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Texte de Platon, extrait du Gorgias.

Calliclès. _ Ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois, j’en suis sûr. C’est donc en
fonction d’eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois, qu’ils attribuent des
louanges, qu’ils répartissent des blâmes. Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu’eux et qui
peuvent leur être supérieurs. C’est pour empêcher que ces hommes ne leur soient supérieurs qu’ils
disent qu’il est vilain, qu’il est injuste, d’avoir plus que les autres et que l’injustice consiste justement
à vouloir avoir plus. Car ce qui plaît aux faibles, c’est d’avoir l’air d’être égaux à de tels hommes, alors
qu’ils leur sont inférieurs.

Et quand on dit qu’il est injuste, qu’il est vilain, de vouloir avoir plus que la plupart des gens, on
s’exprime en se référant à la loi. Or, au contraire, il est évident, selon moi, que la justice consiste en ce
que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort. Partout il en est ainsi,
c’est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et
dans toutes les cités ! Si le plus fort domine le moins fort et s’il est supérieur à lui, c’est là le signe que
c’est juste. […]

Chez nous, les êtres les meilleurs et les plus forts, nous commençons à les façonner, dès leur plus jeune
âge, comme on fait pour dompter les lions ; avec nos formules magiques et nos tours de passe-passe,
nous en faisons des esclaves, en leur répétant qu’il faut être égal aux autres et que l’égalité est ce qui
est beau et juste. Mais, j’en suis sûr, s’il arrivait qu’un homme eût la nature qu’il faut pour secouer
tout ce fatras, le réduire en miettes et s’en délivrer, si cet homme pouvait fouler aux pieds nos
grimoires, nos tours de magie, nos enchantements, et aussi toutes nos lois qui sont contraires à la
nature ; si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait comme un maître, alors,
à ce moment-là, le droit de la nature brillerait de tout son éclat.

Platon, Gorgias, 483b-484b, Edition Garnier-Flammarion, trad. M. Canto, 1987.

Etude du texte de Platon, extrait du Gorgias

Quelle est l’origine de la loi de la cité ? Pourquoi des lois ? S’interroger sur leurs raisons d’être en
cherchant à identifier les mobiles qui ont conduit les hommes à les instaurer conduit le personnage de
Calliclès à confronter la loi de la cité (droit positif) et le droit de la nature.

La tirade incisive de Calliclès soulève le problème suivant : peut-on dire que la loi de la cité est contre
nature ?

La thèse de Calliclès répond à la question par une affirmation remarquablement virulente. Non
seulement la loi de la cité est contre nature, mais en plus de cela, elle est foncièrement injuste. La
loi est dénoncée comme l’arme des faibles, l’arme de ceux qui, mal dotés par la nature, n’ont que le
nombre et les accords qu’ils peuvent établir au sein de la masse, pour pouvoir se défendre. La loi de
la cité est l’expression de la faiblesse de ceux qui, sans elle, ne pourraient subsister. Par conséquent,
la loi de la cité empêche la nature de s’exprimer et d’imposer son ordre, le seul qui soit véritablement
juste. Calliclès est un personnage haut en couleur. Il est l’un des plus caractériels de tous les
personnages de Platon et c’est aussi ce qui fait de lui l’un des plus charismatiques. Sa tirade s’insère
dans une confrontation violente avec Socrate. Il tient donc tête à la figure emblématique du philosophe
et cette confrontation, célèbre dans le dialogue du Gorgias, correspond à une phase critique où les
deux parties ne parviennent à aucune forme de conciliation.

Deux étapes peuvent être identifiées dans le discours de Calliclès :

Etape I (Du début jusqu’à « signe que c’est juste ») : Origine de la loi et présentation de la conception
de la justice selon Calliclès

Etape II (De « Chez nous » à la fin du texte) : Critique des conséquences de l’instauration d’un cadre
légal

Etape I :

Pointer les faibles du doigt pour dévoiler l’origine de la forme de justice adoptée par les cités est
l’occasion de faire un portrait du faible. Qu’est-ce que la mise en place d’un système de lois dit du
faible ? La volonté d’instaurer un cadre légal doit se penser en relation avec « l’intérêt personnel ». Le
faible a beau être faible et exister selon sa nature de faible, il n’en reste pas moins que comme toute
nature, le faible tend à sa propre préservation et c’est ce qui motive la mise en place des lois. [Nous
retrouvons cette idée de fonction protectrice, présente dans l’extrait du livre II de La République, dans
le passage du mythe de l’anneau de Gygès.] La protection est protection contre « les hommes plus
forts qu’eux et qui peuvent leur être supérieurs ». Le portrait du faible permet de mieux comprendre
notre rapport à la justice. Certes, la justice de la cité prend la forme de lois à respecter, mais la justice
est aussi ce que nous avons à incarner. C’est l’envers moral de la justice, l’impératif de l’homme à se
conduire justement et qui ne se limite pas au cadre de la légalité. Notre rapport à la justice s’observe
dans les jugements moraux que nous pouvons porter à l’égard d’autrui et le jugement consiste à le
désigner comme un homme juste ou un homme injuste. Ces jugements moraux fournissent la matière
de ce qui forme des « louanges » ou des « blâmes ». La louange et le blâme nous rappellent que les
actions que nous choisissons de réaliser sont ce à travers quoi nous sommes perçus comme justes ou
injustes. Bien entendu, il y a une distinction à faire entre être juste et être perçu comme juste. Qu’il
soit juste en apparence ou qu’il le soit véritablement, l’homme en cité reste un homme perçu par les
autres. En tenant compte de cela, Calliclès avance que le faible sait tirer profit de l’importance que l’on
accorde à la possibilité d’être l’objet de louanges ou de blâmes. Le faible use donc de la louange et du
blâme de façon profitable. Celui qui respecte la loi sera loué, celui qui l’enfreint sera blâmé. L’éloge et
le blâme suscitent des passions d’envie et de crainte. Nous souhaitons être loués et nous craignions
d’être blâmés. L’homme faible ne néglige pas le levier des passions et use de la louange et du blâme
de façon à « faire peur aux hommes plus forts ». Il sait que l’homme qui vit en cité est soucieux des
honneurs. Il sait aussi que la façon dont on accorde blâmes et louanges est une façon de rendre justice
au sein de la cité et d’élaborer une conception du juste.

L’homme en cité est celui dont la vertu de justice peut faire l’objet de réputation, mais la justice est
aussi affaire de répartition des biens. Il est question « d’avoir plus que les autres » ou d’avoir autant
qu’eux. La justice entre les hommes ne se pense pas qu’en termes de répartition des honneurs. Il est
aussi question de biens matériels et de droits. Les biens et les droits dont on dispose indiquent qui
nous sommes dans la cité et où l’on se situe dans son cadre. L’homme faible qui est à l’origine de la loi
et qui prône l’égalité de tous devant la loi cherche à obtenir une égalité estompant la distinction entre
le faible et le fort, entre le supérieur et l’inférieur. Or cette égalité ne serait qu’une égalité de façade :
« ce qui plaît aux faibles, c’est d’avoir l’air d’être égaux à de tels hommes, alors qu’ils leur sont
inférieurs. » Cette égalité contrevient à l’ordre naturel, c’est une égalité toute artificielle. Une absence
de coïncidence subsiste entre être juste et être perçu comme juste. Le faible qui respecte la loi et qui
exige de tous qu’ils la respectent est perçu à tort comme juste. Trouver la véritable justice implique de
se tourner vers la nature.

La conception de la justice de Calliclès s’ancre dans la nature et c’est l’ordre naturel qui vaut pour
justification de tout son discours. Se reporter à la nature pour concevoir ce qu’est la justice relève de
l’évidence, c’est-à-dire : de ce qui est reconnu comme tel, sans interprétation : « il est évident, selon
moi, que la justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le
moins fort. » Le raisonnement repose sur la distinction du même et de la différence, pour faire la
distinction entre le juste et l’injuste. La justice consiste à obtenir ce qui nous revient selon notre nature.
Cela consiste à obtenir ce qui est de même nature, ce qui est conforme à notre nature. L’injustice se
présente lorsqu’on attribue à un être des biens ou des droits qui diffèrent de sa nature. Comprenez la
chose suivante : si je suis un dominant, il me revient de dominer et d’avoir tout ce qui revient à ma
nature de dominant. Si je suis faible et que j’ai une nature de dominé, il est juste d’être dominé, de
subir l’assaut du dominant et d’être réduit à néant par lui.

Si l’ordre juste est si évident, c’est parce que l’ensemble du vivant nous le place sous les yeux et
Calliclès se propose d’éclairer l’ordre que les cités devraient adopter, en nous reportant à l’ensemble
du vivant. Le modèle de justice fourni par la nature est observable à partir du règne animal. Dans le
règne animal, le prédateur vient toujours à bout de sa proie, sans que celle-ci ne puisse se défendre.
Si la cité adoptait ce modèle, le faible devrait donc être dominé par le fort, sans qu’il puisse émettre la
moindre protestation. « Si le plus fort domine le moins fort et s’il est supérieur à lui, c’est là le signe
que c’est juste. » L’ordre juste consiste donc à respecter, non pas ce qui est inscrit dans la loi des
hommes, mais ce qui est inscrit dans la nature, l’ordre juste consiste à laisser la nature des choses être
ce qu’elle est, à laisser le fort exister comme un fort et le faible comme un faible. Calliclès a bien à
cœur de souligner à quel point l’homme s’égare en voulant s’extraire de la nature.

Etape II

La deuxième étape du discours de Calliclès achève d’exécuter son geste subversif à l’égard de la justice
de la cité. Il s’agit de désolidariser la loi de la cité de toute notion de justice. L’ordre juste n’est pas
présent dans ce qui règle la vie des hommes et ce qui préserve la paix commune, à savoir la loi. Pour
Calliclès, l’injonction au respect de l’ordre imposé par la légalité constitue la véritable subversion de
ce qui était déjà établi naturellement et qui n’aurait jamais dû être renversé. Partager le point de vue
de Calliclès, c’est admettre qu’établir une justice humaine par l’intermédiaire de la loi relève d’une
corruption de ce qui en soi correspondait à une perfection, à savoir la nature. Il y aurait dans la nature,
une harmonie préétablie et celle-ci serait rompue par les accords signés entre faibles pour régler les
affaires humaines. La transformation de la nature a pour conséquence un retrait des dons naturels qui
se traduit par l’impossibilité de tracer une frontière entre « les êtres les meilleurs et les plus forts » et
les autres.

La transformation de la nature engendrée par l’instauration des lois est affirmée dans l’idée de
domptage de ceux qui sont les mieux dotés, aussi bien sur le plan de la constitution physique que sur
le plan du caractère ; les hommes forts, ambitieux et courageux. Les forcer à respecter les lois et à agir
en respectant les mœurs de la cité est une opération comparable à celle de « dompter les lions ». C’est
entreprendre une action consistant à réprimer leur nature sauvage et prédatrice. Plier l’homme fort à
un système de lois est une opération qui dénature le naturel. Dompter, apprivoiser ce qui est sauvage
revient à lutter contre la prime nature de l’être que l’on apprivoise. Celui qui dompte un animal enfouit
son caractère sauvage sous une seconde nature façonnée par l’intermédiaire de l’éducation.
L’éducation est dénoncée par Calliclès comme une négation, une destruction du naturel. Inculquer aux
hommes l’idée de leur égalité est un conditionnement idéologique que Calliclès ridiculise, en le
présentant comme une construction d’illusions : « avec nos formules magiques et nos tours de passe-
passe, nous en faisons des esclaves, en leur répétant qu’il faut être égal aux autres et que l’égalité est
ce qui est beau et juste. »

L’égalité des hommes devant la loi est une anti-nature. La nature est inégalitaire par excellence et tout
son ordre repose sur cette inégalité. Cette même inégalité sert de clef de voûte pour que puisse se
maintenir toute une hiérarchie. La hiérarchie en question est celle qui est infailliblement respectée
dans la chaîne alimentaire. Le discours de Calliclès qui joue le droit de la nature contre ce que nous
nommons le droit positif dresse une analogie entre le règne animal et le cercle des hommes. D’après
lui, le prédateur est à la proie ce que le « maître » est à « [l’] esclave ». Modérer la force du lion c’est
empêcher le prédateur d’être prédateur, c’est enchaîner la puissance animale pour la retenir et la
contraindre à renoncer à ce qu’elle est. Briser les chaînes de l’éducation du citoyen et rompre avec le
système des lois en vigueur pour que la nature puisse reprendre ses droits est une nécessité pour
rétablir l’ordre juste. Rétablir l’ordre juste passe par la destruction des illusions construites par les
faibles. Ces illusions conduisent aux situations jugées abominables par Calliclès, situations où l’esclave
côtoie le maître comme un égal et où il est impossible de les distinguer.

La spécificité du discours de Calliclès est de dénoncer comme une injustice l’existence même de la loi.
L’origine artificielle de la loi est ce qui l’écarte de l’essence de la justice qui est toute naturelle. La
justice des cités qui s’appuie sur les lois ne serait qu’une apparence de justice qui s’élève contre l’ordre
juste dicté par l’être de la nature. L’homme faible préfère alors l’ordre de la loi qui est un ordre injuste.
Cet ordre est injuste parce qu’il nie la vérité inscrite dans l’ordre des choses, il l’occulte aux moyens
d’un carcan légal et d’un voile d’illusions égalitaires. L’homme fort qui se place au-dessus des lois en
refusant de les respecter brise le droit établi par les hommes pour respecter le droit de la nature.

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