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C’est à l’ultra-trail ce que la �nale de la Coupe du monde est au football. L’événement à ne pas rater,
celui dont rêvent les passionnés, la locomotive d’une discipline en progression constante depuis sa
création, dont le succès ne cesse de croître, voire d’en�er, au risque d’y perdre ce qui a fait son
prestige.
Parce qu’à l’instar du Mondial l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) est aujourd’hui un label
commercial à part entière, une source de revenus considérables, une marque �orissante exportée
dans le monde entier et un support promotionnel très convoité. Mais dans lequel certains ne
reconnaissent plus les valeurs de simplicité, de générosité, de partage et de respect de la nature qui lui
ont donné naissance, il y a tout juste vingt ans.
Le 30 août 2003 au petit matin, sur la place de l’église de Chamonix, 663 « ultrafondus » d’une
vingtaine de nationalités étaient au départ. Soixante-sept seulement rallièrent l’arrivée, sous le
regard d’un public à la fois clairsemé et médusé. Beaucoup, à l’instar du chroniqueur du Dauphiné
libéré, n’ont alors vu dans ce « laminoir des cimes » qu’une « addition de sou�rances », mais les
rescapés peuvent se targuer d’avoir contribué à la naissance d’un mythe.
En trois éditions seulement, le nombre de coureurs a triplé et celui des « �nishers » a été multiplié par
dix. Dix ans plus tard, celui des trails hexagonaux inspiré de cet exemple aura fait la même culbute,
passant de 150 à 1 500. Pour ses vingt ans, « la course aux mille vainqueurs », dont le dernier est
célébré aussi triomphalement que le premier, suscite plus de convoitises que jamais. Pourtant, les
conditions ont changé.
En 2007, les 2 377 dossards disponibles se sont arrachés en huit minutes et près de 5 000 demandes
ont été rejetées. « Nous sommes passés de faiseurs à briseurs de rêves », déplore la patronne d’UTMB
France, Isabelle Viseux-Poletti, la �lle de la fondatrice de l’épreuve, Catherine Poletti. Un tirage au sort
a remplacé, l’année suivante, la règle du premier arrivé, premier-servi, de nouvelles épreuves sont
venues éto�er l’o�re au �l des ans, puis un système de quali�cation par points, à glaner dans d’autres
courses, a dû être ajouté au processus de sélection. Depuis 2022, le sésame est réservé à ceux qui ont
été performants dans d’autres épreuves labélisées UTMB – il en existe désormais 38, réparties sur
tous les continents. Une exclusivité qui fait parfois grincer des dents. Les promoteurs des valeurs
fondatrices de l’ultra-trail ont-ils cédé aux sirènes du pro�t ?
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olympiques et paralympiques de 2024.
« L’idée, c’était de développer la marque déposée dès 2004 et, petit à petit, on l’a fait vivre, on l’a
défendue, reconnaît sans ambages Catherine Poletti, mais nous ne sommes qu’une PME de 70
salariés. » Reste que la « petite » entreprise, qui a réalisé en 2022 plus de 10 millions d’euros de chi�re
d’a�aires, est désormais associée à hauteur de 40 % à la multinationale Ironman Group, promotrice,
entre autres, du label le plus prestigieux et le plus lucratif du triathlon, rachetée en 2020 pour
670 millions d’euros.
Le montant des partenariats conclus avec les nombreuses marques associées à l’UTMB n’est pas
connu. L’un d’eux, scellé avec le constructeur automobile roumain Dacia, dont le nom est venu
s’ajouter cette année à celui de l’événement chamoniard qui se veut un exemple d’écoresponsabilité,
passe plus mal que les autres.
« En tant que plus grand ultra-marathon du monde, l’UTMB dispose d’une visibilité énorme mais, plutôt
que de l’utiliser pour faire évoluer les choses de façons positives, [les organisateurs] se contentent de
belles paroles et d’accorder la priorité au pro�t plutôt qu’aux individus et à la planète », écrit, dans une
pétition en ligne contre ce partenariat, l’ultra-traileuse britannique Jasmin Paris, sixième de l’épreuve
en 2017 et cofondatrice de l’association Green Runners.
Kilian Jornet à l’approche du col des Montets, proche du 155ᵉ kilomètre de l’UTMB, le
27 août 2022. JEFF PACHOUD / AFP
« Les endroits où l’on pratique nos activités changent drastiquement du fait du changement climatique
et de la pollution (…). Le rôle des athlètes de l’élite, des fédérations et des organisateurs de gros
événements va au-delà de nos propres activités et les conséquences futures sont aussi de notre
responsabilité », renchérit sur Instagram l’Espagnol Kilian Jornet, �gure tutélaire de la discipline et
quadruple vainqueur de la course, qu’une blessure empêchera cette année de défendre son titre.
Lire aussi : Ces citadins adeptes de l’ultra-trail : « Ça m’a donné une force incroyable.
Dans les négociations, j’ai appris à ne rien lâcher »
« Ce sont des gens de notre communauté, on est donc sensibles à ce qu’ils nous disent », répond Frédéric
Lénart, directeur général d’UTMB Group, autrefois aux commandes des 24 Heures du Mans, qui est
allé à la rencontre des contestataires, la semaine dernière. « On n’est pas tout à fait d’accord mais le
dialogue est établi. Nous préférons promouvoir une marque responsable, qui propose des véhicules
signi�cativement plus légers que les modèles concurrents, accessible au plus grand nombre, qui permet
quelque part de réduire l’impact carbone », justi�e-t-il, en soulignant l’ampleur du « plan transport »,
fort de 200 bus, déployé pour permettre aux coureurs et à leurs accompagnateurs de se passer de
leurs véhicules.
Ce partenariat avec Dacia vient en outre attiser la franche hostilité d’une partie des Chamoniards à
l’égard de la course. « Au départ, en 2003, toute la ville avait envie d’accueillir les gens ou d’être bénévole
parce qu’on trouvait ça chouette. L’exploit nous semblait fou, alors que, maintenant, on n’a qu’une envie,
c’est de partir. D’ailleurs, c’est ce que je fais », explique une commerçante qui a souhaité rester
anonyme. « C’est quand même très invasif, très agressif, poursuit-elle, évoquant l’afflux de coureurs et
d’accompagnateurs étrangers. Ce qui me choque, c’est le bilan carbone de tout ce déplacement mondial.
Ça me rend malade. Est-ce que ces gens aiment vraiment la nature ? Je me pose la question… »
Lire aussi le reportage : A Chamonix, des montagnards excédés par les traileurs
« J’étais bénévole pour le balisage des sentiers comme de nombreux amis à moi. Et puis il y a eu toute
cette marchandisation autour du trail, la multiplication des courses et un développement sans limites
de l’événement, c’est devenu une course au pognon », s’indigne, lui aussi, Timothée Mottin, président
de l’association chamoniarde Boutch à boutch, dans un article intitulé « L’Ultra-trail du Mont-Blanc
asphyxie la vallée de Chamonix », publié par le magazine écologiste Reporterre.
« L’an dernier, on a organisé une fresque du climat [un atelier de sensibilisation au changement
climatique] à laquelle les membres de l’UTMB ont participé, ce qui nous a donné l’occasion de proposer
des solutions, explique Xavier Thévenard, vainqueur de toutes les courses individuelles de l’UTMB. On
a suggéré d’organiser une édition internationale tous les quatre ans seulement, comme les Jeux
olympiques, et une version annuelle plus limitée géographiquement en privilégiant les coureurs qui
utilisent des mobilités douces. Il y a un tel engouement que l’organisation n’y perdrait rien mais, quand
on voit le partenariat avec Dacia, on se dit qu’on a manqué de persuasion. » Le traileur jurassien refuse
désormais de prendre l’avion pour des raisons écologiques.
Jean-Philippe Le�ief