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Editions Esprit

NARCISSE EN HAILLONS
Author(s): Louis Gruel
Source: Esprit, No. 132 (11) (Novembre 1987), pp. 24-29
Published by: Editions Esprit
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24272035
Accessed: 13-02-2024 14:14 +00:00

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NARCISSE
EN HAILLONS

par Louis Gruel*

sont rarement vêtus de lambeaux, du moins lorsqu'ils ne font pas choix


D Ans une société
d'exhiber leur misère.comme la nôtre,
Mais leur pauvreté ne tient pas les sous-prolétaires,
seulement à ce qu'ils fussent-ils clochards,
manquent de ce qui est jugé ici et désormais décent dans le registre de la
nourriture, du vêtement ou du logement, ni même au fait que ne leur soient pas
toujours épargnées les épreuves de la faim ou les violences du froid. Elle est impri
mée dans leur assignation au dernier rang, aux « bas-fonds », voire dans leur non
habilitation sociale, dans leur refoulement trivial ou savant vers 1'« asocialité », la
« sauvagerie », les « déchets », la « lie », dans le mépris qui les rive, disent-ils, « plus
bas que terre », et qui leur dénie effectivement parfois la parcelle de droit ou de
considération traditionnellement concédée aux « petites gens », aux « humbles ».
Leur parure sociale, à tout le moins, est en haillons.
Quelques-uns, dans leurs rangs, sont plus pauvres encore : sans ami, fût-il incer
tain. sans amante, fût-elle fugace ; sans la mémoire de parents ; sans filiation et,
au-delà, sans personne à qui léguer trace de soi...
Mais, précisément parce qu'ils se situent à la lisière, parce qu'ils sont comme en
défaut de social, il importe d'être attentif à ce que ces hommes et ces femmes reven
diquent : peut-être ont-ils quelque chose d'inédit à nous apprendre sur nos le
« besoin » humain, i.e. sur ce que nous sommes.

Le « superflu »

On sait que l'économie du pauvre fait une large place aux « extras ».
R. Hoggart. en particulier, a admirablement montré comment les traditions cultu
relles du petit peuple urbain excluaient la parcimonie, l'épargne, la prudence chiche,
privilégiaient les dépenses au jour le jour et valorisaient certaines formes de prodi
galité défiant la rationalité budgétaire des classes moyennes1. Il se référait, il est vrai,
à des familles ouvrières vivant dans des conditions difficiles mais accédant à des
ressources suffisantes pour que les «gaspillages» apparents ne compromissent pas
« l'essentiel » : l'assurance (voire l'abondance) de la nourriture quotidienne ; l'auto
nomie à l'égard de tout secours charitable (i.e. de toute aide non scellée par la soli

* D'abord sociologue dans un service de prévention de la délinquance, Louis Gruel est


aujourd'hui chargé de mission à l'Université de Rennes II et poursuit des recherches sur « les
frontières de l'ordre social » dans le cadre d'un laboratoire de cette université.
i. R. Hoggart. La culture du pauvre. Minuit, 1970.

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darité et la réciprocité) ; les garanties matérielles du respect attendu des parents et du


voisinage... Or, dans les milieux dits sous-prolétariens, alors même que cette assu
rance, cette autonomie, ces garanties sont menacées ou disloquées, on retrouve, e
avec plus de force encore, l'éclat des dépenses ludiques et les dispositions aux achat
« superflus ». En cité d'urgence ou de transit, la fête alterne souvent avec la pénurie
des machineries de loisirs coûteuses et sophistiquées peuvent s'insérer dans d
logements vétustés et insalubres ; et les services affectés au contrôle social et à
l'attribution de secours signalent à l'occasion des dettes entraînées par l'appropri
tion d'objets incongrus : disques sans platine autorisant leur écoute, ou appareil
électrique sans courant susceptible de l'alimenter.
Les vagabonds, à leur façon, n'échappent pas à cet étrange appel. Des hommes s
satisfaisant d'abris de fortune, adoptant éventuellement pour toit une prison, nég
geant parfois la nourriture, sont en mesure de se mobiliser et de déployer un capit
d'ingéniosité afin de se procurer du vin ou plus exactement, un excès de vin, abus e
surplus tout ensemble. C'est que le vin ici n'a pas seulement vocation à désaltérer
alimenter, réconforter, apaiser les agacements du froid ou de la maladie. Une rem
quable enquête sur la vie quotidienne des clochards d'une ville réputée ouverte2
indique qu'il accomplit en outre une triple mission :
- soutenir les « bombances », immiscer le « bon temps », articuler la jouissance
individuelle et la réjouissance collective, cristalliser l'émancipation à l'égard des
mornes impératifs de survie ;
- insérer dans un jeu d'obligations et d'échange puisque son partage est un
«convenance» due, puisque chacun, s'il est démuni, est en droit d'attendre
l'offrande d'une « lampée » et que toute dérogation entraîne une sanction : isole
ment du fautif, ou encore agression ;
- étayer une différence gratifiante, durable ou éphémère : c'est que celui qui offre
une bouteille en partage dispose d'un privilège fugitif d'écoute et d'attention de ses
pairs, mais aussi que les manières de boire autorisent toutes sortes de distinctions,
dans l'ordre de la résistance physique, de la maîtrise de soi ou encore du raffinement
(« pas du Grappe Royale hein... un vin plus correct », tient à préciser l'un des enquê
tés).
Ces trois modes d'usage du vin - référés respectivement à la prodigalité festive, à
la réciprocité et au prestige - peuvent être tenus, en économie de pauvreté, pour
modèle des « excédents impératifs » ou du « surcroît essentiel ».
Il est sans intérêt ici de revenir sur la dimension, bien connue, de la prodigalité
festive, sur la liberté qu'elle atteste et le prix qu'elle confère à la vie, sur le besoin en
somme de se soustraire à la sujétion du besoin, afin qu'une existence apparemment
vouée aux privations « en vaille le coup », et les peines. Et il n'est guère plus utile de
s'attarder sur les jeux de l'échange, les obligations du don et du contre-don. On peut
simplement rappeler qu'avoir quelque chose « en trop » (ou du moins qui n'est pas à
soi nécessaire hic et nunc), ce peut être tout simplement se donner le moyen de ne
pas être débiteur : non seulement d'apporter sa quote-part, d'offrir, à son tour, ce
qu'il convient, de rendre le moment venu « la pareille », mais encore de dédomma
ger celui à qui l'on a fait tort ou de compenser quelque déficit d'honneur3. Et indi
quer qu'un phonographe ou un téléviseur sans alimentation électrique peut prendre

2. J.M. Le Hunsec, Le clochard : des journées particulières, mémoire de maîtrise de sociolo


gie, Université de Rennes II, 1984.
3. Image de cette «compensation » : dans un camp de prisonniers de guerre transformé en
refuge de sans-abri, une famille « mal considérée » a pu effacer sa dette, faire oublier l'empri
sonnement du père, les violences et charpadages des fils, parce qu'elle disposait d'un lit en trop
à la suite du départ de quelques-uns des quinze enfants ; le meuble en excédent s'est avéré
providentiel lorsqu'il a fallu, à l'occasion du décès d'un voisin, organiser convenablement la
veillée mortuaire...

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sens à l'un de ces titres, pour peu que l'écoute collective en soit, par exemple, amé
nagée chez un voisin.
En revanche, il importe de s'attacher au registre du prestige, des acquisitions
ostentatoires et autres signes distinctifs : vin « de qualité » ou blouson de vrai cuir
chez les clochards, bibelots coûteux, aquarium, appareil hifï haut de gamme, voiture
de grosse cylindrée en cité d'urgence ou de transit.
Les achats de prestige ont en effet deux faces, deux significations possibles. Dans
certains milieux sous-prolétariens où chacun est peu ou prou lesté d'une spécialité
respectable, une acquisition distinctive peut n'être qu'une manière de marquer sa
singularité comme membre de la collectivité. Moins défi donc que témoignage de la
nécessité de s'insérer dans le groupe au titre de tenant - comme tout autre - d'une
« valeur » particulière. L'acquéreur « excentrique » s'affirme ici simplement titulaire
d'au moins une différence positive, à la façon de celui-ci qui est connu pour son
audace, sa force ou son habilité exceptionnelle, de celui-là dont les parents ont laissé
une fière mémoire, de cet autre qui s'est trouvé au centre d'un événement - heureux
ou malheureux - qui a compté, de ce dernier enfin, « original » dont l'étrangeté
même, apprivoisée par l'attribution d'un surnom familier, est désormais source de
reconnaissance et de respectabilité4. Mais l'acquisition distinctive peut être aussi
une manière de signifier un rejet de l'échange, une prise de distance à l'égard de la
collectivité tout entière, une façon de se démarquer de ses compagnons d'infortune,
d'instituer une différence sans possible équivalent. A y regarder de plus près, on
verra cependant qu'elle n'en est pas pour autant plus vaine, moins nécessaire : la
misère, parfois, ne peut se permettre d'être humble.

La loi

Deux stratégies à la fois contradictoires et convergentes s'offrent aux individus


stigmatisés, accusés d'être porteurs d'une différence sociale négative : reconnaître
leur différence, mais en lui ôtant toute dimension infamante, et en l'affectant au
contraire d'une valeur positive ; reconnaître, implicitement ou explicitement, l'infa
mie de la différence mise en cause, mais en niant la posséder invidivuellement et en
se démarquant donc radicalement du groupe dont cette différence est le signe.
Le modèle d'oscillation entre ces deux stratégies est traditionnellement offert par
le balancement de la minorité négro-américaine entre la revendication emblémati
que de la négritude (« Black is beautiful ») et les efforts d'assimilation, y compris
morphologiques (teint éclairci, cheveux décrêpés), aux classes moyennes blanches5.
On peut en trouver, parmi les « catégories-cibles » des services de contrôle social, de
nombreux exemples. Ainsi, des gens du voyage peuvent exprimer la fierté de leur
origine tzigane (réelle ou imaginaire), leur mépris du labeur monotone et de l'étroi
tesse sédentaire des gadjé, et, simultanément, revendiquer leur reconnaissance
comme Français patriotes («j'ai fait deux ans d'Algérie») et surtout «civilisés»,
afficher leur écart à la « barbarie », à la « saleté », à « l'ignorance » des « Hongrois »,
c'est-à-dire en fait des clans familiaux les moins occidentalisés, les moins assimilés,

4. A. Vexliard (Le clochard, Desclée De Brouwer, 1957) notait déjà le poids des surnoms
attribués, y compris le fait que les « surnommés » - le philosophe, le professeur, l'avocat -
tendaient à ce conformer aux attitudes associées à l'épithète qui leur avait été accolée ; indice
de la quête d'un statut, contredisant implicitement la thèse par ailleurs avancée d'une subordi
nation aux « instincts naturels élémentaires » et d'une indifférence des clochards aux interac
tions sociales.
5. Ainsi dans les travaux expérimentaux de l'Ecole de Bristol (H. Tajfel, J.C. Turner) sur le
« besoin d'identité sociale positive », ou encore chez P. Bourdieu (« L'identité et la représenta
tion ». -1 des de la Recherche n° 35, 1985). Sur « l'ambivalence de la relation du stigmatisé à
l'égard de son groupe stigmatique» cf. encore E. GofTman, Stigmate. Minuit, 1975.

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les plus représentatifs d'une tradition culturelle originale6. Ainsi encore des clo
chards pourront-ils exalter la liberté du vagabondage, se référer à la solidarité -
souvent fictive - des misérables, et tenter de nier toute similitude avec leurs com
gnons de misère violemment accusés d'être « pouilleux », « alcooliques », «min
bles »'.
Les enquêtes que j'ai pu conduire dans les cités de relogement provisoire ou tran
sitoire8 m'ont confirmé ou révélé trois caractéristiques majeures de ces procédures
de résistance au stigmate.
- La première c'est qu'il y a bien oscillation entre deux variantes stratégiques. Ces
deux variantes sont susceptibles de se « condenser » dans des formules médianes,
par exemple lorsque telle famille s'affirme protectrice d'une autre, et joue ainsi tout
à la fois sur les registres de la noble solidarité des pauvres, du retournement de la
position d'assisté, et du détournement « en douceur » de la condescendance vers la
famille « protégée ». Mais elle peuvent aussi brutalement permuter : l'autoreprésen
tation d'une cité comme «grande famille», «petit village», communauté de
« bonne vie » familière et solidaire (s'opposant à la froideur asociale des pigeonniers
ou cages à lapins HLM) peut céder place à la dévalorisation mutuelle, à l'expression
violente de la honte d'habiter un « dépotoir », une « cité pourrie », un « Chicago »
peuplé de « sales races », de « pauvres cloches », de « gangsters »'.
- La seconde, c'est qu'en dépit de leur instabilité et de leurs contradictions, en
dépit de leur forte composante rhétorique et de leur vif appel à l'imaginaire, ces
procédures de résistance au stigmate sont constitutives au premier chef de la « réa
lité » sociale de ceux qui les mettent en œuvre. Elles leur offrent un cadre de réfé
rence, leur dessinent un « monde » tolérable, leur renvoient une image de soi accep
table. Et ils se mobilisent intensément non seulement pour les déployer en discours,
mais encore pour leur donner une consistance matérielle, attester leur authenticité
par des pratiques et des gestes : rites de solidarité, par exemple les collectes effec
tuées lors de décès, ou au contraire exhibition de différence et de distance, voire
agressions répétées des boucs émissaires...
- La troisième enfin est que le « besoin » qui s'y joue est exigence d'agrément
culturel, ou plus exactement, urgence d'habilitation ou de réhabilitation «métaso
ciale». Le travail de conjuration de l'exclusion s'énonce en effet d'une façon ou
d'une autre, en référence à la loi surplombant la division des hommes : ce peut être
l'autorité de l'Etat de droit, invoquée dans les courriers de dénonciation des voisins ;
ou encore la communauté tribale, à travers la dette reconnue à l'égard d'ancêtres
médiateurs : les démonstrations de solidarité en période de deuil en témoignent ; ou
bien la référence, brutalement raciste parfois, à la communauté et à la «lignée»
nationales...
Ce peut être aussi la religion, forme par excellence de légitimité contestant les
rapports de forces d'ici-bas, encore que celle-ci semble moins convoquée par la
population de camps ou de cités que par des acteurs individuellement rejetés, en

6. Cf. P. Descottes Un exemple d'ambiguïté culturelle. Eléments sur l'identité des gens du
voyage stationnant à Rennes, mémoire de maîtrise d'AES, Rennes II, 1986.
7. Cf. J.M. Le Hunsec, op. cit., ou encore C. Le Goff Une population marginale. Enquête sur
les résidents du Foyer St Benoît Labre, mémoire de DPES, IFCS, Rennes.
8. L. Gruel, « Conjurer l'exclusion. Rhétorique et identité revendiquée dans les habitats
socialement disqualifiés », Revue française de sociologie, XXVI-3, IRESCO-CNRS, 1985.
9. Il suffit que l'environnement «légitime» semble prononcer une condamnation sans
nuance et sans ambiguïté, et ne laisse donc plus de marge de négociation de l'identité collec
tive ; ou encore qu'un changement de composition ou de comportement interne introduise une
menace, et contraigne chacun à se défendre - en accusant - d'occuper ce que C. Pétonnet (On
est tous dans le brouillard, Galilée, 1979) désigne comme position d'« infériorisation
suprême ».

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situation de refoulement singulier et d'extrême solitude. Par ce clochard mobilisan


les Evangiles pour stigmatiser la richesse et valoriser la pureté des humbles10. P
cette femme méprisée au sein d'un îlot méprisé, accusée d'être responsable de la
prostitution et des larcins de ses enfants, et criant que, pour eux, elle « se saigne au
quatre veines », qu'elle lutte avec sa « foi de charbonnier » mais qu'elle est impui
sante face au modèle de perversité offert par les Etrangers et au relâchement d
Autorités, en premier lieu d'une Eglise qui tolère les communions sans aube. Par
cette famille, expulsée d'un logement social, refoulée dans un taudis jouxtant un
dépotoir, et où le père, analphabète, dicte à sa femme une autobiographie romancé
dotée d'une happy end grâce à l'intervention de la Justice divine". Par ce journalie
agricole, enfin, las de n'avoir pour fierté dérisoire que sa capacité à « tenir » aus
bien que ses compagnons les abus d'alcool et les épreuves du froid, et qui a choisi d
se suicider sur le calvaire paroissial, là où nul villageois ne pourrait manquer de
voir, le jour où la messe scelle l'unité de la communauté locale12...

Compter pour quelqu'un


L'écoute des sous-prolétaires ne permet pas seulement de rappeler que les besoins
« culturels » ne sont pas un privilège de l'aisance matérielle, quelque chose qui vien
drait comme par surcroît, une fois satisfaits les besoins dits « vitaux » ou « prima
res ». Elle indique divers cheminements d'une incontournable exigence de valeur
fondant l'estime de soi : le refus de gérer simplement la survie, le tracé d'un écar
aux sujétions naturelles, l'appropriation nécessaire d'une parcelle de luxe, momen
de bon temps et/ou bien « rare » ; le souci d'affirmer une particularité positive, d
conquérir une « place » propre ou une manière de statut, de se faire connaître et
reconnaître par quelque marque distinctive ; l'insistance enfin à revendiquer un tit
de légitimité culturelle, à s'inscrire dans un ordre transcendant la juxtaposition de
hommes, à jouir d'un sens conféré par quelque instance métasociale.
Cette quête de valeur prend, à vrai dire, au moins une autre forme encore : celle
de la sollicitation d'«amour» ou du moins de la capacité à compter comme n
autre pour quelqu'un ou quelques-uns « en particulier ». Il ne s'agit plus ici de
s'identifier à un statut reconnu, mais d'obtenir une attestation de singularité person
nellel'assurance de n'être pas d'une certaine façon et pour quelqu'un équivalent ou
substituable. Il s'agit d'être inscrit dans une relation unique, de valoir plus que qui
conque dans un fragment au moins de l'espace social.
Le milieu sous-prolétarien est à ce titre encore exemplaire parce qu'il lui faut
souvent élaborer des substituts aux habituels liens de privilège affectif. Non que
ceux-ci lui fassent toujours défaut : on y trouve de fortes attaches aux parents, en
particulier à la grand-mère maternelle, et aussi d'intenses «t jalouses relations de
couple. Mais il est plus fréquent qu'ailleurs que la trace des parents soit perdue, leur
mémoire même effacée ou ternie par un « abandon », plus fréquent aussi - en parti
culier chez les clochards - qu'aucune liaison affective un peu stable ne vienne réas
surer les sujets de leur importance et de leur pouvoir.
On s'aperçoit alors de l'infinie puissance des individus à colmater les brèches, à
reproduire tant bien que mal les relations manquantes. En cité d'urgence, il n'est pas
rare que telle orpheline établisse avec une voisine plus aînée un rapport filial (Mme
X. est « comme ma mère »), ou que se nouent des relations « comme entre frères »,
« comme des sœurs ». Encore s'agit-il de situations privilégiées, d'amitiés tissées

10. Cf. C. Le Goff op. cit.


11. La biographie de cette famille, accompagnée en annexe d'une œuvre in extenso du père,
est rapportée par S. Paugam : Approche ethnosociologique du processus de dévalorisation d'une
famille prêcarisée, mémoire de maîtrise d'AES. Rennes II, 1983.
12. Je dois cet exemple à P. Corbel, maître de conférences de Sociologie à l'Université de
Rennes II. qui a engagé une monographie serrée d'un petit bourg des Côtes-du-Nord.

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avec des compagnes et compagnons réels. Mais les solitaires ont eux-mêmes des
ressources : certains vagabonds voués depuis longtemps à une solitude radicale
entretiennent la fragile mémoire d'un parent qu'ils « retrouveront un jour » et pour
qui ils comptent, en tout cas dont ils assurent qu'il a ou aura besoin d'eux. Et enfin,
s'il n'y a personne, et personne même à qui penser, personne dont on puisse ne
serait-ce que supposer l'affection, il y aura malgré tout - peut-être parce que c'est
une condition pour survivre, ou ne pas basculer dans la folie - quelque miroir grati
fiant, quelque point d'appui à quelque narcissisme. Les chats et chiens sont souvent
convoqués à ce titre. Si les vagabonds sont si fréquemment accompagnés d'un ani
mal, ce n'est pas seulement parce qu'un molosse contribue à les protéger du racket,
ou parce qu'un chaton peut séduire et faciliter la « manche ». Cette relation peut être
attestée par l'organisation de l'espace, des rythmes et intérêts quotidiens autour des
animaux, voire par l'impuissance à survivre à leur disparition. La mémoire des
bidonvilles ou camps de baraquements se fait d'ailleurs l'écho de cette impuissance,
ou du moins de sa hantise, en rapportant des récits de morts survenues après la
perte des « compagnons » : ainsi, par exemple, ce vieillard qui vivait dans une car
casse de camion, entouré de chiens et d'un amas infect d'os et de déchets, décédé
après le passage des services d'hygiène, ceux-ci ayant jugé nécessaire non seulement
de nettoyer l'abri mais d'en chasser les animaux...
Qu'est-ce à dire, sinon que la familiarité avec un animal peut être un impérieux
« besoin », pour peu qu'elle soit la seule façon possible d'entrer dans une expérience
relationnelle exclusive, la seule manière de satisfaire à l'obligation de compter, et
peut-être de compter démesurément (sans limite mesquine, sans partage concédé),
pour « quelqu'un »'3 ? Ou, à tout le moins, d'être en position de le croire

Louis Gruel

13. La « relation amoureuse » à un animal est d'ailleurs peut-être moins pitoyable ou déri
soire qu'il n'y paraît. Voir C. David, «Tombeau d'un ami muet» dans le n"13, intitulé:
L'amour, de la revue Le Genre humain en 1985 : hommage d'un psychanalyste à son chien
enseveli, mais aussi invitation à nous faire entendre la « perspicacité et l'intuition des renver
sements identificatoires » du sketch de R. Devos : « Mon chien c'est quelqu'un ».

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