Vous êtes sur la page 1sur 19

Peter Holleran sur Krishna Menon

Sri Atmananda (1883-1959) était un sage des temps modernes qui


enseignait une approche védantique de la réalisation de soi, et était
très respecté par Paul Brunton et d’autres. Brunton lui-même
envoyait à Atmananda des personnes désireuses d’établir une
relation traditionnelle de gourou-disciple, une fonction que lui-même,
en tant qu’écrivain, ne remplissait pas. Atmananda était un sage
parmi les sages qui avait atteint la maîtrise de tous les yogas avant
d’assumer son rôle principal d’enseignement du jnana. John Levy et
Walter Keers ont contribué à attirer l’attention de l’Occident sur son
œuvre, Levy ayant personnellement aidé Atmananda à traduire en
anglais ses ouvrages Atma Darshan et Atma Nivriti. Atmananda a
exhorté Levy à promouvoir ses enseignements sous une forme plus
accessible, et à cette fin, Levy a écrit The Nature of Man According
to Vedanta (La Nature de l’homme selon le Vedanta. Traduit de
l’anglais et revu avec l’auteur par René Allar) et Immediate
Knowledge and Happiness (Sadhyomukti), tout en enseignant des
étudiants depuis sa maison à Londres.

Ne croyant pas à l’ascétisme qui renie le monde, Atmananda avait


une femme et une famille ainsi qu’une carrière exigeante dans les
forces de l’ordre. Il allait jusqu’à encourager d’autres personnes à
embrasser la même carrière, affirmant que la réalisation spirituelle
obtenue dans de telles conditions était durable, définitive et
beaucoup plus forte que celle acquise dans un ashram ou un
monastère. Atmananda était fermement convaincu que la seule
chose à laquelle il fallait renoncer pour se libérer était l’ego, et que
cela n’était possible qu’à la lumière de la connaissance, ou de
l’intuition spirituelle, et non par un effort personnel motivé visant un
but extérieur à soi.

Alors qu’il n’avait que dix ans, Krishna Menon (plus tard Atmananda)
reçut la visite d’un sannyasin de renom qui l’initia à une forme de
mantra yoga. Il a pratiqué assidûment pendant plusieurs années,
mais au début de son adolescence, il a été convaincu par le modèle
rationaliste de l’éducation occidentale et s’est « converti » à
l’athéisme. Il poursuit ses études à l’université puis à l’école de droit,
après quoi il devient inspecteur de la police de Trivandrum.
Cependant, la quête spirituelle a rapidement attiré à nouveau son
attention et il a commencé à passer des nuits blanches à pleurer, à
se torturer sur son besoin de Dieu. Ses recherches l’ont convaincu
que seul un gourou réalisé pouvait lui apporter l’aide dont il avait
besoin, et il se tourmentait constamment pour savoir quand un tel
être allait apparaître. Peu de temps après le début de son tumulte, il
tomba sur le sannyasin qu’il avait rencontré dans son enfance, qui
lui assura qu’il rencontrerait bientôt un Mahatma qui le guiderait sur
le chemin. En 1919, Krishna Menon rencontre son maître, un
sannyasin au port majestueux qui se fait appeler Yogananda (à ne
pas confondre avec l’auteur de l’Autobiographie d’un yogi,
Paramahansa Yogananda), qui répond à toutes ses questions et plus
encore. Prosterné devant les pieds de son gourou, il implora
l’instruction spirituelle et la grâce. Yogananda lui répondit,

« C’est pour cela et pour cela seulement que je suis venu de


Calcutta (plus de mille kilomètres). Je n’ai pas d’autre intérêt pour
Trivancore. Je connaissais vos désirs même à cette distance. » [1]

Le maître et le disciple ne sont restés ensemble qu’une seule nuit,


au cours de laquelle le sage a enseigné à son protégé la voie de la
dévotion à Krishna, diverses autres techniques yogiques, ainsi que la
voie du jnana (connaissance) en utilisant la stricte interrogation ou
vichara « Qui suis-je ? ». Krishna Menon était réticent à s’engager
dans la dévotion et le yoga, mais Yogananda lui a expliqué,

« Je comprends votre réticence à vous lancer dans les cours


préliminaires de dévotion et de yoga et j’admets que vous avez tout
à fait raison, pour la simple réalisation de la Vérité ultime, le dernier
cours, à savoir la voie du jnana, est seul nécessaire. Mais je veux
que vous soyez quelque chose de plus, que vous ne comprendrez
que plus tard. C’est pourquoi je vous prie de les entreprendre en
premier. Il ne vous faudra pas longtemps pour les terminer tous les
deux. » [2]

Après quelques années, Krishna Menon commença à avoir de


longues périodes de nirvikalpa samadhi, mais, néanmoins, comme
Brunton après son séjour avec Ramana Maharshi, il resta insatisfait.
Il s’engagea donc sur la voie du jnana et, en 1923, réalisa ce qui
semble avoir été la pénétration de la racine de l’attention et de l’ego-
Je dans le jnana samadhi, ou la conscience témoin. Peu de temps
après, il reçut intérieurement le nom d’« Atmananda » de son gourou
et fut désigné par ce nom à partir de ce moment-là. Comme
Nisargadatta et tant d’autres, après sa réalisation, il voulut
emprunter la voie du renonçant errant, mais là encore, son gourou
lui apparut dans une vision et lui conseilla de rester un maître de
maison, servant sa femme, sa famille et la société, tout en se
préparant aux dévots qui allaient venir dans le futur. Atmananda a
pris sa retraite des forces de police en 1939, après avoir atteint le
niveau de superviseur de district (l’équivalent du procureur de
district aux États-Unis).

Ses écrits ultérieurs suggèrent que sa réalisation initiale a mûri pour


atteindre sahaj, ou la réalisation de l’Âme, de la Conscience elle-
même (ou de l’Overself « Le Soi Suprême’comme l’a désigné
Brunton). Atmananda, par exemple, a dit à une personne qui était
adepte de la transe mystique la plus élevée de nirvikalpa que c’était
bien, mais que ce n’était pas l’état le plus élevé, et qu’il lui fallait
maintenant « comprendre le monde par l’intelligence de l’esprit ».
Ceci est similaire au sage chinois Huang Po, qui a dit :

« Le Mental originel doit être reconnu en même temps que le


fonctionnement des sens et des pensées ; seulement, il ne leur
appartient pas, et n’en est pas indépendant. » [3]

Alors que le Témoin a été désigné comme la « conscience de la


conscience », la réalisation dans le sahaj est simplement celle de la
« conscience elle-même ». Dans cette réalisation, les « yeux du
cœur » s’ouvrent et tout est reconnu comme n’étant pas séparé de
la réalité de l’Esprit ou de la Conscience. Au stade intermédiaire,
celui du Soi Témoin, il y a une liberté relative au milieu des
phénomènes, mais la plus grande reconnaissance ou insight n’est
pas encore apparue. Il reste encore un dernier coup à jouer. Bien
que nécessaire, la réalisation que le connaisseur est séparé du
connu, le témoin différent de l’observé, doit être dépassée et les
deux sont réalisés comme un et inséparables. Paul Brunton explique
qu’au stade ultime.

« Il n’y a pas de sujet et d’objet, alors que dans le témoin, il y a


toujours sujet et objet, mais le sujet ne s’identifie plus à l’objet
comme le fait l’homme ordinaire. » [4]

Sri Nisargadatta a dit :

« Il faut savoir que le réel existe et qu’il est de la nature de la


conscience-témoin. Il est, bien sûr, au-delà du témoin, mais pour le
pénétrer il faut d’abord réaliser l’état de pur témoin. La prise de
conscience des conditions vous conduit au non conditionné… Le
témoin est la réflexion du réel dans toute sa pureté. Il est fonction
des qualités du mental. Là où prédominent la clarté et le
détachement, la conscience-témoin vient à être. » [5]

« Le roi Janaka dit [à son gourou, Yog-Vashista] “Oui, je ne suis ni roi


ni mendiant, je suis le témoin sans passion”. Le gourou dit : “Cette
illusion que vous êtes un gnani, que vous êtes différent des autres
hommes et leurs êtes supérieur, est votre dernière illusion. Là
encore, vous vous identifiez au mental un bon mental, dans ce cas,
en tous points exemplaire. Tant que vous percevrez la moindre
différence, vous serez étranger à la réalité. Vous êtes sur le plan
mental. Quand ‘je suis moi-même’ s’en va, ‘je suis tout’ vient. Quand
même ‘je suis’ disparaît, seule reste la réalité, et en elle tous les ‘je
suis’ sont préservés et glorifiés. La diversité sans séparation est tout
ce à quoi peut atteindre le mental. Au-delà, toute activité cesse
parce que dans la réalité tous les buts sont atteints et toutes les
intentions remplies”. » [6]

Sri Nisargadatta admet qu’« en réalité, il n’y a pas de témoin parce


qu’il n’y a rien dont être le témoin. » [7]

Ainsi on réalise la vérité non duelle, la dernière partie de la formule


de Sankara : « Le monde est une illusion, Brahman est réel, le
monde est Brahman. »

L’effet psychologique initial commun de la pénétration jusqu’à la


racine du cœur ou la position de témoin dans le jnana samadhi ou
son équivalent, est néanmoins que l’on tend à s’éloigner du corps et
du monde par son séjour dans la conscience de Témoin. Il ne réalise
pas encore nécessairement l’origine et la nature de tous les objets
apparents comme étant la Conscience elle-même, ce qui demande
de la compréhension et du temps pour mûrir en un état durable de
sahaj. Cela a peut-être été le cas de Ramana Maharshi dans les
premières années qui ont suivi son premier éveil. Il n’a adapté que
progressivement son éveil à la vie active dans le corps. L’éminent
Krishnachandra Bhattacharya [Note : un ancien de la verge d’or de
la sagesse se souvient d’avoir sué pendant ses études de
philosophie presque impénétrables], à mon avis, tente de décrire, à
la manière de Samkhya, le stade du témoin comme suit :

« La libération de ahamkara ne signifie pas en soi la connaissance


ou la réalisation du soi (ou isvara). Il s’agit en premier lieu d’une
fusion ou d’un oubli du soi dans un tattva supérieur à ahamkara,
d’une libre identification du soi avec la buddhi infinie – soit sous
forme de sentiment, soit sous forme de volonté. L’identification libre
signifie l’identification dans l’attitude subjective explicite, par
opposition à l’identification inconsciente ou erronée qui implique
l’attitude objective et la conception du corps. » [8]

L’érudit védantique réalisé, philosophe de la cour du Maharaja de


Mysore V. S. Iyer, qui a eu une influence importante sur Paul
Brunton [PB l’appelait « mon enseignant »] ainsi que sur Nikhilinanda
et Siddeswarananda de la Mission Ramakrishna, qui ont tous
apporté les enseignements du vedanta en Occident, a écrit dans ses
Commentaires, Vol. 2 [9] :

« La simple absence d’ego ne produit pas gyan. Voyez le sommeil


profond, par exemple. Car un homme peut être sans ego, et
pourtant être trompé par le monde qui semble être réel. C’est
pourquoi la recherche, basée sur la science, est également
nécessaire. » (2064)

« Brahman est permanent et n’est pas un état. De plus c’est l’activité


de buddhi qui amène la compréhension de Brahman et buddhi est
inactive dans le sommeil [et le Nirvikalpa]. Enfin, le dormeur ne voit
rien alors que le gnani voit le monde, voit Brahman même en état de
veille ». (2638)

En accord avec la nécessité de buddhi et de l’état de veille pour la


réalisation, Ramana Maharshi citait parfois l’Écriture : « Le Soi brille
toujours dans la gaine intellectuelle. » (Source inconnue)

Dans le Vol. 1, Iyer continue :

« La psychologie européenne n’a pas dépassé la personnalité, n’a


pas atteint le Témoin. C’est parce que, à moins que l’esprit ne soit
suffisamment aiguisé, la notion de Sakshin ne peut être perçue. On
doit percevoir que le Je lui-même va-et-vient, comme dans le
sommeil par exemple. Qu’est-ce qui perçoit cela ? C’est le Témoin.
Le Je est un objet, le Témoin est le sujet. Cette position est la
prochaine étape de la psychologie occidentale. Elle doit être
atteinte, maîtrisée et ensuite abandonnée pour l’étape supérieure
suivante, la compréhension de l’Atman. Le moi-témoin n’est pas une
individualité, il est universel, mais c’est encore une étape temporaire,
et non la vérité ultime. Il est destiné aux débutants et c’est ici que
l’analyse du Maharshi “Qui suis-je ?” est la plus utile, car elle montre
aux débutants que le Je va-et-vient et qu’ils doivent regarder au-
delà, au principe de Conscience qui vous parle de ces apparitions et
disparitions du Je. Mais au-delà de ce point, du soi Témoin, le
Sakshin, l’enseignement du Maharishi ne va pas plus loin. La
doctrine de l’Atman est plus élevée que la sienne. La notion de
témoin n’apparaît que lorsque vous considérez les objets de ce
point de vue qui suppose l’existence réelle (et non idéale) de tous les
objets, l’antithèse d’un sujet, un Témoin doit apparaître. Mais il
existe un point de vue plus élevé dans lequel les objets sont
entièrement écartés de la considération par l’utilisation d’avastatraya
[une analyse des trois états] et ainsi l’Atman non duel est atteint…
Mais ce n’est pas la fin. Mais ce n’est pas la fin. Nous devons
connaître tout le monde, et nous devons connaître le vrai Je.

La notion d’Atman comme le Témoin ou le connaisseur des trois


états n’est pas la position ultime. Mais nous sommes obligés de
l’adopter comme une étape préliminaire, parce que nous ne
pouvons pas sauter tout de suite à la vue ultime. De ce point de vue,
il n’y a pas d’états séparés, car l’ego qui les connaît est lui-même
transitoire et illusoire, lui-même connu et vu comme d’autres
drysams [objets ou choses vues]. À moins de connaître la véritable
position de l’ego, le Vedanta ne peut être saisi. » (P. 282-283)

Ainsi, la conscience transcendantale de Témoin réalisée dans le


jnana samadhi (et effleurée, mais pas nécessairement comprise
aussi précisément dans le nirvikalpa samadhi ascendant) n’est pas
encore la réalisation du Soi Suprême ou de l’Âme, qui n’est pas le
« témoin » de quoi que ce soit, mais le cœur ou la condition même
dont tout est une modification apparente et dans laquelle tout surgit,
change et disparaît. L’Âme en sahaj est réalisée lorsqu’on découvre
que la conscience transcendantale est la source non seulement de
l’ego-Je, mais aussi du corps, du mental et du monde des relations,
et que la tendance exclusive de l’attention à s’inverser sur elle-
même est transcendée. Le Témoin est lâché et seul l’Être, l’état
naturel, demeure. On passe de la Vacuité à la Plénitude. Ainsi, il y a
souvent ce processus en deux étapes. On se rend compte, comme
Anthony Damiani l’a dit un jour, que le Témoin, qui semble d’abord
être une réalisation extraordinaire, n’est pas si pur, et qu’il y a un
autre éveil (il a néanmoins avoué se connaître lui-même comme le
soi témoin, et l’a décrit, avec émotion, comme « paix, paix, paix »).
PB déclare :

« L’aperçu momentané du véritable soi n’est pas l’expérience ultime.


Il y en a une autre, encore plus merveilleuse, qui nous attend. Dans
celle-ci, il sera lié par des cerceaux invisibles de large compassion
désintéressée envers toutes les créatures vivantes. Le détachement
sera sublimé, porté à un niveau supérieur, où l’Unité universelle sera
véritablement ressentie. » [10]

« Comment un état mental peut-il être la réalisation finale ? Il est


temporaire. L’expérience mystique est un tel état. C’est quelque
chose dans lequel on entre et qu’on quitte. Au-delà et plus haut se
trouve la réalisation de la vérité immuable ». [11]

Selon Iyer, cela se produit par l’utilisation exhaustive de buddhi dans


l’état de veille :

« Celui qui parle de l’unicité des choses doit d’abord prouver la


nature illusoire du monde extérieur. Alors seulement l’unité peut être
prouvée ». (Vol. 2, 1827)

« La vérité ne s’obtient pas uniquement par la pensée, vous pouvez


continuer à penser au monde jusqu’à la fin des temps, mais vous
n’obtiendrez qu’une pensée succédant à une autre pensée. D’autre
part, la vérité ne s’obtient pas non plus en ne pensant pas. Ainsi, la
question de la vérité ne se pose jamais dans le sommeil [ou
Nirvikalpa], un état de non-pensée. Les deux doivent être combinés
afin de découvrir la vérité ». (1828)

Atmananda demandait aux étudiants de s’interroger sur les trois


états de veille, de rêve et de sommeil profond, ainsi que sur l’ego-Je,
afin de parvenir à l’Atman sous-jacent, la conscience ou turiya, qui
est toujours présente. Iyer nous dit :
« L’ego est la dernière chose qui fera écran à l’Atman. C’est la plus
difficile de toutes à soumettre. On ne peut se débarrasser du Je
qu’en sachant qu’il n’existe pas, qu’il n’est qu’une idée, qu’il meurt
chaque nuit ». (2056)

« L’ego est appelé serpent en Inde, car il vit caché dans un trou
sombre, y entrant et en sortant de temps en temps ». (2058)

Une fois que cette vision est accomplie, l’entrée et la sortie du


samadhi sont considérées comme inutiles. Atmananda a déclaré :

« L’expérience du samadhi est que “j’étais heureux”. Mais lorsque


vous comprenez, grâce à un Karana-guru, que le bonheur est votre
vraie nature, vous en venez à réaliser que vous êtes vous-même le
but du samadhi. Avec cette compréhension, tout désir de samadhi
disparaît, bien que le samadhi puisse encore se présenter à vous
parfois, simplement comme une question de cours ou de samskara.
Mais vous ne serez plus jamais attiré par la jouissance du bonheur
en samadhi. » [12] .

L’enseignant non duel contemporain Adyashanti a déclaré plus


simplement :

« Vous désirez seulement diverses choses parce que vous ne savez


pas qui vous êtes. Mais dès que vous revenez à vous-même, à cet
éveil vide, alors vous réalisez qu’il n’y a plus rien que vous désirez
parce que vous êtes ce que vous désirez ». [13]

Sur la nature de la conscience du « Témoin », il déclare :

« “Le monde est Brahman”, fait s’effondrer la position du témoin


externe. La position du témoin s’effondre dans la totalité, et
soudainement nous ne sommes plus des témoins extérieurs. Au lieu
de cela, témoigner a lieu partout simultanément – de l’intérieur, de
l’extérieur, autour, en haut, en bas. Tout et partout est observé
simultanément de l’intérieur et de l’extérieur, car ce qui est observé
est ce qui observe. Celui qui voit et ce qui est vu sont les mêmes. Si
l’on ne réalise pas cela, on peut rester bloqué à la position du
témoin. Nous pouvons rester bloqués dans un vide transcendant,
dans la vacuité ». [14]

Sur un plan pratique, Adyashanti souligne qu’avec l’effondrement de


la position du témoin,

« On peut commencer à voir les éléments de l’ego qui utilisent la


position de témoin comme un moyen de se cacher, de ne pas être
touché par la vie, de ne pas ressentir certains sentiments, de ne pas
rencontrer nos vies directement et intimement d’une manière crue et
humaine ». [15]

Ce qu’il indique ici, c’est que la réalisation doit devenir incarnée et


humaine, et ne pas rester uniquement transcendantale.

Le védantiste Iyer, parlant de l’« éclair » de la compréhension, de la


transition du témoin au Soi, l’exprime philosophiquement de la façon
suivante :

« L’étudiant saisit soudain l’idée que le monde entier n’est qu’une


pensée, et que lui-même est aussi une pensée, et que tout ce
monde-pensée qui est à l’intérieur de lui-même est Atma, Brahma.
Avec cela, il reconnaît que la pensée elle-même est Brahman avec
toutes ses idées, elle inclut Brahman aussi, y compris l’idée de lui-
même. » (2584)

Concernant l’utilisation de la faculté intellectuelle (buddhi) pour


accomplir cela, Sri Nisargadatta dit :

« Cette attente d’un événement unique, dramatique, d’une explosion


étonnante, ne fait qu’empêcher et retarder votre réalisation. Vous
n’avez pas d’explosion à attendre, elle s’est déjà produite au
moment où vous êtes né, quand vous vous êtes réalisé comme
existant connaissant, sentant. Vous ne faites qu’une erreur. Vous
prenez l’intérieur pour l’extérieur, et vice-versa. Vous croyez que ce
qui est en vous, vous est extérieur, et que ce qui est extérieur se
trouve en vous. Le mental et les sensations sont externes, mais vous
les croyez intimement vôtres. Vous croyez le monde objectif alors
qu’il n’est qu’une projection de votre psyché. Voilà la confusion
fondamentale, et ce n’est pas une nouvelle explosion qui vous en
guérira. Vous devez vous penser en dehors. Il n’y a pas d’autre
voie ». [16]

PB résume cette ligne de pensée :

« Une expérience mystique est simplement quelque chose qui va et


vient, alors que l’intuition philosophique, une fois établie dans un
homme, ne peut absolument pas le quitter. Il comprend la Vérité et
ne peut pas perdre cette compréhension, pas plus qu’un adulte ne
peut perdre son statut d’adulte et devenir un enfant » [17].

Bien qu’il fût un jnani ou un sage serein, Atmananda était capable


d’exprimer librement ses émotions. Lorsque sa femme est morte, il
s’est absenté de son lieu de travail, a assisté à ses funérailles,
pleurant ouvertement et abondamment, à tel point que les gens
pensaient qu’il ne s’arrêterait jamais, puis il est retourné au travail en
se consacrant pleinement aux tâches à accomplir. C’était un homme
aux sentiments profonds, mais il affirmait que ces sentiments étaient
toujours sous contrôle depuis sa position en tant que Conscience.
En disant cela, cependant, il n’a pas laissé entendre que le sage
évitait stratégiquement les émotions de la vie ou se distanciait
complètement de la dimension humaine. Il a déclaré :

« Les sentiments ne viennent jamais à lui sans y être invités. S’il


pense qu’il est temps d’agir avec discrétion, les sentiments se
tiennent respectueusement à distance. Mais dès qu’il les invite, ils se
précipitent comme des torrents. Et dès qu’il les freine par une simple
pensée, ils disparaissent. C’est ce que vous avez vu en moi à cette
époque. Il est faux d’attribuer au Sage le calme ou l’indulgence. Il
est l’arrière-plan conscient des deux. » [18]

Atmananda était un grand réalisé, qui critiquait ouvertement à la fois


les tactiques répressives du yogi et la faible émotivité du bhakta. En
agissant ainsi, et en devenant si strict dans son approche de jnana,
Brunton a senti qu’il était peut-être allé un peu trop loin en rejetant
certaines des pratiques antérieures ou sadhana qu’il a suivies et qui,
pour de nombreux aspirants, servent de préparation pour rendre les
réalisations ultérieures plus accessibles. Certains se sont également
demandé si les commentaires d’Atmananda sur le contrôle de ses
émotions n’indiquaient pas qu’il n’avait pas encore atteint la
plénitude du sahaj, mais qu’il présentait une tendance persistante à
s’accrocher à la position de témoin.

Quoi qu’il en soit, et surtout, Atmananda critiquait les enseignements


qui proposaient une libération de l’ego ou d’une entité objective ou
du moi. Pour lui, la libération ne consistait pas simplement à aller au-
delà de l’esclavage ou de la soumission au cycle de la naissance et
de la mort, mais à aller au-delà de l’illusion de la naissance et de la
mort. Il a rejoint Ramana Maharshi et Nisargadatta en affirmant que
la réalisation consiste à prendre profondément conscience que l’on
n’a jamais été en servitude, qu’en fait, il n’y a pas « quelqu’un » qui
soit en servitude ou libéré, et que la réponse à la question « quand
vais-je réaliser ? » est « quand le quand meurt ».

Selon Atmananda, bien qu’il y ait une souffrance apparente dans la


vie, elle ne peut jamais être éliminée sans la transcendance de celui
qui souffre. Il enseignait que, grâce à l’enquête discriminante, le
mystère divin, la Réalité, Brahman, deviennent une évidence, alors
que la connaissance du monde n’est rien d’autre que « donner un
nom à l’inconnu et le rejeter immédiatement de votre esprit. » [19]
Ainsi, la connaissance de tous les mondes n’est qu’une
connaissance au sens conventionnel du terme puisqu’elle est
secondaire par rapport à la grande Réalité inconnue et
inconnaissable (pour le mental), mais qui est le Connaisseur Réel lui-
même, Atman, révélé par la faculté de Buddhi à l’état de veille, dans
lequel le monde est réduit à des idées qui sont intrinsèquement
réabsorbées dans le Soi, après quoi la non-différence d’Atman et de
Brahman peut être connue.

Comme le raconte le cinéaste Peter Vos, Atmananda a expliqué à


John Levy la différence entre être un saint et être un sage : « Un
saint est toujours occupé à essayer d’aller au-delà de son corps
avec des techniques, pour s’en défaire, et un sage, c’est quelqu’un
qui le sait, qui est cela. »

Atmananda était un maître du jeu d’échecs et jouait souvent à ce jeu


avec certains de ses disciples. Il a déclaré à plusieurs reprises qu’« il
utilisait même le jeu d’échecs pour accélérer le progrès spirituel de
ceux qui jouaient avec lui » [20]. On se souvient de la célèbre histoire
d’une partie entre Rumi et son maître, Shams Tabrez qui était aussi
un maître du jeu. Rumi fut mis en échec, et s’exclama : « Oh non, j’ai
perdu ! », mais son Murshid répondit : « Non, tu as gagné », et le
libéra d’une tape sur le front avec sa sandale.

La lecture des œuvres d’Atmananda et d’autres sages similaires, en


particulier sans le bénéfice de leur compagnie personnelle, a
toujours présenté le risque de se laisser prendre par l’attrait de
l’argumentation verbale et d’ignorer prématurément les diverses
pratiques préparatoires physiques, émotionnelles, mentales, morales
et dévotionnelles qui, pour beaucoup, rendent possibles ou
fructueuses les pratiques plus avancées de l’insight et de l’enquête.
Un haut degré d’énergie libre et d’attention est nécessaire pour
poursuivre le jnana yoga jusqu’à sa conclusion. Ainsi, l’advaita a
toujours traditionnellement exigé une préparation. Il ne s’agit pas
d’une simple « école de la parole », mais demande une véritable
maturité. En compagnie du sage, cependant, comme l’exprime
magnifiquement Atmananda, on est stimulé par une présence
rayonnante qui brûle ses mots au plus profond du cœur :

« Vous écoutez d’abord la Vérité directement des lèvres du gourou.


Votre esprit, devenu parfaitement sattvique par la présence
lumineuse du gourou, est devenu si sensible et si aiguisé que
l’ensemble lui est imprimé comme s’il s’agissait d’un film sensible.
Vous visualisez votre vraie nature à ce moment-là. Mais au moment
où vous sortez, le contrôle de la présence du gourou étant
supprimé, d’autres samskaras se précipitent et vous êtes incapable
de récapituler ce qui a été dit ou entendu. Mais plus tard, chaque
fois que vous pensez à ce glorieux incident, l’image entière vous
revient à l’esprit — y compris la forme, les mots et les arguments du
gourou — et vous êtes à nouveau projeté dans le même état de
visualisation que vous aviez expérimenté le premier jour. Ainsi, vous
entendez constamment la même Vérité de l’intérieur. C’est ainsi
qu’un tattvopadesha spirituel vous aide tout au long de la vie,
jusqu’à ce que vous soyez établi dans votre propre nature
réelle. » [21]

Sri Nisargadatta est d’accord :

« Les mots d’un homme qui s’est réalisé ne manquent jamais leur
cible. Ils attendent que de bonnes conditions naissent, ce qui peut
prendre quelque temps et c’est normal, car il y a une saison pour
semer et une saison pour récolter. Mais la parole d’un gourou est
une graine qui ne peut pas mourir. Il faut bien sûr que le gourou soit
un authentique gourou, un gourou qui est au-delà du corps et du
mental, au-delà de la conscience même, au-delà de l’espace et du
temps, au-delà de la dualité et de l’unité, au-delà de la
compréhension et de la description. Les gens de bien qui ont
beaucoup lu et ont beaucoup à dire peuvent nous enseigner bien
des choses utiles, mais ce ne sont pas de vrais gourous dont les
paroles se révèlent toujours justes ». [22]

Anthony Damiani explique également que, contrairement à


l’enseignant ordinaire ou au gourou, le sage :

« … travaille de façon très différente. Il va dans l’immobilité, dans le


vide mental. Puis, lorsqu’il en sort, il garde votre image dans son
esprit et vous imagine ou vous conçoit comme étant ce que vous
êtes réellement, puis il écarte l’image. Et pendant les dix vies
suivantes (!), vous pouvez lutter pour devenir ce que vous êtes
vraiment. Et la puissance et la concentration mêmes de sa pensée
sont si intenses qu’elles feront advenir ce qu’il imagine que vous
êtes. » [23]

Même sans cette rare opportunité, l’étude attentive des paroles d’un
vrai sage est un temps bien utilisé, car elle plantera des graines dans
l’âme qui germeront en temps voulu. Mais la compagnie d’un karana
gourou est une rare bénédiction, et Sri Atmananda a toujours
maintenu que même un grand aspirant ne pouvait atteindre la
libération qu’avec l’aide d’un enseignant vivant ou Karanaguru. Il a
écrit un jour : « L’amour inconditionnel envers son propre Gourou est
la seule échelle vers le but de la Vérité. »

Sri Atmananda a insisté sur le fait qu’un sadhaka n’avait qu’un seul
maître ultime ou final.

L’enseignant contemporain Francis Lucille, un disciple de Jean Klein


qui a lui-même connu Atmananda, est un peu réticent sur ce dernier
point, ce qui est compréhensible, étant donné qu’il suit la vague
d’un groupe peu structuré de nouveaux réalisés pour lesquels le rôle
d’ami spirituel est de plus en plus privilégié par rapport à celui de
gourou. Néanmoins, il déclare :

« Un gourou (maître spirituel) vivant est, dans la plupart des cas,


nécessaire pour faciliter à la fois l’illumination et la réalisation de soi.
Bien que le karana gourou (le gourou dont le rôle est d’aider le
disciple à franchir les dernières étapes de la réalisation) apparaisse
au disciple comme un être humain apparemment séparé, il est
sciemment établi comme une conscience universelle. Il voit le
disciple comme son propre Soi. La conscience du disciple, étant
reconnue pour ce qu’elle est vraiment, résonne avec la présence
silencieuse du gourou. L’esprit du disciple devient progressivement
et mystérieusement calme, avec ou sans l’utilisation de mots,
jusqu’à ce que l’étudiant ait un aperçu de la joie sans cause de son
état naturel. Une relation d’amour, de liberté et de bienveillance
s’établit, qui conduit à la stabilisation spontanée du disciple dans le
bonheur et la paix ».

Un véritable karana gourou ne se considère jamais comme supérieur


ou inférieur à qui que ce soit, et ne se prend pas non plus ni lui ni
une autre personne pour un sage ou un ignorant, pour un maître
spirituel ou un disciple. Cette attitude impersonnelle crée un parfum
inimitable d’amitié et de liberté qui est une condition préalable à la
réussite des dernières étapes du processus de réalisation de
soi. » (Francis Lucille)

Si, dans ses écrits, il était véritablement un non-dualiste radical,


dans la pratique, Atmananda était un traditionaliste en ce qui
concerne la relation gourou-disciple, accordant le respect dû aux
différents niveaux de réalité :

« Il considérait comme un écueil de crier trop tôt que “tout est


Conscience” dans un environnement mondain ou relationnel, et il
continuait à pointer la “différence” tant que c’était le véritable état de
fait pour l’étudiant. Ainsi, il considérait que l’advaita, la non-dualité,
n’était pas applicable à la relation entre l’enseignant et l’étudiant.
“Ne pensez à votre Gourou que dans la sphère dualiste”, disait-il,
“appliquez-y tout votre cœur et perdez-vous dans le Gourou. Alors
l’Ultime danse comme un enfant devant vous”. Et en outre :
“L’Advaita n’est qu’un pointeur vers le Gourou. Vous n’atteignez pas
Advaita complètement avant d’atteindre l’état sans ego. Ne pensez
jamais que vous êtes un avec le Gouru. Cela ne vous mènera jamais
à l’Ultime. Au contraire, cette pensée ne fera que vous noyer.
L’Advaita ne pointe que vers l’Ultime” ».

Atmananda considérait qu’une attitude dévotionnelle était d’une


grande aide. Mais dans une instruction, il a précisé qu’une telle
attitude n’est appropriée qu’envers son propre Gourou. « Cette
Personne particulière par laquelle on a eu le fier privilège d’être
illuminé, c’est la SEULE FORME que l’on peut adorer et à laquelle on
peut faire un Puja, au contenu de son cœur, en tant que personne
de son gourou. Il est vrai que tout est le Sat-Guru, mais seulement
lorsque le nom et la forme disparaissent et pas autrement. C’est
pourquoi le véritable aspirant doit se garder de se laisser berner par
toute avance dévotionnelle similaire à toute autre forme, qu’elle soit
de Dieu ou d’homme ». Dans une autre déclaration, il révèle combien
il était strict et dualiste en ce qui concerne la relation entre l’étudiant
et le gourou : « Un disciple ne devrait jamais faire allégeance à deux
gourous en même temps » ; à quoi il ajoutait qu’« accepter plus d’un
gourou à la fois est encore plus dangereux que de ne pas en avoir
du tout. » (Cité par Philip Renard)

___________________________________

1 Nitya Tripta, ed. Notes on Spiritual Discourses of Shree


Atmananda, Vol. II, (1953-1959) (Trivandrum, India: The Reddiar
Press, 1963), p. 538.

2 Ibid, p. 539

3 John Blofeld, The Zen Teachings of Huang Po (New York: Grove


Press, 1959), p.

4 The Notebooks of Paul Brunton, Vol. 14 (Burdett, New York:


Larson Publications, 19 ), 8.85

5 Sri Nisargadatta Maharaj « I am that » Entretiens avec Sri


Nisargadatta Maharaj (Durham, Caroline du Nord : The Acorn Press,
2008, p. 176. Trad fr. Je Suis.

6 Ibid, p. 230-231

7 Ibid, p. 328
8 Krishnachandra Bhattacharya, Studies in Philosophy (Calcutta,
Inde : Progressive Publishers, 1956), p. 296.

9 V.S. Iyer, Commentaries, Vol. 1 & 2 (ed. Mark Scorelle, 1999)

10 The Notebooks of Paul Brunton, op. cit. vol. 14, 8.107.

11. The Notebooks of Paul Brunton, op. cit. vol. 11, 2.29.

12 Nitya Tripta, op. cit. 928.

13. Adyashanti, Emptiness Dancing (Los Gatos, Californie : Open


Gate Publishing, 2004), p. 227.

14 Adyashanti, The End of Your World (Boulder, CO : Sounds True,


Inc., 2008), p. 95. Trad. Fr. La fin de votre monde.

15 Ibid, p. 98

16 Sri Nisargadatta, op. cit. p.

17 The Notebooks of Paul Brunton, op. cit. vol. 13, deuxième partie,
4.198.

18 Nitya Tripta, op. cit. 554

19 Ibid, (Vol I & II),

20 Ibid, vol. II, p. 557.

21 Ibid, Vol II, 934


22 Sri Nisargadatta, op. cit. p. 421–422

23 Anthony Damiani, Looking Into Mind: How to Recognize Who You


Are and How You Know (Burdett, N.Y.: Larson Publications, 1990),
p. 186.

Vous aimerez peut-être aussi