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Chapitre 2 : L’utilitarisme : concept d’utilité,

méthode et mode de régulation


L’utilitariste est une école de pensée qui appartient au courant de la mo-
dernité, c-à-d une tradition qui étudie la société en partant de l’être humain.
Précisément, l’utilitarisme apporte des éléments de réponse à la question
suivant :“comment une société fonctionne-t-elle ?”.
La problématique de la régulation est étudiée principalement d’un point
de vue moral (et juridique). Le point de départ consiste à s’interroger sur
le jugement que la collectivité peut porter sur chaque action individuelle. Il
s’agit de déterminer sur quelles bases une action peut être considérée comme
juste/bonne ou bien comme injuste/mauvaise. A partir de là, l’objectif ma-
jeur des institutions régulatrices de la société est de faire émerger des ac-
tions justes/bonnes et d’éradiquer les actions jugées injustes/mauvaises. En
ce sens, dans une société régulée, les institutions agissent afin que les indivi-
dus vivent en harmonie.

L’utilitarisme est une théorie dont on peut faire remonter les origines au
XVIIIè siècle avec les travaux de J. Bentham (1748-1832) et qui se développe
au XIXe siècle sous l’impulsion de J.. Mill (1806-1873).

L’utilitarisme en tant que courant philosophique de la Modernité s’ap-


puie sur la nature humaine. En particulier, il retient une dimension de la
nature humaine : la tendance à rechercher le plaisir. Seule cette tendance est
unanimement partagée par tous les individus. On parle alors d’une approche
hédoniste (hedone signifiant plaisir en grec).

A partir de cette représentation de la nature humaine, il est possible de


saisir quel est le critère de morale/justice qui va être retenu par les utilitaristes
afin d’évaluer les comportements individuels. Puisque le plaisir est le seul
bien, toute action qui génère du plaisir et/ou réduit les peines (opposées du
plaisir) est jugée bonne/juste.
Toutefois, pour que la formulation du critère de morale/justice soit complète,
il convient de préciser le périmètre de l’analyse. Il faut déterminer quels sont
les sentiments de plaisirs et peines pris en compte dans l’évaluation d’une ac-
tion. En effet, généralement, une action a des conséquences qui ne concernent
pas uniquement l’individu à l’origine de l’action. Or, une action peut entrai-

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ner du plaisir pour l’acteur mais également créer un sentiment de peine chez
d’autres individus. En conséquence, pour juger une action, faut-il prendre
en considération le plaisir et la peine qu’elle procure à l’acteur ou doit-on
considérer l’ensemble des effets de cette action au niveau de la collectivité ?
Les utilitaristes apportent une réponse nette à cette question par l’in-
termédiaire du principe d’utilité. Selon ce principe, les actions justes sont
celles qui accroissent le bonheur collectif. Une action est alors décrétée juste/bonne
si la somme des plaisirs qu’elle entraine auprès des individus excède les peines
causées 1 . Dans un tel cas, l’action améliore le bonheur collectif et est qua-
lifiée d’utile.

Afin de présenter ce courant, nous aborderons successivement les éléments


suivants. Tout d’abord, nous reviendrons sur le concept d’utilité qui est au
centre de l’analyse utilitariste. Il s’agira de présenter les spécificités de l’usage
de ce concept dans la théorie utilitariste. Ces précisions permettront de com-
prendre les étapes ultérieures menant à la microéconomie. Ensuite, nous nous
intéresserons à la méthode adoptée par les auteurs utilitaristes pour élaborer
leur théorie. Cet aspect est important car il nous permettra ensuite d’établir
une comparaison avec la méthodologie employée lors de la révolution margi-
naliste (et par extension dans la science économique). Puis, nous présenterons
successivement les deux auteurs considérés comme les pères fondateurs de
l’utilitarisme : J. Bentham et J.S Mill. A cette occasion, nous verrons que les
modes de régulation de la société retenus par ces deux auteurs ne coı̈ncident
pas précisément.

2.1. Utilitarisme et spécificités du concept d’utilité


L’utilitarisme retient une dimension de la nature humaine : la tendance
à rechercher le plaisir. Seule cette tendance est unanimement partagée par
tous les individus. De ce point de vue, il est en rupture avec certaines tra-
ditions antérieures. En effet, de nombreuses approches philosophiques ont
une dimension eudémoniste (eudaı̈monia signifiant bonheur en grec). Ainsi,
Platon et Aristoste énoncent que le bonheur est un objectif à poursuivre.
Le bonheur constitue un état qui peut être atteint par le biais de différents
sentiments (le plaisir, la dignité, l’honneur, la noblesse...). Les utilitaristes
modifient cette représentation. Pour eux, le sentiment de plaisir est le seul
1. Cf. hypothèse d’additivité et comparabilité des plaisirs interpersonnels

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élément contribuant au bonheur. Autrement dit, ils associent le bonheur et
le plaisir. Aussi, la théorie utilitariste peut être qualifiée de théorie hédoniste
(hèdoné signifiant plaisir en grec).

Outre cette représentation spécifique de la nature humaine, l’utilitarisme


se distingue de nombreuses traditions philosophiques par un usage particulier
des termes utilité-utile. Une double rupture peut être mise en avant sur ce
point reltivement aux conceptions courantes dans le domaine moral.
1. utilité-vital vs utilité-plaisir.
Depuis l’antiquité, le terme “utile” qualifie ce qui est opposé au super-
flu ou au luxe. Cette définition de l’utilité renvoie à une séparation à
connotation morale entre ce qui est nécessaire, vital d’une part, et ce
qui est superflu, futile d’autre part. En suivant cette logique, le bien
figure comme ce qui est essentiel à la vie alors que le mal apparait
comme ce qui est superfétatoire. Dans cette perspective, l’utile est
alors opposé au plaisir et relève largement du domaine du rationnel.
L’utilitarisme opère un renversement de la signification du terme utile.
L’utile est associée à ce qui procure du plaisir, c-à-d met en avant la
dimension passionnelle.
2. utilité-moyen vs utilité-fin.
En fournissant un critère de justice/morale spécifique, l’utilitarisme
aborde la question de l’évaluation et de la réforme des lois/institutions.
L’utilitarisme procède à un examen critique des règles de conduite et
des institutions en fonction de leur aptitude à favoriser le bonheur
collectif. Les lois/institutions permettant d’obtenir un maximum de
bonheur collectif sont alors décrétés utiles. Ainsi, l’utilité est associée
à un objectif précis : obtenir le maximum de bonheur collectif. Ce but,
cette finalité est fixée, unique et invariante (y compris dans le temps).
Autrement dit, l’utilité est associée à une fin poursuivie qui est connue
dès le départ.

Cette définition des termes utilité-utile est à différencier du sens cou-


rant qui fait de l’utilité un attribut des moyens. Dans ce sens, l’utilité
d’un élément (action-institution) correspond à une qualité d’adap-
tabilité, de flexibilité dans les usages. L’utilité traduit une capacité
à procurer un avantage, à répondre à certaines attentes sans qu’un
objectif/besoin particulier ait été identifié au départ. Cette définition

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prend tout son sens dans une analyse temporelle/dynamique. Elle per-
met d’intégrer une ignorance sur les usages/actions possibles et leurs
conséquences. L’utilité qualifie ce qui peut servir pour répondre à des
besoins susceptibles d’apparaı̂tre dans certains environnements (mais
qui ne sont pas nécessairement identifiés a priori).
En résumé, “de même qu’un homme s’apprêtant à partir en promenade
emportera son couteau de poche non pas pour un usage défini qu’il
envisage, mais afin d’être outillé en vue de diverses occasions possibles,
ou pour faire face à diverses sortes de situations susceptibles de se
présenter, de même les règles de conduite qui se sont développées dan
un groupe ne sont pas des moyens en vue de buts particuliers connus,
mais des adaptations à des types de situations que l’expérience passée
a montrées récurrentes dans le monde où nous vivons” (F. Hayek,
Droit, législation et liberté, t.2, p.5, Quadrige, 1995).
Cette distinction entre deux sens des termes utilité-utile revêt un en-
jeu important. L’utilitarisme suppose que les effets d’un acte quel-
conque (action/loi) en terme de plaisir peuvent être connus a priori.
Si la prévision de telles conséquences est impossible, alors, la règle de
d’évaluation utilitariste devient caduque. L’objectif des lois/institutions
est à modifier : les lois/institutions doivent créer des conditions suscep-
tibles de favoriser la satisfaction des besoins individuels. Elles doivent
constituer des instruments polyvalents, adaptés pour faire face à cer-
tains types de situations. Et cette adaptation a pour base l’expérience
passée (concernant les types de situation rencontrées et les institutions
efficaces dans ces situations). Une règle/loi/institution est adoptée
parce que précédemment elle s’est révélée plus adaptée, plus efficace.
On voit apparaı̂tre deux modalités de mise en place des institutions.
D’un côté, chez les utilitaristes, les institutions sont créées de façon
à répondre à un objectif précis (et en supposant que les connais-
sances nécessaires pour cela sont disponibles). D’un autre côté, les
lois/institutions sont sélectionnées par un processus d’évolution, d’ap-
prentissage (cf., Hume).
Au total, on remarque que l’utilitarisme ne se démarque par l’introduction
des termes utilité-utile. Par contre, l’utilitarisme se distingue par le sens
accordé au concept d’utilité et par la définition d’un critère de justice/morale
original du fait de sa dimension collective. Comme on va le voir, cette avancée
conceptuelle se double de l’adoption d’une méthode spécifique.

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2.2. Méthodologie et nature humaine
J.S. Mill range les questions de méthode dans ce qu’il appelle la logique.
Ses réflexions sont présentées dans son ouvrage intitulé Système de logique
(1843). Pour lui, la logique établit la méthode par laquelle toutes les connais-
sances doivent être jugées et acquises. Or, il soutient que la définition cou-
rante de la logique est trop étroite. En effet, cette définition renvoie à la
méthode déductive. Cette méthode met au coeur de l’analyse scientifique
la déduction, c-à-d la formulation de propositions en partant de lois uni-
verselles et en prenant appui sur un raisonnement logique. L’illustration de
cette méthode est le syllogisme : on part d’une connaissance générale (par
exemple, “tous les hommes sont mortels”), on considère un cas particulier
(“Socrate est un homme”) et on en tire une conclusion (“Socrate est mortel”).

Mill récuse cette définition de la méthode. Il souligne que dans le syllo-


gisme se pose la question de la production de la proposition majeure. En
réaction, Mill développe une conception beaucoup plus large de la logique :
à l’étude de la déduction il faut adjoindre l’étude de l’induction. L’induction
se présente comme un processus consistant à produire des lois générales à
partir d’évènements particuliers ou d’observations particulières. Selon Mill,
cette méthode couplant induction et déduction (qualifiée de méthode mixte)
présente un double avantage.
1. Premièrement, la méthode inductive permet d’établir une connexion
avec la vérité. Pour Mill, la vérité consiste en une cohérence avec les
faits, la réalité et non en une cohérence logique du raisonnement (c-à-
d celle présente dans la méthode déductive). L’induction se présente
comme une opération de l’esprit par laquelle nous inférons que ce que
nous savons vrai (i.e. conforme aux faits) dans quelques cas particuliers
sera vrai (i.e. conforme aux faits) dans tous les cas qui leur ressemblent
sous certains rapports précis connus.
2. Deuxièmement, seule la méthode inductive permet de créer des connais-
sances générales puisqu’elle permet de formuler une conclusion plus
générale que la prémisse la plus générale. En effet, cette méthode
consiste à partir d’observations particulières et à en tirer des proposi-
tions plus générales, idéalement des lois universelles. Ces lois univer-
selles constituent le socle sur lequel prend appui la déduction. L’in-
duction est ainsi première relativement à la déduction.

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Mill défend l’idée selon laquelle la méthode mixte doit être adoptée dans
toutes les sciences. Toutefois, il reconnait l’existence de difficultés dans l’ap-
plication d’une démarche inductive dans certaines sciences. Particulièrement,
il souligne la difficulté de mener à bien des expérimentations dans les sciences
sociales. Ceci conduit à y adopter une démarche essentiellement déductive.
Toutefois, contrairement à certaines interprétations, cela ne signifie pas
que Mill défende deux positions méthodologiques distinctes (en fonction
des domaines d’étude). La démarche inductive doit être présente dans les
sciences sociales. Ces disciplines (comme les autres) doivent s’appuyer sur
des prémisses qui sont connues de manière inductive. Et ces éléments de
connaissance prennent la forme de lois psychologiques.
En effet, selon Mill, les actions et les sentiments des êtres humains en
société sont entièrement gouvernés par des lois psychologiques. La psycholo-
gie, en tant que science expérimentale, fournit des lois générales de l’esprit
humain. Donc, c’est au niveau de la psychologie qu’il faut chercher la garan-
tie expérimentale des lois sociales. Autrement dit, la psychologie constitue
le fondement inductif sur lequel se développe la déduction utilisée dans les
sciences sociales.

Cette position révèle que Mill applique une démarche similaire à ce que
l’on appelle aujourd’hui l’individualisme méthodologique. Les phénomènes
sociaux peuvent être analysés en faisant appel à des éléments concernant les
individus (composant la société). Ainsi, il écrit : “Les lois des phénomènes
d’une société sont et ne peuvent être autres que les lois des actions et des
passions des êtres humains rassemblés dans un état social. Les êtres humains
sont cependant toujours humains. Ils ne sont pas, mêmes rassemblés, trans-
formés en une autre sorte de substance dotée de propriétés différentes. Les
êtres humains en société n’ont d’autres propriétés que celles qui sont dérivées
des lois de la nature de l’être humain individuel” (J.S. Mill, Le système de
logique). Cette démarche méthodologique présente pour Mill un double avan-
tage. Premièrement, elle assure de l’existence de lois sociales stables (car les
lois psychologiques individuelles sont elles-mêmes stables). Deuxièmement,
en faisant dériver par voie déductive les lois sociales des lois de la nature
humaine, elle offre une garantie expérimentale.

Toutefois, la construction les sciences sociales à partir de lois psycholo-


giques établies par induction ne va pas sans poser des problèmes. En particu-
lier, la pluralité des lois psychologiques conduit à une représentation de l’être

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humain extrêmement complexe. Afin de rendre possible la construction d’ana-
lyses sociales, Mill restreint l’ensemble des lois psychologiques considérées.
Précisément, pour chaque science sociale-morale, Mill retient une loi psy-
chologique spécifique en supposant qu’elle est suffisante pour expliquer les
motivations des individus pour le domaine considéré. Autrement dit, Mill
introduit dans chaque science sociale une représentation tronquée, simplifiée
de l’être humain. Cependant, cette démarche ne peut être assimilée à une
démarche consistant à travailler à partir d’une représentation abstraite de
l’être humain (ayant un statut d’hypothèse).

En conformité avec cette méthodologie générale, on trouve chez Mill et


également chez Bentham une loi psychologique à l’origine de l’utilitarisme.
Ainsi, Bentham débute son ouvrage Introduction aux principes de la morale
et de la législation par une constatation sur la psychologie humaine : “la
Nature a placé l’esprit humain sous le gouvernement de deux maı̂tres souve-
rains les plaisirs et les peines”. Il s’agit indubitablement d’une proposition
issue de l’observation/l’expérience et non d’une hypothèse. Bentham puis
Mill considèrent cette loi psychologique comme dominante dans les sciences
morales : les hommes sont mus par la recherche du plaisir.

Au total, chez les auteurs utilitaristes, la raison (principalement à l’oeuvre


dans la méthode déductive) est asservie par l’expérience, l’observation (à tra-
vers l’induction). Toutefois, cela ne signifie pas que la raison n’a aucun rôle à
jouer dans l’utilitarisme. Elle est nécessaire dans toutes les étapes déductives
entreprises sur la base des lois psychologiques induites. En particulier, elle
est nécessaire à la construction et l’application du critère de morale/justice.
En ce sens, l’utilitarisme procède bien à un traitement rationnel des ques-
tions de morale (mais sans que l’on puisse réduire cette théorie à la méthode
rationaliste).

2.3 J. Bentham (1748-1832)


Jeremy Bentham est né en 1748 à Londres. Il entreprend des études ju-
ridiques et est fortement marqué par le caractère incompréhensible des prin-
cipes législatifs. Certaines lois émanent directement de la bible, d’autres lois
reprennent d’anciennes coutumes dont les motifs initiaux on été oubliés. de
vengeance que d’un motif de justice.
A partir de ces années d’étude, Bentham tire la conviction d’une nécessaire

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réforme du système législatif anglais. C’est dans cette perspective qu’il faut
comprendre la volonté de Bentham de se doter d’un critère de justice. Ce
critère doit principalement servir de guide à la réforme des lois et institutions.

Afin d’élaborer ce critère, Bentham adopte une démarche prenant appui


sur la nature humaine. L’être humain est représenté par des lois psycholo-
giques. Particulièrement, Bentham met l’accent sur une loi psychologique
centrale : les hommes recherchent le plaisir et évitent les peines. Dès les
premières pages de son ouvrage L’introduction aux principes de la morale
et de la législation (1789), il énonce la loi selon laquelle “La Nature a placé
l’esprit humain sous le gouvernement de deux maı̂tres souverains : la peine et
le plaisir. C’est seulement en fonction d’eux que l’on agit et qu’est déterminé
ce que l’on doit faire”.

Cette proposition revêt une double dimension : elle a une portée positive
(description de ce qui est) et un volet normative (description de ce qui doit
être). Elle conduit à deux principes centraux dans l’analyse de Bentham : le
principe de l’individu calculateur (volet positif de l’analyse) et le principe de
l’utilité (volet normatif). Ces deux dimensions sont ensuite conciliées par un
troisième principe : le principe de l’harmonisation par le législateur.

2.3.1 Principe de l’individu calculateur


En ce qui concerne le volet positif de l’analyse, Bentham retient une vision
particulière et novatrice de la description de la nature humaine. L’être hu-
main est présenté comme un être calculateur. Rappelons que, selon Bentham,
la motivation principale est la recherche du plaisir. Les décisions individuelles
prennent alors la forme de calculs portant sur les plaisirs et les peines. Avant
de décider d’une action, un individu évalue les plaisirs et les peines que lui
procure cette action. Ces plaisirs et ces peines sont alors comparés. L’action
est mise en place si et seulement si la quantité de plaisir est plus élevée que
la quantité de peine.

Cette représentation de l’être humain a deux conséquences.


Premièrement, pour Bentham, l’individu est avant tout égoı̈ste : il considère
prioritairement ses propres plaisirs et peines. On est donc dans une logique
de poursuite des intérêts individuels.
Deuxièmement, pour Bentham, chaque individu est capable de mesurer

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ses plaisirs et ses peines et il est capable de les comparer. Il est donc possible
d’effectuer des calculs sur les peines et les plaisirs. Autrement dit, les plaisirs
et peines peuvent être quantifiés.

Au total, Bentham, en se basant sur la loi psychologique de recherche


du plaisir, développe un principe de calcul d’intérêt personnel. Il fait jouer
un rôle prépondérant à la raison dans la détermination des actions. Ben-
tham ne laisse donc pas de place aux actions impulsives, instinctives, ha-
bituelles. Toutefois, les sentiments (plaisirs et peines) jouent également un
rôle déterminant : un individu choisit une action parce qu’elle lui procure du
plaisir.

2.3.2 Principe de l’utilité


L’analyse de Bentham comporte un volet normatif. Comme on l’a vu dans
la citation précédente, le plaisir et la peine déterminent ce que l’homme doit
faire. Puisque le plaisir et la peine interviennent comme motif de toutes les
actions, la définition d’une norme de justice/morale doit prendre appui sur
ces deux éléments. En particulier, Bentham défend le principe du “plus grand
bonheur pour le plus grand nombre”.
Ce principe est déjà mentionné par Beccaria et Helvétius. Simplement,
Bentham systématise l’emploi de ce principe. Il en fait le critère ultime et
unique de construction et de réforme des lois et institutions.
Naturellement, le bonheur du plus grand nombre est un bonheur collectif.
Toutefois, le collectif est seulement perçu comme un ensemble d’entités indi-
viduelles. Aussi, le bonheur collectif est défini comme la somme des bonheurs
individuels 2 .

La mise en place d’un objectif concernant le bonheur collectif pose deux


problèmes : qui effectue le calcul du bonheur collectif, quelles sont les règles
de ce calcul ? Bentham propose des éléments de réponse à ces deux interro-
gations.
1. Pour effectuer le calcul du bonheur collectif, Bentham fait appel à une
entité spécifique. Le calcul du plus grand bonheur pour le plus grand
nombre n’est pas le fait des agents mais du législateur. Autrement dit,
la dimension collective est prise en charge par le législateur.
2. Cette position est cohérence avec la démarche de l’individualiste méthodologique.

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2. Pour justifier la logique de calcul, Bentham introduit un système
métrique des plaisirs et peines. Il s’agit de définir des plaisirs et des
peines élémentaires servant d’unités de mesure. Il est alors possible
d’exprimer tous les plaisirs et peines sous la forme de quantités de
plaisirs et peines élémentaires.
Grâce à ce système métrique des peines et plaisirs, le législateur est
capable d’évaluer les plaisirs et les peines de chaque individu. Il est
également possible d’établir des comparaisons de plaisirs et peines
ressentis par différents individus 3 .
En outre, les plaisirs et les peines peuvent être l’objet d’opérations
algébriques (c-à-d être additionnés et soustraits). Dans ces opérations,
les plaisirs sont considérés comme des éléments positifs alors que
les peines sont prises comme des éléments négatifs. Pour une ac-
tion donnée, la somme des plaisirs et des peines engendrés permet
de déterminer si le bonheur collectif est amélioré par cette action (c-
à-d la somme des plaisirs et des peines est positive) ou détérioré (c-à-d
somme des plaisirs et des peines est négative). De la sorte, le législateur
peut déterminer si une action, une loi, une institution est bonne/juste
ou mauvaise/injuste.
Finalement, notons que le calcul du bonheur collectif respecte le prin-
cipe d’égalité entre les individus. Chaque individu compte pour un.
Aucun système de pondération n’est intégré dans le calcul du bonheur
collectif 4 .
Une spécificité de la doctrine utilitariste est donc de prendre appui sur une
nature humaine essentiellement égoı̈ste et d’arriver à prescrire la recherche
d’un bonheur collectif.
Naturellement, cette double dimension individuelle et collective conduit à
un certain nombre de tensions. Bentham introduit un moyen d’harmonisation
artificiel, confié au législateur.

2.3.3 Principe de l’harmonisation par le législateur


Il n’apparait pas de motif évident permettant de justifier que les individus
agissent naturellement de manière à atteindre le plus grand bonheur du plus
3. Comme nous le verrons ultérieurement, ceci implique que les plaisirs et peines soient
transcrits comme des données objectives.
4. Un tel système de pondération pourrait par exemple refléter la situation sociale de
chaque individu dans la société.

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grand nombre. En effet, de nombreuses actions bénéficient à ceux qui les
conduisent mais sont défavorables pour la collectivité.
Pour Bentham, la réconciliation des intérêts personnels et du bonheur col-
lectif ne peut être qu’artificielle. Elle passe par l’intermédiaire d’un système
de récompenses et de sanctions institutionnalisé. Bentham met essentielle-
ment l’accent sur un ensemble de sanctions politiques visant à promouvoir le
bonheur collectif. Il s’agit d’un ensemble de lois et de punitions qui doivent
être conçus en respect du principe d’utilité.
Au total, la réconciliation entre le niveau individuel et le niveau collectif
passe par l’introduction d’une entité supérieure : le législateur accompagné
du système juridique-pénal. Toutefois, notons que cette entité supérieure agit
en prenant appui sur la nature humaine : le calcul individuel des plaisirs
et peines est le levier pour l’action du législateur. Pour Bentham, tout le
travail du législateur consiste à mesurer les conséquences d’une action sur
le bonheur collectif et à établir les sanctions dissuadant de la réalisation
les actions jugées vicieuses. Le législateur doit donc établir des lois, calculer
des punitions qui soient juste suffisantes pour dissuader l’individu qui les
incorpore dans son propre calcul de plaisirs et peines individuels. A ce titre,
les lois ne doivent donc pas être des instruments de vengeance de la société
mais plutôt appartenir à un dispositif incitatif.

2.4 J.S. Mill (1806-1873)


John Stuart Mill est né à Londres en 1806. Il est fils de James Mill,
philosophe, économiste et un des principaux disciples et amis de Bentham. Il
reçoit une éducation très complète et stricte de la part de son père. Très tôt
il est en contact avec Bentham et ses écrits. Aussi, dès l’âge de quinze ans il
adhère totalement à la doctrine utilitariste.
Toutefois, à l’age de vingt ans, il entre en dépression et se rebelle contre
son instruction trop stricte, trop “rationnelle” et dépourvue d’éveil des senti-
ments et des émotions. Cette crise n’est pas simplement anecdotique. Elle va
profondément orienter les écrits de J.S. Mill. Notamment, elle permet d’ex-
pliquer pourquoi et comment Mill va modifier la conception de l’utilitarisme
défendue par Bentham.

L’analyse utilitariste de Mill trouve son origine et son originalité dans le


double objectif de répondre à certaines critiques formulées à l’encontre de la
théorie de Bentham et d’affirmer une vision personnelle. En ce sens l’Essai

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sur Bentham (1838) joue un rôle clé. En effet, Mill après avoir fait l’éloge de
Bentham jette un oeil plus critique sur ses écrits. Il s’associe ainsi à certaines
critiques faites à l’encontre de Bentham par des auteurs opposés au courant
utilitariste. La critique majeure concerne la conception de la nature humaine
retenue par Bentham. Mill reproche à Bentham d’avoir donnée une vision
trop étroite de l’être humain. Cette critique comporte deux volets. D’un
côté, Mill pense que Bentham développe une conception trop mécaniste de
l’homme. Pour Mill, la réduction de l’homme à un être calculateur, dont les
actions s’expliqueraient uniquement par la recherche du plaisir et l’évitement
des peines, revient à simplifier à l’excès la complexité de l’homme. D’un autre
côté, Mill reproche à Bentham d’avoir éluder les sentiments spirituels et le
phénomène de conscience morale.

2.4.1 L’utilitarisme indirect


Partant de ces aspects critiques, Mill s’efforce de produire une version
enrichie de la doctrine utilitariste. Ses réflexions sur ce domaine sont re-
groupées dans l’ouvrage intitulé L’utilitarisme (1863). Cet essai se présente
dès le départ comme un prolongement de l’analyse de Bentham et non pas
comme une remise en cause. Ainsi, il souscrit d’emblée à l’idée du principe de
l’utilité comme fondement de la morale/justice. Et, à l’instar de Bentham,
la dimension normative de l’analyse s’appuie sur la dimension positive.
Cependant, Mill souhaite développer une conception de l’être humain plus
étendue que Bentham. Pour Mill, l’homme n’est pas seulement un calculateur
de plaisirs et de peines car il n’est pas systématiquement possible d’établir
une liaison causale directe entre une action et la recherche du plaisir. Il existe
d’autres fins pouvant justifier les actions. Par exemple, on peut supposer
qu’un individu agisse pour des motifs de vertu, un sentiment d’honneur, une
richesse matérielle, un idéal quelconque... Tout ceci concoure à construire un
individu doté d’une personnalité propre, au développement de ses propres
potentialités et inclinaisons. On entre alors dans une logique d’affirmation
du “caractère” individuel.
Toutefois, ces diverses fins, motivations sont poursuivies par les individus
parce qu’elles sont des sources de plaisir. Ainsi, le plaisir reste la fin ultime de
toute action. Mill crée donc une distinction entre des fins directes (honneur,
vertu, pouvoir, argent...) et une fin ultime ou indirecte (le plaisir). On parle
alors d’un utilitarisme indirect qui ne fait pas du plaisir l’objectif direct de
toutes les actions mais seulement leur fin ultime. En ce sens, Mill reste un

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hédoniste : une action n’est pas jugée à partir du motif qui la sous-tend mais
toujours sur la base du plaisir qu’elle génère.

Cette conception enrichie de la nature humaine se traduit également par


une distinction entre la poursuite de fins spirituelles de la poursuite de fins
matérielles. La dimension spirituelle est essentielle chez Mill pour comprendre
pleinement l’être humain et, selon une parabole célèbre, distinguer l’homme
de la bête. Cette distinction repose sur l’argument suivant : les différentes
fins directes sont associées à des plaisirs (et peines) de qualité différente.
Autrement dit, pour Mill, la complexité de l’être humain et l’existence de
fins directes multiples renvoient à une hiérarchie des plaisirs et peines. Les
individus sont enclins à poursuivre certaines fins directes parce que les issues
ultimes de ces fins sont qualitativement supérieures. En particulier, les fins
spirituelles sont associées aux plaisirs qualitativement les plus élevés. En
conséquence, les êtres humains, à la recherche des plaisirs qualitativement
supérieurs, sont principalement tournés vers ces fins spirituelles.

2.4.2 Utilitarisme et différenciation qualitatives des plaisirs


La différenciation qualitative des plaisirs et le classement des plaisirs spi-
rituels au sommet de la hiérarchie des plaisirs a plusieurs conséquences sur
la théorie utilitariste proposée par J.S Mill.

1. La mise en place d’une hiérarchie qualitative des plaisirs s’accom-


pagne d’une différenciation des peines. Mill met l’accent sur des peines
d’ordre spirituel, mental. Il distingue deux types de sanctions : des
sanctions externes et des sanctions internes. Les sanctions externes
contiennent le système pénal mais elles correspondent aussi à un “re-
gard” porté par les autres individus. Mill évoque “l’espoir de plaire
et la crainte de déplaire à nos semblables” (L’utilitarisme, p.71 ). Les
sanctions internes prennent la forme de sentiments de peine développés
par l’esprit de l’auteur d’une action condamnable. Par exemple, Mill
accorde un rôle déterminant au remord.
2. La différenciation qualitative des plaisirs et des peines pose un problème
de connaissance. Comment les plaisirs qualitativement plus élevés
sont-ils découverts ? Pourquoi les individus développent-ils une conscience
morale et comment deviennent-ils sensibles aux sanctions internes ?

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Pour apporter une réponse à ces questions, Mill introduit une dimen-
sion temporelle, historique. Initialement les hommes ne connaissent
pas les plaisirs spirituels. Ils ne développent pas une conscience mo-
rale de manière innée. La découverte des plaisirs/peines de niveaux
différents se fait par l’accumulation d’expérience. La société peut et
doit intervenir afin de faciliter le développement de la sensibilité aux
plaisirs et peines supérieurs. Le système éducatif constitue alors un
élément important.
3. Le développement de l’aspect spirituel, mental de l’homme, tant du
côté des plaisirs que des peines, doit faciliter la réalisation de l’ob-
jectif de l’utilitarisme, à savoir la recherche du plaisir collectif maxi-
mal. En effet, d’un côté, la poursuite de plaisirs spirituels implique
que chaque individu soit davantage ouvert sur les autres individus et
prennent en considération leur propre bonheur. D’un autre côté, le
développement des sanctions internes incite à éviter les actions qui
détériorent le bonheur des autres. Au total, l’introduction de plai-
sirs/peines de différentes qualités permet à Mill d’harmoniser les ni-
veaux individuel et collectif de l’utilitarisme sans avoir nécessairement
recours au législateur.
4. L’intégration de différences qualitatives dans les plaisirs et les peines
soulève une difficulté au niveau des calculs de plaisirs/peines. Mill
considère des plaisirs/peines qualitativement différents. En conséquence,
ces plaisirs et peines sont incomparables. Un plaisir de qualité supérieure
ne serait échangeable contre aucune quantité d’un plaisir inférieur.
Ceci implique que l’on ne puisse plus comparer les différents plai-
sirs/peines sur une échelle quantitative. Toute la logique de calcul
effectué au niveau de chaque individu et à un niveau agrégé est alors
remise en cause.
Mill en étoffant sa conception de l’être humain s’oriente vers un système
d’harmonisation moins centralisé que Bentham. Par là, il réconcilie utilita-
risme et libéralisme : le critère de poursuite du bonheur collectif peut être
poursuivi sans qu’il y ait nécessité d’une intervention dans les choix indivi-
duels.

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