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MARYSE CONDE

La parole
des femmes
Essai sur des romancières
des Antilles de langue française

Éditions J'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
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DU MÊtvlE AU1'EUI~

Dieu nOlls l'a donné, Oswald, 1972.


"1ort d'Oluu"el1zi d'Ajunlako, Os\vald, 1973.
Here111akhollon, roman, 10/18, 1976.
Le roman antillais (2 volumes) Nathan, 1977.
La poésie antillaise, Nathan, 1978.
Césaire, Profil d'une œuvre, Hatier, 1978.
lïnl, 7ïnl, Anthologie de la littérature antillaise en néerlan-
dais, Ed. Flarnboyant, Rotterdam, 1978.
La civilisation du bossa/e, L' Harrnattan, 1978.

@ L'I-IarlnaUan, 1993
ISBN: 2.85802-114-7
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IN~I'RODUC1'ION

Tout ce qui touche à la fen11Tlenoire est objet de


controverse. L'Occident s'est horri fié de sa sujétion à
l'horl1rne, s'est apitoyé sur ses « rnutilations sexuelles »,
et s'est voulu l'initiateur de sa libération. A l'opposé,
une école d'Africains n'a cessé de célébrer la place con-
sidérable qu'elle occupait dans les sociétés traditionnel-
les, le statut dont elle jouissait et, faisant fi des mythes
et de la littérature orale, en est arrivée à une totale idéalisa-
tion de son irnage et de ses fonctions. Nous nous gar-
lierons bien de défendre l'une ou l'autre thèse, nous
bornant à un certain nombre d'observations. L'Occident
a beau jeu de dénoncer la condition de la femme en
Afrique quand il a lui-mêIlle largenlent contribué à sa
dégradation. En effet, quelle que soit la place qui fut
la sienne à l'époque pré-coloniale, l'introduction de
l'école européenne, française con1n1e anglaise, a porté
un coup fatal à cette « civilisation de la fClnn1e» dont
parle Alioune Diop. COInn1e dans un prenlier temps,
cette école était réservée aux garçons, elle a introduit
plus qu'un fossé entre « lettrés» et «illétrées», une
division radicale entre les deux sexes. Très vite, les fern-
rnes n10ins instruites ont été considérées carnIne des
freins à la nécessaire ascension sociale tandis que
s'in1posaient des idéaux auxquels d'abord elles ne pou-
vaient s'identifier. Si aujourd 'hui, la scolarisation des
filles est chose faite dans la nlajorité des pays, la situa-
tion de la femme n'en deIneure pas nloins fort difficile.
De façon contradictoire, on lui denlande de rester la
détentrice des valeurs traditionnelles et de représenter le
rerTlpart contre l'angoissante nl0ntée du modernisn1e

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alors que la société tout entière est engagée dans la


course au progrès. Quand elle cède au vertige général,
ce qui est fréquent, on l'accable.
« Nos filles ont perdu la tête: il leur faut des voi-
tures, des bijoux, des villas, il n'y a que J'argent qui
cOlnpte... »

Si nous nous tournons vers les Antilles, un proverbe


déclare: « Fern-n cé chataign, n 'horn-n cé fouyapin»,
c ' est - à -di r e: « l~a f e Tl1T11
C, C' est UIle ch â ta ig ne, l ' ho r11rn e
c'est un fruit à pain.» Cet te irnage ne saurait être
comprise de ceux qui ne connaissent pas l'univers antil-
lais. Châtaignier et arbre à pain se ressern bien t, leurs
feuillages sont pratiquernent identiques, leurs fruits large-
ment sinlilaires. Cependant quand la châtaigne, arrivée
à rnaturité, ton1be, elle délivre un grand n0l11bre de
petits fruits à écorce dure senlblables aux rnarrons euro-
péens. Le fruit à pain qui n'en contient pas, se répand
en une purée blanchâtre que le soleil ne tarde pas à
rendre nauséabonde. Honln1age est ainsi rendu dans la
tradition populaire à la capacité de résistance de la
femme, à sa faculté de se tirer n,ieux que I'h0l11tne de
situations de nature à l'abattre. Nous rejoignons aussi
let hèm ed' une vie ille ch ans 0 n for t con n11e: « Fern -ne
tornbé pa janInin désespéré », c'est-à-dire: « Une fen1nle
tornbée se relèvera toujours. »
Cepe netant au -deIà du Inythe, qu' en est -il dan s Ia
réalité?
l.Je rôle de la fern rne a u sein des lu ttes de 1ibération
antérieures et postérieures à l'abolition de l'esclavage a
été largement occulté. Vivant souvent dans l'Habitation
à titre de domestique (cuisinière, bonne d'enfants, lingère),
elle a dans bien des cas été responsable des eInpoison-
nelnents collecti fs des nlaÎtres et de leur farnille, parti-
cipé aux incendies des plantations, terreur du XVIIIe siè-
cle et a nlarroné en nombre ilnportant. La J arnaïque a
gardé le souvenir de « Nanny of the tvlaroons », figure
devenue légendaire qui dirigea une colonie de révoltés.
La Guadeloupe, celui de la « n1ulâtresse Solitude».
Outre ces deux exemples, il s'en trouve d'autres qu'il
conviendrait de retrouver. On peut se dernander si la

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modification du regard que la fenll11e antillaise porte


sur elle-mênle et la dégradation de SOI1statut Il'accorn-
pagnent pas les progrès de l'urbanisation, la Inontée de
la classe bourgeoise dont les fil0des de vie sont calqués
sur ceux de la « filétropole» et la dépendance de
plus en plus lourde vis-à-vis des idéaux européens.
Nous avons pensé qu'il serait intéressant d'interroger
quelques écrivains femmes des Caraïbes francophones
pour cerner l'image qu'elles ont d'elles-ITIênleS et appré-
hender les problèmes dont elles sou ffrent éventuelle-
nlent. Nous samlnes pleineInent conscientes du fait que
le témoignage de la littérature est partiel, voire partial,
puisqu'il est le fait d'une Ininorité relativelnent privilé-
giée. II n'en est pas rnoins précieux.
Nous avons adopté un plan très SiIllpie, voire sinl-
pliste, qui va de l'enfance aux grandes expériences féIni-
nines (la nlaternité surtout) et à la Inart. Quant à la
division en deux parties, les Antilles dépendantes et les
Antilles indépendantes, que nous avons adoptée, elle ne
manquera pas de nous être reprochée. Elle est d'abord
l' expre ssion d' une con viction. COIl\tne led it très jus te-
rnent Jean Benoist dans le deuxiènle nunléro d'Eludes
Créoles: « La connaissance des Antilles est sout11ise à
deux tentations contradictoires: l'une place au prernier
plan des particularités de chaque île au point de rnettre
en dout.e toute unité au sein d'un ensenlble aussi dispa-
rate, l'autre accentue les lignes générales jusqu'à l'effa-
cernent des spécifités locales dans un schéIl1a abstrait»
( I).

Nous SOIllnles presque victinles de la seconde tenta-


tion tant, par-delà les di fférences de schérnas socio-
culturels, nous voulons croire à l'unité du « Blonde
caraïbe », et partant, refusons tout classelnent qui irait
d'île en île. D'autre part, nous posons en préalable que
dans cet univers dont nous défendons l'unité, bien des
différences peuvent provenir de conditions écononli-
ques, sociales, psychologiques, susceptibles d'être expli-

(l) Jean DENOISr. « L 'organisation sociale de'\ Antilks)I, in ElUdcs


Créoles t1:) 2. ruai 79.

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quées par une ou plus Oll nloins grande dépendance à


l'égard des pôles de dornination II1ondiallX. Une telle
étude nous pernlettra el'infirIT\er ou de confirmer cette
thèse en conclusion.
Surtout qu'on ne nous accuse pas de céder à une
rnode : parler des femnles quand tout le monde le fait.
Felnrne l1ous-nlêlnes, notre propos se justifie sans cela.
Enfin, il ne faudrait pas qu'on nous reproche de
n'avoir pas étudié tel ou tel écrivain, de n'avoir fait
que rnentionner tel autre. Cette analyse ne se prétend
pas exhaustive. Nous n'avons traité que des auteurs que
nous ain1ions ou dont l'œuvre nous paraissait cOlnplexe
et digne d'intérêt.

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LES ANTILLES DÉPENDANTES


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1. L'ENFANCE El' L'i~DUCA1'ION

Dans son Traité de Pédagogie générale, René Hubert


définit l'éducation COlnrne « l' enseIn ble des actions et
des influences exercées volontairernel1t par un être hu-
main, en principe par un adulte, sur un jeune, et orien-
tées vers un but qui consiste en la forlnation dans l'être
jeune des dispositions de toute espèce correspondant
aux fins auxquelles, parvenu à la Inaturité, il est des-
tiné » (1).
On peut élargir cette définition et considérer J'éduca-
tion comme l'influence globale qu'exeerce une société
sur ceux qu'elle cherche à intégrer. Il s'agirait done
moins d'une relûtion de personne à personne que du
rapport d'un individu à la culture dOll1inante de sa
société dont il assimile de plus les inlpératifs. Au fur et
à mesure que l'individu grandit, les interventions se
font plus explicites. On défend, on incite, on conseille,
on propose des modèles et surtout on sanctionne. Le
lieu où l'individu reçoit J'essentiel de son éducation,
c'est bien connu, est d'abord l'école. Nous ne revien-
drons pas sur les caractéristiques de l'école antillaise.
Rappelons seulen1ent quelques faits. En 1767, le gouver-
neur de la Martinique, Fénélon, écrivait à son tvlinis-
tre: «Si l'instruction est un devoir dans les principes
de la sainte religion, la saine politique et les considéra-
tions humaines les plus fortes s'y opposent... La sûreté
des Blancs exige qu'on tienne les nègres dans la plus
profonde ignorance» (2).

(I) René HUBERT, Trailé de pédagogie générale. p.u.r.. J957. p. 5.


(2) Gaston ~1ARTINt Ifisloire de /'escla\'age dOlls les colOllles fran-
çaises, P.U.F.. 1948. p. 122.

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Vers 1839, M. Jubelin, sous-secrétaire d'État décla-


rait: « Il est vrai que les esclaves ont aujourd'hui le
droit d'aller à l'école, mais il n'est pas encore temps
qu'ils en usent» (3).

Après 1848, il fallut bien se résigner à les instruire,


les nègres! La comn1ission instituée pour préparer
l'acte d'abolition in1médiate que présidait Schoelcher
proposa donc un projet sur l'instruction publique ten-
dant à ce que « l'éducation soit accessible, soit imposée
à toUS». En Inême ten1ps., Schoelcher adlnonesfait les
nouveaux citoyens: « Bravo! "sauvages" africains!
Continuez à vous éclairer et à nlépriser vos insulteurs.
Vos étonnants progrès répondent pour vous! » (4).
On conçoit sans peine que l'école instituée selon ces
directives et dans cet esprit ne pouvait être libératoire.
Nul ne songeait que les Africains transplantés puissent
avoir une personnalité originale qu'il ne fallait pas
étouffer sous un systèrne d'éducation élaboré sous
d'autres cieux et qu'il fallait au contraire en in1aginer un
autre à leur usage. Le 1110dèle proposé aux nouveaux
citoyens est « le français, adulte et civilisé ».
Au travers principalement de deux romans antillais
très connus, puisqu'il s'agit de Sapotil/e et le Serin
d'Argile de Michèle Lacrosil et de Pluie et Vent sur
Té/umée Miracle de Simone Schwarz-Bart, nous allons
tenter de cerner les différents types d'éducation qu'une
petite fille recevait aux Antilles afin de mesurer les
ravages qu'ils pouvaient exercer sur sa vie future.
Plus encore que Pluie et Vent sur Télllnlée Miracle,
ronlan exceptionnellement réussi, Sapo/;lle et le Serin
d'Argile constitue un tén10ignage capital d'ordre
psychologique, voire psychiatrique. RésulTIons-le rapide-
ment.
Sur le « Nausicaa», Sapotille Sormoy revit les évé-
nen1ents 111arquants de sa vie, événernents qui la condui-
sent à s'exiler de son pays. L'enfance occupe une

(3) ln rvlaryse CONDÉ, La Civilisation du Bossa/e, L'Harmattan, 1978,


p. 47.
(4) Victor SCHOELCHER, Esclavage et colonisation, P.U.F., 1948, p. 238.

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grande place dans ses souvenirs. Elle a été élevée au


pensionnat Saint-Denis, principalenlcnt conçu pour
l'éducation des enfants de békés ou de grands nlulâtres.
Aussi sa présence en un pareil lieu est-elle un scandale
et les religieuses, Sœur Scholastique, en particulier, le lui
font bien sentir. l'rop jeune encore, elle ne cOl1tprend
pas ce qu'on lui reproche et se borne à souffrir, à res-
sasser ses hurniliations jusqu'au jour oÙ elle a une révé-
lation et cornprend « le sens des exhorbitations, des bri-
Jnades jusque-là non qualifiées H. N'est-ce pas parce
qu'elle est noire?
Quant à Pluie el Vellt sur Télul1lée Miracle, c'est
selon les tern1es de Roger TOUtllS0n, « une rêverie ency-
clopédique », « une fabuleuse histoire de fernmes ».
Deux ron1ans profondérnent différents qui paradoxa-
lenlent se cornplètent en s'opposant pour nous offrir la
contradictoire peinture de l'univers antillais.

Les parents et le poids du passé

Sapotille est à la charge de sa n1ère et de sa grand-


n1ère. SchéIna classique aux Antilles, nous ne savons
rien du père. Mort? Séparé de sa femote ? Sapotille est-
elle une bâtarde? Ce silence intrigue. Cependant les deux
felTImeS délèguent tous leurs pouvoirs aux religieuses du
pensionnat. C'est la grand-mère qui « dans une robe à
l'antillaise sentant le madras neuf et l'ylang-ylang))
explique à cette malheureuse fillette pourquoi elle doit
continuer son Inartyre sous leur férule.
« Sapotille, ta mère et nl0i, désirons que tu reçoives
une éducation convenable. Le jour oÙ il y aura un
Lycée à Basse-Terre, je te prOrTlets que tu quitteras
Saint-Denis. Jusque-là... Il faut igrrorer les piqûres des
maringouins, Sapotille, et travailler dur camIlle ont fait
tes aïeux. Tes aïeux, Sapotille... ils en ont vu d'autres.
C'étaient des esclaves. 11 est tClnps que tu saches» (6).

(5) ~tichèle LACROSIL, Saporille et le serin d'urgile, Résonances, Se éd.,


p. 91.

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Et la grand-Inère d'entonner la triste saga des ancê-


tres éconornisant sou après sou pour acheter leur acte
d'affranchissenlent, serrant les dents pour supporter
les chaines de correction, les chaînes de discipline, les
fers, le fouet... avant de conclure: : «Autre chose
que le cachot sous l'escalier, Sapotille » (6).
L'ascendance esclave est donc ressentie cornnle une
11lalédiction et le n10dèle proposé est celui de la réderllp-
tion par le travail. Jusqu'à une date récente, aucune
société n'a été plus obsédée par son passé que les socié-
tés de la Guadeloupe et de la Martinique. C'est que ce
passé n'est pas inlaginé, recréé par la tradition orale et
111ythique. Il n'est au contraire que trop connu. Les
détails du voyage des esclaves, leur condition, leurs
souffrances sont faits d'histoire. 'rOllS les écrivains de
Césaire à Roland Brival ont consacré des pages à cc
thème et on peut distinguer 3 types d'approches qui
d'ailleurs peuvent apparaître successivcrnent chez le
nlênlc auteur.
- D'abord l'acceptation du passé tel qu'il est pré-
senté officiellenlent.
- Puis le passé revécu conune une source de
révolte.
- Enfin le passé ernprunté à une île voisine (Ha'tti)
ou a un royaullle africain.

Chez tvlichèle Lacrosil, nous en sornlnes ,1 la pre-


Iuière approche, celle du passé accepté corn rne un tern ps
ci'ignol11inies ce qui Il'exclut pas une profonde affection
pour les ancêtres. En fait honte secrète et tendresse
coexistent très bien dans la mesure où les ancêtres ont
prouvé qu'individuellernent, ils pouvaient échapper à la
dégradante condition. La grand-rnère se trouve donc
dépositaire de la connaissance du passé et cOIlllllunique
son savoir à l'enfant. On le sent, il existe entre elles
des affinités qui n'existent pas entre la 111ère, créature
rigide qui ne sait que sévir et gronder: « Inutile de
vous Jalnenter, Sapotille. Je vous avais prévenue. rvlais
ça vous est égal de Ine faire honte... »
(6) Ihid., p. 39.

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Faire honte, le grand nlot est lâché. En fait, l'édu-


cation de Sapotille a pour but de 111 useler le « fonds
nègre» détestable et méprisable, toujours prêt à ressur-
gir dans un éclat de rire trop bruyant, un geste obs-
cène, une parole triviale et à ressusciter!' Ancêtre
esclave. Elle sert à inculquer à l'individu des 111écanis-
mes de contrôle qui fassent « oublier» sa Race. Sapo-
tille, victime innocente, ne cherche pas un instant à se
révolter contre cette obligation: « Si InaJnan ne
m'ain1ait plus, c'est que j'étais Inéchante C0l11111eles
bonnes sœurs le prétendaient. "Cette fille est un rnons-
tre" affirmait souvent Sœur Scholastique. Je consentis
que j'avais l'âme aussi noire que les religieuses le
disaient. Dieu le Père avait créé une petite fille qui
déparait son œuvre» (7).
Ainsi donc, le regard de la Inère qui aurait pu anni-
hiler tous les autres, les rejoint et rejette l'enfant dans
un sentiment d'indignité. L'auteur ne nous p~.rle pas de
la petite enfance de son héroïne et nous ne pouvons
savoir si des images de douceur et de tendresse conlpen-
sent la dureté de ce dressage. Sapotille forcée de se voir
négativement rejette sa haine d'elle-même sur une autre
enfant, Yaya, noire comme elle, qui entre au pensionnat
alors qu'elle est sur le point d'en sortir. « Cette enfant
lne faisait honte. Je me sentais coupable de je ne sais
quoi quand je la voyais. Elle était le térnoignage d'une
faute que j'avais cornmise longtemps auparavant, une
vivante malédiction» (8).
Honte, sentiment de culpabilité, IT\alédiction. Pêle-
mêle, Sapotille régurgite le discours prononcé par ses
parents et éducateurs à son endroit et en investit Yaya.
Yaya, c'est elle, c'est l'ascendance. esclave indélébile
comme une tâche. En même temps, elle ne peut s'enlpê-
cher de s'intéresser à cette cadette, aussi n1altraitée
qu'elle, de la coiffer, de l'aider à se laver. Inconscient
masochisme? Tentative de s'approprier un objet détesté
mais qui lui ressetnble? Ou plutôt effort de 1110difier
l'image que Yaya offre et qui est celle de leur corn..

(7) Ibid., p. 40.


(8) Ibid., p. 112.

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nlune laideur? Une scène du livre n1érite d'être soulignée


car elle est d'une importance capitale. Un jour, alors
que les pensionnaires sont à l'étude, Sœur Scholastique
croque Sapotille à son insu. Cette dernière commence par
protester, puis en définitive, la conviction s'installe en elle.
« C'était elle qui avait raison; j'étais comrne ça laide,
si laide. l"'out le monde me voyait comme ça, j'étais la
seule à n'avoir pas su depuis longternps... » (9).
Chacun sait que la personnalité ne s'affirme que peu
à peu chez l'enfant, qu'il se définit largement par rap-
port au regard de l'autre, surtout s'il sagit d'un adulte
dans un position dOlninante. Voilà Sapotille, n1arquée
pour la vie, incapable de se valoriser et d'affronter
l'existence avec confiance. En fait toute l'éducation
qu'elle reçoit et à laquelle tiennent tant ses mère et
grand-111ère est destinée à la tenir à sa place afin que
l'ordre social ne soit pas dérangé. Quand elle parle
d'étudier le droit, les religieuses s'esclaffent et s'indi-
gnent. La pyralnide sociale doit être respectée. Au plus
bas, les nègres dont l'intelligence et la créativité doivent
être étouffés. Pour les éducatrices blanches de l'enfant,
c'est aussi une image du passé qu'il s'agit de perpétuer
n1algré la n10dification des schérnas politiques. Elles
aussi portent sur leurs épaules le poids du passé,
où elles incarnaient le bien et le beau. Si l'on accepte
l'idée que durant l'esclavage le Noir dut mourir à
lui-mên1e pour adopter une personnalité d'emprunt,
on conviendra que l'éducation de Sapotille qui demeure
fidèle à ce schélna est une contre-éducation, la plus
nleurtrière des 111utilations. Avec une blessure intérieure
inguérissable, elle est préparée à tourner le dos à son
peuple, à ses réalités. Le processus de l'aliénation est
an1orcé.
A ce type d'éducation qui fut celui de la petite
bourgeoisie antillaise jusqu'à une date récente, il faut
opposer celui que reçoit l1éluInée dans Pluie et Vent sur
lëmunée Miracle de Simone Schwartz-Bart. Il ne faudrait
pas se laisser aller à des simplifications abusives et soutenir
que toutes les oppositions viennent de la différence

(9) Ibid., p. 38.

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entre nlilieu urbain et Inilieu rural. C'est une erreur très


grave que d'idéaliser à rexcès le rnonde rural qui par le
biais des 111edia, l'influence ressentie des l110dèles don\i-
nants Qu'ils véhiculent, les problènles inhérents au sous-
développen1ent dont souffrent les Antilles, ne constitue
pas un isolat préservé au sein duquel fleuriraient toutes
les vertus. Le monde rural connaît sa bonne part
d'aliénation et d'angoisse et ceux qui sont en contact
avec les paysans le savent bien.
Télun1ée, dernière-née de la dynastie des femmes
Lougandor, « vraies négresses à deux cœurs», repré-
sente un ensemble de qualités et de puissance exception-
nel. Elle a été formée par sa grand-rnère dont elle dit:
«Toussine était une femn1e qui vous aidait à ne pas
baisser la tête devant la vie et rares sont les personnes
à posséder ce don. Ma rnère la vénérait tant que j'en
étais venue à considérer Toussine Ina grand-mère
comme un être mythique, habitant ailleurs que sur
terre, si bien qU'e toute vivante elle était entrée, pour
Inoi, dans la légende» (10).
En vérité les fernnles- ~ougandor tranchent non
seulement sur la médiocrité des hornInes qui pendant uh
ternps plus ou rnoins long font chenlin avec eUes da,ps
la vie, mais aussi sur la médiocrité de leur entourage.
L'Abandonnée COInme Fond ZOlnbi ou la Rainée sont
peuplées de créatures sans force et sans espoir, écrasées
sous le poids de la fatalité et du désespoir, lourdes de
haine l'une pour l'autre. « Savez-vous ce que nous char-
rions dans nos veines, nous les nègres de la Guade-
loupe? La Inalédiction qu'il faut pour être n1aÎtres et
celle qu'il faut pour être esclaves ». (11).
La philosophie de la vie de ce milieu rural est sim-
pie: le nègre est maudit. « Aucune nation ne mérite la
mort, mais je dis que le nègre rnérite la Inort pour
vivre carnrne il vit... et n'est-ce pas la nlort que nous
méritons, Ines frères?» (12). Peut-être Simone
Sch\varz-Bart entend-t-elle Inontrer cornbien l'abolition
(10) Sirnone SCH WARZ-BAR T. Pluie el \'e"r sur Téhllllée .\/irae/e, Seuil,
1972, p. 11.
(Il) ibid., p. ???
(12) Ibid., p. 54.

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du systènle esclavagiste n'a entraîné dans la paysannerie


aucune nlodification des inlages culturelles? "roujours
est-il que la grande supériorité des Lougandor réside
dans leur capacité de supporter la tristesse, la folie et
l'absurdité du monde sans baisser la tête. Car le pro-
blème ne consiste pas à changer la vie. Cela est inlpos-
sible. Il s'agit de la transfigurer et l'acceptant telle
qu'elle est, de lui infliger une éclatante défaite. Le
passé qui pèse sur Télunlée est bien celui qui écrasait
Sapotille, mais il ne s'agit pour elle ni de le fuir, ni
de le renier en s'efforçant d'accéder à un nouvel
état par le biais de l'école.
Toute l'éducation de TélulIlée est une patiente
initiation contre la grande jupe à fronces de sa
grand-nlère Toussine, surnonlmée Reine Sans Nom.
Dans cette case qui syrnboliquenlent « terrnine le nlonde
des hunlains », l~élunlée apprend à se gûrder des autres,
de la contagion de leur pessinlisme et de leur désespoir.
« ... Ce ne sont là que de grosses baleines échouées
dont la 111erne veut plus et si les poissons les écoutent,
sais-lu? Ils perdront leurs nageoires» (13). Nageoire!
Ce nlot aussi est synlbolique; il convient de se défen-
dre contre les couranls adverses d'une existence qui ne
pense qu'à vous faire s0J11brer. "rélul11ée apprend de sa
grand-Inère que « la misère est une vague sans fin, nIais
le cheval ne doit pas te conduire, c'est toi qui dois con-
duire le cheval» (14).
Dan s cet uriivers, le n1erveilleux, 0 Il s' end 0ute, est
présent. Une amie de Reine Sans NOlll, rnan Cia, a la
possibilité de se changer en anin1al et C0I11nle l'enfant
s'en étonne, sa grand-mère la rassure et l'introduit dans
l'intirnité de la sorcière qui à son tour participe à son
initiation. A son tour, nlan Cia lui répète: «Sois une
vaillante petite négresse, un vrai tanlbour à deux faces,
laisse la vie frapper, cogner, nlais conserve toujours
intacte la face du dessolls » (15).
Courage, don d 'arnour, voilà les vertus cardinales.

(13) Ihid.. p. 50.


(14) Ibid.. p. 79.
(15) Ibid.. p. 143.

15
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On pensera peut-être qu'une telle conception de la vie


est limitée. En réalité, elle est celle qui s'exprirne à tra-
vers toute l'oralité antillaise et que cristallise le pro-
verbe « An nèg pa jin ma », « Un Nègre ne nleurt
jamais ». C'est l'expression cOlnplexe d'un profond
fatalisme joint à un indéracinable optirnisIne. Télumée
fvliracle est aussi le nliracle de la résistance du nègre à
la déportation, à la traite, à la dispersion sur les plan-
tations, aux coups et aux supplices. Dans le cruel passé
de la race, Reine Sans NOHl et à travers elle, Télunlée
puise la foi et la force de continuer, tête haute. C'est
subtilement la preuve du pouvoir de résistance de
l'homme et de la fenlnle noirs.
Il est intéressant de constater que cette initiation à
la vie a des prolongements esthétiques. Loin d'abattre
et par conséquent d'enlaidir, la souffrance en1bellit:
« ... comrnent la reconnaît-on la déInarche d'une ferne
qui a souffert?
- ... a un panache tout à fait spécial, incornparable
qui suit la personne qui s'est dit un jour ~ j'ai assez
aidé les hommes à souffrir, il faut rnaintenant que je
les aide à vivre» (16).
Car les éléments d'une esthétique ne sont pas
absents de Pluie et Vellt sur Télul1lée Miracle. Si Sapo-
tille se voyait laide dans le regard des religieuses blan-
ches' Télumée se voit belle dans le regard de sa grand-
rnère. On s'en doute, la couleur de la peau Il'intervient
pas, rendue insignifiante par rapport à d'autres critères,
ni la qualité des cheveux ou le degré d'épaten1ent du
nez: « Grand-mère se penchait sur 111oi, caressait Ines
cheveux et leur faisait un petit complirnent bien qu'elle
les sût plus courts et entortillés qu'il n'est convenable»
(17). La beauté est disposition du cœur.
Cependant le caractère exceptionnel de l'éducation
que Télutnée reçoit ne l'éloigne pas des enfants de son
âge. C'est avec eux que le soir venu, elle écoute des
contes « - ... eh bien, n\es enfants puisque vous avez
un cœur et des oreilles bien posées apprenez qu'au

(16) Ibid.. p. 170.


(17) Ibid., p. 52.

16
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conlmenCen\cnt était la terre, une terre toute parée, avec


se arbres et ses 111ontagnes, son soleil et sa lune, ses
fleuves, ses. étoiles... » (18).
C'est avec eux qu'elle galnbade, court, se baigne.
« J'ain1ais bien la compagnie des enfants, ceux qui
travaillaient dans les: cannes, ceux qui rôdaient en brigan-
dage, ceux qui avaient père et Inère et les sans maman,
sans toit et sans litière qui erraient dans la vie con1me
les enfants du diable» (15).
Le jeu, si ilnportant dans l'univers enfantin tient
une place essentielle. De IT1êrne, la sexualité lui est révé-
lée par la rencontre avec Elie, le fils du père Abel aux
« yeux larges, étalés par-dessus ses joues plates comme
deux marigots d'eau douce» (20). C'est donc d'une
éducation complète qu'il s'agit oÙ tous les élén1ents qui
concourent au développement d'une personalité sont
présen ts.

L'école

Sapotille, qui s'étiole dans son pensionnat, ne songe


pas cependant à l'incendier ou à 'le fuir. Ses mère et
grand-mère l'ont persuadée que c'était un enfer néces-
saire, et bonne élève, elle s'applique à être la première
en tout. Entre les privations de dessert, les « bulletins
bleus», le cachot, et souvent rnêrne la fouettée, elle
s'applique: « Nous cherchions nos problèn1es sur nos
ardoises, avant de les recopier sur nos cahiers. Souvent
la récréation de neuf heur:es nous obligeait à abandon-
ner nos ardoises couvertes de chiffres» (21).
Sapolille et le Serin d'argile est très révélateur de la
nature des distractions proposées aux enfants d'un cer-
tain nlilieu et du résultat sur leur psychisnle. Ainsi le
grand rêve de Sapotille à huit ans est de figurer dans
un conte. Certes pas, on s'en doute, un conte tradition-
nel de KOlnpé Lapin ou de l~i-Jean! NIais la Belle au
(18) Ibid.. p. 77.
(19) Ibid.. p. 68.
(20) Ibid., p. 69.
(21) Sapolille el le seri" d'argile, op. Cil.. p. 27.

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Bois Dormant. « C'était un tableau Inuet : le groupe des


servantes devait se lever dès que le sceptre du Prince...
effleurerait la Belle... » (22).
Ajoutons que Sapotille reléguée au rang de servante
n'arrive pas à satisfaire les religieuses et est accusée' de
« déparer tout». Outre la conlédie et la musique,
talents par excellence d'une certaine société, la distrac-
tion favorite à Saint-Denis consiste à se travestir. Là
encore, le travestisseInent est symbolique. Sapotille rêve
de se travestir en fée afin d'opérer sur elle-mên1e « je
ne sais quelle fabuleuse (et éphérnère) transformation ».
Ou encore en « lutin », dansant dans la nuit! un lutin
avec des collants et des grelots» (23).
Cependant le spectacle qui procure le plus vif émoi
à Sapotille con1me à son entourage demeure la Messe,
surtout quand elle est célébrée par l'Evêque: « La cha-
pelle odorante resplendissait, le maître-autel disparaissait
sous les cierges et les roses; des revêteInents fastueux
décoraient les baldaquins et les prie-Dieu. Devant mes
yeux enchantés, surgirent de l'abside des diacres en
aube brodée et en dahnatique d'or qui, trois par trois,
s'agenouillèrent, se redressèrent, attendirent dans un
majestueux silence» (24).
Car on aurait tendance à l'oublier tant la mes-
quinerie, voire la Inéchaneeté ont cours à Saint-Denis,
c'est d'une institution religieuse qu'il s'agit. Le nom de
Dieu y est rarenlent prononçé sinon de façon forrnelle et
fastidieuse pendant les leçons de eathéchisrne. Aucune
des vertus du message chrétien n 'y ont cours. Surtout
pas la charité qui est anl0ur !
Voilà donc un univers où les bonnes nlanières pri..
nIent sur les qualités de cœur, où l'école est le lieu où
les rôles qui devront plus tard être tenus dans la vie
sont enseignés. Nous l'avons dit, quand Sapotille,
naïve, parle d'étudier le Droit, les bonnes sœurs
s'offusquent: « - Le Droit? Pour atteindre le bar..
reau ? Mais voyez-nioi ces prétentions! » (25).
(22) Ibid., p. 29.
(23) Ibid., p. 29.
(24) Ibid., p. 86.
(25) Ibid., p. 83.

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Cependant la condalnnation de l'école telle qu'elle a


existé (et existe encore?) dans les Antilles n'est
qu'irnplicite. chez Michèle Lacrosil. C'est chez Sill10ne
Schwarz-Bart qu'elle est nette et sans équivoque. En
vérité, l'école ne tient que peu de place dans la vie de
Télumée elle-Inêlne: « C'était une ancienne écurie oÙ
l'on se tenait assis, debout, selon la place, l'ardoise sur
les genoux ou serrée contre la poitrine. Un seul nlaÎtre
ne pouvait suffire à tous les enfants du bourg et des
hameaux avoisinants» (26).
L'école symbolise tout ce qui est triste, privé de
vie: « II y avait dans cet air salubre de La RaInée et
surtout dans la bâtisse sonlbre de l'école quelque chose
de retenu, de sévère et de futile à la fois, qui nOllS
mettait rnal à l'aise et pour nous consoler des bâtons et
des lettres, des ânonnenlents interlninables, nous en
revenions toujours à parler de ces grandes bêtes d 'h0I11-
n1es et de fenlnles de Fond ZOlnbi » (27).
Le savoir, tel qu'il peut être reçu dans un pareil
lieu, est nlinimisé, voire ridiculisé. Après les bâtons et
les lettres et les ânonnernents, qu'apprennent les en-
fants? «A lire, à signer notre naill, à respecter les
couleurs de la France, notre Inère, à vénérer sa gran-
deur et sa nlajesté, sa noblesse, sa gloire qui ren1011-
taient au conlrnencement des tern ps » (28).
On ne. saurait 111ieux rnettre en lun1ière le caractère
dérisoire et dangereux d'un savoir radicalernent divorcé
du Inilieu dans lequel évolue l'en rant et rattaché à une
« rnétr0pol e» incon nue. Da IIsie pet it uni ver s de Fall d
Zonlbi, personne ne valorise l'école et il faut la réappa-
rition de la mère Victoire, à denli fugitive; déjà devenue
élénlent étranger pour que celle-ci soit presque sacrali-
sée. A propos de la sœur de TéluIT1ée qui vit rnainte-
nant chez son père naturel « où ellc dort sur un lit,
Illange des pornnles de France et possède llne robe à
Tl1anches bouffantes», elle s'eXClall1e: « Ah... parlez-
nIai de Régina, elle a dans son e5prit toutes les colon-

(26) Pluie el \'C!l( SlIr réltllllée ,\tirac/c. op. CJI., p. iO.


(27) Ibid., p. 71.
(28) Ibid., p. 81.

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nes des Blancs, elle écrit aussi vite qu'un cheval galope
et la fumée peut sortir de ses doigts... ce n'est pas elle
qui va signer un papier sans savoir ni pour qui ni pour
quoi et parlant de signer dites-n}ci un peu... connaissez-
VallS chose plus laide et plus honteuse: on vous
demande de signer, vous nlettez une croix... » (29).

Ainsi Victoire oppose au rnonde fait d'oralité, de


jeux librement organisés de l'éluI11ée, celui beaucoup
plus rigide, du savoir occidental où l'écrit donline, où
la lettre tue. Elle ne peut le détruire cependant, car elle
est elle-même dans la vie de ses enfants un élérnent pas-
sager dont les préférences n'ont pas de poids. Tandis
qu'elle court vers son destin, ses deux filles resteront
libres de suivre le leur et arriveront à une totale sépara-
tion. « Quelques années plus tard, je vis nla sœur au
milieu d'un cortège de nlariés, sur le parvis de l'église
de La RaInée. Régina était devenue une datne élégante
de la ville» (30). En résunlé, il ressort qu'à l'école
s'anl0rce le processus d'aliénation et là, Sinlone
Sch\varz-Bart rejoint Michèle LacrosiJ.

L'école figure également dans un autre ouvrage écrit


par une romancière antillaise Le te/11ps des /l1adras de
Françoise Ega. Cependant c'est d'une Inanière toute
conventionnelle, sans que soit jaInais ébauchée la moin-
dre remise en question: « Après les fêtes de Pâques, les
écoles ouvrirent leurs portes et ce fut un nouveau plai-
sir. Je passais Illes mains sur la balustrade entourant le
préau: je dévorais des yeux les ban1bous remplis
d'hybisclls. Les cartes de géographie Ine parurent plus
sympathiques que jarnais, les maîtresses plus belles et
notre directrice bien qu'elle eut déjà posé sa baguette
sur le bureau, nl0ins sévère» (31).

(29) Ibid., p. 65.


(30) Ibid., p. 66.
(31) Françoise EGA, Le Tenlps de.t; J"lac/ros, Editions Inaritilnes et
d'outre-nler, 1966. p. 168.

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2.J~E ){APPOR'[ A SOI-MÊME


LES CRITÈRES ES"fHÉTIQUES

Cajou, deuxiènle roman de Michèle Lacrosil, dépeint


une aventure qui bien souvent semble peu vraisembla-
ble, en tout cas excessive. U ne jeune fille se trouve
laide, contre l'avis de tous ceux qui l'entourent. Le fait
n'est pas rare. Ce qui l'est davantage, ce sont les rai-
sons de cette attitude. Elle se croit laide parce qu'elle
est une mulâtresse, parce qu'elle a du sang noir. Si
nous disons que cela nous selnble peu vraisemblable,
c'est que s'appuyant sur toute la littérature en partie
orale, de chants et de dictons, sur toute une mythologie
exotique, les « Inulâtresses» ont été généralement
sacrées les plus belles fernmes du monde, plus capiteu-
ses que les Blanches et plus attirantes que les Noires à
qui on concède tout juste « un corps parfait». Cajou
senlble, quant à elle, ignorante de tout cela et demeure
enfermée en elle-Inême. «Je tâtais, le Inatin, Ines che-
veux eInrnêlés de SOIl1n1eilpour savoir s'ils bouclaient
en fin. rvlais c'étaient les Inêrnes cheveux rebelles, et ce
nez, et nla bouche. Je n1e cachais sous l'oreiller, non
pour prolonger nIa torpeur, Blais pour jouer à rn'inven-
ter une autre figure ») (1).
Selon Jack Corzani dans La littérature des Antilles-
Gu)'ane Françaises, Michèle Lacrosil aurait voulu traiter
au départ du problènle de la laideur « hors de toute
incidence raciale. C'est pour répondre aux exigences
commerciales de Gallinlard qu'elle aurait modifié son
personnage et en aurait fait une mulâtresse ». Nous ne
pouvons prendre en cornpte de telles considérations et
(I) ~lichèle LACROSI L, Cajou, Gallinlard, 1961, p. 29.

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devons nous en tenir à l'ouvrage publié, d'autant plus


qu'il sen1ble exister entre Sapotille et Cajou cOlnme une
continuité d'aliénation et de névrose. Cajou donc est
élevée par sa n1ère, son père étant l11ort. NIais ce père
est doublement tué par l'enfant, car il personnifie la
part haïe d'elle-mêlne. «Le psychiatre recommanda
d' évi ter toute allusion à rnoll père, aux migrations de
ses ancêtres esclaves et aux questions raciales» (2).
Par contre, elle a divinisé sa 111èreblanche, se déses-
pérant de jan1ais lui ressetnbler. Tous ses goûts, toutes
ses anI itiés d'a bo rd, puis l' aln 0ur v0Ilt la po rter vers des
êtres dont la blancheur effacera sa propre couleur tout en
faisant paradoxalement ressortir sa laideur. Germain,
l'honln1e qu'elle aime en vient à lui dire: « Tu admires
en lI10i le spécimen d'une autre race. Je suis un Nordi-
que, c'est un fait. On In'appelle Le Viking. Un mètre
quatre-vingt-neuf, des muscles solides hérités d'ancêtres
gerlnano-scandinaves et une agrégation, tu as juché le
tout sur un piédestal et tu t'inclines. Cajou, regarde-
moi une bonne fois, non carnIne un échantillon
d'" Aryen" ou de je ne sais qu'elle race privilégiée,
Tuais cornnle un individu » (3).

La seule issue possible pour Cajou est la mort et


elle se suicide en laissant une lettre à Germain.
Répétons-le, à notre avis, fvlichèle Lacostil a fait la
peinture d'un cas extrêrne qui nOllS sen1ble heureuse-
rnent peu fréquent. Cependant, elle n'a fait que grossir
à la loupe des tendances qui peuvent exister dans un
esprit d'Antillaise, compte tenu de l'éducation reçue.
L'univers fabriqué par les rnedia, le cinéma, la publicité
fornle un ensemble dans lequel la beauté noire n'a pas
de place, ne peut pas exister. Ce sont là choses con-
nues. Ce qui nous frappe, c'est Q1;1'aucune tentative pour
dorniner ces complexes ne soit faite par l'héroïne;
aucune tentative de composer avec son physique pour
parvenir à affronter la vie et le regard des autres.
Cette conscience que la couleur peut être considérée

(2) Ibid., p. 41.


(3) Ibid., p. 81.

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cornnle un handicap est certes présente chez Si[T1oI1e


Schwarz-Bart. COlnnlent ne le serail-elle pas chez un
écrivain fenlnle des Antilles?
« Personne ne s'était avisée de la beauté de nIa
Inère à l'Abandonnée, car elle était très noire, et ce
n'est qu'après que mon père eut jeté les yeux sur elle
que tous en firent autant» (4).
Cependant à travers tout l'ouvrage, la beauté est
définie par d'autres critères que les critères physiques et
les héroïnes en possèdent à revendre.

La beauté intérieure

Elie, le petit alT10ureux de Télurnée, désire transfor-


n1erie mon de et tran sfor 111 e: « ~ru
er celle q 11'il ai 111
verras, disait-il, tu verras plus tard, quel beau cabriolet
nous aurons, et nous serons habillés en conséquence,
[Hoi en costume à jabot, toi, en robe de brocart à col
châle; et nul ne reconnaîtra, et l'on denlandera sur
notre passage: à qui êtes-vous donc, beaux jeunes
gens? » (5).
l"élumée l'écoute sans 1110tdire, fière de ses paroles,
Inais riche d'une autre connaissance que lui a inculquée
Reine Sans Norn : celle de la beauté intérieure. rrélurnée
sait depuis longten1ps que la beauté n'est pas affaire de
robes ou de bijoux, qu'elle n'est pas nail plus fonction
de la fornle du nez et des yeux, rnêtne si de tels élé-
ments ne sont pas totalelnent négligeables. ()uancl elle
quitte l'Abandonée pour aller vivre avec sa grand-111ère,
elle se décide à la regarder bien en face. Que voit-
elle?
« Elle avait un visage un peu triangulaire, bouche
fine, court nez droit, régulier, avec des yeux d'un noir
pâli, atténué, à la Inanière d'un vêternent qui a trop
passé au soleil et à la pluie. Grande, sèche, à peine
voûtée, ses pieds et ses Inains étaient particulièrernent
décharnés et elle se tenait fière dans sa berceuse, n1'exa-

(4) Pluie el \'(!lU SlIr 7éltl!née Aliracle. op. cir., p. ~J.


(5) {hid.. p. I.L

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nlinant elle aussi sous toutes les coutures, cependant


que je la contenlp]ais de la sorte. Sous ce regard loin-
tain, caJnle et heureux qui était le sien, la pièce lue
parut tout à coup immense et je sentis que d'autres
personnes s'y trouvaient, pour lesquelles Reine Sans
Nom m'examinait, nl'enlbrassaÎt Inaintenant, poussant
de petits soupirs d'aise» (6).
Ainsi donc, dès le premier contact, Reine Sans Naill
situe Télumée dans une longue lignée d'êtres dont le
regard invisible, mais essentiel, l'accolnpagnera dans
toutes ses actions. C'est en fonction de ces juges pleins
d'affection qu'elle se définira, c'est par rapport à eux
qu'elle puisera sa force. Le rôle de la grand-111ère est
d'anlener l'enfant à prendre conscience de la richesse
contenue dans « son corps vivant» et de l'offrir aux
autres. La beauté est la circulation de ce don. Les habi-
tantes de Fond Zontbi se rendent bien COll1pte de cette
beauté particulière à TéluInée. Voilà pourquoi elles fré-
quentent sa case et recherchent sa cOInpagnie :
« Le plus souvent, elles n'éprouvaient nlêlne pas le
désir de parler, elles touchaient Ina robe avec un léger
soupir d'aise, et puis IT1Cregardaient en souriant, avec
une confiance absolue, tout conlme si elles se trouvaient
dans l'allée latérale de notre église, sous la compréhen-
sion de (eur saint préféré, celui qui éclairait les ténèbres
de leur ârne, les renvoyait vivre dans l'espérance » (7).
Dans leur langage à elles, langages de non-initiées,
puisqu'elles ne sont pas des Lougandor, elles se répètent
que la chance est tornbée sur Télurnée, dans son corps
et dans ses os, et que son visage en est « transfiguré ».
Les homnles égalelnent sont sensibles à ce charrue, Inais
Télun1ée n'a d'yeux que pour Elie, l'amoureux de son
enfance. On peut se denlander si ce n'est pas cette
beauté intérieure de Télurnée, irnperrnéable par consé-
quent aux vicissitudes écononliques qui finalement
lui aliène Elie. Si en fin de compte, il se tourne
vers Laetitia, c'est qu'elle n'a pas cette perfection qui
enveloppe TéluITlée et en fait une petite négresse « pla-

(6) I b hl., p. 48.


(7) Ibid., p. I J I.

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neuse ». La beauté de Laetitia qui est celle « el'un


nénuphar qui vient dans l'eau croupie» lui est plus
familière et accessible. Elle n'est que celle du corps, la
beauté visible.
Cette idée que la beauté intérieure est la seule qui
compte, n'est certes pas neuve. Nous la trouvons dans
Ourika, le célèbre roman de Mme de Duras publiée en
1823 et qui connut un succès considérable. Bien qu'écrit
par une aristocrate blanche, ce rOInan I11arque l'entrée
de la négresse comme héroïne littéraire et à ce titre
mérite de retenir toute notre attention.
On connait le propos. Ourika, originaire du Sénégal,
est arrachée à l'esclavage et emmenée en France à l'âge
de 2 ans. Elle est élevée par Mnle de B., « la personne
la plus aimable de son temps» et son enfance est par-
faitenlent heureuse. « Je n'étais pas n1alheureuse, dit-
elle, d'être une négresse; on nIe disait que j'étais char-
rnante; d'ailleurs rien ne rn'avertissait que ce fut un
désavantage. » Tout ce gâte cependant au Inonlent de
son adolescence, quand à denli dissimulée derrière un
paravent, elle surprend une conversation entre Mme de
B. et une de ses an1ies: «Qui voudra jamais épouser
une négresse? Et si à force d'argent, vous trouvez
quelqu'un qui consente à avoir des enfants nègres, ce
sera un homme d'une condition inférieure et avec qui
elle se trouvera filalheureuse. Elle ne peut vouloir que
de ceux qui ne voudront point d'elle» (8).
Désorrnais, à cause de sa couleur et de sa race,
Ourika se prend en horreur: «Je n'osais plus Ine
regarder dans une glace; lorsque nIes yeux se portaient
sur nIes mains noires, je croyais voir celles d'un singe;
je m'exagérais ma laideur et cette couleur nle paraissait
con1me le signe de ma réprobation» (9).
Et cependant Ourika est belle intérieurement, parée
de toutes les vertus du cœur et de l'esprit, pJus accom-
plie que nombre de jeunes aristocrates autour d'elle.
Elle est InênIe plus parfaite intérieureInent qu'Anaïs,

(8) ~tadame de DURAS, Ourika, Ed. des Felumes. 1979, p. 36.


(9) Ibid., p. 38.

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celle que Charles, le fils de rvllne de B., dont elle est


alnoureuse en secret, épouse.
A propos de ce livre de MUle de Duras qui est cer-
tes un petit chef-d 'œuvre, Léon-François Hoffmann
écrit dans Le nègre r011101ltique: « C'est la première
fois dans notre littérature que le préjugé de couleur est
exposé dans toute son absurdité. Rien en effet, si ce
n'est sa race, ne distingue Ourika des jeunes filles les
plus accornplies. Aucune attache ne la relie plus à sa
société d'origine» (10).
Il nous sernble au contraire qu'à travers Ourika est
exposé un préjugé inconscient et d'autant plus dange-
reux qu'il se masque sous la générosité. Ourika, insis-
tons là-dessus, n'entretient plus aucun lien avec sa
société d'origine. Selon l'expression consacrée, « son
âlne et son esprit sont blancs ». A ce titre, et à ce titre
seulenlent, elle est digne de compter parmi les humains
les plus réussis. Non seulement elle est éloignée de Sa
société d'origine, nlais elle ne la comprend plus et s'en
désolidarise. C'est ainsi qu'en 1804, au Inoment de la
révolution victorieuse de Saint-Domingue, quand enfin
des esclaves défiaient leurs nlaÎtres, elle s'exclame:
« J usqu 'ici je ln 'étais affligée d'appartenir à une race
proscrite; maintenant j'avais honte d'appartenir à une
race de barbares et d'assassins» (11).

Si l'on doit admirer MIne de Duras qui, en un temps


où certains déclaraient que les Nègres ne valaient guère
nlieux que des bêtes, prend ouvertement leur défense,
nous ne devons pas Inoins souligner les limites d'une
pensée étroitement européocentriste -
qui est aussi celle
de Schœlcher et des abolitionnistes. Le nègre n'a ni ver-
tus ni valeurs personnelles. Il doit les acquérir t e' est-à-
dire nlourir à lui-nlênle afin d'avoir accès à la « eivili-
satioll de l'universel» définie par l'Europe. En réalité,
la beauté intérieure d'Ourika n'est que mutilation. Elle
se situe à l'opposé de celle de 'l'élulnée qui est enracine-

(l0) Léon-François }~OFFt\IANN, Le nègre r0I11011lique, Payor, 1973.


p. 224.
(Il) Ourika, op. cit., p. 43.

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Inent dans son sol, son oralité, ses traditions. Il est


symbolique que la seule issue offerte à Ourika, devenue
religieuse, soit la mort. Dans nulle société, il n'y a
place pour elle. Dans les autres ran1ans félninins que
nous avons pu étudier, ce problèrlle de la beauté, des
critères esthétiques n'est pas abordé. Ce sont les écri-
vains n1asculins qui se répandent à l'envi sur ce thèrne,
cOlnparant les femmes des Antilles à des fleurs ou des
fruits ou bien elnpruntant pour les décrire un vocabulaire
s'inspirant de la faune et de la flore, selon une antique
tradition littéraire.
Pour finir, qu'il nous soit perInis de nous écarter du
cadre du ron1an que nous nous SOIllrnes fixé et de citer
un poènle de Florette Morand qui nous paraît intéres-
sant, caricature d'une esthétique:

« Je suis de la race des /lllits...


J'ai la couleur de leur visage
Et, de ce lointaill cOl/sillage,
A i-je ell garde leurs sortilèges
Dalls les 111arais de /11011 regard
Entre les roseau;'( de ces cils
aû se cache LIlle â/11e inco/llprise
Pour pêcher des pierres de IUlle ? » (12).

(12) Florette ~10RAND, Chanson pour nla savane, librairie de l'Es-


calier, 1958. p. 21.

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3. LE RAPPOR~I' A L'I-IOl\lME
L'AMOUR

Le rapport de la fen1me à l'hol1une, son attitude en


amour sont, on en conviendra sans peine, largernent dé ter-
Ininés par son rapport à elle-tnêtne et la vision qu'elle a
de son être. COI1unent la fen1tne antillaise, plus qu'une
autre entravée par son éducation rnutilante, pourra-t-elle
s'affirlner en face du rnâle ?

La valorisation de la « femlne des l'ropiques »

En 1924, Suzanne Lacascade publie un ron1an inti-


tulé Claire-Solange, ânle ajricaine. L'intrigue est sirnple.
Une jeune mulâtresse arrive en France, avec son père,
un Blanc, M. Hucquart, et un grand norubre de tantes
et de servantes créoles afin de faire la connaissance de
sa famille paternelle. Au lieu de se faire accepter elle se t

plaît à choquer, voire à heurter t à clan1er très haut son


ascendance nègre: « Ma passion, voulez-vous dire,
tante blanche! L'ignorez-vous? Défendre, glorifier la
Race Noire» (1).
Toutefois cette jeune fille qui se clarne très haut
africaine ne veut pas descendre de Il'itnporte quel ven-
tre! «La bisaïeule nlaternelle de bonnC-rnaI11an naquit
princesse des Tsirn Saloum t cette tribu noire, guerrière
pour laquelle le départ au c0I11bat est un cortège de
fête» (2). C'est donc sur le côté noble, royal de l'Afri-

(I) Suzanne LASCACADE, Claire Solange âfT1Cafricaine, Eugène Figuère,


1924, p. 75.
(2) Ibid., p. 78.

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que qu'elle 111et l'accent. Si Césaire indique tristement


que « nous Il'avons jarnais été amazones du roi du
Dahon1ey», Suzanne Lacascade remonte quant à elle,
au-delà de la rupture de l'esclavage, si lourdement res-
sentie par les autres écrivains antillais, jusqu'au noir
dans son habitat et sa « société d'origine» et l'idéalise.
L'esclavage devient de ce fait une gigantesque erreur
qui de rois et de princes a fait les valets de peuples qui
ne les valent pas. Car Suzanne Lacascade ne parle pas
tant égalité des races que supériorité des Africains et
supériorité du nlétissage dont elle est issue et qui con-
fère une double héridité. Claire-Solange tonlbe amou-
reuse de son cousin Jacques Danzel, d'abord exaspéré
par « cette deil1i nloricaude».. Ils finissent cependant
par se IIlarier après la guerre où Danzel combat brave-
ment et est 111utilé.
A notre avis, Claire-Solange, âl11e africaine est la
prclnière tentative littéraire faite par une feInme de cou-
leur des Antilles pour se doter de qualités originales.
Rappelons-nous que cet ouvrage fut publié en 1924,
avant les cris de la Négritude et qu'il doit être consi-
déré COlnn1ele fruit d'un chenlinerllent personnel.
Claire-Solange pour conquérir Jacques Danzel
affirme être dotée de qualités, qu'elle en est sûre, les fem-
Ines blanches ne possèdent , pas: spontanéité, sincérité,
sen s duel ev0ir . «S i j éta ish 0fi1n1e, je n'a ura is co n-
fiance qu'en une fenlt11C des Tropiques. Jamais je ne
croirais une Européenne capable d'ain1er plus d'une sai-
son.. J'aurais trop peur de l'hiver chaque année» (3).
[J'hiver européen qui sYlnbolise la nlort, l'ensevelis-
sen1ent de la vie sous la blancheur du suaire de la neige
s'oppose au Paradis Terrestre antillais ou jamais
l'œuvre de reproduction ne s'arrête. Claire-Solange par-
vient à C0t11I11Uniquercette conviction à son cousin qui
s'exclanle conquis: « L'anl0ur chez la felnme reproduit
la nature de son pays! » (4).
La théorie avouons-le, II1érite qu'on s'y attarde.
Selon l'auteur, l'être hUInain par l'aInour recrée le lien

(3) Ibid., p. 112.


(4) Ibid., p. 112.

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avec la nature, l'égale et se perd en elle. Claire-Solange


capture donc à son profit la chaleur, la générosité et la
profusion de sa terre. Elle aussi porte en elle un Para-
dis Terrestre qui ne delnande qu'à s'épanouir. Quand le
regret lui vient de devoir vivre en France aux côtés de
son mari, elle déplore: « Je ne verrais plus d'ananas
qu'en conserves, de palmiers qu'en pots, de vrai soleil
qu'en moi-même! » (5).
Si nous poussons plus loin l'analyse, nous verrons
dans cette théorie un subtil aveu de dénument. Si
Claire-Solange et, à travers elle, Suzanne Lacascade,
croit à la grandeur de l'Afrique et de l'homme africain,
elle est convaincue de la dégradation de ce dernier dans
les Antilles. La fen1n1e noire n'y est plus que la ser-
vante, cl,largée de nourrir et de veiller l'enfant du
Blanc, la bête de son1nle retournant le sol sous le soleil,
la concubine toujours hunliliée. Il convient d'effacer ces
détestables irnages, porteuses de lourdes associations, et
d'offrir à l'holTlme ainlé ce qui ne peut être dévalorisé: la
splendeur de la terre, toujours vantée et même par les
pires détracteurs de la réalité antillaise. En fait, Claire-
Solange revendiquant pour la « femme des Tropiques »,
la chaleur et la générosité de la nature non européenne
ne s'aperçoit pas qu'elle ne fait plus que ressusciter un
très vieux mythe né avec les premiers rapports homme
blanc/femnte noire dans les plantations. La femme
noire est censée apporter à l'amour et plus précisément,
à l'acte d'arIlouf, une impétuosité que l'épouse blanche,
idéalisée, sublimée par la qualité du sentiment que son
compagnon lui voue, ne saurait offrir. Pour parler plus
crûment, les voyageurs ont toujours mentionné « la las-
civité» des négresses et Claire-Solange a beau intellec-
tualiser, sa prétendue supériorité par l'assimilation à la
nature, se réduit à cela. Elle se borne tout au plus à
affecter d'un coefficient positif, ce qui était considéré
C0l11nle subtilelnent négatif et à étenpre aux sentiments
ce qui était admis pour le sexe. En outre, il est assez
révélateur que l'homme à convaincre et à séduire soit
un Blanc de la «nlétropole». C'est-à-dire qu'en fait,
(5) Ibid., p. 122.

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c'est l'Europe que Claire-Solange entend convaincre de


sa beauté. C'est à son attention et à son respect qu'elle
aspire. En croyant refuser l'assiI11ilation, elle s'ingénie à
se faire accepter du IIlonde blanc par la prise de posses-
sion d'éléments venus en droite ligne de la rnythologie
raciste.

l~a victime

Gardons-nous cependant de critiquer Claire-Solange


qui tente de s'affirnler carnIne distincte et de se valori-
ser dans sa personnalité d'Antillaise, luêlne si un tel
effort nous parait alnbigu. Les .autres écrivains ne nous
offrent guère que le triste tableau de victinles. La vic-
time la plus achevée, si l'on peut s'exprilner ainsi, est,
bien entendu, Cajou, aux prises avec son Viking, Ger-
I11ain. « Quand je tourne la tête, j'aperçois tnon visage
au-dessus du lavabo. Tu es de la race des esclaves.
Subis, ma chère! » (6).
Gerrnain qui l'ailne et dont elle attend un enfant,
s'efforce de lui redonner confiance et dans son physique
et dans ses qualités intellectuelles. A chaque tentative,
elle oppose la même réponse désespérée: « - Je ne
suis pas la fenllne qu'il te faut, Gernlain. Tu es tout le
ternps en plein élan prêt à attaquer et à vaincre. Î\'loi,
je lne sa is bat tue d'a van ce. Que veux-tu: Il0 US SOInI}}es
les produits de clilnats tellernent différents! 'ru as eu le
bonheur de naître en France où les problèrnes qui Ine
concernent ne se posent pas COnlIlle dans le pays de
n1011père» (7).

Devant tant d'inertie, on ne peut qu'adlnirer la téna-


cité de Gernlain, car plus d'un an1ant serait tenté
d'abandonner la pauvre Cajou à ses fantaSIT1es. Avec
beaucoup de lucidité, il explique les raisons de son atta-
chelnen t et Michèle Lacrosil nous fournit une excellente
peinture de certains C0t11porternents Inasculins. La passi-

(6) Cajou. op. cir., p. 165.


(7) Ibid.. p. 90.

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vité de Cajou l'excite. A cause d'elle, il se sent COlnnle


un dieu. Elle est une absolution grâce à laquelle il
recouvre l'innocence. Le couple Gernlain/Cajou est
l'illustration extrênle du couple victirne/bourreau alors
même que ce dernier n'assume qu'itnparfaitement son
rôle et serait prêt à l'abandonner.
Quittons cet univers de névroses extrênles et tournons-
nous vers Sapotille et le Serin d'Argile. On se doute bien
que la malheureuse Sapotille au sortir de Saint-Denis se
trouvera handicappée pour la vie. Les deux honunes qui
se partagent sa vie sont Patrice, un tnulâtre et Benoît,
un Noir. Son sentiment pour le prenlier repose sur une
aliénation de type classique, analogue à celle de
tvlayotte dans Je suis 111artÎniquaise, ou de Cajou en
face de. Gern1ain, n\ême si elle est rnoins exacerbée.
Ain1er un honlme parce qu'il a le teint clair et par voie
de conséquence, senlble beau. Patrice n'épouse pas
Sapotille parce qu'un mulâtre ne saurait épouser une
câpresse, Inais il se laisse adrnirer et chéri r. Sapotille se
repait de ses caresses: « Les cheveux de Patrice... Je
les ai tenus à pleines t1lains, assise un soir sur les galets
de la baie du Moule; je les serrais entre les doigts et la
paume. C'était une richesse à retenir» (8).
tvlal guérie de Patrice dont elle s'est arrachée « afin
d'exister encore pour lui», elle épouse Benoît, ancien
nlilitaire qui a connu les camps de concentration alle-
mands et toutes les hunliliations réservées aux soldats
noirs. Benoît ne tarde pas à la rouer de coups avec un
ceinturon et à éveiller en elle une véritable peur pani-
que. Benoît est une victinle, un malade lui-nlêlne. Il se
venge sourdement sur sa compagne des angoisses et des
échecs de sa vie, de ses anciennes hunliliations.
Sapotille l'explique clairernent: « Je découvre que
nous n'étions pas, Benoît et moi des êtres libres: lui
était ce que peuvent faire d'un homn1e de couleur les
conditions de la vie aux Antilles et les briInades d'un
camp allemand. Quant à moi, ce n'est pas pour
nl 'excuser que je dénonce la petite fille à la dragée, la

(8) Sapotille et le serin d'argile, op. cil., p. 45.

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petite fille au serin d'argile... un être nlal préparé à


tirer de la vie la nleilleure part» (9).
On ne saurait nlieux dire. La Illicro-bourgeoisie dont
sont issus les personnages de rvlichèle Lacrosil ne peut
fabriquer que des créatures en conflit avec elles-mêmes
et partant avec les autres dans un univers où tout
grince. Cependant, on peut se demander si Sapotille,
victin1e docile, n'est pas secrèternent coupable dans
l'alnbiguïté de ses rapports avec son mari. Elle est cou-
pable de ne pas pouvoir l'airner et cependant d'accep-
tcr de vivre avec lui. Elle est aussi créature d'hy-
pocrisie. « Si j'obéissais à Benoît le plus souvent
possible, c'était nl0itié pour ne pas le mettre en fureur,
rnoitié parce que je rne plaisais à irnaginer, les yeux fer-
rnés, que Patrice jouissait avc tHoi » (10).
Ainsi donc, dans les bras de son 111arinoir, elle rêve
à son n1ulâtre d'arnant et le tour est joué! Le nlariage
que le second n'a pas voulu lui accorder, s'acconlplit
dans l'irnaginaire. De son enfance à Saint-Denis, Sapo-
tille a gardé le souvenir « des cOI1l1nandenlentS» de
Dieu et ne saurait céder à Patrice. En fin de compte,
Sapotille fuit Patrice conune Benoît et s'erllbarque sur
le « Nausicaa». Elle décide de se rendre en France où,
croit-elle, on ignore le conlpartirnentage de la société
antillaise, les interdits d'une classe à l'autre. « Je ne
sais que c'est nla patrie, affirn1e-t-elle, j'y oublierai. »
C'est donc la fuite, la fuite vers le nlonde blanc qui est
aussi, bien que cela ne soit pas avoué, le nlonde des
hornrnes blancs. Plus heureuse que Cajou, Sapotille
saura-t-elle se consoler dans leurs bras?
On s'en aperçoit d'une certaine nlanière, Michèle
Lacrosil rejoint Suzanne Lacascade car l'une et l'autre
tournent le dos aux hornmes de leurs pays. Dans le cas
de la pren1ière, le choix iInplicite est plus significatif
encore, car elle n'est pas cornIne la seconde partagée
nettel11cnt entre une double hérédité. Claire-Solange pré-
tendait cultiver sa différence. Sapotille se prépare à s'en
absoudre.

(9) Ibid., p. 176.


(10) Ibid., p. 137.

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La victin1e victorieuse

Télurnée, si bien préparée par Reine Sans Nom a


être une « négresse planeuse», gagne le surnom de
Miracle à la fin de sa vie. Les villageois lui déclarent:
« Depuis que tu es arrivée au Morne La Folie, nous
avons vraiInent cherché un nom qui te convienne...
aujourd 'hui te voilà bien vieille pour recevoir un nom,
mais tant que le soleil n'est pas couché, tout peut arri-
ver... Quant à nous, désormais, nous t'appelons: Télu-
n1ée Miracle » (11).
Cependant, c'est au terIne d'une vie riche en épreu-
ves de toutes sortes que Télumée mérite un pareil sur-
nonl, épreuves qui auraient pu en abattre bien d'autres.
En particulier, ses rapports avec les hommes ont été
entachés d'échec et de fatalité. Le premier amour de
Télun1ée est Elie qu'elle a en quelque sorte aimé dès
l'enfance. Après une cérémonie où Reine Sans Nom
joue le rôle principal, elle se Inet en ménage avec lui.
« Tu es belle de nuit, lui dit-il, tu es belle de jour
et voilà que tu es dans ma case, de quoi veut-il que je
rneure après tout ça, le Bon Dieu? » (12). Et pourtant,
Elie ne tardera pas à se détourner d'elle. On aurait tort
de croire qu'il se laisse tout sirnplement séduire par
Laetitia. En fait Elie est une victime comme le Benoit
de Sapotille. La « disgrâce de Fond Zombi» commence
par un hivernage qui surprend tout le monde. Il ne se
construit plus une seule case et Elie, n1enuisier de son
métier, n'a plus qu'à étendre ses bras inutiles, errer
dans la COUf, boire du rhum. Comme Benoît, la victime
cherche un bouc élnissaire : sa compagne lui en tient
lieu. La faculté que possède Télumée de résister à la
vie, il ne la possède pas lui-même. Par conséquent elle
l'irrite et la faisant souffrir, il croit se venger du destin.
C'est bien dans le sens de son exclamation quand il la
chasse de la case: « Peut-être saura-t-elle ce soir ce que
signifie être une femme sur la terre» (13). Et pourtant,

(II) Pluie el ,'ent sur Télllf7fée !vlirac/e. op. Cil., p. 239.


(12) Ibid., p. 125.
(13) Ibid., p. 148.

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rrélurnée après l'abandon d'Elie survit. rvlenacée d'abord


de folie, elle retrouve son bon sens, car « le nègre a
sept fiels et ne se désarnIe pas COInIne ça, à la prenlière
alerte» (i4).
A peine remise de cette épreuve, l'élut11ée a la dou-
leur de perdre Reine Sans Norn et c'est dans cette
détresse plus grande encore que le nègre Anlboise
s'approche d'elle. Le nègre Arnboise incarne une inlage
paternelle. Il approche de la cinquantaine, il n'a plus
aucune des ardeurs qui le poussaient à se rebeller autre-
fois devant les injustices de la vie. II pourrait rendre
l'élumée heureuse des années durant, s'il ne prenait la
tête d'un cortège de coupeurs de cannes révoltés nlar-
chant vers l'Usine. Alors qu'il parlenlente avec le repré-
sentant de la direction, quelqu'un actionne des jets de
vapeur bouillante et il Ineurt « brûlé entièrelnent ». Une
fois de plus, voilà Télumée victinle du destin. Ceux qui
ont reproché au ronlan de Silnone Sch\varz-Bart d'être
totalement apolitique ont à notre avis fait une contre-
analyse. Ce n'est pas sinlplenlent la nléchanceté, la légè-
reté ou un destin aveugle qui écartent les hOrI1InCSde
TéluInée. C'est la structure sociale d'un pays donliné,
l'exploitation dont les Nègres sont victilnes qui ne per-
n1ettent pas le bonheur des êtres, et détruisent les cou-
ples.
Le troisiènle et dernier hornlne dans la vie de Télu-
rnée sera l'Ange rvlédard, figure passablernent satanique
avec laquelle elle ne forlnera janlais un véritable couple,
rnais qu'elle recueille « sur son plancher». Nalls voyons
là une ultime preuve de cette supériorité Lougandor.
Alors que les villageois frérnissen t devan t « la réserve
de crirnes dans le nlonde» que représente ce vieillard,
elle prétend l'aider, le sauver. En fin de cornpte, il la
défait en apparence puisqu'il lui enlève l'enfant qu'elle
élève Sonore. rvlais répétons-le, ce n'est qu'une appa-
rence, car TéluInée abandonnée se dit pensivernent : « II
y a le teInps de porter un enfant, il yale tenlpS de
l'accouchernent, il yale ternps où on le voit grandir;
devenir pareil à un baIn bou au vent et cornrnent
(14) Ibid., p. 144.

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s'appelle le temps qui viendra ensuite?.. c'est le tenlpS


de la consolation» (15).
Ange Médard périra, victirne de sa propre Inéchan-
ceté et Télumée, les 111ains vides et cependant pleines,
attendra la fin du combat de la vie: « tvlais pluies et
vents ne sont rien si une prerl1ière étoile se lève pour
vous dans le ciel, et puis la seconde, une troisièrne,
ainsi qu'il ad vin t pou r rn0i, qui ai bien fa illira vir to ut
le bonheur de la terre. Et nlême si les étoiles se cou-
chent, elles ont brillé et leur IUlllière clignote, encore, là
où elle est venue se déposer: dans votre deuxième
cœur» (16).
Victime victorieuse en fin de cornpte, car elle a su
accepter la vie et par une secrète alchiruie transfigurer
les échecs, les angoisses et les souffrances. l"élurnée,
dépositaire de toutes les vertus de la dynastie Lougan-
dor, est un symbole. A travers ~lIe, s'inscrit un hyrnne
à la fen1me, à sa force, à sa richesse.

La ,'ision de l'hornme

Tout con1me la fernn1e, l'hornrne antillais est condi-


tionné par une lourde histoire. A l'époque de l'escla-
vage, l'homme blanc voyant en lui un rival potentiel
s'est acharné à le détruire. Il lui a interdit la fenlme
blanche, nIais aussi il lui a enlevé sa cornpagne natu-
relle dont il a fait bien souvent un jouet, un objet
sexuel. Frustré, dépossédé, l'Antillais s'est réfugié dans
des attitudes d'irresponsabilité qui ont survécu à l'~vo-
lution politique des lies. Les reproches dont on l'acca-
ble, doivent toujours être situées dans une perspective
plus large et éclairées du rappel de la condition socio-
économique des Antilles. Les rot11ancières n'ont pas
fT1anqué à travers leur écrits de se faire l'écho d'une
vision assez pessirniste des nlâles de leur pays. Cepen-
dant elles ont rarement jeté l'anathèlne contre eux.
Nous avons déjà dit conlbien pour Sirnone Schar\vz-

(15) Ibid.. p. 235.


(16) Ibid.. p. 241.

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Bart, Elie et l'Ange Médard lui-nlêrne ne doivent jan1ais


être condamnés, mais plaints. A chaque génération, les
hommes qui accompagnent les felnrnes Lougandor ont
toujours un visage ambigu et se tiennent à l'arrière-
plan, en retrait des décisions essentielles. Car si ce son t des
géniteurs, ce ne sont pas des pères au sens où le père
est celui qui assume l'éducation et l'entretien des
enfants. Ainsi, un nègre de la Don1inique dont nous ne
savons même pas le nom, fait un enfant à Minerve.
Ainsi, Hubert, un nègre de la Désirade, fait une ou
deux bâtardes à Victoire qui s'enfuit quelques années
plus tard avec Haut Colby. Les pères, eux-mêrnes ne
sont guère que des figurants. Ainsi Angebert, honlrne
grave, posé, vivant dans la solitude à ren1pailler des
chaises et dont la fille Télun1ée dira: «... Il avait si
bien effacé son visage qu'on ne sût jalnais qui était
1110rt ce jour-là. Parfois, je m'interroge à son sujet, je
me demande ce qu'il était venu chercher sur la terre,
cet hornrne aimable et doux» (17).

Curieusement, les figures rnasculines de quelque


poids ne sont ni les géniteurs, ni les pères, mais des
hommes qui « relèvent la honte» des Lougandor et se
tiennent prêts à les seconder. Tout au long de leur vie
conjugale, ils ne cesseront d'être éblouis par leur bon-
heur et leur chance inespérés: être airnés d'une Lou-
gandor, avoir le droit d'élever avec elles ses enfants.
Ainsi une sorte d'équilibre est assuré entre géni-
teur /père/soutien de fan1ille qui traduit assez bien la
complexité des schén1as parentaux aux Antilles. Les rap-
ports familiaux de type occidental (rnariage 1110nogami-
que, fan1ille nucléaire...) n'existent qu'au.. sein de la
petite bourgeoisie urbaine et le monde rural possède ses
règles et ses pratiques. Etant donné ce caractère irrégu-
lier des relations mari/amant/épouse/colnpagne, les
conflits de type freudien entre les pères et les filles
n'apparaisent guère. Le seul rOlnan où soit esquissé une
situation intéressante à cet égard est Je suis /11artini-
quaise de rvlayotte Capécia. En effet, tvlayotte hait son
(17) Ibid., p. 41.

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père, car il n'a pas cessé de trornper sa 111èreet a été


jusqu'à séduire une de ses alnies à laquelle elle était
très attachée. Elle ne se réconcilie avec lui qu'à partir
du moment r:ù il est vieilli, pri vé de sa puissance
sexuelle et par conséquent rangé. Cependant cela peut
être considéré comn1e un aspect de cette haine profonde
de la race noire qui caractérise tvtayotte, convaincue
Que seul le Blanc est beau et airnable. On conçoit aisé-
ment que tellement fière de sa «grand-n1ère blanche»
et détestant son ascendance nègre, elle puisse se
forger mille raisons de haïr le syrnbole direct de cette
ascendance.
L'hon1tne blanc est présent dans les rOlnans des écri-
vains antillaises. Cependant il est bien difficile de se
faire une image précise de sa réalité et de sa psycholo-
gie. Le Jacques Danzel de Claire Solange n'est guère
plus qu'une silhouette. Le Gertllain de Cajou un
« Viking» brutal auquel on ne s'intéresse guère Inalgré
ses prétentions à la cornplexité. Le béké Desaragne,
chez lequel Télumée se loue un rnon1ent, n'est qu'un
stéréotype du Blanc créole qui éprouve pour la chair
noire un attrait séculaire. Quant à l'André de Mayotte
Capécia, tout ce que nous savons de lui, c'est qu'il a
les yeux bleus et qu'elle l'aime. Dans ce dernier cas, il
n'est guère que le syn1bole du rnonde occidental, perçu
comme le monde idéal, la source de la véritable culture
et de tous les raffinements de la civilisation.
Il faut le dire, derrière l'honHne blanc se profile la
figure détestable du Maître de l'époque esclavagiste
auquel tout était dû et qui avait toute liberté de satis-
faire ses caprices charnels. D'une certaine rnanière, la
relation homme blanc/felnn1e noire est viciée au départ.
Les ron1ancières antillaises éprouvent beaucoup de di ffi.
cuités à introduire un Blanc dans leurs récits sous des
aspects positi fs mênte si leur vie les contredit. Elles
craindraient de paraître « aliénées» ou « acculturées ».
Alors que t'hoI1tme noir n'éprouve aucun ernbarras à
éprouver de J'arnour pour une Blanche (qu'on dénotn-
bre les rornans sur ce thènle !), l'Antillaise delneure pri-
sonnière d'interdits inavoués.

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En résunlé, on chercherait vainetnent à travers les


romans des écrivains felTImeS des Antilles l'écho tapa-
geur de revendications féministes et de la haine du mâle
perçu C0I11me donlinant. Il s'agit beaucoup. plus d'une
dénonciation subtile de la condition des rapports
ho nIlne/ feln me, d' uIle ré fIexion sur leu rs di fficu Ités 0U
leur dégradation. L'homnle est présenté cornnle une vic-
time dont le sort se joue en d'autres sphères et dont les
fautes peuvent être expliquées. Par là, cette littérature
fénlinine a un contenu social qui dépasse le propos
apparelnment anecdotique de tel ou tel écrivain. Elle se
situe au cœur des préoccupations de l'ensemble ,de la
société.

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4. LA MAl~ERNITÉ

Aux Antilles comme en Afrique ou en Europe


jusqu'à une date récente, la femme se valorise
presqu'exclusivement par la fonction maternelle. Toute
une littérature exalte l'enfantement, l'allaitement,
magnifie l'attachement de la Inère à son petit. Depuis
l'enfance, la fillette est préparée à l'époque où à son
tour, elle mettra au monde les « fruits de son sein », la
stérilité n'étant jamais envisagée, mais considérée comme
, le pire des maux. Pendant longtemps, on le sait, celle-ci a
toujours été imputée à la fenln1e, l'homme dans un
orgueil aveugle n'acceptant pas d'en être suspecté au
sein d'un couple. Rappelons les phrases tellement riches
de vérité de Sinlone de Beauvoir dans « Le deuxième
sexe»: « C'est par la maternité que la femme accom-
plit intégralement son destin physiologique; c'est là sa
vocation "naturelle" puisque son organisme est orienté
vers la perpétuation de l'espèce» (I).
Depuis peu, les fernrnes du monde entier se sont
insurgées contre cette réduction à l'espèce. Elles exigent
le droit de choisir l'époque et le nombre de leurs mater-
nités par le contrôle des naissances, elles réclament la
liberté de l'avortement et refusent de considérer la stéri-
lité carnIne une malédiction stricten1ent féminine. On
peut se demander si on trouve l'écho de ce combat
dans la littérature féminine des Antilles et quel est,
compte tenu de la complexité des rapports amoureux et
familiaux, le statut de la rnère, personnage romanesque.

(I) Sirnone de BEAUVOI R, Le DeIL'Ciè171eSexe. Idëes/Gallimard. J949,


(orne Il, p. 134.

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Avoir une "1ère

«Ou ni on sèl rnannlan», «On n'a jamais qu'une


111ère» dit le provel be créole. Ou encore faisant allu-
sion au courage et à la tenacité nlaternels: «Tétés pa
jin tro Iou pou lestonnlak», ce qui signifie que « Les
seins ne sont jalnais trop lourds pour la poitrine». A
travers toute l'oralité antillaise se trouve magnifiée la
Mère, porteuse de dons, dispensatrice de biens. Disons
très vite qu'il en est de même de la littérature écrite
aussi bien par les hommes que par les femlnes.
Le Ie/lips des f11adras de Françoise Ega décrit «le
monde enchanté de l'enfance », une enfance dominée
par la figure de la mère, féconde, avec sans cesse un
nouveau bébé entre les bras. C'est elle qui nourrit, qui
punit, qui raconte des contes, bref, qui ordonnance la
vie de sa nichée. Alors que l'héroïne est encore très
jeune, le père meurt: « Mon père gisait sur le marbre
de la comlnode de tante Acé; il avait sa chemise blan-
che enlpesée des jours de fête et le pantalon noir de ses
noces. A ses pieds, deux cierges brûlaient. Le verre
d'eau bénite dans lequel trempait une petite branche
semblait plein des larmes que ma mère versait» (2).
Dès lors, l'image de la mère change. De « femme
peureuse» avec pour tout héritage une ribambelle de
gosses, un lopin de terre, une case inachevée, elle
devient un robuste soutien de fanlille. Aidée de la
l"ante Acé, une n1aÎtresse femrne elle aussi dont le mari
est nl0rt d'une nlauvaise fièvre en cherchant de l'or en
Guyane, elle élèvera dignernent ses enfants qui ne man-
queront de rien: « Elle cousait, cousait, vendait du
cresson, rassen1blait les sous, les changeait en pièces
blanches, percées d'un trou pour ensuite les transformer
chez le boulanger en de beaux francs brillants» (3).
Cette mère modèle renonce, bien sûr, à toutes joies
personnelles. Bien qu'elle soit encore jeune, l'amour avec
un autre hOInme que le défunt nlari n'est même pas
envisagé. Tous les bonheurs viennent des enfants qui

(2) Le te111pS des fl.(adras, op. Cil., p. 149.


(3) Ibid., p. 76.

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croissent en sagesse COnlrIte en âge et, aux distributions


de prix, récoltent toutes les couronnes.
Le tableau, on en conviendra, est un peu trop idylli-
que, quand on sait la dureté des conditions socio-
économiques de la Martinique dans le premier tiers du
XXe siècle, les angoisses que devait traverser une femmé
seule avec de nonlbreux enfants et la rigidité de la
sélection scolaire. Il est évident que ctest là le type
même du récit entaché d'exotisme, destiné à séduire un
certain public épris de pittoresque et « de charme bon
enfant». Le préfacier du nonl d'Emile Monnerot ne
déclare-t-il pas: «Riche pour moi de souvenirs et de
réflexions (ce livre) a la saveur agréable et tonique de
la mangue Bassignac que l'on dit alcoolisée... » (4).
Beaucoup plus véridique, beaucoup plus riche est la
peinture qui se dégage de Pluie et Vent sur Té/li/lIée
l\liracle. Là, les figures maternelles ne Inanquent pas de
complexité et illustrent toute une gamme d'attitudes.
Certaines pourraient mériter le qualificatif de dénatu-
rées. Ainsi Petite Mère Victoire, éprise de Haut-Colbi,
un « nègre caraïbe bien planté sur ses jambes» dont
« les yeux se posaient sur vous comme une écharpe de
soie ». Victoire n'hésite pas à se séparer de sa fille et à
l'envoyer vivre chez sa grand-mère, puis à abandonner
complèternent sa fanlille. Fait révélateur, sa fille ins-
truite par Reine Sans NaIn de la difficulté de vivre et
d'être heureuse, ne la condanlne pas. Elle la comprend
et adlnet qu'elle puisse faire passer au prenlier plan les
exigences de sa vie de femme. C'est l'indice d'une
rnaturité assez exceptionnelle. Si nous ajoutons à cela
que Victoire s'enivrait souvent devant ses filles qui la
voyaient « illuminée de rhum», on conviendra que le
portrait ne rnanque pàS de réalisme. On a coutunle de
penser qu'une femme qui boit est véritablement une
« fen1ntc tombée», l'alcoolisllte étant un vice qui sent-
blerait nlieux convenir aux hommes.' Sur ce point égale-
tnent, aucune condamnation des enfants qui semblent
adrnettre le désespoir donc l'ivrognerie nlaternelle. Face
à ce refus que l'on peut croire délibéré d'idéaliser la
(4) Ibid., Préface, p. 10.

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rnère, Sinl0ne Schwarz-Bart présente l~eil1e Sans NaIn,


la mère par excellence que la Inort d'une de ses petites
conduit presqu'à la folie. C'est d'ailleurs Reine Sans
Norn, grand-mère de Télunlée qui. rappelions-le, l'élè-
vera et la préparera à la vraie vie. On ne saurait dire
plus clairement que la qualité de rnère n'est pas donnée
à toute femnle du seul fait de SOil sexe. Aucune fernme
Il'est spontanément éducatrice. Cela repose sur un
ensen1ble de dons personnels et un accord individuel
avec l'existence que les felnnles dans leur ensern ble ne
possèdent pas d'emblée.
Cependant, rnalgré ses différences radicales avec
Françoise Ega, Silnone Schwarz-Bart dote Reine Sans
Nonl, la mère rnodèle, des n1ên\es vertus que tvll11eSer-
tal dans Le le/l'IJS des 11ladras. Endurance, courage,
ingéniosité et par-dessus tout gaieté, quoique dOllcen1cnt
teintée de nlélancolie. La rnère donc est au centre de
ces deux œuvres, n1ère schén1atisée et idéalisée d'une
part, mère déInultipliée de l'autre, toujours chérie, tou-
jours comprise.
On peut également souscrire à une interprétation
l11ythique de ces ronlans. La Inère sYlnbolise aussi l'île
dans sa beauté, sa chaleur sa profusion végétale, mais
t

aussi l'apreté de ses cyclones et de ses volcans et l'ari-


dité de certaines de ses terres.

« Re$te l'ile-Fel1l1l1e-Iè,.,.e
all selll visage
all cot/iS d'ardoise folie
oÛ périr les 1110tS
es t ilIl soleil crié... » (5) .

Pluie et Vent sur lëlLl111ée AJiracle se prêterait filer-


veilleusement bien à une lecture de ce genre par l'utili-
sation de la nature, l'étirernent généalogique et les jeux
stylistiques d'une écriture d'où la subversion par le
créole n'est pas absente.

(5) Edouard ~IÂUNICK. Ensoleillé \'ij, Saint-(jermain-des-Prés et N.l.A.,


1976,p..tl.

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Etre une mère

Nous l'avons déjà dit, ce serait une erreur de cher-


cher chez les romancières antillaises, l'écho strident des
revendications féministes. La protestation, on peut
même dire la contestation qu'elles véhiculent cependant,
est plus nuancée. Elle s'exprime surtout par le refus de
la maternité. En effet, si toutes les héroïnes que nous
avons étudiées parlent de leur mère, leur accordent une
place exceptionnelle dans Jeur vie, elles n'en fantent pas
elle-mêmes. Cajou se suicide avec l'enfant qu'elle porte.
Sapotille perd l'enfant de Benoît dont elle est enceinte
et s'en réjouit: « Je ne voulais pas d'enfant nlodelé par
un climat. Il était mort; mieux, il n'avait pas été. Il
n'avait pas souffert; il ne souffrirait pas. Quelle
chance! Si personne ne con1prenait tant pis! l'enfant
m'aurait attaché à Benoit et au pays: je désirais les
quitter» (6).
Télumée, toujours plus cotnplexe, n'enfante pas,
mais adopte Sonore: « Je nle mis à songer, considérant
mes entrailles qui n'avaient pas fructifié, le ciel couleur
de plomb, l'affolement de cette fen1nle et, lui prenant
son enfant des mains je sentis remuer en Jnoi quelque
chose d'inaudible et d'oublié depuis bien longtenlps et
c'était la vie» (7).
Mais Sonore qui pour un tenlpS, incarne à ses yeux,
tout le bonheur de la terre, lui est enlevée par l'Ange
Médard: « L 'Ange ~Iédard COnltnença par entourer
Sonore d'un réseau de petites attentions délicates, cocos
verts, poussins à élever, pêches d'écrevisses, grappes de
pommes-malaca, sandales qu'elle trouvait au pied du lit
à son réveil, tressées de la main de l'hoffilne. Il lui
donnait des prénoms de rêve, avait l'art de transfigurer
toutes choses, disait par temps de pluie que le ciel était
bleu et le répétait jusqu'à ce que l'enfant batte des
mains... » (8).
Ainsi, la maternit~ usurpée, se solde par un échec.

(6) Sapotille et le serin d'argile, op. cil., p. 187.


(7) Pluie et vent sur Télunlée A-liracle, op. cir., p. 227.
(8) Ibid., p. 233.

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1~élun1ée n'a plus qu'à prendre place sur un petit banc


devant sa case, à barrer la brise de la filer.
La seule de nos héroïnes qui enfante, est Mayotte.
Elle donne naissance au fils d'André, un fitulâtre dont
elle conternple avec amour, le « petit visage presque
blanc». Il est évident que dans ce denier cas, ce n'est
pas l'enfant qui conlpte, nIais sa couleur. Mayotte a
selon l'expression consacrée « éclairci la race»; elle
croit s'être élévéc dans l'échelle sociale et s'être rappro-
chée du monde blanc, le ntonde de ses rêves. L'en-
fant n'aura été qu'un intermédiaire, un moyen d'accès
dans ce dernier. On admettra que ce refus de la
maternité n'est pas le fruit du hasard. Avec ensem-
ble, les fen1ITleS écrivains venues d 'horizons si divers
s'insurgent donc contre les iInages véhiculées par l'ora-
lité et qui irnprègnent si puissarnrnent toute la société.
Depuis des générations, les femlnes aux Antilles assu-
ment une multiplicité de rôles, assurent l'entretien et
l'éducation de leur nichée au détrinlent de leurs joies
personnelles. tvlême dans les cas où il s'agit de couples de
type occidental, légitimenlent unis et monogamiques,
l'enfant derneure l'affaire de la 111ère, le père se consa-
crant à des activités toutes extérieures. Ajoutons à cela
le culte de la tv1ère du Christ, omniprésent dans les îles
sous des aspects rnultiples (N.D. du Grand Retour,
N.D. de rvlassabielle...) dont les processions sont célé-
brées en grande pompe dans les localités les plus diver-
ses. A présent, bien des felnInes n'en peuvent plus et
cette révolte sourde qui n'ose s'exprirner, se perçoit à
travers ces écrits contenlporains. Les rOI1lancières restent
prisonnières des inlages du passé et accordent à leur
mère une place prépondérante. Cependant quand elles en
viennent à parler d'elles-mêmes, le silence se fait et elles
apparaissent cornnlC le dernier élérnent d'une lignée qui
disparaîtra avec elle.
Le refus de la maternité peut aussi s'entendre non
seulenlent conune le rejet inconscient ou conscient des
images traditionnelles et donlinantes, màis comme une
rnise en denleure adressée à l'homn1e qui trouvait
jusqu'ici dans l'abnégation de sa compagne des raisons
de persévérer dans certaines attitudes. Puisque l'homme

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antillais continue de valoriser l'enfant, de s'enorgueillir


d'une nonlbreuse progéniture, le refus d'enfanter de la
femme peut l'arnener à réflexion. A notre avis, si la guerre
des sexes n'est pas - encore - déclaré~ par la femrne, elle
s'amorce cornme un projet. Enfin, ce refus peut appa-
raître comme une n1anière cOlnn10de d'escamoter un
certain nombre de pr'oblèntes, par exemple l'angoissant
conflit des générations avec ses corollaires politiques.
Volontairement narcissistes, les femnles écrivains ne se
préoccupent que d' elles-n1êlnes et de leur ascendance
sans songer à l'héritage qu'elles laissent.

Puisque le Inonde se clôt avec elles, point n'est


besoin de s'interroger sur son devenir et ses transforma-
tions possibles. Alors on devrait voir là l'expression de
l' ang 0isse devan tie fut ur, del' impu issa nce à 1e défi nir
et à apporter une quelconque solution aux brûlants
problènles des Antilles.

Si l'on nous permet une rapide con1paraison avec les


romancières de l'Afrique anglophone (car l'Afrique
francophone n'en produit encore que très peu), nous re-
trouvons, lancinante, cette absence du thème de la mater-
nité vécue. Cependant dans ce cas, l'approche est radicale-
rnent différente. Dans les rornans africains, la stéré-
lité de l'héroïne est présentée soit comme un malheur
grave, presqu'une malédiction, soit comme le prix qu'elle
a à payer pour ses qualités exceptionnelles d'esprit
et de cœur. Sur le fond de médiocrité de sa so-
ciété et la n1esquinerie des autres femmes, l'héroïne
se détache superbement, mais ne connait en fin de
compte qu'une déchirante solitude. Ainsi Efuru,
personn~ge cen~ral du rOlnan de la Nigériane
Flora Nwapa, songeant à la déesse de l'eau à laquelle
est syn1boliquement vouée: « Elle rêva à la femme du
lac, à sa beauté, à ses longs cheveux et à ses richesses.
Depuis des siècles, elle '(.ivait au fond du lac. Elle était
aussi vieille que le lac lui-même. Elle était heureuse, elle
était riche. Elle était belle. Elle donnait aux femn1es
beauté et richesse, mais elle n'avait pas d'enfants. Elle

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n'avait jan1ais connu la joie de la maternité. Alors


pourquoi les femmes la vénéraient-elle? » (9).
Ne pas enfanter est donc perçu cornrne un manque,
une privation dont on ne se ren1et pas. Si l'on veut
pousser plus loin l'analyse, on s'aperçoit que cette stéri-
lité physique qui est l'envers de la créativité intellec-
tuelle trahit un profond pessimisrne des ron1ancières
africaines à l'égard de leur société qui n'accorde pas de
place à celles qui refusent de demeurer dans le rang,
qui ne tolère pas l'exception. Dans ce cas aussi, il s'agit
d'une forme de protestation contre l'ordre social, perçu
comme aliénant. Pourtant, la protestation est plus radi-
cale et dépasse le simple problènle des rapports de
l'hornnle et de la remItte. Elle touche aux fondements
nlême de la collectivité qui assigne à chacun une place
imnluable et détruit celles qui s'insurgent. « La belle et
bonne femme est celle qui porte un bébé au dos»
déclare péremptoirement le proverbe balnbara.

Toujours est-il que la lecture de tous ces rornans


laisse une bien curieuse impression. A qui Télumée, si
tendrement et patiemment initiée par Reine Sans NOIn,
transmettra-t-elle ses dons? Les villageois ont besoin
des Lougandor parmi eux pour leur donner courage. A
une question d'Elie, Reine Sans Nom avait répondu:
«S'ils savent qu'il ne peut plus y avoir de jour, les
I...ougandor se couchent, puis ils rneurent » (10).
Télumée morte, n'y aurait-il plus de jour?

(9) Flora NWAPA, Eji'fll, Heinernann, 1966, p. 281.


(lO) Pluie et vent sur Té/lunée AfirQc/e, op. cit.. p. 101.

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5. LA RELIGION Er!' LE SUI{NArI~UREL

«Interdisons tout exercice public d'autre religion


que la catholique apostolique et rornaine. Voulons que
les contrevenants soient punis cornIl1e rebelles et déso-
béissants à nos conllnandenlentS» (1). Ainsi dit l'Edit
du roi ou Code Noir sur les esclaves des lies de l' Amé-
rique, qui portant la date de mars 1685, est l'œuvre de
Colbert. La société antillaise naît donc salis le signe de
la chicotte et du goupillon. Or si l'on en croit Lucien
Peytraud dans L'esclavage au.x ~t/ltilles françaises avant
1789, «la plupart des esclaves inlportés aux Antilles
étaient exclusivement fétichist*:'s ».
Et de continuer ses explications: « C'est le caractère
dominant chez la race nègre. Les Noirs sont fétichistes,
c'est-à-dire qu'à leurs yeux tout est dieu, tout est aniIné
d'une vie et d'une volonté tout peut exercer une action
sur l'univers. ... Chaque nation a cependant des êtres
qui sont plus spécialenlent ('objet de son adoration: là,
c'est un animal, un léopard, un crocodile, un serpent:
ici, c'est un arbre, une pierre, un rocher; ailleurs c'est
uni ac, une rivière, Ia 111 er , Ia lune, Ia v0Ûte
céleste}) (2).

Si nous avons cité si longuelnent Peytraud, c'est


pour illustrer la nléconnaissance des esprits de ce teinps
en ce qui concerne les religions traditionnelles africai-
nes. Cependant il n'en est pas Inoins vrai que les escla-
ves arrivaient aux Antilles avec tout un tissu de croyan-

(I) Lucien PEYTRAUD, L'ese/arage aux .-lllfilles frunçaises, avanl /789.


Désorrneaux. 1973, p. 155.
(2) Ide",. p. 168.

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ces et de pratiques qui tant bien que mal s'intégraient à


la religion catholique imposée. En Haïti, cela donne le
vodou. Dans les petites Antilles, le quiInbois. Et à
notre avis, on peut accepter pour véridique le portrait
que Maxin1ilien Laroche fait de l'Haïtien et l'étendre
avec quelques l11odifications à l'enseJnble des habitants
de la zone caraïbe: « Si donc l' Haïtien est ainsi tiraillé
entre son être (le créole) et son paraître (le français),
c'est qu'au plus intinle de Jui-nlêlne, sa vie repose sur
une opposition inconciliée que l'on peut résun1er par le
dualisme vodou-catholicisI11e, français-créole» (3).
L'Antillais, si catéchisé qu'il soit, garde au fond de
lui le besoin d'une approche du surnaturel qui ne soit
pas celle qu'édicte la religion officielle. Voilà pourquoi
dans toutes les c0l11rnunautés, le quirnboiseur, la dor-
meuse... quel que soit Je nom que l'on donne à ces per-
sonnages de prenlier plan, rivalisent avec succès avec le
prêtre. Au fur et à mesure qu'on s'élève dans la société
urbaine, la foi dans le quinlbois se fera honteuse. Elle
disparaîtra rarenlent. Les proverbes antillais tendent à
présenter la fernnle cOlnme particulièrenlent sensible à
l'influence des quill1boiseurs, conlme extrêlnenlent cré-
dule «Fern-n ainl11é quin1boi con Inouche ainmé
sirop », «Les felnmes aiInent le quinlbois cOlnme les
rnouches ain1ent le sirop». Cela ne nous sen1ble guère
autre chose que l'expression d'une misogynie inavouée.
Pourquoi la felnme serait-elle plus accessible que
I'holnlne à l'angoisse de vivre qui explique la tentative
d'appréhender le surnaturel par tous les moyens?
Les romancières antillaises expriment bien ce partage
entre religion et quiInbois qui illustre les deux faces de
leur société et traduit elle aussi sa complexité. A travers
leurs œuvres, elles font à l'une comme à l'autre une
place plus ou nl0ins inlportante.

La religion officielle et le Quill1bois

«Ma 111ère qui nous élevait dans la crainte de


(3) ~1axirnilien LAR()CIIE, Porrrair de /'llairic17, ~lontréal, 1968, p. 60.

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Dieu et le respect des choses établies rassembla ses


enfants et s'en alla» (4).
Le ton est donné dans Le Tel11ps des Inadras.
Qu'avait osé dire Tante Acé pour provoquer cette belle
colère de sa belle-sœur? Elle avait osé rappeller à ses
neveux leur origine africaine, «la Guinée» d'où venait
les ancêtres et prononcer quelques paroles acerbes con-
tre l'esclavage. On comprend donc que dans une telle
faJnille, il n 'y ait de place que pour la « catholique
apostolique et romaine»! Dans la vie de ces enfants
privés de père, Monsieur le Curé joue un rôle fort
Ïtnportant. Bien sûr, il est présenté comme une sorte de
bienfaiteur, aIni de tous. C'est le visage rose de
l'Eglise, le visage Saint-Sulpice.
«Au Morne Rouge le Père était un personnage!
C'était un Alsacien aux yeux bleus, voûté par l'âge et
le soleil des tropiques. Il était arrivé à la Martinique
bien avant 1900. Les anciens prétendaient l'avoir tou-
jours connu. Il connaissait chaque falnille de père en
fils. Il avait baptisé, communié et marié ma mère» (5).
Monsieur le Curé ayant recommandé d'envoyer les
enfants au catéchisme, les petits Sertal ne manquent ni
la messe, ni les vêpres ni le rosaire. Ces cérémonies,
qui ont un certain charn1e, rythment leur vie avec les
processions pour lesquelles leur mère leur fabrique des
ailes d'anges. L'auteur reconnaît cependant qu'ils y
assistent J110ins par dévotion que par amusement afin
de gambader autour de l'église. Elle reconnaît aussi que la
partialité manifestée par les religieuses à l'endroit des
petites békées les trouble. Enfin, grand est le choc
quand ils s'aperçoivent que les anges et les saints sont
blancs. En dépit de tout cela, ils ne songent pas un ins-
tant à mettre en question l'enseignement religieux. Il
faut avouer que ce serait surprenant à un âge si tendre et
nous devons nous garder d'être trop sévère avec Fan-
çoise Ega. Après tout, ce qu'elle restitue, ce sont des
souvenirs d'enfant revus et corrigés par son âge mûr,
dépouillés de toute on1bre. L'attitude est courante. Tou-

(4) Le Temps des A1adras, op. Cil., p. 62.


(5) Ibid., p. 54.

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jours est-il que certaines scènes de cette vie idyllique


d'une famille rurale ont des aspects bien déplaisants.
Ainsi celle où un prédicateur de passage jet te l' ana-
thème sur « une femme adultère» qu'il conduit à
déménager du hameau avec sa nichée. A travers le père
Wecter t c'est toute une intolérance bigote qui a exercé
des ravages à travers le monde qui s'exprirne.
Certes, les fillettes Sertal n'en arrivent jaJl1ais à
l'aliénation de Mayotte, éprise de son curé, rnais à leurs
yeux, il symbolise le bien, Je juste. Et pourtant, face à
lui, le quimboiseur se dresse. Comrnent pourrait-il en
être autrement dans une C0l11111unautéantillaise? C'est
une figure sombre et Jl1aléfique, responsable de la 1110rt
d II Père. II n1enace Ia 111ère qui vit « hell rellSe elltres a
machine, ses enfants, Bouliqui, et son potager». Dans
sa lu tte avec les « forces du bien», iI est rarelllen t
vainqueur cependant. C'est la figuration de Satan,
vaincu tnais toujours en alerte.
Entre les deux pôles, le bien incarné par le Père
Wecter, le mal incarné par le quiInboiseur, se situe une
figure féminine, Elisa, qui elle aussi participe du surna-
turel. Il est intéressant de noter qu'elle entend tenir son
pouvoir de Dieu et qu'elle opère grâce à lui et par lui.
Dans sa case d'ailleurs, se trouve le téll10ignage de sa
foi: une statue de la sainte Vierge rvtarie. Elisa ne fait
pas fonction de prêtresse. Aussi ses relations avec le
Père Wecter sont excellentes: il ne lui reproche que de
se substituer au médecin. On peut voir à travers ces
trois personnages une sorte de hiérarchie de l'occulte
qui n'est pas infidèle à la réalité.

Cependant malgré l'admission qui est officielleJuent


faite de la toute-puissance de Dieu, runivers delneure
angoissant, peuplé de créatures dont on doit sans cesse
se garder, de zombis en particu1ier. Il est la proie d'un
conflit incessant et la foi, la prière sont constalnn1ent
nécessaires. C'est grâce à une neuvaine à la Vierge, que
l'héroïne obtient son certificat d'études; c'est probable-
ment la prière qui garde la mère des 111aladies et
d'autres embûches. En un n10t, si la religion officielle
n'arrive pas à assouvir toutes les inquiétudes, elle n'en

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demeure pas moins le 1110yen le plus efficace pour par-


venir à la réussite. Avec ses fêtes, ses processions et ses
cérémonies, elle met de l'animation dans l'existence,
procure de petites joies profondément savourées:
« Le père Wecter portait le Saint-Sacrement sous un
dais doré. Un enfant de chœur l'encensait, un autre fai-
sait tinter une clochette. C'était pour nous un signal. A
chaque son, les petites filles se retournaient, pliajent un
genou et envoyaient une poignée de pétales de roses
vers l'ostensoir... Aux fenêtres des tl1aisons, on avait
accroché des couvertures piquées de fleurs et on avait
aussi dressé des arcs de triomphe avec d'În1lnenses fou-
gères» (6).

Comme toujours dans Le tel11ps des 111adras, les


conflits et les tensions possibles sont escan10tés. Le
divorce entre la parole de Dieu et la pratique religieuse
trouve son expression dans Sapotille et le .çerill d'argile
bien qu'il ne soit pas ouverten1ent dénoncé. En effet,
Dieu est amour. Il a envoyé son Fils pour sauver tous
les hommes et toutes les femmes de la terre. COJnment
donc expliquer le comportement n1échant, n1esquin, des
religieuses de Saint-Denis avec 1'innocente Sapotille,
coupable d'avoir la peau noire? COIJ1Jne les fillettes
Sertal, Sapotille vit dans un univers ponctué de leçons de
catéchisme, de fêtes, de processions. Mais ces dernières
ne sont pour elles que l'occasion de sou ffrances et
d'humiliations. N'est-ce pas symbolique que ce soit lors
d'une cérémonie religieuse longuement é]aborée au cours
de laquelle Sa Grandeur l'Evêque prend la parole,
qu'elle perçoit le «sens des exhortations, des brin1ades
jusque-là non qualifiées» dont elle a été abreuvée?
C'est comme si soudain, sous le propos hUInanitaire,
elle voyait percer la réalité esclavagiste.

A Saint-Denis également, la religion se résulne à un


ensemble de pratiques, de leçons plus ou Inoins sues.
Le quimboiseur, de son côté ne saurait être absent du
nl0nde de Sapotille. An10ureuse de Patrice et craignant
(6) Ibid., p. J 74.

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d'en être le jouet, elle se rend chez Je Père Evrares. Détail


révélateur et qui trahit cette fois encore le conflit entre
l'être et le paraître, elle se déguise pour se rendre chez
lui, revêtant une robe démodée et des souliers hors
d'usage.
On peut se den1ander ce qu'elle attend de lui
puisqu'il se borne à lui révéler ce qui la n1enace sans
tenter en aucune manière d'infléchir le sort. Certes il
lui promet un ta1islnan, mais nous ignorons quelle est
son efficacité. Toujours est-il que ce recours au Père
Evrares trahit bien une tendance fondamentale: accom-
pagner la prière ou l'effort d'une « séance H.
Il est évident que dans la littérature, le quimbois
peut siInpleInent servir d'élén1ent d'exotisme, comme la
description de scènes considérées COlnn1e pittoresques.
Cela peut être une Inanière de relever un récit et de res-
tituer cette prétendue saveur antillaise. Quand cela
serait, cela traduirait l'importance des pratiques quali-
fiées de n1agiques dans la vie et la réalité des îles.

lJ ne religion personnelle

Quand rrélumée se 111et en case avec Elie, Reine


Sans Nom fait office de prêtresse. « Reine Sans Nom
s'accroupit à côté de trois pierres disposées en foyer,
non loin du prunier de Chine, à quelques mètres de la
case. Elle fit du feu, tira trois épis de maïs de son cor-
sage et les fit rôtir à la flamIne. Les épis cuits, elle les
égrena entièren1ent et nous en fit n1anger, déversant le
reste pour moitié dans une poche d'Elie, pour moitié
dans mon corsage, entre mes seins, nous souhaitant
autant de pièces d'argent que de grains de maïs» (7).
Voilà donc le pain et le vin de la Messe remplacés
par une nourriture plus familière, sYlnbole d'abondance
dans un milieu rural antilJais. Ensuite la grand-mère
prêtresse prononce les paroles d'un rituel également
adapté: « Maintenant qu'il y a du feu et de la nour-

(7) Pluie el ,'ent sur Téluf71ée A1irQcle, op. Cil., p. 123.

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riture cuite, vous pouvez prendre possession de votre


case» (8).

Dieu est totalenlent absent de l'univers de Télumée


comnle de celui des feJnmes Lougandor et cependant la
reJigion n'est pas absente. Il s'agit d'une religion natu-
relle basée sur une connaissance intime de la nature et
de la vie, une complicité avec elles. Con1me Reine Sans
Nonl croit à la survie des esprits et qu'elle désire entrer
en contact avec Jérémie, son défunt Inari, elle se lie
d'alnitié avec 111an Cia, « une sorcière de première».
La sorcière n'est pas considérée comme un élément
maléfique, Jnais cOlnrne l'intermédiaire naturel entre le
nl0nde visible et celui de l'invisible. Voilà pourquoi la
grand-nlère nlet "réluInée en garde contre les grossières
interprétations des villageois tout pétris de superstitions
et de fraveurs.
« En vérité, Jl1an Cia est une femme de bien mais il
ne faut pas lui chauffer les orei))es » (9).
Et ] 'enfant, surprise, dans sa prenlière rencontre
avec cette viej1Je qu'elle a entendue dépeindre de façon
sinistre, voit sur son visage l'extase. Elle s'étonne de la
clarté de son regard habitué à aller au-delà des appa-
rences. Elle cOJllprend que par les rêves, les hommes
parviennent à cornnluniquer avec les disparus. En fait,
les Jnorts ne sont pas loin. Au nloment des repas, ils se
servent en prelnier et on peut à ce sujet, citer le poèn1e
de Birago Diop, Souffles, qui exprirne une conviction
analogue s'appuyant sur la pensée africaine:

Ceux qui 50111 1110rls /le S0111ja/110is partis:


Ils sonl dOlls l'O,11bre qui s'éclaire
Et dans l'O,llbre qlli s'épaissit.
Les AJorls ne SOllt /)OS SOliS la Terre:
Ils sont dans l'A rbre qui fré/11it,
115 SO/1t dalls le Bois qui gél11it
Ils 50/11 dans l'Eau qui caille,
Ils 50/11 dans l'Eau qui dort,

(8) Ibid., p. )23.


(9) Ibid., p. 56.

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Ils sont dans la Case, ils SOllt dalls la Foule:


Les 1110rls ne so111 pas 1110rts (10).

Cette idée, d'abord africaine, demeure profondérnent


antillaise. A travers toutes les pratiques I1lagiques, les
morts restent non loin des vivants. On peut à tout
moment entrer en dialogue ave ceux et on ne doit pas
les redouter si on ne leur a fait aucun 01al, c'est-à-dire
si on a continué de les vénérer. Si Reine Sans Nonl Il'a
pas le don de la voyance et doit se tourner pour cela
vers man Cia, elle possède néanrnoins le don d'explorer
les Inille significations du chernin de la vie. Elle encou-
rage Télumée à les parcourir avec elle et à sa Inart, sa
force la plus intime passe en sa petite fille. C'est tout
naturellement que celle-ci reconstruira avec Inan Cia, le
couple que cette vieille fernrne avait fOfnlé avec la
défunte et vivant à ses côtés, se sentira devenir esprit.
Le séjour de Télumée chez 111anCia peut être considéré
comme une phase seconde de son initiation au terrne de
laquelle elle pourra retrouver les chernins un instant
brouillés de sa vie. Janlais plus nlan Cia ne la quittera
en esprit, la guidant subtilement. Quand elle disparaît
sous sa forme visible, s'étant transformée en chien,
Télumée connaît un instant de désarroi, puis retrouve
un jour les mêmes gestes qu'elle lui avait enseignés.
« Le bruit courut que je savais faire et défaire, que
je détenais les secrets et sur un énorJne gaspiJJage de
salive, on me hissa malgré nloi au rang de dorlneuse,
de sorcière de première» (II).
Il est intéressant de constater que Télurnée elle-nlêllle
ne croit pas à sa vocation, qu'elle est convaincue de ne
« faire que des gestes». Cependant c'est bien le signe
de l'occulte que de se trouver saisi d'un don que l'on
n'a pas sollicité. On trouve donc à travers les trois feIn-
mes, Reine Sans NOln, Télunlée, man Cia, trois nlodes
d'approche du réel et de l'irréel. Fait important, Man
Cia comnle Télumée, quoique réputées sorcières,

(JO) Birago DIOP, SOllffle.r;, in Voix Françoise du A1ollde, Ed. Rine-


hart and \\'inston, J97 J, p. 86.
(J I) Pluie et "elll SlIr Tél1l111ée.~1iracle, op. cil., p. 226.

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n'entretiennent aucun pacte avec de nlauvais esprits et


ne se situent jamais en dehors de la ligne sociale. Au
contraire. Elles sont incluses dans une société qui leur
fait une place importante.

Le Mal apparaît sous les traits de l'A~nge Médard et


il est symbolique que Télumée soit près de lui au
moment de sa mort qu'elle a en partie causée, pour la
transformer. « C'était un mancenillier enlPoisonné qui
se dresse sur Je rivage, espérant qu'on le touche et
meure. Je l'avais touché et voici, son propre poison
l'avait foudroyé» (12).
On pourrait commenter à l'infini sur le surnoln que
gagne Télulnée à la fin de sa vie. Miracle. Cependant
nous pensons qu'il faut lui donner une signification
plus prosaïque, sans se référer à des explications
d'ordre théologique. Dans ce village, nul n'a souci de
Dieu. Le miracle est un rniracle sur la vie et ses pièges,
aidé à n'en pas douter d'une force intérieure.
Dans la religion toute personnelle de Reine Sans
Nom et Télumée, non seuIelnent les Inorts sans cesse
présents ont la fonction qu'ils jouent dans la réalité
antillaise, nlais encore on retrouve l'écho d'u,ne
croyance populaire fondanlentale. Le Inal existe. Le rnal
est partout. Personne n'est à J'abri. Cependant certains
êtres lui sont totalement inaccessibles, car ils savent agir
sur lui. Ils possèdent une sorte de thérapeutique spiri-
tueIJe. Parfois ils utilisent ce pouvoir pour le bien de la
communauté. Ils sont alors des personnages définis par
des fonctions collectives. Parfois ils ne s'en servent que
pour eux seuls et cornlnandent un respect, peut-être
teinté d'envie. Les Lougandor se situent dans cette
ambiguïté.
Cependant, on ne peut manquer de noter la distance
que Simone Sch\varz-Bart prend avec ses personnages,
quand apparaît la question de leurs pouvoirs surnatu-
rels. C'est toujours avec une sorte d'ironie que Reine
Sans Nonl parle à Télulllée des dons de Man Cia. Man
Cia, elle-JnêJne, sernble en rire. Quant à "félurnée -

(12) Ibid.. p. 238.

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nous l'avons vu - saisie par eux, elle les récuse. Peut-


être devons-nous voir dans cette distance, la propre sub-
jectivité de l'auteur éloignée du Inonde qu'elle fait
vivre. Un rapide parallèle avec un auteur africain, Chj-
nua Achebe, illustrerait la différence de traitement
des épisodes relevant du surnaturel. C'est avec la plus
entière conviction que ce dernier nous présente l'enfant
« ogbanje », c'est-à-dire cet « enfant Inéchant qui après
sa nl0rt, retourne dans le sein de sa mère pour naître à
nouveau» et qu'il faut mutiler pour qu'il perde goût
au cycle infernal des renaissances; ou encore, la prê-
tresse Chielo, vouée au culte d' AgbaJa, prophétisant au
sortir de sa grotte. On peut être tenté de considérer les
différences entre les deux écrivains conllne révélatrices
de deux sociétés, dont l'une derneure moins conflic-
tuelle, plus enracinée dans son être.
D'autre part, si l'on peut considérer Pluie el J/eflt
slIr Télulnée Miracle comnle un récit mythique au sein
duquel les fenlmes sYlnbolisent la Femlne, elle-n1ênle
lie/Terre, une sorte de propos religieux est sous-jacent.
Mais nous ne nous attarderons pas sur cette possibilité
d'interprétation.
Le tableau qui se dégage donc de la lecture de ces
romans inclut donc bien la coexistence de divers élé-
ments empruntés à la religion, à la magie, bref à des
modes distincts d'interprétation du monde. Aux Antilles
comme aileurs, un nlonde urbain côtoie un Inonde
rural, mais il n'y a pas entre eux de barrières rigides.
La mobilité des classes sociales l'interdit et il se produit
un courant d'échanges entre les valeurs empruntées à
l'Europe et celles qui sont préservées par le peuple. Au
niveau du surnaturel, un tel échange est particuliè-
rement apparent.

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6. LA NATURE

La nature tropicale n'a pas toujours été vantée.


Laïcs ou religieux qui se rendirent aux Antilles au XVIIe
siècle mirent d'abord l'accent sur son côté sauvage et
angoissant, sur sa fureur et l'absence de ces agréments
qu'apporte la main de l'honlme. Pour les hon1nles de
cette époque, la nature est belle quand elle est domptée
et cultivée. Ainsi Charles de Rochefort dans son liis-
loire 1laturelle et ",0rale des lies A 111illes d'A 111érique
publiée en 1658, parle avec horreur de cette Guadeloupe
« hérissée de rochers pelés et affreux qui s'élèvent au
sein de plusieurs effroyables précipices». Quand sa
plume se fait lyrique, c'est pour dépeindre les planta-
tions de Saint-Christophe: « Le beau vert naissant du
tabac planté au cordeau, le jaune pâle des cannes à
sucre qui sont en Inaturité et le vert brun du gingell1bre
et des patates font un paysage si diversifié et un éJnail
si charlnant qu'on ne peut sans faire un effort sur son
inclination, retirer )a vue de dessus» (1).
Comme cela a été plus d'une fois souligné, c'est le
besoin en bras colonisateurs qui pare de charlne
des paysages considérés jusqu'alors comlne rebutants. Il
ne faut pas avoir de mal à recruter des défricheurs de
terres nouvelles. La notion de la beauté de la nature
sauvage est beaucoup plus tardive et préfigure le
romantisme. Les créoles eux-mên1es, COlnn1e le souligne
très justement Régis Antoine dans Les écri\Joins français
et les Antilles, n'éprouvaient que peu d'attirance pour
la nature de leurs îles natales et n'avaient qu'un désir,

(1) Charles de ROCHEFORT, Ifisto;re Naturelle et A/orale des lies


A1l,illes de /'A171érique, Rotterdarn, J658, torne l, page 33.

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aller jouir ailleurs des fruits de leur activité économi-


que. Les rOJnantiques ayant instauré le thème de la
Nature fière et inviolée, les Antilles seront l'objet d'un
nouveau discours. Et pour le nleilleur et pour le pire,
elles endosseront leur livrée de Paradis tropical.
L'Antillais lui-n1êu1e entretiendra un étrange rapport
avec sa terre. Il la verra avec les yeux de l'Autre. Il
fernlera les yeux sur la misère que sa beauté recouvre
et la chantera avec plus ou Inoins d'habileté et de bon-
heur. Jusqu'au refus césairien: « Au bout du petit
matin bourgeonnant d'anses frêles, les Antilles qui ont
faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles
dynan1itées d'alcool, échouées dans la boue de cette
baie, dans la poussière de cette ville sinistrement
échouées » (2).
La littérature conternporaine oscille entre la dénon-
ciation et J'exaltation. Exaltation de la beauté naturelle
et dénonciation de la condition faite à l'homme. Les
écrivains ont quelque difficulté à trouver un équilibre
et craignent à tout Inoment d'être taxés d'exotisme.
Nous avons déjà vu l'utilisation que Suzanne Lacas-
cade faisait de la nature dans Claire-So/ange, â,ne afri-
caine et nous ne reviendrons pas sur cette assimilation
de la fenllne à la nature dans un effort de valorisation
morale. A part elle, nous nous trouvons en face de
diverses nlanières de traiter le paysage antillais et de
l'intégrer dans J'œuvre.

Le vert paradis de l'enfance

Les enfants Sertal vivent dans un milieu rural. Tou-


tefois jusqu'à la mort de leur père (et même au-delà,
par la vertu de leur mère) ce sont de petits privilégiés.
« Ce sont les enfants du forestier; ils sont CCgam-
més" » (3).
Ils n'entretiennent donc pas avec leur univers des rap-

(2) CESAI RE, Cahier d'ull Retour au pays naral, Présence Africaine. 1971t
p. 3J.
(3) Le Tel11pS des A1adras, op. cir., p. 13.

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ports de Inanque et de privations. Sans doute leur ordi-


naire n'est-il pas particulièrement abondant; en tout
cas, ils ne n1anquent de rien. Ils ont tout loisir de
découvrir une nature qui n'est ni hostile ni avare. A
six ans, I'héroïne découvre la nIer. Elle savoure les
fruits de son pays qu'elle préfère à ceux de France.
« C'est une pomme-France, Ille dit-il (mon père), Inords
dedans! Pouah! comme c'était fade! Déçue, je la lais-
sai tOJTIber» (4).
Corossol, noix de coco, mangue, pOlllnle-liane, pois-
doux, pommes d'eau, ponl111es cannelle, quénettes, rien
ne manque. Sans conlpter le produit du potager. Le
tenlpS des 111adrasest un véritable catalogue des fruits
dits exotiques. L'enfant adrnire aussi les poissons frais
péchés et qui brillent au soleil avec leurs couleurs diver-
ses. La rnère a beau protester qu'on ne mange pas
les fleurs, avec ses frères et ses sœurs, elle plante myo-
sotis, violettes, roses, bégonias. En outre tout est p_rétexte
à cueilJir des fleurs: les autels de la Vierge et des
Saints qu'il faut décorer, les reposoirs des processions,
les salles de classe. Avec un enthousiasme tout enfantin,
Françoise Ega relate: « L'harnl0nie était complète: le
soleil brillait, la lisière de coquelicots rouges qui bordait
l'école avait ouvert des grosses fleurs comn1e des paln-
plelnousses et les «queues-de-chat» se 111êlaient aux
hibiscus » (5).

Et cependant, ce Paradis peut se troubler! D'abord,


les enfants le savent, avant leur naissance, le volcan qui
don1ine Saint-Pierre ville natale de leur père a brûlé
cinq de ses frères et sœurs. Leur tante Clotilde leur a
raconté comment elle avait retiré de la terre des petites
poupées en porcelaine blanche, des séries qe verres tor-
dus et d'assiettes fondues lors des éruptions de 1902.
En fait, leur petite enfance est bercée de récits de catas-
trophe qu'ils écoutent sans vrain1ent avoir peur comme
un conte: « La veille de la catastrophe, une pluie de
cendre avait obscurci le ciel pendant près d'une heure.

(4) Ibid. p. 28.


(5) Ibid., p. 47.

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Les récalcitrants se décidèrent à plier bagage et conl-


mencèrent à fuir. Ma rnère avait poussé sur les sentiers
du Champflor et du P~rnasse le gros de la falnille, soit
sept de ses quatorze enfants» (6).

De telles histoires semblent si peu effrayantes que


l'annonce d'un cyclone remplit I'héroïne de joie. Elle ne
tarde pas à conlprendre cependant qu'on ne regarde pas
tranquillement un cyclone, qu'il « vous pénètre avec
tout son cortège de peur, de larnles et de destruction».
« Cette mer que je connaissais cahne, tiède et douce,
hurlait sous J'étreinte du vent. Elle se tordait en de
nlonstrueuses lanles, disloquait le quai, enlportait les
barques. Au bruit du vent se rnêlaient des appels au
secours et des lalnentations. Pliés sous la bourrasque
des homnles essayaient de rejoindre les sinistrés » (7).
Ce n'est là, rnalgré )a soudaineté et la violence de
l'attaque, qu'une alerte sans gravité après laquelle la vie
reprend ses droits. La grande épreuve viendra des
années plus tard avec l'éruption du volcan. D'une
manière assez classique, vu le type d'éducation qu'ils
reçoivent, un des proches explique aux enfants que la
colère du volcan est produite par le débordeInent des pê-
chés des hommes. L'éruption de la Montagne anlènera un
profond bouleversement dans l'existence des enfants Sertal.
Ils devront se rendre à Fort-de-France et privés
d'espace, privés du contact avec la nature, sc trouver
exposés à d'autres dangers. HeureuseJnent cet exil ne
sera que de courte durée et la famille retournera au
Morne Rouge.
On le voit donc, bien que traité sans profondeur, en
vertu sans doute de la fiction du récit enfantin, le
thème de la dualité de la nature antiJlaise est abordé.
Généreuse et destructrice à la fois, tendre et cruelle.
Si l'on nous permet une digression. nous dirons que
Saint-Pierre, la viJle anéantie par l'éruption de ce mont
Pelée sur les flancs duquel grandit J'héroïne du Te/11fJS
des 111adras, figure souvent dans la littérature antillaise.

(6) Ibid., p. 36.


(7) Ihid., p. 43.

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Et peut-être aurions-nous dû parler de Cœurs 1110rl;ll;-


quais de Clémence Cassius de Linval publié en 1918.
Nous l'aurions certainement fait si cet ouvrage avait été
un témoignage même imparfait sur la société békée à
laquelle appartenait Mlle de Linval. Au lieu de cela,
c'est un fade récit pour âInes pieuses et bien nées où
l'anéantissement de Saint-Pierre syn1bolise la fin du
monde, la fin de la totale supréInatie des békés, n1êrne
si aujourd'hui encore en Martinique, ils jouent le triste
rôle de minorité dotninante et nléprisante. On regrette
que Françoise Ega n'ait pas eu les dons de plume de
Raphael Tardon afin de nous restituer par le biais des
souvenirs du père, une vision nègre de la catastrophe
de Saint-Pierre.

La tentation de l'exotislne

La tentation de J'exotislne est partout présente dans


Sapotille et le Serill d'Argile et on cOlnprend bien pour-
quoi. C'est que le propos de l'auteur est tellement
aride, plongée dans les douloureux souvenirs d'en-
fance d'une fenlme mutilée po_ur la vie, qu'elle en
peut s'empêcher de le tempérer de quelques éclaircies.
« Le bateau s'émeut. L'odeur de l'ylang-ylang se mêle
aux relents de la bagasse et je songe aux han1pes des
cannes à sucre dressées dans la lUlnière éblouissante des
tnatins de janvier; je songe pendant que s'enfuient le
port, la ville et les pahniers; bientôt ce sont les îlets
qui reculent et s'écartent pour ouvrir toute grande la
porte de la haute mer » (8).
Tout au long du récit, la nature aura ce rôle. Intro-
duire un peu de beauté et de charme dans une intrigue
amère où ne manquent ni névroses .ni aliénations. Voilà
pourquoi Michèle Lacrosil multiplie les descriptions de
la mer autour du Nausicaa, les rappels des sorties et
des pique-niques qu'elle faisait avec ses anlis dans sa
jeunesse. Sapotille se rend-elle chez une. de ses alnies
Annie Deschaux? Beau prétexte pour nous d~rire des
(8) Sapolille el le serin d'argile, op. cit., p. J2.

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sentiers de terre, des champs de canne, des bordures de


fleurs sauvages et le pas lents des bœufs. Va-t-elle
retrouver son amoureux Patrice pour une entrevue qui
sera décevante? Beau prétexte pour nous décrire les
n1anguiers, les tamariniers, la verveine et le chiendent
du verger. Ajoutons à cela les noms dont sont parées
les héroïnes, Sapotille, Cajou, non1S de fruits exotiques
qui contrastent violemlnent avec les tourments dont
elles sont la proie. Une scène fort intéressante se pro-
duit alors que Cajou est une petite fille. Elle s'appelle
alors Monica du n0l11 que lui ont donné ses parents. La
compagne avec laquelle elle se trouve s'étonne, s'atten-
dant à un nOln plus approprié. Voilà la malheureuse
fillette prise de court: « Où trouver les syllabes exoti-
ques et chantantes qu'elle attend? Un nom de fleur
rare? Ou de fruits des tropiques?.. Plus coloré et
juteux que l'icaque, voici l'acajou ou cajou, un fruit
curieux, on le dirait double, il syrnbolise bien ma pro-
pre aInbiguïté » (9).
La dernière phrase fait allusion à la double hérédité
de Cajou, fille d'un Noir et d'une Blanche. Mais on
peut trouver à ces nlots une autre signification. Ce peut
être l'ambiguïté de la « femme des Tropiques» prise
dans le regard de l'Autre comme un objet défini par
avance en fonction de caractéristiques extérieures et
dont on ne connaît pas la réalité. Femme écrasée sous
les clichés « capiteuse, sensuelle, enfantinement
gaie... » alors que tout en elle est angoisse et désordre.
La femme antillaise, plus qu'une autre, a été victin1e de
schén1atisations abusives. Coiffée d'un madras, elle voit
sa prétendue image orner les murs des agences de
voyage et inciter à des bonheurs à forfait. Pathétique-
ment Cajou cède à cette chosification.
Le contraste entre les descriptions extérieures et les
conflits intérieurs a une signification plus large. C'est
toute l'île qui est travestie en Paradis alors qu'elle
abrite tant de passions et est le théâtre de tant de frus-
trations. L'observateur superficiel ne voit qu'un sédui-
sant décor, il ne prend pas garde à l' homnle et à la
(9) Cajou, op. cil., p. 118.

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fernrne qui y vivent. Alors, l'introduction de l'exotisme


aurait pour but non pas de reposer et détendre le lec-
teur, nIais d'accuser les contrastes et de peindre la dua-
lité de l'île.
~Vest Indies! NoLr: de coco, tabac el eau de vie...
Voici LIllpeuple obscur et souriant,
conservateur et libéral,
peuple éleveur et sucrier
où parfois l'argent coule à flots,
nIais oÛ l'oll vil toujours très 11101(JO).

Terres prétendurnent heureuses où chacun à des


degrés divers ressent la difficulté de vivre. Terre qui
n'appartient pas aux paysans, mais à la Compagnie ou
au Béké'. Terre qui ne nourrit pas son homme et dont
la jeunesse s'exile. Conlnle s'exile Sapotille, même si
c'est pour des raisons différentes. Le mal psychologique
dont souffre Sapotille, aujourd'hui encore plus d'un
Antillais en souffre.
Voici les îles affectées d'une intéressante dualité. Celle
que décrit Françoise Ega, dualité clin1atique, contraste
entre la douceur et les orages. Celle que dénonce à sa
rnanière tvlichèle Lacrosil, dualité d'une image touristi-
que et d'une réalité autrement poignante, vécue de
l'intérieur. Si IlOUS superposons ces deux récits, nous
obtiendrons une peinture assez complète à laquelle ne
manquent plus que quelques élérnents, carnrne dans un
puzzle.

Le chant général

A travers Pluie et Vellt slIr Télul11ée Miracle, la


nature est onlniprésente. Elle ne se dissocie pas de
}'homnle. Elle aussi est vie et avec lui, à travers ses
caprices redoutables, ses générosités et ses volte-face
elle forge le destin de l'île. Pour symboliser cette union
de l'h0l11tne et de la nature, éléments indissolubles d'un
mêlue élan vital, l'auteur a recours à de nombreuses
(JO) Nicolas GUILLEN, Elégies cubaines, Pierre Seghers, 1959, p. 23.

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inlages végétales pour caractériser les humains. Il ne


s'agit nullement de cette tendance littéraire à laquelle
nous avons déjà fait allusion qui consiste à utiliser un
certain vocabulaire pour parler de la femm.e. Il s'agit
d'un dessein plus large qui n'est pas exclusivement
esthétique.
Ainsi Toussine contemple son nègre Jérémie: « Elle
regardait la taille de l'homrne et elle la voyait souple et
élancée, elle regardait ses doigts et elle les voyait aussi
agiles et éfilés que les feuilles de cocotier au vent: (11).
Ainsi Télunlée décrit sa petite Mère Victoire:
« Quand elle se tenait assise au soleil, il y avait dans la
laque noire de sa peau des reflets de couleur de bois de
rose, comme on voit aux anciennes berceuses» (12).
Ainsi Victoire voit l-Iaut-Colbi: « C'était un nègre
caraïbe bien planté sur ses jambes, mais on eût dit
qu'il évoluait dans l'eau, son véritable éléInent, on eût
dit qu'il nageait tant était grande sa souplesse» (13).
On pourrait nlultiplier les exemples de ce type. Citons
seulement cette petite chanson, teUelnent significative:
Télumée quelle belle enfallt
Une enfant une canne congo nlesda/lles
Une canne congo au vent.~. » (14).

De n1ême la nature scande la quotidienneté comme


les grands événements: noces, mise en case, maladies et
la mort même. En outre, elle est étroitement liée à
tout changement de condition de la vie des humains.
Généreuse, elle aCCOtnpagne le bonheur de Toussine et
Jérémie, de Télul11ée et d'Elie. ~1ais c'est un mauvais
hivernage qui détruit ce dernier. De même, c'est la
canne qui a raison du nègre Alnboise, la canne que
Télumée a toujours haïe et qui est le syrnbole même de
l'exploitation du paysan. Les chanlps de canne sont une
nlarée hostile dans laquelle l'être hunlain se débat
comme il peut: « Je songeais alors qu'à rouler ainsi

(Il) Pluie el vent sur Té/un,ée A/irae/e, op. cir.. p. 17.


(12) Ibid., p. 33.
(13) Ibid.. p. 43.
(14) Ibid., p. 139.

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dans les cannes je me changais en bête et la mère des


hornmes elle-même ne me reconnaîtrait plus» (15).
C'est de cet enfer dans lequel elle se perd que le
Nègre Atnboise sauvera Télumée avant de périr lui-
même, car tout le propos du roman peut se résumer à
un enchaînetnent de personnages, de dons, d'échecs, de
bonheurs qui tissent la destinée.

Dès la prentière page de l'ouvrage, Simone Schwarz-


Bart définit ainsi son pays: île à volcans, à cyclones et
à mauvaise mentalité. C'est ainsi que se trouvent cir-
conscrites les dualités décrites par les autres romanciè-
res. En même temps, elle indique qu'aux spasmes de la
nature suivis de périodes de générosité, correspondront
des périodes néfastes ou fastes de la vie des humains.
L'homme est une plante puisqu'il est un « morceau de
pays» au milieu des autres et con1me tel, soumis aux
mêmes lois que l'ensemble.
Nous nous sommes attachés à relever quelques-unes
des principales correspondances entre l'homme/la
fenlnle et la nature.
Cette union fondamentale de l'homme et des élé-
ments de la nature, aspects différents quoique sembla-
bles d'une même force vitale, est une caractéristique
essentielle du mythe. En outre, comme pour accuser ce
côté mythique du récit, les événements miraculeux abon-
dent - même si, dans ces cas, comme nous l'avons
déjà souligné, la romancière se distancie de ses person-
nages par l'ironie.
Ainsi, Jérémie qui vient d'obtenir la main de Tous;.
sine, fait une véritable pêche miraculeuse. De même au
moment de leur bonheur, Elie n'en a pas assez de scier
acomat, courbaril, acajou rouge, adégonde. Quand la
joie revient au cœur de Télumée grâce à l'union avec le
Nègre Amboise, les semences logées dans le ventre de la
terre noire viennent avec une extraordinaire profusion...
L'histoire de la nature est donc inséparable de celle de
l'hornrne pour composer le chant général de la Terre,
qui est un élément essentiel du propos mythique.

(15) Ibid., p. 200.

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à l'lie ancrée
à l'Arbre fécondé
jet de sel
jet de pluie
sounlission des vents
au ventre de la 111ère
vers le soleil sans balafre (/6).

Dans ce chant général, auquel participent tOllS les


éléments de la nature, il faut distinguer celui de l'eau.
Par définition, « l'île est une terre entourée d'eau».
Ajoutons à cela, les rivières, les sources, la pluie. Il est
donc naturel que l'eau joue le plus grand rôle dans la lit-
térature antillaise de Césaire à de jeunes écrivains n10ins
connus. Dans l'énoncé nlême de son titre, Pluie et Vent
sur Télul1lée Miracle s'inscrit sous ce signe.
« Toutes les rivières, rnên1e les plus éclatantes, celles
qui prennent le soleil dans leur courant, toutes les riviè-
res descendent dans la n1er et se noient. Et la vie
attend comme la n1er attend la rivière. On peut prendre
méandre sur méandre, tourner, contourner, s'insinuer
dans la terre, vos méandres vous appartiennent Inais la
vie est là, patiente, sans comlnencement et sans fin, à
vous attendre, pareille à l'océan» (7).
Tout au long du récit, reviendront, obsessionnelles,
les comparaisons avec l'eau. Reine Sans Nom n'appré-
cie pas la n1anière dont Victoire « fait glisser sa barque
sur les eau x del a vie» . Les fen1Ines qui ne ré ussissen t
pas dans la vie sont de « grosses baleines échouées sur
la mer». Télurnée sent son cœur COlnn1e une petite
pierre dans une rivière sur laquelle glisse « l'eau trouble
ou claire, mousseuse, calme ou désordonnée». Quand
Elie change de caractère et délaisse sa compagne, elle
espère qu'un jour, « l'eau boueuse de son cœur se
décantera». Dans son rnalheur, elle réfléchit sur sa
vie: elle s'était embarqué « sur un beau radeau» et
voilà « la peinture s'en va et le n1ât et la voile et le
bateau prend l'eau... » Et quand elle conllnence de se

( 16) Ensoleillé \'i/. op. cil.. p. 50.


(17) Pluie el \!elll sur TéluI11ée Aliracle, op. cil., p. 81.

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consoler, elle se dit «qu'elle a lâché son chagrin au


fond de la rivière et qu'il est en train de descendre le
courant». De n1ême un grand nombre de métiers que
pratiquent les Lougandor et leurs hommes sont associés
à l'eau et fournissent d'abondantes comparaisons. Jérémie
est pêcheur. Petite Mère Victoire, lavandière. Angebert
pose des nasses dans les trous d'eau. Télumée, quant à
elle, adore le contact de l'eau et le recherche constam-
ment:
« Je détestais laver en terrine autour de ma maison,
gaspiller l'eau de mes jarres et pour le moindre petit
linge sale je descendais laver à la rivière. J'aimais rin-
cer mon linge en grande eau et il me semblait lorsque
j'ouvrais un vêtement dans le courant voir partir avec
la crasse, la fatigue de mon homlne, et avec la sueur
de Ines robes une bonne partie de Ines lubies» (18).
A chaque contact, l'eau purifie, regénère. Cependant
elle a, quand elle est croupie, des pouvoirs Inaléfiques.
N'est-ce pas elle qui favorise la croissance de Laetitia
qui détruira le bonheur de Télumée ?

La référence au thème de l'eau avec tant de persis-


tance exjg~ que l'on hasarde quelqu'explication. Expres-
sion synlbolique de la dualité Vie/Mort? Le fœtus bai-
gne dans le liquide utérin. L'eau purifie l'enfant à sa
naissance. Mais l'eau redoutable emporte, tue, saccage.
Au commencement était l'eau. A la fin aussi, elle sera~
Expression d'un profond fatalislne? Le destin nous
en1porte et que pouvons-nous contre lui, quoique sans
ce mot destin se dissimulent les forces d'exploitation et
de dOlnination économiques? Expression paradoxale
d'une foi. Malgré notre chétivité, nous arriverons tout
de nlême à un port.

(IS) Ibid., p. 135.

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7. LA MORT
ET LA PHILOSOPHIE DE LA VIE

La mort hante les pages des romancières. Enfants


morts dans le ventre de leurs mères. Suicides. Morts
violentes. La 010rt a toujours occupé une grande place
dans la société antillaise. On sait qu'au temps de
l'esclavage, les suicides collectifs étaient la grande ter-
reur des négriers, que sur les plantations, les négresses
donnaient la mort à leurs enfants pour leur éviter un
sort détesté. Ajoutons à cela le triste cortège des suppli-
ciés victimes de la cruauté des maîtres. Nous lisons
dans L'esclavage au.x .,4111illesfrançaises d 'Antoine Gis-
ler un effroyablè relevé: « Fr Rivière-Sommanbert:
meurtre sur deux de ses esclaves... acquittement, cour
d'assises de Fort-Royal, le 18 février 1830 - A Noël:
tortures ayant occasionné la mort d'un de ses esclaves...
acquitternent, cour d'assises de la Basse-Terre, 25 août
1839 L-J VaIlentin : Ineurtre cornmis avec préméditation
sur l'un de ses esclaves... acquittement etc. etc. etc. »
(1).
Donc la Inort est souvent provoquée. Naturelle, elle est
accueillie avec joie, car elle symbolise non pas le départ
vers l'au-delà, mais le retour vers « la Guinée» où au
moins le Noir était libre. On peut supposer que
sur cette vieille croyance, le propos catholique est venu
se superposer, concourant à donner à la mort antillaise
son visage particulier.
«Si pa tini rhum, pa tini la priyé», «Pas de
rhum, pas de prière», déclare catégoriquement le pro-

(I) Antoine GISLER, L 'cscla,'age aux Antilles françaises, Éditions Univer-


sitaires de Fribourg. 1965. p. 48.. Diffusion exclusive: L'Harmattan.

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verbe. La mort est l'occasion d'une réjouissance an1bi-


guë, d'un 'cérémonial où l'excitation joyeuse le dispute
au regret. Il n'y a guère de romanciers antillais qui
n'aient consacré quelques pages à la description d'une
veillée rurale. Ina Césaire dans la préface des COllIes de
mort et de vie al'.V:Alltilles rappelle à ceux qui seraient
tentés de le croire, que la pratique Il' est nullement
défunte et que le déroulement n'en est nullement figé.
« On sert du rhum, des vins cuits, du chaudeau, du
punch au lait, de la soupe-pieds. La veuve ne sert pas
les veilleurs. Elle se tient, avec sa plus jeune fille, dans
la pièce où se trouve le mort; là, accoudées à la fenê-
tre, l'une et l'autre écoutent les contes ) (2).

C'est cette atmosphère, somme toute peu angois-


sante, que restitue Françoise Ega. Les enfants dont le
père vient de mourir ne sont pas vraiment tristes. Ils
regardent de tous leurs yeux, écoutent les « histoires et
les chants profanes» de l'assistance. Cependant plus
qu'à une description souvent faite des rituels, c'est à une
appréhension philosophique de la mort que nous tente-
rons de nous livrer à travers les textes littéraires.
Dans la majorité des sociétés africaines, la mort
n'est pas un terme, mais un passage. La collectivité,
immuable en quelque sorte, étant donné l'admission de
la réincarnation, accompagne celui qui voyage jusqu'à
un seuil où elle le laisse, sans trop de souffrances, dans
une paix relative. Les funérailles sont des gestes de
vivants qui facilitent la métamorphose du disparu en
Ancêtre qui, dès lors, invisible, ne quittera plus les
humains et participera à leur vie. Aux Antilles, il reste
de larges pans d'une telle croyance.
La mort violente n'est pas une « bonne mort». Le
disparu risque de vagabonder, semant le trouble et le
désordre sur son passage. Par conséquent, des rites pro-
priatoires sont nécessaires. Voilà pourquoi le Nègre Am-
boise, ébouillanté par les jets de vapeur de l'Usine, supplie
Télumée en rêve de « l'aider à rejoindre les Inorts)).

(2) Ina CESAIRE et J~lIe LAURENT. Conlt-s de ,,,ort t-I de ,'i~ aiL'" An-
tilles. Nubia. 1976. p. 10.

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Elle se rend donc sur sa tombe et la fouette avec des


branches piquantes d'accacia. Ainsi elle sera délivrée du
défunt qui J'habitait littéralement. Lui délivré d'elle, la
nature poursuivra son cours. De rnême Médard agoni-
sant a besoin de certaines paroles pour l'aider à passer
et à rejoindre le monde qu'il ne devra plus quitter. Si
la mort est bonne, c'est-à-dire si elle survient au terme
fIXé par le destin, le défunt demeure non loin des siens
qui n'ont pas manqué d'accon1plir les rites funéraires.
« L'homme n'est pas un nuage au vent que la mort dis-
sipe et efface d'un seul coup. Et si nous autres, Nègres
des Fonds perdus, vénérons nos morts neuf jours
durant, c'est pour que l'âme de la personne défunte ne
subisse aucune brusquerie, qu'elle se détache progressi-
vement de son coin de terre, de sa chaise, de son arbre
préféré, du visage de ses amis avant d'aller contempler
la face cachée du soleil» (3).
Souvent le défunt se mêle aux vivants. Ainsi Jérélnie
restant près de Reine Sans Nom. Ou man Cia avec son
homme. C'est avec surprise que Télurnée entend les
deux vieilles parler de leurs compagnons, qu'elles
retrouvent par le canal des rêves. Plus tard quand Reine
Sans Nom sera à l'agonie, elle soufflera à sa petite fille
pour la consoler: « Ce n'est pas nla mort qui me
réjouit tant... mais ce qui la suivra... le ternps où nous
ne nous quitterons plus... peux-tu imaginer notre vie,
moi te suivant partout, invisible, sans que les gens se
doutent jamais qu'ils ont affaire à deux femmes et non
pas à une seule? » (4).
Dans les moments de grande épreuve, par exemple,
dans les graves maladies, les morts se rapprochent
encore de ceux qu'ils aiment. Trois mois avant sa dis-
parition, quand elle a commencé de s'affaiblir, Jérémie
est venu tenir compagnie à 'Toussine.
Il est certain que ce don de voir ses morts tout près
de soi n'est, pas donné à tous. La plupart des villageois
ne le possedent pas. Ils sont là aveugles, perdus dans

(3) Pluie et venl sur Télutllée A1iracle, op. Cil., p. 183.


(4) Ibid., p. J74.

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leur mesquineries et leur misère. Ils se bornent à


accomplir les rites. Ceux à qui les morts apparaissent
constamment font donc fonction de prêtres ou de prê-
tresses. Notons au passage l'absence presque totale de per-
sonnages masculins, intermédiaires entre les vivants et les
morts. Le récit rejoint ainsi une tradition très ancienne
qui fait de la femme le véhicule favori des pouvoirs
religieux. Cependant bien qu'il s'agisse d'un roman
cyclique, les personnages sont distincts et ne semblent
pas la réincarnation successive d'un ancêtre unique.
Minerve est différente de Toussine qui l'est de Télumée,
même si cette dernière est la dépositaire de sa sagesse.
Au terme d'une existence lourde en épreuves de toutes
sortes, le mort trouve donc un repos éternel. .C"est là à
notre avis qu'intervient l'influence du catholicisme qui
n'assigne qu'une vie à chacun au cours de laquelle il
doit jouer son au-delà. Voilà pourquoi, puisque la vie
n'est qu'une, puisqu'il n'y a pas de brouillon, chacun
doit veiller à éviter les ratures, à transformer les man-
ques en richesses et en dons.
Compte tenu de tout ce qui a été dit, ce qui se dégage
des écrits des romancières n'est pas une invitation au
voyage. Le propos des romancières - que nous avons
étudiées - n'est ni folkloriste, ni doudouiste. On peut
pardonner à Françoise Ega son parti pris d'optimisme,
compte tenu, répétons-le, du fait qu..'elle raconte des sou-
venirs d'enfance. Ni le mal, ni la violence cependant ne
sont absents de son ouvrage, mais elle leur enlève toute
amertume, les compensant rapidement par des éléments
positifs. Aussi au lendemain d'un cyclone: « Sur ces
ruines, la nature apaisée reprenait ses droits. Un cou-
cher de soleil merveilleux semblait dire aux hommes
qu'il fallait recommencer à espérer et que, demain, il
ferait beau » (5)~

Quant à Michèle Lacrosil, son univers est effrayant.


Les problèmes psychologiques qu'elle présente sem-
blent inguérissables et d'ailleurs elle n'offre aucune
solution (est-ce après tout, le rôle de l'écrivain 7). Tou-
(5) Le tel11pS des ftladras, op. Cil., p. 44.

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jours selon Jack Corzani dans La littérature des


Alltilles-Gu.,vane Françaises, elle aurait choisi pour titre ini-
tial de Sapotille et le serin d'argile, ce seul mot « Guade-
loupe »... que J'éditeur jugea peu cornrnercial, en expli-
quant: « J'ai écrit cette histoire, partie pour que les
Français ne nous voient pas uniquement comme une
succursale de la Martinique, partie pour leur faire
entendre à que) point ils sont responsables du clin1at
des Antilles» (6).
En outre, au cours d'une rencontre avec les étu-
diants de l'université de Nanterre, elle insista sur les
préjugés de couleur entre Antillais, leur attachant une
importance plus grande qu'à ceux qui sépare les Blancs
des Noirs. A ses yeux, te serait carnIne une lutte frac-
tricide, ernpêchant tout progrès, tout développement des
îles. On peut se demander dans quelle rnesure la pein-
ture qu'elle offre, la dénonciation qu'elle fait des cloi-
sonneJnents infranchissables entre mulâtres, câpres, cha-
bins, Nègres rouges... ne sont pas datés. Les jeunes
Antillais sen1blent dans la 111ajorité des cas, libérés de
ces préoccupations mesquines. Cependant puisque l'édu-
cation reste aliénante - ce dernier fait a été plus d'une
fois souligné, nous ne reviendrons pas là-dessus - des
Sapotille peuvent encore exister. Ce qui semble définiti-
vement révolu, c'est le ternps où un Antillais partait
pour la France en se disant: « Les Français ignorent le
cOIllpartimentage de la société antillaise, les interdits
d'une c]asse à l'autre. J'ai toujours airné leur pays; je
ne le connais pas encore I11ais je sais que c'est ma
patrie» (7).
Le BUMIDO~1 est passé par là. En dépit des réser-
ves que l'on peut faire sur l'actualité de certains traits,
Sapotille et le Serin d'A rgile nous paraît une précieuse
peinture de l'aliénation que nous a~ons pu connaître à
un mOInent de notre histoire. C'est un document inesti-
Inable. Il est cependant assez paradoxal de constater
que Suzanne l..,acascade, qui écrivit près de 20 ans

(6) Jack CORZAN], La lilférallue des Antilles. GuYtllle françaises,


Desorrneaux, 1978. t0J11C5. p. 240.
(i) Saporille c( le serin d'argile, op. cir., p. 189.

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auparavant, tenta avec beaucoup d'originalité de résoudre


les problèmes psychologiques qui se posaient à sa généra-
tion. Elle élabora une théorie de l'amour et de la vie
qui ne peut Inanquer d'intéresser. C'est comme une
parole isolée, singulière sur laquelle on se perd en con-
jonctures. Pourtant, en fin de compte, elle rejoint
Michèle Lacrosil dans une même fuite vers le monde
occidental, vers le Inonde blanc. Sa tentative était donc
individuelle, comme sa relative aptitude à concilier les
conflits de son hérédité et de sa société. Elle ne préten-
dait en aucune façon être un modèle. Mais l'écrivain doit-
il l'être ?
Quant à Télumée, l'univers dans lequel elle évolue,
n'est guère plus gratifiant. On peut se complaire à rele-
ver les définitions de la vie qui émaillent J'œuvre et qui
sont toutes négatives. Elles empruntent généralement la
forme de proverbes créoles. « La scélératesse de la vie
est sans liInites et 10rsqu'eHe vous comble d'une main
c'est pour vous piétiner les deux pieds, lancer à vos
trousses cette femme folle, la déveine, .qui vous happe
et vous déchire... » (8).
Ou : « La vie continuait semblable à elle-même, sans
un seul pef.it morceau de cœur, véritable puce festoyant
de votre dernier sang... » (9).
Ou encore: « La vie n'est pas une soupe grasse... »
(10).
Mais il s'agit, il faut pas manquer de le noter, de la
vie du Nègre. Quant à la vie du Blanc, l'auteur ne
s'en soucie pas. Et à première vue, on a l'impression
que le Nègre la mérite, sa vie. Les expressions qui le défi-
nissent sont elles aussi, pour le moins négatives. Par exem-
pie: « Aucune nation ne mérite la mort, mais je dis que le
Nègre mérite la mort pour vivre comme il vit... et
n'est-ce pas la mort que nous oléritons, mes frères 1 »
(11).

(8) Pluie el "ent sur Téll""fe Aliracle, op. cil.. p. 23.


(9) lbid., p. 25.
(10) lbid., p. 46.
(II) lbid., p. 54.

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Ou : « Un Nègre? un crabe sans tête et sans gîte et


qui marche à rebours... » (12).
Ou encore: «Rien ne poursuit le Nègre que son
propre cœur... » (13).
Cependant il faut se garder de toutes explications
simplistes qui prendraient de tels propos à la lettre -
comme s'ils étaient la parole de l'auteur. Ils réfléchis-
sent le peu de foi que le Nègre a en Jui-mêlne à la suite
de sa longue histoire d'exploitation. Ils renvoient à
l'image négative qu'il s'est forgé de lui-Inême, au sté-
réotype qu'on lui a hnposé et qu'il n'est pas complète-
ment parvenu à détruire. Tous ces énoncés sur le Nègre
sont mis .dans la bouche de Nègres ruraux, accablés de
misère, sans prise SUT leur vie et leur destin, subissant
sans les comprendre des pressions venues du centre et
affectant la périphérie. Et cela s'accolnpagne d'une foi
en la survie envers et contre tout, contre «pluie et
vent ».
Dans ce cas aussi, les expressions proverbiales ne
manquent pas.

On demande souvent à la littérature du tiers monde


de présenter des héros positifs. Si les personnages de
Michèle de Lacrosil ne le sont pas, ceux de Simone de
Schwarz-Bart Je sont à leuT nlanière. Les Lougandor
sont un symbole de survie et de résistance. « Nous les
Lougandor, nous ne sommes pas des coqs de race, nous
sommes des coqs guinmes, des coqs de combat. Nous
connaissons les arènes, Ja foule, la lutte, la mort. Nous
connaissons la victoire et les yeux crevés» (14).
Mais exiger des écrivains des héros positifs nous
paraît hautement dangereux. Cela conduit à un diri-
gisme littéraire qui risque d'entraîner la sclérose du créa-
teur, son nlutisme ou ]a naissance d'une littérature où le
slogan tiendrait lieu de pensée. Il convient de respecter
l'expression profonde de chaque tenlpéranlent et de pri-
.
vilégier la liberté de créer - quitte à apporter la

(12) Ibid., p. 89.


(13) Ibid., p. 147.
(14) Ibid., p. 121.

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critique. Là aussi, on peut s'interroger sur le rôle


de la critique, trop souvent conçue cornnle une con-
damnation ou une approbation, s'appuyant unique-
Inent sur des critères politiques. Tous ces ronlans
féminins qui n'abordent pas les problèn1es poli-
tiques, qui _ ne font qu'effleurer certaines ten-
sions, qui ne prétendent pas donner de leçons, n'en
sont pas moins précieux pour la connaissance que nous
pouvons avoir de nous-mêrnes.
Répétons-le, la peinture du monde antillais qui
émerge de leur lecture est lourde d'angoisses. On
s'interroge. On éprouve un malaise. N'est-ce pas le plus
beau rôle d'un écrivain: inquiéter?

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II

LES ANTILLES
INDÉPENDANTES
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8. LE PARADOXE HAÏTIEN

. Haïti est présent au cœur de tous les Négro-Afri-


cains et principalement des Antillais comme un
paradoxe.
Ne revenons pas sur l'histoire. Rappellons seulement
qu'au XVlllt siècle, à Saint-Domingue, une révolte
d'esclaves conduisit à l'instauration d'un état noir indé-
pendant. Les révoltes n'avaient pas manqué à travers
les îles, mais celle-ci réussit, aboutit à la suppression
définitive de l'esclavage et à l'élimination totale des
maîtres blancs. Haïti, c'est une pépinière de héros dont
aujourd'hui encore tout le monde connaît les noms.
Aussi toute une littérature est née autour de cette
révolte victorieuse, autour des chefs devenus légendai-
res. Pour certains, cet acte de refus est exemplaire.
Pour d'autres au contraire, cette révolution préfigure les
difficultés de la colonisation et mérite une analyse cri-
tique. Ainsi, on perçoit déjà le caractère ambivalent de
l'indépendance haïtienne..
Cependant, le paradoxe d'Haïti, c'est qu'après cet
acte de libération d'une vigueur et d'une beauté excep-
tionnelles, l'île soit devenue la proie d'une succession de
dictateurs, tyrans sanguinaires et brutaux qui l'ont con-
duite à sa situation actuelle. Ne citons pas les statisti-
ques. On sait que c'est un des pays les plus pauvres du
monde, avec le taux d'analphabétisme le plus élevé, un
taux de mortalité effrayant, et des exilés sous tous les
cieux. Et cependant la littérature haïtienne est la plus
riche et la plus achevée des Caraïbes. Et cependant la
créativité populaire manifestée dans toutes les formes
artistiques, de la peinture à la musique, laisse pantois,
surtout si l'on compare à l'indigence des autres îles. Et

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cependant le créole haïtien sonne comnle une langue


fière et pure. Et l'Antillais qùi parcourt l'île, se
denlande avec angoisse si cette nlisère qui le désole
n'est pas préférable à son statut d'assisté. permanent, de
mendiant du nlonde occidental. Haïti ouvre la voie à
toutes les interrogations.
La méditation la plus intéressante sur l'histoire
d'Haïti nous senlble celle d'Alejo Carpentier dans Le
RO)'aUll1e de ce l11onde. Un élérnent intéressant est le
traitement qu'il fait de Christophe, traitement ra~dicale-
ment différent de celui de Césaire dans La Tragédie du
Roi Christophe. A ses yeux, le pouvoir de Christophe
apparaît comme une négation de celui de Boukman, ou
t\1akandal et Dessalines qui ne s'appuyait pas seulement
sur une connaissance intinle des forces naturelles, mais
sur le concours des dieux africains. A la différence de
Césaire qui prend essentiellement en compte les aspects
politiques, Carpentier souligne la dimension culturelle
du combat. La révolution ayant été trahie, ayant abouti
à l'instauration d'un pouvoir mulâtre après Christophe
qui à sa manière l'avait préparé, il ne reste plus qu'au
Nègre Ti-Noe1 qu'à sombrer dans le pessimisme le plus
noir: « Le vieillard comInencait à dé~espérer devant ces
chaînes et ces fers sans cesse reforgés, cette proliféra-
tion de misère, que les plus résignés finissaient par
accepter comme une preuve de l'inutilité de toute
révolte» (1).
D'une certaine manière, nous sornmes donc tous
concernés par l'histoire passée et présente d'Haïti.

Dans sa littérature, les femmes ne se situent pas au


premier plan. Parlni elles, point d'équivalent de Jacques
Roumain, de Jacques-Stéphen Alexis ou de René Dépes-
tre pour ne citer que des auteurs proches de nous.
Ainsi dans une récente anthologie intitulée Poésie
vivallte d'Haïti de Silvio Baridon et Raymond Philoc-
tète, parmi 61 auteurs cités, on ne compte que 4 fem-
mes. En outre, leurs poèmes ne cornptent pas parmi les

(I) Alejo CARPENTIER, Le Ro)'ounle de ce ",onde, Gallimard, 1954,


p. 212.

SI
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plus beaux. En nous penchant sur quelques romancières


haïtiennes, nous avons d'abord cherché ce qui dans leur
propos différait de celui des Martiniquaises ou des Gua-
deloupéennes, et il nous est vite apparu que, tout en
étant très proche, il en différait cependant. Les auteurs
étudiés ne se préoccupaient de leur enfance que pour la
replacer aussitôt dans une persp.ective ~lus alDple, ne
s'attardaient pas à déplorer les conflits de leur adoles-
cence et subordonnaient tout à un souci rnajeur: celui
d'Haïti dans son ensenlbJe, Haïti dans sa complexité
sociale et ses draInes politiques. Leurs aventures senti-
Y11entales sont-elles frustrées? C'est par l'intrusion du
politique dans leur vie. Il est presqu'impossible de sépa-
rer vie personnelle et vie du pays. A en croire, Léon-
François Hofflllann dans un article intitulé « The Origi-
nality of the Haitian nove) », il en est de mênle de la
littérature lnasculine. « Si la société haïtienne est unique
et souvent désarmante pour l'étranger, écrit-il il en est
de mêrne de son inlage littéraire: I'!1aïtiall11ité d'un
roman haïtien est toujours évidente. Et la littérature
haïtienne, COlnn1e la réalité, exige un esprit ouvert et
une bonne dose de patience pour être cOtnprise et plei-
nen1ent appréciée» (2).
C'est la n1êll1e idée qu'exprime Silvio Baridon dans
son Introduction: «lJn fait est indéniable: il existe
dans toute la littérature haïtienne une constante: le
besoin d'expritner dans une forn1e française, des faits,
des aspirations, des sentiJnents particuliers à son grou-
pement humain. Avec une prédilection pour certains
thèmes et problèlnes (en premier lieu, ceux de la race)
qui sont typiquement haïtiens... » (3).
L'haïtiannité ne peut être perçue qu'à l'intérieur d'un
propos comme une manière de s'approprier la réalité.
Elle ne nous a pas senlblé quant à nous, «désar-
rnante» et cela nous permet de soutenir notre foi en
l'unité antillaise. Cependant les différences que nous

(2) L.-F. H()Frrv1ANN, « The originality of the haHian », Caribbean


Re~'ie"'J \'01. VIII, 1)0 l, janvier-février-n1ars 1979, p. 44.
(3) Sih'Îo BARIDON et Rayrnond PHILOCTETE, Poésie \'i\'a1lre d'liani,
Les Lettres NOLJvrlJes, l\1aurice Nadeau, J978. p. 3).

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avons perçues, nous ont conduites, avec un peu de


schénlatisation, à l'étude de deux grands thèlnes :
la hantise de la classe sociale et les con nits politi-
ques. Répétons-le, cela ne signifie pas que telle ou telle
romancière ne s'intéresse pas à ses malheurs d'enfant
ou à ses déboires de femmes. Pourtant cela passe au
second plan. En donnant à cette expression un sens
plus large toutefois que ne l'avait peut-être voulu Sar-
tre, disons qu'il s'agit d'une « littérature engagée H.
Engagée parce que le souci prenlier est la sjtuatjon ~socjo-
politique du pays et non parce que des solutions sont
proposées, ou des théories avancées avec plus ou n10ins
de bonheur.

Il est une question que nous n'avons pas manqué de


nous poser et à laquelle, nous l'avouons, nous n'avons
trouvé aucun élément de réponses. Pourquoi si peu
d'écrivains femmes en Haïti alors que la Guadeloupe et
la Martinique en comptent tant, relativement parlant?
Misogynie plus poussée de la société haïtienne qui,
rappelions-le, n'accorda le droit de vote à ses femInes
qu'en 1957? Conséquence d'une évolution historique
particulièrement douloureuse qui affecte les fen11nes au
plus profond et les mutile plus gravelnent que les 110111-
tnes? Poids des images traditionnelles qui confinent la
femme dans des rôles définis? Bref, ce serait peut-être
aux Haïtiennes de tenter de nous l'expliquer.

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9. LA HANTISE
DE LA CLASSE SOCIALE

Bien plus que la société des Petites Antilles, nous


semble-t-H, la société haïtienne s'est structurée en classes
qui ont eu plus d'un siècle et delni pour acquérir de la
rigidité. A l'exception des békés qui J11archent sur la
corde raide de la pureté ethnique jointe au pouvoir éco-
nomique, la -mobilité sociale est relativenlent grande à
la Guadeloupe ou à la Martinique. Tel fils de paysan,
s'il «travaille bien», peut devenir instituteur, profes-
seur ou médecin. En Haïti, au-dessus de la n13sse
rurale, analphabète, et dont le revenu est un des plus
bas du monde, se sont constituées des classes/castes
manipulant la fortune et le pouvoir politique. Une par-
tie du propos de Duvalier était de soustraire le pouvoir
à la classe/caste des grands mulâtres qui le détenait
depuis Christophe; son élection, le 22 octobre 1957, a
semblé « la revanche de la brousse et des Noirs sur les
citadins n1ulâtres »(1). On connait la suite. Cependant
les classes/castes qui entendent s'ériger en véritables
aristocraties en Haïti n'ont pas eu une origine bien glo-
rieuse. Il apparaît chez elles le double souci et de se
constituer des arbres généalogiques et partant de se légi-
timer. Cependant l'écho de ces préoccupations n'est pas
souvent entendu en littérature. Ainsi Jacques Roumain,
issu d'une fanlille bourgeoise et n1ulâtre, écrit GOllver-
neurs de la Rosée qui sen1ble le chef d'œuvre Jnême du
roman paysan. Ainsi J acques-Stéphen Alexis dont la
famille s'honorait de reJnonter à Jean-Jacques Dessa-
line, le fondateur de la République d'Haïti, écrit COln-

(1) Robert CORNEVIN. Le rhéâlre haÎ/iel1 des origines à 110S jours,


Lenléac, 1973, p. J42.

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père Général Soleil, l'épopée de la terre et de ses hom-


mes. Il appartient à une romancière de rompre avec cette
tradition littéraire militante.

La saga des nlûlatres

Si Pluie et Vent sur Télul11ée Miracle est une


«fabuleuse histoire de femmes», négresses à deux
cœurs, sans mari devant l'Éternel et qui cependant tis-
sent l'extraordinaire dynastie des Lougandor, le propos
d'Adeline Moravia dans Aude et ses /antôl1les est radi-
calement différent. Une jeune femme, Aude Merrivale,
meurt en couches à Paris et laisse trois gros. cahiers
reliés de cuir 'o'ert dans les tiroirs d'un secrétaire Chip-
pendale. Sa meilleure amie les déchiffre et se demande
si de tout cela, il sortira un roman. La première partie
des notes des cahiers, de beaucoup la plus intéressante,
prend la forme d'une saga familiale.
1er Mouvelnent

A l'origine, un ntousse jeté par un naufrage sur les


rives de Saint-DoIningue, alors dans la huitième année
de son indépendance, est soigné par une maraboute avant
de tomber amoureux de sa fille Dinette (de son vrai
nom Arnandine de La Borderie, car elle est mulâtresse,
bâtarde de colons blancs) et de se mettre en ménage
avec elle. A l'origine donc, la bâtardise, mais une
bâtardise assumée, voire revendiquée, et une conviction
que nous rappelle Suzanne Lacascade, selon laquelle
seul le métissage est beau. « Il (le mousse) savourait le
mélange de parfums qui venaient d'elle - cannelle de sa
peau, citronnelle de ses cheveux, gingembre de son haleine,
jasmin-frangipane de son linge. Il guettait son rire, l'étin-
celle qui jaillissait entre ses cils, l'éclat, entre des lèvres bru-
nes et pleines, de dents blanchies par les lianes qu'elle
aimait à ntâcher » (2).
Cependant, cette revendication de la bâtardise et du
(2) Adeline ~.tORAVIA, Allde et ses /aflrôII,es, Ed. Caraïbes. 19", p. 19.

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métissage ne s'accompagne pas de la négation de l'héri-


tage nègre. Ce dernier n'apparaît pas seulement dans
un exotisIl1e de pacotille, n1ais dans l'attachement à
deux élén1ents culturels fondamentaux, la religion et la
langue. Dinette est initiée au vaudou par sa mère. « De
la naissance à la Inort, le vaudou, culte ancestral accli-
maté à la vie coloniale et enrichi pendant deux siècles
d'emprunts éhontés au catholicisme, encadrait tous les
actes des exilés et de leurs descendants, les unissant
encore plus que leur commune condition de bétail
humain... » (3).
En outre, Dinette parle créole. C'est à notre con-
naissance, un des rares romans où une héroïne - et non
pas un personnage subalterne calnpé à des fins folkloriques
- s'exprime en créole. Et avec qui? Avec un Blanc
qu'elle entend avoir pour con1pagnon de «longues
années tranquilles ». L'utilisation du créole n'est pas
perçue comme une preuve d'infériorité, ou une honteuse
rnaladresse. « Dinette qui ne savait ni lire ni écrire avait
tout appris des vertus des plantes et, soignallt sa 111ère
et l'aïeul vénéré, elle avait trouvé d'instinct les gestes
qui "'apaisent et réconfortent autant que les potions»
(4).
Bien que l'union avec le Blanc soit attendue, souhai-
tée, elle n'est donc pas perçue comme valorisante.
Car dans sa rencontre avec l'Afrique, la culture du Blanc
Il'est pas victorieuse. Elle est vivifiée, réchauffée par
l'apport africain pour créer une nouvelle culture qui,
à ce stade n'est pas encore définie.
Pierrech et Dinette s'installent à Jérérnie, fief des mu-
lâtres qui s'érigent en aristocratie. «Ils ne se feront
pas trop tirer l'oreille pour raire face parn1i eux aux
enfants d'un corsaire et d'une guérisseuse. L'élite haï-
tienne en a absorbé d'autres» (5).
Pierrech ne se tronlpe pas. Les enfants issus de ses
reins vont grossir les rangs de l'aristocratie. La saga
peut vraiment con1mencer.
(3) Ibid.. p. 18.
(4) Ibid.. p. 22.
(5) Ibid.. p. 3 I.

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L'aristocratie, issue de si con1plexes origines, va


s'entourer des oripeaux classiques: chapelle sur la nou-
velle plantation, chevaux et mulets, précepteurs pour les
enfants, couvent à l'étranger pour les filles. Les années
passent et nous dit l'auteur avec hunl0ur : « Dinette,
pécheresse abandonnée par son péché, passa sa vieillesse
dans la mortification, mettant en œuvre cierges et lita-
nies et neuvaines pour ses chers morts, pour ses enfants
et petits-enfants... » (6).
De quel péché, s'agit-il, se denlandera-t-on? Du
péché d'adultère, car en ces tenlps le rnariage restait
une exception et une distinction dans la République.

L'arbre généalogique prend donc racine.

? = Ancêtre venu de Gui-


née
Haugan,
encore appellé
Grand'rvloune

tvlarquis de la Borderie = Guedella, la tnaraboute

Pierrech Dinette

()n avouera que le tableau est assez cru. Pas de


souci pieux de réhabiliter les Ancêtres, de dissirnuler
leur vrai visage et d'en faire des modèles pour la posté-
rité! D'autant plus qu'en se mettant en ménage avec
Dinette, Pierrech oublie qu'il a laissé une fenHne, quali-
fiée de « Inégère respectable n, et des enfants à Bayonne.
Si Adeline fv10ravia se sent assez forte pour brosser
un pareil tableau, c'est que d'abord à son avis, per-
sonne dans l'île n'a de rneilleures origines. f~nsuite elle
entend faire rnesurer le chernin parcouru. Le pro-
(h) Ibid.. p. J8.

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pre d'une saga, c'est ce mouvernent ascensionnel à tra-


vers des hauts et des bas. C'est de là que les personna-
ges tirent leur grandeur quasi épique.

2e mouvenle1l1

Clarisse, la fille de Pierrech et Dinette, du corsaire


et de la guérisseuse, est sacrée héritière. Elle va rencon-
trer son destin sous la forme d'un Ploërn1el. « Son
père, expliqua-t-il, était ébéniste, natif de Saint-Malo,
en Bretagne, et venu jeune à Jérémie. Sa mère apparte-
nait aux Roussan, bande connue dans la région depuis
plusieurs générations, affranchis propriétaires d'esclaves
que l'émancipation et l'indépendance avaient ramenés à
une fortune modeste» (7).
A partir de ce montent, le souci de la Inésalliance
raciale s'installe. Plus question d'introduire du sang noir
dans la famille qui s'est forn1ée. Clarisse regarde son
fiancé et pense, ravie: « Aussi blanc que le plus blanc
des Blancs. Blanc aux yeux bleus encore» (8).
A partir de ce moment, la double origine, Africaine
et Française qui, fait capital, n'est toujours pas niée,
devient la revendication de l'haïtiannité, et s'accompagne
de la prétention à diriger le pays, à en être tI1aître. « Je ne
suis pas plus Français qu'Africain. Je suis Haïtien,
s'écria Yves. J'ai conscience de nles devoirs envers
notre patrie. C'est à nous, qui avons eu le privilège de
l'instruction, nous qui avons voyagé, qui connaissons
les autres pays, de guider vers le progrès nos masses
ignorantes» (9).
On sait ce que de tels propos signifient et conlfient
« l'aristocratie haïtienne» guida les masses. Fidèle à
son projet de ne rien embellir. Adeline Moravia nous
dépeint les premières années d'homme et de chef de
famille d'Yves comme celles d'un ivrogne, laissant à sa
femme le soin d'une ribambelle d'enfants. Des tradi-
tions d'éducation se fornlent. Cette partiè du rornan

(7) Ibid., p. 42.


(8) Ibid., p. 44.
(9) Ibid., p. 45.

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vaut en outre par une extraordinaire reconstitution de


l'époque, qui a une précision historique.
« Presque chaque nlaison de la rue principale
ouvrait boutique sur la galerie-trottoir. La coutume
n'interdisait pas aux femn1es, nlêrnes les plus aisées, de
rehausser ces magasins de leur présence et d'y prodiguer
des conseils à une clientèle fidèle. Elles s'assuraient
ainsi des revenus indépendants tout en luttant contre la
nl0notonie de la vie de province » (10).
Rien n'est oublié ni le conmlerce des revendeuses,
« leurs barques» sur la tête, ni la nlanière de laver le
linge et de le repasser ni les promenades et les lectures
de l'époque. Comme le souci historique, nous l'avons
déjà souligné, est omni-présent, des dates et des "faits
véridiques émaillent le récit. Yves, personnage de fic-
tion, devient cOlnlnisaire du gouvernement de Geffrard,
personnage réel et cela ne manque pas d'habileté. La
famille commencée sous le signe de la bâtardise et de
l'adultère se sacralise par l'exercice du pouvoir politi-
que. Elle s'est légititnée. En mêrne tenlps, la religion est
devenue son alliée.

3 e 1110llvelnent

La falnille est installée. Elle a connu son lot de


deuils, de naissances, de cérémonies. "fout est prêt pour
la naissance d'Aude l'héroïne. Hélas, à partir de ce
rnoment tout intérêt disparaît tant les heurs et malheurs
de cette jeune aristocrate deviennent conventiels, puérils.
N'empêche que la prenlière partie mérite toute notre
attention. Aude naîtra d'une des filles' de la des-
cendance d'Yves et Clarisse avec l'héritier de deux
générations de Merrivale, d'origine anglaise ceux-là. Les
castes sont constituées: les Merrivale s'occupent
d'import-export ; ils n'ont pas les racines de la famille
à laquelle ils vont s'allier et font plus ou moins figure
d'étrangers. Ils seront eux aussi assimilés et faits Haï-
tiens. A travers tout le roman se produit cette assimila-

(10) Ibid., p. S8.

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tion des éléulents venus de l'extérieur et refondus dans


le creuset haïtien.
Insistons sur ce point. L'intention d 'Adeline ~Iora-
via est claire. Assumer en entier son histoire, à la diffé-
rence du plus grand nombre. « Cela gêne notre élite d'y
retrouver non seulement les esclaves traités en bétail,
mais aussi les enfants d'esclave et de maître, voués par
leur naissance même, à lutter sans scrupules pour s'éle-
ver au-dessus du sort misérable de leurs mères, utilisant
dans leur rivalité avec les Blancs, leurs demi.frères pri-
vilégiés, tous leurs dons, beauté, charme, intelli-
gence » (11).
Cette intention est défendable, pourquoi pas? Si elle
irrite, c'est que nous avons pris coutume de mépriser
les classes dirigeantes, de ne nous intéresser qu'aux
exploités en oubliant les rapports étroits qu'ils entretien-
nent avec les exploiteurs qui ne sont que l'autre face de
la même société. Ce qui est intéressant à travers
l'ouvrage, c'est de voir conlnlent l'héritage de l'Ancêtre,
le houngan encore appelé le Grand Moune, arrière-
grand-père de Dinette, disparaît en dépit des incessantes
références verbales qui lui sont faites. Et ainsi en filigrane,
s'inscrit une question: cette haïtiannisation à laquelle
tiennent tous les héros, cornlnent s'entretient-elle quand
tous les liens sont rOlnpus avec les sources populaires?
Quand rien ne vient plus la vivifier? Ce sang européen
qu'on accueille avec tant d'enthousiasme ne la dilue-t-il
pas dangereusement en dépit de la prétention contraire?
Suffit-il de clamer « Je suis un haïtien» pour l'être?
Et en fin de compte, qu'est-ce qu'être un Haïtien?
Nous voilà an1enés au cœur du débat que posaient
les observations de Léon François Hoffmann et de Sil-
vio Baridon. Dans cette perspective, le livre d'Adeline
Moravia n'est pas un aimable divertissement de dame:
il est une réponse à une question, réponse d'une mino-
rité soucieuse de réaffirmer sa place dans le pays et
d'affirn1er ses droits à le diriger. En nlême temps, ce
rontan est aussi une « histoire de felnmes». Ce sont les

(11) Ibid.. p. 103.

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femmes qui tissent la saga familiale qui préoccupent le


plus l'auteur.
Dinette, à l'origine.
Clarisse, « fille et dernière enfant de Dinette, choyée
de son père vieillissant, ses frères et neveux, faisant
galoper le long des sentiers des bois et des chanlps de
l'habitation ses ânes qu'elle battait à tour de bras»
( 12).
Mélanie, qui « à trente ans, avait encore la beauté
romantique, frêle et mélancolique dont s'était parée son
adolescence, un charme un peu las, apprécié de ses con-
temporains » (13).
Melissa. Aude.

Certes, nous voilà loin des paysannes de Pluie et


Vent sur Télumée Miracle avec leur peau si noire qu'elle
semble bleue. Et pourtant, il n'y a pas que des diffé-
rences dans ces histoires. rvlaris absents, ivrognes, froids,
occupés de leurs affaires. Si les apparences sont respec-
tées chez Adeline Moravia, c'est toujours le triste chant
de la solitude féminine qui s'élève. La n1ère derneure
le modèle, le centre et le pivot, mais contIne Télumée,
Sapotille, Cajou, Claire-Solange, Aude n'enfante pas et
meurt en couches. Une fois de plus, la saga s'arrête
abruptement sur le refus d'être mère et Adeline fvloravia
rejoint ses sœurs des Petites Antilles.
Lall 111isé,cé 011 bOll da : la 111isèreest line b01l1le 1lour-
rice (proverbe créole)
« Soudain des voiles grises surgirent à l'horizon, un
air salin lui fouetta le vjsage. Une odeur nauséabonde
vint à sa rencontre. A cette odeur, elle reconnut
l'approche de sa demeure. les premières cahutes sorti-
rent de terre. Elle se réveilla comme d'un long SOIl1-
meil, aspira de larges bouffées d'air et prenant son
élan, partit comme un trait vers la cour» (14).

(12) Ibid.. p. 103.


(12) Ibid.. p. 38.
(13) Ibid., p. 80.
(14) 1vlarie-Thérèse COLIf\-10N, Fils de Al;sère, Éditions Caraïbes, 1974,
p. Il.

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Le décor est planté. Nous sornn1es loin de Jérénlie,


des mulâtres et des grands « salons où le punch de
Noël avait délié les langues et rnis les éventails en
branle» (15). Nous sonlmes près du Inarché de la
Croix-des-Bossales, dans les quartiers les plus misérables
de Port-au-Prince. Dans Fils de Misère de Marie-
Thérèse Colimon, Lamercie Mercidieu ne possède rien.
Elle est sans famille devant l'Eternel, sans mari, bien
sûr. Elle se loue dans une famille aisée, ntais elle a un
fils et se « laisse envahir par un obscur sentiment fait
de gratitude, de satisfaction et de la joie d'être mère»
(16). Tous ses espoirs sont dirigés vers ce fils, âgé de
cinq ans au moment où comnlence le récit et qui
répond au beau prénonl de Jean-Léon. Evidemnlent
personne ne songe à l'appeler ainsi: il est surnommé
Ti-Tonton. Dès le départ, il est entendu que pour sa
rnère, Ti-Tonton syntbotise un rêve, le rêve de l'ascen-
sion sociale. « Alors, il n 'y aurait plus de Ti Tonton,
mais un personnage in1portant, un docteur, un député
ou même, qui sait, un président de la République, qui
promènerait sur les pavés de la ville dans des voitures
somptueuses, le front plein de pensées et les yeux pers-
picaces de ceux qui ont pénétré dans les profondeurs du
savoir» (18).
Savoir! Le mot magique est prononcé, car le seul
sésarne qui permettra à Ti-Tonton de quitter le quartier
de la Croix-des-Bossales et d'accéder aux plus hautes
fonctions est le savoir, l'instruction. Arrêtons-nous un
instant pour signaler déjà cette différence fondan1entale
avec les personnages d'Adeline Moravia. Partis de rien,
eux aussi, ils fondaient leur ascension sur l'argent, la
couleur de la peau et pas un instant ne songeaient à
s'instruire. Dinette, aristocrate, parlait encore créole. La-
mercie tYlercidieu rêve du jour où son fils parlera français.
Deux projets, radicalement différents dans le mode de
réalisation, rnême si en fin de compte, ils sont sembla-
bles. La grande affaire de Larnercie tvlercidieu est donc

(15) Adeline rvlORA VlA, op. Cil., p. 77.


(16) ~'larie.Thérèse COLlrvlON, op. Cil., p. 14.
(17)
Ide"" p. 20.

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d'envoyer son rejeton à l'école. Heureusement elle lui a


choisi une bonne Inarraine, Mlle Régulier, qui J'aide
dans cette entreprise. Ti-Tonton, redevenu Jean-Léon
Mercidieu entrera en classe.
«Tout à coup, des syllabes résonnèrent aux oreilles
de Lamercie, qui ne lui parurent pas tout à fait incon-
nues. Jean-Léon Mercidieu répéta Je religieux. Ti-
Tonton ne bougea pas. Il n'avait rien de commun avec
cet étranger. Mais Lamercie fut prise d'un long trem-
blenlent. Ses janlbes flageolèrent. Une sueur froide la
parcourut. Serrant fortement la main de son fils et
marchant d'un pas d'automate, elle pénétra à J'intérieur
de l'école» (18).
Le symbolisrne est évident: Lamercie aussi, par le
biais de son garçon, en lui tenant la Inain, accède à
l'instruction et se prépare à l'ascension.
Cependant, ce n'est pas tout d'envoyer un enfant à
l'école. II faut qu'il y reste, il faut qu'il ait les
moyens d'apprendre. Sans aucun misérabilisme, avec
une sorte de dignité dans J'écriture, Marie-Thérèse
Colimon nous dépeint les efforts de Lamercie pour
gagner de l'argent et entretenir Ti. Tonton. C'est en
même temps prétexte à une minutieuse description
de la ville, non pas dans ses beaux quartiers, mais
dans ses humbles recoins et ses fêtes populaires, car la
joie existe au sein de la misère. Le récit devient
double. Si Lamercie demeure le personnage central,
Ti-Tonton qui grandit y prend plus de place, découvre
à son tour la ville, sa ville, son royaume de «fils
de misère».
« Traverser en courant cette savane désertée était un
jeu toujours nouveau, toujours excitant pour le garçon-
net. Il atteignait comme une flèche la place Toussaint-
Louverture sous l'œil indifférent du Précurseur figé dans
le bronze, face à la blancheur irradiante du palais national,
obliquait derrière le quartier général de la police et attei-
gnait enfin son école, juste cornme la cloche sonnait
pour la rentrée en classe l'après-midi» (19).

(18) Ibid., p. 42.


(19) Ibid., p. 45.

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Nouveau symbolisrne: le Père de la Nation, celui


qui a bouleversé la condition des esclaves ignorants et
le Palais présidentiel sont là pour donner à l'enfant un
subtil encouragement.
Tout est donc en place pour l'ascension. Lamercie,
qui est tout l'opposé d'une mère indigne, ne tolère au-
cune faiblesse, aucune retenue « de onze heures à midi et de
quatre à cinq». Aidée de sa jeune cousine, puisqu' elle-
mêlne ne sait pas lire, elle veille à ce que les leçons
soient sues.
«En retrait, Lamercie assistait à la scène, réservant
son verdict pour la fin et le fouet à portée de tnain.
Car c'était un point où elle ne transigeait jamais que
les études de ce fils tant chéri. Si la récitation ne lui
paraissait pas satisfaisante, c'est-à-dire si les mots
n'avaient pas été, à son gré, enfilés assez vite, quelques
coups de fouet bien appliqués sur J'arrière-train de
l'enfant suppléaient aux défaillances de sa mémoire»
(20) .
Premier accident: la maladie. Lamercie, épuisée par
tous ses efforts pour entretenir son garçon, prend froid.
Son état en1pire vite. Grâce à la marraine Mlle Régu-
lier, elle est adlnise à I'hôpital. Elle en sort trop vite, à
moitié guérie. Rapidernent ce premier avertissement du
destin sera suivi par la Mort. Apprenant qu'une révolte
d'écoliers est survenue dans le Lycée où se trouve son
fils, Lall1ercie se précipite vers les soldats. « Lamercie
avança de trois pas. Une balle siffla. Une seule. A
bout portant. Rézia Régulier reçut dans ses bras le corps
inanimé de Lamercie Mercidieu » (21).

C'est la rupture totale dans ce récit classique ascen-


sionnel. L'irruption du politique qui détruit tous les
espoirs. Marie-Thérèse Colimon, qui. vit en Haïti, ne
consacre à cette séquence que 10 pages de son livre.
Cependant, le pouvoir politique est présenté dans toute
son absurdité et sa nocivité.
« Celui qu'en grandes manchettes les quotidiens

(20) Ibid., p. 71.


(21) Ibid., p. 199.

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saluaient du titre de "chef vénéré et bien-ain1é" et qui,


saoulé d'encens et d'ambitions, ne sentait pas le terrain
glisser sous ses pas, ne soupçonnait pas encore que, lui
aussi, à la suite de tant d'autres, venait d'être baptisé
du nom fameux de "Tyran" (22).
A travers Lamercie tuée d'une balle, de son [Hs
désormais orphelin et dont l'avenir est ruiné, c'est le
peuple, une fois de plus, qui est victiIne des politiciens et
maintenu dans la misère et l'ignorance. L'ascension
n'est pas possible. Tout cela, très vite dit, n'en est pas
moins très clair. Et c'est ainsi que Fils de Alisère se
différencie radicalement de La Rue Cases-Nègres de
Joseph Zobel, par exemple, autre roman de l'ascension.
Man Tine mourait de sa n10rt de vieille négresse usée
par la canne, soit! Mais José s'apprétait à tern1iner ses
études secondaires et partir en «métropole» pour les
poursuivre. Fils de Misère ne sort pas de sa rnisère.
La pyramide sociale ne se modifie pas si aisélnent.
L'intérêt de ce rornan réside en outre dans sa tenta-
tive d'être un roman total, c'est-à-dire dans lequel
apparaît la figuration de la société tout entière. Lan1er-
cie Mercidieu côtoie le monde d'Adeline Moravia, les
descendants du « corsaire et de la guérisseuse» déguisés
en aristocrates. Elle se loue chez M. et MIne Ledestin.
M. Ledestin est « un ancien J11inistre, plein d'expérience
et qui passait d'ailleurs pour une des gloires du pays»
(203). Toujours cette dérision de la chose politique! Et
cette société que la pauvre Lan1ercie Mercidieu serait
tentée d'admirer, nous les voyons à son tour de l'inté-
rieur par les yeux de Mme Ledestin qui en dénonce
toute la vanité, l'hypocrisie. Ce rornan est étrangement
complémentaire de celui d'Adeline Moravia. Emboîtés
l'un dans l'autre, ils nous donnent un tableau assez
complet de la société auxquels ne manquent plus que
quelques pièces. En tous cas, les deux extrélnités de la
pyramide sociale sont bien catnpées dans ce creuset
qu'est Port-au-Prince.
Il serait possible de détacher plusieurs sous-thèmes
du roman de Marie-Thérèse Colimon. Nous n'en retien-
(22) Ibid., p. 191.
(23) Ibid.. p. 33.

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drons qu'un, celui de la religion, incarnée par la nlar-


raîne Mlle Régulier. On sait l'inlportance que joue la mar-
raine dans l'univers antillais. Son choix doit être judicieux,
car sa fonction est d'aider les parents, de les remplacer au
besoin. Dalls la vie de Ti-Tonton, enfant sans père (était-il
besoin de le souligner ?), la deuxièlI1e figure félninine
sera Réza Régulier.
« Sa maison basse, petite, étriquée, bien serrée dans
J'ombre protectrice de la basilique, était à l'image de sa
personne ascétique, à l'image de sa vie détachée de tou-
tes les vaines contingences» (24).
Réza est une «dame-catéchiste », c'est-à-dire qu'elle
enseigne le catéchisme aux enfants. Il s'agit cornlne
dans Le Temps des Madras d'une religion de gestes, de
fleurs devant les autels de la Vierge et de bougies
auprès des Saints. D'une religion de refuge. Puisque
Fils de Misère est une sorte de ronlan gigogne, l'his-
toire de Réza nous est contée et nous apprenons qu'elle
s'est jetée en religion après la Inort de son fiancé. « Le
Destin a de ces cruautés. Un mois seulenlent les séparait
de la date fixée pour le nlariage. La couturière Jnettait les
derniers points à la longue robe liliale et le voile blanc repo-
sait entre deux cartons dans l'arn1oire... Quand elle se
releva de la profonde léthargie où sa raison faillit som-
brer, Réza Régulier dans sa vingtième année devint du
jour au lendemain, une vieille fille» (25).
Réza, religieuse moins la robe, tente d'adoucir le
sort des déshérités. Et dans ce cas aussi, très vite dit,
mais très clairement, nous apprenons que le fiancé qui
est à l'origine de cette réclusion en Dieu, a été tué pour
des raisons politiques. « Ferdinand Daguerre se sentait
en plein dans son élément. I] haranguait la foule dans
les marchés, soulevait les campagnes au galop de son
cheval blanc de poussière, s'exposait à. tous les dangers
et finissait presque toujours par se faire écrouer au
Pénitencier National, ne serait-ce que pour quelques
jours » (26).

(24) Ibid., p. 21.


(25) Ibid., p. 108.
(26) Ibid., p. ] 07.

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En mêrne temps, ce ronlan est aussi, COIllrne F)lllie


et Vent sur Té/u/11ée Miracle, cornme ltude el ses fa/llÔ-
UIes, une histoire de fenlllles.
Latnercie Mercidieu.
Réza Régulier.
rvlnle Ledestin.
Ti "[ante (de son vrai nonI Lise-I\nne), la petite COll-
sine, seconde édition de Lanlcrcie, dure à l'ouvrage et
toute dévouée à cette dernière que par respect cHe
appellait « nla tante » (28).
Une chaîne de sacrifices, de renoncernents et de ser-
vitudes les unit à travers la différence des conditions
sociales. L'univers fénlinin, quoique parcouru par les
classes/castes, est un univers d'unité et de ressenlblan-
ces. L'homme n'y intervient que pour selner le trouble,
le désarroi et le deuil. Bourgeois et h0l1l111eSdu peuple
sont les I11êmes. L'univers félninin et l'univers l11asculin
sont antagonistes.
Il nous parait révélateur que tvlarie-l'hérèse ColiInon
et Adeline Moravia aient toutes deux reçu le Prix
France-I-Iaïti, à quelques années d'intervalle, nlêlne si
nous préférons Fils de Misère. (Mais sans doute est-ce
pour des raisons idéologiques.) Ce sont deux intéressan-
tes lectures de la société haïtienne, lectures conlplénlen-
taires, répétons-le, faites du point de vue de « l'aristo-
crate» et de celui de la fernrne du peuple. L.a seconde veut
rejoindre la première par le biais d'un enfant rnâle. EUe
Ile lep eut. Si les paysan Iles de Plu ie et ~re 11t su,. Télll-
/11ée Miracle n'avaient pas l'arnbition de sortir de leur
condition, elles auraient pu y parvenir cependant par le
savoir. Térlloin: Régina, sœur de 'félurnée qui devient
une élégante de la ville.
En Haïti, tout concourt à faire croire que l'ascen-
sion est possible: les héros éponyrnes dont les statues
ornent les rues, anciens esclaves pror1tus au pren1ier
plan, l'appareil gouvernetnental au sein duquel des Noirs
ont trouvé leur place. Et cependant ces syo1boles sont
trornpellrs, cornme les signes tracés dans le dessein d'égarer
vers de fausses pistes.
(27) Ibid, p. 68.

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10. l.lES CONFLITS POLITIQUES

Le caractère destructeur des conflits politiques qui


somme toute constituent des luttes fratricides est, on l'a
vu, présent chez Marie~Thérèse Colimon et esquissé
dans le TOlnan d'Adeline Moravia. Il va prendre toute
sa dinlension chez Marie Chauvet, qui, il faut peut-être
le rappeler, rnourut en exil aux U.S.A., il Y a quelques
années. Très 'curieusernent pour une femme qui devait
être habitée d'un tel projet, elle commenca sa carrière
d'écrivain sous le pseudonyme digne d'une héroïne de
Michèle Lacrosil de CoJibri avec une féérie et un acte en
prose La Légende des fleurs. Elle semblait attirée par le
théâtre, puisqu'un de ses T0I11anS,La danse sur le volcan,
se situait dans le milieu théâtral de Saint-Domingue à la
veille de la Révolution. Cependant, son premier roman
Fille d'Haïti contient déjà l'ébauche de ce qui constituera
son thème dominant: la politique, ses effets, sa laideur,
sa folie. Nous nous attacherons à sa trilogie Amour, Co-
lère et Folie qui nous senlble sa proàuction la plus ache-
vée et la plus complexe.

L'encerclen1ent des mulâtres

Amollr, premier volet de la trilogie, commence au mo-


ment où « Aude et ses fantômes» risquait de devenir
vraiment intéressant. Nous sommes à l'époque contempo-
raine. L'« aristocratie» mulâtre commence de se sentir
menacée. Sournoisement, des Noirs s'introduisent dans son
sein et prétendent tenir pour longtemps les rênes du
pouvoir. Une fan1ille de trois sœurs, la famille Cla-
mont, vit dans une vaste rnaison, héritée des parents.
Celle qui fait le récit, qui tient à sa manière les « car-

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nets reliés de cuir vert» d'Aude est l'aînée, vieille fille,


« sorte de .gouvernante sur laquelle repose le train-train
journalier de la vie». Elle est en proie à toutes sortes
de frustrations. Vieille fille, nous l'avons dit, parce que
de couleur plus sombre que ses sœurs qui sont des
mulâtresses- blanches.
«Je commencai dès nlon jeune âge à souffrir à
cause de la couleur foncée de ma peau, cette couleur
acajou d'une lointaine aïeule et qui détonnait dans le
cercle étroit des Blancs et des nlûlatres-blancs que mes
parents fréquentaient » (1).

Voilà donc introduit un élérnent que Adeline Mora-


via escamotait: le préjugé de couleur. « L'aristocratie»
mulâtre se réfère peut-être à ses origines, à cet ancêtre Nègre
devenu mythique, nlais elle n'aime pas que sa peau s'en
souvienne. L'ancêtre n'est rien qu'un titre de possession
au pays. L'important, c'est qu'il ne se suspecte pas.
«Dites-moi, clame le père Clamant, croiriez-vous, si
vous ne me connaissiez pas de longue date, que j'ai du
sang noir dans les veines? » (2).
Non seulement ces mulâtres-blancs n'apprécient pas
qu'une des leurs se rappelle une «lointaine aïeule»,
rnais encore ils détestent carrément les nègres. « Cette
affreuse petite négresse! Et puis, entre nous n'est-ce
pas, je n1'abaisse à faire des concessions, nlais pas
jusque-là. Des gens de rien! Des parvenus enrichis par
des conlbines ! Des "sans-nlanières"... » (3).
Et cependant le pouvoir noir s'est installé, incarné
par le « commandant Calédu, un Nègre féroce qui ter-
rorise jour et nuit depuis tantôt huit ans». Alors:
« Nous avons perdu beaucoup de notre Jnorgue et pour
('instant nous saluons bas n'importe qui. Beaucoup
d'échines cornmencent à se déformer à force de cour-
bettes. tv1. Trudor donne des réceptions auxquelles sont
invités tous les ex-bourgeois-mulâtres-aristocrates et ces
derniers, sortant de leur arnl0ire « gros-peau» et robes
( t) ~ tarie CH A U V ET ,.t "'Ollr.
t
Co/ère el Fo/tt!. lia Ilima rd. 1968t
p. 10.
(2) Ibid.. p. III.
(3) Ibid.. p. 41.

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de soie, y répondent en rnaugréant. Il faut bien hurler


avec les loups» (4).
Ce nouveau pouvoir est présenté sans nuances
carnIne cruel et stupide. Sa devise est sinlple : s'enrichir
à tout prix et pulvériser les bourgeois arrogants. Dans
« Les Danlnés de la terre », Frantz Fanon écrit: « Rêves
de possession. Tous les nlodes de possession: s'asseoir
à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec
sa femnle si possible. Le colonisé est un envieux» (5).
Rernplaçons colon par nlulâtre et colonisé par nègre
et nous avons la peinture des relations que Claire,
l'héroïne de Marie Chauvet, veut présenter. On s'aper-
çoit très vite que dans tout cela, le peuple est oublié. Il
n'existe pas. Il n'est qu'un moyen d'accéder au pou-
voir. Et « Alnour » peut se lire en filigrane comme une
double faillite. Faillite de l'ancien pouvoir. Faillite du
nouveau qui s'installe. Un des personnages est lucide
quand il nlurnlure: « Peut-être avons-nous mérité ce
que nous somInes en train de vivre» (6).
On ainlerait que Marie Chauvet démonte davantage
pour notre profit la stérilité de la machine de pouvoir
qui se met. en branle. Elle ne le fait pas, se bornant à
des notations brèves sur la misère des paysans qui aug-
nle, les vivres qui se raréfient... Sans doute ne peut-
elle pas en dire plus, puisque tout est vu à travers les
yeux de Claire, la vieille fille, enfermée dans la prison
de ses frustrations. On ne peut pas nier que son portrait
quant à elle soit tracé de main de Inaître.
« Je ferrne la fenêtre de nIa chambre, n1'assure que
Ina porte est verrouillée et je Ole déshabille. Je suis
nue, devant le rniroir, encore belle. Mais mon visage est
flétri. J'ai des poches sous les yeux et des rides sur le
front. Visage sans charme de vieille fille}) (8).
Il Y a de l'Ourika dans Claire. Elle est belle, intelli-
gente, accolnplie, aussi accolnplie que ses sœurs ou que
les petites rl1ulâtresses de son entourage, mais elle a la
peau foncée. Elle hait « l'aïeule dont le sang noir s'est
(4) Ibid., p. ) 6.
(5) Frantz FANON, Les dal11l1és de la terre, ~Iaspero, 1968, p. 8.
(6) f\.larie CIIAUVET, op. cit" p. 56.
(7)/dcf11, p, 17.18.

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sournoisement glissé dans ses veines après tant de géné-


rations». CarnIne Ourika, elle croit - et ses parents
avec elle - qu'on ne l'épousera jalnais que pour son
argent et dans son orgueil, elle refuse tous les préten-
dants. N'étant pas airnée, Claire rêve d'avoir « un gosse
qui la consolerait de tout». Elle s'occupe de l'enfant
de sa sœur qu'elle croit d'abord haïr, puis qu'elle se
surprend à airner. Le thème de la maternité, tel' qu'il
apparaît ici, se rapproche un peu de la conception de
Marie-Thérèse Colimon. Une revanche sur la vie. Non
pas par l'ascension sociale qui ici n'est pas nécessaire,
rnais par la douceur enfin découverte d'être chérie. La
maternité ne se réalise pas cependant puisqu'à 39 ans,
Claire est vierge, « lot peu en"iable de la plupart des
provinciales haïtiennes », et n'est désirée de personne.
De personne? Un étrange rapport se noue entre Calédu
et elle. Haine, bien sûr, mais aussi désir et quand elle
le tue dans une sorte de délire onirique, elle croit se
tuer en mênle telnps... Le farneux lien entre bourreau et
victime est apparent, Inêlne si la conclusion. est inversée,
même si la conclusion n'est pas un trion1phe puisqu'en
fin de C0l11pte rien n'est changé. Le Ineurtre de Calédu
ne saurait suffire à arrêter l'histoire.
Si l'histoire Ï1nnlédiate est brossée de façon assez som-
111aire,Claire nous restitue avec beaucoup de soin, l'his-
toire plus éloignée du pays. Les arnbitions politiques du
père, convaincu que la couleur de sa peau lui donne
droit à la direction du pays, les révolutions incessantes
soutenues par les cacos du Nord, l'endettement accru
du pays, enfin l'occupation américaine. Tout cela, elle
le tient de son entourage et le racontant, pose une série
de jalons qui conduiront à la situation actuelle et
l'éclaireront. C'est un peu le propre du discours histori-
que que d'expliquer le passé, en laissant souvent le pré-
sent dans l'ombre et la confusion.
Peinture d'une femIne (?lus frustrée et malheureuse
que toutes celles rencontrées jusqu'ici (à l'exception
peut-être de Cajou). Peinture d'un milieu qui se désintè-
gre non pas seulernent par une corruption interne, n1ais
par la poussée de l'extérieur. Peinture d'une ville. '

« Ma ville! Mon pays! conlrne ils nomment avec

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fierté cc n10rne cinletière où l'on voit peu d'hommes à


part le I11édecin, le pharmacien, le prêtre, le comman-
dant de district, le magistrat cornmunal, le préfet, tous
fraichenlent nornmés et si typiquement "gens de la
côte" que ç'en est écœurant» (8).
« Arnour» cependant n'est pas une « histoire de
fernnle». A côté de Claire quelques comparses, les
sœurs, les arnies qui ne retiennent guère l'intérêt. Seule
Claire, t110nstrueuse et narcissiste, en1plit les pages de
ses terreurs, de ses angoisses, de ses fantasmes.

L'assaut final

L'assaut aux n1ulâtres est donné dans Colère qui


n'est pas la suite d' Alllollr, mais un roman totalernent
distinct. Les prenlières lignes nous introduisent dans une
rnonde frappé de rnort.
« Des h0t11IneS en noir plantaient des pieux autour
de la maison. Sous le soleil pourtant Inatinal, l'uni-
forme qu'ils portaient luisait de sueur. Leurs décora-
tions, leurs artnes et leurs n1arteaux jetaient, par inter-
valles, des lueurs fulgurantes; et le grand-père se dit
qu'ils ressen1blaient, à nlarcher ainsi courbés vers la
terre, à des rapaces en quête de butin » (9).
Le nouveau pouvoir qui en était encore dans Alll0llr
à tenter de s'associer avec l'ancien, à épouser ses jeunes
filles et à donner des réceptions, se révèle dans sa dimen-
sion funèbre.
Disons, avant d'aller plus loin, que ce monde dont
nous voyons la destruction, n'est pas tout à fait celui
qui apparaissait dans Anlour ou dans Aude et ses fan-
tÔlnes. Mulâtre et bourgeois certes, mais de création
plus récente. Cela signifie-t-il que le nouveau pouvoir a
déjà détruit «l'aristocratie» et COfltinue d'étendre ses
ravages? Que nous en somnles à une phase seconde?
De ce récit, les femmes quoiqu'importantes ne sont pas
au premier plan. Les véritables héros sont le grand-

(8) Ibid.. p. 10.


(9) rvlarie CHAUVET. op. Cil., p. 192.

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père, le père Louis Normil, et les fils dont le plus jeune


symboliquement est un infirme, incapable de se lever et
de nlarcher. L'intrigue est sinIple. Les terres de la
fanlille seront-elles puretnent et simplernent confisquées
cornme l'indique l'arpentage auquel se sont livrés « les
hommes en noir» ?
Le père, Louis Normil, représente une tentative de
pactiser avec l'ennemi pour sauver ce qui peut l'être. Le
grand-père est intraitable. Il a farIné son petit-fils
infirme dans cet esprit. Entre eux, l'autre fils Paul, à la
fois terrifié, écœuré, irrésolu.
Autour de cette famille, le délire d'un pouvoir qui
ne connaît plus de limites. Une grande partie du récit
se lit comn1e des notes que griffonneraient des prison-
niers du fond d'un cachot. « Nous somlnes pris dans
un cercle infernal. Tout a chaviré brusquernent avec
l'invasion des terres. Ils portent sur eux le signe de la
malédiction. Maudits, nous sornnles nIaudits et grand-
père le sait» (10).
On sait qu'aucun d'entre eux ne parviendra à en
sortir. Sauf peut-être Paul, le fils à qui Louis Nornlil a
fourni des moyens d'évasion. Co/ère est un huis clos,
un jeu avec la mort; les homnles en noir sont ses exé-
cutants. Pourtant, il n'y a pas de suspense, car on sait
qu'elle ne peut être autrement que victorieuse. ConIIne
cela se produit souvent à l'approche de la Inort, les
relations entre les individus s'aiguisent. Ainsi Louis, va
retrouver sa femme qu'il avait négligée pendant six ans.
rvlais cela ne servira à rien puisque la fin denleurera la
mêrne. Ainsi les fils haïront leur sœur qui se prostitue
pour eux. rvIais cela non plus ne servira à rien. Récit
noir, récit carcéral, Colère frappe par une éconol11ie de
nl0yens. On voit assez peu les hon1nles noirs à l'œuvre.
Ici et là quelques rneurtres totalement gratuits qui sou-
tiennent l'horreur. Une scène particulièrenlent frappante
est celle où la n1ère sort sous le soleil et se trouve
devant un horrible spectacle: « Des centaines de Inil-
Hers d 'hornrnes en uni forlne noir sortirent en courant
de tous les coins de la Inontagne. Ils se groupèrent en
(10) Ibid, p. 286.

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rangs serrés, unifornlément casqués et bottés et le même


bourdonnenlent s'éleva. Cette fois' elle cOlnprit qu'il ne
venait pas d'un moteur mais de centaines de milliers de
bouches qui, toutes', en nlêlne temps, hurlaient: vive le
chef des uniformes noirs! » (11).
En fait, cette prélnonition de la Inort et du carnage
se révèle être le prelnier jour du carnaval quand la
foule en délire rythme les pas des rnasques. Et le
symbolislne se trouve renforcé. Jeu cruel et dérisoire
d'un pouvoir fou. COlnme dans AIllollr, on est tenté de
regretter que le pouvoir soit sinlplement présenté
conlme une force Inaléfique, comme le Mal absolu. On
aimerait que son mécanisme soit démonté de façon plus
immédiaternent sensible. Cependant, ce n'était pas le
propos de la romancière qui voulait traduire l'atmos-
phère de deuil qui s'était abattue sur le pays tout entier
et que ni logique ni rationnalisation d'aucune sorte ne
pouvaient éclairer. Le Mal absolu contre lequel aucune
révolte n'est possible.
On pourrait peut-être insister sur les rapports de
Rose, la fille, avec le chef dt.; hOlnmes en noir, désigné
à travers tout l'ouvrage carnIne « le Gorille ». La rela-
tion b.ourreau/victime esquissée dans le prenlier volet de
la trilogie, entre Claire et Calédu, est poussée à
l'extrêlne. « Le gorille» n'est pas satisfait que si Rose
assume totalement son rôle de martyre. «Autrefois,
quand j'étais petit, j'allais m'asseoir à l'église et pen-
dant de longues heures, je les contemplais. Mets les
bras en croix. Tu es pâle. Tu as l'air de souffrir. Tu es
parfaite. C'est ça, souffre et tais-toi » (12).
Martyre d'une fen1me, martyre des femmes à travers
elle, martyre donc de toute une génération puisque la
femme, c'est la vie. Son sacrifice n'aura enfanté que la
nlort.

(Il) Ibid.. p. 263.


(12) Ibid., p. 256.

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Folie

Quand il n'y a plus d'espoir, que les rnorts s;entas-


sent, que ceux qui ont pu fuir l'ont fait, le' seul refuge
pour ceux qui restent, c'est la folie. Elle protège. A son
ombre, on peut continuer d'exister et partant, de tenir
tête « aux diables ». (Notons que l'assimilation du pou-
voir au Mal absolu se poursuit.) Le pouvoir a franchi
un nouveau degré. Il frappe aveuglément bœuf au
poteau ou pas. A l'abri de sa folie, René, le héros, fait
son exarnen de conscience et se déclare coupable.
« Je suis coupable, d'avoir accepté l'injustice sans me
révolter, d'avoir pataugé dans l'opprobe et l'immoralité
en réagissant COlllllIC Ponce Pilate, d'avoir souri aux
riches pour les flatter, d'avoir ranlpé cornnle un chien,
la queue sous le ventre pour nIe faire tout petit aux
yeux des puissants, d'avoir trernblé devant le comman-
dant de district, d'avoir assisté indifférent, à l'assassinat
de Saindor, de ln' être réjoui en secret de sa 1110rt parce
que je lui devais dix piastres» (13).
Conlnle dans A/11011r, puis Colère, un univers carcé-
ral est représenté, habité non pas cette fois par une
famille, mais par un groupe. de poètes, c'est-à-dire de
fous par excellence. Camille les autres, ils trouveront la
1110rt, du pretnier au dernier.
De prinle abord, à travers Folie, se lit une double
condamnation: celle des anciens crinles et celle des cri-
Illes présents qui sont la passivité et la lâcheté à tous
les niveaux. Ainsi René rêve de délivrer la ville sans
jamais le tenter. Au lieu d'agir, les souvenir le hantent.
Sa rnère, pauvre négresse nlorte à la tâche pour élever
son fils, son père, « un monsieur clair de peau comme
un blanc, coiffé d'un feutrenIou, chaussé de beaux sou-
liers vernis», Cécile, la fille qu'il ainle et qui n'a
jamais prêté attention à lui. Une interrogation ne cesse
de se faire jour en lui: «Comment peuvent-ils tuer
quand le soleil se couche? COlnment peuvent-ils tuer
quand le soleil se lève! "[out est si beau à toutes les
heures du jour et de la nuit» (14). Conlnle Christophe,
(13) Ibid.. p. 356.
(14) Ibid.. p. 360.

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peu avant sa nlort, René est repris par les «terreurs


superstitieuses» de son enfance, par les loas de ses
ancêtres que sa négresse de mère lui avait bien recom-
mandé d'honorer. Doit-on aussi entendre Folie cornme
une condamnation des poètes qui n'ont pas de prises
sur le réel? Ou comote un éloge de la folie poétique
qui perrnet de supporter le réel?

All10lir, Colère, Folie se compose de trois cercles


dont la dinlension va se resserrant.
Dans le preInier, la fanlille est dotée d'une appa-
rence de normalité; un bébé naît; un autre meurt dans
le ventre de sa mère. Des mariages se font - rnême s'il
s'agit de IJlésaillances. En tous cas un processus de vie
fonctionne encore.
Dans le second, la famille est déjà sclérosée, portant
en elle le principe de (nort qui l'enserre également de
l'extérieur.
Dans le troisième, la famille a disparu. Il reste trois
homnles, synlboliquement un Noir, un Blanc et un
Mulâtre réfugiés dans la seule forme de vie possible, la
folie, et déjà marqués par la destruction.
Trois cercles de l'enfer qu'est Haïti. Peut-etre le
troisième cercle, celui de la Folie, est-il le plus chargé
de signification. Car la folie « est un débat dramatique
qui affronte l'homnle aux puissances sourdes du
monde» (15). Ce débat se situe en eux, mais aussi en
dehors d'eux dans ce dialogue impossible avec les « dia-
bles » qui peuplent la ville. 'foujours est-il que les trois cer-
cles à l'intérieur desquels s'inscrit le récit constituent des
nefs (thèmes mythiques par excellence) chargés de types so-
ciaux et liv~és à un destin funèbre. La Folie du pouvoir, qui
les ballotte et les détruit, répond à celle qu'ils portent
en eux et l'arnplifie. « La folie, dit tvlichel Foucault,
c'est le déjà-là de la mort» (16). Et cette société était
morte qui n'avait pas su donner le bonheur et la paix
au plus grand nombre. La folie et la 010rt pré-existaient.
Plus complexe qu'il ne setnble à première lecture à

(15) rvtichcl rOUCAULf, J{isroire de la Folie. 10/18, 1961, p. ???


(16) Ibid., p. 28.

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cause de la simplicité du style et du classicisnle de la


facture, Amour, Co/ère et Folie n'est pas simplernent la
condamnation radicale d'un certain pouvoir. C'est une
méditation sur les rapports que la collectivité et chaque
individu entretiennent avec lui, c'est-à-dire une force
qu'ils ont secrétée et dont ils sont en àernière analyse
responsables. En parcourant ces pages, des expressions
usées telles que «la folie du pouvoir» par exemple
prennent un poids nouveau. Le pouvoir est fou parce
que chacun de nous abrite à sa manière la folie.

L'élargissement des conflits

Dans un roman intitulé L'alnour, oui. La Illort, non


de Liliane Dévieux-Dehoux, on assiste à un intéressant
élargissement de cette notion de conflit porteur de des-
truction. L'héroïne, Rachel, est anl0ureuse d'un garçon
Gabriel qui disparait au Viêt-nam, lors de la guerre. Ils
se destinaient, lui à être agrononle, elle, rnédecin, c'est-
à-dire à accomplir en terre d'Haïti, des fonctions de
vie.
« Partout autour de nous, la terre apprivoisée, nour-
rie, lubrifiée, féconde, pleinement féconde. Et près
d'elle, l'homme libre, sain, fort, intégral, hOIno sapiens
et homo animalis, la puissance de l'esprit et celle du
corps, celle des outils aussi» (18).
Evidemment ce rêve de Paradis Terrestre au sein
duquel se renoueraient les liens rompus entre la nature et
l' homme, est détruit. Au lieu de cela: « ... sirène de
l'absence qui vrille le tympan, sirène de l'attente dans
un temps de vacarme où les minutes sonnent cornme
des heures, sirènes d'alarme, sirènes d'angoisse, sirènes
de guerre, tambours de guerre, grondements de canons,
chaos de bombes, Viêt-nam, Viêt-nam! » (18).
Non seulement Gabriel meurt, mais pour une cause
qui ne le concerne pas, puisqu'il est entraîné dans le

(17) Liliane DÉVIEUX-DEHOUX, L'anl0ur. alii, la nlort, 11011, Naa-


Tnan, 1976. p. 37.
(18) Ibid., p. 39-40.

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con flit par les An1éricains qui opprÏIncnt aussi son


pays. On peut regretter que l'ouvrage soit alourdi par
une autre intrigue, le souvenir d'un frère disparu dont
la mère refuse la 1110rt et mille personnages stéréotypés.
Ce qui est capital cependant, c'est l'éclaternent de l'île
qui soudain reçoit les contrecoups de l'extérieur.
J usqu 'alors Haïti était un Inonde clos. N'apparaissaient
que les îles voisines, Cuba par exenlple. Les Arnéricains,
quand ils étaient ITlis en scène, l'étaient en relation avec
les problèmes nationaux: l'occupation de 1915 principa-
len1ent. Avec L'a111011r, Dili. La 1110rt, /lOll, l'absurdité
des conflits menés en d'autres terres pour asservir
d'autres peuples fait irruption.
On ne manquera pas de nous objecter que la haine
des conflits et la condan1nation du politique peuvent
apparaître COInn1e des aspects «réactionnaires» de la
personnalité de la felTlnle, viscéralernent attachée à son
bonheur individuel. Par exernple dans Et les Chiens se
taisaient d'Aimé Césaire, le rebelle est retenu dans son
grand projet par la Inère et l'alnante.
« L'Amante: Embrasse-rnoi : la vie est là, le bananier
hors des haillons lustre son sexe violet; une poussière
étincelle, c'est la fourrure du soleil, un clapotis de feuilles
rouges, c'est la crinière de la forêt... » (19).
Cependant ce serait une grave erreur d'entendre dans ce
sens la protestation fén1inine qui se dégage des r0J11ans. Ce
que les Haïtiennes exigent, c'est la fin des cOlnbats fratrici-
des, « la fin des baïonnettes» afin qu'enfin la construc-
tion d'un pays oÙ il fait bon vivre puisse s'arl1orcer. Ce
qu'elles exprin1ent, c'est la haine d'un carnage qui a
conduit le pays à l'état dans lequel il se trouve
aujourd'hui. Ce qu'elles appellent, c'est la fin des dis-
criminations et le début de l'unité. Le rapport an1bigu
que les ron1ancières des Petites Antilles entretiennent
avec leur pays, pays à « cyclones et à Inauvaise menta-
lité » que l'on fuit aisément, n'apparaît pas dans la lit-
térature des Haïtiennes. Haïti, c'est le seul lieu possible,
la seule rnatrice. Forcé de vivre loin d'elle, on dépérit

(19) Aimé CES:\IRF. [:( les c!rtens se (Ui.Ç(llCfll. Présence Africaine,


195fi. p. ) I .

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et on nleurt. Haïti peut et doit devenir le Paradis.


RappelIons-nous l'exclamation de rvlarie Chauvet
« Conlment peuvent-ils tuer quand le soleil se couche?
ComInent peuvent-ils tuer quand le soleil se lève? Tout
est si beau à toutes les heures du jour et de la nuit! »
(20) .
On s'en doute, cela repose sur une fierté d'être Haï-
tienne qui prend ses racines dans l'histoire autrefois
glorieuse du pays, et que les romancières de la Guade-
loupe et de la Martinique seraient bien empêchées
d'éprouver - à lnoins qu'elles ne se réfugient dans le
souvenir de luttes populaires occultées. Marie-Thérèse
ColiInon dans un poènle intitulé Mon pays, paru dans
La voix des fen1lnes, expriIne bien cette idée:

S'il/ne fallait au nlonde présenter nlon pays


... ... .........
Mais j'ellflerais 111a voix d'ulle ardeur plus guer-
rière
Pour dire la vaillallce de ceu:!' qui l'Olll forgé
Je dirai la leçon qu'au nlonde pillS qll 'étonné
Donnèrent cell.X qu'on croyait des esclaves SOU111is
Je dirai la fierté, je dirai l'âpre orgueil... (21).

La fierté du passé structure la personnalité haïtienne


de nlanière différente et sert de contrepoint aux diffi-
cultés actuelles. Nous aurions pu consacrer un chapitre
à l'attachement pour la terre que les écrivains fenlmes
rnanifestent autant que les homnles, et qui se manifeste
dès les prenliers ternps de l'histoire. Maximilien Laroche
dans flaïti et sa littérature explique la nature particu-
lière du sentiment que l' I-Iaïtien éprouve pour sa terre.
«Elle a été le théâtre d'une des plus prodigieuses
aventures qu'ait connue l'humanité. Une aventure qui
est un titre de gloire non seulernent pour les Haïtiens,
et tous les Nègres de la terre, mais pour l'homme en

(20) T\,larie CHAUVET, op. cir., p. 360.


(21) Silvia BARI DON et Rayn10nd PI-I( LOCTETE, Poésie ,'i"onle
d'/Ioïti, 1978, p. 87.

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générait car elle prouve que ce n'est pas un vain mot


que de parler de J'érninente dignité de l'espèce
humaine» (22).
Cela va de pair avec la condamnation des guerres
civiles et des conflits qui ont affligé le pays depuis son
indépendance, et contribue à donner aux écrits une
résonance particulière. Cette dualité est-elle un élément
de cette haïtiannité dont nous avions parlé? Fierté
devant le passé, désespoir devant le présent?
A l'intérieur de cet attachement au pays, nous
aurions pu aussi retenir le sous-thème de la ville. Les
romancières n'ont pas prétention au roman paysan.
Elles parlent de ce qu'elles connaissent bien: l'agglomé-
ration urbaine qu'il s'agisse de la capitale, Port-au-
Prince, ou de la province. Il n'apparaît guère chez elle
d'idéalisation du monde rural, perçu comme le déposi-
taire des grandes valeurs culturelles. On pourrait se
demander pourquoi.
Bref, il ne IIlanque pas de thèmes et de sous-thèmes
que nous aurions pu aborder. Cependant, répétons-le,
nous avons choisi de retenir ceux qui n'apparaissent
pratiquelnent pas dans la littérature des petites Antilles
ou n'y occupaient qu'une place très relative. Ce faisant,
nous ne cherchions pas seulement à éviter les rediies.
Nous voulions avoir une appréhension à la fois plus
précise et globale de l'univers antillais.

(22) f\1~,<irnilien LAROCHE, « Haïti et sa littérature».. Cahiers,


n° 5 - A.G.E.U.~f., 1963, p. 13-.

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EN GUISE DE CONCLUSION

Une telle étude pour être cOlnplète devrait s'appuyer


sur une analyse stylistique, le style étant inséparable de
la pensée, des diverses r0l11ancières et de leur rapport à
elles-mêmes. Cependant, il nous aurait paru utile et
intéressant de donner à une pareille analyse un tour
particulier. Jean Bernabé, du Centre Universitaire
Antilles-Guyane, a une expression fort heureuse
lorsqu'il dit que « tous les écrivains antillais sont tra-
vaillés par le créole» (1). Nous ne reviendrons pas sur
le problènle souvent dénoncé de la diglossie créole/fran-
çais aux Antilles. Il est bien connu que tout Antillais
s'exprimant parfaitement en français éprouve dans cer-
taines situations le désir, le besoin de s'exprinler en
créole. Au niveau de l'écrit, le problèlne sernble difficile
puisque le créole den1eure affecté à l'oralité, à une
forme définie de narrativité. Les écrivains hésitent donc
entre plusieurs attitudes, qui ne les satisfont pas entière-
111ent et dont la plus courante est le recours à « un
français qui se souvienne du créole », à une subversion
du français par le créole. Les rornancières antillaises se
tirent chacune à leur manière de la contradiction dans
laquelle, avec l'ensemble de leur collectivité, elles sont
enfermées. Elles utilisent le français pour la narration et
réservent le créole aux dialogues, surtout s'ils intervien-
nent entre personnages peu susceptibles de s'exprirller
autrement. Liliane Dévieux-Dehoux va jusqu'à donner
une présentation bilingue de ses dialogues:

( I) Conversation, Colloq ue des Seychelle5. E ("det; Crfo/t'J el lJt'\'e/oppt?-


",ent, 19;9.

III
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« - M 'lé gain pOli /11'té - Je devais cOllduire l11a


111;'111;11
soeUl11 ok cOllsin sœur et 111a cOl/sine chez
1110;n ka codo11nié, alos le cordo/lnier, alors
que conI 111'tap passé bô conll11e je passais dOlls le
la caye ou, 111'vin di 011 quartier, je suis ve1lU
ou Ii bOlljOU. VOllS dire un {Jetil bOIl-
jOllr » (2).

Tandis que Marie Chauvet choisit de n'avoir que


des recours fort rares au créole. Cependant, outre les
dialogues, dans le cours de la narration, il se produit
souvent que certaines expressions s'itnposent et soient
jugées intraduisibles. C'est encore Liliane Dévieux-
Oehoux qui propose une solution originale. En tête de
son roman, elle place un véritable glossaire et elle expli-
que: « Il a paru préférable de ne pas interrornpre le
discours par des termes entre guillernets ou en caractè-
res italiques et par des notes de bas de page: le lecteur
pourra, s'il souhaite éclairer sa lecture, chercher ci-après
le sens d'expressions régionales et il trouvera dans le
texte la traduction des répliques dialectales »(3).
Au lecteur de dire s'il est satisfait!

La tentative la plus intéressante à ce jour pour


résoudre la contradiction de la diglossie, del11eUre celle
de Simone Schwarz-Bart dans Pluie et Vent Slir Télll-
11Iée Miracle. Pour supporter la vision du rnonde qui
est celle de ses héroïnes, elle a crée une écriture à
l'intérieur de laquelle le créolisl11e, le proverbe créole et
l'expression proverbiale, sont des constantes. Le lecteur
antillais ne résiste pas à la tentation de dénornbrer les
expressions qu'il connaît et qui souvent sont restructu-
rées. Bref, aucune solution définitive n'est encore trou-
vée; c'est à la fois un problèn1e individuel et un pro-
blème collecti f, un problèn1e littéraire et un problètl1e
politique.

Il faut de toute évidence, se garder de trop interro-


(2) Liliane DÉVIEUX.DEHOUX. op. Cil., p. 21.
(3) Ibid., p. 6.

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ger la Iittérature et de la considérer C0l11me l'équivalent


du discours ethnologique ou politique. Trop d'élements
interviennent qui font de l'acte d'écrire, d'abord et avant
tout, une aventure individuelle. Néannl0ins, à travers
elle, il est possible de cerner l'image d'une collectivité
et mênle, de vivre un moment avec elle. Le roman, s'il
est le monde intÎlTle qu'un écrivain entrouvre, est aussi
un télnoignage social. Nous nous somnles efforcés de
ne pas écraser les divers ouvrages que nous avons étu-
diés sous le poids de nos propres critères esthétiques et
politiques. Il n'était pas question pour nous de nous livrer
à une distribution des prix, mais d'entendre ce que
disaient les fernlnes écrivains des Antilles. Ce discours
n'apparaît ni optÎrniste ni triomphaliste. Il est chargé d'an-
goisses, de frustrations et de refus. Mais cela n'est pas par-
ticulier aux Antilles. A travers le monde, la parole des fem-
nles est rarenlent triornphante. La condition féminine se vit
partout conIIne une condition d'exploitées et de dépendan-
tes. Cependant, étant donné le contexte particulier des
Antilles, angoisses, frustrations, refus s'énoncent diffé-
remnlent. C'est cette différence qu'il importait d'appré-
hender. De rnênle, nous nous SOInnles efforcés de ne
pas faire figurer ce qui chez les divers écrivains n'appa-
raît pas, en imposant notre propre subjectivité. Bref,
nous avons tenté d'être fidèle au dit de chacune.
Entre les r0l11ancières des Petites Antilles et celles
d'l-laïti, la distance ne nous a pas paru considérable.
Problèmes de couleur, manque de foi en l'homme,
interdits religieux, poids de l'éducation, pressions de la
société sur la vie individuelle, angoisse devant la mater-
nité trahissant, à nos yeux, une angoisse plus fonda-
nlentale devant l'avenir du pays, tout cela était com-
mun. Aussi, notre foi en l'unité du monde caraïbe s'est
trouvée confortée. On pourrait s'étonner que le discours
des Haïtiennes ait des accents si familiers et trouve
en nous tant d'échos. C'est qu'elles sont engagées sur le
chenlin d'une histoire qui pourrait être celles de toutes
les autres fenlmes des Antilles. Certains aspects de leurs
écrits apparaissent conlme des préfigurations ou des
n1Ïses en garde. La fin de la dépendance des petites
Antilles que nous appellons de toute notre impatience,

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sera « le tenlpS de se ceindre les reins contme un vail-


lant homme» (4). Il est bon qu'à travers leurs œuvres,
les Haïtiennes nous le rappellent.

Nous le répétons, nous Il'avons nullement cherché à


être exhaustive. Cet essai, préparé dans le cadre d'un
cours aux étudiants de l'Université de Californie à
Santa Barbara, ne s'appuie que sur des romancières
dont l'œuvre nous a semblé singulière, riche ou révéla-
trice, à un titre ou à un autre.

(4) Aimé CESAIRE, op. cit., p. 123.

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ANNEXES
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Interview de Marie-Tllérèse Coli-


mon, auteur de « Fils de Misère »,
Editions Caraïbes, Prix France-
Haïti

Je suis née à Port-au-Prince en l-Iaïti un onze avril


durant l'occupation américaine. Mes parents avaient des
moyens modestes, mais étaient parfaitenlent éduqués. Ils
ont encouragé et cultivé mes goûts intellectuels. J'ain1ais
beaucoup lire, mais les livres étaient rares. La nloisson
était constituée par les livres que je recevais en prix et
des numéros de Lisette ou la Semaine de Suzette expé-
diés par bateau et arrivés avec plus d'un nIais de
retard. Alors à onze ans, j'ai fondé un rnagazine pour
enfants dont j'étais à la fois le rédacteur en chef,
l'imprimeur, l'illustrateur et dont n10n unique client
était ma jeune sœur RaYlnonde ! Je suis l'aînée de huit
enfants dont quatre sont encore vivants.
J'ai commencé à enseigner depuis l'âge de quatorze
ans, âge de mon entrée à l'Ecole NOrtl1ale. rvla pre-
mière élève était une jeune fille de vingt-cinq ans qui
venait prendre des leçons particulières en vue d'entrer à
l'Ecole des Infirmières. Ce fut le début de Ina longue
carrière d'enseignante à tous les niveaux: primaire,
secondaire, normal et sous tOllS les aspects: urbain,
rural, milieux aisés, nIilieux suburbains pauvres, à la
capitale, en province, avec les enfants, avec les adul-
tes... Mon poste le plus itnportant et le plus enrichis-
sant est celui que j'occupe carnIne Co-Directrice et
Superviseur de tous les cours de langue française au
Collège Colimon-Boisson que j'ai fondé avec rna sœur
en 1940.
C'est pour mes élèves que j'ai écrit toute une liste

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de rnanuels scolaires nlaintenant répandus dans le pays,


par exernple « Je parle français» Editions Henri Desch-
rnaps, ou encore « Mon prernier livre d'I-Iygiène et de
fvlorale »... C'et pour elles que j'ai écrit et par elles
que j'ai fait jouer n1es prernières pièces de théâtre « La
fille de l'esclave» en 1949 qui ensuite a eu des centai-
nes de représentations à travers le pays.
Mon 111étier d'écrivain, si l'on peut appeller un
nlétier cette occupation à laquelle je m'adonne par goût
et par plaisir, rIlais qui n'a rien à voir avec le côté éco-
nonlique de Ina vie, se concilie fort bien avec n1es acti-
vités puisque ces dernières consistent à me pencher jour-
nellenlent sur des problènles humains, des cas sociaux:
J'ainle à écrire sur tout, dans tous les genres. Je
suis née avec le goût d'écrire. On naît avec des dons.
Le don existe, j'en suis l'illustration. t\1ais ce don peut
périr s'il n'est pas placé dans de bonnes circonstances.
J'ai eu de bonnes circonstances. Depuis l'enfance,
j'étais « la petite fille qui écrit bien». Cela me valait
l'indulgence aux examens pour les matières scientifiques
et les Inathétnatiques. tvlon preInier roman « Fi~s de
Misère» était dans Illes tiroirs depuis treize ans jusqu'à
ce que vienne le concours France-Haïti. De même un
autre rOlnan « Fleur des l"ropiques» est aussi en
attente. Mes œuvres sont parfois publiées tardivernent,
rnais quand nle vient une idée, j'écris tout de suite.
Quand l'inspiration vient, il faut obéir!
J'ai été une des prernières férninistes en Haïti. Je me
suis battue pour les droits des fernrnes, le droit à l'édu-
cation par exernple. Dans l'établissement privé que j'ai
fondé avec Ina sœur, nous recevons tout particulière-
nlent des filles avec un fort pourcentage d'enfants des
classes sous-moyennes. Avec la Ligue férninine d'action
sociale, nous avons réalisé les premiers pas et c'était
déjà une victoire. Bien sûr, il y avait parallèlement un
courant général. Nous avons recueilli les doléances des
femn1es de toutes les classes. Vous savez qu'il y a de
non1breux désavantages pour les fen1mes jusque dans le
Code Civil, en ce qui concerne le travail, par exemple.
Sur ce point la Ligue a obtenu des modifications, mais
des inégalités derneurent. Pour la paysanne, dans le

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domaine de l'instruction. Au sein d'une famille, s'il y a


un garçon et une fille, c'est le garçon qu'on privilé-
giera.. .
En tant que fernnle écrivain, l'Haïtienne n'a pas
beaucoup marqué la littérature. Jusque vers les années
trente, on ne pouvait en citer que deux. Depuis, il me
semble qu'il y a une 'certaine production littéraire fémi-
nine au sujet de laquelle, seul le tenlps dira son mot,
le tri s'imposant.
Actuellement je partage mon tenlps entre le Collège
Colimon-Boisson et le Centre d'Etudes pour l'Education
pré-scolaire, qui est la première école de jardinières
d'enfants d'I-Iaïti que j'ai fondée en 1966 et que je
dirige en collaboration avec Lucienne Rameau-Leroy.
Pendant onze ans, je me suis occupée en qualité de pré-
sidente de la Ligue félninine d'Action sociale d'un
Foyer de jeunes filles rurales que j'avais fondé. Je suis
aussi titulaire de la chaire de pédagogie à l'Ecole Nor-
male d'Institutrices.
Je "t'efforce d'écrire avec toute l'objectivité possi-
ble. Mais quoi qu'il fasse, UII écrivain est toujours pré...
sent dans son œuvre. Flaubert n'a-t-il pas dit:
« Madame Bovary, c'est ntoi » ?

Propos recueillis par DOlninique S"vlvain

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Interview de Marie-Flore l~elage,


33 ans, auteur de Tenn pou /com-
prenn ou L'écho des Mornes (*)

Ce qui est important pour moi, ce n'est pas tant


d'être publiée que d'écrire, d'avoir écrit. Pour Inoi, ce
livre a été une véritable cure et parfois je rne den1ande
si cela ne suffit pas: l'avoir écrit. tv1ais autour de moi,
mon mari, mes sœurs à qui j'en ai lu des extraits
m'ont encouragée à aller jusqu'au bout et à le publier.

Il faut que je remonte à mon enfance. Je suis la 3e


fille d'une famille de six enfants, j'avais deux frères
aînés et c'est important. rvlon père était commercant,
ma mère l'aidait à la boutique. fvloi aussi d'ailleurs, je
le raconte dans le livre; je me juchais sur une caisse
pour servir les clients. Quand nous étions petits, mes
parents n'étaient pas du tout riches, même pas aisés.
Nous ne manquions pas vraiment du nécesssaire, mais
nous étions loin d'avoir tout ce que nous voulions. Ce
n'était pas la misère, mais certainement la pauvreté.
J'habitais le Lamentin qui à cette époque, était encore
très rural. Il y avait tout près l'usine de Lareinty et les
clients de mes parents étaient surtout des travailleurs
agricoles.
Le visage dominant est celui de mon père. On ne le
voyait guère qu'aux repas. Il me semble que c'est le
père antillais par excellence. Il ne faisait rien à la mai-
son, il n'aidait pas ma mère. Je ne l'ai jamais vu
s'occuper d'un enfant. Mais c'est lui que j'adn11rais le
plus dans la famille. Ma n1ère, elle, était toujours pré-
(.) Récit à paraître aux Editions l'Harmattan à la fin de l'année 1979.

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sente et cependant ce n'est pas le deuxièlne personnage


dans nlon univers d'enfant. Le deuxièrne personnage,
c'est nla grand-mère. tvla grand-Inère cuisinait, s'occu-
per de nous, nous racontait des histoires. Elle était bien
sûr illettrée et son mode d'expression favori, c'était le
conte. Au fur et à Illesure que nous grandissions, elle
airnait nous voir étudier. Elle regardait nos livres et je
mer a ppe Ile que je lui raCOIlta is n1es leç0rIS d' his toi re...
Il faut que je dise à présent quelque chose de très
important, qui va cornpter à travers Ina vie. lVlon père
est plutôt de type nlulâtre, nIa 111èreest une Négresse.
Et dès ma petite enfance, la farnille de rnon père ln 'a
fait sentir que j'étais noire, donc laide à ses yeux. Le
troisième personnage de nlon univers d'alors c'est ma
tante, la sœur de ITIOn père. Elle ln 'a fait découvrir la
notion de race. Pendant des années, elle a sYB1bolisé
pour moi, la nléchanceté. Quand j'entendais des contes
où il était question de marâtres rnéchantes, de sorcières
qui crachent des grenouilles et des serpents, je ne pou-
vais pas nl 'empêcher de penser à elle. Je crois qu'à tra-
vers moi, c'est Ina rnère qu'clle visait en réalité parce
que je lui ressen1ble. Elle me répétait: « Qu'est-ce que
tu peux être laide! » Je la voyais traiter de façon toute
différente nIes petites cousines rnieux « sorties» (teint
clair et beaux cheveux) et je pense que cela III'a ébran-
lée pour la vie. Je dis bien, pour la vie. rvlaintenant
qu'elle est morte, je cornprends qu'elle n'était pas
rnéchante: elle était seulen1ent victinIe des préjugés de
la Martinique. Elle habitait en face de chez nous et
chez elle, vivait ma grand-n1ère paternelle, qui avait
aussi beaucoup de préjugés de couleur. Elle aussi faisait
des réflexions à n10n endroit, Inais pourtant elle
n1'ain1ait et c'était en quelque sorte tenlpéré. Je pense
que parce qu'elle venait d'un tnilieu très pauvre, cela la
rendait plus tolérante alors que nla tante, conlInercante,
s'était raidie dans ses préjugés. Bref dès l'enfance, à
côté de nles sœurs qui avaient un autre type, qui
étaient aussi « Inieux sorties », j'ai été convaincue que
j'étais laide.
Alors, j'ai recherché des cOlnpensatiol1s à l'école,
dans les études. Je suis entrée à l'école très tôt. A deux

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ans, parce que n10n frère aîné que j'ailnais beaucoup, y


était entré, et que j'ai braillé quinze jours pour le sui-
vre. Je me' rappelle le premier jour, je l'ai passé à faire
des bâtons sur un cahier. J'ai airné l'école. Etudier,
être une bonne élève Ine pernlettait de nIe valoriser aux
yeux de la fanlille, de ma tante surtout,. qui m'obsédait,
à laquelle j'aurais voulu resseInbler physiquenlent.
A l'école prilnaire, rna I1leilleure amie a été une
petite métro, dont les parents étaient des fonctionnaires.
Non, je ne crois pas que j'ai obéi à un conlplexe de
couleur. Et elle a été la cause d'une de [nes prenlières
souffrances. Le jour où elle devait quitter la rvtartinique
est arrivé et elle ne Ine l'avait pas dit. Je ne savais pas
qu'elle partait et je l'ai vue qui I110ntait sur la passe-
relle du bateau. Je lui ai fait un grand signe. Elle ln 'a
regardée et n'a pas répondu, puis elle a continué de
nlooler. Cela prouvait qu'elle n'attachait pas d'impor-
tance à notre arnitié. Je (ne delnande rnême si ce n'était
pas sirnplernent par intérêt, parce que j'étais une bonne
élève et que c'était utile d'être assise à côté de nIoL..
Comnle j'avais déjà une sensibilité d'écorchée, cette
déception n'était pas faite pour arranger les choses...
Donc, j'ai toujours été une bonne élève; mais j'étais
plutôt renferrnée et solitaire; je nIe plongeais dans mes
livres; je n'avais pas de véritables an1ies. Au secon-
dair e, j'a i dû a Iler à For t-de-F'ran cee t Ià, j'a i sen ti un
profond rejet au niveau des élèves. Je venais des corn-
Inunes. On faisait des réflexions désobligeantes à cause
de mon physique. Par exemple « Sacrée ti-négresse! »
ou encore « Tête-Ii confonchaudié!». Non, c'était la
couleur, je ne crois pas que c'était la classe. C'était la
couleur noire qui était rejetée. Bien sûr, en plus,
COtIlnle le l'ai dit, je venais des con1rnunes et j'apparte-
nais à un n1i1ieu rnodeste. Quand je suis entrée à J'école
secondaire, j'ai dû aller en pension à Fort-de-France
puisque Ines parents étaient au Larnentin. Non, cela n'a
pas été un déchirernent de quitter nla fan1i1le. D'ailleurs
je revenais chez rtl0i à chaque week-end et puis, j'ado-
rais ces nouvelles études. Celle qui tenait la pension
était la tante d'une carnarade du prirnaire. Ellè était
gentille, la pension était bien tenue. Oui, la discipline

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était stricte, nlais nloi, je m'en accomrnodais puisque je


n'aimais pas flâner. J'ainlais rester à la maison à lire,
à travailler. Je crois en effet que j'étais au fond une
enfant triste. Dans I1la fan1ille, on disait « difficile ».
J'avais deux problèmes: nla couleur, toujours! A la
pension, j'étais la seule fille noire. Et puis j'aurais sou-
haité être mieux habillée...

tvlalgré mes succès scolaires, je n'arrivais pas à me


valoriser. Je n'ai pas eu trop de problèmes avec les
professeurs. Sauf avec un professeur de rnath, genre
békéé goyave... Bien sûr, je n'avais pas de flirts. J'étais
tirnide, perdue dans moi-même. Les garçons qui s'inté-
ressaient à nIai, je ne les voulais pas. Oui, je les trouvais
généralement trop noirs. Pourtant je m'intéressais au
monde extérieur. A la guerre d'Algérie par exemple,
parce que le fils de la dame qui tenait la pension est
mort en Algérie et que tout le monde en parlait autour
de n1oi. Je m'intéressais aussi à l'Afrique parce qu'une
de mes calnarades de classe y avait vécu, en Côte-
d'Ivoire, je crois. J'aurais voulu lui ressembler, elle
était vive, intelligente. Autr"es événernents qui me pas-
sionnaient? Les explosions raciales aux U.S.A., l'assas-
sinat de Kennedy... Je ne peux pas dire que j'étais con-
cernée par la politique, nlais je n'étais pas fermée au
Inonde extérieur.
J'ai vu le départ pour la France comme une déli-
vrance. Oui, j'étais victime du mythe de la France.
Pour moi, c'était le pays où on peut poursuivre des
études. A la Martinique, j tétouffais...
J'ai d'abord préparé H.E.C. jeunes filles à Brest,
ville triste et grise, surtout pour moi qui venais des
Antilles. J'ai été reçue au concours. A ma sortie de
l'école, j'ai travaillé à l'étranger comme traductrice
dans un cabinet d'expertise-comptable. Et c'est alors,
avec l'entrée dans l'âge adulte, dans le monde du tra-
vail, que je suis vraiment entrée aussi dans l'univers de
l'angoisse. Le racisme que j'ai rencontré en Europe n'y
était pas non plus tout à fait étranger. La suite, ma
dépression nerveuse, ma guérison, en partie grâce à
mon mari, je la raconte dans Inon livre.

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J'ai donc écrit pour dire tout cela, pOUf exorciser


tout cela. J'ai essayé d'utiliser un langage sirnple. Je
veux être comprise de toutes celles qui ont vécu des
expériences sin1ilaires à la Inienne, qui se sont trouvées
incapables de se valoriser, qui ont sou ffert de leur
physique, de leur couleur. Tu dis quelque part dans ton
essai que la psychologie des héroïnes de rvlichèle Lacro-
sil te paraît peu vraisemblable ou du rnoins Tllaladive.
Moi, je les comprends. Dans une certaine rllesure, je
m'identifie à elle.
lvlaintenant, je suis certaineInent en voie de guéri-
son. Je m'accepte telle que je suis. Je ne rne soucie
plus de Ina beauté ou de nIa laideur. J'ai deux enfants,
deux fils. Je voulais avoir des filles. La prenlière fois,
je voulais une fille pour qu'elle soit jolie et qu'à travers
elle, je vive autre chose que ce que j'ai connu. La
seconde fois, c'était pour faire la paire avec rnoi, pour
que je ne nle trouve pas seule avec deux nIâtes.
Je rentre n1aintenant à la Martinique oÙ je souhaite
participer à toute action susceptible de faire exister et
progresser mon pays et non à celles qui risquent de le
faire disparaître ou de l'anéantir.

Je Ine rappelle quand j'étais petite, j'ai Inantré un


de mes livres d'histoire à Ina grand-Inère. C'était la
fameuse leçon « Nos ancêtres les Gaulois» ou quelque
chose du mêlne genre. Et elle regardait les itnages en
secouant la tête. Elle lue disait: « An pas ka corn-
prenne Eti cé nèg la yé ? » C'est aussi ce fond d'aliéna-
tion, de frustation de notre société que j'ai voulu pré-
senter. La méconnaissance de nous-nlêmes. J tai essayé
de mettre un peu d'hurnour dans nlon récit afin de Ille
dégager davantage de tout ce que j'ai vécu.

Propos recueillis par Maryse Condé

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Interview de Maryse Condé

Dans !lit ouvrage consacré alLX rOl1lal1cières antillaises,


on ne peut manquer de faire allusiol1 à ['auteur 111ê111e
de cet ouvrage,' Maryse Condé. C'est pourquoi 110115avons
demandé à llta Césaire, ethnologue et fel1l111e antillaise
elle-même, de lui poser quelques questions concernant son
rOlnan Heremakhonon (Éditions 10-18) (*).

I. C. - Pourquoi un écrivain décide-t-il d'écrire à la


pren1ière personne?

M.C. - Dans mon cas, j'avais écrit Inon roman cOln-


plètement, du début à la fin, à la troisiètne personne.
Puis quand je l'ai relu, cela n'avait pas du tout l'allure
que je souhaitais, l'allure de récit-tén1oignage que je
voulais. Alors, je l'ai ré-écrit à la prelnière personne.
Pour moi donc, l'utilisation du je a été purenlent et
simplement un artifice d'.écriture. Je tenais à donner
une certaine forme littéraire à quelque chose que j'avais
en tête et la prenlière personne s'y prêtait ITlieux.

I. C. - Il ne s'agit donc pas comnle certains l'ont dit,


d'une autobiographie?
J\1.C. - Nous n'allol1s pas reconlInencer le débat stérile
et citer à nouveau Flaubert s'exclarnant: « rvladarne
Bovary, c'est moi! » Tout ce que l'on écrit a des raci-
nes autobiographiques. Mais l'histoire de Véronica n'est
pas la n1ienne et je n'ai aucune envie de raconter nla
vie.

(.) Note de l'Éditeur.

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I.C. - Il senlble au lecteur que le personnage de Véro-


nica qui est un personnage en quête de son identité, se
caractérise curieusenlent par le refus: refus de l' exo-
tisnle, refus de la politique, refus de son passé et
aussi, par l'acceptation d'une certaine aristocratie afri-
caine. Cette alnbiguïté t-a-telle parue nécessaire et pour-
quoi?

M. C. - Je nle denlande si ce n'est pas une consé-


quence que je n'avais pas prévue. Comme Véronica est
un personnage que j'ai fabriqué à partir de ce que je
ne suis pas ou peut-être de ce que je crois ne pas être,
il était presque inévitable qu'elle soit surtout négative.
Je m'explique. J'avais à raconter une histoire précise et
très triste de camarades africains enlprisonnés, en fuite,
en exil, d'étudiants en1prisonnés eux aussi... Je pouvais
le faire directenlent en nle mettant en scène. Cependant
le roman, la littérature, c'est aussi une façon de se
Inasquer, j'ai choisi de placer cette histoire dans la bou-
che d'une femme qui serait l'anti-rnoi et par conséquent,
à mon avis, plus crédible.

I. C. - Véronica senlbIe mûe par une anlbiguïté fonda..


111entale: le rejet de la notion de Race et en même temps,
la quête frénétique du Nègre dans une position de
force. Pourquoi?
M.C. - C'est peut-être là qu'apparaît l'élément auto-
biographique. J'ai été elevée par des parents qui
disaient tout le tell1ps: « Il faut être fiers d'être des
Nègres. » Il y a des gens qui ont le problème contraire,
qui disent que justement leurs parents ont présenté et
vécu le fait d'être Nègres comrne une tare. Aussi à tra-
vers leur enfance et jusque dans leur âge adulte, ils se
trouvent malheureux, handicapés... Moi, c'est exacte..
ment l'inverse. On me répétait corn bien c'est beau
d'être un Nègre. Notre famille était la plus intelligente,
la plus remarquable. J'ai été entraînée à mépriser tous
ceux qui m'entouraient. En n1ême temps, je ne voyais
rien dans notre vie quotidienne qui soit de nature à
valoriser ce fait d'être des Nègres. Je ne voyais chez les
miens qu'une inlitation absolue du mode de vie de

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l'Occident, une adn1iration de ses valeurs, en un mot,


une totale assiInilatiol1. C'est une ambiguïté que j'ai
vécue et que j'ai eu très vite envie de résoudre en
allant chercher des gens qui soient vraiment des Nègres,
qui aient le droit de dire: «Soyons fiers d'êtres des
Nègres» parce que leur vie, leur mode de vie, leur cul-
ture seraient en correspondance avec leur discours, leur
vécu en correspondance avec leur parlé.

I. C. - L 'héroïne a-t-elle selon toi une vision stéréoty-


pée du Nègre?

Af.C. - Je crois que la vision qu'elle a est celle que


ses parents et sa société lui ont donnée. Puisque les
Antillais à cette époque avaient rarement remis en ques-
tion les inlages culturelles que la dépendance avait
imposé, même quand ils prétendaient s'en être libérés.
On ne peut donc pas l'incriminer, c'est la faute de son
éducation, de son environnement...

J.C. - Quel est le sens du regard critique que Véronica


porte sur les Antilles? Est-ce qu'elle hait vraiment ce
pays et ces gens?

M.C. - J'ai en effet souvent entendu prononcer ce


mot de haine. Je pourrais répondre que la haine est
souvent une forrne d'arnour; la haine, c'est souvent
l'autre face de l'amour, à la limite, c'est la mêJne
chose. On pourrait dire qu'elle hait les Antilles par
excès d'alnour, parce qu'elle ne trouve pas les Antilles,
semblables à ce qu'elle aurait rêvé qu'elles soient. Mais
je crois que ce n'est pas vrai de parler de haine. Véro-
nica éprouve surtout une sorte de tristesse quand elle
voit l'état de frustation, d'aliénation dans lequel sa
société se débat...

I. C. - Est-ce que cette société antillaise n'est pas ce


qu'elle est parce qu'on l'a forcée a le devenir?

M. C. - C'est une question un peu piègée. A qui parles-


tu à présent? A Véronica ou à n10i ? Moi personnelle-

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rnent, je n'ai aucune haine pour les Antilles, je suis une


Antillaise concernée par les problèmes de sa société,
essayant de son mieux de les conlprendre... Et je suis
d'accord avec toi, les Antilles sont ce qu'elles sont
parce qu'on les a forcées à le devenir.

/. c. - Le rapport de Véronica avec son père «le


rnarabout mandingue» apparaît cornme prirnordial. Ce
personnage est-il le représentant de la petite bourgeoisie
noire, guindée?

A1.C. - Certainement.
I.C. - Pourquoi le rapport de Véronica avec son
arnant blanc est-il toujours entaché d'ironie?

Al. C. - Ce n'est pas seulenlent l'arnant blanc qui est


ironique à l'égard de Véronica. C'est tout le 1110nde, le
ministre africain, le révolutionnaire... Toute cette ironie
et ces critiques véhiculées à l'endroit de la pauvre Véro-
nica sont le reflet des questions que je posais nloi-
même à mon personnage. Je la regardais empêtrée dans
toutes ses contradictions, je m'en Bloquais un peu, tout
en ayant de l'affection pour elle et c'est cela
qu'exprime à des degrés divers, tous les personnages qui
la côtoient.

I.C. - Pourquoi chez Véronica, cette perpétuelle oscil-


lation entre le pouvoir oppressif et les opposants de
gauche. Véronica est-elle incapable de choisir un camp
ou un autre?

M. C. - Il ne fallait pas qu'elle choisisse à 1110n avis,


parce que cela aurait donné un roman didactique, une
sorte de rOOlan à thèse, un roman-slogan! Je pensais
qu'il fallait seulement présenter une réalité très COtn-
plexe et laisser le lecteur choisir tout seul. J'estÎJne que
la littérature dans laquelle on dit ouverteJnent: « Voilà
ce qui est bien, voilà ce qui est Inal ! », est une littéra-
ture qui méprise en fin de con1pte le lecteur, qui pense
qu'il est incapable de se faire une idée par lui-rnêlne et

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d'arriver par lui-même à une conclusion. Véronica, c'est


juste un miroir qui reflète les deux calnps. Voilà pour-
quoi elle te donne cette inlpression d'oscillation.

I. C. - Le roman n'est volontairelnent pas situé géogra-


phiquement. Dans queIJe partie de l'Afrique se déroule-
t-iI ?

A/.C. - C'est une question que les Antillais peuvent se


poser, nlais tous les Africains la reconnaissent.

J. C. - Est-ce que ne transparaît pas à travers Véronica


une sorte de provocation dans ]'absence d'engagement
tout de mêlne? Avoue que tu voulais choquer un cer-
tain militantisme? D'extrêJne gauche?

M.C. - Bien sûr, parce que un certain JJlilitantisIl1e qui


devient sectarislne, m'ennuie prodigieusenlent. Au fond
de moi, j'ai beaucoup de synlpathie pour l'anarchie...

J.C. - Je garde mon opinion personnelle pour ITIoi-


même! Véronica est-elle pour toi la représentation du
type classique de l'Antillaise?
M. C. - Véronica me paraît présenter un certain non1bre
de complexes que les Antillaises peuvent porter en elle,
mais je ne pense pas que ce soit une représentation
cJassique. On peut retrouver en clle une série de con-
flits, de contradictions que beaucoup d'Antillaises cer-
tainelnent connaissent, mênle si elles n'ont pas toujours
envie de se les avouer.

I.C. - La dernière page du livre semble déboucher sur


une prise de conscience que d'aucuns pourraient juger
tardive! Y a-t-il un espoir pour Véronica, pour les
Véronica, autre que la fuite?

M. C. - Je pense que la fuite de Véronica est un


départ très courageux. Elle aurait pu rester dans les
bras de son Ministre, en ayant des remords certes, ,nais
en continuant. Elle a le courage de rOlnpre, de partir,

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de se rendre quelque part où elle pourra réfléchir à


toute son aventure, en tirer éventuellement la leçon.
Donc je pense qu'il y a prise de conscience... et cou-
rage!

I.C. - D'où l'in1portance du balayeur malien?


M.C. - Cela, c'est un fantasrne personnel! Quand je
vois les balayeurs, je Ine dis: «Mon Dieu, ils sont là
en proie à toutes sortes d'humiliations qu'on a beau
dire, je ne connaîtrai jamais... Que puis-je faire? »...
C'est un personnage essentiel. C'est la représentation
symbolique de l'Afrique humiliée de nos joürs
encore. ..
I. C. - Quel est le sens du titre de ton roman « Here-
Inakhonon » ?

M. C. - C'est une expression rnalinké qui signifie


« Attends Je bonheur». Here, le bonheur. Makhonon,
attends. On m'a reproché ce titre herInétique. Herméti-
que pour qui? Le nlalinké est parlé dans presque toute
)' Afrique de l'Ouest: Guinée, Mali, Côte-d'Ivoire,
Sierra Leone, un peu au SénégaL..

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BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
DES ROMANCIÈRES DES CARAÏBES
DE LANGUE FRANCAISE

CAPÉCIA l\1ayotte
Je suis n1artilliquaise, Paris, Corréa, 1948.
La négresse blanche, Paris, Corréa, 1950.

CI-IAUVET Marie
La danse slIr le Volcan, Paris, Plon, 1957.
Fille d'Haïti, Paris, Fasquelle, 1954.
FOl1ds des Nègres, Paris, Plon, 1960.
Amour, colère et folie, Paris, Gallhnard, 1968.

COLIMON Marie-I'hérèse
La fi/le de l'esclave, Port-au-Prince, Dandin frères, 1949.
Fils de I1lisère, Paris, Port-au-Prince, Editions Caraïbes, 1984.

CONDÉ f\1aryse
IférénlakhollOll, Paris, 10/18, 1986.

DESROY Annie
Le Joug, Itnpritnerie Modèle, Port-au-Prince, 1934.

DÉVIEUX-DEHOUX Liliane
L 'alnour, oui. La 1710rt,non, Sherbrooke, Naaman, 1976.

EGA Françoise
Le telnps des Aladras, Paris, Editions tnaritimes et d'outre-
mer, 1966.
Lettres à line Noire, Paris, L'HarJnattan, 1978.

LACASCADE Suzanne
Claire-Solange, â111eafricaine, Paris, Eugène Figuière, 1924.

LACROSIL Michèle
Sapoti/le et le serin d'Argile, Port-de-France, Désorlneaux,
S.D.
Cajou, Paris, Gallirnard, 1961.

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MAGLOIRE Nadine
Le Mal de vivre, Port-au-Prince, 1968.

MORA VIA Adeline


A ude el ses Fal1tôl11es, Paris, Port-au-Prince, Editions Caraï-
bes, 1977.

~1AX Jean (pseud de Clémence Cassius de Linval)


Cœurs ll1artiniquais, Paris, Editions de la revue nloderne,
l 961 .

SC HW ARZ-BART Simone
Pluie et Vél1t sur Té/u111éeA/irae/e, Paris, Seuil, 1972.

131
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TABLE

Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

I. LES AN~rILLES DÉPENDAN1'ES


1. L'enfance et l'éducation...................... 8
2. Le rapport à soi-nlêlne. Les critères esthétiques. 21
3. Le fa ppor t à l' ho nt111
e. L' an10ur. . . . . . . . . . . . . . 28
4. La maternité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
~ 40
5. La religion et le surnaturel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
6. La nature. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
7. La Inort et la philosophie de la vie. . . . . . . . . . . . 70

II. LES ANTILLES INDÉPENDAN]'ES


8. Le paradoxe haïtien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
9. La hantise de la classe sociale. . . . . . . . . . . . . . . . . 84
10. Les conflits politiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
Con cIus i0 It . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111

ANNEXES
Interview de tYlarie-Thérèse Colinl0n . . . . . . . . . . . . . . 116
Intervie\v de Marie-Flore Pelage . 119
Interview de Maryse Condé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 124

Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 130

132
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5-7 rue de l'École-Polytechnique


75005 PARIS

T(~I. 43-54-79-10
=
Fax
= 43-25-82-03

IG\RAIBE~
A 11\II:: CJ~S/\ II{E. I>épu té :1 l' A~~elllhléc nationale 1945..1993.
Enze.H ft1()UT()USSA,\fY
Pendant près d'un demi-siècle. AÏlné Césaire a siégé ~tl'Assct1tbléc nationale en télnoin
privilégié d'une époque particulièrement riche en événements rnnjeurs. Cette extraot<Ji-
naire longévité parlernct1t:1irc témoigne de la st:lture de l'homme poliûque exceptionnel
qu'il c~t. 1\ tré\vcr~ cettain~ de sc~ disçours J~pnxluils kit le public peut dé~onné\is
décnuvrir le COI1,botparlerncntajrc d'Aimé Césaire qui clctneure un phare dans Ja recherche
minutieuse <.l'une ~tr:ttégie pr..gmatiquc ct réali~;rc pour la libération de son pé\Y~,
( 187p, 95F) ISDN: 2-73R4-2255-1

L'ESPACE RUltAl, IIAÏ1'IEN. Hilan de 40 an.-;d'exécution des prograrn-


Ines nationaux et internationaux de développelnent (1950- 1990)
Erllst A- nERNAR1J/N. Pr~rl1cedl! Gu.\'[A,\'SERRE
Depuis environ lrente an~. di\'er~ orgnlJi~n1e~ d'encadrement du mondc nlral ont vu Je jour
en Il .."ili.De nom brcl1:<plaJ1s de dé\'dopperncnt économiquc ct $oci:tl ont été él:lhorés dans
le hut de réno\'cr l';tgriculturc h:1Ïtienne. tv1ais la production agricole n'cn continue pa.c;
moins dc piétiner et les conditions de vic dt's culti\'nteur~ de se dégradcr. C'e~t à la
recherdlc des divers facteurs cxplicatif~ de la dégénérescence du Inonde rurnl haïtien au
l:ours etc ces 40 dernièle5 an1\éc~ que s'attclle l'ouvrage dc E. nernardin.
(40J rn~r.s, 2 lOF) ISDN 2-7384-1 958-5
=
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IIAïl", UNE COLONIE FRANÇ/\ISE


l)(~lt;.'i 1./\ 1JRENT-R()P A
"Tous les hOIJtfncs nais~ent et delt1CUrcnt lihres et égaux" : décrct du 2,1 août 1789. mais
qu'cn est -il pOUfIcs esclave~ des colonies? A Saint-Dolningue (hientôt Haïti). ils sont500
000 qui. par Icur travail forcé. ont donné à la France richesse et opulence. Qui alors pouvait
envisager que ces "sous-hommes" noirs qui ont fait de ce petit houtde rantique Ilispanolia
la plus riche colonic du monde. déclenchcraient la plus gr:tndc dcs révoltes d'e~claves qui
:\Ît j:\mais cu licu ! Dans 50n ouvrage qui se lit comn\e un rOlnan d'aventures. l'auteur notls
fait connaître un épisode de noU'chistoire trop souvent oublié voire occulté.
(345 l'., JiO F) ISDN: 2-7384-1838.4

.JAZZ E'r nIGUINE. Les Inusique~ noires du Nouveau Monde


Jacqueline R()SEMAIN
C'c~t en J900. à Pari~. pendant l'Exposition Univelscllc. que les Européens découvrent
cieux musiques tout à fait nouvelles que jouent des noirs venus du Nouveau Monde, Elles
ont pour norn "jazz" et "biguinc", L'ou\'rage de J, Rose.nain tcnte de nou~ faire découvrir
pourquoi les même~ hon1lt\cs. venus des mêrnes régions d'Afrique et sournis au rnême
statut cI'e~cJaves ont produit des rythmes si différents suivant qu'ils ~ont arrivés dans Ics
îlC5 ou sur le continent :unéricain.
(154 p., 85 F) ISDN: 2.73R4.1995

PAYSANS, SYS'rl~]\IES El' CRISE. rfra\':,ux sur J'agraire haïtien


'fnnte t : Ilbtolre agraire et dé\'eloppClnent
'rnl11e 2 : Sh-aféglec; et loglque~ soclale~
Les paysanneries tropicales ont su construire des systèrnes cohérents. répondant à une
profonde logique. mêlne si les niveaux de production atteints ne pennettent pas d'éviterun
état de cri~c chronique. Cettc c()e~istcncc de la rationalité paysanne et de ta crise agraire
procède de mécanisrnes jusqu'à préscnt l'cu étudiés. L'exemple haïûen est une occasion
d'illustrer cornrncnt peuvent se développer ces apparcntes contradictions. Voici donc un
ouvrage de référence tant pour les connaissances apportées sur une des plus importantes
paysanneries de la Caraïbe que par la démarche et la uléthodoJogic mises en œuvre.
Tor1tc 1 : 365 p" 200F ISBN =2.9087104.06.7
TonIc 2: 298 p., 180 F ISDN: 2..9087104.06-7

PE1'rrE IIISTOIRE DE L,\ (;UAI)ELOUPE


Lucien-René ABENON
L:1Guadeloupe est beaucoup synonyme de vncances ensolei1lées dans un cadre exotique.
Mais qui se soucie de connaître son passé? Et pourt:mt cc passé. d'aventures et de labeur.
d'opiniâtrcté el d'effervesccnce marque cncore profondélncnt son visage d'aujourd'hui.
L'auteur Jctrat:e ici l'é\'olulj0f1 de la Guadeloupe. des origines à nos jours, Attentif aux
événements. il s'cff~rcc cependant de dégager Ics grands lT:1ilS.dyn:unisn\cs et pesan(curs
Je cette évolution, (238p., 120F)
ISDN:2-73R4-1 ~24-<)
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Littérature
CII/\Nl'S l'DUn IIÂ l'En LA l\,f()UOrDU l'El\IPS DES f>UPflltE ou l\'fa(li.
nina i1eesclave... (Réédition)
[)(lTtiel BOUl<.A1AN
Lcs poèn1es cJralnatiqucs de ce Iccucil de Daniel DOl1kman s'prdonncnt al1(ourd'un curicux
procès... Procès Ju racislne. de la violence. uc r~lIgcnt et de la haine. le tout p0ué par unc
fougue et un sens de la langue peu communs, Un bel 1(01ph~c nèglc>' r
(Col/. U:llre." de_" CaraibcJ, J /3 p.. -;OF) ISDN: :!-7384-18()()-X

CLÉI\1ENTINE
Sonia CATALAN
N nïve nÏlnante. rustique. Clémentine quiue ses montes aprè~ des nnnées de travail pour se
perdre dans le tourbillon parisien.A travers elle. l'auteur préscnte une Guadeloupe de jadis.
actUellentent disparue. Ce premier roman de Sonin Catalan térT10igne pour la terre
t"
arihécnne d'aujourd'hui ~t de demain.t\ bis l.'est d'abOI ci le renct d'unc époque et son
c!tanne doulourcux qui rcvivcnt devant nous.
(Col/. Lcrrrc.'i de.': Caraïbe.". /27 p., 65FJ rSDN:::!-73R4 J()3J4

DES CIIAI\IPS DE C,\NNE'\ SUCHE A L'ASSE!\1BLltE NA'rl<>NALE


ErncJt A10UTOUSSA~1},
[~Iudéputé à l'Assernhléc Nationale depuis ItJRI. En1cst rvloutouss:uny :l ell le loisir de
décol1\'rir Je Palais Bourhon et de cÔtoyer les principales personnalités qui font sa vie, Dans
un style Uen1pédanslcs épkcsdcs îles. ilnolJs préscntcdc façon originalc. avcc SC5poèmes
~gréahle~ ;1déguster. le temple de la démocratie françaisc.
(Coli. Lettrc." de.~Caraihc,'i. .17p.,.Jf) F) ISDN: :!-73H4-~OO:!-R

E'r JUSQU' t\ LA DEUNIEnE PULSA'I'I()N DE N()S VEINES... (Réédi-


fion)
I)(//liel B(JU KM"!',,'
Cctte pi~ce de théàu'c se vcut C("'I11J1\C
tin :ac.:(cdc solidarité d'un Al1tilJ;Jis avec la lutte du
pcuple palestinien. C'est donc une oeuvre s'avouant p:utisane tnais qui. ccpendan~ ne sc
fput"\'oie jaJnais dans un Inanichéisme simplific3tcur, Vi~agC's et tnasques. rnannequius et
rnarionnette~. d:Jnses et tnilnes. diapositivcs et chants. poèmes et statistique~... ~1éIangc
h:uoque, Pièce produite poUf dénoncer. Pour honorer.
( !rJ4 r., 85F) ISDN: 2-85802-017-5
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LA FÉ()DALE.1\lnJorinc à la l\f~rtilli(IUe
Clothilde G.111EAfIA
Raeiste ou fière de sa race? Murée dans ses principes ou à l'écoute des :\utre~? ()ui étnit la
féexlale? Institutrice puis directrice de récole des filles uu V nuclin pendant t1 nIlS. elle C!;t
crainte. Iespectée. détestée nu adorée. Tout au long du récit. on découvre la r<=r~onnalité
redout.able mais aUachante ùe cette fel1une cie caratère: la «~.tajorine)). T:mtÔt irritante.
tantÔt arl1l1S:U1tc,elle ne laisse pas indifférente. Finalement.. .on l'aime.
(CoIL l~lIr~Jd~s CaraibcJ,1501", ï5 F} ISDN: 2-73R4.tROJ.l

.JIVAROS
,'fax .JEANNE
1959: An "5" de ta Révolution algérienne. Au tnois d~ décemhre de l'année précédente,
Castro est entré en triomphateur à ta ((avane. Et voici que dans les Antitles françnises.
d'aucuns se prennent à redouter un phénolnène de cont:1gion. En Guadeloupe. )a rurneur.
enlretenue par récole et la presse, se déchaîne contre Fellagha~, jiva.ros et cie, jJ1filtré~ atJ
pay~. Surcettc toile de fond, c'e~t le portrait d'une génération de Iycéen~ que hro~~c r~)\JtctJr,
en même ternps que celui d'une socjété :1l1till:ùse en pleine mutation.
(Cnll. l--r.ttrr.f dC.f CQraibe.~, 207 p., J JO F) ISDN: 2.73R,1-1<Jt(j.X

LIBRE DE 'rou'r ENGJ\GEt\,tEN1', ROlna"


Georges DESPORTES
En lvt:utinique dnns les :mnées 50. Un ernployé de banque nnti-confonniste et rehelle à
l'ar bitrairc de )a Direction. se trouvera en hutte aux Innnœuvrcs soun1oi~es et ill1pérati \'cs
de se~ chefs hiérarchiques pour l'ohliger à sc sournettre ou fi se dél11ettre.llém~ solitaire,
il s'insurge contre I"autorité. ce qui ne se fait pas sans lutte, rési~t:mcc et ru~es: des delJ~
<:ôté~ et de façon u:Jgi-cotnique.
d~fJruiol1 ['lIannatta11, J 1() T'., 89 F) ISDN: 2 .R7(j79-081- 5
(]~d. Cil ri1.,ér.1t11l"S

LES AN'rILLES DR SAIN'f-J()IIN PERSE. Itlnér~ire Intellectuel d'un


po(>te
Renée VENTRESQUE
f..'auteur.le critique, ne s'est pas litnjté à tine éJudition de premièr~ ()ualité: tenantconlpte
3ussi de la ré:tlité vécue. il montre bj~n qu'il s'agit d'apports ver.; le mythe viv:tnt érigé par
récriture. Rcnée Ventresque éclaire bien la "tJ1tI15figuratior'" de ce que Alexi:,; Léger
lectcur a trouvé. elte découvrc la distru1ce féconde que PMCoUtt ln dette pour ~e Inétronor-
pho~~r dans récriture poétique. On voit ainsi COlntncnt une anthropotique nourricière n été
mise au service d'une ontologie, :tJ1tilJnise en mênlC tempe; que poétique. irnpérieuse et
souveraine.
((-:o/L Cr;riqll~J littérai ,.t'.'i, J40F. 2541') ISDN: 2- 73B4-21t10-7
Licence accordée à cu4981472 Client ep4981472@ep6.com - ip:46.193.64.97

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