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LE MARABOUT
ET LE PRINCE
(Islam et pouvoir au Sénégal)
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INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE BORDEAUX

C E N T R E D ' É T U D E D ' A F R I Q U E N O I R E

SÉRIE

AFRIQUE NOIRE
11

Sous la direction de

D.G. LAVROFF
Directeur scientifique du Centre d'Etude d'Afrique noire

Christian COULON
Chargé de Recherche au Centre National de la Recherche Scientifique

LE MARABOUT
ET LE P R I N C E
(Islam et pouvoir au Sénégal)

É D I T I O N S A. P E D O N E
13, Rue Soufflot, 13
P A R I S
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« La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de


l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées
à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et,
d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et
d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle,
faite sans le consentement de l ' a u t e u r ou de ses ayants droit ou ayants cause,
est illicite» (alinéa 1 de l'article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit consti-
t u e r a i t donc une contrefaçon sanctionnée p a r les articles 425 et suivants du
Code Pénal. »
© ÉDITIONS A. PEDONE - PARIS - 1981.

I.S.B.N. 2-233-00100-1
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Ofrissi aqueth obratge a mas duas mainadas, Joana apèi Laura


que vaduren pendent sa realisacion. Lurs rides coma lurs plurs
an acoitat ma reflexion, tot en m'ensenhans la relativitat de l'ideau
scientific. Egau, esperi qu'un jorn, quan poiràn lugir aqueth libre,
i trobaràn la riquesa d'un monde que me m'inicièt à l'univèrs de
la diferéncia.
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AVANT-PROPOS

Cet ouvrage est issu d'une thèse de doctorat intitulée : Pouvoir


maraboutique et pouvoir politique au Sénégal, soutenue à l'Institut
d'études politiques de Paris en 1977, sous la direction de M. le
Professeur M. MERLE. Depuis, j'ai eu l'occasion de poursuivre mes
travaux sur l'Islam sénégalais, dans le cadre de mes activités de
chercheur au Centre national de la recherche scientifique. Cela
m'a permis de compléter, d'actualiser et quelquefois de modifier
mes analyses précédentes.
Cette recherche n'aurait pas été possible sans le soutien du
Centre d'étude d'Afrique noire de Bordeaux, et également de
l'Institut fondamental d'Afrique noire de Dakar et du Centre de
documentation et de recherche du Sénégal de Saint-Louis que je
tiens ici à remercier.
Ce travail doit aussi beaucoup à mes amis sénégalais, et en
particulier à Cheikh Khataba SECK et à Mamadou DEME, qui n'ont
pas ménagé leurs efforts pour m'introduire dans le monde fascinant
des confréries.
Par ailleurs, les débats fréquents et amicaux que j'entretiens
depuis longtemps avec Jean COPANS et Donal CRUISE O'BRIEN sur
l'analyse sociologique et politique de l'Islam au Sénégal ont été
un stimulant permanent dans mon travail.
Je voudrais enfin exprimer toute ma gratitude et mon amitié
à Brigitte POIRIER et Micheline COMMET qui ont relu et tapé mes
manuscrits successifs, à Hélène BOURROUILHOU qui m'a très genti-
ment aidé à relire les épreuves, et par-dessus tout à François
CONSTANTIN qui a veillé sur mon travail et l'a suivi depuis plus
de dix ans.
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Certes, je comprends que vous vous trouviez à votre aise sur


tel îlot de l'Archipel depuis longtemps stabilisé, qui a gardé quel-
ques ombrages sous lesquels vous avez découvert des sources
limpides, cueilli des pommes et des fraises, tressé des hyacinthes
en couronne. Et que vous le préfériez, à tout prendre, à ce volcan
furieux qui est sorti des flots près de votre rivage avec un grand
tumulte, au milieu des vapeurs sifflantes, des flammes tordues,
des pierres et des cendres pleuvant de tous côtés. Mais, prenez-y
bien garde. Son apparition prouve justement que la terre n'a pas
cessé de trembler et que si votre îlot s'abime d'un seul coup sous
les eaux bouleversées, vous ne regretterez pas de trouver quelque
banc de limon brûlant où vous pourrez vous cramponner en atten-
dant mieux, même s'il est situé aux abords de cette contrée indé-
cente.

Elie FAURE
(Découverte de l'archipel, 1932).
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A B R É V I A T I O N S

A.N.S. : Archives nationales du Sénégal.


C.E.A.N. : Centre d'étude d'Afrique noire (Bordeaux).
C.H.E.A.M. : Centre des hautes études d'Afrique et d'Asie modernes
(Paris).
E.N.A.S. : Ecole nationale d'Administration du Sénégal.
E.N.E.A. : Ecole nationale d'économie appliquée (Dakar).
E.N.F.O.M. : Ecole nationale de la France d'Outre-mer.
I.F.A.N. : Institut fondamental d'Afrique noire.
O.R.S.T.O.M. : Office de la recherche scientifique et technique outre-mer.
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INTRODUCTION

PRÉSENCE MARABOUTIQUE

Lorsque, voilà plus de dix ans maintenant, j'ai entrepris ma


recherche sur les marabouts du Sénégal, j'ai eu l'impression d'aller
à contre-courant. On m'expliquait que mon sujet n'était pas de
mise, qu'il ne constituait pas une « grande question » susceptible
de m'ouvrir, par la voie royale, les portes de l'Université. Je n'étais
pas dans le vent. A l'heure où l'on parlait de « développement »
et « d'intégration nationale », pourquoi porter son attention sur
ce qui paraissait relever de « l'archaïsme » ou de l'Afrique « tradi-
tionnelle » ? Je n'étais pas dans le sens de la marche de l'Histoire.
Je m'intéressais à quelque chose de dépassé, de résiduel, qui était
appelé à disparaître devant le « progrès ». J'aurais dû laisser mes
marabouts entre les mains des historiens ou des anthropologues.
Les observateurs les plus avertis des affaires sénégalaises m'accor-
daient volontiers que l'Islam maraboutique représentait dans ce
pays une « force politique », mais de là, comme je le proposais,
à faire une lecture de la société politique sénégalaise à travers la
dynamique de l'Islam, il y avait une distance que, me disait-on,
il n'était pas scientifiquement légitime de franchir.
Seule ma foi m'a sauvé. Elle s'alimentait de la lecture de l'œuvre
pionnière de P. Marty (1) qui insistait, avec tout son savoir d'ara-
bisant et tout son réalisme d'administrateur colonial, sur l'omni-
présence de cette religion populaire dans la vie quotidienne des
« indigènes » du Sénégal. Or, ce que j'observais autour de moi me
permettait d'entrevoir la permanence du phénomène maraboutique,
son actualité vivante, plus de cinquante ans après la publication
du livre de P. Marty... et dix ans après l'indépendance du pays. En
1969, je me rendais aux grands pélerinages de l'Islam sénégalais,

(1) Marty (P.) : Etudes s u r l'Islam au Sénégal, P a r i s : Leroux, 1917, 2 t.


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d'abord au magal de Touba, puis au gamou de Tivaouane, pour


sentir l'atmosphère de cette religion populaire. Je n'en retournais
guère avec l'impression que ces manifestations tenaient d'un folk-
lore religieux en voie d'extinction ou traduisaient les derniers
relents d'une féodalité submergée par l'Histoire. Bien au contraire,
je voyais des centaines de milliers de fidèles se presser dans les
mosquées et aux portes des résidences de leurs chefs religieux ;
je voyais des foules ferventes évoluant dans une formidable fête
populaire où les conteurs et les gargotiers, dans une poussière
aveuglante et au milieu d'une agitation indescriptible, cherchaient
à attirer l'attention des pèlerins. Lourdes et la foire du Trône. Les
grands pèlerinages de l'Occident médiéval. L'exubérance et les
senteurs d'une fête orientale. Je notais aussi l'empressement des
responsables politiques, des hauts fonctionnaires ou des grands
commerçants, bref de toute une « élite moderne », à rendre
hommage aux marabouts, à se montrer publiquement en leur pré-
sence, à faire preuve de zèle à leur égard, à leur apporter des oboles
et des cadeaux somptueux. J'étais sans doute très loin de mes ma-
nuels de science politique, mais je palpais dans toute son ambiguïté
une réalité vivante. Je choisissais l'Afrique vécue contre le futu-
risme hasardeux des prophètes de l'Histoire ou des théoriciens-
idéologues de l'Etat, qui se rejoignaient pour reléguer dans le ré-
duit de la « tradition » des phénomènes sociaux que leurs démar-
ches s'avéraient incapables d'appréhender dans leur dynamisme,
qui confondaient « modernisation » et développement selon les
modèles des sociétés dites industrielles. Ce qui me frappait au con-
traire, c'était la façon dont cet Islam maraboutique et populaire
s'adaptait aux changements sociaux, économiques et politiques,
à tel point qu'il constituait un enjeu pour la classe dirigeante, qui,
malgré son discours « développementaliste », cherchait à capter
à son profit une religion qui, loin de s'étioler, montrait une vigueur
étonnante.
Aujourd'hui, les événements de l'actualité musulmane, au Sé-
négal comme ailleurs, témoignent de la vitalité des idéologies et
pratiques musulmanes. J'admets volontiers que l'activisme et le
militantisme islamiques ont progressé dans les pays musulmans,
au cours de ces dernières années, de façon spectaculaire, à tel point
que se pose aujourd'hui dans ces sociétés une « question musul-
mane » que l'on ne pouvait guère entrevoir il y a une dizaine d'
années ; j'ai aussi le sentiment que cet activisme et ce militan-
tisme sont liés à une crise des valeurs et à une crise hégémonique,
dues en grande partie à des contradictions entre la « société poli-
tique » et la « société civile », entre l'action de l'Etat et les « modes
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populaires d'action politique », pour reprendre l'expression, heu-


reuse, de J.F. Bayart (2). Cependant, l'Islam n'exprime ces crises
que parce que les idéologies et pratiques islamiques ont travaillé
en profondeur et depuis fort longtemps le champ du changement
social, qu'elles se sont immiscées dans tous ses interstices, qu'
elles en ont façonné les mouvements, et qu'ainsi un nouveau tissu
social a vu le jour qui peut éventuellement apparaître comme une
alternative sociale et politique. Depuis des siècles se déroule dans
le monde musulman un jeu complexe et jamais achevé entre Islam
et société. Face à tous ceux qui s'attachent à monter en épingle
l'explosion de l'Islam (la « grande peur » de l'Islam destinée à pro-
voquer le « réveil de l'Occident »), il convient de mettre en relief
le dynamisme (dont on peut bien sûr discuter les modalités et les
finalités) qu'il a manifesté, dans l'ombre ou au grand jour, devant
les changements rapides et fondamentaux qui ont traversé les so-
ciétés musulmanes, en particulier depuis la colonisation. Et ce que
l'actualité nous met ces derniers mois sous les yeux n'est que l'épi-
sode d'une longue histoire... G.H. Jansen, dans un livre récent sur
l'Islam militant, a très justement mis l'accent sur la récurrence de
tels phénomènes (3). Le Sénégal, plus discrètement sans doute que
l'Iran ou l'Afghanistan, est un exemple fort éclairant qui souligne
que l'histoire de l'Islam ne saurait être dissociée de celle de la
société, qu'au fond le « développement » ou la « modernisation »
ne sont guère parvenus à bloquer la vigueur d'une religion plus
que jamais populaire.
En 1969, lors de mon premier séjour au Sénégal, l'Islam ne se
présentait sans doute pas sous des formes aussi actives que celles
qu'il a prises depuis. Il n'y avait pas de « parti de Dieu », les
« écoles arabes » n'étaient pas aussi nombreuses qu'aujourd'hui, et
l'on n'organisait pas des chants religieux sur le campus de Dakar.
Cependant, la vie musulmane était intense ; et au fur et à mesure
que mon enquête progressait mes impressions premières, quant à
l'emprise que celle-ci exerçait dans la société en général et dans
la société politique en particulier, se confirmaient. Plus j'avançais
dans ma recherche, et plus il me semblait légitime, en tant que
politologue, d'associer Islam et changement politique. Mais pour
que se précisât ma problématique il fallait lever quelques préala-
bles d'ordre méthodologique, historique et culturel ; et ces différents
éléments me paraissent encore aujourd'hui indispensables à une

(2) Bayart (J.F.) : L'Etat au Cameroun, P a r i s : Presses de la Fondation


nationale des sciences politiques, 1979.
(3) Jansen (G.H.) : Militant Islam, Londres : P a n Books Ltd, 1979.
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bonne compréhension du phénomène musulman au Sénégal et de


l'approche que j'ai choisie pour l'étudier.
D'abord, il était nécessaire de jeter un regard critique sur toute
la littérature, qui commençait à être abondante, issue de la jeune
science politique africaniste. Mon propos n'était pas de la rejeter
systématiquement, mais plutôt d'expliquer les fausses pistes dans
lesquelles elle s'engouffrait. Mon hypothèse sur le dynamisme de
l'Islam au Sénégal ne pouvait en effet s'accommoder de l'ethnocen-
trisme et de l'évolutionnisme qui me semblaient caractériser les
analyses politiques de l'Afrique. Ma première tâche consista donc
à décortiquer ces théories dominantes et à proposer un cadre
conceptuel nouveau pour l'étude des sociétés politiques africai-
nes (4).
Je soulignais notamment que la plupart des auteurs avaient
trop tendance à porter leur attention sur le « centre », sur les élé-
ments les plus apparents et les plus formels du politique. Tout se
passait comme si les institutions de l'Etat, l'élite « moderne », les
partis et leur idéologies avaient le monopole du politique. Dans
cette perspective, tout le reste apparaissait comme résiduel, comme
condamné par le « développement », ou comme obstacle à la « mo-
dernisation ». Cela revenait, en somme, à prendre le langage de
l'Etat et de ses « modernisateurs » nationaux ou étrangers pour
argent comptant. « Trop souvent, comme H. Bienen l'a fort bien
expliqué, les phénomènes politiques des nouveaux Etats furent
décrits comme si les intentions étaient des faits, comme si le verbe
s'était fait chair » (5). Cette perspective téléologique, qui tendait à
surévaluer « le pouvoir du pouvoir », a marqué non seulement et
très naturellement la démarche institutionnaliste, pour laquelle
l'Etat est l'élément constitutif du politique, mais aussi celles, certes
plus novatrices, des théoriciens du « développement politique »
qui virent les seules forces et idéologies « modernisantes » dans les
élites et les structures sociales issues de la culture occidentale.
Une telle science politique est trop élitiste et ethnocentrique pour
être à même de saisir les mécanismes sociaux et politiques dans
toute leur complexité (6). Elle correspond parfaitement à l'idéolo-
gie dominante de nos sociétés « modernes » selon laquelle toute

(4) Cf. C o u l o n (Ch.) : « S y s t è m e p o l i t i q u e e t s o c i é t é d a n s l e s E t a t s d ' A f r i q u e


n o i r e : à l a r e c h e r c h e d ' u n c a d r e c o n c e p t u e l n o u v e a u », R e v u e f r a n ç a i s e d e
s c i e n c e p o l i t i q u e , v o l . X X I I , n ° 5, 1972, p p . 1049-1073.
(5) B i e n e n (H.) : T a n z a n i a : P a r t y T r a n s f o r m a t i o n a n d E c o n o m i c D e v e l o p -
m e n t , P r i n c e t o n : P r i n c e t o n U n i v e r s i t y P r e s s , 1970, p. 5.
(6) P o u r u n e c r i t i q u e r é c e n t e d e l a s c i e n c e p o l i t i q u e a f r i c a n i s t e , v o i r l ' a r t i -
cle d e J. C o p a n s : « A c h a c u n sa p o l i t i q u e », C a h i e r s d ' é t u d e s a f r i c a i n e s ,
v o l . X V I I I , c a h i e r s 1-2, 1978, p p . 93-113.
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é v o l u t i o n et t o u t p r o g r è s d o i v e n t être impulsés et o r g a n i s é s p a r un
«centre», une «avant-garde», une «bureaucratie rationnelle».
L'analyse marxiste n'est pas toujours exempte de ces travers. Si
elle a e u l'immense mérite de souligner l'importance de la dépen-
d a n c e et des t r a n s f o r m a t i o n s q u e celle-ci i n d u i s a i t d a n s les sociétés
néo-coloniales, elle n ' a par contre pas vu que la domination n'im-
pliquait pas que les sociétés a f r i c a i n e s soient immobilisées, gelées,
arrêtent leur histoire. D'autre part, l'évolutionnisme, voire le pro-
phétisme historique d o n t le m a r x i s m e , notamment dans sa version
stalinienne, a été i m p r é g n é , a amené celui-ci à négliger l'étude des
mouvements sociaux qui ne se situaient pas dans le giron des
«classes fondamentales». Les sociétés paysannes, et plus globa-
l e m e n t t o u t le c h a m p d e ce q u e l ' o n a a p p e l é u n p e u v i t e « la tradi-
t i o n », é t a i e n t p e r ç u e s c o m m e d e s f o r c e s s t a t i q u e s et c o n s e r v a t r i c e s ,
incapables, par nature, d e p o r t e r le c h a n g e m e n t . Quant aux initia-
tives populaires q u e cette « société traditionnelle » était susceptible
de porter, notamment par les mouvements religieux, l'approche
m a r x i s t e , et cela d e p u i s la c é l è b r e é t u d e de F. E n g e l s sur la g u e r r e
des p a y s a n s en Allemagne, si e l l e r e c o n n a i s s a i t la dimension poli-
tique de tels p h é n o m è n e s , les r é d u i s a i t souvent à une sorte de lan-
gage piégé, fruit d'une « conscience f a u s s e ».
D e v a n t ces différentes versions de l ' e t h n o c e n t r i s m e sociologique,
je pense qu'il est important d'affirmer, à la suite de pionniers
comme G. B a l a n d i e r , que les élites « é c l a i r é e s » et les i n s t i t u t i o n s
centrales n'ont pas le m o n o p o l e , loin s'en faut, du changement, et
que les « sociétés traditionnelles » sont en perpétuelle mutation.
Elles sont créatrices d'histoire. L'Islam maraboutique du Sénégal
se p r é s e n t e b i e n c o m m e un champ authentiquement politique dans
lequel viennent s'investir des actions et des groupes sociaux diffé-
rents, voire antagonistes. C'est q u e le champ religieux est un lieu
de pouvoir et de résistance, d'intégration et d'autonomie. Loin de
pouvoir être considéré comme une « réserve ethnologique » ou
« a r c h a ï q u e » il e s t associé depuis des siècles à l'histoire des peu-
ples sénégalais. La colonisation et la décolonisation n'y ont rien
changé.
Cette p r o f o n d e u r historique de l'Islam au Sénégal est un point
de référence important pour qui veut comprendre sa situation
dans la période contemporaine.
L'Islam est en effet présent au Sud du Sahara depuis près de
d i x s i è c l e s . Il a f o r t e m e n t m a r q u é les m o d e s de vie des p o p u l a t i o n s
qu'il a atteintes. L'Islam d'Afrique noire n'est pas la religion im-
portée et superficielle q u e toute une littérature simpliste présente.
Il n ' e s t p a s d o u t e u x q u e l ' I s l a m s e s o i t a c c o m m o d é d e f o r m e s c u l t u -
r e l l e s et s o c i a l e s a n c i e n n e s . M a i s c e t t e a d a p t a t i o n , q u i e s t le p r o p r e
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de toutes les situations de changement, ne signifie pas que la reli-


gion nouvelle ait été absorbée par la société « animiste ». Il y a eu
dépassement, innovation. Partout où l'Islam a durablement pénétré,
il a donné naissance à une société nouvelle, à un autre style de vie,
à de nouvelles solidarités sociales. Il en est ainsi arrivé à devenir
une sorte de cadre de référence, un langage à travers lequel la
société pense, agit, se transforme.
Il convient toutefois de reconnaître que ce cadre de référence
ne s'est mis en place que très lentement, ne serait-ce que parce que
certaines sociétés sénégalaises, comme les Sérère ou les Diola, ne
se sont converties en masse à l'Islam qu'assez récemment. Pendant
des siècles l'Islam fut d'abord la religion des princes. Si les histo-
riens signalent sa présence depuis le XI siècle sur les rives du
Sénégal, notamment au Fouta-Toro, il faut attendre la fin du
XVII siècle et surtout du XVIII siècle pour que s'amorce un véri-
table mouvement populaire en faveur de l'Islam, et cela dans des
conditions politiques bien particulières. Il ne s'agit plus en effet
d'un Islam venu d'en haut, mais au contraire d'un Islam de révoltés,
lié à des protestations populaires contre les aristocrates en place.
Il s'agit donc alors d'un Islam qui exprime et canalise un mécon-
tentement social et politique et qui se retourne contre les autorités
en place, même si celles-ci s'attachent à le récupérer à leur profit.
Ce mouvement continua avec la colonisation. D'abord, bien sûr, au
niveau des conversions, au point qu'aujourd'hui on peut raisonna-
blement estimer qu'environ 85 % de la population sénégalaise est
d'obédience musulmane. Mais la religion musulmane progressa
aussi à un niveau social et politique ; car, de façon plus ou moins
sourde et implicite, elle délimita un champ social particulier rela-
tivement (peut-être faussement) autonome, relevant des initiatives
propres des sociétés indigènes, des « dominés ». Le colonisateur,
et plus tard la classe dirigeante sénégalaise, le comprirent fort bien
et c'est pourquoi ils s'efforcèrent avec tant de détermination à
amener ce champ religieux dans le giron de leur action, à l 'insti-
tutionnaliser.
Cette dimension populaire de l'Islam sénégalais tient en grande
partie aux caractères soufi, confrérique et maraboutique qui sont
les siens.
L'Islam sénégalais en effet n'a pas grand chose à voir avec
l'Islam légaliste et rigide des ulama, des docteurs de la loi. Il
existe certes au Sénégal un courant religieux de ce type, issu de la
Salafiyya et de la Wahhabiyya. Mais l'immense majorité des fidèles
ne se reconnaît guère vraiment dans cet Islam d'intellectuels. Les
musulmans sénégalais demeurent avant tout attachés au culte des
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saints, aux confréries et aux marabouts. Cet Islam là ne fait pas


principalement appel à la connaissance rationnelle, aux textes
sacrés comme tels, encore que le savoir soit prisé, mais plutôt au
cœur et au geste, aux miracles et aux « guides », aux thauma-
turges, voire aux mahdis.
L'Islam soufi, c'est bien sûr d'abord la recherche mystique des
grands initiés s'abandonnant à la contemplation et à l'ascèse ;
mais pour le fidèle ordinaire, le novice, le murid, (aspirant), c'est
surtout la croyance aux vertus charismatiques des saints, c'est
l'invasion du surnaturel dans le quotidien, c'est l'intense convi-
vialité des grands rassemblements religieux comme les pèleri-
nages, c'est l'émotion extatique des séances de chants religieux
ou de la récitation du dhikr (7), lorsque (...) « les yeux demi-clos,
le chapelet roulant lentement entre le pouce et l'index, ils invo-
quent l'être suprême, demeurent attentifs aux palpitations de leur
cœur, comme s'ils attendaient une manifestation spirituelle, un
sentiment intime susceptible de dévoiler à leurs sens la présence
de l'esprit divin... un commencement de la vision béatifique qui
inondera de lumière leur conscience... » (8).
On peut dire avec H.A.R. Gibb que la force du soufisme « repo-
se dans la satisfaction qu'il donne aux instincts religieux du peuple,
instincts qui étaient dans une certaine mesure découragés et retenus
par les enseignements abstraits et impersonnels des orthodoxes et
qui furent soulagés par l'approche religieuse plus directement per-
sonnelle et émotionnelle des soufis » (9).
Mais le succès populaire de l'Islam soufi tient aussi pour beau-
coup à la critique implicite ou explicite qu'il effectue du pouvoir et
de ses détenteurs. Parce qu'il fait du salut une affaire moins institu-
tionnelle (respect de la loi musulmane) que les ulama, parce qu'il
prône un certain détachement vis-à-vis des « fausses joies » que
procure le monde terrestre, et que donc il tend à établir une distance
(qui peut aller jusqu'à l'hégire ou à la révolte) à l'égard du pouvoir
et de sa loi, il suscite la méfiance du prince, plus enclin tout naturel-
lement à s'appuyer sur la religion plus légalitaire des savants et des
jurisconsultes musulmans. Il n'est donc pas étonnant que le sou-
fisme, comme le dit J. Chevalier, « ait inquiété théologiens, juristes,

(7) Dhikr : Invocation individuelle ou collective du nom de Dieu. Les for-


mules d'invocation peuvent varier en fonction de la confrérie ou du degré
d'initiation, m a i s commencent en général p a r le p r e m i e r membre de la S h a h a d a
(profession de foi) : « L a ilah illa A l l a h » (point de divinité excepté Dieu).
(8) Depont (O.) et Coppolani (X.) : Les confréries religieuses musulmanes,
Alger : A. Jourdan, 1897, p. 156.
(9) Gibb (H.A.R.) : Islam. A Historical Survey, Oxford University Press, 1978,
3 édition, p. 92.
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p o s s é d a n t s et p o l i c i e r s , t o u s les cuistres de la l e t t r e et t o u s les


t y r a n n e a u x d u p o u v o i r » (10).

E n A f r i q u e de l'ouest, et p l u s p a r t i c u l i è r e m e n t au Sénégal,
l ' é c h o q u ' a r e n c o n t r é et q u e r e n c o n t r e t o u j o u r s a u p r è s d u p e u -
ple l a p a r o l e des m a r a b o u t s soufis p r o v i e n t p o u r u n e b o n n e p a r t
d u fait qu'elle a exprimé, de m a n i è r e plus ou m o i n s confuse (trom-
p e u s e d i r a i e n t c e r t a i n s ) , le m a l a i s e e t l e s a s p i r a t i o n s d e s « d o m i -
n é s ». C e t I s l a m l à r e p r é s e n t e d o n c u n e c u l t u r e p o l i t i q u e p o p u l a i r e
a u t h e n t i q u e , q u e b i e n e n t e n d u la classe politique d i r i g e a n t e va tâ-
c h e r d ' i n v e s t i r afin d ' e n a n n i h i l e r les p o t e n t i a l i t é s s u b v e r s i v e s , e n
s ' a s s u r a n t la c o l l a b o r a t i o n de ces véritables chefs de c o m m u n a u t é s
q u e s o n t les m a r a b o u t s .

Ces c o m m u n a u t é s , q u e sont-elles a u j u s t e ? L o r s q u ' o n p a r l e d'


I s l a m soufi o n p e n s e s u r t o u t a u x congrégations, a u x confréries,
appelées t u r u q (sing tariqa), qui sont souvent a p p a r u e s a u x obser-
v a t e u r s c o m m e d e v é r i t a b l e s g o u v e r n e m e n t s o c c u l t e s . E l l e s se s o n t
d é v e l o p p é e s d a n s t o u t le m o n d e m u s u l m a n à p a r t i r d u X I I I s i è c l e .
Selon F.M. P a r e j a , on en c o m p t e r a i t a u j o u r d ' h u i d e u x cents envi-
r o n (11). C e r t a i n e s d ' e n t r e elles o n t p r è s d e h u i t siècles d e r r i è r e
elles et des m i l l i o n s de fidèles é p a r s à t r a v e r s p l u s i e u r s continents.
C e p e n d a n t , la p l u p a r t de ces c o n f r é r i e s n ' o n t a u c u n e o r g a n i s a t i o n
c e n t r a l i s é e et s o n t é c l a t é e s e n de m u l t i p l e s b r a n c h e s s o u v e n t i n d é -
p e n d a n t e s , voire q u e l q u e f o i s o p p o s é e s les u n e s a u x a u t r e s . A u
S é n é g a l , la p l u s a n c i e n n e de ces c o n f r é r i e s est la Q a d i r i y y a q u i
j o u a u n rôle i m p o r t a n t dans l'islamisation des populations d'Afri-
q u e a u s u d d u S a h a r a , g r â c e n o t a m m e n t a u x m a r c h a n d s et a u x
s a v a n t s de T o m b o u c t o u . A l ' h e u r e actuelle, les fidèles sénégalais
de la Q a d i r i y y a sont p a r t a g é s e n t r e p l u s i e u r s centres religieux ou
z a w i y a (12) d o n t les p r i n c i p a u x s o n t c e u x d e B o u t l i m i t et de
N i m j a t t e n M a u r i t a n i e et de N ' D i a s s a n e ( p r è s de T i v a o u a n e ) a u
Sénégal. L a p o p u l a r i t é de la Q a d i r i y y a est t o u t e f o i s en déclin. Des
r é g i o n s e n t i è r e s , c o m m e le F o u t a - T o r o , a u t r e f o i s s o u s s o n o b é d i e n c e ,
s o n t p a s s é e s p r e s q u e t o t a l e m e n t d e p u i s le s i è c l e d e r n i e r à u n e c o n -
f r é r i e p l u s d y n a m i q u e , la T i j a n i y y a . Celle-ci f u t f o n d é e à la fin d u
XVIII siècle p a r A h m e d al T i j a n i , o r i g i n a i r e d u s u d a l g é r i e n . L a
v o i e t i d j a n e f u t i n t r o d u i t e a u s u d d u f l e u v e S é n é g a l p a r les t r i b u s

(10) Chevalier (J.) : Le soufisme et la tradition islamique, Paris : Retz,


1974, p. 191.
(11) P a r e j a (F.M.) : Islamologie, Beyrouth : Imprimerie catholique, 1964.
(12) Zawiya : littéralement « a n g l e » ou « c o i n » , et par extension monas-
tère ou hospice. Ce mot désigne plus largement un centre religieux confrérique,
avec tout son complexe intellectuel, social et administratif.
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m a u r e s . Son succès a u Sénégal et a u S o u d a n v i e n t s u r t o u t de ce q u '


elle a su e x p r i m e r , m i e u x q u e la vieille Q a d i r i y y a , c o n f r é r i e établie
et c o n s e r v a t r i c e , les a s p i r a t i o n s p o p u l a i r e s face a u x classes diri-
g e a n t e s t r a d i t i o n n e l l e s et a u c o l o n i s a t e u r .
A c t u e l l e m e n t , la T i j a n i y y a s e m b l e la p l u s i m p o r t a n t e c o n f r é r i e
d u Sénégal de p a r le n o m b r e de ses a d e p t e s . Mais, c o m m e la
Q a d i r i y y a , elle se t r o u v e divisée en p l u s i e u r s g r o u p e m e n t s d o n t les
p r i n c i p a u x s o n t celui dirigé p a r les d e s c e n d a n t s d ' E l H a d j O m a r ,
p a r t i c u l i è r e m e n t bien i m p l a n t é a u p r è s d e s T o u c o u l e u r , celui de
T i v a o u a n e ( s a n s d o u t e le p r i n c i p a l c e n t r e t i d j a n e a u Sénégal), celui
de la f a m i l l e Niass à Kaolack, celui des H a ï d a r a en C a s a m a n c e et
celui, le p l u s r é c e n t , de M e d i n a G o u n a s s ( d a n s l'est du p a y s ) q u i
est en e x t e n s i o n c o n s t a n t e .
Mais il y a a u s s i a u Sénégal des c o n f r é r i e s m u s u l m a n e s locales.
L a p l u s i m p o r t a n t e est la c o n f r é r i e m o u r i d e , d o n t le f o n d a t e u r ,
A m a d o u B a m b a (1850-1924), f u t le p r i n c i p a l i n s t i g a t e u r de l ' I s l a m
en p a y s wolof a u m o m e n t de la c o l o n i s a t i o n . L a M u r i d i y y a était à
l'origine t r è s liée à la z a w i y a q a d i r de C h e i k h Sidia de B o u t l i m i t ,
m a i s elle est d e v e n u e c o m p l è t e m e n t i n d é p e n d a n t e . Elle a son p r o p r e
w i r d créé p a r son f o n d a t e u r . Au m o m e n t de l ' i n d é p e n d a n c e , on
e s t i m a i t q u e les m o u r i d e s r e p r é s e n t a i e n t p r è s de 20 % de la p o p u -
l a t i o n m u s u l m a n e . L ' a b s e n c e de s t a t i s t i q u e s c o n c e r n a n t l ' a p p a r t e -
n a n c e c o n f r é r i q u e ne p e r m e t p a s d ' a p p r é c i e r avec e x a c t i t u d e sa
s i t u a t i o n actuelle. O n p e u t c e p e n d a n t , s a n s g r a n d s r i s q u e s de se
t r o m p e r , a f f i r m e r qu'elle s'est d é v e l o p p é e de f a ç o n c o n s i d é r a b l e
a u c o u r s d e ces v i n g t d e r n i è r e s a n n é e s , a u point, d i s e n t c e r t a i n s ,
de t a l o n n e r la T i j a n i y y a . C'est q u e la M u r i d i y y a est u n e c o n f r é r i e
f o r t d y n a m i q u e et r e l a t i v e m e n t unie, m a l g r é les d i s s e n s i o n s q u i
s o n t a p p a r u e s e n t r e les s u c c e s s e u r s de C h e i k h A m a d o u B a m b a . Il
r e s t e t o u t e f o i s q u e l ' a u t o r i t é c e n t r a l e d u k h a l i f e de la c o n f r é r i e
coexiste avec des z a w i y a s locales f o r t p u i s s a n t e s , d o n t la p l u p a r t
sont d i r i g é e s p a r des p a r e n t s de celui-ci.
Enfin, d e u x a u t r e s g r o u p e s c o n f r é r i q u e s de bien m o i n d r e i m p o r -
t a n c e s o n t à signaler, celui des l a y e n n e s de la r é g i o n d u Cap-Vert,
f o n d é à la fin d u siècle d e r n i e r p a r L i m a n o u L a y e et q u i r é u n i t
q u e l q u e s d i z a i n e s de m i l l i e r s de fidèles, p r i n c i p a l e m e n t les L e b o u
de D a k a r et de ses e n v i r o n s , et les h a m a l l i s t e s , d i s s i d e n c e d e la
T i j a n i y y a , q u i s e m b l e a u j o u r d ' h u i s u r le déclin.
Les t u r u q n é a n m o i n s ne s o n t g u è r e d e s o r g a n i s a t i o n s q u i m o b i -
lisent d i r e c t e m e n t les taalibe (fidèles). Ceux-ci s o n t s u r t o u t a t t a c h é s
à la p e r s o n n e d u c h e i k h ou m a r a b o u t q u i a la m i s s i o n de l e u r m o n -
t r e r la « voie ». Cette p r é s e n c e d u « g u i d e » est t r è s t y p i q u e d e
l ' I s l a m soufi. C'est le c h e i k h q u i doit p r e n d r e e n c h a r g e le disciple
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afin d e le faire p r o g r e s s e r vers le s t a d e s u p r ê m e de la « perfec-


t i o n ». E n fait, le m a r a b o u t n ' e s t p a s s e u l e m e n t u n guide spirituel,
m a i s a u s s i u n « m a î t r e » i n t e r v e n a n t à t o u s les m o m e n t s et d a n s
t o u s les a s p e c t s de la vie q u o t i d i e n n e . D e p o n t et Coppolani ont très
b i e n r e m a r q u é cette o m n i p r é s e n c e m a r a b o u t i q u e d a n s l e u r étude
s u r l ' I s l a m en Algérie.
« Partout, et en toute circonstance, l'intervention du marabout
se fait sentir, débonnaire, capricieuse et parfois arbitraire. Elle
répond à tous les besoins, guérit tous les maux, favorise toutes les
entreprises, même les plus téméraires, donne du bonheur aux
méritants, élève les humbles à la foi robuste, protège les grands,
comme elle provoque toutes les catastrophes, occasionne les acci-
dents, fait naître les épidémies, voue aux peines éternelles les im-
purs, fait échouer les meilleurs desseins, est l'arbitre des batailles,
dirige les expéditions. De son sanctuaire, le marabout ruine le
puissant, indifférent aux choses de Dieu, voit tout, entend tout,
connaît tout ; son action se manifeste en tous lieux et dans toutes
les particularités de la vie. » (13).

Ces o b s e r v a t i o n s p e u v e n t p a r f a i t e m e n t s ' a p p l i q u e r a u Sénégal.


F. C a r r è r e et P. Holle n o t e n t de l e u r côté en 1855 q u e les m a r a b o u t s
t e n t e n t de « p e r p é t u e r à l e u r profit u n e société s é p a r é e (...) ». E t
ils a j o u t e n t :
« Ils prennent le noir à sa naissance, le suivent quand il gran-
dit, l'assistent lors de son mariage, et ne l'abandonnent que lors-
qu'ils ont confié à la terre sa dépouille mortelle. » (14).

Il f a u t d o n c p a r t i r de ce lien p e r s o n n e l é t r o i t e n t r e le c h e i k h
et son taalibe p o u r saisir l ' I s l a m sénégalais d a n s sa r é a l i t é sociale
et politique. P. M a r t y l'avait b i e n c o m p r i s l o r s q u ' i l définissait en
ces t e r m e s la r e l i g i o n des m u s u l m a n s sénégalais :
« Les noirs du Sénégal se classent d'eux-mêmes, et sans ex-
ception, sous la bannière religieuse des marabouts et ne com-
prennent l'Islam que sous la forme de l'affiliation à une voie
mystique, ou plus exactement de l'obéissance à un « serigne »
ou à un « t i e r n o » . Leur grand titre de gloire et leur profession
sont d'appartenir à un marabout. A toutes les questions, ils ré-
pondent, invariablement et d'un seul jet : « Je suis musulman
et mon marabout est un t e l » . L'un ne va pas sans l'autre. Etre
musulman c'est obéir aux ordres de son marabout et mériter
p a r ses dons et son dévouement de participer aux mérites du
Saint-Homme. » (15) (16).

(13) Depont et Coppolani, op. cit., pp. 132-133.


(14) Carrère (F.) et Holle (P.) : De la Sénégambie française, Paris : F. Didot,
1855, p. 359.
(15) Marty (P.), op. cit., t. 1, p. 8.
(16) Le terme de m a r a b o u t vient de l'arabe « r i b a t », sorte de monastère
ou d'établissement religieux et militaire. Les « m u r a b i t » étaient les occu-
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C es t e r m e s e t h y p o t h è s e s é t a n t s o m m a i r e m e n t d é f i n i s , il e s t
m a i n t e n a n t p o s s i b l e d ' e n t r e r d a n s le v i f d u s u j e t .
D a n s u n e p r e m i è r e partie, j e soulignerai la « d i s t a n c e » e x i s t a n t
e n t r e le p o u v o i r m a r a b o u t i q u e e t le p o u v o i r c e n t r a l . N o u s v e r r o n s
c o m m e n t le p o u v o i r m a r a b o u t i q u e s'est c o n s t i t u é face a u x c h a n -
g e m e n t s é c o n o m i q u e s , s o c i a u x et politiques q u ' a c o n n u s le Sénégal,
s u r t o u t à p a r t i r d u XVIII siècle. D a n s c e r t a i n s c a s les m a r a b o u t s
tenteront une véritable « reconstruction » politique, dans d'autres
ils s ' a t t a c h e r o n t p l u t ô t à f u i r d a n s u n e s o r t e d e s o c i é t é p a r a l l è l e .
Mais l'idée d ' u n c o n t r e - p o u v o i r s e r a t o u j o u r s p r é s e n t e d a n s ces
e n t r e p r i s e s . Celles-ci d o n n e r o n t n a i s s a n c e à u n e v é r i t a b l e société
m a r a b o u t i q u e q u i se p e r p é t u e j u s q u ' à n o s j o u r s d e f a ç o n f o r t
v i v a n t e . L e s m a r a b o u t s , e n effet, s e s o n t f o r t b i e n a c c o m m o d é s d ' u n e
« m o d e r n i s a t i o n » qui a laissé relativement intacte leur emprise
s u r les m a s s e s m u s u l m a n e s . Mais u n e telle é v o l u t i o n p a s s a i t néces-
s a i r e m e n t p a r l ' é t a b l i s s e m e n t d e r e l a t i o n s a v e c le p o u v o i r c e n t r a l .
Ces r e l a t i o n s f e r o n t l ' o b j e t de la d e u x i è m e p a r t i e d a n s l a q u e l l e
j ' é t u d i e r a i l ' i n t e r d é p e n d a n c e des s o c i é t é s m a r a b o u t i q u e s et d u
c e n t r e p o l i t i q u e , à l ' é p o q u e c o l o n i a l e et d e p u i s l ' i n d é p e n d a n c e .
J e m o n t r e r a i c o m m e n t les m a r a b o u t s sont d e v e n u s des i n t e r m é -
d i a i r e s d a n s le s y s t è m e p o l i t i q u e s é n é g a l a i s . M a i s j ' i n s i s t e r a i a u s s i
s u r les d i f f i c u l t é s d u p o u v o i r c e n t r a l à i n s t i t u t i o n n a l i s e r c e t t e
relation, sur la relative a u t o n o m i e de l'Islam m a r a b o u t i q u e , sur
le p o p u l i s m e q u ' i l v é h i c u l e et q u i f a i t q u ' i l d e m e u r e , s o u s c e r t a i n s
aspects, u n contre-pouvoir.

pants des « r i b a t », c o m b a t t a n t s de la foi, moines-soldats de l'Islam. Avec le


développement du soufisme, le mot « m u r a b i t » en a r r i v e r a à désigner, s u r t o u t
en Afrique du nord, les « saints » a u t o u r desquels se groupaient des commu-
nautés de fidèles (voir H.A.R. Gibb et J.H. Kramers : Shorter Encyclopedia of
Islam, Leiden : E.J. Brill, 1974, pp. 325-326.
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PREMIÈRE PARTIE

LE PHÉNOMÈNE MARABOUTIQUE
COMME RECONSTRUCTION SOCIALE
ET POLITIQUE
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L'originalité du pouvoir maraboutique tient en grande partie


aux conditions historiques qui ont marqué son développement.
La structure actuelle des « communautés » maraboutiques, leur
organisation et leur idéologie ne se comprennent que par référence
à ce passé, marqué par l'action de ces grandes figures « messiani-
ques » que furent, par exemple, El Hadj Omar ou Amadou Bamba.
Les marabouts furent les figures de proue de véritables mou-
vements sociaux qui virent le jour dans des situations de domina-
tion et de changements intenses. Ces mouvements constituent
autant de réactions et de réponses aux mutations que connurent
alors les sociétés sénégalaises. Ils doivent être vus comme des
tentatives de reconstruction sociale et politique, comme des initia-
tives populaires de bâtir d'autres sociétés ou microsociétés dans
« un temps présent détestable », comme le disait A. Bamba.
A bien des égards, les mouvements maraboutiques rappellent
ces mouvements messianiques et millénaristes qui sont le propre
« des masses déracinées et désespérées », selon l'expression de
Norman Cohn (1). Ils visent à créer de nouvelles « communautés »,
pour reprendre le langage de V. Turner, contre les « structures »
existantes. La « structure », explique V. Turner, est un ensemble
de relations s'organisant autour de réseaux, de statuts, de rôles,
d'offices. La « communauté » est un système de « relations entre
individus concrets, historiques, particuliers ». Ces individus ne
sont pas segmentés dans des rôles et des statuts, mais sont liés
entre eux par ce qu'il appelle des « identités humaines » (2). Et cet
idéal communautaire est un des thèmes typiques du soufisme :
« Toute communauté soufie constitue une fraternité indivisible :
le murid, le disciple est appelé « fils du Cheikh ». Les disciples se
considèrent entre eux comme des frères, qui s'aiment les uns les
autres pour l'amour de Dieu » (3). C'est là sans doute un modèle
idéal, jamais réalisé ; mais il représente l'idéologie propre, explicite
ou sous-jacente, de ces mouvements maraboutiques. Ceux-ci enten-
dent sortir de l'ordre existant jugé oppressif et s'ériger en « contre-

(1) Cohn (Norman) : The P u r s u i t of Millenium, New York : Harper Torch


Books, 1961, p. 31.
(2) Voir T u r n e r (V.) : The R i t u a l Process : Structure a n d Anti-Structure,
Ithaca, New York : Cornell University Press, 1969.
(3) Vitray-Meyerovitch (E. de) : Anthologie du soufisme, P a r i s : Sindbad,
1978, p. 201.
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s o c i é t é s » « q u i d é f e n d e n t o u v e r t e m e n t d ' a u t r e s v a l e u r s et p r é t e n -
d e n t i n s t a u r e r , t o u t a u m o i n s e n l e u r s e i n , u n o r d r e n o u v e a u » (4).
Mais à qui s'attaquent nos marabouts ? Pas seulement, comme
o n l ' a d i t t r o p s o u v e n t , a u p o u v o i r c o l o n i a l e n l u i - m ê m e . C es m o u -
vements ne sont pas uniquement d e n a t u r e n a t i o n a l i s t e . Ils p e u v e n t
certes exprimer une opposition à la présence é t r a n g è r e et chré-
t i e n n e , m a i s p l u s l a r g e m e n t ils manifestent un refus du pouvoir
o p p r e s s i f d ' o ù q u ' i l v i e n n e . Ils p o r t e n t en eux, i m p l i c i t e m e n t , la
m é f i a n c e e n v e r s le p r i n c e , q u i m e p a r a î t être u n trait essentiel
de la c u l t u r e politique des sociétés a n c i e n n e s de l'Afrique de
l ' o u e s t (5). P l u s q u e d e s « p r o p h è t e s n a t i o n a u x » l u t t a n t c o n t r e
l ' e n v a h i s s e u r , les m a r a b o u t s s o n t les c e n s e u r s d u p r i n c e , q u e
c e l u i - c i se p r é s e n t e s o u s les t r a i t s d u c h e f a f r i c a i n o u d e l ' a d m i n i s -
t r a t e u r e u r o p é e n ; et cette p h i l o s o p h i e p o l i t i q u e t r a d i t i o n n e l l e n e
p o u v a i t q u e s ' a c c o r d e r a v e c l ' a n t i - i n s t i t u t i o n n a l i s m e soufi d o n t
j'ai parlé plus haut. « U n roi n'est pas u n parent » aimait à dire
le p h i l o s o p h e w o l o f K o t h i e B a r m a , q u i e s t r e s t é c é l è b r e d a n s l a
t r a d i t i o n orale p o u r s'être opposé à la t y r a n n i e d u d a m e l D a w
D e m b a (XVII siècle). C'est p o u r a v o i r r e p r é s e n t é a u p r è s d e s m a s s e s
l'idéal de cette sagesse p o p u l a i r e q u e les m a r a b o u t s o n t été suivis
a v e c a u t a n t d ' e n t h o u s i a s m e . L e s m o u v e m e n t s et c o m m u n a u t é s
m a r a b o u t i q u e s s o n t d o n c le f r u i t d ' u n e é t r a n g e r e n c o n t r e e n t r e le
soufisme et la p h i l o s o p h i e politique africaine. Cette r e n c o n t r e ne
d a t e p a s de la c o l o n i s a t i o n . L ' h i s t o i r e s é n é g a l a i s e est r i c h e e n épi-
s o d e s d a n s l e s q u e l s les m a r a b o u t s o n t fait f i g u r e de c h a m p i o n s de
la liberté c o n t r e la t y r a n n i e des princes africains. Ainsi, « la g u e r r e
d e s m a r a b o u t s », à l a f i n d u X V I I s i è c l e , m i t e n j e u t o u t e u n e c o n c e p -
tion d u pouvoir, c o m m e l'a bien r e m a r q u é L a b a t :
« (...) Ils (les m a r a b o u t s ) c o m m e n c è r e n t à b l â m e r l ' e m p i r e
a b s o l u q u e les r o i s a f r i c a i n s a v a i e n t s u r l e u r s s u j e t s et l e u r s b i e n s ,
ils les t r a i t è r e n t à l a fin de t y r a n n i e , et f i r e n t c o n c e v o i r à ces
p e u p l e s q u e le p l u s g r a n d de t o u s les d i e u x é t a i t la l i b e r t é (...). » (6).

L a p é n é t r a t i o n et l a d o m i n a t i o n c o l o n i a l e s s u s c i t è r e n t de la
m ê m e façon u n élan religieux populaire, d'autant plus ample que
les c h a n g e m e n t s s o c i a u x q u ' e l l e s p r o v o q u è r e n t f u r e n t d ' u n e g r a n d e

(4) Baechler (Jean) : Les phénomènes révolutionnaires, Paris : P.U.F., 1970,


p. 71.
(5) J'ai développé cette argumentation d a n s mon étude : Le m a r a b o u t et
le prince (révolution islamique et pouvoir en Afrique occidentale), présentée
au colloque « Sacralité, pouvoir et droit en Afrique », Paris, Laboratoire d'an-
thropologie j u r i d i q u e de Paris, Université de P a r i s I, Panthéon-Sorbonne, j a n -
vier 1980, à p a r a î t r e aux éditions du C.N.R.S.
(6) L a b a t (J.B.) : Nouvelle relation de l'Afrique occidentale, Paris : Cave-
lier, 1728, t. 3, pp. 85-86.
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e n v e r g u r e . D a n s ces c o n d i t i o n s les m o u v e m e n t s i s l a m i q u e s q u i
v i r e n t le j o u r a u XIX s i è c l e e t a u d é b u t d u X X s i è c l e a u S é n é g a l
e x p r i m è r e n t , de m a n i è r e p l u s ou m o i n s confuse, u n r e f u s de l'ordre
e u r o p é e n et u n e v o l o n t é d e se d é m a r q u e r d e lui.
D a n s u n c e r t a i n n o m b r e de cas, ces m o u v e m e n t s p r i r e n t la f o r m e
d ' u n e r é s i s t a n c e a c t i v e e t a r m é e . Ce f u t n o t a m m e n t l e c a s a u F o u t a -
T o r o q u e toute u n e t r a d i t i o n i s l a m i q u e p r é p a r a i t à de telles entre-
p r i s e s . M a i s l à e n c o r e , il f a u t n o t e r q u e l e s j i h a d s s ' a t t a q u è r e n t t o u t
a u t a n t a u x hiérarchies indigènes q u ' a u pouvoir colonial. D a n s
d ' a u t r e s p a r t i e s d u S é n é g a l , et n o t a m m e n t e n p a y s w o l o f , les m e s -
s i a n i s m e s m u s u l m a n s f u r e n t de n a t u r e p l u s pacifiques. S'ils n e se
m a n i f e s t è r e n t p a s d a n s l ' e n s e m b l e de f a ç o n active d a n s la l u t t e
contre la pénétration coloniale, qui s'organisa plutôt sous la direc-
t i o n d e s c h e f s t r a d i t i o n n e l s , ils m o b i l i s è r e n t p a r c o n t r e la p o p u l a -
t i o n w o l o f u n e f o i s q u e l e p o u v o i r c o l o n i a l f u t i n s t a l l é ; e t le p h é -
n o m è n e m a r a b o u t i q u e est d a v a n t a g e lié e n p a y s w o l o f a u x t r a n s -
f o r m a t i o n s sociales et p o l i t i q u e s p r o f o n d e s d u e s à l ' i n t r o d u c t i o n
de l a c u l t u r e de l ' a r a c h i d e , à l ' u r b a n i s a t i o n et a u v i d e p o l i t i q u e
que la défaite des princes amena, q u ' à une résistance anticoloniale
à proprement parler.
Les « c o m m u n a u t é s » m a r a b o u t i q u e s actuelles sont issues de
t o u t e s ces histoires.
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CHAPITRE I

LES PROPHÈTES ARMÉS DU FOUTA-TORO

Le Fouta-Toro est situé dans le nord du Sénégal, le long des


rives du fleuve du même nom. Ses habitants, Toucouleur et Peul
principalement, ont été pendant des siècles en contact permanent
avec le monde arabe et plus particulièrement avec les Maures et
les Marocains. Il en est résulté des vagues successives d'islamisation
dont la plus ancienne remonte au XI siècle.
La tradition musulmane est en effet un des traits caractéristi-
ques de la société toucouleur, dont l'histoire est étroitement mêlée
aux vicissitudes de l'Islam dans cette partie de l'ouest africain. Il
n'est donc pas étonnant que les mouvements de cette société se
soient exprimés principalement selon un code culturel islamique.
Cela se vérifie particulièrement au moment où les Français s'ins-
tallent au Fouta. Mais le rôle de la colonisation dans l'apparition
de mouvements islamiques de type prophétique ne doit pas être
surestimé. Elle ne fit que précipiter, que souligner les problèmes
internes que connaissait alors le Fouta. Ces deux facteurs, comme
nous le verrons, sont d'ailleurs étroitement liés.

LA SOCIÉTÉ TOUCOULEUR AU MOMENT DE LA PÉNÉTRATION


FRANÇAISE

Le Fouta-Toro avait connu à la fin du XVIII siècle une grande


révolution musulmane qui avait donné une nouvelle vigueur au
pays toucouleur. Cependant, cette poussée réformatrice s'essouffla
rapidement, de telle sorte que le régime en place ne put faire face
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efficacement au défit colonial. Dès lors, comme cela se produit sou-


vent dans les sociétés bloquées et divisées par des luttes intestines,
la solution aux contradictions sociales et aux pressions extérieures
émergea sous la forme de mouvements prophétiques.

A) La révolution tooroodo

La révolution des « pieux musulmans », les tooroBe (sing too-


roodo), s'était faite contre le régime peul denyanke. Celui-ci était
jugé antireligieux par les tooroBe. En réalité, les denyanke n'étaient
guère « païens » comme le prétendaient les tooroBe, mais leur Islam
était plus un « Islam de cour » qu'un Islam militant. Il s'accommo-
dait, en outre, du maintien de croyances ancestrales. A y regarder
de plus près, la faiblesse ou la faillite religieuse du régime ne fut
pas la raison principale du soulèvement qui porta les « vrais musul-
mans » au pouvoir. La révolution tooroodo fut surtout la réponse
à la tyrannie d'un régime qui faisait le jeu des chefs maures et
marocains et notamment des razzias qu'ils effectuaient pour obtenir
des esclaves. Les denyanke ne protégeaient plus leurs sujets, mais
profitaient au contraire des incursions étrangères ; ils apparaissaient
comme des « collaborateurs ». On leur reprochait aussi de ne rien
faire pour s'opposer au commerce des esclaves auquel s'adonnaient
les Européens. De plus, l'instabilité politique chronique du régime,
ainsi que les misères provoquées par plusieurs années de sécheresse,
précipitèrent la chute des denyanke.
La révolution musulmane fut donc avant tout la révolte des
opprimés et des « sans pouvoirs ». Il est d'ailleurs significatif que
les tooroBe fussent qualifiés de « fils de crève-la-faim mendiants »
par les dirigeants peul (1).
C'est donc à tous ces maux que voulurent s'attaquer l'instiga-
teur du mouvement, Souleymane Bâl, et son successeur, Abdul
Kader, qui prit le titre d'almami (2). A l'oppression et à la tyrannie,
ils entendaient substituer une morale et un ordre politique nouveaux
basés sur la sharia. Mais cette loi musulmane nouvelle, notamment
dans ses modalités politiques, ne sera pas sans rappeler le vieux
fond culturel traditionnel qui voulait que le chef soit contrôlé
dans tous ses actes. L'image idéale de l'iman, de l'almami, est donc

(1) Cf. A b b a s S o h ( S i r é ) : L e s c h r o n i q u e s d u F o u t a s é n é g a l a i s , P a r i s : E .
L e r o u x , 1913, p. 144.
(2) A l m a n i v i e n t d e a l - i m a m , c h e f d e p r i è r e e t p l u s l a r g e m e n t de l a c o m -
m u n a u t é des croyants.
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en complète opposition avec la réalité du pouvoir des derniers


denyanke. Les qualités requises pour assumer ces fonctions sont
a u t a n t de g a r a n t i e s c o n t r e l ' a b s o l u t i s m e et la t y r a n n i e . L e l e a d e r de
la révolution tooroodo, S o u l e y m a n e Bâl, se serait adressé en ces
termes à l'assemblée des m u s u l m a n s :

« Je vous r e c o m m a n d e de vous c o n f o r m e r aux d i r e c t i v e s sui-


vantes p o u r élire u n iman :
— C h o i s i s s e z u n h o m m e s a v a n t , p i e u x et h o n n ê t e , q u i n ' a c c a p a r e
p a s les r i c h e s s e s d e ce b a s m o n d e p o u r s o n profit p e r s o n n e l
ou p o u r celui de ses enfants ;
— Détrônez tout iman dont vous voyez la f o r t u n e s'accroître et
confisquez l ' e n s e m b l e de ses biens ;
— Combattez-le et e x p u l s e z - l e s'il s ' e n t ê t e ;
— Veillez à ce que l'imanat ne soit pas t r a n s f o r m é en u n e r o y a u t é
h é r é d i t a i r e o ù s e u l s l e s fils s u c c è d e n t à l e u r p è r e ;
— L'iman peut être choisi dans n'importe quelle tribu ;
— C h o i s i s s e z t o u j o u r s u n h o m m e s é r i e u x et t r a v a i l l e u r ;
— F o n d e z - v o u s t o u j o u r s s u r le c r i t è r e de l'aptitude. » (3).

Le pouvoir des tooroBe évolua finalement vers une sorte « d'oli-


g a r c h i e t h é o c r a t i q u e », c o m m e l ' é c r i t G. M o l l i e n e n 1920 ; m a i s cet
a u t e u r a j o u t e j u s t e m e n t q u e m a l g r é cela, a u F o u t a , le p e u p l e e x e r c e
une grande influence (4). L'almami était choisi par un collège de
grands électeurs (JaggorDe). Son pouvoir n'avait rien de celui d'un
m o n a r q u e a u t o r i t a i r e ; à l a m o i n d r e b é v u e , o u d è s q u e le p a y s é t a i t
en état de crise, il é t a i t impitoyablement renvoyé. En 114 ans de
régime tooroodo la fonction d'almami fut remplie cinquante trois
fois, et très souvent le choix des grands électeurs se p o r t a i t plus
volontiers vers un personnage insignifiant que vers un individu
apte à exercer un leadership fort. L'absence de capitale adminis-
t r a t i v e et le r e f u s de mettre sur pied une armée permanente sont
aussi très significatifs de cette volonté d'établir des garde-fous contre
t o u t d a n g e r d e c e n t r a l i s a t i o n d u p o u v o i r p o l i t i q u e ; e t si l e s t o o r o B e
n ' o n t p a s é r i g é a u F o u t a - T o r o u n r é g i m e f o r t et c e n t r a l i s é , ce n ' e s t
pas, c o m m e le suggère D. Robinson, parce qu'ils ne l'ont pas pu,

mais surtout parce qu'ils ne l'ont pas voulu (5).

(3) D'après u n texte arabe de Cheikh Moussa Camara, cité par E.H. Rawane
M'Baye : L'Islam au Sénégal, thèse de doctorat de 3 cycle, Faculté des lettres
et des sciences h u m a i n e s de Dakar, 1978, p. 153.
(4) Mollien (G.) : Voyage dans l'intérieur de l'Afrique, Paris : Imprimerie
Vve Courcier, 1820, t. 1, p. 278.
(5) Robinson (D.) : Chiefs a n d Clerics. Abdul Bokar Kan a n d F u t a Toro
1853-1891, Oxford : Clarendon Press, 1975, p. 18.
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B) C l i v a g e s s o c i a u x e t r a p p o r t s d e d o m i n a t i o n

C e t t e « d é m o c r a t i e » p o l i t i q u e n ' e m p ê c h a c e p e n d a n t p a s le r é -
g i m e t o o r o o d o de d e v e n i r s y n o n y m e d ' i n é g a l i t é et de d o m i n a t i o n .
Il e s t s i g n i f i c a t i f q u ' à l ' o r i g i n e l e s t o o r o B e s e r e c r u t a i e n t d a n s l e s
c o u c h e s les p l u s d i v e r s e s de la p o p u l a t i o n et n e c o n s t i t u a i e n t p a s
un groupe fermé. On appelait tooroodo tout m u s u l m a n fervent.
C e p e n d a n t , « a s s e z vite, c o m m e l'écrit P. D i a g n e , l ' é l a n r é f o r m a t e u r
r é s o r b é s'efface d e v a n t la l u t t e p o u r l ' a c c a p a r e m e n t de l ' a p p a r e i l
p o l i t i q u e e t d e s p r i v i l è g e s » (6). « L e r é g i m e d e l ' a l m a m i a t d u
F o u t a - T o r o s'est r a p i d e m e n t m u é en u n r é g i m e d'exploitation cons-
c i e n t e » (7). N o n s e u l e m e n t l e s t o o r o B e , c a t é g o r i e s o c i a l e il e s t v r a i
fort n o m b r e u s e , finirent-ils p a r f o r m e r u n e véritable caste, mais,
p l u s i m p o r t a n t e n c o r e , a u s e i n d e ce g r o u p e t o o r o o d o s e d é g a g e a
u n e p e t i t e m i n o r i t é q u i p e u à p e u m o n o p o l i s a p o u v o i r et r i c h e s s e .
L'Islam, qui avait été à l'origine l'idéologie mobilisatrice du
m o u v e m e n t de S o u l e y m a n e Bâl, d e v i n t la s i m p l e j u s t i f i c a t i o n d u
s y s t è m e social et p o l i t i q u e d o m i n a n t . L e s « g r a n d e s f a m i l l e s » too-
roBe firent appel p o u r légitimer leurs p o u v o i r et privilèges à leur
« m i s s i o n h i s t o r i q u e » ( l ' i s l a m i s a t i o n d u F o u t a ) et à l e u r m a î t r i s e
des sciences religieuses. S o u v e n t aussi, ces élites d i r i g e a n t e s , afin
d ' a s s e o i r l e u r a u t o r i t é s u r u n e b a s e r e l i g i e u s e et h i s t o r i q u e p l u s
s û r e , s ' a p p l i q u a i e n t à se t r o u v e r u n e o r i g i n e a r a b e et f a i s a i e n t
m ê m e r e m o n t e r l e u r g é n é a l o g i e a u P r o p h è t e ou à ses c o m p a g n o n s .
T o u t u n s y s t è m e de c r o y a n c e s et de r e p r é s e n t a t i o n s t e n d a i t d o n c
à m a r q u e r la s u p r é m a t i e sociale ( b u r a l ) d e s g r o u p e s d o m i n a n t s et
sa r e p r o d u c t i o n . Cet a r s e n a l i d é o l o g i q u e et s y m b o l i q u e p e r m e t t a i t
à l'oligarchie tooroodo de d é t o u r n e r à son profit certaines institu-
t i o n s m u s u l m a n e s c o m m e l ' a s s a k a l (le z a k a t a r a b e , d î m e d e s t i n é e
en principe à être redistribuée a u x nécessiteux) (8) et les t e r r e s
bayti (en p r i n c i p e t e r r e s de la c o m m u n a u t é ) .
Enfin, ces « g r a n d e s f a m i l l e s » t r o u v a i e n t d a n s l ' a p p a r t e n a n c e
à la Q a d i r i y y a , c o n f r é r i e t r è s h i é r a r c h i s é e à l a q u e l l e a p p a r t e n a i t
à l'époque, p l u s ou m o i n s d i r e c t e m e n t , la m a j o r i t é de la p o p u l a t i o n
toucouleur, un moyen supplémentaire d'assurer leur hégémonie.

(6) Diagne (P.) : P o u v o i r politique traditionnel en Afrique occidentale,


Paris : Présence africaine, 1967, p. 202.
(7) Ibid., p. 214.
(8) Sur l'idéologie et la p r a t i q u e du système de d o m i n a t i o n de l'oligarchie
tooroodo, je renvoie le lecteur à mon étude : « Pouvoir oligarchique et m u t a -
tions sociales et politiques au Fouta-Toro », in Balans (J.L.), Coulon (Ch.),
Gastellu (J.M.) : Autonomie locale et intégration nationale au Sénégal, P a r i s :
Pedone, 1975, pp. 22-80.
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Cette domination de l'oligarchie toucouleur apparaît nettement


dans l'appropriation des terres qui, comme dans toute société
paysanne, était un élément déterminant du pouvoir.
Les terres les plus fertiles de la région, en particulier celles
qui se trouvent en bordure du fleuve Sénégal (appelées terres
waalo) ont été de tout temps les plus convoitées et attribuées par
les souverains du Fouta en guise de récompense à ceux qui leur
apportaient leur appui.
Les souverains denyanke, et notamment le satigui N'Diaye,
qui régna au début du XVIII siècle, avaient fait d'importantes do-
nations à certaines familles influentes, moyennant un cadeau
(madodi) et un tribut annuel. Les almamis pratiquèrent la même
politique. Abdoul Kader, le premier almami, divisa le pays en
vastes domaines qu'il confia à ses plus fidèles lieutenants et confir-
ma dans leurs possessions les familles denyanke qui avaient accepté
de se soumettre à son autorité.
Ainsi, les grandes familles tooroBe, « maîtres de la terre », per-
cevaient sur la masse des cultivateurs des redevances importantes
comme l'assakal, le ndioldi (droit annuel de culture) ou le tiottigu
(droit d'héritage du droit de culture).
Les cultivateurs qui ne bénéficiaient pas d'un droit de culture
permanent pouvaient louer des terres. C'était le cas notamment des
terres en rempetien ; mais ce système coûtait fort cher puisque
le « locataire » devait donner la moitié de la récolte au « maître
de la terre » ou au titulaire du droit de culture.
Il est donc clair que l'organisation sociale toucouleur reposait
sur la domination d'un groupe privilégié, détenteur à la fois du
pouvoir politique et des moyens de production. On a décrit et
analysé la strucure sociale toucouleur à partir de la division en
ordre souvent appelés castes (9) ; mais la hiérarchie des castes
ne nous semble pas la clé de voûte du système. Selon nous, le cli-
vage fondamental est celui qui différencie les « grandes familles »
de la masse de la population. Si la quasi totalité des « grandes
familles » était tooroBe l'immense majorité de ceux-ci, malgré leur
statut social élevé, ne participait pas à l'exercice du pouvoir et
n'était guère plus riche que les membres des ordres inférieurs.

(9) Les principaux ordres sont :


— les tooroBe : nobles.
— les rimBe : h o m m e s libres p a r m i lesquels on distingue les seBBe
(guerriers), les j a a w a m B e (courtisans), les subalBe (pêcheurs).
— les nyeenyBe : artisans, comme les walilBe (forgerons) ou les awluBe
(griots).
— les maccuBe : esclaves.
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SÉRIE

AFRIQUE NOIRE
1. Etudes d'économie africaine
(Y. PEHAUT et J.M. FONSEGRIVE)

2. Les décolonisations est-africaines


(Cl. HORRUT)

3. L'Administration publique du Zaïre


(MPINGA KASENDA)

4. Cinéma et développement en Afrique noire francophone


(P. POMMIER)

5. Autonomie locale et intégration nationale au Sénégal


(Jean-Louis BALANS, Christian COULON, Jean-Marc GASTELLU)

6. L'Etat et le développement économique de la Côte d'Ivoire


(J. DUTHEIL de la ROCHÈRE) (épuisé)

7. Les systèmes constitutionnels en Afrique noire : Les Etats


francophones
(D.G. LAVROFF)

8. Aux urnes l'Afrique ! Elections et pouvoirs en Afrique noire


(C.E.A.N. et C.E.R.I.)

9. Les entreprises publiques en Afrique noire


I. Sénégal - Mali - Madagascar.

10. La politique africaine du général de Gaulle


1958-1969
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