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ARCHÉTYPES ET RÉPÉTITION
24 L E M Y T I I E DE I.'I?TERNEL RETOrJR ARCHET Y P E s ET R E P ~ I - I T I O N

la cité où tu habites, d'après le modèle de nouvelle Jérusalem, qui descendait du ciel,


la tente très sainte, que tu avais préparé dès d'auprès de Dieu, prête comme une épouse
le commencementl P (La Sagesse, 9, 8)- qui s'est parée pour son époux.
u n e Jérusalem céleste a été créée par Dieu NOUS ~ ~ ~ I ' O U V Ola~ Smême théorie aux
avant que, la ville de Jérusalem soit b%tie Indes : toutes les villes royales indiennes,
de ]a main de l'homme : c'est à elle que se ~ ~ ~ modernes,
ême sont construites sur le mo-
refère le prophète, dans le livre de Baruch, dèle mythique de la cité céleste où habitait
II, 42, 2-7 : crois-tu que c'est la la cité dont d'or (in il10 tempore) le Souverain
jsai dit : C'est dans la paume de mes mains Universel. Et, tout comme celui-ci, le roi
que je t'ai bâtie n? La C O ~ S ~ I ' U C qui
~ ~seO~ s'efforce de faire revivre 1'Age d'or, de rendre
trouve au milieu de VOUS n'est actuel un règne parfait, idée que nous retrou-
pas celle qui a été révélée en Moi, celle qui verons au cours de la présente étude. CSest
&taitpr&te dès le temps où je me suis décidé ainsi, Par exemple, que le palais-forteresse
à créer le Paradis, et que j'ai montrée à Adam de Sfhagiri, à Ceylan, est bâti sur le modèle
...
avant son péché s (Charles, Apocrypha, 11, de la cité céleste Alakamanda, et est d'un ((

482, note.) La Jérusalem céleste a enflammé accès dificile pour les êtres humains n ( ~ a h d -
l'inspiration de tous les prophètes hébreux : vastu, 39, 2; cf. aussi Coomaraswamy, Suaga-
Tobie, XIII, 16; Isaïe, LIX, 11 sq.; Ézéchiel, mâtrnnd, 24). De même, la cité idéale de
LX, etc. pour lui montrer la cité de Jérusa- Platon a elle aussi un archétype céleste ( f i é p . ,
lem, Dieu ravit Ézéchiel dans une vision 592 b; cf. ibid., 500 e). Les formes , plato-
((

extatique, et le transporte sur une montagne nicknnes ne sont pas astrales; mais leur ré-
très élevée (LX, 6 sq.). E t les Oracles Sibyllins gim mythique se situe cependant sur des
gardent le souvenir de la Nouvelle Jérusalem. plans supra-terrestres (Phèdre, 247, 250).
au centre de laquelle resplendit un temple
(( Ainsi donc, le monde qui nous en-
avec une tour géante qui touche aux nuages toure, dans lequel on sent la présence et
et est vue de tous s (Charles, II, 405; A- Pin- l'œuvre de l'homme - les montagnes qu'il
cherle, GIi Oracoli Sibillini giudaici, p. 95-96). gravit, les régioris peuplées et cultivées,
Mais la plus belle description de la Jérusalem les fleuves navigables, les villes, les sanc-
céleste se trouve dans l'Apocalypse (XXI, tuaires - ont un archétype extra-terrestre,
2 ~ 9 , :) E t moi, Jean, je vis la sainte cité, la
(( conçu soit comme un « plan », comme une
26 L E M Y T H E DE L'ÉTERNEI, RETOUR ARCHET Y P E S E T R E P E T I T I O N

forme »,soit purement et simplement comme sa cité ou son temple ont des modèles célestes,
un double D existant précisément un ni- mais il en est de méme de toute la région
veau supérieur. Mais tout dans le qu'il habite, avec les fleuves qui l'arrosent,
a monde qui nous entoure P n'a pas un pro- les champs qui lui fournissent sa nourri-
totype de cette espèce. p a r exemple, les ré- etc. La carte de Babylone montre la
gions désertiques habitées par des monstres' ville au centre d'un vaste territoire circulaire
les territoires incultes, les mers inconnues où bordé Par le fleuve Amer, exactement comme
aucun navigateur n'a osé s'aventurer, etc., les Sumériens se représentaient le Paradis
ne partagent pas avec la ville de Babylone (Cosmologie, p. 22). C'est cette participation
ou le nome égyptien le privilège d'un proto- des cultures urbaines A un modèle archety-
type différencié. 11s correspondent A un mo-
dèle mythique, mais d'une autre nature :
toutes ces régions sauvages, incultes, etce sont L'établissement dans une contrée nouvelle,
assimilées au Chaos; elles participent encore inconnue et inculte, équivaut A un acte de
de la modalité indifférenciée,informe, d'avant création. Lorsque les colons scandinaves
la Création. C'est pourquoi, brsqu'on prend prirent Possession de l'Islande, 1andmnama,et
possession d'un tel territoire, c'est-h-dire la défrkhèrent, ils ne considérèrent cet acte ni
quand on commence l'exploiter, on accom- une œuvre originale, ni comme un
plil des rites qui répètent symboliquement l'acte travail humain et profane. Leur entrepfise
de la ,création; la zone inculte est d'abord n'était Pour eux que la répétition dgun acte
(( cosmisée ensuite habitée. Nous revien-
)), primordial : la transformation du chaos en
drons dans un instant sur le sens des céré- par l'acte divin de la Création. En
moniaux de de possession des contrées travaillant la terre désertique, ils répétaient
nouvellement découvertes. Pour le moment, en fait l'acte des dieux, qui organisaient
ce que nous voulons souligner, c'est que le le chaos en lui donnant formes et, normes
monde qui nous entoure, civilisé par la main Van Hame], cité par Van der Leeu*,
de l'homme, ne reçoit d'autre validité que L'H~mmeprimiti] et la religion, p. 110). euj
celle qui est due au prototype extra-terrestre mieux est : une conquête territoriale ne de-
qui lui a servi de modèle. L'homme cons- vient réelle qu'après (plus exactement : par) ,
truit d'aprés un archétype. Non seulement le rituel de prise de possession, lequel n'est
A R C H B T Y P E ~ ,!%ys ~ ( B ~ ~ T I T I o ~
28 M ~ T I I ED E
1 , ~ I,'IiTERNEI. RETOf'R

copie de l'acte primordial de la Créa- 'lairement lorsque nous examinerons pour


tien du Monde. Dans l'Inde védique, un ter- lui-meme le sens de la répétition de la créa-
ritoire était légalement pris en p ~ ~ ~ e s spar
ion (
tien* l'acte divin par excellence. Pour lins-
l'érection d'un autel dédié -8 Agni (Cooma- tant* ne retenons qu'un fait : tout territoire
raswamy, The Rig-Veda as Land-ncima-bok, Occupé dans le but d'y habiter ou de ]'ut.-
liser espace vital r, est préalable
p. 26, etc.). On dit qu'on s'est installé
((
((

(avasyati) lorsqu'on a construit un gârha~a- ment transformé de u chaos D en cosmos a; ((

tya, et tous ceux qui construisent l'autel du c'est-g-dire que, par l'effet du rituel, il lui
feu sont établis (avasifâh) », dit çafapafha est conféré une forme P, qui le fait ainsi
((

grahmana (VII, 1, 1, 1-4). Mais l'érection devenir réel* Évidemment, la réalité se ma-
dVunautel dédié à Agni n'est autre que l'imi- nifeste* pour la mentalité archaïque, comme
tation microcosmique de la Création. De plus, forne* eficacité et durée. De ce fait, le réel
par est le sacré; car seul le sacré
un sacrifice quelconque est, a son tour' la
repétition de l'acte de la Création, comme d'une manière absolue, agit eficacement,
nous l'affirment explicitement les textes in- crée, et fait durer les choses. Les innombrables
gestes de consécration - des espaces, des
diens (par exemple ça1. Brah.9 XIV, 1, 2,
26, etc.; voir chap. II). Les « conquistadores ))
objets, des hommes, etc. - trahissent
espagnols et portugais prenaient possession session du réel, 'la soif du primitif pour
au nom de Jésus-Christ, des îles et des con-
tinents qu'ils avaient découverts et conquis*
L'installation de la Croix équivalait à une
a justification D et A la r cons6cration. de la
contrée, g une « nouvelle naissance »,
tant ainsi le baptême (acte de création). A
leur tour, les navigateurs britanniques pre-
naient possession des régions qu'ils avaient
conquises au nom du roi d'Angleterre, nou-
veau Cosmocrator.
L'importance des cérémoniaux vddiques,
scandinaves ou romains nous apparaîtra PIUS
ARCHÉTYPES E Y ' RÉPÉTITJON 31

Quelques exemples illustreront chacun des


symboles précédents :
A) Ilans les croyances indiennes, le mont
Meru s'élève au centre du monde, et au-des-
LE SYMBOLISME DU (( CENTRE sus de lui scintille l'étoile polaire (Kirfel, ~ 0 s -
mogra~hie,* 15). Les peuples ouralo-altaïques
connaissent eux aussi un mont central,'Su-
parallèlement A la croyance archaïque aux meru, au sommet duquel est accrochée l'étoile
archétypes célestes des villes et des temples, polaire (par exemple les Bouriates; cf. Holm-
nous rencontrons une autre série de croyances, ber% Der Baum des Lebens, p. 41). D'après les
croyances iraniennes, la montagne sacrée, Ha-
plus attestées encore Par des
raberezaiti (Elbourz) se trouve au milieu
documents, et qui se réfèrent A leur investi-
turc du prestige du « Centre ». Nous avons (je la Terre et est reliée au Ciel (textes dans
examiné ce problème dans un Ouvrage anté- A. Christensen, Le Premier homme et le pre-
rieur (Cosmologie et alchimie babyloniennes); mier roi, 11, p. 42). Les populations baud-
nous n o u s contenterons ici de rappeler les dhistes du Laos, au Nord du Siam, connaissent
résultats auxquels nous sommes parvenus. le ITIont Zinnalo, au centre du monde (Holm-
L~ symbolisme architectonique du Centre ber& P. 41). Dans l'Edda, H i r n i n g b j ~ rest,
~
peut ê t r e formulé ainsi : comme son nom l'indique, une « montagne
a) la Montagne Sacrée - OU se WIcontrent céleste 1); c'est la que l'arc-en-ciel (BifrGst)
le ciel et la Teme - se trouve au centre atteint la coupole des cieux. On rencontre
des croyances analogues chez les Finlandais,
b) t o u t temple ou palais - et, Par exten- les Japonais, etc. Rappelons que pour les
sion, t o u t e ville sacrée ou résidence royale - Seman$?de la péninsule de Malacca, au centre
est une n montagne sacrée », devenant ainsi du monde se dresse un énorme rocher, Batu-
Ribn; au-dessus, se trouve l'Enfer. Autrefois
un Centre;
c) é t a n t un Axis Mundi, la cité ou le sur Bah-Ribn un tronc d'arbre s'élevait vers
temple sacré sont considérés comme point le ciel (Schebesta, Les Pygmées, p. 156 sp.),
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le centre de la terre et la (( porte ' Cornestor dit que, lors du solstice d9etk, le
du ciel se trouvent donc sur le mgme axe, ne Porte pas d'ombre la « Fontaine
et par cet axe que s'effectuait le Passage de Jacob a (près de Gerizirn). En effet, pré-
d'une région cosmique à une autre. On hési- cise Comestor, sunf qui dicunf locum
terait à croire a l'authenticité de cette théorie umbilicum terra? nosfræ ha)ifa)ilis (cité
cosmologique chez les pygmdes sémang si par Burrows The Labyrinfh, p. 62, n. 1 ) .
on des raisons d'admettre que la La Palestine, etant le pays le plus élevé -
même théorie était déjà esquissée à l'époque ~*isqu'elle était proche du sommet de la
(cf. par exemple W. Gaerte, montagne cosmique - ne fut pas submer-
Kosmische Vorsfeilungen im Bilde prahis- gée par le Déluge. Un texte rabbinique dit :
torischen Zeif). Dans les croyances mésopota- fl La terre d'Israël n'a pas été noyée par le
miennes nlontagnc centrale réunit le )) (cité par A. 3. Wensinck, Nauel
ciel et la Teme; c'est le Mont des Pays
(( "9
the Eadh, P. 15; Burrows, op. cil., p. 54.
qui relie entre eux les territoires (A, Jere- mentionne d'autres textes). Pour les chré-
lnias, Hondou& <Ipr alforienfnlischen Geistes- tiens, .le Golgotha se trouvait au centre du
liulfur, p. 130). Le ziqqorat etait propreincnt monde, car il était le Sommet de la montagne
parler une nloiltagne cosnliqiie, c'estd-dire cosmique et tout à la fois le lieu où Adam
une image du Co~mos;les sept avait été créé et enterré. C'est ainsi que le
étages représentaient les sept cieux plané- sang du Sauveur tombe sur le crane d'Adam,
taires (comme à Borsippa) ou ayant les 'Oii- inhumé au pied même de la Croix, et le ra-
leurs du monde (comme à Ur)- chète (Eliade, Cosmologie, p. 35). La croyance
L~ mont Thabor, en pale~tine,pourrait suivant laquelle le Golgotha se trouve au
signifier tabbdr, c'est-à-dire r nombril om-)),
centre du Monde s'est conservée dans le folk-
phalos (Erie BurrowS, The Labyrinth, p. 51). lare des chrétiens d'orient (par exemple chez
L~ Gerizim, au centre de la Palestine, les Petits Russiens; Mansika. cité par Ho]m-
était sans aucun doute investi du prestige
du centre, car il est nommé nombril de
((
B, Le nom même des temples et des tours
la terre 1) (tabbûr eres; cf. Juges, 1x7 37 : babyloniens témoigne de leur assimi-
fi Ilarmée, qui descend du llombril lation a la montagne cosmique : (( Mont de
Monde ))). une tradition recueillie par Peler la Maison u Maison du Mont de toutes les
)),
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terres )), Mont des tempêtes % U Lien entre


(( dition islamique, le lieu le plus élevé de la
le ciel et la Terre »,etc. (cf. Dombart, Der teme est la Kg'aba, parce que l'étoile ((

Sakralturm, 1, P. 34). Un cylindre du temps laire témoigne qu'elle Se trouve face au centre
du roi Gudéa dit que cr la chambre (du dieu) du Ciel D (texte de Kisd'i, cité par Wensinck,
(le roi) a construite était pareille au
mont cosmique n (Albright, The mouth of the C) Enfin, par suite de leur situation au
rivers, p. 173). Chaque cité orientale se trou- centre du Cosmos, le temple ou la cité sa-
vait au centre du monde. Babylone était une crée sont toujours le point de rencontre des
Bâb-ilani, une porte des dieux n, car c'est
(( régions cosmiques : Ciel, Terre et Enfer.
P que les dieux descendaient Sur la terre. Dur-an-ki, a lien entre le Ciel et la Terre »,
Dans la capitale du souverain chinois par- était. le nom des sanctuaires de Nippur, ~ a ~ s a
fait, le gnomon ne doit pas porter d'ombre et sans doute Sippar (Burrows, p. 46 s ~ , ) .
le jour du solstice d'été, A midi. Une telle avait une foule de noms, parmi
capitale se tmuve en effet au Centre de l'uni-
vers, près de l'Arbre miraculeux a Bois dressé
(kien-mou), la où s'entrecroisent les trois
lesquels fi Maison de la base du Ciel et de la
Terre )), Lien entre le ciel et la Terre (Je-
remias, Handbuch, p. 113). Mais c'est toujoun
.
zones cosmiques : Ciel, Terre et Enfer (M. Gra- dans Babylone que se faisait la liaison entre
vet, La Pensée chinoise, p. 324). Le temple de la Terre et les régions inférieures, car la ville
Barabudur est lui-même une image du Cos- avait Q é bâtie sur bdb-apst, la Porte d*apsû
(( ))

mas, et il est construit comme une montagne (Burrows9 P. 50); apsû désignant les eaux du
artifkielle (comme l'étaient les zi99uraf). En Chaos d'avant la Création. Nous retrouvons
le gravissant, le pèlerin se rapproche du cette meme tradition chez les Hébreux. ~e
centre du Monde, et, sur la terrasse s"pé- de Jérusalem pénétrait profondément
?cure, réalise une rupture de niveau, trans- dans les eaux souterraines (tehsm), 11 est
tendant l'espace profane, hétérogène, et p6- dit dans le Mishna que le Temple se trouve
nétrant dans une région pure Les cités juste au-dessus de teh6m (équivalent hé-
et les lieux saints sont assimilés aux sommets braique de apsÛ). Et, tout comme a Baby-
des montagnes cosmiques. C'est pour cela que lone On avait la a porte d'apsn s, le rocher du
Jérusalem et Sion n'ont pas 6th submergées de Jérusalem renfermait la bouche
par le Déluge. D'autre d'après la tra- du tendin (textes dans Burrows, p. 55). o n
36 LE M Y T H E DE L'BTERNEL RETOUR A R C H É T Y P ~ ET
~ RÉPRTITION 37

rencontre des conceptions Similaires dans le K I (endroit9 terre), là où se trouve aussi


monde indo-européen. Chez les Romains, par Dur-an-ki, le lien entre le Ciel et la Terre ,
((

exemplel le mundus - c'est-à-dire le sillon (Burrows, p. 49). Ohrmazd crée le b e u f


que l'on creusait autour du lieu où devait mordial Evagdâth ainsi que l'homme Primor-
être fondée une cit6 - constitue le point Gajômard, au centre du monde (textes
de rencontre entre les régions inférieures et dans Christensen, 1, p. 22 Sq.). Le Paradis
le monde terrestre. Lorsque le mandus est ou Adam fut créé a partir du limon se trouve,
ouvert, c'est pour ainsi dire la porte des bien entendu, au centre du Cosmos. Le para-
tristes divinités infernales qui est 0uverte ", dis Lait le nombril de la Terre et, d'après
(( )),

dit Varron (cité par Macrobe, Sat.9 1, 16, une tradition syrienne, était établi sur une
((

18). Le temple italique était la zone d'in- PIUShaute que toutes les autres n
tersection des mondes supérieurs (divin), ter- (Wensinck, p. 14). D'après le livre syrien
restre et souterrain. la Caverne des Trésors, Adam a été créé au
((~e Très Saint a créé le monde comme centre de la terre, l'endroit même où de-
un embryon. Tout comme l'embryon croît à vait s'élever plus tard la croix de Jésus ( ~ h ~
partir du nombril, de meme Dieu a commencé of fhe Cave of freasures, trad. Wallis
à créer le monde par le nombril et de là il Budge, P. 53)- Les mêmes traditions ont été
s'est &pandu dans toutes les directions ))
Conservéespar le judaïsme (cf. O. D$hnhardt,
(textes cités par Wensinck, p. 19). Yoma Natursa9en, 1, p. 112). L'apocalypse judaïque
affirme : « le monde a été créé en commen- et le midrash précisent qu'Adam f u t façonné
çant par Sion n (ibid., p. 16; cf. Burrows, p.57; dans Jérusalem (textes dans Burrows, p. 57).
Roscher, Neue ~mphalossfudien,p. 16 sq99 Adam étant inhumé A l'endroit même où il
73 sq.). Dans le Rig-vida (par exemple X, fut créé, c'est-à-dire au centre du monde,
149), l'univers est conçu comme prenant son sur le Golgotha, le sang du Sauveur - comme
extension à partir d'un point central (cf. le
de Kirfel, Kosmographie, P. 8).
La création de l'homme a eu lieu de meme
en un point central. D'après la tradition mé-
sopotamienne, l'homme a été façonné au nom-
((

bril de la terre en UZU (chair) SAR (lien)


)),
A R(:HfiT J'PI:'.S' E T RfipBT~Tl»,y

une co~sécration,it une iriitiation; A une exis-


tence, hier profane et illusoire, succède mairi-
tenant une nouvelle existence, réelle, durable

Si l'acte de la Création réalise le passage


RÉPÉTITION DE LA COSMOGONIE du non-manifesté au manifesté ou, pour par-
ler cosmologie, du CIiaos au Cosmos; si la
Création, dans toute l'étendue de son objet,
~e Centre u est donc la zone du sacré s'est effectuée à partir d'un u centre u; si, en
par excellence, celle de la réalité absolue. ConSéq~ence,toutes les variétés de l'être, de
pareillement, tous les autres symboles de la l'inanimé au vivant, ne sauraient accéder à
réalité absolue (Arbres de Vie et de YImmor- l'existence que dans une aire sacrée par exce]-
talité, Fontaine de Jouvence, etc.) se trouvent lerice, alors s'éclairent merveilleusement pour
eux aussi en un Centre. La route menant au nous le symbolisme des cités sacrées (« centres
centre est une u route difficile (dûrohana), du monde »), les théories géomantiques qui
et cela se vérifie à tous les niveaux du réel : président à la fondation des villes, les con-
circonvolutions difiicultueuses d'un temple ceptions qui justifient les rites de leur cons-
(comme celui de Barabudur); pèlerinage aux triiction. A l'étude de ces rites de construc-
lieux saints (La Mecque, Hardwar, Jérusa- ' tion et des théories qu'ils impliquent, nous
lem, etc.); pérégrinations pleines de dangers avons consacré un ouvrage précédent 1; nous
des expéditions héroïques de la Toison d'or, Y renvoyons le lecteur. Nous rappellerons seu-
des pommes d'Or, de l'Herbe de Vie, etc.; lement deux propositions importantes :
égarements dans le labyrinthe; difficultés de l" toute création répète l'acte cosmogo-
celui qui cherche le chemin vers le Soi, vers nique par ~xcellence: la Création du Monde;
le (( centre » de son être, etc. Le chemin est 2' en conséquence, tout ce qui est fondé
ardu, semé de périls, parce qu'il est, en fait, l'est au Centre du Monde (puisque, comme
un rite de passage du profane au sacré; de nous savons, la Création elle-m&me s'est ef-
]'éphémère et de l'illusoire à la réalité et fectuée A partir d'un centre).
l'éternité; de la mort B la vie; de l'homme
]a divinité. L'accès au u centre 1) équivaut
lité » d u lieu est obtenue par la consécration 1
de co~istructionest confirmée par la répé-
tition du sacrifice divin. Naturellement, la
consécxation du « centre » se passe dans un
esnace aualitativement distinct de l'espace 3

tout comme le temps d'un rituel quelconque

rnogonique, le temps concret, dans lequel s'ef-


Il1 fectue la construction, est projeté dans le

' f'
la réalité et la durée d'une construction, non
seulement par la transformation de l'espace
profane en un espace transcendant (c( le
Centre D), mais aussi par la transformation
,
du temps concret en temps mythique. Un
ARCHETYPES ET REPETITION

laway, The religious system 01Amazulu, p. 58).


La cérémonie Hako des Indiens Pawnee, si
admirablement étudiée par Alice Fletcher, a
été révélée aux prêtres par Tirawa, le Dieu
suprême, au commencement des temps. Chez
MODÈLES DIVINS DES RITUELS les Sakhalaves de Madagascar, « toutes les
coutumes et cérémonies familiales, sociales,
nationales, religieuses doivent être observées
out rituel a un modèle divin, un arché- conformément au lilin-draza, c'est-à-dire aux
type; ce fait est suffisamment connu pour coutumes établies e t aux lois non écrites
que nous puissions nous en tenir au rappel héritées des ancêtres ... )) (Van Gennep, Tabou
de quelques exemples. « Nous devons faire et totémisme à Madagascar, p. 27 sq.). Il
ce que les dieux firent au commencement ))
est inutile de multiplier les exemples; tous
(Çafapatha Brâhmana, VII, 2, 1, 4). Aihsi
((
les actes religieux sont supposés avoir été
ont fait les dieux; ainsi font les hommes 1) fondés par les dieux, héros civilisateurs ou
(Tajttirîya Brâhmana, 1, 5, 9, 4). Cet adage ancêtres mythiques (cf. Van der Leeuw,
indien résume toute la théorie sous-jacente Phanomenologie der Religion, p. 349 sq.,
aux rituels de tous les pays. Nous trouvons 360 sq.). Soit dit en passant, chez les (( pri-
cette théorie aussi bien chez les peuples dits mitifs. » rion seulement les rituels ont leur
(( primitifs 1) que dans les cultures évoluées. modèle mythique, mais n'importe qrelle
Les aborigènes du Sud-Est de l'Australie, action humaine acquiert son efficacité dans
par exemple, pratiquent la circoncision à la mesure ou elle répète exactement une action
l'aide d'un couteau de pierre parce que c'est accomplie au commencement des temps par
ainsi que leurs ancêtres mythiques le leur lin dieu, un héros ou un ancêtre. Nous revien-
ont appris (Howitt, The native tribes 01 S. E. drons à la fin du présent chapitre sur ces
Ausfralia, p. 645 sq.); les nègres Amazouloils actions exemplaires que les hommes ne font
font de même parce que Unkulunkulu (116- que répéter sans cesse.
ras civilisateur) a décrété in il10 tempore : Cependant, disions-nous, une telle « théorie n
(( Les hommes doivent être circoncis afin de ne justifie pas le rituel seulement dans les
ne pas être semblables aiix enfants 1) (H. Cal- cultures « primitives )). Dans l'Égypte des
46 LE M Y T H E DE L'BTERNEL RETOUR ARCHBTYPES ET R É P ~ T I T I O N

derniers siècles, par exemple, la puissance du a se reposa de toute l'œuvre qu'il avait ac-
rite e t du verbe que possédaient les prêtres complie » (Gentse, II, 1). Le message du Sau-
&ait due à l'imitation du geste primordial veur est en premier lieu un exemple qui
du dieu Thot, qui avait crée le monde par demande a être imité. Après avoir lavé les
la force de son Verbe. La tradition iranienne pieds de ses apdtres, Jésus leur dit : a Car je
sait que les fêtes religieuses ont été instaurées vous ai donné UII exemple, afin que vous
par Ohrmazd pour commémorer les actes de fassiez comme je vous ai fait n (Jean, X 111,
la Création du Cosmos, laquelle dura un an. 15). L'humilité n'est qu'une vertu; mais celle
A la fin de chaque période représentant res- qui s'exerce d'après l'exemple du Sauveur est
pectivement la création du ciel, des eaux, de un acte religieux et un moyen de salut :
la terre, des plantes, des animaux et de (( Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-
l'homme, Ohrmazd se reposait pendant cinq Vous les uns les autres II (Jean, XIII, 34;
jours, instaurant ainsi les principales fêtes XV, 12). Cet amour chrétien est consacré par
mazdéennes (cf. Bundahishn, 1, A 18 sq.). l'exemple de Jésus. Sa pratique actuelle
L'homme ne fait que réphter l'acte de la annule le péch6 de la condition humaine et
Création; son calendrier religieux commémore divinise l'homme. Celui qui croit en Jésus
dans l'espace d'un an toutes les phases cos- peut faire ce qu'Il a fait; ses limites et ses
mogoniques qui ont eu lieu ab origine. E n impuissances sont abolies. Celui qui croit
((

fait, l'année sacrhe reprend sans cesse la en moi fera aussi les œuvres que je fais... r
Création, l'homme est contemporain de la (Jean, XIV, 12). La liturgie est précisément
cosmogonie et de l'anthropogonie parce que une commémoration de la vie et de la Passion
le rituel le projette 8 l'époque mythique du du Sauveur. Nous verrons plus loin que cette
\ commencement. Un bacchos, par ses rites comm6moration est en fait une réactualisa-
orgiaques, imite le drame pathétique de Dio- tion de n ce temps-18 n.
nysos; un orphique, par son cérémonial ini- Les rites matrimoniaux eux aussi ont un
tiatique, r6pète les gestes originaux d'Orphée, . modèle divin, et le mariage humain reproduit
etc. Le sabbat judéo-chrétien, lui aussi, est l'hiérogamie, plus particulièrement l'union
encore une imifafio dei. Le repos du sabbat entre le Ciel e t la Terre. Dans l'diharva Veda
reproduit le geste primordial du Seigneur, car (XIV, 2, 71) le mari et la mariée sont assi-
c'est le septième jour de la Cr6ation que Dieu milés au Ciel et A la Terre, tandis que dans
48 L,E A l Y T I f E DE L'ETERNEL RETOUR ARCHÉTYPES E T RÉPÉTITION

un autre hymne (Atharva Veda, XIV, 1) le Nord et le Centre de l'Europe (témoin les
chaque geste nuptial est justifié par un pro- coutumes d'union symbolique des couples
totype des temps mythiques : Comme Agni
((
dans les champs, cf. Mannhardt, Wald- und
a saisi la main droite de cette terre, ainsi je Feldkulfe, 1, p. 469 sq., 480 sq.). En Chine,
saisis ta main ... que le dieu Savitar te saisisse les jeunes couples allaient au printemps s'unir
la main ... Tvashtar a disposé sa robe, pour sur le gazon afin de stimuler la « régénération
qu'elle soit belle, selon l'instruction de Brhas- cosmique s et la « germination universelle ».
pati et des Poètes. Veuillent Savitar et Bhaga En effet, toute union humaine trouve son
revêtir cette femme d'enfants, comme ils ont modèle et sa justification dans l'hiérogamie,
fait pour la Fille du Soleil! » (48, 49, 52; l'union cosmique des éléments. Le Yue Ling
traduction L. Renou). Didon célèbre son (Livre des prescriptions mensuelles) précise
mariage avec Énée au milieu d'une violente que les épouses se présentent a l'Empereur
tempête (Virgile, Énéide, IV, 160); leur union pour cohabiter avec lui au premier mois du
coïncide avec celle des éléments; le Ciel étreint printemps, lorsqu'on entend le tonnerre.
son épouse, dispensant la pluie fertilisante. L'exemple cosmique est aussi suivi par le
E n Grèce, les rites matrimoniaux imitaient Souverain et par le peuple tout entier. L'union
l'exemple de Zeus s'unissant secrètement avec maritale est un rite intégré au rythme cos-
Héra (Pausanias, II, 36, 2). Diodore de Sicile mique et validé par cette intégration.
(V, 72, 4) nous assure que l'hiérogamie cré- Tout le symbolisme paléo-oriental du ma-
toise était imitée par les habitants de l'île; riage peut s'expliquer au moyen de modèles
en d'autres termes, l'union cérémoniale trou- célestes. Les Sumériens célébraient l'union
vait sa justification dans un événement pri- des éléments le jour de la Nouvelle Année;
mordial ayant eu lieu (( en ce temps-18 D. dans tout l'orient antique, ce même jour est
Déméter s'était unie à Jason sur Ia terre illustré aussi bien par le mythe de l'hiéroga-
fraîchement ensemencée, au début du prin- mie que par les rites de l'union du roi avec
temps (Odyssée, V, 125). Le sens de cette la déesse. C'est le jour de la noiivelle année
union est clair : elle contribue 8 promouvoir que Ishtar se couche en compagnie de Tam-
la fertilité du sol, le prodigieux élan des forces muz, et que le roi reproduit cette hiérogamie
de création tellurique. C'était 18 un usage mythique en accomplissant l'union rituelle
assez fréquent, jusqu'au siècle dernier, dans avec la déesse (c'est-à-dire avec l'liiérodule
50 LE MYTHE DE L'ÉTERNEL RETOUR ARCHÉTYPES ET R É P ~ T I T I O N 51

qui la représente sur terre; (cf. R. Labat, Le l'année, quand les semences germent ou
Caractère religieux de la royauté assyro-baby- quand les récoltes mûrissent, etc., e t ont
ionienne, p. 115, 247 sq.), dans une chambre toujours une hiérogamie pour modèle my-
secrète du temple, 18 où se trouve le lit nuptial thique. Telle est, par exemple, l'orgie pra-
de la déesse. L'union divine assure la fécon- tiquée par la tribu Ewe (Afrique occidentale)
dité terrestre; lorsque Ninlil s'unit avec au moment où l'orge commence à germer;
Enlil, la pluie commença A tomber (Labat, l'orgie est légitimée par une hiérogamie (les
op. cit., p. 247). Cette m&me fécondité est jeunes filles sont offertes au dieu python; cf.
assurée par l'union cérémonielle du roi, celle Frazer, Adonis, p. 43 sq.). Nous retrouvons
des couples sur la terre, etc. Le monde se cette même légitimation chez les populations
régénère chaque fois que l'hiérogamie est Oraon; leur orgie a lieu en mai, à l'époque de
imitée, c'est-A-dire chaque fois que l'union l'union du dieu Soleil avec la déesse Terre
matrimoniale est accomplie. Le terme alle- . (ibid., p. 46-48). Tous ces excès orgiaques
mand « Hochzeit D dérive de « Hochgezit », trouvent d'une manière ou d'une autre leur
f&tede la Nouvelle Année. Le mariage régé- justification dans un acte cosmique ou bio-
nère 1' a année » et confère par suite la fécon- cosmique : régénération de l'Année, époque
dité, l'opulence et le bonheur. critique de la récolte, etc. Les garçons qui
L'assimilation de l'acte sexuel et du travail défilaient nus dans les rues de Rome lors
des champs est fréquente dans de nombreuses des noralia (27 avril), ou touchaient les
cultures 1. Dans Çatapatha Brâhmana, VII, femmes de la main, lors des Lupercales, afin
2, 2, 5, la terre est assimilée à l'organe géné- de conjurer leur stérilité, les libertés permises
rateur &minin (yoni) et la semence au semen à l'occasion de la fête Holi dans l'Inde entière,
virile. « Vos femmes sont B vous comme la le dévergondage qui était de règle en Europe
terre » (Coran, 11,223). La majorité des orgies centrale et septentrionale lors des fêtes de
collectives trouve une justification rituelle la récolte et contre lequel les autorités ecclé-
dans la promotion des forces de la végétation : siastiques ont eu tant de mal à lutter (cf. par
elles ont lieu A certaines époques critiques de exemple le concile d'Auxerre en 590, etc.),
toutes ces manifestations avaient elles aussi
1 . ~f I C rhapitre ieIatif ail\ inysliques a q r i c o l ~dails
~ un prototype supra-humain et tendaient a
riolrc ou\iage : Trait6 d'hisïnirc des religions, p. 303 S q . instaurer la fertilité et l'opulence univer-
58 L E M Y T H E D E L'ETERNEL RETOUR / ~ ) ? C I I I J T E ' P E SE T R E P E T I T I O N

est, effectivement, une répétition de l'acte du insistions. Que cc les œuvres de l'art Iiumain
Gandharva. « Toi, cette herbe que le Gan- soient des imitatioiis de celles de l'art divin »
dharva a bêchée pour Varuna ayant perdu sa (Aitareyn Brâhmana, VI, 27; cf. Platon, Lois,
virilité, toi, nous t e bêchons! (Atharua Veda,
)) 667-669; Politique, 306 d, etc.) c'est de même
IV, 4, 1). Une longue invocation figurant dans un leitiiiotiv des esthétiques archaïques, que
le Papyrus de Paris (Delatte, Herbarius, les études de Anancla I<. Coomaraswamy ont
Liége, 1938, p. 100) indique le statut excep- admirablement mis en évidence (cf. The Phi-
tionnel de l'herbe cueillie : Tu as été semée
(( losophy of mediaval and oriental Art; Figures
par Cronos, accueillie par Héra, conservée of speech 01. ogures of thought). Il est intéres-
par Ammon, enfantée par Isis, nourrie par sant de remarquer que l'état de béatitude
Zeus pluvieux; t~ as poussé grâce au Soleil lui-même, I'eudnimonia, est une imitation de
...
et A la rosée » Pour les chrétiens, les herbes la condition divine, pour ne rien dire des
médicinales devaient leur efficience au fait diverses sortes d'entliousinsmcis créées dans
d'avoir été trouvées pour la première fois l'âme de l'homine par la répétition de cer-
sur le mont du Calvaire. Pour les anciens, les taines actions réalisées par les dieux in illo
herbes devaient leurs vertus curatives A ce tempore (orgie dionysiaque, etc.) : L'activité ((

qu'elles avaient été découvertes pour la pre- de Dieu dont la béatitude surpasse tout, est
mière fois par les dieux. « Betoine, toi qui as purement contemplative, et parmi les acti-
été découverte la première fois par Esculape, vités humaines la plus bienheureuse de toutes
...
ou par le centaure Chiron u telle est I'invo- est celle qui se rapproche le plus de l'activité
cation recommandée par un trait6 Iierboris- divine (Nic. Eth., 1778 b, 21); A se rendre
)) ((

tique (Delatte, 102). aussi semblable que possible à Dieu (Théététe, ))

Il serait fastidieux - e t même inutile pour 176 e); hæc hominis est perfectio, similitudo
le dessein de cet essai - de rappeler les pro- Dei (saint Thomas d'Aquin).
totyyes mythiques de toutes les activités Nous devons ajouter que, pour la (( inen-
humaines.Quela justice humaine, par exemple, talité primitive »,dont la structure a été ré-
qui est fondée sur l'idée de loi s, ait un mo-
(( cemment étudiée par Van der Leeuw avec
dèle céleste et transcendant dans les normes tant de pénétration (cf. L'Homme primitif
cosmiques (tao, artha, rta, tzedek, themis, et la religion), tous les actes importants de
etc.), le fait est trop connu pour que nous la vie coiirante on1 été r6vélés nh origine par
so J.R M Y T J I B DE L ~ U T E R N B J ,RETOUR A R C H E T Y P E S ET REPETITION

des dieux ou des heros. Les hommes ne font forme, e t il ouvre les bras comme Aori dé-
que &péter à l'infini ces gestes exemplaires ...
ployait ses ailes Un pêcheur me dit que
et paradigmatiques. La tribu australienne lorsqu'il allait tirer des poissons (avec son
Yuin sait que Daramulun, « Al1 Father »,a arc) il se donnait pour Kivavia lui-même. Il
inventé, specialement pour elle, tous les ins- n'implorait pas la faveur e t l'aide de ce héros
truments e t toutes les armes qu'elle a utilisés mythique : il s'identifiait à lui » (ibid.,
jusqu'à présent (Howitt, op. cit., p. 543). De
même, la tribu Kurnai sait que Munganngaua, Ce symbolisme des précédents mythiques
l'fitre Suprême, a vécu auprès d'elle, sur la se retrouve également dans d'autres cultures
Terre, au commencement des temps, afin de primitives. Au sujet des Karuk de Californie,
lui apprendre comment fabriquer les instru- J. P. Harrington écrit : « Tout ce que faisait
ments de travail, les barques, les armes, « en le Karuk, il ne l'accomplissait que parce que
un mot, tous les métiers qu'elle connaît 1) les Ikxareyavs, croyait-on, en avaient donné
(ibid., p. 630). E n Nouvelle-Guinée, de nom- l'exemple dans les temps mythiques. Ces
breux mythes parlent de longs voyages sur Ikxareyavs étaient les gens qui habitaient
mer, fournissant ainsi « des modèles aux na- l'Amérique avant l'arrivée des Indiens. Les
vigateurs actuels n, mais aussi des modèles Karuk modernes, ne sachant comment rendre
pour toutes les autres activités, « qu'il s'agisse ce mot, proposent des traductions comme « les
d'amour, de guerre, de pêche, de produire la princes n, « les chefs n, u les anges n. Ils ne
...
pluie, ou de quoi que ce soit Le récit fournit restèrent avec eux que le temps nécessaire
des précédents pour les différents moments de pour faire connaître et mettre en train toutes
la construction d'un bateau, pour les tabous les coutumes, disant chaque fois aux Karuk :
sexuels qu'elle implique, etc. » (F. E. Williams « Voilà comment feraient les humains. )) Leurs
cité par Lévy-Bruhl, La Mythologie primitive, actes et leurs paroles sont encore aujourd'hui
p. 162). Lorsqu'un capitaine prend la mer, il rapportés et cités dans les formules magiques
personnifie le héros mythique Aori. Il porte des Karuk u (cit. Lévy-Bruhl, p. 165).
le costume qu'Aori revêtait d'après le mythe; Ce curieux système de commerce rituel, le
il a comme lui la figure noircie, et dans les potlach, qui se rencontre au Nord-Ouest de
cheveux un love pareil à celui qu'Aori a l'Amérique, e t auquel Marcel Mauss a con-
enlevé de la tête d9Iviri. Il danse sur la plate- sacré une étude célèbre (Essai sur le don,
62 LE M Y T I I E DE L'ÉTERNEL RETOUR

forme archaïqueq de l'échange) n'est que la


répétition d'un usage introduit par les an-
cetres & l'époque mythique. o n multiplierait
facilement les exemples (cf. Ananda Cooma-
raswamy, Vedic exemplarism; The Rig Veda
as land-nama-bbk). LES MYTHES ET L'HISTOIRE

Chacun des exemples cités dans le présent


chapitre nous révèle la m&meconception on-
tologique u primitive » : un objet ou un acte
ne devient reel que dans la mesure où il
imite ou répète un archétype. Ainsi, la
réalité s'acquiert exclusivement par répéti-
tion ou participation; tout ce qui n'a pas un
modèle exemplaire est dénué de sens n, c'est-
(<

à-dire manque de réalité. Les hommes au-


raient donc tendance à devenir archétypaux
et paradigmatiques. Cette tendance peut
paraître paradoxale, dans ce sens que l'homme
des cultures traditionnelles ne se reconnaît
comme réel que dans la mesure ou il cesse
d'être lui-même (pour un observateur mo-
derne) e t se contente d'imiter et de répéier
les gestes d'un autre. En d'autres termes, il
ne se reconnaît comme réel, c'est-à-dire comme
c< véritablement lui-même a, que dans la
mesure où il cesse précisément de l'être. On
pourrait donc dire que cette ontologie « pri-
mitive 1, a une structure platonicienne, et
64 L E M Y T H E DE L'BTERNEL R E T O U R ARCHET Y P E S ET R B P E T I T I O N

Platon pourrait être considéré dans ce cas instant mythique du Commencement; par le
comme le philosophe par excellence de la paradoxe du rite, le temps profane et la durée
« mentalité primitive »,c'est-à-dire comme le sont suspendus. E t il en est de même pour
penseur ayant réussi à valoriser philosophi- toutes les répétitions, c'est-à-dire toutes les
quement les modes d'existence et de compor- imitations des archétypes; par cette imitation,
tement de l'humanité archaïque. Évidemment, l'homme est projeté à l'époque mythique où
1' « originalité s de son génie philosophique les archétypes ont été pour la première fois
n'en est en rien diminuée; car le grand mérite révélés. Nous apercevons donc un second
de Platon demeure son effort en vue de jus- aspect de l'ontologie primitive : dans 1ri mesure
tifier théoriquement cette vision de l'humanité où lin acte (ou lin objet) acquiert une cer-
archaïque, et cela par les moyens dialectiques taine récrlité par la répétition de gestes para-
que la spiritualité de son époque mettait à digniaticliies et par cela seulement, il y a
sa disposition. abolitioii iniplicite dii tenips profane, de la
Mais notre intérêt ne porte pas ici sur cet durée, de 1' « Iiistoire »,et celiii qui reproduit
aspect de la philosophie platonicienne, il vise le geste eseinplaire se troiive ainsi transporté
l'ontologie archaïque. Reconnaître la struc- clans I'époqiie iiiythiqiie oii a eii lieil la révé-
ture platonicienne de cette ontologie ne sau- lation de ce geste eseiiiplaire.
rait nous mener bien loin. Tout aussi impor- L'ribolitioii du tenips profane et la projec-
tante est la seconde conclusion qui se dégage tionde l'homme daiis le temps mythique lie se
de l'analyse des faits cités dans les pages produisent, iiaturellement, qu'aux intervalles
précédentes, A savoir l'abolition du temps par essentiels, c'est-à-dire ceux où l'homme est
l'imitation des archétypes et par la répétition véritablement lui-même : au moment des ri-
des gestes paradigmatiques. Un sacrifice, par tuels ou des actes impoi-tants (alimentation,
exemple, non seulement reproduit exactement géiiération, ckréinonies, chasse, pêclie, guerre,
le sacrifice initial révélé par un dieu ab origine, travail, etc.). Le reste de sa vie se passe dans
au commencement des temps, mais encore il le temps profane et dénué de sigiiificatiori :
a lieu en ce même moment mythique pri- dans le « devenir n. Les textes brâhmaniques
mordial; en d'autres termes, tout sacrifice mettent très clairement en lumière l'liétéro-
répète le sacrifice initial et coïncide avec lui. généité des deux temps, sacré et profane, de
Tous les sacrifices sont accomplis au même la modalité des dieux reliée Q 1' immorta-
66 LE AIYTHE DE L'L?TER,YEL RETOUR . I I I C I I É T ~ ' P E1:r
S IIBPBI'I~'IOIV

lité 1) et de celle de l'homme reliée a la « mort 1). pétition d'un geste archétypal, suspend la
Dans la mesure où il répète le sacrifice arché- durée, abolit le temps profane et participe
typal, le sacrificateur en pleine opération céré- du temps niythiqiie.
monielle abandonne le monde profane des Qiie cette siispension du tcmps profane cor-
mortels et s'insère dans le monde divin des respoude h une nécessité profonde poiir
immortels. Il le déclare ct'ailleurs en ces l'homme archaïqiie, iioiis aiiroiis l'occasioii de
termes : J'ai atteint le Ciel, les dieux; je
(( le constater dans lc cliapitre siiivaiit, lorsque
suis devenu immortel! » (Taittiriya Samliitâ, iious exainiiieroiis une série de coiiceptions
1, 7, 9). S'il redescendait alors dans le monde parallèles en relation avec la régénération du
profane, qu'il a quitté pendant le rite, sans temps et le syinbolisme du Nouvel An.Nous
une certaine préparation, il mourrait sur le comprendrons alors la signification de cette
champ; c'est pourquoi divers rites de 'dé- nécessité, et nous verrons tout d'abord que
sacralisation sont indispensables afin de réin- l'homme des cultures archaïques supporte
tégrer le sacrificateur dans le temps profane. difficilement 1' « histoire 1) et s'efforce de
Il en est de même pendant l'union sexuelle l'abolir périodiqiieinent. Les faits que nous
cérémoiiielle; l'homme cesse de vivre dans le avoiis esaniiiiés dans le présent chapitre
temps profane et dénué de sens, puisqu'il acquerront alors d'autres sigiiifications. Mais,
imite un archétype divin («J e suis le Ciel, t u avant d'aborder le problème de la régéné-
es ln Terre », etc. : Brhadâranyaka Upanisad, ration du temps, il convient de considérer
VI, 4, 20). Le pêcheur mélanésien, lorsqu'il d'un point de vue différent le mécanisme
part en mer, devient le héros Aori et se trouve de la transformation de l'homme en archétype
projeté dans le temps mythique, au monient par la répétition. Nous examinerons un cas
où a eu licu le voyage paradigmatique. De précis : dans quelle mesure la mémoire
même que l'espace profane est aboli par le collective garde-t-elle le souvenir d'un évé-
symbolisme du Centre qui projette n'importe nement u. historique n! Nous avons vu que
quel temple, palais ou bâtiment au mêmc le guerrier, quel qu'il soit, iniite un « héros 1)
point central dc l'espace mythique, dc niêriic et cherche a s'approcher le plus possible
n'importe quelle action douéc de sens acconi- de ce modèle archétypal. Voyons iiiainte-
plie par l'homme archaïque, n'importe quelle nant ce qiie le peuple se rappelle d'un
action réelle, c'est-à-dire n'importe qiielle ré- personnage historique bien attesté par des
68 L.3 hl Y TIIE D E I,'&TERiVEL IlEï'OUR A R C I I E T I - P R S ET R E P K T I T I O N

documents. E n attaquant le problème sous « supporter l'histoire », c'est-A-dire les défaites


cet angle, nous faisons un pas en avant, militaires et les humiliations politiques, les
puisque nous avons affaire cette fois-ci à une Hébreux interprétaient les événements con-
société qui, bien que populaire », ne peut
(( teinporains au moyen du très ancien mythe
plus être qualifiée de a primitive )I. cosn~ogonico-liéroïquequi impliquait, évjdem-
Ainsi, pour donncr un seul exemple, on ment, la victoire provisoire du dragon, mais
connaît le mythe paradigrnatique du combat surtout sa mise h mort finale par un Roi-
entre le Hkros et un serpcnt ghant, sou- Messie. C'est ainsi que leur imagination donne
vent tricéphale, quelquefois rcrn1)lacé par un aux rois païens (fragment Zadocliite, IX,
monstre marin (Indra, ISeraklcs, etc.; Mar- 19-20) les traits du dragon : tel est le Pompée
clulc). LA où la tradition jouit encore d'iine décrit dans les Psaumes de Salomon (IX, 29),
certaine actiialitk, les grands soiivcrairis se le Nabuchodonosor présenté par Jérémie
corisidèrent comme les irnilatcurs du Iibros (51,34). E t dans le Testament d'Asher (VII, 3)
primordial : Darius sc rcgarclait comrnc i i r i le Messie tue le dragon sousl'eau (cf. le psaume
nouveau Thractaona, héros mytliicliie iranien
qui était dit avoir mis ii riiort un nioristre
tricéphale; pour lui - ct pur lui - l'histoire comme dans celui de la tradition messianique
était régéneréc, car elle était en fait la réac- des Hébreux, nous avons affaire à la concep-
tualisation d'un mythe héroïque primordial. tion d'une cc élite » qui interprète l'histoire
Les adversaires du Pharaon étaient considérés contemporaine au moycn d'un mythe. Il s'agit
comme « fils de la ruine, des loups, des chiens 1) donc d'une série d'événements contemporains
etc. Dans le texte nommé Livre d'Apophis, qui sont articulés et interprétés conformément
les ennemis que combat le Pharaon sont iden- au modèle a-temporel du mythe héroïque.
tifiés au dragon Apophis tandis que le Pha- Pour un moderne, hyper-critique, la préten-
raon lui-même est assimilé au dieu Rê, vain- tion de Darius pourrait signifier vantardise
queur du dragon (G. Rœder, Urkunden zur ou propagande politique et la transformation
Religion der ulfen Agypfen, p. 98 sq.). La même mythique des rois païens en dragons présenter
transfiguration de l'histoire en mythe, mais une laborieuse invention d'une minorité hé-
par une autre perspective, se retrouve dans braïque incapable de supporter la cc réalité
les visions des poètes hébreux. Pour pouvoir historiqiic et désireuse de se consoler h tout
))
70 I,i? M Y T I I R Di7 L'RTBRNRL RriTOiJn ARCIIRT 1-PES RT REPETITION

prix en se réfugiant dans le mytlie et le wish- aucun compte de ses exploits authentiques,
f ul-thinking. Qu'une telle interprétation soit historiques, mais lui a conféré une biographie
erronée, puisqu'elle ne tient aucun compte de mythique dans laquelle il était impossible d'o-
la structure de la mentalité archaïque, cela inettre le combat contre un monstre repti-
ressort entre autre du fait que la mbmoire lien (cf. documentation dans F. W. Hasluck,
populaire applique une articulation et une Christianity and Islarlz under the Sultans,
interprétation tout à fait analogues aux év6- vol. II, p. 648).
nements et aux persorinages historiques. Si M. P. Caraman, dans une étude très docu-
la transformation en mythe de la biographie mentée sur la genèse de la ballade historique,
d'Alexandre le Grand peul être suspecte nous apprend que d'un événement historique
d'avoir une origine littéraire et peut par bien déterminé (un hiver particulièrement ri-
conséquent être accusée d'être artificielle, goureux, mentionné dans la chronique de
cette objection n'a aucune valeur pour ce Leunclavius ainsi que dans d'autres sources
qui est des documents que nous allons men- polonaises, et pendant lequel toute une armée
tionner plus loin. turque trouva la mort en Moldavie), il n'est
Dieudonné de Gozon, le troisième Grand A peu près rien restC dans la ballade roumaine
Maître des chevaliers deSaint-Jean de Rhodes, qui relate cette expédition catastrophique des
est resté célèbre pour rivoir mis à mort le Turcs, l'événement historique ayant été en-
dragon de Malpasso. Comme il était naturel, tièrement transporté en un fait mythique
le prince de Gozon a été doté dans la légende (Malkosli Pacha combattant le roi Hiver, etc.).
des attributs de saint Georges, connu pour Cette « mythisation n des personnalités his-
sa lutte victorieuse contre le monstre. Inutile toriques s'observe d'une façon tout A fait
de préciser que le combat du prince de Gozon analogue dans la poésie hCroïque yougoslave.
n'est pas mentionné dans les documents de Marko Krajlevic, protagoniste de 1'épopCe
son temps et qu'il ne commence à en être yougoslave, s'illustra par sa bravoure pendant
question que deux siècles environ après la la seconde moitié du X I V ~siècle. Son exis-
naissance du héros. E n d'autres termes, du tence historique ne peut être mise en doute
simple fait qu'il a été considérd comme un et l'on connaît même la date de sa mort (1394).
héros, le prince de Gozon a Cté intégré A une Mais, une fois entrée dans la mémoire popu-
catégorie, un archétype, qui n'a plus tenu laire, la personnalité historique de Marko est
76 LE M Y T H E DE L'fiTERNEL RETOUB A R C H E T Y P E S ET RÉPBI'ITION

et politique (dont le u devenir )) est plus lent archaïques ont 6té et continuent sl êfre cons-
que le u devenir u individuel), en un mot des cients (comme le montrent les exemples cit6s
dans ce chapitre) mais qui a 6té oubliée, par
La mémoire collective est anhistorique. exemple, par des personnages comme Dieu-
Cette affirmation n'implique ni une a ori- donn6 de Gozon ou Marko Krajlevic.
gine populaire u du folklore ni une « cr6ation Le caractère anhistorique de la m6moire
collective n de la poésie épique. Murko, Chad- populaire, l'impuissance de la mémoire col-
wick et d'autres savants ont mis en 6vidence lective a retenir les événements et les indi-
le rôle de la personnalité créative, de l'a ar- vidualités liistoriqucs siiion dans la mesure
tiste »,dans l'invention et le d6veloppement où elle les transforme cil arcliétypes, c'est-
de la poésie épique. Nous voulons seulement A-dire clans celle ou elle annule toutes leurs
dire que - indépendamment de l'origine des particillarités « hisloriqiics 1) et personnelles )I,
((

thèmes folkloriques et du talent plus ou moins posent une série de problèmes nouveaux que
grand du créateur de la poésie épique - nous somnies obligés de réserver pour l'iiis-
le souvenir des év6nements historiques et tant. Mais nous avons dès maintenant le
des personnages authentiques se modifie au clroit de iious deni:~nder si l'importance des
bout de deux ou trois siècles afin de pouvoir archétypes pour la conscience de l'homme ar-
entrer dans le moule de la mentalité ar- cliaïque et l'incapacité pour la mémoire po-
chaïque, qui ne peut accepter l'individuel et pulaire de reteiiir autrc chose que des ar-
ne conserve que l'exemplaire. Cette r6duction cliétypes, ne nous révèlent pas quelque chose
des événements aux catégories e t des indivi- de plus que la résistance de la spiritualité
dualités aux archdtypes, r6alisée par la cons- traditionnelle a l'égard de l'histoire; si elle
cience des couches populaires européennes ne nous révéle pas la caducité, oii en tout
presque jusqulA nos joiirs, s'effectue en con- cas le caractére secondaire, de l'individualité
formité avec l'ontologie archaïque. On pour- humaine en tant que telle, individualité dont
rait dire que la mémoire populaire restitue la spontanéité créatrice constitue, en dernière
au personnage historique des temps modernes analyse, l'authenticité et l'irréversibilité de
sa signification d'imitateur de 11arch6type et l'histoire. Il est remarquable, en tout cas,
de reproducteur des gestes archétypaux - que d'un côté la mémoire populaire refuse
signification dont les membres des sociétés de conserver les é16ments personnels, his- ((
78 L E 1CIYï'HE 1713 L ' L ï ' E H N E L HEI'OUH .IHCI~I&I'YPES 1 1 . : ~IIBI'ÉÏ'I ~ ' 1 0 ~

toriques », de la biographie d'un héros, tan- reste pas moins très naturel que le souvenir
dis que de l'autre les expériences mystiques post-morlem de cette « histoire » soit limité
supérieures impliquent une élévation ultime ou, en d'autres termes, que le souvenir des
dii Dieu personnel au Dieu transpersonnel. passions, des événements, de tout ce qui se
Il serait encore instructif (le comparer dc cc rattache ri I'individualilC. proprcmcnt dite,
point de vue les conceptioiis de l'existencc cesse à un certain iiioment de l'existence
après la mort telles qu'clles ont été élaborées après la iiiort. Quant ri l'objection selon Ia-
par les diverses traditions. La traiisforma- quelle iirie survivance impersonnelle équi-
tion du défunt en « aiicêtre » correspond A vaut à une mort véritable (dans la mesure
la fusion de l'individu dans une catégorie où seules la personnalitk et la mémoire rat-
d'archétype. Dans de nombreuses traditions tachée à la durée et à l'histoire peuvent être
(en Grèce par exemple), les âmes des morts nommées une survivance) elle n'est valable
ordinaires n'ont plus de « inémoire »,c'est- que du point de vue d'une « consciencc Iiis-
à-dire perdent ce que l'on peut appeler leur toriqiie », en d'autres tcriiies, du point de
individualité historiquc. La transforniatioii vite dc l'hoiriiiic niodernc, car la conscieiicc
des morts eii larves, elc., signifie dans uri archaïquc n'accortlc aucune importance aux
certaiii sens leur réintégration dans l'arclib souvenirs « personnels D. Il n'est pas fricilc
type impersoiiiicl dc « l'aiicêlre ».Le fait que, de préciser cc quc pourrait signifier une tellc
dans la traditioii grecque, seuls les héros cori- ((survivance de la conscience impersonnelle 11,
servent leur persoiinalité (c'est-i-dire leur bien que certaines expériences spiritiiellcs
mémoire) après la mort, est d'une compréhen- puissent le laisser entrevoir; qu'y a-t-il dc
sion aisée : n'ayant réalisé pendant sa vie « personnel 1) et d' liisloriquc 1) dans l'émo-
((

terrestre que des actions exemplaires, le hé- tion qiie l'oii rcsseiit en écoiilant dc la mu-
ros en conserve le souvenir puisque, d'un sique de Bach, dans l'attention nécessaire
certain point de vue, ces actions ont été h la résoliition d'un problènie dc mathBrna-
impersonnelles. tique, dans la lucidit6 coiicentr6e que pré-
Laissant (le côlé les coriceplio~isde la traris- suppose l'cxanicii de n'iinportc c~iiellccjues-
forrrialiori dcs iiioi.1~cil (( niicClres » ct cori- tiori philosophique? Dans la mcsurc ou il
sidéraiit le fait de la niort coriimc une con- se laisse suggestionner par 1' c( histoire )),

clusion de 1' « histoire » clc l'individu, il n'en l'homme moderne se sent diminué par la pos-
LA R É C É N E R A T I O N DU TEMPS 8.5
8.1 1.E -41YY'flli bE ~ ' f i ï ' E i ? N f i J ,H f i ï ' ( J U l I
Cependant, ni la mobilité du commence-
différentes, nous assistons quelquefois à plu- ment de la Nouvelle Année (mars-avril,
sieurs fêtes de Nouvel An (M. P. Nilsson, 19 juillet - comme dans l'ancienne Égypte -
primifiue Time-Reckoning, p. 270). Cela si- septembre, octobre, décembre-janvier, etc.),
gnifie que les « coupures du temps n' Sont ni la diversité des durées attribuées A l'an-
commandées par les rituels qui régissent née par les différents peuples, ne parvenaient
le renouvellement des réserves alimentaires; à minimiser l'importance qu'avaient dans
c'est-à-dire les rituels qui assurent la tous les pays la fin d'une période de temps
nuité de la vie de la communauté tout en- et le début d'une période nouvelle; on com- ,

tière. (On n'est pas autorisé pour autant à prend aisément dès lors qu'il nous soit indif-
considérer ces rituels comme de simples ré- férent, par exemple, que la population afri-
flexes de la vie économique et sociale : 1' « CO- caine des Yoruba partage I'année en saison
nomique » et le « social r revêtent dans les sèche et saison des pluies et que la semaine »
(<

sociétés traditionnelles une signification to- y compte cinq jours contre huit pour les Ded
talement différente de celle qu'un Européen Calabar; ou que les Warumbi distribuent les
moderne a tendance à leur accorder). L'adop- mois suivant les lunaisons et obtiennent ainsi
tien de l'année solaire comme unité de temps une année de treize mois environ; ou encore
est d'origine égyptieiine. La plupart des que les Ahanta partagent chaque mois en
autres cultures historiques (et l'Égypte elle- deux périodes de dix jours (ou de neuf jours
même jusqu'à une certaine époque) connais- et demi), etc. Pour nous l'essentiel est qu'il
saient ilne année, A la fois lunaire et solaire, existe partout une conception de la fin et
de 360 jours (soit 12 mois de chacun 30 jours) du début d'une période temporelle, fondée
auxquels on ajoutait Fi jours intercalaires (les sur l'observation des rythmes bio-cosmiques,
épagomènes). Les Indiens Zuiii appelaient les s'encadrant dans un système plus vaste,
mois les c(.marches tie l'année et l'année )l,
celui des purifications périodiques (cf. purges,
le « passage du temps Ide déhut de l'année
11.
jeûnes, confession des péchés, etc., lors de la
variait d'un pays à l'autre et selon les époques, consommation de la nouvelle récolte) et de
des réformes du calendrier intervenant sans la régénération périodique de la vie. Cette
cesse afin de faire cadrer le sens rituel des nécessité d'une rkgknération périodique nous
s ~ i r i l cn
) ~ ~elie-mCme assez significative.

-- .-- .
90 l,~,' AI)-'/'I/F,' /J/; l.'P7 /;l1 VI</. /t1?7'OlrR 1..4 RISCISYISR 1TlOY DU TEnfPS 91

M!)ths in Surgonid sectls, spkcialement p. 21) a corps dkchiqueté d e Tiamat e t crée l'homme
pi1 identilié le système de l'ukitu dès l'époque avec le sang de Kingu, démon auquel Tia-
accadienne. Ces précisions chronologiques ne m a t avait confié les Tables du Destin (Enûma
sont pas dénuées d'importance; nous avons elish, VI, 33; le motif de la création au moyen
affaire à des documents de la plus ancienne du corps d'un être primordial se retrouve
civilisation u historique D, dans laquelle le dans d'autres ciiltures ;Chine, Inde, Iran, Ger-
souverain jouait un rôle considérable, piiis- mains). Que cette commémoration de la Créa-
qu'il'était regardé comme fils e t vicaire de tion f û t effectivement une réactualisation d e
la divinité sur la terre; comme tel, il était l'acte cosmogonique, nous en avons la preuve
responsable de la régularité des rythmes d e t a n t dans les rituels que dans les formules
la Nature e t d u bon é t a t d e la société t o u t prononcées au cours d e la cérémonie. Le com-
entière. Il n'est donc pas étonnant de cons- b a t entre Tiarnat e t Marduk était mimé p a r
tater le rôle important joiié par le roi dans une lutte entre deux groupes d e figurants
le cérémonial du Noiivel An; c'est a liii qu'in- (R. Labat, Le Caractère religieux de la royauté
combait la mission de régénérer le temps. assyro-babylonienne, p. 99), ckrémonial que
A11 coiirs (le la cérémonie ukîtu, qui durait l'on retrouve chez les Hittites, toujours dans
doiize joiirs, 011 récitait solennellement e t le cadre d u scénario. dramatique du Nouvel
plusieiirs reprises le poème (lit de la Création : An (Gotze, op. cit., 130 sq.) e t chez les Égyp-
tiens (Ivan Engnell, Studies in divine kingship
Enûmn elisli, dans le temple d e Marduk. On
réactiinlisait ainsi le combat entre Marduk in the Ancient Near East, p. 11). L a lutte
et le monstre marin Tiamat, combat qui avait entre deux groupes de figurants ne commé-
eu lieu in il10 tempore e t qui avait mis fin morait pas seulement le conflit primordial
au Chaos par la victoire finale du dieu. entre Marduk e t Tiamat; elle répétait, elle
(Même chose chez les Hittites, où le combat actualisait la cosmogonie, le passage du Chaos
exemplaire entre le dieu de l'ouragan Teshup au Cosmos. L'événement mythique était pré-
et le serpent Illuyankash était récité e t réac- sent; « puisse-t-il continuer a vaincre Tiamat
tualisé dans le cadre de la fête d u Nouvel e t abréger ses jours! » s'exclamait l'officiant.
An; cf. A Gotze, Kleinusien, p. 130; G. Fur- Le combat, la victoire e t la Création avaient
lani, Ln Religione degli Hittiti, p. 89.) Mar- lieu en cet instant même.
diik cr6e le Cosmos avec les morceaiix di1 C'est encore dans le cadre de ce même
!,ti 1 , ~, \ l l ~ ~ j i l ; D ~ SL ' J ~ I ' E I ~ , \ H L RBï'O(ill L A RBG&NÉHA'I'ION DU ~-EMPS 9,

Wensinck, les), c'est-a-dire que l'on déter- Nouvel An, OÙ l'on commémorait le triomphe
mine le sort 1) des mois à venir. Le Christ
((
de Iahvé, chef des forces de la lumière, sur
sanctifie les eaux le jour de l'Épiphanie, tan- les forces des ténèbres (le chaos marin, le
dis que les jours de Pâques et du Nouvel An monstre primordial Rahab). Ce triomphe
étaient les dates habituelles du baptême dans était suivi de l'intronisation de Iahvé comme
le christianisme primitif. (Le baptême équi- roi et de la répetition de l'acte cosmogonique,
vaut à une mort rituelle de l'homme ailcien La mise à mort du monstre Rahab et la vit-
suivie d'une nouvelle naissance. Sur le plan taire sur les Eaux (signifiant l'organisation
cosmique, il équivaut au déluge : abolition du monde) équivalaient B la création du cos-
des contours, fusion de toutes les formes, n ~ o et
s en XIIême temps au u salut de l'homme
))

régression dans l'amorphe.) Éphrem le SY- (victoire sur la (( Mort »,garantie de la nourri-
rien a bien vu le mystère de cette répétition turc pour l'année à venir, etc.; cf. A. R, John-
annuelle de la Création et il a tenté de l'ex- son, The r0le of the King in the Jerusalem
pliquer : CC Dieu a créé de nouveau les cieux culfus, p. 97 ~9.).Bornons-nous pour le mo-
parce que les pécheurs ont adoré les corps ment retenir, parmi ces vestiges cultuels
célestes; 11 a créé de nouveau le moncle qui archaïques, la répétition périodique (A la (( ré-
aurait été flétri par Adam; Il a bâti une nou- volution de l'année s, Exode, 34, 22; la
velle création avec sa salive même (Himn. (( sortie )) de l'année, ibid., 23, 16) de la créa-
~ p ] l . ,VIII, 16; Wensinck, 16%
tien (car le combat contre Rahab présup-
Certaines traces de l'antique Scénario du pose la réactualisation du Chaos primordial,
combat et de la victoire de la divinité sur tandis que la victoire sur les (( profondeurs
le monstre marin, incarnation du chaos, se aquatiques ne peut signifier que l'établis-
))

laissent également déchiffrer dans le ceré- sement des formes fermes », c'est-à-dire la
((

rnonial israë1it.e du Nouvel An, tel qu'il s'est Création). NOUSverrons ultérieurement que
conservé dans le culte jerusalémite- Des re- dans la conscience du peuple hébreu cette
cherches récentes (Mowiiickel, Pedersqn, Hans victoire cosmogonique devient la victoire sur
Schmidt, A. R. Johnson, etc.) ont dégagé les les rois étrangers présents et à venir; la cos-
éléments rituels et les implications cosmogo- mogonie justifie le messianisme et ]'apoca-
nico-eschatologiq~esdes Psaumes et ont mon- l ~ p s e ,et pose ainsi les bases d'une philoso-
tré le rôle joué par le roi dans la fête de phie de l'histoire.
!,ti J,E , ~ y ~ DE
f i L~~ ~ Y ' E R N E IH,E Y ' O L I I L A N ~ G I ? . V E ' J LI .1 . 1 0 ~ ~'E,V~PS

Le .fait que ce salut » périodique de


(( ou de la cité, et c'est à cette occasion que se
l'homme trouve un correspondant immhdiat combinaient les mariages. Mais c'est aussi ce
dans la garantie de la nourriture pour l'an- jour-18 que l'on tolérait une foule d'excès,
née A venir (consécration de la nouvelle 1-6- quelquefois même orgiastiques, qui nous rap-
colte) ne doit pas nous hypnotiser au point pellent aussi bien la phase ultime de l'akftu
de ne voir dans ce cérémonial que les vestiges (célébrée elle aussi en dehors de la cité), que
d'une fête agraire « primitive a. En effet, d'un les licences de règle un peu partout dans le
~ a t él'alimentation avait dans toutes les so- cadre des cérémonials du Nouvel An (cf. ré-
ciétés archaïques sa signification rituelle; ce férences du Talmud aux excès orgiastiques
que nous nommons les « valeurs vitales )) dans R. PettaZzoni, La Confessione dei pec-
était plutôt l'expression d'une ontologie en cati, vol. II, p. 229).
termes biologiques; pour l'homme archaïque, Mariages, licence sexuelle, purification col-
la oie est une réalité absolue, et, comme telle, lective par la confession des péchés et l'ex-
elle est sacrée. D'un autre ~ 6 %le Nouvel pulsion du bouc émissaire, consécration de
An, la fête dite des Tabernacles (haq hasuk- la nouvelle récolte, intronisation de Iahvé
k&), fête de Iahvé par excellence (Juges' e t con1mémoration de sa victoire sur la
21, 19; Lévitique, 23, 39, etc.) avait lieu le (( Mort)), c'étaient autant de moments d'un
quinzième jour du septième mois (Deutéro- vaste système cérémonial. L'ambivalence e t
nome, 16, 13; Zacharie, 14, 16), c'est-à-dire la polarité de ces épisodes (jeûne et excès,
cinq jours après le ïôm ha-kippûrlm (Lévi- tristesse et joie, désespoir et orgie, etc.) ne
tique, 16, 28) et son cérémonial du bouc font que confirmer leur fonction complémeil-
émissaire. Or, il est difficile de séparer ces taire dans le cadre de ce même système. Mais
deux moments religieux, l'élimination des les moments capitaux demeurent sans con-
péchés de la collectivité et la fête du Nouvel teste la purification par le bouc émissaire et
An, surtout si l'on tient compte que, avant la répétition de l'acte cosmogonique par
l'adoption du caleridrier babylonien, le sep- Iahvé; tout le reste n'est que l'application,
tième inois était le premier du calendrier sur des plans différents, répondant des né-
israëlite. 11 était d'usage lors du ha- cessités differentes, du même geste archéty-
kippdr(m que les jeunes filles allassent dail- pal, à savoir la régénération du monde et
ser et se divertir hors des limites du village de la vie par la répétition de la Cosmogonie.
1(i) 11: I l > TFIR D E I.'l?TI:R.\ E l . RF'TOI'II 1.A R~GfiNI?R4T10\' DU TE4fPC 103

Qazwînî de son cdté dit que, le jour de Nau- mis en relation avec les cérémoniaux agricoles
rôz, Dieu a ressuscité les morts e t il leur (( (cf. Frazer, Adonis, p. 252 sq.; e t dernière-
rendit leurs âmes, e t il donna ses ordres au ment Liungman, Euphrat-Rhein, 1, 103 sq.,
ciel, qui fit tomber une pluie sur eux, e t c'est qui essaye .de le faire dériver des rituels
pour cela que les gens ont pris la coutume osiriens). Mais le drame de la végétation s'in-
de verser de l'eau ce jour-là (Cosmographie,
)) tegre dans le symbolisme de la régénération
cité par A. Christensen, Le Premier homme périodique de la Nature e t de l'homme.
et le premier roi, p. 147). Les liens très étroits L'agriculture n'est que l'un des plans sur les-
entre les idées de création par l'eau (cosmo- quels s'applique le symbolisme de la régéné-
gonie aquatique; déluge qui régénère pério- ration périodique. E t , si la « version agricole 1)
diquement la vie historique; pluie), la nais- de ce symbolisme a pu jouir d'une immense
sance e t la résurrection, sont confirmés par diffusion - grâce à son caractère populaire
cette sentence du Talmud : cc Dieu a trois e t empirique - on ne peut en aucun cas la
clés : celle de la pluie, celle de la naissance, considérer comme le principe et l'intention
celle de la résurrection des morts r (Ta'anit, du symbolisme complexe de la régénération
fol. 2 a; Wensinck, p. 173). périodique. Ce symbolisme trouve ses fon-
La répétition symbolique de la Création dements dans la mystique lunaire; on peut
dans le cadre de la fête du Nouvel An s'est donc, du point de vue ethnographique, l'iden-
conservée jusqu'à nos jours chez les Mandéens tifier déjh dans les sociétés pré-agraires. Le
de l'Iraq e t de l'Iran (E. S. Drower, The primordial et l'essentiel est l'idée de régéné-
Mandaeans of Iraq and Iran, p. 86). Encore ration, c'est-à-dire de répétition de la Crtia-
aujourd'hui, au début de l'année, les Tatars
de Perse ensemencent une jarre remplie de La coutume des Tatars de Perse doit par
terre; ils le font, disent-ils, en souvenir de conséquent être intégrée daris le système
la Création (Lassy, Muharram Mysteries, cosmo-eschatologique iranien qui la présup-
p. 219, 223). L'usage de semer des graines pose e t l'explique. Le Naurôz, le Nouvel An
à l'époque de l'équinoxe de printemps (rap- persan, est 11 la fois la fête d'Ahura Mazdâh
pelons que l'année commençait en mars dans (célébrée au a jour Ohrmazd s du premier
de très nombreuses civilisations) se retrouve mois) e t le jour où a eu lieu la Création du
dans une aire très étendue e t a toujours été monde e t de l'homme (cf. les textes réunis
104 1.E M Y T H E DE L ' É T E R N E L R E T O U R L A RÇGÉNÇRATION DU TEAZPS 105

par J. Marquart, The Nawroz, spécialement Noël de l'Épiphanie restent encore actuel-
p. 16 sq.). C'est le jour de Naurôz qu'a lieu lement considérés comme une préfiguration
le « renouvellement de la création D (Albî- des douze mois de l'année. Les paysans de
runî, The Chronology of Ancient Nations, trad. l'Europe entière n'ont pas d'autres raisons
E. Sachau, p. 199). D'après la tradition trans- quand ils déterminent le temps de chaque
mise par Dimasqi (Christensen, II, p. 149), mois et sa ration de pluie au moyen de signes
le roi proclamait : « Voici un nouveau jour météorologiques de ces douze jours (cf. Frazer,
d'un nouveau mois d'une nouvelle année; il Le Bouc émissaire, p. 287 sq.; Dumézil, Le
faut renouveler ce que le temps a usé. D C'est Problème des Centaures, p. 39 sq.; Granet,
aussi en ce jour que le destin des hommes L a Pensée chinoise, p. 107). Faut-il rappeler
est fixé pour une année entière (Albîrunî, que c'était A la fête des Tabernacles que l'on
p. 201; Qazwîni, trad. Christensen, II, 148). fixait la quantité de pluie dévolue à chaque
La nuit de Naur6z on peut voir des feux et mois. De leur côté, les Indiens de l'époque
des lumières innombrables (Albiruni, p. 200) védique désignaient les douze jours du milieu
et on pratique les purifications par l'eau et de l'hiver comme une image et réplique de
les libations afin d'assurer des pluies abon- l'année (Rig Veda, IV, 33, 7).
dantes pour l'année à venir (ibid., pp. 202-203). Cependant, en certains endroits et à cer-
Par ailleurs, lors du « grand Naurôz »,il était taines époques, en particulier dans le calen-
d'usage que chacun sème dans une jarre sept drier de Darius, les Iraniens connaissaient
espèces de graines et c tire d'après leur crois- encore un autre jour du Nouvel An, mihragdn,
sance des conclusions sur la récolte de l'année )) la fête de Mithra, qui tombait au milieu de
(ibid., p. 202). Coutume analogue A la « fixa- l'été. Lorsque les deux fêtes eurent été in-
tion des destins » du Nouvel An babylonien, cluses dans le même calendrier, le mihragân
<( fixation des destins » qui s'est transmise f u t considéré comme une préfiguration de la
jusqu'à notre temps dans les cérémoniaux fin du monde. Les théologiens persans, dit
du Nouvel An chez les Mandéens (Drower, Albîrunî, « considèrent le mihragân comme
op. cit., p. 87) et les Yézides (G. Furlani, un signe de résurrection et de la fin du monde,
Testi religfosi degli Yezidi, p. 59 sq.). C'est car c'est A l'époque de mihragdn que tout
encore parce que le Nouvel An répète l'acte ce qui croEt atteint sa perfection e t ne possède
cosmogonique que les douze jours séparant plus la substance nécessaire à une croissance
106 LE \lYTIIE DE L'~?TERVEL RETOUR LA RCC~Y~???ATIO'V TE\lps 107

ultérieure, et que les animaux cessent leur mythologie et le folklore sous une forme plus
activité sexuelle. D'une manière analogue, les ou moins altérée. De l'examen des mythes et
Persans fopt de Naurôz un signe de commen- des rites des sociétés secrètes et des « sociétés
cement du monde parce que le contraire des d'hommes » germaniques, Otto Hofler (Kul-
faits ci-dessus se produit à l'époque du Nau- tische Geheimbünde der Germanen) a conclu
rciz » (Chronology, p. 208). La fin de l'année d'une manière analogue à l'importance des
écoulée et le commencement d'une nouvelle tlouze jours intercalaires et plus particulière-
année sont interprétés dans la tradition trans- ment à celle du Nouvel An. De son côté,
mise par Albîrunî comme un épuisement des Waldemar Liungman a consacré aux rites
ressources biologiques sur tous les plans COS- des feux du début de l'année et aux scénarios
miques, une véritable fin du monde. (« La carnavalesques de ces douze mois (Euphrat-
fin du monde », c'est-à-dire d'un cycle his- Rhein, vol. II, 426 sq., et passim) une vaste
torique déterminé, ne se produit pas toujours enquête dont nous ne partageons d'ailleurs
à l'occasion d'un déluge, mais aussi par le pas toujours l'orientation et les résultats.
feu, la chaleur, etc. Une admirable vision Rappelons aussi les recherches de Otto Huth
apocalyptique dans laquelle l'été torride est (Janus) et de J. Hertel (Dus Indogermanische
conçu comme un retour au chaos, se trouve Neujahrsopfer im Veda), qui, s'attachant
dans Isaïe, 34, 4, 9-11. Cf. des images ana- aux faits romains et védiques, ont particu-
logues dans Bahmnn-Yasht, II, 41 et Lactance lièrement insisté sur leurs thèmes de renou-
Divinae Institutiones, VII, 16, 6, textes corn- vellement du monde par la ranimation du
mentés par F. Cumont dans la Fin du monde feu lors du solstice d'hiver, renouvellement
selon les mages occidentaux, p. 76 sq. Cf. de qui équivaut à une nouvelle création. Pour
même W. Bousset, Antichrist, p. 129 sq.). le propos du présent essai, nous retiendrons
Le Professeur G. Dumézil a étudié dans seulement quelques traits caractéristiques :
son ouvrage le Probléme des Centaures le l 0 les douze jours intermédiaires préfigurent
scénario de la fin et du début de l'année les douze mois de l'année (voir aussi les rites
dans une bonne partie du monde indo-euro- rappelés ci-dessus); 20 pendant les douze nuits
péen (Slaves, Iraniens, Indiens, ~réco-Ro- correspondantes, les morts viennent en pro-
mains) et a mis en luinière les éléments des cession rendre visite à leur famille (apparition
cérémoniaux initiatiques conservés par la du cheval, animal funéraire par excellence,
10s 1.1.; 111-1111: Dl:' I'I?TEI:\'EI, IIL'~'OLIR I,A 1 t / ~ ; ~ ~ ~ l t AI )ïl i' 1ï r:'AlI).S
0 ~ IO!#

lors de la dernière nuit de l'année; présencc logique du Nouvel An (abolition du temps


des divinités chthonico-funéraires Holda, Per- écoulé et répétition de la création) ne sbit pas
chta, « Wilde Heer »,etc. pendant ces douzc explicitement déclarée, sauf dans les rites
nuits) et souvent (chez les Germains et les de préfiguration des mois et dans l'extinction
Japonais) cette visite se produit dans le et la ranimation du feu. On peut cependant
cadre du cérémonial des sociétés secrètes déceler cette fonction comme impliquée dans
d'hommes (Hofler, passim et A. Slawik, étude chacun des autres thèmes mythico-rituels.
citée plus bas); 30 c'est alors que les feux Comment l'invasion des âmes des morts, par
sont éteints et rallumés (Saintyves, Essais exemple, serait-elle autre chose que le signe
de folklore biblique, p. 30 sq.; Hertel, 52; d'une suspension du temps profane, la réalisa-
Dumézil, 146; Granet, Danses et légendes, 155; tion paradoxale d'une coexistence du (( passé ))

Huth, 146; Liungman, 473 sq.) et enfin 40 c'est et du « présent u? Jamais cette coexistence
le moment des initiations, dont précisément n'est aussi totale qu'à une époque de « chaos ))

l'extinction et la ranimation du feu constituent où toutes les modalités coïncident. Les der-
un des éléments essentiels (Dumézil, 148 sq. niers jours de l'année écoulée peuvent être
et passim; les initiations chez les Hopi ont identifiés au Chaos d'avant la création, et
toujours lieu au Nouvel An, cf. Lewis Spence, par cette invasion des morts - qui annule
Encyclopaedia of Religions and Ethics, III, 67). la loi du temps - et par les excès sexuels qui
Dans le même ensemble mythico-cérémonial marquent la plupart du temps cette occasion.
de la fin de l'année écoulée et du début de Même si, à la suite des réformes successives
la Nouvelle Année, nous devons encore faire du calendrier, les saturnales ne coïncidaient
une place aux faits suivants : 50 luttes rituelles plus, en fin de compte, avec la fin et le
entre deux groupes adverses (Liungman, II, début de l'année, elles n'en continuèrent pas
800 sq., 896 sq.) et 60 présence de l'élément moins de marquer l'abolition de toutes les
érotique (poursuite des jeunes filles, mariages normes et d'illustrer violemment un renver-
((gandharviques »,orgies). sement des valeurs (échange de condition
Chacun de ces thèmes mythico-rituels at- entre maîtres et esclaves, femmes traitées en
teste le caractère tout à fait exceptionnel des courtisanes, etc.) et une licence générale, une
jours qui précèdent et qui suivent le premier modalité orgiastique de la société, en un mot
de l'An, bien que la fonction eschato-cosmo- uiie régression de toutes les formes dans
1 10 1.1: ‘11 l r l ' l l E 1)l; 1,'liY EltNEL lil5'l'uLR l ~ ~ vY E M P ~ S
L A ~ i B ~ ; É l \ r L i l ~ . l ï 'L)D 111

l'unité indéterminke. La place même des or- dence des initiations - où l'allumage du « feu
gies, chez les peuples primitifs, de prCférence nouveau » joue un rôle particulièrement im-
aux moments critiques de la récolte (lorsque portant - avec les alentours du Nouvel An,
les semences Ctaient enfouies en terre), con- s'explique aussi bien par la présence des morts
firme cette symétrie entre la dissolution de (les sociétés secrètes et initiatiques étant
la « forme » (ici les seinences) dans la glèbe, tout à la fois les représentantes des ancêtres)
et celle des « fornies sociales r dans le chaos que par la structure elle-même de ces céré-
orgiastique 1. Tant sur le plan végétal que monies, qui supposent toujours une « mort n
sur le plaii humain, nous sommes en prcsence et une « résurrection une « nouvelle nais-
)),

d'un retour à l'unité primordiale, à l'instau- sance a, un R homme nouveau ».On ne pour-
ration d'uii régime « iiocturne s dans lequel rait trouver aux rituels initiatiques un cadre
les limites, les profils, les distances sont indis- plus approprié que les douze nuits où l'année
écoulée disparaît pour laisser la place à une
L'extinction rituelle (les feux s'inscrit dans autre année, une autre ère : c'est-à-dire à
la mème tendaiice A mettre un terme aux l'époque où, par la réactualisation de la Créa-
((formes déjà existantes (et usCes du fait
)) tion, le monde commence effectivement.
de leur propre durée) pour faire place à la Attestés chez presque tous les peuples indo-
naissance d'une forme nouvelle, issue d'une européens, ces scénarios mythico-rituels du
nouvelle Création. Les luttes rituelles entre ' Nouvel An - avec tout leur cortège de
deux groupes de figurants réactualisent le masques carnavalesques, leurs animaux funé-
moment cosmogonique du coinbat entre le raires, leurs sociétés secrktes, etc. - étaient
dieu et le dragon primordial (le serpent sym- sans doute organisés dans leurs grandes lignes
bolisant presque partout ce qui est latent, dès l'époque de la communauté indo-euro-
pré-f ormel, indifférencié). Enfin, la coïnci- péenne. Mais de tels scénarios, ou tout au
moins les aspects qui nous ont retenu dans
1 Bien eiitendu, le role de 1' orgie t1.in.i IPS socibtcs
I( II
le présent essai, ne peuvent être considérés
agricoles est beaiicoup plus coriipie\e. Ides excl.$ sexuel5 comme une création exclusivement indo-euro-
t..\erçaienl ilne innueiice magique sur la riscolle i venir.
hluis on peut toujours v décliiflrer la tendance a une vio- pbenne. Bien des siècles avant l'apparition
Ivrite fusioii de loutes ies formes, en d ' a ~ ~ t rtermes
e~ :I 10
ieactuaiisatioii du chaos d'avaiit In (:rualioii Voir le clla- des Indo-Européens en Asie Mineure, l'en-
pitre conceriiaiit les mystiques agraiics daiis iiotre Trarle semble mythico-rituel du Nouvel An, en t a n t
~ ' I I I ~ ~ I de$
J I ~ Ilelrglori~
C (1). ‘235 Q).
I?? 1.E A f I - T I I E Ill? I . ' E T E R N E I , RET0r.R 1.4 I?llcl>VfiR.lTlOV DU Tl?\lP.S 123

e t de le ranimer. D'une manière t o u t à fait 360, parce qu'il y a 360 nuits dans l'année;
analogue, celui qui d e nos jours célèbre le les jours sont les hriqiies yajusmafi, car celles-
sacrifice reproduit la reconstitution d e Pra- ci, il y en a 360; or, il y a 360 joiirs dans
jâpati. « Quiconque, ayant compris cela, ac- l'aniiée » (Gaf. BI.., X, 5, 4, 10). A un cer-
complit une bonne action, ou même se con- tain moment de la construction de l'autel
tente d e comprendre (sans pratiquer aucun on pose deiis briques dites des saisons
(( ))

rituel), reconstitue la divinité mise en pièces (rfauyâ) et le texte commente : Pourqiioi ((

(en la rendant) entière e t complète » (Çaf. met-on ces deux briques-là? C'est que cet
Brbh., X, 4, 3, 24, etc.). L'effort conscient Agni (cet autel d u feu) est l'année ... Cet
d u sacrificateur pour rétablir l'unité primor- autel du feu est Prajâpati, et Prajâpati est
diale, c'est-à-dire reconstituer le Tout qui l'Année n (ib., VIII, 2, 1, 17-18). E n recons-
précéda la création, est une caractéristique truisant, par l'autel védique, Prajâpati, on
très importante de l'esprit indien, assoiffé reconstruit aussi le Temps cosmique. « L'au-
d e cette Unité primordiale, mais il ne nous tel d u feii a cinq cqouches... (chaque coiiche
est pas permis de nous y arrêter. Qu'il nous est une saison), les cinq saisons font iiiie
sufilse d'avoir constaté qu'à chaque sacri- année et Agni (= l'autel) est l'Ann6e ... Or,
fice le brahmane réactualise l'acte cosmogo- ce Prajâpali qiii était toinhé en morceaiis
nique archétypal, et que cette. coïncidence c'est I':lniii.e, et les ciiiq parties de son corps
entre 1' instant mythique s et le moment
(( (( lombi. en inorceaiis, ce son1 les saisoris. Ciiiq
actuel » suppose aussi bien l'abolition d u saisoiis, ciiiq coiiches. Aiissi, cliiaiid oii ciii-
temps profane que la régénération continue pile les coiichcs c'es1 avec les saisons qiic
(lu monde. l'on construit E'rajâpati ... Or, ces ciiicl par-
En effet, si Prajiipati est l'année » (Ai-
(( ties de soli corps ... qiii sont les saisoiis.
tnreya Br., VII, 7, 2, etc.), l'Année est la (( elles sont aiissi bien les orients; cinq orients,
mort. Celui qui sait cela, la mort ne l'atteint cinq couches. Aussi, qiiantl on eii~pile les
pas )1 (Çaf. Br., X, 4, 3, 1). L'autel védique couclies, c'est avec les orients qiie l'on cons-
est, d'après l'heureuse formule de Paul Mus truit 13rajâpati qiii est 1'z2nni.c 1) (Çaf. Br.,
(Barabudur, 1, 384), le Temps matérialisé. VI, 8, 1, 1.5; 1, 2, 18 s q . ; P. Miis, op. cil.,
(( L'autel du feu est l'année ... Les niiits sont p. 3811 sq.; cf. niissi siir le lciiips constriiit,
ses pierres de clôtiire et celles-ci, i l 31 cn :I ihirl.. 11. 1'1). 733-TX!)). ,Iirisi. nvcç In c-011s-
121, 1 . l ~ JI k ~ ' I I E ~ ' i i ï ' g l t ~ I~I E
l ,~ ' O U I I LA I n j t i 6 1 V B I i . i ï ' i ~ ~
bL1 ï EI\~PS 127

l'occasion de chaque intronisation, mais aussi contre les maux d e dents, traduite par Camp-
chaque fois que les récoltes sont mauvaises. bel1 Thomson (Assyrian Medical Texts, p. 59)
Ce détail, sur lequel Hocart n'insiste pas rappelle que « après qu'Anu eut fait les cieux,
piiisqu'il ne confirme pas son hypothèse des les cieux firent la terre, la terre fit les fleuves,
« origines ritiielles » du mythe cosmogonique, les fleuves firent les canaux, les canaux firent
les étangs, les étangs firent le Ver E t le )).

Ver se rend « en larmes n auprès de Shamash


et Ea, et leur demande ce qui va lui être
donné à manger, à « détruire ».Les dieux lui
offrent des fruits, mais le Ver leur demande
ri.géni.ralion (le la vie cosmique, non d'une des dents humaines. c( Puisque t u as parlé
r-c;pai.rctiori,riiais bieii d'une recr-éation de cette ainsi, ô Ver, que E a t e brise de sa main
vie. I>c la vieiit l'iiiiportance essentielle, dans puissante! » Nous assistons ici non seulement
les ritiiels et les mytlies, de tout ce qui petit une simple répétition du geste guérisseur
sigiii fier le commencement », l'originel, le
((
paradigmatique (destruction du Ver par Ea),
priinordial (récipients iieufs et eau puisée ((
qui assure l'erficacité du traitement, mais
avant le jour » dans la magie et la médecine aussi à 1' « histoire 1) mythique de la mala-
popiilaires, les thèmes de 1' « enfant »,1' « or- die, par le rappel de laquelle le médecin pro-
phelin etc.; cf. nos Comentarii la legendn
,),
jette le patient in il10 tempore.
nfesl~riiliiihlunole, plus spécialemeiit p. 56 Les exemples que nous avons donnés pour-
sq.). Un remède ne devient efficace que si raient être aisément multipliés, mais nous ne
soli origine est connue, et si, par suite, soli nous proposons pas d'épuiser les thèmes que
application est rendue contemporaine au mo- nous rencontrons dans le présent essai; nous
ment nlythique de sa découverte. Voilà pour- voulons seulement les disposer suivant une
qiioi, dniis iin si grand noinbre d'incantations, perspective commune : la nécessité pour les
oii r.:ippcllc. 1' « liisloirc n (le la ina1:iclie oit sociétés archaïques d e se régénérer périodi-
t l i i tl~iiioiiqiii ln provoque, en évoqii:int lout quement par l'annulation du temps. Collec-
ti 'a lois lc iiioineiit où uiie divinité ou uii tifs ou individuels, périodiques ou spora-
saint a rdussi il dompter le mal. C'est ainsi, diques, les rites de régénération renferment
par csciiiplc, qii'uiie iricantation assyrieiinc toujours dans leur structure et leur sigiiifi-
128 L E iZIk-TIIE DE L,'ÉTERI\BL RETOUR L A R L ~ G B N ~ H A T I O NDU TEMPS 129

cation un élément de régénération par rCpé- reprise des mêmes mythes primordiaux, etc.),
tition d'un acte archétypal, la plupart du bien qu'elle se déroule dans le temps, n'en
temps l'acte cosmogonique. Ce qui nous re- porte pas le fardeau, n'en enregistre pas l'irré-
tient principalement dans ces systèmes ar- versibilité, en d'autres termes ne tient aucun
chaïques est l'abolition du temps concret e t compte de ce qui est précisément caracté-
partant leur intention anti-historique. Le re- ristique et décisif dans la conscience du temps.
fus de conserver la mémoire du passé, même Comme le mystique, comme l'homme reli-
immédiat, nous parait être l'indice d'une gieux en général, le primitif vit dans un con-
anthropologie particulière. C'est, en un mot, tinuel présent. (Et c'est dans ce sens que l'on
le refus de l'homme archaïque de s'accepter peut dire que l'homme religieux est un « pri-
comme être historique, son refus d'accorder mitif )); il réplte les gestes de quelqu'un d'autre,
une valeur à la « mémoire et par suite aux
)) et par cette répétition vit sans cesse dans le
événements inhabituels (c'est-à-dire : sans
modèle archétypal) qui constituent, en fait, Que pour un primitif, la régénération du
la durée concrète. En dernière instance, nous temps s'effectue continuellement, c'est-à-dire
déchiffrons dans tous ces rites et toutes ces aussi dans l'intervalle qu'est 1' u année », l'an-
attitudes la volonté de dévalorisation du temps. tiquité et l'universalité des croyances rela-
Poussés a leurs limites extrêmes, tous les tives a la Lune nous le prouvent. La Lune est
rites et toutes les attitudes que nous avons le premier mort, mais aussi le premier mort
rappelées ci-dessus, tiendraient dans l'énoncé qui ressuscite. Nous avons montré ailleurs
suivant : si on ne lui accorde aucune atten- (Traité d'histoire des religions, p. 142 sq.)
tion, le temps n'existe pas; de plus, là où l'importance des mythes lunaires dans l'or-
il devient perceptible (du fait des « péchés » de ganisatioii des premières « théories » cohé-
l'homme, c'est-à-dire lorsque celui-ci s'éloigne rentes concernant la mort et la résurrection, la
de l'archétype et tombe dans la durée), le fertilité et la régénération, les initiations, etc.
temps peut etre annulé. Au fond, si on la Il nous suffira de rappeler ici que si la Lune
regarde dans sa vraie perspective, la vie de sert en fait A mesurer n le temps (dans les
((

l'homme archaïque (réduite à la répétition langues indo-européennes la majorité des


d'actes archétypaux, c'est-à-dire aux cafégo- termes désignant le mois et la lune dérivent
ries et non aux événements, à l'incessante de la racine * m e , qui ;i tlonné cil latin aussi
130 LE M Y T H E DE L'ETERIYEL RETOUR LA RECENERATION DU TEMPS 131

bien mensis que metior, « mesurer n), si ses devenir universel, mais aussi par ses consé-
phases révèlent - longtemps avant l'année quences optimistes : car, tout comme la dis-
solaire et d'une manière beaucoup plus con- parition de la lune n'est jamais définitive,
crète - une unité de temps (le mois), elle puisqu'elle est nécessairement suivie d'une
révèle en même temps 1' « éternel retour n. nouvelle lune, la disparition de l'homme ne
Les phases de la lune - apparition, crois- l'est pas davantage, en particulier, la dispa-
sance, décroissance, disparition suivie de réap- rition même d'une humanité tout entière
parition au bout de trois nuits de ténèbres (déluge, inondation, engloutissement d'un
- ont joué un rôle immense dans l'élabora- continent, etc.) n'est jamais totale, car une
tion des conceptions cycliques. Nous trou- nouvelle humanité renaît d'un couple de
vons surtout des conceptions analogues dans
les apocalypses et les anthropogonies ar- Cette conception cyclique de la disparition
chaïques; le déluge ou l'inondation met fin et de la réapparition de l'humanité s'est éga-
à une humanité épuisée et pécheresse, et lement conservée dans les cultures histo-
une nouvelle humanité régénérée prend nais- riques. Au I I I ~ siècle avant Jésus-Christ,
sance, habituellement d'un (( ancêtre my-
)) Bérose vulgarisait dans tout le' monde hellé-
thique, sauvé de la catastrophe, ou d'un nique - d'où elle devait se répandre ensuite
animal lunaire. L'analyse stratigraphique de chez les Romains et les Byzantins - la doc-
ces groupes de mythes met en évidence leur trine chaldéenne de la « Grande Année s.
caractère lunaire (cf. le chapitre sur la lune L'Univers y est considéré comme éternel,
dans notre Traité d'Histoire des Religions). mais il est anéanti et reconstitué périodique-
Cela signifie que le rythme lunaire non seu- ment chaque « Grande Année » (le nombre
lement révèle des intervalles courts (semaine, correspondant de millénaires varie d'une école
mois), mais sert aussi d'archétype pour des à l'autre); lorsque les sept plailétes se réu-
durées considérables; en fait, la « naissance)) niront dans le signe di1 Cancer (((Grand IIi-
d'urie humanité, sa croissance, sa décrépi- ver ») un déluge se produira; quand elles se
tude (son « usure 1)) et sa disparition sont rencontreront dans le signe d u Capricorne
assimilées au cycle lunaire. Et cette assimi- (c'est-à-dire au solstice d'été de la « Grande
lation n'est pas seulement importante parce Année ))) l'univers entier sera consiimé par
qu'elle nous révèle la structure lunaire 1) du
(( le feu. Il est probable que cette doctrine
134 LE M Y T H E DE L'ÉTERNEL RETOUR L A R É G É N É R A T I O N DU TEMPS 135

devenir des choses qui reviennent sans cesse a un sens, comme nous l'avons vu
dans le meme état est par suite implicite- dans le chapitre précédent : elle seule Con-
ment annulé et on peut même affirmer que fère une réalité aux événements. E n outre,
u le monde reste sur place »), de meme le par la répétition, le temps est suspendu, ou
(( primitif »,en conférant au temps une di- toutau moins sa virulence est atténuée. Mais
rection cyclique, annule son irréversibilité. l'observation de Hegel est significative pour
Tout r~commencea son début a chaque iris- une autre raison : Hegel s'efforce de fonder
tant. Le passé n'est que la préfiguration du une de l'histoire dans laquelle
futur* Aucun événement n'est irréversible et l'événement historique, bien qu'irréversible
allcune transformation n'est définitive. Dans et autonome, pourrait cependant être en-
un certain Sens, on peut même dire qu'il ne cadré dans une dialectique encore ouverte.
se produit rien de neuf dans le monde, car Pour Hegel, l'histoire est libre » et toujours
((

tout n'est que la répétition des mêmes ar- c( nouvelle », elle ne se répète pas; mais elle
c h é t ~ ~ eprimordiaux;
s cette répétition, en est malgré tout conforme aux plans de la
actualisant le moment mythique oh le geete Providence; elle a donc un modèle (idéal,
archétypa1 fut révélé, maintient sans cesse mais ce n'en est pas moins un modèle) dans
le monde dans le même instant aurora] des la dialectique de l'Esprit elle-même. A Cette
commencements. Le temps ne fait que rendre histoire qui ne se répète pas, Hegel OpPose
possible l'apparition et l'existence des choses, la « Nature »,où les choses se reproduisent
11 n'a aucune influence décisive sur cette a l'infini. Mais nous avons vu que pendant
existence - puisque lui-même se régénère un temps assez considérable, l'humanité s'est
sans cesse. opposée par tous les moyens a 1' histoire )le
((

Hegel affirmait que dans la Nature les pouvons-nous conclure de tout cela que Pen-
choses se répètent à l'infini et qu'il « n'y a dant toute cette période l'humanité était de-
rien de nouveau Sous le soleil i). Tout ce que meurée dans la Nature, et ne S'en était Pas
nous avons montré jusqu'ici confirme l'exis- encore détachée? « Seul l'animal est v6rita-
tence d'une vision identique dans l'horizon blement innocent », écrivait Hegel au début
de la conscience archaïque : les choses se de ses Leçons sur la Philosophie de l'histoire.
répètent à l'infini, et, en réalité, il ne se Les primitifs ne se sentaient pas toujours
Passe rien de nelif soiis le soleil. M U ~ S cette innocents, mais tentaient de le redevenir par
CHAPITRE I I I

« MALHEUR » ET « HISTOIRE »
140 ' L E d l Yï'IIR DI? Ia'L?T131?SE~,RET()['R a MALHEUR D ET i HISTOIRE n 141

tout, vivre selon des modèles extra-humains, un ordre dont la valeur n'était pas contest6e.
conformément aux archétypes. Par cons& On a dit que le grand m6rite du christianisme,
quent, vivre au cœur du réel, pilisque - au regard de l'ancienne morale méditerra-
chapitre 1 l'a' suffisamment souligné - il néenne, a été de valoriser la souffrance : de
n'est de véritablement réel que les arché- transformer la douleur d'6tat négatif en expé-
types. Vivre conforinément aux archétypes rience à contenu spirituel « positif L'asser-
)).

revenail à respecter la « loi », pilisque la loi tien vaut dans la mesure où il s'agit d'une
n'était qu'une hiérophanie primordiale, la ré- valorisation de la souffrance et même d'une
vélation in il10 fernpore des normes de l'exis- recherche de la douleur pour ses qualités sa]-
tence, faite par une divinité ou un être my- vatrices. Mais si l'humanité pré-chrétienne
thique. Et, si par la répétition des gestes n'a pas recherché la souffrance e t ne l'a pas
paradigmatiques et par le moyen des ceré- valorisée (en dehors de quelques rares excep-
monies périodiques, l'liomme archaïque réus- tiens) comme un instrument de purification
sissait, comme nous l'avons vu, à annuler le et d'ascension spirituelle, elle ne l'a jamais
temps, il n'en vivait pas moins en concor- considérée comme dénuée de signification.
dance avec les rythmes cosmiques; nous pour- Nous parlons ici, évidemment, de la sauf-
rions même dire qu'il s'intégrait à ces rythmes fiance en tant qu'événement, en tant que faif .
(rappelons seulement combien sont « réels ))
historique, de la souffrance provoqu6e Par
pour lui le jour et la nuit, les saisons, les une catastrophe cosmique (sécheresse, inon-
cycles lunaires, les solstices, etc.).
dation, tempête, etc.), une invasion (incen-
Dans le cadre d'une telle existence, que die, esclavage, humiliation, etc.) OU les in-
pouvaient bien signifier la u souffrance » et
la douleur »? En aucun cas une expérience
((
justices sociales, etc.
Si de telles souffrances ont pu sup-
dénuée de sens que l'liomme ne peut que
« supporter » dans la mesure où elle est iné-
portées, c'est précisément parce qu'elles ne
vitable, comme il supporte par exemple les semblaient ni gratuites ni arbitraires. Les
rigueurs du climat. De quelque nature qu'elle exemples seraient superflus; ils sont à Par-
fût et quelle qu'en fût la cause apparente, tee de la main. Le primitif qui voit son champ
sa souffrance anaif un sens; elle répondait, dévoré par la sécheresse, son b6tail décimé
sinon toujours d iin prolotype, du moins à par la maladie, son enfant souffrant, lui-
même pris de fièvre ou chasseur trop souvent
1

142 L E M Y T H E DE L'ETERNEL RETOUR MALHEUR r ET u HISTOIRE 143

malchanceux, etc., sait que toutes ces con- toutes les démarches faites auprès des dieux,
jonctures n'incombent pas au hasard, mais des démons e t des sorciers, dans le but d'éloi-
à certaines influences magiques ou démo- gner une souffrance n (sécheresse, excès de
niaques, contre lesquelles le sorcier ou le pluie, calamité, maladie, etc.) ont échoué.
prêtre disposent d'armes. Ainsi, tout comme Les pygmées Semang, a cette occasion, con-
la communauté lorsqu'il s'agit d'une catas- fessent les fautes dont ils se croient coupables,
trophe cosmique, s'adresse-t-il au sorcier pour coutume que l'on retrouve sporadiquement
éliminer l'action magique, ou au pr6tre pour ailleurs, où elle accompagne également le der-
se rendre les dieux favorables. Leur inter- nier recours pour éluder une souffrance.
vention ne donne-t-elle aucun résultat, les Cependant, chaque moment du traitement
intéressés se rappellent l'existence de 1'Étre magico-religieux de la « souffrance » illustre
' avec limpidité le sens de cette dernière : elle
Suprême, à peu près oublié le reste du temps,
et le prient par l'offrande de sacrifices. n Toi, provient de l'action magique d'un ennemi,
d'en haut, ne me prends pas mon enfant; d'une infraction à un tabou, du passage dans
il est encore trop petit! 1) implorent les no- une zone néfaste, de la colère d'un dieu ou
mades Selknam de la Terre de Feu. n Oh, - lorsque toutes les autres hypothèses se
Tsuni-goam, se lamentent les Hottentots, toi sont révélées caduques - de la volonté ou
seul sais que je ne suis pas coupable! n Pen- du courroux de l'Être Suprhme. Le primitif
dant la tempête, les pygmées Semang s'égra- - et il n'est pas le seul, comme nous allons
tignent les mollets avec un couteau de bam- le voir à l'instant - ne peut concevoir une
bou et jettent des gouttelettes de sang de « souffrance D l non provoquée; elle provient
tous cbtés en criant : « Ta Pedn! je ne suis pas d'une faute personnelle (s'il est convaincu
endurci, je paie ma faute! Accepte ma dette, que c'est une faute religieuse) ou de la mé-
je la paie! » (voir aussi d'autres exemples chanceté du voisin (au cas oh le sorcier dé-
au chap. I I du Traité d'Histoire des Reli- couvre qu'il s'agit d'une action magique),
gions). Soulignons au passage un point que mais il existe toujours une faute A la base;
nous avons développé en détail dans notre
1. Précisons une fois de plus que, du point de vue des
Traité : dans le culte des peuples dits primi- peuples ou des classes anhistoriques, la a soufirance Bqui-
vaut à 1' s histoire B. Cette équivalence peut se vérifier
tifs, les Êtres Suprêmes célestes n'inter- même de nos jours dans les civilisations paysannes euro-
viennent qu'en dernière instance, lorsque
144 L E M Y T H E DE L'BTERNEL RETOUR u MALHEUR B ET a HISTOIRE D

ou tout au moins une cause, identifiée dans autre et d'une civiljsation à une autre, cela
la volonté du Dieu Suprême oublié, A qui va de soi. Mais l'important est pour nous que
l'homme est forcé de s'adresser en fin de la souffrance et la douleur ne sont nulle part
compte. Dans chacun des cas, la u souffrance u - dans le cadre des civilisations archaïques
devient cohérente et par conséquent suppor- - considérées comme u aveugles n et dénuées
table. Contre cette « souffrance »,le primi-
tif lutte avec tous les moyens magico-reli- C'est ainsi que les Indiens ont élaboré
gieux à sa portée, - mais il la supporte mora- assez tôt une conception de la causalité uni-
lement parce qu'elle n'est pas absurde. Le verselle, le karma, qui rend compte des évé-
moment critique de la « souffrance est cons-
)) nements et des souffrances actuels de l'in-
titué par son apparition; la souffrance n'est dividu et explique tout & la fois la nécessité
troublante que dans la mesure où sa cause des transmigrations. A la lumière de la loi
demeure encore ignorée. Dès que le sorcier karmique, non seulement les souffrances
ou le prêtre découvre la cause par laquelle trouvent un sens, mais elles acquièrent aussi
les enfants ou les bêtes meurent, la séche- une valeur positive. Les souffrances de l'exis-
resse se prolonge, les pluies redoublent, le tence actuelle sont non seulement méritées
gibier disparaît, etc., la « souffrance 1) corn- - puisqu'elles sont en fait l'effet fatal des
mence & devenir supportable; elle a un sens crimes et des fautes commis au cours des
et une cause, e t par conséquent on peut l'in- existences antérieures - mais aussi bien-
tégrer dans un système et l'expliquer, venues, car ce n'est que de cette manière
Ce que nous avons dit ci-dessus du u pri- qu'il est possible de résorber et de liquider
mitif s'applique aussi pour une bonne part
)) une partie de la dette karmique qui pèse sur
à l'hoinine des cultures archaïques. Bien en- l'individu et décide du cycle de ses existences
lendu, les iiiotifs qui valent à la souffrance futures. Selon la conception indienne, tout
et la douleur une justification varient sui- homme naît avec une dette, mais avec la
vant les peuples, mais la justitication se re- liberté d'en contracter de nouvelles. Son exis-
trouve partout. En général, on peut dire que tence forme une longue série de paiements
la souffrance est considérée comme la consé- e t d'emprunts dont la comptabilité n'est pas
quence d'un écart par rapport & la u norme n. toujours apparente. Celui qui n'est pas tota-
Que cette norme » diffère d'un peuple à un
((
lemeiit dénué d'intelligence peut supporter
1 I\/.l/,//lif;/l D 117' N I//S'/'o11ik bl

conimc la majorilé (les clir~ticiis- et spé-


cialeiiieiit (les éléiiiciils 1)opulaires - rcfiisc
(le vivrc la .vie aiilhentique clii cliristianisme.
11 blait pliis consolant - et plus commotle
- dans la malcliance et l'épreuve, tlc con-
tinuer A accuser lin accident » (sortilège,
((

etc.) ou iine uniigligeiice »(faiiteritiielle,etc.) ai-


théophanie. Pour les couches populaires, en séinent réparable au moyeri d'un sacrifice (dîit-
particulier pour les communautés agraires, il s'agir de sacrifier les nouveaii-liés A Molocli).
l'ancienne conception religieuse (celle des A cet égard, I'cxernple classiqiie du sacri-
((Ba'als et des Ashtartés ») était préférable; fice d'Abraham met admirablement en ILI-
elle les tenait plus près de la (( Vie » et les miére la différence entre la conception tra-
aidait à supporter, sinon à ignorer, l'Histoire. ditionnelle de la répkti Lion du geste archétypal
La volonté inébranlable des prophètes mes- et la nouvelle dimcnsion, la foi, acquise par
sianiques de regarder l'histoire en face et de l'expérience religieuse l. Sous l'angle formel,
--
Iahvé, leur volonté de faire fructifier morale- qiii coiisorva jiisqu'üii uC si0clc av:iiit JPsiis-(:Iirist 1:1 rcli-
ment et religieusement les défaites militaires piosité palestinicniic popiiluire; cf. A. Viriccrit, 1.u Iieliyiori
des Judéo-Arcrmkens d'l?lil)l~«nline (l';iris, 1927). 1,' ii Iiis-
et de les supporter parce qu'elles étaient con- toirc u avait permis h ces llitLreux de la N tliasl)ora a (le
sidérées comme nécessaires à la réconcilia- garder aux ccitits de I:ihv6 (Ialio), en iiii syncrCLisme corn-
inode, d'aiitres divinitits (Betliel, IIai.amt)ethel, Asliîlin-
ilion de Iahvé avec le peuple d'Israël e t Lethel) e t même In déesse Anat. (:'est iinc coiinrinalioii
de plus de l'importance dc 1' n Iiistoire a daiis le dévelop-
au salut final - cette volonté de considérer pement de l'cxp6rioiice religieuse jud:iiqiie c t son maintien
permancrit soiis (les tensions Clevbcs. Car, iio l'oiiùlions
pas, le prophCtismc e t Ic nicssi:iriismc oiit 6th validés avaiit
décisif et par suite de le valoriser religieu- tout par la pression dc I'tiistoiic coiitcniporaiiic.
1. Peut-être iic scra-t-il pas salis profit de prbciser qiic
sement - nécessiterait une tension spirituelle ce que 1'0x1 iiommc u foi a ail scns jiidito-chrctien se diffk-
rencie au point de vuc structural des autres expP,riences
trop forte, et la majorité de la population . religieuses archaïques. L'authenticité e t la validité rcli-
gieuses de ces dernibrcs ne tloiverit pas Btrc mises cn doute,
israélite refusait de s'y soumettre l, tout car elles sont foiidbcs sur uiie dialeeticliie dii sacrb univer-
sellemerit vitririCe. Mais I'cxp6ricrice do 1:i n foi a ost diie h
uiic riouvc:llc théoplinnie, Ü uiio nouvelle rcvél:ition qui n
1. Sans les élites religieuses, e t plus particuliérement anniilé, poiir Ics Clites respectives, la validiti: des :iiitrcs
a:ins les prophhtes, le judarsme ne se serait pas trop dil- Iiihrol)linnic!s. Voir ii cc sujct le cli:ipitrc 1 d c notre Trriili.
[Creiicib dc la rcligioii de la coloriic jiiivc d'gltlpliiintinr, tl'llisloirc 11~s R(sliginrrs.
-- ----- I -- I -- .- -- - .
1a

N n > i a nxrnna r.;+r: on+ r,vnrnnlr\ r l ~ n c10 hl,+ % ~'ncceptation e t la valorisation de l'his-
174 LE M Y T H E D E L'ETERNEL RETOUR r MALHEUR r ET a HISTOIRE

réduite à sa limite extrême. (Nous retrouve- atemporel des commencements, l'esprit in-
rons le même motif dans les apocalypses ira- dien, dans ses tensions suprêmes, déprécie et
niennes et chrétiennes.) Pourtant, pour le , repousse même cette réactualisation du temps
bouddhisme, comme pour la spéculation in- auroral qu'il ne considère plus comme une
dienne tout entière, le temps est illimité; et solution efficace du problème de la souffrance.
le Boddhisattva s'incarnera, afin d'annoncer La différence entre la vision védique (donc
la bonne nouvelle du salut de tous les êtres, archaïque et « primitive »)et la vision mahâyâ-
in aeternum. La seule possibilité de sortir du nique du cycle cosmique est, pour employer
temps, de briser le cercle de fer des existences, une formule sommaire, celle même qui dis-
est l'abolition de la condition humaine et la tingue la position anthropologique archétypale
conquête dii Nirvâna (cf. nos ouvrages, Yoga, (traditionnelle) de la position existentialiste
p. 166 sq.; Techniques du Yoga, chap. IV). (historique). Le karma, loi de la causalité
D'ailleurs tous ces « incalculables )I et tous universelle, qui en justifiant la condition
ces éons sans nombre ont aiissi une fonction hiimaine et en rendant compte de l'expérience
sotériologique; la simple coiitemplation de historiqiie, pouvait être générateur de conso-
letir panoraina tcrjorise l'liomme et le force lation pour la conscience indienne pré-boud-
A réaliser qu'il doit recommeiicer des milliards dhiste, devient avec le temps le symbole même
cle fois cette même existeiice évanescente et de 1' « esclavage 11 de l'homme. C'est pour cela
endurer les mêmes souffrances sans fin, ce cluc, clans la mesure où elles se proposent la
qiii a pour effet d'exacerber sa volonté d'éva- libération de l'homme, toutes les métaphy-
sion, c'est-à-dire de le poiisser li transceiider siques et toutes les techniques indiennes
définitivement sa coiidition d' « existant ». recherchent l'annihilation du lrarma. Mais si
Les spéculations indiennes sur le temps les doctrines des cycles cosmiques n'avaient
cyclique accusent avec une insistance suffi- Êt6 qii'iine illustration de la thborie de la
sante le « refiis de l'liistoire ». Soulignons causaliti! universelle, nous nous serions dis-
cependant une différence fondamentale entre pensés de la mentionner dans ce contexte. La
elles et les conceptions archaïques; alors que conception des quatre yiiqn apporte en fait
l'homme des ciillurcs lra(lilionnel1es refuse Lin 6lCrnciit noiiveaii : I'explicatioii (et par
l'histoire par l'aholilion pCrio(li(~iir(le ln crba- consi!qiienl la jiistificalion) clcs calaslroplies
tion, revivaiil ainsi s:iiis cesse rlaiis I'iiislant historiques, de la diicatleiice progressive de
MALH,EUR ET r HISTOIRE B 177

la biologie, de la sociologie, de l'éthique et de catastrophique de l'époque dans laquelle il


la spiritualité humaine. Le temps, par le ' lui a été donné de vivre (ou, plus précisément
simple fait qu'il est durée, aggrave continuel-
lement la condition cosmiqile et implicitement
la condition humaine. Du simple fait que nous
vivons actuellement dans le kâli-yuga, donc
dans un « âge de tbnèbres », qui progresse
sous le signe de la désagrégation et doit finir cultures et d'autres moments historiques.
par une catastrophe, notre destin est de souf- Supporter d'êtrele contemporain d'une époque
frir davantage que les hommes des « âges )) désastreuse, en prenant conscience de la
précédents. Maintenant, dans notre moment place occupée par cette époque dans la tra-
historique, noiis ne pouvons nous attendre h jectoire descendante dii cycle cosmique, c'est
autre chose; tout au plus (et c'est la que l'on là une attitude qui devait surtout démontrer
entrevoit la fonction sotériologique du kâli- son efficacité dans le crépuscule de la civili-
yuga et les privilèges que nous accorde une satioii gréco-orientale.
histoire crépusculaire et catastrophique) pou- Nous n'avons pas A nous occiiper ici des
vons-nous nous arracher B la servitude cos- multiples problèmes que soulèvent les civili-
mique. La théorie indienne des quatre âges sations orientalo-hellénistiques. Le seul aspect
est par conséquent revigorailte et consolante qui nolis intéresseest la situation que l'homme
pour l'liomme terrorisé par l'histoire. En effet : de ces civilisations se découvre face à I'his-
10 (l'une part, les soufïrances qui lui sont toiré, et plus spécialement face A l'histoire
écliues parce qu'il est contemporain de la qiii lui est contemporaine. C'est pourquoi
décomposition crCpusculaire, l'aident à com- nous ne nous attarderons pas sur l'origine,
prendre la précarilé (le sa condition humaiiie la structure et l'évolution des divers systèmes
et faciliterzt ainsi sorz affranchissement; cosmologiques où le mytlie antique des cycles
20 d'autre part, la théorie unlide et jitstifie cosmiques est repris et approfondi, ni sur
les souffrances dc cclui qui iic choisi1 pas de leurs conséqiiences philosophiqiies. Noiis ne
se libérer, inais qiii sc r6sigric h siibir son rappellerons ces systèmes cosinologiques- des
crislcncc, cl ccla par le î:iil memc clu'il a présocratiques a u s néopythagoriciens - qiie
coiiscicrir.c dc I:i slriic-1iir.c tlrain:iliclue cl dans la niesure où ils répondent A la qiiestion
182 LE M Y T H E DE L'ÉTERNEL RETOUR i MALIIEUR n ET a IIISTOIRE 183 l

I
#; :I:
Que Platon reproduise de telles visions tra-
ditionnelles dans les dialogues de l'époque de 1 égalément eu connaissance de la conception
iranienne d'après laquelle ces catastrophes ont

Il avait certainement à portée le sou;enir :m snéculations concernant les cvcles cosmiaues. 1

I
I
tion, du reste, ne nous défend nullement de les cycles cosmiques (déjà chez Zénon, frg. 98
reconnaître aussi dans le Politique certaines et 109 von Arnim). S'inspirant d'Héraclite,
I
influences babyloniennes; quand, par exemple, ou directement de la gnose orientale, le stoï-
I Platon impute les cataclysmes périodiques cisme vulgarise toutes ces id6es en relation
aux révolutions planétaires, explication que avec la « Grande Aiinée u et avec le feu cos-
l
Ii certaines recherches récentes '(cf. J. Bidez, mique (ekpyrosfs) qui inet fin p6riodiqiiement
l
op. cit., p. 76) font dériver des spéculations à l'univers afin de le reiiouveler. Avec le
1 astronomiques babyloniennes, rendues plus temps, les motifs de 1' « kteriiel retour » et
tard accessibles au monde hellénique Dar les de la « fiii dii monde » finissent par dominer

,t
tion planétaire (cf. Timée, 22 d et 23 e, déluge était kailleurs une doctrine favorite du néo-

,i I
Comme le remarque J. Bidez (p. 83) (( l'idée l'adhésion au mythe de 1' u éternelle répéti-
192 LE M Y T H E DE L'BTER~VEL RETOUR a MALHEUR D ET a HISTOIRE n 193

coïncide avec l'anéantissement des pécheurs, personne humaine. Mais pour celui qui par-
la résurrection des morts et la victoire de ticipe à cet éternel nunc du règne de Dieu,
l'éternité sur le temps. Mais bien q u cette
~ 1' u histoire n cesse d'une manière aussi totale
doctrine devienne de plus en plus populaire que pour l'homme des cultures archaïques
au I~~ siècle avant Jésus-Christ et dans les qui l'abolit périodiquement. Par conskquent,
premiers siècles qui suivent, elle ne parvient pour le chrktien lui aussi l'histoire peut être
pas à éliminer définitivement la doctrine tra- régénérée, par chaque croyant en particulier
ditionnelle de la régénération périodique du et à travers lui, même avant la seconde venue
temps par répétition annuelle de la Création. du Sauveur, ou elle cessera d'une manière
absolue pour toute la création.
Une discussion convenable de la révolution
introduite par le christianisme dans la dia-
lectique de l'abolition de l'histoire et de l'éva-
sion hors de l'emprise du temps nous entrai-
nerait trop au delà des limites de cet essai.
Remarquons seulement que, même dans le
cadre des trois grandes religions - iranienne,
judaïque et chrétienne - qui ont limité la
durée du Cosmos à un nombre quelconque
de millénaires et affirment que l'histoire cessera
définitivement in il10 tempore, il subsiste ce-
pendant des traces de l'antique doctrine de
la régénération périodique de l'histoire. E n
d'autres termes, l'histoire peut être abolie,
conque, à n'importe quelinstant, parmetcinoia. et par conséquent renouvelée, un nombre
Comme il s'agit d'une expérience religieuse considérable de fois avant la réalisation de
totalement différente de l'expérience tradi- l'eschaton final. L'année liturgique chrétienne
tionnelle, puisqu'il s'agit de la « foi r, la régé- est d'ailleurs fondée sur une répétition pério-
nération périodique du monde se traduit dans dique et réelle de la Nativité, de la Passion,
le christianisme par une régénération de la de la mort et de la résurrection de Jésus,
196 LE M Y T H E DE L'ÉTERNEL RETOUR e MALHEIJR D ET a IIISTOIRE i 197

c'est-A-dire dans un cycle cosmique descen- Un trait commun, en effet, rapproche tous
dant ou proche de sa conclusion. Individuel- les systèmes cycliques répandus dans le monde
lement, chacun est libre de se soustraire à ce hellénisto-oriental : dans la perspective de
moment historique et de se consoler des con- chacun d'entre eux, le moment historique
séquences néfastes de celui-ci, soit par la phi- contemporain (quelle que soit sa position chro-
losophie, soit par la mystique (il nous suffira nologique) reprdsente une décadence par rap-
d'évoquer en passant le pullulement de gnoses, port aux moments historiques précédents.
de sectes, de mystères .et de philosophies qui Non seulement 1'Eon contemporain est infd-
ont envahi le monde méditerranéo-oriental au rieur aux autres âges D (d'or, d'argent, etc.)
((

cours des siècles de tension historique, pour mais, même dans le cadre de l'âge actuel
donner une idée de la proportion de plus en (c'est-à-dire du cycle actuel), 1' a instant D dans
plus écrasante de ceux qui essayaient de se lequel vit l'homme s'aggrave A mesure que
soustraire à 1' u histoire 1)). Le moment histo- le temps passe. Cette tendance vers la déva-
rique dans sa totalité ne pouvait cependant lorisation du moment contemporain ne doit
pas éviter le destin qui découlait fatalement pas être considérée comme un stigmate pessi-
de sa position même sur la trajectoire des- miste. Au contraire, elle trahit plutdt un excès
cendante du cycle auquel il appartenait. De d'optimisme, car, dans l'aggravation de la
même que chaque homme du kâli-yuga, dans situation contemporaine, une partie au moins
la perspective indienne, est incité à rechercher des hommes voyaient les signes annonciateurs
sa liberté et sa béatitude spirituelle, sans de la régénération qui devait nécessairement
pouvoir cependant éviter la dissolution finale suivre. Une série de défaites militaires et d'cf-
de ce monde crépusculaire dans sa totalité, fondrements politiques était attendue avec
de même, dans la perspective des divers sys- angoisse dès l'époque d'Isaïe, comme un syn-
tèmes que nous avons passés en revue plus drome imprescriptible de l'illud tempus qui
haut, le moment historique, en dépit des possi- devait régéndrer le monde.
bilités d'évasion qu'il présente pour les con- Cependant, si diverses que fussent les posi-
temporains, ne peut être, dans sa totalité, que tions possibles de l'homme, elles présentaient
tragique, pathétique, injuste, chaotique, etc., un caractère commun : l'histoire pouvait être
ainsi que doit être n'importe quel moment supportée, non seulement parce qu'eue avait
précurseur de la catastrophe finale. un sens, mais encore parce qu'elle était néces-
LA a TERREUR D E L'HISTOIRE n 219

tefois quelque chose de la conception judéo-


chrétienne de l'histoire : pour lui l'événement
historique était la manifestation de l'Esprit
Universel. On peut même entrevoir un pa-
rallélisme entre la philosophie de l'histoire
LES DIFFICULTÉS
de Hegel et la philosophie de l'histoire pres-
DE L'HISTORICISME sentie par les prophètes hébreux; pour ceux-
ci comme pour celui-là un événement est
irréversible et valable en lui-même en tant
La réapparition des théories cycliques dans qu'il est une nouvelle manifestation de la
la pensée contemporaine est riche de sens l. volonté de Dieu, - position proprement ré-
Tout à fait incompétents pour nous pronon- volutionnaire )),rappelons-le, dans la pers-
cer sur leur validité, nous nous contenterons pective des sociétés traditionnelles comman-
d'observer que la formulation en termes mo- dée par la répétition éternelle des archétypes.
dernes d'un mythe archaïque trahit tout au Suivant Hegel, la destinée d'un peuple gar-
moins le désir de trouver un sens et une jus- dait encore une signification transhistorique,
tification transhistorique aux événements his- parce que toute histoire révélait une nouvelle
toriques. Nous voilà ainsi revenus à la posi- e t plus parfaite manifestation de l'Esprit Uni-
tion préhégélienne, la valabilité des solutions versel. Mais avec Marx, l'histoire s'est dé-
« historicistes » d'Hegel et Marx à l'existen- pouillée de toute signification transcendante;
tialisme se trouvant implicitement mise en elle n'est plus que l'épiphanie des luttes des
discussion. Depuis Hegel, en effet, tout l'ef- classes. Dans quelle mesure une telle théorie
fort tend à sauver et à valoriser l'événement pouvait-elle justifier les souffrances histo-
historique en tant que tel, l'événement en riques? Il n'est que d'interroger, entre autres,
lui-même et pour lui-même. 'Hegel gardait tou- la résistance pathétique d'un Bielinski ou d'un
1. cf. A. Rey, Le Retour &terne1 et la philosophie de la Dostoiewski qui se demandaient comment
physrque (Paris, 1927); Sorokin, Conternporory Sociological
Theories ( N ~ w - ~ o r 1928),
k, pp. 728-741; Toynbee, A ~ t u d y pourraient être rachetés dans la perspective
o f Hrstory, vol. I I I (Oxford, 1934); Elsworth Huntington,
Mornsprrngs of Crvilizotion ( N ~ w - ~ o r 1945),
k, spbcialement de la dialectique de Hegel et de Marx tous
pp. 453 sg.; ~ean-ClaudeAntoine, l'Éternel Retour de I'His- les drames de l'oppression, les calamités col-
iorre devrendra-t-il objet de science? ( a Critique D, Nr. 27,
AOÛ~ 1948, p. 723 sq ). lectives, les déportations, les humiliations e t
'LA a T E R R E U R DE L'HISTOIRE r 221
220 L E M Y T H E DE L'ÉTERNEL RETOUR
en PIUSdificile à supporter dans la perspec-
les massacres dont est remplie I'histoire uni-
tive des diverses philosophies historicistes.
C'est que tout événement historique y trouve
Le manrisme conserve néanmoins un Sens
son sens complet et exclusif dans sa réalisa-
a I'histoire. Les événements ne sont pas pour tion même. Nous n'avons pas à rappeler ici
lui une succession d'accidents arbitraires; ils
les dificultés théoriques de I'historicisme qui
accusent une structure cohérente et surtout troublaient déjà Rickert, Troeltsch e t Sim-
ils mènent a un but précis : l'élimination fi-
me1 et que les efforts récents de Croce, de
nale de la terreur de I'histoire, le salut (( )).
K. Mannheim ou d'Ortega y Gasset n'exor-
Au t e m e de la philosophie marxiste de l'his-
cisent que partiellement. Nous n'avons pas
taire se trouve ainsi 1'Age d'Or des eschatolo-
à débattre dans ces pages le bien-fondé phi-
gies archaïques. E n ce sens, il est vrai de
losophique de I'historicisme comme tel, pas
dire que non seulement Marx a remis la((
plus que la possibilité de fonder une « philo-
philosophie de Hegel les pieds sur la terre )),
sophie de I'histoire » qui dépasse décidément
mais encore qu'il a revalorisé à un niveau
le relativisme. Une seule question nous im-
exclusivement humain le mythe primitif de
porte : comment la « terreur de I'histoire ))
1'Age d'or, avec cette différence qu'il place
peut-elle être supportée dans la perspective
1'Age d'Or exclusivement au terme de Z'his-
de I'historicisme? La justification d'un événe-
toire au lieu de le mettre aussi au commen-
ment historique par le simple fait qu'il est
cement. Là est, pour le militant marxiste,
événement historique, autrement dit par le
le secret du remède à la terreur de l'histoire :
simple fait qu'il s'est produit de cette façon,
de même que les contemporains d'un âge ((
' aura bien de la peine à délivrer l'humanité
obscur N se consolaient de I'accroissement de
de la terreur qu'il inspire. Précisons bien
leurs souffrances en se disant que l'aggrava-
qu'il ne s'agit pas du problème du mal qui,
tion du mal précipite la délivrance finale, de
sous quelque angle qu'on l'envisage, demeure
même le militant marxiste de notre temps, un problème philosophique et religieux; il
dans le drame provoqué par la pression de
l'histoire, déchiffre un mal nécessaire, le pro- s'agit du problème de l'histoire comme telle,
du mal 1) qui est lié non pas A la condition
((
drome du triomphe prochain qui va mettre
de l'homme, mais A son activité. On voudrait
fi11 à jainais A tout
(( mal 1) historique.
La terreur de l'histoire 1) devienl de pliis
((
savoir, par exemple, comment peuvent se sup-
LA a T E R R E U R DE L'HISTOIRE r 225

problème se pose puisqu'elles sont seules obli- soit à peu près inévitable pour tous les pen-
seurs qui définissent l'homme un « être bis-
de rigueur, de leur situation historique. 11 torique n:a pas conquis définitivement la
est vrai que le christianisme et la philosophie pensée contemporaine. Nous avons fait état
eschatologique de l'histoire n'ont pas cessé plus haut de diverses orientations récentes
de satisfaire une proportion considérable de qui tendent A revaloriser le mythe de la péio- .
ces élites. ~ u s q u ' àun certain point, on peut dicité cyclique, voire celui du retour éternel.
dire également que le marxisme - Surtout Ces orientations négligent non seulement l'bis-
dans ses formes populaires - coiistitue pour toricisme mais même l'histoire comme telle.
certains une défense contre la terreur de l'his- Nous croyons être fondé à déchiffrer en elles,
taire. Seule la position historiciste, dans toutes plus qu'une résistance à l'histoire, une révolte
ses variétés et dans toutes ses nuances, - du contre le temps historique, une tentative pour
,<destin 1) de Nietzsche à la (( temporalité de
))
réintégrer ce temps historique, chargé d'expé-
Heidegger - demeure désarmée l. Ce n'est rience humaine, dans le temps cosmique, cy-
pas du tout l'effet d'une coïncidence fortuite clique et infini. Il vaut en tout cas d'être re-
marqué que l'œuvre de deux des écrivains les
plus significatifs de notre temps - T. S. Eliot
et James Joyce - est traversée dans toute
naissance. sa profondeur par la nostalgie du mythe de
Pourtant, cette position, bien qu'elle soit la répétition éternelle et, en fin de compte,
la plus rnoderne et, en un certain sens, qu'elle de l'abolition du temps. Il y a lieu également
de prévoir que, plus la terreur de l'histoire
s'aggravera, plus l'existence deviendra pré-
caire du fait de l'histoire, les positions de l'bis-
toicisrne perdront encore de leur crédit. Et,
à un moment ou l'histoire pourrait - ce que
ni le Cosmos, ni l'homme, ni le hasard n'ont
jusqu'ici réussi A faire, - anéantir l'espèce
humaine elle-même dans sa totalité, il se
pourrait que nous assistions A une tentative
232 LE M Y T H E DE I.'ÉTERNEI. RETOUR LA TERREIJR DE L'HISTOIRE D 233

des gestes qui leur sont provisoirement per- de ses virtualités intactes lui permet, au seuil
de chaque « vie nouvelle », une existence con-
Ainsi, pour l'homme traditionnel, l'homme tinue dans l'éternité et partant, l'abolition
moderne n'offre le type ni d'un être libre, ni définitive, hic et nunc, du temps profane. Les
d'un créateur d'histoire. Tout au contraire, « possibilités 1) intactes de la Nature B chaque
l'homme des civilisations archaïques peut être printemps et les n. possibilités 1) de l'homme
fier de son mode d'existence qui lui permet archaïque au seuil de chaque année nouvelle
d'être libre et de créer. Il est libre de n'être ne sont donc pas homologables. La,Nature
plus ce qu'il a été, libre d'annuler sa propre ne retrouve qu'elle-même, tandis que l'homme
« histoire » par l'abolition périodique du temps archaïque retrouve la possibilité de transcen-
et la régénération collective. Cette liberté A der définitivement le temps et de vivre dans
l'égard de sa propre « histoire » - qui pour l'éternité. Dans la mesure où il échoue B le
le moderne est non seulement irréversible faire, dans la mesure oh il « pèche r, c'est-à-
mais constitutive de l'existence humaine - dire tombe dans l'existence « historique )),

l'homme qui se veut historique ne saurait en dans le temps, il gâche chaque année cette
aucune façon y prétendre. Nous savons que possibilité. Du moins conserve-t-il la liberté
les sociétés archaïques et traditionnelles ad- d'annuler ces fautes, d'effacer le souvenir de
mettaient la liberté de commencer chaque sa -« chute dans l'histoire 1) et de tenter B
année une nouvelle existence, « pure 1)' avec nouveau une sortie définitive du temps (voir
des virtualités vierges. E t il n'est pas du tout la-dessus notre Traité d'Histoire des Reli-
question de reconnaître ici une imitation de la gions, p. 340 sq.).
Nature qui se régénère elle aussi périodique- D'autre part, l'homme archaïque est sûre-
ment, « recommençant chaque printemps,
)) ment en droit de se regarder comme plus
retrouvant chaque printemps toutes ses puis- créateur que l'homme moderne qui ne se dé-
sances intactes. En effet, tandis que la Na- finit créateur que de l'histoire. Chaque année,
ture se répète elle-même, chaque nouveau en effet, il prend part à la répétition de la
printemps étant le même éternel printemps cosmogonie, l'acte créateur par excellence. On
(c'est-A-dire la répétition de la création), la peut même ajouter que, pendant quelque
« pureté 1) de l'homme archaïque après l'abo- temps, l'homme a été « créateur u sur le plan
lition périodique du temps et le recouvrement cosmique, imitant cette cosmogonie pério-
2.76 1.E iM17TiiE DE L ' E T E R N E L R E T O U R LA a T E R R E U R DE L ' H I S T O I R E D 237
et nous nous promettons de revenir ailleurs liberté qui n'exclut pas Dieu. C'est d'ailleurs
sur ce sujet. Mais nous pouvons d'ores et ce qui s'est vérifié lorsque l'horizon des ar-
déjSi observer qu'une telle position ne met Si chétypes et de la rkpétition a été pour la
l'abri de la terreur de l'histoire que dans la première fois dépassk par le judéo-christia-
mesure où elle postule l'existence tout au nisme qui a introduit dans l'expkrience reli-
moins de l'Esprit Universel. Quelle consola- gieuse une nouvelle catégorie : la foi. 11 ne
tion trouverions-nous Si savoir que les souf- faut pas oublier que si la foi d'Abraham se
frances de millions d'hommes ont permis la définit : pour Dieu tout est possible, la foi
du christianisme implique que tout est pos-
dition humaine, si, par delSi cette situation-li- sible aussi pour l'homme. « Croyez à la fidé-
mite, il n'y avait que le néant? Encore une lité de Dieu. En vérité je vous le déclare,
fois, il n'est pas question de juger ici la vali- quiconque dira à cette montagne : Soulève-
ditk d'une philosophie historiciste, mais seu- toi et jette-toi dans la mer... s'il ne doute
lement de constater dans quelle mesure une pas dans son cœur mais croit que ce qu'il
telle philosophie peut conjurer la terreur de *

dit s'accomplira, cela lui sera accordé. C'est


l'histoire. S'il sufit aux tragédies historiques, pourquoi, je vous le déclare : Tout ce que
pour être excuskes, d'être considérées le vous demanderez en priant, croyez que vous
moyen qui a permis A l'homme de connaître
la limite de la résistance humaine, une telle l'avez obtenu, cela vous sera accordé » (Marc,
XI, 22-24) l. La foi, dans ce contexte, comme
excuse ne saurait en aucune façon exorciser
du reste dans beaucoup d'autres, signifie
Au fond, l'liorizon des archétypes et de la l'émancipation absolue de toute espèce de
(( loi naturelle et partant la plus haute li-
répétition ne peut être dépassé impunément ))

que si l'on adhère 5 une philosophie de la berté que l'homme puisse imaginer : celle
de pouvoir intervenir dans le statut ontolo-
ln valeur de celle-ci. Toutes ces a influences a sociales, &O- @que même de l'univers. Elle est, en con-
nomiques, etc. seraient, a u contraire, des occasions d'envi- séquence, une liberté créatrice par excel-
sager un univers spirituel sous des angles nouveaux. Mais
il va de soi que la sociologie de la connaissance, c'est-A-dire
1'Btude du conditionnement sociologique des idBologies,
ne saurait Bchapper au relativisme qu'en amrmont l'auto- 1. Qu'on se garde d'écarter avec suffisance de telles
nomie de l'esprit; ce que, si nous comprenons bien, Karl amrmations pour la seule raison qu'elles impliquent la
Mannheim n'a pas osé amrmer. possibilité du miracle. Si les miracles se sont avBrBs si
rares depuis l'apparition du christianisme, ce n'est pas la
faute au christianisme, mais bien aux chrbtiens.
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE
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