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V5.M
5
1752 (1
)
LE

MICROMEGAS

de

Mr. DE VOLTAIRE,

Avec

UNE HISTOIRE DES CROISADES

&

UN NOUVEAU PLAN
DE L'HISTOIRE DE L'ESPRIT HUMAIN.

PAR LE MEME.

A LONDRES,
Imprimé pour J. ROBINSON dans Ludgate
Street, et W. MEYER dans May's
Buildings, M.DCC.LII.
OR

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UNIVERSITY ON
2.JAN 1956
OF OXFORD

LIBRARY
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Mudd

MICROMÉGAS .

CHAPITRE PREMIER.

Voyage d'un Habitant du monde de


l'Etoile Sirius dans le Globe
1 de Saturne.

ans une de ces Planétes qui tour


nent autour de l'Etoile nommée
D
Sirius, il y avoir un jeune homme
de beaucoup d'efprit, que j'ai eu l'hon
neur de connoître dans le dernier voyage
qu'il fit fur notre petite Fourmiliére. Il
s'appelloit Micromégas, nom qui con
vient fort à tous le Grands. Il avoit
huit lieues de haut : j'entens par huit
A 2 lieues
2 MICROMEGAS

lieues vingtquatre mille pas géometriques 6


de cinq pieds chacun.
Quelques Géométres, gens toujours A
utiles au Public, prendront fur le Champ
la Plume, & trouveront que puifque
M. Micromégas, habitant du pays de
Sirius, a de la tête aux pieds vingt
quatre mille pas, qui font cent vingt
mille pieds de Roi, & que nous autres
citoyens de la Terre, nous n'avons
gueres que cinq piés, & que notre Glo
be a neuf mille lieues de tour ; ils trou
veront, dis - je, qu'il faut abfolument
que le Globe qui l'a produit ait juſte
vingt- un millions fix cens mille fois
plus de circonference que notre petite
Terre. Rien n'eft plus fimple & plus
ordinaire dans la nature. Les Etats de
quelques Souverains d'Allemagne ou
d'Italie, dont on peut faire le tour en
une demi-heure, comparés à l'Empire
de Turquie, de Mofcovie ou de la
Chinc, ne font qu'une très-foible ima
ge des prodigieufes différences que la
nature a mifes dans tous les êtres . La
taille de fon excellence étant de la hau
teur que j'ai dite, tous nos fculpteurs,
&
CHAPITRE I. 3.
& tous nos Peintres conviendront fans
peine que fa ceinture peut avoir cinquante
mille piés de Roi de tour ; ce qui fait
une très-jolie proportion.
Son nez étant le tiers de fon vifage,
& fon beau vifage étant la feptiéme par
tie de la hauteur de fon beau corps, il
faut avouer que le nez du Sirien a fix
mille trois cens trente- trois piés de Roi
plus une fraction , ce qui étoit à dé
montrer. Quant à fon efprit, c'eft un
des plus cultivés que nous ayons ; il
fçait beaucoup de chofes ; il en a in
venté quelques-unes ; il n'avoit pas en
core deux cent cinquante ans, & il étu
dioit felon la coutume au collége le
plus célébre de fa Planéte, lorsqu'il de
vina par la force de fon efprit plus de
cinquante propofitions d'Euclide ; c'eft
dix-huit de plus que Blaife Pafcal, lequel
après en avoir devîné trente- deux en ſe
jouant, à ce que dit fa fœur, aima mieux
depuis être un affez médiocre Métaphy
ficien qu'un grand Géométre. Vers les
quatre cens cinquante ans, au fortir de
T'enfance, il difféqua beaucoup de ces
petits infectes qui n'ont pas cent piés de
A 3 dia
4 MICROMEGAS

diamétre, & qui fe dérobent aux mi


croſcopes ordinaires . Il en compofa
un livre fort curieux mais qui lui fit
quelques affaires. Le Muphti de fon
pays grand-vieillard & fort ignorant,
trouva dans fon Livre des propofitions
fufpectes, mal fonantes, téméraires,
hérétiques, fentant l'héréfie, & le pour
fuivit vivement ; il s'agiffoit de fçavoir
fi la forme fubftantielle des puces de Si
rius étoit de même nature que celle des
colimaçons.

Micromégas fe défendit avec eſprit ;


il mit les femmes de fon côté le procès
dura deux cens vingt ans. Enfin le
Muphti fit condamner le Livre par des
Jurifconfultes qui ne l'avoient pas lû, &
l'Auteur eut ordre de ne paroitre à la
Cour de huit cens années.

Il ne fut que médiocrement affligé


d'être banni d'une Cour qui n'étoit rem
plie que de tracafferies & de petiteffes,
il fit une chanfon fort plaifante contre
le Muphti, dont celui - ci ne s'embaraffa
guères, & il fe mit à voyager de Planéte
en Planéte pour achever de fe former
l'efprit
CHAPITRE I. 5
Pefprit & le cœur, comme l'on dit. Ceux
qui ne voyagent qu'en chaife de pofte
ou en berline, feront fans doute étonnés
des équipages de la haut : car nous au
tres fur notre petit tas de boue, nous ne
concevons rien au-delà de nos ufages :
notre Voyageur connoiffoit merveilleu
fement les Loix de la gravitation &
toutes les forces attractives & répulfi
ves. Il s'en fervoit fi à propos, que
tantôt à l'aide d'un rayon du Soliel, tan
tôt par la commodité d'une Cométe,
il alloit de Globe en Globe, lui & les
fiens, comme un oiſeau voltige de bran
che en branche ; il parcourt la voie
lactée en peu de tems, & je fuis obli
gé d'avouer qu'il ne vit jamais à tra
vers les étoiles, dont on la croit femée,
ce beau Ciel empiré que l'illuftre vicai
re Derham fe vante d'avoir vû au bout
de la Lunette. Ce n'eft pas que je pré
tende que M. Derham ait mal vû , à
Dieu ne plaiſe ; mais Micromégas étoit
fur les lieux, c'eſt un bon obfervateur,
& je ne veux contredire perfonne. Mi
cromégas après avoir bien tourné, arri
va dans le Globe de Saturne. Quelque
I ac
6 MICROMEGAS

accoutumé qu'il fût a voir des chofes


nouvelles, il ne put d'abord fe défendre
de ce fourire de fupériorité qui échap
pe quelquefois aux plus fages, en voyant
la petiteffe du Globe & de fes habitans ;
car enfin Saturne n'eft guères que neuf
cens fois plus gros que la Terre ; &
les Citoyens de ce pays là font des nains
qui n'ont que mille toifes de haut ou
environ ; il s'en moqua un peu d'abord
avec fes gens, à-peu-près comme un
Muficien Italien fe met à rire de la Mu
fique de Lully, quand il vient en Fran
ce. Mais comme le Sirien avoit un
bon efprit, il comprit bien vite qu'un
étre penfant peut fort bien n'être pas ri
dicule pour n'avoir que fix mille piés
de haut ; il fe familiarifa avec les Satur
niens, après les avoir étonnés . Il lia
une étroite amitié avec le Secretaire de
l'Académie de Saturne, homme de beau
coup d'efprit qui n'avoit à la vérité rien
inventé, mais qui rendoit un fort bon
compte des inventions des autres, & qui
faifoit paffablement de petits vers & de
grands calculs. Je rapporterai ici pour
la fatisfaction des Lecteurs une conver
fation
CHAPITRE II. "
fation finguliére que Micromégas eut un
Jour avec M. le Secretaire.

CHAPITRE II.

Converfation de Micromégas avec


l'Habitant de Saturne.

Après que fon Excellence fe fût cou


chée, & que le Secrétaire fe fût
approché de fon viſage ; il faut avouer,
dit Micromégas, que la nature eft bien
variée. Oui, dit le Saturnien, la na
ture eft comme un parterre dont les
fleurs. .... Ah ! dit l'autre, laiffez là
votre parterre ; elle eft, reprit le Se
crétaire, comme une affemblée de Blon
des & de Brunes dont les parures . . . .
Et qu'ai-je affaire de vos Brunes, dit
l'autre elle eſt donc comme une ga
lerie de peinture dont les traits. . . . . Et
non, dit le voyageur, encore une fois
la nature eft comme la nature. Pour
quoi lui chercher des comparaifons ?
Pour vous plaire, répondit le Secrétaire.
Je ne veux point qu'on me plaife, dit
le
8 . MICROMEGAS
le voyageur, je veux qu'on m'inftruiſe :
commencez d'abord par me dire com
bien les hommes de votre Globe ont de
fens. Nous en avons foixante & dou
ze, dit l'Académicien , & nous nous
plaignons tous les jours du peu, notre
imagination va au-delà de nos befoins ;
nous trouvons qu'avec nos foixante
& douze fens, notre anneau, nos cinq
lunes, nous fommes trop bornés ; &
malgré toute notre curiofité & le nom
bre affez grand de Paffions qui refultent
de nos foixante & douze fens, nous,
avons tout le tems de nous ennuyer . Je
le crois bien, dit Micromégas ; car dans
notre Globe nous avons près de mille
fens, & il nous refte encore je ne ſçai
quel défir vague, je ne fçai quelle in
quiétude qui nous avertit fans ceffe que
nous fommes peu de chofe, & qu'il y
a des êtres beaucoup plus parfaits .
J'ai un peu voyagé, j'ai vû des mortels
fort au-deffous de nous ; j'en ai vû de
fort fupérieurs , mas je n'en ai vû au
cuns qui n'ayent plus de défirs que de
vrais befoins & plus de befoins que de
fatisfactions. J'arriverai peut-être un
jour
CHAPITRE II.:

jour au pays ou il ne manque rien ;


mais jusques à préfent perfonne ne m'a
donné des nouvelles pofitives de ce
pays- là. Le Saturnien & le Sirien s'é
puiférent alors en conjectures ; mais.
après beaucoup de raifonnemens fort
ingénieux & fort incertains, il en fallut
revenir aux faits. Combien de tems
vivez-vous, dit le Sirien? Ah ! bien peu,.
repliqua le petit homme de Saturne.
C'est tout comme chez nous, dit le Si
rien, nous nous plaignons toujours du 3
peu. Il faut que ce foit une loi univer
felle de la nature. Hélas ! nous ne vi
vons, dit le Saturnien, que cinq cens :
grandes révolutions de Soleil. ( Gela
revient à quinze mille ans environ, à
compter à notre maniere) Vous voyez
bien, que c'eft mourir presque au mo
ment ou l'on eft né. Notre exiſtence
eft un point; notre durée un inſtant ;
notre globe un atôme. A peine a-t-on
commencé à s'inftruire un peu, que la
mort arrive, avant qu'on ait l'expérien
ce; pour moi je n'ofe faire aucuns pro
jets ; je me trouve comme une goute
d'eau dans une Océan immenfe. Je
fuis
10 MICROMEGAS
fuis honteux fur-tout devant vous de
la figure ridicule que je fais dans ce
monde.
Micromégas lui répartit: Si vous n'e
tiez pas Philofophe, je craindrois de
vous affliger en vous apprenant que no
tre vie eft fept cens fois plus longue que
la vôtre ; mais vous fçavez trop bien que
quand il faut rendre fon corps aux élé
mens & ranimer la nature fous une t

autre forme, ce qui s'appelle mourir,


quand ce moment de métamorphofe eft
venu, avoir vécu une éternité, ou avoir
vécu un Jour, c'eft précisément la mê
me chofe. J'ai été dans des pays ou
l'on vit mille fois plus long-tems que
chez moi, & j'ai trouvé qu'on y mur
muroit encore. Mais il y a partout des
gens de bon fens qui fçavent prendre
leur parti, & remercier l'Auteur de la
Nature. Il a répandu fur cet Univers'
une profufion de variétés avec une eſpé
ce d'uniformité admirable. Par exem
ple, tous les êtres penfans font diffé
rens, & tous ſe reffemblent au fond par
le don de la penfée & des défirs ; la
matiére eft par- tout étendue, mais elle
.....
CHAPITRE II. 11

a dans chaque globe des propriétés di


verfes ; combien comptez vous de ces
propriétés principales dans votre ma
tiére ?
Si vous parlez de ces propriétés,
dit le Saturnien, fans lefquelles nous
croyons que ce globe ne pourroit ſub
fifter tel qu'il eft, nous en comptons
trois cens ; comme l'étendue, l'impéné
trabilité, la mobilité, la gravition, la
divifibilité & le refte. Apparement,
répliqua le voyageur, que ce petit nom
bre fuffit aux vûes que le Créateur avoit
fur votre petite habitation. J'admire
en tout fa fageffe ; je vois partout des
différences, mais auffi par- tout des pro
portions ; votre Globe eft petit, vos
habitans le font auffi ; vous avez peu de
fenfations, votre matiére a peu de pro
priétés ; tout cela eft l'ouvrage de la
Providence. De quelle couleur eft vo
tre Soleil bien examiné ? d'un blanc fort
jaunâtre, dit le Saturnien ; & quand
nous divifons un de fes rayons, nous
trouvons qu'il contient fept couleurs .
Notre Soleil tire fur le rouge, dit le Si
rien, & nous avons trente-neuf couleurs
B pri
12 MICROMEGAS

primitives. Il n'y a pas un Soleil parmi


tous ceux dont j'ai approché qui fe ref
femble, comme chez vous, il n'y a pas
un vifage qui ne foit différent de tous
les autres.
Après plufieurs queftions de cette na
ture, ils s'informa combien de fubftances
effentiellement différentes on comptoit
dans Saturne ; il apprit qu'on n'en comp
toit qu'une trentaine, comme Dieu,
l'efpace, la matiére, les êtres étendus qui.
fentent, les êtres étendus qui ſentent &
qui penfent, les êtres penfans qui n'ont
point d'étendue, ceux qui fe pénétrent,
ceux qui ne fe pénétrent pas, & le refte.
Le Sirien chez qui on en comptoit trois
cens, & qui en avoit découvert trois
mille autres dans fes voyages, étonna
prodigieufement le Philofophe de Sa
turne. Enfin, après s'être communiqué
l'un & l'autre ce qu'ils fçavoient, : &
même ce qu'ils ne fçavoient pas, après
avoir raifonné pendant une révolution
du Soleil, ils refolurent de faire enfemble
un petit voyage philofophique.

CHA
CHAPITRE III. 13

CHAPITRE III.

Voyage des deux Habitans de


l'autre monde.

OS deux philofophes étoient prêts


Nos à s'embarquer pour l'Atmoſphere
de Saturne, avec une fort jolie provi
fion d'inftrumens mathématiques, lorf
que la Maitreffe du Saturnien qui en
eut des nouvelles vint en larmes faire
fes remontrances ; c'étoit une jolie pe
tite brune qui n'avoit que fix cens foi
xante toifes, mais qui réparoit par bien
des agrémens la petiteffe de fa taille.
Ah ! cruel, s'écria-t-elle, apres t'avoir
réfifté quinze cens ans, lorfqu'enfin je
commençois à me rendre, quand j'ai
à peine paffé deux cens ans entre tes
bras, tu me quittes pour aller voyager
avec un Géant d'un autre monde ; va
tu n'es qu'un curieux, tu n'as jamais
eu d'amour ; fi tu étois un vrai Satur
nien, tu ferois fidéle : où vas- tu coutir ?
que veux-tu ? nos cinq lunes font moins
B2 errantes
1
14 MICROMEGAS

errantes que toi ; notre anneau eft moins


changeant, voilà qui eft fait, je n'aimerai
jamais plus perfonne. Le philofophe
l'embraffa, pleura avec elle, tout philo
fophe qu'il étoit ; & la Dame, après +%
s'être pâmée, alla fe confoler avec un
petit Maître du pays.
Cependant nos deux curieux parti
rent ; ils fauterent d'abord fur l'anneau,
qu'ils trouvérent affez plat, comme l'a
fort bien deviné un illuftre Habitant de
notre petit Globe : de-là ils allérent aifé
ment de Lune en Lune, une Cométe
paffoit tout auprès de la derniére ; ils
s'élancérent fur elle avec leurs domef
tiques, & leurs inftruments. Quand ils
eurent fait environ cent cinquante mil
lions de lieues, ils rencontrérent les Sa
tellites de Jupiter. Ils pafférent dans Ju
piter même, & y reftérent une année pen
dant laquelle ils apprirent de fort beaux
fecrets qui feroient actuellement fous
preffe fans Meffieurs les Inquifiteurs qui
ont trouvé quelques propofitions un peu
dures. Mai j'en ai là le Manufcrit dans.
la bibliothéque de l'illuftre Archevêque
de ... qui m'a laiffé voir fes Livres avec
cette
CHAPITRE III. 15
cette générofité & cette bonté qu'on ne
ſçauroit affez louer. Auffi je lui pro
mets un long article dans la premiére
édition qu'on fera du Moréri , & je
n'oublierai pas fur-tout Meffieurs fes en
fans qui donnent une fi grande eſpérance
de perpétuer la race de leur illuftre pere ;
mais revenons à nos Voyageurs.
En fortant de Jupiter ils traverférent
un espace d'environ cent millions de
lieues, & ils côtoyérent la Planéte de
Mars, qui, comme on fçait, eft cinq
fois plus petite, que notre petit Globe ;
ils virent deux Lunes qui fervent à cette
Planéte, & qui ont echappe, aux regards
de nos Aftronomes. Je fçais bien que
le Pere Caftel écrira, & même affez
plaifamment, contre l'exiftence de ces
deux Lunes ; mais je m'en rapporte à
ceux, qui raifonnent par Analogie. Ces
bons philofophes-là fçavent, combien il
feroit difficilè, que Mars, qui eft fi toin
du foleil, fe paffàt à moins de deux lu
nes. Quoi qu'il en foit, nos gens trou
vérent cela fi petit, qu'ils craignirent,
de n'y pas trouver de quoi coucher ; ils
pafférent leur chemin comme deux
B3 Voy
16 MICROMEGAS

Voyageurs qui dédaignent un mauvais


Cabaret de village, & pouffent jufqu'à la
ville voifine. Mais le Sirien & fon Com
pagnon s'en repentirent bientôt ; ils
allérent longtems, & ne trouvérent rien.
Enfin ils apperçurent une petite lueur :
c'étoit la Terre. Cela fit pitié à des gens
qui venoient de Jupiter ; cependant de
peur de fe repentir une feconde fois, ils
réfolurent de débarquer. Ils pafférent fur
la queue de la Cométe, & trouvant une
Aurore Boréale, qui étoit toute prête, ils
fe mirent dedans & arrivérent à Terre
fur le bord feptentrional de la Mer Bal
tique le cinq Juillet 1737. nouveau
ftyle.

CHAPITRE IV.

Ce qui leur arrive fur le Globe


de la Terre.

Près s'être repofé quelque tems, ils


Α' voulurent reconnoître le petit pays,
où ils étoient ; ils allérent d'abord du
Nord au Sud ; les pas ordinaires du Si
rien
CHAPITRE IV. 17

rien & de fes gens étoient d'environ


trente mille piés de Roi : le Nain de
Saturne, dont la taille n'étoit que de
mille toifes, fuivoit de loin en haletant ;
or il falloit qu'il fit environ douze pas,
quand l'autre faifoit une enjambée ; fi
gurez-vous, (s'il eft permis de faire de
telles comparaiſons, ) un très-petit chien
de manchon, qui fuivroit un Capitaine
des Gardes du Roi de Pruffe.
Comme ces Etrangers-la vont affez
vîte, ils eurent fait le tour du Globe en
trente-fix heures ; le foleil à la vérité,
ou plutôt la Terre, fait un pareil voya
ge en une journée ; mais il faut fonger
qu'on va bien plus à fon aife, quand
on tourne fur fon axe, que quand on
marche fur fes piés. Les voilà donc
revenus d'où ils étoient partis, après
avoir vû cette mare prefqu'imperceptible
pour eux, qu'on nomme la Méditerra
née, & cet autre petit étang qui fous le
nom du grand Océan entoure la Taupi
niére. Le Nain n'en avoit eu jamais
juſqu'à mi-jambe, & à peine l'autre
avoit-il mouillé fon talon ; ils firent tout
ce qu'ils purent en allant & en revenant
I deflus
18 MICROMEGAS
deffus & deffous, pour tâcher d'apper
cevoir fi ce Globe étoit habité ou non ;
ils fe baifférent, ils fe couchérent, ils
tâtérent par tout, mais leurs yeux & leurs
mains n'étant point proportionnés aux
-petits êtres qui rampent ici, ils ne reçu
rent pas la moindre fenfation, qui pût
leur faire foupçonner, que nous & nos
confréres, les autres habitans de ce Globe,
avons l'honneur d'exifter.
Le Nain qui jugeoit quelquefois un
peu trop vite, décida d'abord qu'il n'y
avoit perfonne fur la Terre. Sa pre
-miére raiſon étoit, qu'il n'avoit vû per
fonne. Micromégas lui fit fentir poli
ment, que c'étoit raifonner affez mal ;
car, difoit-il, vous ne voyez pas avec
vos petits yeux certaines Etoiles de la
cinquantiéme grandeur, que j'apperçois
très-diftinctement ; concluez -vous de là
que ces Etoiles n'exiftent pas ? Mais,
dit le Nain, j'ai bien tâté. Mais, ré
- pondit l'autre, vous avez mal fenti.
Mais, dit le Nain, ce Globe- ci eft fi
mal conftruit ; cela eft fi irrégulier &
d'une forme qui me paroît fi ridicule !
tout femble être ici dans leChaos,voyez
* VOUS
CHAPITRE IV. 19
vous ces petits ruiffeaux dont aucun ne
va de droit fil : ces etangs qui ne font
ni ronds, ni quarrés, ni ovales, ni fous
aucune forme réguliére ; tous ces petits
grains pointus, dont ce Globe eft hérif
fé, & qui m'ont ecorché les piés. (il
vouloit parler des montagnes ) Remar
quez-vous encore la forme de tout le
Globe, comme il eft plat aux Pôles, com
me il tourne au tour du Soleil d'une ma
niére gauche, de façon que les climats
des Pôles font néceffairement incultes
en vérité ce qui fait que je penfe, qu'il
n'y a ici perſonne, c'eft qu'il me paroit,
que des gens de bon fens ne voudroient
pas y demeurer. Eh bien, dit Micro
mégas, ce ne font peut-être pas non plus.
des gens de bon fens qui l'habitent.
Mais enfin il y a quelque apparence que
ceci n'eft pas fait pour rien. Tout vous
paroît irrégulier ici, dites-vous, parce
que tout est tiré au cordeau dans Saturne
& dans Jupiter. Eh, c'est peut-être par
cette raiſon-la même, qu'il y a ici un
peu de confufion ; ne vous ai-je pas dit
que dans mes voyages j'avois toujours
remarqué de la variété ? Le Saturnien
repliqua
20 MICROMEGAS

repliqua à toutes ces raifons ; la difpute


n'eut jamais fini, fi par bonheur Micro
mégas, en s'échauffant à parler, n'eut
caffe le fil de fon collier de diamans ;
les diamans tombérent ; c'étoient de jo
lis petits Karats affez inégaux, dont les
plus gros pefoient quatre , cens livres &
les plus petits cinquante ; le Nain en ra
maffa quelques- uns ; il s'apperçut en les
approchant de fes yeux, que ces diamans
de la façon dont ils étoient taillés étoient
d'excellens microfcopes. Il prit done
un petit microfcope de cent foixante
piés de diamètre, qu'il appliqua à fa pru
nelle, & Micromégas en choifit un de
deux mille cinq cens piés. Ils étoient
excellens ; mais d'abord on ne vit rien
par leur fecours ; il falloit s'ajufter. En
fin l'Habitant de Saturne vit quelque
chofe d'imperceptible, qui remuoit entre
deux eaux dans la Mer Baltique. C'é
toit une Baleine ; il la prit avec le petit
doigt fort adroitement & la mettant fur
l'ongle de fon pouce, il la fit voir au
Sirien, qui fe mit à rire pour la feconde
fois de l'excès de petiteffe, dont étoient
les habitans de notre Globe. Le Satur
nien
CHAPITRE IV. 21

nien convaincu , que notre monde eft


habité, s'imagina bien vite qu'il ne l'é
toit que par des Baleines ; & comme il
étoit grand raiſonneur, il voulût deviner .
d'où un fi petit atôme tiroit fon origine,
fon mouvement, s'il avoit des idées , une
volonté, une liberté. Micromégas y
fut fort embarraſſé ; il examina l'animal
fort patiemment, & le réfultat de l'éxa
men fut, qu'il n'y avoit pas moyen de
croire, qu'une ame fut logée là. Les
deux voyageurs inclinoient donc à pen
fer, qu'il n'y a point d'efprit dans notre
habitation, lorſqu'à l'aide du microfco
pe, ils apperçurent quelque chofe d'auf
fi gros qu'une Baleine, qui flottoit fur
la Mer Baltique . On fçait que dans ce
tems-là même une volée de Philofophes
revenoit du Cercle Polaire, fous lequel
ils avoient été faire des obfervations , dont
perfonne ne s'étoit avifé jufqu'alors. Les
Gazettes dirent que leur vaiffeau échoua
aux côtes de Bofnie, & qu'ils eurent
bien de la peine à fe fauver ; mais on ne
fçait jamais dans ce monde le deffous des
Cartes ; je vais raconter ingénûment,
comme la chofe fe paffa fans y rien
¡ mettre
22 MICROMEGAS

mettre du mien, ce qui n'eſt pas un pe


tit effort pour un Hiſtorien.

CHAPITRE V.

Icromégas étendit la main tout


M doucement vers l'endroit Ou l'ob
jet paraiffoit, & avancant deux doigts &
les retirant par la crainte de fe tromper ;
puis les ouvrant & les ferrant, il faifit
fort adroitement le vaiffeau qui portoit
ces Meffieurs, & le mit encore fur fon
ongle, fans le trop preffer, de peur de
l'écrafer. Voici un animal bien diffé
rent du premier, dit le Nain de Satur
ne ; le Sirien mit le prétendu animal dans
le creux de fa main ; les paffagers & les
gens de l'equipage qui s'étoient crûs en
levés par un ouragan, & qui ſe croyoient
fur une espéce de rocher, fe mettent
tous en mouvement ; le Matelots pren
nent des tonneaux de vin, les jettent
fur la main de Micromégas & fe préci
pitent après. Les Géometres prennent
leurs quarts de cercles, leurs fecteurs
&
CHAPITRE V. 23

& des filles laponnes, & defcendent


fur les doigts du Sirien. Ils en firent
tant qu'il fentit enfin remuer quelque
chofe qui lui chatouilloit les doigts.
C'étoit un bâton ferré qu'on lui enfon
çoit d'un pié dans l'index ; il jugea par
ce picotement qu'il étoit forti quelque
choſe du petit animal qu'il tenoit, mais
il n'en foupçonna pas d'abord davantage.
Le microſcope qui faifoit à peine dif
cerner une Baleine, & un vaiffeau, n'a
voit point de priſe fur un être auffi im
perceptible que des hommes. Je ne
prétens choquer ici la vanité de perſon
ne. Mais je fuis obligé de prier les im
portans de faire ici une petite remarque
avec moi. C'eft qu'en prenant la taille
des hommes d'environ cinq piés, nous
ne faifons pas fur la terre une plus gran
de figure, qu'en feroit fur une boule de
dix piés de tour un animal qui auroit à
peu-près la foixante milliéme partie d'un
pié en hauteur. Figuréz-vous une fub
ftance, qui pourroit tenir la terre dans fa
main & qui auroit des organes en pro
portion des nôtres, & il fe peut très
bien faire qu'il y ait un grand nombre
с de
24 • MICROMEGAS
de ces fubftances. Or concevez, je vʊus
prie, ce qu'elles penferoient de ces Ba
tailles, qui font gagner au Vainqueur,
un village, pour le perdre enfuite.
Je ne doute pas, que fi quelque Ca
pitaine de grands Grénadiers lit jamais
cet Ouvrage, il ne hauffe de deux grands
piés au moins les bonnets de fa troupe ;
mais je l'avertis qu'il aura beau faire, &
que lui & les fiens ne feront jamais, que
des infiniment petits .
Quelle adreffe merveilleufe ne fallut
il donc pas à notre Philofophe Sirien ,
pour appercevoir les atômes, dont je viens
de parler! Quand Leuwenhoeck & Hart
foecker virent les premiers la graine, dont
nous fommes formés, ils ne firent pas
à beaucoup près une fi étonnante décou
verte; quel plaifir fentit Micromégas en
voyant remuer ces petites machines, en
examinant tous leurs tours, en les fui
vant dans toutes leurs opérations ! Com
me il s'écria, comme il mit avec joie
un de fes microſcopes dans les mains de
fon compagnon de voyage ! Je les vois,
difoient- ils, tous les deux à la fois, ne
les voyez vous pas qui portent des far
deaux
CHAPITRE VI. 25

deaux, qui fe baiffent, qui fe relevent ?


En parlant ainfi les mains leur trem
bloient par le plaifir de voir des objets
fi nouveaux & par la crainte de les per
dre. Le Saturnien paffant d'un excès
de défiance à un excés de crédulité, crût
appercevoir qu'ils travailloient à la pro
pagation. Ah ! difoit- il, j'ai pris la
nature fur le fait ; mais il fe trompoit
fur les apparences, ce qui n'arrive que
trop, foit qu'on ſe ſerve ou non de mi
croſcope.

CHAPITRE VI.

Ce qui leur arriva avec des


Hommes.

Icromégas bien meilleur obferva


Mteur que fon Nain, vit clairement
que les atômes fe parloient ; & il le fit
remarquer à fon compagnon , qui hon
teux de s'être mépris fur l'article de la
génération, ne voulût point croire que
de pareilles efpéces puffent fe communi
quer des idées ; il avoit le don des Lan
C2 gues
26 MICROMEGAS

gues auffi- bien que le Sirien, il n'en


tendoit point parler nos atômes, & il
fuppofoit qu'ils ne parloient pas ; d'ail
leurs comment ces êtres imperceptibles
auroient-ils les organes de la voix, &
qu'auroient- ils à dire ? Pour parler, il
faut penſer ou à peu-près mais s'ils
penfoient, ils auroient donc l'équivalent A
d'une ame. Or attribuer l'équivalent
d'une ame à une efpéce, cela lui paroif
foit abfurde; mais, dit le Sirien, vous
avez crû tout à l'heure qu'ils faifoient
l'amour. Eft-ce que vous croyez qu'on
puiffe faire l'amour fans penfer & fans
proférer quelque parole, ou du moins
fans fe faire entendre. Suppofez- vous
d'ailleurs qu'il foit plus difficile de pro
duire un argument qu'un enfant ? pour
moi l'un & l'autre me paroiffent de grands
myftéres. Je n'ofe plus ni croire ni
nier, dit le Nain, je n'ai plus d'opi
mion; il faut tâcher d'examiner ces infec
tes, nous raiſonnerons après ; c'eſt fort
bien dit, reprit Micromégas , & auffi
tôt il tira une paire de cizeaux, dont il
fe coupa les ongles ; & d'uné rognure
de l'ongle de fon pouce, il fit fur le
champ
CHAPITRE VI. 27
champ une efpéce de grande trompette
parlante comme un vafte entonnoir, dont
il mit le tuyau dans fon oreille. La
circonférence de l'entonnoir envelop
poit le vaiffeau & tout l'équipage. La
voix plus foible entroit dans les fibres
circulaires de l'ongle, de forte que gra
ce á fon induftrie le Philofophe de la
haut entendit parfaitement le bourdon
nement de nos infectes delà- bas ; en
peu d'heures il parvint à diſtinguer les
paroles , & enfin à entendre le Fran
çois. Le Nain en fit autant quoiqu'
avec plus de difficulté.
L'étonnement des voyageurs redoub
loit à chaque inftant, Ils entendoient
parler des mites d'affez bon fens. Ce
jeu de la nature leur paroiffoit inex
pliquable. Vous croyez bien, que le
Sirien & fon Nain brûloient d'impati
ence, de lier converfation avec les atô
mes. Il craignoit que fa voix de ton
nére & fur-tout celle de Micromégas
n'affourdit les mites fans en être enten
due. Il falloit en diminuer la force ;
ils fe mirent dans la bouche des eſpéces
de petits cure-dents, dont le bout fort
C3 effilé
28 MICROMEGAS

effilé venoit donner auprés du vaiffeau.


Le Sirien tenoit le Nain fur fes genoux &
le vaiffeau avec l'Equipage fur un ongle ;
il baiffoit la tête & parloit bas. Enfin
moyennant toutes ces précautions, & bien
d'autres encore, il commença ainſi ſon'
difcours : Infectes invifibles que la main
du Créateur s'eft plû à faire naitre dans
l'abyſme de l'infiniment petit, je le re
mercie de ce qu'il a daigné me décou
vrir des fecrets qui fembloient impénétra
bles ; peut-être ne daigneroit- on pas vous
regarder à ma Cour ; mais je ne mépriſe
perfonne, & je vous offre ma protection.
si jamais il y a eû quelqu'un d'eton
né, ce fûrent les gens qui entendirent 3'
ces paroles ; ils ne pouvoient deviner
d'où elles partoient. L'Aumônier du
vaiffeau récita les priéres des Exorcif
mes, les Matelots jurérent, & les phi
lofophes du Vaiffeau firent un Syftême ;
mais quelque Syftême qu'ils fillent, ils
ne purent jamais deviner, qui leur par
loit. Le Nain de Saturne qui avoit la
voix plus douce que Micromégas , leur
apprit alors en peu de mots, à quelles
efpéces ils avoient à faire ; il leur conta
le
CHAPITRE VI 29

le Voyage de Saturne ; les mit au fait de


ce qu'étoit M. Micromégas ; & après
les avoir plaint d'être fi petits, il léur
demanda, s'ils avoient toujours été dans
ce miférable état fi voifin de l'anéantiffe
ment, ce qu'ils faifoient dans un Globe
qui paraiffoit appartenir à des Baleines ;
s'ils étoient heureux, s'ils multiplioient,
s'ils avoient une ame, & cent autres
queſtions de cette nature.
Un raiſonneur de la troupe, plus har
di que les autres, & choqué de ce qu'on
doutoit de fon ame, obferva l'interlo
cuteur avec des pinules braquées fur un
quart de Cercle, fit deux ftations, &
à la troifiéme il parla ainfi : Vous cro
yez donc, Monfieur, parce que vous
avés mille toifes depuis la tête juſqu'aux
piés que vous étes un .... Mille toifes !
s'écria le Nain ; jufte Ciel, d'où peut- il
fçavoir ma hauteur ? Mille toifes ! il ne
fe trompe pas d'un pouce. Quoi, cet
atôme m'a mefuré ! il eft Géométre, il
connoit ma grandeur ; & moi qui ne le
vois qu'à travers un microftope, je ne
connois pas encore la fienne ! Oui, je
vous ai mefuré, dit le Phyficien, & ję
me
30 MICROMEGAS

mefurerai bien encore votre grand com


pagnon. La propofition fut acceptée.
Son Excellence fe coucha de fon long ;
car s'il fe fut tenu debout, fa tête eut
été trop au-deffus des nuages, nos Philo
fophes lui plantérent un grand arbre dans
un endroit, que le Docteur Swift nom
meroit, mais que je me garderai bien
d'appeller par fon nom à cauſe de mon
grand refpect pour les Dames. Puis par
une fuite de triangles liés enſemble, ils
conclurent que ce qu'ils voyoient étoit
en éffet un beau jeune homme de cent
vingt mille piés de Roi.
Alors Micromégas prononça ces pa
roles : Je vois plus que jamais qu'il ne
faut juger de rien fur fa grandeur appa
rente. O Dieu ! qui avez donné une
intelligence à des fubſtances , qui paroif
fent fi méprifables, l'infiniment petit
vous coûte auffi peu que l'infiniment
grand ; & s'il eft poffible qu'il y ait des
êtres plus petits que ceux- ci, ils peuvent
encore avoir un efprit fupérieur à ceux
de ces fuperbes animaux, que j'ai vus
dans le Ciel, dont le pié fcul eft plus
grand, que le Globe où je fuis defcendu .
2 Un
CHAPITRE VII. 31

Un des Philofophes lui répondit qu'il


pouvoit en toute fûreté croire, qu'il eft
en effet des êtres intelligens beaucoup
plus petits que l'homme ; il lui conta,
non pas tout ce que Virgile a dit de fa
buleux fur les Abeilles, mais ce que
Swammerdam a découvert & ce que
Réaumur a difféqué.. Il lui apprit enfin
qu'il y a des animaux qui font pour les
abeilles ce que les abeilles font pour
l'Homme, ce que le Sirien lui-même
étoit pour ces animaux fi vaftes, dont i
parloit, & ce que ces grands animaux
font pour d'autres fubftances devant lef
quelles ils ne paroiffent que comme des
atômes ; peu après la converſation de
vint intéreffante, & Micromégas parla
ainfi.

CHAPITRE VII .

Converfation de ces deux Etres avec


des Hommes.

Atômes intelligens, dans qui l'Etre


O éternel femble s'être plû à mani
fefter
32 MICROMEGAS

fefter fon adreffe & fa puiffance, vous


devez fans doute goûter des joies bien
pures fur votre Globe ; car ayant fi peu
de matiére & paroiffant tout efprit, vous
devez paffer votre vie à aimer & à pen
fer ; c'eſt la veritable vie des efprits. Je
n'ai vû nulle part le vrai bonheur, mais
il eft ici fans donte. A ce difcours tous
Philofophes fecouérent la tête, & l'un
d'eux plus franc que les autres avoua de
bonne foi que fi l'on en excepte un pe
tit nombre d'habitans fort peu confidé
rés, tout le refte eft un affemblage de
fous, de méchans & de malheureux .
Nous avons plus de matiére qu'il ne nous
en faut, dit-il, pour faire beaucoup de
mal, fi le mal vient de la matiére ; &
trop d'efprit, fi le mal vient de l'efprit.
Sçavez vous bien, par exemple, qu'à
l'heure que je vous parle, il y à cent mil
le fous de notre efpéce, couverts de cha
peaux, qui tuent cent mille autres ani
maux couverts d'un tourban , on qui
font maffacrés pareux ; & que preſque
par toute la terre, c'eft ainſi qu'on en
ufe de tems immémorial. Le Sirien
frémit & demanda quel pouvoit être le
fujet
CHAPITRE VII. 33

fujet de ces horribles querelles entre de


fi chétifs animaux ; il s'agit, dit le Phi
lofophe de quelque tas de boue grand
comme votre talon ; mais ce n'eſt pas
qu'aucun de ces millions d'hommes, qui
fe font égorger, prétende un fétu fur ce
tas de boue ; il ne s'agit que fçavoir s'il
appartiendra à un certain homme qu'on
nomme Sultan, ou à un autre qu'on
nomme je ne ſçais pour quoi Céfar ;, ni
l'un ni l'autre n'a jamais vû ni ne verra
jamais le petit coin de terre dont il s'a
git & prefqu'aucun de ces animaux, qui
s'égorgent mutuellement, n'a jamais vû
l'animal, pour lequel ils s'égorgent.
Ah ! malheureux, s'écria le Sirien
avec indignation ; peut-on concévoir
cet excès de rage forcenée ? il me prend
envie de faire trois pas, & d'écrafer de
trois coups de piés toute cette fourmil
liére d'affaffins ridicules. Ne vous en
donnez pas la peine lui répondit- on,
ils travaillent affez à leur ruine ; fça
chez qu'au bout de dix ans, il ne refte
jamais la centiéme partie de ces miféra
blés ; fçachez que quand même ils n'au
roient pas tiré l'épée, la faim, la fatigue
ou
34 MICROMEGAS

ou l'intempérance les emportent prefque


tous. D'ailleurs ce n'eft pas eux qu'il
faut punir, ce font ces barbares feden
taires qui du fond de leur cabinet or
donnent dans le tems de leur digeftion
le maflacre d'un million d'hommes, &
qui enfuite en font remerce Dieu folen
nellement.
Le Voyageur ſe fentoit émû de pitié
pour la petite race humaine dans laquel
le il découvroit de fi étonnans contraf
tes ; puifque vous êtes du petit nombre
des fages, dit -il à ces Meffieurs, &
qu'apparemment vous ne tuez perfonne
pour de l'argent dites-moi, je vous en
prie, à quoi vous vous occupez ? Nous
difféquons des mouches, dit le Philofo
phe ; nous mefurons des lignes ; nous
affemblons des nombres ; nous fommes
d'accord fur deux ou trois points , que
nous entendons, & nous difputons fur
deux ou trois mille, que nous n'énten
dons pas. Il prit auffitôt fantaiſie au
Sirien & au Saturnien d'interroger ces
atômes penfans, pour voir les chofes
dont ils convenoient. Combien comp
tez-vous, dit- il, de l'Etoile de la ca
nicule
CHAPITRE VII. 35
nicule à la grande Etoile des Gemeaux ?
Ils répondirent tous à la fois trente- deux
degrés & demi. Combien comptez →
vous d'ici à la lune ? Soixante demi
diamétres de la terre en nombres ronds.
Combien peſe votre air ? (il croyoit les
attraper ) Mais tous lui dirent que l'air
peſe environ neuf cens fois moins qu'un
pareil volume de l'eau la plus légére,
& dix-neuf cens fois moins que l'or du
cat ; le petit Nain de Saturne étonné de
leurs réponſes, fut tenté de prendre pour
des forciers ces mêmes gens aux- quels
il avoit refufé une ame un quart d'heure
auparavant.
Enfin Micromégas leur dit : puiſque
vous fçavez fi bien ce qui eft hors de
vous, fans doute vous fçavez encore
mieux ce qui eft en-dedans ; dites moi
ce que c'eft que votre ame, & comme
vous formez vos idées. Les Philofo
phes parlerent tous à la fois comme au
paravant ; mais ils furent tous de diffc
rens avis le plus vieux citoit Ariſtote,
l'autre prononcoit le nom de Descartes ;
celui-ci de Mallebranche, cet autre de
Leibnitz ; cet autre de Locke ; un vieux
D Péri
36 MICROMEGAS

Péripatéticien dit tout haut avec con


fiance: L'ame eft une entelichie & une
raiſon, par qui elle a la puiffance d'être
ee qu'elle eft : c'eft ce que déclare ex
preffément Ariftote, p. 633. de l'edition
de Louvre.
*...*
τα Εντελέχεια τις ἔτι , καὶ λόγος τῷ δυνάμ
ἔχοντος τοιεδί εἴται,

-Je n'entens pas trop bien le Grec, dit


le Géant ; ni moi , non plus, dit la Mite
philofophique : pourquoi donc, reprit le
Sirien, ' citez-vous un certain Ariftote en
Grec ? C'eft, repliqua le Sçavant, qu'il
faut bien citer ce qu'on ne comprend
point du tout, dans la langue qu'on
entend le moins.
Le Cartéfien prit la parole, & dit :
L'ame eft un eſprit pur, qui a reçu dans
le ventre de fa mere toutes les idées
métaphyfiques, & qui en fortant de là
eft obligé d'aller à l'école & d'appren
dre tout de nouveau ce qu'elle a fi bien
fçu, & qu'elle ne fçaura plus. Ce n'é
toit donc pas la peine, répondit l'ani
mal de huit lieues, que ton ame fût
fifçavante dans le ventre de ta mere
pour
CHAPITRE VII. 37

pour être fi ignorante, quand tu aurois.


de la barbe au menton ; mais qu'en
tens tu par efprit ? Que me demandez
vous là, dit le raifonneur, je n'en ai
point d'idée, on dit que ce n'eft pas
de la matiére ? Mais fçais-tu au moins
ce que c'eft que la matiére ? Très-bien,
répondit l'homme. Par exemple, cette
pierre eft grife, eft d'une telle forme,
a fes trois dimenfions ; elle eft péfante
& divifible. Eh bien, dit le Sirien,
cette choſe qui te paroit être divifible,
péfante & grife me dirois tu bien ce
que c'eft ? Tu vois quelques attributs,
mais le fond de la chofe le connois tu ?
Non, dit l'autre ; tu ne fçais dont point
ce que c'est que la matiére. Alors M.
Micromégas adreffant la parole à un
autre fage qu'il tenoit fur fon pouce,
lui demanda ce que c'étoit que fon ame,
& ce qu'elle faifoit ; rien du , tout, ré
pondit le Philofophe Mallebranchifte ;
c'eft Dieu qui fait tout pour moi, je
vois tout en lui, je fais tout en lui,
c'eſt lui qui fait tout, fans que je m'en
mêle. Autant vaudroit ne pas être,
reprit le fage de Sirius ; & toi, mon
D 2 ami ,
AS
OMEG
38 MICR

ami, dit-il à un Leibnitien qui étoit là,


qu'est-ce que c'eft que ton ame ? C'eft,
répondit le Leibnitien, une aiguille qui
montre les heures pendant que mon corps
carillonne ; ou bien ſi vous voulez, c'eſt
elle qui carillonne pendant que mon
corps montre l'heure ; ou bien, mon
ame eft le miroir de l'univers , & mon
corps eft la bordure du miroir, tout celá
eft clair.
Un petit Partifan de Locke étoit là tout
auprès, & quand on lui eut enfin adreffé
la parole, je ne fçais pas, dit-il, com
ment je penfe, mais je fçais que je n'ai
jamais penfé qu'à l'occafion de mes fens ;
qu'il y ait des fubftances immatérielles
& intelligentes, c'eft de quoi je ne dou
te pas, mais qu'il foit impoffible à Dieu
de communiquer la penfée à la matiére,
c'eft de quoi je doute fort. Je révére la
puiffance éternelle ; il ne m'appartient
pas de la borner, je n'affirme rien , je me
contente de croire qu'il y a plus de cho
fes poffibles qu'on ne penfe. L'animal
de Sirius fourit ; il ne trouva pas celui
là le moins fage, & le Nain de Saturne
'auroit embraffé le fectateur de Locke
fans
CHAPITRE VII. 39
fans l'extrême difproportion : mais il y
avoit là par malheur un petit animal
cule en bonnet quarré, qui coupa la pa
role à tous les autres animalcules Philo
fophes, il dit qu'il fçavoit tout le fecret,
que tout cela fe trouvoit dans la fomme
de faint Thomas ; il regarda de haut en
bas les deux habitans céleftes ; il leur
foutint que leurs perfonnes, leurs mo
des , leurs foleils, leurs étoiles, tout
étoit fait uniquement pour l'homme.
A ce difcours nos deux voyageurs ſe
laifferent aller l'un fur l'autre en étouf
fant de ce rire inextinguible, qui felon
Homere eft le partage des Dieux ; leurs
épaules & leurs ventres alloient & ve
noient ; & dans ces convulfions, le vaif
feau que le Sirien avoit fur fon ongle
tomba dans une poche du Saturnien ;
ces deux bonnes gens le cherchérent
long-tems. Enfin ils retrouvérent l'e
quipage, ils le rajuftérent fort propre
inent ; le Sirien reprit les petites mites,
leur parla encore, & leur promit de
leur faire un beau livre de Philofophie
qui leur apprendroit des chofes admi
rables, & qui leur montreroit le bon
D 3 des
40 MICROMEGAS
des chofes. Effectivement il leur don
na ce livre avant font départ ; on le
porta à Paris à l'Académie des Scien
ce, mais quand le vieux Secretaire l'eût
ouvert, il ne vit rien qu'un livre tout
blanc : ah ! dit- il, je m'en étois bien
douté.
HISTOIRE

DES CROISADES.
1
****

HISTOIRE

DES CROISADE S.

ÉTAT DE L'EUROPE.

Orfque ces guerres commencérent,


L voici quelle étoit la fituation des
affaires de l'Europe ; l'Allemagne
& l'Italie étoient déchirées ; la France
encore foible ; l'Espagne partagée entre
les Chrétiens & les Mufulmans ; ceux - ci
entierement chaffés de l'Italie ; l'Angle
terre commençant à difputer fa liberté
contre fes Rois ; le Gouvernement féodal
établi par tout ; la Chevalerie à la mode;
les Prêtres devenus Princes & guerriers,
une politique, prefque toute differente

44 HISTOIRE

de celle qui anime aujourd'hui l'Europe;


il fembloit que les pays de la Communion
Romaine fuffent une grande Républi
que, dont l'Empereur & le Pape vou
loient être les Chefs ; cette République,
quoique divifée, s'étoit accordée long
tems dans le projet de ces Croiſades qui
ont produit de fi grandes & de fi infâ
mes actions, de nouveaux Royaumes,
de nouveaux établiffemens, de nouvelles
miféres, enfin beaucoup plus de mal
heurs que de gloire.

ETAT DE L'EMPIRE.
DES TURCOMANS.

ES Religions durent toujours plus


L que les Empires. Le Mahometif
me floriffoit, & l'Empire des Califes
étoit détruit par la Nation des Turco
mans. On fe fatigue à rechercher l'o
rigine de ces peuples, elle eft la même
que celle de tous les peuples unique
ment conquérans. Ils ont tous été des
fauvages, vivans de rapine ; les Turcs
&
DES CROISADES. 45
& les Turcomans habitoient autre-fois
au-delà du Taurus & de l'Immaiis, &
bien loin, dit-on, de l'Araxe. Ils étoient
compris parmi ces Tartares que l'Anti
quité nommoit Scytes. Ce grand Con
tinent de la Tartarie, quatre fois plus
vafte que l'Europe, ne fut jamais habité
que par des Barbares, au moins depuis
#
qu'on a quelque foible connoiffance de
ce Globe.
Leurs antiquités ne méritent guéres
mieux une hiftoire fuivie que les loups
& les tigres de leur pays. Ils fe répan
dirent au commencement du onzième
fiécle vers la Mofcovie ; ils inondérent
les bords de la mer Noire & ceux de la
mer Cafpienne. Les Arabes fous les pre
miers fucceffeurs de Mahomet, avoient
foumis prefque toute l'Afie Mineure, la
Syrie & la Perfe . Les Turcomans vin
rent enfin, qui foumirent les Arabes.
Bagdat, Siége de l'Empire des Califes,
tomba vers 1055 entre les mains de ces
nouveaux raviffeurs .
Togrul Beg, ou Ortogul Beg, de qui
on fait deſcendre la race des Ottomans,
entra dans Bagdat, à peu près comme
tant
OIRE
46 HIST

tant d'Empereurs font entrés dans Rome.


Il fe rendit Maître de la ville & du Ca
life, en fe profternant à fes pieds. Or
togul conduifit le Calife Caiem à fon
Palais en tenant la • bride de fa mule,
mais plus habile, ou plus heureux que
les Empereurs Allemands ne l'ont été
dans Rome, il établit fa puiffance, & ne
laiffa au Calife que le foin de commen
cer le Vendredi les prieres à la Moſquée,
& l'honneur d'inveftir • de leurs Etats
tous les Tyrans Mahométans, qui fe fai
foient fouverains.
Il faut fe fouvenir, que comme ces
Turcomans imitoient les Francs , les
Normans & les Goths dans leurs irrup→
tions, ils les imitoient aufli en fe fou
mettant aux loix, aux mœurs & à la Re
ligion des vaincus. C'eft ainfi que d'au
tres Tartares en ont ufé avec les Chi
nois, & c'eft l'avantage que le peuple
policé, quoique le plus foible, doit avoir
fur le peuple barbare, quoique le plus
fort.
Ainfi donc les Califes n'étoient plus
que les Chefs de la Religion, ce que les
Papes avoient été fous les Rois Lombards.
Les
DES CROISADES. 47
Les Princes des Turcomans prenoient le
nom de Sultans. Il y eut bientôt par
mi eux, comme ailleurs, des hommes
illuftres, & même qui meritoient de
l'être.

Etat de Conftantinople.

L'Empire de Conftantinople fe fou


tenoit ; tous fes Princes n'avoient pas
été indignes de regner. Conftantin Por
phirogenéte, fils de Léon le Philofophe,
& Philofophe lui- même, fit renaître,
comme fon pere, des tems heureux.
Si le Gouvernement tomba dans le mé
pris fous Romain, fils de Conftantin , il
devint refpectable aux Nations fous Ni
cephore Phocas, qui avoit repris Candie
fur les Arabes en 961 , avant que d'être
Empereur: fi Jean Zimifcès affaffina ce
Nicephore, & fouilla de fang le Palais ;
s'il joignit l'hypocrifie à fes crimes , il
fut d'ailleurs le défenfeur de l'Empire
contre les Turcs & les Bulgares : mais
fous Michel Paphlagonate on avoit per
du la Sicile : Sous Romain , Diogéne,
• prefque tout ce qui reftoit vers l'Orient,
excepté la Province de Pont, Cette Pro
E. vince
OIRE
48 HIST

vince, qu'on appelle aujourd'hui Turco


manie, tomba bientôt après fous le pou .
voir du Turc Soliman, qui Maitre de
la plus grande partie de l'Afie Mineure,
établit le Siége de fa Domination à Ni
cée, & de là menaçoit Conftantinople
au temps où commencerent les Croi
fades.
L'Empire Grec étoit donc borné,
-prefque à la Ville Impériale du côté des
Turcs, & à quelques rivages de la Fro
pontide & de la mer noire: mais il s'é
tendoit dans toute la Gréce, la Macé
doine, l'Epire, la Theffalie, la Thrace,
I'Illirie, & avoit même encore l'Ile de
Candie. Les guerres continuelles, quoi
que toujours malheureuſes, contre les
Turcs, entretenoient un refte de cou
rage. Tous les riches Chrétiens d'Afie,
qui n'avoient pas voulu fubir le joug
Mahométan, s'étoient retirés dans la
Ville Impériale, qui par-la même s'en
richit des dépouilles des Provinces. En
fin, malgré tant de pertes, malgré les
crimes & les révolutions du Palais, cette
Ville à la vérité déchue, mais immenſe,
peuplée, opulente & refpirant les déli
I ces,
DES CROISADES. 49

ces, fe regardoit comme la premiere du


monde. Les Habitans s'appelloient Ro
mains, & les peuples d'Occident qu'ils
nommoient Latins , n'étoient à leurs
yeux que des barbares révoltés.

Vrai Portrait de la Palefline .

La Paleſtine n'étoit que ce qu'elle eft


aujourd'hui, le plus mauvais Pays de
tous ceux qui font habités dans l'Afic.
Cette petite Province eft dans fa lon
gueur d'environ quarante-cinq lieues
communes, & de trente à trente cinq de
largeur ; elle eft couverte prefque par
tout de rochers arides, fur lefquels il
n'y a pas une ligne de terre. Si cette
petite Provinco étoit cultivée, on ne
pourroit mieux la comparer qu'à la Suif
fe. La riviere du Jourdain, large d'en
viron cinquante pieds dans le milieu de
fon cours, reflemble à la riviere d'Aar,
qui coule chez les Suiffes dans une val
lée moins ftérile que le refte. La mer
de Tibériade peut être comparée au Lac
de Laufanne. Cependant les voyageurs,
qui ont bien examiné la Suiffe & la Pa
E 2 leftine,
50 HISTOIRE

leftine, donnent toute la préference à la


Suiffe. 11 eft vrai femblable que la Ju
dée fut plus cultivée autrefois, quand elle
étoit poffedée par les Juifs ; ils avoient
été forcés de porter un peu de terre fur
les rochers pour y planter des vignes .
Ce peu de terre liée avec les éclats des
rochers, étoit foutenu par de petits
murs, dont on voit encore des reftes
de diftance en diſtance.
La Paleſtine, malgré tous fes efforts,
n'eut jamais de quoi nourrir fes habitans,
& de même que les treize Cantons en
voyent le fuperflu de leurs peuples fer
vir dans les armées des Princes qui peu
vent les payer, les Juifs alloient faire
lé métier de Courtiers en Afie & en
Afrique. A peine Aléxandrie avoit été
bâtie qu'ils s'y étoient établis. Les Juifs
commerçans n'habitoient guéres Jerufa
lem, & je doute que dans le tems le plus
floriffant de ce petit Etat, il y ait jamais
eu des hommes auffi opulens que le font
plufieurs Hébreux d'Amfterdam, de la
Haye, de Londres, de Conftantinople.
Lorfqu'Omar, Succeffeur de Maho
met, s'empara des terres fertiles de la
Syrie,
DES CROISADES. 51

Syrie, il prit auffi la Contrée de la Pa


leftine ; & comme Jerufalem étoit une
Viile fainte pour les Mahométans, il
l'enrichit d'une magnifique Moſquée de
marbre, couverte de plomb, ornée en
dedans d'un nombre prodigieux de lam
pes d'argent, parmi lesquelles il y en
avoit beaucoup d'or pur. Lorfque les
Turcs, déja Mahométans, s'emparérent
du Pays vers l'an 1955 , ils refpecterent
la Mofquée, & la Ville refta toujours
peuplée de fept à huit mille habitans.
C'étoit ce que fon enceinte pouvoit alors
contenir, & ce que tout le territoire d'a
lentour pouvoit nourrir. Ce peuple ne
s'enrichiffoit guéres d'ailleurs que des
pélerinages des Chretiens & des Muful
mans. Les uns alloient vifiter la Mof
quée, les autres le Saint Sepulcre ; tous
payoient une petite redevance à l'Emir
Turc qui réfidoit dans la Ville, & à
quelque Iman, qui vivoient de la curio
fité des pélerins .

Origine des Croifades.


Tel étoit l'Etat de l'Afie Mineure &
de la Paleſtine, lorfqu'un Pélerin d'A
E3 miens
52 HISTOIRE

miens en Picardie fufcita les Croifades.


Il n'avoit d'autre nom que Coucoupie
tre, ou Cucupierte, comme le dit la fil
le de l'Empereur Commene, qui vit à
Conftantinople cet Hermite. Nous le
connoiffons fous le nom de l'Hermite
Pierre. Il fe difoit Gentilhomme, &
prétendoit avoir porté les armes. Quoi
qu'il en foit, ce Picard qui avoit toute
l'opiniâtreté de fon Pays, fut fi touché
des avanies qu'on lui fit à Jerufalem, en
" parla à fon retour à Rome, d'une ma
niere fi vive, fit des tableaux fi touchans
que le Pape Urbain II. crut cet homme
propre à feconder le grand deffein que
les Papes avoient eu d'armer la Chré
tienté contre le Mahométiſme.
Gregoire VII, homme á vaftes pro
jets avoit le premier imaginé d'armer
l'Europe contre l'Afie. Il paroit par fes
Lettres qu'il devoit fe mettre lui- même
à la tête d'une armée de Chrétiens.
Urbain II. tenta une partie de l'entrepri
fe ; il envoye Pierre de Province en Pro
vince communiquer par fon imagina
tion forte l'ardeur de fes fentimens, &
femer l'enthoufiafme.
Urbain
DES CROISADES. 53
Urbain II. tint enfuite vers Plaifance
(1094) un Concile en rafe campagne, où
fe trouverent plus de trente mille Sécu
liers, outre les Eccléfiaftiques. On y pro
pofa la maniere de venger les Chrétiens.
L'Empereur des Grecs Aléxis Commene,
pere de cette Princeffe, qui écrivit l'Hif
toire de fon tems, envoye à ce Concile
des Ambaffadeurs, pour demander quel
que fecours contre les Mufelmans ; mais
ce n'étoit ni du Pape ni des Italiens qu'il
devoit l'attendre. Les Normands enle
voient alors Naples & Sicile aux Grecs ;
& le Pape, qui vouloit être au moins
Seigneur Souverain de ces Royaumes, &
qui n'aimoit pas d'ailleurs l'Eglife Grec
que, devenoit par fon état néceffairement
ennemi déclaré des Empereurs d'Orient,
comme il étoit l'ennemi couvert des Em
pereurs Teutoniques. Le Pape, loin de
fecourir les Grecs, vouloit foumettre
l'Orient aux Latins. Au refte ce projet
d'aller faire la guerre en Paleſtine fut
vanté par tous les affiftans au Concile
de Plaifance, & ne fut embraffé par per
fonne. Les principaux Seigneurs Ita
lieus avoient chez eux trop d'interêts à
ménager,
54 HISTOIRE

ménager, & ne vouloient pas quitter un


Pays délicieux pour aller fe battre vers
l'Arabie Petrée.
On fut donc obligé ( 1095 ) de tenir
un autre Concile à Clermont en Au "
vergne. Le Pape harangua dans la
grande Place. On avoit pleuré en Ita
lie fur les malheurs des Crétiens de
l'Afie : on s'arma en France. Ce Pays
étoit peuplé d'une foule de nouveaux
Seigneurs inquiets, indépendans, aimant
le diffipation & la guerre, plongés la
plûpart dans les crimes que la débauche
entraîne, & dans une ignorance qui é
galoit leurs débauches. Le Pape leur
propofoit la rémiffion de tous leurs pé
chés, & leur ouvroit le Ciel , en leur
impofant pour pénitence de fuivre la
plus grande de leurs paffions, d'aller
faire la guerre.
On prit donc la Croix à l'envi ; c'é
toit à qui vendroit fon bien pour aller
en Paleſtine. Les Eglifes & les Cloîtres
acheterent alors beaucoup de Terres des
Seigneurs, qui crurent n'avoir befoin
que d'un peu d'argent, & de leurs ar
mes pour aller conquérir des Royaumes
en
DES CROISADE S. 55

en Afie. Godefroy de Bouillon, par


exemple, Duc de Brabant, vendit fa
Terre de Bouillon au Chapitre de Liége,
& Stenay, à l'Evêque de Verdun . Bau
douin, frere de Godefroy, vendit au
même Evêque le peu qu'il avoit en ce
Pays-là ; les moindres Seigneurs Châte
lains partirent à leurs frais. Les pauvres
Gentilshommes fervirent d'Ecuyers aux
autres. On enrôla une Infanterie in
nombrable, & de fimples Cavaliers fous
mille Drapeaux différens. Cette foule
de Croifés fe donna rendez -vous à Con
ftantinople, fans que la plûpart fçûſſent
où ils alloient, ni quel chemin il falloit
prendre. Moines, femmes, Marchands,
Vivandiers, ouvriers, tout partit, comp
tant ne trouver fur la route que des
Chrétiens qui gagneroient des Indulgen
ces en les nourriffant. Plus de quatre
vingt mille de ces vagabonds fe range
rent fous le Drapeaux de Cucupietre,
quej'appellerai toujours l'Hermite- Pierre.
Il marchoit en fandales & ceint d'une
corde à la tête de l'armée.
La premiere expédition de ce Général
Hermite, fut d'affiéger une Ville Chré
tienne
56 HISTOIRE

tienne en Hongrie, nommée Malavilla,


parce qu'on avoit refufé des vivres à fes ==

foldats de Jefus Chrift, qui malgré leur


fainte entreprife fe conduifoient en vo
leurs de grand chemin. La Ville fut
priſe d'affaut, livrée au pillage, les ha
bitans égorgés. L'Hermite ne fut plus
alors le maître de fes Croifés, ennyvrés
de la foif du brigandage. Un des Lieu
tenants de l'Hermite, nommé Gautier
fans argent, qui commandoit la moitié
des troupes, agit de même en Bulgarie.
On fe réunit bientôt contre fes brigands
qui furent prefque tous exterminés, &
l'Hermite arriva enfin devant Conftan
tinople ( 1096 ) avec vingt mille vaga-'
bonds mourant de faim.
Un Prédicateur Allemand, nommé
Godefcal, qui voulut jouer le même
rôle, fut encore plus maltraité, dès qu'il
fut arrivé avec fes Difciples dans cette
même Hongrie , où fes prédéceffeurs
avoient fait tant de défordres. La feule
vûe de la Croix rouge qu'ils portoient,
fut un fignal auquel ils furent tous maſ
facrés. Une autre horde de ces avan
turiers, compofée de, plus de deux cens
mille
DES CROISADES. 57
mille perfonnes, tant femmes que Prê
tres, payfans, écoliers, croyant qu'elle
alloit défendre Jefus Chrift, s'imagina
qu'il falloit exterminer tous les Juifs
qu'on rencontreroit. Il y en avoit beau
coup fur les frontieres de France ; tout
le Commerce étoit entre leurs mains.
Les Chrétiens, croyant venger Dieu
& s'enrichir, firent main baffe fur tous
ces malheureux. Il n'y eut jamais de
puis l'Empereur Adrien un fi grand maf
facre de cette Nation ; ils furent égorgés
à Verdun, à Spire, à Worms, à Colog
ne, à Mayence ; plufieurs fe tuerent eux
mêmes, après avoir fendu le ventre à
leurs femmes & à leurs enfans , plutôt
que de tomber entre les mains des Bar
bares. La Hongrie fut encore le tom
beau de cette troifiéme armée de Croisés.
Cependant l'Hermite Pierre trouva de
vunt Conftantinople d'autres vagabonds
Italiens & Allemands, qui fe rejoignirent
à lui, & qui ravagerent les environs de
la Ville.
L'Empereur Aléxis Commene qui re
gnoit alors, étoit affûrément fage & mó
déré ; il pouvoit traiter ces brigands
comme
E
IR
S TO
$8 HI

comme leurs compagnons l'avoient été.


Il fe contenta de fe défaire au plutôt de
pareils hôtes. Il leur fournit des bateaux
pour les tranfporter au - delà du Bof
phorc. Le Général Pierre fe vit enfin
à la tête d'une armée Chrétienne contre
les Infidéles. Soliman, Soudan de Ni
cée tomba avec fes Turcs. aguerris fur
cette multitude difperfée. Gautier fans
argent, ce Lieutenant de l'Hermite, y
périt avec beaucoup de pauvre Nobleffe,
affez infenfée pour marcher fous de tels
Drapeaux. L'Hermite retourna cepen
dant à Conftantinople, regardé comme
un fanatique, qui s'étoit fait fuivre par
des furieux.
Il n'en fut pas de même des autres
Chefs des Croifés, plus politiques, moins
enthoufiaftes, plus accoûtumés au com
mandement, & conduifant des troupes
un peu mieux réglées. Godefroy de
Bouillon menoit avec lui foixante - dix
mille hommes de pied, & dix mille Ca
valiers couverts d'une armure complet
· te, fous plufieurs Bannieres de Seigneurs,
tous rangés fous la fienne. Il tra
verfa heureuſement cette même Hongrie
7 où
DES CROISADES.
où la horde de l'Hermité s'étoit falt
K égorger. ‫ܐܐ ܕ ܐܐ ܕ‬
Cependant Hugues; frere du Roi de
France Philippe I. marchoit par l'Italie
avec d'autres Seigneurs qui s'étoient
joints à lui. Il alloit tenter la fortune;
prefque tout fon établiſſement confiftoit
dans le titre de frere d'un Roi, titre très
peu puiffant par lui-même, & ce qui eft
plus étrange, c'eft que Robert, Duc de
Normandie, fils aîné de Guillaume, Con
quérant de l'Angleterre, quitta cette Nor
mandie, où il étoit à peine affermi.
Chaffé d'Angleterre par fon cadet
Guillaume le Roux, il lui engagea en
core la Normandie, pour fubvenir aux
frais de fon armement. C'étoit, dit-on,
un Prince voluptueux & fuperftitieux ;
ces deux qualités ont la même fource, la
foibleffe.
Le vieux Raimond, Comte de Tou
loufe, Maître du Languedoc & d'une
partie de la Provence, qui avoit déja
combattu contre les Mufulmans en Ef
pagne, ne trouva ni dans fon âge, ni
dans les intérêts de fa Patrie, aucune
raifon contre l'ardeur d'aller en Palef
F tine.
бо HISTOIRE

tine. Il fut un des premiers qui s'ar


merent, & il paffa les Alps, fuivi,
dit-on, de cent mille hommes. Il ne
prévoyoit pas que bientôt on préche
roit une Croisade contre fa propre fa→
mille, & que fon Pays feroit ravagé
par ce féau qu'il portoit en Afie.
Le plus politique de tous les Croi
fés & peut-être le feul, fut Bohémond,
fils de ce Robert Guifchard, Conque
rant de la Sicile, plus ufurpée, fur les
Empereurs d'Orient, que conquiſe fur
les Mufulmans. Toute cette famille de
Normands, tranfplantés en Italie, cher
choit à s'agrandir, tantôt aux dépens
des Papes, tantôt fur les ruines de l'Em
pire Grec. Ils avoient déja tâché de
s'établir en Epire. + Ce Bohemond avoit
fait lui- même long-tems la guerre à
l'Empereur Alexis, en Epire & en Gré
ce, & n'ayant pour tout héritage que
la petite Principauté de Tarente, & foń
courage, il profita de l'enthouſiaſme
épidémique de l'Europe, pour raffem
pler fous fa Banniere jufqu'à dix mille
Cavaliers bien armés, & quelque Infan
terie, avec lefquels il pouvoit conqué
rir
DES CROISADES. 61
rir des Provinces , foit fur les Chrétiens,
foit fur les Mahometans.

La Princeffe Anne Commene dit, que


fon pere fut allarmé de ces émigrations
prodigieufes qui fondoient dans fon
pays. On eût crû,1 dit-elle, que l'Euro
pe, arrachée de fes fondemens, alloit
tomber fur l'Afie. Qu'auroit-ce donc
été, fi plus de trois cens mille hom
mes, dont les uns avoient fuivi l'Her
mite Pierre, les autres le Prêtre Godef."
cal, n'avoient déja diſparu ?

On propofa au Pape de fe mettre à


la tête des armées immenfes qui ref
toient encore; c'étoit la feule maniere
de parvenir à la monarchie univerfel
le, devenue l'objet de la Cour Romai
ne. Cette entrepriſe que Gregoire VII.
avoit voulu tenter, demandoit le génie
d'un Alexandre. Les obftacles étoient
grands, & le Pape Urbain ne vit que
les obftacles. Il lui fuffit d'efpérer qu'on
alloit fonder en Orient des Eglifes qui:
feroient fujettes à celle de Rome, & que
bientôt on forceroit les Grecs à recon
noître la fupremacie du Saint Siége. Le
1 F 2 ' Pape
620 2 HISTOIRE .

Pape & les Princes Croisés avoient dans


ce grand appareil, chacun leurs vûes dif
férentes, & Conftantinople les redou
1
toit
2 toutes. On y haïffoit les Latins,
qu'on y regardoit comme des hérétiques,
& des barbares. Les Prêtres Grecs trou
voient horrible, que les Prêtres Latins,
qui fuivoient en foule ces armées, fouil
laffent continuellement leurs mains de
fang humain dans les batailles; non que
ces Grecs fuffent plus vertueux, mais
parce qu'il n'étoit pas d'ufage qu'ils fuf
fent guerriers.
Ce que les Grecs craignoient le plus,
& avec raifon, c'étoit ce Bohémond &
ces Napolitains, ennemis AB de l'Empire.
Mais, quand même les intentions de Bo
hémond eùffent été pures, de quel droit
tous ces Princes d'Occident venoient-ils
prendre pour eux, des Provinces que les
Turcs avoient arrachées aux Empereurs
Grecs Alexis avoit demandé un ſecours
de dix mille hommes, & il fe trouvoit
preffé au contraire par une irruption de
fept cens mille Latins qui venoient les
uns après les autres, dévafter fon pays
& hon le défendre" out 11
On
DES CROISADES. 63.
On peut juger d'ailleurs quelle étoit
J'arrogance féroce des Seigneurs croifés,
par le trait que rapporte la Princeffe
Anne Commene , de je ne fçais quel
Comte François, qui vint s'affeoir à côté
de l'Empereur fur fon Trône, dans une
cérémonie publique. Baudouin, frere.
de Godefroy de Bouillon , prenant par,
le bras cet homme indifcret pour le fai
re retirer, le Comte dit tout haut dans
fon jargon barbare : Voilà un plaifant
Ruftre que ce Grec, de s'affeoir devant
B
des gens comme nous. Ces paroles
furent interpretées à l'Empereur Alexis,
qui ne fit que fourire. • Une ou deux in
difcrétions pareilles fuffifent pour dés
crier une Nation ; mais les Croifés n'a
voient pas befoin de ces témérités pour
être haïs des Grecs & fufpects à l'Em
pereur."
" Il étoit moralement impoffible que de

tels hôtes n'exigeaflent des vivres avec


dureté, & que les Grecs n'en refufaffent
avec malice. C'étoit un fujet de com
bats continuels entre le peuple & l'ar
mée de Godefroy, qui parut la pre
miere après les brigandages des Croisés de
*203 F3 Pierre
6402
2 HISTOIRE ST
Pierre l'Hermite. Godefroy en wiht
jufqu'à attaquer les Fauxbourgs de Con
ftantinople, & l'Empereur les défendit
en perfonne. L'Evêque du Puy en Au
vergne, nommé Monteil, Légat du Pa
pe dans les Armées de la Croifade, vou
loit abfolument qu'on commençat les
entreprifes contre les Infidéles, par le
fiége de la Ville où réfidoit le premieri
Prince des Chrétiens ; tel étoit l'avis de
Bohemond, qui étoit alors en Sicile, &
qui envoyoit Couriers fur Couriers à
Godefroy, pour l'empêcher de s'accort
..
der avec l'Empereur. Hugues, frere
du Roi de France, eut alors l'impruden
ce de quitter la Sicile, où il étoit aveo
Bohemond, & de paffer prefque feuh fur
les terres d'Alexis. Il joignit à cette in❤
difcrétion celle de lui écrire des Lettres -
pleines d'une fierté peu féante à qui
n'avoit point d'armée. Le fruit de ces
démarches fut d'être arrêté quelque tems
prifonnier. Enfin la politique de l'Em
pereur Grec vint à bout de détourner
tous ces orages. Il fit donner des vi
vres ; il engagea tous les Seigneurs à lui
prêter hommage pour : les terres qu'ils
I con
DESECROISADES. 65
conquereroients : il les fit tous paffer en
Afie les uns après les autres, après les
avoir comblés de préfens. li
Bohemond qu'il redoutoit le plus, fut
çelui qu'il traita avec plus de magnifi
cence. R Quand ce Prince vint lui rendre
hommage à Conftantinople, & qu'on
lui fit, voir les raretés du Palais, Alexis
ordonna qu'on remplit un cabinet de
meubles précieux , d'ouvrages d'or, &
d'argent, de bijoux de toutes > efpéces
entaflés fans ordre, & qu'on laiffat la
porte du cabinet entr'ouverte. Bohe
mond vit en paffant ces tréfors, aufquels
fes conducteurs affectoient de ne faire
aucune attention. 1x Est-il poffible, s'écriar
t'il, qu'on néglige de fi belles chofes ! .. Si
je les avois, je me croirois le plus puiſſant
des Princes. Le foir même l'Empereur
lui envoya le cabinet. Voilà ce que
rapporte fa fille, témoin oculaire. C'eft
ainfi qu'en ufoit, ce Monarque, que tout
homme 圈 défintéreffé appellera fage &
magnifique ; 1 mais que la plupart des
Hiftoriens des Croisades, ont traité de
perfide, parce qu'il ne voulut point être
Fefclave de cette multitude dangereuſe.
Enfin
66 2 HISTOIRESA

Enfin quand il s'en fut heureuſement


débarraffé, 4 & que tout fut paflé dans
l'Afie Mineure, on fit la revûe près de
J
Nicée, & il fe trouva cent mille Cava
liers & fix cens mille hommes de pied?
en comptant les femmes ; ce nombre
joint avec les premiers Croifés, qui pé
rirent fous l'Hermite & fous d'autres,
fait environ onze cens mille. Il juſtifie
ce qu'on dit des Armées des Rois de Per
fe, qui avoient innondé la Gréce, & ce
qu'on raconte des tranfplantations de
tant de Barbares . Les François enfin,
& furtout Raimond de Toulouſe, fe #
trouvèrent partout fur le même terrain,
que les Gaulois Méridionaux avoient
parcouru 1300 ans auparavant ; quand
ils allerent ravager l'Afie Mineure, &
donner leur nom à la Province de la
16%
Galatie. V 1 iul
Les Hiftoriens nous difent rarement
comment on nourriffoit ces multitudes.
C'étoit une entreprife qui demandoit
autant de foin que la guerre même . " Les
Vénitiens ne voulurent pas d'abord s'en
charger. da
Ils
www.t
DES CROISADES. 67

ent Ils s'enrichiffoient plus que jamais par?


ans leur Commerce avec les Mahometans , '
& craignoient de perdre les priviléges
qu'ils avoient en Afie, • en fe mêlant
d'une guerre douteufe. Les Génois, les
20P1 Pifans & les Grecs équiperent des Vaif
2 feaux chargés de Provifions, qu'ils ven
doient aux Croifés, en cotoyant l'Afie
12 Mineure. Par ce moyen, une Partie de
For & de l'argent , dont les Gaules s'é
7 toient dégarnies , rentra dans la Chré
tienté. La fortune des Génois s'en ac •
crut, & un fut étonné bientôt après de
voir Génes devenue une Puiffance. Le
vieux Soliman, ni fon fils, ne purent ré
fifter au** premier torrent de tous ces
Leurs troupes étoient
Princes croifés.
*
mieux choifies que celles de Pierre
'Hermite, & difciplinées autant que le
permettoit la licence de l'enthouſiaſme.
On prit Nicée. ( 1097.) On battit deux
fois les àrmées du jeune Soliman ; les
Turcs & les Arabes ne foutinrent point
dans ce commencement le choc de ces
multitudes couvertes de fer, de leurs
grands chevaux de batailles, & des fo→
rêts de lances aufquelles ils n'étoient
point
68 HISTOIRE

point accoûtumés. Bohemond ( 1098. )


eut l'adreffe de fe faire céder par les
Croifés le fertile Pays d'Antioche. Bau
douin alla jufqu'en Mefopotamie s'em
parer de la Ville d'Edeffe, & s'y forma
un petit Etat. Enfin on mit le fiége
devant Jerufalem, dont le Calife d'E
gypte s'étoit faifi par fes Lieutenants.
La plupart des Hiftoriens difent, que
l'armée des Affiégeans, diminuée par les
combats, par les maladies & par les gar
nifons mifes dans les Villes conquifes,
étoit réduite à vingt mille hommes de
pied & à quinze cens chevaux, & que
Jérufalem pourvue de tout, étoit défen
due par une garnifon de quarante mille
foldats. On ne manque pas d'ajoûter
qu'il y avoit outre cette garnifon, 蘑 vingt
mille habitans déterminés Il n'y a pas
de Lecteur fenfé, qui ne voye qu'il eft
moralement impoffible qu'une armée de
vingt mille hommes, en affiége ainfi
une de foixante mille dans une Place
fortifiée. " *
D'alleurs, pour que Jéruſalem eût pu
contenir avant le fiége vingt mille habi
tans portant les armes, il falloit qu'elle
eût
DES CROISADES. 69

eût été peuplée alors d'environ foixante


mille ames, indépendamment de la gar
nifon, & il s'en falloit beaucoup que ce
Pays dévasté en eût pû nourrir dans fes
murs la cinquième partie. Enfin com
ment foixante mille foldats Turcs &
Arabes n'auroient-ils pas attaqué vingt
mille Chrétiens en pleine campagne?
Comment n'auroient ils pas ruiné cette
petite Armée d'Affiégeans par des forties
continuelles? Mais les Hiftoriens ont
toujours voulu du merveilleux. Ce qui
eft vrai, c'eft qu'après cinq femaines feu
lement de fiége ( 1099, ) la Ville fut em
portée d'affaut, & que tout ce qui n'é
toit pas Chrétien fut maffacré pendant
plufieurs jours, fans diftinction d'âge ni 1
de fexe. 331

L'Hermite Pierre, de Général deve


nu Chapelain, fe trouva à la priſe de Jé
rufalem. Quelques Chrétiens, que les
Mufulmans avoient laiffes vivre dans la
-Ville, conduisirent les Vainqueurs dans
les caves les plus reculées, où les meres
ſe cachoient avec leurs enfans, & rien
ne fut épargné.
Les
HISTOIRE
70
Les Seigneurs Maîtres de Jérufalem
s'affembloient déja pour donner un Roi
à la Judée. Les Eccléfiaftiques fuivant
l'armée, fe rendirent dans Paffemblée &
déclarerent nulle l'élection qu'on alloit
faire, parce qu'il falloit, difoient- ils,
faire un Patriarche avant de faire un
Souverain,
..Cependant Godefroy de Bouillon fut
élu, non pas Roi, mais Duc de Jérufalem .
Quelques mois après arriva un Légat du
Pape, nommé Daim-barto, qui fe fit
13
nommer Patriarche par le Clergé. Et
la premiere chofe que fit ce Patriarche,
ce fut de prendre Jérufalem pour lui
même. Il fallut que Godefroy de Bouil
lon, qui avoit conquis la Ville au prix
de fon fang, la cédât à cet Evêque. Il
ſe réſerva le Port de Joppé & quelques
droits dans Jérufalem, droits bien mé
diocres dans ce pays ruiné. Sa Patrie
qu'il avoit abandonnée, valoit bien au
delà de ce qu'il avoit acquis en Paleſtine.
Les mêmes circonftances produifent
les mêmes effets. On a yû que quand
les fucceffeurs de Mahomet eurent con
quis tant d'Etats, la difcorde les divifa;
.1 les
DES CROISADES. 78
les Croifés éprouverent un fort à peu
près femblable; ils conquirent moins &
furent divifés plutôt. Voilà déja trois
petits Etats Chrétiens formés tout d'un
coup en Afie, Antioche, Jérufalem &
Edeffe. Il s'en forma quelques années
après un quatriéme ; ce fut celui de Tri
poli de Syrie, qu'eut le jeune Bertrand,
Wh du Comte de Touloufe; mais pour
fils
conquérir Tripoli, il fallut avoir recours
auz Vaiffeaux Vénitiens. Ils prirent
alors part à la Croifade, & fe firent céder
une partie de cette nouvelle conquête.
Tous ces nouveaux Princes avoient
promis de faire hommage de leurs ac
quifitions à l'Empereur Grec ; aucun ne
tint fa parole, & tous furent jaloux les
uns des autres. En peu de tems ces
Etats divifés & fubdivifés pafferent en
beaucoup de mains différentes, Il s'é
leva, comme en France, de petits Seig
neurs, des Comtes de Joppé, des Mar
quis de Galilée, de Sydon, d'Acre, de
Cézarée.

Soliman, qui avoit perdu Antioche


& Nicée, tenoit toujours la campagne,
G habitée
HISTOIRE
72
habitée d'ailleurs par des Colons Muful
mans ; & fous ce Soliman & après lui,
on vit dans la Syrie & dans l'Afie Mi
neure un mêlange de Chrétiens, de
Turcs, d'Arabes, fe faifant tous la guer
re. Un Château Turc étoit voifin d'un
Château Chrétien, de même qu'en Alle
magne le terres des Proteftants & des
Catholiques font mutuellement inter
ceptées.
De ce million de Croifés bien peu
reſtoient alors. Au bruit de leurs fuc
cès, groffis par la renommée, de nou
veaux effains partirent encore de l'Oc
cident. Ce Prince Hugues, frere de
Philippe I. qui étoit retourné en France
avant la priſe de Jérufalem, fans avoir
rien obtenu de fon frere, ramena une
nouvelle multitude, groffie par des Al
lemands & des Italiens. On en compta
trois cens mille ; mais en réduifant ce
nombre aux deux tiers, ce font encore
deux cens mille hommes au moins qu'il
en coutâ à la Chrétienté. Ceux- là
furent traités vers Conſtantinople à peu
près comme les fuivans de Pierre l'Her
mite. Ceux qui aborderent en Afie,
furent
DES CROISADES. 73
furent détruits par Soliman, & le Prince
Hugues mourut , prefque abandonné
dans l'Afie Mineure.
Ce qui prouve peut-être encore la foi
bleffe de la nouvelle Principauté de Jé
rufalem , c'eft l'établiffement ( 1092 ) de
ces Religieux Soldats, Templiers & Ho
fpitaliers. Il faut bien que ces Religieux,
fondés d'abord pour fervir les malades
dans les Hôpitaux, ne fuffent pas en fû
reté, puiſqu'ils prirent les armes. D'ail
leurs quand la fociété générale est bien
gouvernée, on ne fait gueres d'affocia
tions particulieres. Les Religieux con
facrés au fervice des bleffés, ayant fait
vœu de fe battre vers l'an 1118, il fe for
ma tout d'un coup une Milice femblable
fous le nom de Templiers, qui prirent
ce titre, parce qu'ils demeuroient auprès
de cette Eglife, qui avoit, difoit- on , été
autrefrois le Temple de Salomon. Ces
établiſſemens ne font dûs qu'à des
François. Raimond Dupuis, premier
Grand-Maître & Inftituteur de la Milice
des Hofpitaliers, étoit de Dauphiné.
Les Fondateurs des Templiers étoient
d'autres François. A peine ces deux
G2 Ordres
74 HISTOIRE

Ordres furent- ils établis, par les Bulles


de Papes, qu'il devinrent riches & ri
vaux . Ils fe battirent les uns coutre les
autres auffi ſouvent que contre les Ma
hométans. L'habit blanc des Templiers
& la robe noire des Hofpitaliers étoient
un fignal continuel de combats. Bien
tôt après un nouvel Ordre s'établit en
core en faveur des Allemands abandon
nés dans la Paleſtine, & ce fut l'Ordre
des Moines Teutoniques, qui devint
après en Europe une Milice de Moines
conquérans.
Enfin la fituation des Chrétiens étoit
fi peu affermie, que Baudouin, premier
Roi de Jérufalem, qui regna après la
mort de Godefroy, fon frere, fut pris pref
que aux portes de la Ville par un Prince
Turc, dont la veuve aima mieux bien
tôt après le relâcher à prix d'argent que
de venger par fa mort le fac de Jéru
falem .
Les conquêtes des Chrétiens s'affoi
bliffoient tous les jours ; les premiers
conquérans n'étoient plus ; leurs fuccef
feurs étoient amollis, déja l'Etat d'E
deffe étoit repris par les Turcs en 1140,
&
DES CROISADES. 75

& Jérufalem menacée. Les Empereurs


Grecs ne voyant dans les Princes d'An
tioche, leurs voifins, que de nouveaux
ufurpateurs , leur faifoient la guerre, non
fans juftice. Les Chrétiens d'Afie, prêts
d'être accablés de tous côtés, folliciterent
en Europe une nouvelle Croifade. Les
Papes n'avoient pas moins d'intérêt à
défendre tant d'Eglifes qui devoient aug
menter leurs droits & leurs richeffes.
La France avoit commencé la pre
miere inondation ; ce fut à elle qu'on
s'adreffa pour la feconde. Le Pape Eu
gene III. n'agueres Difciple de Saint
Bernard, Fondateur de Clairvaux, choi
fit avec raifon fon premier Maître pour
être l'organe d'un nouveau dépeuple
ment.
Jamais Religieux n'aveit mieux con
cilié que Bernard, le tumulte des affaires
avec l'austérité de fon Etat ; aucun n'é
toit arrivé comme lui à cette confidéra
tion purement perfonelle, qui eft au-def
fus de l'autorité même. Son contem
porain l'Abbé Suger étoit premier Mi
niftre de France ; fon Difciple Eugene
étoit Pape, mais Bernard fimple Abbé de
G3 Clair
76 HISTOIRE
Clairvaux, étoir l'Oracle de la France &
de l'Europe .
A Vezelai en Bourgogne ( 1146) fut
dreffé un échaffaut dans la Place publi
que, où Bernard parut à côté de Louis
le Jeune, Roi de France. Il parla d'a
bord, & le Roi parla enfuite. Tout ce
qui étoit préfent prit la Croix ; le Roi la
prit le premier des mains de Saint Ber
nard. Le Miniftre Suger ne fut point
d'avis que le Roi abandonnât le bien cer
tain qu'il pouvoit faire à fes Etats, pour
tenter en Syrie des conquêtes incertai
nes; mais l'éloquence de Bernard & l'ef
prit du tems, fans lequel cette éloquence
n'étoit rien, l'emporterent fur les con
feils du Miniftre.
On nous peint Louis le Jeune comme
un Prince plus rempli de fcrupules que
de vertu. Dans une de ces petites guer
res civiles que le Gouvernement féodal
rendoit inévitables en France , les trou
pes du Roi avoient brûlé l'Eglife de Vi
tri, & le peuple réfugié dans cette Eglife
avoit péri dans les flammes. On per
fuada aifément au Roi qu'il ne pouvoit
expier qu'en Paleftine ce crime, qui eût
été
DES CROISADES. 77

été mieux réparé en France par une ad


miniſtration ſage. Sa jeune femme E
léonore de Guyenne fe croifa avec le
Roi, foit qu'elle l'aimât alors; foit qu'il
fût de la bienſéance des ces tems d'ac
compagner fon mari dans de telles guer
res.

Bernard s'étoit acquis un crédit fi fin


gulier, que dans une nouvelle affem
blée à Chartres, on le choifit lui-même
pour être le chef de la Croiſade. Ce
fait paroît preſque incroyable. On avoit
un Roi de France & on choiſiſſoit un
Religieux; mais tout eft croyable de
l'emportement des peuples. Saint Ber
nard avoit trop d'efprit pour s'expoſer au
ridicule qui le menaçoit. L'exemple de
l'Hermite Pierre étoit récent. Il refufa.

De France il court en Allemagne. Il


'y trouve un autre Religieux qui prêchoit
la Croifade. Il fait taire ce rival qui
n'avoit pas la miffion du Pape. Il don
ne enfin lui-même la Croix rouge à
l'Empereur Conrad III. & il promet
publiquement des victoires fur les In
fidéles.
L'efpérance
RE
78 HISTOI

L'efpérance d'une victoire certaine


éntraîna à la fuite de l'Empereur & des
Rois de France la plupart des Chevaliers
de leurs Etats. On compta, dit- on ,
dans chacune des deux armées foixante
& dix mille gens d'armes, avec une Ca
valerie légere prodigieufe. On ne comp
ta point les Fantaffins. Saint Bernard
dans fes Lettres, dit qu'il ne refta dans
plufieurs Bourgs que les femmes & les
enfans ; on envoyoit une quenouille &
un fuſeau à quiconque pouvoit fe croiſer
& ne la faifoit pas. La plupart des fem
mes des Croifés fuivirent leurs maris.
On ne peut gueres réduire cette feconde
émigration, à moins de trois cens mille
perfonnes, ce qui joint aux treize cens
mille que nous avons précédemment
trouvés, fait jufqu'à cette époque feize
cens mille habitans tranfplantés. Les
Allemands partirent les premiers, & les
François enfuite. Il eft naturel que de
ces multitudes qui paflent fous un autre
climat, les maladies en emportent une
grande partie.
(1147.)L'intempérance fur tout caufe
la mortalité dans l'armée de Conrad vers
les
DES CROISADES. 79
les plaines de Conftantinople ; de là ces
bruits répandus dans tout l'Occident,
que les Grecs avoient empoisonné les
puits & les fontaines. Les mêmes excès
que les premiers Croifés avoient com
mis, furent renouvellés par les feconds,
& donnerent à Manuel Commene les
mêmes allarmes qu'ils avoient données
à fon grand-pere Alexis.
Conrad, après avoir paffé le Boſphore,
ſe conduifit avec l'imprudence attachée
àces expéditions. La Principauté d'An
tioche fubfiftoit. On pouvoit fe join
dre à ces Chrétiens de Syrie, & attendre
le Roi de France. Alors le grand nom
bre devoit vaincre ; mais l'Empereur Al
lemand, jaloux du Prince d'Antioche &
du Roi de France, s'enfonça au milieu
de l'Afie Mineure. Un Sultan d'Icone,
plus habile que lui, attira dans des ro
chers cette pefante Cavalerie Allemande,
fatiguée, rebutée, incapable d'agir dans
ce terrain. Les Turcs n'eurent que la
peine de tuer. L'Empereur bleffé n'a
yant plus auprés de lui que quelques
troupes fugitives, de fuava vers Antio
che, & de-là fit le voyage de Jérufalem
en
80 HISTOIRE

en Pelerin, au lieu d'y paroître en Ge


néral d'armée. Le fameux Fréderic
Barberouffe, fon neveu & fon fuccef
feur à l'Empire d'Allemagne, le ſuivit
dans fes voyages, apprenant chez les
Turcs à exercer un courage, que les Pa
pes mirent depuis à de plus grandes
épreuves.
L'entrepriſe de Louis le Jeune eut le
même fuccès. Il faut avouer que fi ceux
qui l'accompagnoient n'eurent pas plus
de prudence que les Allemands, ils eu
rent beaucoup moins de juftice. A peine
fut-on arrivé dans la Thrace, qu'un E
vêque de Langres propofa de fe rendre
maitre de Conftantinople, felon le pro
jet du Légat du Pape dans la premiere
Croifade ; mais la honte d'une telle ac
tion étoit trop fûre & le fuccés trop in
certain. L'armée Françoife paffa l'Hel
lefpont fur les traces de l'Empereur
Conrad.
. Il n'y a perfonne, je crois, qui n'ait
obfervé que ces puiffantes armées de
Chrétiens firent la guerre dans ces mê
mes pays où Alexandre remporta tou
jours la victoire avec bien moins de
troupes
DES CROISADES. 81

troupes, contre des eunemis incompa


rablement plus puiflans que ne l'étoient
alors les Turcs & les Arabes. Il falloit
qu'il y eût dans la difcipline militaire
des Princes Croifés un défaut radical,
qui devoit néceflairement rendre leur
courage inutile ; ce défaut étoit proba
blement l'efprit d'indépendance que le
gouvernement féodal avoit établi en Eu
rope. Des Chefs fans expérience & fans
art conduifoient dans des pays inconnus
des multitudes déreglées.
Le Roi de France, ( 1149 ) furpris com
me l'Empereur, dans des rochers vers
Laodicée, fut battu comme lui ; mais il
effuya dans Antioche des malheurs dɔ
meftiques, plus fenfible que les calami
tés publiques.
Raimond, Prince d'Antioche ; chez
lequel il fe réfugia avec la Reine Eleo
nore, fa femme, fut foupçonné d'aimer
cette Princeſſe. On dit même qu'elle
oublioit toutes les fatigues d'un fi cruel
voyage avec un jeune Turc d'une rare
beauté, nommé Saladin. La conclu
fion de toute cette entrepriſe fut que
l'Empereur Conrad retourna preſque
I feul
82 HISTOIRE

feul en Allemagne, & le Roi ne ramena


en France que fa femme & quelques
Courtifans. A fon retour il fit caffer
fon mariage avec Eléonore de Guyen
ne, & perdit ainfi cette belle Province
de France, après avoir perdu en Afie la
plus floriffante armée que fon pays eût
encore miſe fur pied. Mille familles
défolées éclatterent contre Saint Bernard.
Après ces malheureufes expéditions,
les Chrétiens de l'Afie furent plus que ja
mais divifés entr'eux. La même fureur
regnoit chez les Mufulmans. Le pré
texte de la Religion n'avoit plus de part
aux intérêts politiques. Il arriva même
vers l'an 1166, qu'Amaury, Roi de Jé
rufalem, fe ligua avec le Soudan d'E
gypte contre les Turcs. Mais à peine
le Roi de Jérufalem avoit-il figné ce
Traité qu'il le viola. Les Religieux
Hofpitaliers de Saint Jean de Jéruſalem
l'affifterent de leur argent & de leurs
forces, qui n'étoient pas médiocres. Ils
efperoient foumettre l'Egypte & ils
furent tous obligés de retourner à Jéru
falem, avec la honte d'avoir violé leur
ferment.
Au
DES CROISADES. 83
Au milieu de ces troubles s'élevoit le
Grand Saladin, neveu de Noradin, Sou
dan d'Alep ; il conquit la Syrie, l'Ara
bie, la Perfe, & la Mefopotamie. Un
Religieux Templier, nommé Mélieu ,
quitta ſon ordre & fa Religion pour fer
vir fous ce Conquérant, & contribua
beaucoup à lui foumettre l'Armenie. Sa
ladin, maître de tant de Pays, ne voulut
pas laiffer au milieu de fes Etats le Royau
me de Jérufalem. De violentes fac
tions déchiroient ce petit Etat & hâ
toient fa ruine. Gui de Lufignan, cou
ronné Roi, mais à qui on difputoit la
Couronne, raffembla dans la Galilée tous
ces Chrétiens divifés que le péril reunif
foit, & marcha contre Saladin. L'Evê
que de Ptolemaïs, portant la chappe par
deffus fa cuiraffe, & tenant entre fes
mains une Croix, encourageoit les trou
pes à combattre fur ce méme terrain où
leur Dieu avoit fait tant de miracles ;
cependant tous les Chrétiens furent tués
ou pris. Le Roi Captif, qui ne s'atten
doit qu'à la mort, fut étonné d'être
traité par Saladin, comme aujourd'hui
les prifonniers de guerre le font par les
H Géné
84 HISTOIRE

Généraux les plus humains. Saladin


préfenta de fa main à Lufignan une
coupe de liqueur rafraîchie dans de la
neige, Le Roi après avoir bû, 'voulut
donner la coupe à un de fes Capitaines,
nommé Renaud de Châtillon. C'étoit
une coûtume inviolable chez les Muful
mans, & qui fe conferve encore chez
quelques Arabes, de ne point faire mou
rir les prifonniers aufquels ils avoient
donné à boire & à manger. Ce droit
de l'ancienne hofpitalité étoit facré pour
Saladin. Il ne fouffrit pas que Renaud
de Châtillon bût après le Roi. Ce Ca
pitaine avoit violé plufieurs fois fa pro
meffe ; le Vainqueur avoit juré de le
punir, & montrant qu'il fçavoit ſe ven
ger comme pardonner, il fit abattre d'un
coup de fabre la tête de celui qu'il croyoit
perfide. Arrivé aux portes de Jérufa
lem, qui ne pouvoit plus fe défendre ;
il accorda à la Reine, femme de Lu
fignan, une capitulation qu'elle n'efpe
roit pas. Il lui permit de fe retirer où
elle voudroit. ( 1187.) Il n'exigea aucune
rançon des Grecs qui demeuroient dans
la Ville, & n'en reçut qu'une médiocre
des
DES CROISADES. 85
de Latins. Lorfqu'il fit fon entrée dans
Jérufalem, plufieurs femmes vinrent ſe
jetter à fes pieds, en lui redemandant les
unes leurs maris, les autres leurs enfans,
ou leurs peres qui étoient dans fes fers.
Illes leur rendit avec une generofité qui
n'avoit pas encore eu d'exemple dans
cette partie du monde. Saladin fit laver
avec de l'eau rofe, par les mains même
des Chrétiens, la Moſquée qui avoit été
changée en Eglife. Il y plaça une Chaire
(1187 ) magnifique, à laquelle fon oncle
Noradin, Soudan d'Alep, avoit travaillé
lui-même, & fit grayer fur la porte ces
paroles. Le Roi Saladin , Serviteur
" de Dieu, mit cette infcription, après
"6 que Dieu eut pris Jérufalem par fes
“ mains.” Mais malgré fon attachement
à fa Religion, il rendit aux Chrétiens
Orientaux l'Eglife du Saint Sépulchre.
Si l'on compare cette conduite avec celle
des Chrétiens, lorfqu'ils prirent Jérufa
lem, on voit avec douleur quels font les
Barbares. Il faut encore ajouter que
Saladin au bout d'un an, rendit la liber
té à Gui de Lufignan, lui faiſant jurer
qu'il ne porteroit jamais les armes con
H.2 tre
86 HISTOIRE

tre fon Libérateur. Lufignan ne tint


pas fa parole.
Pendant que l'Afie Mineure avoit été "1%
le Théatre du zéle, de la glorie, des
crimes & des malheurs de tant de mil
liers de Croifés, la fureur d'annoncer la
Religion les armes à la main, s'étoit ré
pandue dans le fond du Nord.
Nous avons vû Charlemagne conver
tir l'Allemagne Septentrionale, qu'on ap
pelloit Saxe, avec le fer & le feu. Nous
avons enfuite vû les Danois idolâtres
faire trembler l'Europe, conquérir la
Normandie, fans tenter jamais d'y faire
recevoir l'Idolâtrie. A peine le Chri
ftianiſme fut affermi dans le Danne
marck, dans l'ancienne Saxe, & dans la
Scandinavie, qu'on y prêcha une Croi
fade contre les Payens du Nord, qu'on
appelloit Sclaves ou Slaves, & qui ont
donné leur nom à ce Pays qui touche à
V
la Hongrie, & qu'on appelle Sclavonie.
Ils habitoient alors vers le bord oriental
de la mer Baltique ; l'Ingrie, la Livo
nie, la Samogitie, la Curlande, la Po
meraine, la Pruffe ; les Chrétiens s'ar
merent contre eux, depuis Bremen juſ
qu'au
DES CROISADES. 87
qu'au fond de la Scandinavie. Plus de
cent mille Croifés-porterent la deftruc-.
tion chez ces Idolâtres. On tua beau
coup de monde ; on ne convertit per
fonne. Cette Croifade finit bientôt
dans ce Pays affreux, où les troupes ne
pouvoient fubfifter long- tems, & où
l'art de la guerre n'étoit qu'un brigan
dage de Sauvages. On peut encore
ajouter la perte de ces cent mille hom
mes, aux feize cens mille que ces fortes
de guerres avoient coûté à l'Europe.
Cependant il ne reftoit aux . Chrétiens
d'Afie qu'Antioche, Tripoli, Joppé & la
Ville de Tyr, autrefois la dominatrice
des mers, & alors un fimple refuge des
vaincus. Saladin poffedoit tout le reſte,
foit par lui-même, foit par fon gendre,
le Sultan d'Iconium, ou. de Cogni, qui
gouvernoit le pays, que nous appellons
aujourd'hui Caramanie.
Au bruit des victoires de Saladin, tou
te l'Europe fut troublée. Le Pape Cle
ment III. remua la France, l'Angleterre,
F'Allemagne.
Philippe- Augufte, qui regnoit alors
en France, & le vieux Henri II. Roż
H3 d'An
88 HISTOIRE

d'Angleterre, fufpendirent leurs diffé


rends, & mirent toute leur rivalité à.
marcher à l'envi au fecours de l'Afie.
Ils ordonnerent, chacun dans leurs Etats,
que tous ceux qui ne fe croiferoient pas,
payeroient le dixiéme de leurs revenus
& de leurs biens meubles pour les frais
de l'armement, c'eft ce qu'on appelle la
dixme faladine, taxe qui fervoit de tro
phée à la gloire du Conquérant.
Cet Empereur, Frederic Barberouffe,
fi fameux par les perfécutions qu'il ef
fuya des Papes, & qu'il leur fit fouffrir,
fe croifa prefque au même tems, & fe
fignala le premier de tous. Il fembloit
être deftiné à être chez les Chrétiens
d'Afie, ce que Saladin étoit chez les
Turcs. Politique, Grand Capitaine,
éprouvé par la fortune, il conduifoit
une armée de cent cinquante mille com
battans. Il prit la précaution d'ordon
ner qu'on ne reçût aucun Croiſé, qui
n'eût au moins cent cinquante francs
d'argent comptant de · notre monnoye
d'aujourd'hui, afin que chacun pût par
fon induftrie, prévenir les horribles di
fettes qui avoient contribué à faire périr
les
DES CROISADES. 89
les armées précédentes. Il lui fallut
d'abord combattre les Grecs. La Cour.
de Conſtantinople, fatiguée d'être con-.
tinuellement menacée par les Latins, fit
enfin une alliance avec Saladin. Cette
alliance révolta l'Europe ; mais il eſt évi
dent qu'elle étoit indifpenfable, on ne
s'allie point avec fon ennemi naturel fans
néceffité. Nos alliances d'aujourd'hui
avec les Turcs moins néceffaires peut
être, ne cauſent pas tant de murmure.
Frederic s'ouvrit un paffage dans la
Thrace les armes à la main, contre l'Em-.
pereur Ifaac l'Ange ; & victorieux des
Grecs, il gagna ( 1190) deux victoires
contre le Sultan de Cogni ; mais s'étant.
baigné tout en fueur dans les eaux d'une
riviere, qu'on croit être le Cidnus, il en
mourut & fes victoires furent inutiles.
Elles avoient coûté bien cher fans doute,
puifque fon fils, le Duc Frederic de
Suabe, ne put raffembler des cent cin
quante mille hommes qui avoient fuivi
fon pere, que fept à huit mille tout au
plus. Il les conduifit à Antioche, &
joignit ces débris à ceux du Roi de Jé
rufalem ; Gui de Lufignan, qui voulut
2 encore
90 HISTOIRE

encore attaquer fon Vainqueur malgré


la foi des fermens & malgré l'inégalité
des armes.
Après plufieurs combats, dont aucun
ne fut décifif, ce fils de Frederic Bar
berouffe, qui eût dû être Empereur
d'Occident, perdit la vie près de Pto
lemaïs, par la maladie qui emportoit
tous les Allemands dans ces climats.
Ceux qui ont écrit que ce Prince mourut
Martyr de la chafteté & qu'il eût pû ré-.
chapper par l'ufage des femmes, font à
la fois des Panégyriftes bien hardis, &
des Phyficiens peu inftruits. On en
dit autant depuis du Roi de France
Louis VIII.
L'Afie Mineure étoit un gouffre où
P'Europe venoit ſe précipiter ; non feule
ment cette armée immenfe de l'Empe
reur Frederic étoit perdue ; mais des
Flottes d'Anglois, de François, d'Italiens,
Allemands, précédant encore l'arrivée
de Philippe-Augufte, & de Richard
Cœur de Lion, avoient amené de nou
veaux Croifés & de nouvelles victimes.
Le Roi de France & le Roi d'Angleterre
arriverent enfin en Syrie, devant Ptole
maïs
DES CROISADES. 91
maïs, qu'on nomme Acre, ou Saint Jean
d'Acre. Prefque tous les Chrétiens d'O
rient s'étoient raffemblés pour affiéger
cette Ville, qu'on regardoit comme la
clef de ces pays. Saladin étoit embar
raffé vers l'Euphrate dans une guerre ci
vile. Quand les deux Rois eurent joint
leurs forces à celles des Chrétiens d'O
rient, on compta plus de trois cens mil
le combattans.
Ptolemaïs, à la vérité, fut prife,( 1190)
mais la difcorde, qui devoit néceffaire
ment diviſer deux rivaux de gloire &
d'intérêt, tels que Philippe & Richard,
fit plus de mal que ces trois cens mille
hommes ne firent d'exploits heureux. !
Philippe fatigué de ces divifions, & plus
encore de la fupériorité & de l'afcen-.
dant que prenoit en tout Richard fon
vaffal, retourna dans fa Patrie, qu'il n'eût
pas dû quitter peut-être, mais qu'il eût
dû revoir avec plus de gloire.
Richard demeuré maître du champ
d'honneur, mais non de cette multitude .
de Croifés, plus divifés entre eux que
ne l'avoient été les deux Rois, déploya
vainement le courage, le plus héroïque.
Saladin
92 HISTOIRE

Saladin , qui revenoit vainqueur de la


Méfopotamie, livra bataille aux Croisés
près de Céfarée. On vit ce Conqué
rant à la tête de fes Mahometans, & Ri
chard à celle des Chrétiens, combattre
l'un contre l'autre, comme deux Che
valiers en champ clos. Richard eut la
gloire de défarçonner Saladin ; ce fut
prefque tout ce qu'il gagna dans cette
expédition mémorable. Les fatigues,
les maladies, les petits combats, les que
relles continuelles ruinerent cette grande
armée, & Richard s'en retourna avec
plus de gloire, à la vérité que Philippe
Augufte, mais d'une maniere bien moins.
prudente ; il partit avec un feul Vaiffeau
de cette côte de Syrie, vers laquelle il
avoit conduit un an auparavant une
flotte formidable , & fon Vaiffeau, ayant
fait nauffrage fur les côtes de Véniſe, il
traverfa déguifé & mal accompagné la
moitié de l'Allemagne. Il avoit offen
fé en Syrie par fes hauteurs un Duc
d'Autriche, & il eut l'imprudence de
paffer par fes terres ; ce Duc d'Autriche
le chargea de chaînes & le livra à l'Em
pereur Henri VI. qui le garda en prifon
comme
DES CROISADES. 93
comme un ennemi qu'il auroit pris en
guerre. Il exigea de lui cent mille
marcs d'argent pour fa rançon. L'An
gleterre perdit ainfi bien plus que la
France à cette nouvelle Croifade, dans
laquelle un Empereur & deux Rois puif
fans & courageux, fuivis des forces de
l'Europe, ne purent prévaloir contre
Saladin.
Ce fameux Mufulman, qui avoit fait
un Traité avec Richard, par lequel il
laiffoit aux Chrétiens le rivage de la mer
depus Tyr juſqu'à Joppé, & ſe réſer
voit tout le refte, garda fidellement fa
parole, dont il étoit efclave. Il mourut
(1195. ) quinze ans après à Damas, admi
ré des Chrétiens même. Il avoit fait
porter dans fa derniere maladie, au lieu
du Drapeau qu'on élevoit devant fa por
te, le drap qui devoit l'enſevelir. Celui
qui tenoit cet étendart de la mort, crioit
àhaute voix, " voila tout ce que Saladin,
" vainqueur de l'Orient, remporte de fes
❝ victoires.

On dit qu'il laiffa par fon teftament
des diftributions égales d'aumônes aux
pauvres Mahometans, Juifs & Chrétiens,
voulant
IRE
94 HISTO

voulant faire entendre par ces difpofi


tions, que tous les hommes font freres,
& que pour les fecourir, il ne faut pas
s'informer de ce qu'ils croyent, mais de
ce qu'ils fouffrent.Auffi n'avoit-il ja
mais perſecuté perſonne pour ſa Reli
gion; il avoit été à la fois conquérant,
humain & Philofophe.
L'Ardeur des Croifades ne s'amortif
foit pas. L'intérêt des Papes, les prédi
cations des Religieux, le point d'hon
neur, l'efprit de Chevalerie, l'efpérance
de vaincre ceux que Godefroi de Bouil
lon avoit vaincus autrefois ; tout fervoit
à nourrir cette flamme qui embraſoit
toujours l'Europe.
Les guerre de Philippe Augufte . con
tre l'Angleterre & contre l'Allemagne
n'empêchérent pas qu'un grand nombre
de Seigneurs François ne fe croifât en
core. Le principal moteur de cette
nouvelle émigration fut un Prince Fla
mand, ainfi que Godefroi de Bouillon,
Chef de la premiere. C'étoit Baudouin
Comte de Flandres. Quatre mille Che
valiers, neuf mille Ecuyers, & vingt mil
le hommes de pied compoférent cette
Croifade,
DES CROISADES. 95
Croifade, qu'on peut appeller la cin
quiéme.
Venife devenoit de jour en jour une
République redoutable qui appuvoit font
commerce par la guerre. Il fallut s'a
dreffer à elle préférablement à tous les
Rois de l'Europe. Elle s'étoit miſe en
état d'équiper des Flottes que les Rois
d'Angleterre, d'Allemagne, de France,
ne pouvoient alors fournir. Ces Ré
N publicains induftrieux gagnérent à cette
Croiſade de l'argent & des terres. Premié
rement, ils fe firent payer quatre vingt
cinq mille marcs d'argent pour tranſpor
ter feulement l'armée dans le trajet ; fe
condement, ils fe fervirent de cette ar
mée même, à laquelle ils joignirent cin-.
quante Galéres pour faire d'abord des
conquêtes en Dalmatie fur les Chrétiens.
au profit de la République. Le Pape
Innocent les excommunia, foit pour la
forme, foit qu'il craignît déja leur gran
deur, & ces Croifés excommuniés n'en
prirent pas moins Zara & fon territoire,
qui accrut les forces de venife.
Cette Croifade fut différente de toutes
les autres, en ce qu'elle trouva Conftan
Ì ti
OIRE
96 HIST
tinople divifée, & que les autres avoient
eu en tête des Empereurs affermis. Les
Vénitiens, le Comte de Flandres, le Mar
quis de Montferrat, joints à eux, enfia
les Principaux Chefs toujours politiques,
quand la multitude n'eft que violente,
virent que le tems étoit venu d'exécuter
l'ancien projet contre l'Empire des Grecs.

Ifaac l'Ange avoit été privé de la li


berté & de la vuë par fon frere Alexis.
Le fils d'Ifaac avoit un parti. Les Croi
fés lui offrirent leur dangereux fecours.
A leur approche l'ufurpateur s'enfuit de
Conftantinople, & les Croifés exigérent
pour s'être montrés, deux cens mille
marcs d'argent du jeune Alexis, & la fou
miffion de l'Eglife Grecque à l'Eglife La
tine. De tels auxiliaires furent égale
ment odieux à tous les partis.

Ils campoient hors de la Ville, tou


jours pleine de tumulte. Le jeune A
lexis détefté des Grecs pour avoir intro
duit les Latins, fut immolé bien-tôt à
une nouvelle faction. Un de fes parens
furnommé Myrfyflos ou Mirtille, l'é
trangla de fes mains. Les
DES CROISADES. 97

Les Croifés alors, qui avoient le pré


texte de vanger leur Créature, profité
rent des féditions qui défoloient la Ville,
pour la ravager, fous couleur de juftice.
Ils y entrérent préfque fans réſiſtance,
& ayant tué, tout ce qui fe prefenta, ils
s'abandonnérent à tous les excès de la
fureur & de l'avarice.
Nicetas & Villehardoüin affûrent que
le feul butin des Seigneurs de France fut
de quatre cens mille marcs d'argent, fans
compte les meubles précieux, les che
vaux & les équipages. La plupart des
Eglifes furent pillées, & ce qui marque
affez le caractére de la Nation, qui n'a
jamais changé, les François danférent
avec les femmes dans le Sanctuaire de
l'Eglife de Sainte Sophie ; mais ce qui
ne caractériſe pas moins les Gecs, ils
vinrent en proceffion avec leur Clergé
implorer la miféricorde de leurs deftruc
teurs contre lefquels ils auroient pû fe
défendre. Ce fut pour la premiere fois
que la Ville de Conftantinople fut prife
& faccagée, & elle le fut par des Chré
tiens qui avoient fait vœu de ne com
battre que les Infidéles.
I2 Dans
I RE
S TO
98 HI

Dans tous ces petits combats qui s'é


toient donnés entre les Grecs & les Latins
depuis la premiére Croifade, & parti
culiérement dans cette prife de Conftan
tinople, on ne voit pas que ce feu gré
geois, tant vanté par les Hiftoriens, ait
fait le moindre effect. S'il étoit tel qu'on
le dit ; fi l'eau même lui fervoit d'ali
ment, il eût toujours donné fur terre &
fur mer une victoire affurée. Si c'étoit
quelque chofe de femblabe à nos Phof
phores , & à cette huile étherée nouvel
lement découverte, l'eau pouvoit à la
vérité le conferver, mais il n'auroit point
eu d'action dans l'eau : fa flamme même
'n'eût point êté bien pénetrante & bien
deftructive. On ajoute qu'on ne l'é
teignoit qu'avec de l'urine, du vinaigre
& du fable. C'eft ainfi à la vérité qu'on
éteint l'huile étherée enflammée ; mais
il paroît affez difficile qu'on eût toujours.
de quoi arrêter l'incendié. Enfin mal
gré ce fecret, les Turcs avoient enlevé
prefque toute l'Afie mineure , & les La
tins leur arrachérent le refte.
& Le plus puiffant des Croifés, Baudouin,
Comte de Flandres, fe fit élire Empe
reur.
DES CROISADES. 99
reur. Ce nouvel ufurpateur condamna
l'autre ufurpateur Mirtille à être préci
pité du haut d'une Colonne. Les autres
Croifés partagérent l'Empire. Les Vé
nitiens fe donnérent les principales Ifles
vers le Peloponefe, celle de Candie, &
plufieurs Villes des Côtes de Phrygie,
qui n'avoient point fubi le joug des
Turcs. Le Marquis de Montferrat prit
la Theffalie. Villehardoüin , Maréchal
de Champagne, prit pour lui l'Achaïe ou
la Gréce proprement dite. Un Gentil
homme de Bourgogne, nommé la Ro
che, s'empara d'Athénes & de Thébes.
De- là vinrent les Sires de Thébes, & les
Ducs Athénes. Un Seigneur d'Avefne
du Comté de Hainault, eut l'Ile d'Eu
bée ou le Négrepont pour fon partage ;
ainfi Baudouin n'eut guéres pour lui que
la Thrace & la Moëlie. A l'égard du
Pape, il y gagna du moins pour un tems
une partie de l'Eglife d'Orient, dans la
quelle il y avoit de Evêchés à donner,
& de l'argent à recueillir. Cette con
quête eut pû avec le tems valoir un
Royaume. Conftantinople étoit autre
chofe que Jérufalem.
13 In
100 HISTOIRE 5

Innocent III. donna le Pallium (c'eft


la marque du Métropolitain) à Thomas
Morofini, Vénitien, élu Patriarche de
Conftantinople par les Croifés. Ou vit
enfin le Patriarche des Grecs faire fer
ment de fidelité à celui de Rome. In
nocent écrivoit à Morofini, " le Saint
66
Siége de Rome a donné rang à votre
Eglife entre les Patriarchales, & l'a
" tirée de la pouffiere. " Ce Pape, en par
lant ainfi, ignoroit ou feignoit d'igno
rer l'antiquité ; mais l'ignorance même
tenoit fouvent lieu de droit.
Ces Croisés, qui ruinoient des Chré
tiens leurs freres, auroient pû bien, plus
aifément que tous leurs predéceffeurs,
chaffer les Turcs de l'Afie. Les Etats
de Saladin étoient déchirés. Mais de
tant de Chevaliers, qui avoient fait vœu
d'aller fecourir Jérufalem, il ne paffa en
Syrie que le petit nombre de ceux qui ne
purent avoir part aux dépouilles des
Grecs. De ce petit nombre, fut Simon
de Montfort, qui ayant envain cherché
un état en Grécé & en Syrie, retourna
enfuite en France, & fe mit à la tête d'u
ne Croifade contre les Albigeois.
11
DES CROISADES. 101

Il reftoit beaucoup de Princes de la


famille Impériale des Comménes, qui
ne perdirent point courage dans la de
ftruction de leur Empire ; un d'eux, qui
portoit auffi le nom d'Alexis, fe réfugia
avec quelques Vaiffeaux vers la Colchi
de, & là entre la mer & le Mont Cau
cafe, forma un petit Etat qu'on apella
l'Empire de Trébizonde, ( tant on abu
foit de ce mot d'Empire. ) Ce petit Etat
fubfifta jufqu'au tems de Mahomet fe
cond . Théodore Lafcaris reprit Nicée
& s'établit dans la Bythinie, en fe fer
vant à propos des Arabes contre les
Turcs. Il fe donna auffi le titre d'Em
pereur, & fit élire un Patriarche de fa
Communion.
D'autres Grecs, unis avec les Turcs
• même, appellerent à leur fecours leurs
anciens ennemis, les Bulgares, contre le
nouvel Empereur, Baudouin de Flandres
qui jouit à peine de fa conquête. Vain
cu par eux près d'Andrinople, on lui
coupa les bras & les jambes, & il expira
en proye aux bêtes féroces..
Dans ces fecouffes de tant d'Etats, &
au milieu de tant de dévaftations , les
Princes
102 HISTOIRE
J
Princes, qu'on appelle Latins, ne con
fervérent leur foible Empire à Conftan
tinople que 58 années , jufqu'en 1261 .
Ce tems ne fuffit pas pour rëünir l'Egli
fe Grecque avec la Latine. Rome ne
put que faire célébrer l'Office en Latin
chez un peuple qui abhorroit cette Lan
gue, & donner quelques tems les béné
fices aux Italiens. Le Patriarche Grec
contreminoit le Patriarche Latin. Les
Grecs haiffoient les Chrétiens Romains
plus que les Turcs. Pendant ce tems
là même une autre Croifade contre d'au
tres Chrétiens défoloit la France. C'eft
celle qui dépeupla le Languedoc, & qui
extermina les Albigeois. Il faut atten
dre pour en parler, que celles de l'Orient
foient finies.
On s'étonne que les fources de ces
émigrations ne tariffent pas. On pour
roit s'étonner du contraire. Les efprits
des hommes étoient en mouvement.
Les Confeffeurs ordonnoient aux Péni
tens d'aller à la Terre Sainte. Les fauf
fes nouvelles qui en venoient tous les
jours, donnoient de fauffes efpérances.
Il partoit de tous les pays de l'Europe
des
DES CROISADES. 103
des Pélerins armés fans aucuns Chefs ;
vérirables Chevaliers errans.
Un Moine, Breton, nommé Erloin
conduifit en Syrie, vers l'an 1204, une
multitude de Bretons. La veuve d'un
Roi de Hongrie fe croifa avec quelques
femmes, croyant qu'on ne pouvoit gag
ner le Ciel que par ce voyage ; elle alla
mourir à Ptolémaïs. Cette maladie épi
démique paffa jufqu'aux enfans, & il y
en eut des milliers, qui conduits par des
Maîtres d'écoles & des Moines quitté
rent des maifons de leurs parens, fur la
foi de ces paroles " Seigneur, tu as tiré
ta gloire des enfans. Leurs conducteurs
en vendirent une partie aux Muſulmans.
Le refte périt de mifére.
L'Etat d'Antioche étoit ce que les
Chrétiens avoient confervé de plus con
fiderable en Syrie. Le Royaume de
Jérufalem, bien moindre en effet, n'exif
toit plus que dans Ptolemaïs. Cepen
dant l'opinion de l'Occident étoit qu'il
falloit un Roi de Jérufalem. Emeri de
Lufignan, Roi titulaire, étant mort vers
l'an 1205, l'Evêque de Ptolomaïs propo
fa d'aller demander en France un Roi de
Judée
104 HISTOIRE

Judée à Philippe Augufte, eſpérant qu'a


vec ce nouveau Roi on recevroit des fe
cours. Philippe Augufte nomma un
Cadet de la Maifon de Brienne en Cham
pagne, qui avoit à peine un patrimoine.
On voit par le choix du Roi quel étoit
le Royaume. Plufieurs Chevaliers fe
joignirent à ce Roi de Jérufalem, & cha
cun fit le voyage à fes dépens.
Ce Roi titulaire de Judée, ces Cheva
liers, quelques Bretons, qui avoient paf
fé la mer, plufieurs Princes Allemands,
qui venoient de tems en tems, un Due
d'Autriche, un Roi de Hongrie, nommé
André fuivi d'affez belles troupes, les
Templiers, les Hoſpitaliers, les Evêques
de Munſter & d'Utrecht, tout cela pou
voit faire cncore une armée de Conqué
rans, fi elle avoit eu un Chef ; mais c'eſt
ce qui manqua toujours.
Le Roi de Hongrie s'étant retiré, un
Comte de Hollande entreprit ce que tant
de Rois & de Princes n'avoient pu faire.
Le Pape lui donna le titre de Connéta
ble des Croisés. Les Chrétiens fem-'
bloient toucher au tems de fe relever.
Leur efpérances s'accrurent par l'arrivée
d'une
DÉS CROISADES. 105

d'une foule de Chevaliers, qu'un Légat


du Pape leur amena. Un Archevêque
de Bordeaux, les Evêques de Paris, d'An
gers, d'Autun, de Beauvais, accompagné
rent le Légat avec des troupes confidé
rables. Quatre mille Anglois, autant
d'Italiens, vinrent fous diverfes Bannie
res enfin Jean de Brienne qui étoit ar
rivé à Ptolemaïs prefque feul, fe trouvoit
à la tête de près de cent mille combat
tans.
Saphadin, frere de Saladin, qui avoit
joint depuis peu l'Egypte à fes autres
Etats, venoit de démolir le refte des mu
railles de Jérufalem, qui n'étoit plus
qu'un Bourg ruiné. Le vœu de tous les
Croifés étoit de reprendre Jérufalem ;
l'entrepriſe paroiffoit très-aifée, furtout
vers la fin du régne de Saphadin, dont
le Gouvernement s'affoibliffoit ; mais les
premiers objets d'une entrepriſe chan
gent toujours avec le tems. Saphadin
paroiffoit mal affermi dans l'Egypte.
Les Croifés crurent- pouvoir s'en emparer.
Il étoient prefque auffi près du Nil que
du Jourdain, & l'Egypte valoit mieux
que Jérufalem.
De
r06 HISTOIRE

: De Ptolemaïs, que les Chrétiens nom


moient Saint Jean d'Acre, le trajet eft
court aux embouchures du Nil. Les
Vaiffeaux qui avoient porté tant de Chré
tiens de prefque tous les Ports de l'Eu
rope, les portérent dans trois jours vers
l'ancienne Pélufe.
Près des ruines de Pélufe, eft élevée
Damiette fur une chauffée qui la défend
des inondations du Nil. Elle fubfifte
encore, & eft une clef de l'Egypte. Les
Croifés commencérent le fiége pendant
la derniere maladie de Saphadin, & le
continuérent après fa Mort. Meledin,
l'aîné de fes fils, régnoit en Egypte, &
paffoit pour aimer les loix, les fciences
& le repos plus que la guerre. Corra
din Sultan de Damas, fon frere, à qui
la Syrie étoit tombée eu partage, vint
le fecourir contre les Chrétiens. Le fié
ge qui dura deux ans, fut mémorable
en Europe, en Afie, & en Afrique.
Saint François d'Affiſe qui établiſſoit
alors fon Ordre, & qui envoyoit fes
Compagnons dans toutes les parties
de la terre connuë, paffa lui- même au
camp des affiégeans, s'étant ima
I giné
DES CROISADES. 107

giné qu'il pourroit aifément conver


tir le Sultan Méledin, il s'avança avec
fon Compagnon, frere Illuminé vers le
camp des Egyptiens. On les prit, on
les conduisît au Sultan . Saint François
le prêcha en Italien, Langue qué proba
blement le Sultan ignoroit. Il propoſa
à Méledin de faire allumer un grand feu,
dans lequel fes Imans d'un côté, François
& Illuminé de l'autre, fe jetteroient pour
faire voir quelle étoit la Religion vérita
ble. Méledin répondit en riant, que fes
Prêtres n'étoient pas hommes à fe jetter
au feu pour leur foi : Alors François pro
pofa de s'y jetter tout feul. Méledin
lui dit que s'il acceptoit une pareille pro
pofition, il paroîtroit douter de fa Re
ligion, & qu'en cela il offenferoit fon
peuple. Enfuite il renvoya François.
avec bonté, voyant qu'il ne pouvoit être
un eſpion dangereux. Si ce fait n'étoit
attefté par des Hiftoriens qui étoient au
Siége de Damiette & s'il n'étoit une
puiffante preuve de ce que peut un ef
prit perfuadé, je ne le rapporterois pas.
Damiette cependant fut prife après
deux ans de Siége, & fembloit ouvrir le
K che
108 HISTOIRE .

chemin à la conquête de l'Egypte ; mais


Pelage Albano, Bénédictin Eſpagnol, Lé
gat du Pape & Cardinal , voulant abſolu
ment commander feul l'Armée, faut cau
fe de fa perte. Le Légat prétendoit que
le Pape étant le Chef de toutes les Croi
fades, celui qui le repréfentoit en étoit
inconteftablement le Général, & que, le

Roi de Jérufalem, n'étant Roi que par


la permiffion du Pape, devoit obeïr en
tout au Légat. Il est évident que le Car
dinal avoit plus de crédit que le Roi, qui
ne défendit fes droits qu'en fe retirant
de l'armée avec quelques Troupes. Ces
divifions confumerent du tems. Il fal
lut écrire à Rome. Le Pape ordonna
au Roi de retourner au Camp, & le Roi
y retourna pour fervir fous le Béné
dictin.
Ce Général engagea l'armée entre
deux bras du Nil, préciſement au tems
où ce fleuve, qui nourrit & défend l'E
gypte, commençoit à fe déborder. Le
Sultan par le fecours des Eclufes inonda
le Camp des Chrétiens, d'un côté, & brû
la leurs Vaiffeaux, de l'autre. Le Nil
qui croiffoit, menaçoit d'engloutir l'ar
I mée
DES CROISADES. 109

mée du Légat. Elle fe trouvoit dans.


l'état où l'on peint les Egyptiens de Pha
raon, quand ils virent la Mer prête à
retomber fur eux.

Les Contemporains conviennent que


dans cette extrémité on traita avec le
Sultan, & qu'il daigna traiter. Il fe fit
rendre Damiette, il renvoya l'armée en
Phénicie, après avoir fait jurer que de
huit ans on ne lui feroit la guerre. II
garda le Roi Jean de Brienne, en ôtage.
Il est bien furprenant qu'il accordât des
conditions fi douces ; mais on dit qu'il
étoit le plus humain des hommes . On
pourroit ajoûter peut être que les Chré
tiens avoient encore quelques reffources ,
puifqu'on ne les fit pas tous esclaves .

Ils n'avoient plus d'efpérance que dans


l'Empereur Frederic II. qui alors com
battoit les Papes, avec lefquels il avoit
plus d'intérêts à déméler qu'avec les
Turcs. Jean de Brienne forti d'otage,
lui donna fa fille, & les droits au Royau
me de Jérufalem, pour dot. Le Pape
Grégoire IX. qui aimoit beaucoup mieux
envoyer l'Empereur en Afie, que le voir
K2 en
110 HISTOIRE

en Italie, le preffoit d'accomplir le vœu


qu'on avoit exigé de lui.
L'Empereur Frederic II. concevoit
très-bien l'inutilité des Croifades , & le
danger dont celle- ci étoit pour fes inté
rêts ; mais il falloit ménager les efprits
des peuples, & éluder les coups des Pa
pes. Il me femble que la conduite qu'il
tint, eft un modéle de la plus parfaite
politique. Il negocie à la fois avec le
Pape & avec le Sultan Méledin. Son
Traité étant figné avec le Sultan & lui,
il part pour la Paleſtine, mais avec un
cortége plûtôt qu'avec une armée, pour
ne fe pas trop dégarnir en Europe. A
peine eft-il arrivé qu'il rend public le
"
Traité par lequel on lui céde Jéruſalem,
Nazareth, & quelques Villages, dont ni
lui ni le Sultan ne fe foucioient guéres.
Il fait répandre dans l'Europe, que fans
verfer une goutte de fang, il a répris les
Saints Lieux. Par-là il fatisfait à fon
væeu. Il impofe filence à fes ennemis :
il fe met en état de retourner avec gloire
en Italie, & d'y être plus que jamais re
doutable au Pape, qui oppofoit des ex
communications à cette politique pro
fonde.
DES CROISADES. III

fonde. On lui reprochoit d'avoir laiffé


par le Traité une Moſquée dans Jéru
falem. Le Patriarche de cette Ville le
traitoit d'Athée. Ailleurs il étoit re
gardé comme un Prince qui fçavoit
regner.

Au refte, pour avoir quelque idée


de ce qu'étoit Méledin, & de la maniere
dont les Arts étoient cultivés chez fes
Sujets, je ne dois pas obmettre qu'il fit
prefent à Frederic II. d'une Tente à plu
fieurs Appartemens, dans l'un deſquels
le plafond reprefentoit le Ciel & les
mouvemens des Aftres , exécutés par des
refforts cachés, ouvrage qui fuppoſoit
une affez grande connoiffance de l'Aftro
nomie & des Méchaniques.

Il faut avouer, quand on lit l'Hiſtoire


de ces tems, que ceux qui ont imaginé
des Romans de Chevalerie, n'ont guéres
pû aller par leur imagination au de- là
de ce que fournit ici la vérité. C'eft
peu que nous ayons vû quelques années
auparavant un Comte de Flandres, qui
ayant fait vœu d'aller à la Terre- Sainte,
fe faifir en chemin de l'Empire de Con
K3 ftan
112 HISTOIRE

ſtantinople. C'eft peu que Jean de


Brienne, Cadet de Champagne, fans
patrimoine, devenu Roi de Jéruſalem,
ait été fur le point de fubjuguer l'E
gypte. Ce même Jean de Brienne n'ay
ant plus d'Etats, marche preſque ſeul
au fecours de Conftantinople, que les
Princes de la Maifon de Comméne tâ
choient toujours de reffaifir. Il arrive
pendant un interrégne, & on l'élit Em
pereur.
Son Succeffeur Baudoüin II . dernier
Empereur Latin de Conftantinople, tou
jours preffé par les Grecs, couroit, une
Bulle du Pape à la main, implorer en
vain le fecours de tous les Princes de
P'Europe ; tous les Princes alors étoient
hors de chez eux. Les Empereurs d'Oc
cident couroient à la Terre- Sainte : les
Empereurs de Conftantinople alloient
en Occident ; les Papes étoient prefque
toujours en France, les Rois préts à par
tir pour la Paleftine. On publioit des
Croifades, tantôt contre les Turcs, tan
tôt contre les Grecs, tantôt contre Frede
ric fecond.

Thi
DES CROISADES. 113

Thibaud de Champagne, Roi de Na


varre, fi célébre par fon amour pour la
Reine Blanche, mere de Saint Louis, &
par fes chanfons , fut auffi un de ceux
qui s'embarquérent alors pour la Palef
tine. I revint la même année, & c'é
toit être heureux. Environ 70 Cheva
liers François, qui voulurent fe fignaler
avec lui, furent tous pris & menés au
7 Grand Caire, au Neveu de Méledin,
nommé Melefcala, qui ayant hérité des
Etats & des vertus de fon Oncle, les trai
ta humainement, & les laiffa enfin re
tourner dans leur Patrie pour une ran
-3
çon modique.
En ce tems , le territoire de Jérufalem
n'appartient plus ni aux Syriens, ni aux
Egyptiens, ni aux Chrétiens, ni aux Mu
fulmans. Une révolution , qui n'avoit
point d'exemple encore dans l'Hiftoire
connuë du monde, donnoit une nou
velle face à la plus grande partie de l'A
fie. Gingiſkan & fes Tartares, dont on
parlera après les Croifades, avoit fran
chi le Caucafe, le Taurus, l'Immaüs.
Les Peuples qui fuyoient devant eux,
comme des bêtes féroces chaffées de
leur
114 HISTOIRE

leur retraitre par d'autres animaux plus


terribles, fondoient à leur tour fur les
terres abandonnées.
Les Habitans du Chorazan qu'on
nomma Coraſmins, pouffés par les Tar
tares, fe précipitérent fur la Syrie, ainfi
que les Goths au quatriéme fiécle, chaf
fes par des Scythes, étoient tombés fur
P'Empire Romain. Ces Corafmins ido
lâtres égorgérent ce qui reftoit à Jéru
falem de Turcs, de Chrétiens, de Juifs, &
détruifirent également les Eglifes & les
Mofquées. Les Chrétiens qui reftoient
dans Antioche, dans Tyr, dans Sydon,
fufpendirent quelque tems leurs querel
les particulieres, pour réſiſter à ces nou
veaux brigands. Ces Chrétiens étoient
alors ligués avec le Soudan de Damas, car
tantôt alliés de l'Egypte qui obéiffoit à
Melcfcala, tantôt réunis avec le Soudan
de Syrie, ils tâchérent alors de confer
ver par un peu de politique les Côtes
dont la poffeffion alloit à tout moment
leur échaper. Les Templiers, les Che
valiers de Saint Jean , les Chevaliers Teu
toniques, étoient des défenfeurs toujours
armés. L'Europe fourniffoit fans ceffe
quel
DES CROISADES. 115

quelques Volontaires. Enfin, ce qu'on


put ramaffer combattit les Corafmins.
La défaite des Croifés fut entiére. Ce
n'étoit pas là le terme de leurs malheurs.
De nouveaux Turcs vinrent ravager ces
Côtes de Syrie après les Corafmins, &
exterminérent prefque tout ce qui reftoit
de Chevaliers.

Mais ces torrens paffagers laifférent


toujours aux Chrétiens les Villes de la
Côte trop bien fortifiées pour être affié
gées par ces multitudes fans ordre, qui
paroiffoient & difparoiffoient comme des
Oifeaux de proye.

Les Latins renfermés dans leurs Vil


les maritimes fe virent alors fans fecours ,
& leurs querelles augmentoient leurs
malheurs. Les Princes d'Antioche n'é
1. toient occupés qu'à faire la guerre à quel
ques Chrétiens d'Arménie. Les factions
des Vénitiens, les Génois, & les Pifans.
fe difputoient la Ville de Ptolémaïs . Les
Templiers & les Chevaliers de Saint Jean
ſe difputoient auffi. Toute l'Europe
refroidie n'envoyoit prefque plus de ces
12 Pelerins armés, dont le cours n'avoit
guéres
116 HISTOIRE

guéres été interrompu pendant 150 an


nées. Les efpérances des Chétiens s'é
teignoient, quand Saint Louis entreprit
la derniere Croifade.

Louis IX. paroiffoit un Prince deſtiné


à réformer l'Europe, fi elle avoit pû
l'être ; à rendre la France triomphante
& policée, & à être en tout le modéle
des hommes. Sa piété, qui étoit celle
d'un Anachoréte, ne lui ôta point les
vertus royales. Sa libéralité ne déroba
rien à une fage oeconomie. Il fçut ac
corder une politique profonde avec une
juftice exacte, & peut-être eft- il le feul
Souverain qui mérite cette louange.
Prudent & ferme dans le confeil, in
trépide dans le combats fans être em
porté, compatiffant, comme s'il n'avoit
jamais été que malheureux ; il n'eft gué
res donné à l'homme de pouffer la vertu
plus loin.

Il avoit conjointement avec la Ré


gente, fa mere, qui fçavoit regner, ré
primé l'abus de la Jurifdiction trop é
tendue des Eccléfiaftiques. Il ne vou
loit pas que les Officiers de Juftice fai
fiffent
DES CROISADES. 117
fiffent les biens de quiconque étoit ex
communié, fans examiner fi l'excom
munication étoit jufte ou injufte. Le
Roi, diftinguant très - fagement entre les
Loix civiles, auxquelles tout doit être
foumis, & les Loix de l'Eglife, dont
l'empire doit ne s'étendre que fur les
4:1 confciences, ne laiffa pas plier les Loix
du Royaume fous cet abus des Excom
munications. Ayant, dès le commen
cement de fon adminiſtration, contenu
les prétentions des Evêques & des Laïcs
dans leurs bornes, il avoit réprimé les
factions de la Bretagne : il avoit gardé
une neutralité prudente entre Gregoire
IX. & Frederic II.

Son Domaine, déja fort grand s'é


toit accru de plufieurs terres qu'il avoit
achetées. Les Rois de France avoient
alors pour revenus leurs biens propres ;
leur grandeur dépendoit d'une œcono
mie bien entendue, comme celle d'un
Seigneur particulier.
Cette adminiftration l'avoit mis en
état de lever de fortes armées contre le
Roi d'Angleterre, Henri III. & contre
= des
118 HISTOIRE

des Vaffaux de France, unis avec l'Angle .


terre. Henri III. moins riche, moins
obéi de fes Anglois, n'eut ni d'auffi
bonnes troupes, ni d'auffi- tôt prêtes.
Louis, qui le furpaffoit en courage,
comme en prévoyance, le battit, deux
fois, & fur tout à la Journée de Taille
bourg en Poitou. Le Roi Anglois s'en
fuit devant lui ; cette guerre glorieufe
fut fuivie d'une paix utile. Les Vaffaux
de France rentrés dans leur devoir n'en
fortirent plus. Le Roi n'oublia pas mê
me d'obliger l'Anglois à payer cinq mil
le livre fterlings pour les frais de la cam
pagne. Quand on fonge qu'il n'avoit
pas 24 ans, lorſqu'il ſe conduifit ainſi ;
& que fon caractére étoit fort au deffus
de fa fortune, on voit ce qu'il eût fait,
s'il fût demeuré dans fa patrie, & on gé
mit que la France ait été fi malheureuſe
par fes vertus même, qui devoient faire
le bonheur du monde.
L'an 1244, Louis attaqué d'une mala
da violente, crut dit-on, dans une létar
gie entendre une voix qui lui ordonnoit
de prendre la Croix contre les Infidéles.
A peine put-il parler, qu'il fit vœu de ſe
croifer.
DES CROISADES. 119
croifer.La Reine fa mere, la Reine fa
Dis femme, fon Confeil, tout ce qui l'ap
prochoit fentit le danger de ce vœu fu
nefte. L'Evêque de Paris même lui ent
repréſenta les dangéreufes conféquences.
eux Mais Louis regardoit ce vœu comme un
lle lien facré, qu'il n'étoit pas permis aux
en hommes de dénouer. Il prépara pen
dant quatre années cette expédition ; en
fin laiffant à fa mere le gouvernement
X
Der du Royaume, il part avec fa femme, &
trois de fes Freres, que fuivent leurs
épouſes. Prefque toute la Chevalerie
de France l'accompagne. Un Duc de
Bourgogne, un Comte de Bretagne, un
Comte de Flandres, un Comte de Soif
fons, un Comte de Vendôme amennte
leurs Vaffaux. Il y eut dans l'armée
près de trois mille Chevaliers Bannerets.
La France fut plus déferte que du tems
de la Croifade de Saint Bernard, & ce
pendant on ne l'attaqua pas. Les Em
pereurs & les Rois d'Angleterre étoient
trop occupés chez eux. Une partie de
J.
it la Flotte immenfe qui portoit tant de
Princes & de Soldats, part de Marfeille,
CS
fe & l'autre d'Aigue-morte, qui n'eft plus
L un
120 HISTOIRE
un Port aujourd'hui. Tout ce grand
armement devoit fondre en Egypte.

Louis mouilla dans l'Ifle de Chypre ;


F le Roi de cette Ifle fe joint à lui : on
aborde en Egypte, & on chaffe d'abord
les Barbares de Damiette Le vieux
Malecfala, & prefque : incapable d'agir,
demanda la paix, & on la lui refuſa.

Saint Louis étoit renforcé par de nou


veaux fecours arrivés de France, fuivi de
foixante mille combattans, obei, aimé,
inftruit par les malheurs que Jean de 2
Brienne avoit effuyés dans une pareille
conjoncture, ayant en tête des ennemis
déja vaincus, & un Sultan qui touchoit
!
à fa fin. Qui n'eût crû que l'Egypte,
& bientôt la Syrie ne fuffent domptées ?
Cependant la moitié de cette Armée flo
riffante périt de maladie ; l'autre moitié
eft vaincue près de la Moffoure. Saint
Louis voit tuer fon frere Robert d'Ar
tois ; il eft pris avec fes deux autres fre
res, le Comte d'Anjou, & le Comte de
Poitiers. La plupart de fes Chevaliers
font captifs avec lui ; ce n'étoit plus alors
Malecfala qui régnoit en Egypte : c'étoit
fon
DES CROISADES. 121
for fils Almoadan. Ce nouveau Sou
dan avoit certainement de la grandeur
d'ame, car le Roi Louis lui ayant offert
pour fa rançon, & pour celle de ces pri
fonniers un million de pefans d'or, Al
moadan lui en remit la cinquiéme par
tie. Malecfala fon pere avoit inſtitué
la Milice des Mamelices, femblable aux
Gardes Prétoriennes des Empereurs Ro
mains, & des Janiffaires d'aujourd'hui.
Ces Mamelices furent à peine formés,
qu'ils furent redoutables à leurs Maîtres.
Almaodan qui voulut les réprimer, fut
affaffiné par eux, dans le tems même
qu'il traitoit de la rançon de Louis. Le
Gouvernement partagé alors entre les
Emirs, fembloit devoir être funefte aux
Chrétiens captifs ? cependant le Confeil
Egyptien continua de traiter avec le Roi.
Le Sire de Joinville rapporte que ces
Emirs même propoférent dans une de
leurs affemblées de choifir Louis pour
leur Soudan.
Joinville étoit prifonnier avec le Roi ;
ce que raconte un homme de fon carac
tére & de fa naïveté, a du poids fans
doute. Mais qu'on faffe réflexion,
L2 com
322 HISTOIRE

combien dans un Camp, dans une mai


fon, on eft mal informé des faits parti
culiers qui fe paffent dans un Camp voi
fin, dans une maiſon prochaine ; com
bien il eft hors de vraisemblance que des
Mufulmans fongent à fe donner pour
Roi, un ennemi Chrétien, qui ne con
noît ni leur Langue, ni leurs mœurs,
qui détefte leur Religion, & on verra
que Joinville n'a rapporté qu'un difcours
populaire. Dire fidélement ce qu'on
a entendu dire, c'eft fouvent rapporter
de bonne foi des chofes au moins fuf
pectes.

Je ne fçaurois guéres encore conci


lier ce que difent les Hiftoriens, de la
maniere dont les Mufulmans traitérent
les prifonniers. Ils racontent qu'on les
faifoit fortir un à un d'une enceinte,
où ils étoient renfermés ; qu'on leur
demandoit s'ils vouloient renier Je
fus Chrift, & qu'on coupoit la tête à
ccux qui perfiſtoient dans le Chriſtia
nifme.

D'un autre côté, ils atteftent qu'un


vieil Emir fit demander par Interprete
aux
DES CROISADES. 123

aux Captifs, s'ils croyoient eu J. C. &


les Captifs ayant dit qu'ils croyoient en
lui. " Confolez-vous, dit l'Emir ; puif
" qu'il eft mort pour vous, & qu'il eſt
" reffufcité, il fçaura bien vous fecourir.
Ces deux récits femblent un peu con
tradictoires, & ce qui eft plus contra
dictoire encore, c'eft que ces Emirs fif
fent tuer des Captifs dont ils efperoient
une rançon .
Au refte, il me femble que ces E.
mirs, quoiqu'ils euffent tué leur Sou
dan, avoient pourtant cette efpécé de
bonne foi & dé vertu,, fans laquelle
nulle Société ne peut fubfifter. Ils s'en
tinrent aux huit cens mille pefáns, aux
quels leur Soudan avoit bien voulu fe
reftraindre pour la rançon des Captifs ;
& lors qu'en vertu du Traité les Trou
pes Françoifes qui étoient dans Damiette,
rendirent cette Ville, on ne voit point
que les Vainqueurs fiffent le moindre
outrage aux femmes qui étoient en très
grand nombre. On laiffa partir la Reine,
& fes deux belles-foeurs avec respect.
Ce n'eft pas que tous les Soldats Mu
fulmans fuffent modérés ; le vulgaire
13 en
124 HISTOIRE

en tout pays eft féroce. Il y eut fans


doute beaucoup de violences commifes,
des Captifs maltraités & tués ; mais en
fin j'avoue que je ne fuis pas étonné
que le fimple Soldat Mahométan ait été
féroce contre des Etrangers, qui des
Ports de l'Europe étoient venus ravager
les terres de l'Egypte.

Saint Louis délivré de captivité, ſe


retire en Paleſtine, & y demeure près
de quatre ans avec les débris de fes vaif
feaux & de fon armée ; il va vifiter Na
zareth, au lieu de retourner en France,
& enfin ne rentre dans fa patrie qu'après
la mort de la Reine Blanche, fa mere ;
mais il y rentre dans le deffein de for
mer une Croiſade nouvelle.

: Son féjour à Paris lui procuroit con


tinuellement des avantages & de la gloi
re. Il reçut un honneur qu'on ne peut
rendre qu'à un Roi vertueux. Le Roi
d'Angleterre Henri III. & fes Barons le
choifirent pour arbitre de leurs querel
les. Il prononça l'Arrêt en Souverain ,
"& fi cet Arrêt, qui favorifoit Henri III.
*ne put appaifer les troubles d'Angleterre,
il
DES CROISADES. 125

il fit voir au moins à l'Europe, quel


reſpect les hommes ont malgré eux pour
la vertu . Son frere le Comte d'Anjou
dut à la réputation de Louis, & au
bon ordre de fon Royaume l'honneur
d'être choifi par le Pape pour Roi de
Sicile.

Louis cependant augmentoit fes Do


maines de l'acquifition de Namur, de
Peronne, d'Avranches, de Mortagne,
du Perche. Il pouvoit ôter aux Rois
d'Angleterre tout ce qu'ils poffedoient
en France. Les querelles de Henri III.
& de fes Barons, lui en facilitoient les
moyens ; mais il préfera la juſtice à l'u
furpation ; il les laiffa jouir de la Guyen
ne, du Perigord, du Limofin ; mais il
les fit renoncer pour jamais à la Tou
raine, au Poitou, à la Normandie, reu
nies à la Couronne par Philippe Auguſte :
ainfi la paix fut affermie avec fa répu
tation.

Il établit le premier la juftice de ref


fort ; & les fujets opprimés par les fen
tences arbitraires des Juges des Baronies,
& commencérent à pouvoir porter leurs
2 plaintes
126 HISTOIRE

plaintes aux quatre grands Baillages Ro


yaux, créés pour les écouter. Sous lui
des Lettrés commencerent à être admis
aux féances de ces Parlemens, dans lef
quels des Chevaliers, qui rarement ſça
voient lire, décidoient de la fortune des
Citoyens. Il joignit à la piété d'un Re
ligieux, la fermeté éclairée d'un Roi ,
en réprimant les entreprifes de la Cour
de Rome, par cette fameufe Pragmati
que, qui conferve les anciens droits de
l'Eglife, nommés Libertés de l'Eglife
Gallicane ; enfin treize ans de fa pré
fence réparérent en France tout ce que
fon abfence avoit ruiné; mais la paffion
pour les Croifades l'entrainoit. Les
Papes l'encourageoient ; Clement IV.
lui accordoit une décime fur le Clergé
pour trois ans. Le Clergé qui du tems
de la Dime Saladine avoit fait beaucoup
de repréſentations pour ne rien payer,
en fit encore de très fortes ; elles furent
auf inutiles que peu décentes fous un
Roi, qui prodiguoit fon fang & fes
-biens dans une guerre tant prêchée par
le Clergé. I part enfin une feconde
fois, & à peu près avec les mêmes, for
( ces.
DES CROISADES. 127
ces. Son frere qu'il a fait Roi de Si
cile, doit le fuivre. Mais ce n'eft plus
du côté de la Paleſtine, ni du côté de
l'Egypte qu'il tourne fa dévotion &
fes armes . Il fait cingler fa Flotte vers
Tunis.
Ce fut Charles d'Anjou , Roi de Na
ples & de Sicile, qui fit fervir la piété
héroique de Louis à fes deffeins. II
prétendoit que le Roi de Tunis lui de
voit quelques années de tribut. Il vou
loit fe rendre maître de ces Pays , &
Saint Louis efperoit, difent tous les
Hiftoriens, (je ne fçais fur quel fonde
ment) convertir le Roi de Tunis. Les
Troupes Chrétiennes firent leur deſcen
te vers les ruines de Cartage ; mais bien
tôt le Roi eft affiégé lui-même dans fon
Camp par les Maures réunis. Les mê
mes maladies que l'intempérance de fes
fujets tranſplantés, & le changement de
climat, avoient attirées dans fon Camp
en Egypte, défolérent fon Camp de Car
tage. Un de fes fils né à Damiette pen
dant fa captivité, mourut de cette espéce
de contagion devant Tunis. Enfin le
Saint Roi en fut attaqué: il fe fit étendre
fur
128 HISTOIRE

fur la cendre & expira à l'âge de 55 ans,


avec la piété d'un Religieux, le cou
rage d'un Heros. A peine eft-il mort,
que fon frere le Roi de Sicile arrive ; on
fait la paix avec les Maures, & les débris
des Chrétiens font ramenés en Europe.
On ne doit guéres compter moins de
cent mille perfonnes facrifiées dans les
deux expéditions de Saint Louis. Joig
nez-y les cent cinquante mille qui fuivi
rent Frederic Barberouffe, les trois cent
mille de la Croifade de Philippe Au
gufte, & de Richard ; deux cent mille au
moins du tems de Jean Brienne : comp
tez les feize cent mille Croifés, qui
avoient déja paffé en Afie, & n'oubliez
pas ce qui périt dans l'expédition de
Conftantinople, & dans les guerres qui
fuivirent cette révolution, fans parler de
la Croifade du Nord, & de celle contre
les Albigeois, on trouvera que l'Orient
fut le Tombeau de plus de deux milé
lions d'Européens .
Plufieurs Pays en furent dépeuplés &
appauvris. Le Sire de Joinville dit ex
preffément, qu'il ne voulut pas accom .
pagner Louis à fa feconde Croifade,
parce
DES CROISADES. 129

parce qu'il ne le pouvoit, & que la pre


miere avoit ruiné toute fa Seigneurie.

La rançon de Saint Louis avoit coûté


huit cens mille pefans ; c'étoit au moins
neuf millions de la monnoye qui court
actuellement. Si des deux millions
d'hommes qui moururent dans le Le
vant, chacun emporta feulement cent
francs, c'eft encore deux cens millions
de livres qu'il en coûta. Les Génois,
les Pifans, & fur tout les Vénitiens s'y
enrichirent ; mais la France, l'Angleter
re, l'Allemagne, furent épuifées.

On dit que les Rois de France gagne


rent à ces Croifades, parce que Saint
Louis augmenta fes Domaines, en ache
tant quelques Terres des Seigneurs rui
nés ; mais il ne les accrut par fon éco
nomie, que pendant le féjour qu'il fit
dans fes Etats.

Le feul bien que ces entrepriſes pro


curérent, ce fut la liberté que plufieurs
Bourgades rachetérent de leurs Seigneurs.
Le Gouvernement municipal s'accrut un
peu; ces Communautés pouvant travail
ler & commercer pour leur propre avan
tage,
HISTOIRE
130
tage, exercérent les Arts & le Commer
ce que l'esclavage éteignoit .
Cependant le peu de Chrétiens can
tonnés fur les côtes de Syrie, fut bien
tôt exterminé, ou réduit eu esclavage.
Ptolemaïs leur principal azile, & qui
n'êtoit en effet qu'une retraite de Ban
dits fameux par leurs crimes, ne put ré
fifter aux forces du Sultan d'Egypte,
Melec Seraph.. Il la prit en 1291 : Tyr
& Sidon fe rendirent à lui. Enfin vers
la fin du douziéme fiécle, il n'y avoit
plus dans l'Afie aucune trace apparente
des Croiſades.

NOU
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NOUVEAU PLAN
W

DE L'HISTOIRE

DE

L'ESPRIT HUMAIN .

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UNIVERSITY

2 JAN 1956
OF OXFORD

IBRARY
NOUVEAU

PLAN DE L'HISTOIRE

DE L'ESPRIT HUMAIN.

AVANT PROPOS.

Lufieurs efprits infatigables ayant


debrouillé autant que l'on peut le
P
Cahos de l'antiquité, & quelques
génies éloquents ayant écrit l'Hiftoire
Univerfelle jufqu'à Charlemagne, j'ai re
gretté qu'ils n'ayent pas fourni une car
riére plus longue ; j'ai voulu pour af
fembler ce qu'ils ont negligé, mettre ſous
mes yeux un précis de l'Hiftoire du
monde, laquelle nous intereffe d'avan
tage à mesure quelle devient plus mo
derne,

M2 Ma
134 PLAN DE L'HISTOIRE

Ma principale idée eft de connoître


autant que je pourrai les moeurs des
hommes & les revolutions de l'efprit
humain ; je regarderai l'ordre des fuc
ceffions des Rois & la Chronologie
comme mes guides, mais non comme
le but de mon travail ; ce travail feroit
bien ingrat, fi je me bornois à vouloir
apprendre en quelle année un Prince in
digne d'être connu fucceda à un Prince
barbare.

Il femble en lifant les Hiftoires que


la terre n'ait été faite que pour quel
ques Souverains, & pour ceux qui ont
fervi leurs paffions : prefque tout le ref
te eft abandonné ; les Hiftoriens en cela
reffemblent à quelques Tirans dont ils
parlent; ils facrifient le genre humain
à un feul homme.

N'y a-t-il donc eu fur la terre que


des Rois, & faut-il que prefque tous.
les inventeurs des arts foient inconnus,
tandis qu'on a des Suites Chronologi
ques de tant d'hommes qui n'ont fait
aucun bien, ou qui ont fait beaucoup
de mal ?
Au
DE L'ESPRIT HUMAIN. 135

Autant qu'il faut connoître les grand


des actions des Souverains qui ont chan
gé la face de la terre, & fur tout de
ceux qui ont rendu leurs peuples meil
leurs & plus heureux, autant on doit
negliger ne Vulgaire des Rois qui ne fe
roit qu'un fardeau à la memoire, com
me ils l'ont été à leurs peuples ; ils
fervent d'époques dans les regiftres des
tems, chacun peut les confulter, mais
un Voyageur ne cherche dans une Ville
que les principaux Citoyens qui repré
fentent en quelque forte l'efprit de la
Nation ; c'eft ainfi que j'en uſe dans ce
vafte dénombrement des Maitres de la
terre. Je me propofe de conduire mon
étude par Siecles, mais je fens qu'en ne
reprefentant à mon efprit que ce qui
s'eft fait préciſement dans le Siecle que
j'aurois fous les yeux, je ferois obligé
de trop divifer mon attention, de parta
ger en trop de parties les Idées fuivies
que je veux me faire, d'abandonner la
recherche d'une Nation ou d'un art ou
d'une revolution pour ne la reprendre que
trop long temps après ; Je rémonterai
donc quelque fois à la fource, éloignée
M3 d'un
136 PLAN DE L'HISTOIRE
d'un art, d'une Coutume importante,
d'une Loi, d'une revolution ; j'anticipe
rai quelques faits, j'en referverai d'au
tres à des tems pofterieurs, mais le moins
que je pourrai & feulement pour éviter
autant que ma foibleffe le permettra, la
confufion & la difperfion des idées ; je
tâcherai de préfenter à mon efprit une
peinture fidelle de ce qui mérite d'être
connu en bien & en mal, forcé de voir
une foule de cruautés & de trahifons
pour arriver à quelques Vertus repan
dües ça & là dans les fiecles, comme des
abris dans des déferts immenfes.
Avant que de confidérer l'état ou
êtoit l'Europe vers le tems de Charle
magne, & les débris de l'Empire-Romain,
j'examine d'abord s'il n'y a rien qui foit
digne de mon attention dans le reste de
nôtre hemifphére : ce refte eft environ
dix fois plus étendu que la domination
Romaine, & m'apprend d'abord que ces
monumens des Empereurs de Rome,
chargés des titres de Maîtres & de Ref
taurateurs de l'Univers font des témoig
nages immortels de vanité & d'igno
rance non moins que de grandeur.
Frap
DE L'ESPRIT HUMAIN. 137

Frappés de l'eclat de cet Empire, de


fes accroiffemens & de fa chute, nous
avons, juſqu'à préſent dans la plupart de
nos Hiftoires univerfelles, traité les au
tres hommes comme s'ils n'exiſtoient
pas. La Grece, les Romains fe font em
parés de toute nôtre attention, & quand
le célebre Boffuet dit un mot des Ma
hométans, il n'en parle qe comme d'un
déluge de Barbares ; cependant beaucoup
de ces Nations poffedoient des arts uti
les que nous tenons d'elles ; leur pays .
nous fourniffent des commodités & des
chofes precieufes que la nature nous a
refufées & vêtus de leurs etoffes,
nouris des productions de leurs terres,
inftruits par leurs inventions, amufés
même par les jeux qui font le fruit de
leur induſtrie, nous ne fommes ni juſtes,
ni fages de les ignorer.

De la Chine.

N portant ma vue aux extrémités de


E l'Orient, je conſidére en premier
lieu l'Empire de la Chine, qui dès lors
étoit plus vafte que celui de Charle
magne,
138 PLAN DE L'HISTOIRE
magne, furtout en y joignant la Corée
& le Tonquin, Provinces alors tributaires
des Chinois, environ vingt neuf degrés
en longitude, & vingt quatre en latitude
forment fon etendue ; le corps de cet état
fubfifte avec fplendeur depuis plus de
quatre mille ans, fans que les loix, les
moeurs, & le langage, la maniere même
de s'habiller ait fouffert d'alteration fen
fible.
Son Hiftoire inconteftable, la feule
qui foit fondée fur des obfervations ce
leftes, remonte par la Chronologie la
plus fure jufqu'à une Eclipfe calculée
1250 avant notre Ere vulgaire, & verifiée
par les Mathematiciens Miffionaires qui
envoïés dans les derniers fiecles chez cet
te nation inconnue l'ont admirée, &
l'ont inftruite. Le Pere Gaubil a exa
miné une fuite de 36 eclipfes de foleil
rapportées dans les livres de Confucius,
& il n'en a trouvé que deux douteuſes,
& deux fauffes.
Il eft vrai qu'Alexandre avoit envoié
de Babilone en Grece les obfervations
des Chaldéens, qui remontoient à 100
années plus haut que les Chinois. Mais
2 ces
DE L'ESPRIT HUMAIN. 139

ces Ephémérides de Babilone n'étoient


point liées à l'hiftoire des faits, les Chi
nois au contraire ont lié l'hiftoire du
2 Ciel à celle de la terre, & ont juſtifié
l'une par l'autre.
Deux cent trente ans au delà de cette
fameufe Eclipfe calculée dont je viens
de parler, leur Chronologie atteint fans
interruption, & par les temoignages les
plus autentiques jufqu'à l'Empereur Hiax,
bon Mathematicien pour fon tems , qui
travailla lui même à reformer l'Aftro
nomie, & qui dans un regne d'environ
80 années chercha à rendre les hommes
eclairés & heureux ; fon nom eft encore
en veneration à la Chine comme l'eft en
Europe celui des Titus, des Trajans, &
des Antonins .
Avant ce grand homme on trouve
encore 6 Rois fes predéceffeurs, mais la
durée de leur Regne eft incertaine; je
crois qu'on ne peut mieux faire dans ce
filence de la Chronologie que de recou
rir à la regle de Newton, qui aïant com
pofé une année commune des années
qu'ont regné les Rois de différens païs,
reduit chaque regne à 22 ans ou environ .
Suivant
140 PLAN DE L'HISTOIRE

Suivant ce calcul d'autant plus raiſon


nable qu'il eft plus moderé, ces fix Rois
auront regné à peu près 130 ans, ce qui
eft bien plus conforme à l'ordre de la
nature que les 250 années qu'on donne
aux fept Rois de Rome, & que tant
d'autres calculs femblables dementis par
l'experience de tous les tems.

Le premier de ces Rois nommé Fo


hi regnoit donc 25 Siecles au moins
avant l'Ere vulgaire, au tems que les Ba
biloniens avoient deja une fuite d'ob
ſervations Aftronomiques ; & dès lors
la Chine obéiffoit à un Souverain ; fes
quinxe Roiaumes reunis fous un feul
homme, prouvent que plufieurs fiecles
avant, cette Region etoit très peuplée,
policée, partagée en beaucoup de fou
verainetés ; car jamais un grand état ne
s'eft formé que de plufieurs petits, c'eſt
l'ouvrage du tems, de la politique & du .
courage.

La Chine etoit au tems de Charle


magne, connue long-tems auparavant, &
fur tout aujourd'hui, plus peuplée que
vafte. 1
Le
DE L'ESPRIT HUMAIN. 141.
Le dernier dénombrement dont nous
avons connoiffance, fait feulement dans
les quinze provinces, qui compofent la
Chine proprement dite, monte juſqu'à
près de 60 millions d'hommes capables
d'aller à la guerre, en ne comptant ni
les Soldats vétérans, ni les vieillards au
deffus de foixante ans , ni la jeuneffe
au deffous de vingt, ni les Mandarins,
ni la multitude des lettrés ni les Bonzes,
encore moins les femmes qui font par
tout en pareil nombre que les hommes,
à un quinziéme ou un feiziéme près,
felons les obfervations de ceux qui ont
calculé avec le plus d'exactitude ce qui
concerne le genre humain à ce comp
te il paroit qu'il feroit difficile qu'il y
ait moins de deux cent millions d'habi
tans dans la Chine. Notre Europe
160
atre n'en a guerres plus de la moitié, à comp
ter en exagerant vingt millions en Fran
ce, vingt cinq en Allemagne & le refte à
proportion.
On ne doit pas être furpris fi les vil
les Chinoifes font immenfes : fi Pequin
la nouvelle Capitale de l'Empire a près
de fix de nos grandes lieues de circon
férence,
LA
42 PLAN DE L'HISTOIRE
férence, en renferme environ quatre
millions de citoïens ; Nanquin l'ancien
ne Metropole, en avoit autre fois d'a
vantage, une feule Bourgade nommée
Quintzing, ou l'on fabrique la porce
laine, contient encore un Million d'ha
bitans.
Ce grand avantage que la Chine a fur
nos climats me paroit venir de trois cau
fes, de la fecondité que la nature y a
donnée aux femmes, du peu de guerres
qui ont defolé le païs ; & enfin de ce que
la pefte qui a quelques fois detruit la
quatrième partie du genre humain,
dans l'Europe & dans l'ancienne Afie, ne
s'eft jamais fait fentir à la Chine, car la
pefte eft une maladie originaire d'Afri
que qui n'a pu s'introduire encore dans
des pais fermés aux etrangers, & les an
nales de la Chine ne rendent compte
que d'une feule contagion qui fit quel
ques ravages au commencement du fei
zieme fiécle.
Les forces de cet état confiftent felon
les relations des hommes les plus intel
ligens qui aient jamais voïagé, dans une
milice d'environ 800000 Soldats bien
entre
DE L'ESPRIT HUMAIN. 143
E
entretenus ; 570000 chevaux font nourris
dans les écuries ou les parturages de
l'Empereur pour monter les gens de
guerre pour les voïages de la Cour &
pour les couriers publics . Plufieurs Mif
fionnaires que l'Empereur Cang- hi dans
ces derniers tems approcha de fa per
fonne, rapportent qu'ils l'ont fuivi dans
des chaffes magnifiques, vers la grand
de Tartarie, ou cent mille Cavaliers &
foixante mille hommes de pié marchoient
www.
en ordre de bataille. Les villes Chi
nolfes n'ont jamais d'autres fortifica
tions que celles que le bon fens a infpiré
à toutes les nations avant l'uſage de l'ar
tillerie, un foffé, un rampart, une forte
muraille des tours. Depuis même que
les Chinois fe fervent du Canon ils n'ont
point encor fuivi le model de nos places
de guerre.
ゆきの
Mais au lieu qu'ailleurs on fortifie des
places, les Chinois on fortifié leur em
pire. La grande muraille qui feparoit
& deffendoit la Chine contre les Tarta
res batie cent trente fept ans avant notre
Ere, fubfifte encore dans un contour de
cinq cens lieues, s'eleve fur des mon
bien
N tagnes,
tre
144 PLAN DE L'HISTOIRE

tagnes , defcend dans des precipices aïant


preſque par tout vingt deux de nos piés
de largeur fur plus de trente de hauteur,
monument fuperieur aux piramides
d'Egypte par fon utilité comme par
fon immenfité.
Ce rampart n'a pu empecher les Tar
tares de profiter dans la fuite du tems
des divifions de la Chine & de la fubju
guer. Mais la conftitution de l'état n'en'a
été ni affoiblie ni changée ; le païs des
conquérans eft dévenu une des parties
du pais conquis , & les Tartares Maut
choufes maitres aujourd'hui de la Chine
n'ont fait autre chofe que ce foumettre
les armes à la main aux loix du païs,
dont ils ont envahi le trone.
Le revenu ordinaire de l'Empereur fe
monte felon les fupputations les plus
vrai-femblables , à deux cens millions
d'onces d'argent, Il eft à remarquer
que l'once d'argent ne vaut pas cent de
nos fous valeur intrinfêque, comme le
dit l'hiftoire de la Chine, car il n'y a
point de valeur intrinfêque numerairc ,
mais a prendre le Marc de notre argent
à cinquante de nos livres de compte,
cette
DE L'ESPRIT HUMAIN . 145
cette fomme revient à mille deux cens
cinquante Millions de nôtre monnoie en
1750, je dis en ce tems, car cette valeur
arbitraire n'a que trop changé parmi
nous, & changera peut être encore.
C'est à quoi ne prennent pas garde les
écrivains plus inftruits des livres que des
affaires qui evaluent l'argent etranger
d'une maniere trop fautive. Ils ont eu
des monnoïes d'or & d'argent frappées
avec le coin long tems avant que les da
riques fuffent frappées en Perfe. L'Em
pereur Cang-hi avoit raffemblé une fui
te de trois mille de ces anciennes mon
noïes parmi les quelles il y en avoit
beaucoup des Indes, autre preuve de
l'ancienneté des arts dans l'Afie ; mais
de long tems l'or n'eft plus une mefûre
commune à la Chine, il y eft marchan
dife comme en Hollande, l'argent mê
me n'y est plus monnoïé ; le poids & le
titre en font le prix, on n'y frappe plus
que du cuivre qui feul a dans ce païs
unc valeur arbitraire.
Le Gouvernement dans des tems diffi
ciles a payé en papier comme on a fait
depuis dans plus d'un Etat de l'Europe,
N2 mais
146 PLAN DE L'HISTOIRE
mais jamais la Chine n'a eu l'ufage des
Banques publiques, qui augmentent les
richeffes d'une Nation en multipliant
fon crédit.
Ce pays favorifé de la nature pofféde
prefque tous les fruits de notre Europe
& beaucoup d'autres qui nous manquent ;
le bled, le ri, la vigne, les légumes,
les arbres de toute efpéce y couvrent la
terre, mais les peuples n'ont jamais fait
de vin, fatisfaits d'une liqueur affez forte
qu'ils favent tirer du ri .
L'infecte précieux qui produit la foye
eft originaire de la Chine, c'eft de là
qu'il paffa en Perfe aflez tard avec l'art
de faire des étoffes du duvet qui le cou
vre, & ces Etoffes étoient fi rares que
fous les Antonins la foye fe vendoit en
Europe au poids de l'or.
Le papier fin d'un blanc éclatant é
toit fabriqué chés les Chinois de tems
immemorial; on en faifoit avec des filets
de Banabou bouilli, avant que de fe fer
vir du linge, on ne connoit pas la pre
miére époque de la Porcelaine & de ce
beau vernis qu'on commence à imiter
en Europe ; ils favent depuis deux mil
le
DE L'ESPRIT HUMAIN . 147

le ans fabriquer le verre mais moins


beau, & moins tranfparent que le nôtre.
L'Imprimerie y fut inventée par eux
du tems de Jules- Cefar ; on fait que
cette Imprimerie eft une gravure fur des
planches de bois, telle que Guttemberg
la pratiqua le premier à Mayence au
quinziéme fiécle ; l'Art de graver les
Caractéres mobiles & de fonte beau
coup fupérieure a la leur, n'a point
encore été adopté par eux, tant ils font
attachés à leurs anciens ufages.
Ils avoient un peu de Muſique , mais
fi informe & fi groffiére qu'ils igno
roient les Semitons.
L'ufage des Cloches eft chez eux de
la plus haute antiquité; ils ont cultivé
la Chymie & fans dévenir jamais bons
Phyficiens, ils ont inventé la poudre,
mais ils ne s'en fervoient que dans des
fêtes, & dans l'art des feux d'artifices,
ou ils ont furpaffés les autres Nations ;
ce font les Portugais qui dans ces der
niers fiécles leur ont enfeigné l'uſage de
l'artillerie, & ce font les Jéfuites qui
leur ont appris à fondre le Canon. Si
les Chinois ne s'appliquérent pas à in
N3 venter
148 PLAN DE L'HISTOIRE
venter ces inftrumens déftructeurs, il ne
faut pas en louer leur modération puif
qu'il n'en ont pas moins fait la guerre.

Jamais leur Géométrie n'alla au delà


des fimples Elemens, ils poufférent plus
loin l'Aftronomie en tant qu'elle eft la
fcience des yeux, & le fruit de la pa
tience. Ils obfervérent tous le Ciel affidu
ment, remarquérent tous les Phénomé
nes & les tranfmirent à la poſtérité; ils
diviférent, comme nous, le cours du
Soleil en 365 parties & démie, ils con
nûrent, mais confufement, la préceffion
des Equinoxes & des Solftices ; ce qui
mérite peut être le plus d'attention, c'eſt
que de tems immémorial, ils partagent
le mois en fémaines de fept jours, on
montre encore les inftrumens dont fe
fervoit un de leurs plus fameux Aftro
nomes mil ans avant notre Ere dans une
ville qui n'eft que du troifiéme rang.
Nanquin, l'ancienne Capitale, con
feve un globe de Bronze que trois hom
mes ne peuvent embraffer, pofé fur un
Cube de cuivre qui s'ouvre, & dans le
quel on fait entrer un homme pour
I tourner
DE L'ESPRIT HUMAIN. 149
tourner ce globe fur lequel font tracés
les Méridiens & les Paralléles.
Pekin a eu un obfervatoire rempli
d'aftrolabes & de fphéres armillaires,
inftrumens à la vérité inférieurs aux nô
tres pour l'exactitude, mais témoigna
ges célébres de la fuperiorité des Chi
nois fur les autres peuples de l'Afie.
La Bouffole qu'ils connoiffoient ne
ſervoit pas à fon véritable ufage de gui-'
der la route des Vaiffeaux, ils ne navi
geoient que prés des Côtes. Poffeffeurs
d'une terre qui fournit tout, ils n'a
voient pas befoin d'aller comme nous au
bout du monde ; la Bouffole ainfi que
la poudre à tirer étoit pour eux une
fimple curiofité, & ils n'en étoient pas
plus à plaindre.
Il eft étrange que leur Aftronomie,
& que leurs autres fciences foient en
même tems fi anciennes chés eux, &
fi bornées ; ce qui eft moins étonnant
c'eft la crédulité avec laquelle ces Peu
ples ont toujours joint les erreurs de
l'Aftrologie judiciaire aux vrais con
noiffances céleftes. Cette fuperftition
a été celle de tous les hommes & il n'y
a
150 PLAN DE L'HISTOIRE
a pas longtems que nous en fommes
guéris, tant l'erreur femble faite pour
le genre humain.
" Si on cherche pourquoi tant d'Arts.
& de fciences cultivés fans interruption
depuis fi longtems à la Chine, ont ce
pendant fait fi peu de progrés, il y en
a peut être deux raiſons, l'une eft la na
ture de leur langue, premier principe
de toutes les connoiffances.
L'art de faire connoitre fes idées par
l'Ecriture qui devroit n'être qu'une mé
thode très fimple, eft chez eux ce qu'ils
ont de plus difficile ; chaque mot a des
caractéres differens ; Un favant à la Chi
ne eft celui qui connoit le plus de ces
caractéres, & quelques uns font arrivés
à la vieilleffe avant que de favoir bien
écrire.
L'autre caufe de cette longue perma
nence dans la médiocrité eſt le reſpect
fuperftitieux qu'ont les Chinois pour
tout ce qui leur a été tranfmis par les an
ciens, ils font ce que nous étions quand
nous refpections la Phyfique d'Ariftote .
Ce qu'ils ont le plus connu, le plus
cultivé, le plus perfectionné, c'eſt la
Morale
DE L'ESPRIT HUMAIN. 151

Morale & les Loix. Le refpect des En


fans pour les Péres eft le fondement du
gouvernement Chinois, l'autorité pater
nelle n'y eft jamais affoiblie, un fils ne
peut plaider contre fon Pére qu'avec le
confentement de tous les Parens, & ce
}
lui des amis & des Magiftrats ; les Man
darins lettrés y font regardés comme les
Péres des villes & des Provinces, & le
Roi comme le Pére de l'Empire ; cette
idée enracinée dans les coeurs forme
une famille de cet Etat immenfe.
Tous les vices y exiftent comme ail
leurs mais plus reprimés par le fruit des
Loix,
Depuis l'an 1637 avant Jefus Chrift,
tous les pauvres vieillards font nourris
dans ce vafte Empire aux dépens du tré
for public. Mais comment concilier
cette admirable police établie en faveur}
de la vieilleffe avec la négligence que
le peuple Chinois a pour l'enfance ? On
dit qu'il n'eft point chez eux de maiſon
d'Orphélins & que rien n'eft plus com
mun que des Enfans abandonnés. S'il
eft ainfi, leur gouvernement beaucoup
plus parfait que les notres à certains é
gards
152 PLAN DE L'HISTOIRE

gards eft en d'autres fort inférieur , &


prefque tout eft contradiction à la Chine
comme parmi les autres peuples.
Les Céremonies continuelles qui y
gênent la focieté & dont l'amitié feule
s'affranchit dans l'intérieur des maifons,
ont établi dans toute la nation une re
tenuë & une honnéteté qui donnent à
la fois aux mœurs de la gravité & de
la douceur. Ces qualités s'étendent juſ
qu'aux derniers du Peuple ; les Miffio
naires racontent que fouvent dans des
marchés publics, au milieu de ces em
barras & des confufions des voitures qui
excitent dans nos contrées des clameurs
fi barbares & des emportemens fi fré
quens & fi odieux, ils ont vû les Pay
fans fe mettre à génoux les uns devant
les autres fuivant la contûme du Pays,
fe demander pardon de l'embarras dont
chacun s'accufoit, s'aider l'un l'autre &
débaraffer tout avec une tranquilité qui
rendoit le dénouement encore plus fa
cile.
Dans les autres Pays les Loix punif
fent les crimes, à la Chine elles font
plus, elles recompenfent la vertu ; le
bruit
DE L'ESPRIT HUMAIN. 153

bruit d'une action généreuſe & rare fe


répand-t-il dans une Province ? Le Man
darin eft obligé d'en avertir l'Empereur,
qui envoye une marque d'honneur à
celui qui l'a fi bien méritée. Cette
Morale, cette obéiffance aux Loix join
tes à l'adoration d'un Etre fuprême for
ment la Religion de la Chine, celles des
Empereurs & des Lettrés.
L'Empereur eft de tems immémorial
le premier Pontife ; c'eft qu'il facrifie
au Dieu Souverain du ciel & de la terre,
il doit être le premier Philofophe , le
premier Prédicateur de l'Empire ; fes
Edits font prefque toûjours des inftruc
tions qui animeroient à la vertu, fi les
hommes n'étoient pas trop accoutumés,
à fes leçons qui ne font plus que de
Stile.
Confutfée, que nous appellons Con
fucius qui vivoit il y a deux mil trois
cens ans, un peu avant Pythagore, établit
cette Religion, laquelle confifte à être
jufte bienfaifant : il l'enfeigna & la
pratique dans la grandeur & dans l'abaif
fement, tantôt Premier-Miniftre d'un
Roi tributaire de l'Empereur, tantôt exi

154 PLAN DE L'HISTOIRE
lé, fugitif & pauvre ; il eut de fon vi
vant cinq mil difciples , & après fa mort
fes difciples furent les Empereurs, les
Colao, c'eft à dire les Mandarins, les
Lettrés, qui font les hommes de Loi, &
tout ce qui n'eft pas peuple ; fa famille
fubfifte encore, & dans un Pays ou il
n'y a d'autre nobleffe que celle des fer
vices actuels, elle eft diftinguée des au
tres familles en mémoire de fon fonda
teur. Pour lui il a non les honneurs
divins qu'on ne doit à aucun homme,
mais ceux que mérite un homme qui
a donné de la Divinité les idées les plus
faines, que puiffe former l'efprit humain
fans revélation.
Quelque tems avant lui Laokium a
voit introduit une Secte qui croit aux
efprits malins, aux enchantemens, aux
preſtiges ; une autre Secte femblable à
célle d'Epicure fut reçue & combattue
à la Chine cinq cent ans avant Jefus
Chrift, mais dans le premier fiécle de
nôtre Ere ce païs fut inondé de la fu
perftition des Bonzes, ils apportérent
des Indes, l'Idole Fo ou de Foe adorée
fous des noms differens par les Japo
nois
DE L'ESPRIT HUMAIN. 155

nois & les Tartares ; on lui rend le cul


te le plus ridicule, & le plus fait pour un
Vulgaire groffier. Cette Religion née
dans les Indes prés de mil ans avant
Jefus Chrift a infecté l'Afie Orientale ;
c'est ce Dieu que préchent les Bonzes à
la Chine, les Talapoins ; à Siam, les La
mas en Tartarie ; c'eft en fon nom
qu'ils promettent une vie immortelle &
que des milliers de Bonzes confacrent
leurs jours à des éxercices de pénitence
qui effrayent la nature ; quelques uns
paffent leur vie nuds & enchainés, d'au
tres portent un carcan defer qui plie
leur corps en deux, & tient leur front
toujours baiffe a terre : ils fouffrent
pour être refpectés, ils font féduits &
ils veulent féduire leur fanatifme fe
fubdivife à l'infini, ils paffent pour chaf
fer des Démons, pour opérer des prodi
ges ; ils vendent aux peuples la rémif
fion des péchez ; cette Secte féduit quel
ques fois des Mandarins qui ont l'efprit
du peuple, & qui fe font tondre en
Bonzes pour acquérir leurs perfections.
Ce font ces Bonzes qui dans la Tar
tarie ont à leur tête le Dailama, ou Da-.
·0 lay
156 PLAN DE L'HISTOIRE

laylama, Idole vivante qu'on adore, &


c'eft là peut être le triomphe de la fu
perſtition humaine.
Ce Dailama fucceffeur & Lieutenant
du Dieu Fo, paffe pour immortel ; les
Prêtres nourriffent toûjours un jeune
Lama defigné fucceffeur fecret du Dai
lama, qui prend fa place dès que celui
qu'on croit immortel eft mort ; les Prin
ces Tartares ne lui parlent qu'à génoux,
il décide fouverainement tous les points
fur lefquels les Lamas font divifés, en
fin il s'eft depuis quelque tems fait fou
verain du Tibet à l'Occident de la Chine;
l'Empereur reçoit fes Ambaffadeurs , &
lui en envoye avec des préfens confide
rables.
Ces Sectes font tolerées à la Chine
pour l'ufage du vulgaire , comme des
alimens groffiers faits pour le nourrir,
tandis que les Magiftrats & les Lettrés
feparés en tout du peuple , fe nourriffent
d'une fubftance plus pure. Confucius
gémiffoit pourtant de cette foule d'er
reurs ; pourquoi , dit il dans un de fes
livres, y-a-t-il plus de crimes chez la
populace ignorante que parmi les Let
trés ?
DE L'ESPRIT HUMAIN. 157
trés ? C'eft que le Peuple eft gouverné
par des Bonzes, auffi un de leurs plus
fages Empereurs nommé Taïtfon, tige
de la derniere famille Impériale Chinoi
fe ordonna vers l'an 1379 que ni les hom
mes, ni les femmes ne pourroient entrer
+1
dans l'Etat de Bonze qu'à 40 ans, loi
que Pierre le grand établit de nos jours
dans les vaftes Etats qui confinent à la
Chine, mais ce Réglement n'a pas fub
fifté longtems, ni à la Chine, ni en
Ruffie.
Beaucoup de Lettrés font à la vérité
tombés dans l'erreur du Materialifme,
mais leur Morale n'en a point été alte
rée, ils difent que la vertu eft fi necef
faire aux hommes, & fi aimable par elle
même, que l'on n'a pas béfoin d'autres
connoiffances pour la fuivre.
On prétend que vers le huitiéme fiécle
du tems de Charlemagne, la Religion
Chrétienne étoit connuë à la Chine : on
affure que nos Miffionaires ont trouvé
dans la Province de Kinski une infcrip
tion en caractéres Syriaques, & Chinois ;
ce monument qu'on voit au long dans
Kircher attefte que l'Evêque Olopuen
O2 partit
158 PLAN DE L'HISTOIRE
partit de Judée l'an de notre Ere 636
pour annoncer l'Evangile, qu'auffi tôt
qu'il fut arrivé au fauxbourg de la Ville
Imperiale, l'Empereur envoya un Co
lao au devant de lui, & lui fit batir une
Eglife Chretienne , & c.
La date de l'Infcription eft de l'année
782 dans l'histoire de la Chine donnée
par les Jéfuites.
Ce monument en une de ces frau
des pieufes qu'on s'eft toujours trop ai
fement permiſes ; ce nom d'Olopuen,
qui eft Efpagnol, rend déja le monu
ment bien ſuſpect fur tout dans un pays
ou il étoit deffendu fous peine de mort
aux étrangers de paffer les frontiéres ; la
date de l'Infcription ne porte t'elle pas
encore le caractére du menfonge ?
Les Prêtres & les Evêques de Jéruſa
lem ne contoient point leurs années au
feptiéme Siécle comme on les compte
dans ce monument. L'Ere vulgaire de
Denis le petit n'eft point reçue chez les
nations Orientales, & on ne commença
même à s'en fervir en Occident que vers
le tems de Charlemagne : de plus com
ment cet Olopuen auroit-eu pû en arri
vant
DE L'ESPRIT HUMAIN . 159.

vant fe faire entendre dans une langue


qu'on peut à peine apprendre en dix an
nées, & comment un Empereur eut il
fait tout d'un coup bâtir une Eglife Chré
tienne en faveur d'un Etranger qui au
roit begayé par interprête une Religion
fi nouvelle. Il eft donc probable qu'au
tems de Charlemagne la Religion Chré
tienne étoit abfolument inconnuë à la
Chine .
Je me referve à jetter les yeux fyr
Siam, fur le Japon & fur tout ce qui eft
fitué vers l'Orient & le Midi de la Chine,
lorfque je ferai parvenu au tems ou l'in
duftrie des Européens s'eft ouvert un
chemin facile aux extrémités de notre
hemifphére.

Des Indes, de la Perfe , de l'Arabie,


& du Mabométifme.

DES INDES.

N me ramenant vers l'Europe je


E trouve d'abord l'Inde, ou l'Indoftan,
contrée un peu moins vaſte que la Chine,
03 &
160 PLAN DE L'HISTOIRE

& plus connue par les denrées précieu


fes que l'induftrie des négocians en a
tirées dans tous les tems, que par des
Relations exactes.
Une chaîne de montagnes peu inter
rompuë femble en avoir fixé les limites
entre la Chine, la Tartarie & la Perfe ;
le refte eft entouré de mers, cependant
l'Inde en deca du Gange fut longtems
foumife aux Perfans & voilà pourquoi
Aléxandre vengeur de la Gréce & vain
queur de Darius pouffa fes conquêtes
jufqu'aux Indes tributaires de fon enne
mi. Depuis Aléxandre les Indiens a
voient vécû dans la liberté & dans la
moleffe qu'infpirent la chaleur du cli
mat & la richeffe de la terre ; quelques
Grécs voyageoient avant Alexandre pour
y chercher la fcience ; c'eft là que le cé
lébre Pilpai écrivit, il y à 2300 ans les fa
* bles morales traduites dans preſque tou
tes les langues du monde ; le jeu des
échecs y fut inventé ; les chifres dont
nous nous fervons & que les Arabes
nous ont apportés vers le tems de Char
lemagne nous viennent de l'Inde ; peut
être les anciennes médailles Indiennes
dont
DE L'ESPRIT HUMAIN. 161
dont les Chinois font tant de cas, font
ISC une preuve que les arts furent cultivés
aux Indes avant que d'être connus des
Chinois.
On y a de tems immémorial divifé la
route annuelle du foleil en douze par
ties. L'année des Bracmanes & des plus
anciens Gymnofophiftes commença tou
jours quand le foleil entre dans la con
ftellation qu'ils nomment Mocaham, &
qui eft pour nous le Bélier, leurs fémai
nes furent toujours de fept jours ; divi
fion que les Grécs ne connûrent jamais ;
leurs jours portent les noms des fept
Planetes ; le jour du foleil eft chez eux
appellés Mitradinam ; refte à favoir fi
ce mot Mitra qui chez les Perfes figni
fioit auffi le Soleil, eft originairement un
terme de la langue des Mages ou de
celle des Sages de l'Inde. Il beft bien dif
ficile de dire, laquelle des deux nations.
enfeigna l'autre, mais s'il fagiffoit de
décider entre les Indes & l'Egypte, je
croirois les fciences bien plus ancien
nes dans les Indes ; ma conjecture eft
fondée fur ce que le terrain des Indes
eft bien plus aifément habitable que te
terrain
162 PLAN DE L'HISTOIRE
terrain voifin du Nil dont les déborde
mens rebutérent fans doute les premiers,
Colons avant qu'ils euffent dompté ce
fleuve en creufant des canaux ; le Sol
des Indes eft d'ailleurs d'une fertilité
bien plus variée , & qui a dû exciter.
davantage la curiofité & l'induftrie hu
maine, mais il ne paroit pas que la
fcience du gouvernement & de la mo
rale y ait été perfectionnée autant que
chés les Chinois.
La fuperftition y a dés longtems é
touffé les fciences qu'on y venoit ap
prende dans les tems les plus reculés.
Les Bonzes & les Bramins fucceffeurs
de Bracmanes y foutenoient la doctrine
de la Metempsycofe ; ils y repandoient
d'ailleurs l'abrutiffement avec l'erreur ;
les uns font fourbes, les autres fanati
ques, plufieurs font l'un & l'autre, quel
ques uns fe devoüent encor à la mort,
comme ce Calamus du tems d'Aléxan
dre. Tous engagent encore, quand ils
peuvent, les femmes Veuves à fe brûler
fur le corps de leurs maris.
Les vaftes côtes de Coromandel font
en proye depuis des fiécles à ces #con
tik
DE L'ESPRIT HUMAIN. 163
tumes affreufes que la Religion Maho-.
métane toute dominante qu'elle eft, n'a
pû encore détruire ; ces Bramins qui en
tretiennent dans le peuple la plus ftu
pide Idolatrie, ont pourtant entre leurs
mains un des plus anciens livres du
monde, écrit par leurs premiers Sages,
dans lequel on ne reconnoit qu'un Etre
fuprême, ils confervent précieuſement
ce témoignage qui les condamne ; Ils
préchent des erreurs qui leur font uti-.
les & cachent une vérité qui ne feroit
que refpectable.
Dans ce même Indoftan fur les cô
tes de Malabar & de Coromandel on eft
furpris de trouver des Chrétiens établis
de tems immémorial . Ils fe nomment
les Chrétiens de St. Thomas ; la com
mune opinion eft, qu'ils font la pofté
rité de ceux qu'inftruifit cêt Apôtre,
d'autres difent qu'un Marchand de Sy
rie qui étoit Chrétien nommé Mar
Thomas ( Mar fignifie à peu prés Mon
fieur) y établit fa Religion avec fon
commerce vers le huitiéme fiécle, il y
laiffa une nombreufe famille avec des
facteurs & des ouvriers qui s'étant un.
peu
164 PLAN DE L'HISTOIRE

peu multipliés, ont depuis prés de dou


ze fiécles confervé la Religion de Mar
Thomas, erreur de nom dont il eft plus
d'un éxemple.
Ces Chrétiens ne réconnoiffoient ni
la fuprématie de Rome, ni la tranfub
ſtantiation, ni plufieurs facremens, ni:
le purgatoire, ni le culte des images :
nous verrons en fon tems comment de
nouveaux Miffionaires leur ont appris
les vérités qu'ils ignoroient.

En remontant vers la Perfe on y trou


ve un peu avant ce tems qui me fert
d'époque, la plus grande & la plus
prompte revolution que nous connoif
fions fur la terre.

Une nouvelle domination, une Ré


ligion & des mœurs jufqu'alors incon
nuës avoient changé la face de ces con
trées, & ce changement s'étendoit fort
avant en Afie, en Afrique & en Europe.
Pour me faire une idée du Mahomé
tifme qui a donné une nouvelle forme
à tant d'Empires, je me rappellerai d'a
bord les parties du monde qui lui furent
foumifes.
I II.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 165

II.

DE LA PERSE.
A Perfe avoit étendu fa domination
LAavant Alexandre, de l'Egypte à la
Bactriane au delà du pays où eft aujour
d'hui Samarcande, & de la Thrace juf
qu'au fleuve de l'Inde. Divifée & refferrée
fous les Seleucides, elle avoit répris des
accroiffemens fous Arfaces le Parthien
250 ans avant Jéfus Chrift. Les Arfaci
des n'eurent ni la Syrie ni les contrées
qui débordent le Pont-Euxin, mais ils
difputérent avec les Romains de l'Em
pire de l'Orient, & leur oppoférent tou
jours des barrieres infurmontables.
Du tems Aléxandre Sévére vers l'an
226 Artaxare enleva ce Royaume aux
Arfacides, & rétablit l'Empire des Perfes
dont l'étendue. ne differoit guére alors
de ce qu'elle eft de nos jours.
Au milieu de toutes ces revolutions
l'ancienne Réligion des Mages s'etoit
toujours foutenue en Perfe, & ni les
Dieux des Grécs, ni d'autres Divinités
n'avoient prévalu. I
1 Nou
166 PLAN DE L'HISTOIRE

Noufhirvan ou Cofroës le grand fur


la fin du fixiéme fiécle avoit étendu fon
Empire dans une partie de l'Arabie Pe
trée, & de celle qu'on nommoit heu
reuſe, il en avoit chaffé des Abyffins
Chrétiens qui l'avoient envahi ; il pro
fcrivit autant qu'il pût le Chriftianifme
de fes propres Etats forcé à cette févé
rité par le crime d'un fils de fa femme
qui s'étant fait Chrétien , fut indigne de
l'être & fe revolta contre lui.
La derniere année du regne de ce fa
meux Roi naquit Mahomet à la Mecque
dans l'Arabie Petrée en 570 ; fon pays
défendoit alors fa liberté contre les Per
fes & contre les Princes de Conftanti
nople qui retenoient toujours le nom
d'Empereurs Romains. Les enfans du
grand Nouſhirvan indignes d'un tel Pére
défoloient la Perfe par des guerres civi
les & par des parricides. Les Succef
feurs du légiflateur Juſtinien aviliffoient
le nom de l'Empire ; Maurice venoit
d'être détroné par les armes de Phocas,
& par les intrigues du Patriarche Siria
que & de quelques Evêques que Phocas
punit enfuite de l'avoir trop fervi . Le .
2 fang
DE L'ESPRIT HUMAIN. 167

fang de Maurice & de fes cinq fils avoit


coulé fous la main des bourreaux .
L'Empire de Rome en Occident étoit
anéanti, un déluge de Barbares, Goths
Herules , Huns, Vandales , ayant pour
la plûpart franchi les barriéres de la Tar
tarie inondoit l'Europe qui étoit pour
eux un nouveau monde, quand Maho
met jettoit dans les déferts d'Arabie les
fondemens de la Religion & de la Puif
fance Muſulmane.

III.

DE MAHOMET.

N fait que Mahomet étoit le Cadet


O d'une famille pauvre , qu'il fut
longtems au ſervice d'une femme de la
Mecque, nommée Cadifhca, laquelle
exerçoit le négoce, qu'il l'époufa, &
qu'il vêcut obſcur juſqu'a l'age de 40
ans. Il ne déploya qu'à cêt age les ta
lens qui le rendoient Supérieur à fes,
compatriotes. Il avoit une éloquence
vive & forte, dépouillée d'art & de mé
3 thode telle qu'il la falloit à des Arabes
& à tous les peuples de ces climats ; un
P air
168 PLAN DE L'HISTOIRE
air d'autorité & d'infinuation, animé
par des yeux perçans & par une phifio
nomie heureuſe ; l'intrépidité d'Alexan
dre, fa libéralité avec la fobrieté dont
Aléxandre avoit eu befoin pour être en
tout un grand homme, l'amour qu'un
temperament ardent lui rendoit nécef
faire, & qui lui donna tant de femmes
& de concubines, n'affoiblit ni fon cou
rage, ni fon application, ni fa fanté;
C'est ainsi qu'en parlent les Arabes con
temporains, & ce portrait eft juftifié par
fes actions, feule maniére de connoitre
les hommes.
Après avoir bien connu le caractére
de fes concitoyens, leur ignorance, leur
crédulité, & leur difpofition à l'enthou
fafme, il vit qu'il pouvoit s'eriger en
Prophéte;, il feignit des revélations il
parla, fe fit croire d'abord dans fa mai¬
fon, ce qui étoit probablement le plus,
difficile ; en trois ans il eut quarante
deux difciples perfuadés ; Omar fon per
fécuteur devint fon Miniftre, au bout
de cinq ans il en eut 114.
Il enfeignoit aux Arabes adorateurs
des étoiles qu'il ne faloit adorer que
le
DE L'ESPRIT HUMAIN . 169

le Dieu qui les a faites. Il fuppofoit


que les livres de Juifs & des Chrétiens
étant corrompus & falfifiés, on devoit
les avoir en horreur : il annonçoit qu'on
étoit obligé fous peine du chatiment
éternel de prier cinq fois par jour, de
donner l'aumône, & fur tout en ne re
connoiffant qu'un feul Dieu , de croire
à Mahomet fon dernier Prophéte, enfin
de hazarder fa vie pour fa foi.
Il défendit l'ufage du vin, parce que
l'abus en eſt trop dangereux, il confer
va la circoncifion pratiquée par les A
rabes ainfi que par les anciens Egyp
tiens.
Il permit aux hommes la pluralité
des femmes, ufage immémorial de tout
POrient, il propofoit pour recompenfe
uue vie éternelle ou l'ame feroit eny
vrée de tous les plaifirs fpirituels, & ou
le corps reffufciteroit avec fes fens, mê
me gouteroit toutes les voluptés qui lui
font propres.
Sa Religion s'appella, l'Ifmamifme,
qui fignifie refignation à la volonté de
Dieu. Le livre qui la contient s'ap
pelle Coran, ou la lecture par excellence.
P 2 Tous
170 PLAN DE L'HISTOIRE

Tous les interpêtes de ce Livre con


viennent que fa morale eft contenüe *
dans ces paroles : " Recherchez qui vous
" chaffe, donnez à qui vous ôte, pardon
" ner à qui vous offenfe, faites du bien
à tous, ne conteftez point avec les
" ignorans.
Parmi les declamations extravagantes
dont ce livre eft rémpli, felon le gout
Oriental, on ne laiffe pas de trouver des
morceaux qui peuvent paroitre fubli
mes; Mahomet, par Exemple, en par
lant de la ceffation du déluge s'exprime
ainfi; Dieu dit, terre englouti tes
' eaux. Ciel repuife les ondes que tu as
" verfées ;" Le Ciel & la terre obéirent .
La définition de Dieu eft d'un genre
plus véritablement fublime ; on lui dẹ
mandoit quel étoit cêt Ala qu'il an
nonçoit; " C'est celui repondit-il, qui
" tient l'Etre de foi même, & de qui
" les autres le tiennent, qui n'engendre
" point & qui n'eft point engendré, &
" à qui rien n'eft femblable dans toute
l'étendue des Etres."
Il est vrai que les contradictions, les
abfurdités, les anachronifmes font ré
MST pandus
DE L'ESPRIT HUMAIN . 171

pandus en foule dans ce livre, on y voit


fur tout une ignorance profonde de la
phyfique la plus fimple & la plus con
nuë.
Quelques perfonnes ont crû fur un
paffage équivoque de l'Alcoran que Ma
homet ne favoit, ni lire, ni écrire, ce
qui ajouteroit encor au prodige de fes
fuccés, mais il n'eft pas vraisemblable
qu'un homme qui avoit été négociant fr
longtems, ne fut pas ce qui étoit necef
faire au négoce, encore moins est- il
probable qu'un homme fi inftruit des
hiftoires, & des fables de fons pays igno
ras ce que favoient tous les enfans de
fa patrie . D'ailleurs les auteurs Arabes
rapportent que Mahomet en mourant
demanda une plume & de l'encre.
Perfecuté à la Mecque, fa fuite
qu'on nomme Egire dévint l'epoque
de fa gloire & de la fondation
de fon Empire. De fugitif il dévint
conquérant. Refugié à Médine il y
perfuada le peuple & l'affervit ; il défit
d'abord avec cent treize hommes les
Mecquois qui étoient venus fondre fur
lui au nombre de mille. Cette victoire
P3 qui
172 PLAN DE L'HISTOIREI

qui fut un miracle aux yeux de fes. Sec


tateurs, les perfuada que Dieu combat
toit pour eux, comme eux pour luig
Dès la premiere victoire ils eſpérérent la
conquête du monde. Mahomet prit, la
Mecque, vit fes perfécuteurs à fe pieds
conquit en neuf, ans par la parole & par 1
les armes, toute l'Arabie, pays auffi
grand que la Perfe, & que les Períes,
ni les Romains n'avoient pû conquérir. ,
Dès fes premiers fuccés il avoit écrit
au Roi de Perfe, • Corfroës fecond, a
l'Empereur Heraclius, au Prince des Cop
tes, Gouverneur d'Egypte ; au Roi des
Abyffins, à un Roi nommé Mandar,
qui regnoit dans une Province près du
Golfe Perfique, il ofa leur propofer
d'embraffer fa Réligion, & ce qui eft
étrange, c'eft que de ces Princes il y en
eut deux qui ſe firent Mahométans, ce
furent le Roi des Abyffins & ce Mandar
Cofroës déchira la lettre de Mahomet
avec indignation, Heraclius répondit par
des préfens. Le Prince de Coptes lui
envoya une fille qui paffoit pour un chef
d'oeuvre de la nature, & qu'on appel
loit la belle Marie.
Ma
DE L'ESPRIT HUMAIN. 173
Mahomet au bout de neuf ans fe
croyant affez fort pour étendre fes ra
vages & fa Religion dans l'Empire Gréc
& Perfan, commença par attaquer la
Syrie, foumife alors à Heraclius, & lui
prit quelques villes. Cet Empereur en
tête des nouveautés toujours funeftes à
la Religion, & qui avoit pris le parti
des Monotelites, effuya en peu de tems
deux propofitions bien finguliéres , l'une
de la part de Cofroës fecond, qui avoit
été vainqueur & l'autre de la part de
Mahomet. Cofroës vouloit qu'Hera
clius embraflat la Réligion des Mages,
& Mahomet, qu'il fe fit Mufulman,
Enfin, Mahomet, maître de l'Arabie,
reveré & prefque adoré de fes fujets, &
rédoutable à ſes ennemis, fut attaqué
à Medine d'une maladie mortelle à l'age
de foixante trois ans & démi, il voulût
que fes derniers momens paruffent ceux
d'un héros & d'un jufte. Que celui à
qui j'ai fait violence & injuftice paroif
fe, s'écria-t-il. Je fuis tout prêt de lui
faire reparation. Un homme fe leva,
qui lui redemanda quelqu'argent, Ma
homet le lui fit donner, & expira peu
3 de
174 PLAN DE L'HISTOIRE

de tems après, regardé comme un grand


homme par ceux mêmes qui le connoif
foient pour un impofteur, & reveré
comme un Prophéte par tout le refte.

DES CALIFE S.

A derniére volonté de Mahomet ne


L fut point éxécuté, il avoit nommé
Ali fon gendre, & Fatime fa fille pour
les héritiers de fon Empire, mais l'am
bition qui l'emporte fur le fanatifme
même engagea les Chefs de fon armée
à déclarer Calife c'eft à dire Lieutenant
du Prophéte, le vieux Abubeker, fon
beaupére, dans l'efpérance qu'ils pour
roient bientôt eux mêmes partager la
1.
fucceffion ; Ali refta dans lArabie, at
tendant le tems de fe fignaler, Abube
ker raffembla d'abord en un corps les
feuilles éparfes de l'Alcoran , on les lut
en préfence de tous les chefs, & on
établit l'autenticité invariable de ce livré
qui eft depuis ce tems la régle de la foi
des Arabes & de leur langue.
Bientôt Abubeker mena fes Muful
mans en Paleftine, & y défit le frére
d'Heraclius;il mourût peu aprés l'an 624
avec
I

DE L'ESPRIT HUMAIN. 175

avec la reputation du plus genereux de


tous les hommes, n'ayant jamais pris,
pour lui qu'environ quarante fols de
nôtre monoye par jour de tout le bu
tin qu'on partageoit, & ayant fait voir
combien le mépris des petits intérêts
peut s'accorder avec l'ambition que les
grands intérêts infpirent.
Omar, elû apres lui, fut un des plus
rapides conquérans qui ayant défolé la
terre, il prend d'abord Dainas, celébre
par la fertilité de fon territoire, par fes
ouvrages d'acier les meilleurs, de l'uni
vers, par les Etoffes de foye qui portent
encore ſon nom : il chaffe de la Syrie
& de la Phénicie les Grecs, qu'on ap
9
pelloit Romains ; il reçoit à compofi
tion en 636 après un long fiege, la vil-t
le de Jérufalem .
Dans le même tems les Lieutenans
d'Omar s'avancoient en Perfe. Le der
nier des Rois Perfans, que nous appel
lons Hormifda IV . livra bataille aux
"
Arabes à quelques lieues de Madain,
devenue la Capitale de cêt Empire, il
perd la bataille & la vie ; les Perfes
paffent fous la domination d'Omar plus
fa
176 PLAN DE L'HISTOIRE
facilement qu'ils n'avoient fubi le Joug
d'Alexandre.

Alors tomba cette ancienne Religion


des Mages , que le Vainqueur de Darius
avoit refpectée, car il ne toucha jamais
au culte des Peuples vaincus.

Les Mages, fondés par Zoroaftre


& reformés enfuite par un autre Zoro
aftre du tems de Darius, fils d'Hiftafpes,
adorateurs d'un feul Dieu, ennemis de
tout fimulacre, révéroient dans le feu
qui donne la vie à la nature, l'emblême
de la Divinité. Ils reconnoiffoient de
tout tems un mauvais principe, à qui
Dieu permettoit de faire le mal, ils fe
nommoient fatan, ou Arimane, & c'eft
parmi eux que Manés avoit puiſé fa doc
trine des deux principes : ils regardoient
leur religion comme la plus ancienne & la
plus pure. La connoiffance qu'ils avoient
des Mathematiques, de l'Aftronomie, &
de l'hiftoire, augmentoit leur mépris
pour leurs vainqueurs alors ignorans
ils ne pûrent abandonner une Religion
confacrée par tant de fiécles pour ûne
fecte ennemie, qui venoit de naitre. Hs
.. fe
DE L'ESPRIT HUMAIN. 177
fe retirérent aux extrémités de la Perfe
& de l'Inde, c'eft la qu'ils vivent au
jourd'hui fous le nom de Gaures, ou de
Guebres & de Parfis, ne fe mariant
qu'entr'eux, entretenant le feu facré, fi
déles à ce qu'ils connoiffoient de leur an
cien culte, mais ignorans, méprifés &
à leur pauvreté près, femblables aux
7
Juifs qui font difperfés fans s'allier aux
autres nations, & plus encor aux Ba
mians qui fe font établis & difperfés dans
l'Inde & vers la Perfe. Tandis qu'un Lieu
tenant d'Omar ſubjugue la Perſe, un autre
enléve l'Egypte entiére aux Romains, &
une grande partie de la Lybie ; c'eft dans
cette conquête de l'Egypte qu'eft brulée
la fameuse Bibliothéque d'Alexandrie,
monument des connoiffances & des er
reurs des hommes, commencée par Pto
Iomée Piladelphe , & augmentée par tant
de Rois : alors les Sarafins ne vouloient
de fcience que l'Alcoran .'"
Après Omar tué par un Efclave Perfe,
Ali, ce gendre de Mahomet que les Per
fes révérent aujourd'hui , & dont ils fui
vent les principes en oppofition à ceux
d'Omar, obtint enfin le Califat & tranf
I fera
178 PLAN DE L'HISTOIRE

fera le fiége des Califes de la ville de Me


dine ou Mahomet eft enfévéli, dans la
ville de Couffa fur les rives de l'Euphrate.
A peine en refte t'il aujourd'hui des rui
nes ; c'eft le fort de Babylonne, de Se
leucie & de toutes les anciennes villes de
Chaldée qui n'etoient bâties que de bri
ques cuites áu Soleil.
Après leRegne de feize Califs de la mai
fon des Ammiades régnérent les Califes
en Acaffides ; le célébre Baron Rachild en
eft le cinquiéme. Ce titre de Rachild eft le
plus beau des titres, & les Mufulmans
n'avoient pas ofé le donner a Mahomet.
Aaron Rachild & fon fils Abonabdalla
etoient contemporains de Charlemagne ;
ce fut cêt Abonabdalla qui tranfporta le
fiége de ce grand Empire à Bagdad dans
la Chaldće ; on dit qu'il bâtit cette Ville.
Les Perfans affurent qu'elle étoit très an
cienne, & que les Arabes ne firent que
la reparer & l'embellir. On l'appelle
quelques fois Babylonne, & elle à été
& elle eft un fujet de guerre entre la Per.
fe & la Turquie. La Domination des Ca
lifes dura 655 ans. Défpotiques dans la
Religion comme dans le gouvernement
ils
DE L'ESPRIT HUMAIN . 179

ils n'etoient point adorés ainfi que le


grand Lama, mais ils avoient une au
torité plus réelle & dans les tems même
de leur décadence, ils furent refpectés
des Princes qui les perfécutoient. Tous
ces Sultans, Turcs, Arabes, Tartares,
qui s'élevérent depuis, reçurent l'inveſti
ture des Califes.

Si jamais puiffance a menacé toute


la terre, c'eft celle des Cafifes ; car ils
avoient le droit du trône & de l'autel ,
du glaive & de l'enthouſiaſme : leurs or
dres étoient autant d'oracles & leur fol
dats autant de fanatiques.

Dès l'an 671 de nôtre Ere, ils affiégé


rent Conftantinople qui devoit un jour
devenir Mahometane ; les divifions pref
que inévitables parmi tant de Chefs fé
roces n'arrétérent pas leurs conquêtes,
ils reffemblérent en ce point aux anciens
Romains qui parmi leurs guerres civiles
avoient fubjugué l'Afie Mineure.

On les voit en 711 paffer d'Egypte


en Espagne, foumife aifément tour à
tour par les Carthaginois, par les Ro
mains,
180 PLAN DE L'HISTOIRE

mains, par les Goths, & Vandales, &


enfin par ces Arabes qu'on nomme
Maures, ils y établiffent le Royaume de
Cordoue. Le Sultan d'Egypte fécoüe
à la vérité le joug du grand Caliſe de
Bagdad, & Abderam Gouverneur de
'Efpagne conquife ne connoit plus le
Sultan d'Egypte, cependant tout plie
encore fous les armes Mufulmanes.

A méfure que les Califes devinrent


puiflans, ils fe polirent. Ces Califes
toujours reconnus pour Souverains de
la Religion & en apparence de tout
l'Empire tranquilles dans Couffa, dans
Damas, y font enfin renaitre les
arts. Cet Aaron Rachild, plus re
fpecté que ces prédéceffeurs, & qui
fut fe faire obeir jufqu'en Efpagne &
au fleuve de l'Inde, ranima toutes les
fciences, fit fleurir les arts agréables &
útiles, attira les gens de lettres, compo
fa des vers & fit fuccéder dans ces vaftes
Etats la politeffe à la barbarie ; fous lui
les Arabes qui adoptoient déja les Chif
fres Indiens nous les apportérent ; nous
connûmes en Allemagne & en France
le
DE L'ESPRIT HUMAIN . 181
le cours des aftres que par le moyen
de ces mêmes Arabes ; le mot feul d'Al
manach en eſt encor un témoignage.

L'Almagefte de Ptolomée fut alors.


traduit du Grec en Arabe par l'aftrolo
que Benhonain. Le Calif Almamon pe
tit fils d'Aaron Rachild, fit méfurer géo
métriquement un dégré du Méridien
pour déterminer la grandeur de la terre,
opération qui n'a été faite en France que
plus de 900 ans apres fous Louis XIV.
L'aftronome Benhonain pouffa les ob
fervations affez loin, il reconnut, ou
que Ptolomée avoit fixé la plus grande
declinaiſon du foleil trop au feptentrion,
où que l'obliquité de l'Ecliptique avoit
changé, il vit même que la période de
trente fi mil ans qu'on avoit affignée
au mouvement prétendu des étoiles fixes
d'Occident en Orient devoit être beau
coup racourcie.

La Chimie & la Médecine étoient cul


tivées par les Arabes ; la Chimie perfec
tionnée par nous, ne nous fut connue
que par eux, nous leur devons de nou
yeaux remédes qu'on nomme le Mino
Q2 ratifs
23
182 PLAN DE L'HISTOIRE

ratifs plus doux & plus falutaires que


ceux qui étoient auparavant en ufage
dans l'Ecole d'Hippocrate & de Galien.
Enfin dès le fecond fiécle de Mahomet il
falut que les Chrétiens d'Occident s'in
ftruififfent chez les Mufulmans.

Des Normands vers le IX Siècle.

L eft difficile de dire quel pays de


I gouver
né & plus malheureux. Tout étant di
vifé, tout étoit foible. Cette confufion
ouvrit un paffage aux peuples de la Scan
dinavie & aux habitans des bords de la
Mer Baltique. Ces fauvages trop nom
breux n'ayant à cultiver que des terres
ingrates, manquant de manufactures &
privés des arts ne cherchoient qu'à fe re
pandre loin de leur patrie. Le Brigan
dage & la Piraterie leur étoient néceffai
res, comme le carnage aux bêtes féroces.
En Allemagne on les appelloit Nor
mands, homme du Nord fans diftinc
tion,
DE L'ESPRIT HUMAIN. 183

tion, comme nous difons encor en gé


néral les Corfaires de Barbaric .
Dès le quatriéme fiécle ils fe mélé
# rent aux flots des autres Barbares , qui
portérent de la defolation jufquà Rome,
& en Afrique on a vû que refferrés
fous Charlemagne, ils craignirent l'efcla
vage.
Dès le tems de Louis le debonnaire
ils commencérent leurs courſes. Les
forets dont ce Pays étoit hériffé leur
fourniffoient affez de bois pour con
ftruire leurs barques à deux voiles & à
rames. Environ cent hommes tenoient
dans ces bâtimens avec leur provifion
de biére & de bifcuit de mer, de fromage
ງ & de viande falée : ils fuivoient les cô
tes, défcendoient ou ils ne trouvoient
pas de réfiftance, & retournoient chez
eux avec leur butin qu'ils partageoient
enfuite, felon les loix d du brigandage,
ainfi qu'il fe pratique à Tunis & à Saié.
L'an 843 ils entrérent en France par
l'embouchure de la riviére de Seine &
'mirent la ville de Rouen au pillage ; une
autre flotte entre par la Loire & devafta
tout jufqu'en Touraine, ils emmenoient
Q3 en
PLA
184 DE L'ESPRIT HUMAIN.
embara
en esclavage les hommes, ils partageoient
entr'eux les femmes & les filles, prenant uereto
Alleman
jufqu'aux enfans pour les éléver dans
Chefsd
leur métier de pirate ; les beftiaux, les
Connen
meubles tout étoit emporté ; ils ven.
Sein
doient quelque fois fur une côte ce qu'ils
avoient pillé fur une autre, leurs pre
miers gains excitérent la cupidité de Vingt v
battans
leurs compatriotes indigens, les habi
bablem
tans des côtes Germaniques & Gauloifes
fecond
fe joignirent à eux ainfi que tant de re
negats de Provence & des Siciles ont Dans
fervi les Corfaires d'Afrique . foible
En 844 ils couvrirent la mer de vaif à rie
ſeaux, on les vit defcendre prefqu'à la l pa
fois en Angleterre, en France, & juf deva
qu'en Efpagne, ils prirent Seville qu'ils fe d
gardérent une année, mais les Arabes tant
chafférent enfin ces Pirates. leur
En 845 les Normands pillêrent Ham tro
bourg, & pénétrérent avant dans l'Alle bri
magne, ce n'étoit plus alors un ramas le
de Corfaires fans ordre, c'étoit une flotte
2

de 660 gros bateaux qui portoient une


armée formidable . Un Roi de Danne
marck nommé Eric étoit à leur tête ; f
il gagna deux batailles avant que de fe
rem
PLAN DE L'HISTOIRE 185
rembarquer. Ce Roi des Pirates après
être retourné chez lui avec les dépouilles
Allemandes, envoye en France un des
Chefs des Corfaires, à qui les hiftoires
donnent le nom de Régnier ; il remonte
la Seine à la tête de fix vingt voiles.
Il n'y a point d'apparence que ces fix
vingt voiles portaffent douze mille com
battans, cependant avec un nombre pro
bablement inférieur, il pille Rouen une
feconde fois & vient jufques a Paris.
Dans de pareilles invafions, quand la
foibleffe du Gouvernement n'a pourvû
à rien, la terreur du peuple augmente
le péril, & le plus grand nombre fuit
devant le plus petit. Les Parifiens qui
fe défendirent dans d'autres tems avec
tant de courage, abandonnérent alors
leur petite ville, & les Normands n'y
trouvérent que des maifons de bois qu'ils
brûlérent. Le malheureux Roi, Charles
le Chauve, retranché à St. Donis avec
peu de troupes, au lieu de s'oppofer
à ces barbares, acheta de quatorze mil
marcs d'argent la retraite qu'ils daignérent
faire.
On lit dans nos auteurs que plufieurs
de
186 DE L'ESPRIT HUMAIN.

de ces barbares furent punis de mort


fubite pour avoir pillé l'Eglife de St.
Germain des Près.
Charles le Chauve en achetant la paix
ne taifoit que donner à ces Pirates de
nouveaux moyens de faire la guerre, &
s'oter celui de la foutenir, Les Nor
mands fe fervirent de cet argent pour
aller affiéger Bordeaux qu'ils pillérent ;
pour comble d'humiliation & d'horreur,
un défcendant de Charlemagne, Pepin
Roi d'Aquitaine, n'ayant pû leur réfifter
s'unit avec eux, & alors la France vers
l'an 858 fut entiérement ravagée. Les
Normands fortifiés de tout ce qui fe
joignoit à eux, défolérent longtems l'Al
lemagne, la Flandre, l'Angleterre, l'I
talie nous avons vû des armées de cent
mil hommes pouvoir à peine prendre
deux villes après des victoires fignalées,
tant l'art de fortifier les places & de pré
parer des reffources a été perfectionné,
mais alors des barbares combattans d'au
tres barbares défunis, ne trouvoient après
le premier fuccés prefque rien qui arrêta
leurs courſes, vaincus quelquesfois ils
reparoiffoient avec de nouvelles forces.
Gode
1

IN
DE L'ESPRIT HUMAIN. 187
Godefroi Roi de Dannemarc à qui
Charles le Gros céda enfin une partie
de la Hollande en 882 , pénétre de la
Hollande en Flandre. Les Normands
paffent de la Somme à l'Oife fans réfi
fance, prennent & brulent Pontoife, &
arrivent par eau & par terre à Paris.
145 Cette ville aujourd'hui immenſe, n'étoit
ni forte, ni grande, ni peuplée, la tour
du grand Châtelet, n'etoit pas encore
entiérement élevée quand les Normands
$ parurent ; il falut fe hâter de l'achever
avec du bois, de forte que le bas de la
tour étoit de pierre, & le haut de
charpente.
Les Parifiens qui s'attendoient alors
à l'irruption des barbares n'abandonné
rent point la Ville comme autre fois.
Le Comte de Paris Odon, ou Eudes que
fa valeur éleva depuis fur le Trône de
France, mit dans la ville un ordre qui
nima les courages & qui leur tint lieu
de tours & dé rempars. Sigefroi Chef
de Normands preffa le fiége avec une
fureur opiniatre, mais non deftituée
d'art ; Les Normands fe fervirent du
belier pour battre les murs, ils firent
brêche
188 PLAN DE L'HISTOIRE
brêche & donnérent trois affauts. Les
Parifiens les foutinrent avec un courage
inébranlable, ils avoient à leur tête non
feulement le Comte Eudes, mais leur
Evêque Goffin qui chaque jour après
avoir donné la bénédiction à fon peuple
fe mettoit fur la bréche, le caſque en
tête, un carquois fur le dos, une hache
à la ceinture, & ayant planté la croix
fur le rampart combattoit à fa vûe. Il
paroit que cet Evêque avoit dans la ville
autant d'autorité pour le moins que le
Comte Eudes, puifque ce fut a-lui que
Sigefroi s'étoit d'abord adreffé pour en
trer par fa permiffion dans Paris. Ce
Prélat mourut des fatigues au milieu du
fiége, laiffant une memoire refpectable
& chére ; car s'il arma des mains que
fa Religion réſervoit feulement au Mi
niftére de l'autel, il les arma pour cêt
autel même & pour fes citoyens dans
la cauſe la plus jufte & pour la déffenſe
la plus néceffaire, qui eft toujours au
deffus des loix.
Les Normands tinrent la Ville affié
gée une année & demie. Les Parifiens
éprouvérent toutes les horreurs qu'en
train
DE L'ESPRIT HUMAIN . 189 .

trainent dans un long fiége la famine


& la contagion qui en font les fuites,
& ne furent point ébranlés au bout de
ce tems. L'Empereur Charles le gros
Roi de France parut enfin à leur fecours
fur le mont de Mars, qu'on appelle au
jourd'hui Mont- Martre, mais il n'ofa
attaquer les Normands, il ne vint que
pour acheter encor une tréve honteule.
Ces Barbares quittérent Paris pour aller
affiéger Sens, & piller la Bourgogne,
tandis que Charles alla dans Mayence
affembler ce parlement qu lui ôta ce
trône, dont il étoit fi indigne.
ETABLISSEMENT DES DANOIS
EN NORMANDIE.

Nfin Rollon, ou Raoul, le Chef le


plus illuftre de ces brigands du Nord,
après avoir été chaffé de Dannemarc,
ayant raffemblé en Scandinavie tous ceux
qui voulurent s'attacher à fa fortune,
tenta de nouvelles avantures, & fonda
refpérance de fa grandeur fur la foi
bleffe de l'Europe ; il aborda l'Angie
terre, ou fes compatriotes étoient déja
établis, mais après deux victoires inu
tiles.
190 PLAN DE L'HISTOIRE
tiles, il tourna du côté de la France que
d'autres Normands favoient ruiner, mais
qu'ils ne favoient pas affervir.
Rollon fut le feul de ces Barbares qui
ceffa d'en mériter le nom, en cherchant
un établiffement fixe. Maitre de Rouen
fans peine au lieu de la détruire, il en
fit élever les murailles & les tours.
Rouen devint fa place d'armes, delá
il voloit, tantôt en Angleterre, tantôt
en France, faifant la guerre avec politi
que comme avec fureur. La France
etoit expirante fous le Régne de Char
les le fimple. Roi de nom & dont la
monarchie étoit encore plus demem
brée par les Ducs, par les Comtes, &
par les Barons, fes fujets, que par les
Normands ; Charles le gros n'avoit
donné que de l'or aux Barbares, Char
les le fimple offrit à Rollon fa fille &
des Provinces.
Raoul demanda d'abord la Norman
die & on fut trop heureux de la lui
céder : il demanda enfuite la Bretagne,
on difputa, mais il falut l'abandonner en
cor avec des claufes que le plus fort
explique toujours à fon avantages, ainfi
I la
DE L'ESPRIT HUMAIN. 191

laBrétagne qui étoit tout à l'heure un Roy


aume, devint un fief dependant de la
Neuftrie, qu'on s'accoutuma bientôt à
nommer Normandie du nom de fes u
furpateurs, & qui fut un état féparé,
dont les Ducs rendoient un vain hom A
mage à la couronne de France.
}
Les véritables conquérans font ceux
qui favent faire des loix ; leur puiffance
eft ftable, les autres font des torrens
qui paffent. Rollon paifible fut le feul
légiflateur de fon tems dans le continent
Chrétien ; on fait avec quelle infléxibilité
il rendit la juftice ; il abolit le vol chez
fes Danois, qui n'avoient jufque la vécu
que de rapine. Long tems après lui fon
nom feul prononcé étoit un ordre aux
Officiers de juftice d'accourir pour ré
primer la violence & de là eft venu cet
ufage de la Clameur de Haro, fi con
nüe en Normandie. Le fang des Da
nois & des Francs, mélés enfemble pre
duifit enfuité dans ce pays ces Héros
qu'on verra conquérir l'Angleterre & la
Sicile.

R De
192 PLAN DE L'HISTOIRE

De l'Angleterre vers le IX Siècle.

'Angleterre après avoir été diviſée


L en fept petits Royaumes, s'étoit
prefque réunie fous le Roi Egbert, lorſ
que ces mêmes Pirates vinrent la ravager
auffi bien que la France.
On prétend qu'en 852 ils remontérent
la Tamife avec 300 voiles ; les Anglois
ne fe défendirent guéres mieux que les
Francs ; ils payérent comme eux leurs
vainqueurs. Un Roi nommé Etelbert
fuivit le malheureux exemple de Charles
le Chauve ; il donna de l'argent. La même
faute eut la même punition. Les Pira
tes fe fervirent de cet argent pour mieux
fubjuguer le pays, ils conquirent la moi
tié de l'Angleterre ; il falloit que les
Anglois, nés courageux, & défendus par
leur fituation , euffent dans leur gouver
nement des vices bien effentiels , puif
qu'ils furent toujours affujettis par des
peuples qui ne devoient pas aborder im
punément chez eux. Ce qu'on raconte
des horribles dévaftations qui défolérent
cette
DE L'ESPRIT HUMAIN. 193

cette Ifle, furpaffe encor ce qu'on vient


de voir en France ; il y a des tems ou
la terre entiére n'eft qu'un théatre de
carnage, & ces tems font trop fréquents.
Il me femble que le Lecteur refpire enfin
un peu, lorſque dans ces horreurs il voit
s'éléver quelque grand homme, qui tire
fa patrie de la fervitude, & qui la gou.
verne en bon Roi.
Je ne . s'il y a jamais eu depuis.
les Antonins un homme plus digne des
refpects de la pofterité qu' Alfred le
grand, qui rendit ce fervice à fa Patrie ;.
il fuccedoit a fon frére Ethelred , qui ne
lui laiffa qu'un droit contefté fur l'Ang
leterre partagée plus que jamais en fou
verainetés, dont plufieurs étoient pof
fédées par les Danois. De nouveaux
Pirates venoient encore prefque chaque
année difputer aux premiers ufurpateurs
le peu de dépouilles qui pouvoient
refter.
Alfred n'ayant pour lui qu'une Pro
vince de l'Oueft, fut vaincu d'abord en
bataille rangée par ces barbares, & aban
donné de tout le monde ; feul & fans fe
cours il voulut perir ou venger fa Pa
" R 2 trie,
194 PLAN DE L'HISTOIRE
trie, il fe cacha fix mois chez une Ber
ger dans une chaumiére environnée de
marais. Le feul Comte de Devon qui
défendoit encore un foible chateau con
tre les ufurpateurs favoit fon fecret;
enfin ce Comte ayant raffemblé des
troupes, & gagné quelqu'avantage, l'oc
cafion étant favorable, Alfred couvert
des haillons d'un berger ofa fe rendre
dans le Camp Danois en jouant de la
harpe ; voyant par lui même la fitua
tion du camp & fes deffauts, inftruit
d'une fête barbare que les ennemis de
voient célebrer, il court au Comte de
Devon qui avoit des milices prêtes, il
revient aux Danois avec une petite
troupe, mais déterminée ; il les furprend
& gagne une victoire complette. La
difcorde alors divifoit les Danois ; Alfred
fçut négocier comme combattre, & ce
qui eft étrange, les Danois & les Ang..
lois le reconnurent unanimément pour
Roi.
Il n'y avoit plus à reduire que Lon
drcs, dont un des Chefs des Pirates s'é
toit emparé; il la prit, la fortifia, l'em
bellit, équipa des flottes, contint les
Danois
DE L'ESPRIT HUMAIN. 195
1 Danois d'Angleterre, s'oppofa aux def
1 centes des autres, & s'appliqua enfuite
! pendant douze années d'une poffeffion
paifible à policer fa Patrie, qu'il avoit
conquiſe fur l'etranger. Ses Loix fu
rent douces, mais fevérement éxécutées ;
c'est lui, qui fonda les Jurés, qui parta
gea l'Angleterre en Shires ou Comtés,
& qui le premier encouragea fes ſujets
à commercer. Il prêta de l'argent à des
hommes entreprenans & fages , qui al
lérentjufqu'à Alexandrie & de là paſſant
l'Ifthme de Suez trafiquérent dans la
mer de Perfe. Il fit bâtir des maiſons
de briques à Londre qui n'en avoit que
de bois ; il inftitua des milices, il éta
blit divers Confeils, mit par tout la
régle & la concorde qui en eft la fuite.
Il me femble, qu'il n'y a point de
veritablement grand homme, qui n'ait
aimé les Lettres, car on ne peut être
grand homme fans avoir un bon eſprit.
Alfred jetta les premiers fondemens de
l'Academie d'Oxfort, il fit venir des Li
vres de Rome ; L'Angleterre toute bar
bare n'en avoit prefque point, il fe plai
gnoit qu'il n'y eut pas alors un Prêtre
R 3 An
196 PLAN DE L'HISTOIRE
Anglois qui fçut le Latin. Pour lui il le
favoit, il étoit même affez bon Geomé
tre pour ce tems là ; il poffedoit l'hif
toire ; on dit qu'il faifoit des Vers en
Anglo - Saxon. Les momens qu'il ne
donnoit pas au foin de l'Etat, il les
donnoit à l'Etude ; Une fage œcono
mie le mit en état d'être liberal, on voit
qu'il rebatit plufieurs Eglifes. L'hiſtoi
re qui ne lui reproche ni defaut ni foi
bleffe, le met au premier rang des He
ros utiles au genre humain, qui fans les
hommes extraordinaires eut toujours été
femblable aux bêtes farouches .

De l'Espagne & des Mufulmans


au 8 & 9 Siécle.

E vois dans l'Eſpagne des malheurs &


JEdes revolutions d'un autre genre, qui
méritent une attention particuliére. Il
faut remonter en peu de mots à la fource
& fe fouvenir, que les Goths ufurpateurs
de ce Royaume, devenus Chrétiens &
toujours barbares, furent chaffés au 8
fiécle
DE L'ESPRIT HUMAIN. 197

fécle par les Muſulmans d'Afrique.


Je crois que l'imbecillité du Roi Vamba
qu'on enferma dans un Cloitre, fut l'ori
gine de la décadence de ce Royaume ;
c'eſt à fes foibleffes qu'on doit les fu
reurs de fes fucceffeurs. Vitiza, Prince
plus infenfé encore que Vamba, puif
qu'il étoit cruel , fit défarmer fes fujets
qu'il craignoit, mais par là il fe priva
de leur fecours. Rodrigue, dont Vitiza
avoit affaffiné le pere, affaffina Vitiza
à fon tour, & fut encore plus méchant
que lui & plus mauvais politique. Il
ne faut pas chercher ailleurs la caufe de
la fuperiorité qu'eurent les Mufulmans
en Eſpagne ; je ne fais s'il eft bien vrai
que Rodrigue eut violé Florinde nommée
la Cava ou la méchante fille malheu
reufement célébre du Comte Julien & fi
ce fut pour vanger fon honneur que ce
Comte appella les Maures : peut être l'a
vanture de la Cava eſt copiée en partie
fur celle de Lucréce, & ni l'une ni l'autre
ne femble appuyée fur des monumens
bien authentiques . Il paroit que pour
appeller les Afriquains on n'avoit pas
befoin du prétexte d'un viol, qui eft
d'or
198 PLAN DE L'HISTOIRE
d'ordinaire auffi difficile à prouver qu'à
faire. Déja fous le Roi Vamba le Comte
Hervig, depuis Roi, avoit fait venir une
armée des Maures. Le Comte Julien,
gendre de Vitiza, trouvoit dans cette al
liance affez de raifon pour ſe foulever
contre le tyran. Opas Archevêque de
Séville, fils de Vitiza détrôné & affaffi
né par Rodrigue, fut un des principaux
inftrumens de la revolution & n'avoit
pas béſoin de nouveaux motifs pour en
trer dans la confpiration du ComteJulien.
Quoi qu'il en foit, les Mahometans
étant maitres, comme il le font encore
de toute cette partie de l'Afrique qui a
voit appartenu aux Romains, venoient
d'y fonder la ville de Maroc, près du
Mont Atlas. Le Calife Valide Alman
zor, maitre de cette belle partie de la
terre, refidoit à Damas en Syrie. Son
Vice Roi Muzza, qui gouvernoit l'Afri
que, fit par un de fes Lieutenans la con
quête de toute l'Eſpagne ; il y envoya
d'abord fon General Tarif, qui gagna
en 714 cette célébre bataille ou Rodrigue
perdit la vie ; on prétend que les Sarra
zins ne tinrent pas leurs promeffes à Ju
lien,
DE L'ESPRIT HUMAIN. 199

lien , dont ils fe défioient fans doute.


L'Archevêque Opas fut plus fatisfait
d'eux, il prêta ferment de fidélité aux
Mahométans, & conferva fous eux beau
coup d'autorité fur les eglifes Chrétien
nes que les vainqueurs toléroient.
Pour le Roi Rodrigue il fut fi peu
regretté que fa veuve Egilone époufa
publiquement le jeune Abdalis, fils du
Sultan Muzza, dont les armes avoient fait
périr fon Mari, & reduit en fervitude
fon Pays & fa Religion .
Il ne faut pas fe figurer, avec le peu
my ple, ces nouveaux dominateurs de l'Ori
ent & de l'Occident, comme des Mon
ftres toujours farouches, qui n'eurent ja
mais de fuperiorité que celle de la for
ce. Il eft fur que malgré les cruautés
inféparables des conquêtes, ils n'étoient
pas fans humanité pour les vaincus ; ils
toléroient les Chrétiens dans toutes
leurs villes, & fur tout en Espagne.
Ils leurs faifoient feulement payer le
double de la taxe du peuple Mufulman ;
un Monaftére Chrétien étoit en fureté
moyennant cent marcs d'argent par an ;
une Eglife Cathedrale en payoit deux
cent ;
"
200 PLAN DE L'HISTOIRE
cent ; on ne défendoit aux Chrétiens
que de profaner le mot d'Alla qui figni
fie Dieu, & de célébrer leurs myſtéres
à portes ouvertes ; on les puniffoit de
mort s'ils attentoient à la pudeur des
Muſulmanes mariées ; un Chrétien avoit
il joui d'une Mahométane, il faloit l'é
poufer, embraffer fa réligion ou mou
rir ; d'ailleurs on leur laiffoit leurs loix
civiles, & ils n'étoient jugés par les vain
queurs qu'en matiére criminelle.
L'Eſpagne avoit été foumife en qua
torze mois à l'Empire des Califes , à la
referve des cavernes & des rochers de
l'Afturie. Pélage Tendomer, parent du
dernier Roi Rodrigue, caché dans ces
retraitres, y conferva fa liberté. Je ne
fais, comment on a pû donner le nom
de Roi à ce Prince qui en étoit en effêt
digne ; mais dont toute la Royauté fe
borna à n'être point captif. Les Hifto
riens Efpagnols & ceux qui les ont fui
vis, lui font remporter de grandes vic
toires, imaginent des miracles en fa fa
veur, lui établiffent une Cour, lui don
nent fon fils & fon gendre Alphonse pour
Succeffeurs tranquiles dans ce prétendu

Roy
DE L'ESPRIT HUMAIN . 201

Royaume, mais comment dans ce tems


là même les Mahométans qui fous Ab
dérame vers l'an 734 fubjuguérent la
moitié de la France, auroient-ils laiffé
fubfifter derriére les Pyrénées ce Royau
me des Afturies ; c'étoit beaucoup pour
les Chrétiens de pouvoir fe refugier dans
ces montagnes, & d'y vivre de leurs
courſes, en payant tribut aux Mahomé
tans.
Ce ne fut que vers l'an 759 que les
Chrétiens commencérent à tenir tête à
leurs vainqueurs affoiblis par les victoi
res de Charles Martel & par leurs di
vifions, mais eux mêmes plus divifés
encor entr'eux que les Mahométans, re
tombérent bientôt fous le joug.
Mauregat, à qui il a plû aux hiftoriens
de donner le titre de Roi, eut la permif
fion de gouverner les Afturies & quel
ques terres voiſines, en rendant hom
mage, & en payant tribut ; il fe foumit
furtout à fournir cent belles filles nubiles
tous les ans pour le Sérail de cet Abde
rame qui fut vaincu à la vérité par Charles
Martel, mais qui fut vainqueur dans les
Efpagnes des Chrétiens & des Muful
1 mans ,
202 PLAN DE L'HISTOIRE

mans, & dont le nom eft célébre par


fa rebellion heureufe contre les Califes,
par les guerres & par fa magnificence.
On donne pour Succeffeur à ce Mau
regat un Diacre nommé Veremont, chef
de ces Montagnards refugiés, faifant le
même hommage & payant le même
nombre de filles qu'il étoit obligé d'a
cheter fouvent. Eft- ce lá un Royaume,
& font ce là des Rois ? Au refte on a don
né toujours des filles dans tous les tri
buts qu'on a payés aux Arabes. C'eft un
point de leur politique, & il est toujours
fpecifié dans les traités qu'on fait avec
les Arabes des déferts, qu'on leur don
nera des filles propres à la génération.
Après la mort de cet Abderame, les E
mirs des Provinces d'Efpagne voulurent
être independant. Un d'eux nommé Ibi
na Larocbi eut l'imprudence d'appeller
Charlemagne à fon fecours. S'il y avoit
eu alors un véritable Royaume Chrétien
en Espagne, Charles n'eut- il pas proté
gé ce Royaume par fes armes plûtôt que
de fe joindre à des Mahométans ? Il
prit comme on a vû, cêt Emir fous fa
protection, fe fit rendre hommage des
I terres
DE L'ESPRIT HUMAIN. 203

terres qui font entre l'Ebre & les Pyre


nées que les Muſulmans gardérent ; on
voit en 799, le Maure Abutaur rendre
hommage à Louis Debonnaire, qui gou
vernoit l'Aquitaine fous fon Pere avec le
titre de Roi.

Quelque tems après les divifions aug


mentérent chez les Maures d'Eſpagne.
Le confeil de Louis Débonnaire en pro
fita. Ses troupes affiégérent deux ans
Barcelonne & Louis y entra en triomphe
en 796. voilà l'Epoque de la decadence
des Maures. Ces vainqueurs n'étoient
point foutenus par les Afriquains, & par
les Califes, dont ils avoient fecoué le
joug. Les Succeffeurs d'Abderame ayant
établi le fiége de leur Royaume à Cor
douë, étoient mal obéis par les Gouver
neurs des autres Provinces.

Alphonfe de la race de Pélage com


mença dans ces conjonctures heureuſes
à rendre confiderables les Chrétiens Ef
pagnols retirés dans les Afturies. Il re
fufa le tribut ordinaire à des maîtres
contre lefquels il pouvoit combattre ;
après quelques victoires il fe vit poffef
S feur
204 PLAN DE L'HISTOIRE

feur paifible des Afturies & de Léon au


commencement du 9 fiécle.
C'eft par lui qu'il faut commencer à
retrouver en Eſpagne des Rois Chrétiens.
Cet Alphonfe étoit artificieux & cruel,
on l'apelle le Chafte, parce qu'il fut le
premier qui refufa les cent filles aux
Maures ; on ne fonge pas qu'il ne ſou
tint point la guerre pour avoir refufé
ce tribut, mais que voulant fe fouftraire
à la domination des Maures , & ne plus
être tributaire, il faloit bien qu'il refu
fat les cent filles, ainfi que le reſte.
Les fuccés d'Alphonfe, qui malgré
beaucoup de traverses maintint contre
les Mahométans, enhardirent les Chre
tiens à fe donner un Roi. Les Arrago
nois levérent l'étendart fous un Comte.
Ainfifur la fin du Regne de Louis Débon
naire,ni les Maures, ni les François , n’eu
rent plus rien dans ces contrées ſtériles ;
le refte de l'Espagne obéiffoit aux Rois
Mufulmans. Ce fut alors que les Nor
mands ravagérent les côtes de l'Eſpagne,
mais étant répouffés ils retournérent pil
ler, comme on a vû , la France & l'Ang
leterre.
On
DE L'ESPRIT HUMAIN . 205
On ne doit pas être furpris que les
Efpagnols des Afturies, de Léon, d'Ar
ragon fuffent alors des barbares ; la
guerre qui avoit fuccédé à la fervitude,
ne les avoit pas polis . Ils étoient dans
une fi profonde ignorance, qu'Alphonfe
Roi de Léon & des Afturies furnommé
le Grand, fut obligé de donner à fon fils
des précepteurs Mahometans.
Cet Alphonfe, qui fut appellé le Grand,
fit créver les yeux à fes quatre fréres ;
fa vie n'eft qu'un tiffu de cruautés &
de perfidies. Ce Roi finit par revolter
contre lui fes fujets, & fut obligé de
céder fon petit Royaume à fon fils vers
l'an 910. Quel grand homme qu'un
Barbare détrôné ?

PROGRES DES MUSULMANS.

Ependant les Mahométans, qui per


CEP doient cette partie de l'Espagne, qui
confine à la France, s'étendoient par
tout ailleurs. Si j'enviſage leur réligion ,
je la vois embraffée par toutes les Indes ,'
& par les Côtes Orientales & Occiden
$2 tales
206 PLAN DE L'HISTOIRE

tales de l'Afrique, où ils trafiquoient,


& fi je régarde leur conquêtes, d'abord
le Calife Aaron Rachild, Contemporain
de Charlemagne impofe un tribut de
foixante & dix mille écus d'or par an
à l'Impératrice Irene ; l'Empereur Nice
phore ayant enfuite refufé de payer le
tribut, Aaron prend l'Ile de Chipre,
& vient ravager la Grece ; Almamon
fon petit fils, Prince d'ailleurs fi recom
mandable par fon amour pour les ſci
ences & par fon favoir, s'empare par
fes Lieutenants de l'Ile de Crête ; en 825
les Mufulmans firent bâtir la ville de
Candie qui donna fon nom à l'Ifle.
En 826 les mêmes Afriquains qui a
voient fubjugué l'Eſpagne & fait déja
des incurfions en Sicile, s'etabliffent
dans cette Ifle fertile encouragés par un
Sicilien nommé Euphémius qui ayant
époufé une Religieufe, & fe voyant
pourſuivi par les Loix, fit à peu prés en
Sicile ce que le Comte Julien avoit fait
en Espagne,
Ni les Empereurs Grécs, ni ceux
d'Occident ne pûrent alors chaffer de
Sicile les Muſulmans, tant l'Orient &
l'Occi
DE L'ESPRIT HUMAIN . 207
l'Occident étoint mal gouvernés ; ces
Conquérans alloient fe rendre Maitre
de l'Italie , s'ils avoient été unis, mais
leurs fautes fauvérent Rome, comme
celles des Carthaginois la fauvérent au
trefois. Ils partent de Sicile en 846.
avec une flotte nombreufe, ils entrent
par l'embouchure du Tibre, & ne trou.
vant qu'un pays prefque défert, ils vont
affiéger Rome; ils prirent les déhors , &
ayant pillé la riche Eglife de St. Pierre
hors des Murs, ils levérent le fiége pour
aller combattre une armée de François
qui venoient fécourir Rome fous un Ge
neral de l'Empereur Lothaire. L'armée
Françoiſe fut battuë, mais la ville ra
fraichie fut manquée, & cette expédition
qui devoit être une conquête, ne devint
par leur méfintelligence qu'une incur
fion de Barbares ; ils revinrent bientôt
apres avec une armée formidable, qui
fembloit devoir détruire l'Italie, & faire
une bourgade Mahométane de la Capi
tale du Chriftianifme.
Le Pape Léon IV. prenant dans ces
1 dangers une autorité que les Généraux
de l'Empereur Lothaire paroiffoient a
$3 ban

208 PLAN DE L'HISTOIRE

bandonner, fe montra digne en défen


dant Rome d'y commander en Souve
rain ; il avoit employé les richeffes de
l'eglife à reparer les murailles, à élever
des tours, à tendre des chaines fur le
Tibre, il arma des milices à fes dépens,
engagea les habitans de Naples & de
Gayette à venir défendre les Côtes & le
Port d'Oftie, fans manquer à la fage pré
caution de prendre deux Otages, fachant
bien que ceux qui font affez puiffans
pour nous fecourir, le font affez pour
nous nuire; il vifita lui même tous les
poftes, & reçut les Sarrazins à leur def
cente, non pas en équipage de guerrier
ainſi qu'en avoit ufé Goffin Evêque de
Paris dans une occafion encore plus
preffante, mais comme un Pontife, qui
exhortoit un peuple chrétien, & comme
un Roi, qui veilloit à la fureté de fes fu
jets; il etoit né Romain ; le courage des
premiers âges de la République révivoit
en lui dans un tems de lâcheté & de
corruption, tel qu'un des beaux monu
mens de l'ancienne Rome, qu'on trouve
quelque fois dans les ruines de la nou
velle.
Son
DE L'ESPRIT HUMAIN. 209
Son courage & fes foins furent fecon
dés : on reçut les Sarrazins courageufe
ment à leur defcente, & une tempête
ayant diffipé la moitié de leurs vaiffeaux,
une partie de ces conquérans échapés au
naufrage fut mife à la chaine.
Le Pape rendit fa victoire utile en fai
fant travailler aux fortifications de Rome
& à fes embelliſſemens les mêmes mains
qui devoient la détruire. Les Mahomé
tans reftérent cependant maîtres du Ga
villan entre Capouë & Gayette, mais
plutôt comme une Colonie de Corfaires
indépendans que comme des conquérans
difciplinés.
Je vois donc au neuviéme fiécle les
Mufulmans rédoutables à la fois à Rome,
& à Conftantinople, maitres de la Perfe,
de la Syrie, de l'Arabie, & de toutes les
côtes d'Afrique juſqu'au mont Atlas, &
des trois quarts de l'Efpagne, mais ces
conquérans ne forment pas une feule
Nation, ainfi que les Romains , étendus
prefqu'autant qu'eux, n'avoient fait qu'un
feul peuple. Toutes ces nations nou
vellement converties à l'Ifmanifme é
toient liées entr'elles à peu près comme
les
210 PLAN DE L'HISTOIRE

les Chrétiens par leur culte, & diviféés


d'intérets comme eux.
Sous le fameux Calife Almamon vers
l'an 815. un peu après la mort de Char
lemagne, l'Egypte devint indépendante
& le grand Caire fut la réfidence d'un
Souden ; le Prince de Mauritanie Tin
gitane, fous le titre de Miramolin, étoit
Maitre abfolu de l'Empire de Maroc.
La Nubie & la Lybie obéiffoient à un
autre Soudan ; les Abderames qui avoient
fondé le Royaume de Cordoue, ne purent
empécher d'autres Mahométans de fon
der bientôt celui de Tolede. Toutes ces
nouvelles Dynafties révéroient dans le .
Calife le fucceffeur de leur Prophéte.
Les Mahométans de toutes les parties
du monde alloient à la Mecque gouver
née par un Scherifs que nommoit le Ca
life, & c'étoit principalement pour ce
pélerinage, que le Calife maître de la
Mecque, étoit venerable à tous les Prin
ces de fa croyance ; mais ces Princes
moins fidéles à la Religion qu'a leurs
intérets, dépouilloient les Califes en leur
rendant hommage.
De
DE L'ESPRIT HUMAIN. 211

De l'Empire de Conftantinople
au 8 & 9 Siécle.
Andis que l'Empire deCharlemagne
TAfe démembroit, que les inonda
tions des Sarrafins & des Normands dé
foloient l'Occident, l'Empire de Con
ftantinople fubfiftoit comme un grand
arbre vigoureux encore, mais déja
vieux, privés de quelques racines, & af
failli de tous côtés par les tempêtes ;
cet Empire n'avoit plus rien en Afri
que ; la Syrie & une partie de l'Afie mi
neure lui étoient enlevées. Ils deffen
doit contre les Mufulmans les frontiéres
vers l'Orient de la mer noire, & tantôt
vaincu, & tantôt vainqueur, il auroit
pû au moins ce fortifier contre eux par
cet ufage continuel de la guerre ; mais
du côté du Danube, & vers le bord oe
cidental de la mer noire, d'autres enne
mis la ravageoient ; une nation de Scy
thes nommé les Arabes, ou Avares, les
Bulgares, autres Scythes, dont la Bulga
rie tient fon nom, défoloient tous ces
beaux
PLAN DE L'HISTOIRE 212
beaux climats de la Romanie ou Adrien
& Trajan avoient conftruit ces belles vil
les & ces grands chemins, defquels il
ne fubfifte plus que quelques chauffées.
Les Abares furtout, repandus dans la
Hongrie & dans l'Autriche ſe jettoient
tantôt fur les terres de l'Empire d'Ori
ent, tantôt fur celles de Charlemagne ;
ainfi des frontiéres de Perfe à celles de
la France, la terre étoit en proye à des
incurfions prefque continuelles.
Si les frontiéres de l'Empire Grec é
toient toujours refferrées & défolées , la ca
pitale étoit le théatre des révolutions &
des crimes. Un mélange de l'artifice des
Grecs & de la groffiereté des Thraces, for
moit le caractére qui régnoit à la cour. En
effet quel fpectacle nous repréfente Con
ftantinople ? Maurice & fes cinq enfans
maffacrés, Phocas affaffiné pour prix de
fes meurtres & de ces inceftes , Conftantin
empoifonné par l'Impératrice Martine,
à laquelle enfuite on arrache la langue
tandis que l'on coupe le néz à fon fils
Haraclèonas, Conftans affommé dans un
bain par fes domeftiques, Conftantin
Pogonate qui fait crever les yeux a fes
deux
DE L'ESPRIT HUMAIN . 213

deux frères, Juftinien fecond fon fils


prèt à faire à Conftantinople ce que
Theodore fit à Theffalonique , furpris,
mutilé, & enchainé par Léonce au mo
ment qu'il alloit faire égorger les princi
paux citoyens, Léonce bientôt traité
lui même comme il avoit traité Juftinien
fecond ce Juftinien rétabli faiſant cou
ler fous fes yeux dans la plâce publique
le fang de fes ennemis, & périffant en
fin fous la main d'un bourreau : Philip
pe Bardanés détroné & condamné à
perdre les yeux ; Léon l'Ifaurien , &
Conftantin Copronime, morts à la
vérité dans leurs lits, mais après un
regne fanguinaire auffi malheureux
pour le Prince que pour les fujets ;
L'Impératrice Iréne, la premiere fem
me qui monta fur le Trône dés Cé
fars, & la premiére qui fit périr, fon fils
pour régner ; Nicephore fon fucceffeur
détefté de fes fujets, pris par les Bul
gares, décapité, fervant de patûre aux
bêtes, tandis que fon crane fert de cou
pe à fon vainqueur ; enfin Michel Cu
ropalate contemporain de Charlemagne,
confiné dans un Cloitre, & mourant
ainfi
214 PLAN DE L'HISTOIRE
ainfi d'une façon moins fanglante, mais
auffi cruelle que fes prédéceffeurs.
Pour ne point laiffer imparfait ce
tableau, tout horrible & tout dégoutant
qu'il eft, il faut voir au neuviéme fiécle
Lèon l'Armenien, brave guerrier, mais
ennemi des images, affaffiné à la meffe
dans le tems qu'il chantoit une Antim
ne ; fes affaffins s'applaudiffant d'avoir
tué à l'autel un hérétique, vont tirer
de prifon un Officier, nommé Michel
le Begue, condamné à la mort par le Se
nat, & qui au lieu d'être éxécuté reçoit la
pourpre Impériale .
Les affaires de l'Eglife font fi mé
lées avec celles de l'Etat, que je puis ra
rement les féparer, comme je voudrois.
Cette ancienne querelle des Images trou
bloit toujours l'Empire. La Cour étoit
tantôt favorable, tantôt contraire à leur
culte : Michel le Begue commença par
les confacrer, & finit par les abattre.
Son Succeffeur Théophile, qui régna
environ douze ans depuis 829. jufqu'à
842. fe déclara contre ce culte, on a
écrit, qu'il ne croyoit point la réfurec
tion, qu'il nioit l'éxiftence des Dé
mons,
DE L'ESPRIT HUMAIN . 215
mons, & qu'il n'admettoit pas Jefus
Chrift pour Dieu. Il fe peut faire qu'il
penfa ainſi mais faut il croire, je ne
dis pas fur les Princes, mais fur des par
ticuliers, les témoignages des ennemis,
qui fans prouver aucun fait, dércient la
Religion & les mœurs des hommes, qui
n'ont pas penſé comme eux ?
. Ce Théophile, fils de Michel le Begue,
fut prefque le feul Empereur, qui eut
fuccédé paiſiblement à fon Pére depuis
deux Siécles . Sous lui les Catholiques
furent plus perfécutés que jamais. On
connoit aifément par fes longues perfé
1 cutions que tous les citoyens étoient di
vifés, & qu'il y avoit dans l'Empire
d'Orient une de ces guerres civiles , qui
fans combat & fans fiége défolent toutes
les familles & empoiſonnent la vie.
* Théodora, maitreffe
de l'Empire d'O
rient fous le jeune Michél fon fils, per
fécuta à fon tour les ennemis des Ima
ges ; elle porta fon zéle ou fa politique
plus loin. Il y avoit encore dans l'Afie
mineure un grand nombre de Maniché
ens, qui vivoient paifiblement, parce que
la fureur d'enthouſiaſme qui n'inſpire
T guéres
216 PLAN DE L'HISTOIRE

guéres les Efprits que dans les Sectes naif


fantes, étoit paffée ; ils étoient riches par
le commerce, & par-là utiles à l'Etat ;
foit qu'on en voulut à leurs opinions ou
à leurs biens, on fit contr'eux des Edits
févéres qui furent éxécutés avec cruau
té ; le perfécution leur rendit leur pre
mier fanatiſme, on en fit périr des mil
liers dans les fupplices, le refte défeſpé
ré fe revolta, il en pafla plus de quaran
te mille chez les Muſulmans, & ces Ma
nichéens auparavant fi tranquiles, de
vinrent des ennemis irréconciliables , qui
joints aux Sarrazins ravagérent l'Afie mi
neure jufqu'aux portes de la ville Impé
riale dépeuplée par une pefte horrible
en 842. & devenüe un objet de pitié.
La pefte proprement dite eft une ma
ladie particulière aux peuples de l'Afri
que comme la petite verole c'eſt de ces
païs qu'elle vient toujours par des vaif
feaux marchands ; elle inonderoit l'Eu
rope fans les fages précautions que l'on
prend dans nos ports, & probablement
l'inattention du gouvernement laiffa en
trer la contagion dans la ville Impé
riale.
Cétte
DE L'ESPRIT HUMAIN . 217
Cette même inattention expofa l'Em
pire à un autre fléau. Les Ruffes dont
on n'avoit pas encore entendu parler,
s'embarquérent vers le port qu'on nom
me aujourd'hui Azoph fur la Mer noire,
& vinrent ravager tous les rivages du
Pont Euxin ; les Arabes d'un autre côté
poufférent encore leur conquête par de
là l'Armenie & dans l'Afie mineure ;
enfin Michel le jeune après un Régne
cruel & infortuné, fut affaffiné par Ba
file qu'il avoit tiré de la plus baffe con
dition pour l'affocier à l'Empire.
L'adminiſtration de Bafile ne fut guéres
plus heureufe que celle de fes prédecef
feurs ; c'eft fous fon Régne qu'eft l'épo
que du grand fchifme qui divifa l'Eglife
Grecque de la Latine, & dont je parlerai
dans l'article de l'Eglife pour ne pas
confondre les matiéres.
Les malheurs de l'Empire ne furent
pas beaucoup reparés fous Léon, qu'on
appella le Philofophe, non qu'il fut un
Antonin, un Marc Aurele, un Aaron
Rachild, un Alfred, mais parcequ'il étoit
favant, & qu'il écrivoit bien. Au refte
Léon paffe pour avoir le premier ouvert
T2 un
218 PLAN DE L'HISTOIRE

un chemin aux Turcs, qui fi longtems


après, ont pris Conftantinople. Les hi
ftoires nous difent en effet, que ce Prince
battu fouvent & preffé par les Bulgares
acheta le fecours des Turcs, qui demeu
roient par delà les embouchures du Da
nube ; il n'y a vers le Nord de ces em
bouchures du Danube que la Beffarabie,
autrefois la patrie des Gêtes, une partie
de la Pologne & l'Ukraine.
Les Turcs qui combattirent depuis les
Sarrazins, & qui mêlés à eux furent
leur foutien, & les deftructeurs de l'Em
pire Grec, avoient donc déja envoyé des
colonies dans ces contrées voisines du
Danube ; on n'a guéres d'hiftoires veri
tables de ces emigrations des Barbares fi
anciennes & fi renouvellées.
Il n'y a que trop d'apparence, que les
hommes ont ainfi vécus longtems. A
peine un païs étoit un peu cultivé, qu'il
ètoit envahi par une Nation affamée,
chaffée à fon tour par une autre. Les
Gaulois n'étoient ils pas defcendus dans
l'Italie ? n'avoient ils pas été jufques
dans l'Afie mineure ? Vingt peuples de
la grande Tartarie n'ont-ils pas cherché
de
DE L'ESPRIT HUMAIN. 219

de nouvelles terres ? Ces Tartares de


puis quatre cens ans avoient pénétré dans .
tout l'Empire Romain, au lieu que vers
le 16 & 17 fiécle des peuples policés font
allés fubjuguer des Sauvages dans un
nouveau monde.. C'étoit alors des Sau-.
vages qui venoient renaitre & . dompter.
des Chrétiens policés .
Malgré tant de défaftres, Conftan
tinople fut encore longtems la ville
Chrétienne la plus opulente, la plus
peuplée, la plus recommandable pour
les arts ; fa fituation feule par laquel
le elle domine fur deux mers, la ren
doit néceffairement commerçante. La
pefte de 842 , toute deftructive qu'el
fe étoit, ne fut qu'un fléau paffager.
Les Villes de Commerce ou la Cour ré
fide ſe repeuplent toujours de l'affluence
des voifins. Les arts méchaniques & les
beaux arts même ne périffent point dans
une Ville Capitale, qui eft le féjour des
riches ; toutes ces revolutions fubites du
Palais, les crimes de tant d'Empereurs
égorgés les uns par les autres font des
orages, qui ne tombent guéres fur les
hommes cachés, qui cultivent en paix les
T3 pro
220 PLAN DE L'HISTOIRE

profeffions qu'on n'envie point ; la


Langue Grecque qu'on parloit à Con
ftantinople, étoit encore un préſervatif
contre la barbarie : auffi verra-t- ou dans
le Chapitre des arts & des fciences, que
dans cette décadence quelque refte de
l'ancien efprit des Grecs fe conſervoit
encore.

Les richeffes n'étoient point épuifées ;


on dit qu'en 857. Théodora Mére de
Michel, en fe demettant malgré elle de
la Régence, fit voir à l'Empereur, qu'il
y avoit dans le Tréfor Royal cent neuf
mil livres pefant d'or, & trois cent mil
livres d'argent.

Un gouvernement fage pouvoit donc


maintenir encore l'Empire dans fa puif
fance ; il étoit refferré, mais non dé
membré, changeant d'Empereurs, mais
toujours uni fous celui qui fe revêtoit
de la pourpre ; enfin plus riche, plus
plein de reffources que ce lui de l'Alle
magne, cependant il n'eft plus & celui
de l'Allemagne fubfifte encore.

Etat
DE L'ESPRIT HUMAIN. 221

Etat de l'Empire d'Occident & de


l'Italiefur la fin du 9Siécle, dans
le cours du 10 & dans la moitié du

11.jufqu'à l'EmpereurHenry III.


4
Près la dépofition de Charles le gros
A l'Empire d'Occident ne fubfifta
plus que de nom. Arnoud, Arnolf ou
Arnolde, bâtard de Carloman , & d'une
fille nommée Carantine, fe rendit mai
tre de l'Allemagne , mais l'Italie étoit
partagée entre deux Seigneurs tous deux
du fang de Charlemagne par les fem
mes. L'un étoit un Duc de Spolette nom
mé Guy, l'autre Beranger, Duc de Fri
oul, tous deux inveftis de cès Duchés
par Charles le Chauve, tous deux pré
tendans à l'Empire auffi bien qu'un Bo
zon, Roi d'Arles, qui le leur difputoit.
Le Pape Formofe au milieu de ces trou
bles qui défoloient l'Italie, ne pouvoit
que donner l'onction facrée au plus fort.
Il couronna ce Guy de Spolette en 892.
L'année d'après il couronna Beranger
vainqueur, & deux autres années eufuite
il
222 PLAN DE L'HISTOIRE
il fut forcé de couronner cet Allemand
Arnoud, qui vint affiéger Rome, & la prit
d'affaut.
Après la mort d'Arnoud, fon fils Hi
ludovic, que nous appellons Louis IV.
fut créé Empereur à l'âge de 3 ou 4 ans
dans un village barbare, nommé Pour
kempar, par quelques Comtes & Evêques
Germains ; mais c'étoit un étrange Em
pire Romain que ce Gouvernement , qui
n'avoit alors, ni les pays entre le Rhin
& la Meufe, .ni la Bourgogne, ni la
France, ni l'Espagne, ni rien enfin dans
l'Italie que ce qu'on y pouvoit gagner
à la tête d'une armée, & pas même une
maifon dans Rome qu'on pût dire ap
partenir à l'Empereur. Du tems de ce
Louis, dernier Empereur du fang de
Charlemagne par batardife, mort en
912. l'Empire Romain refferré en Al
lemagne, fut à quelques égards ce qu'é
toit la France ; une contrée dévastée par
les guerres civiles étrangères fous un
Prince mal obéi.
Tout eft révolution dans les Gouver
nemens ; c'en cft une frappante que de
voir ces Saxons fauvages, traités par
Char
DE L'ESPRIT HUMAIN . 223

Charlemagne, comme les Ilotes par les


Lacedémoniens, donner ou prendre au
bout de 112 ans cette même dignité, qui
n'étoit plus dans la maifon de leur vain
queur. Othon, duc de Saxe après la
mort de Louis, met par fon credit la
couronne d'Allemagne fur la tête de
Conrad, & enfin le fils du Duc Othon
de Saxe, Henri l'Oifeleur eft élû. Tous
ceux qui s'étoient faits Princes Herédi
taires en Germanie, joints aux Evêques
faifoient ces élections dans la décadence
de la famille de Charlemagne : la plû
part des Gouverneurs de Provinces s'é
toient rendus abfolus ; mais ce qui d'a
bord étoit ufurpation, devint bientôt un
droit héréditaire ; en France, en Italie,
tous les Seigneurs formoient autant de
Principautés qu'ils avoient de terres.
Les Evêques de plufieurs grands fiéges
déja puiffans par leur dignité, riches en
domaines, & en efclaves, n'avoient plus
qu'un pas à faire pour être Princes, & ce
pas fut bientôt fait. De là vient la puif
fance féculiére des Evêques de Mayence,
de Cologne, de Tréves, de Wurfbourg,
& de tant d'autres, tant en Allemagne
qu'en
224 PLAN DE L'HISTOIRE
qu'en France. Les Archevêques de Reims,
de Lyon, de Beauvois, de Langres, de
Laon &c. s'attribuérent les droits réga
liens. Cette puiffance des Eccléfiaftiques
ne dura pas longtems en France, mais
en Allemagne elle eft encor affermie
pour longtems, Enfin les Moines eux
mênes devinrent Princes ; les Abbés de
Fulde, de Saint Gall, de Kimpten, de
Corbie &c. étoient de petits Rois dans
les Pays, ou quatre vingt ans'auparavant
ils défrichoient avec leurs Moines quel
ques terres, que des proprietaires chari
tables leur avoient données.
Tous ces Seigneurs, Ducs, Comtes,
Marquis, Evêques, Abbés, rendoient
hommage au Souverain choifi par les
plus forts ; c'eft tout ce qui reftoit de
Teur ancienne fujettion . Ce gouverne-
ment féodal n'étoit encore qu'une anar
chie, il n'y avoit point de Liens, qui atta
chaffent les grands Vaffaux aux Vaffaux
directs. Tout fe faifoient la guerre, &
l'Italie gémiffoit dans les mêmes défor
drs.
On a longtems cherché l'origine de
ce gouvernement féodal ; il eft à croire
qu'il.
DE L'ESPRIT HUMAIN . 225

qu'il n'en a point d'autre , que l'an


B
cienne coutume du plus fort, d'impoſer
un hommage ou un tribut au plus foible.
Onfait qu'enfuite les Empereurs Romains
donnérent de terres à perpétuité à des
vétérans, à condition , que leurs enfans
ferviroient des l'âge de 18 ans ; on en
31
trouve des exemples dans les vies d'A
lexandre Sévére & de Probus ; les Lom
bards furent les premiers, qui érigérent
des Duchés relevant en fief de leur Ro
yaume ; Spolette & Benevent furent fous
les Rois Lombards des Duchés hérédi
taires.
Avant Charlemagne Taffillon poffe
doit le Duché de Baviére à condition
d'un hommage, & ce Duché eut appar
tenu à fes deſcendans, fi Charlemagne
ayant vaincu ce Prince, n'eut depouillé
le pére & les enfans ; l'Aquitaine avoit
auffi eu fes Ducs héréditaires. Charle
magne engloutit, autant qu'il le put, tou
tes fes puiffances dans la fienne. Ceux
qui euffent voulu être Princes, ne furent
que grands Officiers ; mais au tems de
Charles le Simple, de Louis, de Con
rad, ces Officiers étoient Princes.
2. Point
226 PLAN DE L'HISTOIRE
!
Point de Villes libres alors en Alle
magne, ainfi point de commerce, point
de richeffes. Ces Villes n'avoient pas
. même de murailles. Cêt Etat qui pou
voit être fi puiffant, étoit devenu fi
foible par le nombre & la divifion de
fes Maitres, que l'Empereur Conrad fut
obligé de promettre folemnellement un
tribut annuel aux Hongrois, Huns ou
Pannoniens fi bien connus par Charle
magne, & depuis par les Empereurs de
la maiſon d'Autriche ; mais alors ils fem
bloient être ce qu'ils avoient été ſous
Attila. Ils ravageoient l'Allemagne &
les frontiéres de France. Ils defcen
doient en Italie par le Tirol, après a
voir pillé fa Baviére, & revenoient en
fuite avec les dépouilles de tant de na
tions.
C'eſt au Régne de Henri l'Oifeleur
que fe débrouille un peu ce cahos de
l'Allemagne. Ses limites étoient alors
le fleuve de l'Oder, la Bohéme, la Mo
ravie, la Hongrie, les rivages du Rhin ,
de l'Elcaut, de la Mofelle, de la Meuſe,
& vers le Septentrion, la Pomeranie, &
le Holftein étoient fes barriéres.
Il
DE L'ESPRIT HUMAIN. 227

Il falloit que Henri l'Oifeleur fut un


des Rois des plus dignes de régner ; fous
lui, les Seigneurs d'Allemagne fi divifés
font réunis. Le premier fruit de cette
réunion eft l'affranchiffement du tri
but qu'on payoit aux Hongrois, & une
grande victoire remportée fur cette na
tion alors terrible. Il fit entourer de
murailles la plupart des villes d'Alle
magne ; il inftitua des milices On
lui attribue même l'Invention de quel
ques jeux militaires, qui donnent une
idée des Tournois . Enfin l'Allemagne
refpiroit. L'archevêque de Mayen
ce avoit facré Henri l'Oifeleur. Au
cun Legat du Pape, aucun envoyé des
Romains n'y avoit affifté ; l'Allemagne
ſembla pendant tout ce Régne oublier
l'Italie.
Il n'en fut pas ainfi fous Othon le
Grand, que les Princes Allemands, les
Evêques, & les Abbés élurent unanime
ment aprés la mort de Henri fon Pére.
L'héritier reconnu d'un Prince puiffant
qui a fondé ou rétabli un état, eſt tou
jours plus puiffant que fon pére, s'il ne
manque pas de courage ; car il entre dans
U une
228 PLAN DE L'HISTOIRE

une carrière déja ouverte ; il commence


ou fon prédéceffeur a fini. Ainfi Alé
xandre avoit été plus loin que Philippe,
Charlemagne plus loin que Pepin, &
Othon le grand paffa beaucoup Henri
P'Oifeleur.
Othon qui rétablit une partie de l'Em
pire de Charlemagne, étendit comme
lui la Réligion Chretienne en Germanie
par des victoires. Il força les Danois
les armes à la main à payer le tribut &
à recevoir le batéme, qui leur avoit été
préché un fiécle auparavant, & qui étoit
prefque entiérement aboli .
Ces Danois ou Normands qui avoient
conquis la Neuftrie, l'Angleterre, ra
vagé la France & l'Allemagne, reçurent
des loix d'Othon. Il établit des Evê
ques en Dannemarck, qui furent alors
foumis à l'Archevêque de Hambourg,
Metropolitain des cglifes barbares fon
dées depuis peu dans le Holftein , dans
la Suéde, dans le Dannemarck ; tout ce
Chriftianifme confiftoit à faire le figne
de la croix ; il foumit la Bohéme après
une guerre opiniatre ; c'ft depuis lui
la Bohéme & même le Dannemarck
furent
DE L'ESPRIT HUMAIN . 229

furent reputés Provinces de l'Empire,


mais les Danois fécouérent bientôt le
joug.
Othon s'etoit ainfi rendu l'homme le
" plus confiderable de l'Occident, & lar
bitre des Princes.
Il fut invité à paffer les Alpes par les
Italiens même, qui toujours factieux &
foibles, ne pouvoient ni obéir à leurs
compatriotes, ni être libres, ni fe dé
fendre à la fois contre les Sarrazins &
les Hongrois, dont les incurfions in
fectoient encore leur Pays.
L'Italie, qui dans fes ruines étoit tou
jours la plus riche & la plus floriffante
contrée de l'Occident, étoit dechirée
fans ceffe par des tyrans, mais Rome
dans ces divifions donnoit encore le
mouvement aux autres villes d'Italie.

Conquête de l'Angleterre par Guil


laume Duc de Normandie.

Andis que de fimples citoyens de

royaumes, leurs Ducs en acquéroient


U2 un
230 PLAN DE L'HISTOIRE

un plus beau , fur lequel les Papes pré


tendirent le même droit que fur Naples
en Sicile.
Aprés la mort d'Alfred le grand arri
vée en 900. l'Angleterre retomba dans
la confufion & la barbarie. Les anciens
Anglois, Saxons, fes premiers Vain
queurs, & les Danois fes ufurpateurs
nouveaux s'en difputoient toujours la
poffeffion, & de nouveaux Pirates Da
nois venoient encore fouvent partager
les dépouilles.
Ces Pirates continuoient d'être ſi ter
ribles & les Anglois fi foibles, que vers
l'année mille on ne pût ſe racheter d'eux
qu'en payant trente mille livres. On im
pofa pour lever cette fomme une taxe,
qui dura depuis affez longtems en Angle
terre ; ce tribut humiliant fut appellé
argent Danngeld.
Canut, Roi de Dannemarck, qu'on a
nommé le Grand, & qui n'a fait que de
grandes cruautés, remit fous fa domina
tion en 1017. le Dannemarck & l'Angle
terre. Les naturels Anglois furent trai
tés alors comme des efclaves. Les au
teurs de ce tems avoüent, que quand un`
An
DE L'ESPRIT HUMAIN . 231

Anglois rencontroit un Danois, il falloit


qu'il s'arrêta jufqu'à ce que les Danois
eut paffé.
La race de Canut ayant manqué en
1041 , les Etats du Royaume reprenant
leur liberté, déférérent la couronne à E
douard defcendant des anciens Anglo
Saxons, qu'on appelle le faint & le Con
feffeur ; une des grandes fautes, ou un
des grands malheurs de ce Roi fut de
n'avoir point d'enfans de fa femme Edi
te, fille du plus puiflant Seigneur du
Royaume , il haiffoit fa femme, ainfi que
fa propre mére, pour des raifons d'état,
t
& les élogina même l'une & l'autre .
On prétendit qu'il avoit fait voeu de
chafteté, voeu tres témeraire dans un
mari, & trés infenfé dans un Rei , qui
avoit befoin d'héritiers : ce vocù s'il fut
réel, prépara de nouveaux fers à l'Angle
terre.
Les mœurs & les ufages de ce tems
là ne reffemblent en rien aux nôtres.
Guillaume VIII . Duc de Normandie, qui
conquit l'Angleterre, loin d'avoir au
cun droit fur ce Royaume, n'en avoit
pas même fur la Normandie. Son pére
U3 le
232 PLAN DE L'HISTOIRE
le Duc Robert, qui ne s'étoit jamais ma
rié, l'avoit eu de la fille d'un Pelletier de
Falaife, que l'hiftoire nomme Harlot,
terme qui fignifioit, & fignifie encor
aujourd'hui en Anglois Concubine, ou
femme publique, mais nous avons déja
vû, combien la loi naturelle l'emportoit
alors fur la loi pofitive.
Ce bâtard reconnu du vivant de fon
pére pour héritier legitime, fe maintint
par fon habilité & par fa valeur contre
tous ceux, qui lui difputoient fon Duché.
Il regnoit paifiblement en Normandie,
& la Bretagne lui rendoit hommage,
lors qu'Edouard le Confeffeur étant
mort, il prétendit au royaume d'Angle
terre. Edouard le Confeffeur n'avoit
pas joui du trône à titre d'héritage. Ha
rald, fucceffeur d'Edouard, n'etoit point
de fa race, mais ce Harald avoit les fuf
frages de la nation ; Guillaume le bâtard
n'avoit pour lui, ni le droit de l'election,
ni celui d'héritage , ni même aucun par
ti en Angleterre . Il prétendit que dans
un voyage qu'il avoit fait autre fos dans
cette Ifle, le Roi Edouard avoit fait en
fa faveur un teftament, que perfonne
ne
DE L'ESPRIT HUMAIN. 233

ne vit jamais. Il difoit encore, qu'autre


fois Harald, délivré de prifon par lui &
enfuite retenu captif, lui avoit cédé fes
droits fur l'Angleterre, c'eft à dire, qu'
Harald lui avoit cédé des droits , qu'il
ne pouvoit avoir, & quand même il les
eut eu, une ceffion ainfi extorquée
n'étoit pas d'un grand poids. Guillaume
appuia fes foibles raifons d'une forte
armée.
Les Barons de Normandie affemblés
en forme d'états , refuférent de l'argent
à leur Duc pour cette expédition, parce
que s'il ne reuffiffoit pas, laNormandie en
reſteroit appauvrie, & qu'un heureux
fuccés la rendroit Province d'Angleterre;
mas plufieurs Normands hazardérent
leur fortune avec leur Duc ; un feul
Seigneur nommé Filts - Otfbern équipa
quarante vaiffeaux à fes dépens ; Le
Comte de Flandres beau- pére du Duc
Guillaume le fecourut de quelque ar
gent. Le Pape même entra dans fes in
térets ; il excommunia tous ceux, qui
s'oppoferoient au deffein de Guillaume ;
enfin il partit de St. Valeri avec une flotte
nombreuſe ; on ne fait combien il avoit
I de
234 PLAN DE L'HISTOIRE
de Vaiffeaux ni de Soldats. Il aborda
fur les Côtes de Suffex, & bientôt apres
fe donna dans cette Province la fameufe
bataille de Hafting, qui décida feule dụ
fort de l'Angleterre. Les Anglois ayant
le Roi Harald à leur tête, & les Nor
mands conduits par leur Duc combat
tirent pendant douze heures ; la Gendar
merie, qui commençoit à faire ailleurs
la force des Armées, ne paroit pas avoir
été employée dans cette bataille. Les
¿Chefs y combattirent à pied. Harald
& deux de fes fréres y furent tués. Le
Vainqueur s'approcha de Londres, fai
fant porter devant lui une banniére be
nite, que le Pape lui avoit envoyée.
Cette banniére fut l'Etendard auquel tous
les Evêques fe ralliérent en fa faveur.
Ils vinrent aux portes avec le Magiftrat
de Londres, lui offrir la couronne, qu'
on ne pouvoit refufer au Vainqueur.
Guillaume feul gouvernoit comme il
avoit fu conquérir ; plufieurs révoltes
étoufées, des irruptions des Danois ren
dües inutiles, des loix rigoureufes du
rement éxecutées, fignalérent fon régne ;
4 anciens Brétons, Danois, Anglo- Saxons
tous
DE L'ESPRIT HUMAIN . 235
tous furent confondus dans la même
fervitude ; les Normands qui avoient part
à fa victoire partagérent par fes bienfaits
les terres des vaincus ; de là ces familles
Normandes dont les defcendans, ou du
moins les noms fubfiftent encor en An
gleterre. Il fit un denombrement exact
de tous les biens des fujets de quelque
nature qu'ils fuffent ; on prétend qu'il en
profita pour ſe faire en Angleterre un
revenu de quatre cent mille livres fter-.
lings, ce qui fait aujourd'hui environ
cinq millions fterlings & plus de cent
millions, monnoye de France. Il eft '
évident qu'en cela les hiftoriens fe
font beaucoup trompés ; Etat de la
Grande Bretagne d'aujourd'hui qui com
prend l'Angleterre, l'Ecoffe & l'Irlande,
n'a pas un fi gros revenu, fi vous en
déduifés ce qu'on leve pour payer les
anciennes dettes du Gouvernement.
Ce qui eft fur, c'eft que Guillaumet
abolit toutes les Loix du Païs pour y
introduire celles de Normandie : il or
donna qu'on plaida en Normand, & de
puis tous les actes publics furent expé
diés en cette langue jufqu'a Edouard III ,
il
234 PLAN DE L'HISTOIRE
de Vaiffeaux ni de Soldats. Il aborda
fur les Côtes de Suffex, & bientôt apres
fe donna dans cette Province la fameufe
bataille de Hafting, qui décida feule du
fort de l'Angleterre. Les Anglois ayant
le Roi Harald à leur tête, & les Nor
mands conduits par leur Duc combat
tirent pendant douze heures ; la Gendar
merie, qui commençoit à faire ailleurs
la force des Armées, ne paroit pas avoir
été employée dans cette bataille. Les
Chefs y combattirent à pied. Harald
& deux de fes fréres y furent tués. Le
Vainqueur s'approcha de Londres, fai
fant porter devant lui une banniére be
mite, que le Pape lui avoit envoyée.
Cette banniére fut l'Etendard auquel tous
les Evêques fe ralliérent en fa faveur.
Ils vinrent aux portes avec le Magiftrat
de Londres, lui offrir la couronne, qu'
on ne pouvoit refufer au Vainqueur.
Guillaume feul gouvernoit comme il
avoit fu conquérir ; plufieurs révoltes
étoufées, des irruptions des Danois ren
dües inutiles, des loix rigoureufes du
rement éxecutées, fignalérent fon régne ;
anciens Brétons, Danois, Anglo- Saxons
tous
DE L'ESPRIT HUMAIN . 235
tous furent confondus dans la même :
5
fervitude ; les Normands qui avoient part
à fa victoire partagérent par fes bienfaits
les terres des vaincus ; de là ces familles
Normandes dont les defcendans, ou du
· moins les noms fubfiftent encor en An
gleterre. Il fit un denombrement exact :
·
de tous les biens des fujets de quelque
nature qu'ils fuffent ; on prétend qu'il en
profita pour fe faire en Angleterre un
3 revenu de quatre cent mille livres fter
lings, ce qui fait aujourd'hui environ
cinq millions fterlings & plus de cent
millions, monnoye de France. Il eft'

évident qu'en cela les hiftoriens fe›
font beaucoup trompés ; Etat de la
Grande Bretagne d'aujourd'hui qui com-`
prend l'Angleterre , l'Ecoffe & l'Irlande,
n'a pas un fi gros revenu, fi vous en
déduifés ce qu'on leve pour payer les
anciennes dettes du Gouvernement.
Ce qui eft fur, c'eft que Guillaume
abolit toutes les Loix du Païs pour y
introduire celles de Normandie : il or
donna qu'on plaida en Normand, & de
puis tous les actes publics furent expé
diés en cette langue jufqu'a Edouard III ;
il
235 PLAN DE L'HISTOIRE

il voulut que la langue des vainqueurs


fut la feule du Païs. Des Ecôles de la lan
gue Normande furent établies dans toutes
les Villes & Bourgades . Cette langue mé
lée d'un peu de Danois, devint un idio
me barbare, qui n'avoit aucun avantage
fur celui qu'on parloit en Angleterre.
On prétend que non feulement il traitoit
la nation vaincue avec dureté, mais qu'il
affectoit encore des caprices tiranniques :
on en donne pour exemple la Loi du
couvrefeu, par laquelle il falloit au fon
de la cloche éteindre le feu dans toutes
les maifons à huit heures du foir ; mais
cette Loi, bien loin d'étre tirannique,
n'eft qu'une ancienne Police Eccléfiafti
que établie prefque dans tous les anciens
cloitres du Nord. Les maifons étoient bâ
ties de bois, & la crainte du feu étoit un ob
jet des plus importans de la Police générale.
On lui reproche encore d'avoir dé
truit tous les villages, qui fe trouvoient
dans un circuit de quinze lieuës, pour en
faire une foret, dans laquelle il pût gou
ter le plaifir de la Chaffe. Une telle
action eft trop infenfée pour être vrai
femblable . Les hiftoriens ne font pas
i. atten
DE L'ESPRIT HUMAIN . 237

attention qu'il faut environ vingt cinq


années pour qu'un nouveau plan d'ar
bres dévienne une forêt propre à la
Chaffe ; on lui fait femer cette foret en
1080 , & il avoit alors foixante trois ans,
qu'elle apparence y a t'il, qu'un homme
raifonnable ait à cêt age détruit des vil
lages pour femer quinze lieues en bois
dans l'efpérance d'y chaffer un jour.
Ce conquérant de l'Angleterre fut la
terreur du Roi de France, Philippe pre
mier, qui voulut abaifler trop tard un
Vaffal fi puiffant; il fe jetta fur le Maine
qui dépendoit alors de la Normandie ;
Guillaume repaffa la mer , reprit le Maine
& contraignit le Roi de France à deman
der la paix ; ainfi Guillaume quoique
ayant un Souverain, fut le Prince le plus
puiffant en Europe.

Del'Etat ou étoit l'Europe au dixié


me & onzième Siècle.

A Ruffie comme nous l'avons dit,


L avoit embraffé le Chriftianiſme à la
" fin
238 PLAN DE L'HISTOIRE
fin du dixiéme Siécle ; les femmes étoient
deftinées à convertir les Royaumes ; une
foeur des Empereurs Bafile & Conftan
tin mariée au Pére du Czar Jaraffau dont
j'ai parlé, obtint de fon mari qu'il fe fe
roit bâtifer: les Ruffes, efclaves de leur
maître , l'imitérent, mais ils ne prirent
du Rit Grec que les fuperftitions. En
viron dans ce tems là, une femme atti
ra encore la Pologne au Chriftianifme.
Mifcelas Duc de Pologne fut converti
par fa femme, foeur du Duc de Bohéme.
J'ai déja remarqué que les Bulgares a
voient reçu la foi de la même maniére.
Gifelle foeur de l'Empereur Henri ft
encore Chretien fon mari, Roi de Hon
grie, dans la premiére année du onzié
me fiécle ; ainfi il eft vrai, que la moitie
de l'Europe doit aux femmes fon Chri
ftianifme, mais cette Religion mal affer
mie étoit melée du Paganiſme ; la Sué
de, chez qui elle avoit été préchée au
neuvieme fiécle, étoit redevenue idola
tre ; la Bohéme & tout ce qui eft au
bord de l'Elbe, renonça au Chriftianifme
en 1013. Toutes les côtes de la Mer
Baltique vers l'Orient étoient Payennes.
Les
DE L'ESPRIT HUMAIN. 239
Les Hongrois en 1047 retournérent aù
Paganifme, & toutes ces nations étoient
auffi loin d'être policées, que d'être Chré
tiennes.

La Suéde depuis longtems épuifée


d'habitans par ces anciennes émigrations,
dont l'Europe fut inondée paroit, dans le
huit, neuf, dix, & onziéme fiécles com
ing me enfévelie dans la groffiéreté, fans
guerre & fans commerce avec fes voi
fins; elle n'a part à aucune grande af
faire, & n'en fut probablement que plus
heureufe. Les grands événemens ne
font fouvent que des malheurs publics.
La Pologne beaucoup plus barbare, que
Chrétienne, conſerva juſqu'au treiziéme
fiécle les coutumes des anciens Sarma
tes, de tuer leurs Enfans, qui naiffoient
imparfaits, & les vieillards invalides.
Il fallut qu'a la fin du treiziéme fiécle Al
bert le Grand fit une Miffion pour déra
ciner cet ufage ; qu'on juge par là du rẹ
fte du Nord.

L'Empire de Conftantinople n'étoit


I ni plus refferré ni plus agrandi, que nous
l'avons vû au neuviéme fiécle. A l'oc
X cident
240 PLAN DE L'HISTOIRE
cident il fe deffendoit contre les Bulga
res, à l'Orient & au Nord contre les
Turcs & les Arabes ; le trône étoit fou
vent enfanglanté, & peu de Princes du
fang d'un Empereur échapoient à la fu
reur d'un fucceffeur, qui faifoit prefque
toujours crever les yeux aux parens de
l'Empereur détroné. Je me réserve à
voir, quel étoit le fort de Conftantino
ple, & quelles revolutions les Turcs
avoient caufées en Afie, lors que les ar
mées des Croifés iront dans ces états.

On a vû en général ce qu'étoit l'Ita


lie. Des Seigneurs particuliers parta
gérent tout le Païs depuls Rome juſqu'a
la Mer de la Calabre, & les Normands
en avoient la plus grande partie. Floren
ce, Milan, Pavie, Pife, fe gouvernoient
par leurs Magiftrats, fous des Comtes
ou fous des Ducs nommés par les Em
pereurs. Bologne étoit plus libre.

La Maifon de Morienne, dont defcen


dent les Ducs de Savoye, Rois de Sar
daigne, commençoit à s'établir : elle pof
fedoit comme fief de l'Empire la Com
té héréditaire de Savoye & de Morien
ne,
DE L'ESPRIT HUMAIN. 241

ne, depuis que Humbert aux blanches


mains, tige de cette maiſon, avoit eu en
888, ce petit démembrement du Royau
me de Bourgogne.
Les Suiffes & les Grifons détachés auff
de ce même Royaume, qui dura fi peu ,
obéiffoient aux Ballifs, que les Empe
reurs nommoient.

+ Deux villes Maritimes d'Italie com


mençoient à s'élever non par des inva
fions fubites, telles que plufieurs que l'on
a vues, mais par une induftrie fage, qui
dégénera auffi tôt en efprit de conquê
te ; ces deux villes étoient Génes & Ve
nife ; Génes célébre du tems des Ro
mains, regardoit Charlemagne comme
+
fon reftaurateur ; cêt Empereur Favoit
rebâtie quelque tems apres que les Goths
l'avoient détruite ; gouvernée par des
Comtes fous Charlemagne & fous ces
premiers defcendans, elle fut faccagée
M au dixième Siècle par les Mahométans ,
& prefque tous fes citoyens furent em
menés en fervitude, mais comme c'é
toit un port commerçant, elle fut bien
tôt repeuplée, le négoce qui l'avoit fait
X 2 Acurir
242 PLAN DE L'HISTOIRE
fleurir, fervit à la rétablir, elle devint
alors une republique, elle prit l'Ile de
Corfe fur les Arabes, qui s'en étoient em
parés. C'eft icy qu'il faut fe fouvenir,
que les Papes prétendoient avoit droit
à la Corfe par la donation de Louïs Dé-,
bonnaire. Ils éxigérent un tribut des
Genois pour cette Ifle. Les Genois
payérent ce tribut au commencement
de l'onziéme Siécle, mais bientôt apres
ils s'en affranchirent fous le Pontificat
de Lucius fecond. Enfin leur ambition
croiffant avec leurs richeffes, de Mar
chands ils voulurent dévenir Conqué
rans.
-La Ville de Venife bien moins an
cienne que Génes, affectoit le frivole
honneur d'une plus ancienne liberté, &
jouiffoit de la gloire folide d'une puiffan
ce bien fupérieure ; ce ne fut d'abord
qu'une retraite de pécheurs & de quel
ques fugitifs, qui s'y refugiérent au com- '
mencement du cinquième Siècle, quand
les Huns ravageoient l'Italie ; il n'y avoit
poua toute Ville, que des cabanes fur le
Rialto. Le nom de Venife n'étoit point
encore connu : ce Rialto bien loin d'être
libre
DE L'ESPRIT HUMAIN. 243
libre, fut pendant trente années un fim
ple Bourg appartenant à la ville de Pa
doüe, qui le gouvernoit par des Confuls ;
la viciffitude des chofes humaines à mis
depuis Padoue fous le joug de Venife ;
il n'y a aucune preuve, que fous les Rois
Lombards, Venife ait eu une liberté re
connüe. Il est plus vrai femblable, que
fes habitans furent oubliés dans leurs
marais.

Le Rialto & les petites ifles voifines


ne commencérent qu'en 709 à fe gou
verner par leurs Magiftrats.
Ils furent alors indépendans de Pa
doue, & fe regardérent comme une re
publique ; c'eft en 709 qu'ils eurent leur
premier Doge, qui ne fut qu'un tribun
pu peuple, élu par des Bourgeois ; plu
fieurs familles, qui donnérent leur voix
à ce premier Doge, fubfiftent encore,
elles font les plus anciens Nobles de
l'Europe .
Heraclée fut le premier fiége de cette
Republique jufqu'à la mort de fon troi
fiéme Doge. Ce ne fut que vers la fin
du neuviéme fiécle, que ces infulaires re
X 3 tirés
244 PLAN DE L'HISTOIRE

tirés plus avant dans leurs lagunes, don


nérent à cet aſſemblage de petites ifles,
qui formérent une ville, le nom de Ve
nife, du nom de cette Côte, qu'on ap
pelloit Terræ Venetorum ; Les habitans
de ces marais ne pouvoient fubfifter que
par leur commerce ; la neceffité fut l'ori
gine de leur puiffance. Il n'eft pas affu
rément bien décidé, que cette Republique
fut alors abfolument indépendante : on
voit que Beranger, reconnu quelque tems
Empereur en Italie, accorda l'an 950 au
Doge de battre monnoye ; ces Doges
mêmes étoient obligés d'envoyer aux
Empereurs en redevance un manteau de
drap d'or tous les ans, & Othon III. leur
remit en 998 cette eſpèce de petit tribut,
mais ces légéres marques de vaffalité
n'étoient rien à la véritable puiffance
de Venife. Car tandis que les Venetiens
payoient un manteau détoffe d'or aux
Empereurs, ils acquéroient par leurs
argent, & par leurs armes toute la Pro
vince d'Iftrie, & prefque toutes les cô
tes de Dalamatie, Spalatro, Raguze, Na
renta. Leur Doge prenoit vers le mi
lieu du dixiéme Siécle le titre de Duc de
Dal
DE L'ESPRIT HUMAIN . 245

Dalmatie ; mois ces conquêtes enrichif


foient moins Venife que le commerce
T dans lequel elle ſurpaffoit encore les Ge
nois, car tandis que les Barons d'Alle
magne & de France bâtiffoient des Don-.
jons & opprimoient les peuples, Ve
nife attiroit leur argent en leur fournif
fant toutes les denrées de l'Orient. Les
mers étoient déja couvertes de fes vaif
feaux & elle s'enrichiffoit de l'igno
rance & de la Barbarie des Nations fep
tentrionales de l'Europe.

De l'Espagne & des Mahometans


de ce Royaume jufqu'au com
mencement du XII. Siécle.

'Eſpagne étoit toujours partagée en


L'tres les Mahométans & les Chrétiens,
mais les Chrétiens n'en avoient pas la
quatrième partie ; encore ce coin de terre
étoit la contrée la plus ftérile. L'Aftu
rie, dont les Princes prenoient le titre
de Rois de Leon, une partie de la vielle
Caftille gouvernée par des Comtes, Bar
cel
246 PLAN DE L'HISTOIRE
cellone, & la moitié de la Catalogne
auffi fous un Comte, la Navarrre, qui
avoit un Roi, une partie de l'Arragon
unie quelque tems à la Navarre, voilà ce
qui compofoit les Etats chrétiens. Les
Arabes poffedoient le Portugal, la Mur
cie, l'Andalufie , Valence, Grenade,
Tortoze, & s'étendoient au milieu des
terres par de là les montagnes de la Ca
ftille & de Saragoffe. Le féjour des
Rois Mahométans étoit à Cordoue,
ils y avoient bâti cette grande Moſquée,
dont la voute étoit foutenue de trois
cent foixante cinq colomnes de marbre
précieux, & qui porte encore parmi les
Chrétiens le nom de la Mefquita, Mof
quée, quoiqu'elle foit dévenue , Cathe
drale.
Les arts y fleuriffoient ; les plaifirs
recherchés, la magnificence, la galante
rie regnoient à la Cour des Rois ; Les
tournois, les combats à la barriére font
peut être de l'invention de ces Arabes ;
ils avoient des fpectacles, des théatres,
qui tout groffiers qu'ils étoient, mon
troient du moins, que les autres peuples
étoient alors moins polis que ces Maho
mé 1
DE L'ESPRIT HUMAIN. 247
métans. Cordoue étoit apres Conftan
tinople le feul pays de l'Occident ou la
Géometrie, l'Aftronomie, la Chymie,
la Médecine fuffent cultivées. Sanche :
le gros, Roi de Léon, fut obligé de s'aller
mettre à Cordouë entre les mains d'un
fameux Médecin Arabe, qui invité
par ce Roi voulut, que le Roi vint à
lui.
Cordoue eft un pays de délices arofé
par le Guadalquivir, ou des forets de
Citroniers, d'Orangers, de Grenadiers
parfument l'air, & ou tout invite à la
molleffe, le luxe & le plaifir, qui corrom
pirent enfin les Rois Mufulmans. Leur
domination fut au dixieme fiécle comme
celle prefque tous les Princes + Chré
tiens partagée en petits états. Toléde ,
Murcie, Valence, Huefca même eurent
leurs Rois : c'étoit le tems d'accabler
cette Province divifée, mais les Chré
tiens d'Efpagne étoient plus divifés en
core ; ils fe faifoient une guerre conti
nuelle, fe réuniffoient pour ſe trahir,
& s'allioient fouvent avec les Muful
mans. Alphonce V. Roi de Léon don
na même l'année mille fa four Théréfe
en
248 PLAN DE L'HISTOIRE

en mariage au Sultan Abdalla, Roi de


Toléde.

Les jaloufies produifent plus de cri


mes entre les petits Princes qu'entre les
grands Souverains. La guerre feule peut
décider du fort des vaftes états, mais
les furprifes, les perfidies, les affaffi
nats, les empoifonnemens font plus
communs entre des rivaux voifins, qui
ayant beaucoup d'ambition, & peu de
reffources, mettent en œuvre tout ce
qui peut fuppléer à la force ; c'eft ainfi
qu'un Sancho Garcias, Comte de Caftille,
empoifonna fa mére à la fin du dixiéme
Siécle, & que fon fils Don- Garcie fut
poignardé par trois Seigneurs du pays
dans le tems, qu'il alloit fe marier. En
fin en 1035 Ferdinand fils de Sanche,
Roi de Navare & d'Arragon , réunit ſous
fa puiffance la vieille Caftille, dont fa
famille avoit hérité par le meurtre de
Don- Garcie & le Royaume de Léon,
dont il depouilla fon beau frére, qu'il
tua dans une bataille.

Alors la Caftille dévint un Royaume


& Léon en fut une Province. Ce Fer
dinand
DE L'ESPRIT HUMAIN. 249
dinand non content d'avoir ôté la cou
ronne de Léon, & la vie à fon beau
frére, enleva auffi la Navare à fon propre
frére,, qu'il fit affaffiner dans une ba
taille, qu'il lui livra. C'eft ce Ferdi
nand, à qui les Eſpagnols ont prodigué
le nom de Grand , apparemment pour
defhonorer ce titre.
Son Pére Don-Sancho, furnommé
auffi le Grand, pour avoir fuccedé aux
Comtes de Caftille, & pour avoir marié
C
un de fes fils à la Princeffe des Afturies,
s'etoit fait proclamer Empereur, &
Don-Ferdinand voulut auffi prendre ce
titre. Il eft fur qu'il n'y a, ni ne peut
avoir de titre affecté aux Souverains que
5
ceux, qu'ils veulent prendre, & que
l'ufage leur donne, mais le nom d'Em
pereur fignifioit partout l'héritier des
Céfars, & le maitre de l'Empire Ro
main, ou du moins celui, qui préten
doit l'être ; il n'y a pas d'apparence , que
cette appellation pût être le titre diftin
&tif d'un Prince mal affermi, qui gou
vernoit laquatrième partie de l'Eſpagne.
L'Empereur Henri III. ( & non Hen
ri II. comme le difent tant d'auteurs)
mor
250 PLAN DE L'HISTOIRE

mortifia la fierté Efpagnole, en deman


dant à Ferdinand l'hommage de fes pe
tits états, comme d'un fief de l'Empire ;
il eft difficile de dire, qu'elle étoit la
plus mauvaiſe prétention, ou celle de
l'Empereur Allemand, ou celle de l'E
fpagnol ; ces idées vaines, n'eurent au
cun effet, l'état de Ferdinand refta un
petit Royaume libre.

C'eft fous le regne de ce Ferdinand,


que vivoit Rodrigue, furnommé le Cid,
qui en effet époufa depuis Chiméne,
dont il avoit tué le Pere ; tous ceux, qui
ne connoiffent cette hiftoire que par la
Tragédie fi célébre dans le Siécle paffé,
croyent, que le Roi Ferdinand poffedoit
l'Andalufie. Il eft pourtant tres faux
qu'une place de l'Andalufie appartint à
ce Prince.

Les fameux exploits du Cid furent


d'abord, d'aider Don-Sanche, fils ainé
de Ferdinand, à dépouiller fes freres &
fes fœurs de l'héritage, que leur avoit
laiffé leur Pére, mais Don Sanche ayant
été affaffiné dans une de ces expeditions
injustes, les frères rentrérent dans leurs
états,
DE L'ESPRIT HUMAIN. 25F

états, & l'Espagne chrétienne fut en


core partagée comme auparavant.

Ce fut alors, qu'il y eut près de vingt


Rois en Eſpagne, foit Chrétiens, foit
Mufulmans & outre ces vingt Rois, un
nombre confidérable de Seigneurs indé
pendans, qui venoient à cheval, armés
de toutes piéces, & fuivis de quelques
écuyers, offrir leurs fervices aux Princes
1 & aux Princeffes, qui étoient en guerre.

Cette coutume déja repanduë en Eu


rope ne fut nulle part plus accréditée
qu'en Efpagne. Les Princes, à qui ces
Chevaliers s'engageoient, leur ceignoient
# le baudrier, & leur faifoient préfent
I! d'une épée, dont ils leur donnoient un
coup léger fur l'épaule. Les Chevaliers
chretiens ajoutérent en Eſpagne d'autres
cérémonies a l'accolade ; ils faifoient la
veille des armes devant un autel de la
vierge. Les Mufulmans fe contentoient
de faire ceindre un cimeterre ; ce fut
là l'origine des Chevaliers errants & de
tant de combats particuliers. Le plus
célébre fut celui, qui fe fit apres la mort
du Roi Sanche affaffiné, comme j'ai dit
Y en
252 PLAN DE L'HISTOIRE
en 1073, en affiégeant fa foeur Auraca
dans la ville de Zamore. Trois Cheva
liers foutinrent l'innocence de l'Infante
contre Don-Diegue de Lare, qui l'ac
cufoit. Ils combattirent l'un après l'au
tre en champ clos en préſence des Juges
nommés de part & d'autres. Don Die
gue renverfa & tua deux des Chevaliers
de l'infante, & le cheval du troifiéme
ayant les rênes coupées , & emportant
fon maitre hors des barriéres, le com
bat fut jugé indécis.

Parmi tant de Chevaliers, le Cid fut


celui, qui fe diftingua le plus contre les
Mufulmans. Plufieurs Chevaliers fe
rangérent fous fa banniére, & tous en
femble avec leurs écuyers, & leurs gen
darmes compofoient une armée couverte
de fer, montée fur les plus beaux
chevaux du païs. Le Cid vainquit plus .
d'un petit Roi Maure ; & s'étant enſuite
fortifié dans la ville d'Alcafar, il s'y
forma une fouveraineté.

Enfin il perfuada à fon maître Al


phonfe VI. Roi de la vieille Caftille,
d'affiéger la ville de Toléde, & lui of
frit 1
DE L'ESPRIT HUMAIN. 253

frit tous fes Chevaliers pour cette entre


prife; le bruit de ce fiége, & la repu
tation du Cid appellérent de la France
& de l'Italie beaucoup de Chevaliers &
de Princes, qui ne cherchoient qu'à fe
fignaler; ce fut une efpéce de Croifade.
Raimond Comte de Toulouſe, & deux
Prince du fang de France de la branche
de Bourgogne vinrent à ce fiége. Tout
ce qu'on appelloit la fleur de la Cheva
lerie s'y trouva pour combattre fous l'é
tendart du Cid. Le Roi Mahométan
nommé Hiaga étoit fils d'un des plus gé
néreux Princes, dont l'hiftoire ait confer
vé le nom . Almamon fon Pére avoit
donné dans Toléde un azile à ce même
Roi Alphonfe VI. que fon frére Sanche
perfécutoit alors. Ils avoient vécu long
tems enſemble dans une amitié peu com
mune, & Almamon loin de le retenir
3. quand après la mort de Sanche il devint
Roi, & par conféquent a craindre, lui
avoit fait part de fes tréfors. On dit
même qu'ils s'étoient féparés en pleu
rant. Plus d'un Chevalier Mahometans
fortit des murs pour reprocher au Roi
fon ingratitude, & il y eut plus d'un
Y2 combat
254 PLAN DE L'HISTOIRE
combat fingulier fous les murs de To
léde.

Le fiége dura une année, enfin To


léde capitula, mais à condition que l'on
traiteroit les Mufulmans comme ils en
avoient ufé avec les Chrétiens, qu'on
leur laifferoit leur Religion & leurs Loix,
promeffe qu'on ne tint que dans les pre
miers tems. Toute la Caftille neuve fe
rendit au Cid, qui en prit poffeffion au
nom d'Alphonfe, & Madrid, petite pla
ce, qui devoit un jour être la Capitale de
l'Espagne, fut pour la premiére fois au
pouvoir des Chrétiens.
Plufieurs familles vinrent de France
s'établir dans Toléde, on leur donna des
priviléges, qu'on appelle même encore
en Eſpagne du nom de franchiſes.

Le Roi Alphonfe VI. fit auffi tôt une


affemblée d'Evêques, laquelle fans le
concours du peuple, autrefois ufité,
élut pour Evêque de Toléde un prêtre
nommé Bernard, à qui le Pape Gré
goire VII. confera la primatie d'Ef
pagne à la prière du Roi ; les fauffes
Décrétales faifoient croire qu'autre fois
l'Eglife
DE L'ESPRIT HUMAIN. 255

P'Eglife de Toléde avoit eu cette Prima


tie, mais elle en jouit alors pour la pre
miére fois. Cêt Archevêché ne vaut pas
moins aujourd'hui de cent mille piſto
les de rente. La Conquête fut preſque
toute pour l'Eglife, mais le premier foin
du Primat fut de violer les conditions,
que le Roi avoit jurées aux Maures. La
grande Moſquée devoit refter aux Ma
hometans, l'Archevêque pendant l'ab
fence du Roi en fit une eglife, & excita
contre lui une fédition. Alphonfe re
vint à Toléde, irrité contre l'indifcre
tion du Prélat, il alloit même le punir,
& il falut que les Mahométans, à qui
le Roi eut la fageffe de rendre la Mof
quée, demandaffent la grace à l'Archevê
que. Alphonfe augmenta encore par
un mariage les états, qu'il gagnoit par
l'épée du Cid ; foit politique, foit gout,
il époufa Zaïde, fille de Benaba, nou
veau Roi Maure d'Andalufie, & reçut
en dot pluſieurs villes.
On lui reproche d'avoir conjointe
ment avec fon beaupére appellé en
Eſpagne d'autres Mahométans d'Afri
que. Il eft difficile de croire, qu'il ait
2 fait
256 PLAN DE L'HISTOIRE
fait une fi étrange faute, mais les Rois
fe conduifent quelquefois contre la vrai
femblance ; quoiqu'il en foit, une armée
de Maures vint fondre d'Afrique en
Efpagne, & augmenter la confufion ou
tout étoit alors.
.
Le Miramolin, qui regnoit à Maroc,
envoya fon Général Abnaxa au fecours.
du Roi d'Andaloufie. Ce Général tra
hit non feulement ce Roi même, à qui
il étoit envoyé, mais encore le Miramo
lin, au nom duquel il venoit. Enfin le
Miramolin irrité vint lui même com
battre fon Général perfide, qui faifoit 1
la guerre aux autres Mahométans, tan
dis que les Chrétiens étoient auffi divi
fés entre eux.
‫ت‬
L'Efpagne étoit déchirée par tant de
Nations Mahométanes & Chrétiennes,
lors que le Cid Don Rodrique à la tête
de fa Chevalerie fubjuga le Royaume
de Valence, qu'il y avoit en Efpagne
peu de Rois plus puiffans que lui, mais
il n'en prit pas le nom; cependant il
gouverna Valence avec l'autorité d'un
Souverain, recevant des Ambaffadeurs
&
DE L'ESPRIT HUM
UMAAIN. 257
& reſpecté de toutes les Nations. Après
fa mort arrivé vers l'an 1096. les Rois
de Caftille & d'Arragon continuérent
toujours leurs guerres contre les Maures.
L'Efpagne ne fut jamais plus fanglante
& plus défolée, trifte effet de la con
fpiration de l'Archevêque Opas, & du
Comte Julien, qui faifoit au bout de
quatre cent ans, & fit encore longtems
après les malheurs d'Eſpagne.
560001
‫ܐ‬
LATE
TR
H
Miche

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