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La Commission d’enquête

populaire sur les morts de


Chézy témoigne
La délégation de la Commission :

Jean Chesneaux, René Cruse,

Marguerite Duras, Raymond Guglielmo,

Daniel Guérin, Pierre Halbwachs,

Alain Jaubert, Henri Leclerc,

Dyonis Mascolo, Théodore Monod (de l’Institut),

Olivier Revault d’Allonnes, Alain Scoff.

FRANÇOIS MASPERO
1, place Paul-Painlevé, V
PARIS
1974
Sommaire

Couverture
Page de titre

Dédicace

I - Le drame de Chézy

Rapport de la Commission d’Enquête populaire


Quelques conclusions

Contre l’« ennemi intérieur »


La polémique autour des 7 % de pertes en vies humaines

Extraits des lettres écrites à sa fiancée par Jean-Michel Menial,

victime de la tragédie du tunnel de Chézy-sur-Marne

Durant sa période au 51e R.I. d’Amiens, 4 décembre 1973

Lettre du 11 décembre 1973

Lettre du mercredi soir 19 décembre 1973


Lettre datant du vendredi 11 janvier 1974 Durant sa période au

C.E.C. de Margival

Lettre datant du dimanche 13 janvier 1974


Notes de la Commission d’enquête populaire

Lettre datant du mardi 15 janvier 1974

Un autre témoignage d’un stagiaire de Margival

Lettre ouverte au ministre

Lettre adressée par l’Association des familles des victimes du tunnel

de Chézy aux familles des soldats de la 3e Compagnie du 5 1e R.I.

d’Amiens
Communiqué du comité de soldats du 51e Régiment d’Infanterie

II - Quelques témoignages sur d’autres comportements de l’armée

Appel aux soldats du 503e R.C.C. de Mourmelon pour une


expression libre dans les casernes

Une lettre de la mère de Sylvain Pluyaud (mi-avril 1974)

Givet-Charlemont : deuxième centre d’entraînement commando


français

Forces françaises en Allemagne

Des appelés prennent la parole

33e Régiment du Génie, Kehl

Témoignage d’un appelé de l’Est

Les suicides à l’armée


Comment mourut Claude Broussin

Depuis Chézy on continue à mourir à l’armée

Notes

Achevé de numériser
A la mémoire des huit jeunes militaires tués le 23 janvier
1974 dans le tunnel de Chézy-sur-Marne :

Jacques BOUIN
Jean-Michel MENIAL
Louis PATAUT
Didier PECHIN
Gérald RATHUILLE
François ROLLAND
Rémy VILAIN
Jean-Michel VILLETTE

En hommage fraternel aux trois blessés :

Alain KERAUTRET, amputé des deux jambes Loïc LE


CLEUZIAT
Phlippe NICOLAS
Adresse de la Commision d’enquête populaire : Pierre Halbwachs, 270,
boulevard Raspail, 75014 Paris.

Adresse de l’Association des familles des victimes : P. Rathuille,


Présidente, 45, rue des Quatre-Vents 80240 Flixecourt Pierre-François
Menial, Secrétaire, 5, rue du Président-Kennedy, 80000 Amiens. M.
Bouin, Trésorier, 23, rue du Général-de Gaulle, 44120 Vertou.
I

Le drame de Chézy

Rapport de la Commission d’Enquête populaire

Le 22 février 1974 était rendue publique la déclaration suivante :

Attendu que dans la nuit du 22 au 23 janvier 1974, huit jeunes soldats du


contingent ont, au cours d’un raid-commando, trouvé la mort sous le tunnel
de Chézy-sur-Marne.
Attendu que l’autorité militaire cherche à dégager sa responsabilité en
invoquant l’imprudence d’un sergent-chef, lui-même décédé ;
Attendu que des accidents graves sont de plus en plus fréquents au fur et
à mesure que s’intensifient les risques que l’on fait courir aux appelés,
notamment dans les centres d’entraînement-commando ;
Attendu que de jeunes recrues se déclarent à même de témoigner qu’un
« règlement oral » monstrueux autoriserait 7 % de pertes humaines contre
un taux inférieur de pertes en matériel militaire, règlement dont le ministre
des Armées a démenti officiellement l’existence ;
Attendu que ces 7 % ont été cités à maintes reprises dans diverses
publications qui n’ont jamais été poursuivies de ce fait ;
Attendu que seule l’armée a le privilège d’avoir sa propre justice
indépendante des tribunaux civils ;
Les soussignés décident l’ouverture d’une Commission d’enquête
populaire sur tous les faits précités, y compris sur l’existence des 7 %, et
font appel à tous les témoignages susceptibles de faire la lumière.
Afin, d’une part, qu’il soit mis fin aux accidents de ce genre et que,
d’autre part, soient démasqués les conditions d’embrigadement et les
objectifs politiques sous-jacents qui peuvent conduire à faucher tant de
jeunes vies.
Cette déclaration était signée de vingt-six personnalités : Michel Auclair,
Paul Blanquart, Claude Bourdet, Jean Bouvier, Manuel Bridier, Jean
Cassou, François Châtelet, Jean Chesneaux, Hélène Cixous, pasteur René
Cruse, Gilles Deleuze, Marguerite Duras, Raymond Guglielmo, Daniel
Guérin, Pierre Halbwachs, Alain Jaubert, Henri Leclerc, François Maspero,
Dyonis Mascolo, Théodore Monod, Maurice Nadeau, Madeleine
Reberioux, Olivier Revault d’Allonnes, Alain Scoff, Pierre Vidal-Naquet,
Jean-Marie Vincent.

Une délégation de la Commission se mit au travail, en liaison étroite avec


l’Association des familles des victimes du tunnel de Chézy. Elle réussit à
recueillir un certain nombre de témoignages. Mais non sans peine, car elle
avait en face d’elle une institution aussi puissante que l’armée, couverte par
le « secret de la défense nationale », se refusant à rendre publiques les
conclusions de sa propre enquête et de l’information judiciaire (militaire)
annoncées par le ministre aux familles, s’efforçant d’empêcher tout contact
entre la Commission d’enquête populaire et les survivants du drame,
multipliant à leur égard pressions, menaces, chantages, perquisitions, les
mutant un à un dans d’autres unités pour qu’ils ne puissent avoir aucun
contact avec leur régiment d’origine ni se concerter entre eux, faisant
refuser par l’O.R.T.F. le visionnage d’une carte d’état-major qui avait été
télévisée au lendemain du drame, faisant peser une atmosphère de crainte
jusque sur des agents de la S.N.C.F., espionnant les visites de la
Commission à Chézy et à Amiens, etc.
Ce dédain à l’égard des témoignages des familles et le caractère
totalement secret de l’enquête militaire ne permettent pas de savoir si elle a
été conduite d’une manière rigoureuse et, en particulier, si des
confrontations de témoins ont eu lieu dans la mesure où les auditions de ces
témoins pouvaient mettre en cause la responsabilité de l’armée. C’est pour
suppléer à ces carences que la Commission d’enquête populaire a été
amenée à entreprendre une investigation parallèle. Toutefois, en ce qui
concerne les cartes d’état-major auxquelles se réfère l’armée, avec tracé
rouge et tracé bleu surchargées de la mention V.F. (voie ferrée)
INTERDITE DANGER, au moins pour une certaine portion de la voie
ferrée, notre Commission n’a pu, faute de témoignages et de documents
suffisants, arriver à des conclusions péremptoires dans un sens ou dans un
autre. L’armée n’a pas produit non plus la carte même dont les deux gradés
du raid de Chézy devaient être porteurs.
En dépit de ces obstacles, la Commission d’enquête populaire a réussi à
faire quelque lumière sur le déroulement du raid commando organisé par le
Centre de stages commando de Margival, raid commandé par le capitaine
Bouscayrol, les 21-23 janvier 1974, et sur la tragédie qui en fut le
dénouement. Certes ses conclusions comportent d’inévitables lacunes, des
points restant à élucider, qui ne le seront peut-être jamais. Mais elles sont
suffisamment étoffées pour en rendre enfin possible la diffusion publique.
Certains ont pu trouver la démarche de la Commission trop lente et cette
publication un peu tardive. Mais les difficultés auxquellles elle s’est heurtée
ne lui ont pas permis d’aller plus vite. Et elle se serait exposée tout autant à
la critique, aussi bien de ses amis que de ses adversaires, si elle avait publié
une information hâtive, prématurée, insuffisamment vérifiée, incomplète.

Au terme d’un stage commando de trois semaines, fort éprouvant pour la


condition physique et psychique des hommes, à Margival, une compagnie
de 90 hommes (trois sections), la 1re Cie du 57e R.I. d’Amiens, quitte en
camions le camp, le lundi 21 janvier, à 16 h. Environ une heure plus tard les
sections sont déposées, à tour de rôle, en des lieux différents, bien que
voisins, situés au nord-ouest de Château-Thierry, la 3e section c’est-à-dire le
peloton des élèves gradés, commandée par l’aspirant (aujourd’hui
lieutenant) Martin, étant larguée la dernière. C’est ce peloton seul qui
effectuera le raid commando fatal, à titre de préparation à son rôle futur de
gradés. La nuit tombée, on lui fait faire une marche très dure de 30 à 35
kilomètes, avec sac lourdement chargé et F.M. Seul le sac de Martin se
soulève comme une plume, car il n’est bourré que de mousse ! La marche
est marquée par divers incidents dont le souvenir conditionnera les
participants pour la non moins longue et dure marche du lendemain :

1) Le peloton s’est fait repérer à plusieurs reprises par des patrouilles de


contrôle et, pour ne pas s’être rendu invisible, pénaliser par des marches
supplémentaires de 5 kilomètres chacune ;

2) Le peloton s’est égaré, ce qui a allongé la marche nocturne.


A 5 h. du matin le peloton campe enfin dans le sud du bois de Villiers, en
un point élevé près du lieudit Champ-Ruche, d’où l’on aperçoit en
contrebas la vallée de la Marne. Les futurs gradés s’étendent sur leurs toiles
de tente, à même le sol humide, dans des sacs de couchage. Le réveil a lieu
à 10 h., mais, comme chaque homme a dû prendre une demi-heure de garde,
il n’a guère dormi que 4 heures. Du feu est allumé. Des hommes sont
envoyés pour chercher de l’eau dans une ferme voisine, car les gourdes sont
vides. Café, suivi un peu plus tard d’un déjeuner sommaire.
A 14 h. 30 le camp est levé, mais les reliefs du « festin » sont
abandonnés, pour alléger le barda et parce que l’on croit être ravitaillé vers
18 h., espoir qui sera déçu : l’intendance ne suit pas. A 17 h. départ du bois.
Après une courte marche « digestive », le peloton fait une assez longue
halte : il faut attendre que la nuit soit tombée. Puis les hommes ont à
dévaler vers la Marne, à l’est du village de Crouttes. Un détachement du 67e
R.I. de Soissons est venu à Margival initier le peloton à la technique des
traversées de rivières. C’est à celui-ci qu’est confiée la responsabilité de
faire traverser la Marne à des hommes des deux régiments, d’Amiens et de
Soissons. Chaque canot pneumatique « zodiac » embarque six hommes,
dont un sur deux ne sait pas nager. Dans les ténèbres le peloton, ayant pris
place sur les deux rives de la Marne, assure le halage de chacun des canots.
La traversée aura duré de 18 h. 30 à 21 heures.
Il a été décidé — par qui et à quel niveau hiérarchique ? — que la section
Martin serait partagée en deux moitiés et qu’elles suivraient des itinéraires
différents, avec un lieu de ralliement près du village de Viffort, le parcours
par la voie ferrée Paris-Strasbourg étant dévolu à la demi-section aux ordres
du sergent-chef Rémy Vilain. Ici la Commission donne la parole à l’un des
survivants :

« Martin a prétendu ignorer le fait que nous prenions la voie ferrée. Or il


le savait, pour plusieurs raisons :
Les sergents Vilain et Dejonghe nous avaient parlé du projet de suivre la
voie ferrée dès l’après-midi du mardi 22, avant notre départ du campement.
Ils savaient déjà que la section allait se séparer en deux demi-sections,
l’une commandée par Martin suivrait une piste tracée en bleu sur la carte ;
l’autre, aux ordres de Vilain, suivrait la voie ferrée. Martin et Vilain se sont
concertés dans une grange après la traversée de la Marne. Il devait s’agir
de la dernière mise au point pour exécuter le projet.
Les deux demi-sections se sont suivies, sans le moindre écart entre elles,
jusqu’à la voie ferrée. Martin, à ce moment, a continué avec son groupe,
par la route, en passant sous la voie (par un pont pratiqué dans le remblai à
la lisière du village de Citry — ajout de la Commission d’enquête). Quant à
nous, nous sommes montés sur la voie. Puisque les deux demi-sections se
sont séparées à la voie ferrée, Martin ne pouvait pas ignorer que nous
allions la suivre.
Pourquoi avoir séparé la section en deux ? Je présume qu’ils en ont
décidé ainsi afin de pouvoir plus facilement échapper aux contrôles, un
groupe de quinze-seize hommes étant naturellement plus discret qu’une
section de trente à trente et un hommes.
Notre rôle dans ce raid était uniquement passif et se limitait à suivre les
gradés sans nous poser de questions. Nous étions très bien conditionnés, au
point que ne serait venue à personne l’idée de faire la moindre remarque
concernant les décisions prises et imposées. Suivre une voie ferrée ne nous
apparaissait pas plus dangereux que le stage commando que nous faisions.
Dans l’état de fatigue où nous nous trouvions, nous nous laissions aller
facilement, sans réfléchir. Si nous n’avions pas été fatigués à un tel point,
nous aurions certainement vu le danger à suivre la voie ferrée et, a fortiori,
à pénétrer dans le tunnel. Ceci est valable pour nous, comme pour les
sergents Dejonghe et Vilain, car nous étions tous aussi inconscients les uns
que les autres.
Nous avons été repérés par des gars du service de surveillance environ à
mi-chemin entre notre point de départ sur la voie ferrée et le tunnel de
Chézy. Ils ont rappelé qu’il était interdit de suivre la voie ferrée et ont
demandé à Vilain et Dejonghe de la quitter, ce à quoi ceux-ci ont répondu
qu’ils allaient le faire une centaine de mètres plus loin. Ils ne l’ont pas fait.
Pourquoi ? Dejonghe et Vilain en avaient ras-le-bol autant que nous, ou
presque. La voie ferrée ne raccourcissait pas le trajet, mais était la solution
de facilité dans la mesure où elle évitait une série de haltes répétées
nécessaires pour faire le point sur la carte, à l’aide de la boussole, à
chaque carrefour qui se présentait. Une fois sur la voie ferrée, il suffisait de
marcher ; nous ne risquions pas de nous égarer et de faire des kilomètres
supplémentaires. Quitter la voie ferrée aurait obligé Dejonghe et Vilain à
reconsidérer leur itinéraire. S’ils ne l’ont pas fait, à mon avis, c’est parce
qu’ils voulaient adopter la solution de moindre effort, et qui consistait
précisément à conserver notre premier itinéraire, par la voie ferrée. Quant
à nous, nous suivions... »

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