route,
qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction » (Walter Benjamin, Sens unique,
précédé de Enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste, Paris, Les Lettres nouvelles, 1978, p. 229). Derrida
commente : lui-même est aussi « quelqu’un qui risque toujours, surtout quand il cite, de ressembler plus
aux “brigands des chemins” qu’à tant d’honorables professeurs de philosophie, fussent-ils ses amis ».
63. Prismes, op. cit., p. 107, cité (et souligné) par Derrida p. 16-17.
64. Fichus, op. cit., p. 18.
65. Prismes, op. cit., p. 213, cité par Derrida p. 19.
66. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 218 et supra, chapitre III, p. 160-161.
Derrida a donc retrouvé la source d’un texte que Habermas évoquait sans référence.
67. Theodor W. Adorno, « Réponse à la question : “Qu’est-ce qui est allemand ?” », in Modèles
critiques, trad. Marc Jimenez et Éliane Kaufholz, Paris, Payot, 1984, p. 228, cité par Derrida p. 24.
68. Voir Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 91-114.
69. « Réponse à la question : “Qu’est-ce qui est allemand ?” », loc. cit., p. 229. Dans ce passage,
Adorno renvoie à son Jargon de l’authenticité, livre qui critique notamment l’usage que fait Heidegger de
la langue allemande (voir Theodor W. Adorno, Jargon de l’authenticité, trad. Éliane Escoubas, postface de
Guy Petitdemange, Paris, Payot, 1989 p. 74-156).
70. Minima moralia, op. cit., p. 106-107.
71. Voir Pierre Bouretz, « Bénédiction de Babel », in Les lumières du messianisme, op. cit., p. 147-151.
72. Jürgen Habermas, « Préhistoire de la subjectivité et affirmation de soi effrénée », in Profils
philosophiques et politiques, op. cit., p. 246. Ce texte était paru dans Die Zeit le 12 septembre 1969, au
lendemain de la mort d’Adorno (6 août).
73. Fichus, op. cit., p. 45.
74. C’est à propos de ces questions que Derrida a greffé sur le texte rédigé à l’avance quelques brefs
éléments de réflexion sur le 11 septembre, avec ce que l’on pourrait peut-être appeler la seule remarque de
mauvais ton de ce texte : « Ma compassion absolue pour les victimes ne m’empêchera pas de le dire : je ne
crois à l’innocence politique de personne dans ce crime. » Mais on va voir qu’il aura en quelque sorte
l’occasion de se rattraper.
75. Derrida commente (p. 54-56) un passage de Beethoven, Philosophie der Musik, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1993, p. 123-124.
76. Voir La Dialectique de la raison, op. cit., p. 268-277.
77. « Nul ne témoigne pour le témoin » : Derrida cite Paul Celan, Strette, trad. André Du Bouchet,
Paris, Mercure de France, 1971, p. 48-51.
78. « Ein letzter Gruss : Derridas klärende Wirkung », Frankfurter Rundschau, 11 octobre 2004/
« Présence de Derrida », Libération, 13 octobre 2004.
79. Giovanna Borradori rapporte que le titre français est dû à Jacques Derrida. Soulignons le fait que
les deux entretiens sont accompagnés d’excellentes présentations des œuvres de Habermas et Derrida,
ainsi que d’analyses de leurs propos.
80. Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 53-54. Les références à cet ouvrage seront désormais
données entre parenthèses dans le corps du texte.
81. On pense en particulier à un livre de Jean Baudrillard : La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris,
Galilée, 1991. Sur la profonde hétérogénéité du milieu « postmoderne » telle que notamment apparue au
moment de la guerre du Golfe, voir les analyses de Christopher Norris in Uncritical Theory.
Postmodernism, Intellectuals and the Gulf War, Amherst, The University of Massachusetts Press, 1992.
Rappelant que le livre de Baudrillard avait son origine dans un article de celui-ci publié dans le Guardian
le 11 janvier 1991 sous le titre « The Reality Gulf », Norris souligne le fait que les éditeurs de ce grand
quotidien britannique imaginaient sans doute et largement à juste titre qu’il exprimait la position d’une
large partie de l’opinion mondiale « avancée » (point de vue sans doute partagé deux mois et demi plus
tard par Libération qui publierait le 29 mars l’article qui donnerait son titre au livre). Mais il s’attache
surtout à montrer que pour des raisons tant éthiques qu’épistémologiques cette position n’a jamais été
celle de Derrida. C’est un fait, pour autant que ce dernier ne l’a adoptée ni dans ces circonstances ni dans
d’autres, et Norris peut sans difficulté mobiliser son interprétation de la « déconstruction » comme
démarche ne récusant ni en théorie ni en pratique les critères de référence, de validité et de vérité afin de
sortir son inventeur du lot « postmoderne » (en particulier à l’encontre de la thèse de Habermas discutée
p. 162-167). Il reste que de façon générale, c’est la reconstruction des positions de Baudrillard, Foucault
ou Lyotard qui laisse le mieux apparaître l’hétérogénéité profonde en matières tant intellectuelles que
politiques de ce qui est désigné en Amérique comme French theory. On peut en revanche être plus réservé
quant à la façon dont Norris veut inclure dans ce camp Richard Rorty qui n’en demande pas tant et se
tient en tout état de cause ailleurs.
82. Jean Baudrillard, L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002, p. 10-11. Voir Pierre Bouretz, « Le
tyran et le philosophe », Critique, no 697-698, juin-juillet 2005, p. 558.
83. Derrida précise sa position en affirmant que tout imparfaites qu’elles soient les institutions
internationales doivent être respectées, ajoutant qu’une réflexion de type « déconstructeur » devrait « sans
les amoindrir ou les détruire, interroger et refondre (leurs) axiomes et principes, les raffiner et les
universaliser sans fin, sans se laisser décourager par les apories par lesquelles un tel travail ne manquera
pas de s’embarrasser » (p. 170). Enfin, il défend l’idée inscrite sur un horizon élargi d’une « institution
internationale du droit » ou d’une cour internationale de justice disposant d’une force autonome.
84. Précisons que Habermas inscrit alors la question de l’universalisme sur le terrain juridique et plus
précisément celui du droit constitutionnel : dans une société démocratique, la tolérance à l’égard des
convictions d’autrui et de formes de vie différentes s’opère « sur la base d’orientations axiologiques
partagées » inscrites dans une constitution définissant les procédures permettant de trancher les conflits
d’interprétation à son sujet ; cet universalisme juridique et moral ne devient problématique qu’au
moment où l’idée d’une « défense de la démocratie » semble conduire à une « autotransgression des seuils
de tolérance » ; mais celle-ci reste encore ouverte à une critique au nom des principes mêmes de
l’universalisme auquel elle déroge.
85. Voir Jürgen Habermas, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, trad. Rainer
Rochlitz, Paris, Cerf, 1996. Notons toutefois que Habermas demeurait sur l’horizon dessiné par Kant et
s’attachait à penser l’actualité de son idée autour de cette proposition : « Une conception du droit
cosmopolitique, reformulée en fonction des besoins de notre époque, est parfaitement susceptible de
rencontrer une constellation favorable des forces en présence, si nous donnons des conditions fort
différentes auxquelles nous avons affaire à la fin du XXe siècle une interprétation appropriée » (p. 28).
Mais s’en tenant à la question du passage du droit international au droit cosmopolitique, il restait en deçà
de la question de l’hospitalité telle que posée par Kant lui-même dans le Projet de paix perpétuelle.
86. Derrida souligne ailleurs le premier point, toujours à la lumière du texte de Voltaire : « Le concept
de tolérance, stricto sensu, appartient d’abord à une sorte de domesticité chrétienne » ; « Le mot
“tolérance” cache donc un récit ; il raconte d’abord une histoire et une expérience intra-chrétienne. Il
délivre le message que des chrétiens adressent à d’autres chrétiens » (« Foi et savoir », in Jacques Derrida et
Gianni Vattimo (dir.), La religion, Paris, Seuil, 1996, p. 32-33).
87. Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. Jean Gibelin, Paris, Vrin, 1990, p. 29. Derrida
s’est penché à plusieurs reprises sur ce texte de Kant. Voir notamment Cosmopolites de tous les pays, encore
un effort !, Paris, Galilée, 1997, p. 47-56 et surtout Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 154-160.
S’agissant de Kant lui-même, il ne faut pas oublier un texte moins fréquenté que le Projet de paix
perpétuelle : Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, Troisième section, Le droit cosmopolitique, § 62,
trad. Joëlle et Olivier Masson, in Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 625-630.
88. Derrida est revenu sur la question de l’« hospitalité inconditionnelle » : voir notamment Voyous,
op. cit., p. 204-206 (où il fournit des références précises à ses propres travaux) et infra, chapitre V, p. 297-
298 ; chapitre VI, p. 429-430.
89. Voir Pierre Bouretz, Les lumières du messianisme, op. cit., p. 22-24.
90. Notons que Derrida s’est aussi attaché à reconstruire la question du cosmopolitisme dans cette
perspective en commentant quelques pages des Origines du totalitarisme dans lesquelles Hannah Arendt
décrit le déclin du droit d’asile et critique un droit international encore limité aux traités entre États
souverains. Voir Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, op. cit., p. 18-24 (autour du chapitre X des
Origines du totalitarisme ; voir Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem,
édition établie sous la direction de Pierre Bouretz, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 561-607).
91. On pourrait toutefois méditer cette proposition qui pourrait très probablement être signée par
Habermas : « Dès que je parle à l’autre, je me soumets à la loi de la raison à donner, je partage un
médium virtuellement universalisable, je divise mon autorité, même dans le langage le plus performatif
qui a toujours besoin d’un autre langage pour s’autoriser d’une convention » (Voyous, op. cit., p. 144).
92. Derrida semble avoir à l’esprit un passage des Fondements de la métaphysique des mœurs, trad.
Victor Delbos revue et modifiée par Ferdinand Alquié, in Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 256-257.
93. Notons que les trois pages dans lesquelles Derrida analyse la notion d’idée régulatrice sont reprises
dans Voyous, op. cit., p. 122-125.
94. Critique de la raison pure, trad. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty à partir de la
traduction de Jules Barni, in Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, I, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 1273.
95. Voir L’Université sans condition, op. cit., p. 27-28 et p. 31-32. Notons que Derrida semble ne s’être
jamais penché sur la figure du « comme si » dans un autre contexte, a priori plus approprié à ses propres
questions que ceux auxquels il vient d’être fait référence : celui de la philosophie pratique. On pense en
particulier à cette maxime, à propos de la paix perpétuelle : « Agir comme si la chose existait, qui peut-
être n’existe pas, avoir pour projet sa fondation et la constitution qui nous semble la plus appropriée à
cela » (Métaphysique des mœurs, op. cit., Doctrine du droit, § 62, in Œuvres philosophiques, III, op. cit.,
p. 629).
96. Ibid., p. 27.
97. Ibid., p. 75-76.
98. Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 195 (note ajoutée par Derrida) et p. 196. On retrouvera
cette réserve exprimée sous une forme un peu différente dans L’autre cap (Paris, Minuit, 1991, p. 76), où
Derrida écrit à propos de cette idée de la démocratie : « Son statut n’est même pas celui d’une idée
régulatrice au sens kantien, plutôt quelque chose qui reste à penser et à venir : non pas ce qui arrivera
certainement demain, non pas la démocratie (nationale et internationale, étatique ou trans-étatique)
future, mais une démocratie qui doit avoir la structure de la promesse — et donc la mémoire de ce qui porte
l’avenir ici et maintenant. »
99. L’Université sans condition, op. cit., p. 76.
100. Voir notamment Voyous, op. cit., p. 128 (où Derrida renvoie à Spectres de Marx, Paris, Galilée,
1993, p. 268).
101. Habermas cite (p. 78) Bertolt Brecht, La vie de Galilée, tableau 13.
Chapitre V
UNE CERTAINE AUFKLÄRUNG

On sait que les entretiens de New York ne sont pas la fin de l’histoire d’une
« amitié avec obstacles » entre Jacques Derrida et Jürgen Habermas. Pour
autant que l’on connaît assez peu de la discussion de Francfort un an et demi
plus tôt et que le texte au contenu symbolique le plus fort ne paraîtrait qu’en
mai 2003, ils appartiennent plutôt à ses débuts. Publié comme protestation
contre une guerre qui commençait et marquant le terme de celle qui avait
opposé les deux philosophes, Nach dem Krieg est un manifeste politique qui
pour une part a vieilli avec sa conjoncture. Mais il demeure aussi et surtout une
profession de foi cosmopolitique, défendant une certaine idée de l’Europe sur
l’horizon d’une société mondiale régie par le droit. Puis viendrait le temps des
signes publics d’amitié : de Derrida à Habermas pour son soixante-quinzième
anniversaire ; de Habermas à Derrida au lendemain de sa mort. Ce dernier
raconte que la publication du livre de New York et du texte commun avait
rendu « perplexes » les amis respectifs : « Certains étaient inquiets (worried),
d’autres agacés (annoyed)1. » Autant dire si l’on veut que la paix des chefs était
loin de s’étendre aux troupes et qu’il est peu probable que la ligne de front soit
aujourd’hui effacée. Mais c’est une autre histoire. Du point de vue de celle qui
est racontée ici, ce qui importe tient en cela qu’il est désormais possible de
revenir sur des hypothèses au sujet de ce qui durant une guerre kantienne avait
préservé les conditions de possibilité d’une paix future et d’en forger d’autres
susceptibles d’élargir l’angle d’approche d’une authentique proximité
n’excluant pas de vrais désaccords. L’une d’entre elles les contient toutes et
devrait permettre de les organiser : Derrida comme Habermas défendent une
certaine Aufklärung ; peut-être pas tout à fait la même et à coup sûr chacun à sa
manière ; mais dans le même monde philosophique et avec un sens commun
de la responsabilité envers un héritage partagé.
S’agissant du récit, voici donc venu le temps des hommages : celui de deux
textes écrits en 2004 chacun pour l’autre par Derrida et Habermas. Nous
sommes au crépuscule. Lorsque Derrida prononce le 18 juin à Francfort son
discours pour l’anniversaire de Habermas, il sait qu’il ne survivra pas
longtemps à sa maladie : « Je ne peux dire quoi que soit sous la forme d’un bref
message au sujet des raisons et de l’arrière-plan historico-philosophique sur
lequel nous sommes ou ne sommes pas en accord. Je n’en ai ni la force ni
l’autorité ni le droit »2. Il mourra le 9 octobre et Habermas publiera le 11 une
sorte de tombeau philosophique à l’ami récent disparu : Ein letzter Gruss :
Derridas klärende Wirkung. Ces deux textes sont d’une grande sobriété, sans
hyperboles sentimentales ni fausses fenêtres intellectuelles. Derrida a choisi
d’exprimer son amitié en dessinant les contours d’un accord philosophique
profond en politique avec les concepts de Habermas et celui qu’ils peuvent
partager : « Constellation postnationale » ; « Patriotisme constitutionnel
européen » ; « Démocratie cosmopolite »3. En quelques mots, il s’agit en
puisant dans la « meilleure philosophie politique » d’esquisser les contours
d’une « vieille-nouvelle Europe » qui se concevrait moins comme une puissance
hégémonique supplémentaire qu’en tant que soubassement de la construction
d’un ordre cosmopolitique dans le contexte de ce qui est désigné comme
« mondialisation ». Mais dans ce texte où il raconte l’amitié et parle de la
Redlichkeit sur laquelle elle repose, Derrida décrit ainsi l’espace qu’il partage
avec Habermas : Each in his own country, but both in Europe. Au-delà de la
politique, il y a là comme un symbole : chacun possède son territoire et son
propre rapport à la philosophie ; mais sur le même continent philosophique,
cette Europe dont Husserl décrivait les périls et invitait à sauver l’héritage.
L’hommage posthume de Habermas est bref, mais d’une méticuleuse
densité. Voici pour un portrait de Jacques Derrida : « C’était une personne
d’une amabilité peu commune, élégante, certainement vulnérable et sensible,
mais sachant être à l’aise et qui, lorsqu’il accordait sa confiance, s’ouvrait avec
sympathie ; c’était une personne amicale, disposée à l’amitié4. » Mais chez le
défenseur du « primat de l’écrit transmissible sur la présence de la parole » il
souligne avant tout un art de la lecture « micrologique », prenant les textes « à
contre-fil jusqu’à ce qu’ils livrent un sens subversif » : « Sous son regard
inflexible, tout contexte se délite en fragments ; le sol que l’on supposait stable
devient mouvant, celui que l’on supposait plein dévoile son double fond. »
Affirmant que la déconstruction est à l’instar de la dialectique négative
d’Adorno une « pratique », Habermas en offre une bonne description : « Les
hiérarchies, les agencements et les oppositions habituels nous livrent un sens à
rebours de celui qui nous est familier. Le monde dans lequel nous croyions être
chez nous devient inhabitable. Nous ne sommes pas de ce monde, nous y
sommes des étrangers parmi les étrangers. » Cette démarche philosophique
n’est pas la sienne, mais la façon dont elle est présentée eût sans aucun doute
ravi Derrida et en tout état de cause sa mise en regard de celle d’Adorno vaut
de la part de Habermas pour signe de profond respect. Il le souligne d’ailleurs,
en évoquant le discours de Derrida lors de la remise du prix portant le nom de
son mentor : « Du geste de la pensée jusque dans les thèmes oniriques propres
au romantisme, (celui-ci) ne pouvait pas avoir plus d’affinités avec l’esprit
même d’Adorno. » Ajoutant en outre que « les racines juives sont sans doute
l’élément par lequel leurs pensées s’assemblent », Habermas dessine une
constellation autour de laquelle il lui est arrivé de graviter : « Scholem est resté
un défi pour Adorno, Levinas est devenu un maître pour Derrida5. » Enfin, il
termine avec ce qu’il avait dit de Derrida à plusieurs reprises : « S’il s’appropria
les thèmes du dernier Heidegger, du moins le fît-il sans sombrer dans le
néopaganisme et sans trahir les sources mosaïques. » Affinités électives avec
Adorno et réserve essentielle à l’égard de Heidegger, l’esquisse de ces deux
motifs dans le texte au ton guerrier à l’encontre de Derrida avait semblé être un
bon signe de possibilité d’une paix future. Celle-ci venue à temps, ils pouvaient
sceller un serment d’amitié humainement sincère et philosophiquement
authentique.
Les arrière-plans, les formes et le contenu spéculatif de l’authenticité
philosophique d’une amitié tardive entre Habermas et Derrida sont encore à
dessiner. Déjà plus qu’esquissée, la dialectique de leur confrontation entre
guerre et paix incite cependant à faire un choix : sans être véritablement
systématique au sens strict du terme, l’œuvre de Habermas est régie par un
programme fixé très tôt et marquée par un « tournant » théorisé comme tel, en
sorte qu’elle ne suscite pas de véritables conflits d’interprétation ; celle de
Derrida en connaît en revanche plus d’un, en raison d’inflexions peu ou mal
identifiées et surtout d’appropriations multiples, contradictoires, dans un
champ de forces où des amis aux fidélités divergentes s’opposent à de farouches
ennemis. Habermas a eu des discussions parfois rudes avec un certain nombre
de ses contemporains et s’est exposé en première ligne dans des combats
politiques souvent violents. Mais en quelque sorte toujours avec le beau rôle,
sans jamais être suspect de connivences avec les penseurs les plus diaboliques
d’une modernité en crise ou d’ambiguïtés à l’égard de la démocratie. Derrida
au contraire a été l’objet de tous les soupçons et attaqué de partout par de
nombreux adversaires, à commencer par Habermas lui-même en un temps où
si l’on veut les guerres philosophiques ne faisaient pas de prisonniers. C’est
donc vers lui qu’il faut avant tout se tourner : à partir des vraies questions
soulevées par Habermas, mais sans les fausses querelles élevées dans un mauvais
ton ; certes pas en généalogiste d’une œuvre trop multiforme et prolifique pour
être décrite au fil de quelques tournants ou formalisée d’un point de vue
synthétique ; plutôt à la recherche au sein d’une pensée qui délite les certitudes
et déjoue les familiarités de ce qui dessine une contribution loyale et féconde
au projet inachevé de la modernité. Autrement dit, de ce que Habermas a
finalement bien vu, mais trop tard pour avoir le temps d’en discuter comme il
faut entre amis.

PAR AMOUR DE LA PHILOSOPHIE

Avant d’en arriver à ce qui sera l’essentiel, il vaut la peine de revenir un


moment en arrière : vers une autre guerre, dans un autre temps, en un autre
lieu ; mais encore pour écouter un certain ton employé parfois entre
philosophes. La première des guerres sur lesquelles on s’est penché semblait en
quelque sorte mondiale, entre un continent et le reste du monde par le biais de
trois penseurs représentant deux « éminentes traditions philosophiques ». La
seconde était quant à elle continentale, opposant sur le terrain européen de
l’une d’entre ces dernières deux héritiers en conflit sur l’inventaire et l’usage du
patrimoine. Celle-ci pourra sembler provinciale bien que parisienne et n’aura
en tout état de cause pour enjeu direct ni le destin de la métaphysique ni le sort
de la raison ou encore l’avenir des Lumières, seulement si l’on peut dire à quoi
sert la philosophie. Il ne faudra pas vouloir y trouver une quelconque origine :
celle d’une sorte de modèle national baptisé par importation, la French theory ;
celle d’un moment historique identifié comme « pensée 68 » ; ou encore celle
d’une époque nommée « postmoderne ». Tout au contraire, c’est le caractère
hasardeux, sommaire ou en tout état de cause imprécis de ces étiquetages qui
devrait brièvement apparaître. On a déjà eu l’intuition et parfois des preuves de
ce que Derrida n’était pas là où on l’attendait à en croire certains de ses amis et
la plupart de ses adversaires, en sorte qu’un doute s’est formé quant à sa place
supposée dans des courants réputés unifiés sur une ligne de front clairement
établie. Un authentique chef de guerre va aider à comprendre qu’il est temps de
réviser ces catégories pour éviter de l’enrôler dans des camps qui ne sont pas les
siens, ne serait-ce que pour en avoir été exclu. En l’occurrence victime de ce
qu’il appelait à l’époque du conflit avec Searle son « amour de la philosophie »,
il dévoilera le visage un peu naïf de qui n’avait pas compris que celle-ci pour
certains sert précisément à faire la guerre. Mais du moins ne devrait-on plus
l’accuser d’en vouloir lui-même la mort.
Cette guerre se déroule à Paris entre 1963 et 1972, avec pour épicentre la
rue d’Ulm. Son objet semble microscopique : deux pages de Descartes. L’arme
paraît à première vue des plus classiques : le commentaire. On pourrait se
demander si elle est simplement fratricide, entre deux hommes nés à quatre ans
de distance. Voici les faits : dans son livre sur la folie paru en 1961, Michel
Foucault a consacré trois pages à un passage plus ou moins bien connu des
Méditations ; en mars 1963, Jacques Derrida a prononcé devant le Collège
philosophique une conférence intitulée « Cogito et histoire de la folie »,
publiée l’année suivante dans la Revue de métaphysique et de morale puis dans
L’écriture et la différence en 1967 ; 1972, Foucault introduit dans l’édition
définitive de l’Histoire de la folie un chapitre intitulé « Mon corps, ce papier, ce
feu », vingt pages à propos d’environ trois des quarante-six dans lesquelles
Derrida discutait son interprétation d’en réalité quelques lignes de Descartes ;
mais il en a aussi écrit une quinzaine d’autres comme simple « réponse » pour
une revue japonaise, au fond plus claire quant à l’objet réel du conflit6.
Beaucoup de papier pour pas grand-chose, pourrait-on se dire a priori,
nonobstant l’importance indéniable de la question. Ou encore : voilà bien
l’expression d’une manière littéraire et d’une manie philosophique bien
françaises. Enfin, que cela doit avoir bien vieilli. Il n’en est rien, mais le
montrer ne sera pas facile : au terme de trajets longs et sinueux il apparaîtra
que l’enjeu de cette guerre est plus encore que le texte de Descartes ce que l’on
peut ou doit en faire, autrement dit l’utilité du commentaire et à travers lui de
la philosophie elle-même ; mais on ne peut faire l’économie d’une restitution
de la querelle de mots latins et français qui conduit aux arguments décisifs,
sans oublier que Foucault ne répond qu’à quelques pages de Derrida en laissant
de côté toutes celles dans lesquelles celui-ci discute le projet d’ensemble de
l’Histoire de la folie.
Au début du second chapitre de son livre intitulé « Le grand
renfermement », Foucault formule l’une des thèses centrales de celui-ci : « La
Folie dont la Renaissance vient de libérer les voix, mais dont elle a maîtrisé déjà
la violence, l’âge classique va la réduire au silence par un étrange coup de
force7. » Viennent alors presque immédiatement les quelques lignes de
Descartes sur lesquelles doit reposer la démonstration : « Comment est-ce que
je pourrais nier que ces mains et ce corps sont à moi, si ce n’est peut-être que je
me compare à certains insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et
offusqué par les noires vapeurs de la bile qu’ils assurent constamment qu’ils
sont des rois lorsqu’ils sont très pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre
lorsqu’ils sont tout nus, ou qu’ils s’imaginent être des cruches ou avoir un corps
de verre8. » Pour être précis à la manière exacte de Foucault, il faut souligner le
fait que Descartes sur le trajet du doute rencontre la folie mais aussi le rêve et
les autres formes d’erreur en leur assignant des statuts très différents : les sens
sont trompeurs, mais n’altèrent que « les choses fort peu sensibles et fort
éloignées », en laissant au moins comme résidu de vérité « que je suis ici, au
coin du feu, vêtu d’une robe de chambre » ; le rêve peut représenter des choses
bizarres, mais il ne porte pas le doute à ses formes extrêmes ; je ne peux me
protéger des convictions des insensés qu’en me disant « ce sont des fous, et je
ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leur exemple ». À quelques
mots près, on vient de citer tout ce que Foucault emprunte à Descartes pour
établir cette idée : à la différence de ce qui se passe avec les erreurs des sens et le
rêve, ce n’est pas la permanence d’une vérité même résiduelle qui garantit la
pensée contre la folie, mais le fait que « moi qui pense, je ne peux pas être
fou » ; « Ce serait extravagance de supposer qu’on est extravagant » ; « La folie
est exclue par le sujet qui doute ». D’où la thèse générale : alors que le doute
cartésien « déjoue les charmes des sens » et « traverse les paysages du rêve » en
posant que le sujet est toujours guidé par la lumière des choses vraies, il bannit
la folie en affirmant que celui qui doute « ne peut pas plus déraisonner que ne
pas penser et ne pas être » ; « Le péril de la folie a disparu de l’exercice même
de la Raison ». Dans une perspective plus large enfin, « entre Montaigne et
Descartes un événement s’est passé : quelque chose qui concerne l’avènement
d’une ratio ». Descartes inventeur de la raison moderne, l’idée semble au fond
des plus classiques. L’est-elle en quelque sorte trop pour Derrida ?
Déjà et comme il fera de plus en plus, Derrida prend son temps pour entrer
dans le livre « à tant d’égards admirable, puissant dans son souffle et dans son
style » de Foucault. Celui tout d’abord d’un préliminaire où il semble question
de prévenir qu’il ne s’agira pas d’une querelle fratricide mais de quelque chose
de plus sérieux ou plus grave, pour autant qu’il a bénéficié de l’enseignement
de Foucault : « La conscience du disciple, quand celui-ci commence, je ne
dirais pas à disputer, mais à dialoguer avec le maître, ou plutôt à proférer le
dialogue interminable et silencieux qui le constituait en disciple, la conscience
du disciple est alors une conscience malheureuse9. » On pourrait sans doute
gloser sur ce point, en se disant qu’il n’est pas impossible qu’il ait agacé
Foucault, étant même peut-être fait pour cela. Mais l’essentiel n’est pas là,
puisque Derrida en vient assez vite au fait qu’il va se consacrer à trois pages
parmi les 673 du livre de Foucault, qui traitent elles-mêmes d’un objet précis :
« Un certain passage de la première des Méditations de Descartes, où la folie,
l’extravagance, la démence, l’insanité semblent, je dis bien semblent congédiées,
exclues, ostracisées hors du cercle de dignité philosophique, privé du droit de
cité philosophique, du droit à la considération philosophique, révoquées
aussitôt que convoquées par Descartes devant le tribunal, devant la dernière
instance d’un Cogito qui, par essence, ne saurait être fou. » À quoi s’ajoute le
fait qu’avant d’entrer dans ces pages, Derrida en écrit quinze qui discutent le
projet d’ensemble de l’Histoire de la folie, en quelque sorte ses conditions de
possibilité, ou d’impossibilité. Étrangement, ou peut-être pour une raison
significative qui mériterait d’être explicitée, Foucault ne dira mot de ce long
développement. On est donc tenté d’en faire l’économie. Mais il en dit
beaucoup sur au moins une question décisive et Foucault n’est peut-être pas
aussi silencieux au sujet de celle-ci qu’il y paraît.
Avant d’en venir à Descartes et au « coup de force » qu’il est censé opérer,
Derrida veut donc questionner la radicalité de Foucault : « C’est tout le prix
mais aussi l’impossibilité même de son livre — écrire une histoire de la folie
elle-même » (p. 56). Cette expression programmatique appartient à Foucault et
Derrida y voit le souci d’échapper « au piège ou à la naïveté objectivistes » qui
consisterait à user du langage de la raison classique pour décrire l’exclusion de
la folie par cette raison même. Mais comment s’en sortir, étant entendu que la
folie elle-même se caractérise par le silence de « mots sans langage » ou sans
« sujet parlant » ? Selon Derrida, l’une des manières de Foucault est la
suivante : refuser en bloc le langage de la raison en tant que celui de
l’« Ordre » ; ne donc pas faire l’histoire du discours de la psychiatrie sur la folie,
mais « l’archéologie d’un silence ». Est-ce toutefois possible, dans la mesure où
qu’on le veuille ou non cette archéologie s’expose au travers d’un langage
organisé, doté d’une logique, dans un certain ordre ? Dans les termes de
Derrida : « Est-ce que l’archéologie du silence ne sera pas le recommencement
le plus efficace, le plus subtil, la répétition, au sens le plus irréductiblement
ambigu de ce mot, de l’acte perpétré contre la folie, et ce dans le moment
même où il est dénoncé ? » (p. 57). Voilà une question que Foucault ne voulait
sans doute pas entendre et à laquelle en tout état de cause il ne répond pas. Ce
qu’elle vise n’est en fait autre chose que ce que Habermas nommerait une
contradiction performative : « Si l’ordre dont nous parlons est si puissant, si sa
puissance est unique en son genre, c’est précisément par son caractère
surdéterminant et par l’universelle, la structurale, l’universelle et infinie
complicité en laquelle il compromet tous ceux qui l’entendent en son langage,
quand même celui-ci leur procure encore la forme de leur dénonciation » ; « Il
n’y a pas de cheval de Troie dont n’ait raison la Raison ». La perspective de
Derrida n’est pas ici celle de la surenchère, qui consisterait à montrer comment
il serait possible de dénoncer la violence faite à la folie par la raison sans être
prisonnier du discours de celle-ci. Il s’agit plutôt d’établir un constat : le livre
de Foucault ne « dit » pas le silence de la folie ; il ne peut faire mieux que le
rendre présent indirectement, dans le « pathos » (p. 60).
Derrida prête toutefois à Foucault un autre projet, qui cherche à contourner
l’impossibilité d’une archéologie du silence et peut se présenter de la façon
suivante : puisque le mutisme de la folie n’est pas originaire, mais a été imposé
par une « décision » de mise en ordre au travers d’une expulsion de la déraison,
il devrait être possible d’« accéder à l’origine du protectionnisme d’une raison
qui tient à se mettre à l’abri et à se constituer des garde-fous, à se constituer
elle-même en garde-fou » (p. 62). La difficulté tient cette fois en cela que
Foucault ne cherche à restituer le « sol vierge et unitaire sur lequel a
obscurément pris racine l’acte de décision qui lie et sépare raison et folie » qu’à
partir du Moyen Âge, alors que le logos dans lequel intervient celui-ci est
infiniment plus ancien, lié à une raison certes « beaucoup moins déterminée
qu’elle ne le sera sous sa forme dite classique » mais n’appartenant néanmoins
pas à « une préhistoire nocturne et muette ». Foucault ne dit que quelques
mots des Grecs, pour affirmer que leur Logos « n’avait pas de contraire »10. Aux
yeux de Derrida, cette allusion « énigmatique » pourrait miner sa thèse de
l’intérieur, pour autant qu’il faut choisir de deux choses l’une : ou considérer
que les Grecs ne condamnaient pas l’ubris équivalent de la folie et retardaient
en quelque sorte l’exclusion de celle-ci, mais alors que faire des présocratiques
et de la dialectique que Foucault dit « rassurante » de Socrate ; ou admettre que
c’est précisément la victoire dialectique sur l’ubris de Calliclès qui garantit le
logos contre son contraire, ce qui implique que l’exclusion n’aurait pas été
opérée à l’âge classique, mais serait « essentielle au tout de l’histoire de la
philosophie et de la raison » (p. 64). Sans véritablement trancher la question,
Derrida semble considérer que la seconde hypothèse est la bonne et en tire
cette conséquence : « À vouloir écrire l’histoire de la décision, du partage, de la
différence, on court le risque de constituer la division en événement ou en
structure survenant à l’unité d’une présence originaire ; et de confirmer ainsi la
métaphysique dans son opération fondamentale. » Dans son contexte, ce
propos est redoutable et Foucault l’a gardé sous silence avec tous ceux qui
discutaient la cohérence de son projet. Ses réponses à Derrida viseront autre
chose : au-delà d’une querelle d’interprétation de quelques phrases de
Descartes, le sens même d’une telle discussion.
Derrida avait dit d’entrée de jeu que sa lecture de Foucault relèverait pour
partie du genre du commentaire et il examine en effet presque mot à mot ce
que ce dernier a écrit au sujet de Descartes. Pressentiment d’un possible conflit
ou légère provocation, il affirmait aussi se demander jusqu’à quel point
Foucault serait d’accord avec l’idée selon laquelle la réponse aux questions que
posent son livre en général et ce passage en particulier passe par une « analyse
interne et autonome du contenu philosophique du discours philosophique »
(p. 70). Tel est en effet ce qu’il pratique, commentant les pages de Foucault
qu’il cite abondamment comme un simple commentaire de phrases de
Descartes dont il conteste pour sa part l’interprétation. Dans l’une de ses deux
réponses, Foucault se prendra au jeu et discutera point par point en les
découpant les principales propositions de Derrida. Mais pas dans l’autre, où il
est plutôt question de réfuter la valeur d’un tel jeu comme pour éviter un
piège. Voilà une sorte de mystère sur lequel il faudra revenir, d’autant plus vite
qu’il ne saurait être question de commenter des commentaires empilés sur un
texte de Descartes dont la compréhension n’est pas ici un enjeu. Pour le dire en
quelques mots : Foucault veut prouver que le passage des Méditations opère le
« coup de force » par lequel la raison à l’âge classique décrète une exclusion de
la folie qui annonce la décision politique du « grand renfermement » ; Derrida
cherche à montrer qu’en réalité Descartes ne s’intéresse pas à la folie en tant
que telle, mais lui donne simplement un rôle dans l’économie du doute en
faisant d’elle un cas parmi d’autres de l’erreur sensible contre laquelle il veut
assurer les fondements intellectuels de la certitude ; l’un croit que l’on peut
faire « l’archéologie d’un silence », l’autre oppose que ce projet est une sorte de
« récupération de la négativité » et constitue lui-même « un puissant geste de
protection et de renfermement », autrement dit que l’« éloge de la folie », la
« complicité avec la folie » ou encore la volonté de se tenir « au plus proche de
la folie » sont encore des façons de l’apprivoiser, « un geste cartésien pour le XXe
siècle » (p. 85). Derrida va loin sur cette dernière piste, affirmant que le
« totalitarisme structuraliste » cherchant à enfermer l’hypothèse hyperbolique
du Malin Génie dans une structure historique déterminée opère « un acte de
renversement du Cogito qui serait de même type que celui des violences de
l’âge classique » (p. 88)11. Mais cela encore Foucault ne l’a pas relevé.
Pour autant qu’elle est la seule offerte par Foucault à l’espace public de la
discussion de l’Histoire de la folie, c’est sur la réplique à Derrida intitulée « Mon
corps, ce papier, ce feu » ajoutée à la « nouvelle édition » du livre qu’il faut se
pencher en premier lieu. On peut et en un sens il faut aller directement à sa
fin, brutale et même violente dans son contexte. Foucault a omis les objections
opposées à son projet ou sa démarche et consacré près de vingt pages à ce qui
n’est autre chose qu’un commentaire du texte de Derrida et donc un sur-
commentaire de celui que proposait ce dernier des quelques lignes de
Descartes. Il écrit : « Derrida ne fait que ranimer en sa lecture une bien vieille
tradition12. » L’objet du litige pourrait sembler minime : Derrida a noté que les
interprètes classiques des Méditations n’avaient pas considéré que le passage en
cause traitait de la folie pour une raison qu’il partage, à savoir que Descartes ne
s’intéresse pas réellement à celle-ci mais se contente de l’exclure « par décret »
en affirmant que le sujet qui pense ne saurait être fou ; Foucault affirme que
« ce n’est point par un effet de leur inattention que les interprètes classiques
ont gommé, avant Derrida et comme lui, ce passage de Descartes ». Foucault
déplace donc ce qui relève d’un problème d’interprétation pour autant que
Derrida a bien commenté le passage et qu’il vient lui-même de discuter son
commentaire en une sorte de conflit de méthode, alléguant ceci au sujet de la
raison de ce qu’il perçoit comme un escamotage volontaire : « C’est par
système. Système dont Derrida est aujourd’hui le représentant le plus décisif,
en son ultime éclat. » Voici ce « système » contre lequel Foucault prend les
armes : « Réduction des pratiques discursives aux traces textuelles ; élision des
événements qui s’y produisent pour ne retenir que des marques pour une
lecture ; inventions de voix derrière les textes pour n’avoir pas à analyser les
modes d’implication du sujet dans les discours ; assignation de l’originaire
comme dit et non-dit dans le texte pour ne pas replacer les pratiques
discursives dans le champ des transformations où elles s’effectuent. »
Jusqu’à ce point, on peut se dire qu’il s’agit là d’un authentique conflit
théorique énoncé sur un ton ferme caractéristique des discussions du Quartier
latin dans ces années-là. Mais la suite sonne tout autrement : « Je ne dirai pas
que c’est une métaphysique, la métaphysique ou sa clôture qui se cache en
cette “textualisation” des pratiques discursives. J’irai beaucoup plus loin : je
dirai que c’est une petite pédagogie historiquement bien déterminée qui, de
manière très visible, se manifeste. Pédagogie qui enseigne à l’élève qu’il n’y a
rien hors du texte, mais qu’en lui, en ses interstices, dans ses blancs et ses non-
dits, règne la réserve de l’origine ; qu’il n’est donc point nécessaire d’aller
chercher ailleurs, mais qu’ici même, non point dans les mots certes, mais dans
les mots comme rature, dans leur grille, se dit “le sens de l’être”. Pédagogie qui
inversement donne à la voix des maîtres cette souveraineté sans limites qui lui
permet indéfiniment de redire le texte. » Cette fois, dans son milieu et à cette
époque Foucault part en guerre et veut tuer : par le mépris, en suggérant que
Derrida n’est qu’un petit maître pour classes terminales ou tout au mieux un
Heidegger d’hypokhâgne ; mais aussi par la politique, pour autant qu’il n’est
plus question d’herméneutique mais de pouvoir, de façons de lire mais d’usages
sociaux de la lecture. Énonçant cette critique assassine du style et des
intentions du commentaire à la fin d’un long texte où il vient de commenter
les commentaires de Derrida sur son commentaire de Descartes, le théoricien
des pratiques discursives est installé dans une contradiction performative. Mais
tel n’est pas son problème, comme en état d’urgence de mettre fin à une forme
d’exercice de la philosophie théoriquement stérile et politiquement suspecte.
Retournant un instant à la première édition de l’Histoire de la folie, on
constate que Foucault n’avait dit mot de cette prise de position théorique et de
ses enjeux. S’agissant si l’on veut de méthode, la préface qui disparaîtrait était
un peu sinueuse mais prudente et pour tout dire d’un style classique par son
élégance, entre une citation de Pascal puis une autre de Dostoïevski et des
hommages convenus à Georges Dumézil, Jean Hyppolite et Georges
Canguilhem. Dans ce livre, il ne serait pas question de faire l’histoire du
langage de la psychiatrie comme « monologue de la raison sur la folie », mais
l’archéologie du silence de cette dernière caractérisée comme « absence
d’œuvre »13. Une histoire de la folie serait donc « une étude structurale de
l’ensemble historique — notions, institutions, mesures juridiques et policières,
concepts scientifiques — qui tient captive une folie dont l’état sauvage ne peut
jamais être restitué en lui-même »14. Cette démarche obligerait à substituer à la
« vérité » de la psychiatrie afin de les laisser parler d’eux-mêmes à l’état
d’archives « ces mots, ces textes qui viennent d’en dessous du langage et qui
n’étaient pas faits pour accéder jusqu’à la parole ». À quoi Foucault ajoutait
juste ceci : « De règle et de méthode, je n’en ai donc retenu qu’une, celle qui est
contenue dans un texte de René Char, où peut se lire aussi la définition de la
vérité la plus pressante et la plus retenue : “Je retirai aux choses l’illusion
qu’elles produisent pour se préserver de nous et leur laissai la part qu’elles nous
concèdent”15. » Rien donc au sujet d’une différence capitale entre texte et
discours, ou encore d’un impératif de rupture avec la façon dont on apprend à
lire la philosophie dans les bonnes écoles ou chez ceux qui auscultent le sens de
l’être. Pourtant, Derrida avait sans doute flairé quelque chose de cela lorsqu’il
affirmait n’être pas certain que Foucault serait d’accord avec lui pour pratiquer
une « analyse interne et autonome du contenu philosophique du discours
philosophique ». C’est bien ce qu’il a fait et ce pourquoi Foucault le foudroie :
avoir considéré comme on le lui a appris que les textes philosophiques
contiennent une réserve de sens soumise à interprétation plutôt qu’analyser les
pratiques discursives comme instruments de pouvoir. Foucault le dira
clairement mais après coup, dans la brève préface de l’édition définitive
remplaçant celle de l’originale : « Je voudrais qu’un livre ne se donne pas lui-
même ce statut de texte auquel la pédagogie ou la critique sauront bien le
réduire ; mais qu’il ait la désinvolture de se présenter comme discours : à la fois
bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure, conjoncture et
vestiges, rencontre irrégulière et scène répétable16. » Autrement dit, la
philosophie doit servir à faire la guerre. Mais celle-ci n’est-elle pas tournée
contre la philosophie elle-même, ce que pourrait laisser entendre le ton guerrier
employé à l’encontre de Derrida ?
La « réponse » à Derrida uniquement publiée au Japon en 1972 dit les
choses beaucoup plus clairement que le texte intégré la même année à l’édition
définitive de l’Histoire de la folie. Ici, Foucault va droit au but : « L’Histoire de la
folie et les textes qui lui ont fait suite sont extérieurs à la philosophie, à la
manière dont en France on la pratique et on l’enseigne17. » Il s’agit donc d’un
conflit à première vue épistémologique dont l’enjeu est la philosophie elle-
même et non simplement une forme locale de son exercice. Foucault prend
cette fois la peine et le temps de construire ce conflit en délivrant quelques
aveux. Soient tout d’abord les trois « postulats » de Derrida. En premier lieu,
celui-ci suppose que « toute connaissance, plus largement encore tout discours
rationnel, entretient avec la philosophie un rapport fondamental et que c’est en
ce rapport que cette rationalité ou ce savoir se fondent », ce pourquoi il s’est
autorisé à lire les six cent cinquante pages de l’Histoire de la folie à partir des
trois consacrées à Descartes. Foucault omet de dire que Derrida a consacré tout
le début de son texte à discuter non de l’interprétation du passage des
Méditations mais des conditions de possibilité du projet même de son livre et il
veut imposer que celui-ci ne soit discuté que sur le plan de son « matériau
historique ». Mais qu’importe pour autant qu’il est question avec un peu
d’ironie de démasquer le second postulat de Derrida : « On pèche
chrétiennement contre cette philosophie en en détournant les yeux, en refusant
son éblouissante lumière et en s’attachant à la positivité singulière des choses » ;
autrement dit, le « positivisme heureux » que Foucault dira plus tard pratiquer
opère une sorte de laïcisation de la connaissance et revendique un droit à la
faute pourvu qu’elle ne concerne que l’objectivation du monde. Reste le
dernier postulat, de tous ceux qu’il faut réfuter peut-être le plus important :
« La philosophie est au-delà et en deçà de tout événement. » Foucault a ici en
tête l’un des principaux arguments de Derrida : il se pourrait que la ratio
excluant la folie soit aussi vieille que la philosophie et non liée à un « coup de
force » de Descartes. Mais il le caricature en transformant la discussion de la
signification historique d’un moment particulier en position philosophique de
principe plus ou moins inspirée de Heidegger à l’encontre de l’idée de rupture.
Toujours est-il que Foucault se résume : « Ces trois postulats sont considérables
et fort respectables : ils forment l’armature de l’enseignement de la philosophie
en France. C’est en leur nom que la philosophie se présente comme critique
universelle de tout savoir (premier postulat), sans analyse réelle du contenu et
des formes de ce savoir ; comme injonction morale à ne s’éveiller qu’à sa propre
lumière (deuxième postulat), comme perpétuelle reduplication d’elle-même
(troisième postulat) dans un commentaire infini de ses propres textes et sans
rapport à aucune extériorité. » Un peu plus bas Foucault avouera ne s’être sans
doute pas assez affranchi lui-même de ces « postulats de l’enseignement
philosophique ». Mais reste surtout une seconde façon de disqualifier son
opposant en l’accusant d’une sorte de provincialisme moralisant.
Affirmant que Derrida est le représentant « le plus profond et le plus
radical » de ce style et de ses présupposés dont il cherche pour sa part à se
libérer en allant contre les « institutions », Foucault avance sa propre thèse sous
la forme de ce qui n’était peut-être pas tout à fait clair à ses yeux au moment
où il rédigeait son livre : « Que la philosophie n’est ni historiquement ni
logiquement fondatrice de connaissances ; mais qu’il existe des conditions et
des règles de formation du savoir auxquelles le discours philosophique se
trouve soumis à chaque époque, comme n’importe quelle autre forme de
discours à prétention rationnelle. » Il faudra revenir sur l’aveu glissé par
Foucault, qui pourrait n’être pas tout à fait feint. Mais il en fait un autre de
plus grande importance au sujet du passage de Descartes : « C’était sans doute
la part la plus accessoire de mon livre, et je reconnais volontiers que j’aurais dû
y renoncer si j’avais voulu être conséquent dans ma désinvolture à l’égard de la
philosophie18. » Voici cette fois qui en dit long. Foucault peut encore ironiser
sur le fait que son livre « ne pouvait manquer de demeurer extérieur et bien
superficiel par rapport à la profonde intériorité philosophique du travail de
Derrida », mais ce n’est plus seulement un certain style qu’il dénonce et il
faudra se demander s’il ne s’agit que de « désinvolture ». Toujours est-il que
tout se passe comme s’il avait compris que son autre réponse à Derrida tombait
dans une sorte de piège tendu par celui-ci : « Mon corps, ce papier, ce feu »
était enfermé dans une contradiction performative consistant à effectuer un
commentaire de commentaires pour dénoncer la technique du commentaire,
ses présupposés et ses implications ; cette fois il synthétise l’interprétation de
son adversaire pour la réfuter en mettant surtout en avant la question
théorique ; derrière Derrida, ce sont les prétentions de la philosophie en tant
que telle qui sont visées.
On a compris que « Mon corps, ce papier, ce feu » et la réponse japonaise à
Derrida sont très loin d’être deux versions d’un même texte. Cette dernière est
un peu moins guerrière dans son ton et beaucoup mieux profilée d’un point de
vue théorique. Mais c’est l’autre que Foucault a voulu associer au destin de son
livre. Cela pourrait sembler une erreur stratégique, puisque la version définitive
de l’Histoire de la folie affichera ce qui risquait de ressembler avec le temps et
un peu de distance à une querelle de clocher, alors que son auteur gardait sous
la main l’esquisse d’un conflit théorique : Derrida pratique « une philosophie
de la trace, poursuivant la tradition et le maintien de la tradition », en sorte
que voulant préserver « l’ordonnance architectonique du système » il ne
pouvait pas voir la décision cartésienne d’exclure la folie ; lui-même affirme
que l’événement historique que représente ce « coup de force » ne peut
apparaître que « dans une analyse du discours philosophique, non comme une
rémanence architecturale, mais comme une série d’événements »19. Adieu donc
aux prétentions de la philosophie comme « critique universelle de tout
savoir » ; bienvenue à son traitement comme discours parmi d’autres et plutôt
moins loquace que de nombreux : Foucault réglerait-il des comptes ?
Telle est l’idée qu’avance le critique le plus vigilant des critiques de la
modernité, sous une forme précise et peut-être un peu trop restrictive : très vite
après la parution de l’Histoire de la folie Foucault a bien réglé des comptes, mais
avec lui-même. Dans le livre où il reproche à Derrida de vouloir liquider la
philosophie par dilution de ses critères de validité, Habermas décrit chez
Foucault une sorte de remords mâtiné d’autocritique et ses conséquences
théoriques. Sans utiliser la notion qui pourtant lui est chère, il prête à celui-ci
l’intuition d’une contradiction performative fragilisant son projet. Voici deux
propos empruntés à la même page de la préface de l’Histoire de la folie au sujet
de l’« archéologie d’un silence » : « Il faudrait donc tendre l’oreille, se pencher
vers ce marmonnement du monde, tâcher d’apercevoir tant d’images qui n’ont
jamais été poésie, tant de fantasmes qui n’ont jamais atteint les couleurs de la
veille » : « La perception qui cherche à les saisir à l’état sauvage appartient
nécessairement à un monde qui les a déjà capturés »20. On se souvient que
Derrida avait souligné cette difficulté, pour montrer que Foucault cherchait à
en sortir par la voie d’une histoire de l’exclusion de la folie, projet très différent
sinon inverse de celui d’un dire du silence de celle-ci. Habermas veut quant à
lui prouver deux choses. En premier lieu, que dans l’Histoire de la folie Foucault
songe encore à « une analyse du discours qui revient à tâtons à travers une
herméneutique des profondeurs au lieu originaire de la séparation primitive de
la folie et de la raison, afin de déchiffrer, dans le dit, le non-dit ». Mais surtout
qu’en quelque sorte conscient de n’être pas parvenu dans ce livre à une solution
satisfaisante « Foucault se rappelle lui-même à l’ordre » dans le suivant, en
voulant désormais « renoncer à entretenir avec le verbe le commerce du
commentaire, renoncer à cette herméneutique qui s’enfouit par trop
profondément sous la surface du texte ». Voici cette fois à partir d’une sorte
d’autocritique l’hypothèse d’un renversement de ce que Foucault critique
vigoureusement chez Derrida : « N’est-il pas possible de faire une analyse du
discours qui échapperait à la fatalité du commentaire en ne supposant nul
reste, nul excès en ce qui a été dit, mais le fait de son apparition historique21 ? »
Deux ans après la publication de l’Histoire de la folie, Foucault reconstruit
donc son programme en révisant son soubassement théorique dans une
perspective similaire à celle décrite de façon polémique au travers de la réponse
japonaise à Derrida : « Il faudrait alors traiter les faits de discours, non pas
comme des noyaux autonomes de significations multiples, mais comme des
événements et des segments fonctionnels formant système de proche en
proche. Le sens d’un énoncé ne serait pas défini par le trésor d’intentions qu’il
contiendrait, le révélant et le réservant à la fois, mais par la différence qui
l’articule sur les autres énoncés réels et possibles, qui lui sont contemporains ou
auxquels il s’oppose dans la série linéaire du temps. Alors apparaîtrait l’histoire
systématique du discours. » Conformément au programme de son propre livre,
Habermas consacre l’essentiel du chapitre sur Foucault à l’analyse des
conditions de possibilité et de succès du nouveau projet de celui-ci : une
approche historiographique de type archéologique qui tend à devenir
généalogique permet-elle de conduire une critique radicale de la raison qui
parviendrait à ne pas s’enliser dans « les apories de cette entreprise
autoréférentielle » ? Pour ce faire et sur le plan de la méthode, il souligne la
façon dont Foucault à partir du début des années soixante-dix distingue et
articule l’archéologie du savoir et l’enquête généalogique : « Tandis que
l’archéologie adopte le style de la désinvolture studieuse, la généalogie adhère à
un “positivisme heureux”22. » Mais il insiste surtout sur un point essentiel pour
la compréhension du conflit entre Foucault et Derrida qu’il ne prend pourtant
pas en compte : le fait que le premier récuse radicalement ce que le second
pratique ouvertement, à savoir l’exercice du commentaire dans une perspective
herméneutique.
Habermas montre parfaitement comment au travers de la méthode théorisée
par Foucault à la suite de l’Histoire de la folie « l’herméneutique est
congédiée » : « L’histoire nouvelle n’est pas au service de la compréhension,
mais de la destruction, de l’éparpillement qui affecte le lien constitué par le
travail de l’histoire, lien dont on suppose qu’il rattache l’historien à un objet
avec lequel il n’entre en communication que pour s’y retrouver23. » De façon
plus précise encore, il reconstruit le conflit théorique autour du statut du texte
mis en place ou impliqué par l’entreprise de Foucault : « L’effort
herméneutique vise l’appropriation du sens, il flaire dans chaque document
une voix réduite au silence qu’il doit ramener à la vie » ; cette idée doit être
remise en question avec le projet de l’interprétation dans son ensemble, pour
autant que le « commentaire » et les notions d’« œuvre » ou d’« auteur » qui lui
sont associées sont « des procédés visant à endiguer les débordements spontanés
des discours que l’interprète posthume se contente de tailler à sa propre
mesure, s’efforçant de l’accommoder à la provincialité de son horizon de
compréhension ». Enfin et s’agissant cette fois de l’une des variantes du
discours critique de la modernité, Habermas met au jour comme conséquence
cohérente du rejet de l’herméneutique chez Foucault un « historicisme quasi
transcendantal qui hérite, en même temps qu’il la surpasse, de la critique
nietzschéenne de l’historicisme » et selon lequel « seul l’historien qui méprise
tout ce qui s’adonne à la compréhension du sens peut souverainement
échapper à la fonction fondatrice du sujet ». C’est sur ce point que Habermas
veut établir un lieu de divergence mais aussi un point de convergence entre les
entreprises de Heidegger et Derrida d’un côté, Foucault de l’autre : les premiers
poursuivent le programme nietzschéen d’une critique de la raison en
s’engageant dans une destruction de la métaphysique, alors que le second le fait
au travers d’une destruction des sciences historiques ; mais des deux côtés « on
neutralise les prétentions à la validité directement émises par les discours
philosophiques et scientifiques »24. À ce stade, le raisonnement de Habermas
souffre de n’être pas éclairé par le conflit entre Foucault et Derrida.
Ce conflit, Habermas l’avait pourtant sous les yeux, pour autant qu’il
connaît et cite l’édition définitive de l’Histoire de la folie qui en offre l’une des
deux expressions et même une brève synthèse. Même si elle est moins tranchée
que l’autre, la réponse à Derrida ajoutée à ce livre laisse clairement apparaître le
fait que derrière une violente polémique contre un style philosophique qu’il
veut faire passer pour démodé, Foucault mène un combat contre
l’herméneutique. Plus précisément même, il s’agit là d’une double offensive :
contre le commentaire en général, sa conception du texte et ses intentions de
détermination du sens ; mais plus vivement encore contre l’exercice de celui-ci
s’agissant des livres de philosophie en particulier, avec ses effets de sacralisation
disciplinaire et un refus de voir des pratiques discursives en lieu et place de
traces textuelles inlassablement réinterprétées. Ce n’est certes que dans l’autre
réponse que Foucault avoue une « désinvolture » assumée à l’égard de la
philosophie. Mais Habermas est bon lecteur et il connaissait en tout état de
cause le passage de la nouvelle préface de l’Histoire de la folie dans lequel
Foucault déclare que celle-ci ne doit pas être prise pour un texte mais
considérée comme un discours, « à la fois bataille et arme, stratégie et choc,
lutte et trophée ou blessure ». En d’autres termes, il pouvait comprendre avant
que cela soit dit ouvertement que pour Foucault la philosophie sert à faire la
guerre et de façon préalable à toute autre entreprise une guerre contre la
philosophie.
On peut tirer du conflit entre Foucault et Derrida plusieurs leçons, la
plupart paradoxales. Volontiers ironique et souvent méprisant, le premier a
voulu faire croire qu’il était question pour lui et dans l’intérêt de la
connaissance de seulement se déprendre d’une « petite pédagogie »
inlassablement reproduite en Sorbonne ou rue d’Ulm. Mais au moins une fois
il s’est laissé piéger au jeu du commentaire dans lequel l’entraînait Derrida, en
glosant au second degré sur un texte de Descartes utilisé par mégarde. Soit dit
en deux coups on ne l’y reprendrait plus : la réponse japonaise à Derrida affûte
beaucoup mieux l’arme visant à réduire au silence l’exercice du commentaire ;
comme l’a bien vu Habermas, une page de la Naissance de la clinique donne
congé sans retour à l’herméneutique. Ce dernier n’a cependant pas perçu ou
voulu dire que la critique du sujet conduite par Foucault est autrement plus
antiphilosophique que celle d’un Derrida voué aux gémonies par celui-ci pour
son art tatillon de cette même herméneutique25. À près de quinze ans de
distance, Derrida a donc été soumis à un feu nourri venant de camps opposés
l’attaquant pour des raisons contradictoires : Habermas lui reprochait de
liquider la philosophie en la confondant avec la littérature, Foucault
d’entretenir une tradition philosophique exsangue et politiquement douteuse ;
accusé par l’un de n’être plus assez philosophe il l’était par l’autre de le
demeurer trop ; il n’est pas facile de sortir de cette ronde autour d’un spectre
qui rôde encore, trop ou trop peu selon là d’où on le regarde. Mais en tout état
de cause il faut choisir : on ne peut penser avec Habermas que Derrida met à
mort la philosophie et avec Foucault qu’il tarde à lui donner le coup de grâce ;
pas davantage tel le premier que les deux autres c’est tout comme ; mieux vaut
prendre un peu de recul hors du champ de bataille26.
Face à un Foucault au combat, Derrida était à coup sûr victime de ce qu’il
nommerait un jour son « amour de la philosophie »27. Plus virulent encore s’il
se peut, un autre adversaire ne s’y est pas trompé. Nous sommes un peu plus
tard, mais dans le même univers à la même époque. Pierre Bourdieu écrit :
« Tous ceux qui font profession de philosopher ont un intérêt de vie ou de mort
en tant que philosophes à l’existence de ce dépôt de textes consacrés dont la
maîtrise plus ou moins complète constitue l’essentiel de leur capital
spécifique28. » Ce propos vise Derrida et lui seul en l’espèce, au sujet d’un long
commentaire de la Critique de la faculté de juger29. À la différence de Foucault
qui s’était laissé aller à commenter Derrida autour de Descartes au risque d’être
en contradiction avec lui-même, Bourdieu ne s’embarrasse ni d’un
commentaire personnel de Kant ni d’une discussion de celui proposé par
Derrida. Sa cible directe est bien ce dernier, pour autant qu’il s’autorise à traiter
la troisième Critique comme un « bel objet » et reste soumis en dépit de son
hétérodoxie aux « censures de la lecture pure » qui confère au texte
philosophique « une acceptabilité sociale à la mesure de son irréalité, de sa
gratuité, de son indifférence souveraine »30. Mais il vise bien au-delà du nom et
des pratiques de sa victime : « Les mises en question radicales qu’annonce la
philosophie trouvent en effet leur limite dans les intérêts liés à l’appartenance
au champ de production philosophique, c’est-à-dire à l’existence même de ce
champ et aux censures corrélatives. » Cette fois, c’est tous en un : derrière
Derrida et pour ne rien dire des classiques, l’ensemble des producteurs du
discours philosophique de la modernité et donc celui qui en discute
philosophiquement la radicalité critique.
D’ailleurs, que dirait Habermas de ceci : « De même que, par un
merveilleux retournement dialectique, les actes de dérision et de désacralisation
que l’art moderne a multipliés contre l’art ont toujours tourné, en tant qu’actes
artistiques, à la gloire de l’art et de l’artiste, de même la “déconstruction”
philosophique de la philosophie est bien, lorsque s’est évanoui l’espoir même
d’une reconstruction radicale, la seule réponse philosophique à la destruction
de la philosophie » ? S’agissant du premier terme de l’analogie, à coup sûr que
Bourdieu n’a pas conservé la confiance résiduelle d’Adorno dans l’art d’avant-
garde qui l’empêchait de faire sombrer sa critique de la modernité dans le
nihilisme. Mais que pourrait-il faire du second, puisque après tout lui-même
ne croit plus vraiment à la possibilité d’une reconstruction « radicale » ? On ne
peut parler à sa place, mais il faut dire que soit une telle proposition brouille
ses pistes à ne plus s’y retrouver, soit il devrait admettre que définitivement
Derrida d’un côté, Foucault et Bourdieu de l’autre n’appartiennent pas au
même camp. Derrida a toujours plus ou moins refusé de considérer sa pratique
de la philosophie comme une arme, sans doute trop ironiste pour être vraiment
guerrier si l’on en croit Rorty et même bien indiscipliné dans le grand combat
contre la métaphysique à y regarder de près. Habermas quant à lui se tient
ouvertement sur une ligne de front. Mais ne s’est-il pas parfois trompé
d’adversaire ? Après tout, ce serait une bonne hypothèse s’agissant d’une paix
inattendue et tardive mais néanmoins authentique. Faut-il en conclure qu’ils
auraient pu être alliés dans un conflit dont la philosophie elle-même est
l’enjeu ? Il est encore trop tôt pour répondre. Reste qu’il est sans doute enfin
temps de renoncer à voir au travers d’un certain miroir transatlantique une
théorie française par son origine et postmoderne par son horizon qui serait avec
des variantes au service d’une même entreprise. À l’aune des guerres de
Foucault et Bourdieu contre Derrida, il n’est déjà plus question de dire qu’elle
serait plus complexe qu’il n’y paraît. Mais plutôt qu’à tout prendre, dès
l’origine et a fortiori avec le temps elle n’existe pas.
L’EUROPE PHILOSOPHIQUE AU MIROIR
DE SA CRISE

Dans le texte en hommage à Jürgen Habermas écrit quelques mois avant sa


mort, Jacques Derrida dit n’avoir pas la force de reconstruire « l’arrière-plan
historico-philosophique » de leur « amitié avec obstacles ». Ce désir non
assouvi en raison du peu de temps qu’il savait lui rester à vivre doit être
considéré avec la plus grande attention. Parce qu’il atteste un authentique souci
partagé par Habermas de donner une épaisseur à leur rencontre tardive. Mais
aussi et surtout pour autant que la question est réelle : au-delà des
conjonctures, la paix qui succédait à des années de conflit s’inscrivait bien sur
un arrière-plan historique lié à des enjeux philosophiques dont il faut essayer
de déterminer les formes et la profondeur de champ. Un élément du titre
donné à ce même texte fournit quant à lui une idée de ce que Derrida pouvait
avoir à l’esprit. Each in his own country, but both in Europe : cela désigne bien
entendu un accord de fond et un engagement commun en faveur d’une
Europe politique pensée sur un horizon cosmopolitique. Mais aussi et surtout
le fait que possédant chacun son propre territoire philosophique désormais
symboliquement délimité par un fleuve plutôt qu’une ligne de front, Derrida
et Habermas vivent sur un même continent défini par ce que l’on peut
nommer une conception spéculative de l’Europe.
La philosophie contemporaine s’est attachée avec acharnement à se
construire des arrière-plans historiques, pour notamment déterminer jusqu’où
il convient de remonter afin de donner sens à un sentiment de crise : aux
débuts de la modernité, à savoir le moment d’émergence et d’affirmation d’une
subjectivité accusée de briser le fil d’une tradition réputée garantir la vérité de
la vie de l’esprit et suspectée de connivence avec une catastrophe politique sans
précédent ; à l’origine autrement ancienne d’une métaphysique considérée
comme oublieuse de l’Être et coupable d’avoir accouché de formes de vie
inauthentiques. Il faut cependant prendre en compte une autre manière de
donner une profondeur de champ historique à la vie philosophique du siècle
passé, plus courte et mise en scène de façon moins tonitruante : celle de
Husserl, qui décrivait en 1935 une « crise des sciences européennes ». Sous des
formes et avec des intentions différentes, Habermas et Derrida ont prêté
attention à ce texte certes militant en faveur d’une phénoménologie
transcendantale qui n’occupe qu’une partie du paysage de la pensée
contemporaine, mais qui s’attachait à donner un contenu spéculatif à l’idée
d’une Europe philosophique et un sens historique à la crise qu’elle traversait. À
quoi l’on peut ajouter que l’identité intellectuelle que la Krisis de Husserl
appelait à sauver d’une catastrophe précisément décrite est celle d’une
philosophie « continentale » beaucoup plus affectée que l’autre par les
circonstances historiques en général et en l’espèce la montée des périls qui
menaçaient l’Europe de l’entre-deux-guerres. Parler d’un continent, d’une
Europe ou encore d’un Occident philosophiques, désigner une crise de la
science, de la modernité ou de la métaphysique, il n’est pas seulement question
de vocabulaire. Sont en jeu des définitions de la philosophie, des
compréhensions de son histoire et des façons de concevoir ses tâches dans une
époque où elle semble avoir définitivement quitté l’âge de l’innocence.
L’importance du livre de Husserl dont le manuscrit a été rédigé
entre 1935 et 1936 n’est pas à démontrer. Mais du moins faut-il préciser en
quoi et comment il importe ici. Véritable testament de son auteur, il offre au
travers des quelque trois cents pages du texte principal une synthèse du projet
d’une phénoménologie transcendantale et ce n’est qu’au sein de l’une de ses
annexes qu’il développe une analyse de « la crise de l’humanité européenne » :
d’un côté donc, la contribution de Husserl à l’histoire de la philosophie sous sa
forme la plus achevée ; de l’autre, l’un des diagnostics les plus aigus sur
l’époque et une prise de position parfaitement claire quant aux choix qu’elle
impose. On sait déjà que les premiers travaux de Derrida s’attachaient au
programme de Husserl pour en discuter l’intention et les résultats, ce que
Habermas fait aussi plus brièvement afin d’offrir l’une parmi d’autres et non la
plus importante des présentations de son propre projet du point de vue de
l’histoire de la modernité philosophique. Mais c’est l’autre aspect du livre qui
importe surtout ici, c’est-à-dire la façon dont Husserl s’attache à définir ce qu’il
nomme « l’idée historico-philosophique (ou encore le sens téléologique) de
l’humanité européenne » et porte l’analyse d’un sentiment de crise largement
partagé entre son temps et le nôtre à l’un de ses plus hauts degrés de
réflexivité31. Chacun de son côté et à des degrés divers Habermas et Derrida se
sont penchés sur le diagnostic de Husserl dont ils valident sous des formes
différentes l’actualité. Mais on va voir qu’ils ont aussi l’un et l’autre repris à leur
compte la proposition de Husserl quant à la nécessité sinon aux moyens de
surmonter cette crise, ce qui ne surprendra pas s’agissant du premier et doit
être mis au jour pour ce qui concerne le second afin de clarifier la question
controversée de son rapport à la philosophie et son histoire.
Husserl défend une idée de la philosophie en quelque sorte sub specie
aeternitatis et une représentation des philosophes comme « fonctionnaires de
l’humanité » qui pourraient sembler dater, tandis que littérairement son livre a
sans doute vieilli. Il reste que tant son diagnostic que sa prise de position
dessinent l’alternative majeure à ceux de Heidegger, autrement dit une vision
radicalement différente de la situation et du programme de la philosophie
contemporaine sur ses arrière-plans historiques. Précisant que bien entendu il
ne comprend pas l’Europe « géographiquement comme sur les cartes », Husserl
veut montrer qu’il en existe pourtant « une idée philosophique immanente à
l’histoire » (p. 352). Pour aller vite, celle-ci se définit par le fait d’agir en étant
« constamment orienté par rapport à une norme », tandis que « la nature
propre de la philosophie » s’attache à la recherche d’une « vérité
inconditionnelle » (p. 357). C’est donc ce principe qui d’une façon ou d’une
autre est en crise, ce que Husserl est loin d’être seul à penser en 1935 mais
analyse d’une façon très précise. Comprenne qui voudra, souvent suspecté
d’être « réactionnaire » il s’affirme « beaucoup plus radical et beaucoup plus
révolutionnaire que ceux qui se donnent aujourd’hui en parole des façons
tellement radicales » (p. 371). S’agissant tant de ses intentions que du mode de
déploiement de son entreprise, cela est parfaitement exact et ce qui est en cause
à ses yeux est une sorte de rechute de la philosophie dans la « naïveté » qu’elle a
toujours eu pour tâche de surmonter. Husserl vise très loin en arrière : depuis
les débuts de la modernité la philosophie est persuadée d’avoir produit une
forme de rationalisme effectif et partant universel ; sa naïveté depuis lors
s’attache au naturalisme et à l’objectivisme au travers desquels elle a fondé sa
théorie de la connaissance ; l’idéalisme allemand depuis Kant a tenté de
surmonter cette confusion, mais sans parvenir à « un degré de réflexivité plus
élevé, décisif pour donner une nouvelle figure à la philosophie et à l’humanité
européennes » (p. 374).
On connaît la solution prônée par Husserl, qui offre ici au passage une
excellente description du projet de la phénoménologie transcendantale dont le
livre développe le programme et construit les concepts : « Celle-ci surmonte
l’objectivisme naturaliste et tout objectivisme en général de la seule façon
possible, à savoir par le fait que celui qui philosophe procède à partir de son
Ego, en prenant celui-ci en tant qu’il accomplit toutes les validations qui sont
les siennes et dont il devient le spectateur théorétique pur » (p. 381). Chacun
pour soi Derrida et Habermas ont discuté cette réorientation de la philosophie,
l’un décryptant ce qu’elle doit encore à la métaphysique que Husserl dit
explicitement ne pas renier en bloc, l’autre montrant qu’elle n’offre qu’une
nouvelle variante du subjectivisme32. Mais plus que la position philosophique
de Husserl en tant que telle, c’est sa prise de position vis-à-vis de la crise de la
raison qui importe : « Le fondement de l’impuissance (Versagen) d’une culture
rationnelle ne se trouve pas dans l’essence du rationalisme même, il se trouve
seulement dans son extranéation (Veräusserlichung), dans le fait qu’il s’enrobe du
cocon du “naturalisme” et de l’“objectivisme” » (p. 382). Habermas commente
directement ce passage, tandis que Derrida le fait de façon plus oblique. Mais
c’est l’inverse s’agissant de ce qu’écrit Husserl immédiatement après : « La crise
de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de
l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans
la haine spirituelle (Geistfeindschaft) et la barbarie, ou bien la renaissance de
l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison
qui surmonte définitivement le naturalisme. »
Entende là encore qui voudra, Husserl affirme que la « crise de l’existence
européenne » n’est pas « un obscur destin » ou une « fatalité impénétrable ». En
tout état de cause, son diagnostic est radicalement différent de celui de
Heidegger et il faudra se demander auquel des deux Derrida pourrait adhérer.
Parlant encore d’un « héroïsme de la raison », Husserl dessine le chemin dans
lequel s’est engagé un Habermas issu d’un autre milieu philosophique et qui
soupçonne Derrida d’emprunter la voie inverse d’un renoncement sinon d’une
trahison. Enfin et en un sens surtout, l’horizon ouvert par la Krisis n’est pas
celui d’une réhabilitation pure et simple du rationalisme moderne : l’époque de
l’Aufklärung « si souvent dépréciée » est certes « digne d’être honorée » (p. 15) ;
mais Husserl refuse de défendre ses expressions dégradées en ce que Hegel
nommait Aufklärerei, à savoir la « fatale erreur selon laquelle c’est la science qui
rend l’homme sage » (p. 371). Husserl ni n’avance en aveugle ni ne plaide en
faveur des Lumières les yeux fermés, mais invite à un examen critique de leur
héritage visant à mieux sédimenter leur soubassement. On sait que telle est de
façon générale l’orientation de Habermas, même si celui-ci part du diagnostic
plus radical ou pessimiste d’Adorno et propose une autre façon de sauvegarder
la raison par reconstruction. La position de Derrida est réputée moins claire, en
sorte qu’il faudra s’attarder sur son long commentaire des pages dans lesquelles
Husserl décrit les symptômes d’une crise de la philosophie européenne et
propose un remède. Disons d’ores et déjà qu’il sera question de savoir si lui
aussi défend une Aufklärung passée au crible de la critique et si oui sous quelle
forme, étant entendu que Habermas l’a longtemps suspecté de ne pas le vouloir
avant de se persuader que tel est bien le cas, faute de quoi il n’aurait sans doute
jamais engagé un dialogue.
Aux yeux de Habermas, la Krisis est un livre dans lequel Husserl a voulu
donner à sa théorie la dimension d’une philosophie de l’histoire « lorsque la
politique l’a arraché à sa contemplation33. » En un sens il ne s’agirait donc pour
partie que d’un magistral ouvrage de circonstance offrant une ultime forme du
projet de son auteur : « Fonder la philosophie en tant que science rigoureuse
(exakt) en s’appuyant sur la stricte description des phénomènes qui se
montrent “d’eux-mêmes” et qui sont “donnés” intuitivement dans l’évidence
immédiate. » Mais de façon plus ou moins cryptique, Habermas fait du
testament de Husserl une balise permettant de cartographier la philosophie
contemporaine une fois posé que celui-ci critique moins le rationalisme en lui-
même que son « extranéation »34. En premier lieu, il note le fait que la
phénoménologie transcendantale et le positivisme logique « partagent les
mêmes intentions mais ne suivent pas le même chemin », ce que l’on devrait
garder à l’esprit comme une possible clé d’entrée dans le conflit entre
philosophies continentale et analytique. Ce d’autant que Habermas précise
qu’à la différence de Wittgenstein à la même époque, Husserl « n’a pas renoncé
à l’exigence du système au profit de la sobriété auto-suffisante d’un jeu
linguistique de perles de verre ». Si l’on ajoute qu’il ne s’est pas davantage
abandonné à un « ineffable d’ordre mystique », le tableau est presque complet
et inclut Habermas lui-même tel le peintre dans sa propre toile : affirmant que
la faillite du rationalisme ne relève pas de son essence, Husserl est aux
antipodes de Heidegger ; proposant de le reconstruire à partir de l’idée selon
laquelle « l’esprit doit revenir à lui-même et rendre explicites les opérations de
conscience qui lui sont dissimulées », il sauvegarde les principes de l’humanité
européenne ; bien qu’exemplaire à son époque, sa manière de le faire n’est pas
la bonne pour autant que remettant insuffisamment en cause les prémisses de
la philosophie du sujet ou même rendant à celle-ci sa gloire perdue.
On sait que s’agissant de présenter son propre projet à partir de l’idée d’une
crise et même d’un échec de la philosophie moderne, Habermas se réfère à
Adorno et Horkheimer plutôt qu’à Husserl. Il lui est toutefois arrivé au moins
une fois de situer son entreprise par rapport à celle de la phénoménologie
transcendantale. Sa démonstration est simple, presque trop. Sous son œil
critique, la percée de Husserl s’attache à un concept qu’il n’a pas inventé mais
auquel il confère une valeur opératoire décisive : celui de « monde de la vie
(Lebenswelt) ». Brièvement dit ainsi que Habermas le fait lui-même, Husserl
opposait à l’objectivisme naïf dans lequel avait sombré la philosophie moderne
en pensant que les sciences de l’esprit devaient se construire sur le modèle de
celles de la nature l’idée selon laquelle il faut en finir avec la division du monde
en être corporel et être psychique, ce en décrivant les diverses formes d’un
« enracinement de nos opérations cognitives dans la praxis de notre
comportement préscientifique avec les choses et les personnes35 ». Husserl
assignait ainsi une nouvelle tâche à la philosophie : montrer comment
l’expérience immédiate du monde et les activités de la vie quotidienne
contiennent des éléments de sens et offrent un savoir d’arrière-plan installé sur
un sol ferme à partir duquel les sciences peuvent se constituer. On pourrait dire
que si Husserl en était resté là, Habermas aurait pu s’engager dans une critique
strictement interne de son projet : en montrant que la pratique quotidienne
qui fournit un savoir pré-réflexif permettant de construire une théorie de la
connaissance et de l’action qui échapperait à la philosophie du sujet est celle de
la communication, plus précisément le fait que l’usage du langage ordinaire
dégage des normes indépendantes de la subjectivité individuelle et de toute
contrainte extérieure pour autant qu’elles n’appartiennent à personne en
particulier. Le problème que lui pose Husserl tient en cela qu’il voulait
davantage qu’un Ego situé dans le monde à partir duquel reconstruire les
sphères de la connaissance, de l’action ou encore de la culture : une
« subjectivité opérant de manière ultime » (Husserl) ; « La souveraineté d’un
Ur-Ich, d’un moi originaire constituant le monde de la vie dans son ensemble »
(Habermas)36.
On a déjà compris où Habermas veut en venir : au fait que Husserl
maintient l’exigence philosophique d’une fondation ultime. On retrouve ainsi
le schéma critique sur lequel repose Le discours philosophique de la modernité, à
cela près que le père de la phénoménologie transcendantale trouve sa place
précise dans le panorama alors qu’il ne l’avait que par reflets dans ce livre : « De
façon ironique, avec la découverte du monde de la vie, Husserl s’emmêle dans
les paradoxes de la subjectivité s’intronisant elle-même ; c’est précisément ce
thème qui donne l’élan à une critique de la philosophie du sujet qui, chez
Heidegger, ne conduit évidemment qu’à la transposition de l’approche
fondamentaliste en son contraire abstrait37. » Si l’on voulait complètement
reconstruire le paysage tel que brièvement dessiné par Habermas autour de
Husserl, il suffirait de renvoyer à la façon dont il relie Derrida à Heidegger
pour montrer que lui aussi bien que d’une manière un peu différente ne
parvient pas à échapper au fondationnalisme38. Toujours est-il que Habermas
avance comme ne présentant aucune difficulté sa propre conception de la
philosophie telle qu’elle se démarque de celle de Husserl mais aussi Heidegger :
l’avantage de celle-ci sur la science tient en cela qu’elle maîtrise plusieurs
langages, tout autant celui spécialisé des « cultures d’experts » que ceux qui
sont propres à des pratiques extraquotidiennes comme la poésie ; elle peut ainsi
renoncer « le cœur léger » à « la prétention, héritée de la philosophie
transcendantale, de fonder le monde de la vie » ; au lieu de s’attacher à cette
entreprise de fondation ultime dans « une conception originaire de la
subjectivité performante » comme chez Husserl ou « l’événement d’une
interprétation du monde qui préjuge de tout » comme chez Heidegger, elle
peut « se concentrer sur la reconstruction du savoir d’arrière-plan relié à nos
intuitions grammaticales ». Affirmant ici que la tâche de la philosophie est
désormais « moins la découverte de fondements cachés que l’explicitation de ce
que dès toujours l’on sait et l’on peut », montrant ailleurs comment il devrait
être possible de reconstruire la raison à partir de l’intersubjectivité produite par
des individus « parlant et agissant », Habermas offre en quelque sorte par
morceaux sa compréhension de l’appel à un « héroïsme de la raison » lancé par
Husserl. On reviendra sur sa manière de mettre celui-ci en pratique, mais il est
temps de se pencher sur la façon dont l’entend Derrida.
Familier de Husserl depuis ses débuts mais l’ayant un peu oublié, Derrida l’a
tardivement retrouvé afin de s’attacher en particulier à cette idée d’un
« héroïsme de la raison ». Pour être précis il faut dire qu’il la prend de loin, au
travers d’une lecture patiente et méticuleuse des pages de la Krisis au sein
desquelles elle surgit : à partir de celle selon laquelle il serait temps de « sauver
l’honneur de la raison39. » Cette hypothèse, Derrida la considère avec un
sérieux qui pourrait presque paraître étranger à sa manière. L’expression
appartient à Kant, dans un écrit de jeunesse et Derrida écrit : « Peut-être
s’agirait-il, ce jour-là, au jour d’aujourd’hui, dans la lumière des lumières de ce
jour, de sauver l’honneur de la raison40. » L’attribution ne semble pas tout à fait
certaine, aussi Derrida repart-il d’une idée bien connue et cette fois centrale
chez Kant, celle d’un « intérêt de la raison ». À cette idée-là est consacrée une
section entière de la Critique de la raison pure, où Kant explique que cet intérêt
est pratique, spéculatif et surtout architectonique41. Derrida analyse
précisément ce point, pour montrer qu’il incite Kant à privilégier dans le
traitement des antinomies le moment de la thèse plutôt que celui de
l’antithèse, « qui menace l’édifice systémique et contrarie donc le désir ou
l’intérêt architectonique ». À quoi il ajoute que lui-même fait en quelque sorte
l’inverse : se pencher plutôt sur les antithèses, en l’occurrence « la divisibilité,
l’événementialité et la conditionnalité ». Voilà donc au passage, sinon une
définition du moins la description de l’une des pratiques de la déconstruction :
liée à Kant sans en être dépendante ; permettant si l’on veut de penser avec et
contre lui comme l’on peut anticiper qu’il en sera sans doute vis-à-vis de
Husserl.
De façon juste un peu allusive, Derrida prend la peine de décomposer
l’hypothèse forgée à partir de la proposition du jeune Kant : « Défendre
l’honneur de la raison humaine (die Ehre der menschlichen Vernunft
verteidigen) ». S’agirait-il de sauver « ce qui reste d’honneur à la fin d’une
bataille perdue pour une juste cause, une noble cause, la cause de la raison
qu’on tiendrait à saluer une dernière fois, avec la mélancolie eschatologique
d’une philosophie endeuillée ? » (p. 173). On entendrait là un écho du
commentaire de l’opuscule de Kant sur un certain ton en philosophie proposé
par Derrida bien des années plus tôt. Ou de considérer que « la raison comme
telle serait en passe de devenir menaçante », idée qui pourrait venir de chez
Adorno et Horkheimer dont Habermas a fait son point de départ ? Autrement
encore de souligner les mécanismes « auto-immunitaires » par lesquels la raison
s’abîme en se défendant, ce que Derrida lui-même a souvent pris en
considération ? Il préfère revenir aux « grands avertissements de Husserl »,
autour d’une question à première vue simple : « Qu’est-ce qui aurait changé
pour nous depuis 1935-1936, depuis cet appel husserlien à la prise de
conscience philosophique et européenne dans l’expérience d’une crise des
sciences et de la raison ? » (p. 174)42. Mais chez lui rien ne va jamais de soi.
Alors faut-il répéter cet appel, le déplacer, en contester les prémisses
téléologiques ? Ou ne devrions-nous pas au contraire essayer de penser « autre
chose qu’une crise » ? Toujours est-il que Derrida veut prendre le temps d’une
« traversée critique » des pages dans lesquelles Husserl décrit une crise de
l’humanité européenne afin d’en penser le dépassement.
Tout se passe comme si Derrida voulait assigner au texte de Husserl une
double dimension téléologique. Celle tout d’abord qui s’attache à la
description du « telos spirituel de l’humanité européenne » comme « l’idée
infinie (au sens kantien) d’une tâche infinie comme theoria, comme attitude
théorétique, puis comme theoria philosophique » (p. 176). La définition de la
philosophie comme « tâche infinie » provient bien sûr directement de chez
Husserl, qui écrit encore qu’il faut distinguer ce en quoi elle n’est que « factum
historique de chaque époque » de son horizon de réalisation d’une « idée
directrice de l’infinité » et d’une « totalité des vérités »43. Mais Derrida semble
vouloir prêter à Husserl la vision elle aussi téléologique d’une « maladie de la
raison » et même d’une sorte de « fatalité d’une pathologie transcendantale ».
Husserl voudrait-il vraiment dire que la raison se met elle-même par destin en
crise d’une façon « autonome et quasi auto-immunitaire » (p. 178) ? Derrida
sait bien que non, mais il a peut-être voulu faire un peu peur en tirant un
instant Husserl vers un certain Heidegger. En tout état de cause il revient vers
le schéma central de Husserl, qui va renvoyer dos à dos l’irrationalisme de son
époque et une certaine « naïveté » rationaliste associée à l’objectivisme, mais
qu’il ne veut surtout pas confondre avec l’essence du rationalisme. Derrida cite
Husserl sans omettre de signaler que celui-ci se défend d’être « réactionnaire »
et se présente même comme plus « révolutionnaire » que ceux qui « se donnent
en parole des façons tellement radicales » : « Je suis certain que la crise
européenne s’enracine dans l’erreur d’un certain rationalisme. Mais cela ne veut
pas dire que je crois que la rationalité en tant que telle soit quelque chose de
mauvais44. » Ce qu’il commente de la façon suivante : « Husserl tient à prendre
ses distances à l’égard de certaines Lumières et d’un certain rationalisme (…). Il
se défend contre un certain malentendu qui réduirait la phénoménologie à ce
vieux rationalisme (alte Rationalismus) incapable d’auto-compréhension
(Selbstverständigung) radicale et universelle de l’esprit sous la forme d’une
science universelle responsable » (p. 180). Se pourrait-il qu’il adopte ce schéma
critique avec ses deux faces ?
Cela ne va a priori pas de soi, ne serait-ce qu’au regard de ce que disait
Habermas au sujet du rapport de Derrida à la raison. Puisque telle est bien la
question sur un arrière-plan hautement polémique il faut le citer avec
précision. Derrida n’hésite pas à écrire que c’est en « cédant à l’air du temps »
que Husserl désavoue l’Aufklärung, ou plutôt, « de façon plus dénigrante et
péjorative encore », l’Aufklärerei (p. 180). Voici le point essentiel, autour de
presque un seul mot : « Ehrenrettung : réhabilitation, apologie, mais
littéralement salut ou sauvetage de l’honneur, une tentative pour sauver
l’honneur d’un rationalisme qui s’était compromis dans l’affaire de
l’Aufklärerei » ; Husserl « met un point d’honneur à ne pas sauver l’honneur
d’une Aufklärung à bon marché ». S’agissant donc des « grands avertissements »
de Husserl presque tout est dit. Par celui-ci tout d’abord : « Le fondement de
l’impuissance d’une culture rationnelle ne se trouve pas (…) dans l’essence du
rationalisme même, il se trouve dans son extranéation, dans le fait qu’il s’enrobe
du cocon du “naturalisme” et de l’“objectivisme” » ; « La crise de l’existence
européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe
devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine
spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit
de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte
définitivement le naturalisme »45. Mais aussi sobrement par Derrida, au sujet
de la conclusion de Husserl : « Elle va inspirer un appel non pas à sauver
l’honneur de la raison (ce sauvetage, Husserl n’en veut pas) mais à endurer un
héroïsme de la raison » (p. 182). Entre l’« honneur de la raison » dont parlait le
jeune Kant et l’« héroïsme de la raison » prôné par Husserl la différence
semblait ténue. Mais Derrida l’a méticuleusement creusée et ne semble pas loin
d’adhérer au programme mis en avant au terme de ces explications.
Husserl défendait donc une certaine Aufklärung, pas n’importe laquelle. Au
terme de l’un de ses brefs commentaires des pages de la Krisis à ce sujet,
Habermas lui faisait un compliment assez empoisonné : « L’histoire de la
philosophie était déjà en haillons bien avant que Husserl ne l’habillât de sa
doctrine d’essence anhistorique. Son attitude reste toutefois séduisante :
défendant une position perdue, il restait fidèle au pathos et à l’illusion de la
théorie pure46. » À ses yeux, tout était en quelque sorte déjà joué dès 1929 : lors
de la controverse de Davos entre Cassirer et Heidegger au sujet de Kant.
Certes, Habermas voit dans ce moment un conflit entre « le monde cultivé de
l’humanisme européen » et « un décisionnisme invoquant le caractère originel
de la pensée » dont le radicalisme « attaquait en fait la civilisation de Goethe
dans ses racines mêmes ». Mais il ne semble pas douter du fait que Heidegger
faisait subir à la philosophie une authentique épreuve de vérité : sa critique
implacable mettait au jour une « réelle faiblesse » de la « position intellectuelle
inspirée des Lumières » défendue par Cassirer ; sa pensée proclamée « radicale »
montrait bien que « les fondations du XVIIIe siècle ne s’enracinent pas assez
profondément »47. À tout prendre, c’est à Husserl lui-même que l’on pourrait
attribuer cette idée, avec cette considérable différence qu’il cherchait pour sa
part à refonder la raison qu’il décrivait fragilisée par elle-même. Derrida serait-
il à sa manière plus fidèle à l’esprit de Husserl ?
On sait que Derrida s’est arrêté beaucoup plus longuement que Habermas
sur le texte tout à la fois historique et programmatique de Husserl. L’une des
choses qu’il en retient eu égard à son propre projet est que l’on comprend grâce
à ce dernier que « la rationalité du réel ne s’est jamais limitée, comme on a pu
tenter de le faire accroire, à la calculabilité, à la raison comme calcul, comme
ratio » (p. 186). Il a notamment en vue la façon dont Husserl citant Descartes
montrait comment les temps modernes s’étaient engagés avec « une ardeur
enthousiaste » dans « la tâche infinie d’une connaissance mathématique de la
nature et du monde en général »48. Esquissant pour sa part une généalogie de
cette démarche depuis Platon qui promouvait une souveraineté absolue de la
raison, il souligne le fait qu’a contrario Husserl et avant lui Kant ont requis une
« exigence inconditionnelle de l’inconditionné » (p. 195). Autrement dit,
évoquant la façon dont Kant soumettait la raison théorique à la raison pratique
pour autant que celle-ci est précisément « inconditionnée (unbedingt) » et le
fait que Husserl « cite à comparaître un certain soleil de Descartes », il insiste
sur le fait que « la raison calculatrice (la ratio, l’intellect, l’entendement) aurait
ainsi à s’allier et à se soumettre au principe d’inconditionnalité qui tend à
excéder le calcul qu’il fonde »49. À quoi il ajoute que de façon plus précise Kant
affirmait que la « dignité » est de l’ordre de l’incalculable et offrait ainsi
l’axiomatique indispensable pour penser des concepts contemporains comme
celui de « crime contre l’humanité »50.
Comme l’on peut toutefois s’y attendre, Derrida n’adhère pas les yeux
fermés aux principes des « grands rationalismes transcendantaux » comme ceux
de Kant et Husserl. Mais n’en déplaise tant à la plupart de ses adversaires qu’à
certains de ses amis, il ne les rejette pas non plus en bloc, cherchant à nouer
autour d’un point précis fidélité et critique : « Gardiens responsables que nous
devons être de cet héritage, nous avons aussi le devoir d’y reconnaître, dans les
deux cas et dans l’horizon d’une idée infinie comme tâche infinie pour la raison
pratique, une puissante téléologie » (p. 188). Alors que Kant puis Husserl visent
in fine une conciliation sinon une synthèse entre ce qui relève du calcul et ce
qui doit demeurer inconditionné, lui préfère garder la tension ouverte. Ainsi en
est-il notamment de la question du droit et de la justice : « Comment articuler
cette juste incalculabilité de la dignité avec l’indispensable calcul du droit ? »
(p. 186). On connaît la solution kantienne, autour de concepts auxquels
Derrida a prêté une grande attention : en matières pratiques, le sujet doit agir
« comme si » sa propre maxime pouvait être érigée en loi universelle, en sorte
que la justice doit être pensée comme une idée régulatrice51. Cette proposition
ne lui semble pas laisser toute sa place au principe d’inconditionnalité propre à
la justice. Mais contrairement à ce qui lui a été reproché, il ne récuse pas la
nécessité de règles et de normes ayant nécessairement une forme générale sinon
universelle52. Autre question déjà rencontrée s’agissant de l’héritage des
« grands rationalismes transcendantaux » : celle de l’événement. La thèse de
Derrida à ce sujet est que ceux-ci tendent à penser ce qui arrive sur un horizon
prédéterminé et déjà régi par un savoir. À quoi il oppose que l’événement
« doit s’annoncer comme im-possible, il doit donc s’annoncer sans prévenir,
s’annoncer sans s’annoncer, sans horizon d’attente, sans telos, sans formation,
sans forme ou préformation téléologique » (p. 198)53. Prévenant une objection
qui pourrait venir d’où l’on sait, il affirme que ce n’est pas « aller contre la
raison » que s’inquiéter de la façon dont un certain rationalisme veut
neutraliser l’événement et poser que celui-ci pour être digne de son nom doit
« excéder tout idéalisme téléologique, toute ruse de la raison téléologique ».
C’est donc toujours à partir de Husserl que Derrida en vient à formaliser
son point de vue : « Selon une transaction chaque fois inouïe, la raison transite
et transige entre, d’un côté l’exigence du calcul ou de la conditionnalité et, de
l’autre côté, l’exigence intransigeante, c’est-à-dire non négociable, de
l’incalculable inconditionnel » (p. 208). Inscrite dans une perspective si l’on
veut à la fois théorique et historique inspirée de la Krisis, cette idée peut se
présenter de la façon suivante sous la forme d’une tension : une logique de la
« souveraineté » issue de Platon met en avant « une raison qui donne raison,
qui a raison de tout, qui connaît et qui donne à connaître de tout » (p. 192) ;
ouverte par Kant et Husserl mais trop tôt refermée chez ceux-ci, une autre
perspective s’attache à faire place à ce qui est et doit demeurer inconditionnel.
Précisant que cette « postulation d’inconditionnalité » existe à la fois dans
« l’exigence critique » et dans « l’exigence déconstructrice de la raison »,
Derrida propose une mise au point essentielle : « Car la déconstruction, si
quelque chose de tel existait, cela resterait à mes yeux, avant tout, un
rationalisme inconditionnel qui ne renonce jamais, précisément au nom des
Lumières à venir, dans l’espace à ouvrir d’une démocratie à venir, à suspendre
de façon argumentée, discutée, rationnelle, toutes les conditions, les
hypothèses, les conventions et les présuppositions, à critiquer
inconditionnellement toutes les conditionnalités, y compris celles qui fondent
encore l’idée critique, à savoir celle du krinein, de la krisis, de la décision et du
jugement binaire ou dialectique » (p. 197).
Il faudra prendre le temps de déployer les conséquences de cette mise au
point parmi d’autres au sujet de la « déconstruction ». Derrida en offre ici
quelques illustrations, dont la plus substantielle concerne une question qui se
tient aux frontières entre l’éthique, la politique et le droit : celle de
« l’hospitalité inconditionnelle ». Faisant allusion à une polémique à ce sujet, il
renvoie à plusieurs de ses livres et incite à s’y reporter. Mais il suffit pour
l’heure de saisir une expression parmi d’autres de sa manière de concevoir la
tension entre une souveraineté en l’occurrence politique et ce qu’il nomme
« l’inconditionnalité de la raison ». Il s’agit donc d’un cas typique de plaidoyer
en faveur d’une « inconditionnalité sans souveraineté », qui se présente de la
façon suivante : « L’hospitalité inconditionnelle s’expose sans limite à la venue de
l’autre, au-delà du droit, au-delà de l’hospitalité conditionnée par le droit
d’asile, par le droit à l’immigration, par la citoyenneté et même par le droit à
l’hospitalité universelle dont parle Kant et qui reste encore contrôlée par un
droit politique et cosmopolitique » (p. 204-205). On trouve ici un écho de la
discussion du texte de Kant sur la paix perpétuelle à laquelle Derrida s’est
plusieurs fois livré. Mais la question est cette fois reliée à deux autres exemples
d’expériences qui excèdent « le calcul juridique, politique ou économique » et
pour lesquelles un concept d’inconditionnalité est requis : ceux du don et de la
mémoire. Notant que ces trois expressions du même problème peuvent être
englobées dans celui de la tension entre justice et droit, on peut provisoirement
retenir la formalisation proposée par Derrida du premier : « Il en va des
rapports paradoxaux ou aporétiques, il est vrai, entre deux concepts à la fois
hétérogènes et indissociables, l’hospitalité inconditionnelle et l’hospitalité
conditionnelle. »
On devra se pencher avec la plus grande attention sur la manière dont
Derrida défend et pratique une pensée qui met en avant comme fécondes les
figures du paradoxe ou de l’aporie. Il suffit pour l’instant de faire le point sur
ce qu’il retient des « avertissements » et des propositions de Husserl. Pour
constater que s’il ne reprend à son compte ni le langage un peu daté de
l’héroïsme ni l’engagement de ce dernier en faveur de la reconstruction d’une
rationalité sûre de ses fondements, il est loin de prononcer un constat de décès
de la raison ou de vouloir faire en sorte que celui-ci vienne à l’ordre du jour.
Mais aussi pour souligner le fait que sans afficher une « partialité pour la
raison » telle que conçue par Habermas il défend celle-ci à sa manière sur
l’arrière-fond d’une crise telle que décrite par Husserl : en mettant au jour dans
le sillage de ce dernier une tension interne que la philosophie a toujours plus
ou moins voulu effacer ; puis en affirmant que c’est précisément la volonté
d’endurer une transaction permanente entre deux exigences irréductibles l’une
à l’autre qui donne sens à « la responsabilité de la raison, l’expérience qui
consiste à raison garder, à répondre d’une raison qui nous est ainsi léguée »
(p. 208). Si tel est le principe de la « déconstruction », il doit n’être pas trop
hasardeux d’envisager sa mise en regard de la reconstruction promue et
pratiquée par Habermas. Disons par hypothèse qu’il se pourrait que chacun de
son côté soit à sa façon fidèle à l’idée selon laquelle la raison porte en elle la
critique de la raison.

DÉCONSTRUCTION/RECONSTRUCTION :
LES INTÉRÊTS DE LA RAISON

On sait que Jacques Derrida se préoccupait de la possibilité de reconstruire


l’arrière-plan historico-philosophique d’une amitié tardive avec Jürgen
Habermas faite d’accords reconnus avec retard et de désaccords persistants mais
plus ou moins bien identifiés. Il devrait être acquis que ni l’un pour lequel cela
est clair ni l’autre chez lequel cela devait être éclairci n’ont inscrit leurs
démarches sur l’arrière-fond le plus lointain : celui d’une histoire de la
métaphysique comme oubli de l’être, d’une philosophie se trahissant en
quelque sorte elle-même depuis l’origine. Il faut donc désormais s’attacher à
réinscrire leurs projets respectifs dans des cadres qui ne sont peut-être pas si
différents qu’il pourrait y paraître, en gardant à l’esprit le fait qu’affichant l’un
et l’autre une fidélité critique à deux auteurs aux pensées dissemblables ils
partagent l’idée d’une crise de la modernité à laquelle chacun donne un
contenu substantiel : dans le sillage d’Adorno et Horkheimer décrivant une
dialectique de la raison, Habermas veut préserver l’héritage d’une pensée
critique qui en est venue avec ceux-ci à miner ses propres fondements ; à partir
du diagnostic de Husserl mais sans adhérer à son programme de
reconstruction, Derrida cherche à défendre une conception de la philosophie
qui renonce à son rêve de réconciliation avec elle-même et assume le caractère
aporétique d’une partie de ses propositions. Entre celui qui paraît prendre
plaisir à déconstruire et celui qui poursuit avec le plus grand sérieux une
entreprise de reconstruction le conflit semblait inévitable, dans un contexte où
les confrontations philosophiques prenaient la forme de guerres ouvertes dont
on a perçu d’autres expressions. Demeurent donc encore un peu mystérieuses
les conditions de possibilité d’une paix longtemps improbable et néanmoins
advenue.
Il ne saurait être question de prendre en charge dans leur intégralité deux
œuvres particulièrement prolifiques et connaissant chacune des inflexions
sinon des tournants. Sans prétendre offrir un « système », celle de Habermas
s’est attachée depuis le début des années quatre-vingt à la réalisation d’un
programme explicitement régi par le projet d’une reconstruction de la raison. À
ce titre et en vertu de ses structures formelles, elle paraît ne pas soulever des
problèmes majeurs d’interprétation, même si son auteur l’a régulièrement
soumise à des discussions avec des partenaires choisis tout en affrontant parfois
par ailleurs des controverses politiques violentes. En un sens et pour ce qui
concerne son noyau central elle est à prendre ou à laisser, en tout état de cause
à discuter dans un cadre qu’elle dessine elle-même. Enfin, à partir d’une
position clairement établie dans le paysage de la philosophie contemporaine,
son auteur s’est autorisé à mener des combats théoriques sans concessions. À
l’inverse et comme l’écrit Habermas lui-même en forme d’hommage tardif,
l’œuvre de Derrida s’attache à bouleverser « les hiérarchies, les agencements et
les oppositions habituels », délivrant ainsi « un sens à rebours de celui qui nous
est familier ». Encore faut-il reconnaître qu’en dépit de son style à cet effet
souvent déroutant, elle n’adopte pas le sérieux pathétique mâtiné de brutalité
propre à Heidegger ni ne se complaît dans la légèreté ironique que lui prête
Rorty. N’ayant à coup sûr pas l’allure quasi systématique de celle de Habermas,
elle est surchargée d’interprétations : disciples ou épigones ont voulu lui
donner une valeur programmatique et même une dimension combattante ; à
plusieurs reprises et divers endroits elle a subi des attaques d’une rare intensité
et bénéficié de soutiens parfois maladroits ; en réponse à certaines d’entre elles
et que ce soit à chaud ou avec recul, son auteur a souhaité faire des mises au
point concernant y compris le vocable qui a fait son succès et pouvait en
quelque sorte entraîner sa perte. Ainsi que celui-ci l’a fait avec constance
s’agissant des classiques, on peut y puiser un peu partout ; à condition toutefois
que ce ne soit pas n’importe comment, pour autant que quoi qu’il en ait été dit
elle n’est pas étrangère à l’argumentation. Un mot de Kant de traduction
difficile pourrait venir à l’esprit s’agissant donc de deux authentiques
philosophes : Vernunft Künstler54. Pourrait-on suggérer qu’au sein d’une
tradition bien établie Habermas travaille en « artisan » de la raison persuadé
que la philosophie sert fondamentalement à résoudre des problèmes, tandis
que Derrida sur un mode moins prudent ou laborieux ressemblerait plutôt à
un « artiste » de celle-ci ? Quoi qu’il en soit et avant d’entrer véritablement en
matière, il faut avoir admis que l’un et l’autre sont convaincus qu’il existe des
« intérêts » de la raison, ce qui devrait permettre de penser avec et contre
chacun d’eux comme il leur aurait sans doute été possible de le faire l’un vis-à-
vis de l’autre avec un peu plus de temps.
En surplus d’explicitations plus ou moins techniques de son entreprise,
Jürgen Habermas s’est méticuleusement appliqué à dessiner la place de son
projet dans le paysage philosophique de la modernité. Dans cette perspective, il
a tracé une ligne de front précise et pris des positions tranchées vis-à-vis des
différents représentants de la critique de cette dernière : Derrida bien sûr, avec
Heidegger, Horkheimer, Adorno et quelques autres ; mais aussi derrière eux
Nietzsche en premier plan et Marx un peu dans l’ombre. Il est clair que
s’agissant de comprendre son propre parcours en percevant d’où il vient, une
place à part doit être faite à Adorno dont il avait été l’assistant et auquel il a
consacré deux brefs textes que l’on peut dire encore de jeunesse, avant celui
plus substantiel du Discours philosophique de la modernité. Écrit pour un
anniversaire, le premier paraît à première vue sans surprise. Habermas y décrit
Adorno en « écrivain égaré parmi des fonctionnaires », ajoutant qu’il n’est pas
le premier en Allemagne afin de le placer sous ce visage aux côtés de Walter
Benjamin55. Dans cette perspective, il perçoit un certain nombre de ses essais
comme des « traités cachés » au contenu quasi ésotérique, qui ressemblent à des
« labyrinthes impénétrables de l’extérieur pour une plus grande clarté
intérieure ». Mais il affirme surtout que de façon générale « Adorno tient tête à
la logique rigide du contexte déductif », considérant que « des textes dont
chaque phrase satisferait aux exigences de la logique formelle et de la méthode
analytique seraient finalement sans intérêt », ce qu’il commente de la façon
suivante : « S’il renonce ainsi à la démonstration sans faille, c’est qu’il renonce
aussi à la volonté d’avoir raison envers et contre tous et d’imposer son point de
vue56. » Enfin et peut-être surtout, Habermas cite ce propos d’Adorno : « Le
problème serait d’avoir des connaissances qui ne soient pas absolument exactes,
irréfutables — quand elles sont ainsi, elles reviennent invariablement à une
pure et simple tautologie — mais des connaissances qui posent elles-mêmes la
question de l’exactitude elle-même. » La grandeur et la fécondité de l’œuvre
d’Adorno tiendraient donc en cela qu’elle se défait des contraintes de
l’argumentation logique et le fait mieux encore en questionnant la valeur
même de celle-ci.
Ces remarques d’un proche semblent bien décrire Adorno, l’homme et son
style philosophique. À quoi s’ajoute que Habermas restitue parfaitement le
schéma de La Dialectique de la raison : la modernité a accéléré un mouvement
multiséculaire d’asservissement de la nature et sa mise au service exclusif des
hommes ; ce faisant, elle en est venue à considérer ceux-ci comme « des
animaux qui vont de plus en plus loin » ; « L’identité du moi où le rationalisme
des Lumières mettait pourtant ses espoirs d’émancipation (Mündigkeit)
n’apparaît plus dans ce contexte que comme un noyau durci de violence et de
faillite57. » On sait qu’avec le temps Habermas reprochera à Horkheimer et
Adorno d’avoir poussé trop loin leur critique de la modernité, en sous-estimant
son potentiel émancipateur. Mais ici rien de tel et tout porte à penser que ce
n’était pas une déférence convenue à l’égard de son mentor qui aurait empêché
Habermas de déjà formuler un tel reproche, plutôt le fait qu’il ne l’avait pas
encore en vue. Pour qui connaît ce qu’écrira vingt ans plus tard un Habermas
désormais assuré de sa position théorique vis-à-vis de la plupart de ses
prédécesseurs et contemporains, le portrait d’Adorno en penseur radicalement
hétérodoxe provoque cependant la surprise. Celui-ci était donc un écrivain
marginal et même méprisé dans son milieu académique. L’originalité de sa
démarche consistait en cela qu’il défiait effrontément les principes de la logique
formelle, sans au fond se préoccuper des règles de validation de ses énoncés et
en chérissant un certain hermétisme. Enfin, il renonçait sans regret à la volonté
de convaincre, autrement dit aux rigueurs de la discussion. Voilà un Adorno
étonnant, qui n’a cure de la frontière entre philosophie et littérature, se joue
des contraintes analytiques et n’apparaît guère appartenir à la catégorie des
philosophes aimant l’argumentation. Disons-le en deux mots : ces traits d’un
éloge sont très exactement ceux de la critique que ferait un jour Habermas de
Derrida.
Afin d’en savoir un peu plus quant à la genèse de la pensée de Habermas, il
vaut la peine de s’arrêter un instant sur son second texte consacré à Adorno. Il
est de six ans postérieur au premier et il s’agit cette fois d’un hommage
posthume qui en tant que tel doit être pris avec précaution. On connaît déjà
un élément de portrait qui avait étonné. Habermas décrit Adorno comme un
homme « sans défense » qui « a toujours refusé l’alternative entre rester enfant
et devenir adulte » : « Face à “Teddie” on pouvait sans mal se donner le rôle de
l’adulte qui “a raison”58. » Mais Habermas déploie beaucoup plus qu’il ne
l’avait fait l’analyse du livre d’Adorno et Horkheimer qui ne le quitterait
véritablement jamais. Pour synthétiser tout d’abord la thèse centrale de La
Dialectique de la raison, autour de l’idée selon laquelle « la conscience de soi
triomphante de l’Aufklärung ne cesse d’insister sur le rapport entre l’autonomie
et la maîtrise de la nature » : le sujet moderne s’est constitué au travers de la
volonté de maîtriser la nature externe ; mais sans voir qu’il lui fallait pour cela
le faire aussi de la sienne propre, en sorte que « l’histoire de la civilisation
commence par un acte de violence dont à la fois l’homme et la nature sont
victimes »59. Mais surtout, Habermas esquisse prudemment en une phrase ce
qui deviendra le schéma d’une relecture du livre dans le contexte d’une histoire
des philosophies critiques de la modernité et qui consiste à demander « quel est
le privilège de l’expérience que nos deux auteurs doivent nécessairement
revendiquer et qui les distingue de la subjectivité appauvrie de notre
époque »60. L’argument semble demeurer en pointillé, peut-être encore à l’état
d’intuition ou simplement réservé en raison des circonstances. Toujours est-il
qu’à titre personnel ou par l’intermédiaire de tiers non cités, Habermas
s’autorise quelques distances : il pourrait être vrai qu’Adorno soit resté
prisonnier des ruines de l’individualisme bourgeois en dépit d’une « critique
infatigable de l’individu bourgeois » ; il est « sans cesse obligé par la dynamique
de son système de prendre à son compte l’idée de réconciliation » sans toutefois
parvenir à la remplir, « inconséquence » de sa philosophie qui lui fait « prêter le
flanc à une objection inévitable »61.
À regarder d’un peu plus près, on découvre que de façon diffuse et par
morceaux un peu éparpillés Habermas non seulement profile l’argument
principal de sa future critique mais aussi esquisse ce qui deviendra le socle de sa
propre entreprise. Voici les linéaments du premier : la Dialectique négative
d’Adorno décrit un processus d’autodestruction de la subjectivité moderne qui
paraît d’une telle puissance que « la faculté de connaissance elle-même
n’échappe pas à cette caducité du sujet et à sa détérioration » ; autrement dit,
Adorno ne parvient pas à expliquer « comment la pensée critique peut elle-
même trouver ses justifications »62. On sait déjà que ce problème sera traité
systématiquement s’agissant tant de Nietzsche et Heidegger que d’Adorno,
Derrida ou d’autres encore. Mais on découvre que sous une forme qui paraît
toujours plus ou moins intuitive, Habermas dégage déjà la perspective de ce
que sera sa réponse. Il semble percevoir une inflexion significative entre La
Dialectique de la raison écrite avec Horkheimer et la Dialectique négative qui
n’appartient qu’à Adorno : dans ce dernier livre, celui-ci reconstruit la
dialectique du général et du particulier « à partir du modèle de la
communication dans le langage courant et c’est ce qui permet de la rendre
crédible »63. Pour qui connaît l’ouvrage, cela ne va pas de soi. En revanche,
pointe ici prêtée à Adorno l’idée à partir de laquelle Habermas cherchera en
même temps à mieux rendre justice des contenus émancipateurs de la
modernité et à faire en sorte que la critique de celle-ci puisse s’assurer des
fondements : même si ce n’est qu’à l’état latent ou de façons déformées, le
monde moderne préserve la possibilité d’une « vie commune dans le cadre
d’une communication sans contrainte » ; cette dernière offre un « modèle
idéalisé » de l’accord entre les personnes et garantit donc la vérité des
jugements64. Par petites touches au sein d’hommages, Habermas a donc tout à
la fois dessiné un portrait sensible d’Adorno, exprimé une dette à son égard et
pris une légère distance. Quinze ans plus tard, celle-ci sera devenue
considérable au travers d’une sévère critique des discours critiques de la
modernité et Derrida se verra reprocher ce qui était loué chez Adorno. Il
faudrait encore presque autant de temps pour que Habermas les rapproche
définitivement en célébrant leur ressemblance.
Quinze ans séparent donc le second texte d’hommage de Habermas à son
mentor du livre dans lequel il offre une analyse systématique du discours
philosophique de la modernité, incluant un chapitre décrivant le contenu
normatif de celle-ci et un autre dans lequel il expose sa propre façon de
chercher à surmonter les apories propres aux critiques les plus radicales de la
raison. Entre-temps, il a publié en 1981 son grand œuvre : la Théorie de l’agir
communicationnel, qui veut montrer comment c’est précisément en puisant
dans les ressources de la modernité que l’on peut fournir une critique de celle-
ci susceptible à la fois de se réfréner et de se fonder, autrement dit d’éviter une
liquidation de l’héritage des Lumières et de permettre une reconstruction de la
raison. Le livre qui pourrait ressembler à une simple histoire de la philosophie
moderne a donc une dimension autoréflexive qu’atteste le fait que Habermas
s’oppose çà et là à lui-même quelques objections. Il témoigne cependant
surtout d’un souci de montrer que l’entreprise de reconstruction ne s’opère pas
en apesanteur, mais sur fond d’un paysage philosophique surchargé qu’il faut à
tout le moins redessiner autour de grandes lignes et à partir de schémas qui
pourraient plus ou moins se réduire à un seul. Au-delà donc de l’aspect
biographique de l’affaire, la raison pour laquelle Adorno est placé en son centre
tient en cela que c’est à partir d’une critique désormais assurée de sa critique de
la modernité que Habermas peut afficher une fidélité en quelque sorte
responsable à l’héritage d’une Aufklärung menacée de s’autodétruire à force de
s’appliquer à elle-même l’exigence critique constitutive de son projet.
Le point essentiel à ce sujet pour autant qu’il régit le jugement sévère de
Habermas à l’égard des auteurs traités dans Le discours critique de la modernité
est lié au fait qu’il leur reproche moins une intention qu’une manière de faire et
vise à réaliser sous une forme reconstructrice un projet qui n’est pour partie
guère différent du leur mais qu’ils avaient mis volontairement ou non au
service d’une entreprise destructrice. De façon plus précise, Habermas met au
jour dès l’époque des lendemains de la mort de Hegel un puissant mouvement
de réflexivité des Lumières au travers duquel il est question de montrer que la
démarche critique qui les caractérise demeure dépendante des théories dont elle
remet en cause la validité. À ses yeux, ce n’est pas tant ce qu’il nomme
« critique de l’idéologie » qui est en cause que le soupçon formulé au travers
d’un second moment de réflexivité initié par Nietzsche à l’égard de la capacité
de cette critique elle-même à produire des vérités65. Pour autant qu’elle veut
réaliser le programme systématique d’une théorie critique, l’entreprise de
Horkheimer et Adorno est en quelque sorte la forme contemporaine la plus
glorieuse d’une critique autoréflexive de l’Aufklärung et Habermas semble
même considérer que dans sa première époque elle demeurait correctement
orientée pour autant qu’encore plus ou moins confiante dans le potentiel
rationnel de la culture moderne. Il reste que le tournant affiché au lendemain
de la guerre dans La Dialectique de la raison semble tendre à lui conférer le
statut d’échec le plus retentissant. En large part, Habermas s’est voulu au
moins un moment l’héritier de la première manière de l’École de Francfort et
n’a en tout état de cause jamais renié l’intention de ce qu’il désigne comme
critique de l’idéologie66. Mais ce qui importe ici concerne le fait que c’est à
l’encontre de Horkheimer et d’Adorno qu’il formule de la façon la plus claire
l’argument qu’il oppose également à Heidegger, Derrida ou encore Foucault,
tout en décrivant sa propre entreprise comme l’exploration d’une voie que
ceux-ci n’ont pas voulu emprunter.
Le moment précis que souhaite identifier Habermas est donc celui où la
pensée critique consubstantielle au projet des Lumières devient incapable de se
réfréner en devenant totale. Il semble en découvrir l’expression dans une
déclaration de Horkheimer et Adorno précisément datée de juin 1947 pour
autant que déposée dans l’introduction de La Dialectique de la raison : « Nous
avons dû renoncer à la confiance qui présidait à nos débuts67. » Dans la mesure
où il sait bien et même rappelle que ce livre est issu de travaux réalisés durant
« les années les plus obscures de la Seconde Guerre mondiale », Habermas fait
peut-être preuve d’un manque d’indulgence à l’égard de ses auteurs lorsqu’il
leur reproche notamment de ne pas rendre justice du « contenu rationnel de la
modernité culturelle »68. Mais c’est ainsi et sa question est celle des « motifs qui
ont pu inciter Horkheimer et Adorno à situer leur critique des Lumières à un
tel niveau de radicalité que le projet même des Lumières s’en trouve menacé »
(p. 137). De façon plus précise, il s’agit de savoir pourquoi ceux-ci ont cru
devoir à la fois renoncer à la critique de l’idéologie sous sa forme héritée de
Marx et surenchérir sur elle. La réponse de Habermas ne vise bien entendu pas
la subjectivité ou les affects des deux auteurs de La Dialectique de la raison,
mais un problème théorique : « S’ils ne veulent pas renoncer à l’effet d’une
ultime démystification et s’ils souhaitent poursuivre le travail critique, ils sont
obligés, pour expliquer la corruption de tous les critères rationnels, d’en
préserver un qui reste intact » (p. 152). Leur échec tient donc au fait qu’ils n’y
sont pas parvenu ou même n’ont pas véritablement cherché à le faire, refusant
de résoudre « la contradiction performative d’une critique de l’idéologie qui
surenchérit sur elle-même ». Tout semble alors se passer comme si Habermas
percevait là sous une forme en quelque sorte grandiose une attitude dont
Heidegger offre une expression pathétique et Derrida une variante un peu
insouciante.
Voici donc le cœur de l’argument : si la « dernière révélation d’une critique
de l’idéologie appliquée à elle-même » est que la raison en est venue à
totalement s’identifier au pouvoir, la faculté critique s’associe à une pratique
dont elle proclame la dangerosité ; en d’autres termes, elle s’enferre dans une
contradiction performative consistant à prétendre faire ce que l’on annonce
être disqualifié. Cette fois, la grandeur paradoxale d’Adorno tient au fait que la
Dialectique négative « se lit comme une incessante explication des raisons pour
lesquelles nous devons tourner en rond et même persévérer dans cette
contradiction performative » (p. 144). Il n’en demeure pas moins que le
problème théorique subsiste et prend une forme en quelque sorte mortelle
pour autant qu’est en cause le destin même de la raison aussi longtemps que la
critique des formes perverties ou réifiées de celle-ci ne peut fonder ses principes
et garantir la validité de ses énoncés. Il sera donc question de savoir comment
s’affranchir du paradoxe selon lequel l’autocritique totalisante de la raison « ne
peut convaincre la raison centrée sur le sujet de son caractère autoritaire qu’en
ayant recours aux moyens mêmes de cette raison » (p. 218). Reste cependant à
tenter de comprendre plus à fond le motif de l’échec de Horkheimer et Adorno
tout en esquissant la perspective de son dépassement69.
S’agissant du premier point et du moins dans la forme, la réponse de
Habermas paraît simple : « Tout comme l’historicisme, ils se sont livrés à un
scepticisme effréné vis-à-vis de la raison, au lieu d’examiner les raisons qui
permettent de douter de ce scepticisme lui-même » (p. 155). De façon plus
précise, ils ont eu tort de renoncer à leur confiance résiduelle d’avant-guerre
dans « le contenu de vérité des idéaux bourgeois » pour s’abandonner à une
« sensibilité exacerbée » et adopter une « optique rétrécie » qui les rendait
aveugles à la part préservée des promesses de la modernité. Habermas n’hésite
pas à écrire que s’ils s’étaient adonnés à une critique du scepticisme plutôt que
de s’y enfoncer, « il eût peut-être été possible d’établir les bases normatives
d’une théorie critique de la société à une profondeur telle qu’elle aurait
échappé à la dislocation de la culture bourgeoise qu’a connue l’Allemagne de
l’époque, au vu et au su de tout le monde ». Il reste que pour autant que cela
appartient au passé et qu’il est en quelque sorte question pour lui de demeurer
fidèle à une part de leur héritage tout en surmontant la faillite ultime de leur
entreprise, force lui est de montrer comment reprendre les choses en main.
D’où cette perspective qui redonne de la profondeur de champ historique et
dessine une ambition théorique à la hauteur des enjeux : « Persister dans un
paradoxe, en un lieu que la philosophie occupait jadis par ses ultimes
fondations, n’est pas seulement inconfortable, mais encore impossible, à moins
de montrer qu’il n’existe aucune issue. Dans une telle situation aporétique, il
faut que la retraite elle-même soit impossible, sinon il existe un chemin : celui
du retour précisément. Or il me semble qu’il existe un tel chemin » (p. 154).
Telle est donc l’orientation du programme de Habermas : montrer que tant
Horkheimer et Adorno que Derrida et même Heidegger avaient sous les yeux
une voie qu’ils n’ont pas choisie ; prouver que la modernité dont ils liquident
plus ou moins le projet offre des ressources disponibles pour une
reconstruction de la raison.
L’espace dans lequel Habermas construit son projet est donc
particulièrement étroit, puisqu’il s’agit en même temps de préserver l’impulsion
critique en lui évitant de se miner elle-même de l’intérieur et de s’interdire la
solution facile consistant à renoncer aux exigences de validation pour se
réfugier dans « la clairière de la postmodernité » (p. 366). D’où la nécessité
d’avancer une proposition théorique en quelque sorte maximaliste : « Un
paradigme ne perd de sa force que pour autant qu’un autre le nie, de manière
déterminée, c’est-à-dire pour autant qu’un autre le déprécie d’une manière que
l’on peut juger pertinente. » Dans cette perspective, Habermas n’est pas
étranger à la problématique de la surenchère qui relie les unes aux autres les
générations successives de la critique radicale de la modernité : celle qui
consiste pour les héritiers à reprocher à ceux qui les ont précédés un reste de
dépendance à l’égard de ce dont ils cherchent à s’affranchir, que cela se nomme
métaphysique, paradigme de la conscience ou philosophie du sujet. C’est à ce
titre qu’il dénonce une sorte d’attentisme des critiques du logocentrisme :
« Quand un jour la forteresse de la raison centrée sur le sujet aura été rasée, le
logos — qui aura si longtemps fait corps avec une intériorité à la fois vide de
l’intérieur et agressive de l’extérieur, une intériorité qui se plaçait à l’ombre du
pouvoir — ce logos donc s’effondrera lui aussi comme un château de cartes. Il
devra alors se soumettre à son autre, quel qu’il soit » (p. 367). Puisqu’en
attendant rien ne se passe, Habermas semble donc suggérer que les promoteurs
de cette démarche se contentent d’incantations indifférentes au caractère
relativiste de leurs débouchés et laissent à d’autres la tâche essentielle : « Le
travail de la déconstruction — aussi acharné soit-il — ne peut avoir de
conséquences définissables qu’à partir du moment où le paradigme de la
conscience de soi, de l’autoréférence d’un sujet qui connaît et agit dans
l’isolement est remplacé par un autre paradigme. » Autrement dit, ce n’est une
fois encore pas tant le projet d’une critique des privilèges du logos dans la
philosophie occidentale qui est en cause que le fait qu’elle demeure inachevée
faute de solution théorique de remplacement. Pourtant, cette dernière est en
quelque sorte déjà là dans une puissance subversive de la pensée moderne qui
attend d’être correctement dirigée en puisant dans une expérience délaissée par
la philosophie du sujet.
Au travers du Discours philosophique de la modernité qui peut encore se lire
en filigrane comme un commentaire de son propre travail depuis le tournant
théorique réalisé dans la Théorie de l’agir communicationnel, Habermas parvient
à élargir l’espace dans lequel s’inscrit son projet. Pour une large part et même
s’il les apprécie de façons très différentes, il est loin de nier l’effet de vérité des
discours critiques qui se sont déployés depuis Marx ou Nietzsche et qui offrent
sous des formes certes plus ou moins insatisfaisantes un « contre-discours qui
habite la modernité dès ses débuts » (p. 356). Sur le plan empirique, dans la
mesure où des auteurs comme Adorno et Horkheimer après Marx, mais aussi
Max Weber ou Lukács ont fourni des descriptions et des analyses demeurant
opératoires des formes réifiées, déformées ou franchement pathologiques d’une
partie des contenus de l’expérience sociale, politique ou culturelle de la
modernité70. Mais également dans l’ordre théorique, pour autant qu’un certain
nombre de ces derniers auxquels il faut ajouter Heidegger, Derrida ou Foucault
ont correctement décrit « les apories catégoriales de la philosophie de la
conscience » (p. 349). De ce point de vue, le livre reconstruit des parcours et
isole des schémas critiques afin de dessiner des « carrefours », d’indiquer les
directions suivies et de montrer que les différents auteurs se sont chaque fois
trouvés « face à une autre solution qu’ils n’ont pas choisie ». Voilà ce qui devrait
permettre ainsi que le dit Habermas à propos de Heidegger de penser « avec et
contre » chacun d’eux. À une condition préalable formulée de façon un peu
ironique : « Ne plus présupposer — avec un rien de sentimentalité — que nous
sommes les sans-logis de la métaphysique » (p. 350). Mais également en
sachant que pour Habermas ce sont Horkheimer et Adorno qui instruisent
négativement le mieux, pour autant que leur impasse théorique est la plus
saillante et indique donc clairement la façon d’en sortir : la raison pour laquelle
leur discours critique tourne sans cesse autour d’une aporie tient en cela qu’ils
sous-estiment « la teneur rationnelle de la modernité culturelle » (p. 145) ; une
analyse à nouveaux frais de celle-ci devrait permettre d’ouvrir le chemin au
terme duquel le paradigme dont ils montrent avec d’autres l’épuisement
pourrait être remplacé par un autre à un même niveau d’exigence théorique.
Dans cette perspective, Habermas peut en quelque sorte faire l’économie du
moment d’une critique de l’expérience moderne pour se concentrer sur le
problème de la reconstruction de la raison. Des penseurs comme Marx, Weber,
Lukács ou encore Horkheimer et Adorno ont bien vu et décrit les aspects
répressifs des formes de vie propres à la modernité, tout comme la montée en
puissance des logiques du calcul et du pouvoir. Ils sont cependant restés
aveugles à ce qu’elles contiennent aussi de facteurs d’émancipation et de
réconciliation. Il leur manque en d’autres termes une capacité à discerner « les
contrastes, les nuances et les colorations ambivalentes » (p. 399). Mais
Habermas veut aller droit à l’essentiel, c’est-à-dire à l’expérience qui devrait
fournir le soubassement d’un nouveau paradigme. Le schéma est relativement
simple : jusque chez ses contempteurs les plus tenaces, la pensée moderne est
régie par le paradigme de la connaissance des objets, selon lequel le sujet se
constitue face au monde et vise à le dominer ; il faut lui substituer celui de
« l’entente entre sujets capables de parler et d’agir » (p. 350). Le sens de
l’opération est donc en premier lieu de remplacer l’analyse intuitive de la
conscience de soi qui revenait à la philosophie transcendantale par une
description de la façon dont les participants à une discussion dans l’ordre des
sciences analysent le caractère réussi ou déformé de leurs énonciations et
explicitent ainsi les règles spontanément mobilisées dans l’usage du langage,
l’action et la connaissance. Le paradigme de l’intercompréhension ainsi mis en
œuvre ne requiert donc que la mise au jour de la façon dont les acteurs
« coordonnent leurs projets en s’entendant les uns les autres sur quelque chose
qui existe dans le monde ». Enfin et pour autant qu’une telle démarche devrait
parvenir à isoler des formes de normativité sans avoir à sortir du monde de
l’expérience quotidienne, la philosophie peut renoncer à l’exigence d’une
fondation ultime de la raison.
Ce point crucial de la substitution d’une problématique de l’intersubjectivité
et de l’intercompréhension à celle de la constitution du monde à partir de la
conscience de soi et de la connaissance des objets peut être approché à partir de
la controverse avec Derrida dans ce qu’elle avait de non polémique. Habermas
semble considérer que celui-ci a correctement décrit le problème de
l’intentionnalité qui est au cœur de la théorie du langage propre à la
philosophie du sujet et montré de façon convaincante qu’il demeurait chez
Husserl71. Mais il lui reproche une incapacité à fournir un paradigme de
remplacement d’autant plus regrettable que celui-ci était en quelque sorte
devant ses yeux dans la théorie des actes de langage d’Austin auquel il avait
consacré de longues analyses. L’importance non perçue par Derrida de la mise
au jour d’une dimension performative de l’énonciation tient en cela qu’elle
s’attache à l’usage « ordinaire » du langage : « Austin cherche à analyser les
règles que les locuteurs compétents possèdent intuitivement et selon lesquelles
il est possible de réaliser avec succès des actes de parole typiques. Il entreprend
cette analyse à propos de phrases sérieusement énoncées, aussi simples que
possible et employées au sens littéral dans la pratique quotidienne normale »
(p. 229). On se souvient que Derrida percevait dans la façon dont Austin
renonçait après l’avoir envisagée à la prise en compte des actes de langage non
« sérieux » une forme de retour au primat de l’intentionnalité et donc au
logocentrisme propre à la métaphysique72. C’est précisément cette idée d’un
reste d’attachement d’Austin à la philosophie du sujet que conteste Habermas,
en cherchant à montrer que bien comprise la théorie pragmatique développée
par celui-ci et Searle à sa suite offre le soubassement du paradigme de
remplacement en envisageant deux situations propres à l’usage du langage
ordinaire : aussi longtemps que la « précompréhension constitutive du monde
vécu » présente dans celui-ci ne s’effondre pas, « il semble bien que les
intéressés comptent à juste titre sur les conditions supposées “normales” à
l’intérieur de leur communauté de langage » pour parler et agir ; s’il advient
que certaines de leurs « convictions d’arrière-plan » deviennent problématiques,
ils admettent toutefois « qu’ils peuvent en principe parvenir à un accord
rationnellement motivé » (p. 233). À quoi s’ajoute que si ces deux
présuppositions reposent indéniablement sur des idéalisations, celles-ci sont
limitées par le fait qu’elles ne sont pas imposées par la théorie face à des cas
déviants mais sont prescrites aux intéressés eux-mêmes « si tant est que
l’activité communicationnelle doive être possible d’une façon générale ». En
d’autres termes, cette description de la force pragmatique du langage selon
laquelle l’énonciation est une forme d’action ne sort pas du monde vécu de
l’intercompréhension et de l’usage quotidien « ordinaire » du langage.
Ce changement de paradigme censé permettre de s’affranchir d’une
philosophie du sujet pouvant en l’occurrence être associée au logocentrisme se
laisse également décrire comme un moment de la théorie du langage et
Habermas a plusieurs fois restitué la transformation de celle-ci au travers de
« tournants » au terme desquels il devient possible d’avancer l’idée sur laquelle
repose son propre modèle : « Le concept d’agir communicationnel se
développe à partir de l’intuition selon laquelle le telos de l’entente est inhérent
au langage »73. Brièvement dit, Habermas montre que trois théories de la
signification d’une expression linguistique sont en concurrence, qui s’attachent
chacune à un seul aspect du phénomène : la sémantique intentionnaliste met
en avant ce que le locuteur veut dire ; la sémantique formelle décrit les
conditions dans lesquelles une proposition est vraie ; la problématique
inaugurée par le dernier Wittgenstein insiste sur l’usage qui est fait du langage
dans des interactions74. C’est précisément le problème posé par la rivalité entre
ces théories toutes unilatérales que tend à résoudre celle des actes de parole telle
que proposée par Austin et développée par Searle, au travers d’un « tournant
pragmatique » de la sémantique de la vérité. À ce point, Habermas vise très
précisément la découverte d’une différence capitale entre deux types d’actes de
langage : locutoires, les uns avancent des propositions assertoriques qui
s’apprécient en termes de signification comme vraies ou fausses ; illocutoires,
les autres produisent des propositions performatives et accomplissent une
action sociale qui peut être jugée réussie ou manquée75.
L’importance accordée par Habermas à la théorie des actes de langage tient
en cela que celle-ci fait une place à l’intention du locuteur tout comme au lien
entre propositions et états de choses du monde, mais ne réduit pas l’usage du
langage à ces deux dimensions pour autant qu’elle tient compte du « rapport
interpersonnel et du caractère d’action qui sont propres à la parole »76. En
d’autres termes, c’est ce qui dans le langage relève de la communication plutôt
que de la signification qui est mis en avant dans l’analyse des énonciations
performatives au travers desquelles on agit en parlant : celles-ci ne se
comprennent prioritairement pas du point de vue d’un rapport objectif entre le
langage et le monde, mais à partir du « type de raison qu’un locuteur pourrait
invoquer pour convaincre un auditeur du fait qu’il a le droit, dans les
conditions données, de prétendre à la validité de son énonciation »77. De façon
plus précise, l’apport essentiel de la théorie du langage au sortir de son
tournant pragmatique tient donc en cela qu’elle ajoute au critère de la vérité
propositionnelle ceux de la « justesse normative » et de la « sincérité
subjective » qui sont les conditions d’une entente entre deux partenaires au
sujet de quelque chose existant dans le monde. Enfin et dans une perspective
plus large, la description du phénomène d’une intercompréhension médiatisée
par le langage qui correspond au système des pronoms personnels semble
résoudre le problème laissé plus ou moins pendant par Husserl de la
constitution de la relation à l’autre à partir de la conscience de soi : « Ego — en
accomplissant un acte de parole — et Alter — en prenant position par rapport
à cet acte de parole — contractent l’un avec l’autre une relation
interpersonnelle78. » Ce qui ne pouvait être pensé par la philosophie
transcendantale qu’au prix d’idéalisations coûteuses l’est sans sortir de la sphère
de l’expérience quotidienne.
C’est à ce point précis que l’on touche à l’essentiel du point de vue de la
discussion des discours philosophiques de la modernité, à savoir la possibilité
d’effectuer une critique de celle-ci sans renoncer aux exigences de la rationalité.
Le paradigme proposé par Habermas repose sur l’idée selon laquelle l’analyse
des actes de langage montre que l’usage le plus ordinaire de celui-ci dans
l’interaction entre des sujets parlants impose à chacun de ceux-ci des
contraintes d’engagement vis-à-vis des autres dont la description en termes de
raisons à fournir pour justifier la simple prétention à la validité d’une
proposition pourrait permettre d’étayer un concept procédural de la raison.
Selon les catégories de la philosophie de la conscience, le savoir est
exclusivement conçu comme relatif à des données du monde objectif, en sorte
que la rationalité centrée sur le sujet qu’elle promeut ne trouve ses normes
qu’au travers des critères de la vérité et du succès. C’est ce modèle d’une
rationalité strictement cognitive et instrumentale qui ne peut parvenir à fournir
une critique de la réification du potentiel émancipateur de la modernité au
travers de la montée en puissance puis du triomphe apparent de la raison
calculatrice et de la technique qui serait susceptible de garantir la validité de ses
propositions. D’où la situation de la philosophie depuis Husserl, caractérisée
selon Habermas par l’incapacité à sortir de l’oscillation entre deux attitudes :
celle d’Adorno et pour partie Derrida, consistant à renoncer au projet visant à
surmonter la contradiction performative dans laquelle s’enferre une
autocritique totalisante de la raison qui ne peut en dénoncer le caractère
autoritaire qu’en ayant recours aux moyens d’une pensée du sujet qu’elle
prétend exsangue et veut récuser ; celle de Heidegger et pour une autre part
Derrida, qui peu ou prou conduit à un rejet ou un abandon de la raison, à tout
le moins une indifférence à l’exigence de validation de la critique et du
dépassement de la métaphysique.
Force est donc de revenir vers la question des conditions de possibilité, des
ambitions et des tâches de la philosophie. La conclusion que tire Habermas de
son analyse de l’orientation la plus visible de celle-ci depuis Nietzsche est tout à
la fois sévère et sombre : qu’il s’agisse de la généalogie, de la dialectique des
Lumières ou de la déconstruction, « le congé que la critique radicale de la
raison signifie à la modernité lui coûte cher »79. On sait qu’il avait lui-même
affiché très tôt une « partialité pour la raison »80. À l’heure du bilan historique
et du retour réflexif sur sa propre entreprise après une inflexion suivant de près
le « tournant pragmatique » de la théorie du langage, il maintient cette position
au travers d’une proposition essentielle déposée de façon significative dans une
longue note sous la dernière page du chapitre de son livre consacré à Derrida :
« Comme par le passé, la philosophie se comprend comme gardienne de la
rationalité dans le sens d’une prétention à la raison immanente à notre forme
de vie81. » Soit tout d’abord le début de cette affirmation, qui apparaît comme
une déclaration d’intention. Pour justifier ce propos, Habermas affirme qu’en
quelque sorte sans le savoir les différents représentants de la critique radicale de
la modernité se sont trompés sur la situation historique de la philosophie. À ses
yeux, tant Heidegger qu’Adorno et Derrida formulent leurs problèmes et
cherchent à les penser comme s’ils vivaient toujours « à l’ombre du “dernier”
philosophe » : à l’instar de la première génération des disciples de Hegel, ils se
battent encore contre « des concepts “forts” de théorie, de vérité et de système
qui relèvent pourtant d’un passé vieux de plus de cent cinquante ans ». En
d’autres termes, tout se passe comme s’ils avaient à l’esprit une alternative
quant aux tâches de la raison depuis longtemps obsolète : soit maintenir les
visées classiques de la métaphysique en termes de fondation et
d’universalisation de ses concepts, soit renoncer à elle-même et finalement
disparaître. Il s’agit donc a contrario de déterminer les parts respectives de ce
qui s’attache à des « problématiques universalistes maintenues dans la
philosophie » afin qu’elle demeure fidèle à elle-même et de ce qui ne tient
qu’aux « prétentions des réponses jadis revendiquées par la philosophie et qui
ont été abandonnées depuis longtemps ».
Une fois encore, l’espace dans lequel s’inscrit Habermas est étroit, puisqu’il
s’agit de continuer à se référer à des questions universalistes faute de quoi on
sombrerait en quelque sorte dans le nihilisme, tout en se délestant de l’exigence
d’une « fondation ultime » de la raison. Pour y entrer sans trop de péril, il
mobilise une fois encore l’histoire, en l’espèce celle des sciences qui fournit à la
philosophie une « conscience faillibiliste » permettant de renoncer à la visée
d’une inconditionnalité de la vérité sans abandonner les prétentions à la
validité. C’est dans ce sens que doit se comprendre la déclaration de Habermas
concernant les tâches de la philosophie comme « gardienne de la rationalité »
sous son second aspect, celui d’une sorte de déflation de son ambition ultime
permettant tout à la fois d’invalider le diagnostic des critiques radicales de la
modernité et de reconstruire la raison sur des bases solides. Tel est ce que
Habermas veut dire lorsqu’il affirme que c’est en dégageant « une prétention à
la raison immanente à nos formes de vie » que la philosophie peut continuer
d’assumer la fonction qui a toujours été la sienne. On retrouve donc ici le
soubassement du paradigme visant à remplacer celui qui était promu par la
philosophie du sujet : à la conscience de soi censée constituer le monde est
opposée l’intersubjectivité telle qu’elle se manifeste au quotidien ; la
pragmatique formelle décrit des formes d’entente inhérentes à l’usage du
langage qui suffisent à garantir l’exigence de validité sans qu’il soit besoin de
fournir une preuve de son caractère inconditionnel ; l’essentiel s’attache à
« l’expérience centrale de la force propre au discours argumenté, capable de
susciter un accord sans contrainte et de créer un consensus »82. Dans cette
perspective, la rationalité est donc conçue comme procédurale et non plus
transcendantale, avec entre autres avantages de l’opération le fait que la critique
de la modernité se focalise sur ses formes pathologiques et se fonde en puisant
dans les ressources de normativité contenues dans l’expérience moderne, alors
que dans d’autres contextes philosophiques on sort de celle-ci par un grand
saut vers l’arrière comme chez Heidegger ou tourne sans fin autour d’une
aporie ainsi que le font Adorno et Derrida.
Reste une question par définition ultime que Habermas pose de la façon
suivante au sujet de sa propre confiance dans la rationalité procédurale : le
concept de modernité qu’elle défend « dépendrait-il des exigences fondatrices
et fondamentalistes de la théorie transcendantale de la connaissance au point
de devoir s’écrouler avec elle »83 ? D’un point de vue historique, il faut donc
revenir à Kant, pour saisir à son origine la revendication qui serait maintenue
jusque chez Husserl en dépit des attaques dont elle aurait été entre-temps
l’objet d’une idée de la philosophie comme science rigoureuse et des
philosophes comme « fonctionnaires de l’humanité »84. Habermas insiste de
façon significative sur le fait que Kant avait introduit une nouvelle exigence de
fondation en philosophie par référence aux sciences de son temps, en
l’occurrence la physique au sortir de la révolution copernicienne opérée par
Newton. Se tient donc au chevet de la philosophie du sujet la requête d’une
investigation transcendantale portant sur la recherche des conditions de
possibilité a priori de l’expérience. Habermas reprend sans hésiter à son compte
le « soupçon » depuis longtemps exercé à l’encontre des deux aspects majeurs
de cette représentation des tâches et des ambitions de la philosophie. En
premier lieu et s’agissant immédiatement de la théorie transcendantale de la
connaissance, cette dernière revendiquait le statut d’instance de fondation de
tout savoir possible et prétendait assigner à chaque science sa place spécifique.
À quoi s’ajoute qu’autour de la volonté architectonique d’une articulation
systématique des principes de la raison pure, de la raison pratique et de
l’esthétique, elle s’arrogeait par l’imposition de concepts anhistoriques
prétendant à l’universalité le rôle de « juge qui règle les juridictions propres de
la science, de la morale et de l’art »85. Aux yeux de Habermas, ce sont ces deux
ambitions qui sont désormais discréditées : l’une pour autant que le paradigme
de la vérité modélisé par la physique newtonienne a été remplacé par celui qui
s’attache à une conception faillibiliste des connaissances scientifiques ; l’autre
dans la mesure où les différentes sphères de la culture se sont définitivement
autonomisées au travers du processus de la modernité après Kant. Autrement
dit, la philosophie se doit de réviser à la baisse ses prétentions et de réaménager
sa conception de ses propres fonctions.
C’est dans cette perspective que peut s’éclairer l’idée à première vue
paradoxale selon laquelle en dépit de leurs critiques de la métaphysique des
penseurs comme Heidegger et dans une moindre mesure Derrida maintiennent
un fondamentalisme depuis longtemps abandonné et préservent une
prétention à laquelle la philosophie a renoncé : au travers de l’ontologie
fondamentale, la théorie du Dasein ne fait que renouveler « l’exigence classique
de la philosophie de l’origine, celle d’une autofondation ou d’un fondement
ultime » ; continuer d’estimer que la philosophie offre « un accès privilégié à la
vérité » revient à « niveler d’une façon ahurissante les développements
différenciés des sciences et de la philosophie depuis Hegel »86. En termes
historiques, ce que Habermas nomme la « philosophie de l’origine
temporalisée » de Heidegger est donc une forme de régression, pour autant que
la critique de l’idéalisme opérée par les jeunes hégéliens avait expulsé la
philosophie de sa position dominante en considération du développement
autonome de la science, de la morale et de l’art, tandis qu’en réaction contre
cette attitude il lui rend son « pouvoir absolu » au travers de l’idée selon
laquelle le philosophe accède « aux sources destinales d’où chaque époque
reçoit la lumière qui lui est propre »87. L’essentiel tient alors en cela qu’a
contrario de cette tendance à la restauration d’une position prédominante de la
philosophie à laquelle Adorno n’est lui aussi pas tout à fait étranger, la théorie
pragmatique et l’herméneutique dont s’inspire Habermas opèrent une critique
radicale de la prétention à l’autofondation et surtout offrent un paradigme de
substitution : au modèle cognitif de la philosophie de la conscience tourné vers
la perception et la représentation des objets elles opposent l’idée d’une
connaissance « médiatisée par le langage et destinée à l’action » ; afin d’araser la
figure du sujet isolé pratiquant l’autoréflexion au travers d’idéalisations
coûteuses elles mettent en avant « les réseaux et les connexions de la pratique et
de la communication quotidiennes dans lesquelles sont enchâssées les
opérations cognitives qui, dès l’origine, sont intersubjectives autant que
coopératives »88. Une description de la normativité contenue dans l’usage
ordinaire du langage permettant de préserver l’exigence de validation tout en
assumant un abaissement des ambitions de la philosophie, voilà ce qui était
nécessaire pour opérer une critique de la problématique du sujet ne
débouchant pas sur le vide pour autant que capable de fournir un modèle de
remplacement.
Tel est en quelque sorte le coup de génie de Habermas : poser que la
surenchère dans la logique de la rupture avec la métaphysique, le paradigme de
la conscience et l’impérialisme du sujet passe par une révision déflationniste des
prétentions de la philosophie en considération d’une transformation du
modèle épistémologique fourni par les sciences et par la mobilisation des
formes élémentaires de l’expérience quotidienne. C’est ce qui lui permet
d’avancer si l’on veut le cœur léger une proposition provocatrice : « Il n’y a
aucun préjudice à dénier à la justification pragmatico-transcendantale tout
caractère de fondation ultime. Bien au contraire, l’éthique de la discussion
s’inscrit dans le cercle des sciences reconstructives qui ont pour objet le
connaître, le parler et l’agir » ; « Rester attaché à l’exigence de fondation ultime
de l’éthique, sous prétexte de sa pertinence vraisemblable pour le monde vécu,
est tout aussi inutile. Les intuitions morales quotidiennes n’ont nul besoin des
lumières des philosophes »89. Afin d’être précis, il faut dire que ce n’est pas le
projet de fonder les normes de l’action en raison qui est abandonné, mais la
conviction qu’il est nécessaire pour ce faire de s’élever jusqu’à une définition
universelle de leur contenu substantiel. L’éthique de la discussion proposée par
Habermas garde donc un aspect formaliste, mais celui-ci ne s’applique qu’à une
procédure consistant à respecter des exigences de validité présupposées pour
que l’activité communicationnelle soit simplement possible, ou encore des
réquisits de l’argumentation que l’on ne peut contester sans s’enfermer dans
une contradiction performative. En ce sens, il ne sera pas demandé aux acteurs
de se comporter comme si la maxime de leur action pouvait être érigée en
principe universel de la raison, mais seulement de fournir les meilleurs
arguments à l’appui d’une forme de vie particulière en acceptant de la
soumettre à une discussion ouverte. Enfin, le seul réquisit de cette
détermination procédurale des valeurs éthiques est censé être honoré par une
dimension de la modernité que des auteurs comme Horkheimer et Adorno
n’ont pas vue pour s’être en quelque sorte laissé aveugler par ses expressions
déformées : la possibilité d’une forme de communication sans domination qui
devrait également permettre la reconstruction des sphères de la politique et du
droit90.
Cette idée selon laquelle l’éthique pourrait être fondée dans les normes
dégagées par la pratique d’une discussion argumentée sans contrainte qui
neutraliserait le besoin de remonter jusqu’à des principes universels abstraits est
l’objet de deux critiques inverses. L’une d’entre elles est attendue, pour autant
qu’elle vise directement l’affirmation de ce que l’exigence formulée par la
philosophie transcendantale serait devenue superfétatoire. Tel est l’objet du
débat entre Habermas et son partenaire privilégié Karl Otto Apel, l’un posant
que la fondation ultime de la morale (Moralität) peut être remplacée par le
recours à une moralité (Sittlichkeit) « toujours déjà attestée dans la structure de
l’activité communicationnelle », l’autre rétorquant qu’une version aussi réduite
de l’exigence de justification des normes est trop faible pour vaincre les
objections du scepticisme91. Entendons bien que cette affaire se joue entre deux
variantes de la démarche philosophique issue du tournant pragmatique de la
théorie du langage et ne porte que sur des degrés d’universalisation des normes
pratiques. Aux yeux d’Apel, en défendant une version faible du paradigme
Habermas s’assigne une tâche impossible à réaliser : sauvegarder « l’universalité
des prétentions à la validité inhérentes au discours humain » tout en renonçant à
l’exigence d’une fondation plus profonde que celle offerte par la description
des contraintes d’argumentation qui pèsent sur les acteurs d’une discussion
non déformée sur l’horizon d’un consensus lui-même impliqué dans l’activité
communicationnelle. De son propre point de vue et autour d’une
préoccupation qu’il partage avec Habermas, il affirme que quiconque dans
l’univers « post-Aufklärung » du scepticisme critique radical se demanderait
pourquoi il lui faut finalement être moral ne saurait se satisfaire d’une réponse
invoquant la « moralité incontournable du monde vécu »92. D’où la
proposition d’une variante du pragmatisme de type transcendantal, c’est-à-dire
assumant la nécessité de reprendre à nouveaux frais l’exigence d’une fondation
ultime de la raison à partir de cette idée : si dans sa pratique de la discussion
argumentée la philosophie peut comme l’éthique procédurale mobiliser les
ressources d’entente mutuelle présupposées dans l’usage quotidien du langage,
elle ne peut conduire son entreprise de reconstruction à son terme sans viser un
consensus universel et non pas dépendant de contingences historiques
contextuelles. Apel imagine parfaitement l’objection de Habermas, selon
laquelle un tel rehaussement de l’ambition de la philosophie emporte un risque
de régression dans la métaphysique dogmatique. Mais il y répond à l’avance en
affirmant que la forme de fondation ultime qu’il propose demeure strictement
réflexive, pour autant qu’elle ne requiert aucun axiome posé comme évident et
demeure ainsi ouverte à une autocritique ou une capacité à se réviser conforme
au principe du faillibilisme.
L’autre critique du modèle procédural de l’éthique de la discussion pourrait
sembler paradoxale, pour autant que Habermas se l’oppose à lui-même sous
une forme assez proche de l’objection imaginée par Apel. Dans la perspective
de l’émancipation vis-à-vis de l’exigence fondamentaliste imposée par la
philosophie du sujet et maintenue sous une forme inversée par Heidegger, il est
question de savoir si en dépit de son apparente modestie l’entreprise de
reconstruction procédurale ne suppose pas encore des formes d’idéalisation
trop élevées et qui finiraient par ressembler à celles d’un Husserl demeurant
aux yeux de Habermas « fidèle au pathos et à l’illusion de la raison pure ».
S’agissant donc du risque d’être toujours victime de ce qu’il nomme un
« purisme de la raison », Habermas souhaite si l’on veut demeurer l’héritier de
la théorie critique tout en cherchant inlassablement à la protéger des
déformations opérées par Horkheimer et Adorno. Le problème se laisse
formuler en termes simples pour autant que parfaitement classiques : le fait
même de concevoir une activité orientée en fonction d’exigences de validité ne
revient-il pas à réintroduire en douce un idéalisme mis à distance grâce à la
théorie pragmatique du langage ? La réponse à cette question passe par la
description de ces exigences sous un « double visage »93. D’un côté, la validité
revendiquée doit indéniablement transcender les lieux et les époques ou encore
annuler l’espace et le temps, faute de quoi elle ne pourrait vaincre le
scepticisme et fonder la critique d’une indifférence à l’égard du problème de la
justification chez les penseurs postnietzschéens en général, Heidegger et
Derrida en particulier. En d’autres termes, le modèle de l’argumentation sur
lequel repose la théorie communicationnelle suppose de la part des acteurs de
la discussion la représentation d’une situation idéale de parole non déformée
par des facteurs contextuels. Mais pour autant, il est possible de montrer que
les idéalisations sollicitées par cette reconstruction de l’exigence de validation
dont dépend le devenir de la raison demeurent cantonnées, dans la mesure où
il n’est pas demandé de sortir de la sphère quotidienne de la parole et de
l’action : même si elles visent un certain degré d’universalité, les prétentions à
la validité doivent être émises et reconnues « dans les faits hic et nunc » d’un
contexte déterminé ; s’il est vrai que les acteurs de l’argumentation doivent
supposer la possibilité d’un discours « épuré », ils savent cependant devoir
s’accommoder de celui qui demeure toujours plus ou moins « pollué » par des
mobiles cachés et des contraintes inhérentes à l’action. In fine, « le potentiel de
raison que recèle le discours se confond avec les ressources d’un monde vécu
chaque fois particulier » et ce qui importe tient moins à cela que la forme de
validité dégagée au travers de la pratique de l’argumentation sollicite un certain
degré de réflexivité de l’activité communicationnelle, qu’au fait que la réflexion
n’est plus l’affaire du sujet isolé mis en avant par la philosophie de la
conscience. Dans cette perspective, Habermas peut estimer avoir correctement
relevé son double défi : surmonter le scepticisme effréné d’une Aufklärung
déchaînée contre elle-même en préservant l’exigence de validation ; éviter la
rechute dans la métaphysique en reconstruisant cette dernière sous une forme
procédurale, c’est-à-dire en révisant à la baisse l’ambition de la philosophie par
référence au modèle faillibiliste de la connaissance offert par les sciences
contemporaines.
Il ne saurait être question de confronter directement cette entreprise quasi
systématique de reconstruction avec une déconstruction dont Habermas
reconnaît lui-même qu’elle est moins un programme qu’une pratique et l’on
prendra le temps de saisir celle-ci à l’œuvre autour de questions permettant de
prendre la mesure de ses intentions et de ses effets s’agissant de ce dont elle est
contradictoirement accusée, à savoir exercer un soupçon excessif à l’égard de la
raison et demeurer dans une connivence outrageuse avec la tradition
philosophique. On sait que les violentes attaques de Foucault et Bourdieu
contre Derrida relevaient de ce dernier motif, ouvrant de façon plus large un
front sur lequel les sciences sociales mènent souvent un combat sans merci
contre la philosophie. Il ne faut toutefois pas oublier une dimension quelque
peu paradoxale de la critique de Habermas sur ce plan : cherchant à montrer
que la pratique philosophique de Derrida en ronge les conditions de possibilité
par une confusion avec la littérature, celui-ci lui reproche cependant de rester
en quelque sorte trop philosophe à la manière de Heidegger faute de s’être
engagé dans le chemin ouvert par la théorie contemporaine du langage à la
recherche d’un paradigme de remplacement de celui de la conscience. Visant à
la fois le nivellement d’une différence garantissant la rationalité du discours
philosophique et une confiance naïve à l’égard de la façon dont la philosophie
conçoit sa propre tâche, le jugement de Habermas manque peut-être d’un
centre de gravité. À moins qu’il n’en ait cependant un, mais alors quelque peu
dissimulé et situé en un point à partir duquel la distance entre sa démarche et
celle de Derrida pourrait sembler moins considérable que prévu.
Pour autant qu’il est question de soupçon ou de fidélité envers la raison, il
faut brièvement revenir à l’idée contemporaine de sa crise. Les discours à ce
sujet prolifèrent et l’on a tenté de quelque peu les ordonner à partir du
diagnostic ferme mais nuancé de Husserl, selon lequel cette dernière n’emporte
pas le rationalisme en tant que tel mais une version appauvrie ou pervertie de
celui-ci. Nul ou presque après lui n’a encore défini la philosophie comme
recherche d’une « vérité inconditionnelle », Habermas pas plus que quiconque
et en réalité moins que d’autres. Se gardant de céder au « purisme de la raison »
qu’il perçoit dans l’exigence maintenue d’une fondation ultime dans une
perspective transcendantale, celui-ci plaide moins en faveur d’un « héroïsme »
de reconquête que d’une reconstruction à partir d’un concept de vérité
révisable et au travers d’une conception dégrisée des ambitions de la
philosophie. Si intérêt de la raison il y a, celui-ci semble toujours se confondre
avec le projet d’une critique de la raison, à condition toutefois qu’elle se
déprenne de l’illusion d’un système de la vérité. Dans cette perspective et
reprochant à Heidegger, Adorno ou Derrida de vivre encore dans l’ombre de
Hegel en cherchant à penser des questions sinon résolues du moins
abandonnées depuis longtemps, il tient à être de son temps. Ce souci n’est bien
entendu pas étranger à Derrida, mais il semble chez lui moins dramatisé et
peut simplement s’orchestrer à partir de Husserl : ce dernier « met un point
d’honneur à ne pas sauver l’honneur d’une Aufklärung à bon marché » ; la
déconstruction est un « rationalisme inconditionnel » qui se donne le droit au
nom même des Lumières de questionner les présupposés et la mise en œuvre
de l’idéal critique. Habermas ne revendique pas autre chose, mais il en veut
davantage quant aux justifications d’une telle entreprise afin que tout à la fois
elle puisse se fonder et se réfréner. Consistant à scruter le pôle délaissé des
antinomies et souvent à mettre au jour des apories de la raison, la démarche de
Derrida est moins assurée et peu rassurante. Reste à savoir si l’idée d’une
Aufklärung toujours à venir qu’elle défend est plus insouciante des intérêts de la
raison que celle révisée par Habermas en vue de n’être pas accusé de partialité
arrogante ou de naïveté hors d’époque.
Que ce soit pour se défendre ou seulement afin de clarifier un terme qu’il
emploie en réalité assez peu, Derrida s’est plusieurs fois livré à des mises au
point au sujet de la « déconstruction ». Le fait qu’il utilise souvent des
guillemets indique qu’il s’agit moins d’en donner une définition substantielle à
des fins programmatiques que d’expliciter ce en quoi elle est avant tout une
pratique passible de multiples appropriations qu’il refuse quoi qu’il lui en coûte
de juger plus ou moins légitimes. L’une des occurrences de cet exercice est
d’autant plus importante qu’elle revient en quelque sorte à la source d’une
polémique entretenue pour un temps par Habermas, c’est-à-dire à la question
du degré de ressemblance entre la « déconstruction » et la Destruktion
heideggérienne. Derrida souligne avant tout le fait qu’à tout prendre cette
dernière « ne s’est jamais portée contre quelque logocentrisme ni même contre
le logos », conduisant au contraire sa critique de l’ontologie classique ou de
l’onto-théologie « au nom d’une réinterprétation plus “originaire” du logos »94.
Soulignant le fait que tant le vocable que le motif d’une Destruktion viennent
de chez Luther, il rappelle qu’il s’agissait pour ce dernier dont Heidegger fut un
grand lecteur de mettre en œuvre une « désédimentation de la théologie
instituée » en revenant à une vérité plus « originaire » des Écritures. Sans viser
cette filiation, Habermas a bien vu la dimension fondamentaliste de
l’entreprise de Heidegger. Mais il l’a sans doute mal imputée à Derrida, qui
affirme ici n’avoir jamais associé la « déconstruction » aux motifs mobilisés par
Heidegger : « Ceux du “diagnostic”, de l’“après” ou du “post”, de la “mort”
(mort de la philosophie, mort de la métaphysique, etc.), de l’“achèvement”, du
“dépassement” (Überwindung ou Schritt zurück), de la “fin” ». En d’autres
termes, Derrida avoue en quelque sorte ne s’être jamais véritablement
préoccupé de sortir de la métaphysique et avoir toujours préféré travailler
autour de problèmes hérités de celle-ci. De ce point de vue, Habermas a raison
de souligner le fait qu’il ne s’est pas mis en quête d’un paradigme aussi puissant
que celui de la philosophie du sujet afin de le remplacer et discute celui que
veut offrir la théorie pragmatique du langage plutôt que de l’adopter. Mais du
moins faut-il alors lui faire droit de ne pas vouloir liquider la raison moderne
comme le fait Heidegger : « La déconstruction ne cherche pas à discréditer la
critique, elle en relégitime sans cesse la nécessité et l’héritage, mais elle ne
renonce jamais à la généalogie de l’idée critique, non plus qu’à l’histoire de la
question et du privilège supposé de la pensée interrogative95. » Dans cette
perspective et ainsi que le dit finalement Habermas pour l’en louer,
l’attachement de Derrida au discours aporétique déjoue les familiarités de la
philosophie. Mais il n’en remet en cause ni l’intention ni même l’exigence
d’argumentation réaffirmée au travers d’un principe : « On doit pouvoir
invoquer des règles de compétence, des critères de discussion et de consensus,
la bonne foi, la lucidité, la rigueur, la critique et la pédagogie96. » Référence
maintenue à l’idée de vérité doublée de doute quant à la possibilité d’en
garantir la pureté : sur des horizons différents et dans des styles non
comparables, Derrida et Habermas semblent finalement moins éloignés l’un de
l’autre que chacun d’eux de Heidegger.
Tout ne saurait bien entendu se réduire à des questions de style, qu’il s’agisse
d’écriture ou de postures philosophiques. Derrida n’adopte ni l’« héroïsme » de
la raison auquel invitait Husserl ni une « partialité » en faveur de celle-ci telle
que l’entend Habermas. Non préoccupé à la différence du premier de préserver
un idéal de la philosophie comme science rigoureuse, il n’est pas non plus féru
de théorie à la manière du second. Enfin, il demeure pour l’essentiel indifférent
à la logique de la surenchère au travers de laquelle il est inlassablement
question pour quiconque veut à tout prix être de son temps de réaliser mieux
que les autres une rupture définitive avec tout ou partie de la tradition
philosophique. Faut-il suivre Habermas lorsqu’il l’accuse de ne pas appartenir à
« la catégorie des philosophes amis de l’argumentation »97 ? On sait qu’il s’en
défend, mais il faudra chercher encore à juger sur pièces. Avant d’y venir, il est
toutefois possible de livrer deux déclarations à la discussion des intentions sur
le plan large de la fidélité au projet de la modernité : « Au jour d’aujourd’hui
nous ne pouvons pas ne pas avoir hérité de ces Lumières, nous ne pouvons pas
et nous ne devons pas, c’est une loi et un destin, renoncer à l’Aufklärung » ;
« Ceux qui veulent simplifier à tout prix et crient à l’obscurité parce qu’ils ne
reconnaissent pas les clartés de leur good old Aufklärung sont à mes yeux des
dogmatiques dangereux et d’ennuyeux obscurantistes »98. Censé viser Searle
dont ce n’est en réalité pas le problème et de facto dirigé contre Habermas, le
second propos est issu du texte intitulé avec une malice polémique « Vers une
éthique de la discussion » et pourrait donc sembler n’être que de circonstance.
Antérieur à la controverse pour autant qu’appartenant au commentaire de
l’opuscule de Kant sur un certain ton entendu en philosophie, le premier ne
peut en revanche être suspecté d’opportunisme ou de ruse. On trouve ailleurs
d’autres propositions de cet ordre, qui délimitent un espace somme toute
similaire à celui que dessinait Husserl. Mais Derrida ne veut pas leur attacher
un programme adossé sur une méthode et l’on ne saurait le faire à sa place. Est-
ce toutefois d’une importance décisive du point de vue de ce dont il est
question ici ? Il devrait être désormais acquis que Habermas qui ne cesse de le
proclamer et Derrida considérant l’affaire avec moins de gravité défendent ou
se gardent de trahir les intérêts de la raison. Pour autant que l’on en sait déjà
beaucoup sur la façon dont leurs manières diffèrent à un degré tel que le
premier s’était autorisé à partir en guerre contre le second, il reste à dessiner les
horizons ouverts par une paix intervenue trop tard pour qu’ils aient eu le temps
de les esquisser eux-mêmes.

1. « Unsere Redlichkeit ! Each in his own country, but both in Europe : The history of a friendship
with obstacles — on Jürgen Habermas’s 75th birthday », loc. cit., in The Derrida- Habermas Reader, op.
cit. p. 303.
2. Idem.
3. Ibid., p. 303-304.
4. « Ein letzter Gruss : Derridas klärende Wirkung »/ « Présence de Derrida », Frankfurter Rundschau,
11 octobre 2004/Libération, 13 octobre 2004.
5. Notons que Scholem est lui-même un objet de fascination pour Habermas. Voir « Dépister dans
l’histoire l’autre de l’histoire. Sur le Sabbataï Tsevi de Gershom Scholem » (1992), trad. Marc de Launay,
in Cahier de l’Herne Scholem, dirigé par Maurice Kriegel, Paris, 2009, p. 225-229 et « Gershom Scholem.
Die verkleide Tora » (1978), in Jürgen Habermas, Philosophisch-politische Profile, troisième édition
augmentée, Francfort, Suhrkamp, 1981, p. 377-391 (ce texte n’est pas repris dans la traduction française
de l’ouvrage). Notons qu’alors qu’il tisse des liens entre Derrida, Adorno, Scholem et Levinas qui ne
tiennent pas seulement au judaïsme, Habermas convoque un autre nom pour une sorte d’antithèse : « À
la différence de Foucault et bien qu’il ait été également un penseur politique, l’apport de Derrida à ceux
qui l’ont suivi aura été de les aider à canaliser leurs impulsions dans les rails d’un exercice qui n’implique
pas d’abord un contenu doctrinal. » On va voir que ce sous-entendu pourrait bien être loquace.
6. Ce dernier texte est peu connu, puisque publié pour la première fois en France en 1994, dans la
première édition des Dits et écrits de Michel Foucault (Dits et écrits. 1954-1988, II, 1970-1975, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1994, p. 281-295) : « Réponse à Derrida », in Dits
et écrits. 1954-1988, I, 1954-1975, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2001, p. 1149-1163. Notons d’ores et
déjà qu’il est très loin d’être similaire à celui contenu dans la « nouvelle édition » de l’Histoire de la folie :
plus court et surtout d’une facture et d’un ton très différents. Étrangement, dans la préface qui veut n’en
être pas une de l’édition définitive, Foucault affirme que « Mon corps, ce papier, ce feu » est un texte
« inédit en France », comme s’il s’agissait de cette « Réponse » publiée au Japon la même année : voir
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, nouvelle édition, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque
des Histoires, 1972, p. 8 (rappelons que le livre était paru en 1961 chez Plon sous un titre plus long :
Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, avec une préface remplacée par celle qui vient d’être
citée).
7. Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 56.
8. Descartes, Méditations, I, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1949, p. 268.
On ne peut évidemment citer ici que cette édition utilisée par Foucault et Derrida (qui cependant parfois
la discutent).
9. Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967,
p. 51. Dans les paragraphes qui suivent, les références seront données entre parenthèses dans le corps du
texte.
10. Notons que Derrida ne facilitait pas la tâche de son lecteur de 1967 en omettant de donner la
référence de ce propos de Foucault. Celui d’aujourd’hui doit savoir qu’il provient de la préface de la
première édition de l’Histoire de la folie, remplacée par une autre dès la seconde. Voici le passage cité par
Derrida dans son intégralité : « Les Grecs avaient rapport à quelque chose qu’ils appelaient ubris. Ce
rapport n’était pas seulement de condamnation ; l’existence de Thrasymaque, ou celle de Calliclès, suffit à
le montrer, même si leur discours nous est transmis, enveloppé déjà dans la dialectique rassurante de
Socrate. Mais le Logos grec n’avait pas de contraire » (Préface à Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge
classique, in Dits et écrits. 1954-1988, I, 1954-1975, loc. cit., p. 188).
11. La fin du texte de Derrida conduit de façon très logique à un point central dans ses travaux de
l’époque : celui où il devrait être possible de mettre au jour chez Husserl une répétition du geste de
Descartes tel que décrit par Foucault en montrant comment « la neutralisation du monde factuel est une
neutralisation (au sens où neutraliser c’est aussi maîtriser, réduire, laisser libre dans une camisole), une
neutralisation du bon sens, la forme la plus subtile d’un coup de force » ; autrement dit, comment la
phénoménologie transcendantale s’enracine dans la « métaphysique de la présence » qui offre « l’assurance
profonde du sens en sa certitude » (p. 93).
12. « Mon corps, ce papier, ce feu », premier « appendice » à la « nouvelle édition » de l’Histoire de la
folie, in Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit, p. 599 ; Dits et écrits, I, op. cit., p. 1131.
13. Préface à Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, loc. cit., p. 188 et p. 190.
14. Ibid., p. 192.
15. Ibid., p. 194-195.
16. Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 8.
17. « Réponse à Derrida », loc. cit., p. 1150. On pourrait se demander pourquoi ce n’est pas ce texte
que Foucault a souhaité ajouter en appendice de l’édition définitive de son livre. Beaucoup plus concise et
brutale que « Mon corps, ce papier, ce feu », cette réponse vise directement ce qui était encore son milieu
intellectuel et il pourrait avoir jugé préférable de faire une concession au style du commentaire qu’il
dénonce, alors que l’immunité japonaise lui permettait d’être plus franc. Peut-être avait-il le sentiment
que sa proposition théorique d’allure antiphilosophique n’était encore qu’à l’état d’intuition, préférant
prendre le temps de la creuser. Ou encore pouvait-il craindre une sorte de porte-à-faux entre celle-ci et la
manière du livre.
18. Ibid., p. 1152.
19. Ibid., p. 1163.
20. Préface à la première édition de l’Histoire de la folie (1961), loc. cit., p. 192, cité in Jürgen
Habermas, Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 282 (dans le chapitre consacré à Foucault).
Notons que cette remarque est de fait gommée dans l’édition définitive du livre de Foucault en raison du
remplacement de cette préface par une autre.
21. Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. XIII, cité ibid., p. 285. On pourrait
s’interroger sur l’ordre chronologique dans lequel ont été écrits ce livre et les deux réponses à Derrida.
Publiées en des lieux et sous des formes différentes en 1972 seulement, celles-ci développent chacune à sa
manière une critique du commentaire similaire à celle fournie dans la Naissance de la clinique, en sorte
qu’elles ne seraient sans doute que des versions polémiques de l’argument présenté dans ce livre, pour
l’une ajoutée à la nouvelle édition du précédent. On pourrait cependant imaginer que Foucault les avait
rédigées sous le coup de la colère au moment de la parution de l’article (ou ensuite du livre) de Derrida.
Mais alors pourquoi n’en avoir pas publié au moins une à l’époque ? Ce petit mystère relève peut-être
d’une économie de la polémique.
22. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 294. Habermas cite la leçon inaugurale de
Foucault au Collège de France, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 72. À l’évidence, Habermas
doute du fait que ce projet puisse parvenir à ses fins, pour autant que quelle que soit la manière dont il s’y
prenne « le travail de l’historien doit lui-même se mouvoir dans l’horizon de la raison ».
23. Ibid., p. 296. Habermas cite ce passage de L’archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969, coll.
Bibliothèque des Sciences humaines, p. 14) : « Il faut détacher l’histoire de l’image (…) par quoi elle
trouvait sa justification anthropologique : celle d’une mémoire millénaire et collective qui s’aidait de
documents (…) pour retrouver la fraîcheur de ses souvenirs. »
24. Ibid., p. 301.
25. Pour être plus précis, Habermas a bien vu comment l’entreprise de Foucault ruine de façon
programmatique ce qu’il considère lui-même comme l’exigence philosophique minimale devant échapper
à la critique de la raison, à savoir celle d’une validation des énoncés à partir d’un critère de vérité. Parlant
du « paradoxe méthodologique qu’il y a pour une science à écrire l’histoire des sciences humaines en
ayant pour but une critique radicale de la raison », il cite Foucault : « Le discours vrai, que la nécessité de
la forme affranchit du désir et libère du pouvoir, ne peut pas reconnaître la volonté de vérité qui le traverse ;
et la volonté de vérité, celle qui s’est imposée à nous depuis bien longtemps, est telle que la vérité qu’elle
veut ne peut pas ne pas la masquer » (L’ordre du discours, op. cit., p. 21-22, cité in Le discours philosophique
de la modernité, op. cit., p. 293). Le problème tient en cela que tant en réponse aux critiques de Habermas
qu’en d’autres circonstances Derrida ne cesse d’affirmer qu’il refuse de congédier la notion de vérité et
l’exigence de validation des énoncés. Voir supra, chapitre I, p. 67-69.
26. Notons que Derrida est brièvement revenu sur sa controverse avec Foucault : voir Jacques Derrida
et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue, Paris, Fayard/Galilée, 2001, p. 26-29. Pour préciser
que de façon générale ce dernier lui semble tendre à « durcir en oppositions un jeu de différences plus
compliqué qui s’étale sur un temps plus long ». Mais aussi en glissant cette remarque au sujet de ceux
dont il est qui ont été associés à une « pensée 68 » ou au postmodernisme : « Tous ces auteurs semblent
tenir le même langage. À l’étranger, on les cite bien souvent en série. Et c’est irritant, car, dès que l’on
regarde les textes avec précision, on s’aperçoit que les démarcations les plus radicales tiennent quelquefois
à un cheveu. » Voilà pour une appréciation par Derrida lui-même de ce que l’on nomme en Amérique
French theory.
27. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit, p. 221. Autre lieu, autre
guerre : on se souvient que ce propos provient de l’ultime réponse de Derrida à Searle, qui lui reprochait
d’adhérer à l’idée selon laquelle « quand on ne peut pas rendre une distinction rigoureuse et précise, ce
n’est en rien une distinction réelle » ; comme s’il était une fois de plus trop philosophe, bien qu’en
l’occurrence il s’agisse surtout d’être trop « continental ». Voir supra, chapitre I p. 56-57.
28. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 580-581.
Rappelons que l’édition définitive de l’Histoire de la folie date de 1972.
29. Voir Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 41-167. Il s’agit là du plus
long commentaire qu’ait donné Derrida d’un livre de Kant et il avait été publié pour la première fois dans
la revue Digraphe en 1974.
30. La distinction, op. cit., p. 580.
31. Voir Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit.,
p. 347. L’annexe intitulée « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » est issue d’une
conférence donnée à Vienne les 7 et 10 mai 1935. Dans les paragraphes qui suivent, les références à ce
livre seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
32. On se souvient que Derrida avait très tôt repéré et souligné dans les Méditations cartésiennes le fait
que Husserl ne rejetait qu’une certaine forme de la métaphysique (voir supra, p. 480-481, note 22).
Précisons qu’ici (p. 18) ce dernier impute pour partie la crise de la raison à un scepticisme qui s’exerce
notamment à l’encontre de « la possibilité de la métaphysique ».
33. Jürgen Habermas, « L’idéalisme allemand et ses penseurs juifs », loc. cit., in Profils philosophiques et
politiques, op. cit., p. 69.
34. Ibid., p. 68. Il faut préciser que les traducteurs de Habermas n’utilisent pas la traduction citée ici,
mais celle de Paul Ricœur (Paris, Paulet, 1968, p. 258), qui traduit Veräusserlichung par « aliénation ».
35. Jürgen Habermas, « Edmund Husserl : à propos du monde de la vie, de la philosophie et de la
science », in Textes et contextes. Essais de reconnaissance théorique, op. cit., p. 33.
36. Ibid., p. 35.
37. Ibid., p. 33. On pourrait dire que peut-être en raison de la nature de ce texte Habermas est un peu
sommaire sinon injuste à l’égard de Husserl en affirmant que c’est par la « découverte » même du monde
de la vie qu’il rechute dans le subjectivisme. Lui-même en effet fait un grand usage du concept proche de
« monde vécu ». C’est en tout état de cause à partir de lui qu’il met en avant la nécessité philosophique de
partir des expériences quotidiennes sur laquelle repose toute sa reconstruction de la raison. Voir
notamment Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 404-417. Jürgen Habermas, Théorie de
l’agir communicationnel (1981), tome II, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Fayard, 1987, p. 125-216. Il
serait sans doute plus équitable de considérer que ce n’est qu’à partir de la deuxième exigence assignée à la
philosophie par la phénoménologie transcendantale que Habermas se sépare véritablement de Husserl, en
sorte qu’il pourrait pour ce qui concerne la première penser « avec et contre » lui selon une expression qui
lui est chère.
38. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 164-166 et p. 179 (sur Heidegger),
p. 197 et p. 214 (à propos de Derrida) et supra, chapitre III p. 139-143.
39. Jacques Derrida, « Le “Monde” des Lumières à venir (Exception, calcul et souveraineté) », in
Voyous, op. cit., p. 167. Le titre de ce texte est évidemment essentiel. Il s’agit d’une conférence prononcée
le 27 août 2002 à l’ouverture du XXIXe congrès de l’Association des sociétés de philosophie de langue
française qui avait lui-même pour titre « Avenir de la raison, devenir des rationalités ».
40. Ibid., p. 168. Dans les pages qui suivent les référence à ce livre seront données entre parenthèses
dans le corps du texte.
41. Voir Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, op. cit., II, Livre 2, deuxième partie, section 3,
« De l’intérêt de la raison dans son conflit avec elle-même (Von dem Interesse der Vernunft bei diesem ihrem
Widerstreite) », p. 1117sq. On peut noter que parlant de « désunion de la raison d’avec elle-même »
(p. 1119), Kant affirme que c’est « tant par honneur que dans l’intérêt même de sa sûreté » (je souligne)
qu’elle ne peut considérer cette « dissension » comme un « jeu » ou « ordonner purement et simplement la
paix » avant d’avoir examiné l’origine du conflit.
42. Derrida a de différentes manières posé plusieurs fois cette question en référence à trois auteurs,
dont l’un inattendu : outre Husserl et Heidegger, Paul Valéry : voir De l’esprit. Heidegger et la question, op.
cit., p. 94-100. Soulignant l’existence d’un « foyer commun » et de « traits paradigmatiques qui
s’échangent de façon réglée » entre les « discours de l’inquiétude » tenus par ces trois auteurs, Derrida
marque également les différences : celle qui sépare notamment Husserl de Heidegger, le second désignant
chez le premier une rémanence de l’héritage cartésien et le « non-questionnement de l’être que suppose la
métaphysique de la subjectivité ». Une longue note sous ces pages de ce livre était consacrée à Paul Valéry,
vers qui Derrida revient longuement dans L’autre cap (op. cit., passim).
43. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 372.
44. Ibid., p. 371.
45. Ibid., p. 382, cité p. 182-183.
46. Profils philosophiques et politiques, op. cit., p. 69.
47. Ibid., p. 71. On peut noter que c’est à propos de Heidegger que Habermas a forgé le principe
consistant à penser avec un auteur contre lui. Voir « Penser avec Heidegger contre Heidegger » (1953), in
Profils philosophiques et politiques, op. cit., p. 89-99. Il s’agit de l’un des tout premiers textes publiés par
Habermas, dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. L’expression a été reprise par Karl Otto Apel, en
quelque sorte adversaire préféré de Habermas. Voir Karl Otto Apel, Penser avec Habermas contre
Habermas, trad. Marianne Charrière, Paris, Éditions de l’Éclat, 1990. Le problème discuté par Apel est
loin d’être étranger à ce dont il est question ici, pour autant qu’il s’agit de savoir si la reconstruction de la
raison a besoin (Apel) ou non (Habermas) d’être conduite jusqu’à un niveau de « fondation ultime ». La
thèse d’Apel est que cette dernière est possible d’une façon strictement réflexive, c’est-à-dire sans recourir
à des hypothèses métaphysiques.
48. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 376. Notons qu’ici
et toujours afin d’expliquer comment la raison moderne en est venue à sombrer dans l’objectivisme,
Husserl parle d’une « unilatéralité naïve qui est restée incomprise en tant que telle » (p. 377).
49. Derrida vise un passage de la Critique de la raison pratique dans lequel Kant écrit : « Ainsi, dans
l’union de la raison pure spéculative avec la raison pratique en vue d’une connaissance, c’est à cette
dernière qu’appartient la suprématie, mais à condition que cette union ne soit pas contingente et arbitraire,
mais fondée a priori sur la raison même et, par conséquent, nécessaire » (Emmanuel Kant, Critique de la
raison pratique, trad. Luc Ferry et Heinz Wismann, in Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 756).
50. Derrida vise cette fois un passage des Fondements de la métaphysique des mœurs dans lequel Kant
écrit que la dignité est ce qui n’a pas de « prix » ou d’« équivalent », mais une « valeur intrinsèque ». À
quoi il ajoute que « la moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, sont donc les
seules choses qui aient de la dignité » (Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., in Œuvres
philosophiques, II, op. cit., p. 301-302).
51. Voir supra, chapitre IV, p. 251-254 la façon dont Derrida analyse de façon quasi systématique les
notions d’idée régulatrice et de « comme si » chez Kant.
52. On verra que Derrida analyse en quelque sorte dans ses moindres détails le problème de
l’articulation entre droit et justice dans Force de loi.
53. Voir supra, chapitre IV, p. 206-207 la façon dont Derrida analyse ce qu’il nomme
« événementialité » (expression qu’il reprend ici) en montrant notamment comment celle-ci échappe à la
logique des énoncés performatifs.
54. Emmanuel Kant, Kleinere Vorlesungen. Enzyklopädie Mathematik, Physik, in Kant’s Gesammelte
Schriften, Bd. XXIX, Abt. 4, Berlin, de Gruyter, 1980, p. 8. Il faut préciser que le mot qui pourrait se
traduire par « technicien de la raison » est chez Kant plutôt péjoratif, visant une dérive de la pratique
philosophique initiée dès après Socrate. À titre d’illustration de cette signification, voici ce qu’écrivait
encore Kant pour lui-même dans ses carnets : « Toute philosophie a pour objet la raison : les maximes, les
limites et la fin. Tout le reste n’est que Vernunftkunst » (Kant’s handschriftlicher Nachlass, Bd. V, 2,
Reflexionen zur Metaphysik, Réflexion no 4987, in Kant’s Gesammelte Schriften, Bd. XVIII, 3,
Berlin/Leipzig, Walter de Gruyter & Co, 1928, p. 52). Voir Pierre Bouretz, Qu’appelle-t-on philosopher ?,
Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2006, p. 317-318.
55. Jürgen Habermas, « Un intellectuel et un philosophe », in Profils philosophiques et politiques, op.
cit., p. 232. Ce texte en hommage à Adorno pour son soixantième anniversaire était paru dans la
Frankfurter Allgemeine Zeitung le 11 septembre 1963. Précisons que ce livre paru en 1971 et dédié à
Adorno reconstitue au travers de portraits une partie de l’univers dans lequel Habermas s’est formé. Ce
d’autant mieux qu’il en a publié dix ans plus tard une édition enrichie de textes sur notamment Walter
Benjamin, Hannah Arendt, Max Horkheimer, Gershom Scholem, Hans-Georg Gadamer. Voir Jürgen
Habermas, Philosophisch-politische Profile, Francfort, Suhrkamp, 1981. Datant de 1974, la traduction
française est réalisée à partir de la première édition, dont elle ne contient d’ailleurs pas tous les textes.
56. Ibid., p. 234-235.
57. Ibid., p. 237.
58. « Préhistoire de la subjectivité et affirmation de soi effrénée », loc. cit., p. 246. On se souvient que
dans son propre hommage à Adorno lors de la remise du prix portant son nom, Derrida fait discrètement
son miel de ce propos de Habermas (voir supra, chapitre IV, p. 230). Mais on ne saurait trop gloser sur la
façon dont ce dernier s’imagine si l’on veut en père du père dont il chercherait plus ou moins toujours à
estomper l’image. Notons qu’il reprend un thème du premier texte, en affirmant que « la philosophie
d’école, si l’on peut dire, n’a jamais véritablement reconnu cet intellectuel insolite ».
59. Ibid., p. 243.
60. Ibid., p. 244.
61. Ibid., p. 253. Il faut préciser que par ailleurs Habermas défend de façon allusive mais rigoureuse
Adorno contre certaines critiques qu’il juge infondées et injustes, notamment celle consistant à lui
reprocher d’avoir « falsifié Benjamin dans un esprit antimarxiste » (p. 247).
62. Ibid., p. 251-252.
63. Ibid., p. 249.
64. Voir ibid., p. 252. Indice sinon preuve de ce que cette idée qui deviendra centrale n’était encore
qu’intuitive, Habermas a ajouté au texte de 1969 pour sa publication dans un livre une note renvoyant à
un article de 1971 dans lequel il construit le programme d’une théorie de la communication.
65. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 139-140 et supra, chapitre III p. 128-
129 et p. 143.
66. Sur cette question et de façon générale, voir Jean-Marc Ferry, Habermas et l’éthique de la
communication, Paris, PUF, 1987, chapitres VI, « Histoire et utopie. La radicalisation de la critique chez
Adorno, Horkheimer et Benjamin » et VII, « Droit et critique. Le dépassement de la dialectique dans le
point de vue de la pragmatique universelle » (tout particulièrement p. 287-306).
67. La Dialectique de la raison, op. cit., p. 13, cité in Le discours philosophique de la modernité, op. cit.,
p. 142.
68. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 140 et p. 136. Dans les paragraphes qui
suivent les références à cet ouvrage seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
69. Il faut noter le fait que Habermas s’est à une occasion penché sur une différence qui pourrait
sembler considérable entre les points de vue de Horkheimer et Adorno sur le problème qui le préoccupe,
dans un texte spécifiquement consacré au premier d’entre eux : « Max Horkheimer : à propos de l’histoire
de l’évolution de sa pensée » (1986), in Textes et contextes, op. cit., p. 51-83. Comme il le fait ailleurs, il
décrit ici une aporie caractéristique de La Dialectique de la raison : « Si l’Aufklärung est conçue dans les
termes d’un irrésistible processus d’autodestruction, d’où la critique qui établit ce diagnostic tire-t-elle
encore un droit à le faire ? Depuis Nietzsche, c’est toujours la même chose : la critique radicale de la
raison procède de manière autoréférentielle ; la critique ne peut, en même temps, être radicale, et laisser
intacts ses propres critères » (p. 60). Mais cette fois, affirmant qu’Adorno était « serein » vis-à-vis de cette
aporie pour autant que confiant dans « l’expérience pure de l’art moderne », il montre que Horkheimer
« préférait s’emmêler dans des contradictions plutôt que de renoncer à l’identité de l’Aufklären et tomber
dans le nietzschéisme ». À ses yeux, cette différence transparaît au travers des parties du livre commun
attribuable à Horkheimer (principalement celui consacré à Sade sous le titre « Juliette, ou Raison et
morale ») et se manifeste autour de trois propositions : « Le maintien d’une puissance de la théorie, élevée
à un niveau quasi eschatologique ; la croyance dans la tendance anti-autoritaire de l’Aufklärung ; enfin,
l’invocation succincte d’une Aufklärung se transcendant elle-même. » Mais surtout, elle apparaît
clairement à la lecture de l’Éclipse de la raison, publiée par Horkheimer seul en 1947, notamment au
travers de cette idée : « La raison ne peut réaliser ce qui est raisonnable en elle que par la réflexion sur la
maladie du monde telle qu’elle est produite et reproduite par l’homme. Dans une telle autocritique, la
raison, en même temps, restera fidèle à elle-même en sauvegardant de toute application pour des mobiles
inavoués le principe de vérité dont à elle seule nous sommes redevables » (Max Horkheimer, Éclipse de la
raison, trad. Jacques Laizé, Paris, Payot, 1974, p. 183). Il reste que Habermas n’exploite guère cette
différence et prête en général aux deux auteurs la même impasse théorique, s’attachant ici à comprendre
comment Horkheimer en est venu vers la fin de sa vie à se tourner vers la théologie.
70. On trouvera une analyse systématique de cette dimension des choses dans le premier volume de la
Théorie de l’agir communicationnel, op. cit., chapitres II à IV.
71. Voir supra chapitre I p. 26 et chapitre III, p. 155-156, sur la manière dont Derrida tout à la fois
s’appuie sur Husserl pour développer une critique de l’intentionnalité et montre la limite de celle-ci chez
Husserl lui-même ; chapitre III, p. 152-158 à propos de la discussion par Habermas du traitement de
cette question chez Derrida.
72. Voir de nouveau supra chapitre I p. 32-34 ; p. 39-40.
73. « Actions, actes de parole, interactions médiatisées par le langage et monde vécu », in La pensée
postmétaphysique, op. cit., p. 77.
74. Voir ibid., p. 78-79.
75. Voir « Pour une critique de la signification », in La pensée postmétaphysique, op. cit., p. 119.
Habermas développe une analyse systématique de la théorie d’Austin dans « Signification de la
pragmatique universelle », in Logique des sciences sociales et autres essais, trad. Rainer Rochlitz, Paris, PUF,
1987, p. 329-411, plus précisément à partir de la page 382 et autour de deux propositions d’Austin :
« L’énonciation performative doit effectuer quelque chose, et non pas dire simplement quelque chose » ;
« Elle est heureuse ou malheureuse, au lieu de vraie ou fausse » (Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 139).
76. « Actions, actes de parole, interactions médiatisées par le langage et monde vécu », loc. cit., p. 79.
77. Ibid., p. 82. On comprend ici l’importance du fait qu’Austin pose comme condition que les
locutions prises en charges par sa théorie soient énoncées « sérieusement », c’est-à-dire comportent une
prétention à la validité (voir « Signification de la pragmatique universelle », loc. cit., p. 401).
78. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 351.
79. Ibid., p. 397.
80. Raison et légitimité, op. cit., p. 192-193. Notons que dans ce livre de 1973, Habermas avait
esquissé le thème qui orienterait son programme : « En tant que prise de parti, cette partialité ne peut se
fonder que si les choix possibles se posent à l’intérieur d’une forme de vie communicationnelle déjà
partagée et déjà habituelle. »
81. Ibid., p. 248. On trouvera ailleurs une proclamation similaire mais un peu développée, au sujet de
l’intérêt philosophique d’une démarche consistant à déceler ce que recèlent les pratiques sociales de
légitimation : « C’est de ce même intérêt que procède l’entêtement avec lequel la philosophie s’accroche
au rôle de gardien de la rationalité, un rôle qui occasionne de plus en plus de tracas — je le dis
d’expérience — et qui, assurément, ne confère plus, en quoi que ce soit, le moindre privilège » (« La
redéfinition du rôle de la philosophie », in Morale & communication. Conscience morale et activité
communicationnelle, trad. Christian Bouchindhomme, Paris, Cerf, 1986, p. 40).
82. « Explicitations du concept d’activité communicationnelle » (1982), in Logique des sciences sociales
et autres essais, op. cit., p. 445. Habermas explique ailleurs le principe de ce qu’il désigne comme une
« stratégie déflationniste » quant à la notion de vérité et son avantage : celle-ci repose sur l’idée selon
laquelle « le prédicat de vérité fait partie du jeu de langage de l’argumentation », en sorte que l’on peut
faire l’économie d’un concept sémantique de vérité pour ne mobiliser que la dimension pragmatique d’un
usage de ce prédicat ; « On évite ainsi toute discussion sur la “nature” de la vérité, sans être obligé
d’abandonner la distinction minimale entre savoir et opinion, vérité et tenir-pour-vrai » (Jürgen
Habermas, Vérité et justification, trad. Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2001), p. 186.
83. « La redéfinition du rôle de la philosophie », loc. cit., p. 26.
84. Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit.,
p. 23.
85. Ibid., p. 25.
86. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 179 et p. 163. Voir supra, chapitre III p. 139-
142.
87. Ibid., p. 158.
88. « La redéfinition du rôle de la philosophie », loc. cit., p. 31.
89. « Notes programmatiques pour fonder en raison une éthique de la discussion », in Morale &
communication, op. cit., p. 119.
90. Habermas effectue ce travail dans ce que l’on pourrait appeler sa Politique, à savoir Droit et
démocratie. Entre faits et normes, op. cit. Voir Pierre Bouretz, « Raisons et horizons de la démocratie.
Jürgen Habermas face à la question politique », Le Débat, no 104, mars-avril 1999, p. 20-34.
91. Voir Karl Otto Apel, Penser avec Habermas contre Habermas, op. cit., p. 17. Sur la discussion entre
Habermas et Apel, voir Jean-Marc Ferry, Habermas et l’éthique de la communication, op. cit., chapitre X.
92. Ibid., p. 48.
93. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 381.
94. « Le “Monde” des Lumières à venir », loc. cit., in Voyous, op. cit., p. 206, note 2.
95. Ibid., p. 207. Voir toutefois ce qu’écrivait Derrida près de vingt ans plus tôt : « Malgré les
apparences, la déconstruction n’est ni une analyse ni une critique (…). Ce n’est pas une analyse, en
particulier parce que le démontage d’une structure n’est pas une régression vers l’élément simple, vers une
origine indécomposable. Ces valeurs, comme celle d’analyse, sont elles-mêmes des philosophèmes soumis à
la déconstruction. Ce n’est pas non plus une critique, en un sens général ou en un sens kantien.
L’instance du krinein ou de la krisis (décision, choix, jugement, discernement) est elle-même, comme
d’ailleurs tout l’appareil de la critique transcendantale, un des “thèmes” ou des “objets” essentiels de la
déconstruction » (« Lettre à un ami japonais », loc. cit., in Psyché, op. cit., p. 390).
96. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit., p. 270.
97. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 228 (traduction modifiée). Voir supra, chapitre
III p. 173-174.
98. D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, op. cit., p. 64 et « Vers une éthique de la
discussion », loc. cit., p. 216.
Chapitre VI
SI VOUS ÊTES AMIS L’UN DE L’AUTRE

Il n’a jamais été question de considérer le conflit entre Jürgen Habermas et


Jacques Derrida comme du bruit pour rien. Tout d’abord, parce que le faire eût
été s’enfermer dès le début, en cours de route ou à la fin dans une
contradiction performative : on ne peut prendre la peine de raconter l’histoire
d’un combat, de chercher à en faire entendre le ton et d’analyser ses objets en
pensant ou pour montrer qu’à tout prendre il n’était que temps perdu. À quoi
s’ajoute que, bien qu’inutilement sans doute agressive, la lecture de Derrida par
Habermas trace la généalogie et dessine les territoires d’un discours critique de
la modernité qui avait éclaté aux lendemains de la mort de Hegel autour de
questions qui n’ont en rien perdu leur actualité. Enfin, chercher à savoir ce
qu’il en est de la guerre et de la paix en philosophie revient dans une large
mesure à estimer ce à quoi elle sert et à qui ressemblent ceux qui s’y adonnent.
On se souvient à ce sujet d’un propos surprenant de Kant affirmant que
philosopher consiste de façon générale à « se frotter à autrui, même de façon
polémique, avec sa philosophie, c’est-à-dire à disputer (disputieren) et, car cela
ne se produit pas facilement sans passion, à batailler (zanken) en faveur de sa
philosophie, et finalement, en se rassemblant massivement dans des camps qui
s’opposent (école contre école, comme armée contre armée), à mener une guerre
ouverte (offenen Krieg) »1. Le découvrant, on s’était dit que l’offensive de
Habermas contre Derrida pouvait avoir été de façon inattendue kantienne sur
une ligne de front caractéristique de l’Europe philosophique au siècle dernier.
On garde aussi en mémoire le fait qu’à l’inverse c’est à une déclaration à
première vue tout autant à contre-emploi de Nietzsche que Derrida empruntait
le mot permettant de qualifier ce qui avait permis la paix avec Habermas : « Ne
jamais réprimer ni te taire à toi-même une objection que l’on peut faire à ta
pensée ! Fais-en le vœu ! Cela fait partie de la probité (Redlichkeit) première de
ta pensée2. » Enfin et cette fois à moindre surprise, on avait entendu chez Kant
l’annonce d’une prochaine paix perpétuelle en philosophie dont la condition
était que les discussions soient conduites dans le « ton de la véracité
(Wahrhaftigkeit) ». Rien ne permet de penser que la réconciliation de
Habermas et Derrida soit pour la philosophie le signe d’une paix universelle à
perpétuité. Sa signification déborde à coup sûr ce qui concerne les deux
protagonistes, mais elle ne saurait éclairer tout le paysage de la philosophie.
Elle en dit long sur une époque de celle-ci sans toutefois régir son destin. Sa
forme et sa portée restent encore à dessiner.
Les défenseurs inconditionnels de Derrida dans cette guerre continentale
sont issus d’Amérique, plus précisément de l’un des deux camps de ses amis là-
bas : celui de ceux qui font de lui un philosophe des plus sérieux, traitant de
façon rigoureuse des questions classiques. À leurs yeux, Habermas s’est trompé
par mauvaise lecture ou malveillance en voulant faire de Derrida un
nietzschéen de la dernière heure perçu comme archétype d’une pensée
postmoderne hostile aux Lumières et abandonnée à l’irrationalisme. Les
avocats de Derrida comme Christopher Norris et Rodolphe Gasché n’ont en
quelque sorte rien d’autre à faire afin de répondre à Habermas que réitérer une
interprétation qui était au départ tournée contre celle en vogue dans certains
départements de littérature de quelques universités américaines3. Le premier
s’était attaché à montrer que Derrida ne pratique pas la philosophie comme un
simple « genre d’écriture », le second qu’il poursuit ou retrouve le projet
transcendantal consistant à questionner les conditions de possibilité de
l’expérience, de la connaissance et de la philosophie elle-même : leurs répliques
à Habermas sont frontales et ne visent pas à ouvrir un espace de discussion
entre continents ou courants de la philosophie. Il en va tout autrement chez
celui qui ressemble à une sorte de trouble-fête du débat américain. Richard
Rorty laisse apparaître un paradoxe propre à ce dernier dans lequel il est
impliqué : Gasché estime comme Habermas que la philosophie doit être
argumentative ; le premier affirme que Derrida adhère lui aussi à cette idée et
la met en pratique, ce que nie le second ; lui-même affirme que ces deux
jugements contradictoires à partir de la même prémisse sont également faux,
en raison même de l’invalidité de celle-ci4. Il faudra revenir sur l’argument de
Rorty engagé par ailleurs dans une controverse avec Habermas. Mais retenons
pour l’instant que si les amis sérieux de Derrida dans le camp américain
offraient des interprétations originales et pour partie d’autant plus
convaincantes de son œuvre qu’elles permettaient de corriger l’idée que l’on se
fait en Europe de sa réception outre-Atlantique, leurs tentatives de réfutation
de Habermas maintiennent l’état de guerre sans déplacer les lignes.
D’autres acteurs de la scène américaine s’attachent à reconstruire l’affaire et à
en tirer des leçons en questionnant au contraire les conditions de la paix.
Richard Bernstein défend une thèse en trois points : le conflit entre Habermas
et Derrida est une « allégorie » de celui qui oppose modernité et
postmodernité ; il ne saurait se résoudre ou être dépassé dans la perspective
d’une Aufhebung ; les deux auteurs se complètent cependant l’un l’autre à
l’instar des points de vue qu’ils incarnent5. Avant de chercher à montrer
pourquoi, on peut être d’accord avec l’idée selon laquelle de solides désaccords
persistent au-delà d’une réconciliation loin pourtant d’être formelle. Plus
encore, il semble clair que ceux-ci sont symptomatiques d’une tension interne
à la philosophie continentale ou européenne inscrite dans une histoire longue.
On peut en revanche être sceptique quant à la façon dont cette dernière est
réfléchie. Que l’affrontement se joue autour du statut de la modernité, telle est
la thèse de Habermas accusant Derrida d’en liquider l’héritage. À quoi ce
dernier objecte qu’il ne s’est jamais situé dans les perspectives issues de
Heidegger de l’« après » ou du « post » succédant à l’« achèvement » ou la
« mort » de la métaphysique, de la modernité, ou même de la philosophie6. Si
l’on s’en tient à la thèse de Jean-François Lyotard selon laquelle la
postmodernité se définit par une « incrédulité à l’égard des méta-récits », on
peut admettre ne serait-ce qu’à titre provisoire que Derrida s’inscrit dans cette
perspective7. Avec cependant deux correctifs. En premier lieu, s’il est vrai que
ce dernier n’adhère à aucun des grands récits de la philosophie moderne, du
moins faut-il ajouter qu’il ne reprend pas davantage à son compte celui
développé par Heidegger dont Habermas montre à juste titre qu’il ne fait que
les inverser. De l’autre côté, le récit développé par Habermas lui-même se veut
une version considérablement révisée dans une perspective déflationniste de
ceux qui ont structuré l’histoire philosophique de la modernité. Force est alors
de prendre pour hypothèse que l’écart entre Derrida et Habermas est moins
grand qu’il n’y paraît et que ne le disait ce dernier, ou d’une autre façon que le
conflit entre modernité et postmodernité n’est pas la bonne entrée dans leur
querelle.
C’est somme toute à Habermas lui-même que l’on doit l’idée selon laquelle
son conflit avec Derrida se réfléchit au travers de celui qui oppose modernité et
« postmodernité ». De façon plus précise, aux yeux de Habermas une guerre
ouverte contre la postmodernité était la condition de possibilité d’une défense
du « projet inachevé » de la modernité, dans un contexte où il n’en allait de
rien moins que la vie ou la mort de la philosophie : « Peu importe le nom sous
lequel elle se présente — ontologie fondamentale, critique, dialectique
négative, déconstruction ou généalogie — ces pseudonymes ne sont nullement
des travestissements qui ne feraient que cacher la forme traditionnelle de la
philosophie ; je dirais plutôt que ce large plissé des conceptions philosophiques
sert à habiller une fin de la philosophie en la dissimulant à peine8. » On
connaît les dénégations réitérées de Derrida à ce sujet pour ce qui concerne son
propre projet. Mais aussi, plusieurs occasions ont été offertes de soupçonner le
soupçon exercé envers Derrida au motif d’appartenance à un supposé camp
« postmoderne » souvent désigné outre-Atlantique sous le label French theory,
soit une sorte de variante régionale d’un courant jugé dominant de la
philosophie « continentale ». En premier lieu, si ce dernier existait sous la
forme unitaire décrite tant par ses thuriféraires que ses contempteurs, Derrida
en aurait été exclu dès l’origine par Foucault et Bourdieu qui ne se trompaient
pas sur son attachement à la philosophie avec laquelle ils voulaient pour leur
part rompre dans une ambiance effectivement mortifère9. À quoi s’ajoute qu’en
des situations historiques comme la guerre du Golfe ou les lendemains
du 11 septembre 2001, Derrida s’est clairement tenu à l’écart des positions
identifiées comme relevant du postmodernisme10. Enfin et cette fois
paradoxalement, il semble qu’à tout prendre il soit plus étranger aux
imaginaires de l’« après » qu’un Habermas n’hésitant pour sa part pas à inscrire
sa démarche dans une perspective « postmétaphysique ». Autrement dit, il est
loin d’être certain que si le conflit entre Habermas et Derrida est l’allégorie, le
symbole ou la métaphore de quelque chose, ce soit d’une affaire au sein de
laquelle sont en jeu un dépassement de la modernité et une mort de la
philosophie plus ou moins synonymes.
Si cette remarque vaut tout autant à l’encontre d’un Habermas polémiste
qui oubliait d’honorer sa propre théorie de la discussion que d’un Bernstein
consensuel s’exerçant à créer les conditions d’un dialogue, elle peut aussi
permettre de réorienter la thèse de ce dernier. Bernstein est d’autant mieux
autorisé à affirmer que le conflit entre Habermas et Derrida ne peut être
subsumé qu’il en a parfaitement redessiné les contours en dissipant des
malentendus symétriques : le premier n’est pas un « Aufklärer naïf » insoucieux
de la dialectique des Lumières décrite par ses pères en philosophie ; le second
n’est « ni un relativiste ni un irrationaliste » sur le modèle de ceux dans la
filiation desquels on veut l’inscrire11. Faut-il alors souscrire à l’idée selon
laquelle ils seraient « chacun l’autre de l’autre » ? Pour autant qu’elle synthétise
une lecture sympathique à l’égard des deux auteurs et qui lave sans le dire trop
ouvertement Derrida des soupçons de Habermas qui empêchaient toute
authentique discussion, elle est à la fois séduisante et prometteuse. Grâce à elle
et à l’invitation d’un ami commun artisan de leur réconciliation, on peut
s’attacher à penser avec l’un et l’autre plutôt que l’un ou l’autre, avec et contre
chacun d’eux plutôt que contre l’un avec l’autre. Il reste qu’à ce point il faut
néanmoins choisir entre deux choses : persister à considérer que cette double
altérité est « la vérité du polemos modernité/postmodernité », en continuant
donc de croire que Derrida incarne le second point de vue ; réviser ce lieu
commun partagé entre nombre de ses amis et presque tous ses adversaires, pour
admettre que ni les points d’accord survenus tardivement ni les divergences qui
demeurent ne sont placés sur la bonne ligne de conflit. En d’autres termes, si
tant est que l’on pense que Habermas et Derrida défendent chacun une
certaine Aufklärung, il faut les sortir du grand récit d’un combat héroïque
autour de la modernité. Dans la mesure où il n’est pas question de nier
l’existence d’un véritable conflit autour de cette dernière et de prétendre s’en
tenir à l’écart, ce n’est pas se faciliter la tâche. Mais tel est le prix à payer pour
saisir la chance d’entendre un ton pacifique en philosophie et chercher à en
estimer la valeur authentique.
D’autres visionnaires s’étaient attachés en temps de guerre à imaginer une
paix alors des plus improbables entre Derrida et Habermas. Souriant mais
sérieux, Simon Critchley avait pris le risque de formuler une prophétie
dès 1994. « Habermas and Derrida Get Married », celle-ci vaut d’autant plus
d’être gardée en mémoire qu’elle était argumentée et que son auteur serait avec
Axel Honneth auquel il répondait un acteur capital de l’unique confrontation
directe organisée à Francfort en juin 200012. De façon plus précise, le grand
mérite de ce texte tenait en cela qu’il cherchait à baliser un terrain d’entente ou
de simple conciliation autour d’un objet philosophique précis et à partir de
rien de plus que la proposition d’une « rectification réciproque » des positions
propres aux deux protagonistes. Il reste que lui aussi reposait sur une double
opération consistant à faire de Derrida le représentant du « postmodernisme »
pour voir dans le conflit avec Habermas qu’il cherchait à déminer l’expression
paradigmatique de celui opposant ce point de vue à celui de la modernité.
Cette entreprise médiatrice était donc malgré tout paradoxale : d’un côté, la
condition de possibilité d’un dialogue futur entre Derrida et Habermas était de
casser la représentation du premier en postmoderne hostile à la raison que
cherchait à imposer le second ; de l’autre, la volonté d’élever les choses sur le
plan d’un affrontement autour du statut et du destin de la modernité obligeait
à de nouveau faire de lui le représentant par excellence d’un camp dans lequel
était en l’occurrence enrôlé Levinas pour autant qu’il était question du
problème de la justice. Fort heureusement, lorsqu’il s’agirait pour lui de rédiger
l’invitation argumentée à la discussion de Francfort, Critchley redéfinirait son
ambition en proposant de construire celle-ci autour d’objets philosophiques
précis plutôt que d’en faire l’expression d’une grande affaire historique. Le
succès de ce qu’il nomme « l’impromptu de Francfort » prouve donc en
quelque sorte de façon pragmatique que le débat entre Derrida et Habermas ne
saurait être réduit ou élevé a priori ou ex post à un conflit entre modernité et
postmodernité dont l’existence n’est par ailleurs pas contestable.
On trouve enfin chez Richard Rorty une vision de la relation entre
Habermas et Derrida qui ne s’inscrit pas dans la perspective de la guerre autour
de la modernité. Lui aussi est consensualiste, affirmant cinq ans avant leur
réconciliation que les deux philosophes se « complètent l’un l’autre » en dépit
des apparences du contraire dans Le discours philosophique de la modernité.
Selon ses propres catégories, il considère que leur différence est celle qui sépare
deux conceptions de la philosophie : des auteurs comme Nietzsche, Heidegger
et Derrida « privatisent » celle-ci en « ironistes » qui réorientent la pensée du
sujet dans une perspective où l’idée d’une émancipation de l’humanité est
remplacée par celle d’une pure liberté individuelle ; Habermas met en avant un
paradigme de l’intersubjectivité qui « politise l’épistémologie » afin de préserver
la fonction sociale de l’activité philosophique13. Rorty donne donc raison à
Habermas lorsque celui-ci affirme que Derrida n’est pas un philosophe qui
argumente. Mais c’est pour l’en louer, au motif que sa vertu et celle de la
compagnie à laquelle il appartient est d’inventer de nouveaux jeux de langage
qui élargissent le champ des possibles concernant les différentes sphères de
l’expérience humaine. À ses yeux, il n’existe pas de contradiction dirimante
entre la dimension publique de la philosophie pour laquelle milite Habermas
et celle d’un exercice privé tel que pratiqué par Derrida, ce en quoi le premier a
tort de dénoncer un danger politique qui serait inhérent à la démarche du
second. À quoi il ajoute que contrairement à ce que dit Habermas en accusant
Derrida de niveler la « différence générique entre la philosophie et la
littérature », celui-ci n’est pas aveugle à la distinction entre les fonctions
d’« ouverture au monde » et de « résolution de problèmes » du langage, sachant
parfaitement que certaines formes de communication requièrent un type
d’argumentation qui se réfère à des règles standard. Sa thèse renvoie donc dos à
dos celle de Habermas attaquant Derrida pour désinvolture à l’égard des
exigences de validation et celle des amis américains de ce dernier qui
s’acharnent à faire de lui un philosophe « sérieux ». Dans le contexte du conflit,
Rorty apparaît cependant être du côté de Derrida, ce qui n’a pas échappé à
Habermas. Mais sa manière de se protéger des foudres de ce dernier avec lequel
il dialogue par ailleurs consiste à montrer que l’enjeu supposé de la querelle
n’en est pas un.
La réconciliation entre Habermas et Derrida pour laquelle plaide Rorty ne
vise donc pas un dépassement du conflit entre modernité et postmodernité,
mais la suppression d’un antagonisme entre deux conceptions de la
philosophie. De ce point de vue, ce penseur ouvertement modéré dans les
guerres philosophiques de son époque est radical s’agissant de ce qui est censé
en être la source : la question de la nature et des fonctions de la philosophie est
tout autant que celle de la nature et des buts du roman un « pseudo-sujet » ; la
dramatisation du thème de la « mort » de l’une ou de l’autre n’a pas de sens.
D’où cette proposition d’une paix qui serait par définition perpétuelle : « Il
n’est aucune raison de penser que nous avons à choisir entre Dewey et Derrida,
entre résolution publique de problèmes et luttes privées pour l’autonomie. Les
deux activités peuvent coexister pacifiquement. La philosophie n’a aucune
raison de devoir choisir entre elles, ou aucun besoin d’assigner à l’une une
priorité épistémique sur l’autre14. » Une fois encore, une telle idée semble
pencher du côté de Derrida accusé par Habermas de libérer la philosophie de
« l’obligation de résoudre des problèmes » en la détournant à des fins de
critique littéraire15. Rorty était d’autant plus incité à défendre le premier contre
le second que celui-ci l’avait aussi visé en affirmant qu’une sorte de laxisme à
l’égard des distinctions génériques réintroduisait le « pathos nietzschéen d’une
philosophie de la vie » qui « embrouille les sobres découvertes du
pragmatisme »16. Mais il persiste et signe : une fois levée l’hypothèque de
fausses questions au sujet des fonctions de la philosophie et des devoirs du
philosophe, Habermas n’aurait peut-être rien de fondamental à modifier de ses
propres vues pour faire une place à Derrida et même Heidegger.
Quoi qu’il en soit de sa propre position, Richard Rorty incite donc à se
pencher sur la question des représentations du rôle de la philosophie peu ou
prou impliquées dans la confrontation entre Habermas et Derrida, son
moment guerrier et son débouché pacifique. Il est clair que durant le premier
l’antagonisme des points de vue était durci à l’instigation de Habermas. À
l’inverse, le second prouve qu’explicitement ou non ce dernier avait abandonné
non pas sa thèse à ce sujet mais du moins son jugement concernant la position
de Derrida. Chacun à sa manière, les auteurs consensualistes dont on vient de
rappeler les propositions avaient inscrit la perspective d’une paix sur rien moins
que l’horizon d’un dépassement du conflit entre modernité et postmodernité
ou de la suppression d’une opposition entre fonction publique et vertu privée
de la philosophie. Une relation amicale entre Derrida et Habermas en
demandait-elle autant, en sorte qu’il faudrait se convaincre de ce que le simple
fait qu’elle se soit installée prouve que ces antinomies de point de vue n’existent
pas ou ont été dépassées ? On a fait l’hypothèse que la première ne balisait pas
le véritable terrain de cette affaire et il reste à se demander si la seconde le fait
mieux. Mais il semble désormais possible de considérer qu’un authentique
dialogue philosophique ne suppose pas nécessairement la mise à l’écart de tout
désaccord ou un silence au sujet des questions controversées. Pour autant que
les protagonistes n’ont pas eu le temps de le faire eux-mêmes, il faut encore
prendre un peu de temps pour examiner quelques-unes de ces dernières. Quant
à savoir ce qu’il peut en être d’une amitié entre philosophes une fois admis
qu’elle est impossible sans ce que Kant nommait « véracité » et Nietzsche
« probité », rien n’est sûr. À l’évidence, autre chose qu’un amour de l’ennemi
évoqué par ce dernier. Sans doute moins qu’un mariage, mais plus qu’une
simple cohabitation. Peut-être ce à quoi pensait Platon dans un propos quelque
peu énigmatique : « Si vous êtes amis l’un de l’autre, c’est que vous êtes l’un
pour l’autre en quelque manière parents par nature17. »

À QUOI SERT LA PHILOSOPHIE ?

Voici deux propositions convergentes que l’on ne saurait facilement attribuer


à l’aveugle : « Philosopher, c’est aussi douter du sens de la philosophie, voire de
la légitimité de son existence » ; « Un philosophe est toujours quelqu’un pour
qui la philosophie n’est pas donnée, quelqu’un qui par essence doit s’interroger
sur l’essence et la destination de la philosophie ». La première appartient à
Habermas, qui ajoute que « dans la mesure où la pensée ne se laisse ni arrêter
ni canaliser, c’est au cœur même de ce doute qu’elle évolue »18. L’autre est issue
d’une conférence dans laquelle Derrida plaide en faveur d’un droit à la
philosophie inscrit dans une perspective kantienne19. Le propos de Habermas
est un peu inattendu au regard de sa pratique, pour autant qu’il affiche de
solides convictions quant aux fonctions de la philosophie, les défend
vigoureusement contre ceux qui sont censés ne pas les partager et les honore au
travers d’un projet de reconstruction qui ne s’économise aucune difficulté.
Celui de Derrida semble au contraire lui être d’autant plus naturel que presque
chaque page de ce qu’il écrit en fournit une illustration, jusqu’à parfois donner
le vertige et souvent susciter de violentes critiques. Habermas souscrirait sans
doute à cette déclaration : « Celui qui veut apprendre à philosopher doit
considérer tous les systèmes de la philosophie comme une histoire de l’usage de
la raison. » À quoi il pourrait d’ailleurs ajouter que c’est précisément parce qu’à
ses yeux ils dérogent à cette idée qu’il accuse certains philosophes de vouloir la
mort de la philosophie. Derrida de son côté se reconnaîtrait aisément dans
cette autre idée : « On ne peut apprendre tout au plus qu’à philosopher. » Ce
qu’il pourrait compléter en disant que tel est exactement ce pourquoi la défense
de la raison est inséparable d’une déconstruction de ses certitudes. Mais ces
deux idées proviennent du même auteur : Kant encore, qui offre ainsi deux
visages assez différents l’un de l’autre mais défie toute tentative de se
l’approprier trop vite20. D’où peut-être une possibilité de ramener à lui une
certaine parenté entre Derrida et Habermas devenus amis.
Le nom de Kant est très loin d’être de ceux qui apparaissent le plus souvent
sous la plume de Habermas, mais il est généralement admis que son entreprise
philosophique relève du kantisme. Vu de loin dans un vaste panorama de la
philosophie contemporaine cela semble indéniable et nombre de ses amis
notamment en Europe l’ont enrôlé dans une guerre contre des antimodernes
perçus comme héritiers de l’hégélianisme remis sur pied par Marx, de
Nietzsche ou Heidegger. Au regard de ses propres généalogies et de la façon
dont il construit lui-même un grand récit du combat contre les adversaires des
Lumières il n’est pas absurde de l’affilier à celui qui avait offert leur image la
plus claire et une description limpide de leur projet. Enfin, son entreprise de
reconstruction de la raison respecte une structure architectonique qui sépare
mais articule les sphères de la connaissance, de l’action et de l’esthétique en
préservant jusqu’à un certain point l’idéal d’universalité. Il faut bien entendu se
répéter que si kantisme de Habermas il y a, c’est sous une forme profondément
révisée. Soucieux de ne pas vivre de façon inactuelle, il ne veut ni revenir à
Marbourg sous l’ombre de Hermann Cohen ni camper à Davos aux côtés de
Cassirer. Craignant la naïveté philosophique, il prend garde de résister à la
tentation d’un « purisme de la raison ». Le programme qu’il assigne à la
philosophie pour son époque est déflationniste, en sorte qu’il estime l’avoir
réalisé s’agissant tant de la validation des énoncés théoriques que de la
justification des normes pratiques en ne mobilisant rien de plus que la
description des contraintes inhérentes à l’usage du langage ordinaire telles que
décrites par la linguistique après son tournant pragmatique. Mais il n’empêche
que dans un imaginaire philosophique qu’il entretient parfois à des fins
polémiques et au sein d’une histoire de la modernité où il dessine
soigneusement sa propre place, Habermas semble appartenir à un camp où il
s’agit toujours plus ou moins de défendre un certain héritage du kantisme.
Il se pourrait pourtant que tout cela ne soit pas aussi simple, ne serait-ce
précisément qu’en raison de la volonté de Habermas d’être de son temps. En
premier lieu, on se souvient de la provocation consistant à affirmer que ce sont
les penseurs affichant un goût des « époques » et le désir de s’élever à la hauteur
de celle d’un dépassement de la modernité qui vivent de façon inactuelle « à
l’ombre du “dernier” philosophe »21. De façon plus précise et selon une logique
de la surenchère dans la rupture avec les schémas philosophiques du passé,
Habermas veut montrer que Heidegger, Adorno ou Derrida se battent encore
sans s’en rendre compte contre des « concepts “forts” de théorie, de vérité et de
système » abandonnés depuis longtemps, autrement dit si l’on pousse l’idée à
son terme un programme kantien dont l’ambition est obsolète depuis deux
siècles. Il est certes question de surmonter ce paradoxe sans trahison : la
philosophie maintient des problématiques universalistes révisées à la baisse ;
elle continue de se concevoir comme « gardienne de la rationalité ». Il n’en
reste pas moins que Habermas partage avec les penseurs qu’il critique le projet
de rompre avec la philosophie du sujet issue de Kant, qu’il prétend le faire
mieux qu’eux et mobilise à cette fin une théorie du langage étrangère à la
tradition kantienne et même historiquement construite contre elle. On peut
également prendre en compte la façon dont Habermas avait décrit très tôt ce
que devait être à ses yeux la tâche de la philosophie à son époque, c’est-à-dire
aussi sa propre ambition. Soit cette autre manière de situer les choses dans une
histoire, plus courte mais nouée autour de l’événement capital qu’avait été la
rencontre de Davos en 1929 : « Quelque douteuse qu’elle soit, la victoire de
Heidegger sur l’esprit humaniste d’un Cassirer ne doit à vrai dire son caractère
implacable qu’au fait que Heidegger met au jour une réelle faiblesse de cette
position inspirée des Lumières : contre une telle pensée qui se proclame
“radicale”, les fondations du XVIIIe siècle ne s’enracinent pas assez
profondément22. » Dans ce texte de 1961, Habermas soulignait donc un
puissant effet de vérité de la critique heideggérienne de la modernité, ce qu’il se
gardera de faire par la suite. Il reste que même s’il la réfère plutôt à Horkheimer
et Adorno, son entreprise confirme le fait qu’il admet le diagnostic de
Heidegger et cherche à n’être ni plus naïf que lui face à la situation historique
ni moins radical s’agissant de sortir d’une impasse. Habermas n’a jamais plaidé
sous quelque forme que ce soit un « retour à Kant » et ses discussions avec
quelques-uns de ses contemporains électifs comme Karl Otto Apel tournent en
partie autour de tentations de revenir d’une façon ou d’une autre au kantisme.
En tout état de cause, sa fidélité à l’Aufklärung est plus complexe qu’une
révérence à l’égard de son penseur canonique et passe par d’autres voies que
celle d’une reconstruction ou d’un réaménagement du système de ce dernier.
Pour dire encore un mot des ambitions programmatiques de Habermas
telles que dessinées dans un paysage philosophique et d’un point de vue
historique, on pourrait revenir un instant vers les deux auteurs avec lesquels il
s’est sans cesse expliqué. L’une de ses manières de s’immuniser contre la naïveté
philosophique et ce qui ressemblerait à une candeur à l’égard de la modernité a
toujours été de retenir la façon dont Horkheimer et Adorno dépeignent une
face sombre de celle-ci en décrivant les pathologies d’un monde vécu soumis à
une réification technicienne du savoir et une réduction du pouvoir à la
domination. Mais on sait aussi qu’il veut résister au scepticisme auquel se sont
abandonnés ces deux maîtres du soupçon en manifestant ce qui lui semble un
manque de confiance dans la raison. En affichant très tôt une « partialité » en
faveur de cette dernière, il se fixait en quelque sorte pour objectif de conserver
leur lucidité critique vis-à-vis de la part obscure du monde moderne sans se
rendre aveugle aux lumières d’une Aufklärung dont il fallait montrer qu’elle
était loin d’avoir achevé son projet. Dans cette perspective, son œuvre apparaît
presque comme une vaste entreprise de réécriture de La Dialectique de la raison
mettant par nécessité l’accent sur l’aspect positif des choses en considérant que
la négativité avait été suffisamment prise en compte23. On pourrait donc dire
que Habermas entretient avec la façon dont Horkheimer et Adorno décrivent
une dialectique de l’Aufklärung un rapport lui-même dialectique consistant à
s’immuniser contre leur excès de pessimisme sans rechuter dans un optimisme
caractéristique de l’idéalisme kantien, à reconsidérer le mouvement qui oppose
et relie ombres et lumières de la modernité pour surmonter ses expressions
pathologiques et remobiliser sa capacité émancipatrice. Il reste que la
trajectoire historique sur laquelle il s’inscrit de lui-même n’a pas pour point de
départ le kantisme mais sa critique et que c’est le meilleur argument en faveur
de celle-ci qu’il cherche à construire au travers de sa confrontation avec des
auteurs dont il discute moins le projet que le succès. Au bout du compte, ce
n’est pas chez Kant mais auprès de penseurs indifférents ou hostiles à son
héritage qu’il cherche l’aiguillon du doute à l’égard de la philosophie constitutif
à ses yeux de la philosophie elle-même.
Devrait-il encore paraître étrange qu’il puisse en être tout autrement chez
Derrida ? On l’a vu souvent se frotter avec délices à ce qu’il nomme les « grands
petits textes » de Kant, ceux dans lesquels celui-ci semble digresser dans les
marges de son système ou tourner autour en ouvrant des perspectives
inattendues à l’aune des lectures canoniques, non sans humour parfois et
même avec une sorte de férocité ironique à l’égard d’adversaires pas toujours
mineurs. Cela pourrait sembler de la part de Derrida n’être qu’un jeu ou une
ruse visant à déjouer la réputation de sérieux de l’auteur des trois Critiques en
suggérant qu’il s’autorise une liberté dont il n’est aucune raison de se priver et
que celle-ci pourrait faire taire ceux qui reprochent à une pensée hétérodoxe de
n’être que littérature et en tout cas pas de la philosophie. Mais Derrida
revendique un rapport à Kant autrement plus profond et pour tout dire
intime. Au début d’un livre dans lequel il s’explique sur sa conception de la
philosophie, il analyse méticuleusement ce que veut dire de façon générale et
pour ce qui le concerne personnellement le « rapport à Kant »24. En soulignant
bien sûr ce qui relève de stratégies de légitimation : vouloir « s’autoriser de
Kant », c’est chercher chez lui ce qui authentifie et garantit « la dignité
philosophique d’un propos » ou même viser à se mettre « à hauteur du canon ».
Prise au premier degré, une telle remarque retrouverait presque ce qu’avançait
Bourdieu en dénonçant un tel geste chez un Derrida en l’occurrence lecteur
scrupuleux de la Critique de la faculté de juger25. Mais affirmant comme dans
un aveu relire sans cesse Kant avec le sentiment que c’est « toujours la première
fois », Derrida prend à son compte la nécessité incessante d’une « discussion »
et d’une « explication » avec lui. De nombreuses occasions ont d’ailleurs été
données de constater sur pièces qu’il fait bien ce dont il parle ici, non
seulement à l’égard des opuscules mais aussi des ouvrages qui imposent
l’autorité de Kant et des outils conceptuels qu’il met à la disposition des
philosophes26.
L’explication des raisons d’une telle confrontation pourrait ne la justifier
qu’au second degré, autour de l’idée selon laquelle questionner le privilège
accordé à Kant dans la tradition philosophique oblige à le maîtriser. Derrida ne
s’interdit pas de le dire, non sans indiquer un paradoxe : « Pour interroger les
lois et les déterminismes qui ont mis en place un tel privilège, il faut encore lire
Kant, se tourner vers lui, thématiser le phénomène de son autorité, et donc le
surcanoniser27. » Mais on sait pour en avoir regardé quelques-unes de près que
les lectures de Kant par Derrida ne sont pas orientées par la volonté de
démonter les mécanismes d’une domination du kantisme. Qu’il se penche
entre autres sur le Projet de paix perpétuelle, le Conflit des facultés, la Doctrine du
droit, les Fondements de la métaphysique des mœurs en général ou encore tel ou
tel passage de la Critique de la raison pure, Derrida saisit des concepts et des
idées, les discute ou même se les approprie sur un mode critique28. Lorsqu’il
questionne l’architectonique kantienne et les grands couples d’oppositions
conceptuelles qui la sous-tendent c’est moins pour les mettre au rebut qu’afin
de les complexifier en attestant par là même leur actualité. Autrement dit et à
la différence de Habermas mais aussi d’une autre manière de Heidegger, il ne
considère pas l’œuvre de Kant comme appartenant à un passé surmonté ou
traitant de problèmes résolus, mais en tant qu’expression à l’instar de celles de
Platon, Nietzsche, Husserl ou encore Austin d’une tradition philosophique
ignorant les époques et dont l’actualité tient à ce que l’on en fait. En ce sens,
on pourrait suggérer qu’il confirme en la mettant en pratique une proposition
de Kant lui-même : « On ne peut apprendre à fond la philosophie, puisqu’elle
n’existe pas encore29. » Derrida affirmant que la philosophie « n’est pas donnée »
serait-il plus fidèle à Kant que ceux qui le canonisent comme indépassable ou
l’enrôlent dans des combats improbables ?
C’est toujours à propos de son rapport à Kant que Derrida avance une
proposition qui pourrait fournir un soubassement de ce qu’il entend par
« déconstruction » : « Un héritage nous lègue toujours subrepticement de quoi
l’interpréter30. » Ce qu’il appelait « supplément » viserait donc simplement le
fait que les textes philosophiques comme les autres contiennent une réserve de
sens offerte à l’interprétation, idée principielle de l’herméneutique qui peut
aussi s’exercer à l’égard des traditions. Rappelons une fois encore que Foucault
avait bien repéré chez Derrida pour le dénoncer en général un désir de fidélité
qu’il jugeait à la fois servile et suspect31. Habermas a pour sa part souligné le
fait que l’entreprise du premier liquide l’herméneutique, mais sans voir ou
admettre que celle du second en préserve l’intention et l’horizon, même si elle
ne le clame pas et le fait d’une façon qui peut sembler brouillonne,
irrévérencieuse ou trop ludique. De façon paradoxale, Habermas qui défend
l’herméneutique la pratique très peu et pense moins à partir de textes que de
propositions théoriques qu’il schématise, alors que Derrida exerce un art de lire
méticuleux jusqu’à l’obsession sans s’autoriser d’une méthode ou formaliser ce
que serait la sienne. Il n’est pas impossible que cela ait été d’autant plus source
de malentendus qu’il est arrivé à Habermas de moins lire Derrida lui-même
que ceux qui précisément lui prêtent ce dont il ne veut pas considérant en
quelque sorte qu’à ses yeux la déconstruction elle-même n’est pas « donnée ».
Mais Habermas a fini par reconnaître chez Derrida une façon de lire
« micrologique » dont il apprécie les effets : « Les hiérarchies, les agencements
et les oppositions habituels nous livrent un sens à rebours de celui qui nous est
familier. Le monde dans lequel nous croyions être chez nous devient
inhabitable. Nous ne sommes pas de ce monde, nous y sommes des étrangers
parmi les étrangers32. » Ainsi en allait-il également pour lui chez Adorno, ce qui
renforçait le compliment. Mais du moins faudrait-il préciser que la manière de
Derrida est moins sombre que celle d’Adorno, autrement dit mieux soucieuse
que la sienne de ne pas renier l’héritage des Lumières.
D’un point de vue plus général, rappelons une fois encore que Habermas
veut réduire les ambitions de la philosophie telles que les concevait Kant,
affirmant partager le « soupçon » contemporain à l’égard de celui-ci sur ce
plan33. D’un côté, il s’agit pour lui de plaider en faveur d’un remplacement de
la conception substantielle de la raison issue des visions métaphysiques et
religieuses du monde par celle d’une rationalité procédurale qui oblige à
renoncer au « fondamentalisme » de la théorie transcendantale de la
connaissance héritée du kantisme. Mais de l’autre, il n’est pas question
d’admettre l’idée en quelque sorte minimaliste de Rorty selon laquelle le rôle
de la philosophie se réduit à l’invention de nouveaux jeux de langage dans une
perspective d’ouverture au monde qui devrait n’appartenir qu’à la littérature.
D’où le confinement de la philosophie dans une fonction de résolution de
problèmes propres au monde vécu de la connaissance et de l’action. Il reste que
paradoxalement l’agenda philosophique de Habermas est conçu comme celui
d’un moment historique certes non perçu comme une « époque » au sens de
Heidegger, mais du moins défini à partir de grandes scansions au sein du
mouvement de la modernité. Habermas considère que la tâche de la
philosophie est de résoudre notamment des problèmes éthiques, juridiques et
politiques en visant à être « bien équipée pour répondre aux besoins privés des
individus en quête de sens »34. Mais elle ne peut s’y atteler qu’après avoir fait
preuve d’une capacité à fournir un paradigme suffisamment puissant pour se
substituer à ceux de la métaphysique ou de la philosophie du sujet. En
cohérence avec une telle vision des choses, le travail philosophique de
Habermas a d’ailleurs respecté ce programme en promouvant une théorie de la
connaissance et de l’action tirant profit du tournant pragmatique de la théorie
du langage avant de proposer une Éthique et une Politique cherchant moins à
fournir des normes ou à « prendre position pour ou contre la substance de tel
ou tel projet de vie déterminé » qu’à décrire les procédures permettant une
discussion argumentée sur ces sujets.
À l’inverse et bien que réputé partager la conception heideggérienne des
« époques », Derrida semble ne s’être jamais véritablement assigné un
programme lié à un agenda philosophique dicté par l’histoire et conforme à
une définition des tâches de la philosophie. Si l’on en croit Rorty, cette idée
devrait être nuancée en considération d’une sorte de tournant interne à son
œuvre : Derrida aurait adhéré durant une première période au projet historique
d’une critique et d’un dépassement de la métaphysique sous la forme du
logocentrisme, avant de l’abandonner en faveur d’une conception plus libre ou
moins sérieuse de l’activité philosophique. Mais on sait aussi que les amis
américains de Derrida contestent cette vision d’une rupture, tout en se divisant
sur le point de savoir ce qu’il offre à ses disciples : une invitation à oublier la
séparation entre philosophie et littérature pour pratiquer un free play autour
d’une matière textuelle indifférenciée ; à l’inverse, un projet de type
transcendantal consistant à reprendre en charge la question des conditions de
possibilité a priori de la connaissance afin de résoudre des problèmes récurrents
de la philosophie. L’affaire se complique donc du fait que les adeptes de
Derrida dans les départements de littérature outre-Atlantique lui associent ce
que dénonce Habermas, tandis que ceux qui le décrivent en philosophe
classique lui prêtent un projet lié à une ambition de la philosophie à laquelle ce
dernier a renoncé. Derrida lui-même a réfuté la première interprétation dans sa
forme polémique sans vouloir désavouer ceux qui font usage de son travail à
des fins de critique littéraire : en affirmant n’avoir jamais cru à l’idée d’une
« clôture » de la métaphysique ni considéré que l’interprétation était déliée de
la question du sens35. De façon symétrique et sans marquer un accord avec
l’interprétation transcendantaliste de son œuvre, il s’est souvent attaché à
prouver qu’il préserve les exigences de vérité, de justification et même de
démonstration36. Peut-être est-il temps de considérer qu’avec Habermas et
Derrida quoi qu’en ait un moment pensé le premier, nous sommes entre
philosophes « amis de l’argumentation ».
On a surpris Habermas déclarant que la pensée ne se laisse pas « canaliser »,
ce que tant son projet que son œuvre semblent vouloir démentir. Pourtant il
persiste, en affirmant que la philosophie qu’il souhaite repliée dans des rôles
« exotériques » à l’encontre de ce qu’il en est dans sa version « apocalyptique »
incarnée par Heidegger ne saurait renoncer à ce qu’elle a de plus précieux :
« L’héritage anarchiste d’une pensée que rien ne peut arrêter »37. Cette idée
paraît cependant mieux correspondre au personnage de Derrida qu’à celui de
son auteur, qui assigne au philosophe une mission publique demeurant liée à
l’idéal d’émancipation des Lumières et reproche à d’autres le fait de l’avoir
délaissée. Mais faut-il se battre au nom de représentations différentes des tâches
d’une même activité ? Habermas l’a cru à l’époque où il pourfendait Derrida
en considérant qu’à la suite de Heidegger il se réfugiait dans les hauteurs d’une
pensée ésotérique plutôt que de conserver à la philosophie sa fonction de
gardienne de la raison. Leur réconciliation prouve sans doute qu’il avait
abandonné ce jugement, en admettant peut-être que des styles de pensée
n’induisent pas directement des positions politiques ou qu’il existe différentes
manières d’être philosophe. Il reste que l’on perçoit chez lui une difficulté à ce
sujet, comme lorsqu’il fait une brève allusion à la distinction kantienne entre
concepts « cosmique » et « scolastique » de la philosophie38. Chez Kant lui-
même, celle-ci est claire : le premier concept s’attache à une conception de la
philosophie comme « science du rapport de toute connaissance aux fins de la
raison humaine » et une représentation du philosophe comme « législateur de
la raison humaine » ; le second correspond à une restriction de la philosophie à
la visée d’une « perfection logique de la connaissance » et fait du philosophe un
simple « technicien de la raison (Vernunftkünstler) »39. Habermas se méfie
d’autant plus d’une philosophie « qui n’est plus que science » qu’il retient la
leçon d’Adorno selon laquelle une raison purement instrumentale cherchant à
« conférer à la théorie un caractère pratique » a partie liée avec le totalitarisme.
Mais sa conception déflationniste de l’ambition de la philosophie dans une
époque postmétaphysique entraîne nécessairement l’abandon du concept
« cosmique » et de l’idée du philosophe comme « législateur de la raison ». Le
chemin dans lequel il est engagé est donc très étroit : la philosophie doit
conserver « un pied dans le système organisé des sciences », mais sans pouvoir
se soustraire à leur « conscience faillibiliste » qui oblige à renoncer au projet
transcendantal qui était encore celui de Husserl ; pour n’être pas réduit à un
rôle de technicien, le philosophe doit continuer de vouloir « répondre aux
besoins d’un public en quête d’orientation », tout en sachant qu’il ne peut
offrir un système de normes substantielles. In fine, Habermas maintient donc
qu’il faut avoir une idée claire de ce à quoi sert la philosophie et sa façon de
penser semble plus soucieuse de protéger celle-ci de ce qu’il nomme son
« héritage anarchiste » que de le faire fructifier. À la différence peut-être de ce
qu’il en est chez Derrida.
On sait que l’une des manières de laver Derrida du soupçon de n’être pas un
authentique philosophe ou de pratiquer la philosophie d’une façon à ce point
dangereuse qu’elle pourrait en entraîner la perte consiste à réfuter l’idée selon
laquelle celle-ci aurait à remplir une fonction quelconque. C’est ce que fait
Rorty, à l’encontre de la conviction la mieux ancrée dans son milieu
philosophique d’origine et partagée par Habermas. Pour lui, il est tout
simplement inutile d’affirmer que la philosophie doit être argumentative ou
quoi que ce soit d’autre. Il existe des spécialistes de la résolution rigoureuse de
problèmes, à l’instar des philosophes analytiques parmi lesquels il a été formé.
Mais aussi des penseurs tournés vers le « dévoilement oraculaire du monde »40.
Inutile de s’invectiver à ce sujet ou de chercher à produire une synthèse. Mieux
vaut considérer pour en rester là que « le domaine du possible s’étend toutes les
fois que quelqu’un invente un nouveau vocabulaire, et dévoile ainsi (ou
invente — la différence ne compte pas) un nouvel ensemble de mondes
possibles »41. Dans cette perspective qui ferait de Derrida un « Wittgenstein
français », on pourrait rappeler que c’est après tout et aussi surprenant que cela
puisse paraître Kant lui-même qui pensait que « le philosophe n’est qu’une
idée »42. À quoi l’on pourrait encore ajouter cette invitation de Quine,
pourtant réputé auteur des plus sérieux : « Regarder les entreprises et les
activités réelles, anciennes et nouvelles, exotériques ou ésotériques, graves et
frivoles, et laisser le mot “philosophie” tomber là où il peut43. » À cette aune, il
serait possible d’imaginer une fin au conflit des facultés américaines au sujet de
Derrida et peut-être même de réduire au silence les querelles autour de la
« déconstruction ». Mais c’est sans doute aller trop vite en se privant d’en savoir
un peu plus par l’illustration de cette dernière, une fois admis comme a fini par
le faire son principal contempteur qu’elle n’est pas une mise à mort de la
philosophie ou une arme de guerre contre la raison.

COMME SI PEUT-ÊTRE :
LUMIÈRES DE L’APORIE

Repartons d’un bon point, à savoir la quaestio juris de Kant : « De quel droit
possède-t-on un concept ? »44. Habermas pourrait dire aisément qu’elle est la
pierre de touche de l’éthique de la discussion, qui impose au philosophe
comme à quiconque dans la vie quotidienne de fournir le meilleur argument à
l’appui de ses convictions ou des propositions qu’il émet s’agissant tant de
connaissance que d’action. Serait-il toutefois impossible pour Derrida de
montrer qu’il respecte le devoir qu’elle induit et même de la mobiliser comme
justification d’un questionnement des conditions de possibilité de toute
conceptualité ? C’est avec à l’esprit la controverse initiée par Habermas et peut-
être la question de Kant que celui-ci affirme qu’un débat philosophique est
aussi « un combat pour imposer des modes discursifs, des procédures
démonstratives, des techniques rhétoriques et pédagogiques », plus encore que
« chaque fois qu’on s’est opposé à une philosophie, ce fut non seulement mais
aussi en contestant le caractère proprement, authentiquement philosophique
du discours de l’autre »45. S’agissant de courants ou de systèmes, cette remarque
trouverait d’innombrables illustrations à partir des débuts mêmes de la
philosophie et pour n’évoquer que le contemporain il suffirait d’avancer la
façon dont le positivisme logique dénie à la métaphysique toute capacité à
produire des concepts, ou encore un certain mépris à l’égard de la philosophie
« continentale » parfois affiché par ses concurrents anglo-saxons46. Pour ce qui
concerne des individus, l’exemple de Habermas et Derrida semble
paradigmatique, pour autant que l’un cherchait à disqualifier l’autre pour
défaut de capacité à argumenter et volonté de dilution de la philosophie dans la
littérature. En l’occurrence, une telle pratique pouvait apparaître comme de
mauvaise guerre et la condition de possibilité d’une paix était suspendue au fait
qu’elle soit reléguée. Reste à savoir si Habermas pourrait accepter la façon à
coup sûr peu orthodoxe dont Derrida revendique un droit au concept passant
à première vue surtout par celui de déconstruire ceux qui existent.
Il faut cette fois revenir aux textes et tout particulièrement à un livre dans
lequel Derrida se penche sur un auteur qu’il a finalement assez peu commenté
pour prendre en charge une hypothèse concernant la figure du philosophe et
emprunter un adverbe dont il use d’une façon qui illustre sans doute assez bien
la pratique philosophique qu’il nomme non sans hésiter « déconstruction ». Il
s’agit de Nietzsche, et Derrida prévient qu’il va « suivre sans suivre », geste
caractéristique de son art de lire qui mériterait d’être mis en regard de celui de
Habermas consistant à penser « avec et contre »47. La précision est en
l’occurrence d’autant mieux venue que le texte de Nietzsche en question peut
faire une fois ou deux frissonner. Politiques de l’amitié est un livre
méticuleusement tissé autour d’un mot d’Aristote transmis par Diogène
Laërce : « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis. » Celui-ci a été cité par de nombreux
auteurs réputés innocents, comme Montaigne, Florian et Kant. Mais aussi par
Nietzsche qui le dédouble : « Peut-être alors l’heure de la joie viendra-t-elle un
jour elle aussi où chacun dira : “Amis, il n’y a point d’amis !” s’écriait le sage
mourant (sterbende Weise) ; “Ennemi, il n’y a point d’ennemi !” s’écrit le fou
vivant (lebende Tor) que je suis48. » Ce propos provient de ce que Nietzsche lui-
même désigne comme un « livre de fous (Narrenbuche) » dédié à la « gent des
fous (Narren-Zunft) », ce qui peut faire peur49. Mais il ajoute avoir cherché à y
faire apprendre « comment raison vient — “à raison” (wie Vernunft
kommt — “zur Vernunft”) », ce qui est somme toute assez sage. Au sein de
l’intrigue principale de son propre livre, Derrida trouve là une bifurcation qui
ouvre la voie vers ce qui doit inquiéter : une conception de la politique comme
inimitié radicale qui se trouve chez Carl Schmitt, auteur beaucoup plus
compromis avec le nazisme que Heidegger et qui persistera toute sa vie dans un
antisémitisme absolu50. Mais pour ce qui importe à l’instant, il retient surtout
un adverbe dont Nietzsche fait grand usage : peut-être.
Afin de compliquer les choses ou du moins de solliciter par l’inquiétude
l’attention de son lecteur sur un travail conceptuel auquel il accorde une
grande importance, Derrida ne cache pas une certaine négativité de ce mot.
Dans le texte de Nietzsche sur l’amitié, le « peut-être » procède d’une
« inversion catastrophique », d’un renversement de la tradition attachée à un
propos lui-même déjà paradoxal. De façon générale, il relève souvent d’une
provocation et provoque une effraction. La plupart du temps cependant, la
« modalité irréductible du “peut-être” » produit une « ouverture » et celle-ci est
la chance d’un avenir. On s’attend donc à ce que Derrida mobilise cet adverbe
en voie de devenir un concept dans une réflexion sur la question qui lui
importe de la possibilité de penser ce que sont un authentique événement et
une véritable décision. Il le fait effectivement : « L’épreuve du peut-être à
laquelle soumet l’indécidable, c’est-à-dire la condition de la décision, ce n’est
pas un moment qu’on excède, oublie, anéantit » ; « L’instant de la décision doit
rester hétérogène à tout savoir en tant que tel, à toute détermination théorique
ou constative, même si elle peut et doit être précédée par toute la science et
toute la conscience possibles »51. Nous sommes donc prévenus de deux choses.
En premier lieu, de ce que Derrida met en avant l’idée selon laquelle « il n’est
pas de catégorie plus juste pour l’avenir que celle du “peut-être” »52. Il faudra
donc le mettre en regard d’autres catégories visant le même objet, surtout l’une
d’entre elles. Mais on doit aussi d’ores et déjà savoir une chose essentielle pour
ce qui concerne la discussion de la tâche et des possibilités de la philosophie :
« Il ne saurait être question de rien fonder, surtout pas une politique, sur la
vertu du “peut-être”53. » Il reste que dans une époque désignée par Habermas
comme « postmétaphysique » la perspective d’une fondation est largement
abandonnée par une philosophie qui n’en demande plus tant. Autrement dit, il
n’y a pas grand mal à saisir un mot pour chercher à en faire la catégorie propre
à la dimension de l’avenir en prévenant qu’elle ne permettra pas de donner à
celui-ci un contenu ou une forme déterminés.
Cet adverbe déjà riche de potentialités est cependant utilisé par Nietzsche à
un autre endroit, celui au sujet duquel Derrida prévient qu’il veut « suivre sans
suivre » : la première partie de Par-delà bien et mal, intitulée « Des préjugés des
philosophes ». L’affaire est donc plus grave, sur le fond et dans le ton : « Peut-
être ! Mais qui se soucie de ces dangereux “peut-être” ! Il faudra pour cela
attendre la venue d’un nouveau genre de philosophes (einer neuen Gattung von
Philosophen), qui auront des goûts et des penchants autres, contraires
(ungekehrten) à ceux de leurs prédécesseurs — des philosophes du dangereux
peut-être (Philosophen des gefährlichen Vielleicht), dans tous les sens du mot. Et
je le dis le plus sérieusement du monde, je vois se lever ces philosophes
nouveaux54. » Cette fois, Derrida semble vouloir se faire peur et à son lecteur
avec lui, non sans toutefois une certaine prudence liée au souci d’aller pas à pas
pour ne pas oublier de s’arrêter. Voici ce qui est clair et en dit déjà beaucoup
sur ce qu’il admet et sans doute met en pratique : « Ces philosophes d’un type
nouveau accepteront la contradiction, l’opposition ou la coexistence de valeurs
incompatibles. Ils ne chercheront ni à la dissimuler, ni à l’oublier, ni à la
surmonter55. » On sait déjà qu’il trouve des vertus à l’aporie, mais il faudra y
revenir. Pas question cependant de cacher le fait que traitant des préjugés des
philosophes Nietzsche prête à ceux dont il annonce la venue des choses peu
recommandables. S’exprimant lui-même en « termes brefs et cinglants », il
affirme que « ces philosophes nouveaux qui viennent (heraufkommenden neuen
Philosophen) » sont « des niveleurs de ceux qu’on appelle à tort des “libres
penseurs”, esclaves diserts, plumitifs agiles au service du goût démocratique et
des “idées modernes” »56. La suite fait franchement froid dans le dos : les
« braves lourdauds » qui se croient libres ne cherchent que « le bonheur du
troupeau, le vert pâturage, la sécurité, l’absence de danger, le bien-être, la
facilité de la vie pour tous », ressassant les deux rengaines que sont « l’égalité
des droits » et « la pitié pour tout ce qui souffre » ; les philosophes de l’avenir
considèrent que « tout ce qui est mauvais, terrible, tyrannique, tout ce qui tient
de la bête fauve ou du serpent, chez l’homme, sert aussi bien que son contraire
à élever le niveau de l’espèce “homme” ». Voilà qui semble cette fois
franchement de mauvais goût et récupérable à des fins sinistres. Derrida ne
tronque pas le texte et risque une question : « Cette responsabilité qui inspire
(à Nietzsche) un discours d’hostilité à l’endroit du goût démocratique et des
idées modernes, dirons-nous qu’elle s’exerce contre la démocratie en général,
contre la modernité en général57 ? » Comme l’on peut s’y attendre, l’hypothèse
audacieuse autour de laquelle il s’agit de « suivre sans suivre » est que cette
responsabilité pourrait s’exercer sous condition « au nom d’une hyperbole de
démocratie ou de la modernité à venir ».
Voilà donc un exemple, sinon le paradigme de ces « dangereux “peut-être” »
autour desquels Derrida se risque à faire d’un adverbe un concept. Le geste
philosophique est précis : « Qu’un peut-être ouvre et précède à jamais le
questionnement, qu’il suspende d’avance, non pour les neutraliser ou les
inhiber mais pour les rendre possibles, tous les ordres déterminés et
déterminants qui dépendent du questionner (la recherche, le savoir, la science et
la philosophie, la logique, le droit, la politique et l’éthique, le langage même et
en général), voilà une nécessité à laquelle nous tentons de faire droit de
plusieurs façons58. » La première est indiquée brièvement dans une langue
aisément reconnaissable : « Ce peut-être ne vient pas seulement “avant” la
question (…) ; il viendrait, pour le rendre possible, “avant” l’acquiescement
originaire qui avance d’avance la question auprès de l’autre. » On entend donc
ici la voix de Heidegger, mais Derrida passe vite. Il s’attarde en revanche sur sa
seconde façon, en mobilisant un tout autre lexique philosophique. Le « peut-
être » vise toujours « le moment où la disjonction entre le pensé et le connaître
est de rigueur ». Selon une allusion plus audible : « C’est le moment où l’on ne
peut penser le sens ou le non-sens qu’à cesser d’être certain que la chose
advienne jamais ou que, même s’il y en a, elle soit jamais accessible à un savoir
théorique ou à un jugement déterminant, à quelque assurance du discours et
de la nomination en général. » Cette fois, c’est donc Kant que suit Derrida.
Mais pas tout à fait jusqu’au bout : « Cela ne revient pas à concéder une
dimension hypothétique ou conditionnelle (“si, à supposer que, etc.”) mais à
marquer une différence entre “il y a”, et “est” ou “existe”, c’est-à-dire les mots
de la présence. » Voilà donc noués un instant deux fils solides. Le premier vient
de très loin, à savoir des premiers travaux sur Husserl mais aussi Austin, qui
questionnaient la primauté accordée par la philosophie à la présence, son lien
au logocentrisme et à la figure du sujet conscient : en un mot les problèmes
que Derrida et Habermas partagent, quoi qu’ils en aient longtemps pensé. Le
second en revanche n’appartient qu’à Derrida : celui qui concerne le statut du
« comme si » chez Kant et l’usage que l’on peut en faire59.
Avant d’en venir à sa discussion par Derrida, précisons son statut chez Kant
lui-même. Pour ce dernier, le « comme si (als ob) » est le point de vue qu’il faut
adopter en matières tant théoriques que pratiques face à des concepts qui ne
correspondent à aucune réalité effective, aucun objet susceptible d’expérience.
Cette figure n’est donc pas élaborée dans les marges du système, mais dans le
cadre central où est défini ce que doit être l’usage régulateur de la raison. En ce
sens, elle est mobilisée à propos de toutes les dimensions de l’expérience ; à
titre d’illustration : d’un point de vue théorique, toute liaison dans le monde
doit être regardée « comme si » elle naissait d’une « cause nécessaire absolument
suffisante » ; en matière pratique et par exemple s’agissant de l’idée de paix
perpétuelle, l’impératif catégorique ordonne d’agir « comme si la chose existait,
qui peut-être n’existe pas, (d’) avoir pour projet sa fondation et la constitution
qui nous semble la plus appropriée à cela » ; la faculté de juger apprécie les
objets naturels « comme si » ils étaient dérivés d’une idée déterminant des fins ;
du point de vue du droit, chaque citoyen doit être regardé « comme si » il avait
conclu un contrat avec tous les autres60. Derrida sait parfaitement que
reprendre sans examen critique la notion de « comme si » et celle d’idée
régulatrice à laquelle elle est liée obligerait à souscrire à toute l’architectonique
kantienne et l’on imagine bien qu’il ne peut notamment adhérer à la vision
d’un dessein de la nature qu’elles supposent. Pourtant, il admet « la gravité, le
sérieux, l’irréductible nécessité du “comme si” » et affirme que ses « réserves » à
l’égard de la notion d’idée régulatrice ne sont pas « frontales »61.
C’est donc en toute rigueur que Derrida met en regard le « peut-être » qu’il
emprunte à Nietzsche pour le conceptualiser et le « comme si » de Kant dont il
discute les modalités : l’un et l’autre s’attachent à des objets sans expérience et
non susceptibles d’un savoir fondé sur un jugement déterminant ; à ce titre, ils
peuvent prétendre être disponibles pour une pensée de l’avenir ; l’un des tests
permettant d’en apprécier la valeur s’attache à la nature de l’événement. Sans
que cela relève du hasard, lorsque Derrida examine pour la première fois la
proximité et la différence entre ces deux figures, il le fait en reprenant un
élément de sa discussion de l’œuvre « originale et géniale » d’Austin : la
performativité de l’acte performatif dont on sait l’importance pour Habermas.
Sur ce point, il veut être démonstratif selon les règles les plus classiques de
l’argumentation : « L’événement doit non seulement suspendre le mode
constatif et propositionnel du langage de savoir (S est P) mais ne même plus se
laisser commander par le speech act performatif d’un sujet. Tant que je peux
produire et déterminer un événement par un acte performatif garanti, comme
tout performatif, par des conventions, des fictions légitimes et un certain
“comme si”, je ne dirai pas, sans doute, que rien ne se passe ou n’arrive ; mais je
dirai que ce qui a lieu, arrive ou ce qui m’arrive reste encore contrôlable et
programmable dans un horizon d’anticipation ou de précompréhension : dans
un horizon tout court62. » Pour ce qui concerne le « comme si » lui-même,
l’idée est indiscutable : celui-ci sert chez Kant à dessiner un horizon d’attente
s’agissant d’objets dont le contenu est indéterminé, manière en quelque sorte
d’apprivoiser un futur qui ne relève pas d’un savoir certain. D’où cette mise en
regard critique de la figure kantienne et de la « dangereuse modalité du “peut-
être” » dont parle Nietzsche : l’événement n’a lieu que « là où il ne se laisse
domestiquer par aucun “comme si”, ou du moins par aucun “comme si” déjà
lisible, déchiffrable et articulable comme tel » ; « Il n’y a pas d’avenir ni de
rapport à la venue de l’événement sans expérience du “peut-être”. Ce qui a lieu
ne doit pas s’annoncer comme possible ou nécessaire, sans quoi son irruption
d’événement est d’avance neutralisée. L’événement relève d’un peut-être qui
s’accorde non pas au possible mais à l’impossible ». Il existe donc une
« affinité » et même une « connivence » entre le « peut-être » et le « comme si ».
Seul cependant le premier permet de préserver une dimension
d’inconditionnalité indispensable notamment en matières d’éthique et de
justice, ce qui n’est guère le problème de Nietzsche, mais en revanche celui de
Levinas que suit Derrida sur ce point.
En cohérence avec cette première analyse du « comme si » kantien, Derrida
en a fourni une autre au sujet précisément d’un événement :
le 11 septembre 2001. Cette fois, évoquant le rôle « décisif et énigmatique » du
« comme si » dont il restitue un certain nombre d’occurrences chez Kant, c’est
plus directement la notion connexe d’idée régulatrice qu’il examine. Pour tout
d’abord en décrire méticuleusement le sens et le présupposé dans le système
kantien : « L’idée régulatrice reste de l’ordre du possible, un possible idéal sans
doute et renvoyé à l’infini, mais qui participe de ce qui, au terme d’une histoire
infinie, relèverait encore du possible, du virtuel et de la puissance63. » Mais au-
delà de la dimension téléologique qui adhère à cette idée, Derrida insiste sur sa
limite lorsqu’elle est appliquée au problème éthique de la justice. Cette fois, il
parle dans la langue de Levinas en l’espèce clairement audible : la responsabilité
authentique ne se laisse pas idéaliser pour autant qu’elle mobilise l’hétéronomie
d’une loi venue de l’autre et « une injonction qui n’attend pas à l’horizon, qui
ne me laisse pas en paix et ne m’autorise jamais à remettre à plus tard ». On
trouve ici une parfaite illustration de la « déconstruction » telle que Derrida la
conçoit et la pratique lui-même, autrement dit en l’occurrence de sa façon de
suivre Kant sans le suivre jusqu’au bout, de penser avec lui sans même aller
contre. Rappelant que souscrire sans réserve à la notion d’idée régulatrice
obligerait à accepter tout le système de la critique kantienne, il souligne le fait
que celle-ci s’attache à une figure de l’approche ou de l’approximation qui
« tend indéfiniment vers les règles de l’universalité ». Puis il situe précisément
en fournissant un exemple l’espace dans lequel lui-même s’inscrit d’un point de
vue général : « Sans jamais renoncer à la raison et à un certain “intérêt de la
raison”, j’hésite à me servir de l’expression d’idée régulatrice quand je parle d’à-
venir ou de démocratie à venir. » Enfin et pour revenir à la figure qu’il met en
regard de celle du « peut-être », il cherche à préciser ce qu’il conçoit comme
une différence importante entre « réserve » et « objection » : « Je suis parfois
tenté de faire “comme si” je n’avais pas d’objection aux “comme si” de Kant. »
Ce pourrait sembler n’être qu’un clin d’œil ou une pirouette. À moins que cela
n’éclaire vraiment un geste philosophique qu’il sait contesté pour absence de
rigueur ou manque de sérieux.
On a compris que lorsque Derrida s’attache à la figure nietzschéenne des
« philosophes du dangereux peut-être », ce n’est pas pour offrir un modèle qui
s’ajouterait ou s’opposerait à ceux du spécialiste de la résolution de problèmes
que propose Habermas ou du maître en « dévoilement oraculaire du monde »
cher à Rorty. Commentant un mot de Nietzsche selon lequel les véritables
« esprits libres » qu’incarnent ces philosophes ne sont pas « les esprits les plus
communicatifs (die mitteilsamsten Geister) », il ne s’interdit certes pas une
remarque un peu ironique : « Tout cela (ce surcroît de démocratie, cet excès de
liberté, cette réaffirmation d’avenir) n’est pas très propice, on s’en doute, à la
communauté, à la communication, aux règles et maximes d’un agir
communicationnel64. » Mais sur le fond il reste des plus sérieux, n’oubliant pas
que sa question est de savoir si en dépit des propos péjoratifs de Nietzsche à
l’égard du goût démocratique ou des idées modernes la figure du « peut-être »
est adéquate à l’idée d’une « hyperbole de démocratie ou de la modernité à
venir » ; sans cacher non plus le fait que les « nouveaux amis de la vérité » de
Par-delà le bien et le mal renonceront au « mauvais goût de vouloir être
d’accord avec le plus grand nombre », comme s’il fallait admettre que
« l’universalisation cache la ruse de tous les dogmatismes »65. Il doit donc être
ferme s’agissant d’indiquer là où il cesse de suivre Nietzsche : si l’on peut
entendre tout ce que dit celui-ci au sujet du « nouveau le plus nouveau » et
même jusqu’à un certain point « dire oui au principe de ruine », ce n’est pas
pour rien ; il est question d’essayer de cerner « un lieu ouvert pour ce qui peut,
par chance, peut-être, arriver encore »66. Autrement dit, une pensée du « peut-
être » qui ne serait à l’évidence ni une philosophie spéculative, théorique ou
métaphysique ni une ontologie ou une théologie aurait pour principale
préoccupation l’expérience de l’avenir. À quoi il faut ajouter qu’à la différence
de celle du « comme si » qui apprivoise l’indétermination du futur en faisant
du possible l’objet d’un devoir, elle mettrait plutôt l’accent sur l’impossible qui
cerne des apories du savoir et de l’action mais ouvre l’endroit où « la lumière
des Lumières n’est pas pensée »67.
Derrida s’est posé plusieurs fois à lui-même cette question : « Comment un
chemin peut-il passer par des apories68 ? » Mieux vaudrait d’ailleurs dire qu’il se
l’est opposée, pour autant qu’il était question dans un geste réflexif de savoir
comment et pourquoi il s’était en diverses occasions trouvé « embarrassé » et
même « paralysé » dans des situations où lui venait à l’esprit « ce mot fatigué de
philosophie et de logique » : aporia69. Il est certain que Habermas ne saurait
prendre au sérieux une telle question. Mais il l’est tout autant qu’Adorno le
ferait quant à lui sans difficulté. Derrida ne s’y est en quelque sorte pas trompé,
en mettant au jour chez ce dernier ce qui pourrait ressembler à l’archétype des
« chemins » susceptibles de s’ouvrir par des apories ou des figures similaires. Pas
n’importe où et n’importe quand : à Francfort devant Habermas, lors de son
discours pour la remise du prix Adorno ; le 22 septembre 2001, c’est-à-dire
après leur réconciliation. Pas n’importe comment non plus, puisqu’au travers
du commentaire d’un propos d’Adorno au sujet de Benjamin qui avait été
allusivement évoqué par Habermas quelques années plus tôt dans le texte qui
l’attaquait. Voici ce qu’écrivait Adorno en 1955, à la fin de son « Portrait de
Walter Benjamin » : « Sous la forme du paradoxe de la possibilité de
l’impossible, il réunit pour la dernière fois la mystique et l’Aufklärung, le
rationalisme émancipateur. Il a banni le rêve sans le trahir et sans se faire le
complice de l’unanimité permanente des philosophes, selon laquelle cela ne se
peut70. » Clin d’œil à Habermas dans l’ambiance nouvelle d’une paix sous
l’ombre protectrice de son mentor, Derrida empruntait donc à Adorno un
droit à « ne pas se laisser impressionner par “l’unanimité permanente des
philosophes” » et même quelque chose comme un devoir de « commencer par
s’inquiéter si l’on veut penser un peu ». Mieux encore, il indiquait avoir
découvert dans le portrait d’un auteur en quelque sorte fétiche l’exemple par
excellence de ces figures paradoxales ou aporétiques qui ont mauvaise
réputation dans la tradition métaphysique mais incitent à « penser autrement la
pensée » : la « possibilité de l’impossible (Möglichkeit des Unmöglichen) ». À
quoi il ajoutait enfin avoir depuis un moment essayé d’en tirer quelques
conséquences « éthiques, juridiques et politiques » au sujet d’objets précis
comme le temps, le don, l’hospitalité, le pardon, la décision ou encore la
« démocratie à venir ».
Derrida aurait donc pu s’autoriser d’Adorno pour opérer ce renversement de
la question qu’il s’objectait : « Que serait un chemin sans aporie71 ? » À tout
prendre, il lui aurait même été possible de se chercher une sorte de protecteur
chez un auteur canonique, au tout début de l’histoire de la philosophie : « Je
suis totalement déroutant (atopos) et je ne crée que de l’aporia72. » Mais c’est
avec lui-même et sans Platon au nom de Socrate qu’il s’explique afin de se
demander « ce qui arrive, ce qui se passe avec l’aporie »73. Pour ce faire, il revient
vers le livre où il avait pour la première fois suggéré que la morale, la politique
et la responsabilité « n’auront jamais commencé qu’avec l’expérience de
l’aporie »74. Il était question de l’Europe, non pour en fournir une idée fût-elle
seulement régulatrice, mais afin de décrire une injonction « double et
contradictoire » pour qui a « le souci de l’identité culturelle européenne ». Voici
quelques-unes des illustrations d’un « devoir de répondre à l’appel de la
mémoire européenne » qui chaque fois se dédouble en deux propositions
d’allure contradictoire : cultiver la vertu de la critique, de l’idée et de la
tradition critique, mais aussi « la soumettre, au-delà de la critique et de la
question, à une généalogie déconstructrice qui la pense et la déborde sans la
compromettre » ; « Assumer l’héritage européen, et uniquement européen,
d’une idée de la démocratie, mais aussi reconnaître que celle-ci, comme celle
du droit international, n’est jamais donnée, que son statut n’est même pas celui
d’une idée régulatrice kantienne, plutôt quelque chose qui reste à penser et à
venir » ; « Respecter la différence, l’idiome, la minorité, la singularité, mais
aussi l’universalité du droit formel, le désir de traduction, l’accord et
l’univocité, la loi de la majorité, l’opposition au racisme, au nationalisme, à la
xénophobie »75. Il s’agissait donc si l’on comprenait bien d’à la fois identifier
voire « ré-identifier » l’Europe en préservant son héritage sans sentiment de
culpabilité et d’assumer la responsabilité de l’ouvrir à d’autres sous des
modalités différentes de celle d’une simple extrapolation de son expérience ou
d’un passage à la limite qui ferait de celle-ci un idéal régulateur.
Lorsqu’il se commente à cinq ans de distance, Derrida fournit une
explication dans le vocabulaire technique de la philosophie de la raison pour
laquelle il désignait comme aporie ce qu’il nommait « double impératif
contradictoire »76. Pour noter que jusqu’à un certain point le terme
d’antinomie pouvait s’imposer, dans la mesure où « il s’agissait bien, dans
l’ordre de la loi (nomos), de contradictions ou d’antagonismes entre des lois
également impératives »77. Mais aussi pour maintenir qu’il ne voyait dans les
doubles devoirs qu’il décrivait ni la trace d’une « illusion transcendantale » de
type kantien ni la forme de contradictions dialectisables à la façon de Hegel ou
Marx. Parlant alors de ce qu’il cherchait à faire comme d’une « endurance non
passive de l’aporie », il affirme qu’il s’agissait d’éviter la « bonne conscience » :
non pas celle qui n’est que « la grimace d’une vulgarité complaisante », ce
qu’aurait été si l’on veut un simple appel lancé à l’Europe de n’être pas centrée
sur elle-même ; celle qui s’attache à une certitude subjective « d’avoir raison,
d’être du côté de la science, de la conscience ou de la raison » et transforme la
responsabilité en « déploiement d’un programme, en application technique de
la règle ou de la norme, en subsomption du “cas” déterminé »78. Enfin et
surtout, il souligne le fait que sa manière de penser en passant par des apories
n’a jamais pour finalité de « justifier un passage au-delà du savoir (…) vers une
pensée plus radicale, originaire ou fondamentale »79. Cette précision est
essentielle, dans la mesure où elle dissipe un malentendu récurrent concernant
une éventuelle similitude entre ses gestes philosophiques et ceux de Heidegger.
En l’occurrence, il lui aurait d’ailleurs été facile de se citer encore pour illustrer
cette proclamation d’indépendance : « Le même devoir commande de tolérer et
de respecter tout ce qui ne se place pas sous l’autorité de la raison. Il peut s’agir
de la foi, des différents types de la foi. Il peut s’agir aussi de pensées,
questionnantes ou non, et qui, tentant de penser la raison et l’histoire de la
raison, excèdent nécessairement son ordre, sans devenir pour autant de ce
simple fait irrationnelles, encore moins irrationalistes ; car elles peuvent tâcher
aussi cependant de rester fidèles à l’idéal des Lumières, de l’Aufklärung, de
l’Illuminismo, tout en reconnaissant ses limites, pour travailler aux Lumières de
ce temps qui est le nôtre — aujourd’hui80. » Autrement dit et si l’on peut ainsi
parler, l’aporie qui ressemble classiquement à une antinomie sans résolution ne
dégage ni l’horizon hégélien d’une Aufhebung ni celui heideggérien d’une
« relève » : plutôt la perspective d’une Aufklärung sans dialectique négative ni
idéal régulateur, si l’on veut toujours inachevée.
On verra pourquoi et comment Derrida pense trouver dans la démocratie
une expérience à privilégier de ce qu’il nomme « double impératif
contradictoire ». Restant encore un instant dans le registre du droit que l’on
peut avoir de posséder un concept, risquons une hypothèse. On sait que chez
Kant, le travail sur les antinomies vise leur résolution en vue d’« accorder la
raison avec elle-même »81. Mais aussi qu’il pousse son exploration critique des
limites de celle-ci jusqu’au point où l’action ne peut plus s’autoriser d’un savoir
certain, inventant pour en même temps ni lâcher prise ni rechuter dans le
dogmatisme un concept et son double : l’idée régulatrice et le « comme si ».
Nourrie de réserves plus que d’objections, l’attitude de Derrida vis-à-vis de ces
derniers relève donc moins d’une sorte de malin plaisir à désaccorder la raison
d’avec elle-même que d’un souci de préserver ce que son histoire doit encore au
geste critique hérité de Kant. Si tel est le cas, ce n’est ni par jeu qu’il choisit la
figure caractérisant le mieux à ses yeux l’endroit où la raison marque sa limite
ni par goût du paradoxe qu’il emprunte à Nietzsche l’adverbe exprimant ce que
l’on peut y faire : l’aporie est comme une antinomie qui ne se régule pas ;
« peut-être » est ce qu’il faut se dire lorsque l’on veut sans savoir si cela se peut
tout en demeurant ouvert à la possibilité que cela arrive. À le voir suivre
Nietzsche à la rencontre des « philosophes du dangereux peut-être », on s’était
fait un peu peur en l’imaginant tenté de ne pas s’arrêter avant de franchir une
frontière périlleuse. Mais si l’interprétation proposée de ce qu’il conçoit comme
une pensée de l’aporie est la bonne, celle-ci ne trahit pas l’héritage des
Lumières si tant est qu’il demeure fidèle à l’esprit de sa tradition critique.
Autrement dit, le « peut-être » n’est sans doute pas si dangereux qu’annoncé.
Saisissant chez Adorno un « paradoxe de la possibilité de l’impossible » pour
affirmer qu’il faut « commencer par s’inquiéter si l’on veut penser un peu »,
Derrida ne fait au fond que solliciter l’esprit même de la philosophie depuis ses
origines comme skepsis. Affirmant que celle-ci passe souvent par l’aporie, il
aurait pu s’autoriser de Platon qui prête à Socrate l’idée qu’elle ne fait rien
d’autre qu’en créer. Déposant enfin sur la table des catégories l’adverbe « peut-
être » qu’il emprunte à Nietzsche, il scrute les limites de la raison d’une façon
qui n’est à tout prendre guère éloignée de celle de Kant. On peut toutefois
estimer que tout cela doit être en quelque sorte mis à l’épreuve pour prouver
qu’il est bien question de toujours penser la « lumière des Lumières ». Les
promesses de Derrida à ce sujet s’inscrivent le plus souvent dans des domaines
circonscrits et s’attachent à des objets précis : éthique, droit, politique ;
responsabilité, décision, démocratie. Il lui a été longtemps reproché de ne pas
entrer dans le monde de ce que l’on nomme classiquement la raison pratique,
voire d’être incapable de le faire en fonction même des principes de sa
démarche et de son style. Du moins jusqu’au moment où il semblait à certains
de ses critiques qu’une sorte de tournant interne à son œuvre changeait la
donne et ouvrait la perspective de rapprochements82. Lui-même conteste le fait
qu’il y ait eu dans les années 1980-1990 un « political turn ou un ethical turn
de la “déconstruction” »83. Dont acte, mais peu importe ici : avec pour
l’essentiel Force de loi et Politiques de l’amitié publiés en 1994 Derrida offre de
quoi le prendre aux mots par lesquels il affirme notamment que la justice est
« une expérience de l’impossible » et que la démocratie « reste à venir »84.
Comme il le fait presque toujours pour autant que la « déconstruction » est
aussi sinon surtout un art de lire, Derrida a beaucoup emprunté afin d’entrer
dans ces questions. S’agissant de la première, à Walter Benjamin : plus
précisément à un texte « inquiet, énigmatique, terriblement équivoque » de
celui-ci, écrit en 1921 et intitulé « Pour une critique de la violence »85. Point
qui n’est pas sans importance, ce bref essai avait été salué par Carl Schmitt et
Adorno y voit l’une des dernières expressions d’une première manière de son
auteur, consistant à « évoquer les essences de façon immédiate » plutôt que de
façon dialectique86. Derrida y trouve quant à lui une série de distinctions
« intéressantes, provocantes, nécessaires jusqu’à un certain point », mais aussi
« radicalement problématiques »87. Également, « sous certains traits », ce qui est
souvent imputé à Benjamin et n’est pas sans poser question : « Une greffe de
mystique néo-messianique juive sur un néo-marxisme post-sorelien (ou
l’inverse)88. » Enfin, sous une forme à la fois « mystique » et « hypercritique »
l’une des manifestations dans l’Allemagne de la défaite du discours sur « la crise
du modèle européen de la démocratie bourgeoise, libérale et parlementaire »
auquel participaient entre autres à la même époque Carl Schmitt et Heidegger.
Si l’on ajoute que Derrida a choisi de commenter ce texte de Benjamin pour
un colloque intitulé « Le nazisme et la “solution finale” » centré sur « les limites
de la représentation », il est clair que nous sommes au cœur des ténèbres : dans
une zone où la question des lumières de l’Aufklärung connaît la forme extrême
de son danger ; là où l’on entend parfois des propos qui transgressent les
limites de la décence ; si l’on veut à l’endroit où la « déconstruction » pourrait
subir une épreuve de vérité décisive.
Benjamin opère trois distinctions que Derrida schématise. La première
oppose deux violences du droit : l’une est fondatrice, qui institue et pose le
droit (die rechtsetzende Gewalt) ; l’autre est conservatrice, qui « maintient,
confirme, assure la permanence et l’applicabilité du droit » (die rechtserhaltende
Gewalt)89. Derrida présente la seconde de la façon suivante : « Il y a ensuite la
distinction entre la violence fondatrice du droit qui est dite “mythique” (sous-
entendu : grecque, me semble-t-il) et la violence destructrice du droit
(Rechtsvernichtend), qui est dite divine (sous-entendu : juive, me semble-t-il). »
Reste enfin une distinction entre « la justice (Gerichtigkeit) comme principe de
toute position divine de but (das Prinzip aller göttlichen Zwecksetzung) et la
puissance (Macht) comme principe de toute position mythique du droit (aller
mythischen Rechtsetzung). » Le texte de Benjamin est particulièrement difficile
et il est rare que Derrida se livre à une telle schématisation, qui contraste avec
sa manière qu’il dit « lisante » de lire les textes. Mais le lecteur lui est
reconnaissant de l’exercice et admet facilement que ce qui lui semble être
impliqué dans la distinction centrale y est bien. Il peut donc le suivre à la
recherche de ce que vise à établir Benjamin au travers de ces distinctions et de
ce que veulent dire les derniers mots du texte : « La violence divine (göttliche
Gewalt), qui est insigne et sceau (Insignium und Siegel), non point jamais
moyen d’exécution sacrée, peut être appelée souveraine90. »
Lui-même soucieux de ce que veulent dire ce mot et le geste qui lui
correspond, Derrida examine de près ce qu’entend et veut faire Benjamin en
parlant d’une « critique » de la violence. Aux yeux de celui-ci, une critique
authentique requiert de sortir du cercle classique de la discussion de la
question : « Se demander si la violence peut être un moyen en vue de fins
(justes ou injustes), c’est s’interdire de juger la violence elle-même. La
critériologie concernerait alors seulement l’application de la violence, non la
violence elle-même91. » On verra que Derrida repartira quant à lui de la
problématique pascalienne du lien entre justice et force, manière de faire qui
serait à coup sûr insuffisamment radicale pour Benjamin. Mais il prend soin
d’expliciter ce en quoi pour celui-ci les deux grandes traditions d’analyse du
droit passent à côté d’un questionnement véritablement « critique » de la
violence propre à ce phénomène : « Le droit naturel s’efforce de “justifier”
(rechtfertigen) les moyens par la justice des buts (Gerechtigkeit der Zwecke) ; le
droit positif s’efforce de “garantir” la justice (Berechtigung) des fins par la
légitimité (Gerechtigkeit) des moyens92. » Autrement dit, les deux positions
partent de la même présupposition dogmatique, l’une restant aveugle à la
conditionnalité des moyens, l’autre à l’inconditionnalité des fins, et Benjamin
les renvoie dos à dos pour autant qu’elles sont toutes deux impuissantes à saisir
l’essence de la violence consubstantielle au droit. D’où l’importance qu’il
accorde à la question de la nature du droit de grève qui est à l’ordre du jour du
moment où il écrit : une conception en quelque sorte naïve de celui-ci veut y
voir une forme d’action non violente ; lui y perçoit un affrontement entre deux
violences, l’une conservatrice du droit existant, l’autre visant à fonder un droit
nouveau et révélant surtout la présence de la violence au fondement même du
phénomène.
Derrida rappelle à ce sujet que dans l’Allemagne des années vingt, qu’ils
soient de gauche ou de droite tous les discours révolutionnaires justifiaient le
recours à la violence « en alléguant l’instauration en cours ou à venir d’un
nouveau droit », soulignant en outre le fait que Benjamin se trouvait souvent
entre les deux positions « qui se ressemblaient de façon troublante » (p. 87).
Nommant « mystique » l’idée selon laquelle le moment fondateur du droit qui
s’accompagne souvent de souffrances, de crimes et de tortures est celui d’une
suspension du droit, il décrit ce qu’elle induit de la façon suivante : « Une
révolution “réussie”, la fondation d’un État “réussie” (un peu au sens où l’on
parle d’un felicitous performative speech act) produira après coup ce qu’elle était
d’avance destinée à produire, à savoir des modèles interprétatifs propres à lire
en retour, à donner du sens, de la nécessité et surtout de la légitimité à la
violence qui a produit, entre autres, le modèle interprétatif en question, c’est-à-
dire le discours de son auto-légitimation » (p. 90). On va voir que dans l’autre
texte de Force de loi, Derrida s’intéresse à l’idée de Montaigne reprise par Pascal
d’un « fondement mystique » de l’autorité des lois. Mais ce qui retient son
attention ici est une autre chose, d’autant plus importante qu’il risque à son
propos une analogie avec la « déconstruction » : la distinction qu’opère
Benjamin entre deux sortes de grèves générales, les premières (politiques) visant
à « remplacer l’ordre d’un État par un autre », les secondes (prolétariennes) à
« supprimer l’État ». Notant qu’il y aurait là en quelque sorte deux « tentations
de la déconstruction », il se demande alors si celle-ci est une sorte de grève
générale correspondant à une « stratégie de rupture ». Puis il donne une double
réponse : « Oui, dans la mesure où elle prend le droit de contester, et de façon
non seulement théorique, les protocoles constitutionnels, la charte même qui
régit la lecture dans notre culture et surtout dans l’académie » ; « Non, du
moins dans la mesure où elle se développe encore dans l’académie » (p. 90). On
pourrait juger la seconde proposition un peu courte et donc se dire que
Derrida donne ici raison par défaut à ses disciples les plus radicaux et donc en
retour à ses adversaires les plus décidés. Ou attendre d’en savoir un peu plus
sur la manière dont il « déconstruit » lui-même la question du droit dans le
premier texte de son livre.
Toujours est-il qu’il en vient à l’opposition entre violences fondatrice et
conservatrice, qu’il examine en montrant que Benjamin se livre à « un
mouvement laborieux pour sauver à tout prix une distinction ou une
corrélation sans laquelle tout son projet pourrait s’effondrer » (p. 97). Il s’agit
de comprendre l’idée selon laquelle il y a « quelque chose de pourri au cœur du
droit (etwas morsches im Recht) », avancée à propos de la peine de mort93.
Allons directement à ce qu’écrit Benjamin à ce sujet, avant de suivre l’analyse
méticuleuse qu’en donne Derrida : « En s’en prenant à la peine de mort on
n’attaque point une mesure punitive, on n’attaque pas des lois, mais le droit
lui-même dans son origine. » Voilà donc l’un des points extrêmes où pour
Benjamin toute théorie qui ne se donnerait pas les moyens de penser une co-
implication de la violence et du droit sombrerait dans une absolue naïveté.
Critiquant les critiques morales de la violence mobilisées contre la peine de
mort, Benjamin vise aussi celles qui se réfèrent de façon plus générale à ce qu’il
nomme une « informe “liberté” (gestaltlose “Freiheit”) ». Mais au-delà de ce qui
s’apparente à la reprise d’un schéma hégélien légué au marxisme, ce que
Benjamin veut mettre en avant est le fait que la menace engagée dans la
violence conservatrice du droit doit être perçue comme un « destin
(Schicksal) ». Voilà pour Derrida l’un des concepts majeurs du texte, qu’il
déploie de la façon suivante : « Ce qui existe, ce qui a consistance (das
Bestehende) et ce qui menace en même temps ce qui existe (das Drohende)
appartiennent “inviolablement” au même ordre, et cet ordre est inviolable parce
qu’il est unique » (p. 100). On voit donc que la justification de la peine de
mort par Benjamin est très différente de celles qui peuvent se rencontrer parmi
d’autres chez Kant ou Hegel : celle-ci n’est pas une peine parmi d’autres, mais
le révélateur du principe même du droit pour autant qu’expression ultime de la
violence qui fonde son ordre comme expression d’un « destin ». Sur ce point
essentiel, Benjamin parle donc la même langue que Heidegger et Schmitt, ce
que Derrida souligne en citant un propos issu d’un autre texte : « L’esprit — tel
est le thème de l’époque — se manifeste dans le pouvoir ; l’esprit, c’est la
faculté d’exercer la dictature. Cette faculté exige une discipline intérieure
rigoureuse tout autant qu’une action extérieure dépourvue de scrupules94. »
Voilà effectivement une parfaite expression de l’esprit du temps, dont on se dit
qu’il est urgent de se démarquer sans concession.
Il faut alors s’arrêter sur les deux exemples fournis par Benjamin d’une
« dégénérescence (Entartung) » du droit dans les sociétés démocratiques liée à
deux formes d’effacement de la distinction entre violences fondatrice et
conservatrice. Le premier s’attache à ce qu’il nomme « l’ignominie de la
police » et correspond au fait que la distinction est masquée en toute
hypocrisie : dans la monarchie absolue, la police représentait « la violence du
souverain dans laquelle s’unissent les pleins pouvoirs législatifs et exécutifs », en
cohérence avec l’essence ou l’esprit de l’institution ; dans les démocraties, son
pouvoir n’est plus « rehaussé » de cette manière, en sorte qu’elle ne témoigne
que de « la forme de violence la plus dégénérée qui se puisse concevoir »95. À ce
point, Derrida se risque à formuler une double « conséquence » ou
« implication » de cette idée de Benjamin : « 1. La démocratie serait une
dégénérescence du droit, de la violence, de l’autorité ou du pouvoir du droit ;
2. Il n’y a pas encore de démocratie digne de ce nom. La démocratie reste à
venir : à engendrer ou à régénérer » (p. 111). Derrida semble pointer ici deux
perspectives courantes d’interprétation de Benjamin, ou plus précisément
d’utilisation philosophicopolitique de ce versant de son œuvre. Mais veut-il
sans le dire indiquer une nouvelle fois deux « tentations de la
déconstruction » ? La première idée connaît aujourd’hui une certaine vogue,
mais un livre comme Politiques de l’amitié prouve qu’elle n’est pas la sienne, ne
serait-ce qu’au travers d’une sévère et particulièrement efficace
« déconstruction » des thèses de Carl Schmitt. On sait en revanche qu’il tient
beaucoup à l’idée de « démocratie à venir », en sorte que lorsque l’on y viendra
il faudra se souvenir de cette sorte de mise en scène autour des propos de
Benjamin sur la « dégénérescence » du droit. Ce d’autant qu’il montre de façon
lumineuse le fait que cette analyse de la police s’enchaîne parfaitement chez
Benjamin à une critique radicale du parlementarisme.
Le second élément que fournit ce dernier à l’appui de sa thèse concernant la
« dégénérescence » du droit en démocratie correspond quant à lui à un oubli de
la violence fondatrice. Le point clé est le suivant : tout contrat juridique a pour
origine (Ursprung) et issue (Ausgang) la violence, même si celle-ci sous sa forme
instauratrice n’a pas besoin d’être « immédiatement présente » pour autant
qu’elle est « représentée » par l’autorité née elle-même de la violence ; mais
« que disparaisse la conscience de cette présence latente de la violence dans une
institution, cette dernière alors périclite ». L’exemple que fournit Benjamin est
donc celui du « déplorable spectacle » que fournissent les parlements : « Il leur
manque le sens de la violence fondatrice du droit, qui est présente en eux ; rien
de surprenant si, au lieu d’aboutir à des décisions dignes de cette violence, ils
recourent au compromis pour résoudre les problèmes politiques sur un mode
qui prétend exclure la violence96. » Au-delà du fait que Benjamin oppose à la
naïveté des pacifistes la critique « radicale et parfaitement justifiée » du
parlementarisme par les syndicalistes et les bolchevistes, ce qui retient
l’attention tient en cela qu’il mobilise le schéma commun aux droites et
gauches extrêmes de l’époque d’un oubli de l’origine : ce que Derrida désigne
comme « mise en perspective archéotéléologique, voire archéo-eschatologique
qui déchiffre l’histoire du droit comme une décadence (Verfall) depuis
l’origine » (p. 111). Ce point est d’autant plus mis en valeur que Benjamin
semble admettre a contrario qu’une élimination non violente des conflits est
possible dans le monde privé, là où peuvent régner « la courtoisie cordiale, la
sympathie, l’amour de la paix, la confiance et toutes autres attitudes de ce
genre ». Mais l’essentiel n’est pas là, pour autant que c’est la sphère publique
qui est en cause dans cette analyse de la violence inhérente au droit et qu’il est
toujours question de réfuter la thèse commune aux théories juridiques tant
jusnaturalistes que positivistes selon laquelle « par des moyens légitimes on
peut atteindre des buts justifiés », ce que Benjamin met en scène au travers
d’une question vertigineuse : « Que se passerait-il si toute espèce de violence
liée au destin (schicksalmässige Gewalt) et utilisant des moyens justes
(berechtigte) se trouvait dans un conflit insoluble avec des buts justes
(gerechten)97 ? » Benjamin suggère un instant que ce qui révèle ainsi « le
caractère indécidable de tous les problèmes de droit (Unentscheidbarkeit aller
Rechtsprobleme) » est « décourageant ». Mais aussitôt construite une analogie
entre l’indécidabilité du droit et l’impossibilité dans laquelle se trouvent les
langues naissantes de prendre une décision sur le « correct » et le « faux »,
Benjamin relance son analyse en ouvrant une nouvelle perspective : « Ce qui
décide de la légitimité des moyens et de la justification des buts, ce n’est jamais
la raison, mais, au-dessus d’elle, une violence liée au destin, et, au-dessus de
cette violence, Dieu lui-même98. » Pour autant que tout le début du texte était
commandé par la volonté de disqualifier la problématique classique des
moyens et des fins l’argument semble inconséquent. Mais du moins voit-on
venir une explicitation de la notion de « destin » à partir de l’idée d’une origine
mythique du droit.
Il s’agit donc toujours pour Benjamin de prouver que la violence présente au
cœur du droit n’est pas celle d’un moyen en vue d’une fin : comme l’a bien vu
Adorno, de saisir son essence et non de mettre au jour une dialectique. Derrida
sait bien que l’on s’approche du point le plus sensible du texte, celui dont
l’interprétation est la plus périlleuse dans sa propre perspective. D’où deux
remarques préalables : ce qui donne à l’essai de Benjamin l’allure d’une
réflexion sur la terreur est d’une « terrifiante ambiguïté éthico-politique » ;
mais le passage où sont opposées les violences mythique et divine illustre « le
courage d’une pensée qui sait qu’il n’y a de justesse et de justice et de
responsabilité qu’à s’exposer à tous les risques, au-delà de la certitude et de la
bonne conscience » (p. 122). Avec ses résonances heideggériennes, cette
seconde remarque évoquerait-elle l’intention intellectuelle mais aussi en un
sens politique de la « déconstruction » ? Aux yeux de Benjamin, la leçon
grecque attachée notamment à la légende de Niobé est à la fois d’une clarté
décisive et d’une ambiguïté saisissante. D’un côté, elle met au jour une origine
mythique de la violence qui n’applique pas sous une forme distributive ou
rétributive un droit existant, mais fonde un droit nouveau en fonction d’un
destin. Mais en même temps, elle révèle le caractère ambigu et incertain de la
« sphère du destin » : fondatrice et conservatrice, la violence mythique n’est
pourtant pas « proprement destructrice (eigentlich zerstörend) », pour autant
que si elle provoque la mort sanglante des enfants de Niobé elle respecte la vie
de leur mère comme « éternelle et muette porteuse de la faute »99. Benjamin ne
doute pas de ce que l’identification de cette forme mythique de la violence qui
fonde le droit dans le monde grec éclaire le fait que le destin est de façon
générale le « fondement de la violence juridique ». Mais il veut encore montrer
qu’elle s’oppose à une violence divine qui serait propre au judaïsme.
Benjamin oppose donc à la violence mythique une violence de Dieu qui lui
est strictement inverse : l’une fonde le droit, pose des limites, induit en même
temps faute et expiation en instaurant la menace ; l’autre détruit le droit,
anéantit les frontières, fait expier en frappant. Mais surtout, au point de plus
extrême équivoque du discours de Benjamin qui cherche « une violence pure et
immédiate capable de suspendre le mythique », la différence décisive concerne
le sang et l’importance attachée à la vie. Voici ce qu’il écrit en opposant à la
légende de Niobé le jugement de Dieu contre la bande de Coré dans les
Nombres : « La violence mythologique est violence sanglante exercée en sa
propre faveur contre la vie pure et simple (das blosse Leben) ; la violence divine
est violence pure exercée contre toute vie en faveur du vivant (über alles Leben
um des Lebendigen willen). La première exige le sacrifice, la seconde
l’accepte100. » Le passage est à coup sûr d’interprétation difficile, en raison
principalement de l’idée d’une violence divine qui sacrifierait la vie pour sauver
le vivant. Précisant qu’il laisse à Benjamin la « responsabilité » de cette vision
du judaïsme, Derrida cherche à comprendre pourquoi celui-ci veut la
combattre et proteste avec tant d’énergie contre « toute sacralisation de la vie
pour elle-même, de la vie naturelle, du simple fait de vivre » (p. 125). Benjamin
juge donc « fausse et basse » la proposition selon laquelle « le simple Dasein
serait plus élevé que le Dasein juste, si par Dasein on entend le simple fait de
vivre »101. Voici comment Derrida interprète le fait que Benjamin semble donc
adhérer à une proposition inverse : « Ce qui fait le prix de l’homme, de son
Dasein et de sa vie, c’est de contenir la potentialité de la justice, l’avenir de la
justice, l’avenir de son être-juste, de son avoir-à-être juste. Ce qui est sacré dans
sa vie, ce n’est pas sa vie mais la justice de sa vie » (p. 126). On peut n’être pas
convaincu par cette interprétation, qui rapporte l’extrême ambiguïté du
discours de Benjamin au simple fait qu’il serait à la fois « attiré et réticent »
devant un dogme affirmant le caractère sacré de la vie dont il affirme qu’au-
delà de la tradition religieuse il se retrouve dans la « vie présente ». Un point de
parfaite cohérence du texte fait apparaître le fait que c’est du côté d’une
réticence et même d’une farouche hostilité au dogme de la sacralisation de la
vie exposé dans le commandement « Tu ne tueras point » que penche la
balance : poursuivant le fil polémique de sa critique des critiques de la peine de
mort, Benjamin affirme que « ceux-là ont tort qui fondent sur le précepte la
condamnation de toute mise à mort violente de l’homme par les autres
hommes ». Il est cependant vrai qu’il assigne également l’idée selon laquelle les
hommes « ont le champ libre pour exercer les uns contre les autres la violence
qui donne la mort » à une « extension de la violence pure ou divine ». La
meilleure attitude vis-à-vis de ce passage serait peut-être de l’abandonner à sa
radicale équivoque sans chercher à surmonter la contradiction qui le traverse102.
Autant les longues pages du texte consacrées à l’analyse d’une opposition
entre la violence fondatrice du mythe et la violence divine destructrice sont
d’une ambiguïté sans doute cultivée autour de la différence entre la vie et le
vivant, autant sa fin se veut synthétique et tranchée. En premier lieu, parce que
Benjamin affiche le fait que sa « critique » de la violence permet une « prise de
position critique, décisoire et décisive, sur ses données à tel moment du
temps »103. Nous sommes donc définitivement dans les rhétoriques de la
« résolution » de Heidegger et de la « décision » de Carl Schmitt : là où la
réflexion sur les essences doit permettre des engagements dans le monde. Ainsi
que le souligne Derrida, le fait que Benjamin affirme que la critique de la
violence est « la philosophie de son histoire » veut dire qu’il est question pour
lui de choisir, de « décider et de trancher dans l’histoire et au sujet de
l’histoire », donc du présent. C’est effectivement ce qu’il fait de façon résolue,
en reconstruisant le réseau de ses oppositions d’une façon que Derrida
schématise de la façon suivante : « Toute l’indécidabilité (Unentscheidbarkeit)
est située, bloquée, accumulée du côté du droit, de la violence mythologique,
c’est-à-dire fondatrice et conservatrice du droit. Toute la décidabilité au
contraire se situe du côté de la violence divine qui détruit le droit, on pourrait
même se risquer à dire qui déconstruit le droit » (p. 128). Laissons une fois
encore de côté mais sans l’oublier l’hypothèse esquissée d’un mot. L’essentiel
pour l’instant tient à cela que si l’on veut la décision de Benjamin consiste à
affirmer que l’histoire est du côté de la violence divine qui interrompt le droit
et non de celle du mythe qui le fonde et le conserve : ce pourquoi sa
« philosophie » de l’histoire en appelle à une « nouvelle ère historique »104. On
comprend donc déjà comment Benjamin pourra avancer les deux premiers
points de ses derniers mots : « Il faut rejeter (verwerfen) toute violence
mythique, la violence fondatrice du droit, qu’on peut appeler violence
gouvernante (schaltende Gewalt). Il faut rejeter aussi la violence conservatrice de
droit, la violence gouvernée (verwaltete Gewalt), qui est au service de la
gouvernante ». On commence aussi à entrevoir ce que pourrait vouloir dire le
troisième, qui est son tout dernier : « La violence divine (göttliche Gewalt), qui
est insigne et sceau (Insignium und Siegel), non point jamais moyen d’exécution
sacrée, peut être appelée souveraine. » Mais seulement à l’entrevoir, pour autant
qu’entre-temps Benjamin a provoqué ce que Derrida nomme un « coup de
théâtre », non sans se demander si celui-ci « n’était pas prémédité depuis le
lever de rideau » (p. 129).
De quoi s’agit-il ? À première vue en effet de ce que l’on sentait venir depuis
le début : la « nouvelle ère historique » en faveur de laquelle Benjamin appelle à
se décider pourrait être inaugurée par une violence révolutionnaire analogue à
celle de Dieu. Mais Derrida a raison de souligner le caractère conditionnel
qu’assigne Benjamin à cette proposition. C’est que s’il est clair aux yeux de ce
dernier que cette violence révolutionnaire est ce qui correspond à « la plus
haute manifestation de la violence pure parmi les hommes », il est impossible à
ceux-ci de déterminer quand elle fut « effective en un cas déterminé ».
Autrement dit, si les hommes situés dans une histoire peuvent connaître avec
certitude la violence mythique qui se traduit dans le droit, il leur est impossible
de savoir si une violence pure est révolutionnaire en tant que telle parce que
conforme à la violence divine. D’où pour Derrida un dernier schéma opposant
toujours deux violences concurrentes : « D’un côté la décision sans certitude
décidable, de l’autre la certitude de l’indécidable mais sans décision » (p. 131).
Sachant l’importance qu’il accorde aux questions de la connaissance et de la
décision dans l’analyse du droit et de la justice, on l’attend en quelque sorte au
tournant de cet ultime moment d’interprétation du texte de Benjamin. Il se
risque en effet à quelques remarques sur la « déconstruction », mais sans
véritablement clarifier les choses : il n’est pas certain que celle-ci existe, du
moins au singulier ; le Juif et l’Hellène ne sont peut-être pas « ce que Benjamin
veut nous faire croire » ; ses rapports avec la « destruction (Zerstörung) » de
Benjamin et la Destruktion de Heidegger restent à démêler. On en apprend
donc assez peu et il est temps de bientôt se tourner vers l’exercice en quelque
sorte in concreto proposé dans la partie du livre intitulée « Du droit à la
justice ». Mais Derrida a encore à dire sur le texte « étrange » de Benjamin,
dans un post-scriptum qui replace sa lecture dans le contexte d’un colloque sur
la « solution finale »105.
Dans ces pages sans doute ajoutées à une version initiale du texte, Derrida
veut être extrêmement clair quant aux limites qu’il entend assigner à une
certaine fascination à l’égard des analyses de Benjamin. Pour souligner une
nouvelle fois ce qu’il avait posé dans une sorte d’avant-propos : des affinités
entre le texte de ce dernier et un certain nombre d’écrits contemporains de
Carl Schmitt et Heidegger, « non seulement en raison de l’hostilité à la
démocratie parlementaire, voire à la démocratie tout court, non seulement en
raison de l’hostilité à l’Aufklärung, d’une certaine interprétation du polemos, de
la guerre, de la violence et du langage, mais aussi en raison d’une thématique
de la “destruction” alors très répandue » (p. 73). Mais aussi pour proposer au
terme d’une longue série d’hypothèses quant à ce qu’aurait pu être une analyse
de la destruction des Juifs à l’aune de ce texte une extrapolation somme toute
raisonnable : « Benjamin aurait peut-être jugé vain et sans pertinence, en tout
cas sans pertinence qui fût à la hauteur de l’événement, tout procès juridique
du nazisme et de ses responsabilités, tout appareil de jugement, toute
historiographie qui fût homogène à l’espace dans lequel le nazisme s’est
développé jusqu’à la solution finale, toute interprétation puisant aux concepts
philosophiques, moraux, sociologiques, psychologiques ou psychanalytiques et
surtout aux concepts juridiques (en particulier ceux de la philosophie du droit,
qu’elle soit jusnaturaliste, dans le style aristotélicien ou dans le style de
l’Aufklärung) » (p. 142-143). Soulignons ce point : non seulement Derrida ne
se laisse pas séduire par la « terrible et accablante condamnation de
l’Aufklärung » que Benjamin réitère après un texte de 1918, mais il refuse de
s’embarquer dans une affaire où il serait question de « déconstruire » le droit
jusqu’au point ou serait montrée une totale relativité de ses concepts, ou
d’affirmer une impossibilité radicale du jugement historique106.
Mais il veut aller plus loin dans la mise à distance : « Ce que, pour finir, je
trouve le plus redoutable, voire insupportable dans ce texte, au-delà même des
affinités qu’il garde avec le pire (critique de l’Aufklärung, théorie de la chute et
de l’authenticité originaire, polarité entre le langage originaire et le langage
déchu, critique de la représentation et de la démocratie parlementaire, etc.),
c’est finalement une tentation qu’il laisserait ouverte » (p. 145). De quelle
tentation s’agit-il, question d’autant plus importante qu’il en a prêté quelques-
unes à la « déconstruction » ? De celle-ci : « Penser l’holocauste comme une
manifestation ininterprétable de la violence divine » ; voir dans les chambres à
gaz et les fours crématoires une expression de ce que Benjamin appelle
« processus non sanglant qui frappe et fait expier ». Affirmant que ce texte de
Benjamin comme bien d’autres est « trop heideggérien, messianiste-marxiste
ou archéo-eschatologique » pour lui, Derrida ajoute qu’il est temps de penser la
« complicité » des discours de ce type avec le pire, en l’occurrence associé à la
« solution finale ». Enfin et s’il fallait encore dissiper des malentendus, il précise
que l’une des intentions de son commentaire était de creuser ce qui fait la
différence entre la « destruction (Zerstörung) » de Benjamin et la Destruktion de
Heidegger d’une part, une « affirmation déconstructrice » de l’autre. Reste
donc à regarder comment celle-ci se conçoit et fonctionne sur la question du
droit qui était ici en jeu.
En choisissant de lire « Prénom de Benjamin » avant « Du droit à la justice »,
on a voulu dissocier pour un moment dans le travail de Derrida deux exercices
en partie différents mais qui le plus souvent s’entremêlent : celui du
commentaire, somme toute classique et même trop aux yeux de certains de ses
contempteurs ; celui de l’analyse d’objets philosophiques précis, en
l’occurrence souvent avancés comme ceux qui permettraient de voir à l’œuvre
in concreto la démarche désignée comme « déconstruction ». Mais on cherchait
aussi à saisir si l’on veut une balle au bond, c’est-à-dire à soumettre cette
dernière à une sorte d’épreuve de vérité informée par ce qu’en disent à la fois
son inventeur qui parfois doute qu’elle existe et ses adversaires qui croient pour
leur part savoir ce qu’elle est, pour ne rien dire de ceux qui se l’approprient
pour aller dans tous les sens. D’où une série de questions esquissées et mises en
réserve, certaines sollicitées par Derrida lui-même et d’autres pas. La
« déconstruction » serait-elle en analogie avec la grève générale analysée par
Benjamin une « stratégie de rupture » qui exprimerait sur un mode
heideggérien une sorte de « courage » de la pensée ? Creusant un parallélisme
mis en avant par ce dernier entre l’indétermination du droit et l’incapacité des
langues naissantes à définir un usage « correct » des mots, aboutirait-elle à
l’idée selon laquelle s’agissant du sens tant des textes que des normes une
interprétation selon des critères de certitude et de vérité serait impossible ? Sur
un plan plus politique, épouserait-elle un point de vue depuis lequel la raison
pour laquelle la démocratie reste « à venir » tiendrait en cela qu’elle est en ses
formes actuelles une « dégénérescence » du droit due à l’oubli ou la
dissimulation de sa fondation violente ? Il est désormais d’autant mieux
possible de chercher des réponses précises à ces questions cernées que Derrida a
clairement marqué ses distances avec un texte de Benjamin qui pourtant le
fascine et par là même interdit des interprétations qui se voudraient radicales
de celui-ci en cherchant à s’autoriser d’une conception que l’on pourrait dire
sauvage de la « déconstruction » : celle-ci ne s’apparente ni à la « destruction »
revendiquée par Benjamin ni à ce que Heidegger nomme Destruktion ; il ne
saurait être question de l’enrôler dans une sale affaire où il s’agirait d’affirmer
que l’extermination des Juifs est la manifestation d’une violence divine
insondable et donc un événement imperméable à l’interprétation historique. Si
d’aventure elle avait été nécessaire, cette prise de position d’une parfaite
fermeté permet d’aborder les clarifications attendues avec sérénité.
Les deux textes de Force de loi ont été écrits fin 1989 : un an après la
traduction en français du Discours philosophique de la modernité, c’est-à-dire au
début de la guerre avec Habermas et en l’occurrence surtout certains de ses
disciples. Derrida ne craint pas de mettre en scène son propos dans le cadre du
conflit : le thème du colloque pour lequel le premier texte a été écrit est
Deconstruction and the Possibility of Justice ; il va chercher à montrer que oui,
« la déconstruction assure, permet, autorise la possibilité de la justice » ; mais il
sait que dans « l’autre camp » on affirme que ce n’est pas vrai, que les
« déconstructionnistes » n’ont rien à dire de la justice et même que leur
démarche menace le droit ; leur « adversaire » doit reconnaître en retour une
sorte de « souffrance de la déconstruction », assumer le soupçon selon lequel
elle met en avant une « absence de règles, de normes et de critères assurés pour
distinguer de façon non équivoque entre le droit et la justice » (p. 14). Il
démine toutefois le terrain en affirmant que le titre du colloque dans lequel il
parle serait « virtuellement violent, polémique, inquisiteur » s’il s’agissait
d’enfermer les choses dans des alternatives de type « ou bien… ou bien »/ « oui
ou non », mais qu’il est possible d’en sortir en posant qu’il n’est pas question de
récuser les concepts de norme, de règle ou de critère, plutôt de « juger ce qui
permet de juger, ce dont s’autorise le jugement ». Il faut donc entendre que ce
questionnement vaut à la fois pour l’analyse du droit qui en est l’objet et pour
l’explicitation de la démarche suivie, autrement dit que la « déconstruction »
est effectivement mise à l’épreuve de sa justification au travers de la façon dont
elle traite le problème de la justice.
Il arrive à Derrida de prendre le risque de décourager ses auditeurs ou
lecteurs par de longs préliminaires, notamment lorsqu’il parle dans une langue
qui n’est pas la sienne en se livrant à de lentes digressions sur le devoir, la
possibilité ou l’impossibilité de le faire. En l’occurrence, l’une de ses réflexions
préalables à ce sujet est éclairante. Elle concerne la difficulté de traduire en
français l’expression anglaise to enforce the law : dire « appliquer la loi » revient
à effacer une « allusion directe, littérale à la force qui vient de l’intérieur nous
rappeler que le droit est toujours une force autorisée, une force qui se justifie
ou qui est justifiée à s’appliquer, même si cette justification peut être jugée
d’autre part injuste ou injustifiable » ; or Kant lui-même affirme que l’on ne
peut distinguer rigoureusement le droit de la morale qu’en montrant que le
premier vise « la possibilité d’une contrainte externe » ; revenant au français, on
devrait donc se demander ce qu’il faut entendre dans l’expression « force de
loi »107. Derrida n’oublie pas qu’un problème de même ordre se pose en
allemand, précisément à propos du texte de Benjamin sur lequel il se penche
par ailleurs : on traduit tant en français qu’en anglais Gewalt par « violence »,
sans voir que cela relève d’« interprétations très actives qui ne font pas justice
au fait que Gewalt signifie aussi, pour les Allemands, pouvoir légitime, autorité,
force publique » ; il faudrait cette fois se demander comment distinguer entre
la force de loi d’un pouvoir légitime et « la violence prétendument originaire
qui a dû instaurer cette autorité et qui elle-même ne pouvait s’autoriser
d’aucune légitimité antérieure, si tant est qu’elle n’est, dans ce moment initial,
ni légale ni illégale ». On se souvient que Derrida a toujours traduit Gewalt par
« violence » dans le texte de Benjamin et il faut noter qu’il prend ici
discrètement ses distances avec l’une des problématiques centrales de ce
dernier. Mais surtout, il a choisi d’entrer dans son sujet à partir de la notion de
force impliquée dans le droit plutôt que de celle d’une violence qui lui serait
consubstantielle.
Derrida va donc revenir à des classiques français qu’il fait siens, Pascal et
Montaigne. Mais non sans avoir pris le temps de s’expliquer sur l’usage de
quelques mots dont la conceptualité ne va pas de soi : « force » bien sûr, dont il
vient de faire la bonne porte d’entrée dans le problème du droit ; mais aussi
« justice », objet on va le voir en un sens plus précis de son propos. Selon un
double mouvement désormais familier sous sa plume, il déclare avoir
« toujours été mal à l’aise » avec le mot « force », tout en l’ayant « souvent jugé
indispensable » (p. 21). Mais tout en étant affirmatif, il demeure allusif : de
nombreux textes dits « déconstructifs » et notamment les siens l’utilisent de
façon fréquente dans des endroits stratégiques ; mais toujours avec une
« réserve explicite » et une « mise en garde » quant au risque d’en faire un
concept « obscur, substantialiste, occulto-mystique » ; à charge pour le lecteur
de se souvenir par exemple de l’intérêt qu’il portait à l’idée d’une illocutionary
ou perlocutionary force du langage performatif dans la théorie d’Austin108. Le
problème que lui pose le mot « justice » est différent, sinon inverse : on lui
reproche de n’en avoir pas fait l’un des thèmes de son travail ; il proteste en
disant que ce n’est qu’une « apparence » et renvoie à un ancien très long texte
sur Levinas ou encore à Glas autour de Hegel109. Mais surtout, il avance un
argument précieux pour la discussion : un questionnement « déconstructif »
qui a commencé par « déstabiliser ou compliquer » l’opposition de nomos et de
phusis, de thesis et de phusis, ou encore par « rappeler à leurs paradoxes des
valeurs comme celles du propre et de la propriété dans tous leurs registres, celle
du sujet, et donc du sujet responsable, du sujet du droit et du sujet de la
morale, de la personne juridique et morale, de l’intentionnalité, etc. » est de
part en part « un questionnement sur le droit et la justice », également sur « les
fondements du droit, de la morale et de la politique ». À quoi il ajoute encore
pour être tout à fait précis en ayant peut-être à l’esprit une critique que lui
faisait Habermas en le rapprochant de Heidegger, que son attachement au
problème des fondements n’est « ni fondationnaliste ni anti-fondationnaliste »
et qu’il lui est même arrivé de mettre en question « la forme questionnante de
la pensée » chère à ce dernier. Dont acte : la « déconstruction » a pris en charge
le thème de la justice, même si ce n’est que de façon « oblique » ; il est
désormais question de l’affronter directement et si l’on attend Derrida à ce
sujet, ce n’est pas à un « tournant ».
Chacun connaît cette « pensée » : « Justice, force. — Il est juste que ce qui est
juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi110. » Revoici
le Derrida commentateur scrupuleux et prudent dans ses audaces qui agaçait
prodigieusement Foucault pour des raisons qui n’étaient pas que stylistiques. Il
prend son temps, à commencer par celui de respecter la lenteur des propos de
Pascal : « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est
tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des
méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la
justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui
est fort soit juste » ; « Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a
fait que ce qui est fort fût juste ». Derrida dit vouloir offrir une lecture
« active » de ce texte, allant à l’encontre de l’interprétation « conventionnelle »
qui le tourne vers « une sorte de scepticisme pessimiste, relativiste et empiriste »
(p. 28). Soit : il a noté que le début du fragment est « extraordinaire » par la
« rigueur de sa rhétorique » ; puis proposé une éventuelle traduction en anglais
de « suivi » par enforced pour souligner le fait que Pascal veut dire que « ce qui
est juste doit — et c’est juste — être suivi » ; enfin suggéré qu’il est difficile de
savoir si le « il faut » est « prescrit par ce qui est juste dans la justice ou par ce
qui est nécessaire dans la force ». Mais il va surtout s’arrêter sur le fait qu’en
raison déjà d’une interprétation conventionnaliste Arnauld avait supprimé ces
pensées de l’édition de Port-Royal en alléguant qu’elles avaient été écrites sous
l’effet d’une lecture de Montaigne, ce qui n’est pas faux pour autant que par
ailleurs Pascal le cite sans le nommer : « L’un dit que l’essence de la justice est
l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume
présente ; et c’est là le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n’est juste en soi ;
tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison
qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à
son principe l’anéantit111. » On pourrait un instant se faire peur en imaginant
que Derrida va s’autoriser d’un auteur canonique et de celui qui se tient dans
l’ombre pour faire trois choses : afficher en commentant « rien, suivant la seule
raison, n’est juste » un scepticisme radical quant à la possibilité du droit et un
pur relativisme s’agissant de ses justifications, ce qui est prêté à la
« déconstruction » par ses contempteurs ; construire à partir de l’idée d’un
« fondement mystique de l’autorité » empruntée à Montaigne une passerelle
avec Benjamin, plus précisément ce qu’il a désigné comme « mystique » dans la
théorie de celui-ci, à savoir la vision d’un moment fondateur du droit dans la
violence où celui-ci serait suspendu au-dessus du vide, ce qui est proprement
terrifiant ; fixer le point de départ de ce qu’il nommerait une « hypercritique »
de l’idéologie juridique, ce qu’attendent sans doute en même temps ses
adversaires et certains disciples. Mais il n’en est rien et la suite de son analyse va
rassurer ou décevoir selon l’horizon d’anticipation adopté par son lecteur.
Pascal a donc cité Montaigne sans le nommer : « Or les loix se maintiennent
en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont loix. C’est le
fondement mystique de leur autorité, elles n’en ont poinct d’autre (…).
Quiconque leur obeyt parce qu’elles sont justes, ne leur obeyt pas justement
par où il doibt112. » Derrida commente sagement à la lettre : « Montaigne
distingue ici les lois, c’est-à-dire le droit, de la justice. La justice du droit, la
justice comme droit n’est pas la justice. Les lois ne sont pas justes en tant que
lois. On ne leur obéit pas parce qu’elles sont justes mais parce qu’elles ont de
l’autorité » (p. 30). Nul doute qu’un Foucault rayerait le passage d’un trait
rageur en le trouvant scolaire et que ceux qui parmi ses auditeurs se
reconnaissent dans ce que l’on nomme aux États-Unis Critical Legal Studies
doivent s’impatienter. Mais il persiste dans la prudence : il faudrait s’attacher à
ce que Montaigne appelle « crédit » et s’interroger sur ce que « croire » veut
dire ; puis se demander ce qu’il entend lorsqu’il affirme que « notre droict
même a, dict-on, des fictions légitimes sur lesquelles il fonde la vérité de la
justice ». Avec un peu plus d’audace, il ajoute que lorsque Pascal « met
ensemble » selon ses propres dires la justice et la force pour faire de la seconde
une sorte de « prédicat essentiel » de la première il « va peut-être au-delà d’un
relativisme conventionnaliste ou utilitariste, au-delà d’un nihilisme ancien ou
moderne, qui ferait de la loi ce qu’on appelle un “pouvoir masqué”, au-delà de
la morale cynique du Loup et l’agneau de La Fontaine selon laquelle “La raison
du plus fort est toujours la meilleure” ». Que veut dire Derrida au travers de cet
« au-delà » réitéré : que Pascal dépasse ce relativisme et ce nihilisme en n’étant
donc pas aussi sceptique qu’on le dit, mais alors comment ; ou qu’il ouvre la
perspective de leur radicalisation, ce que son commentateur s’apprêterait à faire
lui-même ? La seconde hypothèse semble un instant pouvoir être la bonne : il
ne serait pas impossible de trouver chez Pascal et Montaigne « les prémisses
d’une philosophie critique moderne, voire une critique de l’idéologie juridique,
une désédimentation des superstructures du droit qui cachent et reflètent à la
fois les intérêts économiques et politiques des forces dominantes de la société ».
Nous serions donc en train d’arriver chez Althusser, ou plutôt d’y revenir
compte tenu de la date du texte. Mais là encore Derrida rassure ou déçoit, c’est
selon : « Cela serait toujours possible et parfois utile », pas plus. En d’autres
termes, le chaînon manquant entre Pascal suivi de près avec Montaigne et
Benjamin mis à distance ne sera pas Marx tel qu’on le revisitait dans les années
soixante.
Se pourrait-il toutefois que ce chaînon soit Derrida lui-même : lorsqu’il
affirme que la « structure » mise en place par Pascal est plus « intrinsèque » que
celle visée dans la critique de l’idéologie juridique ? Ce rebondissement a de
quoi réveiller le partisan des Critical Legal Studies qui se serait d’aventure
assoupi, pour autant qu’il n’opérerait qu’un léger déplacement de la
problématique jugée seulement « parfois utile » dans un sens qui frôlerait l’idée
de Benjamin selon laquelle une violence sans fondement est toujours à l’origine
du droit. Cette hypothèse doit être examinée de près, ne serait-ce que parce
qu’elle ouvre l’espace dans lequel pourraient s’engager ceux qui accusent la
« déconstruction » d’être hostile au droit. Il s’agit donc toujours d’interpréter
l’idée d’un « fondement mystique » de l’autorité dans la pensée de Pascal
nourrie d’un propos de Montaigne. Derrida le fait en usant d’une notion
contemporaine avec laquelle on sait qu’il entretient une relation ambivalente,
faite d’intérêt et de réserve : « Le surgissement même de la justice et du droit, le
moment instituteur, fondateur et justificateur du droit implique une force
performative, c’est-à-dire toujours une force interprétative et un appel à la
croyance » (p. 32). Il tient toutefois à préciser la forme du déplacement : il ne
s’agit pas de dire que le droit « serait au service de la force, l’instrument docile,
servile et donc extérieur au pouvoir dominant », mais qu’il « entretiendrait avec
ce qu’on appelle la force, le pouvoir ou la violence une relation plus interne et
plus complexe ». Cette interprétation du discours de Pascal et Montaigne en
ferait donc une forme en quelque sorte élégante, sans le pathos du destin et la
rhétorique révolutionnaire de celui de Benjamin : le moment instaurateur du
droit ne serait pas inscrit dans le « tissu homogène d’une histoire », puisqu’il le
« déchire d’une décision » ; l’opération qui revient à inaugurer le droit ou à
« faire la loi » consisterait en « un coup de force, en une violence performative
et donc interprétative qui en elle-même n’est ni juste ni injuste et qu’aucune
justice, aucun droit préalable et antérieurement fondateur, aucune fondation
préexistante, par définition, ne pourrait ni garantir ni contredire ou invalider ».
On se dit que par allusions qui pourraient s’éclairer à partir de Benjamin qui
n’est en l’occurrence pas nommé et au fil d’un discours sinueux, Derrida
offrirait peut-être en secret les linéaments d’une doctrine du droit
décisionniste, relativiste et pourquoi pas nihiliste. Reste cependant une
question : se pourrait-il après tout que son interprétation de Pascal et
Montaigne soit simplement juste sans que nécessairement il y adhère ?
Devant le public de juristes et théoriciens du droit de la Cardozo Law
School, Derrida renvoie à un texte de Stanley Fish réputé être de son camp et à
un livre de son ami Samuel Weber113. Mais il glisse aussi juste en passant les
noms de deux auteurs que l’on imaginerait volontiers lui être parfaitement
étrangers : Herbert L.A. Hart et John Rawls. Le risque est grand qu’une partie
de ses lecteurs français ne soient pas familiers du débat qui oppose ces derniers,
mais ce n’est pas le cas de ses auditeurs dans une école de droit à New York.
D’une allusion, peut-être sans vraiment le vouloir alors qu’il va pourtant
avancer une proposition essentielle, Derrida ouvre indirectement l’espace d’une
discussion potentielle avec son « adversaire » qu’il ne peut ou ne veut nommer
en période de guerre. Dans l’économie d’un discours en l’espèce parfaitement
argumentatif, il s’agit d’en arriver à l’une des deux propositions principales :
« Le droit est essentiellement déconstructible » (p. 34). Nous serions donc enfin
et comme l’on voudra à pied d’œuvre ou au bord du gouffre. Voici l’argument,
c’est-à-dire la raison fournie par Derrida à l’appui de cette idée, ou encore la
justification de ce que pourrait être une « déconstruction » du droit : soit celui-
ci est fondé, « c’est-à-dire construit sur des couches textuelles interprétatives et
transformables (et c’est l’histoire du droit, la possible et nécessaire
transformation, parfois l’amélioration du droit) » ; soit « son ultime fondement
par définition n’est pas fondé ». À quoi il ajoute une proposition qui semble
vouloir rassurer plutôt que donner le vertige : « Que le droit soit
déconstructible n’est pas un malheur. On peut même y trouver la chance
politique de tout progrès historique. » Derrida invite à la sérénité et l’on peut
donc saisir l’occasion de faire un détour consistant à construire le cadre d’une
discussion entre absents qui se retrouveraient un jour mais sans avoir le temps
de la pratiquer eux-mêmes.
À bien y regarder sans esprit polémique, qui parmi les théoriciens
contemporains du droit pourrait sérieusement nier que celui-ci est en quelque
sorte par définition « déconstructible » dans la mesure où il est construit, qui
plus est sans garantie d’une fondation ultime ? En un mot : personne ou
presque, pour autant que la plupart ont renoncé à l’idée d’un droit naturel.
Pour être plus précis ou si l’on préfère plus juste, peut-être John Rawls auquel
Derrida a fait allusion : celui-ci a cherché un substitut à l’état de nature offrant
une image de l’homme présocial et au contrat censé permettre une association
sans contrainte ; à cet artificialisme abstrait il a opposé un modèle plus
empiriste, fondé sur la seule raison calculatrice modélisée par la théorie
économique d’un individu capable de déterminer sous « voile d’ignorance » les
règles qui devraient régir l’allocation des droits dans le monde réel ; mais
encore était-ce dans le contexte d’un débat sans concessions avec Herbert Hart
lui aussi nommé, qui opposait l’objection classique de Hegel contre la moralité
abstraite de Kant ainsi revisitée en proposant un positivisme juridique à peine
révisé qui fait fondamentalement du droit une construction historique relative
aux lieux comme aux époques et privée de justification par une norme
fondamentale114. Mais enfin et surtout pour ce dont il est question ici,
certainement pas Habermas, engagé lui aussi dans une discussion avec Rawls
dont l’enjeu principal est de déterminer jusqu’à quel point un « usage public de
la raison » permet un accord sur la justification des normes sans requérir des
idéalisations devenues superflues ou trop coûteuses pour une philosophie qui a
de façon générale renoncé à ses ambitions fondationnelles ou
transcendantalistes115. Si l’on ajoute qu’à deux pas de l’endroit où Derrida
s’exprime une discussion sur l’interprétation du droit voit un Ronald Dworkin
développer l’idée selon laquelle celui-ci est un « roman » écrit à plusieurs mains
avec pour conséquence que le jugement en situation se motive principalement
du point de vue d’une cohérence textuelle, on se dit qu’il pourrait presque
exister un consensus autour de l’idée selon laquelle le droit est tant en théorie
qu’en pratique l’objet d’une « déconstruction » dans ce que Habermas nomme
une époque « postmétaphysique »116. Cela suppose certes de prendre un instant
le mot à la lettre plutôt qu’en des sens surdéterminés en fonction d’un conflit.
Mais on s’est d’autant plus volontiers autorisé à le faire que son inventeur se
propose de préciser celui qu’il lui donne pour sa part à l’occasion d’une
réflexion sur le « droit à la justice » dont il commence d’être garanti qu’elle a
tout lieu d’être privilégiée d’un point de vue à la fois sémantique et théorique.
La première des deux propositions principales de Derrida est donc que le
droit est par définition déconstructible et l’on peut désormais se dire que cela
n’est effectivement pas un malheur. On attend donc la seconde, qui devrait
concerner l’autre concept mis en avant dans le titre de sa conférence : celui de
justice. L’argument est cette fois à double détente, mais Derrida a en quelque
sorte promis qu’il clarifierait ce qu’il entend par « déconstruction » au travers
de son analyse de la justice. Ce qu’il propose est en l’occurrence un
« paradoxe » : « C’est cette structure déconstructible du droit ou, si vous
préférez, de la justice comme droit qui assure aussi la possibilité de la
déconstruction. La justice en elle-même, si quelque chose de tel existe, hors ou
au-delà du droit, n’est pas déconstructible » (p. 35). Nul n’est tenu de suivre
l’auteur qu’il interprète à la trace, surtout lorsque celui-ci se plaît à multiplier
les figures paradoxales ou aporétiques. Il n’est donc pas interdit de se faire un
moment le plaisir de prendre une liberté un peu facétieuse vis-à-vis du texte
similaire à celle que s’accorde souvent Derrida lui-même, pour montrer en
l’occurrence qu’a contrario de ce qu’il veut laisser voir celui-ci est parfaitement
constructible. En l’espèce, il s’agit de mettre provisoirement de côté l’idée selon
laquelle « la déconstruction est la justice » pour s’arrêter sur ce qui est l’essentiel
au fil de l’argument dont on vient de restituer le premier moment : à la
différence du droit, la justice n’est pas déconstructible. Qu’il le veuille ou non,
Derrida pose à ce sujet une question des plus classiques au moins depuis Kant,
c’est-à-dire le moment où il n’est au fond plus question d’admettre l’idée d’un
« fondement mystique de l’autorité » : « Comment concilier l’acte de justice
qui doit toujours concerner une singularité, des individus, des groupes, des
exigences irremplaçables, l’autre ou moi comme l’autre, dans une situation
unique, avec la règle, la norme, la valeur ou l’impératif de justice qui ont
nécessairement une forme générale, même si cette généralité prescrit une
application chaque fois singulière ? » (p. 39). Il évoque certes Kant sur ce
point, mais seulement a minima : celui-ci a bien vu qu’en appliquant une règle
juste sans esprit de justice on ne fait que se protéger en se plaçant à l’abri du
droit objectif ; ce pourquoi il opère une distinction entre agir « conformément
au devoir », « par devoir » et « par respect de la loi ». Soit dit en passant, tout se
passe alors comme si Kant avait vu venir le paradoxe de Hannah Arendt selon
lequel un Eichmann appliquant à la lettre le droit de l’État nazi était un parfait
kantien ou presque117 !
Mais Kant allait plus loin sur ce chemin d’une critique du formalisme
juridique, ou du moins offrait une distinction qui permettrait de le faire : celle
qui oppose le jugement déterminant au jugement réfléchissant. Derrida a perçu
une moitié de l’affaire : « Chaque fois que les choses passent ou se passent bien,
chaque fois qu’on applique tranquillement une bonne règle à un cas particulier,
à un exemple correctement subsumé, selon un jugement déterminant, le droit
y trouve peut-être et parfois son compte mais on peut être sûr que la justice n’y
trouve jamais le sien » (p. 38). Cette idée selon laquelle la justice n’est pas ou
pas toujours l’application stricte de haut en bas du général au particulier est
précisément au fondement des théories du droit ou plus précisément du
jugement qui s’opposent au positivisme juridique tout en résistant à la vision
d’une indétermination radicale de ceux-ci en utilisant un concept issu de la
théorie esthétique de Kant : celui donc du jugement réfléchissant qui permet
de « remonter du particulier dans la nature à l’universel », c’est-à-dire en
matière juridique de respecter les cas d’espèce que sont toujours les conflits de
droit tout en ne cédant rien sur l’exigence de justification des décisions, par
exemple comme chez Dworkin lorsqu’il est proposé de considérer les droits et
devoirs légaux comme s’ils étaient « l’œuvre d’un seul auteur — la
communauté personnifiée — exprimant une conception cohérente de la justice
et de l’équité »118. Il ne s’agit ici de dire ni que Derrida n’a pas saisi toutes les
implications de son idée d’une opposition du droit et de la justice du point de
vue de la possibilité d’être ou non déconstruits ni qu’il est passé à côté de
théories qui exposent en quelque sorte la même chose d’une autre manière.
Plutôt de suggérer que tant pour lui que pour ses adversaires il n’y avait peut-
être pas là de quoi faire tout un drame, pour autant que si un désaccord
persiste il peut être objet de discussion et ne concerne si l’on peut dire que le
degré d’universalisation souhaité des principes de justice opposés aux règles
formelles du droit puis les façons de les déterminer, questions sur lesquelles
d’ailleurs dans ces débats Habermas n’est pas le plus maximaliste.
Il est clair que l’intérêt de Derrida se porte moins sur les moyens de résoudre
ce problème que sur la façon de le poser correctement. Mais il doit désormais
l’être tout autant que sa manière de le faire n’est pas celle d’un décisionniste
acharné, voire d’un nihiliste déguisé. Suivons de nouveau les choses pas à pas
sans s’obliger à se mettre dans ceux d’un auteur que l’on peut en l’occurrence
trouver trop louvoyant. Le droit n’est donc pas la justice et ce pour une raison
précise : l’un est « l’élément du calcul », alors que l’autre est « incalculable »
(p. 38). Il faut ici se souvenir que dans un tout autre contexte qui est celui
d’une lecture de la Krisis de Husserl au fil d’une réflexion sur la conscience
philosophique européenne, Derrida emprunte à ce dernier et à travers lui à
Kant l’idée selon laquelle « la raison calculatrice (la ratio, l’intellect,
l’entendement) aurait à s’allier et à se soumettre au principe
d’inconditionnalité qui tend à excéder le calcul qu’il fonde »119. Il vise cette fois
la façon dont Husserl critiquait l’Aufklärerei, à savoir une dérive objectiviste de
la pensée moderne consistant à réduire la raison au calcul et renvoie à l’idée de
Kant selon laquelle la dignité n’a pas de « prix » ou d’« équivalent », mais une
« valeur intrinsèque » : ce pour façonner le concept d’une « exigence
inconditionnelle de l’inconditionné » tout en cherchant à ne pas l’inscrire sur
un horizon téléologique ainsi que cela se passe dans les « grands rationalismes
transcendantaux ».
En parfaite cohérence avec lui-même, Derrida affirmant que le problème du
droit tient à sa non-coïncidence avec la justice ne fait donc qu’appliquer ici à
deux objets philosophiques spécifiques ce qu’il formule ailleurs d’un point de
vue général : « Selon une transaction chaque fois inouïe, la raison transite et
transige entre, d’un côté l’exigence du calcul ou de la conditionnalité et, de
l’autre côté, l’exigence intransigeante, c’est-à-dire non négociable, de
l’incalculable inconditionnel120. » On peut désormais comprendre sans y voir
un paradoxe, mais sans s’offusquer non plus de ce que Derrida la considère
comme aporétique, l’idée selon laquelle la justice « exige que l’on calcule avec
de l’incalculable » et représente de ce fait « l’expérience de ce dont on ne peut
faire l’expérience » (p. 38). D’un côté qui est celui qu’exploite le positivisme
juridique, le droit est affaire de calcul dans un système de règles et selon des
procédures strictement déductives, en sorte que rien n’est exigé de plus qu’une
cohérence formelle pour que des décisions soient considérées comme justes.
Mais de l’autre qui appartient à toutes les théories du droit refusant
l’historicisme, on fait valoir en même temps que la valeur des normes ne peut
n’être due qu’au simple fait qu’elles existent, que le juste ne se confond pas
strictement avec le légal et qu’il existe des principes qui ne sont pas objets de
transactions. À l’évidence Derrida campe de ce côté-là, celui où est mise en
avant sous l’idée d’une justice qui déborde le droit une expérience de
l’incalculable et de l’inconditionnel que Kant mettait au jour autour du
concept de dignité. Mais il ne nie pas l’existence de l’autre, la nécessité de la
règle et de son application au travers d’une décision. On peut sans doute alors
lui faire droit de nommer aporie plutôt qu’antinomie un conflit qui est au
cœur de la discussion sur la faculté de juger en son sens juridique.
Une approche « déconstructrice » du droit s’attacherait donc en premier lieu
à mettre en avant des expériences aporétiques qui pourraient se synthétiser au
travers de cette proposition : « la décision entre le juste et l’injuste n’est jamais
assurée par une règle » (p. 38). Une fois encore, si l’on regarde les choses de
près avec si l’on veut un peu de bonne volonté nombreux sont ceux qui
pourraient la contresigner quitte à la formuler d’autres manières. À commencer
par Emmanuel Levinas, que Derrida sollicite de façon attendue après avoir
reconstruit suite à de longues digressions ce à quoi s’attache son argument :
« Une distinction difficile et instable entre d’une part la justice (infinie,
incalculable, rebelle à la règle, étrangère à la symétrie, hétérogène et
hétérotrope) et d’autre part l’exercice de la justice comme droit, légitimité ou
légalité, dispositif stabilisable, statutaire et calculable, système de prescriptions
réglées et codées » (p. 48). Derrida emprunte à Levinas et plus précisément à
Totalité et Infini l’idée selon laquelle la justice se définit comme « relation avec
autrui » et se manifeste comme « droiture de l’accueil fait au visage »121. Puis il
cite un autre texte dans lequel Levinas avance que la justice qui s’attache à
autrui est « un droit pratiquement infini », ce qu’il commente de la façon
suivante : « L’équité, ici, ce n’est pas l’égalité, la proportionnalité calculée, la
distribution équitable ou la justice distributive mais la dissymétrie absolue122. »
On peut se souvenir ici de ce que les médiateurs de la réconciliation entre
Derrida et Habermas avaient cerné un point de discussion possible autour de
cette question, c’est-à-dire du fait que le premier affirme que la justice induit
une relation dissymétrique entre autrui et un sujet que Levinas dit « otage »,
alors que le second tient à l’idée héritée du républicanisme kantien selon
laquelle elle doit promouvoir l’égalité entre acteurs situés sur le même plan.
Une telle discussion aurait sans doute été compliquée par la manière dont
Derrida déstabilise un peu plus le jeu des concepts : « Tout serait encore trop
simple si cette distinction entre justice et droit était une vraie distinction, une
opposition dont le fonctionnement reste logiquement réglé et maîtrisable. »
Mais si tant est qu’il ne l’efface pas en abandonnant la nécessité de la justice
comme droit, il n’y a en quelque sorte pas de quoi s’affoler. Reste toutefois
pour s’en convaincre définitivement à examiner de plus près ce qu’il persiste à
décrire comme trois apories qui seraient le terrain par excellence de la
« déconstruction ».
La première d’entre elles apparaît lorsque l’on réintroduit la figure du sujet
du point de vue de sa faculté de juger au sens juridique. La question est au
fond assez simple et a d’ailleurs déjà été plus qu’évoquée. De façon générale,
pour exercer la justice en son double sens, il faut que le sujet soit libre et
responsable de son action, ce qui implique deux choses : pour être juste au
premier sens, sa décision doit suivre « une loi ou une prescription, une règle »,
être de l’ordre du calculable comme lorsqu’il s’agit de viser l’équité ; mais pour
l’être également au second sens, il lui faut n’être pas mécanique ou conforme
au simple déroulement d’un programme. Notons que Kant ne disait pas autre
chose lorsqu’il affirmait que si la loi morale était purement dictée, les hommes
ressembleraient à des marionnettes123. Passant au problème tel qu’il se pose
s’agissant de celui qui est amené à juger dans l’ordre judiciaire, Derrida décrit
ce qu’il voit toujours comme une aporie de la façon suivante : pour être juste
au premier sens du mot justice, celui qui énonce un jugement doit « suivre une
règle de droit ou une loi générale » ; mais il le fait toujours « à nouveaux frais »
pour autant qu’il n’agisse pas de façon automatique ; « L’interprétation ré-
instaurative, ré-inventive et librement décidante du juge responsable requiert
que sa justice ne consiste pas seulement dans la conformité, dans l’activité
conservatrice et reproductrice du jugement » (p. 51). Cette représentation de la
faculté de juger juridique comme activité « à la fois réglée et sans règle »
pourrait devenir vertigineuse si l’on pensait qu’il n’est aucun moyen de
stabiliser les fonctions conservatrice et « destructrice ou suspensive » de la loi
dans la décision de justice. Mais on a déjà vu comment au travers du jugement
réfléchissant la faculté de juger esthétique ouvrait la perspective d’un
dépassement de ce qui ressemble en termes kantiens à une antinomie. Il reste
qu’aux yeux de Derrida cette solution serait sans doute trop simple ou trop
précipitée si on l’admettait avant d’avoir traversé l’épreuve d’une seconde
aporie, dont la dureté n’a jusqu’à présent été qu’effleurée : celle de la décision.
Voici sans doute le point de plus délicat, pour autant qu’il fait surgir les
fantômes d’un certain Benjamin et de Carl Schmitt, qui affirmeraient qu’in
fine sur fond d’indécidable c’est la force qui tranche. Derrida formalise le
problème en le reliant logiquement au précédent : « Une décision qui ne ferait
pas l’épreuve de l’indécidable ne serait pas une décision libre, elle ne serait que
l’application programmable ou le déroulement continu d’un processus
calculable » (p. 53). Une fois encore et à l’encontre de l’idée qui lui est prêtée
par ses adversaires ou certains de ses amis selon laquelle il n’y aurait en matière
de droit que de l’indétermination radicale, il affirme que la décision est à la fois
nécessaire et possible. Le point auquel il tient en raison d’un thème qu’il
développe depuis longtemps sinon toujours est qu’une décision juste du point
de vue du droit n’est jamais « présentement juste, pleinement juste » au regard de
la justice : ce pour autant que l’intentionnalité pleine et présente à elle-même
ne résiste pas à la critique de ce que certains nomment métaphysique, lui
logocentrisme, Habermas philosophie du sujet ou de la conscience. Le reste est
connu : il existe une « idée de la justice » qui en quelque sorte réveille le droit
de son sommeil dogmatique sans annuler la nécessité de normes et de règles ;
mais Derrida hésite à la considérer comme « régulatrice » au sens de Kant ou à
penser que l’on peut agir « comme si » elle avait un contenu défini inscrit sur
un horizon d’attente déterminé ; ce pourquoi il pose que la justice « reste à
venir » et qu’à son sujet il faut dire « peut-être ». On a déjà suggéré mais on y
reviendra qu’il n’y a sans doute rien de mal à cela, même si tout n’est pas
seulement question de vocabulaire.
Cette seconde aporie tenait donc au fait que l’indécidable qui s’attache au
caractère non calculable de la justice n’est pas « surmonté ou relevé
(aufgehoben) dans la décision ». La dernière concerne ce que Derrida nomme
« l’urgence qui barre l’horizon du savoir » et touche de nouveau une question
déjà rencontrée. Il s’agit de ce qui nourrit l’une de ses réserves à l’égard de la
théorie des actes de langage performatifs. En l’occurrence, on peut reconstruire
l’argument en lui donnant un mouvement désormais familier : il est presque
évident que cette théorie s’applique bien aux problèmes de l’instauration du
droit et de l’énonciation du jugement juridique, puisqu’il s’agit à chaque fois
de prononcer des mots qui produisent des états de chose ; mais il est tout aussi
clair qu’elle n’est pas adaptée à l’idée d’une justice débordant le droit, dans la
mesure où un acte performatif « réussi » suppose toujours plus ou moins
l’existence d’un savoir préalable de ce qu’il doit produire. On repasse donc
toujours par le même point et malgré ses sinuosités l’argument de Derrida peut
se loger dans une sorte de syllogisme : « Abandonnée à elle seule, l’idée
incalculable et donatrice de la justice est toujours au plus près du mal, voire du
pire car elle peut toujours être réappropriée par le calcul le plus pervers » ; or
l’acte performatif est toujours précédé de conventions qui l’enferment dans
quelque chose de connu à l’avance ; elle doit donc être perçue comme un
« débordement du performatif » qui ne s’inscrit pas sur un horizon d’attente en
quelque sorte prédessiné. Voilà pourquoi Derrida peut finalement écrire que la
justice « n’est pas seulement un concept juridique ou politique », mais ce qui
« ouvre à l’avenir la transformation, la refonte ou la refondation du droit et de
la politique » (p. 61). Autrement dit et au terme d’un raisonnement dont on
avait provisoirement ôté ce qui concerne la « déconstruction », il est presque
démontré au sens le plus strict du terme que la justice est « l’expérience de ce
dont on ne peut faire l’expérience ».
Derrida avait promis qu’il parlerait de la « déconstruction » au miroir de la
justice et il le fait en divers points que l’on a intentionnellement contournés
mais auxquels il faut revenir. Celui avant tout où il formule une proposition
clairement formalisée : « La déconstruction a lieu dans l’intervalle qui sépare
l’indéconstructibilité de la justice et la déconstructibilité du droit » (p. 35).
S’agissant d’une explicitation du terme qui est objet de polémique au-delà de
l’illustration de son usage dans l’analyse des problèmes du droit et de la justice
ainsi synthétisée, on ne saurait faire dire à ce texte davantage que ce que veut
Derrida, parfaitement conscient du fait qu’une part de l’ambiguïté tient au fait
que les « adversaires déterminés » de la « déconstruction » et « ceux qui passent
ou se tiennent pour ses partisans ou ses praticiens » disent souvent la même
chose (p. 46-47). Il reste qu’ici et ailleurs il s’est plusieurs fois livré à des
explications qui relèvent de la technique philosophique, ne serait-ce qu’en
mettant en regard ce qu’il désigne comme des « apories » et les antinomies
kantiennes. À quoi s’ajoute le fait que Habermas lui-même a fini par
reconnaître pour en faire grâce à Derrida qu’à l’instar de la dialectique négative
d’Adorno la « déconstruction » est « aussi et avant tout une pratique ». De ce
point de vue, on peut désormais valider l’idée selon laquelle ce que Derrida
nomme « un questionnement sur l’origine, les fondements et les limites de
notre appareil conceptuel, théorique ou normatif autour de la justice » a
conduit à une « surenchère hyperbolique » dans l’exigence de celle-ci et non à
l’affirmation de son impossibilité, encore moins à la vision spectrale d’une
présence de la violence à l’origine et au cœur du droit telle que mise en avant
par Benjamin ni même à la désignation d’un « fondement mystique de
l’autorité » rencontrée chez Montaigne suivi par Pascal. Peut-on tirer de tout
cela une sorte de leçon quant à ce qu’est ou n’est pas la « déconstruction » ?
Deux pistes semblent ouvertes par Derrida lui-même. La première part de
l’idée selon laquelle cette dernière assume « la tâche d’une mémoire historique
et interprétative » consistant en l’occurrence à « rappeler l’histoire, l’origine et
le sens, donc les limites des concepts de justice, de loi et de droit, des valeurs,
normes, prescriptions qui y sont imposées et sédimentées, restant dès lors plus
ou moins lisibles ou présupposées » (p. 44). Derrida ajoute que cette tâche
d’historien mobilisée au travers d’analyses philologico-étymologiques a souvent
pour point de départ celle des idiomes singuliers dans lesquels sont façonnés les
concepts, en l’espèce Dike, Jus, justicia, justice, Gerechtigkeit. Il ne s’est pas
vraiment livré ici à cet exercice, mais on sait qu’il est effectivement
caractéristique de son travail. Notons au passage que cette démarche qui
pourrait évoquer celle de Heidegger consistant en une « écoute » de l’être au
travers des mots n’en a finalement ni l’allure ni l’horizon. Mais aussi qu’elle ne
ressemble pas davantage à celle de la « généalogie » pratiquée par Foucault à la
suite de Nietzsche telle que Habermas en décrit les enjeux et les conséquences :
avec celle-ci qui vise à mettre au jour du pouvoir sous les discours,
« l’herméneutique est congédiée » en tant qu’entreprise d’appropriation du sens
sur un horizon d’interprétation ; Foucault lui-même a violemment reproché à
Derrida un respect presque maniaque de cette intention à ses yeux
intellectuellement académique et politiquement naïve124. Derrida semble
admettre que « le moment où le crédit d’un axiome est suspendu par la
déconstruction » pourrait en quelque sorte donner le vertige. Mais il affirme
que cette mise en suspens des constructions conceptuelles est indispensable
pour empêcher la pensée de s’abandonner au « sommeil dogmatique ». Le texte
consacré au « droit à la justice » et celui sur Benjamin sont passés à plusieurs
reprises par de tels moments et l’on s’est à chaque fois inquiété du fait qu’à
partir d’eux Derrida aurait pu avancer des positions radicalement sceptiques,
relativistes ou décisionnistes. Mais quitte à ce que cela soit parfois au terme de
longs détours, il a finalement toujours rassuré quant à ses intentions et aux
débouchés de ses analyses : il n’était question ni de montrer que le droit est en
quelque sorte impur ou « pourri » de par son origine comme l’affirme
Benjamin ni de conclure à une indétermination totale de la justice.
Ayant à plusieurs reprises cherché à montrer une profonde divergence entre
la « déconstruction » d’une part, la Destruktion de Heidegger et la « destruction
(Zerstörung) » de Benjamin de l’autre, Derrida semble ne pas vouloir en dire
plus que le fait qu’elle se met à l’œuvre suivant deux « styles » (p. 48). Mais
cette mise au point est importante, dans la mesure où il a été souvent affirmé
que son travail n’était en quelque sorte que stylistique : par Rorty qui voit tout
son intérêt dans le fait qu’il ne serait au fond qu’un jeu sur le langage libérant
la philosophie de l’obligation ennuyeuse de résoudre des problèmes ; par
Habermas considérant à l’inverse que son danger réside dans le nivellement de
la différence « générique » entre cette dernière et la littérature. L’occasion est
donc donnée de savoir ce qu’en pense Derrida lui-même. Ce qu’il avance à ce
sujet est d’une grande sobriété et devrait rencontrer l’assentiment de quiconque
est un peu familier de son travail : « En général, la déconstruction se pratique
selon deux styles, que le plus souvent elle greffe l’un sur l’autre. L’un prend
l’allure démonstrative et apparemment non-historique de paradoxes logico-
formels. L’autre, plus historique ou plus anamnésique, semble procéder par
lecture de textes, interprétations minutieuses et généalogies » (p. 48). Pour
autant que ce dernier terme est en quelque sorte pris au sens courant sans
renvoyer à une théorie ou désigner une méthode systématique, la seconde
proposition correspond bien à ce que Derrida désigne souvent comme lecture
« lisante » des textes classiques ou non de la philosophie. Accepter la première
suppose en revanche que l’on admette ce que Habermas niait dans Le discours
philosophique de la modernité : le fait que Derrida est un philosophe « ami de
l’argumentation ». À sa manière certes, mais assumée et défendue y compris
contre des adversaires réputés infiniment plus sérieux que lui et l’attaquant
paradoxalement pour excès de respect des principes de la rigueur analytique :
souvenons-nous à cet égard de la façon dont il maintenait à l’encontre de
Searle qu’il est « impossible ou illégitime de former un concept philosophique
hors de la logique du tout ou rien », ou encore que « quand on ne peut rendre
une distinction rigoureuse et précise, ce n’est en rien une distinction réelle »125.
Sans saisir dans l’œuvre de Derrida un tournant similaire à celui autour
duquel Rorty dit préférer une seconde manière joueuse à la première à ses yeux
trop sérieuse, on peut sans doute repérer une évolution dans la façon d’articuler
les deux « styles » ainsi décrits. Derrida a dès le début construit son travail sur
des exercices de lecture méticuleux et souvent emprunts d’une extrême
technicité philosophique : que l’on songe seulement à son introduction à
l’Origine de la géométrie de Husserl et à La voix et le phénomène consacré au
même auteur, ou encore à Glas autour de Hegel ; mais aussi à « Signature
événement contexte » dont il a été beaucoup question puisqu’il s’agissait de son
analyse de la théorie d’Austin, à la source du conflit avec Searle et par ricochet
Habermas. Sans la rage destructrice caractéristique du premier Heidegger ni le
pathos propre au second, ces travaux et bien d’autres orientaient l’analyse de ce
qu’il nomme des « paradoxes logico-formels » dans la perspective d’une critique
du « logocentrisme », en sorte que l’art de lire pouvait sembler au service d’un
projet propre à l’époque, ce que précisément n’aimait pas Rorty. Mais du
moins faut-il préciser que si l’on admet une fois les querelles éteintes que ledit
« logocentrisme » n’est en quelque sorte qu’un autre nom pour ce que d’autres
appellent « métaphysique » ou « philosophie de la conscience », à l’indéniable
différence de style près la démarche n’était guère différente par ses intentions
de celle d’un Habermas conservant quelque chose du projet d’Adorno. Il
semble clair qu’à un moment ou un autre, la façon de « greffer » les deux
démarches a changé, sans qu’il soit toutefois davantage cherché un point
d’Archimède ou un centre de gravité qui fournirait le socle d’une méthode.
Pour ce qui n’est que des livres sur lesquels on s’est penché, Force de loi ou
Politiques de l’amitié montrent bien ce qu’il en est. Au travers de ses deux
parties, le premier les poursuit ensemble et un peu séparément : « Du droit à la
justice » construit son argument autour de la description d’apories, même si
cela part du commentaire de propos de Pascal et Montaigne ; « Prénom de
Benjamin » dissèque et finalement démantèle sans la moindre indulgence un
texte de celui-ci pour notamment récuser son hostilité à l’Aufklärung ; mais les
deux textes se répondent de telle sorte que le travail sur les concepts éclaire
celui de l’interprétation et réciproquement126. Dans Politiques de l’amitié, les
deux démarches sont indissociables : avec pour fil conducteur un mot
d’Aristote transmis par Diogène Laërce, c’est presque toute la littérature
philosophique et même historique sur la question qui est brassée, au travers de
lectures tout particulièrement « lisantes » d’Aristote, Cicéron, Kant, Nietzsche
ou encore Schmitt, mais aussi de Michelet et des historiens de la Grèce antique
ou de la Révolution française ; c’est toutefois ici que s’opère une
conceptualisation du « peut-être » ou de la « démocratie à venir » ; cet étroit
entrelacement des deux gestes fait de Derrida l’un des très rares philosophes
contemporains qui se soient risqués à écrire leurs Politiques, comme Habermas
qui l’a fait à partir de sa propre théorie de la raison, mais à la différence de
Hannah Arendt qui s’y est essayée sans succès une grande partie de sa vie127.

1. Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie, loc. cit., in Œuvres
philosophiques, III, op. cit., p. 420 (voir supra, chapitre IV p. 216-217).
2. « Dans quelle mesure le penseur aime son ennemi », in Aurore, op. cit., p. 215 (voir supra, chapitre
IV p. 190 et supra, p. 500 note 5).
3. Voir notamment Christopher Norris, « Deconstruction, Postmodernism and Philosophy :
Habermas on Derrida », in Derrida : A Critical Reader, op. cit., p. 167-192 et Rodolphe Gasché,
« Postmodernism and Rationality », Journal of Philosophy, vol. 85, no 10, 1988, p. 528-538. Sur les
interprétations de l’œuvre de Derrida chez ces auteurs auxquels il faudrait ajouter Jonathan Culler, voir
supra, chapitre II p. 75-81.
4. Voir Richard Rorty, « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 165.
5. Richard J. Bernstein, « An Allegory of Modernity/Postmodernity : Habermas and Derrida », loc.
cit., in The Derrida-Habermas Reader, op. cit., p. 73. Rappelons que ce texte de 1992 est très antérieur à la
réconciliation entre Habermas et Derrida.
6. Voir « Le “Monde” des Lumières à venir », loc. cit., in Voyous, op. cit., p. 206-207.
7. Voir Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p. 7.
8. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 63.
9. Voir supra, chapitre V p. 270-282.
10. Voir supra, chapitre IV p. 237-239 ; p. 244-246.
11. « An Allegory of Modernity/Postmodernity : Habermas and Derrida », loc. cit., p. 87 et p. 91.
12. Rappelons que Critchley répondait à un article d’Axel Honneth intitulé « The Other of Justice :
Habermas and the Challenge of Postmodernism » et que la rencontre de Francfort serait organisée par
Honneth à partir d’un autre texte de Critchley (« Frankfurt Impromptu — Remarks on Derrida and
Habermas »), lui aussi construit autour de la question de l’éthique. Voir supra, chapitre IV, p. 198-205.
13. « Habermas, Derrida and the Functions of Philosophy », loc. cit., p. 48.
14. Ibid., p. 55.
15. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 247.
16. Ibid., p. 243. Habermas nuançait toutefois son identification des points de vue de Derrida et
Rorty en affirmant qu’à la différence du premier, le second ne reste pas « fixé de manière idéaliste sur
l’histoire de la métaphysique comme processus transcendant qui déterminerait toute réalité
intramondaine ». Habermas est revenu de façon beaucoup plus approfondie sur son désaccord avec Rorty
dans un chapitre de Vérité et justification (op. cit., p. 167-201). Soit dit en passant avant de le montrer,
cette critique du « tournant pragmatique de Richard Rorty » est presque un modèle de discussion entre
philosophes, ce que n’était pas celle de Derrida dans Le discours philosophique de la modernité. Voir infra,
Épilogue p. 445-454.
17. Platon, Lysis, 221e, selon la traduction de Jacques Derrida dans Politiques de l’amitié, op. cit.,
p. 159.
18. Vérité et justification, op. cit., p. 247. On peut s’autoriser à dire que si l’authenticité privée d’un tel
propos n’est pas soupçonnable, il dissone vis-à-vis des certitudes souvent affichées publiquement par
Jürgen Habermas au sujet de ce qu’est ou doit être la philosophie.
19. Jacques Derrida, Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, op. cit., p. 16.
20. On a donc cité Emmanuel Kant, Logique, op. cit., p. 26 et Critique de la raison pure, op. cit.,
p. 1388.
21. Le discours critique de la modernité, op. cit., p. 247, note. Voir supra, chapitre III p. 183.
22. « L’idéalisme allemand et ses penseurs juifs », loc. cit., in Profils philosophiques et politiques, op. cit.,
p. 71.
23. Voir supra, chapitre III, p. 127 où l’on empruntait l’idée à Richard Bernstein.
24. Du droit à la philosophie, op. cit., p. 82.
25. Voir supra, chapitre V p. 280-281.
26. À titre d’illustration, voir supra, chapitre IV, p. 252-254 la discussion des notions d’idée régulatrice
et de « comme si ». À quoi il faut ajouter l’usage récurrent chez Derrida du concept de cosmopolitisme.
27. Du droit à la philosophie, op. cit., p. 83.
28. On va trouver dans Politiques de l’amitié d’autres illustrations de la façon dont Derrida travaille
avec Kant plus souvent que contre lui.
29. Logique, op. cit., p. 26.
30. Du droit à la philosophie, op. cit., p. 82.
31. Voir supra, chapitre V p. 270-272.
32. « Ein letzter Gruss : Derridas klärende Wirkung », Frankfurter Rundschau, 11 octobre 2004 ;
« Présence de Derrida », Libération, 13 octobre 2004, loc. cit. Voir supra, chapitre IV p. 261-262.
33. Voir Morale & communication, op. cit., p. 24 et supra, chapitre V p. 318-319.
34. Vérité et justification, op. cit., p. 257.
35. Voir supra, chapitre I, p. 68-69.
36. Voir supra, chapitre I, p. 34 et p. 68-69.
37. Vérité et justification, op. cit., p. 255.
38. Ibid., p. 252.
39. Critique de la raison pure, op. cit., p. 1389.
40. « Derrida est-il un philosophe transcendantal ? », loc. cit., p. 165.
41. Ibid., p. 171. On verra que Habermas a bien perçu pour le critiquer ou à tout moins le regretter le
fait qu’au travers d’une proposition de ce type Rorty s’éloignait de son milieu d’origine en s’arrêtant là où
lui-même commence à considérer que celui-ci lui offre les instruments dont il a besoin pour conduire sa
propre entreprise (voir infra, Épilogue p. 445-454).
42. Emmanuel Kant, Kleinere Vorlesungen. Enzyklopädie Mathematik, Physik, in Kant’s Gesammelte
Schriften, Bd. XXIX, Abt. 4, op. cit., p. 8.
43. Willard van Orman Quine, « Has Philosophy Lost Contact with People ? », in Theories and
Things, Cambridge (Mass.) et Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 1981, p. 190.
Voir Jacques Bouveresse, La demande philosophique. Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle ?,
Paris, Éditions de l’Éclat, 1996, p. 48 et Pierre Bouretz, Qu’appelle-t-on philosopher ?, op. cit., p. 20 ;
p. 317-320.
44. Kant’s handschriftlicher Nachlass, Bd. V, 2, Reflexionen zur Metaphysik, Réflexion no 5636, in Kant’s
Gesammelte Schriften, Bd. XVIII, 3, op. cit., p. 267.
45. Jacques Derrida, « Y a-t-il une langue philosophique ? » (1988), in Points de suspension. Entretiens,
Paris, Galilée, 1992, p. 232. Au travers de cet entretien réalisé dans le contexte de la controverse avec
Habermas, Derrida affirme n’avoir « jamais assimilé un texte dit philosophique à un texte dit littéraire »
ni renoncé à « la nécessité de démontrer » (p. 230). Mais il propose aussi des mises au point importantes
sur un problème épineux : « Le rapport de la “déconstruction” à la “destruction” heideggérienne a
toujours été marqué, depuis plus de vingt ans, par des questions, des déplacements, voire, comme on dit
parfois, des critiques » ; « La pensée de Heidegger reste néanmoins pour moi l’une des plus rigoureuses,
provocantes et nécessaires de ce temps » ; « J’ai souvent dit combien me paraît problématique l’idée de LA
métaphysique et le schème heideggérien de l’épochalité de l’être, ou de l’unité rassemblée d’une histoire
de l’être, même s’il faut prendre en compte cette “auto”-interprétation dans sa prétention, son désir, sa
limite ou son échec » (p. 236-237). Notons que la proposition médiane pourrait être d’autant mieux
contresignée par un nombre considérable de philosophes contemporains venus d’horizons très divers et
travaillant dans des directions différentes qu’ils l’ont formulée d’une manière ou d’une autre chacun pour
soi. Mais aussi que la première serait susceptible d’être validée par la lecture des très nombreux textes
consacrés à Heidegger par Derrida qui ne peuvent être pris en compte dans ce livre. Enfin, que l’on
possède déjà des illustrations de la dernière dans quelques déclarations de Derrida, telle celle qui explicite
la différence entre la Destruktion de Heidegger et la « déconstruction » (voir supra, chapitre V p. 326-
327). On en trouvera une autre plus bas dans ce chapitre, au sujet cette fois de Heidegger et Walter
Benjamin.
46. Sur le premier point, voir un texte classique de Rudolf Carnap : « Le dépassement de la
métaphysique par la recherche logique » (1931), in Antonia Soulez (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et
autres écrits, trad. Barbara Cassin et alii, Paris, PUF, 1985, p. 155-179. On développera le second infra,
Épilogue p. 441-443.
47. Voir Jürgen Habermas, « Penser avec Heidegger contre Heidegger ? », loc. cit., in Profils
philosophiques et politiques, op. cit., p. 89-99 et en écho Karl Otto Apel, Penser avec Habermas contre
Habermas, op. cit. Notons que Habermas s’est gardé après son texte de 1953 dans lequel il affirmait qu’« il
semble que le temps soit venu de penser avec Heidegger contre Heidegger » de décrire son projet de cette
façon, déplaçant la figure vers Horkheimer et Adorno.
48. Nietzsche, Humain trop humain. Un livre pour esprits libres, I, § 376, « Des amis », in Œuvres
philosophiques complètes, III, op. cit., p. 243, cité dans Politiques de l’amitié, op. cit., p. 45, puis p. 68.
49. Ibid., p. 338 (dans l’épilogue en poème qui clôt le livre).
50. Derrida consacre plusieurs pages à l’analyse de cette proposition de Carl Schmitt : « Tous les
concepts, représentations et mots politiques ont un sens polémique ; ils visent un antagonisme concret
(konkrete Gegensätzlichkeit) ; ils sont liés à une situation concrète dont la logique ultime (letzte
Konsequentz) est une configuration ami-ennemi (Freund-Feindgruppierung) » (Carl Schmitt, La notion du
politique, Théorie du partisan, trad. Marie-Louise Steinhauser, préface de Julien Freund, Paris,
Flammarion, 1992, p. 69, cité ibid., p. 138-139). Non sans s’être expliqué sur le fait de passer du temps
chez cet auteur dont la « pensée du politique » est liée à des engagements qui « paraissent souvent plus
graves et plus répugnants que ceux de Heidegger » (Derrida renvoie à deux textes de Habermas sur ce
sujet) : on peut tout savoir de cette histoire sans contester l’arrestation et le jugement de Schmitt après la
guerre, ou encore questionner la fascination qu’il exerce sur « une certaine extrême gauche » sans
néanmoins s’interdire « une lecture sérieuse » (ibid., p. 102-103, note). Sur l’enjeu d’une (des) lecture(s)
de Carl Schmitt, voir Pierre Bouretz, « Le tyran et le philosophe », loc. cit., p. 561-566.
51. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 247. Voir supra, chapitre IV p. 204-205.
52. Ibid., p. 46.
53. Ibid., p. 246.
54. Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir, trad. Cornélius
Heim, Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien, in Œuvres philosophiques complètes, VII, Paris, Gallimard,
1971, § 2, p. 22-23 (cité ibid., p. 53).
55. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 52.
56. Par-delà bien et mal, op. cit., § 44, p. 60 (cité p. 60 ; je cite la traduction proposée par Derrida, qui
tient compte de celle de Geneviève Bianquis, Paris, Aubier, 1951).
57. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 58.
58. Idem.
59. Sur le premier point, voir supra, chapitre I p. 56 ; 59-60 et chapitre III p. 156-157.
60. Voir successivement : Critique de la raison pure, op. cit., p. 1229 ; Métaphysique des mœurs, op. cit.,
p. 629 ; Critique de la faculté de juger, trad. Jean-René Ladmiral, Marc B. de Launay et Jean-Marie Vaysse,
in Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 1195 ; Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie,
mais, en pratique, cela ne vaut point, trad. Luc Ferry, in Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 279. Voir
l’article « Comme si » du Kant-Lexikon de Rudolf Eisler, édition établie et augmentée par Anne-
Dominique Balmès et Pierre Osmo, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1994, p. 157-
159 et la note de Jacques Derrida dans Le « concept » de 11 septembre, op. cit., p. 195.
61. Voir L’Université sans condition, op. cit., p. 28, Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 193 et
supra, chapitre IV p. 251-252.
62. L’Université sans condition, op. cit., p. 73. On se souvient que ce texte est celui d’une conférence
prononcée à Francfort la veille de la discussion avec Habermas.
63. Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 194.
64. Par-delà bien et mal, op. cit., p. 61 ; Politiques de l’amitié, op. cit., p. 61.
65. Par-delà bien et mal, op. cit., p. 59 ; Politiques de l’amitié, op. cit., p. 65.
66. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 84-85.
67. Ibid., p. 63.
68. Voir Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993, p. 109 et Voyous (2003), op. cit., p. 121.
69. Apories, Paris, Galilée, 1996, p. 32.
70. « Portrait de Walter Benjamin », loc. cit., in Prismes, op. cit., p. 213, cité par Derrida in Fichus, op.
cit., p. 19 (voir supra, chapitre IV p. 226-227). Habermas avait fait une allusion à ce passage dans le
chapitre sur Derrida du Discours philosophique de la modernité (op. cit., p. 218) : pour faire droit à Derrida
de chercher à réinvestir après Benjamin « le lieu historique où jadis la mystique s’est changée en
Lumières », tout en affirmant douter pour sa part de ce que cela puisse se faire ; mais sans relever le
« paradoxe de la possibilité de l’impossible » qui retient l’intérêt de Derrida.
71. Sauf le nom, op. cit., p. 109. Il vaut la peine de dire quelques mots sur ce livre singulier. Il s’agissait
de commenter un poème presque par nature étrange d’Angelus Silesius, de se pencher à travers lui sur le
discours apophantique de la théologie négative. Que ce type de texte dans lesquels Leibniz cité par
Heidegger voyait « quelques passages qui sont extrêmement hardis, pleins de métaphores difficiles et
inclinant presque à l’athéisme » ouvre des chemins sous des formes aporétiques, cela allait presque de soi :
l’apophase fait entendre une voix qui se « démultiplie en elle-même », dit « une chose et son contraire,
Dieu qui est sans être ou Dieu qui (est) au-delà de l’être » ; toute théologie négative marque « le passage à
la limite, puis le franchissement d’une frontière, y compris celle d’une communauté, donc d’une raison
ou d’une raison d’être socio-politique, institutionnelle, ecclésiale » (p. 15 ; p. 18). Mais fréquentant ce
lieu où on ne l’imagine pas facilement être entré, Derrida suggérait que l’aporie apophatique pourrait
s’illustrer par l’exemple de la « démocratie à venir » : « Ni l’idée au sens kantien ni le concept actuel,
limité et déterminé de la démocratie, mais la démocratie comme héritage d’une promesse » (p. 108). En
quelque sorte surpris par sa propre audace dans ce livre, il y est revenu (voir Voyous, op. cit., p. 121-122).
72. Platon, Théétète, 149 a (je cite la traduction de Pierre Hadot dans Qu’est-ce que la philosophie
antique ?, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1995, p. 57).
73. Apories, op. cit., p. 65.
74. L’autre cap, op. cit., p. 43. On trouvera une analyse a posteriori de forme autoréflexive des pages de
ce livre à ce sujet dans Apories, op. cit., p. 40-44.
75. Ibid., p. 76-77. Derrida cite et commente ces propos dans Apories, op. cit., p. 40-42. Il écrivait
encore : « Le même devoir dicte de critiquer (“en-théorie-et-en-pratique”, inlassablement) un dogmatisme
totalitaire qui, sous prétexte de mettre fin au capital, a détruit la démocratie et l’héritage européen, mais
aussi de critiquer une religion du capital qui installe son dogmatisme sous de nouveaux visages que nous
devons aussi apprendre à identifier. »
76. Ibid., p. 77.
77. Apories, op. cit., p. 37.
78. Ibid., p. 42. Derrida écrivait dans L’autre cap qu’il commente (op. cit., p. 79) qu’il parlait « de
“choses” qui ne peuvent qu’excéder (et qui doivent le faire) l’ordre de la détermination théorique, du
savoir, de la certitude, du jugement, de l’énoncé en forme de “Ceci est cela”, plus généralement l’ordre du
présent ou de la présentation ». On retrouve ici encore le fil critique de la figure de la présence dans la
philosophie de la conscience ou du sujet.
79. Ibid., p. 137.
80. L’autre cap, op. cit., p. 77. Il faudrait prendre le temps de creuser la différence significative sinon
considérable entre ce rapport à l’héritage des Lumières et la façon dont Adorno critiquait ce qu’il
nommait « les lumières critiques auxquelles manque un héritage critique (unaufgeklärte Aufklärung) »
(Minima moralia, op. cit., p. 58). Il y a sans doute là ce qui différencie la « déconstruction » de la Théorie
critique, la position de Derrida étant moins radicale que celle de Horkheimer et Adorno, plus proche de
celle de Habermas décrivant la modernité comme « projet inachevé ».
81. Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 1130.
82. On se souvient que tel était le présupposé d’Axel Honneth dans le texte où il ouvrait la perspective
d’un dialogue possible entre Derrida et Habermas sur ces questions (voir supra, chapitre IV p. 201-202).
83. Voyous, op. cit., p. 64.
84. Force de loi, op. cit., p. 38 et Politiques de l’amitié, op. cit., p. 339.
85. « Prénom de Benjamin », in Force de loi, op. cit., p. 74. Ce texte a été rédigé pour un colloque
organisé par Saul Friedlander à l’université de Los Angeles en avril 1990 sous le titre « Nazism and the
“Final Solution” : Probing the Limits of Representation ». Il forme la seconde partie de Force de loi, dont
la première s’intitule « Du droit à la justice ». Derrida y commente « Pour une critique de la violence », in
Walter Benjamin, Mythe et violence, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 121-
148 (Derrida cite une autre édition de la même traduction qui sera utilisée ici ; voir toutefois une version
revue de celle-ci par Rainer Rochlitz, in Walter Benjamin, Œuvres, I, Paris, Gallimard, coll. Folio essais,
2000, p. 210-243). Conformément à un certain nombre d’annonces de Derrida, on peut chercher dans le
livre qu’il consacre à la question du droit une sorte de mise à l’épreuve de la « déconstruction ». Force de
loi est composé de deux textes : « Prénom de Benjamin » donc, qui offre si l’on veut une lecture
« déconstructrice » d’un texte de ce dernier ; « Du droit à la justice », exercice en quelque sorte in concreto
de « déconstruction ». Le commentaire de Benjamin soulevant à divers endroits des questions au sujet de
ce que serait ou pourrait être la « déconstruction », on peut le lire avant le premier texte, qui devrait
permettre de repérer des réponses au travers de l’analyse d’un objet philosophique précis.
86. « Portrait de Walter Benjamin », loc. cit., p. 206.
87. « Prénom de Benjamin », loc. cit., in Force de loi, op. cit., p. 78-79.
88. Ibid., p. 77.
89. Ibid., p. 79.
90. « Pour une critique de la violence », loc. cit., p. 148.
91. « Prénom de Benjamin », loc. cit., p. 80. Dans les paragraphes qui suivent, les références seront
données entre parenthèses dans le corps du texte.
92. « Pour une critique de la violence », loc. cit., p. 123. Notons que révisant la traduction de Maurice
de Gandillac ici citée, Rainer Rochlitz remplace « fin » par « but » pour restituer Zweck, mais maintient la
traduction de Gerechtigkeit par « justice » la première fois et « légitimité » la seconde.
93. « Pour une critique de la violence », loc. cit., p. 131.
94. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller et André Hirt, Paris,
Flammarion, 1985, p. 100-101 (cité p. 109-110).
95. « Pour une critique de la violence », op. cit., p. 133.
96. Ibid., p. 133-134.
97. Ibid., p. 140.
98. Derrida s’arrête à juste titre (p. 119-120) sur cette analogie esquissée en quelques mots, afin de
renvoyer à deux autres textes de Benjamin : « Sur le langage en général et sur le langage humain » (1916)
et « La tâche du traducteur » (1923), in Mythe et violence, op. cit., p. 79-98 et p. 261-275. On pourrait
s’attendre à ce qu’il indique ou simplement suggère que la « déconstruction » partage cette analogie, ce
qui l’orienterait vers l’idée qui lui est souvent prêtée d’une indétermination du droit similaire à celle du
langage, avec pour conséquence que tant les textes littéraires ou philosophiques que les normes ou
décisions juridiques ne pourraient être l’objet d’une interprétation selon des critères de vérité. Rien de tel
ici, mais plutôt au contraire l’idée selon laquelle la critique de l’essence « communicative, c’est-à-dire
sémiologique, informative, représentative, conventionnelle et donc médiatrice » du langage chez Benjamin
est « politique », désignant la conception du langage en tant que moyen et signe comme « bourgeoise ».
99. « Pour une critique de la violence », loc. cit., p. 141.
100. Ibid., p. 144.
101. Ibid., p. 146 (les traducteurs restituent Dasein par « existence »).
102. Derrida a sans doute conscience de la difficulté lorsqu’il renvoie dans une note soulignant une
similitude entre les discours de Benjamin et Carl Schmitt (p. 126-127) à une longue note de Politiques de
l’amitié (op. cit., p. 145-146) consacrée à cet auteur, en l’occurrence opposé à Heidegger : « Cela peut
paraître paradoxal, mais la possibilité réelle de la mise à mort, irréductible condition du politique, et
même structure ontologique de l’existence humaine, ne signifie pour Schmitt ni ontologie de la mort ou
du mourir, ni sérieuse prise en compte d’un néant ou d’une Nichtigkeit, ni, dans un autre code, position
d’un principe ou d’une pulsion de mort. La mise à mort procède bien d’une négativité oppositionnelle
mais celle-ci appartient à la vie, de part en part, à la vie en tant qu’elle s’oppose à elle-même en s’affirmant. »
Il n’est toutefois pas certain que cette triangulation consistant à introduire Heidegger entre Benjamin et
Schmitt éclaire véritablement les choses.
103. « Pour une critique de la violence », loc. cit., p. 147.
104. Idem.
105. Notons vite en passant qu’avant son « post-scriptum » Derrida suggère de façon énigmatique et
pour tout dire bien peu convaincante que les derniers mots eux-mêmes obscurs du texte de Benjamin sur
la violence divine « insigne et sceau » pourraient s’entendre « comme le shophar du soir, mais à la veille
d’une prière qu’on n’entend plus » (p. 133). Puis digresse autour d’une sorte d’assonance entre Walter,
prénom de Benjamin, et walten, racine de Gewalt (violence).
106. S’agissant d’une critique radicale de l’Aufklärung chez Benjamin, Derrida renvoie à un texte daté
par Gershom Scholem qui l’a exhumé du début de 1918 : « Sur le programme de la philosophie qui
vient » (in Mythe et violence, op. cit., p. 99-114).
107. Derrida cite l’Introduction à la Doctrine du droit dans la Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 481,
où Kant définit ce qu’il nomme le « droit strict » comme « celui auquel rien d’éthique n’est mêlé », en
sorte que « le droit et l’habileté à contraindre signifient donc une seule et même chose ».
108. Voir supra, chapitre I p. 27-28 (c’est à ce sujet que Derrida osait faire un rapprochement entre
Austin et Nietzsche que lui reprocherait Stanley Cavell). On sait que parmi les contemporains immédiats
de Derrida et à sa différence, des auteurs comme Gilles Deleuze et Michel Foucault ont fait grand usage
de la notion de force telle que notamment issue de Nietzsche.
109. Voir « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas » (1964), in L’écriture
et la différence, op. cit., p. 117-228.
110. Pascal, Pensées, édition Brunschvicg, § 298.
111. Ibid., § 294.
112. Montaigne, Essais, III, chapitre XIII, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1962,
p. 1049 (édition citée par J. Derrida).
113. Voir Stanley Fish, Doing What Comes Naturally : Change and the Rhetoric of Theory in Literary
and Legal Studies, Durham, Duke University Press, 1989 et Samuel Weber, Institution and Interpretation,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1987.
114. Sur ces questions, voir Pierre Bouretz, « La force du droit » et « Le droit et la règle : Herbert L.A.
Hart », in Pierre Bouretz (dir.), La force du droit, Éditions Esprit, Paris, 1991, p. 9-38 et p. 41-58.
Soulignons le fait que directement ou non le positivisme juridique s’origine dans la façon dont Hegel
opposait à l’idée kantienne d’une moralité abstraite (Moralität) fondée sur le principe d’une liberté
universelle celle d’une éthique (Sittlichkeit) enracinée dans le monde réel, produite par l’histoire et propre
à la culture spécifique d’un peuple particulier. Précisons enfin que la question de la « norme
fondamentale » est en quelque sorte l’aporie du positivisme, particulièrement saillante chez Hans Kelsen
(voir « Le droit et la règle : Herbert L.A. Hart », loc. cit., p. 48-58).
115. Voir Jürgen Habermas et John Rawls, Débat sur la justice politique, trad. Rainer Rochlitz (avec le
concours de Catherine Audard), Paris, Cerf, 1997. Notons que le débat entre Habermas et Rawls est en
quelque la forme locale limitée aux questions de la justice de celui qui oppose le premier à Karl Otto Apel
(voir supra, chapitre V p. 321-322).
116. Voir Pierre Bouretz, « Prendre le droit au sérieux : de Rawls à Dworkin », in La force du droit, op.
cit., p. 59-89 et Préface à Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, trad. Marie-Jeanne Rossignol et
Frédéric Limare, Paris, PUF, 1995, p. 5-22.
117. On fait allusion à quelques pages de Eichmann à Jérusalem dans lesquelles Arendt analyse des
propos de celui-ci selon lesquels il avait agi en fonction d’une adaptation de la Critique de la raison
pratique « à l’usage domestique du petit homme », idée qu’elle ne trouve finalement pas tout à fait
absurde. Voir Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, in Les origines du totalitarisme et Eichmann à
Jérusalem, édition établie sous la direction de Pierre Bouretz, op. cit., p. 1149-1151.
118. Voir chez Kant Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 933-934 ; Ronald Dworkin, Law’s
Empire, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press, 1986, p. 225 ; Pierre
Bouretz, « Prendre le droit au sérieux : de Rawls à Dworkin », loc. cit., p. 82-84. Ajoutons que Habermas
discute soigneusement la théorie de Dworkin (en examinant d’ailleurs au passage celle des représentants
des Critical Legal Studies) : voir Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit., p. 223-238 et p. 244-
246.
119. « Le “monde” des Lumières à venir (Exception, calcul et souveraineté) », loc. cit., in Voyous, op.
cit., p. 195. Voir supra, chapitre V p. 295.
120. Ibid., p. 208.
121. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff Publishers,
1961, p. 62 et p. 54. Notons en soulignant le fait que Derrida cite ce livre plutôt que des textes plus
centrés sur la question traitée qu’il aurait sans doute pu puiser davantage dans le passage où est empruntée
la première formule, pour autant que Levinas traite de la relation entre justice et savoir qui surplombe en
quelque sorte celle qui relie et oppose justice et droit : « Le sens de tout notre propos consiste à affirmer
non pas qu’autrui échappe à tout jamais au savoir, mais qu’il n’y a aucun sens à parler ici de connaissance
ou d’ignorance, car la justice, la transcendance par excellence et condition du savoir n’est nullement,
comme on le voudrait, une noèse corrélative d’un noème. » Autrement dit, de même que Levinas
souligne une dimension infinie de la justice comme relation à autrui rétive au savoir sans toutefois en
interdire la possibilité, Derrida montre sa non-coïncidence avec le droit sans nier la nécessité de règles qui
supposent une connaissance. Ce que l’un déploie de façon générale au travers d’une critique de la
réduction de l’autre au même dans le système de la totalité produit par la philosophie occidentale est
décrit par l’autre comme une aporie du droit en particulier.
122. Emmanuel Levinas, « Judaïsme et révolution », in Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures
talmudiques, Paris, Minuit, 1977, p. 18 (cité et commenté par Derrida p. 49).
123. On pense à un passage peu fréquenté parce que peut-être trop propre à déplacer bien des lignes
de la Critique de la raison pratique dans lequel Kant imagine que la nature, au lieu de nous traiter
« comme une marâtre », nous ait donné en partage « ces lumières que nous voudrions bien posséder, ou
que quelques-uns s’imaginent sans doute réellement avoir en leur possession » : sous cette hypothèse
héroïque, « la lutte que l’intention morale a maintenant à soutenir avec les inclinations » nous serait
épargnée, « Dieu et l’éternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux », en sorte
que nous connaîtrions sans doute un ordre parfait dans lequel « la transgression de la loi serait, bien sûr,
évitée, et ce qui est ordonné serait accompli » ; mais la conduite des hommes « serait donc transformée en
un pur mécanisme où, comme dans un jeu de marionnettes, tout gesticulerait bien, mais où l’on ne
rencontrerait aucune vie dans les personnages » (Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, op. cit.,
p. 786-787). Autrement dit : les Lumières n’appartiennent à personne et ne sont jamais déjà là ; le
caractère non déterminé de la justice est à tout prendre la condition de possibilité de la liberté humaine.
124. Voir Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 296 et supra, chapitre
V p. 278-279 (où l’on avait toutefois noté que Habermas n’avait pas vu que ce conflit était au cœur des
attaques de Foucault contre Derrida). Relevons dans le texte d’hommage publié par Habermas au
lendemain de la mort de Derrida ce propos un peu cryptique : « Derrida n’aura guère eu d’égal que
Foucault pour forger l’esprit de toute une génération, et cette génération il l’aura tenue en haleine jusqu’à
aujourd’hui. Mais à la différence de Foucault et bien qu’il ait été également un penseur politique, l’apport
de Derrida à ceux qui l’ont suivi aura été de les aider à canaliser leurs impulsions dans les rails d’un
exercice qui n’implique pas d’abord un contenu doctrinal ni même la création d’un nouveau vocabulaire
producteur d’un nouveau regard sur le monde » (« Ein letzter Gruss : Derridas klärende Wirkung »,
Frankfurter Rundschau, 11 octobre 2004/ « Présence de Derrida », Libération, 13 octobre 2004, loc. cit).
Reconnaissant que l’œuvre de Derrida offre une pensée politique et n’a pas d’intentions doctrinales,
Habermas corrige sérieusement ce qu’il lui reprochait quinze ans plus tôt. Affirmant qu’elle ne produit
pas un nouveau vocabulaire, il reste en désaccord avec Rorty. Mais on comprend entre les lignes que s’il
fallait au bout du compte choisir entre Foucault et Derrida tant au regard des dangers pour la philosophie
des discours critiques de cette génération que du point de vue de la fécondité des pratiques intellectuelles
il le ferait en faveur du second.
125. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit., p. 211 et p. 223. Affirmant
ces deux principes, Derrida reconnaissait au travers de ce qui ressemblait à un aveu dans un contexte
polémique demeurer un « philosophe classique » (p. 226). Voir supra, chapitre I p. 56.
126. Selon un lien parfaitement indiqué, une opération similaire à celle qui est conduite à l’égard de
Benjamin l’est à l’encontre de Carl Schmitt dans Politiques de l’amitié (op. cit., chapitres V et VI).
127. Voir Pierre Bouretz, Qu’appelle-t-on philosopher ?, op. cit., p. 48-54 et p. 287-290, sur le long désir
de Hannah Arendt de construire une philosophie politique et son échec.
POLITIQUE, COSMOPOLITIQUE ET AU-DELÀ :
ENTRE AMIS DÉMOCRATES

Pour autant que Habermas en est arrivé tardivement à le reconnaître et à la


lumière des mises au point de Derrida lui-même, on devrait désormais pouvoir
admettre que la « déconstruction » n’est pas une entreprise de destruction. Il
serait toutefois incongru de vouloir y chercher un projet de reconstruction.
Mais après tout, c’est Kant qui affirmait que la philosophie « n’existe pas
encore » et que la raison lorsqu’elle touche ses limites doit savoir dire et faire
« comme si ». S’agissant de l’objet philosophique dont il vient d’être question,
Derrida met en avant deux propositions qui s’éclairent mutuellement : « La
justice reste à venir » (p. 60) ; « “Peut-être”, il faut toujours dire peut-être pour
la justice » (p. 61). Affirmant encore que « rien ne (lui) semble moins périmé
que le classique idéal émancipatoire », il affiche une fidélité au projet auquel
Habermas veut toujours attacher un devoir de la philosophie. Mais ce n’est pas
pour décliner un programme ou produire des manifestes, même s’il lui est
souvent arrivé de s’engager dans la défense de ce que l’on nomme des
« causes ». Il ne semble pas non plus que l’on puisse découvrir chez Derrida
une sorte de métapolitique qui apparaîtrait comme solde du travail de
déconstruction des concepts classiques répondant aux besoins d’une époque
« postmoderne ». In fine et sous couvert d’une première mise à l’épreuve autour
de questions que l’on savait potentiellement explosives, on peut donc le croire :
« La déconstruction n’existe pas quelque part, pure, propre, identique à elle-
même, en dehors de ses inscriptions dans des contextes conflictuels et
différenciés, elle n’“est” que ce qu’elle fait et ce qu’on en fait, là où elle a lieu » ;
« Cette absence de définition univoque n’est pas “obscurantiste”, c’est un
hommage respectueux à une nouvelle, très nouvelle Aufklärung »1. Il reste que
dans cette perspective, on connaît ses réserves à l’égard de la notion d’idée
régulatrice, avec ce qu’elle contient de la vision d’une trajectoire asymptotique
de la raison vers un point d’achèvement représentable. Il faut donc pour
l’instant se contenter d’une idée un peu énigmatique et de sa traduction qui
l’est bien davantage : « Fidélité à venir, à l’a-venir » ; « Acte de foi
messianique — irréligieux et sans messianisme »2. Après celles du droit et de la
justice, la question de la démocratie devrait permettre de voir et savoir un peu
plus d’un travail inscrit sur cet intrigant horizon.
Avec la « démocratie à venir », Derrida cherche donc à forger un concept et
l’on peut questionner son droit à le posséder au travers d’une seconde mise à
l’épreuve sur objets de la « déconstruction ». Le problème est à nouveau de
haute intensité, pour autant que l’on sait qu’au cœur ou aux alentours de ce
qu’il est convenu d’appeler « postmodernisme » des discours qui se veulent
hyper-critiques produisent un scepticisme à l’égard de la démocratie qui en
ruine les conditions de possibilité. On se souvient que Derrida prête à la
déconstruction la tâche d’une « mémoire historique et interprétative » qui
consiste à « rappeler l’histoire, l’origine et le sens, donc les limites des
concepts », ce jusqu’au moment où « le crédit d’un axiome est suspendu » dans
une perspective qui peut sembler vertigineuse. Mais ce geste dérange-t-il autant
qu’il y paraît les démarches classiques de la philosophie ? En premier lieu, il
s’agit d’entrer si l’on peut dire tout simplement dans le cercle herméneutique :
pour savoir ce qu’est un objet philosophique, il faut en avoir une forme de pré-
compréhension et « avancer dans l’horizon qui limite le sens du mot »,
autrement dit chercher à déterminer ce qu’il « devrait vouloir dire » à partir de
ce qu’il « aura déjà voulu dire » ; de façon plus précise et en l’occurrence, « si
nous n’avions pas une idée de la démocratie, nous ne nous inquiéterions pas de
son indétermination »3. À quoi s’ajoute que ce travail commence ou passe
souvent par des analyses « philologico-étymologiques » consistant à
questionner des idiomes singuliers en quête des origines d’un vocabulaire
conceptuel d’ambition universelle. Dans le cas d’espèce il s’agit de parler grec,
pour autant que toutes les langues dans lesquelles le phénomène a été pensé
ont adopté un lexique issu du monde dans lequel l’expérience dont il est
question est réputée avoir été inventée.
S’agissant de la démocratie, cet exercice paraît d’autant moins difficile ou
risqué que Platon et Aristote semblent en quelque sorte s’y être livrés eux-
mêmes en analysant plus encore que la chose elle-même la façon dont on en
parle. Le premier pose cette question à son sujet : « N’est-il pas vrai que tout
d’abord on est libre dans un tel État, et que partout y règnent la liberté
(eleutheria), le franc-parler, la licence (exousia) de faire ce qu’on veut ? »4. Mais
il ajoute aussitôt : « On le dit, du moins. » Voilà en quelque sorte la brèche
dans laquelle peut s’engager la « déconstruction », comme s’il ne s’agissait de
rien d’autre que suivre Platon lui-même pour autant qu’il ne tranche pas entre
un bien de la démocratie qui serait la liberté et un mal attaché à la licence, mais
se contente de désigner une forme de « discours convenu, de croyance,
d’opinion accréditée, de doxa ». Ce d’autant qu’Aristote fait exactement la
même chose : « Parlons maintenant des axiomes et des mœurs de ces régimes et
des fins auxquelles ils tendent. Le principe fondamental du régime
démocratique, c’est la liberté ; voilà ce que l’on a coutume de dire, sous
prétexte que dans ce régime seul on a la liberté en partage : c’est là, dit-on, le
but de toute démocratie5. » Serait-ce donc seulement cela la « déconstruction »
s’agissant de cet objet : une manière de saisir la chose moins à partir de ce
qu’elle est ou devrait être qu’au travers de ce que l’on en suppose
communément ; une façon de souligner à la suite de Platon et Aristote eux-
mêmes « une ouverture d’indétermination et d’indécidabilité dans le concept
même de la démocratie, dans l’interprétation du démocratique » ? Sans doute
pas tout à fait, mais en tout cas au moins et dans cette perspective : la
navigation de Platon et Aristote autour du mot marque quelque chose comme
« l’ouverture vide d’un avenir du concept même et donc du langage de la
démocratie, la prise en compte d’une historicité essentielle de la démocratie, du
concept et du lexique de la démocratie »6. À ce stade, loin d’apparaître
hasardeuse et pourquoi pas même inquiétante, l’idée de « démocratie à venir »
semblerait presque pléonastique.
Jouant un peu, Derrida donne un instant l’impression de vouloir prendre au
sérieux cette hypothèse en caricaturant ce qu’il aurait pu vouloir dire : « Vous
savez, la démocratie parfaite, pleine et vive, ça n’existe pas ; non seulement elle
n’a jamais existé, non seulement elle n’existe pas présentement, mais,
indéfiniment différée, elle restera toujours à venir, elle ne sera jamais présente
au présent, elle ne se présentera jamais, elle ne viendra jamais, elle restera
toujours à venir, comme l’impossible même » (p. 107). Effectivement, si
Derrida n’avait que cela à dire il serait presque plagiaire, une sorte de
ventriloque de Rousseau : « À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il
n’a jamais existé de véritable démocratie et il n’en existera jamais7. » Mieux
vaudrait alors passer son chemin. Cependant, que peut impliquer cette façon
de considérer comme un truisme ce qui passe après tout dans la tradition de la
philosophie politique comme l’expression d’une conception radicale de la
démocratie ? Rôdent ici de nouveau les spectres de ceux qui veulent aller plus
loin que Rousseau ou Marx sur le chemin de la critique d’une illusion ou de
l’éviction d’un piège. Derrida est-il prêt à leur emboîter le pas en entrant par
exemple dans le concert des discours de la résistance à l’impérialisme et de
l’imagination d’alternatives à la mondialisation ? Une fois encore, ce sont
ensemble certains amis et de nombreux adversaires qui doivent l’attendre à ce
tournant en pensant que la déconstruction sert l’action et devrait savoir dire
comment les faits pourraient enfin coller aux idées ou celles-ci n’être plus le
pur reflet de superstructures. Si tel était le cas, il ne vaudrait guère la peine de
s’attarder plus que le temps de conforter l’idée répandue selon laquelle Derrida
appartient à un camp « postmoderne » où l’on pense que les modernes
n’étaient qu’illusionnistes naïfs ou fieffés trompeurs. Allons donc voir de plus
près.
Derrida se demande au passage « pourquoi y a-t-il eu si peu de philosophes
démocrates (si même il y en eut jamais), de Platon à Heidegger inclus »
(p. 128). Mais il ne cherche pas à répondre, préférant évoquer le Kant qui lui
est pourtant cher de la Paix perpétuelle : celle-ci devrait passer par l’instauration
d’une « république mondiale » ; mais l’« alliance des peuples (Völkerbund) »
qu’elle suppose ne saurait devenir un « État des peuples (Völkerstaat) » et ne
serait en tout état de cause pas à ses yeux une démocratie8. Derrida ne dit pas
s’il s’agit là d’un paradoxe et ne semble pas le penser. Mais c’est notamment à
propos de ce qu’il nomme « démocratie à venir » qu’il avance qu’un chemin
peut « passer par des apories » (p. 121). Il affirme bien entendu que cette idée
engage « une critique militante et sans fin » : « Arme de combat contre les
ennemis de la démocratie, elle proteste contre toute naïveté et tout abus
politique, toute rhétorique qui présenterait comme démocratie présente ou
existante, comme démocratie de fait, ce qui reste inadéquat à l’exigence
démocratique, près ou loin, chez soi ou dans le monde, partout où les discours
sur les droits de l’homme et la démocratie restent d’obscènes alibis quand ils
s’accommodent de la misère effroyable de milliards de mortels abandonnés à la
malnutrition, à la maladie et à l’humiliation, massivement privés non
seulement d’eau et de pain mais d’égalité ou de liberté, dépossédés des droits
de chacun, de quiconque » (p. 126). Il reste que ce propos qui n’est certes pas
qu’incident ne vise ni à discréditer l’idée de démocratie au motif de ses
imperfections ou des manipulations dont elle est l’objet ni à promouvoir son
dépassement au nom de ce qu’aurait été une origine impure ou serait toujours
une destination illusoire. Ce que Derrida veut avancer est tout autre chose, à
tout le moins plus complexe pour autant qu’associé à une structure aporétique
plutôt qu’à une série d’antinomies ou des contradictions qui se résoudraient de
façon dialectique : « Force sans force, singularité incalculable et égalité
calculable, commensurabilité et incommensurabilité, hétéronomie et
autonomie, souveraineté indivisible et divisible ou partageable, nom vide,
messianicité désespérée ou désespérante, etc. » Laissant provisoirement de côté
comme trop énigmatique la dernière expression, on reconnaît ici sous une
forme élargie ce qui avait été montré au sujet du droit et de la justice,
notamment au travers d’une critique sans complaisance de Benjamin. Il faut
donc commencer à se souvenir de ce qu’avait alors été tissé un lien entre cette
dernière et la « déconstruction ».
Ce que Derrida désigne comme une aporie de la démocratie est au fond
assez simple et l’on ne voit guère en quoi cela pourrait soulever une objection
frontale : « L’historicité absolue et intrinsèque du seul système qui accueille en
lui-même, dans son concept, cette formule d’auto-immunité qu’on appelle le
droit à l’autocritique et à la perfectibilité » (p. 126-127). Une fois de plus, on
peut imaginer des amis radicaux déçus, des adversaires désemparés ou encore
des lecteurs inquiets rassérénés pour autant qu’il s’agit seulement de montrer
que la démocratie est le seul système politique qui soit « universalisable » et que
de là viennent en même temps « sa chance et sa fragilité ». S’agissant de la
seconde, Derrida ne se dérobe pas à l’épreuve d’événements qui illustrent ce
qu’il désigne comme des processus auto-immunitaires, notamment lorsqu’il
s’arrête sur l’expérience de l’Algérie en 1992 qu’il décrit de la façon suivante :
« La montée d’un islamisme tenu pour anti-démocratique aura provoqué le
suspens d’un processus électoral de type démocratique » (p. 54). Rappelant
alors le paradigme de ce type d’événement que représente la venue au pouvoir
des totalitarismes fasciste et nazi au travers de processus formellement
démocratiques, il montre qu’il arrive à la démocratie lorsqu’elle est menacée
par des « ennemis jurés de la démocratie » de ne sembler avoir le choix
« qu’entre le meurtre et le suicide » (p. 59). En l’occurrence, on admet sans
difficulté qu’il s’agit bien là de situations aporétiques et on lui est en quelque
sorte reconnaissant de ne pas les exploiter au service d’une forme connue de
radicalité critique à l’encontre de la démocratie. La raison pour laquelle il évite
ce piège est précise : le processus auto-immunitaire à travers lequel la
démocratie menace de se détruire en se protégeant n’est pas à soi seul ce qui
confère à son expérience une allure aporétique ; l’aporie n’est constituée que
lorsque l’on met en regard de la « fragilité » extrême la « chance » que constitue
la « perfectibilité ». C’est à ce point que peut apparaître en quelque sorte
logiquement l’idée de « démocratie à venir ».
Délimitant l’une des origines de cette dernière dans son travail, Derrida
renvoie à plusieurs passages de Politiques de l’amitié. Le premier est un moment
d’une longue réplique à la problématique de Carl Schmitt selon laquelle « la
distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les
mobiles politiques, est la discrimination entre l’ami et l’ennemi (Unterscheidung
von Freund und Feind) »9. L’argument est en quelque sorte à double détente.
En premier lieu, Derrida a récusé la façon dont Schmitt cherchait à enrôler
Platon dans son combat en faveur de l’idée du politique comme hostilité
absolue : l’un cherchait à tirer profit du fait que ce dernier affirme que les
Barbares sont des ennemis naturels, tandis que les Grecs sont « amis par nature
entre eux » ; l’autre le cite posant comme loi que « semblable doit être la
conduite de nos concitoyens envers leurs adversaires, et à l’égard des Barbares
ils doivent se comporter comme les Grecs le font entre eux à présent »10.
Autant donc pour Schmitt qui cherchait à exploiter la distinction entre
discorde intérieure (stasis) et guerre (polemos) pour s’autoriser de Platon afin de
faire de cette dernière l’essence du phénomène politique. Ce que perçoit
Derrida chez Platon et en l’occurrence dans le Ménexène est autre chose, à
savoir au travers d’une signification politique accordée au deuil un lien entre
l’idée grecque de démocratie et l’autochtonie ou l’eugénie : « Il faut donc un
discours capable de fournir aux morts une glorification suffisante et aux vivants
des recommandations bienveillantes, en exhortant descendants et frères à
imiter la vertu de ces hommes » ; « Cette bonne naissance (eugénia) a eu pour
premier fondement l’origine de leurs ancêtres, qui, au lieu d’être des immigrés
et de faire de leurs descendants des métèques dans le pays où ils seraient eux-
mêmes venus du dehors, étaient des autochtones, habitant et vivant vraiment
dans leur patrie, nourris, non comme les autres, par une marâtre, mais par la
terre maternelle qu’ils habitaient »11. La question de Derrida est donc de savoir
ce que le concept de démocratie doit à « la loi de la naissance, la loi naturelle
ou “nationale”, la loi de l’homophylie ou de l’autochtonie, l’égalité civique
(l’isonomie) fondée sur l’égalité de naissance (l’isogonie) »12. D’où le second
temps de la réplique à Schmitt : non seulement celui-ci avait tort de chercher à
faire de Platon un théoricien de la politique comme guerre, mais la
« dépolitisation » qu’il déplore est souhaitable pour autant qu’elle signifierait
une mise à distance du schème généalogique hérité de la démocratie grecque.
Au travers de cette première apparition, l’idée de « démocratie à venir » était
donc attachée au souci de conserver le « vieux nom » tout en « le soustrayant et
à l’histoire comme histoire de l’autochtonie ou de l’eugénie et au mythe ». À
quoi l’on peut ajouter que le fait qu’elle ait été élaborée au travers d’une
critique des thèses majeures de Carl Schmitt rend raison du fait que la
« déconstruction » du concept de démocratie n’ait pas conduit Derrida à
adhérer aux critiques les plus radicales de celle-ci inspirées par cet auteur qui se
rencontrent dans certaines droites et gauches extrêmes13.
Derrida effectue un travail similaire mais en quelque sorte sous une forme
plus douce au sujet d’un thème cette fois moderne du discours démocratique :
celui de la fraternité. De façon plus précise, il est question de la place
qu’occupe cette dernière dans les grandes « extases révolutionnaires » et du fait
que tous les serments qu’elles ont produits semblent en faire le socle de la
responsabilité envers l’avenir. Voilà cette fois un héritage chrétien, assumé par
nombre de révolutionnaires français et Michelet déclarant que « la fraternité,
c’est le droit au-dessus du droit », ou encore que la France considérée comme
« l’asile du monde » est « la fraternité vivante »14. Le propos de Derrida n’est
pas de « dénoncer la fraternité ou la fraternisation », mais de questionner ce
qu’induit sa mise en devise d’une conception de la démocratie ou encore la
forme de politique de l’amitié qu’elle exprime. S’il n’avait rien d’autre à
proposer que l’idée selon laquelle la démocratie à venir « libérerait une certaine
interprétation de l’égalité en la soustrayant au schème phallogocentrique de la
fraternité », on pourrait avoir le sentiment qu’il se parodie au miroir des usages
de son travail chez certain(e) s de ses ami(e) s. Mais en quelque sorte
heureusement son intérêt principal est ailleurs : comprendre les notions d’« ami
de l’homme » et de « trahison de l’humanité » chez Kant, ou encore comment
celui-ci dessine une histoire de cette dernière comme « humanisation de
l’homme qui serait réfléchie en fraternisation »15.
On ne saurait rendre justice en quelques phrases de l’analyse méticuleuse
que propose Derrida du passage d’une « redoutable complexité » consacré à
l’amitié dans la Doctrine de la vertu, ne serait-ce que parce qu’elle prend le
temps de remonter en amont de la proposition qui pourrait sembler centrale :
« On se représente ici tous les hommes comme frères soumis à un père
universel, qui veut le bonheur de tous16. » Ce nouveau commentaire d’un texte
de Kant est d’autant plus indispensable qu’il entre parfaitement dans l’intrigue
de Derrida : « L’amitié conçue comme réalisable dans toute sa pureté ou sa
perfection (entre Oreste et Pylade, Thésée et Pirithoüs) est le cheval de bataille
de tous les auteurs de romans ; Aristote disait en revanche : “Mes chers amis, il
n’existe pas d’amis !”17 » Kant affirme vouloir seulement « attirer l’attention sur
les difficultés de l’amitié » et c’est bien entendu la manière dont il les présente
et les résout qui intéresse Derrida. Comme chez Montaigne et d’autres, il est
question de l’amitié « dans sa perfection ». Mais dans le style kantien, cette
dernière a un statut rigoureux : l’amitié suppose à la fois amour et respect, elle
doit être égale et réciproque ; sa perfection apparaît comme une « Idée
irréalisable mais pratiquement nécessaire »18. Pourtant, au travers d’un passage
assez énigmatique mobilisant une figure mystérieuse, Kant ne semble pas
vouloir tout à fait lui donner le statut d’une idée régulatrice : « Tout homme a
des secrets et il ne doit pas les confier aveuglément à autrui, en partie à cause
de la manière de penser dénuée de noblesse de la plupart, qui en feront un
usage qui lui sera nuisible, et en partie du manque d’intelligence de beaucoup
dans l’appréciation et dans la distinction de ce qui peut ou non se répéter, ou
de l’indiscrétion. Or il est extrêmement rare de rencontrer toutes ces qualités
réunies dans un sujet (rara avis in terris nigroque simillima cygno) » ;
« Cependant cette amitié (purement morale) n’est pas un idéal, mais (le cygne
noir !) existe réellement de temps à autre dans sa perfection »19. Signalant le fait
que la référence à Juvénal est inexacte, Derrida note surtout que chez ce dernier
l’oiseau rare n’est pas un ami mais une femme, « plus chaste que les Sabines
qui, les cheveux épars, se jetèrent entre les combattants ». Il souligne bien sûr le
fait que chez Kant le cygne noir est un frère, mais s’attache surtout à la
distinction entre l’amitié « morale » dont il vient d’être question et l’amitié
« pragmatique ».
Cette dernière ne concerne plus un ou quelques individus choisis en
particulier, mais les autres hommes en général et Kant considère qu’elle ne peut
quant à elle atteindre la perfection recherchée qui serait attachée à une
« maxime rigoureusement déterminée », restant donc « l’idéal d’un vœu ».
Voici la figure qui est en jeu et ce qui s’y attache : « L’expression “ami de
l’homme” possède un sens encore plus strict que celle du philanthrope, homme
qui ne fait qu’aimer les hommes » ; « L’idée d’être obligé par l’égalité même,
tandis que l’on oblige d’autres hommes par des bienfaits ». Pour Derrida, cette
« idée » est essentielle pour une raison précise : « C’est non seulement une
représentation intellectuelle, une représentation de l’égalité entre les hommes,
mais un égard pour cette représentation de l’égalité, une “considération juste”
pour une telle représentation. Il faut l’égalité. Il n’y a pas l’égalité mais il faut
l’égalité20. » D’où trois considérations que l’on peut synthétiser de la façon
suivante : il est clair que pour Kant le cosmopolitisme, la paix perpétuelle et la
démocratie universelle supposent l’existence de celui qui est nommé « l’ami des
hommes » et décrit comme un frère de tous les autres ; le schème qui associe
égalité et fraternité est « indispensable » aussi longtemps que celle-ci n’est pas
considérée comme « naturelle », c’est-à-dire « stricte, littérale, sensible,
génétique, etc. » ; il reste que l’idée d’égalité régie par celle selon laquelle « on
se représente tous les hommes comme des frères soumis à un père universel »
demeure attachée à « la virilité du congénère ». Aux yeux de Derrida, avec sa
rigueur coutumière Kant a donc situé avec une « remarquable précision
topique » le « lieu du frère » dans une perspective où s’impose le « schème
anthropologique de la famille »21.
Derrida avait toutefois promis d’en quelque sorte faire plus que mettre au
jour chez Kant un topos du frère, en montrant comment un mouvement de
« fraternisation » comme « humanisation de l’homme » ne dessine rien moins
qu’une histoire de l’humanité. Le voici se penchant cette fois sur l’Anthropologie
du point de vue pragmatique, plus précisément un passage dans lequel Kant fait
un certain éloge de l’apparence trompeuse. Cela commence de façon assez
étrange : « À vrai dire les femmes ne seraient guère contentes si le sexe masculin
paraissait ne pas rendre hommage à leurs attraits. Mais la réserve (pudicitia),
une contrainte exercée sur soi-même pour dissimuler la passion, forme une
illusion salutaire (Illusion sehr heilsam) afin d’établir entre les deux sexes la
distance indispensable pour que l’un ne soit pas rabaissé au rang de simple
instrument de jouissance de l’autre22. » La fin du propos est inattendue sous la
plume de Kant, mais Derrida s’attache surtout à l’idée selon laquelle la
« réserve (Sittsamkeit) » qui est « foncièrement égalitaire » pourrait être un
« subterfuge moral » désirable et « ferait alors partie d’une histoire, une histoire
de la fraternisation, une histoire comme fraternisation qui commence par une
non-vérité et devra finir par rendre vraie la non-vérité »23. Il semble avoir de la
chance, pour autant que Kant cite une nouvelle fois le mot autour duquel il
tisse son intrigue : « La courtoisie (politesse24) semble s’abaisser, pour se rendre
aimable. Les salutations (compliments) et toute la galanterie de cour, ainsi que
les plus chaudes protestations verbales d’amitié ne sont pas toujours la vérité
(“Mes chers amis, il n’y a pas d’amis !” — Aristote) ; elles ne trompent point
cependant ; car chacun sait quel cas il doit en faire ; ensuite et surtout, ces
signes de bon vouloir et de considération, qui sont vides au départ, conduisent
progressivement à des manières de penser qui y sont réellement conformes. »
Derrida note entre parenthèses que cette « histoire kantienne de la vérité
comme histoire de l’erreur » pourrait être convertie par un « bon ordinateur
philosophique » en « logiciel hégélien, puis nietzschéen ». Mais il veut surtout
montrer qu’une telle figure d’un « devenir-vrai de l’illusion » qui met en jeu un
procès de « vérification » est inséparable de « l’histoire de l’humanisation
comme fraternisation ».
Voici la suite du texte de Kant, qui renforce effectivement le schéma d’une
vérité naissant de l’illusion : « La vertu que l’homme fait circuler dans ses
relations avec autrui n’est qu’une monnaie de papier (Scheidemünze) : qui la
prend pour or véritable n’est qu’un enfant. Il vaut pourtant mieux avoir en
circulation une monnaie de papier que rien d’autre, et finalement on peut la
changer pour de l’or véritable, même au prix d’une perte considérable. S’en
débarrasser comme de jetons sonores et sans valeur (…) c’est une haute
trahison contre l’humanité (ein an der Menschheit verübter Hochverrath).
L’apparence du bien chez les autres n’est pas sans valeur pour nous : de ce jeu
de dissimulations (Verstellungen), qui suscite le respect sans peut-être le mériter,
le sérieux peut naître. » Aux yeux de Kant tel que lu par Derrida, la « haute
trahison contre l’humanité » ou si l’on préfère le crime majeur à son égard
serait donc de tout faire pour ne pas changer la fausse monnaie en or, « c’est-à-
dire en vertu, en morale, en vraie fraternité ». D’où l’appel à une « refonte
conceptuelle et pratique » en considération de la figure kantienne de l’« ami des
hommes » de ce que l’on nomme l’« humanitaire ». Mais aussi à penser à partir
de celle d’une « haute trahison contre l’humanité » une idée de « crime contre
l’humanité » sans doute très vieille et pourtant « toute neuve, encore intacte,
lourde, grosse, grosse d’un avenir dont la monstruosité, par définition, ne porte
pas de nom »25. En tout état de cause, c’est bien pour Derrida un « processus
d’humanisation fraternisante » qui est en jeu dans le premier cas, tandis que le
second fait du fratricide « la forme générale de la tentation, la possibilité du
mal radical, du mal du mal ». Précision importante pour autant qu’elle exprime
peut-être quelque chose du rapport de la « déconstruction » aux traditions et
aux discours qu’elle soumet à son exercice, Derrida écrit plus loin qu’en dépit
de multiples apparences du contraire rien n’est dit dans Politiques de l’amitié
« contre le frère ou contre la fraternité », qu’il ne s’est agi ni de « protestation »
ni de « contestation » et moins encore de la « tentation de médire ou de
maudire »26. Mais quelle était alors la question d’un livre qui réfléchit sur le
plan politique la presque totalité des discours canoniques sur l’amitié ?
La réponse proposée par Derrida lui-même est la suivante : « Je n’ai cessé de
me demander, je demande qu’on se demande ce qu’on veut dire quand on dit
“frère”, quand on appelle quelqu’un “frère”. Et quand on y résume ou subsume
l’humanité de l’homme autant que l’altérité de l’autre. Et le prix infini de
l’amitié » ; « Je me demande, voilà tout, et je demande qu’on se demande
quelle est la politique implicite de ce langage ». Le lecteur sait déjà ce que
Derrida perçoit dans cette dernière : « L’approbation accordée à la filiation, à la
naissance et à l’origine, à la génération, à la familiarité de la famille, à la
proximité du prochain27. » Il est cependant invité à comprendre qu’en l’espèce
la « déconstruction » vise moins la démocratie elle-même que le « nom de
démocratie » et que l’interrogation quant à savoir si celui-ci doit être conservé
en dépit de ses implicites ou de ses surcharges ne relève pas de l’opportunisme
ou du cynisme de « l’antidémocrate qui cache son jeu », mais de ceci : « On
garde son droit indéfini à la question, à la critique, à la déconstruction (droit
garanti, en principe, par toute démocratie : pas de déconstruction sans
démocratie, pas de démocratie sans déconstruction) ». Cette dernière
affirmation pourrait être aisément mise en regard de celle que l’on avait
rencontrée dans Force de loi : « Le droit est essentiellement déconstructible » ;
« Que le droit soit déconstructible n’est pas un malheur »28. Dans les deux cas,
le propos semble quelque peu défensif et l’on pourrait avoir le sentiment que
Derrida ne cherche qu’à se protéger contre les critiques de ses adversaires tout
en veillant à canaliser l’enthousiasme ou d’éventuelles extravagances de certains
de ses amis. On se souvient toutefois de ce que dans celui qui vient d’être
rappelé l’argument avait une forme très précise : la justice se tient « hors ou au-
delà du droit » mais ne saurait en oblitérer la nécessité ; pour sa part non
déconstructible et incalculable, elle fournit l’idée au nom de laquelle celui-ci
est soumis à la critique ; le problème qu’elle pose est celui de l’articulation
entre le singulier et l’universel, ce qui échappe à toute règle et la norme, une
dissymétrie absolue et l’égalité formelle. On s’était alors dit que se retrouvait
présentée sous forme d’apories liées à la figure d’une « possibilité de
l’impossible » une question somme toute classique et qu’il n’y avait en quelque
sorte pas de raison de s’affoler. Reste donc à se demander s’il pourrait en aller
de même s’agissant de l’idée de « démocratie à venir ».
Derrida semble vouloir inciter à le penser en posant la question propre à
cette dernière de la façon suivante : « Est-il possible, en assumant une certaine
mémoire fidèle de la raison démocratique et de la raison tout court, je dirai
même des Lumières d’une certaine Aufklärung (laissant ainsi ouvert l’abîme qui
s’ouvre encore aujourd’hui sous ces mots), non pas de fonder, là où il ne s’agit
sans doute plus de fonder, mais d’ouvrir à l’avenir, ou plutôt au “viens” d’une
certaine démocratie29 ? » On s’est plusieurs fois arrêté sur ses déclarations de
fidélité à l’héritage des Lumières ou de l’Aufklärung, ne serait-ce que pour les
mettre en regard de celles de Habermas tout en soulignant le fait que lui aussi
renonce à l’exigence de fondation. Suivant un instant ce fil, on peut se
demander si celui-ci pourrait adhérer à cette idée : « La démocratie reste à
venir, c’est là son essence en tant qu’elle reste : non seulement elle restera
indéfiniment perfectible, donc toujours insuffisante et future mais,
appartenant au temps de la promesse, elle restera toujours, en chacun de ses
temps futurs, à venir : même quand il y a la démocratie, celle-ci n’existe jamais,
elle n’est jamais présente, elle reste le thème d’un concept non présentable30. »
On sait qu’après avoir affirmé qu’en raison même de son style de pensée
Derrida n’avait aucun intérêt pour la question politique et même suggéré qu’il
pourrait par défaut de clarification adopter la position de Heidegger à son
égard, Habermas s’est convaincu de ce qu’il est un authentique démocrate.
Pour aller plus loin, il faut donc expliciter l’idée formulée dans un vocabulaire
kantien selon laquelle la démocratie serait « le thème d’un concept non
représentable » et dessiner l’horizon sur lequel elle s’attache au « temps de la
promesse ».
On s’approche ici d’un concept qui est sans doute destiné à demeurer
quelque peu mystérieux. Derrida présente une précision précieuse : « Nous
proposons toujours de parler de démocratie à venir, non pas de démocratie
future, au présent futur, non pas même d’une idée régulatrice, au sens kantien,
ou d’une utopie31. » Est-ce un hasard si cette proposition est avancée au sujet
de Marx ? On pourrait dire : pas tout à fait, mais sans doute au prix d’une série
de paradoxes. La distinction entre « à venir » et « futur » renvoie à un thème
désormais familier : celui d’une réserve à l’égard des notions d’idée régulatrice
et de « comme si », avec ce qu’elles supposent de « la forme temporelle d’un
présent futur, d’une modalité future du présent vivant ». Mais il est essentiel que
cette réserve soit supposée ici valoir également à l’égard de l’utopie pour autant
que celle-ci s’attache elle aussi à la représentation d’une « présence pleine ».
Sans peut-être directement le vouloir ou souhaiter le dire ouvertement, Derrida
laisse apparaître un paradoxe du marxisme lui-même qui peut se présenter de la
façon suivante : soit son utopie est représentable et perd en quelque sorte son
authenticité pour se confondre avec un devenir-réel inscrit dans l’histoire ; soit
elle n’est précisément autre chose qu’une idée régulatrice, mais alors sans
prétention à une effectivité historique certaine. Quoi qu’il en soit, la
perspective dans laquelle Derrida construit la notion de démocratie « à venir »
est clairement étrangère au premier point de vue, qui sollicite la représentation
d’une forme « future » destinée à devenir réalité. À cet égard, la réserve en
quelque sorte philosophiquement technique envers la notion d’idée régulatrice
importe moins que la façon de faire de la promesse démocratique une « attente
sans horizon d’attente » attachée à des concepts suffisamment indéterminés
pour n’être pas capturables, tel celui d’une « hospitalité sans réserve » dont on
pourrait encore préciser qu’il se situe bien dans le registre de ce qui est nommé
ailleurs « justice ». À quoi s’ajoute que par mégarde ou non, Derrida affirme
que l’idée de « démocratie à venir » ici thématisée « commande de faire venir
cela même qui ne se présentera jamais dans la forme de la présence pleine », ce
en quoi l’on aperçoit la figure précise du « comme si » kantien pourtant mise
de côté. Toujours est-il que peut-être pour échapper aux difficultés techniques
de la description en termes philosophiques classiques d’une idée non
représentable, il en appelle à ce qu’il nomme un « concept étrange du
messianisme sans contenu, du messianique sans messianisme »32.
Derrida cite, mais étrangement seulement en note un texte très fréquenté de
Walter Benjamin : « Le passé apporte avec lui un index secret (heimlich Index)
qui le renvoie à la délivrance (Erlösung) » : « Il existe une entente secrète
(geheime Verabredung) entre les générations passées et la nôtre. Sur terre nous
avions été attendus. À nous, comme à chaque génération précédente, fut
accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une
prétention (Anspruch). Cette prétention, il est juste de ne la point négliger.
Quiconque professe le matérialisme historique sait pour quelles raisons33. » Ce
propos a fait couler beaucoup d’encre, formulant notamment hypothèses ou
convictions quant à ce qu’est censé savoir le matérialiste, ce qu’est ou pourrait
être une dimension messianique du marxisme ou encore la vision du judaïsme
impliquée dans cette image34. Mais Derrida s’y arrête au fond assez peu et en
tout état de cause loin de l’endroit où il esquisse l’idée d’un « messianique sans
messianisme ». On le sent ici et ailleurs quelque peu embarrassé par la
dimension qu’il nomme « abrahamique » du messianisme, raison pour laquelle
il dit préférer utiliser le terme « messianique »35. Il ne se dérobe toutefois pas à
la difficulté et affirme vouloir penser avec le messianisme hérité de la tradition
juive tout autant qu’avec l’« appel messianique » qu’il décrit comme « structure
universelle » ou encore « mouvement irréductible de l’ouverture historique à
l’avenir » avec ses contenus d’expérience : « Attente, promesse, engagement
envers l’événement de ce qui vient, imminence, urgence, exigence du salut, de
la justice au-delà du droit, gage donné à l’autre en tant qu’il n’est pas présent,
présentement présent ou vivant, etc. » Les choses sont dites ailleurs de façon
plus synthétique, cette fois dans un texte intitulé sans souci de prudence « Foi
et savoir » : « Le messianique, ou la messianicité sans messianisme, ce serait
l’ouverture à l’avenir ou à la venue de l’autre comme avènement de la justice,
mais sans horizon d’attente et sans préfiguration prophétique36. » Idée selon
laquelle il est question d’un « invincible désir de justice » d’un côté,
proposition de penser à partir de là un espace « pour la démocratie à venir et
donc pour la justice » de l’autre : que faire de ce concept que Derrida lui-même
dit « étrange » de « messianisme sans contenu » ou de « messianique sans
messianisme »37 ?
Nouveau paradoxe, Derrida aurait pu sans difficulté étayer à partir de
Benjamin et au travers d’une thèse devenue classique ce qu’il ne fait
qu’esquisser en tournant autour de Marx : l’idée selon laquelle en raison de son
indétermination absolue le moment messianique pourrait figurer l’événement
dans sa forme pure, ce qu’il nomme dans son propre langage
l’« événementialité » de l’événement38. Gershom Scholem montre
admirablement ce qu’il en est de ce point de vue au travers de l’une des
versions d’un thème messianique par essence profondément ambivalent : « La
Rédemption est le surgissement d’une transcendance au-dessus de l’histoire,
une intervention qui fait s’évanouir et s’effondrer l’histoire, la projection d’un
jet de lumière à partir d’une source extérieure à l’histoire » ; « La Rédemption
s’élève sur les ruines de l’histoire qui s’effondre lors des “douleurs de
l’enfantement” »39. On pourrait dire que Derrida a raté une occasion rêvée de
penser par ou à partir d’apories. Ce qui fascine Scholem dans cette variante
apocalyptique de l’idée messianique tient en cela qu’elle en illustre le caractère
profondément « étrange », à quoi s’ajoute qu’elle est à ses yeux la seule qui ait
connu une réelle effectivité historique. Mais il ne mésestime pas une autre, qui
en fait à proprement parler une idée régulatrice : celle qui se rencontre
notamment chez Hermann Cohen, pour qui elle représente une sorte
d’analogue de l’accomplissement de la moralité universelle de Kant. Il y avait
donc là un espace dans lequel Derrida aurait pu se retrouver en logeant à la fois
ses réserves et ce qu’il cherchait : assignant à l’attente messianique un horizon
d’attente, la seconde interprétation du motif messianique thématise en quelque
sorte mieux le « futur » que l’« à venir », l’anticipation d’un « présent futur »
que l’indétermination du « temps de la promesse » ; préservant la dimension
d’une irruption intempestive interrompant le cours de l’histoire, la première
laisse toute sa place à l’« événement qui vient », sans préfiguration et sous
couvert de ce qui pourrait ressembler à un « concept non représentable ». Il
reste que Derrida ne pouvait peut-être pas se situer dans cette antinomie de
point de vue, ne souhaitant si l’on veut adopter ni l’un ni l’autre et encore
moins une position qui viserait à les dépasser. Cela pourrait être la raison pour
laquelle il n’exploite pas vraiment le texte de Benjamin qu’il cite, laisse de côté
les tentatives visant à faire du marxisme un crypto-messianisme, ou encore et
plus simplement maintient en bonne part à l’état d’esquisse son idée de
« messianique sans messianisme ».
Poursuivant encore un peu cette sorte d’analyse au conditionnel passé, on
pourrait dire que paradoxalement toujours Derrida avait en quelque sorte sous
les yeux une quasi-démonstration de l’idée selon laquelle le messianisme ou ce
qu’il peut bien nommer le « messianique » même s’il ne s’agit pas seulement
d’une question de mot met en scène « la venue de l’autre comme avènement de
la justice ». Il cite une fois Levinas dans Spectres de Marx, mais seulement en
passant et moins qu’une phrase : « La relation avec autrui — c’est-à-dire la
justice40. » Tout se passe donc comme s’il avait oublié qu’un livre qu’il connaît
mieux que quiconque conduit ce que l’on pourrait nommer sans grande
difficulté une « déconstruction » de l’idée de Totalité par celle d’Infini à partir
de l’idée selon laquelle la morale comme lieu de la prise en charge de l’Autre ne
pourra se prétendre « inconditionnelle et universelle » que « lorsque
l’eschatologie de la paix messianique viendra se superposer à l’ontologie de la
guerre »41. Plus encore, il connaît parfaitement la façon dont Levinas délimite
l’espace dans lequel se construit Totalité et Infini : en refusant de considérer que
l’eschatologie messianique cherche à « enseigner l’orientation de l’histoire » ; en
voulant présenter la subjectivité « comme accueillant Autrui, comme
hospitalité ». On sait à quel point ce dernier thème s’est petit à petit imposé
dans son travail et comment il conteste lui aussi la volonté de préfigurer le
devenir historique. Mais il n’en demeure pas moins qu’il semble être passé à
côté d’une manière de thématiser le lien entre altérité et justice à partir d’une
idée messianique dont le problème est sans doute moins la source
« abrahamique » qui pouvait l’embarrasser que le caractère aporétique qui avait
tout pour retenir son attention. Pour être plus précis ou si l’on préfère juste, il
faut dire que Derrida ne craint pas de faire de ce qu’il nomme le
« messianique » une « structure générale de l’expérience », laissant apparaître en
filigrane le fait qu’il y découvre le motif qui pourrait sinon fonder du moins
accompagner une conceptualisation tâtonnante : celui-ci s’expose à la « surprise
absolue » et se présente toujours « sous la forme phénoménale de la paix ou de
la justice », même s’il suppose qu’il faille s’attendre « au meilleur comme au
pire » ; l’« invincible désir de justice » auquel il s’attache « ne doit être assuré de
rien, par aucun savoir, aucune conscience, aucune prévisibilité, aucun
programme comme tels »42. Une fois encore, cela correspond parfaitement à ce
qu’il décrit comme l’événement authentique : celui qui tout à la fois suspend la
dimension constative du langage, ne se laisse pas déterminer par un acte
performatif garanti à partir d’une connaissance et ouvre un horizon qui ne
saurait être dessiné autour d’un « comme si ». Mais tout se passe définitivement
comme s’il demeurait réticent à s’approprier sans réserve les figures par
excellence aporétiques associées à l’idée messianique, au motif de la
dépendance de celle-ci à l’égard du prophétisme et de la « religion
abrahamique ».
Ultime paradoxe susceptible d’être mis au jour par cette analyse
hypothétique non déductive : au-delà des interprétations de l’idée messianique,
Derrida aurait peut-être eu une possibilité d’approfondir la notion de
« démocratie à venir » à partir de ses propres commentaires de quelques textes
de Levinas qui abordent directement ou de biais la question politique.
« Politique après ! » : ce titre d’un petit texte de ce dernier fournit un bon point
d’attache, qui se perçoit en quelque sorte dans le point d’exclamation. Levinas
parle de la visite du président Sadate à Jérusalem le 19 novembre 1977,
événement qui suscite à ses yeux un constat et une « suggestion » : « La paix
était venue par une voie qui menait plus haut et venait de plus loin que les
chemins politiques » ; « La paix est un concept qui déborde la pensée purement
politique »43. Derrida semble s’approprier sans difficulté cette « suggestion », ou
du moins ce qu’elle « sous-entend » au travers d’« un partage ou une partition
difficiles » : « Un tel concept de la paix garde une part politique, il participe du
politique même si une autre part en lui dépasse un certain concept du
politique44. » En langage philosophique si l’on veut classique et bien que
demeurant énigmatique, la proposition de Levinas « fait signe vers une paix qui
n’est ni purement politique, au sens traditionnel du terme ni simplement
apolitique »45. Cette figure d’un double « ni » ouvre un espace dans lequel
Derrida aime se mouvoir, pour autant que l’on peut y construire des concepts
qui ne cherchent pas à être purs ou à résoudre si l’on peut dire de simples
antinomies. La preuve en est en quelque sorte qu’il peut la traduire dans sa
propre langue philosophique : Levinas décrit une expérience qui s’apparente à
une « intériorisation politique de la transcendance éthique ou messianique » ;
fût-ce avec une extrême rareté, chaque fois que celle-ci se produit « un
processus de déconstruction est en cours, qui n’est même plus un processus
téléologique ni même un simple événement dans le cours de l’histoire »46. On
peut émettre des réserves à l’égard des leçons politiques que tirent Levinas et
Derrida du geste de Sadate se rendant à Jérusalem qui est à l’origine de ces
réflexions : un devoir pour Israël de construire un État « où devra s’incarner la
morale prophétique et l’idée de sa paix » ; « Un État qui s’engage à n’être pas
seulement ce qu’il est aussi, en fait et en droit, un État comme les autres »47.
Mais tel n’est pas ce qui importe le plus ici, pour autant qu’en creusant autour
de quelques remarques de Levinas concernant le phénomène politique Derrida
offre une occasion de voir un peu mieux ce qu’il en pense et peut-être de
clarifier les questions qui demeurent au sujet de sa référence à l’idée
messianique en lien assez flou avec celle de « démocratie à venir ».
Le commentaire d’un autre texte de Levinas dont il ne cache pas la difficulté
montre Derrida soucieux d’aller au moins un peu dans ce sens : « L’État de
César et l’État de David »48. Celui-ci est construit en trois points dont on peut
imaginer d’emblée lequel laisse Derrida plus ou moins silencieusement
perplexe : « Oui à l’État » ; « Au-delà de l’État » ; « Pour une politique
monothéiste ». Mais il explicite de la façon suivante son intérêt pour ce texte,
« Politique après ! » et un autre encore : « Ils multiplient les propositions de
forme, je dis bien de forme, délibérément contradictoire, aporétique, voire
dialectique, au sens de la dialectique transcendantale49. » De façon plus précise,
ces dernières sont à ses yeux « à la fois intra-politiques et transpolitiques, pour
et contre le “principe étatique” ». S’agissant des deux premiers points de la
longue analyse particulièrement complexe de Levinas, il accentue ce qui va
dans le sens du « contre » : « Contre l’État de César qui, malgré sa participation
à l’essence pure de l’État, est aussi le lieu de la corruption par excellence et, peut-
être, l’ultime refuge de l’idolâtrie »50. Signalant sans vraiment s’y arrêter le fait
qu’au sujet de l’État de David Levinas « n’hésite pas à parler de “politique
messianique” », affirme que « la Cité messianique n’est pas au-delà de la
politique », mais ajoute que « la Cité tout court n’est jamais en deçà du
religieux », il souligne la façon dont le politique « semble défier une simplicité
topographique » : « C’est Au-delà de l’État dans l’État. Au-delà-dans :
transcendance dans l’immanence, au-delà du politique, mais dans le
politique. » Il persiste toutefois à penser que chez Levinas ces énoncés sur le
politique ont une forme « délibérément aporétique, paradoxale ou
indécidable ». Cela ne va pas de soi, mais il tire du texte précisément intitulé
« Au-delà de l’État dans l’État » une idée qu’il partage sans réserve : l’État
démocratique est « le seul État ouvert à la perfectibilité, comme seule
“exception à la règle tyrannique du pouvoir politique” »51. Y avait-il dans ces
textes de Levinas de quoi nourrir l’idée de « démocratie à venir » ? Oui à
l’évidence, au travers de ce qui conforte l’idée selon laquelle la démocratie est le
seul système qui « accueille en lui-même, dans son concept » le « droit à
l’autocritique et à la perfectibilité », ce qui peut bien se traduire par celle qui
pose que « pas de démocratie sans déconstruction »52. Oui encore, dans la
mesure où ce que perçoit Levinas dans l’État de David est une protestation
contre celui de Rome en tant qu’« État païen, jaloux de sa souveraineté, l’État
conquérant, impérialiste, totalitaire, oppresseur, attaché à l’égoïsme réaliste » et
qui « sépare l’humanité de sa délivrance »53. Mais sinon « non », pas tout à fait
« oui » lorsqu’il est dit que la « politique messianique » s’attache à « un ordre
politique qui ne peut venir à l’humain qu’à partir de la Torah, de sa justice, de
ses juges et de ses maîtres savants »54. C’est sans doute ce type de présupposé
qui fait que Derrida tient à ce que le « messianique » et la « messianicité » qu’il
sollicite en accompagnement de l’idée de « démocratie à venir » soient « sans
messianisme ».
Au-delà de cette difficulté qui n’est peut-être pas une aporie voulue, on peut
mettre au jour dans les commentaires des textes directement ou incidemment
politiques de Levinas un double mouvement d’élargissement : en arrière, c’est-
à-dire vers les concepts qui offrent une assise philosophique à des réflexions qui
ne sont pas seulement inactuelles ; de l’avant, autrement dit en direction de ce
qui pourrait éventuellement en découler d’un point de vue en quelque sorte
pragmatique. Dans la première perspective, Derrida met en place une figure
qui ne se laisse réduire ni à une antinomie ni à une contradiction susceptible
d’être surmontée de façon dialectique : « Le sujet est un hôte » ; « Le sujet est
otage »55. Il tient à insister sur le fait que chez Levinas les deux idées ne sont
pas apparues en même temps mais à quelques années de distance, percevant là
l’une des « redoutables difficultés » qu’elles font surgir. Afin de simplifier un
peu l’analyse méticuleuse qu’il propose de ces dernières, on peut dire qu’elle
conduit vers un point par lequel on est déjà passé en l’abordant de façon moins
spéculative et introduit un concept dont il s’agira d’élargir le sens et les
implications classiques. Le problème est celui du « rapport énigmatique qui se
tend, dans la pensée de Levinas, entre une éthique et une politique de
l’hospitalité — ou de l’otage »56. Il est donc question de savoir en quoi et
comment la seconde de ces deux dernières notions est impliquée dans la
première. Pour répondre complètement, il faudrait prendre en compte presque
l’intégralité de Totalité et Infini, livre dont Derrida affirme qu’il offre « un
immense traité de l’hospitalité »57. Mais il remarque aussi le fait que ce mot n’y
est pourtant ni fréquent ni vraiment souligné, à la différence de celui d’accueil.
Ce dernier apparaît en effet dès les premières pages de Totalité et Infini :
« Aborder Autrui dans le discours, c’est accueillir son expression où il déborde à
tout instant l’idée qu’en emporterait une pensée. C’est donc recevoir d’Autrui
au-delà de la capacité du Moi ; ce qui signifie exactement : avoir l’idée de
l’infini58. » On peut alors se demander ce qu’il devient dans Autrement qu’être,
lorsque Levinas affirme que le moi est « soumis à l’accusatif illimité de la
persécution — soi, otage, déjà substitué aux autres »59. Dans sa forme si l’on
veut la plus simple, la réponse tient en cela qu’il oriente vers « un excès de
l’éthique sur le politique, une “éthique par-delà le politique” »60. Derrida
n’omet pas d’indiquer que pour Levinas il faut considérer que cette idée
appartient à la métaphysique en tant qu’elle est « attention à la parole ou
accueil du visage, hospitalité et non pas thématisation », avec ce corollaire :
« Dans l’accueil d’autrui j’accueille le Très-Haut auquel ma liberté se
subordonne61. » Mais il oublie ou ne veut pas rappeler que cette redéfinition de
la métaphysique est formulée à l’encontre de la dernière philosophie de
Heidegger comme « matérialisme honteux » qui « pose la révélation de l’être
dans l’habitation humaine entre Ciel et Terre, dans l’attente de dieux et en
compagnie des hommes et érige le paysage ou la “nature morte” en origine de
l’humain ». Il retient donc les liens tissés entre les notions d’accueil et
d’hospitalité, en posant cette question qui a la forme de celle qu’il formule
ailleurs au sujet de la justice : « Cette hospitalité infinie, donc inconditionnelle,
cette hospitalité à l’ouverture de l’éthique, comment la réglera-t-on dans une
pratique politique ou juridique déterminée. Comment en retour réglera-t-elle
une politique et un droit déterminable62 ? » Sans répondre directement, il
engage alors l’élargissement de ce qui relève d’une philosophie première vers
des problèmes qui s’attachent effectivement à une expérience politique plus
déterminable.
Est ici pris en compte par Derrida le fait que Levinas pense ces derniers « au
croisement de plusieurs langues, dans la fidélité à plus d’une mémoire »63.
Entendons qu’il s’agit donc de s’installer sur un terrain où se rencontrent selon
des modalités à déterminer les héritages de la philosophie et de la tradition
juive. À cette dernière Levinas emprunte des textes d’une particulière étrangeté,
tel celui-ci : « Il lui a dit encore autre chose : “L’Égypte apportera dans les
temps futurs un cadeau au Messie. Il pensait ne pas devoir l’accepter de leur
part, mais le Saint, béni soit-Il, dira au Messie : “Accepte-le de leur part ;
<après tout>, ils ont hébergé nos enfants en Égypte.” Aussitôt “de Grands
personnages arriveront de l’Égypte”64. » On pourrait souligner l’énormité de la
chose, pour autant qu’il est enjoint d’agir comme si le lieu par excellence de
l’esclavage avait été une terre d’accueil65. Derrida préfère aller directement vers
ce qu’il perçoit chez Levinas, à savoir « l’équivalence de trois
concepts — fraternité, humanité, hospitalité ». Il formule à ce sujet une
hypothèse dont il précise qu’elle « n’est évidemment pas celle de Levinas, du
moins sous cette forme » : « Ce qui s’annonce ici, c’est peut-être une
messianicité qu’on dirait structurelle ou a priori. Non pas une messianicité
anhistorique mais propre à une historicité sans incarnation particulière et
empiriquement déterminable66. » L’évidence évoquée n’est pas transparente, à
moins qu’il ne s’agisse que d’une question de vocabulaire. Mais on retrouve en
revanche une méfiance déjà rencontrée envers l’un des trois concepts mis en
équivalence et dont Derrida n’hésite pas à dire qu’il est « le centre de tout
l’œuvre de Levinas ». On se souvient de son commentaire de la formule de
Kant selon laquelle « on se représente ici tous les hommes comme des frères
soumis à un père universel, qui veut le bonheur de tous ». Cette fois, il la met
en regard d’une proposition de Totalité et Infini : « Le statut même de l’humain
implique la fraternité et l’idée du genre humain (…). Elle implique d’autre
part la communauté du père, comme si la communauté du genre ne
rapprochait pas assez67. » Au rappel de son « inquiétude » vis-à-vis de cette idée
de la fraternité il ajoute en passant celle qui tient à son implication dans le
concept d’humanité. Mais c’est pour en arriver vite au problème de
l’hospitalité, dont on se dit qu’il pourrait être décisif au regard d’une
thématisation de l’idée de « démocratie à venir ».
Nous voici donc une nouvelle fois au chevet d’un concept dont la discussion
ne peut faire l’économie d’une confrontation avec Kant, plus précisément le
troisième article définitif en vue de la paix perpétuelle : « Le droit
cosmopolitique doit se restreindre aux conditions de l’hospitalité universelle68. »
Pour y venir, Derrida résume sa lecture des textes de Levinas dont il a été
question au travers de l’idée selon laquelle « le politique n’est jamais adéquat à
son concept » et manifeste une « inadéquation à soi ou à son idée infinie »
(p. 155). À quoi il ajoute de façon quelque peu surprenante que Kant a été
« contraint » de formuler la proposition qui vient d’être citée comme une
« conséquence » de cette idée, alors que l’on a le sentiment qu’il s’agit plutôt de
montrer qu’il ne l’a pas saisie avec toutes ses implications. Autre surprise,
Derrida ne verse pas ici à la discussion l’argument par lequel Kant veut justifier
la restriction qu’il met en place : il est question du « droit qu’a l’étranger, à son
arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas être traité en ennemi » ; celui-ci ne
peut toutefois pas invoquer un « droit d’accueil (Gastrecht) » qui ferait de lui
pour un temps un « habitant de la maison (Hausgenoss) », mais seulement un
« droit de visite (Besuchsrecht) ». Derrida semble donc vouloir organiser son
commentaire dans la perspective d’une confrontation entre Kant et Levinas.
Pour commencer, il s’agit de mettre au jour une opposition des points de
départ : chez le premier, l’institution d’une paix perpétuelle, d’un droit
cosmopolitique et d’une hospitalité universelle « garde la trace d’une hostilité
naturelle, actuelle ou menaçante, effective ou virtuelle » ; pour le second, « la
guerre même garde la trace testimoniale d’un accueil pacifique du visage ». Du
côté de chez Kant, les choses semblent claires : « L’état de paix entre des
hommes vivant côte à côte n’est pas un état de nature (status naturalis) ; celui-ci
est bien plutôt un état de guerre (Zustand des Krieges) ; sinon toujours une
ouverture d’hostilité (Ausbruch der Feindseligkeiten), cependant une menace
permanente d’hostilité. Cet état de paix doit donc être institué (gestiftet) »69.
Aux yeux de Kant, la paix doit donc être instaurée par la politique et construite
par le droit. D’où la question de Derrida : cette paix d’institution « ne garde-t-
elle pas en elle, indéfiniment, inévitablement, la trace de la nature violente avec
laquelle elle est censée rompre », apparaissant ainsi « à la fois pure et impure » ?
Pour autant que la réponse est bien entendu positive tout semble simple, en
sorte que la difficulté est plutôt du côté de Levinas.
Pour ce dernier le point de départ paraît être la paix, même si celle-ci n’est ni
naturelle ni « simplement institutionnelle ou juridico-politique » (p. 159). En
d’autres termes, tout semble commencer de façon « an-archique et
anachronique » : par « l’accueil du visage de l’autre dans l’hospitalité », comme
lorsque Levinas écrit que « l’essence du langage est amitié et hospitalité »70.
Derrida voit parfaitement l’objection qui pourrait être aussitôt formulée : l’idée
selon laquelle « la guerre ou l’allergie, le rejet inhospitalier dérivent encore de
l’hospitalité », ou encore le « grand discours messianique sur la paix
eschatologique et sur un accueil hospitalier que rien ne précède » pourraient
être perçus comme un « irénisme politique » (p. 167-168). Mais avant de
chercher à la récuser, il a mis au jour des « conséquences équivoques » de ce
discours, notamment celle qui semble conduire à penser que « la guerre même,
l’hostilité, voire le meurtre supposent encore et donc manifestement toujours cet
accueil originaire qui est l’ouverture au visage ». Afin de clarifier les choses, il
veut donc montrer comment Levinas rompt à la fois avec Kant et Hegel, un
juridico-politique qui ne peut aller plus loin qu’une paix armée et un
« processus laborieux du négatif » qui persiste à faire de la guerre « une
condition de la conscience, de la “moralité subjective (Sittlichkeit)” et de la
politique » (p. 161). D’un côté, l’idée selon laquelle le sujet est un « hôte » et
même un « otage » déstabilise profondément l’édifice kantien, avec pour
conséquence le fait qu’in fine Levinas met en avant une idée de la paix qui va
bien au-delà du cosmopolitisme. De l’autre, celui-ci fournit l’argument lui-
même : « L’Autre n’est pas la négation du Même comme le voudrait Hegel71. »
Cependant, il arrive à Levinas de suggérer que « l’universalisme de la réalité
hégélienne aura peut-être raison », qui plus est sur un point essentiel : là où il
s’agit pour lui de montrer que la subjectivité n’est pas celle de la « protestation
égoïste » à la première personne72. Derrida souligne le « peut-être », mais ne
semble cette fois pas vouloir le prendre à sa charge, préférant en quelque sorte
laisser les choses à l’état de problème en posant une question soulevée plus haut
sur le même sujet de façon similaire et par ailleurs à propos de la justice : « Où
trouver une règle ou un schème médiateur entre cette hospitalité pré-originaire
ou cette paix sans processus et, d’autre part, la politique, la politique des États
modernes (…) ? » (p. 162).
Mais ce sont les consonances entre les discours de Levinas et de Kant qui
suscitent le plus grand intérêt de Derrida. Comme souvent, il fait son miel de
l’humour en l’occurrence sarcastique du second au sujet du Zum ewigen
Frieden par lequel il ouvre son livre : « On ne se prononcera pas sur la question
de savoir si cette inscription satirique sur l’enseigne de l’aubergiste hollandais
où se trouvait peint un cimetière s’adressait aux hommes en général, ou plus
particulièrement aux chefs d’État, jamais saturés de guerres, ou même aux seuls
philosophes qui font ce doux songe de la paix73. » « À la paix éternelle » : Kant
ne la veut ni comme celle des cimetières ni sous la forme de l’utopie irénique
des philosophes, ce qui rend raison de la restriction imposée à l’hospitalité dans
son projet cosmopolitique. Pour Derrida, il faut « aiguiser une différence »
entre Kant et Levinas, pour autant que ne serait-ce qu’à partir de sa source
hébraïque ce dernier met en avant une hospitalité inconditionnelle attachée à
une « politique messianique ». Dans cette perspective, il s’agit presque d’une
évidence : l’hospitalité en faveur de laquelle plaide Levinas « prend une valeur
bien plus radicale que chez le Kant de Zum ewigen Frieden et du droit
cosmopolitique à l’hospitalité universelle — cosmopolitique, c’est-à-dire
seulement politique et juridique, étatique et civile (toujours réglée par la
citoyenneté) » (p. 124). Mais la façon dont Levinas va à la fois « dans la
direction de Kant et contre Kant » ne semble pas tout à fait satisfaire Derrida.
Il adopte sans réticence l’idée selon laquelle « la métaphysique ou rapport avec
l’Autre s’accomplit comme service et comme hospitalité », avec sa
conséquence : « La politique laissée à elle-même porte en elle une tyrannie74. »
Il reste que filtre à ce sujet la seule réserve qui pourrait ressembler à une
critique dans le livre d’hommage à Levinas, qui laisse de côté des divergences
remontant très loin, pour l’essentiel celles qui tournent autour de Heidegger75.
Derrida souligne chez Levinas la fécondité d’une « complication structurelle
du politique » (p. 173). Mais il considère « assez retorse en ses pliures » la façon
de vouloir lui donner « un destin topologique ». Il vise ici le « peut-être » que
Levinas accordait à « l’universalisme de la réalité hégélienne », autrement dit le
fait qu’au travers d’une telle concession et quelque prudente qu’elle soit se fasse
jour une tentation de relâchement de la tension entre éthique et politique.
Tout se passe donc comme s’il voulait empêcher une stabilisation de ce qui
avait été patiemment descellé : au travers du travail dont il a restitué le
mouvement et les articulations la frontière entre l’éthique et la politique a
perdu « la simplicité indivisible d’une limite » ; « Quoi que puisse en dire
Levinas, la déterminabilité de cette limite n’a jamais été pure, elle ne le sera
jamais ». Il se pourrait qu’il trouve que ce dernier soit un peu trop frileux à
l’égard de ses propres découvertes, refusant par exemple de considérer qu’elles
dégagent des structures aporétiques. Ou encore qu’il considère que toutes les
conséquences n’ont pas été tirées du débordement de Kant et du souci de voir
plus loin que l’idée d’une paix simplement cosmopolitique. Toujours est-il que
c’est discrètement contre un Levinas en quelque sorte effrayé par ses propres
audaces qu’il réaffirme l’idée qu’il en tirait : la façon dont le concept de paix
« s’excède lui-même » et « se déconstruit pour former ainsi une enclave au-
dedans et au-dehors de lui-même » est la marque d’une « intériorisation
politique de la transcendance éthique ou messianique » (p. 146). On s’était
demandé s’il serait possible d’imaginer des implications pragmatiques de ces
analyses. Oui sans doute, notamment pour ce qui concerne la différence entre
le simple « droit de visite » ouvert par Kant et un authentique « droit
d’accueil » qui rendrait pleinement justice à l’étranger : ne serait-ce que pour
empêcher la répétition de véritables « crimes contre l’hospitalité » dont le XXe
siècle a fourni le spectacle (p. 132). Mais peut-être guère davantage, pour cette
raison simple que tel n’est pas l’horizon sur lequel s’inscrivent ces réflexions.
Derrida a posé à plusieurs reprises le problème de la recherche d’une
articulation ou d’un schème médiateur entre la justice incalculable ou
l’hospitalité inconditionnelle et un droit déterminé dans un cadre politique
déterminable. Cela devrait définitivement empêcher l’accusation d’indifférence
envers de telles questions ou pire de relativisme à l’égard des principes et des
normes de la politique moderne. Il reste que son souci ne s’attache pas à la
résolution de conflits théoriques à valeur pragmatique immédiate, en sorte que
l’idée de « démocratie à venir » n’entre pas dans une compétition en faveur du
meilleur argument à laquelle participent pour leur part Habermas et ceux avec
qui il discute de ces sujets. Il a été suffisamment dit que cette idée ne se voulait
pas régulatrice, inscrite sur un horizon d’attente déterminable ou encore
porteuse de maximes d’action « comme si » pour que l’on ne lui demande pas
de se décliner sous forme de programme. Plus encore, vouloir à tout prix la
coordonner à celle de « messianicité sans messianisme » pour faire en sorte que
l’une fournisse à l’autre des contenus d’expérience anticipés eût été une
inconséquence philosophique exposant à un risque d’enfermement dans une
contradiction performative. Il n’est pas impossible qu’en diverses occasions
certains amis de Derrida aient regretté cette sorte d’intransigeance qui n’est
pourtant paradoxale qu’en apparence, ou se soient sentis orphelins dans leurs
combats faute de l’avoir auprès d’eux. Mais c’est ainsi, sa Politique ne cherche
ni à corriger les chefs d’État que Kant disait « saturés de guerres » ni à nourrir
d’utopies concrètes ce que celui-ci nommait encore le « doux songe de la paix
des philosophes », à quoi s’ajoute qu’à la différence d’un grand nombre de ses
contemporains il ne s’est jamais de près ou de loin mis au service de tyrans
aimant à poser auprès de penseurs.
Ce dernier point le rapproche de Habermas, même si le processus d’auto-
immunisation vis-à-vis des idéologies du siècle peut sembler plus difficile à
percevoir dans un cas que dans l’autre. D’un point de vue concomitant, l’un a
été plus engagé que l’autre dans des discussions et même des conflits politiques,
ne serait-ce que ceux relatifs aux rapports de l’Allemagne à son histoire. Cela
tient pour partie à la différence entre deux conceptions de la philosophie
schématisées par Rorty, l’une demeurant attachée à l’idée selon laquelle celle-ci
doit résoudre des problèmes tandis que l’autre s’attache surtout au travail des
concepts dans une confrontation inlassable avec les textes. À l’aune de la
première, l’agenda philosophique de Habermas s’agissant de politique reste en
large part celui qui avait été ouvert au XVIIIe siècle, en sorte que sa description
du processus historique en cours en Europe et même sur le plan mondial est
celle d’un élargissement réflexif de l’expérience démocratique. Le texte
politique qui symbolisait le rapprochement avec Derrida était écrit dans sa
langue philosophique, qui met notamment en avant les notions de
« patriotisme constitutionnel » ou de « citoyenneté post-nationale ». Le fait que
Derrida l’ait signé a une importance qui n’est pas seulement conjoncturelle.
Mais il ne peut effacer une réelle différence d’approche et d’attitude
philosophiques. Là où Habermas inscrit sa pensée politique sur un horizon
d’anticipation qui demeure dessiné par le cosmopolitisme kantien et attaché à
quelques idées régulatrices dont il réexamine toutefois les conditions de
validité, Derrida se veut surtout disponible à l’événement, autrement dit à ce
qu’il nomme un « à venir » qui n’est pas précédé par un savoir mais pensé à
partir de notions de justice et d’hospitalité inconditionnelles débordant
l’expérience purement politique. On pourrait estimer que l’idée de
« messianicité sans messianisme » demeure trop énigmatique pour éclairer en
politique son projet d’une « nouvelle Aufklärung ». Mais l’est-elle davantage
que celle d’Adorno invitant à considérer le monde du point de vue de la
rédemption ? Quoi qu’il en soit, on comprend désormais l’attachement de
Derrida à l’adverbe emprunté à Nietzsche pour être mis en regard du « comme
si » kantien : « Peut-être ». On peut donc en rester sans profond regret ni
véritable sentiment d’incomplétude à l’interjection au travers de laquelle
Politiques de l’amitié en vient à se clore ou du moins se suspendre : « Ô mes
amis démocrates… »76. Il devrait être en effet définitivement admis qu’avec
Derrida et Habermas quoi qu’en ait un temps pensé celui-ci nous étions bien
dans cette compagnie. Faut-il alors imaginer en revenant à la formule de Platon
qu’étant devenus amis l’un de l’autre ils sont ou même pourraient avoir
toujours été sans le savoir « en quelque manière parents par nature » ? L’image
apparaîtrait sans doute trop familialiste aux yeux de Derrida et elle pourrait
presque sembler absurde au regard des représentations les plus courantes de
l’histoire de la philosophie. Il reste que sur un certain plan, d’une certaine
façon et jusqu’à un certain point elle est plus que simplement suggestive.

1. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit., p. 261.
2. Voyous, op. cit., p. 23 et p. 14.
3. Ibid., p. 39.
4. République, Livre VIII, 557b, cité ibid., p. 44 (traduction de Jacques Derrida).
5. Politique Z, VI, 1, 1317a, cité ibid., p. 45-46 (souligné par Derrida).
6. Voyous, op. cit., p. 48. Les références seront désormais données entre parenthèses dans le corps du
texte.
7. Du contrat social, Livre III, chapitre IV (cité p. 108).
8. Derrida (p. 118-119) vise le Projet de paix perpétuelle (op. cit., p. 22 — où Völkerbund est traduit
par « fédération de peuples » et Völkerstaat par « État fédératif »).
9. La notion du politique, Théorie du partisan, op. cit., p. 64 (cité in Politiques de l’amitié, op. cit.,
p. 104). Derrida rapporte plus loin (p. 147 ; p. 152 ; p. 154) ces précisions de Schmitt : « Les concepts
d’ami, d’ennemi, de combat tirent leur sens réel (realen Sinn) d’une relation permanente à la possibilité
réelle de la mise à mort physique (reale Möglichkeit der physischen Tötung) » ; « Car c’est seulement dans le
combat effectif (wirklichen Kampf) que se manifeste l’extrême conséquence de la configuration politique
de l’ami et de l’ennemi. C’est à partir de cette extrême possibilité que la vie des hommes gagne sa tension
(Spannung) spécifiquement politique » ; « Un monde dans lequel la possibilité d’un tel combat est
totalement (restlos) écartée et disparue, un globe terrestre pacifié sans retour, ce serait un monde sans
discrimination entre l’ami et l’ennemi, et par conséquent un monde sans politique » (ibid., p. 71 et p. 73).
Rappelons que ces propos de Schmitt datent de 1932. Derrida y revient longuement plus loin (p. 274-
279), cette fois en relation avec l’analyse des guerres « mondiales » par Heidegger.
10. Platon, République, V, 470b-c, cité in Politiques de l’amitié, op. cit., p. 111.
11. Platon, Ménexène, 236e ; 237b, cité ibid., p. 115-116. Derrida s’appuie à ce sujet (p. 126-127) sur
les travaux de Nicole Loraux et en l’espèce un passage de L’invention d’Athènes (Paris, La Haye, New York,
Mouton ; Paris, Éditions de l’EHESS, 1981, p. 201-202), dans lequel celle-ci montre que « ce n’est pas
seulement dans le déroulement temporel du texte que demokratia, annexée à l’autochtonie et encadrée par
de nobles exploits, est liée à eugénia, mais, absolument parlant, le temps du mythe est pour l’orateur le
moment de la démocratie ».
12. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 127.
13. Voir Pierre Bouretz, « Le tyran et le philosophe », loc. cit., p. 564-566.
14. Michelet, Le Peuple (1846), cité in Politiques de l’amitié, op. cit., p. 265. Derrida s’appuie cette fois
sur l’article consacré par Mona Ozouf à la fraternité dans François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire
critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 731-741.
15. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 302.
16. Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, Deuxième partie, Doctrine de la vertu, § 47, in Œuvres
philosophiques, III, op. cit., p. 772 (cité ibid., p. 292). Kant ajoute : « En effet le rapport du protecteur
comme bienfaiteur au protégé comme obligé est bien un rapport d’amour réciproque, mais non d’amitié,
puisque le respect qui est dû n’est pas égal de part et d’autre. Le devoir consistant à être bienveillant en
tant qu’ami de l’homme (une bien nécessaire affabilité) et la juste considération de ce devoir servent à
garder les hommes de l’orgueil qui a coutume de conquérir les heureux, qui possèdent les moyens d’être
bienfaisants. »
17. Ibid., p. 768.
18. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 284.
19. Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 771. Kant cite Juvénal, Satire VI, v. 165 (« oiseau rare en ce
monde et qu’on pourrait comparer à un cygne noir »).
20. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 291.
21. Ibid, p. 293. Derrida ouvre alors une parenthèse de cinq pages titrée « France, affranchissement,
fraternité » dans laquelle il cite longuement Victor Hugo affirmant en particulier que « la vraie naissance,
c’est la virilité » et que « le 14 juillet 1789, l’heure de l’âge viril a sonné », ou encore que « l’homme Un,
c’est l’homme Frère, c’est l’homme Égal, c’est l’homme Libre » (cité p. 297 et p. 298). Voir Victor Hugo,
Paris, Bartillat, 2001, préface de Dominique Fernandez, passim.
22. Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Michel Foucault, Paris, Vrin,
1970, p. 36. Derrida cite la traduction de Foucault que l’on reprendra. Voir toutefois celle de Pierre
Jalabert, in Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 970.
23. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 304.
24. En français dans le texte.
25. Ibid., p. 303.
26. Ibid., p. 338.
27. Ibid., p. 128. D’où cette question, posée à la fin du livre : « Est-il possible de penser et de mettre
en œuvre la démocratie, ce qui garderait encore le vieux nom de démocratie, en y déracinant ce que
toutes ces figures de l’amitié (philosophiques et religieuses) y prescrivent de fraternité, à savoir de famille
ou d’ethnie androcentrée ? » (p. 339).
28. Force de loi, op. cit., p. 34-35.
29. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 339.
30. Idem.
31. Spectres de Marx, op. cit., p. 110. Précisons que Derrida discute ici longuement la thèse fracassante
et un temps en vogue développée en 1992 par Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier
homme (trad. Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992). De ce point de vue et sous d’autres
aspects ce livre sous-titré « L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale » apparaît en
partie daté. Il reste que Derrida s’y livre sous une forme exemplaire en son genre à une lecture « lisante »
de textes canoniques au travers desquels il est finalement moins question de faire apparaître un spectre de
Marx rôdant dans une époque qui rendrait une actualité plus ou moins brûlante à ses thèses que de
mettre au jour l’apparition récurrente de la figure du spectre chez Marx, autrement dit les tropes
littéraires d’un discours philosophique plutôt que des leçons politiques prêtes à l’usage.
32. Ibid., p. 112.
33. Walter Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », in Poésie et révolution, trad. Maurice
de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 278. Derrida cite (ibid., p. 96) une autre édition de cette traduction
qu’il modifie très légèrement. On consultera sa version revue par Pierre Rusch dans Walter Benjamin,
Œuvres, III, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2000, p. 428-429.
34. On trouvera un essai d’interprétation de ce texte qui met essentiellement sinon exclusivement
l’accent sur la troisième question et celle de l’histoire dans Pierre Bouretz, Témoins du futur, op. cit.,
p. 290-292.
35. Spectres de Marx, op. cit., p. 266.
36. « Foi et savoir », loc. cit., in La religion, op. cit., p. 27.
37. Ibid., p. 28 et Spectre de Marx, op. cit., p. 268.
38. Voir supra, chapitre IV p. 206-207.
39. Gershom Scholem, « Pour comprendre le messianisme juif » (1955), in Le messianisme juif, trad.
Bernard Dupuy, Paris, Calmann-Lévy, 1971, p. 35 et Sabbataï Tsevi. Le messie mystique. 1626-1676, trad.
Marie-José Jolivet et Alexis Nouss, Paris, Verdier, 1983, p. 26. Voir Pierre Bouretz, Témoins du futur, op.
cit., p. 358-360.
40. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 62, cité in Spectres de Marx, op. cit., p. 48-49.
41. Ibid., p. X. Levinas soulignait le fait que les philosophes se méfient du phénomène de
l’eschatologie prophétique et en indiquait les raisons : « Divination subjective et arbitraire du futur, fruit
d’une révélation sans évidences, tributaire de la foi, l’eschatologie, pour eux, ressort tout naturellement de
l’opinion. » Il est possible que Derrida ait longtemps partagé cette méfiance des philosophes, notamment
à l’époque où il rédigeait « Violence et métaphysique » (1964). Il semble toutefois que ses réserves aient
pour une part disparu à celle tardive des travaux dans lesquels il fait référence à l’idée messianique, ce qui
ne fait qu’épaissir un peu une sorte de mystère à ce sujet.
42. « Foi et savoir », loc. cit., in La religion, op. cit., p. 28.
43. Emmanuel Levinas, « Politique après ! » (1979), in L’au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982,
p. 222 et p. 228.
44. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 145-146.
45. Ibid., p. 148.
46. Ibid., p. 146.
47. « Politique après ! », loc. cit., p. 228 ; Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 140. Voir Pierre
Bouretz, « Adieu, Jacques Derrida », in Les lumières du messianisme, op. cit., p. 131-132.
48. Emmanuel Levinas, « L’État de César et l’État de David » (1971), in L’au-delà du verset, op. cit.,
p. 209-220. Notons que ce texte, tout comme celui dont il vient d’être question, est rangé dans un
ensemble titré « Sionismes ».
49. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 135.
50. « L’État de César et l’État de David », loc. cit., p. 216 (souligné par Derrida). On ne saurait
résumer en quelques mots l’explication fournie par Levinas du « oui à l’État » que Derrida laisse presque
complètement de côté. Pour ce qui concerne cette question et l’analyse à tout le moins complexe du
phénomène politique chez Levinas, voir Pierre Bouretz, Témoins du futur, op. cit., p. 894-907 (plus
particulièrement sur les textes dont il est ici question, p. 899-903).
51. Derrida cite Emmanuel Levinas, « Au-delà de l’État dans l’État » (1988), in Nouvelles lectures
talmudiques, Paris, Minuit, 1996, p. 64. De façon plus précise, Levinas décrit de la manière suivante ce
qui fait de la démocratie une expérience de « refus du politique de pure tyrannie » qui n’est pas sans
évoquer la « politique messianique » esquissée par les Sages à propos de dix questions censées avoir été
posées par Alexandre de Macédoine aux anciens du Néguev : « Un État ouvert au mieux, toujours sur le
qui-vive, toujours à rénover, toujours en train de retourner aux personnes libres qui lui délèguent, sans
s’en séparer, leur liberté soumise à la raison. »
52. Voyous, op. cit., p. 126-127 et Politiques de l’amitié, op. cit., p. 128.
53. « L’État de César et l’État de David », loc. cit., p. 216 (Derrida ne cite pas ce passage).
54. « Au-delà de l’État dans l’État », loc. cit., p. 63 (cette fois cité par Derrida, p. 138).
55. Totalité et Infini, op. cit., p. 276 ; Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, op. cit., p. 177, cité par
Derrida in Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 102 (les références sont mal indiquées dans le texte et
rétablies ici).
56. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 116.
57. Ibid., p. 49.
58. Totalité et Infini, op. cit., p. 22 (cité par Derrida, p. 57).
59. Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, op. cit., p. 187 (cité par Derrida, p. 108).
60. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 113, où Derrida emprunte la formule qu’il cite en
soulignant à Autrement qu’être, op. cit., p. 192.
61. Totalité et Infini, op. cit., p. 276 (cité par Derrida, p. 89 et p. 101).
62. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 91.
63. Ibid., p. 87.
64. Pessahim 118b, cité et commenté par Emmanuel Levinas in « Les nations et la présence d’Israël »
(1987), À l’heure des nations, Paris, Minuit, 1988, p. 112.
65. Voir Pierre Bouretz, « Par la porte des larmes : fraternité, hospitalité, humanité » et « Adieu,
Jacques Derrida », in Les lumières du messianisme, op. cit., p. 95-98 et p. 130-131.
66. Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 121. Dans les paragraphes qui suivent, les références à ce
livre seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
67. Totalité et Infini, op. cit., p. 189 (cité selon le découpage du texte par Derrida, qui supprime deux
phrases).
68. Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 29.
69. Ibid., p. 13. Comme l’on peut s’y attendre, Derrida évoque à ce sujet Carl Schmitt : en avançant
que celui-ci est non seulement un penseur de l’hostilité absolue et non de l’hospitalité, mais encore « une
sorte de néo-hégélien catholique qui a un besoin essentiel de se tenir à une pensée de la totalité », en sorte
qu’il incarnerait pour Levinas qui ne semble pas l’avoir lu « l’adversaire absolu », bien plus en tout état de
cause qu’un Heidegger qui « ne cède ni au “politisme” ni à la fascination de la totalité (supposée
hégélienne) » (p. 161, note).
70. Totalité et Infini, op. cit., p. 282, cité p. 161.
71. Idem, cité p. 162.
72. Ibid., p. 277 (cité deux fois par Derrida, p. 166 et p. 172). Notons que Levinas redit ici à la fin de
Totalité et Infini ce qu’il a posé au début : « Ce livre se présente donc comme une défense de la
subjectivité, mais il ne la saisira pas au niveau de sa protestation purement égoïste devant la totalité, ni
dans son angoisse devant la mort, mais comme fondée dans l’idée de l’infini. » Dans cette formulation,
l’idée vise respectivement Franz Rosenzweig et Heidegger, ce qui intéresse moins Derrida que le fait
qu’elle puisse n’être pas tout à fait incompatible avec une forme de concession à Hegel. Sur la position en
quelque sorte architectonique de cette idée dans Totalité et Infini sinon toute l’œuvre de Levinas, voir
Pierre Bouretz, Témoins du futur, op. cit., p. 894-897.
73. Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 1 (cité p. 174-175).
74. Totalité et Infini, op. cit., p. 276, cité p. 171.
75. Trente ans séparent les textes d’adieu de Derrida à Emmanuel Levinas de « Violence et
métaphysique » (1964), et l’on se dit que cet article d’une extrême acuité philosophique ne laissait pas
présager une amitié. Derrida décrivait chez son aîné de vingt-quatre ans les expressions d’un double
« inconfort » : Levinas, qui dans les années trente avait récusé la rationalité théorétique telle que défendue
par Husserl en était venu à faire appel « au rationalisme et à l’universalisme les plus déracinés » contre
« les violence de la métaphysique et de l’histoire » ; s’étant appuyé sur Heidegger pour critiquer la façon
dont Husserl négligeait la « situation historique de l’homme », puis ayant affirmé que la pensée de l’être
ne faisait pas mieux, il avait abandonné cette préoccupation pour mobiliser une eschatologie messianique
qui « en tant que l’“au-delà” de l’histoire arrache les êtres à la juridiction de l’histoire » (Totalité et Infini,
op. cit., p. XI, cité in « Violence et métaphysique », loc. cit., p. 131). Derrida ne désignait certes pas des
« contradictions », mais un « déplacement de concepts ». Il reste qu’il réfutait l’idée selon laquelle Husserl
aurait nivelé la figure d’autrui dans l’alter ego, puis celle d’un paganisme de l’ontologie heideggérienne,
affirmant que le type de métaphysique finalement défendu par Levinas a besoin de la phénoménologie
transcendantale tout autant que son éthique de la pensée de l’être, désignant enfin comme « allergie »
l’hostilité croissante de celui-ci envers Heidegger. Philosophiquement redoutable, cette critique semblait
avoir de quoi empêcher tout dialogue. Mais elle était formulée sur un ton pacifique. Cette condition
nécessaire à l’amitié philosophique s’avérerait suffisante pour que s’en développe une, qui plus est des plus
profondes.
76. Op. cit., p. 340. Voyant dans les points de suspension l’endroit où Politiques de l’amitié s’achève
sans véritable fin, on s’autorise à laisser de côté les quelque quatre-vingts pages intitulées « L’oreille de
Heidegger. Philopolémologie (Geschlecht IV) ».
Épilogue
L’AMÉRIQUE ET LE CONTINENT

Un constat tristement empirique pourrait inciter à s’arrêter : Jacques Derrida


et Jürgen Habermas n’ont pas eu le temps d’approfondir ou même d’estimer la
vraie mesure de leur amitié et nul ne peut en quelque sorte le faire à leur place.
Il n’est toutefois interdit à personne de transformer en dessin de ce qui par la
force des choses est demeuré à l’état d’esquisse. On s’est d’ailleurs déjà risqué à
des extrapolations à partir de ce qui pouvait apparaître une fois toute mauvaise
foi mise au rebut et après dissipation des malentendus les plus flagrants. Une
partie de ces derniers semblaient tenir à des lectures de seconde main
susceptibles d’être corrigées par un retour aux textes. D’autres au fait que des
disciples plus ou moins maladroits sinon mal intentionnés s’interposaient entre
les protagonistes. Certains enfin au prisme déformant induit par des réceptions
divergentes de l’une des deux œuvres. C’est en conscience de ces questions que
l’on avait cru bon de reconstruire une sorte de préhistoire de la guerre entre
Habermas et Derrida sur une avant-scène éloignée du terrain d’affrontement
direct. L’hypothèse était donc que l’affaire avait connu ses prodromes dès
l’époque du conflit entre Searle et Derrida au sujet d’Austin, dans un espace
singulier dessiné entre Paris, Oxford et la Californie. On sait qu’en philosophie
l’opposition entre l’Amérique et le « continent » est loin de n’être qu’une
image, si tant est que l’on prête à la première seule ce qui appartient à un
monde anglo-saxon réputé unifié par quelques paradigmes mais aussi une
certaine façon de faire. Il reste que les choses étaient apparues loin d’être aussi
claires que l’on pourrait le penser ou voudrait le croire : Derrida incarnerait
une pensée « continentale » épuisée, victime de ses combats contre elle-même
ou de ses reniements et n’offrant plus que sa propre caricature en toute
irresponsabilité à l’égard de la rationalité ; au travers de son combat contre une
démarche bien identifiée et un certain style, Habermas la rappellerait à l’ordre
en puisant les gages de son sérieux sur le fond comme dans la forme à la source
d’une philosophie analytique ayant opéré des ruptures nécessaires avant un
tournant salutaire pour quiconque maintient l’exigence d’une défense de la
raison.
Rappelons quelques indices de cette complication. En premier lieu, il est
devenu clair que le combat de Habermas ne pouvait sembler légitime qu’à
l’égard des positions d’une partie des amis de Derrida. À quoi s’ajoute qu’il est
apparu que s’agissant des Américains parmi ceux-ci, on était loin de ne croiser
que des partisans d’une supposée French theory unifiée autour de quelques
noms dans une entreprise baptisée « postmoderne ». Plus encore, on a
découvert en Amérique une réception de l’œuvre de Derrida parfaitement
contre-intuitive du côté européen de l’Atlantique : comme philosophe ancré
dans la tradition et ses problèmes, porteur d’un projet transcendantal que l’on
croyait abandonné au moins depuis Husserl, pour tout dire classique et presque
excessivement sérieux. En quelque sorte à l’inverse, on a rencontré au moins un
auteur issu du camp analytique s’attachant à montrer non sans un peu d’ironie
que l’intérêt de la démarche de Derrida tient en cela qu’elle s’exerce comme jeu
avec le langage sortant la philosophie de son monde pour en inventer de
nouveaux et même d’autres cultivant le paradoxe selon lequel il serait plus
fidèle à l’esprit d’Austin que ses défenseurs attitrés. Enfin et peut-être surtout,
l’espace philosophique dans lequel se meut Habermas est moins bien dessiné
ou plus mouvant qu’il ne peut y sembler à première vue. Il est sûr qu’un
tournant interne à son œuvre le montre certain de trouver dans la philosophie
anglo-saxonne et plus précisément la théorie pragmatique des actes de langage
les instruments d’une reconstruction de la raison à la fois capable de se hisser à
la hauteur des questions redoutables soulevées par une dialectique des
Lumières, de s’immuniser contre toute rechute dans la naïveté et d’éclairer un
paysage « postmétaphysique ». Il reste que tant cette ambition que la façon
d’en formaliser les problèmes ou encore l’horizon sur lequel elle se déploie sont
parfaitement caractéristiques de la philosophie dite « continentale ». Habermas
ne cherche d’ailleurs pas à le dissimuler, ne serait-ce que lorsqu’il inscrit son
projet dans une histoire au nom de laquelle il désigne des adversaires et les
combat sur une ligne de front presque immuable depuis les lendemains de la
mort de Hegel. Contrairement à d’autres ici ou là, il n’a jamais cherché à
territorialiser la philosophie jusqu’au point où ses guerres auraient des allures
nationales. Mais il y a là une raison supplémentaire de penser qu’il reste des
choses à faire s’agissant de cartographier certains topoi philosophiques en leur
associant des intentions et des pratiques dans une ambiance guerrière ou un
esprit pacifique.

PARIS/OXFORD :
UNE CONFRONTATION MANQUÉE ?

C’est à Searle que l’on doit le fait d’avoir soulevé le problème, fût-ce par
dénégation : « Ce serait, je pense, une erreur de considérer la discussion
d’Austin par Derrida comme la confrontation entre deux éminentes traditions
philosophiques (two prominent philosophical traditions)1. » Faut-il entendre que
cette « confrontation » aurait pu avoir lieu, qu’il y avait une occasion de la
conduire et donc qu’en tout état de cause elle devrait se dérouler un jour,
quelque part, d’une façon ou d’une autre ? Pour autant que nul ne doutera un
instant du fait qu’Austin soit le représentant par excellence de l’une de ces deux
traditions, c’est en quelque sorte faire grand honneur à Derrida que de
simplement suggérer qu’il avait des titres à parler au nom de l’autre.
Volontairement ou non, Searle ne le nie pas complètement, puisqu’il écrit que
cette confrontation « n’a jamais tout à fait lieu (never quite takes place) ». Mais
il veut en réalité dire qu’elle n’a pas eu lieu du tout, qui plus est pour une
raison précise : « Moins du fait que Derrida a échoué dans la discussion des
thèses centrales de la théorie du langage d’Austin, mais plutôt en raison du fait
qu’il a mal compris et mal formulé la position d’Austin sur des points
cruciaux. » N’allons donc pas croire que le problème tiendrait en cela que
Derrida n’était pas le bon représentant de la tradition que l’on peut dire
« continentale ». Il découle du fait que sous sa plume Austin est
« méconnaissable » et qu’en outre il a « un penchant affligeant (distressing) à
dire des choses qui sont manifestement fausses ». Afin de ne pas trop s’attarder
dans ce retour en arrière, disons que tant par la nature des arguments qu’en
raison du ton employé Searle fait tout pour que la « confrontation » n’ait pas
lieu au travers de sa critique de la lecture critique d’Austin par Derrida, à quoi
s’ajoute qu’il ne souhaite probablement pas vraiment qu’elle se déroule à un
moment ou un autre, ici ou là, sous une forme quelconque. C’est donc
paradoxalement que Derrida semble prendre au bon une balle qui n’a pas été
véritablement lancée : « J’aime cette improbable confrontation comme on peut
aimer les voyages et la diplomatie. Il y a des interprètes partout. Chacun parle
sa langue même s’il connaît un peu la langue de l’autre. Les ruses de l’interprète
ont un champ très ouvert et il n’oublie pas ses intérêts » ; « Ce qui n’a peut-être
pas tout à fait lieu semble se passer, pour prendre des repères géographiques
dans un champ qui déjoue la cartographie, à mi-chemin entre la Californie et
l’Europe, un peu comme le Channel serait à mi-chemin entre Oxford et
Paris »2. Cela veut-il dire qu’il souhaite pour sa part que la « confrontation » ait
lieu d’une façon ou d’une autre ?
En un sens oui, mais en jouant à contre-emploi : Derrida ne revendique
bien sûr pas le rôle de porte-parole autorisé de la tradition « continentale » ou
propre à une Europe philosophiquement amputée de l’Angleterre ; s’affirmant
« à beaucoup d’égards très proche d’Austin, intéressé par lui et redevable à sa
problématique », il veut montrer qu’Oxford est d’une certaine façon plus
proche de Paris qu’il n’y paraît et que la Californie est moins émancipée de
l’Europe qu’elle ne le veut. Rappelons simplement l’argument en respectant la
chronologie. Dans le texte de 1972 qui devait offusquer Searle, il avait explicité
le motif de son intérêt pour Austin, exprimé une sorte de déception et tiré une
conclusion : celui-ci disait vouloir « mettre en pièces deux fétiches », c’est-à-
dire les oppositions « vérité-fausseté » et « valeur-fait » ; mais après s’être exercé
à le faire en posant le problème des échecs ou des « malheurs (infelicities) » des
actes de langage performatifs il les avait exclus comme « non sérieux », pour
s’en tenir à un usage normal du langage régi par la notion d’intention du
locuteur ; au travers de ce retour en force de l’idée d’un « vouloir dire
absolument plein et maître de lui-même », la démarche d’Austin est « assez
remarquable et typique de cette tradition philosophique avec laquelle il voulait
rompre »3. Dans la réponse à Searle il rend l’argument plus synthétique :
« Quand j’avance des questions et des objections, c’est toujours au moment où
je reconnais dans la théorie austinienne les présupposés les plus tenaces, les plus
solides aussi, de la tradition métaphysique la plus continentale4. » Toutes choses
égales par ailleurs, c’est aussi ce qu’il objecte à Husserl, à cela près qu’il semble
ici dans une position paradoxale pour autant que reprochant au représentant le
plus éminent d’une tradition qui n’est pas la sienne de rester dépendant de
celle-ci, d’être en quelque sorte trop inconséquent ou retenu pour devenir un
véritable allié. À quoi s’ajoute qu’il réitère à l’égard du disciple californien ce
qu’il avançait à l’égard du maître d’Oxford : défendant Austin en voulant
montrer qu’il disposait de la « théorie générale » permettant de remonter
« stratégiquement » à une forme pure du langage Searle mobilise « la requête
métaphysique la plus continue, la plus profonde et la plus puissante » ;
autrement dit, la surenchère théorique verrouille une pensée dont l’intérêt
tenait aux hésitations et qui avait au moins la vertu de pouvoir offrir de façon
inattendue aux dissidents de la tradition « continentale » un instrument
critique contre ses présupposés les plus tenaces5. Au total, Derrida a donc en
quelque sorte joué le jeu d’une « confrontation » à fronts renversés ou par
ricochets : conséquente avec elle-même, la théorie anglo-saxonne du langage
aurait permis d’en finir avec une métaphysique dont la philosophie
« continentale » ne parvient pas à se débarrasser toute seule ; faute de savoir
pour ce qui concerne le père ou même vouloir s’agissant des disciples empêcher
le retour de ce qu’elle cherchait à refouler elle s’avère décevante, en sorte qu’il
vaut mieux passer ou revenir à autre chose, sans si l’on veut lui accorder autant
de confiance que le fait Habermas.
Mais il faut aussi se souvenir d’autres considérations concernant cette
« confrontation ». Stanley Cavell place son interprétation de la discussion
d’Austin par Derrida directement sur ce terrain et accepte de bon gré d’y saisir
une occasion de chercher à comprendre comment deux traditions qui
entretiennent une « intimité distante » sont devenues « non seulement
incompréhensibles ou inutiles l’une à l’autre, mais mutuellement grotesques »6.
Il s’agit en quelque sorte d’expliquer comment et pourquoi Derrida n’a pas
clairement perçu les raisons pour lesquelles il pouvait se dire « proche »
d’Austin ou encore « redevable à sa problématique » et ce précisément à cause
du fossé entre les deux traditions : celui-ci s’est creusé à l’époque de Husserl
dont il a bien discuté la théorie des signes ; mais il ne savait pas que la cible
plus ou moins cachée d’Austin était le positivisme logique tel que défendu par
A.J. Ayer ; il n’a donc pas vu la possibilité d’une alliance philosophique autour
de problèmes communs. Cavell va loin sur cette piste, en prenant à rebours les
préjugés de son propre milieu à l’égard de Derrida et les appropriations
dogmatiques de l’œuvre d’Austin : à ses yeux, ce dernier était tout autant que
Derrida un dissident au sein de sa propre tradition, mais dans son univers
intellectuel à son époque il ne pouvait le laisser apparaître sauf à se voir accusé
de mettre en cause « la nécessité du sérieux en philosophie » ; en réalité,
« l’identification spécifique et sonore du sérieux avec la vérité et de la vérité
avec ce qui peut faire l’objet d’une assertion est tout aussi clairement mise en
question chez Austin que chez Derrida »7. Cette interprétation doublement
hétérodoxe repose sur l’idée selon laquelle Derrida n’a pas vu que « les démons
du langage envahissent toute la maison d’Austin », ce que cherchent à masquer
ses disciples autoproclamés. Faute de cela et bien qu’ayant en quelque sorte lu
Austin avec plus de finesse et de générosité que ceux qui se posent en gardiens
d’un temple, il s’est privé d’un allié sur lequel il aurait eu la possibilité de
s’appuyer dans sa propre entreprise pour autant qu’il y avait plus qu’une
similitude entre la façon dont celui-ci critiquait sa propre tradition en visant
Ayer et celle par laquelle il conteste pour sa part la métaphysique au travers
d’une critique de la façon dont Husserl n’était pas parvenu à s’en débarrasser. À
l’aune de cette interprétation de la lecture d’Austin par Derrida autour de l’idée
selon laquelle tous deux s’attaquent aux mêmes « fétiches », on pourrait donc
dire qu’une « confrontation » aurait bien eu lieu sous la forme paradoxale d’une
alliance possible mais manquée et l’on peut imaginer un scénario parfaitement
inattendu dans lequel un Habermas mobilisant une théorie des actes de
langage d’Austin durcie par Searle au profit de son entreprise critique d’un
adversaire supposé de la raison aurait été confronté à un Derrida éclairé par
Cavell quant au fait que le maître d’Oxford était en réalité un franc-tireur dans
son propre milieu et pouvant ainsi développer à Paris sa déconstruction de la
métaphysique sans être accusé à Francfort de liquider la philosophie. S’agissant
de cartographie, les choses seraient devenues plus compliquées encore qu’elles
le sont, pour autant qu’entre Paris et Oxford la scène continentale aurait effacé
la frontière du Channel, Francfort étant mis à l’écart et la Californie devenant
plus que jamais distante. Y aurait-il eu là de quoi rendre les deux traditions
moins étrangères et indifférentes l’une à l’autre ?
On se souvient d’une autre lecture hétérodoxe et pour tout dire
rafraîchissante de la discussion d’Austin proposée par Derrida : celle de Stanley
Fish. Celle-ci se situe moins sur le terrain des intentions théoriques et des
stratégies philosophiques que sur celui où il est question des rapports entre
philosophie et littérature, donc aussi de style. Afin en quelque sorte de déminer
le terrain, Fish affirme que loin d’être « un apôtre du free play », Derrida est à
tout prendre et en dépit de sa critique du fait qu’Austin n’ait pas tiré toutes les
conséquences de son analyse des énonciations « malheureuses » un philosophe
du « sens commun » et du « langage ordinaire »8. Voilà une pierre dans le jardin
de Habermas qui pourrait inciter de nouveau à bâtir des scénarios imaginaires.
Mais ce que veut montrer Fish en visant Searle au sujet des deux traditions
philosophiques est que la confrontation « n’a jamais tout à fait lieu » parce qu’il
n’y a finalement « pas assez d’espace » entre Austin et Derrida pour ce faire.
Cette idée tout autant provocatrice à l’égard de ceux qui veulent s’arroger
l’héritage du premier que celle de Cavell suppose elle aussi de dévoiler ce qu’ils
cherchent à masquer et rend grâce à Derrida d’avoir souligné le caractère
« patient », « ouvert », « aporétique » et « souvent plus fécond en la
reconnaissance de ses impasses que dans ses positions » de l’œuvre du maître
d’Oxford. À l’encontre de la surenchère polémique dans le « sérieux », Fish
souligne en l’illustrant l’humour d’Austin et formule cette proposition destinée
à couper l’herbe sous de nombreux pieds : « La seule chose qui demeure
constante dans Quand dire, c’est faire est que rien ne demeure constant : pas un
terme, une définition, une distinction ne survit au long d’un argument, et
beaucoup ne survivent même pas au paragraphe ou à la phrase où ils ont été
présentés9. » Rêvant à une sorte de paradis des philosophes dans lequel tout
bien compris Derrida pourrait offrir « Signature événement contexte » à Austin
« avec les compliments de l’auteur », Fish brouille lui aussi les cartes et dessine
un espace dans lequel deux dissidents à l’égard de leurs traditions et de leurs
milieux philosophiques respectifs défient les conformismes et ouvrent des
horizons qu’il serait dommage de refermer.

L’AMÉRIQUE DIVISÉE : LES CONSÉQUENCES


D’UNE TRANSGRESSION

Il reste que c’est chez Richard Rorty que l’on trouve l’entreprise de
transgression la plus résolue des frontières territoriales de la philosophie, qui
plus est dans un jeu où Derrida et Habermas ont un rôle de premier plan.
Amérique et continent, pensée analytique et métaphysique, pragmatisme et
théorie critique : on croyait tout savoir dans un champ d’incompréhensions
mutuelles mais aussi de forces et voici qu’un transfuge prend plaisir à brouiller
les lignes en troublant des sommeils dogmatiques, au risque d’être mal vu
partout à commencer par son propre pays. En un sens il y a de quoi, pour
autant que Rorty s’autorise un jugement sévère de ce qu’est devenue à son
époque la philosophie américaine. Celui-ci repose sur un examen critique du
grand récit que se raconte à elle-même la philosophie analytique, de la façon
dont elle a conçu son projet et continue de justifier sa séparation d’avec la
tradition « continentale » dans le cadre d’un « vaste drame historique »10. The
Rise of Scientific Philosophy, c’est dans cet ouvrage au titre éloquent publié en
1951 par Hans Reichenbach que Rorty décèle l’expression de la conscience
historique propre à la philosophie analytique : « La spéculation philosophique
est un stade transitoire qui a lieu lorsque les problèmes philosophiques sont
posés à un moment où l’on ne possède pas les moyens de les résoudre » ; « Une
philosophie scientifique a émergé qui, pour la science de notre temps, a
découvert les outils qui lui permettront de résoudre les problèmes qui, par le
passé, n’ont donné lieu qu’à de simples conjectures » ; « Ce livre est écrit dans
l’intention de montrer que la philosophie est passée de la spéculation à la
science »11. On pourrait soupçonner un instant Rorty de tricher un peu en
citant comme idée directrice du livre de Reichenbach ce propos de préface qui
se tient à la frontière entre la brutalité censée permettre de construire des
arguments clairs et la simple vulgarité. Mais ce n’est pas le cas, pour autant que
celle-ci est allégrement franchie à plusieurs reprises : « Le système de Hegel est
la piètre construction d’un fanatique qui d’une vérité empirique tente de faire
une loi logique dans la moins scientifique de toutes les logiques » ; « Les
systèmes philosophiques du XIXe siècle furent édifiés à une époque où une
philosophie supérieure était en train de se constituer » ; « Si on les considère
historiquement, ces systèmes mériteraient d’être comparés à la stagnation d’une
rivière qui, après avoir traversé des terres fertiles, va finalement s’assécher dans
le désert »12. On peut noter que s’il y a là un argument, il est à peu près aussi
subtil que ceux d’un Auguste Comte dont on sait qu’il affirmait vouloir fonder
une École et même une Église. La question est donc de savoir s’il ne présente
que l’expression caricaturale de la forme primitive d’une conscience collective
ou continue d’être peu ou prou ce qui fédère la philosophie analytique sur un
front où le combat contre la philosophie continentale n’aurait rien perdu de
son actualité.
L’analyse de Rorty n’est pas sans présenter une certaine équivoque, pour
autant qu’il s’agit moins de prouver que cet argument a toujours été vulgaire
sinon absurde que de montrer qu’il avait un sens à l’époque où les penseurs
analytiques pouvaient à bon droit faire valoir la possession d’un ensemble de
problèmes philosophiques véritables et de paradigmes authentiquement
scientifiques permettant de les résoudre, mais que trente ans plus tard réciter la
liste de ceux-ci revient à évoquer « un monde simple et radieux qui aurait
disparu »13. Il reste que c’est le présent qui mobilise son attention et plus
précisément le fait qu’une fois l’âge d’or passé la philosophie analytique n’a
plus rien à se raconter, ne préserve son identité que par le style et un « esprit de
corps », en sorte que son unité ne tient qu’en cela que « la queue
institutionnelle remue le chien scientifique »14. Autrement dit, la communauté
de ceux qui la pratiquent devrait avoir renoncé depuis longtemps à la
conviction de posséder seule les vrais problèmes philosophiques et les
instruments permettant de les surmonter, à l’idée selon laquelle ceux-ci sont
déterminés par un « état actuel de la recherche » et surtout à son arrogance
teintée de mépris envers la philosophie continentale identifiée au mieux à un
passé dépassé. Pour des raisons intellectuelles qui éclairent sa biographie, c’est
ce dernier point qui importe principalement pour Rorty, plus que le fait que
ceux parmi lesquels il a vécu un long moment tel un enfant chéri se
comportent comme un « corps d’élite » ou des « inspecteurs des finances de
l’université »15. Voici la question qui fournit à ses yeux le bon test concernant le
rapport de ce milieu à la philosophie continentale, c’est-à-dire aussi à l’histoire
de la philosophie : « Qui va enseigner Hegel ?16 » On sait déjà quelle aurait été
la réponse de Reichenbach en 1951 : « Si possible personne ». Mais l’essentiel
tient en cela qu’aujourd’hui les membres de la plupart des départements de
philosophie américains répondraient par une autre question : « Ces
philosophes continentaux sont-ils réellement des philosophes ? » Pour se
convaincre du fait que Rorty n’exagère pas avec la mauvaise foi d’un apostat ou
la naïveté d’un néophyte, il suffit de se souvenir de ce qu’écrit Searle au début
de l’un de ses livres les plus ambitieux : « Des mouvements philosophiques
entiers se sont constitués autour de théories de l’intentionnalité. Quel parti
adopter en présence de tous ces précédents illustres ? J’ai choisi tout
simplement de les passer sous silence, en partie par ignorance de la plupart des
œuvres de la tradition consacrées à l’intentionnalité, en partie par conviction
que le seul espoir de résoudre les difficultés génératrices de cette étude résidait
en premier chef dans la poursuite indéclinable de mes propres recherches17. »
Voilà donc une parfaite illustration de ce que Rorty perçoit comme une
attitude généralisée dans un monde qui délègue l’histoire de la philosophie aux
départements d’histoire, de littérature ou encore de ce qui est nommé
humanities tout en s’offusquant des prétentions philosophiques de ces
derniers : on y considère qu’il n’y avait en gros avant Wittgenstein à peu de
chose près rien qui ressemblait à un « argument » et que la plupart des auteurs
classiques étaient des philosophes « incompétents » ; « Ridicule pour ridicule,
autant voir dans Platon un sophiste incompétent, ou dans un hérisson un
renard incompétent »18. Par-delà la plaisanterie, Rorty lève le voile sur l’un des
arrière-plans plus ou moins bien cachés des controverses autour de Derrida
dans leur dimension territoriale.
Soucieux de n’être pas naïf, il note que « notre époque n’est certainement ni
la première ni la dernière où les intellectuels qui font appel au mot
“philosophie” dans leurs auto-descriptions se scindent en essaims séparés et
font de leur territoire un champ de bataille ». À quoi il ajoute que la
philosophie continentale a elle-même connu ses moments de condamnation
du caractère spéculatif de la tradition, comme lorsque Husserl affirmait la
nécessité de s’engager dans « la voie sûre de la science ». Mais aussi que « si l’on
écarte le discours mélancolique de la construction des ponts et de l’union des
forces, la scission analytique-continentale apparaît comme permanente et
inoffensive »19. Il n’y aurait donc au fond pas de quoi faire un drame et l’on
pourrait s’accorder autour d’un compromis à la fois raisonnable et de bon
goût : « La seule justification dont les institutions d’éducation libérales puissent
se recommander, c’est d’offrir aux étudiants la possibilité de trouver à peu près
n’importe quel livre à la bibliothèque — Gadamer ou Kripke, Searle ou
Derrida — et de trouver ensuite quelqu’un pour en parler20. » Il reste qu’ayant
lui-même franchi la frontière qui sépare les deux « éminentes traditions
philosophiques », il est suspecté de trahison ou du moins sommé de rendre des
comptes. On va voir qu’il existe au moins une manière de le faire qui ne
manque ni d’une certaine élégance ni de rigueur philosophique. Mais il faut
noter avant d’y venir que le problème de Rorty parmi ses pairs semble plus
encore que son œcuménisme intellectuel et même sa manière d’inviter à ne
plus considérer la philosophie comme un champ de bataille le fait qu’il propose
que l’on cesse de vouloir à tout prix savoir ce qu’elle est ou devrait être, ce que
certaines oreilles entendent comme un appel à la congédier pour passer à autre
chose. Tel est précisément ce que lui reproche Habermas en le rapprochant de
Derrida, avec pour stratégie de mobiliser la théorie analytique posée en
gardienne du point de vue de la science contre une philosophie continentale
l’ayant abandonné à force d’autocritiques mal conduites et pour horizon la
reconstruction de l’unité d’une raison modeste pour autant qu’ayant à tirer les
leçons d’une crise que l’on ne saurait nier mais qui doit être surmontée à tout
prix.
La rigueur ou si l’on préfère l’honnêteté intellectuelle de l’argument de
Habermas repose sur le fait qu’il vise chez Rorty moins un apostat qu’un
philosophe inconséquent vis-à-vis des découvertes de sa propre tradition dont
il avait pourtant été l’un des plus brillants représentants. Il reste qu’il a la
conviction qu’une mauvaise manière d’interpréter les conséquences du
« tournant linguistique » de la philosophie et d’en tirer des conclusions en
faveur d’une sorte de compromis historique entre pensées analytique et
continentale n’est pas moins dangereuse que l’entreprise d’un Derrida censé
prolonger le projet heideggérien : la faute du premier est sans doute moins
lourde que celle du second, dans la mesure où il n’est pas impossible qu’elle soit
susceptible d’être rectifiée ; mais il s’agit dans l’un comme l’autre cas d’« une
manière de philosopher dont le but est de congédier la philosophie »21.
Habermas passe vite sur la façon dont Rorty raconte son aventure personnelle
d’une manière qui lui paraît sans doute naïve dans un texte romantiquement
intitulé « Trotski et les orchidées sauvages » : celle d’un adolescent tiraillé entre
le désir de justice acquis au sein d’une famille engagée dans la défense de celui
qui incarnait la pureté révolutionnaire et un goût insouciant pour les fleurs
précieuses des montagnes du New Jersey, rêvant à l’instar de Yeats de « saisir
d’une seule vue la réalité et la justice (hold reality and justice in a single vision) »,
attiré par Platon bientôt supplanté par Hegel et Proust, s’engageant finalement
une fois devenu philosophe professionnel au sein du meilleur milieu analytique
dans une remise en cause de la démarche de celui-ci au travers d’une vaste
entreprise d’examen critique de la philosophie au « miroir de la nature »22. Ce
qui trouble et en quelque sens offusque Habermas s’attache à une sorte de geste
hégélien consistant à montrer que la philosophie analytique parvenue au
moment de son triomphe n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même condamnée
au déclin.
L’objet du délit est une anthologie destinée à devenir classique, conçue et
présentée par Rorty en 1967 avec l’ambition de restituer l’histoire de la théorie
du langage, son accomplissement au travers du linguistic turn de la philosophie
et enfin son avenir en tant que censée avoir donné à celle-ci son paradigme
authentiquement scientifique. Le problème de Habermas tient en cela qu’au
moment où il rédige l’introduction à ce volume en tant qu’« initié »
particulièrement autorisé, Rorty s’apprête à abandonner la tradition dont on
attend qu’il restitue la grandeur, ce dont d’ailleurs il s’acquitte avec talent : « Au
cours des trente dernières années, la philosophie linguistique a réussi à mettre
sur la défensive toute la tradition philosophique, de Parménide à Bradley et
Whitehead, en passant par Descartes et Hume. Elle l’a fait grâce à un examen
minutieux et approfondi des manières dont les philosophes traditionnels ont
utilisé le langage en formulant leurs problèmes. Le résultat est suffisant pour
placer cette période parmi les âges majeurs de l’histoire de la philosophie23. »
Habermas partage cette conviction, mais ce qui le gêne est que Rorty parle déjà
au passé et relativise en quelque sorte la grandeur historique de la théorie
pragmatique du langage en y voyant l’une des époques les plus glorieuses de la
philosophie parmi quelques autres plutôt que le promoteur du paradigme
permettant à tout le moins de cimenter le sol nouveau sur lequel résoudre la
plupart des problèmes de celle-ci en la rétablissant dans sa fonction de
gardienne de la raison. Selon Habermas qui regarde les choses en acteur
engagé, Rorty a bien perçu « le caractère irrésistible des arguments
analytiques » et le fait que leur force « rend l’abandon des promesses de la
métaphysique irrévocable »24. Mais avec une sorte de « vraie douleur » il n’a pas
admis que la philosophie ne saurait être désormais que « postmétaphysique »,
préférant à l’instar d’Adorno une pensée qui reste « solidaire de la
métaphysique à l’instant de sa chute »25. Habermas voit donc chez Rorty une
sorte de conscience malheureuse déchirée contre elle-même, persuadée que la
théorie classique de la vérité est dépassée mais nostalgique de son éclat,
pratiquant ce qui ressemble à une rechute dans le romantisme, contrainte de
montrer que « la philosophie analytique reste elle-même sous l’emprise de la
métaphysique que néanmoins elle combat » au lieu d’admettre que « le besoin
métaphysique de libérer la philosophie de la stérilité qui semble caractériser
une pensée postmétaphysique au format inévitablement réduit ne peut être
satisfait que par des moyens postmétaphysiques »26. Il faut donc comprendre
pourquoi Habermas veut montrer que le projet de Rorty est le produit de « la
mélancolie d’un métaphysicien déçu » plutôt que de « l’autocritique d’un
penseur analytique éclairé souhaitant mener le tournant linguistique jusqu’à
son terme pragmatique », autrement dit ce qui fait que deux façons différentes
de tirer les conclusions d’une même opération théorique conduisent pour l’une
à remettre la philosophie sur ses pieds et pour l’autre à une intention de
l’abandonner, ou encore comment une certaine manière de construire des
ponts entre philosophies analytique et continentale menace les acquis de la
première en laissant ressurgir les vieux démons de la seconde.
La difficulté de la critique de Rorty développée par Habermas tient en cela
qu’il semble vouloir faire du conflit une sorte de combat fratricide entre un
membre de la famille analytique dépassant les limites acceptables d’une critique
interne et celui qui y est entré venant de loin afin de trouver les instruments
nécessaires à sa propre entreprise et lui appartient donc par alliance : il partage
l’idée d’une forme de « stérilité » de la philosophie issue du tournant
linguistique et décrit un geste dont il montre ailleurs qu’il est caractéristique
d’un discours critique de la modernité qu’il applique lui-même à l’encontre des
tentatives de réfutation de la philosophie du sujet antérieures à la sienne ; la
discussion ne semble donc concerner que les conséquences qu’il faut tirer d’une
révolution théorique dont nul ne nie l’importance ; mais l’affaire est dramatisée
pour autant qu’il affirme qu’elle tourne autour de rien moins qu’un meurtre de
la philosophie. Habermas décrit de façon parfaitement correcte le projet du
livre qui a mis Rorty au-devant de la scène philosophique dans le rôle du traître
ou du moins d’un transfuge inconscient des conséquences de ses actes pour les
uns et d’un libérateur soufflant un grand courant d’air frais dans l’univers
confiné de la philosophie analytique pour d’autres, Philosophy and the Mirror of
Nature : « En menant à bien la déconstruction de la conscience, il cherche à
achever le tournant linguistique resté jusque-là incomplet de façon à nous
révéler le malentendu platonicien sous-jacent à notre culture27. » On sait que
Habermas partage la première dimension du projet, à savoir une vigilance
critique radicale à l’égard de la philosophie de la conscience ou du sujet qu’il
exerce pour sa part de deux façons qui s’épaulent mutuellement : l’une qui
emprunte la voie indirecte d’une critique des critiques de cette dernière depuis
à tout le moins Nietzsche pour défaut d’efficacité ou danger de liquidation de
la raison et souvent même les deux à la fois ; l’autre qui s’attaque directement
au problème en cherchant à viser le véritable point sensible afin de ne pas tout
détruire, puis à reconstruire ce qui l’a nécessairement été grâce aux outils
offerts par la théorie du langage après sa révolution pragmatique. À quoi
s’ajoute que lui aussi considère que cette dernière n’est pas encore allée à son
terme et tente de l’y conduire par ses propres moyens afin de l’étendre vers une
philosophie de l’action traitant des normes morales, juridiques et politiques. Le
conflit ne porte donc que sur le troisième point du projet de Rorty. Habermas
semble considérer que la volonté de mettre au jour au sein de la philosophie
dans son histoire tout entière la présence d’un paradigme posé à son origine est
à tout le moins inutile et en réalité pernicieuse pour autant qu’épousant peu ou
prou la démarche de Heidegger. Mais telle n’est pas ici sa préoccupation
principale et la discussion est resserrée sur ce qu’il reste à faire au sortir du
tournant linguistique. Dans cette perspective, il en vient presque à survaloriser
la zone d’accord en décrivant dans son propre langage la façon dont Rorty
« souhaite mettre pleinement à profit le champ conceptuel conquis par la
philosophie du langage » : dans celui-ci, la relation binaire entre sujet de la
représentation et objet représenté est déjouée par l’introduction de
« l’expression symbolique qui fait valoir un état de choses devant une
communauté d’interprétation » ; dès lors, il n’est plus question de considérer le
monde objectif en tant que réalité qu’il s’agit de reproduire mais seulement
comme « la référence commune d’un processus d’entente entre membres d’une
communauté de communication qui s’entendent les uns avec les autres au sujet
de quelque chose » ; par conséquent, « la connaissance ne se réduit plus à une
correspondance entre propositions et faits »28. Les choses ne s’enveniment donc
qu’au moment ou en poursuivant sa déconstruction de la philosophie « au
miroir de la nature » Rorty veut remplacer la « confrontation » ou
l’argumentation mises au centre du modèle communicationnel par la
« conversation »29.
Voici donc ce qui représente le cœur du conflit : Habermas tient à maintenir
une approche « universaliste » de la philosophie du langage garantissant
l’exigence de justification, tandis que Rorty souhaite le passage à un paradigme
contextualiste qui lui paraît conduire à « une critique de la raison qui nous
amène à abandonner la philosophie en tant que telle »30. Il vaut la peine de
développer ce point plus que ne le fait Habermas, dans la mesure où il permet
d’éclairer en même temps que la démarche et les résultats de Rorty une façon
de retrouver la philosophie continentale sur son versant le plus dangereux aux
yeux du premier, celui où le second vient se ranger aux côtés de Heidegger ou
Derrida. Opérant une classification des philosophes ainsi qu’il aime à le faire
de façon générale, Rorty ne craint pas d’être un peu provocateur par ses
dénominations, opposant à ceux qui appartiennent au courant dominant qu’il
nomme « systématiques » des marginaux qu’il appelle « édifiants (edifying) »31.
Mais le critère de discrimination est parfaitement clair : « Les grands
philosophes systématiques sont constructifs dans leurs propos et présentent des
arguments », en sorte qu’à l’instar des grands scientifiques ils « bâtissent pour
l’éternité » ; « Les grands philosophes édifiants suivent quant à eux une
démarche plus réactive », savent que « la pertinence de leurs travaux disparaîtra
avec l’époque à laquelle ils réagissent » et « détruisent pour le bien de leur
génération »32. On peut donc reconnaître dans la seconde famille pour ce qui
concerne les contemporains Wittgenstein, Heidegger ou encore Dewey, Rorty
lui-même et Derrida, tandis que Habermas aurait une place de choix au sein de
la première, dans la tradition des auteurs canoniques de la philosophie
continentale depuis Kant. Conscient de l’arrière-plan polémique de la
discussion dans laquelle il s’engage, Rorty cherche à prévenir l’objection qu’il
sait venir : « La philosophie édifiante vise non pas à découvrir la vérité, mais à
relancer une conversation, en lui donnant la forme d’une réplique à
l’accusation banale de relativisme qui pèse sur toute tentative privilégiant
l’édification aux dépens de la vérité33. » Cela ne suffira bien entendu pas pour
Habermas, d’ailleurs cité comme représentant presque par excellence de ceux
qui persistent dans l’idée selon laquelle la philosophie serait la « mise au jour
d’un contexte permanent de la recherche » en tentant de développer une
« pragmatique universelle » ou une « herméneutique transcendantale » : « Les
fonctions qu’assume la connaissance de l’intérieur des relations universelles de
la pratique vécue ne peuvent, à mon sens, être expliquées que dans le cadre
d’une philosophie transcendantale transformée, sans interroger de manière
empiriste la prétention à l’inconditionnalité de la vérité34. » Poursuivre une
« conversation » au lieu de vouloir encore et toujours découvrir des vérités
objectives, ou bien préserver sous une forme révisée à l’aune du faillibilisme
imposé par la science contemporaine une exigence d’universalisation des
normes de la connaissance et de l’action, tel est donc l’enjeu du conflit tel que
construit par Rorty et reconnu par Habermas.
Rorty n’hésite pas à aller loin dans une forme de radicalisation de ce conflit :
ce que vise la philosophie « édifiante » en réaction contre les entreprises
« systématiques » n’est rien moins que le danger « qu’un certain jeu de langage,
une certaine façon de se penser soi-même puisse induire les gens en erreur au
point de croire que dorénavant tout discours pourra être, ou devra être, un
discours normal », en d’autres termes un « gel culturel » qui « vouerait les êtres
humains à la déshumanisation »35. On peut comprendre que Habermas puisse
être choqué sinon blessé par cet argument, pour autant qu’il prête au type de
philosophie qu’il pratique les conséquences quasi totalitaires qu’il met lui-
même au jour à la suite d’Adorno dans les théories instrumentales de la raison.
Mais cette formulation de la chose pourrait sans doute être considérée comme
un écart de langage, dans la mesure où Rorty s’avance moins en combattant
qu’en une sorte d’esthète évoquant « la voix de la poésie dans la conversation
de l’humanité (the voice of poetry in the conversation of mankind) », de défenseur
du sens commun démocrate proposant de renoncer à l’idée selon laquelle « le
philosophe serait le seul à savoir certaines choses du savoir » et disposerait
d’une voix devant « prévaloir sur celle des autres participants à la
conversation », de porte-parole de quelques « héros » d’une ouverture de la
philosophie aux autres sphères de la culture au regard desquels le professionnel
kantien de la raison finirait par ressembler au « prêtre médiéval »36. Rorty
suggère donc que sa démarche et les conclusions auxquelles il aboutit sont bien
innocentes et ne visent qu’à produire de la liberté. Mais il pressent de nouveau
l’objection qui viendra de chez Habermas et cherche à s’en défendre après s’être
risqué à des hypothèses quant à l’avenir allant d’un désenchantement définitif
et salutaire vis-à-vis de l’idée du « miroir de la nature » au surgissement que
quelque « génie révolutionnaire » remettant en chantier l’entreprise
systématique : « Dans tous les cas, la philosophie ne risque pas de “mourir”.
Les Lumières n’ont pas mis un terme à la religion ni l’impressionnisme à la
peinture. Même si, comme le suggère Heidegger, l’époque qui s’est ouverte
avec Platon s’est refermée avec Nietzsche et “s’éloigne” de nous, et même si la
philosophie du XXe siècle devait finir par apparaître comme une étape
transitoire, marquée par des zigzags maladroits (à l’instar de la philosophie du
XVIe siècle telle que nous l’interprétons aujourd’hui), il y aura toujours, de
l’autre côté de cette transition, quelque chose qui s’appellera “philosophie”. »
Le problème est donc de savoir si celle-ci méritera encore son nom, ce qui
invite à revenir vers la philosophie analytique dont le point de vue est en
l’occurrence défendu par Habermas.
Ce dernier se sent à juste titre suspecté de ce qu’il appelle en utilisant son
propre vocabulaire « une rechute dans le fondamentalisme »37. Étant entendu
que c’est précisément ce qu’il reproche non sans quelques paradoxes à des
auteurs comme Heidegger ou Derrida parmi les déconstructeurs, mais aussi de
façon plus immédiatement convaincante à Karl Otto Apel chez ceux qui
comme lui cherchent à reconstruire, il lui faut donc se défendre en montrant
que c’est au contraire Rorty qui penche de ce côté. Cela n’est pas simple, dans
la mesure où il ne s’agit pas d’affirmer que Rorty a tort de bout en bout mais
de décrire la façon dont il a tiré de mauvaises conclusions d’une bonne
prémisse fondée dans une révolution théorique incontestable, d’expliquer qu’il
a en quelque sort dérapé au sortir du tournant linguistique pour retourner en
arrière ou tomber dans le fossé plutôt que de continuer d’aller de l’avant38. À
titre d’illustration d’une proximité de départ voici ce qu’écrit Habermas en
citant Rorty à propos des acquis de la théorie pragmatique du langage :
« L’objectivité d’un monde auquel s’oppose le sujet solitaire est remplacée par
l’intersubjectivité du monde vécu que les sujets habitent en commun : “Pour le
pragmatiste, le désir d’objectivité n’est pas le désir de se soustraire à la finitude
d’une communauté, il est seulement le désir d’un consensus intersubjectif aussi
complet que possible”39. » Lisant à l’aveugle on aurait peine à déterminer à qui
revient chacune de ces deux propositions, ce pourquoi Habermas accompagne
celle de Rorty d’une sorte de traduction en affirmant qu’elle veut dire que « le
changement de paradigme transforme à tel point la perspective que les
questions épistémologiques en tant que telles sont mises au rebut ». Ce qui doit
à ses yeux être critiqué tient donc à la manière dont Rorty offre une version
« contextualiste » du tournant linguistique et même de façon plus étroite au
fait qu’il pense que le problème du contextualisme qui apparaît indéniablement
comme une conséquence du changement de paradigme pour autant que la
raison devient incarnée dans une pratique du langage par définition mouvante
doit être résolu par le contextualisme lui-même, au travers de l’idée selon
laquelle les critères de vérité sont aussi liés à des contextes, en sorte que les
discussions épistémologiques sur l’objectivité de la connaissance deviennent
inutiles ou vaines40.
Du point de vue de l’histoire de la philosophie dans une affaire où il est
question de grands paradigmes occupant des époques entières en apportant des
réponses différentes à des questions en un certain sens et jusqu’à un certain
point permanentes, l’argument de Habermas est donc le suivant : Rorty voit les
choses comme un mouvement en trois temps où se sont succédé la
métaphysique, la théorie de la connaissance et la philosophie du langage ; mais
il considère que cette dernière reste prisonnière de ce qu’il nomme le
« mentalisme », c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’objectivité est garantie par le
fait que « le sujet de la représentation se réfère correctement à ses objets » ; sa
manière de la conduire jusqu’au terme de sa révolution consiste à défendre une
position « antiréaliste » qui liquide l’exigence de vérité en ne voyant pas
comment le tournant linguistique de la philosophie fait en sorte qu’une
« autorité épistémique » demeure, en passant « du sujet connaissant, qui tire de
lui-même les critères de l’objectivité de l’expérience, aux pratiques de
justification qui sont celles d’une communauté linguistique »41. Au sein d’un
débat transcontinental contemporain au sujet de la rationalité qui tourne
autour des concepts de vérité et de référence Habermas repère donc chez Rorty
une forme moderne du scepticisme conduisant à un relativisme
épistémologique et culturel, ce que ce dernier ne nierait d’ailleurs pas
complètement. À l’idée selon laquelle l’histoire de la philosophie offre l’image
d’une « succession contingente de paradigmes incommensurables » qui incite à
abandonner la prétention de découvrir des vérités Habermas oppose la
conviction qu’un paradigme théorique est toujours « la réponse à un problème
dû à la dépréciation du paradigme précédent » selon un « enchaînement
dialectique »42. Enfin, il refuse d’entrer dans l’univers d’une « conversation »
assumant le caractère relatif de la vérité en tenant bon sur l’impératif de
justification reconstruit sur le modèle de l’argumentation. Autrement dit, il
persiste et signe : tout comme Derrida bien qu’étant moins obsédé que lui ou
Heidegger par l’histoire de la métaphysique Rorty confond la capacité
d’« ouverture au monde » de la littérature et celle de « résoudre des problèmes »
propre à la seule philosophie ; ce faisant, il se comporte en philosophe dont le
but est de « congédier la philosophie » ; il importe au plus haut point de lui
opposer une interprétation du tournant pragmatique qui arrête la critique de la
raison au moment où la théorie du langage offre le moyen de garantir une
objectivité de la connaissance au travers de la « pratique publique de
justification »43.

FRANCFORT-PARIS : LE CONTINENT EN PARTAGE

Parvenu à ce point, on pourrait se risquer à dire que la critique de Rorty


développée par Habermas est une sorte de version apaisée et non polémique à
l’égard d’un philosophe qu’il prend au sérieux de celle qu’il opposait à Derrida
en le considérant plus ou moins comme un penseur oraculaire et irresponsable
trop dépendant de Heidegger. La relative sérénité de la première doit sans
doute à cela que Rorty et lui ont une expérience commune à distance de la
révolution pragmatique de la théorie du langage, vivent dans des univers
philosophiques qui se superposent en partie de son fait et parlent jusqu’à un
certain point la même langue, alors que celle de Derrida lui est étrangère et qui
plus est employée dans un style qui l’indiffère voire l’exaspère. Il reste qu’il ne
faut pas s’y tromper, ces deux auteurs sont accusés de la même chose et celle-ci
n’est rien d’autre qu’une liquidation de la philosophie. Par des cheminements
différents, Rorty et Derrida sont donc coupables du même délit : le premier
réfute au nom d’une critique du réalisme la prétention de la philosophie à
produire de l’objectivité selon les procédures de la science, tandis que le second
adopte le pire des schémas critiques de la modernité qui conduit à abandonner
d’un cœur léger le concept de vérité et l’exigence de validation ; l’un a mal
compris les conséquences qu’il fallait tirer de l’analyse du langage ordinaire et
des pratiques quotidiennes de la communication, alors que l’autre n’a pas
même perçu le paradigme alternatif tant à la pensée du sujet qu’il convient de
surmonter qu’aux critiques de celles-ci ne parvenant pas à se libérer de son
emprise ; tous deux en viennent à niveler la « différence générique entre la
philosophie et la littérature » en considérant que celles-ci ne sont que deux
façons différentes de faire la même chose ou qu’il n’existe que des textes dont le
statut est indifférent. En d’autres termes, tant Derrida demeurant obnubilé par
la métaphysique et son dépassement que Rorty revenant vers la philosophie
continentale par déception à l’égard de la tradition analytique offrent de la
première son plus mauvais visage en laissant libre cours aux spectres qui la
hantent.
Il reste que de ce dernier point de vue les choses ne sont peut-être pas tout à
fait aussi simples. Face à Rorty décrit comme métaphysicien par défaut en
proie à une mélancolie d’allure romantique, Habermas fait valoir une
intransigeance qui est moins celle d’un néophyte enthousiaste que d’un
théoricien angoissé par le destin de la raison et persuadé d’avoir découvert un
paradigme suffisamment puissant pour remplacer ceux qu’il fallait surmonter
et mettre fin à un grand drame de la philosophie dont le prologue remonte aux
lendemains de la mort de Hegel. Mais comme Rorty il considère que la
révolution pragmatique n’est pas parvenue à son terme, ce qu’il cherche à
accomplir en l’élargissant de la sphère du langage à celle de l’action44. Ce
faisant, il importe la théorie analytique sur son propre terrain, en quelque sorte
d’Oxford et la Californie vers Francfort en évitant Paris, autrement dit sur le
territoire de la guerre qui déchire la philosophie continentale et elle seule
confrontée à son histoire. Il y a peut-être là une façon silencieuse de faire ce
que Rorty propose à grand bruit : accepter de reconnaître que la philosophie
analytique est parvenue à ses fins propres et a livré tout ce qu’elle pouvait offrir,
en sorte qu’il serait temps de passer ou revenir à autre chose ; en l’occurrence
de retrouver les questions qui sont celles de la philosophie en général depuis
des siècles en faisant en sorte de les résoudre dans la perspective d’une théorie
« postanalytique » au service d’une philosophie continentale elle-même
« postmétaphysique ». Habermas affirme que le compromis entre les deux
traditions sous la forme proposée par Rorty est mortel pour la philosophie,
dans la mesure où il suppose que l’on cesse de se préoccuper de ce qu’elle est ou
devrait être et accepte de considérer qu’il n’existe plus ou moins que des
différences de perspective et de style entre des philosophes perçus dans le grand
récit de la modernité comme adversaires acharnés rôdant autour du cadavre de
la métaphysique. À quoi Rorty objecte qu’il n’y a pas grand mal à imaginer que
tous les moyens sont bons pour penser le monde tel qu’il est et en inventer
d’autres, jusque et y compris ceux de jeux de langage étrangers à la philosophie.
En un sens, ce débat pourrait être sans fin si tant est qu’il ne semble pas exister
une position de surplomb à partir de laquelle il pourrait être arbitré. À moins
d’être au moins d’accord avec Rorty sur deux points : il n’y a pas ou plus de
raison de faire de cette affaire de défense de la raison une tragédie ; il devrait
être possible d’envisager la discussion philosophique comme une conversation
entre pairs respectueux et pourquoi pas amis45.
Pour le dire une dernière fois, cette idée paraît inacceptable dans le courant
dominant de la philosophie analytique. Il semble que l’on continue
généralement d’y penser que la tradition continentale dans son histoire n’avait
été qu’un long tâtonnement autour des vraies questions et que ses héritiers
contemporains n’offrent que bavardages à propos de faux problèmes, en sorte
qu’il est tout à la fois jugé inutile de lire les classiques et recommandé de
mépriser les livres de ceux qui continuent de les discuter de façons vaines sinon
ridicules en poursuivant des chimères. Habermas ne partage qu’en partie et au
fond pas du tout ce jugement, ne serait-ce que parce qu’il appartient par sa
formation et sa manière de construire les problèmes authentiquement
philosophiques à ses yeux au monde continental. Plus encore, non seulement il
accepte de considérer qu’il demeure essentiel de maîtriser l’histoire
philosophique de ce dernier pour avoir le droit d’en dire ne serait-ce qu’un seul
mot mais encore prend-il la peine de dessiner méticuleusement sa propre
position dans le paysage à un moment caractérisé avec la plus grande attention.
Faute de cela et trop conscient de ce qu’est un discours qui s’enferme dans une
contradiction performative, il n’aurait pas passé tant de temps à reconstruire
des généalogies qui remontent à Kant ou Hegel et même à discuter pour les
combattre des adversaires comme Nietzsche, Heidegger ou encore Derrida,
pour ne rien dire de ceux qui tout à la fois le stimulent et l’embarrassent pour
autant qu’il s’en veut jusqu’à un certain point l’héritier tels Horkheimer et
Adorno. Contrairement à ce dernier, il semble avoir peu de goût pour la
littérature et les autres arts, ou du moins les défend-il par principe en vertu de
leur capacité d’ouverture au monde sans les faire entrer dans son travail
philosophique de peur sans doute de le dénaturer. Cette démarche d’allure
négative sans être péjorative est en cohérence avec l’idée selon laquelle il faut
maintenir des frontières entre les différentes sphères de la culture, ce
principalement afin de préserver la fonction de résolution de problèmes propre
à une philosophie à laquelle revient seule le rôle de gardienne de la raison et le
droit de prétendre énoncer des vérités sur le monde. De ce point de vue il se
tient à l’écart d’Adorno, alors que Rorty ou Derrida pourraient faire valoir une
certaine parenté. Il l’admet d’ailleurs à l’égard de ce dernier, puisque c’est sur la
reconnaissance d’une affinité élective entre lui et Adorno, voire d’une
similitude entre la déconstruction et la dialectique négative qu’il a scellé une
amitié tardive, comme s’il avait avec lui et quelques autres en dépit des conflits
le continent en partage. À bien y regarder, son rapport à la tradition analytique
finirait presque par sembler instrumental dans un moment qui n’aurait été
qu’une parenthèse : celle-ci lui a fourni le paradigme de substitution
permettant de résoudre le problème de la philosophie depuis deux siècles en
sauvant la raison de sa mort annoncée ; pourtant et même s’il reproche à ceux
qu’il discute avec âpreté de vivre encore sans le savoir à l’ombre du « dernier »
philosophe en restant par obsession ou nostalgie prisonniers de l’imaginaire de
la métaphysique, il demeure tout autant qu’eux un penseur continental sur une
ligne de front caractéristique de l’Europe philosophique.
Chacun à sa manière, Habermas et Rorty ont construit des ponts entre les
traditions continentale et analytique, Derrida se tenant à l’écart au grand dam
de l’un et pour le bonheur de l’autre. Mais ils les ont traversés en sens inverse,
l’un allant de l’avant pour chercher en Amérique une théorie du langage
permettant de sortir d’une crise de la philosophie européenne bien décrite par
Husserl, tandis que l’autre revenait vers l’arrière pour retrouver dans l’héritage
de la première tradition de quoi surmonter un sentiment de frustration à
l’égard des positions et des pratiques de la seconde. Derrida pour sa part a été
attaqué des deux côtés de l’Atlantique au travers d’arguments forgés à Oxford
et s’est défendu en faisant valoir un principe au nom duquel nul ne peut
s’arroger les droits d’héritier authentique du maître de ce lieu ni ne doit se
poser en possesseur exclusif du legs de l’Aufklärung. Le plaidoyer de Rorty en sa
faveur n’est construit d’aucun de ces deux points de vue, mais à partir de l’idée
selon laquelle il libère de façon heureuse la philosophie de l’injonction à dire ce
qu’elle est comme l’exigent les théoriciens analytiques et de l’obligation de
résoudre des problèmes que veut maintenir Habermas. Il y a d’évidence
quelque chose de vrai dans l’opposition entre ceux qu’il désigne comme
philosophes « systématiques » et d’autres qu’il peut bien nommer si le cœur lui
en dit « édifiants ». Sa position est celle d’un libéral souhaitant étendre le sens
et les pratiques attachés à ce terme en politique vers la sphère de la discussion
intellectuelle. On sait qu’elle est parfois jugée trop empreinte de dilettantisme
et lui-même revendique d’ailleurs en philosophie le droit de n’être pas
« sérieux ». Mais il possède parfaitement les deux cultures philosophiques en
langues originales et a discuté tant Derrida que Habermas avec rigueur et
générosité. À l’aune de ses propositions de compromis, Habermas serait une
sorte de libéral en matière politique considérant la philosophie d’un point de
vue trop austère ou si l’on veut « vieux jeu », en tout état de cause
excessivement enclin à voir chez ceux avec qui il est en désaccord des
adversaires. S’agissant de Derrida dans la même perspective, il faudrait
conserver en large part l’image commune qu’il lui arrive d’ailleurs d’entretenir
d’un penseur irrespectueux et transgresseur de frontières, mais en cessant de
considérer qu’il serait pour cela inquiétant et hostile au libéralisme politique à
l’instar des philosophes du « dangereux peut-être » qu’évoquait Nietzsche en
d’autres temps. C’est ce que Habermas a finalement compris en admettant
qu’il était avec lui entre amis de l’argumentation, de la démocratie et de
l’Aufklärung, faute de quoi il n’aurait pas fait le signe invitant à la paix, accepté
d’entrer dans une authentique discussion et au dernier moment inscrit celui à
qui il rendait hommage dans la descendance d’Adorno où il se reconnaît aussi.
En raison de la nature de certains arguments et de par sa tonalité, le conflit
entre Habermas et Derrida aurait pu ne laisser qu’un champ de ruines ou au
mieux n’aboutir au figuré comme au propre qu’à une paix des cimetières. Leur
réconciliation tendrait pourtant à prouver que la discussion philosophique peut
avoir la forme civile d’une conversation sans qu’il soit besoin de renoncer aux
exigences de l’argumentation. Cela donnerait raison à Rorty et quant à savoir si
la philosophie doit à tout prix dire ce qu’elle est et où elle va, le dernier mot
pourrait revenir à Quine : continuons d’observer ce qui se passe ici ou ailleurs,
à toutes les époques, sous toutes les formes et laissons le mot « tomber là où il
peut ». À moins qu’il faille cependant considérer qu’un état de guerre
permanent est nécessaire entre philosophes, ce qu’après tout affirmait Kant qui
annonçait toutefois la venue prochaine d’une paix perpétuelle en philosophie.
On pourrait d’autant plus s’y perdre qu’il faudrait encore se demander si
l’attitude des philosophes démocrates à l’égard des ennemis de la discussion
doit se calquer sur celle des amis de la démocratie en général vis-à-vis de ses
adversaires. Derrida dirait sans doute qu’il y a là une aporie, tandis que
Habermas chercherait à coup sûr un argument évitant la contradiction
performative. En tout état de cause, le problème ne se posait pas entre eux bien
qu’ayant un instant affleuré dans un sous-entendu de l’un au sujet de l’autre
amplifié à l’excès par des disciples trop zélés ou ayant la tête ailleurs. La paix
intervenue entre Derrida et Habermas n’a pas valeur de fin d’une époque dans
un vaste drame historique et des conflits demeurent qui ne sont sans doute pas
près de s’éteindre entre des continents philosophiques eux-mêmes divisés par
des querelles internes. C’est ainsi, un ton guerrier a été entendu en philosophie
sans que l’on sache encore si c’était hier, déjà naguère ou même plus tôt que
prévu autrefois. Chacun peut dès lors faire de cette histoire ce qu’il veut, penser
en paix avec l’un ou l’autre des protagonistes et pourquoi pas les deux,
reprendre en charge la confrontation entre traditions philosophiques pour en
tirer des fruits ou la montrer absurde et même raconter l’affaire d’une autre
façon qui aurait quant à elle une conclusion. Une seule chose est certaine, la
philosophie n’était pas menacée de mort dans cette guerre et survit fort bien à
la paix, ce qui est sans doute deux fois bon signe.
1. Voir supra, chapitre I, p. 21.
2. « Limited Inc. a b c… », loc. cit., in Limited Inc., op. cit., p. 79.
3. « Signature événement contexte », loc. cit., in ibid., p. 40.
4. « Limited Inc. a b c… » (1977), loc. cit., in ibid., p. 78.
5. Voir ibid., p. 174.
6. Un ton pour la philosophie, op. cit., p. 105 (voir supra, chapitre II p. 98-99).
7. Ibid., p. 145.
8. Voir « With the Compliments of the Author : Reflections on Austin and Derrida », loc. cit.,
p. 712 et supra, chapitre II, p. 107-108.
9. Ibid., p. 716.
10. Richard Rorty, « La philosophie américaine aujourd’hui » (1981), in Conséquences du pragmatisme,
op. cit., p. 376. Précisons que Rorty identifie ici la philosophie « américaine » à la philosophie analytique,
à la différence de Stanley Cavell qui révise cette idée afin de mettre au jour une philosophie propre à la
seule Amérique réduite aux États-Unis et fondée sur l’œuvre de Ralph Waldo Emerson qui anticiperait
par son intention et sur de nombreux points celle de Wittgenstein. Voir Stanley Cavell, Qu’est-ce que la
philosophie américaine ?, trad. Christian Fournier et Sandra Laugier, Paris, Gallimard, coll. Folio essais,
2009 (ce volume rassemble trois livres de l’auteur, auxquels sont opportunément ajoutés trois textes
fondateurs d’Emerson). L’« Amérique » dont on va questionner l’unité supposée face au continent est
celle de Rorty, pour autant que c’est elle qui est en jeu dans l’affaire entre Habermas et Derrida dont il est
lui-même un acteur. Les choses se compliqueraient un peu plus si l’on ajoutait qu’il existe une sorte de
troisième Amérique philosophique : celle du pragmatisme issu de William James et John Dewey (voir
Jean-Pierre Cometti, Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2010). Mais là
encore, rien n’est donné a priori concernant tant les vocables que l’identité de courants philosophiques,
puisque c’est un tournant « pragmatique » de la philosophie du langage qui est objet d’une discussion
entre Habermas et Rorty, mais sur un plan où il est bien davantage question de l’apport et des limites de
la philosophie analytique que de ceux du pragmatisme à proprement parler. Restons-en donc à l’image un
peu floue d’une Amérique philosophique dont les contours ne sont guère mieux dessinés que ceux du
« continent » et laissons les choses tourner autour de la « confrontation » évoquée par Searle.
11. Hans Reichenbach, The Rise of Scientific Philosophy, Berkeley, University of California Press, 1951,
p. vii, cité ibid., p. 375-376.
12. Ibid., p. 72 ; p. 121-122.
13. « La philosophie américaine aujourd’hui », loc. cit., p. 382.
14. Ibid., p. 385.
15. Ibid., p. 388 (en français dans le texte).
16. Ibid., p. 395. Notons que Rorty qui reproche à ses collègues analytiques d’ignorer l’histoire de la
philosophie a lui-même proposé de distinguer quatre manières de l’écrire, qu’il nomme « reconstruction
rationnelle » (celle que pratiquent néanmoins certains auteurs issus du monde analytique),
« reconstruction historique » (sur le modèle proposé par Quentin Skinner), Geistesgeschichte (dans l’esprit
de Hegel) et « doxographie ». Voir Richard Rorty, « The Historiography of Philosophy : Four Genres », in
Richard Rorty, Jerome B. Schneewind et Quentin Skinner (dir.), Philosophy in History, Cambridge
(Mass.), Cambridge University Press, 1984, p. 49-75.
17. L’intentionalité, op. cit., p. 12. Notons qu’il arrive toutefois à Searle dans un autre contexte
polémique (au sujet de l’avenir de l’Université aux États-Unis) de défendre le point de vue de ce qu’il
nomme de façon générale la « tradition rationaliste occidentale » contre des adversaires de celle-ci tels
Derrida, Rorty ou encore Thomas Kuhn, plus ou moins inscrits dans le sillage de Nietzsche ou
Heidegger, un courant qu’il désigne comme « gauche postmoderne » antiscientifique à la différence de la
gauche traditionnelle demeurant quant à elle dans la tradition rationaliste (dans laquelle il range
Habermas). Voir John R. Searle, « Rationality and Realism, What is at Stake ? », Daedalus,
automne 1993, p. 55-83.
18. « La philosophie américaine aujourd’hui », loc. cit., p. 396. Rorty cite ailleurs un propos qui lui
semble caractéristique de l’état d’opinion moyen des philosophes analytiques et de leur attitude vis-à-vis
des tentatives comme la sienne visant à réduire le gouffre entre les deux traditions ou à dédramatiser les
choses : « Si l’entreprise œcuménique n’est pas soutenue par une réelle volonté de promouvoir, à
l’intérieur de la philosophie continentale, les standards et le style de la philosophie analytique — qui sont
les standards de la philosophie sérieuse et professionnelle — il ne sert à rien de créer un “dialogue” entre
les deux traditions, car les véritables conditions d’un tel “dialogue” n’existeraient simplement pas » (Pascal
Engel, « Interpretation with Hermeneutics : A Plea Against Ecumenism », Topoi, vol. 10, no 2,
septembre 1991, p. 138, cité par Rorty dans sa « Réponse à Jacques Bouveresse » in Jacques Bouveresse,
Vincent Descombes, Thomas McCarthy, Alexandre Nehamas, Hilary Putnam et Richard Rorty, Lire
Rorty. Le pragmatisme et ses conséquences, Paris, Éditions de l’Éclat, 1992, p. 155, note). Notons que dans
ce plaidoyer contre ce qu’il nomme encore les « mariages mixtes », Engel ne limite pas l’œcuménisme à la
position conciliante de Rorty, mais le perçoit aussi dans les pensées de Habermas et Apel qui
« transcendantalisent une philosophie du langage anglo-américaine fleurant bon l’empirisme » (p. 137).
Voilà de quoi décourager les meilleures bonnes volontés, un peu ludiques ou des plus sérieuses. Force est
de dire que l’on trouve dans ce dossier de Topoi (revue sous-titrée An International Review of Philosophy)
une sorte de florilège de l’art de formuler des lieux communs de façon savante en brouillant toutes les
pistes. À titre d’illustration, l’article de Barry Smith, « German Philosophy : Language and Style »
(p. 155-163), qui partant d’une réflexion sur le caractère réputé intraduisible de la philosophie allemande
identifie celle-ci par son goût pour l’authenticité ou le poétique et une culture de l’ésotérisme opposés à
l’usage sobre de la langue chez les auteurs anglo-saxons, mais aussi une tendance à « philosopher à travers
un auteur » plutôt que de le faire directement (y compris chez Kant, qui avait une fâcheuse tendance à
commenter les œuvres des autres plutôt que d’expliciter la sienne). Inutile de souligner le fait qu’à cette
aune Derrida est un philosophe allemand typique, tandis que Habermas qui n’est pas évoqué apparaît
perdu dans les limbes intermédiaires entre le paradis analytique où les concepts sont clairs pour des
arguments méritant leur nom et l’enfer où l’on navigue entre de vaines ratiocinations des classiques et des
bavardages « dadaïstes » à la Derrida…
19. On pourrait trouver une illustration de ce dernier point au travers d’une série d’échanges courtois
et cherchant jusqu’à un certain point à dépasser les lieux communs dans Lire Rorty. Le pragmatisme et ses
conséquences (op. cit.). Au travers de sa contribution intitulée « Sur quelques conséquences indésirables du
pragmatisme », Jacques Bouveresse restitue une expérience inverse de celle de Rorty : ayant eu à subir ce
qu’il nomme le « terrorisme politico-philosophique qui avait commencé à régner au début des années
soixante » à Paris, il avait découvert dans le milieu analytique « l’image réconfortante de ce à quoi devrait
ressembler une communauté démocratique, civilisée et tolérante » (p. 42-43) et y avait en quelque sorte
cherché refuge ; il comprend que symétriquement Rorty et les jeunes philosophes américains de sa
génération « aient été fatigués ou exaspérés à un moment donné par le genre de limitations et de
contraintes que la philosophie analytique impose à la recherche et à l’écriture philosophiques » (p. 42) ;
mais il persiste à penser qu’il existe une différence fondamentale entre philosophes « continentaux » qui
« ne croient généralement pas qu’il puisse exister en philosophie quelque chose comme une erreur »
(p. 49) et philosophes analytiques attachés « à donner et à demander des raisons et des arguments »
(p. 47). À quoi Rorty objecte qu’outre le fait qu’il existe une forme de naïveté à croire que la
communauté analytique est « bienheureusement libre du culte de la personnalité » et de toute « rosserie
politicienne sur le plan académique », les principaux défauts de ses membres sont qu’« ils ne lisent pas
grand-chose en dehors de la philosophie analytique » en poussant leurs étudiants dans ce sens et sont
persuadés qu’ils « savent ce qu’est la philosophie » (p. 149-151). Discutant quant à lui la pertinence du
terme « continentaux » accolé par les philosophes anglo-saxons aux Européens comme Husserl, Heidegger
et bien d’autres, Vincent Descombes propose cette différenciation : « En gros, les philosophes analytiques
pratiquent la philosophie comme on le faisait partout avant la Renaissance. Ils participent à des “disputes”
dans lesquelles le but est d’appliquer des “distinctions” à des “questions” » ; « Les philosophes de style
historique pratiquent la philosophie comme on a souvent tendu à le faire au XIXe siècle, sous la forme
d’une reconstruction historique de l’émergence et de l’évolution d’un problème » (« Something
Different », ibid., p. 66-67).
20. Notons au passage que du point de vue d’une micro-sociologie du monde universitaire américain,
l’itinéraire académique de Rorty suit le chemin de ses mésaventures avec son milieu d’origine : après vingt
et un ans passés au département de philosophie de l’université de Princeton, il était devenu Kenan
Professor of the Humanities à l’université de Virginie, puis à partir de 1997 professeur émérite de
littérature comparée et philosophie à Stanford. Sinon interdit, le propos cité serait passé pour totalement
incongru dans le monde analytique de Princeton, alors qu’il est sans doute considéré comme naturel dans
les départements de humanities ou de littérature comparée où la philosophie « continentale » s’est creusé
des niches.
21. Jürgen Habermas, « Vérité et justification. Le tournant pragmatique de Richard Rorty », loc. cit.,
in Vérité et justification, op. cit., p. 168.
22. Voir Richard Rorty, « Trotski et les orchidées sauvages » (1992), in Lire Rorty, op. cit., p. 253-276.
23. Rorty, « Metaphilosophical Difficulties of Linguistic Philosophy », Introduction à Richard Rorty
(dir.), The Linguistic Turn. Essays in Philosophical Method, Chicago et Londres, The University of Chicago
Press, 1967, p. 33 (cité in « Vérité et justification », loc. cit., p. 170). Cette anthologie offre toujours au
travers de textes classiques de Moritz Schlick, Rudolf Carnap ou encore Quine et bien d’autres auteurs
plus contemporains une excellente restitution raisonnée de l’histoire de la discipline (on y trouvera
notamment un article de Stanley Cavell intitulé « Austin at Criticism », p. 250-260).
24. « Vérité et justification », loc. cit., p. 170.
25. Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 1992, p. 317, cité ibid.
26. « Vérité et justification », loc. cit., p. 170-171.
27. Ibid., p. 172.
28. Ibid., p. 173-174.
29. Richard Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature, Princeton (NJ), Princeton University Press,
1980, p. 170 ; L’homme spéculaire, trad. Thierry Marchaisse, Paris, Seuil, 1990, p. 195. Notons que faute
de justification on ne comprend pas bien les raisons qui ont présidé au choix du titre de l’ouvrage en
français. Précision qui ne manque pas d’importance dans le contexte de cette discussion : contrairement à
ce qu’écrit Habermas (p. 176), ce livre n’est pas sous-titré « Une critique de la philosophie ».
30. « Vérité et justification », loc. cit., p. 176. Notons seulement au passage faute de pouvoir la
développer une façon plus ample de reconstruire en amont la généalogie de ce problème, d’autant plus
saisissante que Habermas introduit comme il le fait rarement le contexte de l’Allemagne d’après-guerre
qui est celui de ses années de formation, dans « Philosophie herméneutique et philosophie analytique.
Deux versions complémentaires du tournant linguistique », in ibid., p. 31-42. S’agissant d’expliquer
l’origine de ce qu’il reproche à Rorty et de nombreux autres, à savoir la réduction du vrai au « tenir pour
vrai », Habermas propose de partir de ces deux constats illustrant « un contexte d’argumentation très
particulier » dans lequel « la tradition analytique, dont la continuité avait été rompue, devait être
réappropriée » : « En s’attaquant à cette tâche, Apel, à partir de son point de vue marqué par
l’herméneutique, était alors l’un des premiers à découvrir les convergences entre les positions de
Heidegger et de Wittgenstein. Mais toute réplique métacritique à la critique heideggérienne de la raison
devait aussi, voire en premier lieu, s’expliquer avec la forme que Hans-Georg Gadamer avait alors donnée
à l’herméneutique philosophique, dans son ouvrage qui venait de paraître, Vérité et méthode (1960) »
(p. 31-32) ; « Dans la constellation de l’époque, l’idée s’imposait d’aborder la dimension cognitive du
langage sous le double aspect de la connaissance scientifique et des Lumières » (p. 34). Dans ce fragment
d’histoire philosophique déliée du grand récit de la modernité et dessinant les linéaments de ce que
pourrait être une autobiographie intellectuelle, Habermas décrit le terreau d’une impulsion en quelque
sorte concurrente de celle forgée chez Adorno et qui finirait par l’emporter après l’époque de ses premiers
livres, conçus et écrits dans l’univers de la théorie critique.
31. L’homme spéculaire, op. cit., p. 404. On se souvient que Rorty oppose notamment ailleurs des
« historicistes » se souciant d’autonomie privée et d’autocréation (Heidegger et Foucault) à d’autres mus
par le désir d’une « communauté humaine plus juste et plus libre » (Dewey, Habermas), ou encore les
« métaphysiciens » aux « ironistes », l’« ironiste qui rechigne à être libéral » comme Foucault au « libéral
qui rechigne à être ironiste » tel Habermas (à qui il faut ajouter le libéral ironiste dont il revendique la
position). Voir Ironie, contingence et solidarité, op. cit., p. 14-15 ; p. 113-117 ; p. 97-99 et supra, chapitre
II p. 90-91.
32. Ibid., p. 406. Rorty écrit encore que les philosophes édifiants aux côtés desquels il se range
« veulent ménager un espace à ce sens de l’étonnement que les poètes provoquent parfois — étonnement
devant le fait qu’il y a quelque chose de nouveau sous le soleil, qui n’est pas une représentation fidèle de ce
qui était déjà là, devant quelque chose qui (du moins pour le moment) ne peut être expliqué et peut à
peine être décrit ».
33. Ibid., p. 409-410.
34. Jürgen Habermas, Postface à Connaissance et intérêt (1973), trad. Gérard Clémençon et Jean-Marie
Brohm, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 1976, p. 366 (cité ibid., p. 417). La citation
est particulièrement bien choisie par Rorty, pour autant qu’est ici dessinée très tôt la voie étroite dans
laquelle est engagé Habermas : d’un côté, la philosophie transcendantale telle que notamment pratiquée à
l’époque contemporaine par Husserl doit être considérablement « transformée », en raison de l’impact du
modèle épistémologique faillibiliste imposé par les sciences ; de l’autre, et même s’il faut éviter de
rechuter dans l’illusion héritée de la métaphysique d’une « fondation ultime » de la raison telle que
poursuivie par Apel, il est décisif que la révision du concept de vérité s’arrête au moment où elle
remettrait en cause l’exigence inconditionnelle de celle-ci (voir supra, chapitre V p. 320-324).
35. L’homme spéculaire, op. cit., p. 414.
36. Ibid., p. 426 (où Rorty cite le titre d’un chapitre de Michael Oakeshott, in Rationalism in Politics,
Londres, Methuen & Co, 1962, p. 197-247), p. 430 et p. 431. Afin d’éviter tout malentendu une
précision s’impose : en parlant de « conversation », Rorty n’invite pas les philosophes à entrer dans une
sorte de salon où l’on discuterait aimablement entre hommes et femmes issus des différents univers de la
culture de beaux objets et de grands auteurs, mais leur propose de renoncer au paradigme classique de la
théorie de la connaissance qui vise à fonder celle-ci sur l’observation de la nature pour admettre l’idée
selon laquelle la sagesse qui n’appartient en propre à personne et notamment pas à des spécialistes repose
sur la capacité des êtres humains à offrir des descriptions du monde dont ils peuvent discuter ; en d’autres
termes, son idéal n’est pas celui d’une Madame de Staël de son époque, mais l’adaptation à celle-ci de la
façon dont Lessing préférait « la lutte infinie pour la vérité » à « toute la vérité » (L’homme spéculaire, op.
cit., p. 414).
37. « Vérité et justification », loc. cit., p. 175.
38. Rappelons que s’agissant toujours de tirer les leçons du tournant linguistique de la philosophie et
de définir les tâches qui incombent à celle-ci à ce moment de son histoire Habermas reproche par ailleurs
de façon inverse à Karl Otto Apel d’aller trop loin sur la route de la (re) fondation : ce dernier considère
que la reconstruction de la Théorie critique à partir des ressources offertes par l’analyse des actes de
langage ne peut être assurée qu’au moyen d’une « fondation ultime pragmatico-transcendantale » qui
suppose que l’on puisse démontrer le fait que l’utilisation du langage ordinaire dégage des normes de
valeur universelle ; lui-même estime qu’une telle exigence est non seulement superflue mais dépendante
d’un fondamentalisme propre à la métaphysique censée être congédiée et affirme que « les intuitions
morales quotidiennes n’ont pas besoin des lumières des philosophes ». Autrement dit, alors que d’un côté
il reproche à Rorty de tirer de la révolution du pragmatisme linguistique une conclusion qui incite à sortir
de la philosophie en tant que telle, il affirme que l’entreprise d’Apel reste prisonnière de la conception
traditionnelle de celle-ci dont l’ambition doit être considérablement réduite à la baisse. Voir supra,
chapitre V p. 320-324.
39. « Vérité et justification », loc. cit., p. 177 ; Habermas cite un article de Rorty intitulé « Solidarité
ou objectivité ? », in John Rajchman et Cornel West, La pensée américaine contemporaine, trad. Andrée
Lyotard-May, Présentation de l’édition française de Jean-François Lyotard, Paris, PUF, 1991, p. 64.
40. Soulignons le fait que le contextualisme est l’une des hantises de Habermas pour autant que,
convaincu que des pensées comme celles de Derrida et Rorty relativisent la vérité en l’indexant sur des
contextes d’énonciation ou des jeux de langage incommensurables, il sait aussi parfaitement qu’une fois
abandonnée sa définition par la référence à des objets et sous l’effet du faillibilisme imposé par les sciences
elle ne bénéficie plus de garanties de stabilité absolue, à quoi s’ajoute enfin qu’il refuse une idéalisation
excessive des ressources du langage ordinaire sur lequel il mise pourtant afin de fournir un nouveau socle
à la raison.
41. Ibid., p. 179.
42. Idem. On se souvient qu’en cohérence avec cet argument d’allure étonnamment hégélienne
Habermas affirme ailleurs qu’« un paradigme ne perd de sa force que pour autant qu’un autre le nie de
manière déterminée, c’est-à-dire pour autant qu’un autre le déprécie d’une façon que l’on peut juger
pertinente », ce qui n’est le cas ni de la « déconstruction » ni des autres critiques de la philosophie de la
conscience chez Husserl, Heidegger ou Adorno, à la différence de celui issu de la théorie du langage
ordinaire. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 366 et supra, chapitre V p. 309. A
contrario, il est vrai que Rorty défend une position « nominaliste » selon laquelle les changements
d’époque ne sont pas régis par de grands paradigmes théoriques, mais s’opèrent au travers de l’invention
de nouveaux vocabulaires décrivant le monde de façon inédite (voir supra, chapitre II p. 83-84).
43. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 244 ; « Vérité et justification », loc. cit., p. 168 ;
ibid., p. 180. Notons au passage que s’il est sans doute mal posé à l’encontre d’auteurs comme Derrida ou
Rorty et a fortiori au travers de ce dernier une philosophie continentale opposée par son manque de
rigueur à la tradition analytique, ce débat autour des notions et des pratiques de la « discussion », de la
« justification », de l’« argumentation » ou de la « conversation » n’est pas tout à fait sans objet. À titre
d’illustration, ce propos de Gilles Deleuze cité par Jacques Bouveresse : « C’est déjà difficile de
comprendre ce que quelqu’un dit. Discuter, c’est un exercice narcissique où chacun fait le beau à son
tour : très vite, on ne sait plus de quoi on parle » ; « Les discussions représentent beaucoup de temps
perdu pour des problèmes indéterminés. Les conversations, c’est autre chose. Il faut bien faire la
conversation. Mais la moindre conversation est un exercice hautement schizophrénique, qui passe entre
individus ayant un fonds commun, et un grand goût des ellipses et des raccourcis » (Gilles Deleuze,
« Nous avons inventé la ritournelle », entretien avec Félix Guattari, Le Nouvel Observateur, 12-
18 septembre 1991, p. 110, cité par Jacques Bouveresse in Lire Rorty, op. cit., p. 48). On admettra
volontiers que ce genre de propos caractéristique de ce qui se disait et se faisait à Vincennes à l’époque de
sa gloire puisse inciter à défendre la pratique un peu austère de la discussion proposée à Francfort par
Habermas et pourquoi pas celle de l’argumentation mise en œuvre dans la tradition analytique à partir
d’Oxford. Mais à condition de ne pas les mettre en relation avec ce que Rorty appelle « conversation », ou
encore d’en faire la position caractéristique d’un courant nommé de façon indifférenciée « postmoderne »
en tirant ce type de conclusion : « “Le style de Derrida est hostile à la philosophie, parce qu’il est hostile
au dialogue”. Je crois, en effet que, même si Derrida lui-même n’est pas du tout, quoi qu’en pensent
certains, un ennemi de la philosophie, son style l’est indiscutablement » (Jacques Bouveresse, « Sur
quelques conséquences indésirables du pragmatisme », loc. cit., p. 52, qui cite Newton Garver, « Derrida’s
Language-Games », in Topoi, vol. 10, no 2, op. cit., p. 194 ; notons au passage que l’on ne voit pas bien
dans l’incise généreuse envers Derrida lavé du soupçon d’hostilité à la philosophie en tant que telle qui
sont les « certains » laissant planer celui-ci, en particulier s’il s’agit entre autres de Habermas).
44. Non sans avoir rappelé que sa démarche a toujours été étrangère à « l’intérêt de la métaphysique
pour l’être de l’étant », puis précisé qu’il n’a été guidé ni par celui de l’épistémologie pour la connaissance
des objets ou des faits ni même par celui de la sémantique pour la forme des propositions énonciatives,
Habermas décrit de la façon suivante ce qui l’a attiré vers la philosophie analytique et l’usage qu’il en a
fait : « Ce n’est pas en rapport avec ces interrogations traditionnelles que le tournant linguistique a acquis
pour moi son importance. La pragmatique linguistique m’a bien plutôt servi à mettre en œuvre une
théorie de la communication et de la rationalité ; elle a constitué la base d’une théorie critique de la
société et ouvert la voie à une conception de la morale, du droit et de la démocratie, fondée sur la théorie
de la discussion » (« Le réalisme après le tournant de la pragmatique linguistique », in Vérité et
justification, op. cit., p. 263).
45. Peut-être une nouvelle fois un peu tard, Habermas a fini par accorder au moins le second point à
Rorty et l’on trouve une étrange et pourquoi pas belle similitude entre l’hommage posthume qu’il lui
consacre et celui rendu à Derrida. « Philosophe, poète et ami » : au travers de l’article publié dans le
Süddeutsche Zeitung le 11 juin 2007, Habermas raconte avoir reçu un an plus tôt un courriel de Rorty lui
annonçant avoir « la même maladie que celle qui a tué Derrida » et ajoutant que sa fille lui avait expliqué
que ce type de cancer était dû au fait de « trop lire Heidegger » ; puis il avance que Rorty s’était arraché au
« corset » de la profession « non pour se dérober à la discipline de la pensée analytique, mais pour
conduire la philosophie sur des chemins peu fréquentés », inventant ce qu’il aimait appeler de « nouveaux
vocabulaires » avec un talent comparable à ceux de Friedrich Schlegel et des surréalistes ; évoquant enfin
un homme « doux, souvent timide et réservé mais toujours sensible aux autres », il renvoie son désir de
reconduire la philosophie vers les problèmes de « la vie telle que nous la vivons » au désir d’enfance
d’accorder « la beauté céleste des orchidées » et le rêve de justice emprunté à Trotski. Exactement comme
il l’avait fait pour Derrida trois ans plus tôt, Habermas construit donc ce que l’on nommait autrefois un
tombeau en déconstruisant la barricade qu’il avait érigée contre un auteur longtemps jugé trop
aventureux. Dans les deux cas les complicités politiques ont eu un grand rôle mais elles n’expliquent pas
tout, en sorte qu’entre les mains du survivant la philosophie a peut-être gagné un peu de sérénité.
APPENDICES
Index des noms et lieux

ADORNO, Gretel : 224, 506 n. 60.


ADORNO, Theodor Wiesengrund : 13, 17, 19, 124-134, 136, 143-144, 147,
160-161, 163-167, 169, 181-183, 187, 212, 217-218, 220-233, 261-262,
281, 287-288, 291, 299, 301-311, 316, 318, 320-321, 323, 325, 342-344,
347, 350, 361-362, 365-366, 373, 397, 400, 431, 446, 451, 457, 459, 473
n. 40, 481 n. 24, 491 n. 8, 492 n. 11, 493 n. 14 et 15, 497 n. 48, 506 n.
55, n. 57, 507 n. 62, n. 67, n. 69, n. 72, 511 n. 5, 518 n. 55, n. 58, n. 61,
n. 66, 519 n. 69, 525 n. 47, 527 n. 80, 542 n. 25, n. 30, 545 n. 42.
Afghanistan : 235.
ALEXANDRE III de Macédoine (Alexandre le Grand) : 536 n. 51.
Allemagne : 90-91, 115, 117, 123, 140, 190-191, 196, 228-229, 231, 285-
286, 301, 308, 366, 368, 381, 430, 479 n. 18, 501 n. 14, 540 n. 18, 542 n.
30.
ALQUIÉ, Ferdinand : 510 n. 92.
ALTHUSSER, Louis : 385.
Amérique : voir États-Unis. Voir aussi Index des notions.
ANGELUS SILESIUS : 526 n. 71.
Angleterre : 28, 97, 436-437, 469 n. 19, 479 n. 18, 540 n. 18. Voir Grande-
Bretagne.
APEL, Karl Otto : 321-323, 343, 452, 516 n. 47, 521 n. 91 et 92, 525 n. 47,
530 n. 115, 540 n. 18, 542 n. 30, 543 n. 34, 544 n. 38.
ARENDT, Hannah : 228, 390, 400, 510 n. 90, 518 n. 55, 531 n. 117, 532 n.
127.
ARISTOTE : 17, 116, 161, 167, 190, 353, 378, 400, 403, 409, 411.
ARNAULD, Antoine : 383.
ARON, Raymond : 493 n. 13.
AUBENQUE, Pierre : 479 n. 16, 480 n. 20.
Auschwitz : 231.
AUDARD, Catherine : 530 n. 115.
AUSTIN, John L. : 11-12, 15, 21-24, 26-55, 57, 59, 63, 65, 70, 76, 93-112,
122, 174-175, 180, 206, 219, 224, 312-314, 346, 357-358, 382, 399, 433-
440, 466 n. 9 et 10, 468 n. 16 et 17, 469 n. 18 à 24, 470 n. 25 à 27, n. 29,
471 n. 30, n. 33 à 35, 472 n. 36, n. 39, 473 n. 41, 474 n. 46, 475 n. 47,
478 n. 8, 486 n. 57 et 58, 487 n. 60, 488 n. 69, n. 71 et 72, n. 76, n. 79,
489 n. 84 et 85, 490 n. 88, n. 90 et 91, 495 n. 33, 496 n. 36, 520 n. 75, n.
77, 530 n. 108.
AYER, Alfred J. : 98-99, 438-439.
AZNAR LÓPEZ, José María : 9.

BALMÈS, Anne-Dominique : 526 n. 60.


Baltimore : 170.
Barcelone : 193.
BARNI, Jules : 510 n. 94.
BATAILLE, Georges : 143-144, 491 n. 8, 492 n. 11.
BAUDRILLARD, Jean : 241, 508 n. 81, 509 n. 82.
BENJAMIN, Walter : 125, 160-161, 167, 212, 221, 223-227, 230-231, 235,
239, 301, 361-362, 366-381, 384-386, 394, 397-398, 400, 406, 416-418,
506 n. 60, 507 n. 62, 518 n. 55, n. 61, n. 66, 524 n. 45, 526 n. 70, 528 n.
85, n. 94, 529 n. 98, n. 102, n. 105, 530 n. 106, 532 n. 126, 535 n. 33.
BENN, Gottfried : 491 n. 8.
BENNINGTON, Geoffrey : 481 n. 30.
Berkeley : 465 n. 7, 487 n. 60.
Berlin : 193.
BERNSTEIN, Richard J. : 12, 195, 333, 335, 463 n. 1, 491 n. 8, n. 12, 496 n.
47, 498 n. 62, 501 n. 15, 502 n. 18, n. 23, 522 n. 5, 523 n. 23.
BIANQUIS, Geneviève : 526 n. 56.
BLANCHOT, Maurice : 190.
BLOOM, Harold : 178, 496 n. 46, 497 n. 51.
BOEHM, Rudolf : 480 n. 20.
BOESSE, Jean : 496 n. 45.
BORRADORI, Giovanna : 12, 234, 246, 500 n. 12, 508 n. 79.
Boston : 499 n. 65.
BOUCHINDHOMME, Christian : 463 n. 1, 502 n. 23, 520 n. 81.
BOURDIEU, Pierre : 16, 280-282, 324, 335, 345, 496 n. 36, 515 n. 28, n. 30.
BOURETZ, Pierre : 463 n. 3, 493 n. 13, 502 n. 21, 507 n. 71, 509 n. 82, 510
n. 89 et 90, 517 n. 54, 521 n. 90, 524 n. 43, 525 n. 50, 530 n. 114, n. 116,
531 n. 117 et 118, 532 n. 127, 533 n. 13, 535 n. 34, n. 39, 536 n. 47, n.
50, 537 n. 65, n. 72.
BOUVERESSE, Jacques : 524 n. 43, 540 n. 18 et 19, 545 n. 43.
BRADLEY, Francis Herbert : 446.
BRECHT, Bertolt : 255, 511 n. 101.
BRISSON, Luc : 466 n. 11.
BROHM, Jean-Marie : 543 n. 34.
BRUNSCHVICG, Léon : 530 n. 110.
BUSH, George Walker : 9, 193, 235, 238.

Californie : 21, 47, 112-113, 122, 433, 436-437, 439, 455, 465 n. 7.
CALLICLÈS : 268, 512 n. 10.
CANAL, Denis-Armand : 534 n. 31.
CANGUILHEM, Georges : 272.
CARNAP, Rudolf : 525 n. 46, 542 n. 23.
CASSIN, Barbara : 525 n. 46.
CASSIRER, Ernst : 123, 294, 342-343, 480 n. 20, 491 n. 5.
CAVELL, Stanley : 96-105, 107-108, 111-112, 438-440, 469 n. 20, 487 n.
60 à 65, 488 n. 70 à 73, n. 76, n. 79, 490 n. 91, 530 n. 108, 538 n. 10,
542 n. 23.
CELAN, Paul (Paul Antschel, dit) : 233, 508 n. 77.
Cerisy-la-Salle : 499 n. 65.
CHAR, René : 272.
CHARRIÈRE, Marianne : 516 n. 47.
CHAVY, Jacques : 493 n. 13.
Chine : 223, 494 n. 26.
CHOMSKY, Noam : 93.
CICÉRON : 400.
CLÉMENÇON, Gérard : 543 n. 34.
COHEN, Hermann : 123, 342, 417.
COHEN, Joseph : 500 n. 12.
COMETTI, Jean-Pierre : 477 n. 1, 481 n. 29, 483 n. 38, 538 n. 10.
COMTE, Auguste : 442.
CONDILLAC, Étienne Bonnot de : 25, 43.
CORBIN, Henry : 494 n. 23.
Coré : 374.
Cornell : 170, 478 n. 11, 499 n. 65, 500 n. 6.
CRITCHLEY, Simon : 196-206, 208-210, 212, 336-337, 463 n. 1, 485 n. 54,
501 n. 14 à 17, 502 n. 20 et 21, n. 23, 505 n. 43 à 46, 522 n. 12.
CULLER, Jonathan : 20, 74-76, 80, 94-95, 106, 172-174, 176-178, 464 n. 2,
475 n. 51, n. 53, 477 n. 5 et 6, 478 n. 7 et 8, 486 n. 57 et 58, 487 n. 59,
489 n. 81, 497 n. 52, 498 n. 53, n. 55, 522 n. 3.

DASENBROCK, Reed Way : 485 n. 46.


DASTUR, Françoise : 491 n. 6.
DAUZAT, Pierre-Emmanuel : 483 n. 35.
DAVIDSON, Donald : 83, 93.
Davos : 123, 294, 342-343, 480 n. 20.
DELAMARRE, Alexandre J.-L. : 510 n. 94.
DELBOS, Victor : 510 n. 92.
DELEUZE, Gilles : 132, 530 n. 108, 545 n. 43.
DE MAN, Paul : 77, 92, 171, 497 n. 51.
DERRIDA, Jacques : 9-17, 19-112, 115, 118-124, 126, 129, 133, 136, 140,
143-161, 163-187, 189-213, 216-241, 243-257, 259-287, 290-301, 303-
307, 309, 311-313, 316-319, 323-329, 331-342, 344-431, 433-441, 444-
445, 449, 452-455, 457-460, 463 n. 1 à 3, n. 1, 464 n. 3 à 6, 466 n. 9 à 11,
467 n. 12 à 14, 468 n. 15 et 16, 469 n. 20, n. 22 à 24, 470 n. 25, n.
27 à 29, 471 n. 30 à 35, 472 n. 36 et 37, n. 39, 473 n. 40, n. 42, 474 n.
43 à 46, 475 n. 48, n. 50à 53, 476 n. 54 à 56, 477 n. 1, n. 3 à 5, 478 n.
7 à 9, n. 11 à 13, 479 n. 15 à 18, 480 n. 21 et 22, 481 n. 23 et 24, n. 27, n.
30, 482 n. 32 et 33, 483 n. 35et 36, n. 38 et 39, 484 n. 41, n. 45, 485 n.
46, n. 48 et 49, n. 54, 486 n. 55et 56, n. 58, 487 n. 59, n. 63, 488 n. 66, n.
69 à 72, n. 75 et 76, n. 78 et 79, 489 n. 85 à 87, 490 n. 89, n. 91, 491 n.
3 et 4, n. 8, 492 n. 11, 493 n. 16, 494 n. 26 à 30, 495 n. 31 à 33, n. 35,
496 n. 36 à 38, n. 46, 497 n. 48, n. 51, 498 n. 53, n. 55 et 56, n. 59 et 60,
n. 62, 499 n. 63 à 65, 500 n. 4 à 9, n. 12, 501 n. 13 à 15, 502 n. 18, n. 20,
n. 23, 503 n. 24, n. 28 et 29, 504 n. 30 et 31, n. 33 à 36, n. 38 et 39, n. 41,
505 n. 43 et 44, n. 46, n. 50, 506 n. 55, n. 59 et 60, 507 n. 61 à 68, n.
73 et 74, 508 n. 75, n. 77, n. 79 à 81, 509 n. 83, n. 86, 510 n. 87 et 88, n.
90 à 93, n. 95, 511 n. 98 à 100, n. 1, n. 5, 512 n. 8 à 11, 513 n. 21, 514 n.
25 à 27, 515 n. 29, n. 32, 516 n. 38 et 39, n. 42, 517 n. 49 à 53, 518 n. 58,
520 n. 71, 521 n. 94 à 96, 522 n. 98, n. 3, n. 5 et 6, 523 n. 16 et 17, n. 19,
n. 24, n. 26 à 28, n. 30, 524 n. 45, 525 n. 48, n. 50 et 51, n. 55, 526 n.
56 et 57, n. 60 à 66, n. 68 à 71, 527 n. 73 à 80, 528 n. 82 à 85, n. 91,
529 n. 98, n. 102, n. 105, 530 n. 106 à 108, n. 112, 531 n. 119, n.
121 et 122, 532 n. 124 à 126, 533 n. 1 et 2, n. 4 à 133, n. 8 à 139, n. 14,
534 n. 15, n. 18, n. 20 à 150, n. 29, n. 31, 535 n. 33, n. 35 et 36, n.
40 à 168, n. 44, 536 n. 47, n. 49à 182, n. 58 à 188, 537 n. 66 et 67, n. 69,
n. 72, n. 75, 538 n. 76, n. 2 à 4, n. 10, n. 17, 540 n. 18, 544 n. 40, 545 n.
43, 546 n. 45.
DESANTI, Jean-Toussaint : 479 n. 16.
DESCARTES, René : 52, 76, 78, 135, 264-267, 269-272, 274-275, 280-281,
295, 446, 471 n. 31, 482 n. 33, 512 n. 8, n. 11.
DESCOMBES, Vincent : 540 n. 18 et 19.
DEWEY, John : 338, 449, 538 n. 10, 543 n. 31.
DIOGÈNE LAËRCE : 17, 190, 353, 400, 499 n. 1.
DOMENACH, Élise : 469 n. 20.
DOSTOÏEVSKI, Fedor Mikhaïlovitch : 272.
DU BOUCHET, André : 508 n. 77.
DUMÉZIL, Georges : 272.
DUMMETT, Michael : 93.
DUPUY, Bernard : 535 n. 39.
DWORKIN, Ronald : 388, 390, 530 n. 116, 531 n. 118.

ECO, Umberto : 500 n. 10.


EICHMANN, Adolf : 390.
EISLER, Rudolf : 526 n. 60.
ÉLIE, Hubert : 496 n. 37.
EMERSON, Ralph Waldo : 538 n. 10.
ENGEL, Pascal : 540 n. 18.
ESCOUBAS, Éliane : 507 n. 69.
Espagne : 9, 193.
États-Unis : 10-11, 16, 19-23, 36, 55-56, 66-72, 73-75, 77, 80-81, 84-85, 91-
92, 93, 97, 105, 112, 115, 122, 146, 168, 170, 173, 178-179, 184, 192-
194, 234-238, 244-246, 255, 332-333, 335, 338, 349, 351, 384, 433-434,
441, 443, 458, 464 n. 6, 475 n. 52 et 53, 477 n. 1, n. 6, 478 n. 9, 479 n.
18, 481 n. 30, 482 n. 32, 485 n. 46, 487 n. 59, 497 n. 49, n. 51, 498 n. 60,
500 n. 7, 502 n. 23, 508 n. 81, 514 n. 26, 538 n. 10, 539 n. 17, 540 n.
18 et 19, 541 n. 20.
EURIPIDE : 488 n. 72.
Europe : 9-11, 14, 17, 19-23, 28, 36, 40, 45-46, 47-48, 63, 66, 70, 85, 91,
93, 112-113, 115, 123-124, 134, 146, 168, 173, 177, 186-187, 189, 191,
193-195, 196, 203, 213, 219, 229, 231-233, 235, 239, 244-246, 255, 259-
261, 263, 282-288, 292-294, 332-333, 335, 341, 352, 362-364, 366, 391,
430, 433-439, 441-445, 447, 449-450, 454-458, 474 n. 43, 477 n. 6,
486 n. 56, 500 n. 10, 514 n. 27, 527 n. 75, 538 n. 10, 540 n. 18 et 19,
541 n. 20, 545 n. 43. Voir Index des notions.
Evanston : 12, 13, 191-192.

FATAUD, Jean-Marie : 480 n. 20.


FÉDIER, François : 483 n. 37, 494 n. 25.
FERRY, Jean-Marc : 518 n. 66, 521 n. 91.
FERRY, Luc : 505 n. 50, 517 n. 49, 526 n. 60.
FISH, Stanley : 105-111, 386-387, 439-440, 489 n. 80, n. 83, n. 87, 490 n.
88, n. 91, 530 n. 113.
FLORIAN, Jean-Pierre Claris de : 190, 353.
FOUCAULT, Michel : 16, 35, 54, 66, 69, 110, 132, 144, 264-282, 306, 311,
324, 335, 346, 383-384, 397-398, 471 n. 31, 474 n. 43, 475 n. 52, 481 n.
30, 485 n. 48, 491 n. 8, 492 n. 11, 493 n. 16, 496 n. 36, 497 n. 48, 508 n.
81, 511 n. 5, 512 n. 6, n. 8, n. 10 et 11, 513 n. 17, n. 20 à 22, 514 n.
25et 26, 530 n. 108, 532 n. 124, 534 n. 22, 543 n. 31.
FOURNIER, Christian : 538 n. 10.
France : 75, 84, 115, 144, 146, 148, 166, 190-191, 231, 234, 237, 264, 273-
274, 282, 351, 382, 387, 400, 408, 464 n. 3, n. 6, 471 n. 31, 474 n. 43,
481 n. 30, 498 n. 59, 501 n. 14, 512 n. 6.
Francfort : 12-13, 112, 122, 128, 185, 191-192, 195-196, 199-200, 206, 208-
210, 212, 217-218, 220, 223, 225, 230, 233, 237, 259-260, 306, 336-337,
361, 439, 455, 491 n. 8, 499 n. 65, 501 n. 14, 522 n. 12, 526 n. 62, 545 n.
43.
FRASER, Nancy : 499 n. 65.
FREGE, Gottlob : 77, 101-102, 488 n. 74.
FREUD, Sigmund : 132, 231, 496 n. 46.
FREUND, Julien : 493 n. 13, 525 n. 50.
Fribourg : 140.
FRIEDLANDER, Saul : 528 n. 85.
FROMENT-MEURICE, Marc : 479 n. 15.
FUKUYAMA, Francis : 534 n. 31.
FURET, François : 533 n. 14.

GADAMER, Hans-Georg : 178, 231, 444, 518 n. 55, 542 n. 30.


GANDILLAC, Maurice de : 479 n. 16, 528 n. 85, n. 92, 535 n. 33.
GARVER, Newton : 545 n. 43.
GASCHÉ, Rodolphe : 77-78, 80-83, 91, 332-333, 479 n. 15 à 17, 480 n. 19 à
21, 482 n. 32, 485 n. 51, 522 n. 3.
GENAILLE, Robert : 499 n. 1.
Genève : 497 n. 49.
GIBELIN, Jean : 510 n. 87.
GOETHE, Johann Wolfgang von : 294.
Golfe, guerre du : 237, 335, 508 n. 81.
GRAFF, Gerald : 66, 464 n. 5, 466 n. 9, 474 n. 44 et 45, 475 n. 50 et 51, 488
n. 76.
Grande-Bretagne : 21-22, 194, 488 n. 76, 501 n. 15, 508 n. 81. Voir
Angleterre.
GRANEL, Gérard : 491 n. 4.
GRATIEN, Jean : 525 n. 54.
Grèce : 222-223, 268, 367, 373-374, 377, 400, 407-408, 512 n. 10.
GRICE, Paul : 93.
GUATTARI, Félix : 545 n. 43.
GUILLERMIT, Louis : 490 n. 1, 505 n. 48.

HABERMAS, Jürgen : 9-17, 19-23, 34-35, 38, 53, 61-63, 67-68, 70-72, 73-77,
82-83, 85, 88, 94-96, 107-108, 112, 115, 122-187, 189-213, 216-263,
267, 276-294, 298-329, 331-354, 357-362, 380, 382, 388, 391, 393, 395,
397-400, 401, 414, 429-431, 433-435, 438-441, 444-460, 463 n. 1, 464 n.
5, 466 n. 8, 473 n. 40, n. 42, 475 n. 49, n. 51, 476 n. 54, 478 n. 9, n.
12 et 13, 479 n. 17, 480 n. 21 et 22, 481 n. 24, n. 28, n. 30, 483 n. 38,
485 n. 48, 486 n. 56, 491 n. 6 à 8, 492 n. 9 à 11, 493 n. 15 à 18, n. 20,
494 n. 21 et 22, n. 24, n. 26, n. 29 et 30, 495 n. 31 à 34, 496 n. 36 et 37,
n. 46, 497 n. 48 à 52, 498 n. 54, n. 57, n. 60 à 62, 499 n. 64 et 65, 500 n.
8, n. 12, 501 n. 14 et 15, 502 n. 18, n. 22 et 23, 503 n. 24 et 25, n. 28,
504 n. 34, n. 38 à 40, 505 n. 42, n. 44 et 45, 506 n. 54 à 59, 507 n. 66, n.
72, 508 n. 79 à 81, 509 n. 84 et 85, 510 n. 91, 511 n. 101, n. 5, 513 n. 20,
n. 22, 514 n. 23, n. 25, 515 n. 33 à 37, 516 n. 38, n. 46 et 47, 518 n.
55 à 58, n. 61, n. 64 et 65, 519 n. 67 à 70, 520 n. 71, n. 73, n. 75 et 76, n.
78 à 80, n. 82, 521 n. 83, n. 86 à 91, n. 93, 522 n. 97, n. 5, n. 8, 523 n.
15 et 16, n. 18, n. 22, n. 33 et 34, 524 n. 37, n. 41, n. 45, 525 n. 47, n. 50,
526 n. 62, n. 70, 527 n. 80, 528 n. 82, 530 n. 115, 531 n. 118, 532 n. 124,
538 n. 10, 539 n. 17, 540 n. 18, 542 n. 21, n. 23 et 24, n. 26, n. 29 et 30,
543 n. 31, n. 34, 544 n. 37 à 40, 545 n. 42 et 43, 546 n. 44 et 45.
HABERMAS, Ute (née Wesselhoeft) : 192.
HADOT, Pierre : 527 n. 72.
HANDELMAN, Susan : 496 n. 46.
HART, Herbert L.A. : 387-388, 530 n. 114.
HARTMAN, Geoffrey H. : 74-75, 171, 477 n. 2, n. 4 et 5, 482 n. 32, 497 n.
50et 51.
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich : 10, 15, 74, 78, 84-85, 89-91, 123, 125-
126, 130-131, 135, 143, 147, 162, 165, 183, 186, 215, 228, 231, 234,
287, 306, 317, 319, 325, 331, 363, 370, 382, 388, 399, 426-427, 435,
442-443, 445, 455, 457, 492 n. 11, 530 n. 114, 537 n. 72, 539 n. 16.
HEIDEGGER, Martin : 10, 13, 15-16, 19, 74, 79-80, 85-91, 115, 123-124,
126, 133-152, 156-161, 163-169, 181-183, 185, 199, 208, 216-217, 220-
222, 231, 262, 271, 274, 279, 285-286, 288-290, 292, 294, 300-301, 304,
306-307, 309-311, 316, 318-319, 323, 325, 327-328, 334, 337, 339, 341-
343, 346, 348-350, 354, 356, 364, 366, 370, 375, 377, 379-380, 382, 397-
399, 405, 414, 423, 428, 448-449, 451-454, 457, 473 n. 40, 480 n. 20,
481 n. 24, 483 n. 35, n. 37 et 38, 484 n. 41, n. 45, 491 n. 5, 492 n. 11,
493 n. 17, 494 n. 21 à 26, 496 n. 46, 497 n. 48, 503 n. 28, 504 n. 39,
506 n. 59, 507 n. 69, 516 n. 38, n. 42, n. 47, 524 n. 45, 525 n. 47, n. 50,
526 n. 71, 529 n. 102, 533 n. 9, 537 n. 69, n. 72, n. 75, 538 n. 76, 539 n.
17, 540 n. 19, 542 n. 30, 543 n. 31, 545 n. 42, 546 n. 45.
HEIM, Cornélius : 525 n. 54.
HERVIER, Julien : 500 n. 3.
HILDENBRAND, Isabelle : 525 n. 54.
HIRT, André : 528 n. 94.
HITLER, Adolf : 140, 233.
HOBBES, Thomas : 239.
HÖLDERLIN, Friedrich : 152, 160.
HONNETH, Axel : 12, 192, 198, 200-203, 212, 336, 501 n. 14 et 15, 502 n.
18, n. 22 et 23, 503 n. 24 et 25, 522 n. 12, 528 n. 82.
HORKHEIMER, Max : 124, 126-134, 143-144, 181-182, 218, 233, 288, 291,
299, 301-304, 306-311, 321, 323, 343-344, 457, 491 n. 8, 493 n. 14, 497
n. 48, 518 n. 55, n. 66, 519 n. 69, 525 n. 47, 527 n. 80.
HUGO, Victor : 534 n. 21.
HUMBOLDT, Wilhelm von : 243.
HUME, David : 446.
HUNYADI, Mark : 491 n. 6.
HUSSERL, Edmund : 10, 15, 19, 26, 33, 52, 54, 56-57, 60-63, 70-71, 74, 76-
80, 82, 98-99, 105, 123-124, 134, 137-138, 147, 150, 152-157, 159, 172,
224, 231, 261, 283-296, 298-299, 312, 315-316, 318, 323, 325-326, 328,
346, 350, 357, 391, 399, 434, 437-439, 444, 458, 468 n. 16, 478 n. 12,
480 n. 19, n. 21 et 22, 487 n. 63, 491 n. 4, n. 6, 495 n. 35, 496 n. 37, 512
n. 11, 515 n. 31 et 32, n. 35, n. 37, 516 n. 42, 517 n. 48, 520 n. 71, 521 n.
84, 537 n. 75, 541 n. 19, 543 n. 34, 545 n. 42.
HYPPOLITE, Jean : 272.

Iéna : 10, 234.


Illinois : 12.
Irak : 9, 193.
Israël : 420-422, 427, 536 n. 51.

JACOBI, Friedrich Heinrich : 119, 162-163, 184, 215, 234, 491 n. 2.


JAKOBSON, Roman : 179-180, 498 n. 61.
JALABERT, Pierre : 534 n. 22.
JAMES, William : 538 n. 10.
Japon : 264, 273, 275, 277, 280, 512 n. 6, 513 n. 7.
JASPERS, Karl : 220.
Jérusalem : 420.
JIMENEZ, Marc : 507 n. 67.
JOLIVET, Marie-José : 535 n. 39.
JONAS, Hans : 491 n. 8.
JUDT, Tony : 463 n. 3.
JUVÉNAL : 410, 534 n. 19.

KAFKA, Franz : 226.


KANDINSKY, Vassily : 232.
KANT, Emmanuel : 10, 13-16, 33, 53, 57, 62, 74, 77-78, 82, 89-90, 115-121,
123, 136, 143, 161-163, 165, 167, 173, 179, 183-187, 190, 195, 200-203,
205, 210, 213-219, 224, 232-234, 237, 246-254, 256, 259, 281, 285, 290-
292, 294-297, 300-301, 318-319, 328, 331-332, 340-347, 350-353, 357-
360, 363-365, 370, 381, 388-395, 400-401, 405, 409-412, 415-418, 424-
431, 450-451, 457, 459, 468 n. 16, 478 n. 11, 481 n. 30, 483 n. 35, 487 n.
60, 490 n. 1, 491 n. 2, 501 n. 13, 505 n. 48 à 50, 509 n. 85, 510 n. 87, n.
94, 511 n. 98, 515 n. 29, 516 n. 41, 517 n. 49 à 51, n. 54, 521 n. 95,
523 n. 20, n. 28, 524 n. 42, 526 n. 71, 530 n. 107, n. 114, 531 n. 118, n.
123, 534 n. 16 et 17, n. 19, n. 22, 537 n. 68, 540 n. 18.
KAUFHOLZ, Éliane : 493 n. 14, 506 n. 57, 507 n. 67.
KELKEL, Arion L. : 496 n. 37.
KELSEN, Hans : 530 n. 114.
KIERKEGAARD, Søren : 220, 222.
KLOSSOWSKI, Pierre : 493 n. 17.
Königsberg : 161-162, 216, 491 n. 2.
KRAPNICK, Marc : 496 n. 46.
KRIEGEL, Maurice : 506 n. 55, 511 n. 5.
KRIPKE, Saul : 93, 444.
KUHN, Thomas : 481 n. 29, 539 n. 17.

LABOV, William : 498 n. 60.


LACLAU, Ernesto : 502 n. 20.
LACOSTE, Jean : 491 n. 7, 507 n. 62.
LADMIRAL, Jean-René : 491 n. 6, 506 n. 57, 526 n. 60.
LA FONTAINE, Jean de : 385.
LAIZÉ, Jacques : 519 n. 69.
LANE, Gilles : 468 n. 17.
LAUGIER, Sandra : 469 n. 20, 538 n. 10.
LAUNAY, Marc Buot de : 480 n. 22, 491 n. 6, 500 n. 2, 506 n. 55, 511 n. 5,
526 n. 60.
LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm : 526 n. 71.
LEVINAS, Emmanuel : 159-160, 201-202, 210, 212, 261, 337, 359, 382, 392-
393, 418-428, 479 n. 16, 480 n. 22, 502 n. 21 et 22, 504 n. 31, 505 n. 46,
511 n. 5, 531 n. 121 et 122, 535 n. 40 et 41, n. 43, 536 n. 48, n. 50et 51,
537 n. 64, n. 69, n. 72, n. 75.
LÉVI-STRAUSS, Claude : 487 n. 59, 495 n. 32.
LIMARE, Frédéric : 530 n. 116.
Londres : 193.
LORAUX, Nicole : 533 n. 11.
Los Angeles : 528 n. 85.
LUKÁCS, Georg : 310-311.
LUTHER, Martin : 327.
LYOTARD, Jean-François : 334, 508 n. 81, 522 n. 7, 544 n. 39.
LYOTARD-MAY, Andrée : 544 n. 39.

MACKEY, Louis H. : 475 n. 51.


Madrid : 193.
MAÏMONIDE : 159.
Marbourg : 342.
MARCHAISSE, Thierry : 542 n. 29.
MARCUS, Ruth Barcan : 475 n. 52.
MARTY, François : 510 n. 94.
MARX, Karl : 125, 132, 231, 301, 307, 310-311, 341, 363, 385, 404, 415,
417, 534 n. 31.
Maryland : 170.
MASSON, Joëlle : 510 n. 87.
MASSON, Olivier : 510 n. 87.
MCCARTHY, Thomas : 540 n. 18.
MEHLMAN, Jeffrey : 467 n. 13.
MERLEAU-PONTY, Maurice : 9.
MICHELET, Jules : 400, 408, 533 n. 14.
MILLER, J. Hillis : 171, 497 n. 51.
MONNOYER, Jean-Maurice : 506 n. 60.
MONTAGUE, Richard : 93.
MONTAIGNE, Michel Eyquem de : 190, 266, 353, 369, 382-386, 397, 400,
409, 530 n. 112.
Montréal : 466 n. 10.
MOUFFE, Chantal : 485 n. 54, 502 n. 20.
MULLER, Sibylle : 528 n. 94.
Munich : 12, 234.
MUNIER, Roger : 494 n. 21.
MURDOCH, Iris : 496 n. 47.

NEHAMAS, Alexandre : 540 n. 18.


NEWTON, Isaac : 318.
New York : 12, 195, 234, 235, 236, 255, 256, 259, 386-387, 463 n. 1, n. 3,
494 n. 27, 500 n. 12, 501 n. 14.
NIETZSCHE, Friedrich : 10, 15, 19, 28, 90-91, 93, 99-100, 123-126, 130-134,
136-137, 139, 143-146, 148, 150, 160, 162, 165, 182, 184, 186, 190-192,
199, 213, 219, 231, 254, 301, 304, 306, 310, 316, 332, 337, 340-341,
346, 353-356, 358-361, 365, 397, 400, 431, 448, 451, 457, 459, 473 n.
40, 487 n. 59, 491 n. 8, 493 n. 17, 496 n. 46, 500 n. 2 et 3, n. 5, 519 n.
69, 525 n. 48 et 49, n. 54, 530 n. 108, 539 n. 17.
Nièvre : 506 n. 60.
Niobé : 373-374.
NORRIS, Christopher : 76-78, 80, 171, 184, 332, 478 n. 9 à 13, 479 n. 14,
485 n. 46, 497 n. 49 et 50, 508 n. 81, 522 n. 3.
NOUSS, Alexis : 535 n. 39.
OAKESHOTT, Michael : 543 n. 36.
OHMANN, Richard : 498 n. 61.
Oreste : 409.
OSMO, Pierre : 526 n. 60.
Oxford : 21-22, 47, 110, 112, 122, 433, 436-437, 439-440, 455, 458, 501 n.
15, 545 n. 43.
OZOUF, Mona : 533 n. 14.

PARMÉNIDE : 446.
Paris : 12, 21, 47, 112, 122, 148, 185, 192-193, 195, 208, 220, 223, 263,
264, 271, 279-280, 433, 436-437, 439, 455, 463 n. 3, 494 n. 26, 499 n.
65, 501 n. 16, 504 n. 34, 513 n. 22, 540 n. 19.
PASCAL, Blaise : 272, 369, 382-386, 397, 400, 530 n. 110 et 111.
PAUCHARD, Hélène : 476 n. 55.
PAUL (saint) : 496 n. 46.
Pearl Harbor : 236.
PEIFFER, Gabrielle : 480 n. 22.
PETITDEMANGE, Guy : 506 n. 60, 507 n. 69.
PHILONENKO, Alexis : 491 n. 2.
PICHEVIN, Claude : 472 n. 38.
Pirithoüs : 409.
PLATON : 25, 43, 52, 57, 76, 90-91, 116, 119, 295-296, 340, 346, 362, 365,
403, 405, 407-408, 431, 443, 445, 451, 466 n. 11, 468 n. 15, 491 n. 2,
523 n. 17, 527 n. 72, 533 n. 10 et 11.
PRATT, Mary L. : 498 n. 60.
Princeton : 541 n. 20.
PROUST, Joëlle : 464 n. 3, n. 6, 466 n. 9, 472 n. 36.
PROUST, Marcel : 445.
PUTNAM, Hilary : 93, 540 n. 18.
Pylade : 409.

QUILLET, Pierre : 480 n. 20.


QUINE, Willard Van Orman : 83, 93, 351, 459, 524 n. 43, 542 n. 23.

RAJCHMAN, John : 544 n. 39.


RAWLS, John : 387-388, 530 n. 115 et 116, 531 n. 118.
REHG, William : 505 n. 45.
REICHENBACH, Hans : 441, 443, 539 n. 11.
RENAUT, Alain : 490 n. 1, 491 n. 2, 505 n. 49.
RICHARD, Jean-Pierre : 497 n. 49.
RICŒUR, Paul : 466 n. 10, 474 n. 43, 515 n. 34.
ROCHLITZ, Geneviève : 507 n. 62.
ROCHLITZ, Rainer : 463 n. 1, 491 n. 6, 492 n. 10, 502 n. 18, n. 23, 507 n. 62,
509 n. 85, 520 n. 75, n. 82, 528 n. 85, n. 92, 530 n. 115.
Rome : 193, 422.
RORTY, Patricia : 546 n. 45.
RORTY, Richard : 35, 73, 75, 77, 80-95, 112, 181, 197, 235, 282, 300, 333,
337-339, 348, 351, 360, 398-400, 430, 441-459, 477 n. 1, n. 4 à 6, 478 n.
10, 479 n. 15, 481 n. 27, n. 29 et 30, 482 n. 32 et 33, 483 n. 35, n. 38 et
39, 484 n. 41, n. 45, 485 n. 46, n. 48, n. 51, n. 54, 486 n. 55 et 56, 491 n.
8, 498 n. 62, 499 n. 64, 500 n. 10, 502 n. 20, 508 n. 81, 522 n. 4, 523 n.
16, 524 n. 41, 532 n. 124, 538 n. 10, 539 n. 16 et 17, 540 n. 18 et 19,
541 n. 20, 542 n. 21 à 23, n. 29 et 30, 543 n. 31 et 32, n. 34, n. 36, 544 n.
38 à 40, 545 n. 42 et 43, 546 n. 45.
ROSENZWEIG, Franz : 537 n. 72.
ROSSIGNOL, Marie-Jeanne : 530 n. 116.
ROUDINESCO, Élisabeth : 514 n. 26.
ROUILHAN, Philippe de : 488 n. 74.
ROUSSEAU, Jean-Jacques : 52, 57, 76, 211, 404, 495 n. 32.
ROVINI, Robert : 500 n. 2.
RUSCH, Pierre : 535 n. 33.
RUSSELL, Bertrand : 99.
RUWET, Nicolas : 498 n. 61.

Sabines, les : 410.


SADATE, Anouar el- : 420.
SADE, Donatien Alphonse François, marquis de : 519 n. 69.
SCHELLING, Friedrich Wilhelm Joseph von : 234.
SCHÉRER, René : 496 n. 37.
SCHILLER, Friedrich von : 101.
SCHLEGEL, Friedrich : 546 n. 45.
SCHLEGEL, Jean-Louis : 515 n. 37.
SCHLEIERMACHER, Friedrich : 233.
SCHLICK, Moritz : 542 n. 23.
SCHLOSSER, Johann Georg : 119, 215, 491 n. 2.
SCHMITT, Carl : 13-14, 122, 204, 239, 353-354, 366, 370-371, 375, 377,
394, 400, 407-408, 491 n. 8, 494 n. 26, 503 n. 29, 525 n. 50, 529 n. 102,
532 n. 126, 533 n. 9, 537 n. 69.
SCHNEEWIND, Jerome B. : 539 n. 16.
SCHOLEM, Gershom : 159-160, 261, 417, 496 n. 45, 506 n. 55, 511 n. 5, 518
n. 55, 530 n. 106, 535 n. 39.
SCHUBERT, Franz : 226.
SEARLE, John R. : 10-13, 17, 19-25, 31, 35-67, 69-71, 73-76, 93-97, 102,
104, 107-108, 110, 112, 122, 173-176, 178, 185, 187, 218-219, 264, 313-
314, 328, 399, 433, 435-437, 439-440, 443-444, 464 n. 2 et 3, n. 5 et 6,
465 n. 7, 466 n. 9, 467 n. 12 à 14, 469 n. 24, 470 n. 25, n. 27, 471 n.
32 à 35, 472 n. 36 à 39, 473 n. 41 et 42, 474 n. 44 et 45, 475 n. 48, n.
51 à 53, 476 n. 55, 478 n. 8, n. 12, 485 n. 46, 486 n. 55 à 57, 495 n. 33,
498 n. 53, n. 55et 56, 504 n. 35, 514 n. 27, 538 n. 10, 539 n. 17.
Shanghai : 12, 234.
SKINNER, Quentin : 539 n. 16.
SMITH, Barry : 540 n. 18.
SOCRATE : 268, 362, 365, 512 n. 10, 517 n. 54.
SOULEZ, Antonia : 525 n. 46.
SPINOZA, Baruch : 487 n. 60.
STAËL, Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein, madame de : 543 n. 36.
Stanford : 208, 501 n. 13, 541 n. 20.
Starnberg : 12, 234.
STAROBINSKI, Jean : 497 n. 49.
STEINHAUSER, Marie-Louise : 525 n. 50.
STOCKHAUSEN, Karlheinz : 237.
STOLBERG, Friedrich Leopold von : 491 n. 2.
STRAUSS, Leo : 491 n. 8.
STRAWSON, Peter Frederick : 93.

TARSKI, Alfred : 93.


TAVOILLOT, Pierre-Henri : 491 n. 2.
Thésée : 409.
THOMASSEN, Lasse : 463 n. 1.
THRASYMAQUE : 512 n. 10.
TIERCELIN, Claudine : 488 n. 74.
TROTSKI (Lev Davidovitch Bronstein, dit) : 445, 546 n. 45.

VALÉRY, Paul : 516 n. 42.


VATTIMO, Gianni : 509 n. 86.
VAYSSE, Jean-Marie : 526 n. 60.
Vernuche, camp de (Nièvre) : 506 n. 60.
VEZIN, François : 480 n. 20.
Vienne : 515 n. 31.
Viêt-Nam : 146.
Virginie : 541 n. 20.
VOLTAIRE (François Marie Arouet, dit) : 509 n. 86.

WAELHENS, Alphonse de : 480 n. 20.


WARNOCK, Geoffrey J. : 488 n. 78.
WEBER, Élisabeth : 464 n. 5 et 6.
WEBER, Max : 127, 182, 233, 310-311, 493 n. 13.
WEBER, Samuel : 387, 467 n. 13, 530 n. 113.
WEST, Cornel : 544 n. 39.
WHITE, Stephen : 502 n. 18.
WHITEHEAD, Alfred North : 446.
WISMANN, Heinz : 517 n. 49.
WITTGENSTEIN, Ludwig : 59, 83-85, 96, 288, 314, 351, 443, 449, 481 n. 30,
491 n. 8, 538 n. 10, 542 n. 30.
WOOD, David : 477 n. 1.
WREN, Thomas E. : 503 n. 25.

Yale : 170, 475 n. 52, 497 n. 49, n. 51.


YEATS, William Butler : 445.

ZAGURY-ORLY, Raphael : 500 n. 12.


Index des notions1

Action/agir communicationnel : 100 ; 166 ; 176-177 ; 178-179 ; 181 ; 200 ;


210 ; 242 ; 289 ; 305 ; 310-311 ; 313-315 ; 320-321 ; 324 ; 341-342 ; 348 ;
360 ; 450 ; 455 ; 520 n. 73 (voir Entente ; Langage — théorie pragmatique
du ; Raison — reconstruction de la ; Tournant linguistique).
Amérique : 10-11 ; 19-20 ; 22 ; 69 ; 72 ; 74 ; 77-78 ; 80 ; 112-113 ; 173 ;
179 ; 332-333 ; 433-434 ; 441 ; 458 ; 487 n. 59 ; 508 n. 81 ; 514 n. 26 ;
538-539 n. 10.
réception/interprétation de Derrida en : 11 ; 16 ; 55-56 ; 66-69 ; chapitre II,
passim ; 170-172 ; 179 ; 332-336 ; 348-349 ; 380-381 ; 384-387 ; 434 ;
487 n. 59 ; 508-509 n. 81 (voir Littérature — département de).
vs Continent : 10-11 ; 19-20 ; 22 ; 72 ; 433-434 ; 441 ; 458 ; 538-539 n. 10
(voir Philosophie — analytique ; — continentale vs anglo-saxonne).
Amitié : 17 ; 190 ; 353-354 ; 409-413.
amitié philosophique : 189-190 ; 218-219 ; 332 ; 340.
entre Habermas et Derrida : 12-13 ; 189-195 ; 220-234 ; 259-262 ; 433-
434 ; 457.
Aporie/aporétique : 26 ; 29 ; 95 ; 109 ; 133 ; 152 ; 298 ; 299 ; 309 ; 326 ;
327 ; 355 ; 361-366 ; 392-397 ; 406-407 ; 414 ; 417-418 ; 421 ; 428 ; 440 ;
509 n. 83 (voir Peut-être).
Argumentation : 11 ; 23 ; 82 ; 84 ; 133 ; 137-138 ; 143 ; 164-165 ; 170-171 ;
172-173 ; 300 ; 303 ; 321 ; 323-324 ; 327-328 ; 349 : 448-449 ; 453-454 ;
459 ; 520-521 n. 82 ; 545-546 n. 43 (voir Éthique de la discussion ;
Validité).
Art (expérience esthétique) : 129-130 ; 165-166 ; 181 ; 212 ; 225 ; 281 ; 319 ;
341-342 ; 390 ; 394 ; 503 n. 23 ; 519 n. 69.
Aufklärung : 16 ; 58 ; 61 ; 71-72 ; 120 ; 128 ; 163 ; 205 ; 225 ; 226-227 ;
229 ; 231 ; 245 ; 260 ; 287 ; 293-294 ; 303 ; 322 ; 324 ; 326 ; 328-329 ;
343-344 ; 362 ; 364 ; 367 ; 377-378 ; 400 ; 401-402 ; 414 ; 431 ; 458-459 ;
519 n. 69 ; 527-528 n. 80 ; 530 n. 106 (voir Lumières).
Avenir/futur : 126 ; 134 ; 205 ; 238 ; 254 ; 354-355 ; 356 ; 358-359 ; 360-
361 ; 374-375 ; 396 ; 403-404 ; 408 ; 414 ; 415-418 ; 511 n. 98 ; 535 n.
41.

Calcul ; incalculable ; raison calculatrice : 134-135 ; 252-253 ; 295-298 ; 311 ;


315-316 ; 388 ; 391-392 ; 395-396 ; 405-406 ; 413-414 ; 429 (voir
Inconditionné).
Citation/citationnalité : 33-34 ; 41-44 ; 50-51 (voir Écriture ; Itération/
itérabilité).
Comme si : 10 ; 14 ; 207 ; 253-254 ; 296 ; 357-361 ; 364-365 ; 395 ; 401 ;
415-416 ; 429 ; 510-511 n. 95 ; 526 n. 60 (voir Idée régulatrice ; Peut-être).
Concept (conceptualité ; conceptualisation) : 35 ; 56-63 ; 70-71 ; 79 ; 117-
119 ; 121 ; 154 ; 167 ; 185 ; 213-214 ; 244 ; 350 ; 352-353 ; 399 (voir
Aporie/aporétique).
Conscience : 25-26 ; 29-30 ; 34 ; 103-104 ; 106-107 ; 124 ; 135 ; 136-138 ;
152-154 ; 156-158 ; 163-164 ; 200 ; 224-225 ; 288 ; 303-304 ; 309-318 ;
320 ; 324-325 ; 354 ; 363-364 ; 395 ; 400 ; 419 ; 426-427 ; 448 ; 470 n.
29 ; 471 n. 30 ; 472 n. 37 ; 527 n. 78 ; 545 n. 42 (voir Intention ;
Philosophie de la conscience/du sujet ; Présence ; Signe/signification).
Cosmopolitique (droit/horizon/ordre) : 10 ; 14 ; 193 ; 195 ; 235 ; 246 ; 247 ;
249-250 ; 256-257 ; 259 ; 260 ; 283 ; 297-298 ; 410-411 ; 425-430 ; 509
n. 85 ; 510 n. 90 (voir Hospitalité ; Paix — perpétuelle).
Culture/modernité culturelle : 84 ; 88 ; 128-130 ; 133 ; 167 ; 178 ; 223 ; 239-
240 ; 243 ; 286 ; 289-290 ; 293 ; 306-311 ; 319 ; 451 ; 453 ; 457 ; 543 n.
36.

Dasein : 138-141 ; 146-147 ; 319 ; 374-375 ; 483 n. 35.


Décision/décisionnisme : 56 ; 138-138 ; 140-141 ; 203-205 ; 210 ; 241-242 ;
294 ; 354 ; 362 ; 365-366 ; 372-373 ; 375-377 ; 386 ; 391 ; 392-396 ; 398 ;
494 n. 26 ; 503-504 n. 29 ; 505 n. 46 ; 529 n. 98 (voir Indécidable/
indécidabilité).
Déconstruction : 10-11 ; 19 ; 35 ; 63 ; 67-69 ; 71-72 ; 75-77 ; 78-80 ; 88 ; 91-
92 ; 94-96 ; 119 ; 147-149 ; 158-160 ; 163-164 ; 167-169 ; 171-172 ; 178 ;
179 ; 182 ; 185 ; 197 ; 199 ; 203 ; 205 ; 212 ; 213 ; 216 ; 219 ; 227-228 ;
231-232 ; 243 ; 247-250 ; 255-256 ; 261-262 ; 281 ; 291 ; 297-298 ; 299-
301 ; 310 ; 316-317 ; 324-325 ; 326-329 ; 341 ; 346-347 ; 348-349 ; 351 ;
353 ; 359-360 ; 366-367 ; 369 ; 371 ; 373-374 ; 377-381 ; 382-384 ; 387-
389 ; 392-393 ; 396-399 ; 401-408 ; 412-414 ; 418 ; 420 ; 422 ; 439 ; 457 ;
466 n. 9 ; 477 n. 4 ; 477-478 n. 6 ; 478 n. 9 ; 479-480 n. 18 ; 481 n. 30 ;
482 n. 32 ; 483-484 n. 39 ; 484 n. 45 ; 485 n. 46 ; 485 n. 54 ; 487 n. 59 ;
494-495 n. 30 ; 497 n. 48-49, 51 ; 503 n. 24 ; 508-509 n. 81 ; 521 n. 95 ;
524-525 n. 45 ; 527-528 n. 80 ; 528 n. 85 ; 529 n. 98 ; 545 n. 42 (voir
Amérique — réception de Derrida en ; Aporie/aporétique ;
Destruction/Destruktion ; Interprétation ; Lecture ; Philosophie — et
littérature ; Philosophie — styles philosophiques ; Texte/textualité).
Démocratie/démocratique/démocrate : 194 ; 205 ; 211 ; 237 ; 244-245 ; 254 ;
255-256 ; 260 ; 262 ; 297 ; 356 ; 360-361 ; 363-364 ; 364-365 ; 375-367 ;
400-409 ; 413-417 ; 419-422 ; 459-460 ; 509 n. 84 ; 511 n. 98 ; 526 n. 71,
75 ; 533 n. 11 ; 534 n. 27 ; 536 n. 51 ; 546 n. 44.
démocratie à venir : 205 ; 211 ; 227 ; 297 ; 360 ; 362 ; 371 ; 402-404 ;
408 ; 414-417 ; 419-422 ; 425 ; 429-430.
Destin : 85 ; 123 ; 137-138 ; 139-141 ; 144 ; 145 ; 148 ; 158 ; 370-374 ; 386.
Destruction/Destruktion : 78-80 ; 136 ; 169-170 ; 199 ; 281-282 ; 377-378 ;
380 ; 398-399 ; 401 ; 480 n. 20-21 ; 524-525 n. 45 (voir Déconstruction).
Dialectique de la raison : voir Raison — dialectique de la.
Dialectique négative : 164-167 ; 304-305 ; 307-308 ; 364 ; 397 ; 497 n.
48(voir Raison — dialectique de la).
Droit : 10 ; 65 ; 67 ; 129-130 ; 194-195 ; 235 ; 244-245 ; 246-250 ; 251-252 ;
295-297 ; 321 ; 363-400 ; 405-406 ; 413-414 ; 423-424 ; 425-429 ; 509 n.
84 ; 509 n. 85 ; 510 n. 90 ; 529 n. 98 ; 530 n. 107 ; 531 n. 121 ; 546 n.
44 (voir Justice ; Loi).
Droits de l’homme/crime contre l’humanité : 67 ; 194 ; 240-241 ; 250-251 ;
256 ; 295 ; 405 ; 412.

École de Francfort : voir Théorie critique.


Écriture : 25-26 ; 32-33 ; 36 ; 43-45 ; 76 ; 96-97 ; 107 ; 151 ; 155-161 ; 167-
168 ; 467-468 n. 12-16 ; 471 n. 30 ; 480 n. 21 ; 495 n. 32-33 ; 503 n.
28 (voir Citation ; Itération).
Égalité : 201-203 ; 242 ; 246 ; 355-356 ; 393 ; 405-406 ; 407-411 ; 413-414.
Émancipation/émancipatoire : 77 ; 125 ; 127-132 ; 138-139 ; 181 ; 211 ; 226-
227 ; 250 ; 302-303 ; 304-305 ; 311-312 ; 315-316 ; 344 ; 362 ; 401 ;
485 n. 48 ; 491-492 n. 8.
Énoncé(s)
constatif(s) : 9-10 ; 27 ; 94-95 ; 100 ; 108-109 ; 154 ; 207 ; 209 ; 252 ;
489 n. 83 ; 490 n. 88.
performatif(s) : 9-10 ; 24 ; 26-34 ; 41-43 ; 49-51 ; 94-95 ; 99-109 ; 200-
201 ; 206-211 ; 220 ; 358 ; 396 ; 419 ; 437 ; 470 n. 27 ; 468-471 n. 17-
30 ; 474 n. 43 ; 489 n. 83 et n. 85 ; 501 n. 13 ; 504-505 n. 41 ; 510 n.
91 (voir Langage — théorie pragmatique du ; Tournant
linguistique/pragmatique).
Énonciation (succès vs échec de) : 29-33 ; 37-38 ; 45 ; 48-49 ; 52 ; 58-59 ; 94-
95 ; 100-101 ; 106-107 ; 109 ; 175 ; 437 ; 470 n. 25 ; 471-472 n. 35 ; 474-
475 n. 46 ; 488 n. 72.
Entente : 112 ; 133 ; 152-153 ; 178 ; 210 ; 242 ; 243 ; 311-315 ; 317-318 ;
322-323 ; 448-449 (voir Action/agir communicationnel).
Éthique : 198 ; 200-212 ; 220-223 ; 227 ; 251-253 ; 297-298 ; 320-323 ;
348 ; 356-357 ; 358-360 ; 362 ; 365-366 ; 422-424 ; 428-429 ; 530 n.
107 ; 530 n. 114 ; 537 n. 75 (voir Inconditionné ; Justice ; Responsabilité).
Éthique de la discussion : 11 ; 17 ; 21 ; 49 ; 55 ; 66 ; 68-69 ; 161 ; 212 ; 213 ;
216-217 ; 232 ; 320-323 ; 328 ; 352 ; 464-465 n. 6.
Être/histoire de l’Être/vérité de l’Être : 79 ; 86-87 ; 123 ; 135 ; 137-140 ; 142-
143 ; 148 ; 149-152 ; 153 ; 156-160 ; 167 ; 221-222 ; 271 ; 272-273 ; 283 ;
397 ; 423 ; 471 n. 30 ; 480 n. 22 ; 494 n. 26 ; 495 n. 35 ; 516 n. 42 ;
524 n. 45 ; 537 n. 75 ; 546 n. 44.
Europe :
politique : 9-10 ; 193-195 ; 239-240 ; 244-246 ; 259-261 ; 283 ; 362-364 ;
430 ; 527 n. 75.
philosophique : 10-11 ; 13-14 ; 17-18 ; 19 ; 21-23 ; 115 ; 123-124 ; 134 ;
195 ; 202-203 ; 233 ; 260 ; 284-288 ; 291-294 ; 391 (voir Philosophie
continentale ; Philosophie continentale vs analytique).
Événement : 33 ; 44 ; 204-205 ; 206-207 ; 208-209 ; 211 ; 223 ; 237-238 ;
253-254 ; 291 ; 296 ; 358-359 ; 416-418 ; 430-431 ; 504-505 n. 41.

Faillibilisme : 183 ; 210 ; 220-221 ; 317-318 ; 322-324 ; 350-351 ; 450 ;


543 n. 34 ; 544-545 n. 40.
Fiction : 37 ; 42-43 ; 45-46 ; 49-50 ; 65 ; 67-68 ; 95 ; 101-102 ; 109 ; 175 ;
180-181 ; 472 n. 36 ; 472-473 n. 39.
Fondamentalisme/fondationnalisme philosophique : 136-140 ; 142-143 ; 149-
152 ; 157-158 ; 166 ; 289-290 ; 326-327 ; 544 n. 38.
Fondamentalisme religieux : 239-241.
Free play : 55-56 ; 107 ; 112 ; 349 ; 440 ; 487 n. 59.
French theory : 16 ; 74 ; 75 ; 112 ; 263-264 ; 282 ; 334-335 ; 434 ; 508-509 n.
81.
Généalogie/critique généalogique : 130-131 ; 199 ; 277-278 ; 316 ; 334-335 ;
363 ; 397-398 ; 493 n. 16 ; 497 n. 48.
Guerre (vs Paix) : 13-14 ; 418-419 ; 425-427 ; 533 n. 9.
en philosophie : 10-13 ; 16-18 ; 55 ; 170-171 ; 213-217 ; 262 ; 331-332 ;
352-353 ; 417 ; 459-460 (voir Ton/tonalité du discours philosophique)
Bourdieu/Derrida : 16 ; 280-282 ; 324-325 ; 335 ; 345.
Foucault/Derrida : 16 ; 35 ; 263-280 ; 282 ; 324-325 ; 335 ; 346-347.
Habermas/Derrida : 11-12 ; 23 ; 73-74 ; 122-124 ; 143-187 ; chapitre III,
passim ; 332-338 ; 459-460.
Searle/Derrida : 10-12 ; 13-14 ; 19-26 ; 35-76 ; 93-96 ; 107-108 ; 110-
113 ; 173-175 ; 219 ; 433-434 ; 435-436.

Herméneutique : 67 ; 177-179 ; 195 ; 233 ; 243-244 ; 271-272 ; 277-280 ;


320 ; 346-347 ; 397-398 ; 450 ; 474 n. 43 ; 493 n. 16 ; 496 n. 46 ; 542-
543 n. 30.
Hospitalité/hôte (otage) : 227 ; 246-242 ; 256-257 ; 297-298 ; 362 ; 415-416 ;
419 ; 422 ; 423-431 ; 509 n. 85 ; 537 n. 69 (voir Cosmopolitisme).
Homme/humanité/humanisme : 120 ; 123 ; 130 ; 134-135 ; 138-140 ; 142-
143 ; 148 ; 213-214 ; 232-233 ; 250 ; 255 ; 285 ; 288 ; 292 ; 294 ; 295 ;
302 ; 302-303 ; 337 ; 343 ; 408-409 ; 411 ; 412-413 ; 422 ; 424-425 ; 450 ;
487 n. 59 ; 493 n. 16, 18 ; 504 n. 39 ; 517 n. 50 ; 534 n. 16 ; 534 n. 21 ;
537-538 n. 75.

Idéalisation(s) : 54 ; 57-59 ; 61-63 ; 70-71 ; 95 ; 176-177 ; 243-244 ; 313 ;


315 ; 323 ; 544-545 n. 40.
Idée régulatrice : 14 ; 252-254 ; 357-360 ; 364-365 ; 415 (voir Comme si).
Idéologie (critique de l’) : 128-132 ; 306-308.
Inconditionné/inconditionnel/inconditionnalité : 209-212 ; 221 ; 227 ; 237-
238 ; 248-252 ; 285 ; 295-298 ; 359 ; 368 ; 391-392 ; 423-424 ; 427-429
(voir Éthique ; Hospitalité ; Justice ; Raison calculatrice).
Indécidable/indécidabilité : 55-56 ; 354 ; 372-373 ; 377 ; 394-395 ; 403 ; 476
n. 54 (voir Décision/décisionnisme).
Intention/intentionnalité : 25-26 ; 29-30 ; 34 ; 36-37 ; 41 ; 43-44 ; 46 ; 55-
57 ; 59-61 ; 71 ; 95 ; 103-104 ; 105-106 ; 111 ; 153 ; 154-155 ; 176 ; 312-
314 ; 437 ; 443 ; 467 n. 14 ; 468 n. 16 ; 470 n. 27, n. 29 ; 471 n. 30 ;
472 n. 37, n. 38 ; 473 n. 41 ; 476 n. 56 ; 495 n. 33 ; 504 n. 35 (voir
Présence ; Signe/ signification ; Vouloir dire).
Interprétation (phénomène de l’ —) : 68-69 ; 71 ; 95 ; 106 ; 112 ; 159 ; 171 ;
177-179 ; 243-244 ; 273 ; 346-347 ; 349 ; 379 ; 394 ; 397-399 ; 448-449 ;
463 n. 13 ; 487 n. 59 ; 489 n. 83 ; 489-490 n. 87.
Ironie : 75 ; 90 ; 282 ; 337-338 ; 485 n. 48 ; 543 n. 31.
Itération/itérabilité : 25-26 ; 33-34 ; 41-44 ; 64 ; 467 n. 14 ; 468 n. 15 ;
470 n. 25 ; 472 n. 37 (voir Citation/citationnalité ; Écriture).

Jugement/faculté de juger : 78-79 ; 141 ; 237 ; 253-254 ; 297 ; 304-305 ; 356-


357 ; 358 ; 378 ; 380-381 ; 388 ; 390-391 ; 394-396 ; 527 n. 78.
Justification : 68 ; 239 ; 304 ; 322 ; 323-324 ; 342 ; 349 ; 384 ; 388 ; 449 ;
453-454 (voir Validité).
Justice : 198 ; 200-204 ; 210 ; 211-212 ; 237-238 ; 252-253 ; 295-298 ; 337 ;
359-360 ; 366 ; 368 ; 373-419 ; 427 ; 429-431 ; 502-503 n. 23 ; 503 n.
24 ; 504-505 n. 41 ; 531 n. 121 ; 531-532 n. 123 (voir Droit ; Éthique ;
Inconditionné).

Kantisme : 12 ; 13-15 ; 33 ; 53-54 ; 77 ; 122-123 ; 186 ; 195 ; 200-205 ; 210 ;


246 ; 249-250 ; 250-254 ; 292 ; 295-296 ; 331-332 ; 341-348 ; 350-351 ;
357-360 ; 393-394 ; 411-412 ; 427-428 ; 430-431 ; 451 ; 521 n. 95 ;
526 n. 71 ; 530 n. 114.

Langage : (Voir Signe/signification)


ordinaire : 10 ; 31-32 ; 33-34 ; 43 ; 50 ; 96-97 ; 99 ; 104 ; 107-109 ; 112 ;
151 ; 174-176 ; 180-181 ; 200 ; 209-210 ; 289 ; 212-213 ; 313 ; 320 ;
342 ; 440 ; 454-455 ; 481 n. 30 ; 506 n. 56 ; 544 n. 38 ; 545 n. 42.
parasitaire : 31-32 ; 37-43 ; 50-52 ; 65 ; 67 ; 95 ; 101 ; 102 ; 174-175 ; 469-
470 n. 24 ; 486 n. 58 ; 489 n. 85.
théorie pragmatique du : 38-40 ; 48-49 ; 53-54 ; 313-318 ; 322-324 ; 342 ;
348 ; 434-435 ; 446-447 ; 450 ; 452 ; 454 ; 455-456 ; 538-539 n. 10 ;
546 n. 44 (voir Énoncé performatif ; Énonciation ; Tournant
linguistique/pragmatique).
« théorie générale » du : 27 ; 30-32 ; 37-39 ; 45 ; 48-49 ; 50 ; 53 ; 65-66 ;
95 ; 104 ; 174-175 ; 469 n. 24 ; 474 n. 46.
usage sérieux du : 31-34 ; 39-44 ; 46-47 ; 51-52 ; 57-59 ; 101-102 ; 174-
176 ; 313 ; 470 n. 25 ; 472 n. 36 ; 486 n. 58 ; 489 n. 85 ; 520 n. 77 (voir
Énonciation — succès vs échec de).
Langue(s) : 43 ; 90 ; 147 ; 228-229 ; 232 ; 249 ; 372-373 ; 379 ; 424 ; 436 ;
476 n. 56 ; 524 n. 45 ; 540 n. 18.
Lecture/art de lire : 15 ; 89-90 ; 91-92 ; 95 ; 154 ; 172 ; 177-178 ; 261 ; 270-
271 ; 281 ; 369 ; 383 ; 399 ; 467 n. 13 ; 476 n. 56 ; 477-478 n. 6 ; 482 n.
32.
Littérature/langage littéraire : 10 ; 19-20 ; 29 ; 33 ; 37 ; 41-42 ; 49-50 ; 67-
68 ; 73 ; 74-78 ; 80 ; 82-83 ; 84-85 ; 91-92 ; 100-101 ; 106 ; 121-122 ;
168-172 ; 179-181 ; 185 ; 197 ; 225-226 ; 232 ; 338 ; 348-349 ; 443 ; 453-
454 ; 457 ; 477-478 n. 6 ; 482 n. 32 ; 483 n. 39 ; 497 n. 51 ; 541 n.
20 (voir Fiction ; Philosophie et littérature ; Rhétorique).
départements de — : 19-20 ; 67 ; 77 ; 92 ; 184 ; 332 ; 349 ; 443 ; 476 n.
54 ; 477-478 n. 6 ; 482 n. 32 ; 541 n. 20.
Logos/logocentrisme : 25 ; 83 ; 97 ; 151 ; 157 ; 160 ; 177 ; 309-310 ; 313-
314 ; 395 ; 399-400 ; 468 n. 16 ; 478 n. 8.
Loi : 65 ; 67 ; 202 ; 215-216 ; 363 ; 380-382 ; 385-386 ; 389-390 ; 393-394 ;
397 ; 531-532 n. 123 (voir Droit ; Justice).
Lumières : 16 ; 19 ; 58-59 ; 63 ; 71-72 ; 120 ; 124 ; 125-126 ; 127-132 ; 135 ;
143 ; 160-161 ; 211 ; 231 ; 245-246 ; 247 ; 256 ; 263 ; 287 ; 290-291 ;
293 ; 297 ; 302 ; 305-307 ; 316 ; 326 ; 328 ; 332 ; 335 ; 341 ; 343-344 ;
347 ; 349-350 ; 361 ; 364-365 ; 367 ; 414 ; 451 ; 491 n. 8 ; 505 n. 44 ;
527-528 n. 80 ; 531-532 n. 123 ; 542 n. 30 (voir Aufklärung ;
Raison — dialectique de la).

Marxisme/matérialisme : 17 ; 129 ; 160-161 ; 167 ; 240-241 ; 250 ; 366 ;


370 ; 378 ; 415 ; 416 ; 418 ; 423 ; 518 n. 61.
Messianisme/messianique : 134 ; 191 ; 200 ; 221 ; 254 ; 366 ; 402 ; 405-406 ;
416-431 ; 535 n. 41 ; 536 n. 51 ; 537-538 n. 75.
Métaphysique (voir Logos/logocentrisme ; Post-métaphysique)
affranchissement vs dépendance vis-à-vis de la : 22 ; 28 ; 32-33 ; 34-35 ; 39-
40 ; 42-44 ; 45-46 ; 48-49 ; 52-54 ; 79-80 ; 95 ; 105-106 ; 139-140 ;
149-151 ; 154-155 ; 163-165 ; 166-167 ; 271 ; 286 ; 309-310 ; 319 ;
322-323 ; 324 ; 437-438 ; 439 ; 446-447 ; 457-458 ; 470 n. 27 ; 474 n.
43 ; 481 n. 24 ; 494 n. 30 ; 499 n. 63 ; 537-538 n. 75 ; 543 n. 34 ;
544 n. 38.
autodépassement de la : 71 ; 148-151 ; 166 ; 481 n. 24.
clôture de la : 98 ; 148-149 ; 156-158 ; 183 ; 271 ; 349 ; 494 n. 30.
critères/présupposés de la : 55-57 ; 76 ; 151 ; 153 ; 176 ; 317 ; 362 ; 423 ;
480-481 n. 22 ; 495 n. 32 ; 495 n. 35 ; 516 n. 42.
critique/dépassement de la : 19 ; 54 ; 63 ; 79-80 ; 83 ; 96-97 ; 111 ; 135-
136 ; 137-138 ; 158-159 ; 163-165 ; 168-169 ; 171-172 ; 175-176 ;
183 ; 185-186 ; 217-218 ; 282 ; 316 ; 327 ; 335 ; 342-343 ; 348-349 ;
446-447 ; 455-456 ; 484 n. 41 ; 491-492 n. 8.
déconstruction et : 57-61 ; 71 ; 80 ; 82-83 ; 87-90 ; 95-96 ; 150-151 ; 161 ;
168 ; 171-172 ; 199 ; 282 ; 309-310 ; 327 ; 439 ; 479 n. 18 ; 524-525 n.
45.
histoire/héritage de la : 98 ; 116 ; 119-121 ; 135-136 ; 138-139 ; 142-143 ;
156-158 ; 215-216 ; 222 ; 227 ; 228-229 ; 284-285 ; 299 ; 311 ; 327 ;
334 ; 349 ; 453-454 ; 468 n. 15 ; 485 n. 53 ; 480 n. 20 ; 480-481 n. 22 ;
494 n. 26 ; 523 n. 16 ; 546 n. 44.
surenchère critique de la : 22 ; 63 ; 80 ; 88-89 ; 120 ; 124-126 ; 131-132 ;
144 ; 150-151 ; 157-158 ; 166 ; 176-177 ; 186 ; 199 ; 268 ; 309-310 ;
320-321 ; 328 ; 342-343 ; 446-447 ; 481 n. 24 ; 506 n. 59.
Modernité : 19 ; 73 ; 76-77 ; 120 ; 122-144 ; 160-161 ; 163-166 ; 181-182 ;
262-263 ; 283-285 ; 299-311 ; 315-319 ; 321 ; 328 ; 333-340 ; 342-344 ;
356 ; 360-361 ; 447 ; 454-456 ; 485 n. 48 ; 491-492 n. 8 ; 503 n. 28 (voir
Aufklärung ; Idéologie ; Lumières ; Postmodernité/postmoderne).
Monde vécu/monde la vie : 137-138 ; 176 ; 181 ; 288-289 ; 290 ; 313 ; 320-
321 ; 324 ; 344 ; 348 ; 452 ; 515-516 n. 37 (voir Phénoménologie).
Monothéisme : 159-160 ; 220-223 ; 421 (voir Paganisme).
Mystagogue(s) : 15 ; 117-120 ; 136 ; 143 ; 161-162 ; 165 ; 167 ; 184 ; 215.
Mystique/illumination mystique : 15 ; 117-119 ; 162-163 ; 215-216 ; 288 ;
491 n. 2.
juive : 159-161 ; 226-227 ; 526 n. 70.
fondement — de l’autorité : 368-369 ; 384-386 ; 397.

Négation/négativité : 165 ; 212 ; 226 ; 231 ; 270 ; 344 (voir Dialectique


négative).
Nihilisme : 68 ; 123 ; 197 ; 281-282 ; 317 ; 493 n. 18 (voir Scepticisme).

Ontologie : 79 ; 86-87 ; 136 ; 139-142 ; 149 ; 158 ; 168 ; 319 ; 326-327 ;


334 ; 361 ; 418 ; 479 n. 18 ; 480 n. 20 ; 483 n. 35 ; 484 n. 41 ; 497 n. 48 ;
503 n. 28 ; 529 n. 102 ; 537 n. 75 (voir Dasein ; Être).
Onze (11) septembre 2001 : 12-13 ; 195 ; 223 ; 234-257 ; 335 ; 359.
Oracle/oraculaire : 15 ; 116 ; 118-119 ; 121 ; 162-163 ; 165 ; 167 ; 185 ; 215-
216 ; 351 ; 360 ; 454.
Occident/société(s) occidentale(s) : 131 ; 134 ; 141 ; 145 ; 148 ; 151 ; 160 ;
206 ; 223 ; 228 ; 239-243 ; 494 n. 26 ; 539-540 n. 17.

Paganisme/néo-paganisme : 13 ; 140 ; 151-152 ; 159-160 ; 167 ; 216 ; 261-


262 ; 504 n. 39 ; 537 n. 75 (voir Monothéisme).
Paix (vs guerre) : 13 ; 418-430.
perpétuelle : 13 ; 247 ; 248-249 ; 297 ; 357 ; 404-405 ; 410-411 ; 425-426 ;
427-429 ; 509 n. 85 ; 510-511 n. 95 (voir Cosmopolitisme).
en philosophie : 14 ; 16 ; 189-190 ; 213-215 ; 217-219 ; 233 ; 332-333 ;
338-339.
entre Habermas et Derrida : 13-14 ; 17-18 ; 23 ; 55 ; 120 ; 123-124 ; 187 ;
chapitre IV, passim ; 259-263 ; 282-283 ; 299 ; 329 ; 332-333 ; 336-340 ;
353-354 ; 362 ; 459-460 ; 501 n. 14.
Performatif/performativité : voir Énoncés performatifs ; Langage — théorie
pragmatique du.
Peut-être : 204 ; 219 ; 253-254 ; 353-361 ; 365-366 ; 395 ; 400-401 ; 427 ;
431 ; 459 (voir Comme si).
Phénoménologie : 32 ; 60-61 ; 78-80 ; 146-147 ; 153 ; 156 ; 283-284 ; 288-
289 ; 480-481 n. 22 ; 495-496 n. 35 ; 512-513 n. 11 ; 515-516 n. 37 ;
537 n. 75 (voir Monde vécu).
Philosophie (voir Europe philosophique ; Ton/tonalité du discours
philosophique ; Traditions philosophiques) :
analytique/anglo-saxonne : 97-99 ; 102 ; 351 ; 434-435 ; 438-439 ; 441-
448 ; 451-453 ; 455-459 ; 538-539 n. 10 ; 539 n. 16 ; 540 n. 18 ; 540-
541 n. 19 ; 541 n. 20 ; 542-543 n. 30 ; 545-546 n. 43 ; 546 n. 44 ;
546 n. 45(voir Oxford ; Positivisme logique ; Tournant linguistique).
comme genre d’écriture/jeu de langage : 17 ; 83-84 ; 88-89 ; 90-91 ; 162-
163 ; 181 ; 332-333 ; 337-338 ; 347-348 ; 398-399 ; 434 ; 450-451 ;
456 ; 483-484 n. 39 ; 485 n. 46.
comme science : 56-57 ; 70-71 ; 83 ; 287-288 ; 328 ; 441-444.
conception classique de la/classiques de la philosophie : 15 ; 35 ; 47 ; 56-
62 ; 70-71 ; 75-80 ; 91-95 ; 172-173 ; 264 ; 271-282 ; 300-301 ; 332 ;
349 ; 379 ; 382 ; 399 ; 434 ; 443-444 ; 446-447 ; 456-457 ; 476 n. 56 ;
482 n. 32 ; 540 n. 18.
continentale/européenne : 20-23 ; 28 ; 35-36 ; 40 ; 45-46 ; 47-48 ; 63 ; 73 ;
112-113 ; 115 ; 168 ; 177 ; 194 ; 219 ; 231 ; 260-261 ; 263 ; 283-284 ;
288 ; 333-334 ; 352-353 ; 433-439 ; 441-445 ; 449-450 ; 455-460 ;
474 n. 43 ; 477-478 n. 6 ; 486 n. 56 ; 514-515 n. 27 ; 538-539 n. 10 ;
540 n. 18 ; 540-541 n. 19-20 ; 545 n. 43 (voir Francfort ; Paris).
continentale vs analytique : 10-11 ; 20-23 ; 27-28 ; 30 ; 35-36 ; 40 ; 45-48 ;
63 ; 97-100 ; 104-105 ; 108 ; 111-113 ; 352-353 ; 433-439 ; 441-445 ;
455-460 (voir Traditions philosophiques).
critique : voir Kantisme.
de la conscience/du sujet : 19 ; 22 ; 34 ; 46 ; 61 ; 71 ; 135-137 ; 140 ; 142-
143 ; 148-149 ; 154-155 ; 163 ; 166-167 ; 175-176 ; 286 ; 288-289 ;
309-311 ; 312-315 ; 317-320 ; 323 ; 327 ; 342-343 ; 395 ; 447-448 ;
481 n. 24 ; 492 n. 11 (voir Intention/intentionnalité ; Présence ;
Subjectivité/ intersubjectivité).
et littérature : 11 ; 20 ; 82-84 ; 106-107 ; 112 ; 169-172 ; 179-180 ; 197 ;
218-219 ; 224-225 ; 232 ; 302-303 ; 349 ; 439-440 ; 524 n. 45.
histoire/enseignement de la : 271-272 ; 274-275 ; 443-444 ; 456-457 ; 477-
478 n. 6 ; 540 n. 18 ; 540-541 n. 19-20.
mort de la : 15 ; 117-122 ; 143 ; 161-164 ; 167-169 ; 173-174 ; 178 ; 182-
183 ; 184-185 ; 215-216 ; 264 ; 280-281 ; 308 ; 327 ; 334-335 ; 338 ;
341 ; 351 ; 445 ; 447-449 ; 453-445 ; 456 ; 457-458 ; 460.
nature et fonction de la : 11 ; 81-84 ; 89-90 ; 180-181 ; 182-184 ; 224-
225 ; 264-265 ; 271-276 ; 288-289 ; 290 ; 309-310 ; 316-324 ; 324-
329 ; 337-341 ; 346-352 ; 360 ; 398 ; 430 ; 442-445 ; 449-450 ; 453-
454 ; 452-459 (voir Raison — fondation ultime de la ; héroïsme de la ;
reconstruction de la).
préjugés de la : 35 ; 105 ; 137 ; 139 ; 355-356 ; 470 n. 29.
rêve de la : 85-86 ; 118 ; 183 ; 299 ; 482-483 n. 33.
style(s) philosophique(s) : 61-62 ; 66 ; 70 ; 72 ; 80-81 ; 83-85 ; 92 ; 110 ;
121 ; 162 ; 166-167 ; 198 ; 226 ; 275 ; 278 ; 327-328 ; 350 ; 398-399 ;
433-434 ; 440 ; 442-443 ; 494 n. 30 ; 540-541 n. 18-19.
transcendantale : 75-84 ; 93 ; 112 ; 332-333 ; 434 ; 481-482 n. 30 ; 484 n.
45.
Poésie/poétique : 83 ; 119-121 ; 179-180 ; 185 ; 216 ; 224 ; 290 ; 451 ; 540 n.
18.
Politique : 197-198 ; 203-205 ; 210-212 ; 220-221 ; 249-253 ; 260 ; 297-
298 ; 321 ; 348 ; 354-355 ; 365-366 ; 396 ; 400 ; 404-408 ; 413-414 ; 420-
431 ; 502 n. 22 ; 502-503 n. 23 ; 503 n. 28 ; 503-504 n. 29 ; 525 n. 50 ;
529 n. 102 ; 532 n. 124 ; 532 n. 127 ; 533 n. 9 ; 536 n. 50 (voir
Cosmopolitique ; Démocratie ; Europe politique).
Positivisme : 46 ; 274 ; 278.
logique : 56-57 ; 61-62 ; 93 ; 99-102 ; 111 ; 288 ; 352 ; 438-439 ; 469 n.
20 ; 475-476 n. 53 ; 488 n. 70.
juridique : 388-392 ; 530 n. 114.
Possible/impossible : 207 ; 220 ; 226-227 ; 252 ; 359 ; 361-362 ; 366 ; 526 n.
70.
Postmétaphysique : 127 ; 148 ; 199-200 ; 220-221 ; 354-355 ; 346-347 ; 455-
456.
Postmodernité/postmoderne : 112 ; 143-144 ; 197-198 ; 201-202 ; 241 ; 282 ;
309-310 ; 332-338 ; 401-402 ; 404 ; 434 ; 478 n. 13 ; 491 n. 8 et 12 ; 492-
493 n. 12 ; 502 n. 18 ; 508-509 n. 81 ; 514 n. 26 ; 522 n. 3 ; 539-540 n.
17 ; 545-546 n. 43.
Pouvoir : 68 ; 126 ; 128-129 ; 131-133 ; 135 ; 207 ; 211-212 ; 222 ; 239 ;
242-243 ; 247-248 ; 249 ; 252 ; 271-272 ; 307-308 ; 309-310 ; 311 ; 344 ;
370-371 ; 381 ; 385-386 ; 421-422 ; 493 n. 16 ; 514 n. 25.
Présence (philosophie de la) : 26 ; 29 ; 34 ; 55-56 ; 59-60 ; 98-99 ; 103-104 ;
107 ; 153 ; 155-157 ; 224-225 ; 357 ; 470 n. 27 ; 471 n. 30 ; 487 n. 59 ;
494 n. 30 ; 512-513 n. 11 (voir Intention ; Philosophie — de la conscience/
du sujet ; Signe/signification ; Vouloir dire).

Raison :
artiste de la — : 116-117 ; 216 ; 300-301.
autocritique de la : 161-162 ; 164-165 ; 316 ; 519 n. 69.
calculatrice : 134-135 ; 252-253 ; 294-298 ; 311 ; 315-316 ; 388 ; 391-396
(voir Inconditionné).
critique totalisante de la : 131 ; 133 ; 135-136 ; 164-165 ; 182-183 ; 222 ;
308 ; 316.
déconstruction de la : voir Déconstruction.
dialectique de la —/des Lumières : 125-126 ; 128-131 ; 135 ; 164-165 ;
182 ; 194-195 ; 217-218 ; 302-308 ; 344 ; 364 (voir Dialectique
négative ; Théorie critique).
fondation ultime de la : 79-80 ; 139 ; 289-290 ; 312 ; 317-318 ; 321-323 ;
325-326 ; 387-388 ; 480 n. 21 ; 516-517 n. 47 ; 543 n. 34 ; 544 n. 38.
héroïsme de la : 123 ; 286-287 ; 290-291 ; 293-294 ; 298 ; 325 ; 328.
intérêt de la : 14 ; 291 ; 325-326 ; 360 ; 516 n. 41.
partialité pour la : 115 ; 124 ; 216 ; 298 ; 328 ; 520 n. 80.
purisme de la : 323 ; 325-326 ; 342 ; 498 n. 57.
reconstruction de la : 10 ; 19 ; 196 ; 232 ; 281 ; 284-285 ; 287 ; 298-300 ;
305-306 ; 309-310 ; 322-324 ; 341-342 ; 401 ; 435 ; 444-445 ; 515-
516 n. 37 ; 516-517 n. 47 ; 544 n. 38 (voir Action/agir
communicationnel ; Faillibilisme ; Science(s) ; Tournant linguistique).
(re)fondation de la : 80 ; 124 ; 137 ; 139-140 ; 142 ; 153 ; 289-290 ; 294 ;
317-326 ; 354-355 ; 387-388.
Rationalisme : 124 ; 127 ; 131 ; 285-288 ; 292-294 ; 295-297 ; 302 ; 325 ;
391 ; 537-538 n. 75.
Rationalité : 99-100 ; 125 ; 130 ; 183-184 ; 273-274 ; 293-295 ; 298 ; 315-
318 ; 342-342 ; 347-348 ; 434 ; 480 n. 21 ; 520 n. 81 ; 537-538 n. 75 ;
546 n. 44.
— procédurale : 318-319 ; 347-348.
Redlich/Redlichkeit : 12 ; 13 ; 190-193 ; 213 ; 219 ; 260-261 ; 332 ; 500 n. 5.
Relativisme : 67-68 ; 176 ; 178-179 ; 310 ; 335-336 ; 378 ; 383-386 ; 398 ;
450 ; 453 ; 544-545 n. 40 (voir Scepticisme).
Religion(s) : 126 ; 161 ; 212 ; 239-240 ; 245 ; 246 ; 247-248 ; 419 ; 421 ;
451 ; 502 n. 22 ; 534 n. 27.
Responsabilité : 201-202 ; 208-209 ; 211-212 ; 241-242 ; 251-253 ; 359-360 ;
362-366 ; 472 n. 36 ; 476 n. 54 ; 505 n. 46 (voir Éthique).
Rhétorique : 67 ; 167-172 ; 182-183 ; 185 ; 216 ; 218.

Science(s) : 57-58 ; 84 ; 89 ; 101 ; 117 ; 129 ; 141 ; 162 ; 167 ; 179 ; 194 ;
220 ; 287 ; 288-289 ; 290 ; 292 ; 293 ; 312 ; 317-318 ; 319 ; 320-321 ;
324 ; 350-351 ; 354 ; 356 ; 441 ; 444 ; 450 ; 543 n. 34 ; 544-545 n.
40 (voir Faillibilisme ; Raison — reconstruction de la).
Scepticisme : 68 ; 29 ; 133 ; 181 ; 210 ; 214 ; 218 ; 221 ; 255-256 ; 308-309 ;
322-324 ; 344 ; 384 ; 398 ; 402 ; 453 ; 515 n. 32 (voir Nihilisme ;
Relativisme).
Schwärmerei : 15 ; 117-119 ; 162-163 ; 185 ; 491 n. 2.
Signe/signification : 26 ; 70-71 ; 94-95 ; 103-104 ; 106 ; 111 ; 150-156 ; 176-
177 ; 314 ; 480 n. 21 ; 480-481 n. 22 ; 487 n. 63 ; 489 n. 87 ; 494-495 n.
30.
Speech act : voir Énoncé performatif ; Énonciation ; Langage — théorie
pragmatique du ; Tournant linguistique/pragmatique.
Structuralisme : 76 ; 94 ; 270 ; 272 ; 487 n. 59.
Subjectivité/intersubjectivité : 125 ; 130 ; 134-135 ; 138-139 ; 152-153 ; 154-
155 ; 157-158 ; 166 ; 176-177 ; 205 ; 250 ; 283 ; 286 ; 289-290 ; 303-304 ;
312-313 ; 337-338 ; 419 ; 427 ; 452 ; 516 n. 42 ; 537 n. 72 (voir
Philosophie du sujet).

Téléologie : 30 ; 32 ; 59-60 ; 252 ; 292 ; 295-296 ; 359 ; 391 ; 420 ; 468 n.


16.
Terreur/terrorisme : voir Onze (11) septembre 2001.
Texte/textualité : 67-68 ; 76-77 ; 89-90 ; 106 ; 171-172 ; 177-178 ; 277 ; 277-
279 ; 476 n. 56.
Théorie critique/École de Francfort : 76 ; 129 ; 131-132 ; 199-200 ; 223 ;
225 ; 230-231 ; 306 ; 323 ; 481 n. 30 ; 527-528 n. 80 ; 542 n. 30 ; 546 n.
44(voir Dialectique négative ; Raison — dialectique de la).
Ton/tonalité du discours philosophique : 12 ; 15-16 ; 17-18 ; 22-24 ; 33-34 ;
36-37 ; 40-41 ; 47-48 ; 54-55 ; 64 ; 66 ; 69-70 ; 104 ; 112-113 ; 116-118 ;
121-122 ; 124 ; 143 ; 163-164 ; 173-174 ; 183-184 ; 213 ; 219-220 ; 262 ;
263 ; 273 ; 275 ; 331-332 ; 336 ; 436 ; 459-460 ; 537 n. 75 (voir Guerre en
philosophie).
Tournant linguistique/pragmatique : 220-221 ; 314-316 ; 322 ; 342 ; 348 ;
445 ; 447-449 ; 452-454 ; 523 n. 16 ; 542-543 n. 30 ; 544 n. 38 ; 546 n.
44(voir Langage — théorie pragmatique du).
Traditions philosophiques : 10-12 ; 17-18 ; 21-23 ; 24 ; 35-36 ; 40 ; 46-48 ;
54 ; 63 ; 73-74 ; 96-102 ; 104-105 ; 108 ; 111-113 ; 122 ; 263 ; 433-440 ;
455-460 (voir Philosophie — continentale vs analytique).

Universalisme/universalité/universalisable : 44 ; 129-130 ; 183 ; 200 ; 246 ;


317 ; 318-319 ; 322-324 ; 341-343 ; 359-360 ; 363 ; 391 ; 406 ; 427 ; 449 ;
509 n. 83-84 ; 510 n. 91 ; 537-538 n. 75.
Validité : 128 ; 130 ; 132 ; 152 ; 176 ; 183 ; 211-212 ; 276 ; 279 ; 308 ; 315-
316 ; 317-318 ; 322-324 ; 520 n. 77 (voir Argumentation ; Justification).
Véracité : 219 ; 223 ; 332 ; 340.
Vérité : 27-30 ; 33 ; 45 ; 56 ; 67-69 ; 76 ; 82-84 ; 86 ; 89-90 ; 99-103 ; 108-
109 ; 111 ; 116 ; 129 ; 139-143 ; 147-149 ; 151-152 ; 154-155 ; 156-157 ;
183 ; 200 ; 208 ; 218 ; 265 ; 272 ; 285 ; 305 ; 306 ; 314-319 ; 325-326 ;
327-328 ; 342-343 ; 349 ; 360-361 ; 379 ; 411-412 ; 437-439 ; 446-447 ;
450 ; 452-454 ; 457 ; 468 n. 16 ; 469 n. 20 ; 472 n. 36 ; 473 n. 41 ; 480 n.
21 ; 487 n. 59 ; 490 n. 88 ; 500 n. 5 ; 508 n. 81 ; 514 n. 25 ; 519 n. 69 ;
520 n. 82 ; 529 n. 98 ; 543 n. 34 ; 543 n. 36 ; 544-545 n. 40 (voir
Validité).
Vouloir dire : 34 ; 44-45 ; 437 ; 468 n. 16 ; 496 n. 37.

1. Établi par l’auteur.


GALLIMARD

5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07


www.gallimard.fr

© Éditions Gallimard, 2010.


Autrefois, Kant s’était étonné dans un opuscule « d’un ton grand seigneur
adopté naguère en philosophie ». En 1983, Jacques Derrida s’en était inspiré
pour publier D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie. Nous étions
alors à l’aube d’une guerre de quinze ans qui déchira l’Europe philosophique à
la fin du siècle dernier. Il était question, à travers le brutal conflit qui opposait
Jürgen Habermas et Jacques Derrida, de déconstruction et de reconstruction
de la raison, de l’héritage de l’Aufklärung et même du destin de la philosophie,
sur une ligne de front dessinée entre l’époque de Hegel et celle de Nietzsche,
puis légèrement retouchée à celle de Husserl, Heidegger et Adorno.
Cela se passait entre Francfort et Paris, mais Derrida avait déjà été engagé
dans d’autres guerres dessinant une géographie plus complexe. À Paris même,
où Michel Foucault et Pierre Bourdieu l’avaient accusé d’être trop
conventionnel et pas assez politique, ce qui remet sérieusement en cause la
représentation d’une French theory censée être née au Quartier latin
vers 1968 avant de s’exporter comme pensée tout uniment « post-moderne ».
Entre Paris et la Californie, où John R. Searle l’avait attaqué pour
mécompréhension de la révolution dans la théorie du langage née à Oxford
sous les auspices de John Austin, ce qui éclaire différemment les relations entre
philosophies dites « analytique » et « continentale ». En Amérique enfin, entre
divers départements de philosophie et de littérature, ce qui permet de
découvrir, grâce à des médiateurs comme Richard Rorty, une réception de son
œuvre plus contrastée qu’il n’y paraît.
Les belligérants se sont cependant réconciliés au point de devenir amis, en
sorte que l’on peut méditer ces deux propos : « Philosopher, c’est aussi douter
du sens de la philosophie » (Habermas) ; « Un philosophe est toujours
quelqu’un pour qui la philosophie n’est pas donnée » (Derrida). À l’aune de
telles convictions convergentes, il était peut-être inutile de faire un drame d’un
désaccord. Mais c’est ainsi : une affaire exemplaire de guerre et de paix en
philosophie offre une occasion de revenir sur son histoire, ses territoires et les
manières de la pratiquer.
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

LES PROMESSES DU MONDE. Philosophie de Max Weber, coll. NRF


Essais, 1996.

Hannah Arendt, LES ORIGINES DU TOTALITARISME, EICHMANN À


JÉRUSALEM (dir.), coll. Quarto, 2002.

LA RÉPUBLIQUE ET L’UNIVERSEL, coll. Folio Histoire no 119, 2002. (Ce


texte est paru sous le titre « La démocratie française au risque du monde »
dans Marc Sadoun, dir., La démocratie en France, I. Idéologies, coll. NRF
Essais, 2000.)

TÉMOINS DU FUTUR. Philosophie et messianisme, coll. NRF Essais, 2003.

QU’APPELLE-T-ON PHILOSOPHER ?, coll. NRF Essais, 2006.

Chez d’autres éditeurs

LE PARADOXE DU FONCTIONNAIRE (avec Évelyne Pisier), Calmann-


Lévy, 1988.

LA FORCE DU DROIT. Panorama des débats contemporains (dir.), Éditions


Esprit, 1991.

LA TOUR DE BABEL (avec Marc de Launay et Jean-Louis Schefer), Desclée


de Brouwer, 2003.
LES LUMIÈRES DU MESSIANISME, Hermann, 2008.
Cette édition électronique du livre D’un ton guerrier en philosophie. Habermas, Derrida & Co de Pierre
Bouretz a été réalisée le 24 octobre 2013 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070129478 - Numéro d’édition :
175405).
Code Sodis : N43735 - ISBN : 9782072409103 - Numéro d’édition : 206266

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à partir de l’édition papier du même ouvrage.

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