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ALLEMAGNE
Francfort
Deutsche Bank Collection, Claudia Schicktanz
DANEMARK
Copenhague
Statens Museum for Kunst, Dorothe Aagesen
ÉTATS-UNIS
Norfolk, VA
Chrysler Museum of Art, Erik Neil
AUSTRALIE
Brisbane
Fryer Library, Collection Hume, University of Queens-
land, Amanda Main
Les organisateurs expriment également leur recon-
naissance à celles et ceux qui, au cours de la prépara-
tion de cette exposition, ont apporté leur aide :
ALGÉRIE PORTUGAL
Alger Porto
Le ministre de la Culture Azzedine Mihoubi, El Hadj Joao-Manuel Mimoso
Maître Salim Becha, Mohammed Djehiche, Dalila
Orfali, Ali Redjel, Nadhéra Hebbache, Fatiha Akeb, ROYAUME-UNI
Tahar Ouamane, la direction du Centre diocésain Londres
Les Glycines, Mathilde Cazeaux, Mohamed Balhi, Gill Perry, Alixe Bovey, Melanie Vanderbrouk
Barkahoum Ferhati, Hafedh Moussaoui.
Biskra SUISSE
Mohamed Bouasaba Slimani, Sadok Gueddim, Slimane Genève
Bécha, El Hadj Turqi , Azzedine Slimani, la famille Mounira Khemir,
Hadjhadj: Badis, Lybia et Salah Eddine, Touik Dribi, Neuchâtel
Bilal Dribi, Salim Cheni, Missoum Belkacem, Abdelha- Régine Bonnefoit
mid Zerdoum, Chemmseddine Boutabba.
TUNISIE
FRANCE Tunis
Paris Khaled Abida, Mohamed-Ali Berhouma
Joseph Asch, Elisabeth Austin-Asch, François et Louis
Pouillon, Michel Megnin, Nicholas Schaub, Émilie
Goudal, François Zabbal, M. Sarrazin, Mercedes Volait,
Sylvie Patry, Augustin de Benoist, Dara Asken, Mélica Les recherches pour cette exposition ont été inan-
Ouenougghi, Wanda de Guebriant, Gwenaëlle Fossard cées par une bourse du Gouvernement australien, la
des Héritiers Henri Matisse, Georges Matisse, Marion « Discovery Oustanding Researcher Award » (DORA)
Vidal-Bué, Lynne Thornton, Harriet O’Malley, Henri et de l’Australian Research Council (ARC), dont le com-
Yvan Touitou, Marie Gautheron, Marie-Éve Bouillon, missaire Roger Benjamin a été titulaire entre février
Fatima Louli. 2013 et février 2016. Les cartes postales, livres et pho-
Aix-en-Provence tographies de la « Collection DORA » de l’Université
Archives nationales d’Outre-mer, Frédéric Gilly, Pierre de Sydney ont été acquis avec le généreux soutient
Barthe de l’ARC.
Nice
Paul et Jeanine Pizzaferri
Le catalogue est publié avec le soutien du Ministère
AUSTRALIE algérien de la Culture et conçu par Ahmed Saidi.
Canberra
Son Excellence M. Lahouiel et Hamza Karour à l’am-
bassade d’Algérie
Sydney
Bruce Isaacs, Mark Ledbury , Annamarie Jagose, Jude
Philip, Mary Roberts, Donna Brett, Stephen Whiteman,
Rachel Di Masi, Cyndi Tang, Sean Gallagher, Luke
Gartlan, et la famille de l’auteur : Jennifer Biddle,
Stuart Benjamin, Sophia Benjamin, Reide Marshall,
et Carson Biddle.
BELGIQUE
Bruxelles
Musée des Beaux-Arts, Ward Verheyen et Véronique
Cardon
ÉTATS-UNIS
Norfolk, VA
Chrysler Museum, Susan Leidy, Mélanie Neil
Washington DC
Library of Congress, Jan C. Jansen, Amanda Brioche
PAYS-BAS
Britte Sloothaak au Stedelijk Museum, Anna Abrahams
au Eye-Museum
Avant-propos
Jack Lang
Président de l’Institut du monde arabe
Lavictime
mémoire de Biskra est sans nul doute
des meurtrissures de l’Histoire.
Parmi ces visiteurs, pourtant, des artistes
adoptent une autre démarche, qu’Eugène
Pour les Algériens, l’essor de la ville et Fromentin, un des tout premiers, synthétise
de son oasis demeure lié à l’entreprise ainsi dans un Été dans le Sahara : « Que suis-
coloniale française, depuis la conquête je venu chercher […] ? Qu’espérais-je y
sanglante jusqu’à l’établissement d’une trouver ? Est-ce l’Arabe ? Est-ce l’homme ? »
administration discriminatoire. En miroir, On serait tenté d’ajouter : est-ce moi ?
pour les Français, voire certains Euro- D’ailleurs, Henri Matisse l’exprime ainsi
péens, la guerre d’Indépendance et les dans une lettre à Georges Rouault à son
accords d’Évianont mis in, brutalement, retour de Biskra : « J’ai appris à me connaître
à une existence au sein d’une société qui un peu plus. » Chacun, qu’il soit écrivain,
les privilégiait. Et c’est ainsi qu’un des lieux peintre, photographe, musicien… l’écrit
les plus courus et les plus prisés dans le dans son journal, sa correspondance ou
monde arabe, pendant près d’un siècle, a en fait la matière de ses romans. Chacun,
perdu son aura. contempteur de la mentalité coloniale,
s’interroge également sur le regard qu’il
À tort, comme les œuvres et documents porte et la vision qu’il donne des Algériens
réunis dans cette exposition le montrent et de leur civilisation. Là encore, les mots
et l’analysent. Biskra, station thermale et de Fromentin ne sauraient être plus justes :
d’hivernage, aimante son lot de visiteurs- « Il faut regarder ce peuple à la distance où
curistes à la recherche d’un exotisme il lui convient de se montrer […] »
facile, tel que l’orientalisme l’a codiié
dès le milieu du XIXe siècle. Ils se font On doit à l’universitaire australien Roger
aisément « voyeurs », aidés en cela par Benjamin, exempt de tout parti-pris ou
le développement de la photographie préjugé, ce regard presque ingénuqui
puis de la carte postale, qui véhiculent guide cette (re) découverte d’un Biskra
en images des souvenirs standardisés : que l’on devine derrière les clichés plus
la palmeraie et son contraire, le désert, complexe, plus nuancédans sa société et
et surtout ce que les éditeurs appelaient son environnement. Un Biskra qui, à l’instar
les « types algériens », du ier chamelier à du procédé photographique, agit tel un
l’équivoque Ouled-Naïl. « révélateur » d’âme…
À Biskra,
une question
de vision, de regards
Eric Delpont
Directeur du musée de l’Institut du monde arabe
Une mince ligne sombre s’étendait en face de nous sur une
longueur d’une lieue, c’était Biskra
Eugène Fromentin, dans une lettre datée du 17 mars 1848
13
Biskra est devenu une ville quasi mythique
au cours de mes recherches. C’est en la
Hadjhadj m’accueilli et une semaine mé-
morable commença.
visitant que j’ai pu apprécier le charme
et la complexité historique d’une ville. Je Rapidement, le projet d’exposition s’enri-
rencontre ce nom pour la première fois en chit grâce aux apports de Biskris avertis –
1977, lors de mes études d’histoire de l’art à notamment M. Mohamed Slimani, qui me
l’Université de Melbourne ; dans la légende présenta des citoyens iers de leur histoire
du tableau d’Henri Matisse : Nu bleu (sou- et férus de questions de patrimoine. Ame-
venir de Biskra). Après avoir rassemblé de né en voiture depuis Khenguet Sidi-Nadji
nombreux documents, c’est inalement en à El-Kantara, grâce à Touik Dridi, j’ai pu
2013 que je découvre la réalité de ce lieu. contempler le paysage désertique où se
succèdent les palmeraies et les serres de
Je n’avais pas pu m’y rendre lors de ma pre- fruits et légumes d’exportation. Deux ans
mière visite à Alger, en 1992, car la route de plus tard, je visitais l’ouest des Ziban – les
Biskra était alors trop dangereuse à cause vastes palmeraies de Doucen et Tolga, et
des violences qui ont marqué la « décennie les sites commémorant les massacres de
noire » de l’Algérie. Zaatcha (1849) et El Amri (1876). Grâce aux
conseils de M. Slimani et de ses amis, j’ai
En 2013, les vols directs entre Paris et pu visiter d’autres édiices historiques dont
Biskra, ainsi que la bourse de recherches il est largement question dans cette ex-
du Gouvernement Australien, facilitèrent position : l’ancien complexe du Casino de
mon nouveau voyage. Je is la connais- Biskra, devenu Palais de la Culture, l’ancien
sance de biskris et fut frappé par la gé- Eglise St. Bruno, l’ancien Hôtel du Sahara
nérosité des gens du pays. La famille qui risque d’être démoli…
Biskra, sortilèges d’une oasis — Introduction
Mes collègues biskris, dont Maître Salim la majorité des habitants, de diverses ori-
Bècha, qui a été d’un grand soutien et un gines, surnommés « les indigènes » par les
partenaire actif de cette exposition, ont Français, il est diicile de trouver des récits
insisté pour que celle-ci ne devienne pas un ou des images qui n’est pas étés véhiculés
éloge du colonialisme et du développement par le truchement du colonisateur ou,
touristique de l’époque. Avec le consen- après l’Independence, par des chercheurs
tement de M. Eric Delpont, directeur du des disciplines universitaires tels que l’an-
Musée de l’Institut du monde arabe, et M. thropologie ou l’histoire1.
François Pouillon, nous avons décidés de
ne pas renier les origines violentes de la Depuis peu, une littérature assez particu-
ville moderne de Biskra (la nouvelle ville lière voit le jour à Biskra, et bien qu’ils ne
a été bâtie autour de la plus importante s’agissent pas de livres d’historiens, ils n’en
forteresse militaire de la région), son rôle sont pas moins riches. Abdelhamid Zer-
dans la guerre d’Algérie (voir l’article de M. doum, fonctionnaire Biskri à la retraite, a
Slimani), et de montrer cette métropole publié, par petits fascicules devenus
contemporaine comme une ville prospère presque introuvables2, l’histoire de sa ville
de 300 000 habitants. natale jusqu’à l’aube de l’Indépendance, en
se concentrant sur les époques turques et
Les fondements de l’économie de Biskra françaises. M. Zerdoum, doyen des histo-
n’ont pas changés : l’agriculture (en par- riens de Biskra, adopte un point de vue an-
ticulier la culture de la datte), le tourisme ticolonial et patriote fort instructif. Il donne
(notamment celui ofert par le Hammam de nombreux détails sur la composition de
Salahin), le commerce (Biskra est une la société, surtout musulmane, mais aussi
importante étape des Aurès et le Sud de « judéo-chrétienne » de la ville. Son travail,
l’Algérie), la politique (siège d’une grande comme celui de Paul Pizzaferri, ont servi de
Wilaya), et la fonction militaire (en tant que base historique pour cet ouvrage.
forteresse, muni d’un important aéroport
depuis 1912). On peut ajouter aujourd’hui Paul Pizzaferri, a un autre point de vue.
l’éducation, la ville étant devenue le siège Sa famille, d’origine italienne, est arrivée
de l’Université Mohamed Khider. à Biskra au XIXe siècle et a établi en ville
une société de construction qui prospéra.
La diiculté d’établir un discours équilibré Pizzaferri publie en 2011, quatre gros vo-
1. D’où l’importance de sur l’histoire visuelle de Biskra tient à l’hé- lumes qui sont, eux aussi, très peu difusés
travaux universitaires gémonie des représentations émanant alors qu’ils ofrent une importante docu-
comme ceux de
Dermenghem, de d’Européens, et colons français ; problème mentation – 2500 illustrations, surtout des
Frémaux, de Clancy- classique dans l’histoire postcoloniale. La photographies, des cartes postales et des
Smith, d’Ouennoughi
ou de Brouwer qui, majorité des documents accessibles sont documents d’archives d’époque française.
même s’ils ne sont pas des photographies, tableaux, cartes pos- Ses livres montrent l’essor de la ville mo-
centrés sur Biskra ou sur
les Zibans. tales, ilms, livres de voyage, produits par derne et la vie quotidienne des familles
ceux-ci. Biskra est le relet de cette histoire pied-noir qui constituent une communauté
2. Zerdoum a publié
13 fascicules entre 1998 d’avant-guerre. Il y avait à l’époque, vivante souhaitant vivre en harmonie avec
et 2016 ; le lecteur est presque autant d’Italiens que de Français, ses concitoyens juifs et musulmans, qui ne
renvoyé à la Bibliographie
en in de volume pour ainsi qu’une population importante de jouissaient pas d’un statut d’égalité.
toutes ces références. Juifs, dont peu de traces subsistent. Pour
Les dernières années ont vu l’essor de
publications par des intellectuels nés à
Biskra dans les années 50. Le journaliste
Mohamed Balhi sort en 2011 un livre illustré
Biskra, Miroir du désert, qui se focalise sur
des thèmes proches de ceux que l’on pré-
sente ici : le tourisme, l’avant-garde euro-
péenne, et les arts.
Architecture
et urbanisme
Biskra, sortilèges d’une oasis — Architecture et urbanisme
Laétait,
situation urbaine à Biskra a toujours été dynamique. Ce qui
en 1816, un chapelet de six hameaux entourant une cita-
delle basse au milieu de vastes palmeraies est devenu, en 2016, une
métropole méridionale de 300 000 habitants. Les palmeraies se
sont déplacées, mais demeure la structure urbaine de six faubourgs
et, quelques kilomètres plus au nord, une ville quadrillée bâtie à
partir de 1847. Aujourd’hui, celle-ci constitue le « centre ville » de
Biskra, capitale d’une wilaya, avec sur son pourtour de vastes
faubourgs d’habitations neuves, érigés sur des plaines autrefois
bonnes pour le pâturage hivernal des troupeaux. L’oued Zerzour
(autrefois l’oued Biskra) avec son vaste lit sec de cailloux, large de
300 mètres, contourne toujours l’agglomération. Et comme avant
au centre de l’oued, le mausolée en pierre du saint patron de la
ville, Sidi Zerzour, veille sur la population.
Les séguias pouvaient être ouvertes ou fer- Cependant, les sources, débouchés des
mées par une simple écluse en bois ou en vastes nappes phréatiques alimentées par
pierres bien ajustées. L’eau se mesurait en les eaux de pluie tombées sur le djebel Au-
loukha, et le délai de distribution se faisait sous rès au nord (alors que la région des Ziban
la surveillance d’un fonctionnaire. Dans cer- est très peu arrosée) étaient exploitées par
taines communautés, le conseil des notables d’autres moyens. Par ailleurs, les habitants
ou djemâa, supervisait la distribution équitable du Sahara avaient perfectionné les tech-
de l’eau. La légende rapporte que le saint pa- niques de creusement des puits. Il s’agissait
tron de Biskra, Sidi Zerzour, un personnage à d’un travail extrêmement dangereux, fait
l’intégrité reconnue, avait été en charge de la à la main avec des outils et des matériaux
distribution de l’eau, pour laquelle il avait fait simples, par des puisatiers ou harratins11. Les
preuve d’une rare ingéniosité9. colons français ont perturbé cette écologie
en introduisant la mécanisation pour le fo-
rage de puits artésiens.
moderne aux Ziban). Le développement Ben Azzouz et Doucen en font les plus 14. Les arbres fruitiers et 23
les oliviers ont par tradition
urbain a envahi les palmeraies des six vil- grandes des Ziban. La wilaya de Biskra re- poussé à l’ombre des
lages d’autrefois, tandis que l’extension présente aujourd’hui la troisième région palmiers, et divers légumes
ont été plantés (Matisse
des palmeraies de Tolga, Lichana, Bordj agricole d’Algérie14. exprime son étonnement
de se faire servir à Biskra
« de la salade » cultivée
localement). L’agriculture
aux Ziban s’est aujourd’hui
diversiiée avec de
Régimes de dattes,
Doucen (wilaya de
Biskra), septembre 2015.
Photo de l’auteur.
Neurdein Frères, Vieux-Biskra, mosquée de Sidi- Albert Ballu, dessin inscrit « Sidi-Moussa, Biskra », crayon sur papier gris, vers
Djoudi, carte postale vers 1905. Sydney, collection 1890. Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine,
DORA. Sur la route étroite qui menait de Ras-el- inv.80/123/2001, doc. 35626. Ballu, l’architecte du casino de Biskra, a étudié les
Guerriah à Biskra-Ville, le grand minaret de Sidi- monuments historiques arabes et romains en Algérie.
Djoudi a rarement été photographié.
(un chérif Arabe), siège du caïdat turc de- Le village de M’Cid, près de l’oued Zer-
20. Zerdoum, Les Turcs puis Ibn Agha en 1660, jusqu’à Ben Gana en zour, possédait sur sa place centrale « la
à Biskra, 1998, p. 37.
Un « Arabe Chorfa » 1844 »20. Pour cette raison et la taille impo- mosquée-école coranique Sidi-Moussa
signiie un chériien – un sante de son minaret, Sidi-Malek a souvent el-Akhdri » 22. Plus connue sous l’abbrévia-
descendent direct du
Prophète Muhammad. été représentée par les imagiers à Biskra. tion Sidi-Moussa, cette mosquée igure
aussi sur les cartes postales. Les mos-
21. Anonyme, « Les Oasis
du Sahara : Biskra », dans Les mosquées, comme la plupart des mai- quées-écoles coraniques de Sidi-Daoudi,
L’Algerie hivernale, n° 25 sons, sont construites avec des troncs de dans le village de Medjeniche, et celle de
(novembre 1896), p. 30.
palmier, des poutres sciées et du toub – Sidi-El-Khanfri, dans celui de Gueddache,
22. Zerdoum poursuit : des briques de terre séchée. Comme l’a sont moins célèbres. En revanche, Sidi
« D’une supericie de
quatre cents mètres
écrit un observateur des mosquées en Abd-er-Moumen, elle aussi située à Bab-
carrés environ, la 1896 : « Simples, dominant sans les humi- Darb, attirait beaucoup l’attention, mal-
mosquée se distingue
par sa tourelle (sommâa :
lier les terrasses éparses, les sanctuaires gré son minaret peu imposant. Son décor
minaret) ayant quatre sans renom de l’oasis sont pourtant pleins complexe suscita l’intérêt d’Albert Ballu et
mètres de côté et seize
mètres de hauteur,
de pieux musulmans à l’heure prescrite de maints photographes. Une restaura-
est considérée comme et les idèles ont poli de leur contact les tion du minaret, efectuée après 1900,en
un exploit en matière
d’édiice religieux à
vieux piliers de terre, qui luisent dans la a altéré le décor.
Biskra » (Les Turcs à pénombre21. »
Biskra, p. 40).
27
Le village le plus proche de Biskra-Ville, Ras- carrées pour éclairer l’escalier intérieur
El-Guerriah, comportait sur la route princi- utilisé par le muezzin pour monter sur le
pale la mosquée de Sidi-Djoudi, rarement balcon et lancer l’appel à la prière. La plu-
mentionnée dans les textes touristiques part d’entre eux ont une galerie avec deux
mais d’une forte présence architecturale. grandes fenêtres donnant sur les quatre
De son côté, le mausolée du marabout Sidi points cardinaux. La plupart de ces minarets
Lahssen, dans le village de Bab-Fath vers la sont couronnés par des merlons triangu-
sortie de la palmeraie au sud, a souvent été laires qui leur donnent un aspect fortiié.
photographié : on peut penser que c’est Un minaret considérablement plus grand
pour son pittoresque plus que sa valeur re- était attaché à l’ancienne Grande Mosquée
ligieuse, son attrait résidant dans sa grande (djamé) de la citadelle turque de Biskra - il
coupole conique et son emplacement près ressemblait sans doute aux très hauts mi-
d’une route, d’une séguia et des palmiers23. narets toujours visibles à Ouled-Djellal et
Doucen dans les Ziban de l’Ouest. L’entre-
Tous les minarets sont de plan carré (plu- tien des mosquées était fréquent et tradi-
tôt que cylindrique comme le minaret tionnellement inancé par des fonds habous
ottoman), ils disposent de petites fenêtres ou communautaires.
Le tracé urbain
Lesturehistoriens et théoriciens de l’architec-
au Maghreb ont longuement étudié
Le rôle de la rue dans l’urbanisme islamique
aide à comprendre « les ensembles à coni-
l’organisation spatiale et sociale des médi- guration linéaire et sérielle » tels qu’on les
nas et des ksours algériens. On doit à Salah trouve, par exemple, à Ras-el-Guerriah.
Chaouche de l’université de Constantine « Les rues se distribuent selon une hié-
une étude qui analyse la transformation ur- rarchie : rue principale, ruelle, impasse […]
baine de ces espaces pendant l’occupation On retrouve dans ces espaces les maisons
française. Quoiqu’il déinisse la médina, ses riveraines, mais qui n’exploitent la rue que
remarques s’appliquent aux espaces des comme un dispositif de distribution […] La
23. Chaque village de
Biskra possédait plusieurs villages du Vieux-Biskra : « Toute médina est déinissant que comme un « hors de soi »
tombeaux de marabouts composée des mêmes types d’espaces clos par rapport auquel on s’enferme. Et les en-
dans son enceinte ;
Zerdoum, Les Turcs à qui se répètent en elle et qui s’ordonnent sembles conçus à partir d’un espace central
Biskra, en donne la liste, toujours selon les mêmes principes : la – la cour, espace à l’abri autour duquel tout
p. 38-55.
mise en série (juxtaposition), mise en pa- s’organise à diférentes échelles : mosquée,
24. Salah Chaouche, rallèle, mise en réseau, de cellules simples. palais, medersa, fondouk et maison25. »
« L’œuvre coloniale en
Algérie : quel impact sur L’image de l’urbanisme islamique est le
la fabrique de la ville ? », plan de l’habitat : maison repliée sur elle- Pour les maisons du Vieux-Biskra, les témoi-
dans Mélica Ouennoughi
(éd.), Mémoires, histoires même, ouverte sur la cour centrale amé- gnages visuels viennent surtout des toiles
des déplacements forcés. nagée pour isoler la famille et les femmes, de Guillaumet et Bridgman et des photogra-
Héritages et legs (XIXe
– XXIe siècles), Paris, tout en permettant d’accueillir le voisin ou phies de Maure. Ces artistes ont privilégié
L’Harmattan, 2014, p. 134. l’étranger24. » les intérieurs de maisons modestes : « Les
25. Chaouche, 2014,
intérieurs sont frais, admirablement dispo-
p. 134-135. sés contre les rigueurs d’un soleil inexo-
Abdelhamid Zerdoum,
rable, le jour y pénètre parcimonieusement, Plan du village de
jetant dans les réduits une clarté douce, un Ras-el-Guerriah, Vieux-
éclairage discret qui ajoute encore au calme Biskra. Dans Zerdoum,
Les Turcs à Biskra, 1998,
mystérieux qui règne dans les habitations p. 54.
mauresques26. » En revanche aucune pho-
tographie ne paraît montrer, par exemple,
l’intérieur de la résidence de la richissime
famille Ben Gana, indiquée sur les cartes
comme la « maison de l’Agha » sur l’avenue
Carnot, au niveau du marché de Biskra. Ce
témoin de 1896 poursuit en précisant qu’à
Biskra les maisons « des riches, des caïds,
des cadis, des grands propriétaires de
palmeraies sont vastes, de nombreuses
chambres sont disposées autour d’une cour
centrale et dans une sorte de vestibule com-
parable à l’atrium antique27. »
29
La place de Biskra
et le quadrillage du terrain
Suite à la prise déinitive de la citadelle de
Biskra par la colonne du duc d’Aumale
un gouverneur de cercle et de province
d’exercer l’hospitalité d’une façon plus
en 1844, une garnison importante fut éta- cordiale […] Toute la population militaire,
blie par l’armée française dans l’ancien fort artillerie, génie, infanterie, administration,
turc, entre les villages de Bab-Darb et Med- bureau arabe, gouverneur et oiciers, est
jeniche. On doit une des rares descriptions concentrée dans cette vaste casbah bâtie
de ces dispositions provisoires au peintre sur l’emplacement agrandi de l’ancienne, au
Eugène Fromentin : centre du village arabe et avec des briques 26. Anonyme, « Les Oasis
en terre cuite […] Tu vois que la citadelle du Sahara », 1896, p. 30.
« Nous somme logés à la citadelle (il n’y a sert aussi de fondouk aux voyageurs. » 28 27. Ibid.
pas moyen de se loger ailleurs) dans des
28. Eugène Fromentin
chambres afectées par le commandant Depuis l’ère du développement touristique, et Barbara Wright,
Saint-Germain aux voyageurs de distinc- la seule image connue de cette casbah est Correspondance d'Eugène
Fromentin, vol. 1, 1839-
tion. Nous mangeons à sa table et vivons un dessin assez faible, le Fort turc en ruine, 1858, Paris : CNRS, 1995,
entièrement avec lui. Il est impossible à tracé par un chirurgien militaire, en 1848. p. 714.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Architecture et urbanisme
villes nouvelles militaires des années 1840 : un plan de la place de Biskra (en langage 31. Le plan de 1853 est
ceux de Sétif, Tiaret, Batna, ou Sidi bel Ab- militaire, une place d’Armes), dessiné en reproduit dans Pizzaferri,
2011, vol. 1, p. 165 ; ce plan
bès30. Mais avant de prendre cette forme 185331. Accompagné d’une légende détaillée fut copié et amélioré
en 1855 dans la version
reproduite ici ; je remercie
Gilles Dupont pour être
intervenu auprès de M.
Pizzaferri à propos de
ces plans.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Architecture et urbanisme
et d’un texte manuscrit intitulé « Mémoire rues en longueur et neuf rues en largeur qui
militaire sur la Place », ces documents demeura, peu ou prou, le plan de Biskra-Ville
donnent beaucoup d’informations sur les pour les soixante-dix ans à venir.
origines de la Biskra moderne dans un qua-
drillage du territoire. En 1853, la rue principale de Biskra (connue
plus tard comme la rue Berthe) n’était pas
Aucune description des bâtiments neufs du encore construite ; elle enjambait les quatre
fort n’est donnée, mais la zone civile de la séguias parties de la « cascade » auprès du
place suscite les remarques d’un voyageur fort. La construction en fut rapide : Thierry-
venu de Metz, Charles Thierry-Mieg. En 1859, Mieg y séjourna à l’automne 1859 : « Nous
il louait l’architecture érigée par le génie mi- sommes descendus à l’hôtel du Sahara,
litaire à Biskra, en disant qu’il améliorait le grand bâtiment à rez-de-chaussée, avec
dessin plus « à la française » des bâtiments cour intérieure et terrasse. Dans ce rez-
d’Alger et de Philippeville, parce que les de-chaussée se trouvent la cuisine, la salle
dessinateurs observaient les bâtiments à manger et quelques autres pièces35. »
arabes des lieux : « Toutes les maisons de Le cercle militaire pour les oiciers fut
la Place, ainsi que le cercle des oiciers, sont construit à côté, sur la rue Berthe. Un bou-
à rez-de-chaussée, avec des arcades comme levard extérieur (l’avenue Carnot) venait
32. Charles Thierry-Mieg,
Six semaines en Afrique : dans la rue de Rivoli, des terrasses au lieu de cerner la partie ouest de la ville.
souvenirs de voyage, Paris, toits, et en général des cours intérieures sur
M. Lévy, 1861, p. 234.
lesquelles s’ouvrent les fenêtres. Les murs Il fallut construire une route entre la place et
33. Voir François Béguin, sont faits en pisé ou en brique séchée au le Vieux-Biskra : il s’agit de la route de Toug-
Arabisances : Décor soleil suivant la méthode arabe, et crépis gourt, large et droite comme une lèche et
architectural et tracé
urbain en Afrique du à la chaux, ce qui les rend très solides. On continuant plein sud vers le Sahara. D’après
Nord, 1830-1930, Paris, conçoit qu’une place ainsi garnie soit à la Albert Truphémus, auteur d’un roman an-
Dunod, 1983.
fois élégante et monumentale32. » ti-colonialiste, c’était la voie de communica-
34. Sur le village tion la plus importante de Biskra, souvent
de Ras-el-Mah et
l’organisation initiale de Arcades, cours intérieures, mais dans un photographiée et décrite36.
Biskra-Ville, voir Pizzaferri, style austère – ce n’est pas encore le style
vol. 1, p. 225-243.
« arabisant » leuri de la in du siècle qu’on Un peu plus vers le sud (après le grand jardin
35. Thierry-Mieg, 1861, voit à Biskra33. Le plan de 1855 montre qu’à potager de la garnison, le four à chaux et la
p. 232.
quelque 400 mètres du fort Saint-Germain, salpêtrière) se trouvait le « village nègre ».
36. Truphémus l’a décrite le marché du village Ras-el-Mah34 était déjà Il existait déjà lors de la visite de Moulin en
dans Les Khouan du Lion actif avec un espace entouré de fondouks, 1856 qui photographia plusieurs huttes en
Noir. Scènes de la vie à
Biskra (1931), Gérard d’entrepôts et de magasins, une « maison branches de palmier avec des bâtiments
Chalaye (éd.), Paris : d’Hôtes » (Dar Diaf) et deux ou trois mai- construits dans le fond37. En 1861, Thierry-
L’Harmattan, 2008.
sons éparses (aujourd’hui, à Biskra, une Mieg décrivait ainsi ce village et ses habitants :
37. Voir Félix Jacques- vielle maison porte une plaque, « Maison « Les nègres de Biskra habitent des huttes co-
Antoine Moulin, Gourbis
nègre, tirage albuminé, Dufourg, 1858 », nommant les premiers niques formées de branches de dattiers et de
19 × 25,5 cm, album colons qui installèrent une grande ferme roseaux […] Eux-mêmes, accroupis à l’ombre
Souvenirs de l’Algérie,
province de Constantine, à El-Outaya). L’alignement des rues du vil- des palmiers, s’occupent de la confection des
dation Zoumerof, lage Ras-el-Mah était similaire à celui de la paniers et chapeaux de paille, leur industrie
Archives nationales
d’Outre-Mer (ANOM), place d’Armes ; dans la décennie suivante, principale ; quelques-uns tissent. Ils sont tou-
Aix-en-Provence. la construction des rues en les continuant jours couverts de vêtements bigarrés, de cou-
38. Thierry-Mieg, 1861,
jusqu’au niveau du mur nord du fort fut leurs éclatantes, tandis que les Arabes sont
p. 241. achevée. Cela donna une grille de quatorze invariablement vêtus de blanc38. »
33
Neurdein Frères, Biskra, le village nègre, tirage albuminé, 27,5 × 21 cm, vers 1892. Sydney, collection DORA. Au 39. La date de 1865
centre : la route de Touggourt vue depuis le minaret du Royal Hôtel. À gauche : un abreuvoir ; la fabrique de pour la reconstruction
briques de toub ; le « village nègre » ; au loin les arcades de la villa Bénévent du comte Landon ; à l’horizon : du « village nègre »
le grand cyprés de M’Cid. À droite : l’aile sud du Royal Hôtel (en construction) ; le terrain du jardin du futur provient de « l’assistant
casino de Biskra ; la palmeraie de Ras-el-Guerriah. géographique », ANOM,
site internet.
Environs de
l’observatoire de Biskra,
commandant Perrier,
Mémorial du dépôt
général de la Guerre,
vol. 9, Détermination
des longitudes, latitudes
et azimuts terrestres
en Algérie. Paris :
Imprimerie nationale,
1880, pl. 13. Paris,
Bibliothèque nationale
de France, département
des Cartes et Plans.
Maure, Le M’Sallah, ou futur hôpital Lavigerie en construction, route de Touggourt, vers 1889-1890. Nice, collection Gilles Dupont. Aujourd’hui
ce bâtiment est au centre du grand complexe médical Hakim Saadane.
35
Le marché de Biskra
Lagésplace du marché a été un des premiers espaces civils aména-
à Biskra-Ville. Biskra n’a jamais perdu sa fonction de place
commerciale et point d’arrivée des caravanes. Les marchands, les
artisans et les propriétaires de fondouks ont simplement déloca-
lisé leurs activités de l’ancienne casbah et ses alentours vers les
établissements nouvellement érigés.
Pour les photographes et les éditeurs de Le tableau de Simoni montre des tailleurs
cartes postales, le marché a sans doute été en train de coudre des djellabahs et des
une des zones les plus prisées de Biskra. bournous, tandis qu’une belle toile de
L’image de la place, souvent peuplée l’Américain Charles Thériat représente un
d’hommes en burnous blanc pour la plu- marchand de poteries dans une ruelle, un
part, présentait ce que les marchands de peu à l’écart du marché43.
cartes d’aujourd’hui appellent « une belle
animation ». Certaines fois, on précisait Durant les 170 années de son existence, le
la nature du commerce : « marchand de marché de Biskra-Ville a subi bien des chan-
dattes et galettes », mais il a fallu attendre gements – d’après Mohamed Slimani il a été
les témoignages écrits pour avoir une idée incendié au moins deux fois au XXe siècle –
de la grande diversité des denrées, objets mais en 2016 il subsiste toujours quelques
d’artisanat et même de brocante vendus vestiges des arcades avec leurs auvents en
au marché de Biskra : « Sur une grande et bois peint. Entre les cartes postales éditées
belle place servant de marché, un vaste en 1905 et celles de 1980, les principales
bâtiment ad hoc, avec des arcades, et une diférences sont que la plupart des hommes
boucherie publique. Dans les bazars qui ne portent plus les habits traditionnels, et
l’avoisinent, on trouve surtout des mar- que la mosquée ainsi que les arcades ont
42. Thierry-Mieg, 1861,
p. 239-240. chands mozabites. On y vend principa- été rebâtis.
lement des dattes, du henné, du poivre
43. Charles Thériat,
Marchand assis devant
rouge, de l’orge, du blé, des pastèques, des
son échoppe, localisé raisins, des abricots et des fruits de toutes
« Biskra », s.d., huile sur
toile, 32 × 41 cm, collection
espèces ; enin, des haïks et des vases de
Djilali Mehri. poterie fabriqués à Biskra42. »
Collection Idéale, P. S., 22 – Biskra, le marché aux dattes, carte postale, vers 1905, et Re Ar, Tlemcen, Biskra – le marché, carte postale vers
1980. Sydney, collection DORA.
37
Biskra, sortilèges d’une oasis — Architecture et urbanisme
CAP (Compagnie alsacienne de la photographie), Biskra, le casino, carte postale, vers 1920. Sydney,
collection DORA.
49. Sur Ballu, voir Rachid
Ouahès, « Ballu Albert
(Paris, 1849 - Paris, 1939) »,
dans Dictionnaire des
orientalistes de langue
Sans doute le casino est-il le bâtiment-clef
du centre ville de Biskra en termes de
de ses mosquées au crayon, ainsi qu’une
étude de l’ancienne porte ziride de la mos-
française, François patrimoine architectural ; il est aujourd’hui quée de Sidi Okba. Fils d’un architecte pa-
Pouillon (éd.), Paris : classé monument national. Considéré risien, Ballu, avait été formé à l’École des
Karthala, 2008 p. 43-44,
et Nabila Oulebsir, Les comme un « joyau architectural » (aux dires Beaux-Arts avant de se spécialiser dans la
Usages du patrimoine : du manager du bâtiment) et récemment restauration de bâtiments ecclésiastiques,
monuments, musées
et politique coloniale en restauré avec soin, il est désormais un à Paris et Aix-en-Provence, avant d’arriver
Algérie (1830-1930), Paris : espace public réservé à des évènements à Alger. Là, il a entrepris de faire le relevé
MSH, 2004, p. 251, 322-333.
telles des conférences et des célébra- et dessiner de nombreux monuments de
50. Voir, entre autres, tions communales. l’époque ottomane. Il est nommé archi-
Albert Ballu, Monuments
antiques de l'Algérie :
tecte en chef des monuments historiques
Tébessa, Lambèse, Le casino de Biskra est l’œuvre d’Albert de l’Algérie en 1889, prenant le contrôle
Timgad : conférence faite
au palais du Trocadéro le
Ballu, qui supervisa les fouilles archéolo- des fouilles des sites romains à Timgad,
11 décembre 1893 ; et Les giques de Timgad entre 1889 et 192749. Vers Lambèse et Tebessa50.
Ruines de Timgad (antique
Thamugadi), 2 vols., Paris :
1890, Ballu a visité Biskra et dessiné trois
Ernest Leroux, 1897-1903.
Ce fut probablement quand Ballu travail- Hautefort, dans son ouvrage Aux pays des 51. Voir Zeyneb Çelik,
Displaying the Orient :
lait sur le site de Timgad, avec la suite de palmes, évoque les objections de certains qui Architecture of Islam
« magniiques dessins » de reconstitution « déplore [nt] les discordances de luxe euro- at Nineteenth-Century
World's Fairs, Berkeley :
d’après le matériel archéologique,que la péen, dans ces milieux d’hébraïque simplicité. University of California
Compagnie de Biskra et l’Oued-R’hir lui a L’édiice mauresque leur parut outrager de Press, 1992, p. 128-130.
passé commande du casino. Le bâtiment sa grandeur […] la magniicence divine de 52. Le casino de Hammam
présente des caractéristiques stylistiques l’oasis. Ils soufrirent de l’éclat des lumières R’hira près d’Alger
déjà présentes dans ses travaux antérieurs : du modernisme envahissant, de la redingote l’a devancé.
il avait été l’architecte du pavillon algérien triomphante et des ulsters de façon londo- 53. Anonyme, « À Biskra :
de l’Exposition universelle de 1889 à Paris. nienne. »54 Il faut ajouter que les casinos Dar-Diaf », dans L’Algerie
hivernale, n°. 3 (25
Ce bâtiment a été reconnu à l’époque n’ont pas de place dans la culture arabo-mu- septembre 1896), p. 22.
comme un savant pastiche de divers mo- sulmane (contrairement aux hôtels, équiva-
54. Hautefort, 1897, p. 115.
numents célèbres en Algérie, comme par lents d’institutions traditionnelles comme le
exemple le minaret de Sidi Bou-Médine de fondouk – auberge pour les voyageurs et ca- 55. Frances E. Nesbitt,
Tlemcen, et les mosquées algéroises de ravaniers – ou le dar diaf : la maison d’hôtes). Algeria and Tunisia,
painted and described
Sidi Abd-er-Rahman et de la Pêcherie51. En par Frances E. Nesbitt,
1900, il dessina une cité mauresque pour La salle de jeu du casino a été l’apanage du Londres : A. & C. Black,
1906, p. 67.
le pavillon de l’Algérie à l’Exposition uni- Cercle de Biskra, un club pour les Européens,
verselle, au Trocadéro. En Algérie, Ballu a et elle est longtemps restée un lieu de so- 41
conçu d’autres monuments comme la me- ciabilité pour les étrangers et un nombre
dersa de Constantine (1909), ou la gare et limité de « notables » musulmans. Nesbitt,
la cathédrale d’Oran (1913). dans une brève complainte sur l’introduc-
tion des corruptions européennes chez les
Comme le rapporte un journaliste : habitants de Biskra, le formule ainsi : « Nuit
« Ce premier et unique casino de l’Algérie52 après nuit, des Arabes riches peuvent être
est dû à l’initiative de la Compagnie de vus dans le casino, jouant aux petits chevaux
Biskra et de l’Oued-Rihr ; entièrement avec des visages immobiles, legmatiques,
édiié dans le goût mauresque, il rappelle en prenant leurs gains et leurs pertes avec
Albert Ballu, Paris,
ça et là les meilleurs morceaux des palais une égale indiférence55. » Et Hautefort Exposition universelle
d’Ahmed-bey [dernier bey de Constan- d’ajouter : « Les salons de jeu ne sont pas de 1889, pavillon de
tine], d’Hassan-Pacha [près de la mosquée uniquement fréquentés par les hiverneurs l’Algérie, façade latérale.
Archives nationales
Ketchaoua à Alger] et même de l’Alhambra parisiens, anglais ou russes, l’aristocratie de France.
de Grenade. L’éminent architecte Albert
Ballu donna les plans de ce véritable joyau
architectural. Inauguré en 1893, le casino de
Biskra est aujourd’hui presque totalement
construit. M. Sarrazin, l’architecte délégué
des Beaux-Arts à Timgad, surveille l’achève-
ment de l’aile nord, réservée à un splendide
hôtel, où les touristes trouveront bientôt,
dans l’enceinte même du Dar-Diaf, toutes
les commodités modernes53. »
Biskra, sortilèges d’une oasis — Architecture et urbanisme
André Pierlot, architecte, Hôtel de ville, À gauche, les armoiries de Biskra, datées de 1896, hôtel
Biskra décembre 2013. Photos de l’auteur. de ville ; à droite, les armoiries de Biskra sur un tableau
de Roger Chapelet, daté de 1955. APC de Biskra.
Les grands hôtels
47
Iltels
est impossible de présenter ici tous les hô-
- plus d’une douzaine autour de 1914 -
sur l’axe principal de la nouvelle place de
Biskra. Le Sahara a complètement été refa-
CIM, Casino de Biskra,
carte postale, vers
1950. Sydney, collection
qui ont servi l’industrie du tourisme à Biskra. çonné en 1876-1877 avec l’ajout d’un étage DORA. Une des vues
On en retient cinq, caractéristiques de leur le dotant ainsi de cinquante chambres67. aériennes popularisées
époque respective : l’hôtel du Sahara, histo- Le Sahara, bien que fermé et abandonné par l’inluente
société CIM (Combier
rique, sur la « place de Biskra » (1858) ; l’Oa- aujourd’hui, se trouve en bonne place sur imprimeur Mâcon) ;
sis, où résidèrent Lavigerie et Gide (bâti vers la route principale, l’ancienne rue Berthe, à l’arrière-plan, un
1880) ; le Royal Hôtel, l’un des plus grands qui mène directement à la gare de Biskra. rassemblement sur le
marché aux dattes.
hôtels jamais construits au Maghreb (1892- À côté se trouve l’un des grands cafés de la
1894) ; le Transatlantique, emblématique ville, d’abord appelé le café du Sahara. Ses
d’un tourisme lié aux auto-circuits (vers tables ont migré en face, sur le terre-plein
1920), et enin les Ziban, d’une architecture du jardin public. L’hôtel du Sahara présen-
moderne propre à la nouvelle République tait aux touristes et voyageurs une colon-
algérienne (1968). nade décorative côté rue et, au-dessus, un
large balcon et des chambres donnant sur
Le premier établissement de standing est le jardin public (avec sa longue promenade à
67. Pizzaferri, 2011, vol. 2,
l’hôtel du Sahara, construit comme on l’a la française). Le djebel de l’Ammar-Khadou p. 6, énumère la liste
vu vers 1858, un bâtiment de plein-pied était visible au loin. des propriétaires.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Architecture et urbanisme
Léon et Lévy, Hôtel du L’intérieur pouvait s’enorgueillir d’une cour De catégorie moyenne, l’hôtel de l’Oasis, à
Sahara, la cour, Biskra aménagée en jardin avec des arbres fruitiers l’angle de la rue du Cardinal Lavigerie et de
(Algérie), carte postale,
vers 1905. Sydney, et des palmiers en pot, des fauteuils Tho- l’avenue du Général Mac Mahon, donnait
collection DORA. net et un escalier en spirale à double volée sur le jardin public et l’église Saint-Bruno.
menant aux chambres. D’anciennes cartes L’Oasis fut élevé « avant l’arrivée du train »
postales montrent des serveurs européens et sa construction « inancée par la SAISA
en tenues impeccables, les clients portant […] représentée par monsieur Amédée
des canotiers et des chapeaux melon ; un Chardonnet »67. Le cardinal Lavigerie a été
enfant blond en costume de marin prend la l’un de ses premiers clients, lorsqu’il venait
pose. À l’extérieur, dans la rue, on voit des prendre les eaux au Hammam Salahine ; il
Biskris : deux ou trois citadins en burnous logeait dans un appartement au niveau de la
blanc, un homme tenant deux dromadaires terrasse, le même appartement qu’occupa
pour des promenades, un spahi à cheval André Gide dont il donne une description
remontant la rue Berthe, et une calèche dans L’Immoraliste, en 1902.
68. Pizzaferri, 2011, vol.
2, p. 8. avec le sigle de l’hôtel.
49
Au départ, l’Oasis était un bâtiment à un La veuve Schmidt achète l’hôtel à la in Neurdein Frères, Biskra,
étage, semblable au Sahara, avec des ar- du XIXe siècle et le gère jusqu’en 1919. Peu l’hôtel de l’Oasis, carte
postale, vers 1910.
cades au rez-de-chaussée et une véranda avant la Première Guerre mondiale, elle Sydney, collection
à colonnade de soixante mètres de long fait ajouter un deuxième étage et l’en- DORA. On remarque le
au-dessus. Il se vantait de posséder quarante semble du bâtiment est « entièrement re- deuxième étage ajouté
par les propriétaires,
grandes chambres modernes. Compte tenu mis à neuf d’après les principes modernes la famille Schmidt,
de sa proximité avec le fort Saint-Germain de l’hygiène et rehaussé d’un étage d’où vers 1910 ; l’Oasis était
et le le cercle militaire sur la rue Berthe, l’on domine le panorama de Biskra et du le repaire préféré
des colons et des
l’Oasis et son restaurant semblent avoir désert70. » De retour du front en 1919, son militaires français.
été un lieu de rafraîchissement apprécié petit-ils, Lucien Schmidt, reprend l’Oasis
des militaires, comme en témoigne Isabelle avec succès jusqu’en 194671. Le bâtiment
Eberhardt. L’écrivain et journaliste russe, est démoli après l’Indépendence et le site
qui voyageait habillée en homme dans la est aujourd’hui occupé par les bureaux de 69. Isabelle Eberhardt
et Eglal Errera. Isabelle
tenue d’un tolba (jeune étudiant en théolo- la douane algérienne. Eberhardt : Lettres et
gie), a rencontré des oiciers supérieurs à Journaliers : Sept années
dans la vie d’une femme.
l’Oasis en juillet 1899, alors qu’elle cherchait Arles : Actes Sud, 1987,
un permis pour se rendre dans la zone mili- p. 83.
taire plus au sud69. 70. Avertissement sans
date, dans Pizzaferri, 2011,
vol. 2, p. 11.
71. Ibid., p. 8.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Architecture et urbanisme
Biskra (Sud-Algérie),
Hôtel Transatlantique, le
restaurant et sa terrasse, 53
carte postale, vers
1940. Sydney, collection
DORA.
Fernand Pouillon,
architecte, hôtel les ticulier. On distingue trois types : le décor
Ziban, Biskra (1968), des chambres et des grands espaces dus à
mur vitré, décembre Pouillon et son équipe, datant de la in des
2013. Photo de l’auteur.
années 1960 (comme le mur avec des cabo-
chons de verre massif insérés dans le bé-
ton) ; les tableaux de chevalet aux murs ; et
les œuvres d’artisanat. Parmi les tableaux,
on peut citer quelques grands panneaux
par B. Hadjhadj, des années 1980. Ils ont
pour sujets un rassemblement de cinq
femmes, un dinandier, une scène de chasse
à l’époque néolithique, inspirée sans doute
par les peintures rupestres du Tassili dans
le sud de l’Algérie88.
57
Smail Mellaoui, architecte, Agence Touring Voyages Algérie à Biskra, janvier 2014. Ce bâtiment a obtenu le
Premier Prix national d’architecture et d’urbanisme, décerné 2015.
H. Bouquet, Chemins de
fer P.L.M., Biskra, station
hivernale et thermale,
l’été tout l’hiver,
saison du 1er novembre
au 1er mai, vers 1895,
aiche lithographiée.
Marseille,
collection Baconnier.
Le tourisme
Biskra, sortilèges d’une oasis — Le tourisme
L’hydrothérapie et l’hivernage
Lademise à proit des conditions climatiques
la région a été une des raisons pour
les mois froids de l’hiver septentrional en
venant dans un endroit où le climat, entre
lesquelles les autorités coloniales ont voulu octobre et avril, est nettement plus doux.
étendre la ville de Biskra. Dès les XVIIIe et « Biskra : l’été tout l’hiver » était la devise
XIXe siècles, l’environnement de l’homme d’une aiche encourageant le tourisme
était considéré comme ayant une inluence hivernal. Les gens aisés des Ziban, les
sur sa santé. D’après les médecins, les ma- familles de notables ou les bourgeois
ladies respiratoires incurables, telles que la européens, fuyaient quant à eux, la chaleur
tuberculose, étaient liées à l’humidité et à extrême de l’été (les températures étant
1. Anonyme, « Biskra :
la pollution de l’Europe du Nord. Pour ces comprises entre 45 °C et 50 °C) pour se
station hivernale, pathologies, il était recommandé de s’ex- réfugier sur la côte constantinoise, par
thermale, climatique,
touristique », dans Les
poser au soleil et de se rendre dans des exemple à Philippeville (Skikda). Ceux qui
stations françaises, lieux à l’atmosphère tiède et sèche. C’est restaient – résidents et soldats – étoufaient
vol. 9, novembre-
décembre 1936, p. 58-59.
pour cela que l’Afrique du Nord – l’Égypte sous la chaleur pendant cette période. Les
Le médecin militaire dans un premier temps, puis l’Algérie et la maisons en pisé et les horaires adaptés les
Sériziat publia un rapport
complet sur Biskra et
Tunisie – est devenue une destination phare protégeaient : les soldats de la caserne
la santé en 1865 (Cette pour les malades qui voyageaient sur ordre ne sortaient pas entre 10 et 15 heures. La
année-là, Napoléon III
visite Biskra). Sériziat
de leur médecin1. mise en place d’une grande turbine à glace
recommanda que les rattachée à la centrale électrique apporta
bains soient déplacés vers
Biskra-Ville – un projet qui
Ce climat est également un atout pour les un peu de confort au XXe siècle.
devait attendre plus d’un personnes en bonne santé. Ils évitent ainsi
siècle avant d’être réalisé.
Thermes de Hammam
Salahine, fontaine
chaude, Biskra (Algérie),
carte postale, vers
1905. Sydney, collection
DORA. Écrit à l’encre :
« Cette vue vous repré-
sente l’établissement de
bains où Papa est allé
soigner ses douleurs ».
Lesditerranée
soins par hydrothérapie existent en Mé-
et en Europe depuis l’Empire
romain, qui comptait de grands bâtisseurs
et mosaïstes à l’origine du perfectionnement
des installations du caldarium, du tepidarium
et du frigidarium. L’histoire des bains dans
le monde arabe est riche elle aussi. Outre
le rôle que le hammam joue dans les ablu-
tions en lien avec la pratique religieuse, il est
également recommandé par les médecins
Publicité pour le Hammam Salahine, Biskra, dans Algérie hivernale, organe
arabes pour le traitement de diférentes af- des stations hivernales et thermales de l’Algérie et de la Tunisie, n° 2,
fections, physiques et mentales, et ce dès 5 septembre 1896. Paris, Bibliothèque nationale de France.
le IXe siècle. Comme chez les Romains, il joue
un rôle social important, pour les femmes et
les hommes. En revanche, le bain n’est pas
un lieu portant atteinte aux bonnes mœurs le démontre Éric Jennings, il existait au XIXe 2. Merci à Éric Delpont
comme il était perçu en Europe à la in du siècle un régime spéciique pour les oi- pour ces précisions
sur les bains dans le
Moyen Âge2. ciers des colonies malades et leurs familles monde arabe.
(surtout ceux en poste en Indochine) ; ils
3. Eric T. Jennings,
S’appuyant sur cette tradition algérienne, étaient envoyés dans un réseau de stations Curing the Colonizers.
les entrepreneurs ont essayé d’imposer la thermales en France, en Algérie et en Tunisie, Hydrotherapy, Climatology,
and French Colonial Spas,
même culture des bains de grand luxe qu’en et plus particulièrement à Vichy, à Korbous
Europe, prenant pour modèles ceux de Ba- sur le golfe de Tunis, et à Hammam-R’hira à
Durham : Duke University
Press, 2006. 61
den-Baden, Aix-les-Bains ou Bath. Comme l’ouest d’Alger3.
Anonyme, Fontaine
chaude à Biskra, tirage
argentique, vers 1880.
Courtoisie Photo
Vintage France. Le
bâtiment ancien a été
réaménagé par l’armée
française, vers 1857.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Le tourisme
Anonyme, « À la fontaine
chaude », vers 1890,
tirage albuminé, page
d’album. Courtoisie
Photo Vintage France.
Construction de
l’édiice néo-mauresque
du Hammam
Salahine, Biskra.
catégorie d’hiverneurs européens. Ceux-ci en chantier le casino et son hôtel (Dar Diaf Neurdein Phot. Environs
de Biskra, établissement
se sont jetés sur l’oasis dès que la ligne fer- devenu le Palace) à Biskra-Ville, et a mis en thermal de la fontaine
roviaire a été terminée. Biskra recevait 300 place une hippomobile de type Decauville chaude, carte postale
touristes en 1879, 350 en 1883, et en 1895 pour relier les deux sites. Cette hippomobile vers 1900. Sydney,
collection DORA.
leur nombre était multiplié par vingt. La ville desservait Biskra-Ville et le Vieux-Biskra, et
accueillit jusqu’à 8 000 touristes par an8. terminait son parcours devant le nouveau
8. Anonyme, « Au pays
café-restaurant, Le Petit Robinson9. La ligne saharien », L’Algérie
À Korbous et Hammam-R’rhira, de grands entre le marché de Biskra et les villages du hivernale, n°. 2,
5 septembre 1896, p. 14.
hôtels ont été construits près des com- Vieux-Biskra a été plus fréquentée que celle
plexes de bains. Les sept kilomètres sé- menant au Hammam Salahine. Dans l’Inté- 9. Voir Pizzaferri, 2011,
vol. 3, p. 33 ; ce bâtiment
parant Biskra-Ville de Hammam Salahine rieur de tramway de 1933, Henri Clamens était à l’origine le mess
ont freiné le développement de Biskra qui dépeint un large éventail de la population des oiciers français
stationnés dans l’ancien
n’a jamais atteint la popularité escomptée. locale, notamment des femmes tenant fort ottoman. Pendant
Comme l’acte de cession entre le gouver- leurs bébés et leurs enfants, probablement l’hiver 1897, une
hippomobile relia les
nement et la CIBOR stipulait l’installation en route vers le Vieux-Biskra. stations Biskra-Robinson,
d’hôtels in situ, la Compagnie a alors mis le Vieux-Biskra et la
Fontaine-Chaude, voir
Hurabielle, 1897, p. 48, et
Ottan, 2006, p. 37.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Le tourisme
Lespetite
eaux de Biskra pouvaient être bues en
quantité, mais le bain et les mas-
Carthage en Tunisie (et dont une énorme
statue domine Biskra-Ville de 1900 à 1962),
sages aux jets constituaient les principaux sera un adepte de la saison jusqu’à sa mort
modes de traitement. Les guides détaillent à Alger, en novembre 1892.
la composition chimique des eaux de la
source10, et mentionnent les diférentes Les écrits, qu’ils soient scientiiques ou
maladies qu’elles sont censés guérir : « les littéraires, nous renseignent peu sur les
maladies de peau, rhumatismes, afections pratiques corporelles des curistes au Ham-
10.« Cette source,
d’un débit de 150000 de la gorge, utérines, du tube digestif et mam Salahine. La touriste australienne
litres à l’heure et la constipation « opiniâtre », dysenterie Kate Cunningham Hume inscrit d’une
d’une température
de 46 degrés, a un chronique, blessures de guerre et tuber- façon laconique dans son journal en dé-
bouillonnement gazeux culose » 11. En dehors de la profession médi- cembre 1904 : « Après le déjeuner, suis
très intense et une forte
odeur sulhydrique. Une cale, la population locale avait son propre allée en tram avec les Arabes aux Bains
quinzaine de piscines point de vue sur les propriétés curatives Chauds. Pris bain de soufre, délicieux !
sont construites autour
d’un grand bassin. des eaux. Nesbitt note le contraste entre Promenade buttes. Considéré pierres et
L’analyse a montré que les alentours de Hammam Salahine, qu’il dépôt de sel. Tram ouvert de retour à 5. Un
les eaux de la Fontaine-
Chaude renferment les décrit comme « une scène de désolation to- vent froid. Ai écrit un peu, parlé à M. Sich
acides sulhydrique, tale, volcanique et sombre », et la pratique sur l’Australie et les cartes échangées. Fis
chlorhydrique et silicique,
de la chaux, de la des femmes arrivant avec de grands pa- valises jusqu’à 11. Bien dormi » 14.
magnésie, de la soude et quets sur la tête et qui, après la cérémonie
du chlorure de sodium.
Elles sont excellentes du bain, mettent des vêtements propres Les bains sont également très peu repré-
pour les afections puis lavent toutes sortes de tapis et autres sentés dans la peinture ou dans la photo-
cutanées, pour les
afections rhumatismales draperies brillantes et colorées dans les graphie, à une exception près : un cliché
et goutteuses, et aussi eaux chaudes ; elles étendent ensuite les pris par Antoine Alary d’une douzaine de
pour les engorgements
viscéraux. Cette source tissus sur le sol et rendent ainsi ce terrain femmes Ouled-Naïls qui se baignent dans
est appelée à faire la sauvage plus gai12. l’un des deux petits bassins en plein air,
richesse de Biskra, car les
Européens s’y rendront plus ou moins dévêtues, près du Ham-
par milliers… » ; Marius André Gide, soigné par le Dr Dicquemare mam Salahine. La photo suggère qu’elles
Maure, Guide de Biskra
et ses environs, Biskra : à Hammam Salahine en 1893, conservera n’étaient pas autorisées à pénétrer dans
Maure, sans date (vers par la suite l’habitude de se rendre aux les installations ordinaires, et conirme
1906), p. 27-30.
bains chauds lors de ses séjours à Biskra. qu’elles se séparaient rarement de leurs
11. Citation dans Abdelaziz Il a peu écrit sur les bains mais les qualiie pesantes coifures.
Ghozzi, L'Aiche
orientaliste : un siècle
de « morne » 13. Dicquemare, « médecin de
de publicité à travers la la colonisation » et également maire de Le protocole des bains était, on présume,
collection de la Fondation
A. Slaoui, Casablanca :
Biskra, publie en 1894 des études com- le même que celui d’un hammam algérien
Malika Editions, 1997, paratives entre le climat de Nice et celui aujourd’hui. Le curiste échangeait ses vê-
p. 38.
de Biskra, montrant que ce dernier est en tements ordinaires contre une robe ou
12. Nesbitt, 1906, p. 82. moyenne plus chaud de six degrés pendant une serviette fournie par l’établissement.
l’hiver par rapport à celui de la célèbre sta- Après un bain chaud, il se faisait masser vi-
13. Voir les références
brèves dans Gide, « Le tion méditerranéenne. goureusement les membres à l’aide de ser-
renoncement au voyage, viettes, par un masseur pour les hommes
1903-1904 », Amyntas,
p. 171, 193. La douceur du climat et les bénéices du ou une masseuse pour les femmes.
Hammam Salahine sur sa santé défaillante,
14. Katie Cunningham
Hume, notation du 4
expliquent la présence du cardinal Lavi-
décembre 1904, Diary, gerie à Biskra, après sa retraite en 1890.
UQFL10 Item AB/32, Fryer
Library, University of
Le célèbre prélat, alors archevêque de
Queensland, Brisbane.
65
Henri Clamens, Intérieur de tramway, 1933, gouache sur papier, 66 x 51 cm. Bordeaux, musée des Beaux-Arts, dépôt du Centre Georges
Pompidou, Musée national d’Art moderne/CCI, Paris (inv. AM 2202 D, legs de Mme Frédéric Lung en 1961).
Antoine Alary,
Ouled-Naïls aux bains,
Biskra, vers 1860, tirage
sur papier albumi-
né. Paris, collection
Serge Kakou.
Complexe thermal du
Hammam Salahine, route
de Batna, Biskra. Pho-
to Algerie-Monde.com.
Au XIXe siècle, lorsque le rapport à la nu- ce système en lançant la construction du
dité était plus contraint qu’aujourd’hui, le complexe moderne thermal de Hammam
bain dans la section européenne se prenait Salahine sur un site au nord de la ligne ferro-
probablement en sous-vêtements. Aucune viaire Touggourt - Biskra. Ce complexe ther-
image picturale ou littéraire de l’orienta- mal, qui commence à montrer des signes du
lisme voyeuriste que les bains d’Istanbul temps, comporte trois hôtels, une suite de
ou ceux du Caire avaient suscités n’existe bains et des bâtiments de physiothérapie ;
pour Biskra, et je doute qu’il n’y en ait jamais il comporte également des installations
eue. Le discours médical milite contre cette sportives de plein air, des restaurants et
association du bain à un espace érotique. un théâtre de 600 places15. Il constitue une
destination majeure pour les touristes, cu-
L’idée d’amener les eaux à la population, ristes et congressistes algériens. Le vieux
par des tuyaux allant de Hammam Salahine bâtiment de 1890 a été quant à lui démoli
à Biskra, ne s’est pas concrétisée à l’époque – sans raison selon l’avis de certains Biskris
coloniale. Après l’Indépendance, vers 1975, – quand les eaux thermales ont été détour-
le gouvernement du président Houari nées vers la ville.
Boumediene a investi massivement dans
Le tourisme et Biskra-Ville 67
« Je ne sais où vont les touristes ; je pense Les remarques d’André Gide, méprisantes
que les guides attitrés leur préparent une à l’égard des touristes et des colons, re-
Afrique de choix pour débarrasser des lètent la préoccupation constante de la
importuns les Arabes, amis du secret et de ville : comment divertir les visiteurs venus
la tranquillité ; car je n’en rencontrai jamais s’aventurer dans ce qui était essentielle-
un seul près d’une chose intéressante ; ni ment une communauté agricole et militaire.
même, et fort heureusement, que bien ra- La solution a été trouvée avec la mise en
rement dans les anciens villages de l’oasis, œuvre de ce que nous appelons aujourd’hui
où je retournais chaque jour et inissais par le tourisme environnemental et culturel, et
ne plus efaroucher personne. Pourtant, l’attraction permanente des bains chauds.
les hôtels sont pleins de voyageurs, mais ils Les bains ont donné l’idée d’un casino – il
tombent dans les lacis de guides charla- en existait déjà un à Hammam R’rhira près
tans, et paient très cher les cérémonies d’Alger – mais cet ensemble était quasiment
falsiiées qu’on leur joue. » unique en Algérie. L’installation d’un casino
était culturellement inappropriée dans un
André Gide, Journal, 189616 pays où la religion dominante interdit les
jeux d’argent. Mais le casino a également
ofert aux touristes la possibilité de se ren- 15. Voir : http://www.
contrer pour converser, prendre le thé, et hammam-salihine.com/
index.html.
se divertir le soir venu : les danses de salon
et les représentations théâtrales investis- 16. André Gide, « Feuilles
de Route : Biskra » [1896],
saient le petit théâtre du casino. dans son Journal, 1948,
p. 83.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Le tourisme
Ces établissements ont également été fré- casino au XXe siècle, surtout après que ses
quentés par les résidents dont le nombre gestionnaires aient engagé un producteur
allait croissant à Biskra, et ils ont été promus pour programmer des groupes venant d’Eu-
par les dirigeants locaux ainsi que par des rope et d’Alger17. Cependant, jusqu’en 1946,
entrepreneurs extérieurs. Pizzaferri four- le casino restera inaccessible aux Algériens,
nit une documentation circonstanciée sur à l’exception des notables.
17. Pizzaferri, 2011, vol. 3,
les musiciens – groupes de jazz, orchestres
p. 20-23, d’Amérique latine – qui se sont produits au
Collection Idéale, Biskra, Royal Hôtel, une chambre à coucher, carte postale envoyée en décembre 1906.
Sydney, collection DORA.
20. Gide, L’Immoraliste,
p. 40 ; il est intéressant d’y
ajouter le commentaire
de Sir Alfred Pease :
Dl’appartement
ans son roman L’Immoraliste, Gide décrit
de deux pièces qu’il oc-
1893. Hamid Grine, dans son roman Le Café
de Gide, dont le héros cherche à retrouver
« L'Hôtel de l'Oasis cupa au début des années 1890 à l’Oasis. Il les repaires du célèbre auteur et Prix Nobel,
[…] ne peut être s’attarde sur la terrasse qui donnait sur la trouve lors d’une visite en 2002, que le bâ-
recommandé pour les
familles anglaises, mais végétation luxuriante du jardin public : « Je timent de l’ancien Oasis, bien que toujours
les messieurs qui ne fus complètement séduit par notre home. debout, est laissé à l’abandon ; la terrasse
peuvent pas se permettre
les tarifs plus élevés dans Ce n’était presque qu’une terrasse. Mais qu’afectionnait Gide est à peine reconnais-
les autres hôtels peuvent quelle terrasse ! Ma chambre et celle de sable21.
être assez à l'aise ici, en
pension, à 8,50 fr par Marceline [la femme du narrateur] y don-
jour. Les repas sont pris naient ; elle se prolongeait sur des toits. L’on Lors de son sixième séjour à Biskra, à l’hi-
dans le restaurant public
où il y a un café ; il est voyait, lorsqu’on en avait atteint la partie ver 1903-1904, Gide et son épouse mènent
un peu bruyant, et les la plus haute, par-dessus les maisons, des une existence plus bourgeoise. Le couple
installations sanitaires
ne sont pas bonnes. » palmiers ; par-dessus les palmiers, le désert. descend au luxueux Royal Hôtel (à l’instar
Biskra and the Oases and L’autre côté de la terrasse touchait aux jar- de l’écrivain anglais Robert Hichens qui,
Desert of the Ziban : with
information for Travellers, dins de la ville ; les branches des derniers mi- au même moment, faisait des recherches
Londres : Edward mosas l’ombrageaient ; enin elle longeait pour son roman The Garden of Allah) 22. Sur
Stanford, 1893, p. 23.
la cour, une petite cour régulière, plantée une carte postale d’une grande chambre
21. Grine ignore de six palmiers réguliers, et inissait à l’es- du Royal Hôtel, on remarque l’absence de
sûrement que l’étage
où était probablement calier qui la reliait à la cour. Ma chambre toute référence au cadre ou à l’identité
l’appartement de était vaste, aérée ; murs blanchis à la chaux, maghrébine. Le mobilier, du lit à baldaquin
Lavigerie/Gide, a été
ajouté à l’Oasis vers rien aux murs ; une petite porte menait à la aux fauteuils tapissés et au tapis Axmins-
1910, lors des travaux chambre de Marceline ; une grande porte ter, tout est européen (contrairement à
menés par la propriétaire,
Mme. Veuve Schmidt vitrée ouvrait sur la terrasse 20. » l’ameublement de style mauresque que
(à qui succéda son ils Ballu et Sarrazin dessinent pour le Palace
Lucien après 1920) ; voir
Pizzaferri, 2011, vol. 3, Gide notera plus tard que cette petite suite Hôtel à la même époque). Le décor de
p. 8-11. avait été aménagée pour le cardinal Lavi- cette chambre témoigne de la prépondé-
22. Voir Robert Hichens,
gerie vers 1888, et lui avait été oferte en rance des touristes britanniques à Biskra.
Yesterday, 1948.
Alexandre Bougault, Biskra, Grand café glacier, carte postale, vers 1910. Sydney, collection DORA. Le Grand café glacier se trouvait rue du
Cardinal Lavigerie, près de l’hôtel del’Oasis ; on voit l’arcade géométrique de l’hôtel des Ziban sur la gauche.
Les Anglais ne sont jamais déracinés, dit Gide, Deux cafés cotés se trouvaient à côté des
car ils transportent avec eux leurs « racines ». grands hôtels du Sahara et de l’Oasis ; ils fai-
saient partie intégrante de la vie sociale des 71
« Dans la chambre de Lady W*** on ne se touristes, des oiciers et de l’élite biskrite :
sent plus à l’hôtel. Elle emporte en voyage le café du Sahara et le Grand café glacier.
des portraits de parents et d’amis, un tapis Le Sahara se trouvait rue Berthe, après les
pour sa table, des vases pour sa cheminée arcades de l’hôtel éponyme, en direction de
[…] et dans cette chambre banale elle vit la gare. Ses tables étaient disposées sous
sa vie, à son aise et fait sien chaque objet. les arbres en face, dans le jardin public (cet
Mais le plus étonnant c’est qu’elle a su se emplacement privilégié en fait le café pré-
faire une société. féré des hommes d’afaires et des artistes
d’aujourd’hui). Les serveurs (des Européens
Nous étions quatre ménages français, en tablier blanc) devaient traverser la rue
chacun évoluant à part des autres, chacun qui était assez calme avant l’essor de la cir-
discret, courtois, mais vivant comme en pé- culation automobile.
nitence à l’hôtel. Les Anglais, au nombre de
douze, sans se connaître auparavant, sem- Le Grand café glacier, sur l’autre axe du jar-
blaient des gens qui, s’étant attendus, se din public, rue du Cardinal Lavigerie, était
retrouvent. Confortablement débraillés le à l’origine une dépendance de l’hôtel de
matin, fumeurs de pipes et vaquant à divers l’Oasis. Le « Glacier » comme on l’appelait,
travaux ; le soir, en souliers brillants, en ha- joua un rôle consacré par la littérature dès
bits, corrects et “gentlemen”. La conquête 1930. Truphémus, par exemple, lui dédie un
du salon de l’hôtel leur fut facile23. » chapitre pour fustiger les touristes fortunés
au proit des yaouleds, ces jeunes mendiants
et cireurs de bottes qui constituent d’après 23. Gide, Amyntas, 1906,
lui une véritable « confrérie » [khouan]. Dans p. 174-175.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Le tourisme
le récit, le vieil aveugle Laouer et son petit Une photographie de Bougault montre à
guide Kaddour, deux mendiants de pro- merveille ce petit monde du café glacier – à
fession, prennent pour cible les touristes l’exception des mendiants et des yaouleds.
prenant l’apéritif : La mise en scène semble artiicielle avec
ces deux Algériennes aux côtés de bour-
« Les tables du Café glacier étaient pla- geois européens et de trois notables lo-
cées dehors, sous les arcades, et sur un caux. À l’époque, les femmes restaient au
terre-plein semé de in gravier, parmi les harem et ne sortaient pas ainsi. Il s’agirait
premiers arbustes des allées Berthe [...] À ici d’une jeune juive (à gauche), ou d’une
vingt mètres du Glacier, une odeur compo- courtisane (qui lirte avec le jeune homme à
sée de mimosas, de tabac d’Orient et d’ani- l’arrière-plan). Vers 1910, le Glacier se vantait
24. Albert Truphémus, sette vint chatouiller les narines neuves de d’être un « music-hall » couplé à une salle
Les Khouan du Lion
Noir. Scènes de la vie
Kaddour [...] Ils commencèrent leur tournée de cinéma. Le mot allemand « Kursaal » de
à Biskra, 1931, ré-éd. lente entre les tables, parmi les civils en toile l’enseigne signiie « casino » – donc on peut
Gérard Chalaye, Paris :
L’Harmattan, 2008,
blanche et les dames qui avaient des peaux supposer qu’il y avait à l’intérieur au moins
p. 48-49. de bêtes autour du cou24. » une table de jeu pour les touristes qui ne
voulaient pas faire les cinq cents mètres les
séparant du casino de Biskra.
Le jardin Landon
Anonyme, Le comte Albert Landon de Longueville (à l’extrême gauche) avec des visiteurs, dont deux notables
arabes debout, au jardin Landon vers 1890, tirage argentique, 13,8 x 18,3 cm. Nice, collection Gilles Dupont.
heures entières. Ce sont plutôt les vergers “ dollars ” [...] J’y vois aussi les personnages
du Vieux-Biskra qui enchantent Gide, avec de Gauguin [...] Par une inéluctable sug-
leurs beaux adolescents joueurs de lûte gestion, le moindre palmier [...] fait rêver
et gardiens de troupeaux. En 1903, il écrit à quelque autre pays où cette végétation
à propos du jardin Landon : serait encore plus naturelle29. »
« Oui, ce jardin est merveilleux, je sais – et Plus que Gide, c’est Robert Hichens, jour-
pourtant il ne me plaît guère. Je cherche à naliste et romancier anglais, qui dès 1904
m’expliquer pourquoi. Peut-être, à cause produit une image puissante du jardin dans
du soin même avec lequel il est entretenu la littérature populaire. En 1911, John Foster
29. Gide, Amyntas, 1906,
(dans les allées sablées pas une feuille ne Fraser concède que « Les hôteliers et les p. 172-174.
traine à terre) ; rien ne m’y paraît naturel commerçants de Biskra devraient ériger
30. John Foster Fraser,
[…] Ici je vois irrésistiblement des person- une statue en or à M. Hichens, ou lui donner The Land of Veiled
nages de Jules Verne ; ils fument des lon- une rente de vingt mille francs par an. Il est Women. Some Wanderings
in Algeria, Tunisia and
drès [cigares de la Havane pour le marché le fabricant de ce Biskra d’aujourd’hui, et a Morocco. Londres :
anglais] ; ils ne disent pas ˝ francs ˝ mais apporté beaucoup d’or à la ville30. » Cassell, 1911, p. 128.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Le tourisme
The Garden of Allah, en Dans The Garden of Allah (dont il n’y a pas qui reprend un dicton arabe, le « jardin d’Al-
Technicolor, produit par de traduction française), une jeune aven- lah » signiie le désert ; mais le public a im-
David O. Selznick, aiche
de cinéma. Courtoisie turière et aristocrate anglaise, Domini En- médiatement associé le jardin botanique
SinemaTürk. ilden, visite Biskra avec sa servante. Elle au nom divin.
prend pour guide un jeune poète arabe,
Larbi, et rencontre un comte italien, Ferdi- Pour des raisons diiciles à apprécier au-
nand Anteoni, qui possède un magniique jourd’hui, ce roman eut un succès phéno-
31. Voir Robert S. Hichens, jardin, lieu des intrigues romantiques qui ménal et en 1912 il en était à sa vingtième
The Garden of Allah,
Londres : Methuen, 1904 suivent. Hichens donne en efet des des- édition. La première adaptation au théâtre,
(en ligne), chapitre 5. criptions séduisantes du jardin, surtout à présentée au Century Theater à New York,
32. Voir Robert
la tombée du jour31. Domini s’échappe vers fut suivie de près par Hichens, qui se rendit
Hichens, Yesterday : the le désert avec un mystérieux Russe, Boris à Biskra pour étofer la mise en scène32. Il
Autobiography of Robert
Hichens, Londres : Cassell,
Androvsky, qui se révèle être un moine y eut trois adaptations au cinéma en 1916,
1947, p. 168-174 ; voir trappiste qui a renoncé avec violence aux 1927 et 1936. La dernière est de David O.
aussi Cezar Del Valle,
« The Garden of Allah on
vœux qu’il a prononcés au monastère de Selznick, avec Marlene Dietrich dans le
Stage and Screen », sur Staeouli. Dans le grand désert, l’Anglaise et rôle de la jeune « amazone » Domini, et le
Theatretalks.blogspot.
com.au, consulté le 13
l’Italien trouvent l’amour… Dans le roman, Français Charles Boyer dans celui de Boris
juin 2016.
Androvsky. Cette production hollywoo-
dienne fut le deuxième ilm à être tourné en
« Technicolor ». Des scènes spectaculaires
dans le désert furent ilmées en Arizona,
et celles ayant pour cadre « Béni Mora »
(c’est ainsi que Hichens a renommé Biskra),
furent tournées sur des backblocks à Hol-
lywood vaguement inspirés par Biskra. Le
mythe du Garden of Allah prenait dès lors
son envol : en 1927, un palais sur Sunset
Boulevard, de style « espagnol colonial »,
devint rapidement un hôtel qui fut ainsi
baptisé. Le « Garden of Allah Hotel » de-
meura une adresse célèbre jusqu’à sa dé-
molition en 195933.
Pourtant, dans la petite ville bien éloignée drogués36. Pourtant Grine rapporte que Jardin Landon, entrée
de Biskra, l’appellation « Le jardin d’Allah » l’un de ses contemporains biskris, un re- et bâtiments principaux
au crépuscule, octobre
a remplacé celle de « Villa Bénévent » sur traité, a agi pour sauver le parc en entre- 2015. Photo de l’auteur.
le portail d’entrée du jardin Landon34. Des prenant un lobbying auprès des autorités
déjeuners en plein air y étaient organisés locales et nationales. Cette entreprise fut
par le Royal Hôtel, « The leading hotel in couronnée de succès, car lorsque je me suis
connexion with the Garden of Allah ». Pen- rendu à Biskra en 2013, le jardin Landon 77
dant une grande partie de l’époque colo- était fermé pour d’importants travaux de
niale, le jardin Landon resta interdit aux rénovation entrepris par une société de
non-Européens et aux colons de condition paysagisme algéro-italienne. En septembre
modeste – il fallut attendre l’administration 2015, le jardin avait rouvert sous la direc-
33. Voir « Garden of
du maire Jules Msellati en 1946 pour que tion d’un agronome algérien, il est dans Allah Hotel », Wikipédia,
les agréments du jardin fussent mis à la un état admirable. Les séguias sont bor- consulté le 13 juin 2016.
disposition de la population musulmane, dées de pierres de rivière, et les chemins
34. Comme en atteste une
ceci après que les propriétaires, les ils de ont été restaurés d’après le dessin original carte postale non datée,
la comtesse de Ganay, eurent accepté de du XIXe siècle. L’eau cristalline, provenant visible sur Delcampe.com.
vendre le domaine à la ville de Biskra35. À d’un puits artésien se trouvant dans une 35. Zerdoum, Les Français
partir de 1946, le jardin Landon était ouvert zone protégée en face de l’entrée, coule à à Biskra, 1998, p. 46-47, où
Auguste et Marius sont
à tous, mais il s’étiola peu à peu. travers le système de séguias. Aujourd’hui, cités pour avoir critiqué
cet aspect du patrimoine biskri est à nou- la politique élitiste du
comte, qui a également
En 2002, Hamid Grine décrit dans son ro- veau vivant, le grand parc botanique étant exclu ses co-religionnaires
man l’état déplorable du jardin. La plupart fréquenté par les familles, les travailleurs chrétiens peu fortunés
du jardin.
des arbres étaient morts ou moribonds ; à l’occasion d’une pause, les étudiants et
le parc était dangereux pour les familles, les touristes. 36. Voir Hamid Grine,
Le Café de Gide, Alger :
étant devenu un repaire de buveurs ou de Éditions Alpha, 2009,
p. 146-150.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Le tourisme
Les excursions
Photomontage
anonyme, La visite au
gourbi, article « La saison
Undans
programme d’excursions touristiques
le désert secret se met en place à
çait toujours avec une escorte de soldats,
sur l’insistance du chef militaire de Biskra,
à Biskra », Fémina, 1905, Biskra. Comme on l’a vu, les premiers ar- le commandant Saint-Germain37. Après les
p. 95. Sydney, collection. tistes-peintres, notamment Fromentin et soulèvements de 1871 et la rébellion d’El
DORA. Le couple à droite
a certainement été ajouté Guillaumet, voyageaient beaucoup dans Amri en 1876, les Ziban connaissent une
sur la photo du gourbi les environs de Biskra et dans les Ziban. La longue période de paix. Cette relative sé-
par la suite. beauté du désert a été magniiée par le cé- curité a été la condition nécessaire à l’essor
37. Le commandant
lèbre ouvrage de Fromentin, Un été dans progressif du tourisme.
Saint-Germain perdit la vie le Sahara (1857), mais il est important de
dans la bataille de Sériana
au nord-est de Biskra,
rappeler que le peintre-écrivain se dépla-
en 1849.
Le désert devient un champ d’expérience née jusqu’aux dunes de l’ouest ». Après une
esthétique pour tous les peintres venus longue attente, les dromadaires et leur guide
à Biskra ; même Matisse disait qu’il visita arrivent. Les dames « veulent enfourcher leur
Biskra « ain de voir ce que c’était que le bête ; mais le portier de l’hôtel, les garçons
désert ». Pour sortir de la ville et de son oa- d’étage, tous les indigènes de service les re-
sis, Matisse it une des excursions les plus tiennent avec efroi et font barrage autour
fréquentées : celle de Biskra à Sidi Okba, des chameaux ». S’ensuit alors toute une pan-
un trajet de vingt-quatre kilomètres qu’il tomime de coups, de cris et d’ordres : « tous
fallait faire soit en calèche, soit à dos de s’entendent pour faire croire aux touristes
dromadaire (pour les braves) ou à cheval (et que leur insigniiante promenade constitue
Matisse était un cavalier expérimenté) 38. une périlleuse épopée39. »
Prouho Photographie, Biskra, à l’Hôtel Palace, carte postale, vers 1910. Sydney, collection DORA. Une « cara-
vane » de touristes devant l’actuelle Maison de la culture.
Pendant les années 1920, le tourisme devient Salahine continuent à susciter l’intérêt des
de plus en plus organisé. Les randonnées en visiteurs. On se déplace souvent en auto-
automobile à six roues sont populaires (en mobile particulière, et on se loge, quand
partie à l’initiative de la compagnie Transat- cela est possible, chez des parents plutôt
lantique) 43. Pizzaferri publie même des pho- qu’à l’hôtel.
tos de campements de ces auto-randonnées
avec des tentes très correctes, de modèle Toutefois, un aspect du tourisme de luxe
militaire. Ces tentes remplissaient sans doute subsiste : celui de la chasse au faucon. On
des fonctions séparées : tente pour le cou- a toujours chassé à Biskra – cette activi-
43. Voir Charles Ofrey,
« L’Épopée des auto- cher, la cuisine, la douche, etc., tout comme té avait une fonction sociale qui devint
circuits nord-africains », dans les safaris africains d’aujourd’hui44. une tradition très prisée chez les berbé-
L’Algérianiste, n°. 73, mars
1996, p. 48-59 [en ligne]. rophones et les arabisants. Pendant la
Avec la crise des années 1930 et la faillite période coloniale, les Européens chas-
44. Voir Pizzaferri, 2011, du tourisme de prestige, ces randonnées en saient dans les Aurès (l’hôtel Bertrand à
vol. 3, p. 80, 86-95.
automobiles se font de plus en plus rares45. El Kantara a été un haut-lieu de la chasse
45. Écrivant en 1930, Après l’Indépendance, le tourisme natio- au fusil) et le désert. Les grands fauves ne
Truphémus (p. 116)
déclare : « Depuis la nal algérien des années 1960-1970 prend s’aventuraient plus dans les Ziban, mais il
guerre, Biskra perdait d’autres formes. Le besoin de voir le désert y avait beaucoup de gibier. Dans Au pays
chaque année des
centaines de touristes. pour les Algériens, dans leur propre pays, des palmes, on peut lire : « la plaine est le
Les Allemands ne est moins évident. Mais la visite des sites refuge des lièvres et des gazelles, et l’on
venaient plus ; les Anglais
ne venaient guère ; les et des monuments se perpétue : les palme- peut, en gardant l’afût, tirer le chacal et
hôteliers perdaient de raies des Ziban, les gorges et le pont romain la hyène. Le moulon si recherché, et d’une
l’argent : les guides, les
yaouleds, les loueurs de d’El Kantara, le village troglodyte de Roui chasse à la fois si intéressante et si ardue,
bêtes crevaient de faim. » (exploité dès 1920 par l’hôtel Transatlan- est assez fréquent dans les montagnes du
46. Hautefort, 1997, p.102-
tique), et surtout les bains du Hammam sud-Constantinois » 46. Le gibier des plaines
103.
Auguste Maure, Biskra, mars 1886, tirage albuminé. Nice, collection Gilles Dupont. Un groupe d’excursion-
nistes britanniques ou américains, arrivés par la diligence.
regroupe les outardes, les perdrix et les de fête, le bachagha organisait ce type
cailles. Pour la chasse aux gazelles, « les de chasse, avec des lapins ou des lièvres 81
indigènes, excellents rabatteurs, indiquent comme proies, au champ de manœuvres
les gîtes probables et le chasseur peut de Beni-Mora. Un chroniqueur exprime sa
poursuivre sur un cheval rapide la bête qui désapprobation sur l’organisation d’une
bondit sur le sable et fuit avec une extrême chasse au faucon pour les touristes aus-
rapidité dans l’espace sans limite » 47. si contrefaite.
Il est intéressant de noter que cette chasse De nos jours, la chasse au faucon se pra-
organisée pour les touristes rejoint la tra- tique toujours, avec pour centre l’hôtel les
dition locale, ainsi que la culture aristocra- Ziban à Biskra. Mais au XXIe siècle, les chas-
tique du désert. Les cheiks et les grandes seurs sont surtout de riches Arabes venus
familles, qui possédaient des terres impor- des pays du Golfe, comme les membres
tantes, chassaient à courre depuis toujours de la famille royale saoudienne qui se dé-
avec des fusils, des sloughis, et surtout placent à bord de Land Cruiser blancs. La
avec les faucons. Cette partie de la vie des chasse la plus cotée est celle de l’outarde
47. Ibid. p. 100-101.
grandes plaines a bien été saisie par Fro- « houbara », un oiseau endogène du Ma-
mentin dans ses tableaux, et ses émules ghreb, dont la viande est consommée pour 48. Voir Wikipédia,
« Houbara bustard/
tardifs comme Adolf Schreyer, George ses vertus aphrodisiaques. L’outarde se fait Chlamydotis undulata »,
Washington et Henri Rousseau. Maintes de plus en plus rare, bien qu’elle soit pro- consulté le 6 janvier 2016.
photographies de l’époque montrent les tégée par la législation algérienne depuis 49. Voir « Braconnage :
fauconniers des Ben Gana – deux ou trois 200648. Jusqu’à récemment, sa chasse est Un Émirati et un Saoudien
arrêtés pour chasse
cavaliers qui portaient les oiseaux de proie souvent restée impunie49. illégale à l’outarde »,
encapuchonnés sur leurs turbans. Les jours Algérie-focus, 24
novembre 2015, http://
www.algerie-focus.
com/2015/11/131546/.
Biskra, sortilèges d’une oasis — Le tourisme
La peinture
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
Eugène Fromentin
Eugène Fromentin,
Chasse au Faucon, 1863,
huile sur toile,
Eugène Fromentin est une personnalité
fondamentale pour les arts visuels en Al-
séjours à Alger, Constantine, Batna, Biskra
et dans les Ziban ; et en 1852-1853, quand il
108 × 73 cm. Norfolk gérie : il a en quelque sorte ixé les conven- est resté un mois à Laghouat – une aventure
(U.S.A.), Chrysler tions de la description de la vie des grandes qui inspira Un été dans le Sahara (écrit en
Museum of Art, don de
Walter P. Chrysler Jr.,
étendues du Tell et du pré-Sahara, ce qu’il 1854 et édité chez Calmann-Levy en 1857) 3.
(ne igure pas appelait « la vie patriarcale » des tribus en Il a relaté abondamment ses voyages dans
dans l’exposition). marche, des chefs montés à cheval, la vie de longues lettres, des carnets de voyage,
sous les tentes et la chasse au faucon. Fro- et bien entendu ses deux livres, Un été dans
mentin a été l’un des rares civils à visiter la le Sahara et Une année dans le Sahel (1859).
région des Ziban dès l’occupation initiale par Le peintre-écrivain franchit les portes du
l’armée française, entre la prise de Biskra en désert à El Kantara pour la première fois
1844 et le siège de Zaatcha en 1849. Dans en 1848 (moment qui donna naissance au
la garnison de cinq cents hommes à Biskra, célèbre passage d’Un Été dans le Sahara).
certains oiciers dessinaient au crayon ou à Il passe sept semaines dans les Ziban avec
1. Aristide Merdalle, l’aquarelle, comme ce chirurgien aide-major son ami parisien, le peintre et futur pho-
reproduit dans Pizzaferri qui a laissé une esquisse de la « Casbah de tographe, Auguste Salzmann. Les deux
2011, vol. 1, p. 134.
Biskara » en 1848 (voir le chapitre « Archi- Français voient davantage du pays que ce
2. Voir Nicolas Schaub, tecture et urbanisme ») 1. Mais on n’a pas qui allait être la norme dans la période de
Représenter l'Algérie.
Images et conquête au encore retrouvé de témoignages dessinés pleine expansion du tourisme. Fromentin a
XIXe siècle. Paris : CTHS de l’arrivée du duc d’Aumale et de ses co- le privilège d’être introduit chez les grands
Éditions, 2015, et John
Zarobell, Empire of lonnes, ou du massacre entre les troupes chefs de la région car le commandant
landscape : space and algériennes et françaises dans la nuit du 12 Saint-Germain, son hôte à Biskra, voulait
ideology in French colonial
Algeria, University Park : mai 1844. Ce sont des évènements diiciles faire aux deux « gentlemen » de Paris les
Pennsylvania State à représenter – et de fait les artistes colo- honneurs du pays par l’intermédiaire du
University Press, 2010.
niaux ne s’intéressaient qu’aux victoires, cheik el-Arab, récemment remis au pouvoir
3. Son livre Une année pas aux défaites2. par les Français. Leur pérégrination revêt
dans le Sahel parut en
1859 ; voir Fromentin,
un caractère diplomatique et ils sont logés
Œuvres complètes, Fromentin fait trois voyages en Algérie : en comme des hôtes d’honneur dans la smalah
Guy Sagnes (éd.),
Paris : Éditions de la
1846 à Alger et Blida ; en 1847-1848 avec des de Si-Hamed-Bel-Hadj.
Pléiade, 1984.
87
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
Gustave Guillaumet
Gustave Guillaumet, artiste demeuré quelque
peu méconnu , est un peintre plus puissant
11
Guillaumet s’intéresse moins à la ville de Biskra
elle-même qu’à la région dont elle est la capi-
que Fromentin, mais comme écrivain, ses Ta- tale. Il peint davantage de tableaux à thèmes
bleaux algériens n’ont pas la qualité littéraire à Bou-Saada, située à cent kilomètres à l’ouest
des récits de voyage de son aîné. Guillaumet – la seule rivale de Biskra dans l’histoire de la
rafraîchit le genre orientaliste avec une ap- peinture au Sahara.
proche moins romantique, plus réaliste des
scènes de la vie dans le Sud algérien. Quoique Dans ses Tableaux algériens, il décrit le soin
sorti de l’École des Beaux-Arts de Paris, il n’a apporté pour gagner la coniance d’une fa-
pas suivi la voie classique. Son échec au Prix mille de Bou-Saada ain de s’installer discrè-
de Rome l’a poussé à visiter l’Algérie en 1862, tement dans son modeste logis en pisé, pour
où il a contracté la malaria et passé trois mois y peindre dans la pénombre12. Trois tableaux
à l’hôpital militaire de Biskra. Son premier de cette série sont conservés au musée d’Or-
contact avec la reine des Ziban ne se fait donc say, mais le plus grand de ces intérieurs, Habi-
pas sous les meilleurs auspices. Néanmoins, il tation saharienne (Cercle de Biskra), présenté
11. Une exposition
Guillaumet circulera en est séduit ; il devait revenir dix fois en Algérie au Salon de 1882, a été exécuté plutôt aux
France en 2017-2018 aux pendant la décennie suivante. environs de Biskra. Cet imposant tableau a
musées des Beaux-Arts de
La Rochelle et Limoges, à été très tôt vendu aux États-Unis, et il est
La Piscine de Roubaix, et Guillaumet était un admirateur de exposé à l’Institut du monde arabe à Paris
au musée des Beaux-Arts
d'Agen ; le commissaire Jean-François Millet, et ses premiers ta- pour la première fois depuis cette vente13.
Marie Gautheron est bleaux africains s’attachent à la vie agricole
l’auteur de L’Invention
du désert. Émergence en Algérie : le labour, où les dromadaires Cette Habitation saharienne, qui montre
d’un paysage, du début remplacent les bœufs (1861), ou encore La avec une grande dignité la vie quotidienne
du XIXe siècle au premier
atelier algérien de Gustave Prière du soir dans le Sahara en lieu et place des habitants d’un ksour, a suscité une vive
Guillaumet (1863-1869), de L’Angélus dans les champs normands émotion chez les admirateurs de l’artiste.
thèse de doctorat,
Université Paris-Ouest- (1863). L’intimité des foyers paysans chez On y voit une famille de cinq personnes, la
Nanterre-La Défense Millet trouve même un écho dans les scènes mère assise meulant du blé, une ille debout
(Paris X), février 2015.
de vie quotidienne dans les ksours et douars qui ile de la laine blanche sur un fuseau,
12. Voir Gustave sahariens de Guillaumet. une deuxième ille qui, accroupie, trait une
Guillaumet, Tableaux
Algériens, Paris : Plon brebis, et une troisième qui apparaît dans
Nourrit, 1891, p. 129-132. Son tableau Le Sahara, qui montre pour la la lumière du fond du tableau, descendant
première fois une vision absolue du vide l’escalier qui conduit à la terrasse14. Le qua-
13. Habitation saharienne,
Cercle de Biskra a été acquis dans le grand désert, suscita les louanges de trième enfant est un bébé, dont le berceau
par Walter P. Chrysler, Théophile Gautier et de Paul de Saint-Victor en bois est suspendu par des cordes ain de
l’héritier de la société
d’automobiles, avant au Salon de 1868. Le squelette du droma- le protéger des piqûres de scorpion.
1960 (date de sa première daire au premier plan anticipe la terrible
exposition aux États-Unis) ;
voir http://collection. famine qui frappa l’Algérie en 1868-1869. « C’est là, assurément, écrit le critique Gaston
chrysler.org/emuseum/. Guillaumet a été témoin des ravages de Schefer, le meilleur tableau que l’Orient ait
14. Deux grands dessins cette famine, causée à la fois par la pau- inspiré. Une lumière difuse, trouble à force
préparatoires sont vreté des récoltes et le léau africain des d’être intense, une atmosphère chaude bai-
conservés au musée
d’Orsay. invasions de sauterelles. Guillaumet en fait gnant tous les objets et estompant leurs
le sujet d’un tableau dans la tradition des formes ; en même temps, une poésie agreste,
15. Gaston Schefer,
« L’Orient », L'Exposition
Pestiférés de Jafa du baron Gros, La Famine une simplicité pleine d’art, tout cela donne à
des Beaux-Arts (Salon de en Algérie de 1869 (musée de Constantine, l’œuvre de M. Guillaumet, une saveur exquise
1882), Paris : Société des
artistes français ; Goupil &
esquisses au musée d’Orsay). et puissante15. »
Cie, Paris : 1882, p. 178.
91
Gustave Guillaumet, Habitation saharienne (Cercle de Biskra), 1882, huile sur toile, 146,1 × 173,4 cm. Norfolk,
Virginia (U.S.A.), Chrysler Museum of Art, don de Walter P. Chrysler, Jr. (inv. 71.655).
D’après les connaisseurs, Guillaumet ras- des troncs de palmier, ce qui explique leur 16. Je remercie mes
sources MM. Mohamed
semble une somme de ines observations16. surface noueuse17. Au-dessus de la brebis Slimani, Tahar Ouamane
Derrière la femme, un petit chat se chaufe pend un objet de forme incertaine : il s’agit et Mme Dalila Orfali pour
ces précisions.
auprès du poêle et, à gauche, une poule d’une guebla, une outre faite d’une peau
et ses poussins picorent les restes du blé. de chèvre avec le poil tourné vers l’inté- 17. Aux Ziban, les troncs
de palmier servaient de
Les formes de la meule en granit et du fu- rieur. Et, suspendus au plafond, des objets colonnes et, sciés latérale-
seau sont exactes, ainsi que celle des po- insolites sont accrochés à une icelle : des ment, de poutres ; pour la
xylographie d’après Guil-
teries visibles dans la pièce. Il y a d’autres omoplates de mouton ou de chèvre, la laumet par Charles Courtry,
détails qui échappent au regard européen. grande corne d’un bélier, et des petits sacs voir http://collection.
chrysler.org/emuseum/.
Les deux colonnes qui soutiennent un pla- en cuir. Cet assemblage servait, m’a-t-on dit,
fond de chaume et les poutres (devenus à contrer le mauvais œil, et à protéger les 18. Ces restes de bélier
seraient ceux de l’animal
invisibles sur le tableau mais présents dans occupants de la maison contre les malheurs sacriié pour la grande fête
une xylographie de L’Art, 1882) ne sont pas et les maladies18. musulmane qui marque
la in du hajj (pèlerinage à
des vestiges de bâtiments romains, mais La Mecque), l’Aïd el-Kébir
(la Fête du sacriice).
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
Gustave Guillaumet,
La Séguia, près de Biskra,
Algérie, 1884, huile sur
toile, 100 × 155,5 cm.
Paris, musée d’Orsay
(inv. RF 446).
L’autre tableau le plus connu de Guillaumet
dans la présente exposition est également
considéré comme un chef-d’œuvre : La Sé-
guia, près de Biskra, Algérie. Exposé au Salon
de 1884 à Paris, il comporte, d’après le pro-
moteur de l’orientalisme Léonce Bénédite
(qui allait en 1885 l’acquérir pour le musée
du Luxembourg), une étude de lumière pour
lui équivalente à celle des impressionnistes :
Frederic Arthur
Bridgman, Café à Biskra,
1884, huile sur toile,
46 × 73 cm. Alger,
collection Salim Becha.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
Étienne Dinet et
Sliman Ben Ibrahim,
Khadra, danseuse
Ouled-Nail (1ère édition
1906), enluminée par
Mohammed Racim,
Paris, Henri Piazza,
1925. Alger, collection
Salim Becha.
la traversée des hauts plateaux de l’Éthio-
pie ; Armand Point, né en Algérie et peintre
orientaliste avant de devenir un symboliste
connu à Paris ; Victor Prouvé, ils du maître
décorateur de l’École de Nancy, tous ces
artistes proitent de cette bourse. Après
1907, ces boursiers sont rejoints par des ar-
tistes-voyageurs venus en Algérie grâce aux
bourses de la Villa Abd-el-Tif, une résidence
d’artistes installée dans une villa ottomane,
sur les hauteurs de Hamma à Alger32.
Paul Leroy, Tisseuse à Biskra, Algérie, 1889, huile sur toile, 54,5 × 66,5 cm. Paris, musée d’Orsay, don de Georges et Léon Bénédite
conformément au désir exprimé de son vivant par Georges Michonis, leur ami, 1903 (inv. RF 1977-225).
Maurice Bompard
Larevanche
production de Maurice Bompard est en
abondante. Paysagiste français
surtout le hameau de l’oasis de Chetma.
Ce dernier, à plusieurs kilomètres à l’est
bien connu après 1900 pour ses vedute de de Biskra, est « un bouquet de verdure
Vénise, il débute comme peintre académique que néglige la grande route mais où les
dès 1878. Une bourse de voyage lui permet palmiers sont magniiques et les jardins
de gagner l’Espagne et la Tunisie en 1882. luxuriants » 37. Ici, Bompard développe
C’est une révélation. Bompard devient un une vision franche et déconcertante, son
peintre voyageur : « pas pour de petites es- orientalisme d’atelier faisant place à un
capades exotiques mais de longs séjours où réalisme acharné. Son chef-d’œuvre, Les
il s’installera durablement à l’étranger » 36. Bouchers de Chetma (Marseille, Palais de
Longchamp), se concentre sur une difé-
En mars 1889 Bompard découvre le Sud rence culturelle dans l’alimentation : la fa-
constantinois, et pendant quatre années il çon dont les bouchers arabes découpent
36. Sophie Serra, dans travaille six mois par an aux Ziban, se ren- les carcasses d’agneaux et de chevreaux,
Serra, 2013, p. 28. dant sept fois en Algérie entre mars 1889 après les avoir occis selon le rituel halal, et
37. Lettre de Bompard
et décembre 1893, pour peindre à Biskra, les exposent, encore fraîches, au grand air
citée par Serra, 2013, p 30. Sidi Okba, El Kantara, M’Chounèche et du matin, avant les chaleurs de midi.
101
Maurice Bompard, Ouled-Naïl de Biskra, 1898, huile sur toile, 74 × 60 cm. Rodez, musée Denys-Puech (inv. 1953.48.1).
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
Maurice Romberg de
Vaucorbeil, Femme de
Biskra, 1908, aquarelle
Son sens de la couleur, restreint à Chet-
ma (à part des taches de sang noircies),
Quoiqu’il continuât à peindre des sujets algé-
riens jusqu’en 1899, Bompard devait quitter
et pastel, Alger, s’épanouit dans l’Ouled-Naïl de Biskra. Vi- le pays d’une façon précipitée en 1893 : à
collection Salim Becha. sion nocturne d’une jeune femme en cos- El Kantara, son domestique l’informe d’un
tume de fête, avec sa robe rouge et une complot visant à l’assassiner ain de « lui
mousseline diaphane verte. Bompard ofre enlever sa sacoche » 40. Le traumatisme qui
une image rare en ne montrant pas une s’ensuit lui fait abandonner l’Afrique du Nord
expression de dédain ou de volupté forcée, pour Venise, plus sûre et tout aussi colorée.
mais de contrainte, voire de fragilité de la
jeune « danseuse » dans la loge où elle tra- Maurice Romberg de Vaucorbeil, peintre et
vaille. André Gide, dans les Nourritures ter- aichiste, sort lui aussi d’une formation aca-
restres, donne une description tranchante démique. Son magniique portrait Femme
38. André Gide, Les
Nourritures terrestres de ces appartements minuscules de la rue de Biskra, montre sa grande maîtrise tech-
(1897), Paris : Gallimard, des Ouled-Naïls : nique. Contrairement à les plupart de ses
1981, p. 137-138.
« La nuit, cette rue s’animait. Au haut des œuvres (notamment ses représentations
39. Pour une série escaliers brûlaient des lampes ; chaque équestres) il dévoile ici une grande délica-
de photographies
contemporaines en femme restait assise dans cette niche de tesse d’exécution. Les traits du visage sont
couleur de Lichana voir lumière que la cage de l’escalier lui faisait ; élégamment soulignés par l’aquarelle, et
Mohamed Balhi, Zaatcha
1849 : L’Insurrection des leur visage restait dans l’ombre sous l’or les « boucles bélier » sont à rapprocher de
Ziban, Alger : ANEP, 2015, du diadème qui brillait ; et chacune sem- l’œuvre de Marie Caire-Tonoir, Femme de
p. 40-49.
blait m’attendre, m’attendre spécialement ; Biskra. Le regard lointain, méditatif, accen-
40. Serra, 2013, p. 31. pour monter, on ajoutait une piécette d’or tue encore la fragilité du visage.
103
Maurice Bompard, Ânier à Chetma, 1891, huile sur toile, 48 × 38 cm. Agen, musée des Beaux-Arts (inv. 6 BR).
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
Yvonne Kleiss-Herzig,
Danseuses Ouled-Nails,
32,5 × 32,5 cm, vers
1935, gouache avec
rehauts d’or sur papier,
Alger, collection
Salim Becha.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
51.Thierry Frémaux et
Jacques Gerber, Lumières!
Le cinéma inventé, cata-
logue d’exposition, Paris :
Grand Palais et RMN, 2015
On ne peut sous-estimer l’impact du ciné- traites d’un paysage, expression qu’il pour-
ma (précédé par la chronophotographie de suit après la Première Guerre mondiale.
Jules Marey) sur la vision fragmentée de On distingue les falaises imposantes du
la réalité perçue par les peintres cubistes site, entourées par des bandes compo-
parisiens dès 1909, et les futuristes italiens sées de formes colorées comparables
à partir de 1910. La réalité revue par les aux « lignes-forces » des futuristes italiens
artistes – tel le vol au-dessus de la Manche Giacomo Balla ou Umberto Boccioni. Le
en 1909, observé par le jeune peintre Ro- registre inférieur du tableau montre une 52. Photo de presse
montrant l’aviateur
bert Delaunay et célébré dans l’Hommage synthèse des éléments constitutifs de Lafargue et Bouaziz ben
à Blériot de 1914 – cette perception était l’oasis et de ses deux villages (le « village Gana en passager, dans
Pizzaferri, 2011, vol. 2,
déjà efective à Biskra. En 1912 le lieutenant rouge » et le « village blanc »), soit vingt p. 145.
Max Lafargue faisait voler le Bachaga des palmiers alignés, dont les frondaisons de-
53. Anonyme « H. F.
Ziban, Bou Aziz ben Gana, au-dessus des viennent des formes diaprées, l’eau bleue Valensi », sur Wikipedia.fr
terrains de Beni Mora52. des séguias, des rochers à gauche et des (accès 1er février 2016).
maisons à droite. En 1920-1921 à Bou-Saa- 54. H. F. Valensi, Société
Il est tout de même surprenant de voir da, Valensi analyse avec ce principe syn- des peintres orientalistes
français, catalogue
un futuriste français, Henry Valensi, appli- thétique la perspective d’une rue étroite, d’exposition, Paris :
quer de telles méthodes de composition et rend compte sur un mode abstrait du Grand Palais, n° 386-390 ;
Valensi y participa en
pour peindre des scènes du Sud algérien. délicat processus de pollinisation du pal-
Valensi naît à Alger et y vit jusqu’à l’âge de mier-dattier dans le remarquable Mariage
1906, 1908, 1909 et 1911,
avant de s’orienter vers la 109
société d’avant-garde La
seize ans53. Il expose pour la première fois, des palmiers. Section d’Or.
en 1906, au Salon des peintres orientalistes
grâce à Étienne Dinet et présente des vues Apres les années troubles de la guerre 55. Voir Catherine
Grenier et al., Modernités
impressionnistes d’El Kantara et Biskra54. 1914-1918, Biskra voit arriver un nouvel af- plurielles, 1905-1970 :
Installé à Paris et n’ayant pas besoin de lux d’artistes-voyageurs et de touristes. dans les collections du
Musée d’art moderne,
vendre ses tableaux, il suit le mouvement Depuis 1914, la voie ferrée reliant Biskra à Paris, Centre Georges
de l’avant-garde. Après la parution du « Ma- Touggourt, plus au sud, facilite les dépla- Pompidou, 2013.
nifeste futuriste » dans Le Figaro en février cements dans les régions plus reculées, 56. Voir Marion Vidal-Bué,
1909, il devient un fervent admirateur de F. comme Ghardaïa, capitale mozabite des Les Peintres de l’Algérie
du Sud, Paris : Paris-
T. Marinetti et de ses théories. Valensi est cinq villes du M’Zab56. Paul-Élie Dubois, Méditerranée, 2003.
l’un des organisateurs de la Section d’Or un artiste majeur, arrive en Algérie grâce
57. Voir surtout
en 1912 avec les frères Duchamp, Albert à la bourse de la Villa Abd-el-Tif en 1920, Élisabeth Cazenave,
Gleizes et Jean Metzinger entre autres55. et s’enfonce jusque dans le massif du Explorations artistiques
au Sahara (1850-1975),
Hoggar où vivent les Touaregs57. Au-delà Paris : Éditions Ibis et
El-Kantara, peint en 1913, apparaît comme de Biskra, les artistes découvrent une ré- Association Abd-el-Tif,
2005, et Paul Élie Dubois,
une des premières « expressions » abs- alité plus originale. peintre du Hoggar, Paris :
Éditions du Layeur, 2006.
Maurice Denis
58. Je remercie Marion Maurice Denis, peintre et critique d’art
distingué, n’a rien d’un aventurier lors-
belle mosquée, très ancienne », il remarque
le marché de Biskra :
Vidal-Bué, ainsi que Claire
Denis et Fabienne Stahl qu’il se rend à Biskra en février 192158. L’an- « Grouillement du marché couvert et les ras-
auteurs du catalogue cien artiste symboliste voyage avec sa ille semblements de moutons, chèvres, ânes
raisonné de Maurice
Denis (en préparation) Madeleine, et dès leur arrivée à Alger, ils et chameaux sur la longue avenue Carnot,
pour leur aide en côtoient le peintre Albert Marquet et le avec les nomades, les plus belles loques que
me communiquant
des images et des compositeur Camille Saint-Saëns, visitent j’aie vues : la distribution de bons de pain.
contacts pertinents. la mosquée Sidi Abd-er-Rahman et le Jardin Pittoresque intense ; triomphe du ton local.
d’essai, et rencontrent les collectionneurs Je pense aux carnets de Delacroix [...] Ce qui
59. Maurice Denis,
Journal, vol. 3 (1821-1943), et les artistes de la Villa Abd-el-Tif. Dans son domine ici c’est le rythme des chameaux,
Paris : La Colombe, 1959, Journal, Maurice Denis raconte avec une des ânes, et la ière allure, plutôt lente, des
p. 7-9.
belle alacrité les choses qui ont attiré son hommes : majesté de burnous, les plus sales
60. Denis, 1959, vol. 3, œil de peintre59. mendiants ont de la ligne61. »
p. 8.
61. Ibid. À Biskra, Denis se montre un touriste plutôt Le peintre est sincère dans sa tendance à es-
grincheux, commentant ainsi le Royal Hô- thétiser la pauvreté des gens dans le cadre
Maurice Denis, tel : « plein d’Anglais, luxe insupportable, d’une économie coloniale très inégalitaire.
Le Caravansérail à
Biskra, 1921, huile sur mendicité [...] Notre fenêtre donne sur le Ce que montrent les deux tableaux Le Cara-
carton, 43 × 56 cm. quartier des Ouled-Naïls, sorte de rue du vansérail à Biskra et son pendant L’Abreuvoir
Saint-Germain-en-Laye, Caire, ignoble, dont nous entendons la nuit de Biskra est une féerie de couleurs posées
Musée départemental
Maurice Denis la musique fatigante »60. Après un court sé- sur une observation précise. Denis repré-
(inv. PMD 978.19.1). jour à Sidi Okba, où le peintre apprécie « la sente des lieux que tous les orientalistes
Maurice Denis, esquisse
ont jusqu’alors négligés : la zone des fon- pas hésité à accentuer le contraste entre pour Caravansérail, 1921,
douks et entrepôts au nord du centre-ville, ce modernisme, et le mode de vie des cara- crayon et aquarelle,
au croisement du grand boulevard Carnot vaniers. Comme Claire Denis l’a remarqué, carnet 66, page 27.
Collection particulière.
et du boulevard Gambetta (ou du Nord), le thème de l’entre-aide mutuelle suggérée
avec en son centre l’abreuvoir public62. La par l’utilisation de l’abreuvoir à Biskra sera Maurice Denis, esquisse
centrale électrique, avec sa cheminée haute repris quinze ans plus tard, lorsque Mau- pour L’Abreuvoir
à Biskra, 1921,
de 22 mètres, domine le quartier. rice Denis composera un grand panneau crayon et aquarelle,
décoratif pour le Pavillon de la Solidarité carnet 66, page 37.
Dans ce quartier, les nomades avec leurs nationale à l’Exposition internationale de Collection particulière.
troupeaux et les marchands venus en ca- 1937 à Paris. Là, « Denis a choisi de montrer
ravane – soit du Sahara, des Ziban de l’Est comment l’eau, venue de la montagne, est 62. Voir Marius Maure,
ou de l’Ouest, ou des Aurès au nord – utili- canalisée grâce au travail des hommes, pour plan de Biskra daté 1906 111
pour les noms des rues ;
saient les installations érigées par les Fran- venir s’écouler dans un grand abreuvoir où Denis, ibid., indique « la
çais à leur intention. Il s’agit de cours pour chacun peut puiser » 63. Il reprend la citerne longue avenue Carnot ».
les bêtes, avec de hauts murs et de larges de Biskra comme modèle, en y ajoutant 63. Claire Denis, lettre à
portails. Dans son ravissant petit Carnet de des gens en costume antique. C’est dire l’auteur, le 12 février 2016 ;
voyage n° 66, Denis a exécuté plusieurs des- si les expériences de Denis en Algérie (il a bien qu’une ébauche de
la composition de 1937 ait
sins au crayon et des aquarelles en vue de également peint à Constantine) n’ont pas survécu, la grande toile
tableaux sur Biskra. Il a aussi travaillé avec été supericielles. a disparu.
Détail de la vue aérienne de Biskra par le lieutenant Klipfel, vers 1912, Album 8Fi, vol. 7.
Aix-en-Provence, Archives nationales d’Outre-mer. Détail indiquant l’abreuvoir de
l’avenue Carnot peint par Maurice Denis, et en haut à gauche, la centrale électrique.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
64. Oskar Kokoschka, Oskar Kokoschka, Exode – Col de Sfa près de Biskra, 1928, huile sur toile, 89 × 131 cm. Francfort, Deutsche
Humanist und rebell, Bank Collection (inv. K 19830193).
catalogue d’exposition,
Par Markus Brüderlin (éd.),
Kunstmuseum Wolfsburg,
Munich : Hirmer, 2014. Je
tiens à remercier Régine
Bonnefoit de la Fondation
Kokoschka pour son aide
Oskar Kokoschka
Une
en me communiquant vue plus large des choses est mani- miques des grandes villes, inspirées par
des documents.
feste dans le tableau du grand peintre les « paysages cosmiques » du XVIe siècle,
65. Dans ce voyage, autrichien Oskar Kokoschka, « humaniste comme La Bataille d’Alexandre d’Albrecht
Kokoschka était
accompagné par un et rebelle »64. Vers 1912, Kokoschka devenait Altdorfer. Kokoschka avait une théorie per-
associé de Cassirer, Dr. une vedette de la peinture en Europe cen- sonnelle du paysage : « Mes paysages sont
Helmut Lütjens (dont il
trouvait la présence un peu trale, en tant qu’expressionniste refusant en trois dimensions, peints spatialement,
encombrante), voir Helmut de se joindre au mouvement. Pendant la basés sur une composition elliptique avec
Lütjens, « Erinnerungen an
Oskar Kokoschka » dans : Première Guerre mondiale, il se bat dans deux foci. Parce que j’ai toujours dénoncé
Kokoschka. Beziehungen l’armée autrichienne avant d’être griève- la soi-disant perspective cavalière, avec son
zur Schweiz, Andreas Meier
(éd.), Wabern (Berne) : ment blessé en 1915. Très recherché pour point de fuite unique. L’homme possède
Benteli, 2005, p. 185-195. ses portraits dans les années 1920, Kokosch- deux yeux »66.
66. Kokoschka cité dans
ka visite Biskra au cours de ses pérégrina-
Edwin Lachnit, « Man tions autour de la Méditerranée, inancées Devenu après la guerre un critique acerbe
has two eyes’ : the City
Views », dans Klaus
par la galerie Paul Cassirer de Berlin65. De de la société européenne et de ses religions,
Albrecht Schröder et Tolède à Prague, d’Istanbul au Caire, Ko- Kokoschka veut voir le désert en Algérie et
Johann Winkler (éd.),
Oskar Kokoschka, Munich :
koschka peint surtout des vues panora- en Tunisie, et s’entretenir avec des musul-
Prestel, 1991, p. 30.
Maure, Biskra – Grand désert du Sahara près du Col de Sfa, tirage albuminé, Anonyme, Oskar Kokoschka en conversation
vers 1880, 12,6 × 25,2 cm. Nice, collection Gilles Dupont. avec deux Bédouins entre Tozeur et Biskra,
le 9 février 1928. Vienne, Universität
für Angewandte Kunst, Oskar-Kokoschka-Zentrum.
Apres une semaine, le tableau est terminé Kokoschka n’en a pas ini avec l’Algérie. Sa
et l’artiste en est satisfait : « Mon tableau correspondance révèle le côté méditatif de
est prêt. Aussi bon qu’une esquisse de Ru- son caractère ; il admire la simplicité extrême
bens. Avec un véritable coup de pinceau des mendiants arabes dont l’existence
comme un Fragonard. Je serais jaloux si s’écoule à contempler les grands espaces.
quelqu’un d’autre l’avait peint »71. D’El Kantara, il descend en train à Touggourt
et, ayant eu connaissance d’un « Kloster » à
Les vues panoramiques comme celles de Témacine (à 11 kilomètres de Touggourt), il
Kokoschka sont assez rares. Le peintre s’y rend. Il s’agit de la zaouïa fortiiée de Ta-
Maxime Noiré, qui s’installa dans le pays dans mellaht, dédiée à la confrérie souie très in-
les années 1890, s’intéressa lui aussi à ce genre luente des Tidjania72. Kokoschka rencontre
de vues. Peintre très apprécié de son vivant, le marabout de Témacine, Sidi Ahmet ben
le tableau Boghar, Algérie, efet du matin, est Tidjani, un chérif (descendant du Prophète)
71. Lettre à Anna Kallin [El
Kantara], 29 février 1928, typique de son œuvre. On y voit un campe- réputé détenir un pouvoir de guérison qui
dans Oskar Kokoschka ment de nomades avec leurs troupeaux, dans attirait de nombreux malades à la zaouïa.
Briefe, 1985, p. 191.
la montagne qui borde les premières steppes En présence d’un Père blanc (qui fait sans
72. Guide bleu, 1930, du Sahara vers la in du printemps (au premier doute oice de traducteur), Kokoschka et le
p. 299.
plan les lauriers-roses leurissent). Le cadre marabout parlent de religion. Chose remar-
73. Voir Edith Hofmann, « orientaliste » de ce tableau est en bois ciselé, quable, il a persuadé ce saint personnage
Kokoschka, Life and Work, probablement commandé par l’artiste à un de poser pour un portrait dans la salle de
Londres : Faber and
Faber, 1947, p. 180-181 ; artisan algérois. prière de son « palais »73. D’après un critique,
Winkler et Erling, 1995, ce portrait est « aussi monumental et mysté-
p. 141-142 reproduisent
les lettres détaillées rieux que certaines statues du Bouddha ou
de Kokoschka sur L’Homme au casque d’or de Rembrandt »74.
cette rencontre.
115
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
Beaux-Arts en 198985. Il devient un peintre Amri), est lui aussi diplômé de l’École des
naturaliste, ayant une prédilection pour Beaux-Arts d’Alger mais s’est volontaire-
les sujets fortement inluencés par la tra- ment installé dans sa province de Biskra86.
dition orientaliste, mais avec des inlexions Bien d’autres jeunes Biskris sortent di-
diférentes. Mohamed Messaoudi Lamine, plômés de l’École des Beaux Arts, parmi
peintre et sculpteur né en 1961 (il est l’au- ceux-ci, Abdelali Mouada, installé depuis
teur de la grande frise du monument d’El plusieurs années en France87.
Tahar Ouamane, L’Union estudiantine, peinture murale, Université d’Alger, Tahar Ouamane, Repaires de mon oasis, technique
Faculté centrale, 1978. mixte, 48 × 48 cm, 2016, collection de l’artiste, Alger.
Tahar Ouamane, détail
Cela ne l’a pas empêché de poursuivre, grâce Ouamane a encore eu recours à la céramique du 8 mai 1945, Sétif,
à de idèles soutiens de la part d’intellectuels, peinte pour orner, plus récemment, les es- fresque céramique,
sa carrière en recevant des commandes paces de réception d’universités en Algérie, 1985, Maison de la
culture de Sétif.
publiques de décor de bâtiments et monu- en employant cette fois une palette et une
ments publics. Comme le disait son aîné, Mo- approche stylisée qui font référence aux mo-
hammed Khadda, « Je crois que la peinture saïques romaines (comme celles de Timgad
socialiste, ce sont les fresques » 90. Parallèle- et Lambèse) et aux panneaux à décor loral
ment, il entame une série d’œuvres inspirées de tradition ottomane.
par la poésie arabe – toiles, peintures sur
90. Mohammed
verre, monotypes et gravures incluant des L’artiste est également inluencé par la calli- Khadda, entretiens dans
techniques mixtes avec des feuilles d’or, de graphie couique du Maghreb, notamment Révolution et travail,
13 mars 1966, n° 100, p. 13,
cuivre et de nacre. celle du mihrab de la mosquée de Sidi Okba,
sur lequel s’entremêlent aussi des motifs is-
reproduit dans Bellido,
2002, p. 133. 119
Ouamane est aussi illustrateur, avec plus de lamiques et berbères. La composition même
cents ouvrages à son actif. Il est un des pre- de ce mihrab a longtemps été pour lui une
miers artistes algériens à avoir eu recours, dès source d’inspiration ; Ouamane l’a progres-
1976, à de la documentation photographique sivement interprétée en la synthétisant sous Tahar Ouamane,
pour élaborer ses décors muraux à Skikda, à forme de carrés et de triangles jusqu’à obtenir L’Oasis des Signes,
l’Université d’Alger, (par exemple le panneau une abstraction géométrique. fresque céramique,
2002, Université
intitulée « L’Union estudiantine »), à Tlemcen, Mohamed Khider
Oran ou Sedrata, ainsi qu’à Cuba (La Havane). de Biskra.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
Détail, Massacre
du dimanche noir,
carreaux de céramique
peints, Biskra, 2004.
Photo de l’auteur,
décembre 2013.
Slimane Bécha
Bécha se souvient d’avoir vu, comme un
enfant ébahi, naître un tableau sur la toile
d’un paysagiste européen dans les jardins
de Biskra. Fils d’un « simple cultivateur de
dattes » dans le village de Lebchèche (à
2 kilomètres de Bab-Darb dans le Vieux-
Biskra), il a eu « la chance d’être scolarisé »
en langue française parmi les 44 garçons
(pas de illes) à l’école du Vieux-Biskra.
Après sept années de scolarité, il obtient
son certiicat d’études et un brevet sportif.
À Biskra, il y avait un centre de formation
professionnelle ofrant ces options aux
jeunes Algériens : la mécanique, la menui- 92. Avec l’aimable
serie, la maçonnerie ou la cordonnerie. intervention de
Mohamed Slimani, j’ai pu
(« L’université était réservée à certains », rencontrer et interviewer
dit-il, par exemple les enfants de riches fa- Slimane Bécha à Biskra,
le 14 octobre 2015 ;
milles, comme les Ben Gana). voir aussi Anonyme,
« Portrait : Slimane Bécha,
Il achève ses trois années d’études en mé- artiste-peintre. Une pure
mécanique artistique »,
121
canique automobile en 1962, l’année de El Watan (Alger),
12 mars 2003.
l’Indépendance. Il est embauché en tant
que motoriste le 31 décembre de la même 93. Les « coopérants »
année au grand centre des chemins de fer étaient de jeunes
Européens, pour la
à Constantine, pour la maintenance des plupart français ou
locomotives diesel d’origine française. Les soviétiques – surtout
des enseignants, mais
mécaniciens de la métropole, des « coopé- aussi des ingénieurs,
Slimane Bécha, Autoportrait en grimpeur de dattier,
rants », donnaient des cours sur l’entretien des scientiiques et des
sans date (vers 2014), huile sur carton 30 × 40 cm. chercheurs en sciences
Biskra, collection de l’artiste. des machines93. sociales – qui allèrent
travailler en Algérie
après les accords d’Évian,
Bécha commence à peindre en amateur dans des industries
L’intérieur de la galerie
L’Orientaliste, rue
Boudjemaa, Biskra-
Centre, octobre 2015.
Photo de l’auteur.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La peinture
Des peintres comme Dinet croyaient préser- L’un des collègues de Slimane Bécha, l’ar-
ver ainsi les mœurs et coutumes algériennes tiste-peintre et encadreur Ali Chérif, exé-
menacées par la modernité coloniale. L’évo- cute lui aussi des copies d’après les orien-
lution de la vie en Algérie, surtout depuis talistes. Il les commercialise dans sa galerie
l’Indépendance, a pris d’autres formes, nommée fort à propos L’Orientaliste, située
mais la valeur historique, voire afective, dans la rue principale qui borde l’ancien
de ces représentations d’un autrefois ne « village nègre » (rue Boudjemaa). Ali Ché-
fait plus polémique. rif privilégie la peinture sur des carreaux
de céramique, mais il vend des copies sur
Cet engouement gagne toute la société. toile peintes par d’autres confrères. Sur ses
Un tableau souvent admiré et copié par les cimaises cohabitent des images éditées par
étudiants au Musée national des Beaux-Arts Photochrome Zurich en 1900 imprimées sur
d’Alger, le Biskri ou Porteur d‘eau d’Hippo- toile, des copies de Dinet également impri-
lyte Lazerges, se retrouve dans un intérieur mées, ainsi que des copies peintes d’après
bourgeois à Biskra. Ce n’est pas une repro- Lazerges, Girardet ou Dinet, à côté de ta-
duction photographique, mais une véritable bleaux sur faïence et d’études photogra-
copie peinte avec des couleurs acryliques. phiques de leurs. La galerie L’Orientaliste
Peut-être le sujet rappelle-t-il que des cen- est un espace voué à l’image du passé biskri,
taines d’hommes de la région de Biskra traité sur le mode décoratif et afectif.
partaient travailler dans les grandes villes
comme portefaix, colporteurs ou vendeurs
de boissons (d’où l’appellation « Biskris »
des porteurs d’Alger).
La photographie
Biskra, sortilèges d’une oasis — La photographie
une signature calligraphiée, et sa couver- liens existant entre artistes, collectionneurs 129
6. Ali Behdad, « The
ture de cuir est décorée d’arabesques et et musées, au-delà des frontières histo- Orientalist Photograph »,
de calligraphies. On pense « qu’il a pu être riques et nationales, le tout contribuant à dans Photography’s
Orientalism. New Essays on
compilé pour un très haut fonctionnaire une image exotique de la région, une vi- Colonial Representation,
ou un riche Arabe » car les inscriptions sion accueillie et perpétuée par l’élite du Ali Behdad et Luke
Gartlan (éd.), Los
sont en langue arabe, mais écrites soit en Moyen-Orient. La photographie indigène Angeles : Getty Research
alphabet arabe, soit en alphabet hébraïque. [...] appartient aussi au réseau orientaliste Institute, 2013, p. 13.
Cet album a peut-être été commandé à un qui utilise son vocabulaire et sa thématique
photographe indépendant à l’occasion de la représentation » 6.
d’un voyage. Dans la section dédiée aux
portraits, des légendes accompagnent les
photographies et permettent d’identiier
les personnes photographiées.
Jacques-Félix Moulin, détail de La Kouma, Constantine ; au centre, assis, le Cheik el Arab, Si Amouda, Paris, Bibliothèque national de France.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La photographie
Neurdein Frères,
Biskra, rue des
Ouled Naïls, vers 1880.
Gilles Dupont, l’arrière-arrière-petit-ils
d’Auguste Maure, relate l’histoire de
les hommes d’afaires et des portraits de
famille, pour les Européens résidant dans
Washington DC, son aïeul, arrivé très jeune à El Kantara, la ville. Sur les traces de Jacques-Félix
Library of Congress. où il travaille au service postal vers 1860. Moulin, Auguste Maure déinit l’imagerie
Avant 1870, il crée le premier studio pho- historique de Biskra et des bourgs alen-
tographique de Biskra, La Photographie tours. Son studio ofre aux yeux des rares
saharienne, où il produit de nombreux por- touristes de l’époque des vues des lisières
traits de soldats, des cartes de visite pour de palmiers, des séguias et des routes se
perdant à l’inini, des habitations locales, un guerrier touareg qui visite l’oasis, des
des gourbis en tépée, ou des maisons en « marchands mozabites », des « Nègres »
toub. Il réalise également une petite série et des Soudanais, des « nomades », des
d’intérieurs de maisons qui rappellent la Ouled-Naïls (des femmes uniquement),
peinture de Guillaumet ainsi que des por- des agriculteurs khammès, des militaires
traits d’une grande qualité d’Ouled-Naïls dont des chasseurs d’Afrique, et un « goum
en tenue de danse et de cérémonie qui ri- du Sud-algérien » (compagnie de cavaliers
valisent avec le travail des frères Neurdein. avec leur turban orné de plumes d’au-
truche). 15. Sur les Neurdein, voir
Rebecca DeRoo, « Colonial
Étienne et Antonin Neurdein avec leurs Collecting : Women and
« opérateurs », produisent une grande Vers 1900, en plus de la difusion com- Algerian Cartes Postales »,
Parallax (Londres), vol. 4,
quantité d’images à Biskra 15 , dont des merciale classique de ces tirages et leur n°2 (1998), p.145-157, et
cartes postales qui avaient été tirées à édition en cartes postales, on commence Jacobson, 2007, p.259.
partir de négatifs vendus par les Maure à imprimer des albums entièrement consa- 16. La page porte
après 1900. De cette grande société pari- crés à des lieux prestigieux. Plusieurs la mention « format
24 × 30 », pour des tirages
sienne on connaît au moins deux catalo- photographes de renom en composent éventuels. Cet album est
gues commerciaux (à l’usage d’agences comme Jean Geiser, installé à Alger, qui conservé à la Bibliothèque
des frères Neurdein) qui permettent une visite Biskra en 1890 et utilise son fonds
nationale de France ;
mes remerciements à
135
étude de leur production dans les Ziban. d’images pour l’illustration d’un livre de M. E. Bouillon pour me
l’avoir indiqué.
Le premier, l’Album-Référence des vues voyage. De son côté, la maison Neurdein
d’Algérie, 1890, est produit à Paris en 1890 édite un album de luxe comprenant 35 17. Neurdein Frères,
Collections de sujets
(avant l’ère de la carte postale illustrée) photographies originales de Biskra19. En édités dans le format
et contient plusieurs pages sur Biskra ; revanche, Marius Maure publie un album carte postale, Neurdein,
1900, Paris, collection
chacune d’elles constituée de 18 petits de moins bonne qualité car il a recours particulière.
tirages numérotés16. Le deuxième cata- à des reproductions en photogravure20.
logue, les Collections de sujets édités dans Quant à la société Léon et Lévy, elle édite 18. David Prochaska,
« Returning the gaze :
le format carte postale17 ne possède aucune un recueil de 24 vues sur Biskra vers 1910. Orientalism, gender
illustration mais inventorie les titres de 140 Des particuliers composent eux aussi des and Yasmina Bouziane’s
photographic self-
cartes sur Biskra et ses environs (notam- albums dont ils achètent séparément (par portraits », dans Modern
ment El-Kantara). exemple l’album de Moulin conservé aux Art and the Idea of the
Mediterranean, Vojťch
Archives nationales d’Outre-mer a été as- Jirat-Wasiutýski et
La situation géographique de Biskra, un semblé par le général Daumas, premier Anne E. Dymond (éd.),
Toronto : University of
carrefour entre le Sahara et la montagne chef des Bureaux arabes). Pourtant les Toronto, 2007, p. 230.
kabyle, en fait un lieu privilégié pour capter albums des professionnels, en se focali-
19. Neurdein Frères,
ce qui sera les célèbres scènes et types de sant sur une seule ville, ofrent de riches Biskra, sans date
la maison Neurdein. David Prochaska a en recueils de souvenirs. Certains d’entre (vers 1900), album
photographique avec
efet montré que ces études pseudo-eth- eux ont même été difusés en métropole 24 planches, Aix-en-
nographiques ont été prises à Biskra et en raison de la localisation du siège social Provence, ANOM.
à Laghouat, plus au sud18. Ces scènes et de leurs éditeurs (Neurdein Frères établi 20. Marius Maure,
types incluent des « Arabes », des Chaouia, à Paris). France-Album. Biskra & ses
environs. 75 vues, Notice &
un Plan, Paris, France-
Album, sans date (vers 1900).
Biskra, sortilèges d’une oasis — La photographie
Une série de plaques de verre stéréosco- la rue ou des processions d’une confrère-
piques, datées de janvier 1906, est conser- rie souie23.
vée à l’Institut du monde arabe. L’une
montre une vue de l’intérieur du « village Dans les années 1890, la photographie tou-
nègre », et une autre, la visite d’une tou- ristique prend un nouveau tournant avec
riste française accompagnée de son guide, l’arrivée d’un appareil plus léger, possédant
au vieux fort turc (peut-être celui au nord une vitesse d’obturation instantanée, le
de la ville). Kodak. On assiste alors à une multiplication
de clichés amateurs. Le Kodak se tenait à
Les éditeurs de cartes postales proitèrent hauteur de l’estomac ain de centrer l’ob-
également de ce procédé. Julien Damoy, jectif et fonctionnait avec des pellicules de
riche épicier parisien, édite 26 séries de 24 24 vues que l’on déposait en agences pour
cartes stéréoscopiques sur des villes cé- leur développement sur place (tous les stu-
lèbres (Londres, Bruxelles, Nice, etc.) dont dios de Biskra ofraient cette facilité). Le
Alger et Biskra. Ces séries constituent un « snapshot » était né. Les photographies de
corpus original sur la vie quotidienne des l’artiste-peintre d’avant-garde Henri Evene- 23. Voir « Vues
Arabes. Damoy photographie notamment poël montrent une tout autre approche de stéréoscopiques Julien
Damoy », dans CPArama, 5
la procession d’une grande fête, une « noce la vie locale, informelle et improvisée (voir juillet 2011 (en ligne) pour
indigène » vers M’Cid, des musiciens dans le chapitre « La sensibilité d’avant-garde »). la liste complète.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La photographie
Walter Cunningham
Hume, The Great Sahara.
Cultivation, date palms,
and dry bed of River
Biskra, album d’Algérie
et de Tunisie, décembre
1904, tirage albuminé.
Brisbane, Fryer
Library, The University
of Queensland.
Walter Cunningham
Hume, The Great Sahara,
Biskra, album d’Algérie
et de Tunisie, décembre
1904, tirage albuminé.
Brisbane, Fryer
Library, The University
of Queensland.
139
Photochrom Zurich, Biskra, le marché, tirage moderne. Washington DC, Library of Congress, courtoisie
Photography Collection.
L’autochrome est le premier véritable pro- place importante dans cette production
cédé de photographie en couleur ; il utilisait d’autochromes. Le photographe et éditeur
des plaques de verre recouvertes d’une pré- d’art Jules Gervais-Courtellement travaille
paration à base de graines de pomme de à Biskra en 1910, ses clichés sont conser-
terre microscopiques24. La Société Lumière vés au musée Albert-Kahn : des tentes à la
le met au point en 1903 et le commercialise lisière de l’oasis, une famille préparant un
24. Pour des précisions
à partir de 1907, jusqu’aux années 1930. Les couscous en plein air ; « Un maître faisant techniques voir http://
autochromes dominent alors le marché de l’école coranique »26. www.autochromes.
culture.fr, et l’article
la photographie. Les « Archives de la pla- qui s’y rapporte
nète »25 est le recueil autochrome qui, pour D’autres auteurs demeurés anonymes pra- sur Wikipédia.
les historiens de l’art, est le plus important tiquent également l’autochrome avec suc- 25. Voir le site du musée
à la fois pour son nombre de clichés et son cès. À Biskra, un photographe fait poser Albert Kahn : http://albert-
esthétique. À partir de 1909, Albert Kahn, trois enfants pour un cliché dont il existe kahn.hauts-de-seine.fr
un banquier alsacien, engagea des photo- trois variantes, deux illes en habits verts et 26. Gervais-Courtellement
graphes pour parcourir le monde ain de un garçon en djellaba et chechia rouge, se était un éditeur connu
d’Alger, qui présenta le
constituer cet inventaire des peuples du tiennent devant un grand tronc de palmier, livre de Jules Fréchon,
monde, de leurs modes de vie et de leurs dans la lumière changeante du jour. Biskra pittoresque et
artistique (Alger, 1892).
coutumes. L’Afrique du Nord occupe une
Biskra, sortilèges d’une oasis — La photographie
Lieutenant Klipfel,
3e Tirailleurs, Biskra-
Ville vue à travers
l’entretoise des ailes
d’un biplan, 1912, tirages
argentique. Aix-en-
Provence, Archives
nationales d’Outre-Mer.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La photographie
CIM Photographe,
Village du Vieux-Biskra,
carte postale, vers
1950, Sydney, collection
DORA. Village de
Ras-el-Guerriah avec la
mosquée de Sidi-Djoudi.
Le Casino de Biskra est
visible tout en haut,
à droite.
29. Pizzaferri,
vol. 4, p. 3-25, « l’école
au XXe siècle », comporte
de nombreuses
photographies ; les
principales écoles de
l’époque coloniale étaient
l’école franco-arabe
(construite en 1897
et dont le bâtiment
subsiste), une école
maternelle, l’école de
illes des Allées, l’école de
garçons des Allées, l’école
de garçons Lavigerie,
l’école du Vieux-Biskra.
On compte aussi des
institutions religieuses
Autionnel
tournant du siècle, le portrait institu-
prend de l’importance à Biskra.
ensembles sur les marches d’une école29.
Les photographies de groupes scolaires,
comme l’école des Sœurs Paul Pizzaferri a publié une série de por- d’équipes sportives, de jeunes scouts,
de Notre-Dame d’Afrique,
et l’ouvroir des Sœurs
traits, dont les plus anciens datent de 1906- donnent une idée de la vie quotidienne
blanches (un grand atelier 1907, montrant des groupes d’écoliers et des habitants aisés de Biskra-Ville, difé-
de tissage de tapis qui se
trouvait près de Ras-el
d’écolières musulmans et pieds-noirs, assis rente de celle des gens de passage, qu’ils
Guerriah).
soient touristes, marchands ou militaires.
Certaines séries témoignent de l’impor-
tance des repères « familiaux » des colons
qui reproduisent leur monde en plein dé-
sert : les écolier(e) s, pendant les années
1930, étaient photographiés déguisés en
« natifs » des régions françaises – les Bre-
tons, les Niçois – mais aussi « en Arabes »,
voir en Pierrots, en marins, en cuisiniers,
ou en personnages du théâtre français30.
Anonyme, La famille Maure, Biskra, tirage albuminévers 1905. Collection Nicole Peyriere (née Maure). Cette photo a été prise à l’occasion
de l’enterrement de Magdeleine Sibille, l’épouse d’Auguste Maure, qui se trouve dans l’encadrement de laporte ; son ils Marius est à
gauche avec une veste blanche et un chapeau.
De Barcelonnette à Biskra
C’est dans la vallée de l’Ubaye dans le
Sud-Est de la France, tout près de Bar-
recueilli par sa grand-mère maternelle ha-
bitant Cholonge, situé dans le canton de
34. Joseph Augustin
Maurea eu un seul frère, celonnette, que sont ancrées les origines La Mure, en Isère.Vers 1855, encore ado-
Germain Auguste Maure, de la famille Maure. Joseph Augustin lescent, Auguste se rend pour la première
né le 13 juillet 1839 et
décédé le 5 aout 1840. Maure (dit Auguste) est né à Marseille le fois en Algérie pour travailler auprès de son
4 décembre 184034. Il est l’arrière-petit-ils jeune oncle, Louis-Germain Bertrand, qui
35. L’Afrique du Nord de propriétaires-cultivateurs de Barcelon- avait d’abord été boulanger à Biskra35.
illustrée, mai1931
nette. Orphelin à l’âge de douze ans, il est
Auguste Maure, Diligence
Maure, Le studio
Photographie
saharienne, vers 1870.
Collection Nicole
Peyrière (née Maure).
L’essor du studio
Photographie saharienne
Auguste Maure,
Deux soldats en tenue
de zouave, cartes de
visite, vers 1880. Nice,
collection Gilles Dupont.
La fin du studio
En 1934, regrettant qu’aucun de ses en- Mme Landron et dirige de fait le studio,
fants ne soit disposé à reprendre le lam- prenant inalement possession des lieux.
beau, Marius cède le studio Photographie Marius Maure décède en 1941 à Rouïba,
saharienne, avec l’ensemble de ses fonds, près d’Alger. Ses descendants n’ont hélas
à Mme Thérèse Landron, elle-même photo- conservé aucune photographie, hormis
graphe. Le ils d’Alexandre Bougault, qui gé- quelques clichés de famille.
rait le syndicat d’initiative de Biskra, épouse
Henri Evenepoël, Son père Edmond Evenepoël en présence du caïd supposé de Sidi Okba (Cercle de
Biskra), tirage argentique, Album de voyage Algérie-Tunisie 1898. Paris, musée d’Orsay, (inv. PHO
2003 1 à 257).
La sensibilité
d’avant-garde
Biskra, sortilèges d’une oasis — La sensibilité d’avant-garde
Après le déclin subit du tourisme de luxe dans les années 1930, la réputation interna-
tionale de Biskra s’est maintenue grâce au souvenir du passage de quelques artistes
d’avant-garde : peintres, écrivains, musiciens. Après l’Indépendance de l’Algérie, leur aura
dans les universités, les concerts et les expositions d’art, a perpétué le nom de cette ville
excentrée de l’Afrique du Nord.
André Gide
Parmi tous les artistes venus visiter Biskra,
André Gide est le plus célèbre. C’est dans
qu’il a de lui-même à Biskra, dès 1893, est
relatée dans quatre autres récits autobio-
ses œuvres que les références à cette ville graphiques. Il s’agit de livres de voyage et
sont les plus nombreuses ; il a de plus situé de spéculations existentielles : Les Nourri-
son premier roman, L’Immoraliste, écrit en tures terrestres (1897), Amyntas (avec la
1902, dans l’oasis de Biskra (renommée partie Notes de route, datée de 1903), son
1. Hamid Grine, Le Café
de Gide, Alger : Éditions
« Béni-Mora »). Plus encore, la « révélation » autobiographie écrite en 1925, Si le grain
Alpha, 2008, p. 32.
Jacques-Émile Blanche,
André Gide et ses amis
au Café maure de
l’Exposition universelle
de 1900, 1901, huile
sur toile, 156 × 220 cm.
Rouen, musée des
Beaux-Arts, Bridgeman
Images (ne igure pas
dans l’exposition).
On voit derrière Gide,
portant la moustache,
son ami biskri, le poète
Athman ben Salah.
ne meurt, et enin dans le premier tome de Michel parle, entre autres langues, l’arabe
son Journal, publié vers 1933. Ce dernier - ce n’était pas le cas de Gide -, ce qui lui 2. Voir Robert S.
Hichens, Yesterday : the
reçut un tel accueil que l’écrivain Robert S. permet de fréquenter les cafés et même Autobiography of Robert
Hichens, auteur du roman orientaliste très de s’introduire dans des familles. Michel/ Hichens, Londres : Cassell,
1947, p.66. L’édition
populaire The Garden of Allah dont l’intrigue Gide évite autant que faire se peut les mili- anglaise The Journals of
se déroule à Biskra, l’emporta avec lui dans taires, les colons, les aristocrates qui étaient André Gide, Justin O’Brien
(trad.), Londres : Secker
ses nombreux voyages dans l’entre-deux- nombreux à Biskra, et pour lesquels il avait and Warburg, 1947 a été
guerres2. un dédain propre à l’esprit d’avant-garde. largement difusée dans
le monde anglophone.
À noter que The Garden
Comme nombre de touristes après 1888 Par l’intermédiaire de Marceline, Michel of Allah de Hichens a été
beaucoup plus lu que Gide
(date de l’arrivée du chemin de fer), Gide fait la connaissance de quelques garçons à l’époque, avec 21 éditions
venait à Biskra pour soigner sa tuberculose, et adolescents algériens qui deviennent ses entre 1904 et 1912.
une afection pulmonaire dont l’issue était amis. Il est sensible à leur beauté physique, 3. Il existe toute une
alors souvent fatale. Il a été traité avec et à la manière poétique avec laquelle ils littérature sur cette
question ; voir Robert
succès dans les bains chauds du Hammam voient le monde. Quoique voilée dans le Aldrich, Colonialism and
Salahine par le Dr. Dicquemare. Très so- texte, l’attirance homosexuelle chez Mi- Homosexuality, Londres :
Routledge, 2003 ; Emily
ciable, Gide s’y rendait avec un ami, le jeune chel transcrit l’expérience de Gide3. À l’âge Apter, André Gide and the
peintre Paul-Albert Laurens, le ils d’un très de vingt-quatre ans, Gide a eu à Biskra une Codes of Homosexuality,
Stanford French and Italian
célèbre maître de l’art « pompier », Jean- suite d’expériences charnelles, y compris Studies, 1987 ; et Apter,
Paul Laurens. Bien que Gide ne relate pas avec la première femme qu’il ait connue Continental Drift : from
national characters to
dans son Journal sa première venue à Biskra dans sa vie, une prostituée nommée Me- virtual subjects, Chicago :
en 1893, on peut tenter de la reconstituer ryem, qui allait bientôt devenir la maîtresse University of Chicago
à partir des souvenirs évoqués dans ses d’un ami de collège de Gide, l’écrivain et Press, 1999. 155
écrits ultérieurs. poète Pierre Louÿs4. 4. Voir Pierre Louÿs, Les
Chansons de Bilitis, Paris :
Fayard, 1895 ; et André-
Le caractère autobiographique de L’Immo- Hamid Grine évoque le paradoxe que consti- Ferdinand Herold et Pierre
raliste est incarné dans le personnage prin- tue un grand écrivain dont on ne peut admi- Louÿs, Journal de Meryem,
(1894), publié et annoté
cipal, Michel, un jeune homme de lettres rer les mœurs. Cela témoigne des complexi- par J.-P. Goujon, Paris :
(classiciste et linguiste), venu à Biskra pour tés de la société algérienne contemporaine, Nizet, 1992.
se soigner. Son mariage avec Marceline qui évolue vers un islam réformé. La tenta- 5. Dans Albert Truphémus,
avait été conclu ain de donner satisfac- tive du protagoniste de Grine est de décou- Les Khouan du « Lion
Noir » : scènes de la vie à
tion à son père mourant – une union sans vrir, au seuil du XXIe siècle, la vérité sur ce Biskra. Alger : Soubiron,
amour. Tombé gravement malade durant qu’il appelle « la pédérastie » de Gide, par 1931 (ré-éd 2008), l’auteur
critique avec force le
son voyage de noces en Tunisie, Michel l’intermédiaire d’un Biskri défunt, Omar, tourisme colonial qui
s’installe avec sa femme à Biskra, dans un qui se disait un ancien ami de l’écrivain5. À conduisait au dévoiement
moral des jeunes garçons –
hôtel qui devait être l’Oasis, hôtel où Gide la in du roman, la découverte du journal les yaouleds –, corrompus
continuera à descendre. Pleine de dévoue- d’Omar, écrit en 1903 pendant la présence par leur pauvreté et
les mœurs malsaines
ment, Marceline soigne son mari qui, petit de Gide et de sa femme à l’hôtel l’Oasis, qu’il attribue aux riches
à petit, recouvre la santé. fait la preuve que Monsieur Gide, bien qu’il Européens. Truphemus
était un instituteur
ait paru circonvenir le jeune Omar par ses indigénophile, présent à
En goûtant sans grand intérêt plusieurs des attentions, n’a pas tenté d’avoir avec lui de Biskra depuis 1908.
« attractions » de Biskra, Michel regarde rapports physiques.En conséquence, pour 6. Il faut malgré tout lire
avec suspicion la foire touristique que la le romancier Grine, et pour les Biskris d’au- dans Si le grain ne meurt,
les aveux de Gide sur
ville génère à cette époque. Il est davan- jourd’hui peut-être, il n’existe pas de preuve Ali, Athman, Meryem et
tage intéressé par le petit peuple algérien et déinitive pour accabler le grand écrivain6. Embarka (p. 261-73) et
sur Oscar Wilde, Alfred
son habitat dans ce pays à l’orée du désert. Douglas et Ali à Biskra
(p. 304-08).
Biskra, sortilèges d’une oasis — La sensibilité d’avant-garde
Sa capacité d’observation, sa prose limpide l’an passé ! Que de fois je me suis levé de
font des écrits de Gide, dans leur totalité, mon travail pour l’entendre ! Pas de tons ; du
le témoignage le plus utile sur le Biskra au- rythme ; aucun instrument mélodique, rien
tour de 1900 – on a d’ailleurs recours aux que des tambours longs, des tam-tams et
analyses de Gide à maintes reprises dans des crotales… crotales qui font entre leurs
le présent catalogue. De plus, ses opinions mains presque le bruit d’une averse. À trois,
sont souvent peu orthodoxes, car il avait ils exécutent des véritables morceaux ;
une perception critique du colonialisme et rythme impair, bizarrement haché de syn-
de ses abus, en même temps qu’il proitait copes, qui afolent et provoquent tous les
de la présence française dans le Sahara7. bondissements de la chair. Ce sont, eux,
Gide était de ceux qui préféraient fuir Alger les musiciens des cérémonies funèbres,
7. Dans son Voyage au et les lieux trop reconstruits sur le modèle joyeuses, religieuses ; je les ai vus scander
Congo de 1927 (Paris :
Gallimard) Gide fait français, sans être pour autant un aventu- la danse des bâtons et les danses sacrées
une critique vive et rier ; il aimait son confort ! dans la petite mosquée de Sidi-Malek. Et
convaincante des abus
des grandes entreprises j’étais toujours le seul Français à les voir » 8.
européennes envers Cette clairvoyance, cette inesse d’observa-
les ouvriers noirs dans
les colonies. tion constituent l’apport de Gide à la « sen- Dans son appréciation de la musique
sibilité » d’avant-garde. Par exemple, Gide « nègre », Gide anticipe d’une bonne dé-
8. André Gide, Journal,
1889-1939, Paris : Pléiade, a été parmi les premiers à écrire un éloge cennie les études que le compositeur Béla
1948, p. 82-83. de la musique des Noirs de Biskra : Bartók consacrera à la musique à Biskra. En
9. Voir Gareth Stanton,
somme, la lecture de Gide est essentielle
« The Oriental City : a « Les sons du tambour nègre nous attirent. pour se faire une image de Biskra au tour-
North African itinerary »,
dans Third Text, 3-4 (1988),
Musique nègre. Que de fois je l’entendis nant du XXe siècle9.
p. 3-38.
Henri Evenpoël
Ilbrève
faut ajouter un photographe dans cette
évocation de « la sensibilité d’avant-
garde » à Biskra. La technique de la photo-
graphie a considérablement contribué à la
connaissance de la vie à Biskra, et cela dès
les années 1850, avec la venue de Moulin
et de Beaucorps. On doit l’image que l’on
a de la ville et ses alentours essentielle-
ment aux photographes. Henri Evenepoël
est davantage connu comme peintre que
comme photographe. Il appartenait aux
milieux progressistes à Bruxelles (sa ville
natale) et à Paris, où il résida pendant les
années 1890. Il est un des artistes les plus
marquants à sortir de l’atelier de Gustave
Moreau à l’École des Beaux-Arts (où il eut
pour confrères Matisse, Marquet, Paul
Baignières et Georges Rouault). Mort de
la typhoïde à l’âge de 27 ans, en 1899, Eve-
nepoël a malgré tout laissé de superbes de fête nègre de Blida, Le marché de Blida Henri Evenepoël, 157
L’Annonce de la fête
portraits peints de sa famille et ses amis, et la Fête nègre – le noyau bien connu de nègre à Blida, 1898, h/t,
des scènes de rue avec un sentiment de son œuvre « d’orientaliste ». À cause du 77 × 100cm. Bruxelles,
la couleur et un sens du décor marquants. froid, il se rapproche de la mer, à Tipasa, musées royaux
des Beaux-Arts de
Sans oublier les nombreux tableaux impor- ville célèbre pour ses ruines romaines, où Belgique (ne igure pas
tants et esquisses à l’huile exécutés lors du il demeure six semaines. Il y exécute une dans l’exposition).
long séjour hivernal qu’il it en Algérie, du quarantaine de pochades et d’esquisses.
29 octobre 1897 au 9 mai 189810. Le 27 mars 1898 son père Edmond, haut
fonctionnaire et musicologue à Bruxelles, 10. Hubert Coenen,
« Evenepoël et la peinture
Evenepoël se rend en Algérie sur les conseils le rejoint avec une de ses tantes. Le père orientaliste belge du XIXe
de son médecin ain de soigner lui aussi une et le ils voyagent ensemble pendant deux et du début du XXe siècle »,
dans Elaine de Wilde et
maladie pulmonaire. Il demeure d’abord mois : d’abord à Blida et Tipasa, puis aux al., Henri Evenepoël, 1872-
à Alger, mais ses impressions sont mau- alentours : « nous avons parcouru les en- 1899, Bruxelles : Musées
royaux des Beaux-Arts de
vaises : « J’ai peu apprécié, écrit-il, les bien- virons de Batna avec les anciennes villes Belgique, 1994, p. 125-152.
faits de la civilisation […] Alger est une ville romaines de Timgad et Lambèse – Biskra,-
11. Lettre citée dans Paul
assassinée. D’après d’anciennes gravures et Siddkba [sic], Constantine, Tunis, Kairouan. Fierens, « Henri Evenepoël
des documents j’ai pu me rendre compte de Cette dernière ville pour moi est le point le en Algérie », dans Études
d’art, publiées par le
ce qu’était la ville ancienne […] L’Algérie est plus intéressant du voyage… Là le français Musée national des Beaux-
européanisée […] partout les cheminées n’a encore rien démoli, rien bâti » 12. Arts d’Alger, n° 3, 1947-48,
p. 24.
d’usines remplacent les minarets » 11. Ayant
peint quelques études à l’huile, il s’échappe Tout au long de ce voyage Henri Evenepoël 12. Evenepoël, lettre
du 28 mai 1898, dans
vers l’intérieur du pays. Avec son ami Raoul utilise un appareil photographique « un petit Francis Hyslop (éd.), Henri
du Gardier, il séjourne deux mois à Blida. achat de luxe que je me suis payé […] C’est Evenepoël à Paris : lettres
choisies, Bruxelles : La
Là, Evenepoël parvient à peindre l’Annonce l’achat d’un Pocket-Kodak, petit appareil pho- renaissance du livre, 1971,
p. 173.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La sensibilité d’avant-garde
Henri Evenepoël, L’auteur feuilletant ses albums de
l’Algérie dans son appartement rue de la Motte-
Piquet, tirage argentique, Paris, 1898. Bruxelles,
Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.
Henri Evenepoël,
cadrage intégral
du cliché montrant
Edmond Evenepoël qui
s’entretient avec une
femme, rue Arcelin
(quartier des Ouled-
Naïl) à Biskra, tirage
argentique, Album de
voyage Algérie-Tunisie
1898. Paris, musée
d’Orsay (inv. 2003 1 à
257), Paris.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La sensibilité d’avant-garde
Henri Matisse
Henri Matisse, Nu bleu (Souvenir de Biskra), 1907, h/t, 92 × 140 cm. Baltimore, The
Cone Collection, Baltimore Museum of Art (ne igure pas dans l’exposition). On a énormément écrit sur le Nu bleu. Jack
Flam en ofre un résumé circonstancié :
« Cette femme est une sorte de Vénus afri-
caine moderne, et la � laideur ” volontaire
18. Jack Flam, « Matisse
Lesume
voyage d’Henri Matisse en Algérie se ré-
à une brève excursion qui, si elle n’a du tableau a valeur de négation du nu aca-
à Collioure, évolution pas été très fructueuse en termes d’œuvres démique, un peu comme l’Olympia de Ma-
du style et datation des produites in situ, est néanmoins un moment net plus de quarante ans auparavant » 18.
tableaux 1905-1907 », dans
Matisse-Derain, Collioure majeur dans l’iconographie de Biskra. Ceci En efet, la critique française a été très sé-
1905, un été fauve, Paris : en raison du célébrissime Nu bleu « Souve- vère lors de son exposition au Salon des
Gallimard, 2005, p. 43.
nir de Biskra », une huile sur toile de 1907. Indépendants en 1907 ; Louis Vauxcelles
19. Voir Roger Benjamin, On trouve de plus dans sa correspondance par exemple, le traitant de « nymphe hom-
« Expression, Disiguration :
Matisse, the Female Nude
éparse, et patiemment regroupée, un com- masse » en raison de sa tête rasée et de sa
and the Academic Eye », mentaire sur son expérience de peintre, puissance physique19. Parmi les propos ré-
dans In Visible Touch :
Modernism and Masculinity,
riche d’enseignement sur l’attitude d’un cents des historiens d’art dans un contexte
T. Smith (éd.), Power artiste de l’extrême avant-garde, en 1906, postcolonial, James Herbert voit dans la
Publications, Sydney, et
University of Chicago Press,
vis-à-vis de Biskra et des efets du voyage couleur bleue de la femme une référence
1997, p. 75-106. dans un pays et une culture étrangers. possible aux femmes touarègues du Sahara,
20. Herbert, James
avec leur peau teintée par leurs vêtements D., Fauve Painting :
teints à l’indigo. De son côté, Alastair Wright the Making of Cultural
Politics, New Haven : Yale
a souligné l’incertitude de l’identité sexuelle University Press, 1992, p.
et raciale de ce corps, écrivant « Comme 158, et Alastair Wright,
Matisse and the Subject of
pour la représentation du sexe, le tableau Modernism, Princeton, NJ :
brouille les codes picturaux, mélangeant Princeton University Press,
2004, p. 168.
les signes visuels par lesquels la peinture,
typiquement, signiiait la race » 20. 21. Wright, 2004, p. 169
propose la photographie
« La Florentine » de
Le cas est complexe parce que Matisse a en l’Humanité féminine
(1907) comme source
même temps sculpté une igure de femme probable du Nu bleu ; dans
en terre cuite avec le même geste, mais qu’il Ellen McBreen, Matisse's
Sculpture : The Pinup and
intitula L’Aurore. La partie « africaine » du the Primitive, New Haven :
Nu bleu « Souvenir de Biskra » vient en pre- Yale University Press,
2014, l’auteur pousse
mier lieu du décor : les leurs pourpres des ce genre d’enquête,
« violettes africaines » et les palmes dans le commencée par Isabelle
Monod-Fontaine et
fond. Mais ces palmes sont bien observées : Catherine Lampert dans
ce sont de jeunes palmiers-dattiers que l’on The Sculpture of Matisse,
Londres : Thames &
plante directement en terre dans les pal- Hudson, 1984.
meraies des Ziban. Quant à la igure de la
22. Pour un résumé
femme elle-même, on peut la rapprocher aiguë de la littérature
Collection Idéale. 219. Jeune Mauresque, carte postale
des photographies de nus « artistiques » – vers 1905, Sydney, Collection DORA. Il s’agit d’un sur ces cartes postales,
on sait que pendant l’hiver de 1906 Matisse exemplaire de la carte envoyé d’Alger par Henri
si controversées depuis
Malek Alloula (1981),
161
s’est inspiré des modèles photographiques Matisse à Henri Manguin, datée Alger 23 mai, 1906 voir François Pouillon et
(Archives Jean-Paul Manguin). Michel Mégnin, « Le miroir
de la série L’Humanité féminine (un « hebdo- aux alouettes, destin
madaire ethnographique et érotique » selon sociologique des images
du nu indigène », L’Année
Ellen McBreen). Avec Mes modèles, cette abonde, mais pour voir plus loin il faudrait du Maghreb, VI, 2010, p. 19-
revue a inluencé plusieurs igures sculptées y vivre quelques mois. J’y suis depuis quinze 45 ; [http://anneemaghreb.
revue.org/796].
et quelques tableaux de Matisse21. jours et j’ai 8 jours au moins passé en che-
min de fer et en bateau. » 24 23. Sur le site internet
On peut supposer que Matisse a été ému spécialisé dans les cartes
postales anciennes,
sensuellement par certaines cartes pos- Certes Matisse a conscience de la réputa- Delcampe.com, cette
tales de femmes indigènes22. Il en envoya tion des femmes Ouled-Naïls. carte n’est accessible
qu’aux visiteurs ayant plus
au moins cinq depuis l’Algérie : deux avec de 18 ans en raison son
des scènes de rue, deux avec des femmes La carte « ethnographique » qu’il envoie à imagerie « blessante ».
dénudées, et une montrant des Ouled-Naïls Manguin montre trois femmes en tenue 24. Matisse à Manguin,
en costume de fête. La Jeune Mauresque est de fête, une scène posée dans une palme- carte postale, Collection
Idéale. 219. Jeune
une révélation. raie (à noter le jeune palmier à droite, et mauresque, datée Alger 23
la femme étendue par terre). Matisse ad- mai, 1906, Archives Jean-
Pierre Manguin, texte cité
Malgré le côté érotique de l’image, voire met avoir assisté à une « danse du ventre » dans Dominique Fourcade
provocant vu la jeunesse du modèle23, le à Biskra : « Quant à la danse du ventre, je et al., Matisse 1904-1917,
Paris : Centre Georges
message au verso de Matisse à son vieil ami, n’ai pas cherché à en voir à Alger, mais j’en Pompidou, 1993, p. 76.
le peintre Henri Manguin, appartient à un ai par hasard vu pendant un quart d’heure
25. Matisse à Manguin,
autre registre : « Je quitte l’Algérie y étant à Biskra. Les fameuses Ouled-Naïls, quelles lettre de Collioure du
resté trop peu de temps pour travailler car blague ! On en a vu des cent fois mieux à 7 juin 1906, citée dans
Pierre Schneider, Matisse,
c’est un gros morceau, le pittoresque y l’Exposition. » 25 Londres : Thames &
Hudson, 1984, p. 158.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La sensibilité d’avant-garde
UnGrammont
texte récemment exhumé par Claudine
montre que Matisse donne,
Matisse a quand même vécu des moments
où il n’a pas eu l’impression que « tout [ici]
dans ses conversations de 1941, sa propre est truqué » 29, où il a cru voir une cérémo-
explication du motif du Nu bleu, bien éloi- nie authentique :
gnée de celles des historiens de l’art :
« J’ai vu une cérémonie extraordinaire et
« Dans l’oasis de Biskra, surprenante de fraî- par suite de circonstances particulières j’ai
cheur au milieu du désert, l’eau court dans pu y assister, ce qui est extrêmement dii-
une rigole, qui serpente dans les palmiers cile : c’était la circoncision d’un enfant. La
[…] Au bord d’un ruisseau, dans un coin chose se passait dans une maison arabe, et
ombreux, un jeune Arabe enveloppé de avait un pittoresque aussi pur [que celui] de
lainages blancs était étendu, et une jeune la noce juive de Delacroix, et plus beau, plus
femme lui épongeait le front. Je pense que frais de couleur, plus riche surtout, c’était
l’Arabe pouvait avoir un accès de ièvre. En le soir – des rouges, des verts, des leurs
tout cas, c’est cette image, transformée par dans des murs blancs, éclairés pas de gros
mon imagination, qui m’a donné l’idée du cierges. » 30
26. Cité par Claudine
Grammont, « Henri tableau Souvenir de Biskra. » 26
Matisse et la carte Maure, phot. Biskra. Biskra – Ouleds-Nails, carte
postale : Entre motif et postale vers 1905, Sydney, Collection DORA. Il s’agit
cliché » [à parâtre] ; ce On ignore dans quel hôtel logea Matisse, d’un exemplaire de la carte envoyée de Biskra par
texte ne igure pas dans mais ce fut probablement soit l’Oasis, les Henri Matisse à Henri Manguin, datée 18 mai, 1906
Serge Guilbaut (éd.), (Archives Jean-Paul Manguin).
Chatting with Matisse. Ziban ou le Sahara, des établissements de
The Lost 1941 Interview. classe moyenne. On manque de précisions
Henri Matisse with Pierre
Courthion, Santa Monica : sur ses mouvements : on peut supposer
Getty Publications, 2013, qu’il a visité les palmeraies du Vieux-Biskra
mais dans une version
restée inédite dans les et le jardin Landon. Il a vu la danse des
Archives Henri Matisse. Ouled-Naïls, soit au casino soit, plus pro-
Voir aussi Judi Freeman,
« Chronology », dans bablement, dans un café maure du quartier
The Fauve Landscape, qui leur était réservé, près du marché, en
New York : Abbeville,
1990, p. 90-92, et Roger plein centre de Biskra-Ville. Dans une lettre
Benjamin, « Biskra, or the à Georges Rouault, Matisse écrit avoir vu la
impossibility of painting »,
dans Benjamin, 2003a, capitale religieuse des Ziban, Sidi Okba. Il it
p.160-167. donc une petite excursion dans le désert :
27. Matisse, lettre à
« J’ai été vivement impressionné, surtout
Georges Rouault datée par le désert, mais j’ai trouvé bien inhumain
Collioure, 30 août 1906,
dans Jacqueline Munck,
le désert […] Je n’y ai du reste pas pensé
Matisse-Rouault : une minute tellement le désert m’a paru
Correspondance, 1906-
1953 : Une vive sympathie
hostile à tout être vivant. Je doute fort
d'art. Lausanne : que ça puisse te plaire » 27. Certes, Henri
Bibliothèque des arts,
2013, p. 18.
Matisse n’a pas été de ces voyageurs qui
cherchaient dans le désert l’oubli ou une na-
28. Ibid. ture sublime. En revanche, « j’ai appris à me
29. « Le côté mœurs connaître un peu plus. Si tu savais comme
arabes, types, etc. ne m’a j’ai trouvé la France belle en rentrant d’Al-
guère attiré – tout est
truqué. Je m’y suis trouvé gérie. Je m’y suis senti chez moi, dans mes
bien en dehors de tout pantoules. » 28
cela ». Matisse, ibid.
Un« riches
peu de ces sensations « fraîches » et
» de la couleur se retrouvent
Anonyme, Scènes et types de l’Afrique du Nord. El Kantara. L’Oued. Éditions R.
Sirecky (Oran), carte postale vers 1920. Sydney, collection DORA.
Henri Matisse, Une rue à Biskra, avril 1906, huile sur toile, 34 × 43cm. Copenhague, Statens Museum for Kunst
(inv. KMS r 77, legs Johannes Rump, 1928).
Béla Bartók
Neurdein Frères, 514. A - Négros musiciens, carte postale, vers 1905. Sydney, collection DORA.
indiquées dans son guide Baedeker. Bartók Biskra, beaucoup plus commune dans le
et sa femme Márta Ziegler prennent le ba- monde arabe – et la musique rurale, qui
teau de Marseille à Philippeville (Skikda), sur l’intéressait davantage. Pour efectuer ses
la côte algérienne, et descendent en train enregistrements, il devait frayer avec les
vers Constantine (Ksentina) puis Biskra, leur autorités locales, arabes et françaises : « Les
36. Márta Ziegler, « Bartók’s base d’opération au mois de juin 1913. Márta cheikhs étaient très aimables, ils donnaient
Reise nach Biskra », dans a écrit un bref mémoire de leur séjour36. l’ordre aux gens de venir et de chanter. Une
Documenta Bartókiana,
vol. 2, 1965, Denijs Diller Si on y ajoute plusieurs lettres de Béla à chose vraiment remarquable : ces gens
(éd.), Budapest : Akadémiai des collègues hongrois, on est ainsi bien n’avaient pas la moindre honte, pas même
Kiadó, p. 9-13.
renseigné sur ces deux semaines de travail, les femmes » 37. David Cooper précise que
37. Bartók à Ion Birlea en auxquelles une gastroentérite contractée Bartók a dû obtenir la permission de la po-
octobre 1913, cité dans
David Cooper, Béla Bartók, par Bartók à El Kantara mit un terme. lice pour faire entrer des femmes de la tribu
Yale University Press, 2015, des Ouled-Naïls dans son hôtel ain d’enre-
p. 128, n° 53.
Bartók a vite saisi la diférence entre la gistrer leurs chants38. Cette lettre pour le
38. Cooper, 2015, p. 128. musique citadine – celle des cafés de moins déconcertante a été publiée en 1961 :
« Monsieur Béla Bartók
Hôtel les Ziban 167
Biskra.
Monsieur Béla Bartók est autorisé
à sortir du quartier des Ouled-Naïl
telle ille soumise qu’il lui plaira
pour les besoins de sa mission.
Biskra, le 9 juin 1913
Le Commissaire
Signature [illisible] Extraits du célèbre
« Le travail est plus facile ici qu’en Hongrie. texte de Bartók,
Commissariat de Police Les Arabes accompagnent presque tous « Die Volksmusik de
Biskra (Algérie) 39 » leurs chants avec des percussions, parfois Araber von Biskra und
Umgebung », Zeitschrift
sur un rythme très complexe (il s’agit prin- für Musikwissenschaft,
cipalement d’une variation d’accent sur des juin 1920. Fisher Library,
mesures égales, ce qui produit des bases Université de Sydney.
Le langage sec de cette missive laisse sentir
le dédain du commissaire colonial pour ces rythmiques diversiiées). C’est la principale
femmes, leur absence de liberté de mou- diférence entre leurs chants et les nôtres.
vement, et l’impression d’une contrainte Sinon, il y a de nombreuses mélodies ba-
extrême. Il n’est pas avéré que les Bartók en siques (restreintes à trois notes consé-
aient été conscients, hormis le fait que Már- cutives de la gamme) et la portée d’une
ta raconte que le couple avait d’abord tenté quinte est rarement dépassée. Aucun de
de faire les enregistrements dans l’appar- leurs anciens instruments à cordes n’a sub-
tement d’une Naïlate, rue des Ouled-Naïls, sisté (ils les remplacent par le violon) ; leurs 40. Bartók, lettre du 19
juin à Zágon, dans Kárpáti,
mais que le lieu était trop exigu pour l’ap- instruments à vent ont des gammes très 2000, p. 174, n° 11.
pareil. Bartók s’exclame alors : particulières » 40.
39. Ziegler, 1965, p. 16.
Biskra, sortilèges d’une oasis — La sensibilité d’avant-garde
• Bartók, Béla, « Arab Folk Music from the • Brower, Benjamin Claude, A Desert Named Peace :
Biskra District », dans Béla Bartók : Studies in the Violence of France’s Empire in the Algerian
Ethnomusicology, ed Benjamin Suchof, Lincoln, Sahara, 1884-1902, Columbia University Press, New
Press University of Nebraska, 1997, p. 29-77. York, 2009.
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