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« Les personnages qu’un romancier présente, si c’est un romancier de génie qui sait faire

vivre ses personnages, ces personnages ne peuvent pas être autre chose, ce me semble, que le
romancier lui-même. Nous sommes tous des personnages multiples. A côté de ce que nous
sommes, il y a tout ce que nous aurions pu être ; notre vie, notre histoire, est un choix, une
sélection faite par nous, par les circonstances aussi, entre beaucoup d’histoires différentes que
nous aurions pu vivre, entre beaucoup de personnages que nous aurions pu être ; et il est clair
que ce que fait le romancier, ce n’est pas une juxtaposition de détails d’observation qu’il a
prises ici et là ; il peut le faire, il le fait souvent, mais il aboutit alors à quelque chose qui ne
vit pas, qui n’est pas viable. Quand il aboutit à quelque chose de vivant, c’est qu’il y met tout
ce qu’il est, tout ce qu’il aurait été surtout, si toutes les virtualités qui étaient en lui étaient
arrivées à l’existence. La vie lui a creusé en quelque sorte un lit qu’il a parcouru, mais si on
remontait à la source, on s’apercevrait que beaucoup d’autres lits auraient pu être creusés,
beaucoup d’autres pentes suivies. Eh bien, ce que fait le romancier, ce que fait le poète quand
il crée des personnages, c’est cela ; ils remontent à la source. Oh ! ce sont, je le reconnais, en
général des individualités plus riches que le commun des hommes, mais nous sommes tous en
petit ce que le poète est en grand ; dans chacun de nous il y a bien des personnalités virtuelles,
et notre personnalité réelle est un choix opéré par notre volonté et par les circonstances. Ce
que fait le poète, c’est de se transporter à la source, de démêler toutes les pentes qu’il aurait
pu suivre, et chacune de ces pentes, c’est un personnage qu’il crée, qu’il compose, et ce
personnage, il le vit, il le connaît à fond, il coïncide avec lui, puisque c’est lui-même. »

HENRI BERGSON, HISTOIRE DE L’IDÉE DE TEMPS (Cours du Collège de France, 1902, première
leçon).

Le thème de la réflexion de Bergson n’apparaît pas clairement à la première


lecture : s’agit-il de s’interroger sur la façon dont un romancier crée des
personnages ou s’agit-il de s’interroger sur les modalités de constitution de
l’identité personnelle ? Tout l’intérêt du texte tient à ce que ces deux thèmes de
réflexion sont entrelacés et à ce que Bergson va faire reposer la réponse à la
question de savoir comment un romancier procède pour inventer un personnage
crédible sur les conditions de constitution de l’identité personnelle. Aussi
faudra-t-il rendre compte de cette intrication dans l’explication qui suit.
Le texte s’ouvre sur une interrogation portant sur l’aspect peut-être le plus
fascinant du travail des romanciers : à savoir, la création de personnages.
Comment un romancier procède-t-il pour créer des personnages qui soient
viables, c’est-à-dire crédibles, capables de vivre leur vie indépendamment de
leur auteur ? Ce qu’il y a d’inoubliable dans un grand roman, ce sont les
personnages qu’il met en scène et qui continuent de vivre en nous après qu’on a
refermé le livre. Et lorsqu’on ouvre à nouveau le livre, c’est la plupart du temps
pour retrouver le personnage en question, parce qu’il nous manque. Tout se
passe alors comme si nous cherchions à renouer avec un vieil ami que l’on n’a
pas revu depuis longtemps. C’est Charlus dans La recherche du temps perdu,
c’est Blum dans Ulysse, c’est Julien Sorel dans Le rouge et le noir.
Il ne s’agit pas là d’un aspect parmi d’autres du travail du romancier : la création
de personnages est au cœur même de la création littéraire. Comment le
romancier s’y prend-il pour réaliser ce prodige ? L’on pourrait partir de la
dernière phrase du texte de Bergson pour avancer un début de réponse, car elle
fait irrésistiblement songer à un mot très célèbre de Flaubert, que Bergson ne
pouvait pas connaître parce que la remarque de Flaubert n’a été rendue publique
que bien après la tenue du cours de Bergson, dans les environs de 1920. L’on
sait qu’à la question incessamment posée à Flaubert portant sur l’identité de la
personne qui aurait servi de modèle à Madame Bovary, celui-ci aurait répondu :
« Madame Bovary, c’est moi ! ». De la même manière, Bergson écrit que le
personnage que crée le romancier est fort bien connu de ce dernier, qu’il
coïncide même avec lui, « puisque c’est lui-même ».
Toute la difficulté est de comprendre ce que Bergson (Flaubert ?) veut dire par
là. Il y a une manière de se méprendre sur le travail des romanciers qui consiste
à croire que, pour créer des personnages, ils se livrent d’abord à une sorte
d’enquête de terrain, à une observation minutieuse des uns et des autres,
impliquant de prendre note à longueur de journées des traits de caractère du
concierge, du boulanger, du beau-frère, etc. – bref, des individus réels que les
romanciers croisent dans leur vie personnelle –, puis qu’ils juxtaposent les traits
de caractère des uns et des autres pour en faire sortir un personnage. Sans doute
certains romanciers procèdent-ils de cette manière, mais, dit Bergson, ce sont les
médiocres, ceux qui ne feront jamais rien de bon, ceux qui ne mettront jamais au
jour un personnage viable parce que le personnage de bric et de broc qu’ils ont
fabriqué est complètement artificiel. C’est un pantin, une marionnette, incapable
de vivre sa propre vie.
Et pourquoi ? Si le les personnages conçus de cette manière sont artificiels, c’est
aussi bien parce que les romanciers se font une conception complètement
superficielle de ce qui constitue une identité personnelle. L’identité ne se ramène
pas à l’énumération d’un ensemble de caractéristiques (physiques et
intellectuelles). Il n’y a d’identité personnelle qu’à partir du moment où l’on
peut lier ces caractéristiques à l’intérieur d’une histoire qui est l’histoire de la
vie de cet individu. Chaque caractéristique doit avoir une genèse, elle doit
pouvoir faire l’objet d’une narration. Je suis ce que je suis en tant que j’ai la
capacité de reconnaître que je suis le même que celui que j’ai toujours été, qui a
changé entre tel ou tel moment de telle ou telle manière, pour conduire à celui
que je suis aujourd’hui. Ce qui fonde l’identité personnelle, c’est la capacité de
la conscience à unifier ses expériences, à inscrire les pensée et les expériences
actuelles, et les pensée et les expériences passées dans une trame continue, c’est-
à-dire dans une séquence orientée et signifiante d’événements, comportant un
début, un milieu et une fin (= le point que j’occupe dans le présent). Autrement
dit, il n’y a d’identité personnelle que lorsque l’on peut recomposer une histoire
cohérente à partir des fragments dispersés de ce que l’on a vécu. C’est ce que
l’on fait spontanément lorsqu’on décrit sa vie comme un chemin, une route, une
carrière, bref comme un cheminement ou un trajet, un parcours orienté. Tous les
éléments de la biographie individuelle doivent pouvoir se tenir ensemble,
composer ensemble, recevoir ce que l’on pourrait appeler une « consistance
biographique ».
Un personnage de roman invraisemblable est précisément celui qui n’a pas
d’histoire subjective, celui qui est pris hors du temps, qui n’est né nulle part, qui
n’a pas d’âge bien défini. L’expérience de la vie ne lui a donné aucune
épaisseur. Inversement, créer un personnage crédible implique de lui donner une
identité narrative : il faut que son identité soit déjà par elle-même un tissu
d’histoires racontées.
Mais comment peut-on raconter l’histoire d’une vie qui n’est pas la nôtre,
surtout lorsqu’il s’agit de l’inventer et non pas d’en témoigner ? Après tout, il
n’y a bien que dans ma vie que j’arrive à circuler sans difficulté, en liant tel
moment du temps à tel autre, en expliquant la genèse de tel ou tel trait de mon
caractère ou de telle ou telle caractéristique physique.
Bergson répond que les romanciers ne pourraient pas faire ce qu’ils font s’ils
n’étaient pour eux-mêmes des personnages multiples. Nous sommes tous des
personnages multiples, ajoute-t-il. Nous sommes tous habités par une
multiplicité de personnalités virtuelles – au sens fort du concept de virtualité.
Que veut dire « virtuel » ? A quoi s’oppose le « virtuel » ? Surtout pas au
« réel ». Le virtuel, pour Bergson, s’oppose à l’actuel. L’erreur serait ici de
penser de manière disjonctive que soit une chose existe, soit une chose n’existe
pas. L’erreur serait de croire qu’il n’existe que deux catégories : l’être et le non-
être, l’existence et la non-existence. Il y a une troisième catégorie, une troisième
voie : il y a ce qu’Aristote appelait l’être-en-puissance, ou le virtuel. Ce n’est
pas parce que quelque chose n’existe pas dans les faits qu’elle n’est rien : elle
peut exister de manière latente, de manière potentielle ou virtuelle. Par exemple,
l’arbre est virtuellement présent dans la graine. La graine va se développer en
actualisant ses virtualités, de la même manière qu’un embryon se développe en
actualisant ses potentialités : sa croissance est prédéterminée, elle est orientée.
L’enfant bien formé est présent en puissance dans l’embryon. Le réel ne se
résume pas au concret ou au matériel, il existe aussi des tendances, qui n’ont
rien d’imaginaire parce qu’elles font partie du réel, elles contribuent à le faire
advenir, elles l’orientent de manière souterraine. Le virtuel ne s’oppose donc
surtout pas au réel. C’est une autre manière de penser le réel : le réel est alors
pensé comme étant le résultat d’un processus d’actualisation des virtualités. Le
réel, c’est du virtuel en cours d’actualisation.
Cette mise au point faite, revenons à présent au texte de Bergson. Lorsque
Bergson écrit que nous sommes tous des personnages multiples, il veut dire que
nous portons en nous une multiplicité de personnalités virtuelles. Notre
personnalité réelle – telle qu’elle s’est développée dans le temps – abrite en elle
une multiplicité de devenirs. Si on jette un regard rétrospectif sur sa propre vie,
on constatera que notre personnalité d’enfant réunissait en elle des personnes
diverses qui étaient fondues ensemble, qui ne s’étaient pas encore distinguées les
unes des autres. Il y a là une indécision pleine de promesses, qui est même l’un
des plus grands charmes de l’enfance. Tout se passe comme si aucun devenir
n’était interdit à un enfant, comme s’il pouvait tout être, tout faire. Un enfant
n’est pas plus voué à devenir médecin qu’instituteur. Le jeu perfide,
qu’affectionnent les parents, qui consiste à repérer dans le caractère de leur
enfant l’esquisse de celui qu’il deviendra est une manière de lui retirer des
possibilités d’existence, d’éliminer quelques-unes de ses personnalités virtuelles
en privilégiant le développement de l’n des tendances qu’abrite son caractère.
C’est une prédiction auto-réalisatrice. Comme le disait Goethe, « si les enfants
se développaient comme ils s’annoncent, nous n’aurions que des génies ». Le
caractère est à la naissance un champ de pures virtualités, une tendance qui peut
se développer dans tous les sens et qui se développe effectivement dans
plusieurs sens à la fois à la manière d’une gerbe, d’une structure arborescente.
De là la multiplicité des pôles d’intérêts, des aptitudes, des curiosités tous
azimuts d’un enfant, de là cette indécision permanente où l’on devine que
l’enfant peut prendre à tout moment n’importe quelle direction.
Mais le problème est que chacun de nous ne vit qu’une seule vie, en sorte que
nous sommes bien forcés de faire des choix. La vie nous a creusé un lit : c’est
l’orientation professionnelle, par exemple. Par voie de conséquence, notre
caractère se stabilise, nous en venons à renoncer à toutes sortes de choses, nous
travaillons à réaliser un objectif bien précis. Nous choisissons en réalités sans
cesse et sans cesse nous abandonnons beaucoup de choses. La route que nous
parcourons dans le temps est jonchée des débris de tout ce que nous
commencions d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. Le choix
correspond à une procédure de sélection entre nos différentes personnalités
virtuelles et à une procédure d’actualisation d’une tendance privilégiée.
Mais cela ne veut pas dire que toutes ces amorces d’existence, toutes ces
directions divergentes qu’aurait pu prendre notre vie et qu’elle a commencé de
prendre n’existent plus. Même après que nous avons le choix de celui que nous
voulons devenir, elles continuent d’exister – sur le mode de la virtualité. Elles
sont en attente d’actualisation, elles constituent des possibilités d’existence et
elles exercent une influence sur celui que je suis.
Ce qui fait le génie du grand romancier (et qui le distingue de l’homme
ordinaire), c’est non seulement qu’il n’a pas perdu le souvenir des personnalités
virtuelles qu’il porte en lui, des voies différentes qu’il aurait pu suivre, des choix
différents qu’il aurait pu faire, mais encore qu’il est capable de donner à ses
personnalités virtuelles un développement, de leur donner pour ainsi dire une
nouvelle chance en les actualisant de manière imaginaire. Il s’agit alors d’une
virtualisation du réel. Tout roman, en ce sens, est autobiographique sur un mode
fantasmatique. Créer un personnage est une manière de renaître à soi-même, une
manière de se rapporter à soi-même comme un autre.

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