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(Albu Jumaa, Irak) Tous les écoliers apprennent ce mot : Mésopotamie – soit
le Croissant fertile, berceau de la civilisation.
Aujourd’hui, une grande partie de cette terre est en train de tomber en poussière.
Le mot lui-même, Mésopotamie, signifie la terre entre les rivières. C’est là que la roue a été
inventée, que l’irrigation a prospéré et que le premier système d’écriture connu a vu le jour.
Selon certains spécialistes, les rivières alimentaient les légendaires jardins suspendus de
Babylone et convergeaient vers l’endroit décrit dans la Bible comme le jardin d’Éden.
Aujourd’hui, il reste si peu d’eau dans certains villages proches de l’Euphrate que les familles
démontent leurs maisons, brique par brique, les empilent dans des camionnettes et s’en vont.
« Vous ne le croiriez pas si je vous le disais maintenant, mais c’est un endroit où il y avait de
l’eau », a déclaré le cheikh Adnan al Sahlani, professeur de sciences dans le sud de l’Irak, près de
Nassiriya, à quelques kilomètres de la ville d’Ur de l’Ancien Testament, que la Bible décrit
comme la ville natale du prophète Abraham.
Aujourd’hui, « il n’y a plus d’eau nulle part », a-t-il déclaré. Tous ceux qui restent « souffrent
d’une mort lente ».
Il n’est pas nécessaire de remonter aux temps bibliques pour trouver un Irak plus verdoyant.
Jusqu’au XXe siècle, la ville méridionale de Bassorah était surnommée la Venise de l’Orient en
raison de ses canaux, parcourus par des gondoles qui se faufilaient entre les quartiers
résidentiels.
En effet, pendant une grande partie de son histoire, le Croissant fertile – souvent défini comme
comprenant des parties de l’Irak, d’Israël, du Liban, de la Syrie, de la Turquie, de l’Iran, de la
Cisjordanie et de Gaza actuels – n’a pas manqué d’eau, inspirant des siècles d’artistes et
d’écrivains qui ont dépeint la région comme une terre antique luxuriante. Les inondations
printanières étaient fréquentes et le riz, l’une des cultures les plus gourmandes en eau au
monde, y a été cultivé pendant plus de 2000 ans.
La lutte pour l’eau a également intensifié les pénuries d’eau dont souffrent des dizaines
de millions de personnes dans la région.
Un autre coupable est commun à de nombreuses régions du monde : une population croissante
dont les besoins en eau ne cessent d’augmenter, à la fois en raison du nombre et, dans de
nombreux endroits, de l’élévation du niveau de vie, ce qui accroît la consommation individuelle.
En Irak, les retombées sont omniprésentes : la société s’effrite, des affrontements meurtriers
éclatent entre les villages, des milliers de personnes sont déplacées chaque année, les
extrémistes s’enhardissent et de plus en plus de terres ressemblent à un paysage lunaire stérile.
L’épuisement et la pollution des rivières et des nappes phréatiques provoquent des épidémies de
choléra, de typhoïde et d’hépatite A. Les sables du désert engloutissent les terres agricoles,
forçant les gens à s’entasser dans les villes. Les rivières et les canaux sont descendus si bas que
les militants du groupe État islamique les traversent facilement pour attaquer les villages et les
avant-postes de sécurité. Des pisciculteurs ont fait des menaces aux autorités réglementaires
qui ont tenté de les faire fermer pour avoir violé les restrictions d’eau.
Dans de nombreuses régions, l’eau pompée sous la surface est trop salée pour être bue,
conséquence de la raréfaction de l’eau, du ruissellement agricole et des déchets non traités.
« Même mes vaches ne la boivent pas », a déclaré un agriculteur.
« En raison de la situation de cette région, l’une des plus vulnérables de la planète, c’est l’un des
premiers endroits où l’on observera une sorte de dépérissement extrême, littéralement, face au
changement climatique », explique Charles Iceland, directeur de la sécurité de l’eau du World
Resources Institute.
L’eau des Irakiens est fournie par le gouvernement dans des barils en plastique rouges, à raison
d’environ 600 litres par mois et par famille. Même utilisée avec parcimonie, elle dure à peine
une semaine dans la chaleur, explique le cheikh Adnan al Sahlani, qui vit dans le village d’Albu
Jumaa.
Dans les années 1970 et 1980, le ministère irakien de l’Eau a créé des lacs artificiels et des
barrages pour contenir les immenses crues annuelles dues aux pluies d’hiver et à la fonte des
neiges dans les monts Taurus, où coulent le Tigre et l’Euphrate.
Aujourd’hui encore, des traces du passé plus vert de l’Irak sont visibles chaque printemps. Dans
le désert d’Al-Anbar, une brève pluie d’hiver peut faire verdir les vallées peu profondes et les
parsemer de fleurs. Le long du Tigre et de l’Euphrate, l’eau nourrit encore les arbres le long des
rives étroites, avec des bandes de champs verts de part et d’autre.
PHOTO BRYAN DENTON, THE NEW YORK TIMES
Le pont enjambant le lac Hamrin, un lac artificiel situé à environ 50 km au nord-est de Baqubah et qui est maintenant asséché.
Mais même ces bandes se sont réduites au cours des dernières décennies.
Puis, au début des années 2000, l’Iran a commencé à construire plus d’une douzaine de petits
barrages et de tunnels sur les affluents du Tigre, dévastant des provinces irakiennes comme la
Diyâlâ, qui était connue il y a seulement 10 ans pour ses pêches, ses abricots, ses oranges et ses
dattes. Les affluents en provenance d’Iran sont la seule source d’eau de la province, en dehors
des précipitations qui s’amenuisent.
Les conséquences ont été dramatiques : depuis le début de la construction de barrages dans les
années 1970, l’eau qui s’écoule vers l’Irak a diminué de près de 50 % dans l’Euphrate et d’environ
un tiers dans le Tigre, d’après les statistiques du ministère irakien de l’Eau.
PHOTO BRYAN DENTON, THE NEW YORK TIMES
Hachem al-Kinani et sa famille ont cultivé 8 hectares à l’est de Bagdad, à la frontière de la Diyâlâ, pendant des générations.
Hachem al-Kinani et sa famille ont ressenti ces changements de près. Pendant des générations,
ils ont cultivé 8 hectares à l’est de Bagdad, à la frontière de la Diyâlâ, affrontant une épreuve
après l’autre.
Tout d’abord, l’invasion américaine et l’éviction de Saddam Hussein ont entamé le soutien de
l’État aux agriculteurs. Puis, en 2006, Al-Qaïda est entrée dans le pays et a tué de nombreux
hommes de la région, abandonnant leurs corps décapités dans les fossés. Hachem a perdu un
oncle et la maison familiale a été bombardée par Al-Qaïda. Pour aggraver la situation, les
précipitations sont devenues plus irrégulières et ont progressivement diminué. Avec la mise en
service des barrages iraniens, l’eau des rivières est devenue trop rare pour cultiver des fruits.
PHOTO BRYAN DENTON, THE NEW YORK TIMES
Des membres de la famille Ibrahi, éleveurs à Bassorah, inspectent la carcasse d’un buffle d’eau, mort dans leur enclos.
Selon les Nations unies, les pays du monde entier se partagent près de 900 fleuves, lacs et
aquifères. Bien qu’il existe un traité régissant leur utilisation, moins de la moitié des pays l’ont
ratifié. Les pays en amont, comme la Turquie, l’Iran et la Chine, sont notablement absents de la
liste.
En 2021, le ministère irakien de l’Eau a menacé de traîner l’Iran devant la Cour internationale de
justice pour avoir capté son eau. Mais le gouvernement irakien, dominé par les chiites et proche
des dirigeants de Téhéran, a abandonné la question.
Aujourd’hui, l’eau qui coule dans l’est de l’Irak a été tellement réduite que les plaines inondables
sont devenues des champs desséchés. Dans certaines régions, les rivières et les canaux
d’irrigation sont devenus si faibles qu’ils diluent à peine les eaux usées qui s’y déversent.
PHOTO BRYAN DENTON, THE NEW YORK TIMES
Des patients atteints de choléra sont traités dans un hôpital de Souleimaniye. L’épuisement et la pollution des rivières et des
nappes phréatiques provoquent des épidémies de choléra, de typhoïde et d’hépatite A en Irak.
Les appels lancés à la Turquie pour qu’elle partage davantage d’eau sont restés largement lettre
morte.
Il est primordial de remédier aux techniques agricoles désuètes de l’Irak, qui gaspillent jusqu’à
70 % de l’eau utilisée pour l’irrigation, selon une étude réalisée pour le ministère irakien de
l’Eau. Mais persuader les agriculteurs de changer n’est pas chose aisée.
PHOTO BRYAN DENTON, THE NEW YORK TIMES
Le conseil tribal de Nassiriya est réuni à Al-Shifaija pour planifier la stratégie à adopter pour protester contre le manque d’eau
dans sa région.
Passé la zone urbanisée du nord de Nassiriya, avec ses petits ateliers de réparation automobile et
ses stands de légumes, les terres se vident. Des nuages d’orage s’amoncellent en fin d’après-midi,
puis se dispersent sans verser une goutte d’eau. Des touffes d’herbes, jaunes et brunes à la fin du
mois de juin, témoignent de la présence de cultures ici il n’y a pas si longtemps.
Le vent se lève tôt chaque matin et souffle sans discontinuer jusqu’au crépuscule. Il arrache la
couche arable, assèche la terre jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une poussière de terre qui
s’accumule sur les dunes qui montent rapidement.
Le cheikh Muhammad Ajil Falghus, chef de la tribu najim, est né dans le village. « La terre était
bonne, le sol était bon », explique-t-il. Jusqu’au début des années 2000, les habitants cultivaient
« du blé et de l’orge, du maïs et du trèfle ».
PHOTO BRYAN DENTON, THE NEW YORK TIMES
Un canal rempli de déchets à Bassorah. Des années de négligence ont transformé plusieurs canaux de la région en dépôt
d’ordures et d’eaux usées qui se déversent dans le Chatt-el-Arab, principal chenal du delta commun du Tigre et de l’Euphrate,
aggravant ainsi la crise environnementale qui sévit dans la région.
Aujourd’hui, tout ce qui pousse, ce sont de petits groupes d’arbustes, des tamaris plantés
comme un rempart contre les sables.
« Nous vivons aujourd’hui à la limite de la vie, déclare le cheikh. Il n’y a plus d’agriculture, plus
de plantation possible. C’est la fin de la ligne, la fin de la vie. Nous attendons une solution de la
part de Dieu ou de personnes de bonne volonté. »